Théologies de la vie (Terra Nova) (French Edition) 9789042935112, 9789042936829, 9042935111

English summary: Today our relationship to life is one of rapid transformation. In the midst of an ecological crisis, li

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Table of contents :
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION. LA VIE AU CENTRE DES THÉOLOGIES
LA THÉOLOGIE EN EXPÉRIENCE DE RAIMON PANIKKAR. OUVRIR AU DÉSIR DE VIVRE EN PLÉNITUDE
VIVIR BIEN. UNE SYMBOLIQUE AUTOCHTONE DE LA VIE, ENTRE TRADITION ET PRÉSENT
BIMAADIZIWIN. APPROCHES AMÉRINDIENNESDU MYSTÈRE DE LA VIE
UNE MARIOLOGIE POUR LA VIE EN CONTEXTE AFRICAIN
RUSER POUR OBTENIR LA VIE, À L’INSTAR DE TAMAR DANS GENÈSE 38
RÉFLEXIONS SUR LE THÈME DE LA VIE ÉTERNELLE DANS LE CHRISTIANISME ANCIEN
LE CHEMIN DE LA VIE. RÉFLEXIONS SUR L’IDÉE CHRÉTIENNE DE LA VIE COMME DON
AUTEURS
INDEX DES AUTEURS CITÉS
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Théologies de la vie (Terra Nova) (French Edition)
 9789042935112, 9789042936829, 9042935111

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TERRA NOVA 5

Théologies de la vie Sous la direction de Denise Couture et Jean-François Roussel

PEETERS

THÉOLOGIES DE LA VIE

Collection Terra Nova La collection Terra Nova – Perspectives théologiques canadiennes / Canadian Theological Perspectives, de la Société canadienne de théologie, entend diffuser des travaux théologiques issus du Canada ou qui se rapportent aux théologies de ce pays. Elle accorde une attention particulière à la production franco-canadienne, mais ouvre aussi ses portes à des ouvrages en anglais. Elle s’applique à refléter la créativité et le dialogue caractéristiques d’une société encore jeune. Elle publie des travaux soucieux de rigueur intellectuelle et de pertinence sociale, et marqués par le milieu interdisciplinaire de l’Université publique. Dirigée par Alain Gignac, Université de Montréal (Montréal, QC, Canada)

Comité scientifique de la collection Terra Nova Marc de Kesel, Université St-Paul (Ottawa, ON, Canada) Bruno Demers, Institut de pastorale des Dominicains (Montréal, QC, Canada) Marc Dumas, Université de Sherbrooke (Sherbrooke, QC, Canada) Robert Mager, Université Laval (Québec, QC, Canada) Jean-François Roussel, Université de Montréal (Québec, QC, Canada)

Comité scientifique de l’ouvrage Denise Couture, Université de Montréal (Montréal, QC, Canada) Pierrette Daviau, Université Saint-Paul (Ottawa, ON, Canada) Robert Mager, Université Laval (Québec, QC, Canada) Jean-François Roussel, Université de Montréal (Montréal, QC, Canada)

TERRA NOVA 5

THÉOLOGIES DE LA VIE

sous la direction de

DENISE COUTURE et JEANFRANÇOIS ROUSSEL

PEETERS LEUVEN – PARIS – BRISTOL, CT

2018

A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. ISBN 978-90-429-3511-2 eISBN 978-90-429-3682-9 D/2018/0602/76 © 2018, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium No part of this book may be reproduced in any form or by any electronic or mechanical means, including information storage or retrieval devices or systems, without prior written permission from the publisher, except the quotation of brief passages for review purposes.

TABLE DES MATIÈRES Introduction. La vie au centre des théologies .....................................

1

I  Des théologies de la vie Marc Dumas La théologie en expérience de Raimon Panikkar. Ouvrir au désir de vivre en plénitude ................................................................................

17

Jean-François Roussel Vivir Bien. Une symbolique autochtone de la vie, entre tradition et présent.........................................................................................................

31

Achiel Peelman Bimaadiziwin. Approches amérindiennes du mystère de la vie .......

47

Hyacinthe Kihandi Kubondila Une mariologie pour la vie en contexte africain .................................

59

II  Lectures de sources chrétiennes Ai Nguyen Chi Ruser pour obtenir la vie, à l’instar de Tamar dans Genèse 38 .......

75

Fabrizio Vecoli Réflexions sur le thème de la vie éternelle dans le christianisme ancien ..........................................................................................................

89

Marc De Kesel Le chemin de la vie. Réflexions sur l’idée chrétienne de la vie comme don............................................................................................................... 107 III  La vie en fin de vie Hubert Doucet Soins de fin de vie, bioéthique et sens de la vie................................... 125

VI

table des matières

Didier Caenepeel Mourir aujourd’hui. Questionnements éthiques et interpellations théologiques à partir des débats de société sur la fin de vie ............. 139 Auteurs ....................................................................................................... 155 Index des auteurs cités ............................................................................. 159

INTRODUCTION. LA VIE AU CENTRE DES THÉOLOGIES Présentation du volume par Jean-François Roussel et Denise Couture (Université de Montréal)

Comment penser théologiquement la vie? Le rapport à la vie subit des transformations rapides. Dans ce temps de changement climatique et de sixième grande extinction des espèces, elle apparaît menacée. On conçoit désormais la Terre elle-même comme une entité vivante, brouillant ainsi les anciennes frontières entre le vivant et le non-vivant (Leonardo Boff). On reconnaît la responsabilité humaine dans la dégradation de cette vie que nous sommes, qui nous traverse, que nous habitons, cette vie avec laquelle nous sommes en relations multiples d’interdépendance. Sur le plan sociopolitique, nous vivons dans un temps d’accroissement des inégalités entre les plus pauvres et les plus riches, une courbe contrebalancée par la mise en place d’actions mondiales concertées visant à réduire la pauvreté extrême et les violences endémiques. Les conditions matérielles de vie concrètes des humains deviennent un domaine principal de l’attention et des transformations en cours. Dans son analyse de l’émergence des sciences humaines, Michel Foucault montre comment apparaissent avec elles de nouveaux modes de savoir sur le travail, sur le langage et sur la vie1. La vie ! Elle se donne alors non plus seulement comme un domaine d’objets à classifier mais comme une forme de la pensée. Elle se déplace pour devancer l’ontologie et, désormais, la « vie » peut précéder « l’être ». Dans ses œuvres ultérieures, Foucault aura montré comment, en modernité, la vie s’est muée un objet de gestion des États et des entreprises, le biopouvoir, et, sous un autre aspect, comment elle a pris une valeur déterminante qui conduit notamment à l’indignation devant les pertes de vie civile dans les nouvelles formes de guerre. Penser la vie est devenue une tâche en sciences humaines ; elle y fait l’objet de discussions intenses. Ce qui nous intéresse particulièrement 1. Michel Foucault, Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines (Bibliothèque des sciences humaines), Paris, Gallimard, 1966.



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dans ce volume est le fait que nombre de théologies chrétiennes modernes aient placé la vie/la Vie au centre de leur élaboration. Enrique Dussel (1934- ) en a fait la clé de sa philosophie/théologie/ politique latino-américaine de la libération. Il présente celle-ci comme une pensée de la matérialité de la vie2. Penseur interdisciplinaire, originaire de Bolivie et universitaire ayant basé son travail au Mexique, E. Dussel figure parmi les pionniers d’un courant de philosophie proprement latino-américaine voulant se démarquer de la pensée européenne et occidentale. Il a produit une œuvre monumentale à travers l’écriture de quelques soixante livres. L’importance de sa pensée en Amérique latine se conjugue à sa pratique de dialogue actif et continu avec des philosophes européens, dont celui plus décisif avec Karl-Otto Appel. Dans le but de rendre possible d’autres pensées, dont l’une latinoaméricaine, Dussel propose une déconstruction, voire une « destruction » de la philosophie eurocentrée qui s’est imposée comme l’unique norme de pensée pour toutes les cultures. Il relie cette opération à une herméneutique historique de la conquête de l’Amérique et des relations entre le Nord et le Sud, jusqu’à la doctrine du développementalisme du Tiers Monde. À travers une lecture des philosophes européens, les thèmes principaux des travaux de Dussel sont le Même, la totalité, l’altérité, l’Autre exclu, le projet de domination de la pensée occidentale, la décolonisation, l’extériorité du système et la matérialité de la vie humaine. Il propose comme point de départ de la pensée latino-américaine l’Autre en tant que pauvre exclu d’une totalité. Le rôle de la philosophie/ théologie/politique consiste à accompagner l’Autre exclu dans sa remise en question du système, une tâche qui serait toujours à recommencer, car tout système produit des exclusions. Au terme de son dialogue philosophique avec Apel, Dussel a opté pour un renversement de la logique de l’éthique de discussion européenne. L’attention à l’existence concrète des victimes que produit le système de pensée européen ne sera plus considérée comme un deuxième moment de la pensée au sens d’une application des principes éthiques formels universels. Dans le cadre de sa complexe « architectonique » d’éthique de la libération, il propose plutôt, avec des critères formels et de faisabilité, un principe matériel premier, universel et interne à toutes cultures : l’obligation de « produire [par la réponse aux 2. Enrique Dussel a présenté l’« architectonique » de sa pensée de la libération dans Enrique D. Dussel, L’éthique de la libération : brève architectonique d’une éthique matérielle et critique, Paris, L’Harmattan, 2003 (1ère édition en espagnol, 1998). Pour une lecture de la fonction centrale qu’y occupe la vie, voir Berthony Saint-George, L’éthique de la libération d’Enrique Dussel. Penser l’altérité et l’utopie à partir du contexte latinoaméricain, New York – Bruxelles, Peter Lang, 2016.

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besoins premiers qui assurent la survie], reproduire [historiquement, culturellement, institutionnellement] et développer [créativement], de façon auto-responsable, la vie concrète de chaque sujet humain dans une communauté de vie3. » La capacité de la vie, et en particulier de la vie humaine, de se produire, de se reproduire et de se développer devient le critère de la pensée. Dussel ne présente pas une généalogie du concept de la vie, mais celui-ci lui permet de mettre de l’avant une pensée de la matérialité de l’Autre exclu. Il appréhende la vie humaine « métabiologique » dans ses interactions continues entre l’esprit et le corps ; il le fait, d’une part, en ce qui concerne l’opération même de la pensée (neurosciences) et, d’autre part, en ce qui concerne la capacité de l’Autre de penser sa vie et les conditions acceptables de vie. Sur le plan théologique, Dussel a contribué à la lecture latino-américaine de l’option préférentielle du Dieu chrétien pour les pauvres. Pour lui, l’éthique théologique de la libération n’occupe pas seulement une fonction sectorielle en théologie chrétienne, mais elle la définit en son principe même. La vie au centre de théologies chrétiennes? Cette position s’exprime clairement dans des théologies africaines subsahariennes qui construisent des intersections entre les traditions des peuples du continent et celles du christianisme. Selon René Heyer et François Kabasele Lumbala, « le thème le plus important peut-être de la théologie africaine, relevé depuis Placide Tempels et sa Philosophie bantoue (1949), est celui de la vie4 ». L’une des théologiennes africaines dont les travaux bénéficient d’un rayonnement majeur, Mercy Amba Oduyoye5 (1934- ), l’explique ainsi : Dieu se manifeste dans la vie, par la vie, en la vie ; plus que cela, Dieu est la vie. Une telle formulation construit un pont entre des perspectives de religions africaine et chrétienne. Elle articule une conception du divin, de l’humain, du monde des vivants et des morts ainsi que des relations entre eux, considérant la vie humaine dans toutes ses dimensions, physique, quotidienne, de subsistance, psychologique, culturelle, créative, spirituelle. Oduyoye se situe dans un courant de pensée théologique qui rejette les éléments jugés oppresseurs tant des traditions africaines que chrétiennes et qui retient de chacune d’elles les éléments considérés 3. Ibid., p. 31. 4. René Heyer – François Kabasele Lumbala, présentation du numéro qui a pour thème Théologie africaine et vie, dans Théologiques 19/1 (2011), p. 7. 5. Mercy Amba Oduyoye, Beads and strands : Reflections of an African Woman on Christianity in Africa, Maryknoll, New York, Orbis Books, 2004. Voir Oluwatomisin Oredein, « Interview with Mercy Amba Oduyoye : Mercy Amba Oduyoye in Her Own Words », dans Journal of Feminist Studies in Religion 32/2 (Automne 2016), 153-164.



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libérateurs. Inspirée de la pratique thaumaturgique de Jésus, elle met de l’avant la pratique africaine de la divination, interprétée comme une divinisation chrétienne, qui consiste à lire la vie personnelle et collective en vue d’une guérison de tout l’être. En Asie, s’inscrivant dans un courant écothéologique contextuel, Hyun Kyung Chung propose un déplacement de l’anthropocentrisme à une théologie centrée sur la vie6. Remarquons que les théologies centrées sur la vie relevées jusqu’ici se sont développées dans le Tiers Monde ou, pour le dire avec Musa Dube qui en considère le poids démographique, dans ce qu’il serait plus juste de nommer le « Deux-Tiers Monde ». Dans l’orbe occidental, depuis la Réforme et le concile de Trente, centrées comme elles l’étaient sur le thème du salut et du surnaturel, tendant en outre à reléguer au second plan ceux de la Création et de la nature, les théologies chrétiennes ont beaucoup réfléchi sur la grâce et très peu sur le thème de la vie. Ce sont les écothéologies qui ont ramené la vie au centre considérant la Terre et l’Univers comme des organismes vivants (Thomas Berry, Matthew Fox, Leonardo Boff). Tout comme les écoféminismes théologiques (Yvone Gebara, Sallie McFague), elles ont insisté sur la nécessité de détruire le dualisme entre la matérialité et la spiritualité. Selon une autre perspective, sur le plan des philosophies occidentales, il convient de souligner l’œuvre originale et monumentale du philosophe français Michel Henry (1922-2002) dont tout le travail a consisté à penser non pas l’être mais la vie/la Vie : « c’est parce que la vie se révèle originairement à soi qu’elle fournit la donne originaire à partir de laquelle tout travail de pensée pourra se développer7. » Parmi ses références majeures, on compte les sources chrétiennes et, en particulier, l’Évangile de Jean, car le Royaume de Dieu qu’annonce le Jésus des évangiles synoptiques est appelé la Vie en Jean8. Il pense « la Vie invisible », la « Vie infinie », le « Verbe de Vie » (Jean), la « Vie transcendantale » qui n’est certainement 6. Hyun Kyung Chung, Struggling to be the Sun Again. Introducting Asian Women’s Theology, London, SCM, 1991. 7. Michel Henry, « Phénoménologie de la chair. Philosophie, théologie, exégèse », dans Philippe Capelle (dir.), Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry. Les derniers écrits de Michel Henry en débat, Paris, Cerf, 2004, p. 154. Voir Michel Henry, Phénoménologie de la vie, tomes 1 à 5, Paris, Presses universitaires de France, 2003 à 2015 ; Idem, Paroles du Christ, Paris, Seuil, 2002 ; Idem, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000. 8. « [L]e christianisme m’a obligé à poser des problèmes impliqués sans doute dans mes recherches antérieures mais qui n’avaient pas encore fait l’objet d’un traitement explicite : la relation de la vie au vivant telle qu’elle s’organise autour d’une Ipséité fondamentale, la dissociation de la Vie absolue et d’une vie finie en même temps que leur immanence réciproque, etc. », dans Michel Henry – Roland Vaschalde, Entretiens, Arles (France), Éditions Sulliver, 2005, p. 18. L’énoncé est tiré d’une entrevue accordée en 1996.

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pas la vie biologique. Pour lui, « [p]enser un temps de la plénitude, un temps où la Vie est toute entière là », voilà « une tâche philosophique majeure9. » La méthode phénoménologique aborde « une duplicité de l’apparaître », le visible et l’invisible, le corps et la chair de l’humain. Cette duplicité se manifeste dans le fait que « ma vie n’est pas seulement la mienne, elle est aussi une Vie absolue10 » : [L]’œuvre, comme moi-même ou les autres [toutes choses], nous sommes dans la vie qui est à la fois une Vie universelle et chaque fois la mienne. C’est un mystère – un problème très difficile que j’essaie de résoudre depuis quelques années : cette Vie, à la fois universelle et mienne, est habitée par une ipséité qui se singularise en vous ou en moi. Et pourtant chaque vivant doit dire : « Je suis dans la Vie, je ne me suis pas créé moi-même, c’est la Vie qui me traverse et cette Vie ne peut précisément que me traverser ». La Vie absolue, ou la Vie divine, s’auto-affecte et ne peut vivre qu’en libérant chaque fois en elle une ipséité qui est chaque fois singulière. On est au cœur d’un mystère qui est plus qu’un mystère philosophique, qui est le mystère de l’Être autour duquel tournent les plus grandes religions ; et certainement le christianisme. […] Il y a donc en chacun un moi qui s’auto-affecte et prend naissance dans la Vie11.

La vie est énergie, force, « pouvoir d’accroissement », « auto-conservation et auto-accroissement de soi12 » ; elle est encore « auto-affectation de soi », « auto-omniprésence à soi » qui n’a de cesse, qui se donne toujours à nouveau à chaque moment. « Le fait de se sentir soi-même [vivant] est justement ce qui fait la vie13 ». Spécifiquement, est donnée à l’humain une « sensibilité » transcendantale comme « capacité de s’éprouver soi-même », une subjectivité, impossible pour la pierre, la Terre, les plantes, les végétaux14. M. Henry décrit comment le Christ de l’Évangile de Jean enseigne aux humains leur « origine divine », comment la chair humaine « n’est pas hétérogène à la condition divine », à cette Vie originaire. Il démarque le Logos johannique du Logos grec, développant sur cette base une perspective selon laquelle l’affectivité, le jouir et le souffrir la vie/la Vie, devient plus originel, plus essentiel et plus décisif que la conscience. De là s’instaure une articulation insurmontable entre l’affectivité et la conscience, plutôt qu’une hiérarchie (depuis les grecs anciens) plaçant la conscience au sommet de entités humaines et mondaines. 9. Michel Henry – Roland Vaschalde, Entretiens, Arles (France), Éditions Sulliver, 2005, p. 58. 10. Ibid., p. 61. 11. Ibid., p. 67-68. 12. Michel Henry, La barbarie (Quadrige Grands textes), Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 241. 13. Ibid., p. 15. 14. Ibidem.



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Des plus éclairantes et passionnantes pour les théologies chrétiennes contemporaines, la philosophie (chrétienne) de la Vie de Henry constitue cependant une particularité au sein de la formation philosophique européenne au XXe siècle. En sciences humaines et en philosophie occidentale, les discussions sur la vie ont soulevé deux problèmes : celui d’un pouvoir de contrôle sur la vie et celui d’un nécessaire dépassement du dualisme séculaire entre, d’un côté, l’âme/l’esprit/la vie et, de l’autre, la matière. Interreliées, ces deux problématiques le sont du fait que, chez les Grecs anciens, la transcendance négatrice de la matière pour accéder à la liberté de l’esprit était associée à une hiérarchie entre l’esprit (de l’homme) et la matière à dominer, c’est-à-dire entre l’esprit de l’homme et son corps ou ses autres à contrôler, ces autres étant les non-citoyens, les femmes, les esclaves, les enfants, les animaux, la nature. Inscrit dans la pensée occidentale, ce dualisme vie/matière produit une conception de la différence qui suppose une hiérarchie des êtres. Des philosophies contemporaines cherchent à le surmonter, ce qui exige de repenser la « vie ». Dans cette lignée, Jane Bennet suggère un déplacement écopolitique de ce qu’elle appelle le « vitalisme de l’âme », qui consiste en l’idée que Dieu (pur Esprit) insuffle la vie à un moment dans la matière afin de l’animer, au « matérialisme vital », qui vise à brouiller la frontière nette entre la vie et la matière, car la vie traverserait les entités humaines aussi bien que non humaines et se trouverait également dans l’air, dans l’eau et dans la terre15. Dans cette lignée, la philosophe européenne Rosi Braidotti (1954- ) propose une pensée de la matérialité de la vie qui relie les problématiques du pouvoir sur la vie et du dualisme entre la vie et la matière16. Elle construit une proposition originale autour de la dyade bios-zoé afin de penser la vie humaine dans ce temps de postmodernité où les pouvoirs de contrôle des corps se sont démultipliés. Sa position se démarque de celle de Giorgio Agamben qui, écrit-elle, « définit le bios comme le 15. Jane Bennet, Vibrant Matter. A Political Ecology of Things, Durham, Duke University Press, 2010. 16. Rosi Braidotti, « The Politics of Life as Bios/Zoe », dans Anneke Smelik – Nina Lykke, Bits of Life. Feminism at the Intersections of Media, Bioscience, and Technology, Seattle, University of Washington Press, 2008, 177-195. De la même auteure : « The Politics of “Life Itself ” and the New Ways of Dying », dans Diana H. Coole – Samantha Frost (dir.), New Materialisms. Ontology, Agency, and Politics, London, Duke University Press, 201-218 ; Idem, « Par amour de zoé », « La politique de la “vie-même” » et « Une éthique affirmative de la durabilité », dans Idem, La philosophie… là où on ne l’attend pas (Philosopher), Paris, Larousse, 2009, 222-257. Voir aussi son ouvrage The Posthuman, Cambridge, UK, Polity, 2013, où le thème de la vie devient un fil conducteur de l’élaboration philosophique, les titres des quatre chapitres du livre étant « Life beyond the Self », « Life beyond the Species », « Life beyond Death » et « Life beyond Theory ».

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résultat de l’intervention d’un pouvoir souverain en ce qu’il est capable de réduire le sujet à la “vie nue”, c’est-à-dire à la zoé17 ». Pour Agamben, le biopouvoir déshumanise. Il réduit la vie humaine à une « matière jetable » (la zoé), à une vulnérabilité et éventuellement à la mort. Cela se produit lorsque le biopouvoir extrait le bios (la vie de l’esprit) des vies humaines. De son côté, Braidotti s’intéresse à la capacité d’agir des subjectivités subissant le biopouvoir. Sont-elles simplement réduites à une « vie nue », à la zoé? Pourrait-on concevoir autrement les rapports entre le bios et la zoé, entre la vie de l’esprit et la vie matérielle en l’humain, imaginer l’humain comme une entité bioécologique qui transforme les formations d’altérité? Le projet de Braidotti est de faire en sorte que la zoé, séculairement dévaluée, reprenne ses droits. Elle ne correspond plus alors à un corps inerte mis en action par l’esprit (bios) ; elle devient une vitalité qui permet le devenir continu d’une subjectivité durable : « La notion de “vie”, en tant que force vitale, est cruciale dans la discussion de l’éthique durable […]. La vie est une énergie cosmique qui est simultanément un chaos vide et une vitesse absolue ou mouvement. Elle est à moitié animale – zoé – et à moitié discursive – bios. La zoé est, bien entendu, la moitié pauvre de la distinction qualitative qui fait du bios la vie intelligente18 ». La zoé est cette vie en moi, qui est moi et qui n’est pas moi, qui n’est pas que matière inerte mais force et énergie, qui a ses limites dont la conscience (bios) doit tenir compte. Les deux se mêlent en l’humain ; il en va de deux formes de vie : « Que ces deux dimensions soient vouées à se croiser dans le corps humain fait du soi un espace contesté, c’est-àdire une arène politique. Le dualisme corps/esprit a fonctionné historiquement comme un raccourci réducteur à travers les complexités de cette zone d’entre-deux contestée19 ». On a fait correspondre à la catégorie dévaluée de la zoé « tous ces “autres” des divisions classiques du sujet, en l’espèce, l’autre sexuel (femme), l’autre ethnique (l’indigène) et l’autre naturel (terre, plantes et animaux). La zoé est impersonnelle et inhumaine au sens animal et monstrueux de l’altérité radicale, alors que la philosophie classique est logocentrique20 ». Braidotti distingue deux aspects du pouvoir : la potesta, le pouvoir de contrôle, et la potenta, le pouvoir d’action affirmative des sujets qui subissent ce contrôle. Une éthique affirmative de la subjectivité

17. 18. 19. 20.

Braidotti, La philosophie… là où on ne l’attend pas, p. 239. Ibid., p. 249. Ibidem. Ibid., p. 250.



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durable articule bios et zoé de manière à rompre avec la dévaluation d’une zoé dominée par le bios. Elle ouvre à une éthique où il devient possible de libérer la différence de sa charge négative. Présentation du volume Le présent recueil rassemble des analyses présentées au congrès, en 2014, de la Société canadienne de théologie dont le thème était La vie : enjeux théologiques. Penser, soigner, célébrer la vie. Il se divise en trois sections : théologies de la vie contemporaines, lectures de sources chrétiennes et approches d’éthique théologique de la fin de vie. La première section du volume regroupe quatre perspectives théologiques à propos de la vie et qui ont en commun une localisation à la périphérie de la pensée occidentale, espace privilégié du développement de théologies de la vie, comme nous l’avons vu. La première se situe à la frontière de l’Occident et de l’Orient (la vie cosmothéandrique de Raimon Panikkar) ; la deuxième est élaborée par des Autochtones d’Amérique latine (le symbole du Vivir Bien) ; la troisième l’est par des Autochtones d’Amérique du Nord (la Bimaadiziwin) ; la quatrième est élaborée dans le contexte de l’Afrique subsaharienne (une mariologie africaine de la vie). Ces théologies apportent des éclairages fructueux sur la vie, sur ses conditions, sur ses modes et sur ses qualités. Elles donnent la priorité aux interrelationnalités (entre les entités) et contribuent de la sorte, on ne s’en surprendra pas, au dépassement des dualismes séculaires entre l’esprit et la matière, entre la pensée et le corps ou encore entre la vie humaine et la vie non humaine. Au final, elles montrent comment le thème de la vie pourrait fonctionner comme un « équivalent homéomorphique » (Panikkar) entre le christianisme et des visions du monde autochtones d’Amérique de même que des traditions africaines. Il est question de la vie théologale dans la contribution de Marc Dumas sur la pensée de Raimon Panikkar. La proposition de ce théologien fascinant apparaît comme une voie pour dépasser la fragmentation et l’impasse de notre époque : impasse écologique, épistémologique et théologique mais aussi impasse des religions vécues indépendamment les unes des autres. Panikkar comprend la vie comme cosmothéandrique. Ce concept signifie l’interdépendance de l’ensemble de la réalité vivante. Le divin est « la Vie dans la vie21 », inséparable dimension de cette réalité vivante multidimensionnelle, dans laquelle nous existons et à laquelle l’amour donne cohérence. Dumas signale le lien fait par Panikkar entre le principe trinitaire et la vie. Le principe trinitaire divin se reflète dans 21. Voir infra, p. 22.

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une ternarité du réel divin, cosmique et humain. L’insistance sur un dépassement de la fragmentation dans l’appréhension du réel comporte des conséquences pour une théologie de la vie, selon Dumas. D’abord, ce dépassement permet « un décentrement de l’horizon dogmatique confessionnel pour aller vers une ouverture certes pluri-religieuse, mais aussi plus fondamentalement vers une ouverture radicalement humaine. Les expériences à accueillir théologiquement sont de fait potentiellement infinies, parce qu’elles sont en lien avec la Vie22 ». La vie divine circule dans une réalité pleine de « porosité » où tout est interrelié. Le divin est la Vie, et la vie est relation et multidimensionalité toujours ouverte sur la transcendance de la réalité. Depuis quelques décennies, des Autochtones d’Amérique latine proposent le symbole du Vivir bien (bien-vivre) à la fois comme une lecture des traditions ancestrales et comme une conception du monde fructueuse pour la scène politicosociale. Jean-François Roussel en offre une présentation synthétique, situant l’émergence de cette cosmovision et présentant quelques-uns de ses développements et de ses lieux de circulation. La pensée du Vivir bien s’inscrit dans un contexte où des Autochtones analysent l’expérience d’une vie radicalement menacée par la pauvreté, par la violence néocolonisatrice et par le dérèglement écologique ; cette situation est interprétée comme « une nouvelle forme de la crise globale déclenchée par la Conquête il y a cinq siècles23 ». La pensée du Vivir bien représente un nouveau paradigme de la pensée et de l’existence pour faire mieux que survivre au sein de cette crise : pour vivre positivement et librement. « [L]es adeptes de la théologie india pensent que la libération intégrale des Autochtones trouvera sa source avant tout dans la sagesse nourrie à l’imaginaire, aux mythes, à la ritualité, à la mémoire et à l’éthos de chaque peuple, mais aussi à une analyse des oppressions communes24 ». La conception du Vivir bien part de l’expérience des peuples ; elle s’exprime dans la diversité ; elle participe d’une pensée de type symbolique « fondée sur la “relationnalité” des êtres, qui peuvent être liés par des rapports de correspondance, de complémentarité ou de réciprocité25 ». Tout en soulevant diverses questions sur les conditions d’actualisation des traditions, le Vivir bien recèle la force d’offrir « des avenues stimulantes pour symboliser le monde vivant : communauté, matérialité, localité, “relationalité”26 ».

22. 23. 24. 25. 26.

Voir infra, p. 27. Voir infra, p. 32. Voir infra, p. 34. Voir infra, p. 36. Voir infra, p. 41.

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Achiel Peelman offre une analyse du terme Bimaadiziwin des Ojibwés, un peuple autochotone d’Amérique du Nord. Le vocable revêt des connotations riches et polysémiques : « la vie en plénitude, le développement de relations harmonieuses, le bonheur, le style de vie équilibré, la bonne santé, l’engagement pour la paix 27 ». Si l’on s’arrête à la première, la vie en plénitude, on peut dire, avec Peelman, « pas de Bimaadiziwin sans vision (une vision vitale), pas de Bimaadiziwin sans des relations harmonieuses et inclusives, pas de Bimaadiziwin sans espace de vie28 ». Vision, relations et espace, donc. La vision donne orientation à la vie, un élément crucial pour la guérison des communautés autochtones du Canada mais instructif aussi au-delà d’elles ; on est alors invité à apprécier la portée d’une connaissance intuitive, davantage que rationnelle ou théorique. Les relations inscrivent le propos dans une perspective collective plutôt qu’individualiste et cosmique plutôt qu’anthropocentrique. L’espace est vécu comme paradigme privilégié du penser amérindien, tel que le conçoit Vine Deloria Jr. (cité par A. Peelman) qui contrebalance l’atrophie de la référence à l’espace dans le penser biblique et chrétien centré sur l’histoire. L’être-au-monde amérindien se vit d’abord en référence à un espace, à un territoire et à une géographie empreints de mémoire. Par la suite, l’auteur traite de la référence au monde des puissances spirituelles chez les Amérindiens ; cette dimension invisible, cette « dimension cachée », pourrions-nous dire avec Edward T. Hall, est essentielle à la manière dont les peuples amérindiens perçoivent le monde. Elle forme un « milieu intermédiaire » entre le cosmique et le divin, une dimension qui ajoute à la trame vibrante du monde vivant. La vie est imprégnée de ces puissances invisibles, perceptibles à une logique « organique ». L’auteur termine en expliquant comment le symbole de la Roue médicinale traduit une conception holistique du monde et comment il peut nourrir une spiritualité axée sur la diversité du monde vivant et sur son équilibre. Hyacinthe Kihandi insiste sur la valeur du concept de la vie pour les cultures et pour les théologies africaines. La vie y occupe une place centrale. Paradoxalement, cette vie se trouve dramatiquement menacée sur le continent africain, depuis la traite des Noirs jusqu’à la pauvreté et jusqu’aux violences extrêmes vécues aujourd’hui, qui affectent particulièrement les femmes. Prenant appui sur l’importance des pratiques de dévotion mariale dans le contexte africain, Kihandi propose que la référence à la Vierge Marie serve la vie : « Ainsi, pour parvenir à une mariologie de la vie et qui soit au service de celle-ci, une rupture épistémologique 27. Voir infra, p. 43. 28. Voir infra, p. 44.

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promouvant une nouvelle manière de concevoir et de vivre la dévotion mariale est indispensable. Il s’agit avant tout de cesser de la présenter comme une dévotion seulement personnelle et de casser le clivage entre la vie personnelle et la vie sociale29 ». Au-delà de la simple dévotion individuelle, Kihandi suggère un approfondissement de la dimension communautaire et sociale de la dévotion à Marie, Mère de la Vie. Tout comme les Mexicains vénèrent la Vierge de Guadalupe comme une figure nationale, les Africaines et les Africains sont conviés à se réunir autour de la Mère de la Vie comme figure d’affirmation des femmes et de leur dignité, contre les assauts qu’elles subissent, notamment lorsqu’on utilise le viol comme arme de guerre. Marie apparaît aussi comme figure d’unité pardelà les appartenances ethniques. Une « mariologie pour la vie en contexte africain » convoque à un travail pour la justice et pour la manifestation de la Vie, valeur fondamentale des cultures africaines. La deuxième section du volume offre des lectures de sources anciennes pour penser la V/vie. On plonge avec elles dans des perspectives bibliques et judéo-chrétiennes : vie et pouvoir (le livre de la Genèse), Vie éternelle (des textes de Papias d’Hiérapolis, d’Irénée de Lyon et d’Origène d’Alexandrie) et Vie comme Don (la Didachè, qui peut inspirer une lecture de l’histoire du christianisme). Dans le cadre d’une analyse narrative de Genèse 38, Ai Nguyen Chi s’attarde à la « question de la vie dans le récit » en lien avec l’histoire ambiguë de Tamar et de son beau-père Juda. Pour Juda, l’enjeu de la vie se ramène à son inquiétude au sujet de sa descendance compromise par la mort de deux de ses trois fils. Les éventuels soucis de sa belle-fille n’ont aucun poids à ses yeux ; ils sont tout simplement ignorés. Pour dessiner son propre chemin de vie, Tamar doit prendre le risque de transgresser l’ordre patriarcal. Devenue enceinte de son beau-père à l’insu de celui-ci, elle vient près d’y perdre sa propre vie. Mais la vérité est de son côté. Elle s’avère finalement plus « juste » que son beau-père mis en échec par la « ruse » de sa bru : « il faut courageusement risquer la vie pour l’obtenir. En fin de compte, Juda est amené à “reconnaître qu’on ne sauve pas la vie en la protégeant frileusement de la mort – c’est au contraire le moyen le plus sûr de la perdre –, mais en la risquant avec audace”30 ». L’analyse suggère que la vie, loin de n’être qu’un fait naturel, est liée au pouvoir ; ce pouvoir est souvent un risque inévitable, ce qu’une personne déclassée sait mieux que quiconque. « Loin d’être un instrument de notre propre

29. Voir infra, p. 58. 30. Voir infra, p. 74.

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désir, l’autre nous aide à confronter tout ce qui nous empêche d’être porteurs de la vie31 ». À partir de deux cas de figure, à savoir l’étonnante et luxuriante fresque du Paradis offerte par Papias d’Hiérapolis puis sa relecture par Irénée de Lyon et par Origène d’Alexandrie, Fabrizio Vecoli s’intéresse au thème incontournable de la vie éternelle dans la pensée chrétienne sur la vie. Il montre à quel point la représentation de la vie éternelle est impossible pour ces derniers. Si le aionios de l’expression johannique « vie éternelle » vient de aion (longue période de temps, ère), « la locution en question tente, par un langage imprégné de temporalité, de suggérer l’intemporalité propre à l’éternel. À bien y regarder, on a recours à une formule détournée pour dire l’indicible32 ». Voilà ce sur quoi insistent Irénée et Origène, selon F. Vecoli, qui examine le processus par lequel ils ont dépassé Papias. Ils font voir la vie éternelle comme participation au divin : « Or, la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jn 17,3). Sur la base d’une perspective où l’on comprend « le Dieu des mystiques » comme « le lieu de la coïncidence des opposés » et qui ne peut donc être « mis en défaut par l’opposition matière/esprit », la vie éternelle, non une « vie-sans-fin », devient un « “saisir” Dieu 33 », une divinisation, qui réconcilie fini et infini, être et néant et, avant tout, mort et vie ; or tout cela se rencontre à la frontière de la vie, du connaissable et du dicible. Marc de Kesel propose une conception chrétienne de la vie comme don radical. Il offre une relecture de l’histoire de la théologie chrétienne à partir de l’idée du « chemin de la vie » puisée dans la Didachè. Celle-ci « donne accès à la vie éternelle, zooè aioonios, […] à la vie coïncidant avec le don actif qui est à l’origine de cette vie ici et maintenant34 ». Alors que la vie naturelle est donnée et donnante, toujours en équilibre entre ces deux mouvements, cette vie par contre ne connaît que le don donnant – le « don qui n’a pas besoin (de recevoir) des dons, car il ne fait que donner35 ». Mais voilà une radicalité redoutable et problématique, qui a été reprise et repensée diversement tout au long de l’histoire du christianisme. Aujourd’hui, au cœur d’une vie sociale fondée sur la circulation équilibrée de la vie et des biens, cette perspective échappe aux règles habituelles de l’économie et ouvre un difficile chemin de vie, car le chemin de Dieu excède toute régulation. Comment vivre selon une telle 31. 32. 33. 34. 35.

Voir infra, p. 76. Voir infra, p. 79. Voir infra, p. 89. Voir infra, p. 95. Voir infra, p. 95.

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conception? La conception de la vie de la Didachè serait à la fois ontologiquement éclairante et pratiquement « intenable ». Si le christianisme veut continuer de s’affirmer comme un tel « chemin de la vie », « il lui faut se confronter au don radical qui forme le cœur de sa doctrine, […] pas simplement pour l’accepter comme tel mais surtout pour l’affirmer comme son problème, comme ce qui est problématique aussi pour lui36 ». La vie est-elle un don? Est-elle plutôt une propriété personnelle, privée? Est-elle mystère, reflet divin, ou processus naturel qu’on parvient de plus en plus à maîtriser, à gérer, de la conception à la mort? Une théologie de la vie se trouve nouvellement convoquée par les débats actuels sur les soins de fin de vie et sur l’aide médicale à mourir. Ceux-ci convient à penser le possible droit de disposer de sa vie et de sa mort et les termes de la délibération éthique à ce sujet. Les deux chapitres qui clôturent ce volume proposent des analyses théologiques sur la fin de la vie à partir des discussions sociales sur ces questions cruciales, débattues publiquement au Québec en 2013 et 2014, dans le cadre du projet de loi 52 « concernant les soins de fin de vie » et prévoyant des mesures d’aide médicale à mourir. Cette loi fut finalement adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale du Québec le 5 juin 2014. Hubert Doucet part du débat social sur l’aide médicale à mourir pour étudier une révolution actuelle de l’expérience humaine de la mort. Il analyse un déplacement du rapport à la mort sur une longue période qui conditionne les termes de la discussion sur les soins de fin de vie. De la vie jadis conçue comme « sacrée » et transcendant l’individu, on adopte une conception où l’humanité accroît son pouvoir d’intervention sur la vie. Elle pose la question de la prolongation de la vie, de l’euthanasie ou des soins palliatifs, en somme, du type d’objectifs que la médecine se donnera face aux situations de fin de vie. Dans la tradition chrétienne, on conçoit la vie comme don reliant des personnes. Mais cette perspective se heurte à celle qui fait de l’individu autonome le propriétaire et seul maître de sa vie. Doucet souligne le contraste entre le scepticisme que rencontre une approche de l’individu comme vivant dont le sort ne peut se décider indépendamment de la communauté humaine, et la réception très positive de cette perspective relationnelle dans les nouvelles approches de la nature et des enjeux environnementaux. Il termine sur un constat : la théologie est de plus en plus absente des débats et des instances bioéthiques, enfermée semble-t-il dans la dénonciation constante de la culture de mort dans la théologie romaine depuis les années 1970, dénonciation qui prend le pas sur une approche « du juste milieu » pratiquée auparavant. 36. Voir infra, p. 101.

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La théologie aurait pourtant encore un service à rendre à la bioéthique, en portant attention aux dimensions de la personne mourante que les autres disciplines arrivent mal à intégrer. Après avoir analysé les termes du débat actuel sur les soins de fin de vie au Québec et en France, Didier Caenepeel développe une proposition pour une théologie de la fin de vie, susceptible de prendre en compte les aspects de communauté et de liminalité de la fin de vie : une théologie de l’hospitalité. « L’hospitalité consiste à recevoir quelqu’un en même temps qu’on se reçoit soi-même chez soi 37. » Cela advient dans un espace d’« hospitalité-alliance », qu’il nous incombe d’aménager. L’auteur propose de remplacer une théologie de la vie par une théologie de la communauté de vie, car la dernière étape de la vie travaille les liens intersubjectifs. Une « théologie de la condition de la vie mourante » ouvre, sur la frontière entre la vie et la mort, une autre perspective que celle des moyens d’agir sur celle-ci, qui est l’affaire de la médecine ; elle ouvre une perspective de consentement à cette frontière, par la voie symbolique. Le symbole de la résurrection pourrait éclairer cette part du mourir. Quelques pistes éthiques se dessinent, que l’auteur examine ensuite : une éthique de l’autonomie, pensée en termes de communauté et d’hospitalité, ainsi qu’une éthique de l’accompagnement, qui concerne particulièrement la pratique des soins psycho-spirituels auprès des personnes en fin de vie. « L’enjeu vital qui se révèle en contexte de fin de vie apparaît alors bien être celui du déploiement d’un accompagnement de l’humain inachevé dans un inachèvement constitutif, pour lui comme pour la communauté38 ». Les textes contenus dans le présent recueil sont souvent d’une haute densité et on y lit les questions les plus fondamentales de nos parcours humains : qu’il s’agisse de nos sueurs quotidiennes pour notre subsistance, de nos combats collectifs pour exister ensemble dans un « bienvivre », dans la paix, la convivialité et la justice ; qu’il s’agisse de ce qui nous porte vers nos sources bibliques et chrétiennes, vers leurs récits et leurs symboles que nous chérissons ; qu’on y explore de nouvelles avenues pour dire la Vie divine en laquelle nous avons mouvement et être ; ou encore qu’on y traite des débats où une société fait l’effort de se réunir autour de ses valeurs les plus sacrées. Dans chaque texte, nous retrouvons cette angoisse, cette espérance et cet émerveillement sans cesse renouvelés dans la danse de la vie.

37. Voir infra, p. 122. 38. Voir infra, p. 127.

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DES THÉOLOGIES DE LA VIE

LA THÉOLOGIE EN EXPÉRIENCE DE RAIMON PANIKKAR. OUVRIR AU DÉSIR DE VIVRE EN PLÉNITUDE Marc Dumas (Université de Sherbrooke)

Une théologie en expérience plonge dans les divers mouvements de la vie pour y traquer le théologal, c’est-à-dire pour y voir les traces laissées par le souffle de Dieu. Cette entreprise implique de bien saisir ce que les contemporains expérimentent (angoisses et peurs, luttes et combats, désirs et rêves, soifs et espérances), mais aussi de bien comprendre ce que les religions, les spiritualités et les fois proposent et font vivre. Mes divers travaux1 sur la notion d’expérience en théologie m’ont conduit à une théologie en expérience, c’est-à-dire à une théologie où, au lieu de ne privilégier que quelques expériences définies pour construire une réflexion théologique, expériences sécurisées par la Tradition et les Écritures, je proposais de quitter la rive pour me mouiller aux multiples expériences des hommes et des femmes ; faire théologie avec ce matériel devenait plus risqué mais aussi plus pertinent, pour favoriser un faire théologique plus crédible. Dans ces nouvelles conditions, où les expériences à prendre en compte sont potentiellement infinies, les réflexes corrélationnels et l’exercice herméneutique rencontraient plus de résistances pour traiter théologiquement des expériences ; la discontinuité, l’interruption, le

1. Voir Marc Dumas, « L’expérience de la théologie : corrélation, interruption et recontextualisation », dans Théologiques 14/1-2 (2006), 117-126. Idem, « Introduction à l’expérience en théologie. Pluralité, ambiguïté et nécessité », dans Marc Dumas – François Nault – Lucien Pelletier (dir.), Théologie et culture : hommages à Jean Richard, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, 123-142. Idem, « L’expérience en théologie ou la théologie en expérience », dans Marc Dumas – François Nault (dir.), Pluralisme religieux et quêtes spirituelles. Incidences théologiques, Montréal, Fides, 2004, 189-205. Idem, « La théologie en expérience », dans Chemins de Dialogue 23 (2004) 215-229, numéro thématique L’école, la laïcité et les religions. Idem, « Corrélations d’expériences? », dans Laval théologique et philosophique 60/2 (2004) 317-334. Idem, « Continuités théologiques et discontinuités théologales. À propos de l’expérience en théologie », dans Marc Boss et Raphaël Picon (dir.), Penser le Dieu vivant. Mélanges offerts à André Gounelle, Paris, Van Dieren, 2003, 327-336. Idem, « Expériences et discours théologiques », dans Laval théologique et philosophique 56/1 (2000) 3-15.

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décalage deviennent chez certains auteurs contemporains2 des pistes pour poursuivre l’aventure théologique dans un monde fortement sécularisé, comme chez nous au Québec. S’approcher des expériences concrètes de la vie, n’est-ce pas en général accéder à un horizon plus à risque de superficialité? N’est-ce pas aussi courir le danger de produire des théologies plus égotistes, centrées sur les expériences individuelles particulières? Au contraire, ne serait-ce pas potentiellement accéder à une complexité nouvelle et peut-être alors aussi découvrir un horizon plus radical, plus fondamental? Aller à la rencontre des besoins et des aspirations, des désirs et des soifs, des fragilités et des dépendances, voire même des traumatismes subis, parfois dès la naissance, n’aurait-il donc pas aussi des impacts transformateurs sur notre manière de comprendre et de vivre la vie? Et si s’approcher aussi près de la vie permettait un recadrage, donnait un accès nouveau à un sentir et à un penser autrement nos rapports fondamentaux avec Dieu, le cosmos et avec nous-même comme personne. Alors que je travaillais le dossier d’une théologie en expérience, une collègue m’offrit un livre de Raimon Panikkar (1918-2010), intitulé Christophany. The Fullness of Man3. Il venait de paraître en anglais en 2004, cinq ans après sa publication originale en italien. Il fut par la suite disponible en français en 2007 sous le titre La plénitude de l’homme. Une christophanie4. C’est seulement lorsque je pris vraiment connaissance du livre que je fis le lien entre ce livre et ma recherche théologique sur l’expérience. Raimon Panikkar proposait de son lieu spécifique une théologie en expérience ; à la question du comment vivre la vie, il offrait non seulement à travers ce livre mais aussi à travers son œuvre en général un art de vivre, si je puis dire, et une articulation théologique responsable. Détenteur de trois doctorats (philosophie, théologie et chimie), aux frontières de l’Occident et de l’Orient, né d’une mère catalane et d’un père indien et hindou, Panikkar n’a cessé d’interpréter ses expériences humaines placées aux frontières du christianisme et de l’hindouisme en même temps que marquées par une pratique interreligieuse et interculturelle. Aux questions : Comment approfondir le sens d’une vie humaine plus juste et plus humaine? Comment vivre la vie?, je propose de répondre en explorant quelques éléments originaux chez Panikkar, éléments que je qualifie de matériau d’une théologie en expérience. Ces éléments, qui

2. Voir, par exemple, les travaux de Kevin Hart, de Lieven Boeve ou encore de Pierre Gisel. 3. Raimon Panikkar, Christophany. The fullness of Man, New York, Orbis, 2004. 4. Raimon Panikkar, La plénitude de l’homme, Arles, Actes Sud, 2007.

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ouvrent au désir de vivre en plénitude, reposent tout d’abord sur une vision dépassant le contexte fragmenté, et caractéristique, de notre époque. Si l’humain a soif de plénitude, c’est parce qu’il ne vit pas réellement de cette plénitude. Puis, il faut présenter le caractère ternaire et la périchorèse trinitaire de sa pensée. Ces deux éléments donnent accès à une intuition majeure de Panikkar, à savoir que la mystique peut être une expérience de la Vie au cœur de la vie. En conclusion, je veux souligner ainsi les déplacements suggérés pour un travail théologique plus audible et crédible pour aujourd’hui5. Mais par plus audible et crédible, je n’entends pas simplement soumettre cette pensée aux modes actuelles. Au contraire ! Paradoxalement, pour être entendu et pour qu’on lui accorde du crédit, Panikkar propose un projet radical et bouleversant pour les contemporains ; il remet en question la totalité de notre compréhension du monde et de Dieu mais aussi notre place comme humain sur la terre. Si j’ai ailleurs employé le terme de « bascule » pour parler du rapport entre théologie et expérience, ce terme s’applique bien à l’œuvre de Panikkar. L’auteur propose une bascule, un véritable renversement des perspectives pour transformer le contexte actuellement déséquilibré et menacé. Et cette bascule ne repose pas sur un cocktail d’expressions tirées de la religion hindoue ; si elles sont présentes, elles le sont habituellement pour illustrer l’horizon homéomorphique du discours de l’auteur6. Cette bascule postule que l’expérience mystique est l’expérience de la Vie, l’expérience de la « tempiternité7 ». Panikkar renvoie aux Écritures judéo-chrétiennes et à des auteurs de la tradition chrétienne pour étayer son propos. Tantôt méditations d’expériences, tantôt argumentations plus philosophiques, le théologien Panikkar déploie le plus clairement possible son intuition, sa vison, bref son expérience de vie qui l’invite à prendre parole pour mettre en évidence ce qui est source de Vie au cœur de l’humain. Ainsi, dans les premières lignes de ses Opera Omnia, il affirme que « tous [s]es textes […] ne naissent pas d’une simple spéculation réflexive, mais sont plutôt

5. Pour cette présentation, j’ai travaillé, en plus de La plénitude de l’homme, des textes tirés des Œuvres en cours de publication au Cerf, et plus particulièrement le volume I/1 intitulé : Mystique, plénitude de Vie (2012) et le volume VIII intitulé : Vision trinitaire et cosmothéandrique : Dieu-Homme-Cosmos (2013). 6. Je ne prétends pas être un spécialiste de l’hindouisme pour critiquer l’emploi des termes empruntés à l’hindouisme et faire cet exercice d’homéomorphie, cette analogie de troisième degré. Je laisse à d’autres le soin de valider la justesse des analogies de troisième degré proposées par Panikkar. Sur l’homéomorphie, voir La plénitude de l’homme, p. 33. 7. Voir à ce propos, par exemple, Panikkar, Mystique, plénitude de Vie, p. 20 et suiv.

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autobiographiques  – c’est-à-dire inspirés par une vie et une praxis – et modelés seulement après en écriture8 ». 1. Contre la fragmentation, l’inter-in-dépendance En préambule à une conférence intitulée « L’homme, un mystère trinitaire », Panikkar donne cinq « convictions-guides » qui décrivent et qualifient le contexte de sa présentation : 1) La terre est en crise, alors qu’on l’avait cru illimitée, elle est finie et menacée ; 2) la raison échoue à expliquer la vie humaine, alors qu’on l’avait estimé capable de mener l’humanité à un monde meilleur ; 3) le monothéisme absolu manque de fondement car devant Auschwitz et Hiroshima, la figure du Dieu-père tout-puissant est morte ; 4) les traditions religieuses isolées ne suffisent pas à offrir des solutions aux problèmes de l’humanité ; 5) mais une « fécondation réciproque » permettrait aux cultures et aux religions de jouer un rôle irremplaçable en vue de trouver une sortie de secours9. L’auteur termine cette brève description du contexte ainsi : « Le dépassement de la fragmentation caractérise le kairos de notre époque10 ». Pour contrer ce contexte de fragmentation (nous pourrions dire de surspécialisation et d’hyper-concentration, qui perd de vue l’ensemble et l’essentiel), Panikkar postule que toute la réalité est interconnectée11, inter-in-dépendante12. Qu’est-ce à dire? Si, pour lui, l’existence est actuellement trop marquée par la réduction du divin, du cosmos et de l’humain et par la fragmentation non seulement de ce trio mais aussi de chacun d’eux, c’est parce que nous avons perdu de vue le fait que nous sommes à la fois interdépendants et indépendants les uns des autres : l’humain, le divin et le cosmos, comme nous le verrons plus loin, sont radicalement en relation et c’est, selon notre auteur, ce qui a été oublié. Ainsi, l’univers dans lequel nous vivons devient aliénant et est aliéné13. Dans un tel contexte, la conscience propose des catégorisations, des classifications et des conceptualisations, qui entraînent la perte de son propre centre ou de son point focal ; la conscience perd le lien avec sa source de vie. Dans ce registre de réduction et de fragmentation, la conscience se soucie plus 8. Panikkar, Mystique, plénitude de Vie, p. 7. 9. Panikkar, Vision trinitaire et cosmothéandrique, p. 176-178. Voir Idem, La plénitude de l’homme, p.  24 et p.  29. Voir aussi, dans le même sens, le petit texte « L’esprit contemplatif : un défi à la modernité », dans Mystique, plénitude de Vie, p. 79-98. 10. Panikkar, Vision trinitaire et cosmothéandrique, p. 178. 11. Panikkar, La plénitude de l’homme, p. 104. 12. Panikkar, La plénitude de l’homme, p. 163. Voir aussi Idem, Vision trinitaire et cosmothéandrique, p. 334-335 ; p. 364. 13. Panikkar, Mystique, plénitude de Vie, p. 63.

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du faire et du paraître que de l’être et du vivre. Dominé par l’égo, l’humain est un humain disloqué ; il devient ainsi un être « oublieux » de ses relations constitutives avec le divin et le cosmos. Coupé de sa source divine et déraciné de la terre, l’humain considère le divin comme un dieu immuable et immobile, sans corps, un dieu dont on ne sait que faire ; et la terre devient pour lui comme un réservoir illimité de ressources utiles pour ses besoins de consommation14. Dans ce contexte, l’humain se conçoit lui-même comme une machine pensante trop souvent déconnectée de son corps, de ses sens et de ses émotions. À toujours vouloir scinder la réalité, nous perdons la Vie dans la vie. Panikkar présente trois visions15 pour expliciter les interactions et comprendre l’humanité et le cosmos. Les deux premières visions justifient bien ce contexte de fragmentation, alors que la troisième et dernière est la vision favorisée par Panikkar parce qu’elle dépasse la fragmentation : 1) le monisme cherche à comprendre rationnellement la réalité et a la tendance à tout réduire à l’Un ; 2) le dualisme pose une distinction claire entre le matériel et le spirituel, de sorte qu’il ouvre finalement la porte à un pluralisme infini et irréconciliable ; 3) l’a-dualisme est une vision qui tient ensemble intelligence et amour si bien qu’elle devient la stratégie pour reconnaître en même temps ce qui relie et ce qui distingue Dieu, l’humain et le cosmos. La réalité n’est pas semblable à un monolithe ou à un monde à trois niveaux, mais « trois dimensions en relation l’une avec l’autre – la perichōrēsis trinitaire, de sorte que non seulement l’une n’existe pas sans l’autre, mais que toutes sont tressées, inter-indépendamment16 ». Pour dépasser cette crise destructrice dans laquelle nous nous retrouvons, un nouvel horizon de nos rapports avec la nature, le divin et nousmêmes doit voir le jour. Panikkar propose d’aller vers des relations qui reconnaissent de façon constitutive le caractère inter-in-dépendant de la réalité. Nous courrons à notre perte si nous ne vivons pas autrement les uns avec les autres, non seulement entre humains mais aussi avec la terre

14. Panikkar, Vision trinitaire et cosmothéandrique, p. 308-309. 15. Ailleurs, Panikkar parlera de méthode ou d’approche pour aider le lecteur à saisir l’oscillation entre ces deux extrêmes et le dépassement de la tendance à réduire la dynamique au monisme ou encore de la tendance à la séparer de manière absolue dans le dualisme. Voir Panikkar, La plénitude de l’homme, p.  149 et suiv. ainsi que p.  162. Voir aussi Idem, Mystique, plénitude de Vie : p. 49 à propos du troisième œil qui va audelà du dualisme et du monisme ; p.  161 lorsque Panikkar parle de la relation entre le silence et la parole, qui est de type a-dual, ni moniste ni dualiste ; p. 255 quand il évoque l’aspiration de l’a-dualisme à l’harmonie, il décrit cette dernière comme une expérience primordiale, irréductible à l’unité (du monisme) et à la multiplicité (du dualisme). Voir encore Vision trinitaire et cosmothéandrique, p. 233 et suiv. 16. Panikkar, Vision trinitaire et cosmothéandrique, p. 16.

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qui nous porte et avec le divin qui fait prendre part à la Vie. Face à la crise ou à ce besoin d’inter-in-dépendance de la réalité, Panikkar insiste donc sur la nécessité d’une métanoïa, d’un retournement complet de l’intelligence, du cœur et de l’esprit ; seule une métanoïa spirituelle17 peut faire bouger l’humain et le cosmos ; seule une nouvelle innocence18 permettra la relation et l’harmonie. Cette métanoïa permet, selon l’auteur, de percevoir la dynamique relationnelle, périchorétique, bref la danse cosmothéandrique du réel : « le principe cosmothéandrique affirm[e] que le divin, l’humain et le terrestre – ou de quelque façon qu’on veuille l’appeler – sont les trois dimensions irréductibles qui constituent le réel, c’est-à-dire n’importe quelle réalité en tant que réelle19 ». Pour lui, parce que ces trois dimensions irréductibles constituent le réel ou la réalité, il nous faut remettre en évidence une anthropologie tripartite (corps-âmeesprit) et aussi une saisie de la réalité ternaire où le divin est en lien avec l’humain et le monde. En d’autres termes, la transcendance est immanente à l’humain : « Ma thèse, liée à la conception trinitaire de l’être humain, affirme que cette indépendance absolue n’existe pas. Il n’y a pas de transcendance absolue justement parce que l’homme, en tant qu’homme, a, lui aussi, sa propre place dans la réalité ultime ; il appartient, lui aussi, au Mystère trinitaire20 ». Ces affirmations principielles de Panikkar ont certes des conséquences sur son anthropologie (tripartite21), sa cosmologie (vivante) et sa théologie (mystique). Allons voir maintenant cette dynamique ternaire de plus près. 2. Une dynamique ternaire à un double niveau [M]a principale intuition est la suivante : la réalité toute entière est constituée par une sorte de Trinité qui tient ensemble par des relations réciproques. Nous pourrions partir de la tri-unité chrétienne et affirmer que la révélation chrétienne de la divinité est valable ab intra et aussi ad extra, que la structure trinitaire du tout correspond à une origine, à une réalité qui a une certaine dynamique : Père, Fils et Esprit-Saint. Christ serait le symbole cosmothéandrique kat’exochin. – Il est tout en un, non divisé, et sans mélange entre divin, humain et cosmique22. 17. Panikkar, Vision trinitaire et cosmothéandrique, p. 284. 18. Panikkar, Mystique, plénitude de Vie, p. 33-133 ; Idem, Vision trinitaire et cosmothéandrique, p. 290 et suiv. 19. Panikkar, Mystique, plénitude de Vie, p. 74. Voir aussi, dans des mots identiques, Vision trinitaire et cosmothéandrique, p. 312. 20. Panikkar, Vision trinitaire et cosmothéandrique, p. 206. 21. Notons qu’ailleurs Panikkar parle de quaternitas anthropologique et de quaternités intérieures du divin et du cosmos : Vision trinitaire et cosmothéandrique, p. 193-198. 22. Panikkar, Vision trinitaire et cosmothéandrique, p. 212.

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Le kairos de Panikkar, sa vision ou son intuition cosmothéandrique est cette expérience que toute la réalité est inter-in-dépendante et que seule une métanoïa radicale permet de saisir l’expérience de la Vie (avec une majuscule), de goûter à la plénitude de la Vie dans notre contingence, dans notre limitation concrète. L’exploration plus à fond du caractère ternaire de sa pensée me conduit à distinguer une double trinité : une trinité de la réalité, constituée du divin, du cosmos et de l’humain, puis une trinité de chacun de ces éléments de la réalité : la trinité divine, la trinité cosmique et la trinité humaine. Chacun de ces niveaux est en triple inter-in-dépendance dynamique, d’où le thème de la périchorèse (ou de la danse cosmothéandrique) : l’humain avec le monde et le divin, le monde avec l’humain et le divin et le divin avec l’humain et le monde. Panikkar insiste énormément sur la triple dimensionnalité de la réalité ou de la Vie23 : elle est corporelle, intellectuelle et spirituelle ; elle est matérielle, humaine et divine, c’est-à-dire qu’elle est cosmothéandrique. La vision ou l’intuition cosmothéandrique, c’est donc de chercher à articuler l’expérience de la Vie avec ce triple noyau ou ce noyau triple de tout ce qui existe. Il y a tout d’abord une dimension abyssale, un aspect inépuisable au réel, qui le garde ouvert, lui donne son mystère et sa liberté. Chaque être est un mystère et possède une dimension d’infinitude, de liberté qui lui donne sa dignité et son caractère unique24. Tout être réel entre ensuite dans le champ de la conscience. L’être de l’humain entre en relation avec toute la réalité25. Mais si le monde matériel et l’aspect divin peuvent être pénétrés par la conscience et être coextensifs à elle, ils ne peuvent être réduits à la seule conscience. Enfin, tout être est dans le monde et en partage la sécularité. Tout ce qui existe a une relation constitutive avec la matière, l’énergie et l’espace-temps26. Ces trois dimensions

23. On pourrait se demander si et comment Panikkar distingue la réalité et la V/vie. Dans certains textes, le terme plurivoque « réalité » est associé soit à la réalité telle que perçue et réduite par l’homme moderne, soit à la réalité transfigurée par la Vie, alors que dans d’autres textes la réalité est équivalente à la vie, car animée par la Vie. La Vie embrasse toute la réalité, l’anime ; la Vie développe la réalité comme réalité intégrale, comme réalité mystique. Voir Vision trinitaire et cosmothéandrique, p. 250-251 où l’aventure de toute réalité est la suivante : de l’un vers le fragmenté et de ce fragmenté vers l’harmonie ; p. 321 où Panikkar remarque comment nous sommes trop habitués à scinder la réalité ; p. 354 où la réalité est vivante, mieux elle est Vie ; Mystique et plénitude de Vie, p. 17-18 où la Vie est expérimentée directement, alors que la réalité est son versant explicatif ; p. 31 où l’expérience mystique est l’expérience holistique de la réalité ; p. 165 où l’expérience de la vie, l’expérience de la réalité entière, s’ouvre… 24. Ibid., p. 314. 25. Ibid., p. 315. 26. Panikkar, Vision trinitaire et cosmothéandrique, p. 318.

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sont en relations dynamiques continues et constituent tout ce qui existe, la réalité. Ce que j’affirme, [dira-t-il] c’est qu’il n’y a pas d’âmes sans corps ni de dieux désincarnés, exactement comme il n’y a aucune matière, aucune énergie, aucun monde spatio-temporel sans une dimension divine et consciente. Cela ne veut pas dire que « Dieu » a un corps comme le nôtre ; cela veut plutôt dire que Dieu n’est pas sans matière, espace, temps, corps et que toute chose qui existe est de Dieu ou, plus exactement, chose de Dieu, justement le monde de Dieu (génitif subjectif)27.

Le mystère de l’humain repose sur une anthropologie ternaire, où il est certes corps ou chair (sans n’être que cela28), âme ou intelligence (sans n’être que cela) et esprit ou foi (sans n’être que cela). Le corps le relie à la matière, à la terre (ou au cosmos) ; l’âme le relie à l’intelligence et à la raison ; l’esprit le relie à une source au-delà de l’humain, au divin. « Dieu est plus immanent à n’importe quelle créature que l’identité propre de la créature (l’identité avec elle-même), de sorte que, si nous devions soustraire Dieu de la créature, celle-ci tomberait dans le néant total29 ». L’humain vit d’une source qui le dépasse ; touché ontologiquement30, ce dernier aspect invite à la transfiguration, à la divinisation, et permet d’introduire l’humain dans la dynamique trinitaire. Cette dernière remarque m’importe dans le cadre de notre réflexion sur la vie. Il ne s’agit pas simplement de poser côte à côte Dieu et sa création (le cosmos et les humains). Panikkar brise cette image de la simple juxtaposition et insiste : la réalité est un composé dynamique vivifié par la transcendance au plus intime de l’immanence, de l’humain et du cosmos. À l’œil des sens, qui perçoit mon corps vivant en sentant – par exemple, comment le sang bat dans mes veines – et à l’œil de l’âme, qui permet de penser, Panikkar rappelle l’existence de l’œil de la foi ou l’œil de l’esprit, qui permet de prendre conscience que la vie est aussi transcendance, qu’une connexion est possible avec un degré de la réalité manifestant en nous une conscience mystique31. Vivre la Vie, c’est vivre cette union des 27. Ibid., p. 321. 28. Dans Mystique, plénitude de Vie, p. 13, Panikkar rappelle que la vie humaine (la zoè) n’est pas seulement sa biologie (son bios). L’homme est un mikrokosmos qui reflète l’ensemble du makrokosmos de la réalité. 29. Panikkar, Vision trinitaire et cosmothéandrique, p. 328. 30. Tillich parlerait plutôt de théonomie, au sens où l’inconditionné porte le conditionné et se manifeste à travers ce dernier. Pour illustrer son propos, Tillich renvoie à des époques du passé, comme le haut Moyen-Âge qui aurait réussi à bien incarner cette théonomie, alors que Panikkar renvoie à l’instant présent, qui garde le troisième œil ouvert sur la Vie. 31. Panikkar, Mystique, plénitude de Vie, p. 18.

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trois consciences dans leur complexité trinitaire32. C’est l’existence du troisième œil, qui aide à exprimer l’expérience trinitaire a-duale. « Si je devais esquisser […] cette expérience intégrale de la vie, je dirais, que c’est l’expérience complète, tant du corps, qui se sent vivre avec des palpitations de plaisir et de douleur, que de l’âme, avec ses intuitions de vérité (fut-ce avec ses risques d’erreur), en même temps que les fulgurations de l’esprit qui vibre avec amour ou répulsion33 ». Si j’évoque le caractère dynamique de la réalité, c’est pour insister aussi sur le fait que nous n’avons pas simplement affaire à une mécanique bien rodée mais à une relation dynamique entre les trois dimensions du réel : « Je souligne aussi que cette relation n’est pas seulement constitutive du tout, mais jaillit, toujours nouvelle et vitale, dans chaque étincelle du réel34 ». Ailleurs, Panikkar reprendra cette idée du mystère humain en insistant encore sur son caractère dynamique et constitutif ; il le déclinera dans le sens chrétien : « le Fils, le Christ total, l’humanité ressuscité, le cosmos transformé ne sont pas une partie de la divinité. Ils sont divins, sans s’identifier avec la divinité. Le Fils est divinité, mais la divinité ne se laisse pas réduire au Fils. La relation est dynamique et constitutive35 ». Être homme ou femme, c’est donc « co-être » avec le divin et le cosmos36. C’est être un des trois pôles et participer à la périchorèse de toutes choses. Être divin, cela ne signifie pas être la divinité ; cela signifie être relation dynamique et constitutive avec cette présence qui habite en moi et qui est transformatrice de mon humanité. Cette présence est mystique ; elle est la dimension essentielle de l’humain, qui nous ouvre à la troisième dimension de la réalité. Être terre, cela signifie partager la sécularité, comme nous l’évoquions plus haut ; cela signifie que tout ce qui existe a une relation constitutive avec la matière, avec l’énergie et avec l’espace-temps. Le déploiement du mystère cosmique repose aussi sur une participation aux deux autres aspects de la trinité. Le cosmos est vivant parce qu’il participe à la vie humaine et divine. Pour résumer, reprenons les mots de Panikkar : « L’homme n’est pas moins homme quand il découvre sa vocation divine, et Dieu ne perd pas sa divinité quand il s’humanise, et le monde n’est pas moins mondain quand il brille de vie et de conscience37 ». 32. Ibid., p. 22. 33. Ibid., p. 21. 34. Ibid., p. 74-75. 35. Panikkar, Vision trinitaire et cosmothéandrique, p. 191-192. 36. Ibid., p. 198. Être humain, c’est vivre de la Vie, transcendante (divine) et immanente (cosmique). 37. Panikkar, Vision trinitaire et cosmothéandrique, p. 342.

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L’auteur explicite abondamment comment l’expérience du kairos ouvre à un au-delà de la pure rationalité et invite à participer à l’aventure de la réalité. Cette expérience permet de retrouver le troisième œil, l’œil de la foi, souvent atrophié par le rationalisme moderne. Ce troisième œil ouvert dépasse le monisme qui cherche rationnellement à réduire la réalité à l’Un ou encore un certain dualisme qui oppose le matériel au spirituel ; ce troisième œil est adual, advaïtique, pneumatique, c’est-à-dire qu’il cherche à unir tout en distinguant, il cherche la relation dans l’amour, celle qui aspire à l’harmonie, qui ne détruit ni l’unité ni l’union, mais qui rend possible l’expérience dynamique dans une interrelation trinitaire. Les fragments de la réalité sont mis en harmonie. La transfiguration est un symbole illustrant cette réalité38. Ces trois dimensions du réel (ou ce noyau triple, dynamique et interin-dépendant) sont différentes mais unies. Par exemple, le monde et la vie humaine sont mortels, alors que Dieu est l’Ultime, la Source et le fondement abyssal. Mais ce que nous expérimentons spirituellement comme humain, c’est la dimension divine, l’autre partie de nous et du monde. Dans notre contingence, Dieu est immanent à l’humain, sinon le touché substantiel avec la divinité n’est pas. Résumons-nous. Panikkar développe une vision de la réalité où les trois pôles (divin, humain, matériel) sont constitutifs de tout ce qui existe. Il insiste sur la dynamique des pôles. L’humain parce qu’il connaît et aime, parce qu’il est connu et aimé, participe au mystère trinitaire, à la dynamique trinitaire. Parce que les trois pôles s’interpénètrent réciproquement, la réalité est à la fois le règne de Dieu, celui de l’humain et celui du cosmos. Ce sont ces relations réciproques qui, aux yeux de Panikkar, dépassent l’anthropocentrisme, le cosmocentrisme et le théocentrisme. 3. La Vie, une expérience mystique Il conviendrait certes d’aborder in extenso les thèmes de la mystique, de la nouvelle innocence et de la contemplation, qui deviennent, dans les travaux panikkariens, des véhicules pour articuler l’expérience cosmothéandrique de la Vie. Pour les chrétiens, le Christ est aussi le lieu où le cosmos, la conscience réflexive et la dimension spirituelle sont en harmonie, c’est-à-dire là où la danse périchorétique permet de voir le divin dans l’humain, de découvrir la Vie (grand V) dans la vie, de savoir qu’elle n’est pas ma propriété, que je la reçois et la partage avec le monde et avec 38. Sur le thème de la transfiguration, voir Ibid., p. 221 et suiv.

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les autres personnes. Cette découverte de la Vie dans la vie, c’est jouir de la vie éternelle ; Panikkar l’appelle la « tempiternité » : c’est vivre une vie pleine, goûteuse du bonheur dans la temporalité. Encore ici, les dimensions s’interpénètrent et se mettent à danser ensemble… Disons au moins un bref mot sur la Vie comme expérience mystique. Pour lui, « [l]’expérience de la Vie pourrait être la description la plus concise de la mystique39 ». L’expérience mystique est une expérience complète, de plénitude, alors que nous vivons plus superficiellement et fragmentairement la vie, habituellement distraits par des préoccupations qui nous égarent de cette conscience de vivre. La mystique est une expérience à double titre : elle est l’expérience que nous avons de la Vie et l’expérience de la Vie qui est en nous40. Cette dimension intrinsèquement anthropologique est l’expérience complète ou intégrale de la Vie, celle de la Vie donnée par le Vivant aux vivants, qui se déploie de façon cosmothéandrique dans l’existence et dans ses diverses dimensions : corporelle, intellectuelle et spirituelle. Jouir de la Vie dans l’existence, c’est bien être conscient aussi de l’expérience de la contingence humaine. La mystique n’est pas une fuite devant les limites concrètes de nos vies, mais elle permet de les accueillir sans sombrer dans le désespoir41. L’expérience de la mystique est un chemin sans chemin de connaissance de soi et de reconnaissance existentielle que la réalité est communion d’une trinité insoluble entre Dieu, l’humain et le monde. Notons que l’homme et la femme ne sont pas moins humains quand ils découvrent leur vocation divine ; Dieu ne perd pas sa divinité quand ou parce qu’il s’humanise et le monde n’est pas moins mondain quand il rayonne de vie et de conscience. Tout participe à la même Vie : Dieu est le Vivant, l’humain est un être vivant et la matière est aussi vivante. Toute la réalité est Vie. 4. Déplacements Entamer l’œuvre de Raimon Panikkar est une invitation à opérer des déplacements dont au moins deux ou trois m’apparaissent majeurs pour déployer un travail théologique crédible aujourd’hui quand il est question du thème de la vie. Le premier est un décentrement de l’horizon dogmatique confessionnel pour aller vers une ouverture certes plurireligieuse mais plus fondamentalement vers une ouverture radicalement humaine. Les expériences à accueillir théologiquement sont de fait 39. Panikkar, Mystique, plénitude de Vie, p. 14. 40. Ibid., p. 15. 41. Ibid., p. 26.

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potentiellement infinies, parce qu’elles sont en lien avec la Vie. Ce premier déplacement glisse le curseur du théologique vers celui du théologal, glisse du niveau réflexif vers le niveau existentiel. Le second déplacement est une intégration de la porosité entre ce que nous concevons encore trop souvent comme des blocs placés les uns à côté des autres : Dieu, le cosmos et l’humain. Plusieurs de nos contemporains ont bien saisi le caractère dynamique de ces trois dimensions, mais peinent à se libérer des images, des clivages et des barrages, ce qui entrainent des blocages face à la possible intuition dynamique et déployée dans l’œuvre de Panikkar. Qu’il y ait confusion, réductionisme et isolationisme face un tel programme de vie m’apparaît justifier aussi, une fois de plus, l’importance du labeur théologique qui dépasse les comparaisons quantitatives de certaines approches. Ce second déplacement entraîne une réelle révolution de notre compréhension du religieux, des religions, des spiritualités et des fois, mais aussi du théologal et de ses médiations pour l’humain et le cosmos. Nous sommes capax dei (capable de Dieu) ; la theosis n’est pas simplement pour quelques-uns ; l’inter-in-dépendance exige cette révolution de l’amour, où la vie pense, soigne et célèbre la Vie. Post-scriptum panikkarien sur la Vie42 Au commencement est le silence du Mystère. De ce silence naît la parole créatrice, don de Vie en plénitude. Création contingente, la vie donnée s’oublie en superficialité ; elle divise et isole ; elle perd la vison immédiate, empêtrée à instrumentaliser le cosmos en matière utile et rentable et à valoriser la force de la raison raisonnante sur cette matière. Cette perte de foi, c’est aussi celle de l’expérience immédiate du toucher substantiel, la perte de l’expérience du don de la Vie reçu dans le silence du Mystère. Vivre de foi, c’est faire l’expérience primordiale d’une présence pleine d’amour. La mystique, chemin qui n’en n’est pas un, est purification du cœur, nouvelle innocence, perçue par l’œil de la foi, le troisième œil, qui accueille en l’humain l’intuition cosmothéandrique sans diviser la réalité en parties, parties isolées tantôt oubliées tantôt idolâtrées. L’expérience de la Vie est relation humaine dans sa plénitude, pour toutes et tous, expérience des dimensions sensible, intellectuelle et 42. Je conclus par quelques lignes qui pointent vers l’essentiel de mon propos. Postscriptum parce que le style plus évocateur rompt avec les développements plus serrés et argumentés de ce qui précède.

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spirituelle ; l’expérience de la Vie est participation, communion, relation adualiste, c’est-à-dire non moniste et non dualiste, entre l’humain, le cosmique et le divin. L’harmonie de l’expérience de l’éternité dans l’existence humaine ne se trouve ni dans le passé ni dans le futur ; elle est « tempiternelle », éternel maintenant. Cette expérience libère des peurs et des angoisses ; elle permet de vivre la Vie pleinement, en plénitude. Résumé La vie est au cœur de nos existences assoiffées de plénitude et le projet théologique de Raimon Panikkar rappelle, à partir du fil des traditions, qu’il est encore possible aujourd’hui de vivre une expérience de vie en plénitude. Sa proposition théologique interculturelle et existentielle place la Vie au cœur de sa réflexion, parce que la foi témoigne du Vivant, de la vie en abondance, d’une vie en plénitude. Relever les principaux éléments de sa proposition théologique et les déplacements qu’ils occasionnent me semble des plus pertinents pour penser, soigner et célébrer la vie. Mots-clés : plénitude de vie – théologie en expérience – intuition cosmothéandrique – vie comme expérience mystique – fragmentation et interconnexion. Summary Life is at the heart of our thirst for fullness and Raimon Panikkar’s theology reminds us – with the help of traditions – that it is still possible to live such an experience of fullness today. His intercultural and existential theological proposition put Life at the heart of his reflection, for faith is a testimony of the Living, of life in abundance, of a life of fullness. Underlining the main elements of his theological proposition – and the shifts that accompany it – appear as highly relevant to think, heal and celebrate life. Keywords: Fullness of Life – Theology in Experience – Cosmotheandric Intuition – Life as mystical Experience – Fragmentation and Interconnectedness.

VIVIR BIEN. UNE SYMBOLIQUE AUTOCHTONE DE LA VIE, ENTRE TRADITION ET PRÉSENT Jean-François Roussel (Université de Montréal)

Depuis un peu plus d’une décennie, une littérature autochtone d’Amérique latine affirme le style de vie traditionnel autochtone comme Vivir Bien (bien-vivre), invoqué en contexte contemporain1. Ce style de vie fait aussi l’objet de projets politiques dans certains pays. Le Vivir Bien tirerait ses origines des peuples des Andes et de l’Amazonie2. Cependant, on peut le rapprocher de traditions communautaires similaires en Amérique centrale. D’ailleurs, les principes du Vivir Bien se rapprochent de l’éthique anishinabé de Bimaadiziwin (« vie bonne »), qui suscite un intérêt et des applications semblables chez les Premières Nations au Canada, en contextes académiques, institutionnels et communautaires3. À l’expression Vivir Bien, on substitue parfois convivir bien, « bienvivre ensemble », qui représente un aspect majeur de sumak kawsay du peuple andin quechua. On désigne ainsi une dimension relationnelle essentielle à la vie, entretenue concrètement par la communauté, la commensalité, le travail en commun, la fête4. L’expression sumak kawsay signifie littéralement « être dans une vie pleine, sublime, excellente, magnifique, belle, supérieure ». Pour le peuple aymara, voisin des quechuas, suma qamaña se traduit plutôt par « être en situation conviviale 1. En 2013, Josef Estermann écrit que le renouveau du Vivir Bien date d’environ dix ans. Josef Estermann, « “Presentación” », dans Vivir Bien : contextos y interpretaciones, La Paz, Bolivie, Instituto superior ecuménico andino de teología ISEAT – Universidad de Postgrado para la Investigación Estratégica en Bolivia, 2013, p. 25-27. 2. Flavia Marco Navarro, « “El vivir bien de la niñez y la adolencia y el ejercicio de derechos” », dans Ivonne Farah – Verónica Tejerina (dir.), Vivir Bien : Infancia, genero y economia entre la teoría y la practica, La Paz, Bolivie, UNICEF – Estación de Conoscimiento para los Derechos de la Niñez en Bolivia, 2013, p. 134. Le Vivir Bien serait issu du peuple aymara, peuple des Andes et ethnie démographiquement dominante en Bolivie. Andrés Uzeda Vásquez, « “Vivir bien y desarrollo : variaciones sobre el tema” », dans Farah – Tejerina (dir.), Vivir Bien…, 89-105. 3. Lawrence W. Gross, « Bimaadiziwin, or the Good Life, as a Unifying Concept of Anishinaabe Religion », dans American Indian Culture and Research Journal 26 (2002) 15-32. 4. Collectif, Teología india : Primer encuentro taller latinoamericano, Mexico – Quito, CENAMI – Abya-Yala, 1991, p. 192.

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de vie pleine, sublime, belle, magnifique5 ». Le bien-vivre valorisé par suma qamaña serait donc vie pleine, vie par excellence. Huacanani Mamani définit ainsi suma qamaña : « Vivre en harmonie avec les cycles de la Mère Terre, du cosmos, de la vie et de l’histoire, et dans l’équilibre avec toute forme d’existence6 ». On l’aura compris, le bien-vivre en question se définira ultimement en termes non pas quantitatifs, de niveau de vie, mais bien qualitatifs. Le Vivir Bien mobilise aussi une théologie autochtone de la libération en Amérique latine. D’ailleurs, l’étymologie des termes suma qamaña et sumak kawsay fait penser spontanément au thème de la « vie en abondance » promise par le Christ de l’Évangile de Jean. Mais quelle vie mérite d’être appelée « pleine » dans la perspective du Vivir Bien ? Comment ladite perspective permettrait-elle d’enrichir notre compréhension de la vie en abondance ? Enfin, jusqu’à quel point l’ordre sociosymbolique de cette cosmovision est-il susceptible d’inspirer les sociétés allochtones de l’hémisphère Nord dans leur recherche d’alternatives pour l’avenir de la vie ? Car nous postulons que la crise environnementale qui menace la vie humaine et terrestre est aussi d’ordre symbolique et spirituel. L’éthique du Vivir Bien propose un ordre du croyable, ce pourquoi il mobilise. Mon intérêt pour ce thème origine de ma participation à la 7e rencontre continentale de théologie indía (Pujili, Équateur, octobre 2013 – à l’avenir : rencontre de Pujili). Environ deux cents représentants de peuples autochtones y prenaient part pour quelques jours, en provenance de quinze pays d’Amérique Centrale et du Sud. Le thème de la rencontre était « Sumak kawsay et vie pleine ». Par la suite, j’ai approfondi ma compréhension du thème lors d’un séjour en Bolivie, en 2014, puis la même année au Centro nacional de ayuda a las misiones indígenas (CENAMI), à Mexico. 1. Émergence du courant contemporain du Vivir Bien Plusieurs pays d’Amérique latine font face à la précarité de la vie. Celle-ci prend souvent la forme de la violence : celle de l’État, celle des narcotrafiquants, trafic d’êtres humains, violence contre les femmes, les enfants et les minorités sexuelles, violence des gangs de rue. C’est aussi 5. Fernando Huanacuni Mamani, Vivir Bien/Bien Vivir : Filosofías, políticas, estrategias y experiencias regionales, La Paz, Bolivie, Instituto Internacional de Integración, 2010, p. 15. 6. Ibid., p. 37.

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la violence de la pauvreté, de la précarité et des inconforts physiques et émotionnels qui les accompagnent. Les changements climatiques affectent aussi la vie, notamment du fait du dérèglement des saisons sèches et des pluies, ce qui entraîne la perte fréquente de semences. Enfin, des états adoptent des réformes agraires au profit de multinationales qui fabriquent des semences transgéniques et souvent aux dépens du droit des paysans à la pleine propriété de leurs récoltes. Selon les partisans du Vivir Bien, c’est une nouvelle forme de la crise globale déclenchée par la Conquête il y a cinq siècles. « Nous nous trouvons au milieu d’une crise environnementale, alimentaire, énergétique, financière, de valeurs, climatique […] tout à la fois, mettant en danger la vie dans son ensemble7 ». Ce problème explique en bonne partie l’intérêt actuel pour le projet appelé Vivir Bien. Si les atteintes à la vie sont nombreuses pour les peuples autochtones concernés, on trouve aussi en Amérique latine des mouvements politiques autochtones très affirmés, notamment au Chiapas, au Guatemala, au Paraguay, en Équateur et en Bolivie. En Équateur, une coalition politique autochtone, la CONAIE, est devenue incontournable dans la vie politique équatorienne8. En Bolivie, l’élection d’Evo Morales, premier chef d’État autochtone de l’Amérique latine moderne (2005), marque l’histoire. Cette évolution globale s’exprime soit comme indigénisme, soit comme indianisme. L’indigénisme, né au Pérou vers 1926 avant de se répandre à la grandeur de l’Amérique latine, veut affirmer et valoriser la présence autochtone au sein de la culture littéraire non-autochtone. L’indianisme nous intéresse davantage : contrairement au précédent, il ne cherche pas à démontrer son acceptabilité au regard d’une normativité allochtone. Selon Fausto Reinaga, auteur majeur de la littérature india, l’indianisme inscrit la dramatique autochtone sous le signe d’une situation historique commune des peuples autochtones, celle d’être devenus des indios (« Indiens »). Il écrit : « Le substantif indio signifie : une race, un peuple, une nation, une civilisation et une culture9. » Selon la pensée indianiste, la libération des peuples autochtones d’Amérique passe par la conscience d’une commune aliénation historique, coloniale, sociale et politique ; et

7. Ibid., p. 8. 8. Sur la mobilisation autochtone en Équateur, voir Sophie Lemoyne-Dessaint, « Dynamiques religieuses et participation politique des indigènes en Équateur », dans Marie-Pierre Bousquet – Robert R. Crépeau (dir.), Dynamiques religieuses des Autochtones des Amériques – Religious Dynamics of Indigenous Peoples of the Americas, Paris, Karthala, 2012, p. 63-96. 9. Fausto Reinaga, La revolución india, La Paz, Ediciones PIB (Partido Indio de Bolivia), 1969, p. 136.

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« seul l’Indien résoudra le problème de l’Indien10. » Les similitudes avec la pensée anticoloniale autochtone nord-américaine sont frappantes. Tous deux misent sur l’articulation des identités culturelles particulières des peuples autochtones à une identité partagée, basée sur la conscience d’une condition historique commune, et font appel à un fonds spirituel commun pour s’affranchir de la tutelle coloniale. À maints égards, ce projet indianiste se rapproche de celui du philosophe et théologien dakota Vine Deloria Jr., du leader shuswap George Manuel ou du philosophe mohawk Taiaiake Alfred, entre autres11. La théologie qui nous intéresse présentement se rattache à ce courant. 2. La teología indía et le Vivir Bien La teología indía constitue la forme théologique de l’indianisme12 . Développée dans les années 1980, elle essaime rapidement en Amérique latine. Dans les actes de la première rencontre continentale de théologie indía, à Mexico (1990, peu avant le cinquième centenaire de la conquête espagnole13), Eleazar López Hernandez, un théologien oblat de culture zapotèque qui joue un rôle de premier plan dans le mouvement, écrit : Nous convenons consciemment de qualifier notre théologie d’indía, au singulier, pour indiquer la matrice sociale dans laquelle elle a été réélaborée à partir de 1492. La théologie indía est une théologie de peuples opprimés. C’est une théologie de résistance à l’oppression. Une oppression qui, du fait de provenir d’une source unique et de s’implanter selon les mêmes méthodes, a fini par nous transformer, nous peuples de diverses cultures et aux degrés de développement variés, en frères dans la douleur. Aujourd’hui, 500 ans après l’action colonisatrice de l’Europe, nous sommes davantage frères qu’avant 1492, frères de souffrance, frères de classe sociale. Les indiens furent les premiers fruits amers de la rencontre entre les deux mondes14. 10. Ibid., p. 140. 11. George Manuel – Michael Posluns, The Fourth World : an Indian Reality, Don Mills, Ont., Collier Macmillan Canada Ltd, 1974 ; Vine Deloria Jr, God Is Red : a Native View of Religion, Golden, Colo., Fulcrum Pub, 2003 ; Vine Deloria Jr. – James Treat, For This Lland : Writings on Religion in America, New York, Routledge, 1999 ; Taiaiake Alfred, Wasáse : Indigenous Pathways of Action and Freedom, Peterborough, Ont., Orchard Park, NY, Broadview Press, 2005 ; Taiaiake Alfred, Peace, Power, Righteousness : an Indigenous Manifesto, Don Mills, Ont., New York, Oxford University Press, 2009. 12. Pour une étude de l’ensemble de ce courant, voir Edward L. Cleary – Timothy J. Steigenga, Resurgent Voices in Latin America : Indigenous Peoples, Political Mobilization, and Religious Change, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 2004. 13. Les rencontres continentales suivantes auront lieu à Panama en 1993, en Bolivie en 1997, au Paraguay en 2002, au Brésil en 2006, au Salvador en 2009, en Équateur en 2013 et au Guatemala en 2016. 14. Collectif, Teología india..., p.  11. López Hernandez incarne, avec le Centre national d’aide aux missions autochtones (CENAMI) où il travaille, à Mexico, le projet

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En somme, les adeptes de la théologie indía pensent que la libération intégrale des Autochtones trouvera sa source avant tout dans la sagesse nourrie à l’imaginaire, aux mythes, à la ritualité, à la mémoire et à l’éthos de chaque peuple, mais aussi à une analyse des oppressions communes. C’est d’abord une théologie populaire. La théologie de la libération a donné une impulsion importante à la théologie indía. Certains théologiens de la libération allochtones jouent un rôle d’accompagnateurs dans les rencontres, mais la parole première émerge des personnes participantes. La théologie de la vie ne peut se cantonner dans la monoculture des théologies universitaires, malgré toute leur diversité interne. Ses actrices et ses acteurs sont nécessairement diversifiés. Diversifiés aussi sont ses voies d’appréhension du monde. Ainsi, le célèbre « voir-juger-agir », qui structure les théologies contextuelles d’Amérique latine, est accompagné d’un « sentir » qui le précède aussi. La dimension sensorielle et corporelle en fait partie intégrante. Le sentir est aussi émotionnel ; il fait percevoir la souffrance et les aspirations des pauvres et des marginalisés, (res)sentir la réalité de la terre-mère et des vivants qui la peuplent. Diversifiés sont aussi les registres d’expression de la théologie indía. Elle est rythmée par la ritualité, la prière, le symbole, tantôt chrétiens, tantôt autochtones. Elle pratique une double herméneutique : celle de la tradition ancestrale (écrits anciens15, tradition orale, mythes et légendes) et celle de la Bible lue à partir d’horizons autochtones. Les symboles autochtones traditionnels, tels les quatre directions, les quatre éléments, les fleurs, le nopal, la coca ou le maïs, y sont des référents théologiques. Liée à la terre, la théologie du Vivir Bien défend le droit des Autochtones à leurs territoires nourriciers et elle porte souvent un regard sombre sur leur migration vers la ville, où les attendent déracinement et précarité. Comme le disait une participante à un atelier de théologie indía en 2014 à Mexico : « Si nous perdons les semences, nous perdons le territoire. Si nous perdons le territoire, nous perdons nos racines. Si nous perdons nos racines, nous perdons notre culture. Si nous perdons notre culture, nous sommes finis16. » Cette théologie n’appréhende pas la terre comme le fait souvent la théologie de la création en contexte occidental allochtone, d’une inculturation libératrice à partir des Autochtones et par eux. Le CENAMI a été fondé en 1961. 15. Notamment le Popol Vuh, qui contient des mythes de création mayas pré-colombiens, les livres de Chilam Balam, écrits au cours des deux siècles suivants la Conquête espagnole, et le Nican Mopóhua, qui relate à partir d’une perspective nahuatl les apparitions de la Vierge de Guadalupe à l’autochtone Juan Diego. 16. Notes personnelles des ateliers de théologie indía, CENAMI, Mexico, juillet 2014.

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c’est-à-dire d’abord dans une perspective planétaire. Elle parle toujours d’abord d’une expérience locale de la terre, celle qui soutient concrètement la vie de la communauté. Cette perspective locale et territoriale n’exclut évidemment pas une approche planétaire, mais elle offre une porte d’entrée praticable dans le thème de la vie pour des collectivités porteuses de savoirs pertinents, nés dans des contextes singuliers. Sous cet angle, on peut dire qu’un premier élément de pertinence de la théologie du Vivir Bien se trouve du côté des conditions de sa pratique, de sa méthodologie. La théologie de la vie implique une théologie dans la vie, dans son mouvement, dans la diversité de ses registres perceptifs, dans sa matérialité, dans une écologie globale qui implique une écologie humaine. Cette dernière repose sur l’inclusivité des personnes participantes. La vie n’est pas l’apanage des experts. Enfin, la vie, au sens plein, dépasse le registre de la survie : [I]l apparaît qu’à mesure que se mettent en place les politiques de globalisation néolibérale, l’effort social se réduit à garantir la « survie » : davantage même en contexte autochtone, c’est-à-dire très en deçà du minimum acceptable. […] Pourtant, quand les efforts, les exigences et les réussites se voient réduits à leur plus simple expression, même pour les plus humbles des autochtones, cela implique la lutte pour la vie en un sens plein. C’est en fait le sentiment de la vie qui distingue la lutte des peuples autochtones d’autres luttes sociales17.

3. Cosmologie du Vivir Bien La convivencia s’enracine au cœur des cosmovisions autochtones d’Amérique. Elle signifie le fait d’appartenir à « une communauté globale, cosmique et divine18 ». Joseph Estermann a amplement étudié cette « philosophie andine » à partir des cultures aymaras et quechuas19. Sa perspective est utile par sa manière de formuler cette vision du monde en fonction d’une conceptualité occidentale, essentiellement platonicienne et aristotélicienne ; cela offre des repères au regard occidental et offre une prise pour comparer ce penser andin à une vision du monde occidentale. Par contre, le Vivir Bien ne se réduit sans doute pas à ce que

17. Collectif, En busca de la tierra sin mal : Mitos de origen y sueños de futuro de los pueblos indios, Memoria del IV Encuentro – Taller Ecuménico Latinoamericano de Teología Indía – Ikua Sati, Asunción, Paraguay, 6 al 10 de Mayo de 2002, México, DF, CENAMI, 2004, p. 104. 18. Notes personnelles de la rencontre de Pujili, octobre 2013. 19. Josef Estermann, Filosofia andina : Sabiduria indigena para un mundo nuevo, La Paz, Bolivie, ISEAT, 2006, 123-148.

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peut révéler cette comparaison. Nous nous trouvons face à un écart culturel considérable, que l’approche d’Estermann risque d’occulter. Cette limite étant reconnue, la présentation faite par Estermann reste suggestive. Selon lui, la cosmovision andine est fondée sur la « relationalité » des êtres, qui peuvent être liés par des rapports de correspondance, de complémentarité ou de réciprocité20. L’équilibre cosmique écologique, communautaire et personnel repose sur le respect de cette triple « relationalité ». Le réel crée donc la vie et la maintient en tant que champ de relations dynamiques. On n’approche pleinement ce champ que de manière symbolique. Estermann insiste fortement sur la différence entre cette perspective et une épistémologie fondée sur le concept. Celui-ci, comme notion stable correspondant à une essence individuelle et stable, n’est pas bien arrimé à un penser andin. En effet : Ce que l’ontologie occidentale appelle « ente » (« substance » en un sens aristotélicien), est pour la rationalité andine un « nœud » de relations, un point de transition, une concentration relationnelle. Par exemple, une pierre n’est pas simplement une « substance » séparée et existante en soi, mais le « point de concentration » de certaines relations de « force » et d’« énergie »21.

Dans cette perspective, le penser autochtone andin appréhende le monde non pas en termes conceptuels mais symboliques et expérientiels, le caractère propre du symbole ou son effet étant de manifester/créer/ performer la relation entre des choses : Pour la philosophie andine, la relation cognitive (et logique) est une relation dérivée et secondaire par rapport à la relation cérémonielle primordiale. Dans cette perspective, le concept est une réalité de troisième ordre, une forme postérieure en tant que le résultat d’un processus d’abstraction. Le runa/jaqi andin22 ne se « représente » pas le monde, mais il le rend « présent » de manière symbolique par le rituel et la célébration. Il le connaît de manière vitale23.

Dans ce connaître « de manière vitale », le symbole est non seulement voie d’expression mais aussi venue à la présence de la réalité symbolisée : Pour la philosophie andine, la réalité en soi n’est ni « logique » ni « linguistique », mais symboliquement présente. Le « symbole » de prédilection n’est pas la parole, ni le concept, mais la réalité même dans sa densité célébrative sémantique [sic]. On pourrait parler d’une « sémantique ontologique » 20. Huanacuni Mamani, Vivir Bien/Bien Vivir…, p. 37. À la rencontre de Pujili, on parle plutôt de communauté, diversité, complémentarité et réciprocité. 21. Estermann, Filosofia andina..., p. 109. 22. Le runa/jaqui désigne les Autochtones de la région andine. 23. Estermann, Filosofia andina..., p. 107.

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jean-françois roussel andine, si nous ne prenons pas le terme d’ontologie en un sens trop technique. La réalité n’est pas présente comme un matériel brut qu’il faudrait soumettre au processus de la connaissance24 ; la réalité est présente comme « symbole », c’est-à-dire comme un complexe de signes concrets et matériels qui se réfèrent [mutuellement] les uns aux autres25.

Dans ce système de relations symboliques, chaque terme doit toujours d’emblée se rapporter à son autre. Par exemple, ciel et terre, féminin et masculin, être humain et terre, jour et nuit, etc. « Ces zones sont […] “ponts cosmiques” qui articulent entre eux les divers espaces (ambitos)26. » Une pratique de la vie pleine cultive cette dimension relationnelle et multidimensionnelle de la vie, de même qu’une théologie du Vivir Bien, symbolique et multidimensionnelle. D’ailleurs, le divin lui-même n’existe pas en dehors de la « relationalité » ; il est la « relationalité » elle-même27. Mais la « relationnalité » est le tissu même de la vie, note Irarrazaval28. Il en découle que Dieu est toujours pensé dans la dyade masculin-féminin. Même si ces propos d’Estermann ne portent pas spécifiquement ni directement sur le Vivir Bien ou sur la vie, ils me paraissent éclairants pour mettre en relief l’arrière-fond ontologique de cet élément méthodologique relevé plus haut : la théologie indía, en tant que symbolique, est bien préparée à faire une théologie du Vivir Bien, une théologie de la vie. Cela implique qu’on l’éprouve comme pratique vivante, pratique de liens, qui se refuse même à penser en faisant abstraction des liens. Sa pertinence réside aussi dans son invitation à la pensée comme une pratique multidimensionnelle, relationnelle, plurielle. On voit bien la richesse de ce courant, à la fois comme pratique populaire et comme expression d’une cosmovision profonde, particulièrement inspirante sans doute pour des sociétés (dont la nôtre) où une pensée objectivante et cartésienne tend à céder le pas à des épistémologies 24. « Que hay que procesar mediante la “forma” de la cognición ». 25. Estermann, Filosofia andina..., p. 106. 26. Josef Estermann, Cruz y coca : Hacia la descolonización de la religión y la teología, La Paz, Librería Armonia – ISEAT, 2013, p. 58. 27. « … Dieu est en quelque sorte partie du cosmos, non pas comme un être parmi les autres, mais comme le réseau universel de relations : tout est en Dieu. D’ailleurs, ce panenthéisme andin a une affinité avec le monisme de Spinoza, qui accepte une substance unique comme totalité de tous les êtres interreliés, laquelle est à la fois Dieu et la nature. » Cela ne va pas sans conséquences pour la réception andine du christianisme (Josef Estermann, Si el Sur fuera el Norte : Chakanas interculturales entre Andes y Occidente (Teología y filosofía andinas), La Paz, Bolivie, ISEAT, 2008, p. 184). 28. « Dieu se trouve dans les liens », dit simplement Diego Irrarazaval (notes personnelles de la rencontre de Pujili, octobre 2013). Le Dieu de la foi chrétienne est trinitaire, donc intrinsèquement relationnel, ce qui le rapproche de la conception andine de la divinité (Diego Irrarazaval, Itinerarios en la fe andina : Rasgos originarios y mestizos (Misión y Diálogo), Cochabamba, Bolivie, Editorial Verbo Divino, 2013, p. 22-23.

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systémiques. Ces épistémologies même qui se veulent adaptées à une approche englobante du monde29. On a relevé aussi la richesse symbolique d’une pensée du Vivir Bien. Cependant, peut-on en tirer un projet de société ? 4. Le Vivir Bien, un projet de société ? Il est intéressant de constater que les constitutions de Bolivie (2009) et d’Équateur (2008) affirment le Vivir Bien comme principe directeur des deux pays. En Bolivie, la constitution de 2009 stipule : « L’État assume et met de l’avant comme principes éthico-moraux de la société plurielle : ama qhilla, ama llulla, ama suwa (ne sois pas paresseux, ne sois pas menteur, ne sois pas voleur), suma qamaña (vivir bien), ñandereko (vie harmonieuse), teko kavi (vie bonne), ivi maraei (terre sans mal) et qhapaj ñan (chemin ou vie noble). » (art. 8.1) Tous ces termes réfèrent à des principes propres aux diverses nations qui composent la Bolivie. À cet égard, la diversité culturelle est la pierre angulaire du projet politique de « l’État plurinational de Bolivie ». En Équateur, la constitution de 2008 explicite amplement le principe du Vivir Bien. Sa deuxième partie est une véritable charte des « Droits du Vivir Bien », dont il serait trop long de faire la nomenclature complète. Mentionnons au moins les droits à l’eau ; à « un accès sûr et permanent à des aliments sains, suffisants et nutritifs », produits préférablement à l’échelle locale en conformité avec les traditions culturelles ; à « vivre dans un environnement sain et équilibré écologiquement, garantissant le caractère durable (sostenibilidad) et le Vivir Bien, sumak kawsay » ; à la liberté de communication, « interculturelle, inclusive, diverse et participative, dans tous les champs de l’interaction sociale » ; sans oublier le droit à un accès universel aux technologies de communication ; à choisir, protéger et développer son identité culturelle ; à exercer librement sa créativité et des activités artistiques, culturelles et scientifiques ; au temps libre, à la pratique de loisirs et de sports ; à jouir des bénéfices de la science et des savoirs ancestraux ; à une éducation conçue comme intégrale, interculturelle, démocratique, de qualité, en valorisant l’égalité de genres, la justice sociale et la paix. Et ce n’est pas tout : une partie ultérieure de la Constitution, appelée « Régime du Vivir Bien », élabore en huit 29. Notons par exemple que la pensée systémique de Bertalanffy est née dans le cadre de la biologie (Ludwig von Bertalanffy, Les problèmes de la vie. Essai sur la pensée biologique moderne (Aux frontières de la science), Paris, Gallimard, 1961 ; Idem, Théorie générale des systèmes, traduit par Jean Benoîst Chabrol, Paris, Dunod, 1973).

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sections les règles de gouvernance et d’administration du principe en question. Malgré ces précisions, la notion de Vivir Bien est débattue entre ceux qui défendent une conception traditionnaliste et écologiste du Vivir Bien 30 et d’autres qui considèrent le Vivir Bien comme l’énoncé d’un projet de développement social et économique, à tendance socialiste31. Ces divergences se retrouvent jusqu’au sein du gouvernement bolivien d’Evo Morales. Le « programme national de développement » mis en place par celui-ci vise à la fois la production de richesse, le développement d’infrastructures supportant la vie en commun et le respect de l’environnement. Selon la position traditionnaliste et écologique, il y a urgence « non seulement d’un nouveau modèle économique mais d’une nouvelle forme de vie prenant appui dans l’équilibre, l’harmonie et le respect de la vie32. » L’anthropologue économique Alison Spedding Pallet parle d’un idéalisme sans « atterrissage » : ni dans des projets concrets, ni dans les préoccupations des citadins, ni même dans les préoccupations réelles des paysans33. Si la théologienne Irene Tokarski avance que le principe axiologique du Vivir Bien peut se décliner de diverses manières dans une société plurinationale et pluriculturelle34, des projets concrets divisent les camps. En Bolivie, la création d’un Territorio Indigena y Parque Nacional Isiboro Sécure (TIPNIS), censé appliquer la philosophie du Vivir Bien, a mis en opposition deux critères éthiques : le respect intégral de la cos30. « Le monde a commencé à parler de développement durable (sostenible, sostentable). On entend ce concept dans des forums mondiaux, rencontres, assemblées, ateliers et divers types d’initiatives pour discuter sur le type de développement qu’il faudrait mettre en place. On parle de développement harmonieux, de développement avec identité, mais on ne touche pas ainsi la question de fond. Et même, en inventant le concept de développement avec identité au point de le confondre avec le Vivir Bien […], le monde occidental n’atteint pas les savoirs originaires, pas plus qu’il n’analyse bien l’essence et les implications du développement. » (Huanacuni Mamani, Vivir Bien/Bien Vivir…, p. 32). Marcello Argollo Valdez, « La cultura organizacional y el proceso de construcción de un nuevo paradigma de desarollo », dans Collectif, Vivir bien : contextos y interpretaciones, La Paz, Bolivie, Instituto superior ecuménico andino de teología ISEAT – Universidad de Postgrado para la Investigación Estratégica en Bolivia, 2013, p. 52. Huanacani Mamani propose des applications dans les secteurs de l’économie, de l’éducation, de la justice et du droit, des relations internationales et de la lutte aux changements climatiques. 31. Uzeda Vásquez, « “Vivir bien y desarrollo…, p. 25-27. 32. Huanacuni Mamani, Vivir Bien/Bien Vivir…, p. 51. 33. Alison Spedding Pallet, « Suma qamaña ¿kamsán muñi? (¿Qué quiere decir ‘vivir bien’?) » : Fe y pueblo – Segunda época (2010). « Je ne vois pas comment on pourrait convertir “la réciprocité” et autres composantes du soi-disant modèle autochtone alternatif en quelque chose de mesurable et donnant lieu à des politiques pratiques » (Ibid., p. 17). 34. Voir Irene Tokarski, « Un diálogo intercultural necesario para “vivir bien” » : Fe y pueblo - Segunda época (2010), p. 54. Selon Estermann, le modèle du Vivir Bien est « très au-delà de la vieille distinction entre socialisme et capitalisme. (Estermann, « “Presentación” », p. 11).

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movision autochtone et l’amélioration des conditions de vie des Autochtones de la zone concernée – dans les deux cas, au nom du Vivir Bien. Et en Équateur, c’est au nom du Vivir Bien que le gouvernement a décidé d’autoriser l’exploitation pétrolière dans un parc national, en dépit de l’opposition des peuples autochtones qui y vivent encore de manière traditionnelle et qui craignent un saccage environnemental. Ou encore, on dénonce l’autorisation des semences transgéniques en Équateur par le gouvernement Correa : « la vie n’est pas une propriété privée35. » Les acteurs de la théologie indía sont sévères avec ce qu’ils considèrent comme la récupération du Vivir Bien dans des projets incompatibles avec les cosmovisions autochtones36. Selon l’approche traditionnaliste du Vivir Bien, il y aurait un rapport direct entre l’affaiblissement de la tradition et celui des possibilités de vivre bien pour les Autochtones. Ce postulat peut apparaître comme une idéalisation de la tradition et un refus de la modernité qui ignorerait l’accroissement des possibilités de vie apporté par la technologie et la médecine modernes. Pourtant, le théologien Diego Irrarazaval insiste sur le caractère dynamique des identités andines en mouvement, certaines vivant encore en contexte rural, d’autres s’élaborant dans l’urbanité, sans qu’il faille parler pour autant de déculturation. L’andin n’est ni pétrifié, ni autocentré, ni uniforme. Au contraire, ce qui prédomine, c’est la flexibilité et l’interculturalité, dans les espaces urbains autant que ruraux. De plus, il existe des vagues de migration et une incessante reconfiguration des identités, réalisée par la jeunesse et par des secteurs adultes. Il serait vain d’extraire l’andin du réseau et de la fluidité d’une gamme de relations socioculturelles, ou de poser le sacré à distance de l’historique37.

Considérant ces divergences entre les partisans d’une vision traditionnelle autochtone et ceux qui souhaitent moderniser le Vivir Bien, considérant aussi les divergences internes à chacun des deux groupes, on constate l’imprécision d’un projet de société conséquent. Au vu d’un principe qui semble justifier une chose et son contraire, où peut-on situer la pertinence du Vivir Bien ? 35. Notes personnelles de la rencontre de Pujili, octobre 2013. 36. « Combien de leaders des droits humains ont été récupérés ? Combien de luttes pour la vie ont été contaminées ? » « Dans ce gouvernement équatorien soi-disant socialiste et progressiste, les Autochtones vivent le déni de leurs droits et sont aux premières loges des saccages écologiques. » (Notes personnelles de la rencontre de Pujili, octobre 2013). 37. Irrarazaval, Itinerarios en la fe andina..., p.  28. « Le piège qui guette les discours indigénistes consiste à exclure les différences et les interactions : que les uns détiennent le pouvoir tandis que d’autres demeurent dans les marges. […] Ce qui nous intéresse est de transformer la société, à travers une société pluriforme et solidaire. » (Ibid.. p. 59).

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5. Entre traditionalisme et utopie assumée Le Vivir Bien ne serait-il, après tout, qu’une construction contemporaine ? C’est la question posée par Flavia Marco Navarro : « Le Vivir Bien […] n’est pas documenté dans les œuvres des andinistes. Il s’agit donc d’une réinterprétation récente, d’une resignification actualisée, idéologisée dans le cadre d’un processus de changement ; cela pourrait même être une construction actuelle, une interprétation contemporaine du passé38 ». Cette construction contemporaine se projetterait, ajoute-t-elle, dans une antiquité autochtone censée garantir sa valeur, non sans le risque d’une idéalisation du passé et d’un conservatisme social qu’une approche intersectionnelle du Vivir Bien pourrait étudier39. Ainsi, la problématique de la vie menacée des peuples autochtones recoupe celle du genre et de l’hétérosexisme. Toutes les sociétés génèrent leurs exclusions à cet égard, dont les sociétés andines traditionnelles. Dans des recherches sur le terrain faites en Bolivie et au Pérou, on a demandé à des femmes autochtones de dire quels étaient leurs droits. Elles ont invariablement répondu en parlant de leurs devoirs. Celui qui rapporte ce propos parle du « poids excessif du communautaire qui finit par s’exprimer même inconsciemment » et de l’idéalisation de ces communautés andines, où des inégalités existent aussi40. En outre, dans la cosmovision andine, il n’y aurait place ni pour le/la célibataire ni pour l’homosexuel/le, selon Estermann41. Un certain discours autochtone traditionnaliste, tout en étant libérationniste par son décolonialisme, peut à son tour exercer des effets marginalisants. Quand le thème de la vie est conjugué au conservatisme social et à l’idéalisation de la tradition, il y a risque de tomber dans un discours essentialiste où « la vie » est opposée au mouvement de l’histoire. Mais une autre perspective est possible. Colque Condori affirme plutôt que le Vivir Bien est un horizon utopique, un critère critique et orientant plutôt qu’un modèle ou même un concept, ce qui en ferait justement la force. La question de la vie rejoint alors celle du sens de la vie. Quelles que soient les politiques gouvernementales, économiques et institutionnelles, elles devraient être jaugées à ce critère. Le sens de la vie ne 38. Navarro, « “El vivir bien dela niñez y la adolencia y el ejercicio de derechos” », p. 134. Beatriz Ascarrunz abonde dans le même sens (voir Ascarrunz, « Nada bien le hace al ¿nuevo?... », p. 55-56. 39. Kimberlé Williams Crenshaw – Oristelle Bonis, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du genre 2 (2005) 51-82 ; Sirma Bilge, « Théorisations féministes de l’intersectionnalité », dans Diogène 1 (2010) 70-88. 40. Uzeda Vásquez, « “Vivir bien y desarrollo… », p. 103. 41. Estermann, Filosofia andina..., p. 227-228.

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consisterait pas à accumuler des biens ni des heures de travail, mais à cultiver des liens vivants et durables avec son monde et ses divers mondes42. « Le Vivir Bien n’est pas une lutte perdue, c’est une utopie qui nous fait marcher43. » « Savoir originaire », le Vivir Bien ? Tradition actualisée, projection contemporaine dans une antiquité idéalisée, utopie ? Ou point de fuite qui canalise les résistances de peuples engagés dans l’histoire ? Probablement un peu de tout cela, selon les camps qui brandissent la bannière du Vivir Bien. S’il consiste à promouvoir un simple retour au passé, le combat pour la vie peut faire de la vie l’argument de tous les conservatismes, aux dépens d’une vie qui est justement mouvement, créativité et diversité. Pour que ce combat soit le théâtre de l’inventivité culturelle et sociale, il doit s’assumer comme utopie et création constante. Conclusion La recherche du Vivir Bien naît d’une menace concrète et multiforme contre la vie de populations violentées en Amérique latine. Elle participe d’une lutte pour la survie, mais ce faisant, elle permet aux communautés qui y prennent part de dépasser le niveau de la survie pour devenir artisanes de leurs vies, en sollicitant leur imaginaire, leur mémoire et leur liberté. « Au nom de la vie on a tué des êtres humains, des peuples entiers, la nature, les cultures44. » La défense de la vie peut être la pierre angulaire d’une entreprise de domination et de mort, qui se cache sous un visage bienveillant et nécessaire. Une économie de la croissance illimitée améliore la qualité de vie tout en épuisant les ressources de la planète. Le combat pour la vie de l’Église catholique dans l’hémisphère Sud complique l’accès au contrôle des naissances dans un contexte de surpopulation et de pauvreté extrême ainsi que l’accès au condom qui est pourtant une arme éprouvée contre la propagation du VIH. Comment savoir si un combat mené pour la vie est juste ? D’abord si ce combat est centré sur la dimension concrète et matérielle de la vie, conformément aux traditions autochtones et biblique45. C’est pourquoi la démarche de la théologie indía est très concrète.

42. 43. 44. 45.

Colque Condori, « El vivir bien y su potencial utópico…, », p. 33. Paroles d’un participant à la rencontre de Pujili, octobre 2013 (notes personnelles). Collectif, Teología india..., p. 187. Ibid., p. 188.

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Pourtant, la théologie indía n’a pas beaucoup de propositions concrètes à faire à propos du Vivir Bien. Sa force et son intérêt sont ailleurs, dans la recherche d’un imaginaire et d’une spiritualité capables de nourrir une lutte sociale contre la violence et la mort. Elle explore en effet des avenues stimulantes pour symboliser le monde vivant : communauté, matérialité, localité, « relationalité ». D’ailleurs, c’est de ce côté, en tant que méthode, que le Vivir Bien apparaît le plus inspirant pour la théologie, non seulement pour les communautés autochtones d’Amérique latine, mais pour les théologies allochtones et occidentales quand elles veulent penser la vie. Il contribue à nourrir l’imaginaire d’une vie « en abondance », un imaginaire plus que jamais nécessaire mais qui doit s’articuler à une lecture du présent. Résumé Depuis un peu plus d’une décennie, une littérature autochtone d’Amérique latine explore le potentiel de l’éthique traditionnelle du Vivir Bien (Bien vivir, Buen vivir, Sumak kawsay, Suma qamaña), dans une perspective d’actualisation. Durement confrontés à l’appauvrissement de la vie subi par leurs peuples, les auteurs explorent le potentiel actuel, utopique, politique, économique, social, écologique et spirituel d’une approche traditionnelle de la vie. Ancré dans des cultures autochtones, le Vivir Bien (bien-vivre) est repris aussi par des projets gouvernementaux et développementaux, avec audace mais non sans débats ni contradictions. Porteur d’espoir, source de résistance au néocolonialisme et à ses effets dans de multiples communautés autochtones, il fait l’objet d’études anthropologiques, sociologiques et développementales, entre autres en sciences humaines et sociales, dans une perspective parfois critique. Il mobilise aussi une théologie populaire autochtone. Au-delà de ses promesses, l’approche du Vivir Bien est-elle porteuse de possibilités concrètes pour repenser la vie, sur les plans théorique, politique, pratique et théologique ? Et qu’est-ce que cette approche peut apporter aux théologies de la vie dans l’hémisphère Nord ? Mots-clés : Vivir Bien – vie – Autochtones – théologie indienne – Amérique latine. Summary For a little over a decade certain Latin Native American literature has been studying the potential of the traditional ethics of Living Well (Vivir Bien, Bien vivir, Buen vivir, Sumak kawsay, Suma qamaña) with the prospect of exploring its significance for today. Confronted with the impoverishment of everyday life that their people endure, authors are searching for the current, utopic, political, economic, social, ecological and spiritual potential of the traditional approach to life. Rooted in indigenous cultures the Vivir Bien (Living Well) is being boldly incorporated in government and developmental projects but neither without debate nor contradiction. As a source of resistance and hope against Neocolonialism and its effects in numerous First Nation colonies, it has been the object

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of anthropological, sociological and developmental studies in human and social sciences, among others, in a somewhat critical perspective. It also mobilises a popular indigenous theology. Over and beyond its promises, does the Vivir Bien (Living Well) approach offer concrete possibilities for rethinking life on theoretical, political, practical and theological levels? Also, what does this approach offer to the different lifestyle theologies in the northern hemisphere? Keywords: Vivir Bien – Life – Indigenous Peoples – Indian Theology – Latin America.

BIMAADIZIWIN. APPROCHES AMÉRINDIENNES DU MYSTÈRE DE LA VIE Achiel Peelman (Université Saint-Paul)1

Les spiritualités amérindiennes figurent parmi les spiritualités les plus anciennes dans le monde. Elles représentent une sagesse millénaire qui peut nous inspirer encore aujourd’hui. Qu’est-ce que cette sagesse nous offre pour mieux penser, soigner et célébrer la vie ? La vie occupe une place centrale dans les spiritualités amérindiennes, tout comme dans les religions traditionnelles de l’Afrique, mais les Amérindiens ne nous offrent pas directement une définition de la vie ou des théories sur la vie. Les langues amérindiennes sont des langues axées sur l’action et structurées autour de verbes qui expriment d’abord et avant tout ce que nous faisons plutôt que de décrire qui nous sommes2. C’est pourquoi j’ai décidé de structurer cette étude autour du concept Bimaadiziwin des Ojibwe et qui a son équivalent chez beaucoup d’autres nations, par exemple : Wetaskiwin chez les Cris ou Hozho chez les Navajo3. Bimaadiziwin se laisse difficilement traduire ; ce terme évoque la vie en plénitude, le développement de relations harmonieuses, le bonheur, le style de vie équilibré, la bonne santé, l’engagement pour la paix. Mon analyse est divisée en trois parties. Je présenterai d’abord trois concepts fondamentaux de la spiritualité amérindienne qui concernent directement le vivre en plénitude. Ensuite, je traiterai brièvement de la croyance amérindienne dans les esprits ou dans le monde des esprits. Je 1. Ce texte est d’abord paru en anglais sous le titre : Achiel Peelman, « Bimaadiziwin Native American Approaches to the Mystery of Life », dans Annales Missiologici Posnanienses 19 (2014) 79-89. Nous remercions cette revue pour son aimable autorisation de reproduction. 2. Dennis McPherson, « A Definition of Culture. Canada and First Nations », dans Jace Weaver (ed.), Native American Identity. Unforgotten Gods, Maryknoll, Orbis Books, 1998, 77-98. 3. Gary Witherspoon, Language and Art in the Navajo Universe. Ann Arbor, University of Michigan Press, 1976 ; Andrea Smith, « Walking in Balance. The SpiritualityLiberation Praxis of Native Women », dans J. Weaver (ed.), Native American Religious Identity, 178-198 ; Michelene Pesantubbee, « In Search of the White Path. American Indian Peacebuilding », dans Harold Coward – Gordon Smith (eds), Religion and Peacebuilding, Albany, State University of New York Press, 2004, 27-43.

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terminerai avec quelques réflexions sur la Roue médicinale (Medicine Wheel) qui symbolise par excellence l’aspect holistique de la conception amérindienne du vivre en plénitude. Tout ce que je présente dans ces quelques pages est largement inspiré par ma propre expérience, sur le terrain, de la spiritualité amérindienne. Mais pourquoi ai-je fait cette démarche ? Après avoir terminé mon doctorat sur la théologie spirituelle et plus précisément sur la spiritualité théologique de Hans Urs von Balthasar à Strasbourg sous la direction du Professeur Gérard Siegwalt, je me suis dirigé rapidement vers les Amérindiens, en particulier vers les Cris de l’Alberta et les Ojibwe de l’Ontario. J’ai bénéficié énormément de leur hospitalité spirituelle et rituelle. J’ai fait la quête de vision durant quatre étés consécutifs dans les années 1980 avec des hommes-médecins, des chamanes et des aînés cris4. Cette démarche n’est pas le fruit du hasard. Balthasar m’avait beaucoup impressionné. N’est-il pas un des plus grands théologiens du XXe siècle ? Mais j’ai découvert rapidement que sa théologie est restée très occidentale et très christocentrique. On n’y trouve presque rien sur les autres cultures et religions. Je voulais donc élargir mes horizons et pensais faire un séjour en Afrique et en Asie. J’ai alors fait un rêve qui m’invitait à rester au Canada et à visiter les Amérindiens. Ce rêve m’a assuré immédiatement une certaine crédibilité aux yeux des sages avec qui j’ai alors commencé à communiquer ; dans leur propre monde, les rêves ont toujours occupé une place centrale. 1. Les spiritualités amérindiennes Quels sont les points de repère que les spiritualités amérindiennes nous offrent pour mieux penser, soigner et célébrer la vie ? Je voudrais en nommer trois de façon particulière : – pas de Bimaadiziwin sans vision (une vision vitale) – pas de Bimaadiziwin sans des relations harmonieuses et inclusives – pas de Bimaadiziwin sans espace de vie. 1.1. Pas de Bimaadiziwin (vivre en plénitude) sans vision (une vision vitale) L’ethnologue ojibwe, Basil Johnson, écrivait naguère : « No man begins to be until he has received a vision5. » On devient véritablement humain 4. Voir Achiel Peelman, L’Esprit est amérindien. Quand la religion amérindienne rencontre le christianisme, Montréal, Médiaspaul, 2004, chapitre 2. 5. « Personne ne commence à être quelqu’un sans avoir reçu une vision », dans Basil Johnson, Ojibway Heritage. The Ceremomies, Rituals, Songs, Dances, Prayers and

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une fois qu’on a reçu une vision claire de sa vie. C’est pourquoi, dans un passé lointain, les jeunes garçons (les adolescents) étaient envoyés dans la forêt pour leur quête de vision et pour y rencontrer leur guide spirituel qui leur apparaissait souvent dans sous la forme d’un animal. De retour, les sages interprétaient leur vision et leur donnaient aussi un nom qui indiquait l’orientation de base de leur vie et leur rôle dans la communauté. On doit noter qu’en général, ce rituel ne s’appliquait pas aux filles parce que celles-ci occupaient déjà une place unique dans la communauté en tant que futures mères. Elles avaient un lien fondamental avec la Terre-mère et étaient initiées lors de leur adolescence par les femmes adultes. Aujourd’hui, la quête de vision est pratiquée par des adultes, femmes et hommes, qui veulent refaire leur vie ou se resituer dans la communauté, souvent après avoir eu des expériences destructives. La quête de vision demeure un des rituels les plus répandus parmi les peuples autochtones de l’Amérique du Nord, qui donnent à ce rituel des noms variés. Les Lakotas, par exemple, l’appellent hanbleciya, littéralement « se lamenter pour une vision6 ». Ce rituel est à la fois une quête de sens (pour soimême) et une quête de pouvoirs spirituels qu’on devra mettre au service des autres7. Il a donc une portée à la fois anthropologique (culturelle) et théologique (spirituelle) dont on ne peut sous-estimer l’importance vitale pour les individus qui le pratiquent et pour leur communauté. Aux cours des années 1980, j’ai rencontré une femme déné tha qui me racontait ceci : « Nous sommes des peuples spirituels et personne ne peut nous enlever notre spiritualité. Je suis toujours heureuse quand je vois mes jeunes enfants partir dans la forêt surtout durant la nuit. J’espère qu’ils vont y rencontrer leur guide spirituel. » Pour les Amérindiens, la spiritualité n’est pas une dimension parmi d’autres de leur existence mais une réalité qui englobe tout. Un des hommes-médecins qui m’a accompagné durant mes quatre quêtes de vision me rappelait un jour qu’il y a une différence fondamentale entre les visions et les idées. Les idées et les théories sont le produit de notre intelligence. La vision est quelque chose que nous recevons gratuitement et que nous devons accueillir.

Legends of the Ojibway, Toronto, McLelland and Stewart, 1967, 119. C’est moi qui traduis. 6. Voir Richard Erdoes, Crying for a Dream. The World Through Native American Eyes, San Francisco, Bear Company Publishing, 1990. 7. Voir, par exemple, la description poignante d’une telle expérience par Arthur Amiotte, « Eagles Fly Over », dans Parabola. Myth and the Quest for Meaning 1/3 (1967) 28-24. Également dans Sam Gill, Native American Traditions. Sources and Interpretations, Belmont, Wadsworth Publishing Company, 1983, 90-104.

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« Vous, les occidentaux, disait-il, vous êtes obsédés par les idées et les théories. De fait, nous en produisons sans cesse, dans nos ateliers, nos écoles et nos universités pour régler nos problèmes quotidiens. Mais est-ce que cela nous permet de vivre ? » Tout en soulignant l’importance de la vision dont nous avons besoin pour vivre en profondeur, la spiritualité amérindienne souligne aussi que la vie est un don. Nous ne sommes pas les créateurs et créatrices de notre propre vie ; nous la recevons. Mais il n’y a pas de don sans contre-donation. Par exemple, quand un chasseur innu prend la vie d’un caribou, il remercie l’animal pour le don de sa vie. Il traitera ses os d’une façon très respectueuse. Il effectue un rituel spirituel de ré-donation. J’ai constaté souvent que lors d’un grand banquet autochtone, un aîné prendra un peu de chaque nourriture qu’on va consommer pour l’enterrer au pied d’un arbre ou pour le brûler dans le feu du camp. C’est un geste d’action de grâce pour remercier le Créateur pour le don de la vie, pour le don de chaque vie. 1.2. Pas de Bimaadiziwin (vivre en plénitude) sans des relations harmonieuses La spiritualité amérindienne se présente excellemment comme une démarche interrelationnelle et totalement inclusive, certainement pas comme quelque chose d’individuel. Les théologiens autochtones soulignent plusieurs dimensions de cette démarche qui peuvent nous inspirer. La spiritualité amérindienne contemporaine est fortement préoccupée par la reconstruction de l’identité autochtone. Elle veut s’éloigner de la perspective individualiste qui a largement dominé la modernité occidentale et qui est également mise en question par la postmodernité occidentale. Jace Weaver (Cherokee), détenteur d’un Law Degree de Columbia University et d’un doctorat (Ph. D.) du Union Theological Seminary de New York, montre que les théologiens amérindiens font le passage d’une « herméneutique du Je » vers une « herméneutique du Nous ». La tâche première de cette herméneutique est la reconstruction des communautés autochtones par la réactualisation des valeurs autochtones traditionnelles8. Dans sa théologie de libération postcoloniale, George Tinker (de la Nation Osage), un pasteur luthérien et professeur à l’Iliff School of Theology de Denver depuis 1985, développe une éthique de réciprocité, d’harmonie et d’équilibre9. Mais pour beaucoup de penseurs autochtones 8. Jace Weaver, « From I-Hermeutics to We-Hermeneutics. Native Americans and the Post-Colonial », dans Weaver (ed.), Native American Religious Identity, 1-25. 9. George Tinker, American Indian liberation. A Theology of Sovereignty, Maryknoll, Orbis Books, 2008.

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comme Weaver et Tinker, l’interrelationalité amérindienne ne se limite pas aux humains seulement. Elle s’étend à tous les êtres vivants de l’univers. Nous vivons dans un monde qui est « plus qu’humain10 ». C’est pourquoi ils appliquent la notion de personnalité (personhood) non seulement aux humains mais à tous les autres êtres vivants : animaux, plantes, montagnes, rivières, etc. Ceci a des implications importantes en ce qui concerne les relations entre les humains et les autres êtres vivants. Ceux-ci ne sont pas d’abord des objets à exploiter mais des réalités vivantes à respecter et qui peuvent nous enseigner énormément de choses. La spiritualité amérindienne contemporaine essaie donc de sortir d’un champ d’interprétation selon lequel seul l’être humain donne sens à un monde autour de lui et centré sur lui. Notons enfin que, dans cette spiritualité, l’être humain n’est pas perçu comme le sommet de la création. Au contraire, il est souvent perçu comme l’être le plus vulnérable dans le cercle de tous les vivants. Il a besoin de tous les autres vivants pour réaliser sa vie en plénitude. 1.3. Pas de Bimaadiziwin (vivre en plénitude) sans espace vital Le troisième point de repère que la spiritualité amérindienne nous offre, c’est l’importance qu’elle accorde à l’espace par rapport au temps. Vine Deloria Jr (1993-2005), considéré comme l’initiateur de la théologie amérindienne-chrétienne, fut le premier à le noter dans son fameux livre God is Red, publié en 197311. Il y compare la vision chrétienne du monde avec celle des Amérindiens. Il signale, de façon particulière, comment le christianisme valorise au maximum la dimension temporelle ou historique de l’existence humaine ; c’est pourquoi les notions de progrès, de développement, d’évolution et d’exploitation caractérisent fortement la mentalité occidentale. Au contraire, la spiritualité amérindienne valorise la notion d’espace. Comme les spiritualités africaines, elle affirme aussi le caractère sacré de tout l’univers12. Deloria ne met pas en question l’historicité, qui est un des grands acquis de la modernité, mais il nous rappelle que nous devons balancer l’historicité avec la spatialité. Il est important pour chaque être humain de trouver sa juste place dans l’univers sacré afin de réaliser une vie 10. David Abram, The Spell of the Sensuous. Perception and Language in a MoreThan-Human World, New York, Vintage Books, 1996. 11. Vine Deloria jr, God Is Red. A Native View of Religion, 30th Anniversary Edition, Golden, Fulcrum Publishing, 2003. 12. Voir, par exemple, Laurenti Magesi, What Is Not Sacred? African Spirituality, Maryknoll, Orbis Books, 2013.

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harmonieuse et équilibrée. L’accentuation autochtone de cette spatialité favorise aussi la contemplation ou la méditation. C’est d’ailleurs le message que nous transmettait Frank Cardinal, un aîné cri et père du célèbre Chef autochtone Harold Cardinal (1945-2005), lors de ma première quête de vision sur le terrain traditionnel des Indiens Stoney dans la région des Kootenay, au pied des Montagnes Rocheuses de l’Alberta. La physionomie de ce lieu, une immense plaine circulaire entourée de magnifiques montagnes, se prête depuis des siècles aux méditations et aux rituels des Amérindiens. « Nous sommes ici dans un lieu sacré, nous disait Frank, et beaucoup de personnes viennent ici pour jeûner et prier. Si vous regardez le paysage autour de vous, il vous enseignera beaucoup de choses. Les arbres, comme le pin, vous pouvez les regarder de la base jusqu’à la crête, et vous verrez comme ils pointent vers le Créateur. Tous les arbres pointent vers lui, pour nous, en vue de notre prière13. » 2. Le monde des esprits ou des puissances spirituelles Pour les Amérindiens et d’autres peuples traditionnels, la vie est fondamentalement un mystère car tout est lié à tout de façon spirituelle. Pour eux, l’univers est un univers « animé », un « univers rempli de sens14 » où les esprits et les puissances occupent toujours une place importante. Un nombre considérable d’Autochtones, quel que soit leur degré d’acculturation à la société moderne et dominante, continuent de croire que ces esprits ou ces puissances spirituelles ont un impact réel sur leur vie personnelle et communautaire. Michael Pomedli, professeur émérite du Saint Thomas More College en Saskatchewan, a publié récemment une étude très documentée, intitulée Living With Animals (Vivre avec les animaux), sur les puissances spirituelles et le Midewiwin ou Grand Medicine Society des Ojibwe15. Nous touchons en cela à une dimension du vivre amérindien qui dérange fortement notre sensibilité et notre intelligence occidentales. Nous nous posons alors spontanément la question : est-ce que tout cela est réel16?

13. Achiel Peelman, Le Christ est amérindien, Ottawa, Novalis, 1992, p. 184. L’aîné parlait en cri. Un de ses fils traduisait sa méditation en anglais. 14. Ibid., p.  69-78 ; Achiel Peelman, Christ Is a Native American. New Edition, Eugene OR, Wipf & Stock Publishers, 2006, p. 50-55. 15. Michael Pomedli, Living With Animals : Ojibwe Spiritual Powers, Toronto, University of Toronto Press, 2014. 16. Pour une analyse détaillée, voir Achiel Peelman, « Danser avec les esprits. Explorations de l’univers amérindien », dans Théologiques 2/2 (1994) 73-90.

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Cela était certainement réel pour un de mes guides spirituels, Joseph Couture (1930-2017), un homme-médecin cri et premier Autochtone à détenir un doctorat en psychologie. Je l’ai vu à l’œuvre dans des rituels de guérison où les esprits étaient omniprésents. Je l’ai même assisté à une occasion dans un rituel d’exorcisme. C’était également réel pour Don Goodwin, homme-médecin et diacre ordonné du diocèse de Grands Rapids (Michigan), qui m’invitait à participer à un rituel de la hutte à sudation (Sweat Lodge) qu’il organisait pour un groupe d’Amérindiens à Thunder Bay en 1991. Plusieurs de ces hommes avaient vécu des expériences très négatives et destructives et cherchaient la guérison. Au début du rituel, l’homme-médecin évoquait les esprits ou les « Vents » des quatre points cardinaux, qui étaient présents dans la cabane et qui participaient au rituel. En même temps, il évoquait aussi Jésus, le Fils du Créateur, notre frère aîné, qui occupe, d’après lui, une place unique parmi toutes les puissances spirituelles. J’ai souvent rencontré des Amérindiens qui perçoivent Jésus de Nazareth non seulement comme un chamane ou un homme-médecin mais comme la médecine ou la puissance spirituelle par excellence. Je pourrais donner beaucoup d’autres exemples qui montrent comment les esprits ou les puissances spirituelles occupent toujours une place importante dans la vie rituelle des Amérindiens. Les diverses nations autochtones disposent de plusieurs termes pour désigner ces esprits. Chez les Déné Tha en Alberta, Echint’e signifie « puissance » (Power) ; la personne qui a rencontré son animal protecteur (puissance) s’appelle dene wonlin edadihi, c’est-à-dire quelqu’un qui connaît un animal17. Les Lakota de la réserve de Rosebud (South Dakota) connaissent des centaines d’esprits : des esprits protecteurs, des esprits qui peuvent prédire l’avenir, ceux qui assurent les biens matériels, mais aussi des espritsaraignées ou les esprits-trompeurs (tricksters) qui peuvent désorganiser la vie humaine et même causer beaucoup de mal18. La majorité de ces noms indiquent cependant que les Autochtones s’intéressent directement au rôle fonctionnel des esprits plutôt qu’à leur statut ontologique. Chez les Amérindiens, le monde des esprits est une sorte de « milieu intermédiaire » entre leur milieu de vie terrestre et l’Être absolu que nous ne pouvons rejoindre directement. Nous retrouvons la même vision en Asie et en Afrique19. À partir de son expérience en Inde où il est né, le 17. Jean-Guy Goulet, « Visions et conversions chez les Déné Tha. Expériences religieuses chez un peuple autochtone converti », dans Religiologiques 6 (1992) 147-182. 18. William Stolzman, The Pipe and Christ. A Christian-Sioux Dialogue, Chamberlain (South Dakota), Tipi Press, 1986. 19. Vidiadhar Surajprasad Naipul, The Masque of Africa : Glimpses of African Belief, New York, Vintage Books, 2010 ; Stephen Ellis – Gerrie Ter Haar, Worlds of Power.

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missiologue mennonite Paul Hiebert (1932-2006) constatait que les Églises chrétiennes ont tout essayé pour éliminer de la vie de leurs nouveaux membres autochtones ce « monde intermédiaire » des esprits, mais sans succès. Nous constatons d’ailleurs la même chose un peu partout en Afrique où beaucoup de personnes expérimentent une double pratique religieuse en faisant aisément le passage du christianisme vers leur religion traditionnelle. Hiebert propose un cadre analytique pour mieux comprendre ces phénomènes et pour développer une théologie holistique qui respecte et intègre les traditions religieuses des peuples quand ils se convertissent au christianisme20. Ce cadre analytique comprend deux logiques : une « logique mécanique » et une « logique organique ». La « logique mécanique » essaie de comprendre en termes de causes scientifiquement établies ce qui nous arrive dans notre vie ; ces causes peuvent être à la fois bonnes ou mauvaises, mais elles n’ont pas de dimension proprement morale. Ces causes nous permettent de mieux contrôler notre vie, mais elles n’expliquent pas tout. La « logique organique », au contraire, cherche des explications à partir des relations spirituelles qui se développent entre tous les vivants de l’univers. Mais elles n’expliquent pas tout, elles non plus, parce que la vie est fondamentalement un mystère. Pour mieux vivre ce mystère, nous devons chercher à établir l’équilibre entre la « logique mécanique » qui domine notre vie moderne et la « logique organique » dont la spiritualité amérindienne demeure un exemple remarquable. 3. L’enseignement symbolique de la Roue Médicinale La spiritualité amérindienne se présente comme une spiritualité holistique s’exprimant d’une façon particulière à travers le symbolisme de la Roue médicinale. Beaucoup d’Autochtones croient que la Roue médicinale est un symbole très ancien utilisé par presque toutes les nations amérindiennes. Par exemple, dans un lieu de campement amérindien traditionnel dans les plaines du Saskatchewan, j’ai découvert plusieurs grands cercles parfaits formés par des roches et divisés par une croix en quatre segments. Serait-ce des traces de rituels de guérison qui se Religious Thought and Political Practice in Africa, New York, Oxford University Press, 2004 ; Diarmud O’Murchu’, Reclaiming Spirituality : A New Spiritual Framework for Today’s World, New York, Crossroad Publication, 1998. 20. Paul G. Hiebert, « The Flaw of the Excluded Middle », dans Robert L. Gallagher – Paul Hertig (eds), Landmark Essays in Mission and World Christianity, Maryknoll, Orbis Books, 2009, 179-189.

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pratiquaient là depuis longtemps ? Encore aujourd’hui, les thérapies autochtones sont souvent inspirées par les enseignements traditionnels de la Roue médicinale21. Celle-ci est représentée par un cercle parfait divisé en quatre segments par une croix ; les quatre parties ou points symbolisent toutes les relations dont nous avons besoin pour réaliser notre Bimaadiziwin. Rosella Kinoshameg, infirmière diplômée et femme-médecin odawa/ ojibwe, de la Première Nation de Wikwemikong et détentrice d’un doctorat honoris causa, expliquait, lors d’une conférence à l’Université Saint-Paul en 1998, que la qualité thérapeutique de la Roue médicinale consiste en sa capacité de nous localiser dans un des quatre segments du cercle tout en visualisant nos liens multiples avec les trois autres segments en vue d’un vivre équilibré et harmonieux. Kinoshameg utilise la Roue médicinale dans les communautés où elle travaille pour y établir la paix. Je l’ai accompagnée lors d’un congrès à l’Université Notre-Dame sur la relation entre le christianisme et les religions autochtones. Dans sa conférence, elle parlait justement des tensions qui existent dans beaucoup de communautés autochtones entre les « traditionnalistes » et les chrétiens. Chacun peut utiliser la Roue médicinale comme une sorte de « miroir » dans lequel il se voit tel qu’il est, avec ses faiblesses et ses richesses. Tout un chacun, nous pouvons alors entamer une démarche pour améliorer notre vie par toutes les relations qui se trouvent dans le cercle. Mais quelles sont ces relations ? La liste que j’en présente est largement inspirée par un groupe de chercheurs autochtones de l’Université de Lethbridge22. Les quatre points dans le cercle symbolisent les quatre points cardinaux de l’univers : l’est, le sud, l’ouest et le nord. Ils symbolisent les quatre races symboliques : la race rouge, la race jaune, la race noire et la race blanche. Nous sommes tous des sœurs et des frères qui vivent sur la même Terre-Mère. La Roue médicinale expose les quatre éléments de l’univers physique avec leurs puissances distinctives : la terre, l’air, l’eau et le feu. Elle représente les quatre aspects de la nature humaine : le spirituel, l’émotionnel, l’aspect physique et l’aspect mental ; ces aspects s’entrecroisent à l’intersection de ce que nous appelons la volonté ou la volition humaine. La Roue médicinale symbolise les quatre formes de vie : la vie minérale, la vie végétale, la vie animale et la vie humaine. Elle symbolise les quatre « montagnes » 21. Lilian Dyck, « An Analysis of Western, Feminist and Aboriginal Science Using the Medicine Wheel of the Plain Indians », dans Native Studies Review 11/2 (1996) 89-102. 22. Voir Judie Bopp (ed), The Sacred Tree, Lethbridge, Fourth World Development Press (University of Lethbridge), 1984.

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de la vie humaine : l’enfance, la jeunesse, l’âge adulte et la vieillesse. Elle symbolise les quatre environnements de l’interaction humaine : l’environnement physique, l’environnement humain, le moi et les réalités inconnues. Enfin, la Roue symbolise aussi les quatre dimensions de la connaissance ou de la cognition humaine : action, réflexion, interprétation et compréhension ; ces dimensions sont animées par la puissance créatrice de nos croyances et de nos visions. Dans l’utilisation thérapeutique de la Roue médicinale, on se base aussi sur ce qu’on appelle les « dons » des quatre directions de l’univers. En effet chaque direction nous offre un certain nombre de valeurs, d’attitudes ou d’orientations dont nous avons besoin pour réaliser pleinement notre vie humaine en communion avec toutes les autres formes de vie. Mais rien ne se passe si nous ne nous mettons pas en route librement et volontairement pour faire le tour de ce puissant cercle de la vie que symbolise la Roue médicinale. Dans ma propre utilisation de la Roue, je commence toujours par la direction de l’est et j’y attache d’abord et avant tout la valeur de la créativité. Chaque lever du soleil est comme une nouvelle création, un nouveau point de départ, une invitation à l’engagement. La direction du sud me permet d’évaluer les fruits de cet engagement et de rendre grâce aussi pour tous ce que nous recevons ; la valeur dominante est alors la générosité. L’ouest me rappelle l’importance du repos, de la tranquillité mais aussi la fragilité de la vie, dans l’obscurité de la nuit, après le coucher du soleil. Enfin, le nord symbolise le courage et la persévérance, car tout est à recommencer à ce point. Dans cette recherche, j’ai voulu souligner de façon particulière que, selon la spiritualité amérindienne, la vie est un grand mystère marqué par le lien entre tout ce qui existe sur la terre. Il s’agit donc de relations qui ne sont pas limitées aux êtres humains. En effet, nous vivons dans un monde qui est « plus qu’humain ». Alors que la vision occidentale du monde est encore très anthropocentrique, celle des peuples autochtones est davantage cosmocentrique. Les êtres humains ne sont pas les seuls « donneurs de sens ». Tout ce qui existe dans le monde peut nous aider à mieux comprendre et à mieux vivre notre existence humaine, pourvu que nous nous mettions à l’écoute de tout ce qui nous entoure. Toute forme de vie mérite notre respect. J’ai montré ailleurs que la spiritualité amérindienne nous aide aussi à approfondir notre théologie chrétienne, notamment en développant davantage une théologie holistique de la création et en élargissant également notre théologie de la rédemption23. 23. Voir Peelman, L’Esprit est amérindien.

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Résumé Structurée autour du concept ojibwe Bimaadiziwin (vivre en plénitude), cette étude montre comment la spiritualité amérindienne contribue à une meilleure approche du mystère de la vie en soulignant l’importance de la vision, des relations inclusives et de l’espace. Tout cela est étroitement lié au « monde des esprits » et symbolisé de façon unique par le rituel de la Roue médicinale. Summary Structured around the ojibwe concept Bimaadiziwin (fullness of life), this study demonstrates how Native American Spirituality contributes to a deeper approach of the mystery of life by its focus on vision, all-inclusive relationships and space. All this is intimately related to the “spirit world” and symbolized in a unique way the Medicine Wheel ritual.

UNE MARIOLOGIE POUR LA VIE EN CONTEXTE AFRICAIN Hyacinthe Kihandi Kubondila (Université de Montréal)

Le concept de la vie occupe une place constante et prépondérante dans la théologie africaine contemporaine, et ce, depuis ses débuts, dans toute son évolution de même que dans ses diverses accentuations. L’importance de ce thème n’est plus à démontrer depuis l’époque de la philosophie bantoue de Placide Tempels1, puis de la parution d’un ouvrage collectif scellant l’acte de naissance de la théologie africaine contemporaine2 jusqu’à l’étape de maturation et d’approfondissement3 de cette théologie. Il en ressort que la vie, étant bien suprême, don par excellence, est sacrée en Afrique. Par conséquent, elle doit être prolongée et immortalisée par la procréation. Elle doit aussi être aimée et célébrée. Enfin, elle doit être sauvegardée à tout prix et consolidée par des liens sociocommunautaires et grâce aux d’initiation traditionnelle. Si la vie est une caractéristique essentielle dans la culture africaine, il n’en demeure pas moins qu’elle y est menacée, hier comme aujourd’hui. La situation apocalyptique actuelle, issue d’une crise économique et sociale engendrant une misère sans mesure ainsi que la prolifération des conflits inter-ethniques mortifères et des guerres impérialistes de prédation économique sont autant des causes profondes de la précarité de la vie dans ce continent. Or des voix s’élèvent pour proposer des moyens pouvant permettre de mettre fin à tout ce qui rend la vie précaire, la menace et l’anéantit. Dans ces perspectives, nous proposons une réflexion théologique sur la praxis mariale en Afrique relativement à la vie en société. Il s’agit de comprendre comment, face aux multiples défis liés à la guerre et au dénuement social, que vit ce continent, la pratique de la dévotion mariale peut, non seulement contribuer à faire naître à la vie, mais amener ceux 1. Placide Tempels, La philosophie bantoue (Présence africaine), Paris, Éditions Africaines, 1949, 1965. 2. Collectif, Des prêtres noirs s’interrogent, Paris, Cerf, 1956. 3. André Kabasele mukenge, La Parole s’est fait chair et sang. Lecture de la Bible dans le contexte africain, Kinshasa, Médiaspaul, 2003, p. 8.

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et celles qui pratiquent cette dévotion à lutter contre les structures de la mort, contre les matamores et les prédateurs qui étouffent, piétinent, écrasent la vie des pauvres. Nous commencerons par présenter la conception de la vie et de sa valeur en Afrique tout en soulignant quelques paradoxes quant à cette valeur attribuée à la vie et des pratiques qui la déstabilisent. Par la suite, nous montrerons la place capitale qu’occupent la Vierge Marie et la dévotion à son endroit dans la vie de foi des peuples africains. L’importance accordée à la Mère de Jésus ainsi qu’au culte qui lui est rendu peut servir de pensée libératrice à titre de mariologie en faveur de la vie en contexte africain. L’Afrique étant vaste et les Africains diversifiés, notre réflexion concerne essentiellement l’Afrique subsaharienne francophone. Dans cette partie du continent africain, il est reconnu qu’on peut trouver des ressemblances quant à la conception des relations familiales, de l’au-delà, de Dieu, des ancêtres, des esprits intermédiaires peuplant l’univers des Africains4. Précisons que la dévotion mariale dont nous parlons concerne exclusivement le milieu catholique romain. 1. La vie et sa valeur en Afrique La valeur de la vie en Afrique peut s’expliquer selon trois aspects clés : la conception de la vie, la référence à la vie, la protection de la vie. 1.1. Conception de la vie L’Afrique Noire a hérité de l’Égypte pharaonienne sa manière de concevoir la vie. D’après Nathanaël Yaovi Soede, « les populations parties des bords du Nil pour constituer, à l’ouest, à l’est, au centre et au sud du continent noir, des sociétés africaines ont emporté avec elles des traditions entières de la culture pharaonienne5 ». Pour cet auteur, qui s’inspire des travaux de Théophile Obenga et de Cheikh Anta Diop, « la conception africaine de la vie, valeur fondamentale de la pensée philosophique et de l’existence, s’inscrit dans la perspective de la tradition pharaonienne. La vie dont il s’agit n’est pas simplement ce qui s’oppose à la mort. La vie est ce qui maintient l’homme dans le monde et lui donne d’exister. C’est tout le corps, tout l’être au monde de l’homme qui est vie6. » 4. Pierre Diarra, « Anthropologie africaine et théologie mariale », dans Bulletin de la Société française d’études mariales 64 (2007), p. 198. 5. Nathanaël Soede Yaovi, Sens et enjeux de l’éthique. Inculturation de l’éthique chrétienne, Abidjan, UCAO, 2005, p. 94. 6. Ibid., p. 96.

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Cette vie est conçue en termes d’unité, de communauté et de participation. Par unité de la vie, « il faut entendre, d’un côté, une relation d’être ou de vie avec ses père ou mère, avec ses descendants, avec sa famille, ses frères et sœurs du clan, ses ascendances et avec Dieu, source ultime de toute vie ; et d’autre côté, une relation analogue avec son patrimoine, avec tout ce qu’il contient ou produit, avec tout ce qui y croit ou y vit7 ». De même René Heyer et François Kabasele Lumbala pensent que pour les Africains du sud du Sahara, « vivre, c’est avoir de la force et être en bon rapport avec Dieu et les ancêtres qui sont respectivement la source et le canal par où leur vient la vie, être en harmonie avec les vivants terrestres et la nature qui les entoure et dont ils sont un maillon de la vie ; vivre pour eux, c’est transmettre et donner la vie qu’ils ont reçue8 ». La vie en Afrique est donc unité, c’est-à-dire relation. Dans son aspect communautaire, la vie fait toujours de l’individu le fils d’une communauté humaine et le père de générations futures. Elle est lien d’unité et facteur de communication des humains avec l’invisible et entre eux9. La vie revait un caractère communautaire parce qu’elle est une vie intégrale, individuelle en tant que reçue et vécue par chacun, communautaire et collective en tant que participant à une unique source et vécue de façon communionnelle10. La participation à la vie se réalise, quant à elle, à travers sa prolongation par la procréation. Pour les Bantu, participer à la vie sacrée, c’est prolonger ses ascendants et préparer son propre prolongement dans ses descendants11. C’est ce que soutient aussi Museka Ntumba en affirmant que le meilleur service à rendre à la vie en ce monde est de la transmettre à son tour à sa descendance12. Ce théologien congolais signale qu’il n’y a pas de propos laudatif pour le célibat volontaire ou involontaire dans sa tribu Luba. Les parents, par leur progéniture, réalisent ainsi une forme d’assurance-vie car c’est de cette façon que l’Africain-Luba assure la vie et l’immortalise13. Outre la prolongation de la vie à travers la procréation, « la participation à la vie se fait de manières diverses et permet ainsi une interdépendance multiforme entre les êtres, selon leur nature et leur 7. Vincent Mulago, Théologie africaine et problèmes connexes. Au fil des années (1956-1992) (Études africaines), Paris, L’Harmattan, 2007, p. 28. 8. René Heyer – François Kabasele Lumbala (dir.), « Théologie africaine et vie », dans Théologiques 19/1 (2011), p. 8. 9. soede yaovi, Sens et enjeux de l’éthique, p. 101. 10. Mulago, Théologie africaine, p. 28-29. 11. Ibidem. 12. Lambert Museka Ntumba, « La conception de la vie en Afrique à la lumière de Jésus-Christ », Théologiques 19/ 1 (2011), p. 112. 13. Ibid., p. 112-113.

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affinité : les ancêtres sur leurs descendants, les forts (chefs, guérisseurs, sorciers) sur les mouvements de la nature et des humains, les aînés sur les puînés, les parents sur leurs enfants, ceux qui sont dans leurs droits sur les fautifs14 ». 1.2. La référence à la vie L’attachement à la vie est la pierre angulaire justifiant l’omniprésence référentielle à celle-ci. En effet, c’est parce que l’Africain est attaché à la vie qu’il y fait référence de manière récurrente. Déjà dans son livre sur la philosophie bantoue, Placide Tempels observait : « [I]l est, dans la bouche des Noirs, des mots qui reviennent sans cesse. Ce sont ceux qui expriment les suprêmes valeurs, les suprêmes aspirations. Ils sont comme des variations sur un leitmotiv qui se retrouve dans leur langage, leur pensée et dans tous leurs faits et gestes. Cette valeur suprême est la vie, la force, vivre fort ou force vitale15. » La référence à la vie est aussi une conséquence de la participation de tous les êtres à cette vie dont la source première est Dieu. Comme le dit Kabasele Lumbala, l’herbe a la vie, l’eau a la vie, l’animal a la vie, la motte de terre a la vie, les étoiles et les astres ont la vie. On l’éprouve par la force qui se dégage d’eux et qui se déploie autour d’eux : ainsi la terre fait germer les graines ; l’eau étanche la soif ; l’herbe peut nourrir ou tuer quand on la consomme ; l’herbe peut tuer les microbes et guérir un malade ; le soleil réveille les humains ; fait croître et réchauffe en chassant le froid ; la lune fait varier les tempéraments, provoque des changements dans le corps humain. Chez l’humain, la vie se déploie d’une manière encore plus rapide : il entre en relation, produit, réfléchit, engendre16.

Enfin, c’est dans les gestes de la vie courante qu’on découvre cette allusion à la vie. Ghislain Tshikendwa Matadi le remarque par la salutation de certains peuples africains, quand ils se souhaitent une longue vie. Tel est aussi le cas des Igbo du Nigeria qui disent anwali ou anawashula, ce qui veut dire « Ne meurt pas ! » ou « Ne meurt pas tôt ou jeune ». Les Cokwe de la République Démocratique du Congo quant à eux disent moyo ou kolenu, ce qui veut dire littéralement « vie » ou « soyez fort17 ».

14. François kabasele Lumbala, Renouer avec ses racines. Chemins d’inculturation, Paris, Karthala, 2005, p. 259-260. 15. Tempels, La philosophie bantoue, p. 30. 16. Kabasele Lumbala, Renouer avec ses racines, p. 259. 17. Ghislain tshikendwa Matadi, « “Respecte pourtant sa vie” (Jb 2,6). Réflexion sur la valeur de la vie en Afrique noire », dans Théologiques 19/1 (2011), p. 38-39.

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1.3. La protection de la vie En Afrique subsaharienne, l’obligation de la protection de la vie tient au caractère sacré qu’on lui attribue. La vie à protéger est non seulement celle des humains mais aussi de tout être vivant (faune, flore…). De ce fait, elle ne doit être ni ôtée ni violentée. Ainsi, les guerres, les meurtres, la violence, bref tout ce qui porte atteinte à la vie humaine est non seulement condamné mais ostensiblement réprimé et conjuré comme mauvais sort. De même, un guérisseur ne pouvait arracher l’écorce d’arbre ou le feuillage d’une plante pour préparer une potion, un fétiche ou un médicament afin de soigner, sans avoir d’abord parlementé avec l’arbre ou la plante en lui adressant de vive voix sa demande18. Il sied d’ajouter qu’outre la mise à l’écart de tout ce qui peut nuire à la vie, il existe une panoplie des pratiques destinées à sa croissance, depuis l’alimentation jusqu’à la socialisation, en passant par tous les autres soins servant à protéger, à restaurer et à consolider cette vie au moyen d’une large solidarité au sein du clan, attendu que l’enfant est considéré comme un précieux bien communautaire et non privé19. 2. Paradoxes, en Afrique, entre l’amour de la vie et certaines pratiques qui la déstabilisent Par-delà cette élogieuse conception, cette grande célébration et cette constante référence à la vie sur le continent africain, on ne peut que s’étonner de certains paradoxes à ce sujet. Pour en parler, Sylvain Mukulu Mbangi utilise l’expression « culture de la mort 20 ». Il dresse un tableau on ne peut plus sombre mais réel de ce qui se vit en Afrique. Il rappelle la traite des Noirs, les guerres froides et celles des indépendances pour montrer comment cette culture a pris racines en Afrique. Il constate amèrement que de nos jours « les casques des seigneurs de la traite des esclaves ont changé de têtes, et les fusils des coloniaux d’épaules21 ». Il  s’accorde donc avec d’autres pour dire que « si naguère, l’accusation était portée sur les personnes étrangères à l’Afrique et donc qui ignoraient sa culture, aujourd’hui, ce sont des Africains qui massacrent des

18. Marcel Anganga, « Vie et mort en Afrique noire », dans Théologiques 19/1 (2011), p. 96. 19. Museka ntumba, « La conception de la vie en Afrique », p. 111. 20. Sylvain Mukulu Mbangi, Jésus-Christ-Vie et sociétés africaines. Prolégomènes à une théologie de la vie (Publications universitaires européennes, 23), Francfort, Peter Lang, 2006, p. 161. 21. Ibid., p. 161.

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Africains, avec une démonstration de barbarie sans précédent22 ». Cette situation est le fruit de l’insécurité politique qui secoue de nombreux pays africains en raison de démocraties tronquées, de zones de tensions, de guerres et de conflits armés provoquant des génocides de la population africaine. Les conflits armés en République Démocratique du Congo, au Soudan, en Centrafrique, au Libéria, en Sierra Léone, en Lybie et en Égypte frappent au cœur même de la vie humaine, et font de l’Afrique le théâtre de la culture de la mort. Ces conflits armés détruisent non seulement des vies entières mais aussi des espaces de vie, des infrastructures vitales, rendant la vie invivable et provoquant l’insécurité, la famine et d’autres affres. Par ailleurs, cette culture de la mort touche d’une manière spéciale celles qui portent en elles le don de la vie, celles qui nous accueillent en nous mettant au monde, celles qui nous éduquent, nous nourrissent, nous protègent en toutes circonstances : les femmes. Aujourd’hui en Afrique, les viols que subissent les femmes, en temps de conflits armés et de tensions, ont pris d’autres dimensions et sont devenus une arme de destruction massive. Comment expliquer le fait que ceux qui sont reconnus comme aimant la vie sont ceux-là mêmes qui, les premiers, la bafoue et la dévalorise ? Comment faire pour remédier à cette situation ? Une piste mariologique peut être une des réponses à cette question. 3. Mariologie pour la vie en Afrique 3.1. De la place et de l’importance de la dévotion mariale en Afrique Aujourd’hui encore, la Vierge Marie occupe une place de choix dans la vie de foi des chrétiens catholiques en Afrique. Elle n’est pas étrangère à l’Afrique car l’Égypte l’ayant accueillie dès l’enfance de Jésus, à l’occasion de l’exil de la Sainte Famille (Mt 2,13-15), le reste du continent l’a reçue par les missionnaires qui ont apporté l’Évangile du Christ aux Africaines et aux Africains. Les Africains eux-mêmes sont ensuite devenus leurs propres missionnaires et la réception de la figure de Marie s’est consolidée. En font foi les cathédrales qui lui sont dédiées, les grottes qui lui sont construites, les hymnes qui l’exaltent, les pèlerinages occasionnés surtout par les apparitions, les pagnes confectionnés avec son effigie, etc. La liste peut être prolongée avec les radios et les télévisions catholiques qui diffusent le chapelet, l’angélus et les émissions sur Marie, sans oublier 22. Roger Mawuto Afan, La participation démocratique en Afrique. Éthique politique et engagement chrétien, Paris – Fribourg, Cerf – Éditions universitaires, 2001, p. 256.

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les paroisses qui organisent des neuvaines, des triduum non seulement avec des groupes de prières et d’apostolat d’inspiration mariale mais aussi avec tous les fidèles ayant une dévotion à la Mère du Christ 23. Sébastien Muyengo Mulombe, parlant de la dévotion mariale populaire en Afrique et particulièrement au Congo Kinshasa, soutient qu’il ne suffit pas de se déplacer à Lourdes ou à Médjugorje pour constater à quel point la dévotion mariale offre l’occasion d’intenses temps des prières, des pratiques sacramentelles telles la pénitence et l’Eucharistie, de véritables opportunités de conversion et de rencontres avec les autres. Selon lui, au Congo comme ailleurs, dans les familles comme dans les paroisses, la vie des gens est quotidiennement interpellée par les pratiques de ces fidèles qui vivent intensément leur foi à travers la simple dévotion mariale. Tous les matins, certains se font un devoir religieux de s’arrêter devant la grotte pour prolonger leur célébration eucharistique à travers la récitation du chapelet ou d’autres prières mariales24. Pierre Diarra prolonge l’idée de Muyengo et n’hésite pas à parler de Marie comme celle qui attire les foules de toutes les religions (croyants, chrétiens ou non), celle qu’on prie et celle avec qui les Africains et les Africaines méditent les mystères du salut 25. Bref, l’Afrique porte de manière profonde la marque de la présence vivante de la Vierge Marie : sa personne et le culte qu’on lui rend peuvent servir de source d’inspiration ou de force spirituelle pouvant aider les Africains à s’engager au service et à la défense de la vie. 3.2. Mariologie au service de la vie La proposition pour une mariologie de la vie à partir de l’importance de la figure de Marie et sa dévotion en Afrique nécessite au préalable une conception renouvelée de la pratique du culte marial. Bien que Marie et la dévotion à son endroit occupent une place prépondérante en Afrique subsaharienne, bien que des groupes mariaux prennent en charge la pastorale dans des paroisses et ce, à travers leur implication dans des centres de santé, des écoles, des hôpitaux, des visites aux prisonniers (etc.), on 23. Hyacinthe Kihandi kubondila, La place de Marie dans la vie des chrétiens. Une lecture du Traité de la vraie dévotion de Saint Louis-Marie Grignion de Montfort, mémoire de maîtrise en théologie, Kinshasa, Université catholique du Congo, 2011, non publié, p. 2-3. 24. Sébastien Muyengo Mulombe , « Dévotion mariale populaire. Apparitions, pèlerinages. Réflexion critique d’un point de vue pastoral », dans Centre Spirituel Manresa, Marie dans le dessein de Dieu et dans la piété populaire au Congo, Kinshasa, Loyola, 2000, p. 178-179. 25. Diarra, « Anthropologie africaine et théologie mariale », p. 197-221.

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constate un décalage entre le goût de s’accrocher à la spiritualité mariale et la volonté de s’engager dans la résolution eu égard à la justice, à la paix, à la résolution des conflits et au souci de mettre fin à la guerre en Afrique. La dévotion mariale ne semble pas constituer une pratique permettant aux peuples de comprendre clairement le lien qui devrait exister entre les forces spirituelles dans la vie d’un peuple et la résolution des problèmes économiques, politiques et sociaux. Pour parvenir à une mariologie de la vie et qui soit au service de celleci, une rupture épistémologique engageant une nouvelle manière de concevoir et de vivre la dévotion mariale est indispensable. Il s’agit avant tout de cesser de présenter une dévotion seulement personnelle en cassant le clivage entre vie personnelle et vie sociale. Paulin Poucouta le comprend bien quand il interprète l’interrogation de Jésus à Marie lors du mariage à Cana (Jn 2,4) ; cette interpellation « invite à dépasser une mariologie de règlement des problèmes personnels et ponctuels pour entrer dans un projet plus vaste qui dilate les cœurs, les regards et les énergies à la dimension du plan de Dieu sur l’ensemble du continent [africain], de l’humanité et de l’histoire26 ». Une telle mariologie doit être révisée sur les plans théorique et pratique. Sur le plan théorique, il conviendra de faire en sorte que le véritable lieu de la mariologie en Afrique ne soit plus seulement le monde académique mais aussi et surtout la communauté ecclésiale. Les théologiens et les théologiennes, qui sont des membres de cette communauté, ont pour tâche d’élaborer une mariologie qui provienne du peuple africain et qui soit signifiante pour ce même peuple. Le discours marial doit ainsi rejoindre des thèmes et des enjeux : la tragédie de l’existence humaine d’hommes, de femmes et d’enfants dont la vie est devenue synonyme de non-existence et d’anti-vie ; le peuple de Dieu en détresse existentielle ; les lieux concrets où les masses africaines luttent pour la survie au quotidien et pour l’éradication d’une culture de l’anti-frère, véhiculée par les détenteurs du pouvoir monocratique27. Sur plan pratique, la dévotion mariale en Afrique pourra être vécue comme « une orthopraxis chrétienne28 ». Ainsi, la dévotion mariale sera 26. Paulin Poucouta, Quand la parole de Dieu visite l’Afrique. Lecture plurielle de la Bible, Paris, Karthala, 2011, p. 218. 27. Valentin Kambale Kandiki, « Les Églises africaines pour une nouvelle approche de la théologie de la libération », dans François Houtart (dir.), Théologie de la libération, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 105-106. 28. Léonard Santedi Kinkupu, « Deux chantiers de travail dans la pratique des théologies contextuelles », dans Maurice cheza – Gérard van’t spijker (dir.), Théologiens et théologiennes dans l’Afrique d’aujourd’hui, Paris, Yaoundé, Karthala-Clé, 2007, p.  45. Signalons aussi que Leonard Santedi utilise l’expression « orthopraxis chrétienne » pour

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une pratique qui ne relève pas seulement de l’orthodoxie mais sera d’abord et avant tout vie concrète, ouverte à l’Évangile et animée par lui. Elle deviendra une pratique qui accorde une attention particulière à l’humain, à sa vie. Elle pourra faire de la vie son terminus a quo et son terminus ad quem29. Ceux et celles qui pratiquent cette dévotion pourront, comme membres de l’Église, aider à consolider la mission de cette Église à savoir faire naître ce monde à la vie divine avec la grâce de Dieu. En tant que génératrice de vie, elle pourra, par ses membres, lutter contre les structures de la mort et du péché, contre tous les matamores et les prédateurs qui étouffent, piétinent et écrasent la vie des pauvres. L’option pour la dévotion mariale entendue comme orthopraxis chrétienne est donc sans conteste une option pour la qualité de la vie30. 3.3. Marie, mère de la vie Une mariologie africaine de la vie ne peut faire économie de la doctrine de l’Église qui comprend Marie comme étant aussi mère de la vie. Pour Paulin Poucouta, une telle considération doit s’appuyer sur la vocation de la Mère de Jésus et qui est dite à travers l’appellation « femme » contenue dans Jn 2,4. « Cette formule situe la Mère de Jésus non pas au niveau des rapports Mère-Fils mais [à] celui de sa vocation universelle. Jésus en fait une alliée dans le combat pour l’épanouissement humain. Elle devient figure de toutes les personnes qui, hommes ou femmes, peuvent risquer le pari de la vie contre la mort31 ». Flavien Muzumanga abonde dans le même sens : la mission de Marie nous dévoile, sous la lumière de la Trinité, son identité non seulement de prophétesse engagée aux côtés des pauvres mais aussi celle de la personne assumant réellement, dans et par sa naissance, la condition de pauvreté anthropologique et matérielle. Reprenant les propos de la prophétesse Kimpa Vita, Muzumanga ajoute que c’est à partir de sa condition sociopolitique d’esclave que Marie devient, en union toujours étroite avec son Fils, mobilisatrice d’une puissance qui restaure les sociétés fragmentées par les politiques discriminatoires qui réduisent l’être humain à une chose32.

le processus d’inculturation. Nous empruntons ces mots pour qualifier la réalité de la dévotion mariale en Afrique. 29. Ibid., p. 48-49. 30. Ibid., p. 49-50. 31. Poucouta, Quand la parole de Dieu visite l’Afrique, p. 217. 32. Flavien Muzumanga Ma-Mumbimbi, « Marie, personne relationnelle. Regards d’Afrique », dans Ephemerides Mariologicae 56 (2000), p. 109.

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En définitive, comme la vie est un projet qui se dilate, rejoint celui de Dieu et se conquiert sur le terrain du quotidien personnel et communautaire, une mariologie africaine ne peut être qu’une mariologie politique, libératrice des forces de vie que recèlent nos communautés chrétiennes. Elle amène à remplacer la peur de l’enfer par la lutte au quotidien pour une Afrique nouvelle, prémices de la cité éternelle où nous invite le Seigneur de la vie. Avec la mère de Jésus, l’ennemi a pour nom le péché qui est au cœur de la personne, des institutions et des turpitudes de nos sociétés […]. La mariologie de la vie est une mariologie de combat et non de soumission ou de démission33.

En sa qualité de mère de la vie, Marie est une figure éducative pour les Africains et les Africaines, qui permet de promouvoir une culture d’homme de foi toute nouvelle, car l’être humain plein d’enthousiasme a une foi qui s’articule sur la vie, qui l’informe, qui l’inspire pour adopter un style particulier de vie engagée. Dans une Afrique composée d’ethnies, faites de divisions et aux prises avec des guerres tribales, la figure de Marie est une occasion pour les Africains et les Africaines d’apprendre qu’ils sont tous frères de Jésus et donc fils et filles d’un même Père constituant la famille des enfants de Dieu ; à ce titre, ils reçoivent une nouvelle identité et une nouvelle parenté qui transcendent l’identité et la parenté biologique, clanique et tribale34. C’est également comme mère de la vie que Marie visite ses enfants africains à travers des visions et des apparitions, afin de les encourager dans la lutte pour la transformation de leur société. Depuis le XVIIe siècle, le culte marial promu par les visionnaires insiste sur le lien indissoluble entre l’histoire concrète vécue par les peuples et le salut réellement palpable dans tous les secteurs de la vie. Flavien Muzumanga insiste sur ce point. Pour lui, bien que les prétendues visions et apparitions mariales ne sont pas toutes reconnues par l’Église, elles ont servi et nourrissent la dévotion et le culte marials de la communauté chrétienne. Elles ont servi, et sont encore dans certains cas, le pivot de la lutte contre une société qui se construit loin des valeurs chrétiennes. Elles lancent une exigence éthique : l’engagement pour la vie et la solidarité humaine. La raison finale de ces mariophanies est surtout l’engagement pour la transformation radicale de la société menacée et déstructurée

33. Poucouta, Quand la parole de Dieu visite l’Afrique, p. 219. 34. Léonard Santedi Kinkupu, « Marie et l’inculturation de la foi au Congo : résistances et approches nouvelles en théologie mariale en Afrique », dans Centre Spirituel Manresa, Marie dans le dessein de Dieu, p. 191-206.

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par les guerres, l’esclavage, la traite, la misère, la colonisation et la dictature35. On le voit chez Béatrice Kimpa Vita qui promouvait un culte marial montrant le rôle de Marie dans l’histoire du salut et de la reconstruction du Kongo36. Kimpa Vita et les autres prophètes kongos, dira Ngimbi Nseka, se sont efforcés de libérer leur société de la situation désagréable qu’elle vivait37. À son tour, Jacques Tshibwabwa Kuditshini reconnaît la valeur tout aussi politique de l’action de Kimpa Vita qui a réussi à lever le ton et à s’investir dans un combat politique, deux siècles avant Lumumba et Kimbangu. Il la qualifie encore de résistante, de prophétesse et de restauratrice du Royaume Kongo, elle qui s’est levée pour combattre la traite de Noirs en plus de professer un christianisme d’émancipation et de libération culturelle et politique38. 3.4. Marie, modèle pour les femmes africaines Une mariologie africaine de la vie, orientée sur la mission de Marie comme mère de la vie, prendra impérativement en compte la situation de celles qui donnent la vie en ce monde. Dans cette nouvelle vision mariale africaine, Marie devient un modèle de résistance, de libération et d’engagement pour les femmes africaines. Elles peuvent s’appuyer sur la Vierge qui a chanté le Magnificat, ce chant de délivrance parfois considéré des plus révolutionnaires. Ce chant dégage Marie des images courantes à son sujet : il fait ressortir non pas la douce, tendre et rêveuse Marie, mais la Marie passionnée, emportée, fière et enthousiaste. Dans cette mariologie renouvelée, on n’y trouve rien des accents mielleux et mélancoliques de maints chants de Noël, mais plutôt des accents des femmes-prophètes de l’Ancien Testament telles Déborah, Judith, Myriam, qui reviennent d’ailleurs sur les lèvres de Marie avec ce chant39.

35. Flavien Muzumanga Ma-mMumbimbi, « Apparitions et visions mariales dans l’évangélisation de l’Afrique. Cas de l’histoire de la foi et sa théologie », dans Ephemerides Mariologicae 58 (2008), p. 493-495. 36. Flavien Muzumanga Ma-Mumbimbi, « La symbolique végétale dans la mystique de Béatrice Kimpa Vita (1682-1706) », dans Revue africaine des sciences de la mission 19 (2003) 143-167. 37. Hyppolyte Ngimbi Nseka, « Kimpa Vita, entre le mystique et le politique », dans Cahiers des religions africaines 30 (1996), p. 116. 38. Jacques Tshibwabwa Kuditshini, « Nationalisme, démocratie et action politique en Afrique précoloniale : vers la reconnaissance d’une histoire politique des femmes », dans Afrika Zamani 18-19 (2010-2011), p. 121. 39. Jean-Pierre Prévost, La mère de Jésus. Dix questions sur Marie, Paris – Ottawa, Cerf – Novalis, 1987, p. 51.

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Anne Carr reprend l’idée de Dorothee Soelle qui fait allusion au pouvoir de Marie et du Magnificat dans les divers mouvements contemporains de libération. Carr pense que Marie constitue un modèle de résistance et un symbole auquel on ne peut renoncer. On en reconquiert la figure grâce à de nouvelles interprétations de traditionnels titres tels que Reine de la paix, Miroir de justice, Consolatrice des affligés. En ce sens, la signification spéciale attribuée au titre de Notre-Dame de Guadeloupe en fait un symbole chrétien essentiel qui signifie autonomie et relation, force et tendresse, combat et victoire, pouvoir de Dieu et action humaine. La place privilégiée de Marie dans le modèle de vie chrétienne nous permet d’espérer un monde guéri, réconcilié et finalement transformé. Marie est le signe de la dernière transformation du monde40. Pour Maria del Carmen Servitje Montull, Marie, en son apparition comme Notre-Dame de Guadeloupe, constitue pour les Mexicaines et toutes les femmes de l’Amérique latine, une compagne fidèle dans leur constante lutte contre le machisme qui domine encore dans toutes les sphères de leurs cultures. Ainsi, la redécouverte de la dévotion mariale peut aider les femmes à reconnaître leurs propres cultures d’abord comme femmes ainsi que leur solidarité avec les autres femmes du continent. Cela peut fortifier leur détermination afin de continuer de lutter pour la pleine dignité de toutes les femmes, spécialement pour les plus marginalisées par la culture dominante41. Cette libération peut prendre plusieurs facettes : libération politico-économique, allant jusqu’à un nouvel ordre de vie qui apporte la santé et le salut ; libération socio-psychologique, allant jusqu’au rétablissement de la dignité et des droits humains chez les pauvres et les opprimés, obligés de rester silencieux, libération sexuelle des natures féminines et masculines maltraitées, libération religieuse d’un Dieu exclusivement masculin, etc.42 La Vierge du Magnificat peut servir d’exemple de courage et de force pour les femmes africaines victimes de harcèlement sexuel, des violences corporelles et verbales ou de certaines normes, traditions et lois étatiques qui les enferment dans leurs rôles d’épouse et de mère, de personne mineure, quel que soit leur âge. Elle peut parler à ces femmes qui, en période de guerre, occupent souvent le premier rang sur la scène des 40. Anne Carr, La femme dans l’Église. Tradition chrétienne et théologie féministe, Paris, Cerf, 1993, p. 250. 41. Maria del Carmen Servitje Montull, « Mary of Guadalupe, Icon of Liberation or Image of Oppression? », dans Maria Pilar Aquino – Maria-José Rosado-Nunes (dir.), Feminist Intercultural Theology. Latina Explorations for a Just World, New York, Orbis Books, 2007, p. 245. 42. Ibid., p. 238.

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malheurs et de la survie à ces femmes dont les viols en temps de conflits armés et de tensions deviennent, parfois une arme politique entre les mains de factions adverses car violer et maltraiter les femmes proches (sœurs, épouses, mères) des adversaires, quel que soit l’âge et le statut social de celles-ci, est un moyen de mener autrement un combat sauvage tout en faisant du viol un acte banal et quotidien43. Le courage de Marie du Magnificat peut leur servir de toile de fond aussi bien dans la résistance que dans la dénonciation de ces actes on ne peut plus barbares. Conclusion Au terme de ce parcours sur la proposition d’une mariologie pour la vie en contexte africain, il convient pour nous d’en résumer les idées principales. Nous sommes partis d’une considération ambivalente. D’une part, la notion de la vie occupe une place de prédilection dans la culture africaine. Cette importance tient à la conception même de la vie par les Africains au fait d’y référer constamment et aux moyens qu’ils prennent pour en assurer la prolongation et la protection. D’autre part, ces mêmes Africains réputés protecteurs de la vie se livrent de nos jours à des pratiques on ne peut plus ignobles visant à détruire la vie dans toutes ses ramifications. Pour palier tant soit peu à un tel paradoxe, nous avons pensé, au regard de la considération dont jouit la figure de la Vierge Marie, que sa dévotion pouvait servir de source d’inspiration en devenant une mariologie au service de la vie en Afrique. Pour y parvenir, nous avons proposé que cette dévotion soit conçue de façon à la fois personnelle et communautaire. Nous avons ensuite proposé qu’elle soit vécue comme orthopraxis chrétienne, condition qui permettra de se réaliser comme vie concrète, ouverte à l’Évangile et animée par lui pour ainsi constituer une pratique accordant une attention particulière à la vie de l’humain. Elle deviendra en outre une pratique de l’engagement de l’Église et de ses membres au service et à la défense de la vie. Enfin, il sera nécessaire de prendre en compte la mission universelle de la Mère de Jésus, mission qui fait d’elle et de tous les disciples de son Fils des participants au projet de Dieu et se dilatant dans le quotidien de la vie. Cette prise en compte de la mission de Marie fera d’elle un modèle pour les femmes africaines qui luttent contre toutes sortes de structures anéantissant leur vie.

43. Tanella Boni, Que vivent les femmes d’Afrique?, Paris, Karthala, 2011, 47-76.

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Résumé Le but de cette contribution est de réfléchir sur la manière dont la pratique de la dévotion mariale peut, d’une part, faire naître à la vie et, d’autre part, aider ceux et celles qui la vivent à se déployer pour lutter contre les structures qui écrasent la vie en Afrique. La réflexion part du paradoxe qu’il y a entre la valeur qu’on accorde à la vie dans ce continent et les structures qui la détruisent. Elle se poursuit en montrant que, suite à la place et à l’importance que la dévotion mariale occupe aussi bien dans la vie de foi des peuples africains que dans leur quotidien, elle peut servir de praxis chrétienne en rapport avec la vie en société. Pour y arriver, l’étude plaidera respectivement pour un changement de conception au sujet de cette pratique. Elle proposera également de réactualiser la doctrine de l’Église faisant de Marie la Mère de la vie, avant de proposer cette figure comme modèle de résistance, de libération et d’engagement pour les femmes africaines. Mots-clés : Mariologie, vie, dévotion mariale, Afrique. Summary The purpose of this contribution is to reflect on how the practice of Marian devotion may, on one hand, bring life and, on the other hand, help those who live it to commit themselves to fight against the structures that crush life in Africa. The reflection comes from the paradox that exists between the value given to life on this continent and the structures that destroy it. The reflection continues by showing that the place and the importance that Marian devotion has in the African peoples’ life of faith, and in their daily lives, can be a Christian praxis in society. To achieve this, the study will require a change of understanding about this practice. It will also propose to update the doctrine of the Church making of Mary the Mother of life, before it proposes her figure as a model of resistance, of liberation, and of commitment to African women. Keywords: Mariology, Life, Marian Devotion, Africa.

II

LECTURES DE SOURCES CHRÉTIENNES

RUSER POUR OBTENIR LA VIE, À L’INSTAR DE TAMAR DANS GENÈSE 38 Ai Nguyen Chi (Assumption College, Worcester, MA, USA)

Dans un article publié dans les actes du colloque international du réseau de recherche en narratologie et Bible (RRENAB) qui a eu lieu à Louvain en 20121, nous avons démontré que le récit de Genèse 38 est la « mise en abyme » de l’histoire de Joseph. En d’autres termes, l’histoire de Juda et de Tamar est le résumé du cycle de Joseph. En effet, ces deux récits racontent l’histoire dramatique d’une famille où le fils trompe le père2 : avec ses frères, Juda trompe son père lui faisant croire à la mort de Joseph et, à son tour, Onân trompe son père en gâchant la semence pour ne pas donner une descendance à son frère défunt. Ces deux histoires relatent également la vie de deux fils de Jacob qui quittent le père et les frères pour poursuivre leur propre vie dans un pays étranger. C’est aussi une histoire familiale où le père perd ses deux fils et veut garder à tout prix le troisième, précisément le fils cadet : Juda perd Er de même que Onân et veut garder Shéla (Gn 38,11) ; Jacob perd Joseph ainsi que Simon et veut garder Benjamin (Gn 42,36-38)3. Au-delà de toutes ces difficultés rencontrées dans l’histoire de Joseph et celle de Juda, la vie l’emporte sur la mort. À la place de deux fils décédés, Tamar donne deux jumeaux à Juda dont le cadet sort du ventre de sa mère avant l’aîné (Gn 39,28-30) ; par ailleurs, Joseph donne naissance à deux fils qui reçoivent la bénédiction de leur grand-père dans un ordre inversé (Gn 48,13-18).

1. Ai Nguyen Chi, « Récit spéculaire de Genèse 38. Découverte du lecteur attentif », dans Régis Burnet – Didier Luciani – Geert van Oyen (dir.), Le lecteur. Sixième Colloque international du RRENAB, Université catholique de Louvain, 24-26 mai 2012 (Bibliotheca ephemeridum theologicarum lovaniensium, 273), Leuven – Paris – Bristol, CT – Peeters, 2015, 407-418. 2. Sur la thématique de la tromperie en Gn 37 et Gn 38, voir André Wénin, « L’aventure de Juda en Genèse 38 et l’histoire de Joseph », Revue biblique 111 (2004) 5-27, spécialement p.  9-12. Esther Marie Menn, Judah and Tamar (Genesis 38) in Ancient Jewish Exegesis. Studies in Literary Form and Hermeneutics, Leiden – New York, NY – Köln, Brill, 1997, p. 38-39. 3. Voir Wénin, « L’aventure de Juda », p. 24.

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Pour la présente contribution, en faisant une lecture narrative de Genèse 384, nous nous attarderons à la question de la vie dans le récit. Nous tracerons le chemin que Juda a parcouru pour bâtir une vie nouvelle en dehors de son pays natal. Nous montrerons également comment Tamar, par une ruse redoutable, parvient à obtenir deux enfants de son beau-père afin de perpétuer la lignée patriarcale. Notre exposé comportera trois parties : 1) Le désir de Juda de faire sa vie loin des siens ; 2) Le désir de vie est confronté à la peur de la mort ; 3) La vie l’emporte sur la mort. Avant de développer ces trois points, il est bon de résumer l’histoire de Juda et de Tamar. Genèse 38 raconte le séjour de Juda hors de son pays natal. Quittant les siens, Juda s’allie à un ami étranger. Il choisit une épouse parmi les femmes cananéennes. De l’union avec cette femme, naissent pour lui trois fils : Er, Onân et Shéla. Juda cherche une femme, du nom de Tamar, pour son premier fils. Le Seigneur fait mourir l’aîné de Juda, car il est mauvais à ses yeux. Juda demande à Onân d’accomplir son devoir de beau-frère. Onân va vers la femme de son frère, mais lui refuse sa semence. Cela est mauvais aux yeux du Seigneur qui fait périr Onân. Ne voulant pas donner Tamar à Shéla comme épouse, Juda renvoie sa belle-fille chez son père de peur que son fils cadet ne meure lui aussi. Plus tard, apprenant que son beau-père passe dans la région de Timna, Tamar se déguise et l’attend au bord du chemin. Juda la prend pour une prostituée et demande de coucher avec elle. Tamar satisfait le désir de Juda seulement après avoir obtenu de lui des gages : son sceau, son cordon et son bâton. Juda a eu des relations avec sa bellefille et elle est enceinte de lui. La nouvelle de la grossesse de Tamar est parvenue à Juda qui la condamne à mort. À l’aide des gages retenus avec soin, Tamar réussit à faire reconnaître Juda comme géniteur de l’enfant qu’elle porte. Elle enfante pour Juda deux jumeaux, du nom de Pèrèç et Zérah. Comment la question de la vie est-elle traitée dans cette histoire aussi scabreuse que scandaleuse ? En suivant le fil du récit, nous dégagerons la dynamique de la vie qui est plus forte que la logique de la mort.

4. La lecture narrative cherche à dégager les effets que le texte, pris comme tel dans son état final, exerce sur le lecteur. Elle s’intéresse particulièrement à la manière dont une histoire est racontée, à la stratégie de communication que le narrateur, celui qui raconte, déploie pour faire entrer le lecteur dans le monde du récit. Pour s’initier à cette méthode dans le domaine biblique, consulter Daniel Marguerat – Yvan Bourquin, Pour lire les récits bibliques, Paris – Genève, Cerf – Labor et Fides, 20094.

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1. Le désir de Juda de faire sa vie loin des siens Au début du chapitre 38, le narrateur nous informe : « En ce temps-là, Juda descendit de chez ses frères et il se rendit jusqu’à un homme, un Adoullamite, du nom de Hira5 ». Pour comprendre la raison du départ de Juda et de sa rapide association à un étranger, il nous faut revenir au chapitre 37 où Juda a proposé à ses frères de vendre Joseph aux marchands ismaélites. Une fois Joseph vendu, les frères ont dû faire face à la tristesse accablante de leur père qui s’est plaint de la disparition de son fils préféré. Il est très probable que le départ de Juda soit lié au deuil inconsolable de Jacob6. Puisqu’il est le protagoniste de la vente de Joseph, Juda ne supporte plus de voir son père dans une situation de dépression. Le lieu où Juda se rend est Adoullam, qui signifie « retraite, refuge7 » ; la signification de cet endroit exprime bien l’état d’âme de Juda au moment de son départ. Loin des siens, Juda s’allie à un ami étranger. Il prend les choses en main pour fonder sa propre famille. À la différence de ses pères qui cherchent une épouse parmi les femmes de leur parenté, Juda marie une étrangère sans y voir de problème8. Il ne s’intéresse même pas au nom de son épouse qui demeure à jamais sous le patronyme de son père : fille de Shoua (v. 2 et 12). De plus, le narrateur décrit la relation de Juda avec sa femme par les mêmes termes qu’il a utilisés pour parler de la scène où Sichem, fils de Hamor le Hivvite, viole Dina, fille de Jacob : « Juda vit la fille d’un homme cananéen [...], il la prit et vint vers elle9 » (v. 2). De l’union avec sa femme, Juda a trois fils. Il est étonnant de remarquer que Juda ait donné un nom seulement à son premier fils, Er (v. 3). Les deux autres noms, Onân et Shéla, c’est sa femme qui les a choisis (v. 4-5). Nous pouvons présumer que le désir de fonder sa propre vie est

5. Dans notre travail, sauf indication contraire, nous utilisons notre propre traduction pour citer la Bible. Pour les noms, nous suivons l’orthographie de la TOB. Par contre, nous gardons celle des auteurs lorsque nous les citons. 6. Il faut également noter que le narrateur a pris la peine de situer la descente de Juda « en ce temps-là ». Ce temps renvoie à l’époque où Jacob pleure la disparition de Joseph. En ce sens, voir André Wénin, Joseph ou l’invention de la fraternité. Lecture narrative et anthropologique de Genèse 37–50 (Le livre et le rouleau, 21), Bruxelles, Lessius, 2005, p. 89. 7. Ibidem. 8. Voir Gn 24,2-4 et 28,1-2. 9. Gn 34,2 : Sichem « la vit, la prit, coucha avec elle et il la violenta ». Pour Victor P. Hamilton (The Book of Genesis. Chapters 18–50 [The New International Commentary on the Old Testament], Grand Rapids, MI, William B. Eerdmans, 1995, p. 433), Juda et sa femme sont racontés uniquement à travers leurs rapports sexuels. Le récit ne rien dit d’autre de la relation entre époux.

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atteint lorsque Juda a son premier fils10. Bien que la distance qui sépare chaque naissance est décrite en l’espace de trois courts versets11, l’intérêt de Juda s’arrête à l’arrivée de son fils aîné. Croyant que tout est sous son contrôle, Juda choisit ensuite lui-même une femme pour son aîné12 : « Juda prit une femme pour Er, son premier-né » (v. 6). Il est à noter que le narrateur utilise le verbe « prendre » (lāqa‫)ۊ‬, le même verbe qu’il emploie pour signaler que Juda a choisi pour lui-même une épouse. Ainsi, Juda choisit une femme pour son fils comme s’il s’agissait de le faire pour lui-même. Le lecteur attentif peut remarquer également que Juda impose une femme à Er en tant que son premier fils, celui par qui la descendance de la famille du patriarche est assumée. Cette indication peut signifier que, aux yeux de Juda, le mariage et le bonheur de son fils sont moins importants que la continuation de la lignée. Tout semble bien aller pour Juda dans sa nouvelle famille établie loin des siens. Mais cette situation ne dure pas très longtemps. Des évènements inattendus surviennent, troublant le bien-être du foyer. 2. Le désir de vie est confronté à la peur de la mort Selon le choix de Juda, Er, son premier fils, s’est marié. Il pourra éventuellement donner naissance à un fils afin d’assumer la continuité de sa tribu. Cependant, on ne sait pas pour quelle raison, le Seigneur fait mourir le premier fils de Juda. Il est difficile de saisir la nature de la faute commise par Er. Toutefois, le lecteur attentif peut remarquer qu’Er fut mauvais aux yeux du Seigneur en tant que premier-né de Juda : « Er, premier-né de Juda, fut mauvais aux yeux d’Adonaï » (v. 7). Selon Wénin, Er « n’est pas mauvais, comme on traduit souvent. Car le narrateur prend la peine de préciser que c’est en tant qu’aîné de Juda qu’il est “mal” : mal embarqué, mal positionné dans la vie, lui qui va

10. En ce sens, voir David M. Gunn – Danna N. Fewell, Narrative in the Hebrew Bible (Oxford Bible Series), New York, NY, Oxford University Press, 1993, p. 35. 11. Il est à noter que le temps racontant est trop peu par rapport au temps raconté. En trois brefs versets, le narrateur relate des évènements qui durent au moins trois ans. Selon Jean-Louis Ska (« “Nos pères nous ont raconté”. Introduction à l’analyse des récits de l’Ancien Testament », Cahiers Évangile 155 (2011), p. 12), le « temps raconté (erzählte Zeit) correspond à la durée des actions et des évènements dans l’histoire. Il est mesuré en unités de temps “réel” (secondes, minutes, heures, jours, mois, années, siècles, millénaires...). Le temps racontant (Erzählzeit) correspond au temps matériel nécessaire pour raconter (ou parcourir) le discours concret, oral ou écrit. Ici, la durée correspond à la longueur du récit et se mesure en mots, phrases, lignes, vers, paragraphes, pages, chapitres... ». C’est l’auteur qui souligne. 12. Voir Gunn – Fewell, Narrative in the Hebrew Bible, p. 36.

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jusqu’à laisser son père lui imposer une femme. Voilà pourquoi Dieu le fait mourir13 ». Son premier fils est mort, mais Juda ne se décourage pas. En homme respectueux de la Loi qu’il est, il sollicite son deuxième fils d’accomplir son devoir de beau-frère envers Tamar. Lors de sa demande adressée à Onân, Juda précise que Tamar est la femme de son frère : « Viens vers la femme de ton frère (Ҵā‫ۊ‬îkā) [...] et fais lever une descendance pour ton frère (leҴā‫ۊ‬îkā) » (v. 8)14. Le fait que Juda ne dit pas, à ces deux endroits, qu’Er est son fils mais qu’il dit plutôt qu’il est le frère d’Onân peut susciter la sympathie d’Onân envers son frère défunt. Par la manière de nommer Er dans le rapport à son frère plutôt qu’à son père, le narrateur insinue que Juda fait tout ce qui est possible pour atteindre son objectif, à savoir obtenir une descendance pour son premier fils. Juda s’intéresse donc avant tout à une progéniture pour son aîné. En décrivant Onân dans le rapport à son frère, le narrateur cherche donc à communiquer une information importante au lecteur : Juda se soucie uniquement de la survie de sa famille. Dans cette perspective, le fils et la belle-fille de Juda ne sont que des instruments qu’il utilise pour réaliser son désir propre. Avec Wénin, nous pouvons dire que « chaque fois que [Juda] parle, c’est pour donner des ordres, et il ne semble pas imaginer qu’on puisse les transgresser (v. 8 et 11). Mais ces ordres ne le concernent jamais luimême. C’est toujours les autres qu’il cherche à contrôler15 ». À ce point, nous voulons examiner la demande que Juda adresse à Onân pour savoir si elle est conforme à la loi du lévirat. Selon le livre de Deutéronome (25,5-10), après le décès de son mari, la veuve a droit au mariage avec son beau-frère et à un enfant pour perpétuer le nom de l’époux défunt. Or, dans la demande de Juda, le mariage n’est pas mentionné. Pour Juda, comme nous venons de le signaler, Tamar demeure toujours la femme de son fils décédé (v. 8). La demande de Juda n’est donc qu’une application partielle de la loi du lévirat. Jusqu’ici, c’est toujours le désir de vie qui anime Juda et qui le pousse à l’action, même s’il agit d’une manière autoritaire et partiale. Le drame de famille commence lorsqu’Onân obéit à la demande de son père, mais la détourne à son propre profit. En effet, il sait que la descendance ne sera 13. André Wénin, « Des pères et des fils. En traversant le livre de la Genèse », dans Revue d’éthique et de théologie morale 225 (juin 2003) 11-34, p. 29. 14. Nous suivons la lecture proposée par Hamilton, The Book of Genesis, p. 435. Voir aussi Adele Berlin, Poetics and Interpretation of Biblical Narrative (Bible and Literature Series, 9), Sheffield, Almond Press, 1983, p. 60. 15. André Wénin, « La ruse de Tamar (Gn 38). Une approche narrative », dans Science et Esprit 51 (1999) 265-283, p. 277.

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pas la sienne, et s’il venait vers la femme de son frère, il lui refusait sa semence pour ne pas donner une descendance à son frère. Il est à noter qu’Onân ne couche pas seulement une fois avec sa belle-sœur puisque le narrateur précise que « chaque fois qu’il s’unissait à la femme de son frère16 » (v. 9), il fait le geste de coitus interruptus. Il s’agit donc d’un récit itératif, qui mentionne une seule fois ce qui s’est produit plusieurs fois dans l’histoire racontée17. Ce qu’Onân fait est mauvais aux yeux du Seigneur et celui-ci le fait périr pour cette raison18. Contrairement à son frère aîné dont la cause de la mort demeure inconnue19, Onân meurt parce qu’il détourne la loi du lévirat à son propre profit. Soulignons le jeu de mots entre ce que savait Onân (wayyē‫ڴ‬aҵ : et il savait) et ce qui fut mauvais (wayyēraҵ : et fut mauvais)20 : « Et Onân savait que la descendance ne serait pas pour lui / Et ce qu’il fit fut mauvais aux yeux d’Adonaï ». Par cet effet de symétrie entre le premier mot du verset 9 et celui du verset 10, le narrateur semble suggérer au lecteur qu’Onân est conscient du mal qu’il fait. Ainsi, la faute qu’Onân commet est grave puisqu’il agit en connaissance de cause. Constatant la mort consécutive de ses deux fils, Juda a beaucoup d’inquiétude pour la survie de sa famille. Il décide donc de renvoyer sa bru chez son père : « Juda dit à Tamar, sa belle-fille : “Demeure veuve dans la maison de ton père jusqu’à ce qu’ait grandi mon fils Shéla” ; car il [se]

16. La traduction est de Robert Alter, L’art du récit biblique, trad. par Paul Lebeau – Jean-Pierre Sonnet (Le livre et le rouleau, 4), Bruxelles, Lessius, 1999 (anglais 1981), p. 14. 17. Sur les autres modalités de la correspondance entre l’occurrence de l’évènement et l’occurrence narrative, voir Marguerat – Bourquin, Pour lire les récits bibliques, p. 133137. Jan P. Fokkelman (« Genesis 37 and 38 at the Interface of Structural Analysis and Hermeneutics », dans Lénart J. de Regt et al. [ed.], Literary Structure and Rhetorical Strategies in the Hebrew Bible, Assen, Van Gorcum – Eisenbrauns, 1996, 157-187, p. 173) considère qu’Onân abuse de sa belle-sœur et l’humilie en répétant ce geste inapproprié. 18. Pour Pierre Grelot, le Seigneur a fait mourir Onân « non parce qu’il n’avait pas voulu donner de postérité à son frère, mais parce que le moyen employé était un acte magique proscrit par le culte du Dieu d’Israël ». Selon l’auteur, Onân, sachant qu’il est incapable d’obtenir une postérité de Tamar, tente de recourir à une « pratique archaïque de l’acte magique qui déversait le sperme humain dans la terre pour obtenir la fécondité ». Pierre Grelot, « Le péché de ‫ގ‬Ônan (Gn., XXXVIII,9) », dans Vetus Testamentum 49/2 (1999) 143-155, p. 154-155. 19. Une autre lecture concernant le péché d’Er est possible : « Le texte ne nous donne aucune précision quant à la faute d’Er. Mais il nous dit explicitement qu’Onan “corrompt sa semence par terre”, c’est-à-dire qu’il dévie l’acte sexuel de sa voie normale. Dans les deux cas, la punition est énoncée de façon identique : “Dieu le fit mourir”. [Les rabbins] ont conclu de l’identité de la punition à la similitude de la faute ». Josy Eisenberg – Benno Gross, À Bible ouverte, Vol. V. Un Messie nommé Joseph (Présence du Judaïsme) Paris, Albin Michel, 1983, p. 198. 20. En ce sens, voir Henri Meschonnic, Au commencement. Traduction de la Genèse, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 341.

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disait : “De peur qu’il ne meure lui aussi comme ses frères” » (v. 11). Le motif qu’il donne à ce renvoi, c’est le jeune âge de son fils Shéla. Mais le mobile véritable de son action est la peur de la mort de son dernier fils21. En effet, Juda pense que Tamar est la cause du décès de ses deux fils. C’est le narrateur lui-même qui dévoile au lecteur la pensée intérieure de Juda22. Soumise à la volonté de Juda, Tamar s’en va chez son père sans rien dire23. Elle quitte la maison de Juda en demeurant veuve de cette famille. Contrairement au lecteur qui sait que Juda a fait une fausse promesse, Tamar retourne à la maison paternelle avec l’espoir d’être épousée un jour par Shéla 24. Le départ de Tamar laisse entendre au lecteur que l’avenir de la famille de Juda est vraiment en danger. La seule femme qui est capable d’assurer la continuité de la famille est renvoyée. L’absence de vie dans cette famille est encore accentuée lorsque la femme de Juda décède. Comment peut-on sortir de cette situation périlleuse ? Qui est assez intelligent et audacieux pour trouver une solution à cette impasse ? 3. La vie l’emporte sur la mort Une fois renvoyée, Tamar est condamnée à demeurer veuve chez son père pendant plusieurs jours (v. 12)25. De plus, Juda, achevant la période du deuil de sa femme, semble oublier sa belle-fille qui était pourtant promise au mariage avec Shéla. Et la tristesse provoquée par la mort de la femme de Juda cède rapidement la place à la joie puisque le temps de la tonte des moutons approche. Ce moment festif, symbole de fécondité, est une belle occasion pour la famille de Juda de surmonter sa situation stérile. La sortie de crise commence par une voix anonyme qui annonce 21. « Alors que le motif rend compte du but de l’action tel qu’il est envisagé par l’agent, le mobile recouvre les raisons effectives qui l’ont incité à agir ». Vincent Jouve, Poétique des valeurs, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p.  72. C’est l’auteur qui souligne. 22. Jean-Louis Ska, « L’ironie de Tamar (Gen 38) », dans Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft 100 (1988) 261-263, p. 261. 23. La réaction de Tamar lorsqu’elle doit retourner chez son père n’est pas mentionnée. En ce sens, voir Hermann Gunkel, Genesis, trad. par Mark E. Biddle, Macon, GA, Mercer University Press, 1997 (allemand 1966), p. 398. 24. « L’incorrection de Juda consistait à considérer cette solution [renvoi de sa bellefille] comme définitive tout en faisant croire à Thamar qu’elle n’était que provisoire ». Gerhard von Rad, La Genèse, Genève, Labor et Fides, 1968, p. 366. Nous conservons de l’auteur l’orthographie « Thamar ». 25. « Juda condamne Tamar, en attendant un hypothétique remariage, à un veuvage permanent. C’est que, dans la Loi, la belle-sœur est considérée comme liée à son futur époux : elle est sa fiancée. Sans un acte de répudiation, elle n’est pas libre de se remarier ». Eisenberg – Gross, À Bible ouverte, p. 204.

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le passage de Juda dans la région : « Voici ton beau-père montant vers Timna pour tondre son petit bétail » (v. 13). Cette voix discrète mentionne deux choses importantes. Premièrement, la communication entre Juda et Tamar est interrompue depuis le départ de sa belle-fille. Il faut qu’une voix anonyme intervienne pour que Tamar soit au courant de l’activité de son beau-père. Deuxièmement, cette voix précise que Juda est toujours le beau-père de Tamar. Cela signifie qu’il garde encore autorité sur elle. Bien qu’il donne une fausse promesse à Tamar, il a toujours le droit sur sa belle-fille. À la suite de l’information donnée, Tamar passe à l’action avec promptitude26. Le narrateur décrit la préparation de Tamar avec une série de verbes de mouvement : « Elle enleva ses vêtements de veuve [...], se couvrit avec un châle, s’enveloppa et s’assit à l’entrée d’Énaïm qui est sur le chemin vers Timna » (v. 14). Ainsi déguisée, Tamar attend Juda au bord du chemin, à l’entrée d’Énaïm27. Certains commentateurs remarquent que Tamar ne s’habille pas comme une prostituée pour séduire Juda. Elle porte un voile comme une épouse, à la manière de Rebekka (Gn 24,65), pour rappeler à Juda qu’il a toujours envers elle l’obligation de lui accorder un époux en vue d’obtenir pour son mari défunt une descendance, selon l’exigence de la loi du lévirat28. Cette lecture est possible dans la mesure où la voix anonyme précise justement que Juda est toujours le beau-père de Tamar. En ce sens, si Juda prend la femme voilée au bord du chemin pour une prostituée, ce n’est pas parce qu’elle s’habille d’une manière provocante, mais parce qu’il est dans le besoin sexuel après avoir achevé la période du deuil de sa femme29. À cela s’ajoute l’atmosphère festive de la tonte des moutons qui peut inciter Juda à se permettre quelques écarts en payant une

26. « Le narrateur joue sur le tempo avec intelligence. Lorsque Tamar prend les choses en main, tout va vite : la succession précise des verbes est rapide aux v. 14a et 19, signe que la femme a son plan et que sa détermination est entière ». Wénin, « La ruse de Tamar », p. 268. 27. Le terme ҵênaîm peut être compris comme un nom propre ou « deux sources » ou encore « deux yeux ». Voir Hamilton, The Book of Genesis, p. 440. 28. Voir Mary E. Shields, « “More Righteous than I” : The Comeuppance of the Trickster in Genesis 38 », dans Athalya Brenner (ed.), Are We Amused? Humour about Women in the Biblical Worlds, London – New York, NY, T&T Clark International, 2003, 31-51, p. 40-41. Contre cette lecture, voir Ira Robinson, « bĕpeta‫ ۊ‬ҵênyim in Genesis 38 : 14 », dans Journal of Biblical Literature 96 (1977), p. 569. L’auteure considère que Tamar attend Juda sur la route de Timna avec une attitude provocatrice pour susciter le désir sexuel du passant à la manière d’une prostituée. 29. Un peu plus loin, à la fin de la conversation avec la prostituée, Juda lui donne les gages qu’elle demande. Selon Gunkel (Genesis, p. 401), si Juda remet les objets personnels à une inconnue, c’est peut-être que son désir sexuel s’avère très grand.

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prostituée30. Dans un sens plus profond, l’intention de Juda lorsqu’il sollicite les services d’une femme de joie pourrait être révélatrice d’un désir enfoui, directement lié au rapport sexuel qui attire Juda : celui d’une fécondité pour lui, fécondité que les morts successives ont compromise et qu’il a lui-même entravée en refusant Shéla à Tamar. En tout état de cause, une telle motivation inconsciente cadrerait parfaitement avec le désir de vie qui, depuis le début, est celui de Juda, bien qu’il se trouve neutralisé par une peur de la mort plus puissante que lui31.

Il faut souligner l’importance de la prise de parole de Tamar sur le chemin de Timna. Au début de l’histoire, elle demeure silencieuse sur ce qui s’est passé. Aucune parole de sa part à propos de la mort d’Er n’est mentionnée. Elle ne parle à personne non plus du geste inapproprié d’Onân. Elle se tait lorsque Juda l’envoie chez son père. C’est seulement sur le chemin de Timna que Tamar commence à parler. Ces premiers mots se présentent comme une négociation audacieuse : « Que me donneras-tu quand tu viendras vers moi ? » (v. 16). D’une personne à qui on adresse la parole, Tamar devient une négociatrice. C’est elle qui mène la discussion32. Et elle obtient tout ce qu’elle veut de la part de son partenaire : son sceau, son cordon et son bâton (v. 18)33. Le lecteur comprendra plus tard comment Tamar utilise son pouvoir d’une manière aussi discrète qu’efficace, en montrant les gages qu’elle a retenus avec soin. Par un dialogue audacieux, Tamar réussit donc à faire mordre Juda à l’hameçon qu’elle a tendu. Juda a eu des relations avec elle et elle est enceinte de lui et pour lui34. D’une manière ingénieuse, Tamar se met dans un dilemme de vie et de mort, lui permettant d’obtenir un enfant de son beau-père pour perpétuer la lignée patriarcale. Comme nous 30. Shields (« “More Righteous than I” » p. 42) note que la relation sexuelle entre le beau-père et la belle-fille est interdite par le code de la loi en Lévitique 18,15. Par contre, la fréquentation d’une prostituée est acceptable dans la culture patriarcale d’autant plus que Juda est veuf en ce moment-là. Voir aussi Eisenberg – Gross, À Bible ouverte, p. 216. 31. Wénin, Joseph ou l’invention de la fraternité, p. 97. 32. Pour Fokkelman (« Genesis 37 and 38 », p. 174), Tamar est devenue maintenant un sujet selon le meilleur sens du terme. 33. Selon Alter (L’art du récit biblique, p. 14), ces objets sont équivalents à la carte de crédit d’aujourd’hui. Pour sa part, Johanna W. H. Bos (« Out of the Shadows : Genesis 38 ; Judges 4 :17-22 ; Ruth 3 », dans Semeia 42 [1988] 37-67, p.  46) considère qu’il s’agit du permis de conduire et du passeport. Pour Eisenberg – Gross (À Bible ouverte, p. 221222), ces gages symbolisent les trois devoirs conjugaux auxquels l’époux s’engage au moment du mariage : sa personne (le sceau), sa puissance (bâton) et sa protection (cordon). 34. La préposition utilisée dans le texte nous permet d’avoir cette double compréhension. Voir Wénin, Joseph ou l’invention de la fraternité, p. 98 ; Paul Joüon, « Locutions hébraïques », dans Biblica 3 (1922), p. 61.

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l’avons souligné, après la mort de ses deux fils, Er et Onân, Juda renvoie sa bru chez son père de peur que son dernier fils ne meure lui-aussi. Si Juda ne veut pas donner Shéla à Tamar, ce n’est pas parce qu’il n’a pas souci de la continuation de la famille. Le désir de vie est bien présent chez lui, mais ce désir est dépassé par la peur et la méprise. « En ce sens, le voile que revêt Tamar n’a pas pour unique but de lui permettre d’abuser son beau-père. Il vise aussi à l’empêcher de céder à la peur qui lui fait tenir Shéla loin d’elle, la ruse étant peut-être moins destinée à le tromper, lui, qu’à tromper sa peur. Elle est le fruit d’un intense désir de vie, ce même désir à présent paralysé chez Juda35. » De son propre point de vue, Juda est tombé dans un dilemme : aimer la vie et garder jalousement son dernier fils signifient la mort de la tribu ; accorder Shéla à Tamar, unique porteuse de vie dans la famille mais soupçonnée de la mort de deux fils, annonce aussi la fin de la lignée. Quant à Tamar, elle se trouve aussi dans un dilemme de vie et de mort : ne pas agir signifie la fin de la recherche d’une progéniture pour son mari défunt, donc pour toute la famille, tandis que profiter du seul moyen qui est possible à ses yeux, à savoir obtenir un enfant de son beau-père, annonce aussi sa mort au cas où son beau-père ne reconnaîtrait pas ses actes. Le génie louable de Tamar consiste dans le fait qu’elle implique, dans son propre dilemme, son beau-père, qui est luimême dans un identique dilemme de vie et de mort 36. Probablement, au moment où Juda doit choisir entre la reconnaissance de ses objets retenus en gage par sa belle-fille et le renoncement à leur appartenance, il comprend la leçon donnée par Tamar : il faut courageusement risquer la vie pour l’obtenir37. En fin de compte, Juda est amené à « reconnaître qu’on ne sauve pas la vie en la protégeant frileusement de la mort – c’est au contraire le moyen le plus sûr de la perdre –, mais en la risquant avec audace38 ». Juda a-t-il tenu pour longtemps la leçon donnée par sa belle-fille ? Pour répondre à cette question, nous devons observer l’attitude de Juda lorsqu’il reconnaît que la femme avec qui il a eu des commerces charnels est sa belle-fille. Le narrateur décrit la réaction de Juda en ces termes : 35. Wénin, Joseph ou l’invention de la fraternité, p. 98. 36. Nous suivons la lecture proposée par Martin O’Callaghan, « The Structure and Meaning of Gn 38 – Judah and Tamar », dans Proceedings of the Irish Biblical Association 5 (1981) 72-88, p. 78-79. 37. À juste titre, Anthony J. Lambe (« Juda’s Development : The Pattern of Departure– Transition–Return », Journal for the Study of the Old Testament 83 [1999] 53-68, p. 60) remarque que Juda, grâce à Tamar, a compris mieux l’intention de la loi du lévirat : préserver à tout prix la vie de la famille. 38. Wénin, Joseph ou l’invention de la fraternité, p. 101.

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« il n’a plus continué de la connaître » (v. 26). Pour certains auteurs, si Juda ne continue plus de connaître Tamar, c’est parce que la Loi ne permet pas la relation entre le beau-père et sa belle-fille39. Nous trouvons une autre raison à cette attitude de Juda. Comme nous l’avons souligné, le motif de l’action de Tamar est le fait de se savoir refusée à Shéla comme promis. Elle n’invente pas une ruse pour montrer qu’elle est la source de la vie et non point la cause de la mort. Elle revendique simplement le droit qu’elle possède en tant que veuve désireuse de la continuité de la famille patriarcale. En tout cas, elle n’est pas au courant de la pensée de Juda selon laquelle elle est la cause de la mort d’Er et d’Onân. Cette ignorance de Tamar crée un effet comique aux yeux du lecteur lorsque le narrateur lui dit que Juda ne continue plus de connaître Tamar. En effet, le lecteur connaît bien la pensée de Juda pour qui Tamar est porteuse de mort et de malheur. Si le narrateur fait savoir que Juda n’a plus de relation avec Tamar quand il connaît vraiment son identité, le lecteur suppose que Juda soupçonne toujours Tamar d’être une femme fatale et cause de la mort de ses deux fils40. En d’autres termes, si Juda arrive à avoir une relation sexuelle avec Tamar, c’est qu’il ignore vraiment son identité. Une fois qu’il reconnaît sa partenaire, il n’ose plus la connaître, au sens biblique du terme, de peur de mourir comme ses deux fils41. En ce sens, Juda renonce à connaître Tamar non pas parce qu’elle est sa belle-fille, mais parce qu’elle est l’épouse de ses deux fils dont la cause de la mort est attribuée à la femme42. Quoi qu’il en soit, grâce à la ruse astucieuse de Tamar, la famille de Juda obtient deux fils à la place des deux qui sont décédés43. Cette double naissance, signe d’une vie en abondance, permet au patriarche de perpétuer sa lignée au-delà de la peur de la mort. Il est à noter que c’est Juda lui-même qui nomme les enfants de Tamar (deux fois « il l’appela du nom », v. 29b et 30b), ce qui n’était pas le cas pour Onân et Shéla44. 39. Pour Fokkelman (« Genesis 37 and 38 », p.  172-173), cette relation n’est pas concevable. 40. En ce sens, O’Callaghan, « The Structure and Meaning of Gn 38 », p. 87. 41. L’explication de Dohyung Kim (« The Structure of Genesis 38. A Thematic Reading », dans Vetus Testamentum 62 [2012] 550-560, p.  556) n’est pas du tout convaincante. Selon l’auteur, c’est la honte qui conduit Juda à ne plus connaître sa belle-fille. 42. Ce trait d’humour permet au lecteur de comprendre autrement le motif du refus de Juda. Les interprétations traditionnelles ont souvent mis l’accent sur le caractère moral de ce refus. La TOB, par exemple, considère que cette « relation entre le beau-père veuf et sa belle-fille ne fut donc qu’occasionnelle et l’auteur biblique ne voudrait pas qu’on y vît un exemple à suivre ». Voir aussi Gunkel, Genesis, p. 402. 43. Ainsi, Fokkelman, « Genesis 37 and 38 », p. 174. 44. Ce faisant, le narrateur laisse exprimer l’instance paternelle bien que les personnages impliqués dans la naissance soient des femmes. En ce sens, Wénin, « La ruse de Tamar », p. 282.

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De plus, le nom de ces deux fils est très significatif. « Pèrèç parle de percée et de débordement, et Zérah évoque le rayonnement du soleil, son éclat au sortir de la nuit45 ». Ainsi, le désir de vie perce le mur de toute peur pour que la vie éclate dans toute sa splendeur. Conclusion Pour que la vie rejaillisse au-delà de toutes les difficultés rencontrées, il faut parfois recourir à la ruse qui permet de tromper, non pas l’autre en tant que tel mais sa peur de mourir. Cette ruse est sans cesse à réinventer puisque la peur de la mort est toujours présente chez tout être humain. Elle surgit d’une manière particulière lorsque nous tombons dans le dilemme de vie et de mort. La ruse peut devenir salutaire quand elle a pour objectif d’accomplir le désir de vie, chez soi-même ou chez l’autre. Pour que la vie triomphe de la mort, il est également préférable de se mettre dans la position des autres. Si nous sommes à la place de l’autre, nous comprenons mieux la peur qui masque le désir de vie chez lui. Loin d’être un instrument de notre propre désir, l’autre nous aide à confronter tout ce qui nous empêche d’être porteurs de la vie. En risquant sa propre vie avec audace, Tamar, une Cananéenne, fait son entrée dans la famille messianique. En effet, le deuxième fils de Tamar, Pèrèç, deviendra l’ancêtre de David (Rt 4,12.18) dans la lignée de laquelle se situe Jésus. Il n’est donc pas étonnant que Tamar soit une des cinq femmes mentionnées dans la généalogie de Jésus (Mt 1,3), celui qui est venu pour que le monde ait la vie et qu’il l’ait en abondance (Jn 10,10). Résumé Par une lecture narrative de Genèse 38, nous chercherons à voir comment Tamar, en se mettant dans un dilemme de vie et de mort, parvient à obtenir un enfant de Juda afin de perpétuer la lignée patriarcale. Marquée par un désir intense de vie, sa ruse permet à son beau-père de surmonter la peur de la mort et de comprendre qu’il faut risquer audacieusement pour sauver la vie. Mots-clés : Genèse 38, histoire de Juda et de Tamar, ruse, désir de vie, peur de la mort

45. Wénin, Joseph ou l’invention de la fraternité, p. 102.

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Summary By doing a narrative reading of Genesis 38, we will ponder the fact how Tamar, in a setting of a dilemma of life and death, succeeds in obtaining a child of Judah in order to perpetuate the patriarchal lineage. Marked by an intense desire for life, her trickery permits her father-in-law to get over the fear of the death and to understand that he must risk daringly to save life. Keywords : Genesis 38 – Judah and Tamar Story – Cheating– Desiring Life – Fear of Death.

RÉFLEXIONS SUR LE THÈME DE LA VIE ÉTERNELLE DANS LE CHRISTIANISME ANCIEN Fabrizio Vecoli (Université de Montréal)

En ces quelques propos1, il sera question du thème de la vie éternelle dans le christianisme des premiers siècles. Pour être plus précis, il s’agira de considérer la réflexion de quelques auteurs anciens concernant l’essence de cette condition particulière à laquelle le croyant en Jésus est censé accéder après son trépas2. Qu’est-ce donc que la vie éternelle ? À quoi le chrétien doit-il s’attendre, que peut-il espérer de cet état qui sera le sien lorsqu’il passera par-delà le seuil de la mort ? On s’en doute, répondre de manière extensive à une telle question, en faisant état de la pensée de tous les grands théologiens du christianisme ancien sur les modalités et les conditions de la résurrection, cela ne peut être la visée de ces quelques pages. Ainsi, les observations qui suivront découlent d’un choix préalable qui a orienté la sélection – tout à fait partielle, d’ailleurs – des témoignages pris en compte, avec pour but d’approfondir une certaine problématique ; après un survol tant soit peu attentif de la littérature, il y a lieu de s’interroger sur les raisons du silence – sauf exceptions – de la théologie quant à la nature même de la vie éternelle3. En effet, les sources s’avèrent avares de détails quant à celle-ci ; elles sont réticentes à offrir une définition substantive et quelque peu élaborée de son essence. 1. Cette contribution ne s’adresse pas à un public de spécialistes en histoire du christianisme ancien ou en patristique ; bien que la réflexion qu’elle véhicule soit originale, elle n’a aucune prétention de répondre aux attentes des lecteurs experts en la matière. 2. Je dis bien le « croyant » et non pas l’être humain, car l’éternité – salut ou même damnation – n’était pas assurée à tout le monde ; par exemple, à la différence de Platon, Tatien ne considérait pas l’âme comme immortelle de par sa nature (Oratio ad graecos 13). Par ailleurs, dans le cadre des premiers auteurs chrétiens, Jean Daniélou distinguait les deux états de la « survie » et celui de l’« immortalité » : les damnés survivent mais se trouvent dans un état de mort spirituelle, alors que les immortels sont « sous l’emprise du “pneuma” divin ». Voir Jean Daniélou, « La doctrine de la mort chez les Pères de l’Église », dans Robert Auzelle, Le mystère de la mort et sa célébration (Lex Orandi,12), Paris, Cerf 1951, 134-156. 3. Il semble – selon d’aucuns – que cette considération puisse s’étendre à la religion en général, à tout le moins selon une perspective anthropologique-cognitive. Voir Pascal Boyer, Et l’homme créa les dieux, Paris, Gallimard 2001, p. 303-304.

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1. L’espoir d’une vie éternelle Il est utile de s’arrêter sur un premier constat, sans doute banal mais néanmoins important : la vie éternelle est le produit d’un espoir entretenu dans le cadre d’une croyance religieuse, c’est-à-dire une croyance qui se fonde sur des hypothèses surnaturelles4. Il y a là une différence essentielle par rapport à la réflexion philosophique grecque sur l’immortalité de l’âme5. D’une part, la vie éternelle, telle que la conçoivent la plupart des penseurs chrétiens, ne saurait se limiter au seul principe spirituel de l’être humain6 mais doit inclure également son support corporel7 ; le cadre est celui d’une anthropologie unitive à saveur sémitique8, qui ne pourrait concevoir l’idée d’une vie – ou d’un retour à la vie – sans conserver une dimension physique, c’est-à-dire corporelle de celle-ci – bien qu’il s’agisse d’un corps nouveau9. Une grande partie de la littérature 4. J’entends le terme « surnaturel » comme se référant à un principe divin personnel qui se situe à l’extérieur et au-delà de la « nature » (indépendamment de la conception courante de celle-ci chez les Grecs). 5. Je me limite à renvoyer à Emanuela Prinzivalli – Manlio Simonetti, La teologia degli antichi cristiani (secoli I-V), Brescia, Morcelliana 2012, p.  250-255, 263-266. Par ailleurs, un recueil encore formidable de matière concernant le thème de l’immortalité dans les religions anciennes est celui de Franz Cumont, Lux perpetua, Paris, P. Geuthner, 1949. 6. « L’anthropologie sémitique était sans doute moins apte que l’anthropologie grecque (du moins celle de Platon) à intégrer l’idée de l’immortalité ; l’assimilation de l’âme au sang (Lv 17,11 ; Dt 12,16) conduisait plutôt à voir dans la mort une destruction de l’homme total et, dans cette perspective, la résurrection ne pouvait apparaître que comme une nouvelle création » (Aimé Solignac, « Immortalité », dans Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, tome 7, col. 1604). 7. On peut certes nuancer la position de Paul sur la question de la résurrection des corps, comme le fait efficacement Alain Gignac lorsqu’il souligne la variété des images utilisées par l’apôtre des Gentils. Il n’en demeure pas moins que la résurrection de la chair apparaîtra comme un élément non négociable de la théologie patristique (la sotériologie en dépend). Voir Alain Gignac, « Comprendre notre résurrection dans une perspective paulinienne. Les images de 1 Th 4,13-18, 1 Co 15 et 2 Co 5,1-10 », dans Odette Mainville – Daniel Marguerat, Résurrection. L’après-mort dans le monde ancien et le Nouveau Testament, Genève, Labor et Fides, 2001, 279-305. 8. On pense immédiatement aux ossements desséchés reportés à la vie par Yahvé dans Ez 37. Témoignent de la persistance de cette perspective, dans le christianisme primitif, la résurrection de Lazare (Jn 11) et celle du Christ. En ce qui a trait à cette dernière, il faut souligner l’importance de l’épisode de l’incrédulité de Thomas qui veut toucher le corps du ressuscité pour croire (Jn 20,24-29 ; voir la riche étude de Glenn W. Most, Doubting Thomas, Cambridge, Harvard University Press, 2005). De plus, l’épisode de Paul à l’aréopage (Ac 17,16-34) montre toute la différence avec les conceptions grecques. 9. Voir, parmi d’autres, Pseudo-Justin, De Resurrectione ou Athénagore, De Resurrectione. Face à des difficultés apparemment insurmontables de logique (comment redonner la vie à des corps décomposés ou disparus ?), la réponse – ultimement – fait appel à la puissance de Dieu. On remarquera, par exemple, le problème récurrent des corps qui ont été mangés par d’autres corps et en sont donc devenus part (quel corps ira à qui dans la résurrection ?), problème qui revient chez Augustin (De civitate Dei XXII,20).

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sur la résurrection se concentre d’ailleurs sur cet aspect10. D’autre part, pour les chrétiens, la question d’une vie après la mort ne se pose plus de la même manière que dans la spéculation philosophique antécédente, c’est-à-dire dans le cadre contraignant de la raison dialectique11 –, car elle s’appuie maintenant sur un nouveau postulat : l’existence d’un Dieu personnel, créateur, agissant et omnipuissant. Ainsi, la vie éternelle est l’effet d’une résurrection, un acte de création nouvelle, accompli par la puissance divine12. Si on laisse de côté les nombreuses réflexions concernant les conditions d’obtention de la vie éternelle (les circonstances et modalités de la résurrection) ou l’anthropologie impliquée dans le processus, il devient beaucoup plus difficile de préciser de quelle manière l’espoir d’un au-delà se concrétise. Qu’est-ce qu’on attend exactement ? À quoi cela ressemblera-t-il de vivre en dehors du temps, par exemple ? Répondre devient particulièrement malaisé. Quelques éléments se dégagent de la littérature chrétienne, mais c’est une bien maigre récolte si l’on compare avec ce qui a été écrit sur d’autres sujets. Les auteurs reviennent souvent sur le caractère définitif de la mort ; elle vient figer (ou confirmer) la condition spirituelle de chacun13 – préalable indispensable du jugement divin – et offre un repos définitif (ἀνάπαυσις)14 de la douloureuse agitation qui est le lot de la vie terrestre15. En somme, la vie éternelle apparaît comme le lieu où cesse tout mouvement et, par suite, tout changement. 10. Je me limiterai à mentionner le chapitre XXII du De civitate Dei d’Augustin (354430). On y trouve toute une panoplie de réflexions sur la nature du nouveau corps dont sera doté le ressuscité. 11. Comme, inversement, dans la philosophie grecque. Un exemple parmi d’autres : le Phédon de Platon. Voir, par exemple, Augustin d’Hippone, De civitate Dei XXII,20 : « Loin de nous la crainte que la toute-puissance du créateur, pour ressusciter les corps et les rendre à la vie, ne puisse rappeler tout ce qui a été dévoré par les bêtes ou par le feu, tout ce qui s’en est dissipé en cendre ou en poussière, écoulé en eau, exhalé en vapeur » (Jean-Claude Eslin, Saint Augustin. La Cité de Dieu. Livres XVIII à XXII, Paris, Seuil, 1994, p. 326). 12. Une analyse narrative de Jean 11 le confirme : « Le terme “résurrection” précède celui de “vie”. Cette succession inattendue des deux termes est d’une grande portée. Le terme “résurrection” désigne l’acte créateur divin par excellence, qui appelle à la vie ce qui n’est pas ou ce qui n’est plus, il est le geste qui fait surgir la vie au sein de la mort. Et précisément parce qu’il est résurrection, le Christ johannique est vie pour les siens. […] il offre la “vie éternelle » (Jean Zumstein, « Foi et vie éternelle selon Jean », dans Mainville – Marguerat, Résurrection p. 226). 13. En positif, elle stabilise l’âme qui a choisi pour le bien en la libérant des tentations (Ambroise, De bono mortis 9,38). 14. On sait, par exemple, l’importance de ce concept dans la tradition monastique. Voir Pierre Miquel, Lexique du désert. Étude de quelques mots-clés du vocabulaire monastique grec ancien, Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellefontaine, 1986, 73-86. 15. Cyprien de Carthage, Liber de mortalitate 3 : « Il montrait par là qu’il n’est, pour les serviteurs de Dieu, de paix, de liberté, de tranquillité véritable que, lorsqu’après avoir traversé les tourbillons de ce monde, ils arrivent au port de l’éternelle sécurité ; lorsque,

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En vérité, l’expression même « vie éternelle », bien qu’apparemment descriptive, est de fait négative ; ce qu’elle exprime en effet, c’est l’absence d’une fin définitive que l’évènement du décès semblerait au contraire suggérer. Dans le grec de l’Évangile de Jean, « aiōnios zoē (αἰώνιος ζωή)16 » désigne de fait une vie qui enchaîne temps après temps, ère après ère, et ce, sans qu’une fin vienne clore la succession ; après l’écoulement d’un temps, lui succède un autre temps (aionios vient en effet de aion, longue période de temps, ère17). Ce qu’il convient de retenir de cette précision terminologique, c’est que la locution en question tente, par un langage imprégné de temporalité, de suggérer l’intemporalité propre à l’éternel18. À bien y regarder, on a recours à une formule détournée pour dire l’indicible. Cela n’est pas sans évoquer l’utilisation distinctive du langage dans la mystique19, qui a justement pour tâche « d’offrir un corps à l’esprit, d’incarner le discours et de donner lieu à une vérité20 » ; c’est ce que Bossuet appelait polémiquement un « abus du langage21 ». En ce qui a trait au traitement du sujet de la vie éternelle dans la littérature religieuse en général, il est intéressant de relever qu’on finit souvent par glisser vers des détails assez périphériques. Un moyen d’appréhender la question a été, par exemple22 , de la découper selon les différences d’articulation rencontrées dans les grandes traditions de pensée. Une petite opération de comparaison différentielle réduit les taxons essentiellement à trois choix : immortalité (de l’âme, monde philosophique grec), réincarnation (monde indien, par exemple), résurrection (monde sémitique). Or, on remarquera que ces trois catégories ne font que décrire les raisons et les modalités d’aboutissement à une condition, et non pas cette condition en tant que telle. Force est de constater que, comme dans la locution grecque αἰώνιος ζωή, nous avons toujours affaire à une

vainqueurs de la mort, ils se revêtent d’immortalité. Là, en effet, se trouvent pour nous la paix, la tranquillité, le repos éternel ». 16. Jn 5,21 ; 17,2-3. 17. Geoffrey William Hugo Lampe, A Patristic Greek Lexicon, Oxford, Clarendon Press, 1961, 55-57 ; Henry George Liddell – Robert Scott, A Greek-English Lexicon, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 45. 18. Sur le concept d’éternité en histoire des religions, voir Lindsay Jones, Encyclopedia of Religions. second edition, Vol. 5, Detroit, Macmillan, 2005, 2853-2857. 19. Juan Martín Velasco, Il fenomeno mistico. Antropologia, culture e religioni (El fenómeno místico. Estudio comparado), trad. par Maria Giulia Telaro, Milano, Jaca Book, 2001 (espagnol 1999), 49-63. 20. Michel de Certeau, La fable mystique, I. XVIe-XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1982, p. 108. 21. Charles Urbain – Eugène Levesque, Correspondance de Bossuet, tome 10, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1916, p. 306 (24 novembre 1698). 22. Henri Bourgeois, « Vie éternelle », dans Frédéric Lenoir – Ysé T. Masquelier, Encyclopédie des religions, tome 2, Thèmes, Paris, Bayard, 1997, p. 1921-1923.

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explication qui se limite à dire ce que la notion de vie éternelle veut exorciser, à savoir la fin ultime ou la réduction à néant : on ne meurt pas (im-mortalité), on retourne dans un corps après l’avoir perdu (ré-incarnation), on se relève après s’être couché (ré-surrection)23. 2. Approche thématique : Papias et Irénée de Lyon Si dans un premier temps on aborde la vie éternelle par une approche thématique plutôt qu’exégétique, on se concentrera alors sur le problème de la destinée de l’être humain dans l’au-delà. Or, un des rares auteurs chrétiens anciens à produire une véritable description de cet au-delà est un personnage pratiquement inconnu : Papias de Hiérapolis. Si l’on se fie à un fragment qui le concerne24, il aurait été actif sous le règne d’Adrien (117-138), mais d’autres (Irénée de Lyon, Eusèbe de Césarée) le considèrent plutôt comme contemporain de Polycarpe de Smyrne, voire auditeur de Jean, le disciple de Jésus, et le situent donc sous le règne de Trajan (98-117). Son œuvre, l’Explication des paroles du Seigneur, nous est conservée sous forme de fragments cités par des auteurs successifs. Papias constitue sans doute le point de transition d’une transmission orale des dits et des faits de Jésus vers une rédaction écrite de ceux-ci. Cité dans le Contre les hérésies d’Irénée de Lyon (évêque entre 177 et 202 apr. J.-C.), un des fragments du traité de Papias nous intéresse particulièrement, car il s’agit d’une description du royaume céleste. Il convient donc de le reporter intégralement : Il viendra des jours où des vignes croîtront, qui auront chacune dix mille ceps, et sur chaque cep dix mille branches, et sur chaque branches dix mille bourgeons, et sur chaque bourgeon dix milles grappes, et sur chaque grappes dix mille grains, et chaque grain pressé donnera vingt-cinq métrètes de vin. Et lorsque l’un des saints cueillera une grappe, une autre grappe lui criera : Je suis meilleure, cueille-moi et, par moi, bénis le Seigneur ! De même le grain de blé produira dix mille épis, chaque épi aura dix mille grains et chaque grain donnera cinq chénices de belle farine ; et il en sera de même, toute proportion gardée, pour les autres fruits, pour les semences et pour l’herbe. Et tous les animaux, usant de cette nourriture qu’ils recevront de la terre, vivront en paix et en harmonie les uns avec les autres et seront pleinement soumis aux hommes25. 23. À propos du langage employé pour exprimer l’inédit que représente l’événement de la résurrection, voir Jean-Paul Michaud, « La résurrection dans le langage des premiers chrétiens », dans Mainville – Marguerat, Résurrection, 111-128. 24. En ce qui concerne cet auteur, on se réfèrera à Enrico Norelli, Papia di Hierapolis. Esposizione degli oracoli del Signore. I Frammenti, Milano, Paoline, 2005. 25. Irénée de Lyon, Avdersus Haereses V,33,3 ; traduction française de Adelin Rousseau – Louis Doutreleau – Charles Mercier, Irénée de Lyon. Contre les hérésies. Livre V, tome 2, Paris, Cerf, 1969, 415-416.

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Cette description, qui semble plus désigner une ère messianique qu’un véritable au-delà, a été comprise comme se référant au royaume céleste par Irénée de Lyon, c’est-à-dire par celui qui nous l’a transmise. En effet, ce dernier affirme que l’image bucolique idéalisée de Papias offre les détails du Royaume prêché par le Christ, lieu du kérygme où il est aisé de revêtir le thème de l’ère messianique d’une interprétation eschatologique la référant à l’au-delà. Cette description, qui détaille en de termes très concrets un paradis de paysan, suscita un certain embarras auprès des auteurs chrétiens postérieurs, qui la jugèrent trop matérialiste. C’est pour cette raison qu’Eusèbe de Césarée (ca. 265-339) s’empresse de dire que Papias était « d’intelligence limitée26 », car il n’aurait pas saisi la valeur « mystique et symbolique » des réalités dont il parle ; qui plus est, son erreur a déteint sur d’autres après lui (dont Irénée) qui ont cru en l’avènement d’un royaume comme celui-ci, au sens littéral – c’est-à-dire matériel – de la description. En fait, l’opposition matériel-spirituel – en matière religieuse, elle est le produit d’une élaboration théologique complexe27 – n’est peut-être pas réellement pertinente pour le cas de Papias qui se limite simplement à utiliser un langage imagé et archaïque dans la représentation d’un motif ancien et récurrent, celui de l’ère de l’abondance. Déjà repérable dans la mythologie grecque, notamment dans le motif de la corne d’abondance28 évoquant l’exceptionnelle fertilité de la vallée du fleuve Achéloos, cette thématique refait surface dans le monde latin, doublée de la notion d’une réalisation future de ce mirage. Le langage et les images utilisés par le poète Virgile (ca. 70 av. J.-C.-19 av. J.-C.) dans ses Bucoliques29 présentent des similarités frappantes – si l’on laisse de côté l’aspect stylistique – avec ceux de Papias. Cependant, ce dernier dépend sans doute en premier lieu des représentations juives de l’ère messianique30 ; on a d’ailleurs soulevé la possibilité d’une dépendance de l’Apocalypse syriaque de Baruch (ou la 26. Eusèbe de Césarée, Historia Ecclesiastica III,39,12-13. 27. Une élaboration dont le parcours passe par l’introduction de l’allégorie dans les commentaires littéraires et philosophiques grecs : Manlio Simonetti, Lettera e/o allegoria. Un contributo alla storia dell’esegesi patristica, Roma, Institutum Patristicum Augustinianum, 1985 (en particulier les p. 10-19). 28. Qui, à son tour, évoque celle du Sampo de la mythologie finnoise (Kalevala, rune 37). Il convient de mentionner aussi le thème de la production spontanée de la terre, par exemple le cadre du mythe de l’âge d’or décrit dans Hésiode, Les travaux et les jours, p. 117-118. 29. Virgile, Eclogae IV. 30. Ou de la nature en l’époque prélapsaire. Par exemple, le motif du fruit qui crie pour être cueilli avant un autre se trouve dans l’Apocryphe de la Genèse retrouvé à Qumran (1QGenAp XIX, 16), comme le souligne Antonio Orbe dans Teología de San Ireneo III, Madrid, Biblioteca de autores cristianos, 1987, p. 421.

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dépendance des deux d’un substrat commun, selon la datation des deux textes)31. Par ailleurs, la ressemblance de Papias avec 2 Baruch32 est sensiblement plus prononcée que celle que l’on pourrait déceler avec les passages bibliques traitant de la même thématique33. Ainsi, il est aisé d’établir un lien généalogique expliquant le caractère matérialiste de la description citée par Irénée : il s’agit d’un sémitisme34. Et pourtant, souligner la présence de ce type d’images dans des contextes différents – comme celui de Virgile – nous permet de remettre en discussion l’exclusivité de la solution diffusionniste et d’éviter l’exclusion a priori de l’hypothèse structuraliste, plus « universalisante35 ». En effet, de l’Edda poétique36 aux cargo cults37, l’ère de l’abondance semble représenter, dans sa récurrence en des traditions religieuses disparates, l’aspiration humaine à une plénitude dont on ne fait normalement pas l’expérience en cette vie. Irénée de Lyon cite la description de Papias, mais il est visiblement mal à l’aise avec une représentation à ce point tangible du Royaume céleste. Elle lui est pourtant nécessaire. Nous savons sa résolution à vouloir démontrer la cohérence et l’unité de la doctrine chrétienne dont il se considère le défenseur ; il s’inquiète de réaffirmer l’unité du Dieu de justice et du Dieu de grâce contre le courant théologique de Marcion, du Dieu créateur et du Dieu transcendant contre les gnostiques38. Or, c’est

31. Apocalypse syriaque de Baruch 29,5 : « La terre aussi donnera des fruits, dix mille pour un. Chaque vigne portera mille sarments, chaque sarment portera mille grappes, chacune des grappes comptera mille raisins, et un raisin donnera un kor de vin », dans Pierre Bogaert, L’Apocalypse syriaque de Baruch, tome I, Paris, Cerf, 1969, p. 483. 32. Ulrich Huttner, Early Christianity in the Lycus Valley, Leiden, Brill, 2013, p. 227-229. 33. Is 11,6-8 ; 65,25. D’autre part, une lecture de ce type pourrait s’être développée sur la base d’une exégèse de Gn 27,28, selon l’opinion d’Antonio Orbe, Teología de San Ireneo, p. 417. 34. Paul Volz, Die Eschatologie der jüdischen Gemeinde im neutestamentlichen Zeitalter nach den Quellen der rabbinischen, apokalyptischen und apokryphen Literatur, Tübingen, Mohr, 1934 (Hildesheim, 1966), 71-77. 35. Voir Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p.  28. Certes, une approche ne doit pas nécessairement exclure l’autre. 36. Édda poétique, Völuspà 61-62. 37. Bien que contestée par les savants d’orientation strictement postcoloniale, la catégorie demeure utile sur un plan heuristique. Voir Ton Otto, « What Happened to Cargo Cults? Material Religion in Melanesia and the West », dans Social Analysis 53 (2009) 82-102. En ce qui concerne la dimension messianique de ce phénomène religieux, je ne peux que me référer au désormais classique ouvrage de Vittorio Lanternari, Les mouvements religieux des peuples opprimés, Paris, Maspero, 1962. 38. C’est le thème de la recapitulatio, qui parcourt toute l’œuvre d’Irénée. Voir Jacques Fantino, La théologie d’Irénée. Lecture des Écritures en réponse à l’exégèse gnostique : une approche trinitaire, Paris, Cerf, 1994 (particulièrement le chapitre 2).

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précisément cette même préoccupation qui conditionne son traitement de l’extrait de Papias ; il entend préserver une harmonie des représentations de l’au-delà, qui est d’une part le lieu où se réalisent les promesses bibliques de justice et d’abondance, et d’autre part l’échappée vers une transcendance sans concession à la hauteur de la radicale altérité de Dieu. Irénée a donc recours à une mise en récit de ces deux aspects, de fait inconciliables. Cette solution consiste à référer la description de Papias à une première phase de l’installation du Royaume céleste, celle du règne millénaire du Christ précédant la fin des temps39. En cette période avant la transition vers la transcendance absolue, peuvent se réaliser les promesses bibliques40. Le déploiement chronologique d’un agrégat logique en soi intenable permet d’établir une cohérence autrement impossible. Au fond, il s’agit du même expédient qui a permis de résoudre la discordance théologique entre le Dieu de justice vétérotestamentaire et celui de grâce du Nouveau Testament ; la succession des deux économies articule dans le temps une contradiction autrement inadmissible. L’utilisation qu’Irénée fait du passage de Papias ne dénature point la représentation concrète – pour ne pas dire matérielle – du Royaume offerte par ce dernier. Toutefois, vouloir maintenir la transcendance de l’au-delà et en même temps refuser l’instrument de l’allégorie (l’arme de choix des gnostiques, ses adversaires)41, cela ne laisse guère d’autres options viables que celle de revêtir la description de Papias d’une perspective millénariste qui ne lui appartient pas nécessairement42. Cette description doit forcément se référer à une phase intérimaire de l’eschatologie, à savoir le Royaume du Christ et des saints sur terre.

39. Sur le millénarisme des premiers chrétiens et le rapport de celui-ci avec l’apocalypse de Jean et la tradition juive, voir Clementina Mazzucco – Egidio Pietrella, « Il rapporto tra la concezione del millennio dei primi cristiani e l’Apocalisse di Giovanni », dans Augustinianum 18 (1978) 29-45. 40. Voir par exemple Irénée de Lyon, Adversus Haereses V,33,1. 41. L’argument exégétique consiste à se fonder sur l’Écriture, avec laquelle il faut compter. Et alors, la lecture allégorique est refusée : « Si certains essaient d’entendre de telles prophéties dans un sens allégorique, ils ne parviendront même pas à tomber d’accord entre eux sur tous les points. D’ailleurs, ils seront convaincus d’erreur par les textes eux-mêmes… » (Adversus Haereses, 35,1). On comprend : allégorie = manipulation du texte = multiplication des sens = division = dispersion = mal. 42. Selon certains, la béatitude matérielle décrite par Papias était éternelle (Friedrich Loofs, Theophilus von Antiochien. Adversus Marcionem und die anderen theologischen Quellen bei Irenaeus, Leipzig, J. C. Hinrich, 1930, 332-338). Enrico Norelli (Papia di Hierapolis, p.  130) résiste à l’idée de nier une conception millénariste chez Papias, car elle lui est attribuée par Eusèbe de Césarée (Hist. Eccl. 3,39,12). Je ne fais pas à ce point confiance au témoignage d’Eusèbe.

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Ainsi, ce que l’évêque de Lyon nous présente comme une sorte d’antichambre de l’éternel est de fait nécessaire à l’accomplissement des promesses bibliques. En effet, si l’on entend au sens concret et littéral le centuple que Jésus promet à ceux qui renonceront à quelque chose pour le suivre43, comment espérer une réalisation de cette promesse dans un au-delà radicalement transcendant ? Le millénaire précédant la fin des temps offre une solution qui n’impose pas de devoir renoncer à la transcendance, qui viendra tout simplement après. D’autre part, cette antichambre de l’éternel répond aussi à une deuxième fonction, celle-ci plutôt liée à une exigence de nature anthropologique : l’être humain, tel qu’il est à sa mort, n’est pas prêt pour l’éternité. Irénée affirme à plusieurs reprises que les âmes admises au Royaume du Christ « s’accoutumeront peu à peu à saisir Dieu44 » ou qu’elles « s’exerceront à l’incorruptibilité » qui viendra. Voici un passage significatif à cet égard : Et rien de tout cela ne peut s’entendre allégoriquement, mais au contraire tout est ferme, vrai, possédant une existence authentique, réalisé par Dieu pour la jouissance des hommes justes. […] Et de même qu’il [l’homme] ressuscitera réellement, c’est réellement aussi qu’il s’exercera à l’incorruptibilité, qu’il croîtra et qu’il parviendra à la plénitude de sa vigueur au temps du royaume, jusqu’à devenir capable de saisir la gloire du Père. Puis, quand toutes choses auront été renouvelées, c’est réellement qu’il habitera la cité de Dieu. […] [Les hommes] ne s’en iront pas au néant, mais progresseront au contraire dans l’être. […] Mais lorsque cette « figure » aura passé, que l’homme aura été renouvelé, qu’il sera mûr pour l’incorruptibilité au point de ne plus pouvoir vieillir, « ce sera alors le ciel nouveau et la terre nouvelle », en lesquels l’homme nouveau demeurera, conversant avec Dieu de manière toujours nouvelle45.

Selon la conception qui se dégage de ces mots, l’accès à l’éternel requiert une transformation radicale qu’il est difficile de concevoir comme instantanée ; elle ne peut qu’être graduelle. Cet état de choses est sans doute en rapport avec la représentation stratifiée du cosmos répandue dans l’antiquité gréco-romaine46, un univers composé de plusieurs sphères qui s’interposent entre la terre et le ciel. Dans une version plus pessimiste (influencée par le dualisme) de cette cosmologie ayant cours

43. Mc 10,30 ; Mt 19,29. 44. I. de Lyon, Adversus Haereses V,32,1 ; 35,1.2 ; 36,1. 45. Ibid., V,35,2-36,1 (p. 451-455). 46. Gregory Smith, « Physics and Metaphysics », dans Scott Fitzgerald Johnson (ed.), The Oxford Handbook of Late Antiquity, New York, Oxford University Press, 2012, 513-561, en particulier les pages 531-533.

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à l’époque chrétienne (notamment dans la théorie ascétique47), les sphères à travers lesquelles l’âme descend au moment où elle s’incarne la revêtissent – à son passage – d’instincts, corruptibilité et matière48. Afin de se libérer de tous ces fardeaux et pouvoir ainsi accéder à l’éternel, il faut refaire le parcours inverse49. La vision d’un univers stratifié ne favorise pas l’idée d’un passage immédiat entre le lieu du monde et le lieu du transcendant. Tel est l’éloignement de l’âme de son milieu d’origine : elle doit passer par une étape intermédiaire avant d’y faire retour. Par ailleurs, le maintien en parallèle des deux différentes représentations de l’au-delà – le royaume millénaire, où se réalisent les promesses, et l’éternité qui lui succèdera – témoigne de la force des deux exigences sous-jacentes, apparemment inconciliables – si l’on s’en tient à une logique guidée par le principe de non-contradiction. D’un côté, il y a la soif de consolation, de rétribution et de justice pour la souffrance de ce monde, une soif qui ne peut être étanchée que par l’expérience contraire de cette peine ; en ce sens, les promesses des prophètes et de Jésus ne peuvent être ignorées. De l’autre côté, il y a l’attente d’une altérité radicale, capable enfin de briser le carcan des limites humaines. Or, ne pouvant se soustraire au principe de non-contradiction, Irénée choisit de mettre les deux représentations en succession ; c’est sa solution. Au terme de ce parcours post-mortem, les êtres humains seront finalement admis à la présence de Dieu50. Il est intéressant de noter que ce thème de la présence auprès de Dieu deviendra, à partir du IVe siècle, l’objet de la quête ascétique des moines ; ils auront l’audace de tenter, avec leurs techniques spirituelles, l’ascension à l’éternel en cette vie déjà51. 47. Fabrizio Vecoli, Il sole e il fango. Puro e impuro tra i Padri del deserto, Roma, Edizioni di storia e letteratura, 2007, p. 18-19 et p. 72-74. 48. Circonstance qui fonde les présupposés de la mélothésie, lieu de conjonction entre microcosme et macrocosme. Voir Auguste Bouché-Leclercq, L’astrologie grecque, Cambridge, Cambridge University Press, 2014 (1899) 320-326 ; Odile Ricoux, « Homo astrologicus : la mélothésie chez les astrologues romains », dans Philippe Moreau, Corps Romains, Grenoble, Million, 2002, 201-224. 49. Origène, De Principiis II,2,6 : « Si ensuite quelqu’un aura un cœur pur et un esprit encore plus pur, ainsi qu’une intelligence plus éveillée, il progressera plus rapidement, montera dans l’air et atteindra le royaume céleste en traversant, en guise d’étapes, celles que les Grecs appelaient les sphères célestes ». 50. Irénée de Lyon, Adversus Haereses V,31,2 : « Leurs âmes [celle des disciples du Christ] iront donc au lieu invisible qui leur est assigné par Dieu et elles y séjourneront jusqu’à la résurrection, attendant cette résurrection ; puis elles recouvreront leurs corps et ressusciteront intégralement, c’est-à-dire corporellement, à la manière même dont le Seigneur est ressuscité, et elles viendront de la sorte en la présence de Dieu ». 51. Si l’on en croit la biographie écrite par le patriarche Athanase d’Alexandrie (Vita Antonii 7,11-13), Antoine, personnage iconique du monachisme des origines, « se souvenait aussi de la parole du prophète Élie : “Le Seigneur est vivant, devant lequel je me tiens

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3. Jn 17,3 et Origène Afin de poursuivre notre réflexion, il convient de délaisser la relation complexe qui unit Irénée de Lyon à Papias et d’adopter une approche différente : celle proposée par l’histoire de l’exégèse. En effet, on ne peut manquer de sonder la récupération par les auteurs chrétiens du passage clé de Jean 17,3, qui offre la perle rare d’une définition substantive claire (encore que très succincte) de la vie éternelle : « Or, la vie éternelle, c’est qu'ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ52. » Malheureusement, cette manière de procéder s’avère, en un premier temps, décevante quant aux résultats récoltés53. On constate que le passage de Jean est le plus souvent utilisé pour consolider la notion de séparation entre les sauvés, qui connaissent Dieu et possèdent par suite la vie éternelle, et les damnés, qui ne le connaissent pas et de ce fait n’accèdent pas à l’éternité. Ainsi, on inverse le sens de la précision de Jean et au lieu d’insister sur l’essence de la vie éternelle comme connaissance de Dieu (la vie éternelle se traduit en connaissance de Dieu), on transforme l’affirmation de l’évangéliste en un critère de distinction dichotomique (la connaissance de Dieu mène à la vie éternelle). Par conséquent, aucune élaboration significative n’est proposée sur la connaissance de Dieu comme dimension essentielle de la vie éternelle ; faute de constituer un point de départ pour une réflexion sur l’au-delà, elle devient plutôt le paramètre de discrimination « nous/vous » du jugement final. Dès lors, le thème de la connaissance de Dieu, combiné avec la notion de vie éternelle, se trouve résorbé dans le motif pré-judéen – récupéré dans le judaïsme essénien et dans le christianisme ancien – des deux voies : la voie de la lumière (celle de la connaissance et du salut) et la voie des

aujourd’hui” (1R 17,1) ». Il n’est pas inutile de rappeler que Hénoch et Élie sont les deux personnages de l’Ancien Testament enlevés de leur vivant au ciel ; ils ne meurent donc pas. Il est significatif qu’Élie soit considéré par les sources monastiques comme l’archétype de l’anachorète. 52. Jn 17,3 (en grec : « αὕτη δέ ἐστιν ἡ αἰώνιος ζωὴ ἵνα γιγνώσκωσιν σὲ τὸν μόνον ἀληθινὸν θεὸν καὶ ὃν ἀπέστειλας Ἰησοῦν Χριστόν », selon la 28ème édition du texte de Eberhard Nestle et Kurt Aland). Il convient de noter que l’association de l’immortalité avec la connaissance de Dieu remonte à la littérature sapientielle (Sg 8,17 ; 15,3). 53. Voir Clément d’Alexandrie (ca. 150 - ca. 220), Stromates V,63,8 : « Ignorer le père c’est la mort, alors que le connaître c’est la vie éternelle, de par la participation à la puissance de l’incorruptible. Et ne pas mourir c’est participer à la divinité, tandis que l’éloignement de la gnose de Dieu produit la ruine ». Dans ce même registre, voir Tertullien (ca. 150- ca. 220), Adversus Praxeam XXI ; Lactance (ca. 250- ca. 325), Divinae Institutiones III,27-29 ; VI 3.6.

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ténèbres (celle de l’ignorance et de la damnation)54. C’est donc le thème du bon choix du croyant (qui se départit de l’incroyance) qui prime sur celui de la nature même de l’au-delà. La préoccupation d’indiquer qui accèdera à la vie éternelle plutôt que de s’étendre sur l’essence de celle-ci représente, entre autres, un aveu d’ignorance. De toute évidence, du moment que l’on sort d’un langage imagé tel que celui utilisé par Papias et que l’on entre dans une spéculation rationnelle de type philosophique, décrire l’au-delà devient essentiellement impossible. Augustin l’avoue de la manière la plus directe : « Voyons maintenant, pour autant que Dieu nous daignera nous assister, ce que feront les saints dans leurs corps immortels et spirituels, quand la vie de leur chair ne sera plus charnelle mais spirituelle. Ce que sera cette activité, ou plutôt ce repos, ce loisir, à vrai dire, je l’ignore55. » Quelques lignes plus tard, le docteur d’Hippone se rabat sur la seule chose qu’il est possible de dire, sur la base des Écritures, à propos de la condition dont jouirons les saints au ciel : « Je dis donc, en ce corps même ils verront Dieu56 ». Après ce constat, il va dériver, à travers une longue digression, sur le type de vision dont jouissent les corps spirituels, se demandant s’il sera possible de voir Dieu tout en ayant les yeux fermés. Dans le but de mieux saisir l’impossibilité à décrire dans un langage discursif la condition qui attend les saints par-delà le seuil de la mort, il faut se tourner vers Origène d’Alexandrie (ca. 185 - ca. 253), qui est actif dans la génération suivante à celle d’Irénée. Le maître du Didascalée, on

54. Claudio Moreschini – Enrico Norelli, Histoire de la littérature chrétienne ancienne grecque et latine. 1. De Paul à l’ère de Constantin, Genève, Labor et Fides, 2000, p.  162 ; Harold W. Attridge, « Didache », dans Lawrence H. Schiffman – James C. Vanderkam, Encyclopedia of the Dead Sea Scrolls, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 204-205 ; Jean Duhaime, « Dualism », dans Ibid., 215-220. Quelques références chez les auteurs chrétiens anciens : Pseudo-Barnabé, Epistula 18, Didaché 1,1-6,3 ; Doctrina Apostolorum 4-14, Constitutiones Apostolorum 1,1 ss. 55. Augustin d’Hippone, De civitate Dei XXII,29 ; traduction française par Lucien Jerphagnon (dir.), Saint Augustin, La cité de Dieu, Œuvres, II, Paris, Gallimard, 2000, p. 1080. 56. Ce qui équivaut à dire qu’ils le connaîtront, la vision étant le moyen de connaissance par excellence. La littérature sur la relation connaissance-vision (notamment en ce qui concerne la mystique) est vaste. Nous nous contentons d’en indiquer une trace dans le thème ascétique de l’ouverture de l’œil de l’âme (Antoine, Epistulae 1,2 ; 5,5), qui remonte jusqu’à la philosophie de Platon (ψυχῆς ὄμμα : Platon, République, VII, 533d ; voir Sophiste, 254b). Par ailleurs, la thématique s’insère dans celle, plus large, des sens spirituels : Karl Rahner, « Le début d’une doctrine des cinq sens spirituels chez Origène », dans Revue d’ascétique et de mystique 13 (1932) 113-145 ; Jean Daniélou, Platonisme et sens spirituels. Essai sur la doctrine spirituelle de saint Grégoire de Nysse, Paris, Aubier, 1944, 222-252.

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le sait, refuse les contraintes d’une lecture littérale du texte biblique, ce qui lui permet d’en rechercher une explication allégorique57, démarche qu’il adopte en polémique ouverte avec les littéralistes58. Il n’a alors plus besoin de résoudre, par le biais d’un récit intégrant une perspective millénariste, la contradiction entre la représentation matérielle du Royaume et la transcendance de l’au-delà. Il lui suffit en effet d’invoquer la valeur allégorique du langage imagé des Écritures. C’est le premier pas vers une utilisation nouvelle du langage qui, par ses défauts59, suggère des réalités autrement inexprimables – une utilisation non sans rapport avec la tradition mystique qui suivra. Nonobstant l’affranchissement des contraintes d’une compréhension littérale de l’Écriture, Origène maintient encore l’idée d’une préparation60, après la mort61, de l’âme, avant son entrée dans l’éternité. L’homme abrite en soi le désir inné d’apprendre la vérité de Dieu, une propinquitas qui lui vient du fait d’en être l’image ; il lui faut néanmoins bénéficier, dans le Paradis, lieu transitoire62, d’une propédeutique le préparant à saisir la plénitude divine. En ce qui concerne la nature de la vie éternelle, Origène s’insère dans la lignée inaugurée par le passage de Jean 17,363. Il affirme qu’être avec le Christ c’est apprendre le sens de tout. Cette connaissance pleine suscite alors une joie ineffable. C’est à ce moment que le théologien d’Alexandrie, dans son Commentaire à l’Évangile de Jean64, explique un point essentiel. Il rappelle à son lecteur que la « connaissance », en l’occurrence la connaissance de Dieu, se fait par « participation » ; il emploi le mot μετοψξς, mot tiré du verbe μετ-εσψω et signifiant « avoir part avec65 ». Participation à 57. Hermann J. Vogt, « Origen of Alexandria », dans Charles Kannengiesser, Handbook of Patristic Exegesis. The Bible in Ancient History, 2 vol., Leiden-Boston, Brill, 2004, 536-574. 58. Il affirme en effet que ceux-ci comprennent la Bible à la manière des judéens (De principiis II,11,1-2). 59. Le defectus litterae, qui remonte à Philon d’Alexandrie (De allegoriis Legum III,4). 60. Il utilise lui aussi le passage de Jean 17,3 pour opposer les chrétiens aux païens : Contra Celsum III,37. 61. Origène parle du destin de l’âme après la mort dans De principiis II, 11,1-7. 62. Une véritable « école » de l’éternel (Origène, De principiis II,11,6). 63. Lorenzo Perrone, « “Et l’homme tout entier devient Dieu” : la déification selon Origène à la lumière des nouvelles Homélies sur les Psaumes », texte non publié présenté à la conférence Exégèse, révélation et formation des dogmes dans l’Antiquité tardive, Paris, EPHE, 25-26 octobre 2013. Voir aussi, pour une présentation générale : Norman Russell, The doctrine of Deification in the Greek Patristic Tradition, Oxford and New York, Oxford University Press, 2004. 64. Origène, Commentarii in Johannem II,17-18. 65. Le même terme est utilisé par son prédécesseur, Clément d’Alexandrie (Stromates V,63,8).

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Dieu équivaut, dit-il66, à une divinisation (θεοποιήσις67) de celui qui connaît68. En effet, participer – au sens de prendre part à quelque chose – signifie s’approprier une partie de cette chose ; Irénée parle de « saisir » Dieu. Quand l’objet de cette appropriation partielle est infini, et il en va ainsi avec Dieu, la partialité correspond à la totalité, puisqu’une part d’infini est encore égale à l’infini ; prendre part à l’éternel signifie alors devenir l’éternel. Il est possible de le dire autrement : s’il est vrai que Dieu est Un, il en découle nécessairement une impossibilité à participer à cet Un tout en demeurant multiple, donc non parfaitement uni à Dieu – d’où tout le problème de la « monotropie » monastique69. Si l’on pousse le raisonnement à ses extrêmes conséquences logiques, cela implique que, dans la mesure où l’homme participe à la vie éternelle, il devient dieu – bien sûr, Origène s’évertue ensuite à établir une distinction entre Dieu et dieux70. Pour résumer, si la notion de vie éternelle est traitée dans le cadre d’une logique discursive ayant comme prémisse (en Jn 17,3) sa définition en tant que connaissance de Dieu71, et si la connaissance est comprise comme participation, la conclusion ne peut être que la divinisation de celui qui est admis à cette condition. D’ailleurs, le qualificatif « éternel », 66. David L. Balas, « The Idea of Participation in the Structure of Origen’s Thought. Christian Transposition of a Theme of the Platonic Tradition », dans Origeniana. Quaderni di Vetera Christianorum 12 (1975) 257-275. 67. De fait, il n’utilise pas la forme substantive mais verbale du terme. 68. Il y a, dans la littérature chrétienne ancienne, toute une autre réflexion concernant la divinisation par participation à Dieu, mais elle nous semble insister sur une condition nécessaire à cette participation (la pureté) plutôt que sur un état propre à celle-ci (la connaissance). En effet, dans ce cadre, la divinisation s’entend comme participation à l’incorruptibilité (ἀφθαρσία) de Dieu. Cette association remonte à 2 P 1,1-3 (« les plus grandes promesses nous ont été données, afin que vous deveniez ainsi participants de la divine nature, vous étant arrachés à la corruption qui est dans le monde »). À ce propos, voir Ysabel de Andia, Homo Vivens. Incorruptibilité et divinisation de l’homme selon Irénée de Lyon, Paris, Études Augustiniennes, 1986, p. 15 ss. ; Myrrha Lot-Borodine, La déification de l’homme selon la doctrine des Pères grecs, Paris, Cerf, 1970 ; Jules Gross, La divinisation du chrétien d’après les Pères grecs, Paris, 1938. 69. Antoine Guillaumont, « Monachisme et éthique judéo-chrétienne », dans Antoine Guillaumont, Aux origines du monachisme chrétien. Pour une phénoménologie du monachisme, Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellefontaine, 1979, 47-66. 70. Origène et, plus tard (Ve-VIe siècle), le Pseudo-Denys l’Aréopagite (De diviniis nominibus II,11) s’appuient sur un passage de Paul (1 Co 8,5) affirmant l’existence d’une multitude de dieux, qui ne sont pas Dieu, dans le but d’affirmer la divinisation de l’humain sans paraître blasphématoires. 71. Cette prémisse, prise au sérieux, fera dire à Jean d’Apamée que « l’âme n’est pas autre chose que le connaître ; bien plus, l’âme c’est le connaître et le connaître c’est l’âme », dans Sixième Dialogue de Mar Jean le Solitaire sur les révélations et visions de l’économie divine en ce monde et la révélation qui vient de l’économie du monde à venir. Et sur d’autres degrés et sujets, 72.

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qui est de l’ordre de l’infini, suggère déjà une transcendance qui est en soi une caractéristique divine72. Conclusion Sur la base de cette brève incursion dans la littérature chrétienne ancienne, il apparaît que la représentation de la vie éternelle semble, à certains égards, suivre le processus d’hellénisation du christianisme, selon la vieille thèse de A. von Harnack73. Si, dans un premier temps, le langage imagé et très concret de Papias offre une représentation du royaume céleste qui peut nous apparaître quelque peu insouciante quant à son sens précis, voilà qu’Irénée s’inquiète déjà de dégager une logique : seul le millénarisme lui permet de concilier matière et esprit dans le domaine de l’eschatologie. Depuis, se profile une tendance à insister sur la transcendance, notamment dans le cadre d’une exégèse allégorique de Jn 17,3. La vie éternelle est alors comprise comme un accès à Dieu, voire comme une divinisation de l’être humain – avec Origène, par exemple. Cette évolution explique peut-être le silence des sources74 : pour peu qu’on y pense, ce silence rejoint celui des mystiques75, car parler de la vie 72. Dans 1 Tm 1,17, Dieu est appelé « Roi des durées perpétuelles » (Βασιλεύς τῶν αἰώνων), comme le rappelle le Pseudo-Denys l’Aréopagite (De diviniis nominibus V,4). Cela nous ramène à cette même qualification aiōnios (αἰώνιος) qui est utilisée pour indiquer la vie dans l’au-delà. 73. Voir Adolf von Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, Freiburg, Mohr, 18881890. La thèse de l’hellénisation du christianisme n’est plus acceptée telle quelle par les historiens du christianisme, surtout dans la mesure où elle affirme une décadence du message originel de Jésus. De fait, le christianisme est né hellénophone et hellénisé. Cela étant dit, il demeure vrai que le développement de la théologie chrétienne a subi une influence croissante de la philosophie grecque ; en ce sens, il demeure sans doute légitime de parler d’hellénisation. 74. Jean d’Apamée, Premier dialogue de Mar Jean le Solitaire avec le bienheureux Thomasios sur l’espérance future, 12 : « Sinon, pourquoi personne au monde ne peut-il nommer un élément inexistant dans les êtres ? » (René Lavenant, Jean d’Apamée, Dialogues et Traités, Paris, Cerf, 1984). 75. Ou celui de Wittgenstein : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » (énoncé 7), dans Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-analytique, trad. par Gilles Gaston, Granger, Paris, Gallimard, 2001 (en allemand : 1921). Cette citation est reprise et discutée par Michel Meslin, « L’expérience religieuse », dans Lenoir – Masquelier, Encyclopédie des religions, p. 2253. Otto, sur la base de ses études du phénomène mystique, aboutissait à un constat semblable lorsqu’il affirmait qu’il est inutile de parler du sacré à une personne qui n’en a pas fait l’expérience, ce qui implique qu’il est incommunicable en soi (Rudolf Otto, Le sacré. L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, trad. par André Jundt, Paris, Payot, 1969 [en allemand 1917], p. 22). Dans la même lignée, il convient sans doute de citer un auteur ancien : « On connaît ceci, mes chers, par l’expérience ; l’âme qui ne l’a pas perçu ne peut pas le connaître, même si on le lui explique cent fois », dans Jean d’Apamée, Sixième Dialogue, 75.

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éternelle équivaut inévitablement à parler de Dieu76. Or, de Plotin au Pseudo-Denys l’Aréopagite, il a été maintes fois affirmé que dire quelque chose de Dieu est impossible à moins de pratiquer une théologie négative. En effet, cette dernière s’efforce de souligner l’ineffabilité du divin au moyen d’un langage qui insiste sur l’abstraction (aphairesis) ou sur la négation (apophasis)77. Dans la mystique, le problème posé par le principe de non-contradiction, qui semble gêner Irénée, n’existe plus : le Dieu des mystiques est le lieu de la coïncidence des opposés78. Un absolu dont on peut dire qu’il est lumière au point où il est ténèbre79 ne sera certainement pas mis en défaut par l’opposition matière/esprit. L’entrée dans l’éternité, c’est « saisir » Dieu, son essence. Pour ce faire, un dépassement des facultés humaines est nécessaire80 : il faut sauter pardessus l’abîme incommensurable qui sépare les inconciliables du fini et de l’infini, de l’être et du non être. Dans cette perspective, la vie éternelle n’est plus conçue comme une vie-sans-fin, car elle se situe désormais au-delà des opposés de fin et de non-fin ; elle est une qualité propre à l’essence divine. Il ne serait pas abusif d’affirmer, en se référant aux réflexions du Pseudo-Denis Aréopagite, que, dans une telle perspective, mort et vie éternelle ne sont plus nécessairement en contradiction, comme ne le sont plus – en Dieu – l’être et le non-être. Là où le mystique aura l’audace d’affirmer que Dieu – dans sa transcendance absolue – n’est pas, la mort – entendue comme réduction à néant – fera l’objet d’une nouvelle compréhension, car le néant apparaîtra comme la condition nécessaire de la transcendance. Celle-ci ne peut se manifester en ce bas monde que par l’absence et le silence.

76. L’immortalité est avant tout un attribut divin (1 Tm 6,16 : Dieu « seul possède l’immortalité »). 77. Pierre Hadot, « Apophatisme et théologie négative », dans Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel (nouvelle édition revue et augmentée), 2002, 239-252. 78. Formulé par Nicolas de Cues (1401-1464), dans son De docta ignorantia, le principe de la coincidentia oppositorum remonte à Héraclite (fin VIe av. J.-C.), dont on se limitera à citer le fragment DK B60 : « ὁδος ἄνω κάτω μία καὶ ὡυτή (Une est la voie d’en haut et d’en bas) ». Voir aussi, à propos de Dieu : « il est faux de prétendre qu’il soit ceci sans être cela, qu’il soit ici sans être là. […] Aussi bien en lui a-t-on le droit de tout affirmer simultanément, pourtant, il soit rien de ce qui est », dans Pseudo-Denys l’Aréopagite, De diviniis nominibus V,8. 79. Grégoire de Nysse, De vita Moysis I,43-46. 80. « Parce que toutes nos pensées sur les réalités invisibles sont structurées selon un schème humain et que leur esprit leur attribue notre propre structure », dans Jean d’Apamée, Premier dialogue de Mar Jean le Solitaire avec le bienheureux Thomasios sur l’espérance future, 15.

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Résumé En ces quelques pages, il sera question de la vie éternelle dans le christianisme des premiers siècles. Plus précisément, il s’agira de la réflexion de quelques auteurs anciens à propos de la condition dans laquelle se trouvera l’être humain – particulièrement le chrétien – après sa mort. Une première approche thématique nous amènera à examiner une description matérielle de la vie après la mort, soit celle de Papias de Hiérapolis, alors qu’une approche de type exégétique nous montrera l’importance de la réflexion d’Origène d’Alexandrie pour les développements successifs. Les deux auteurs offrent deux manières opposées d’exprimer l’inexprimable et permettent de comprendre les raisons du silence qui entoure la vie après la mort dans le christianisme ancien. Mots-clés : vie éternelle – paradis – au-delà – immortalité. Summary In the following pages, the eternal life in early Christianity will be discussed. More precisely, we are going to examine the reflexion of some selected ancient writers about the condition in which human beings will find themselves – particularly the Christians – in the afterlife. A first thematic approach will bring us to study a very specific text, that is the material description of afterlife from Papias of Hierapolis. A more exegetical approach will point out the relevance of Origen of Alexandria for the following centuries. These two authors offer opposite manners of expressing the inexpressible, and allow us to understand the reasons of the silence about afterlife in the ancient Christianity. Keywords: Eternal Life – Paradise – Hererafter – Immortality.

LE CHEMIN DE LA VIE. RÉFLEXIONS SUR L’IDÉE CHRÉTIENNE DE LA VIE COMME DON Marc De Kesel (Institut Titus Brandsma, Radboud Universiteit, Nimègue, Les Pays Bas)

Un des premiers textes chrétiens, la Didachè, définit l’enseignement chrétien comme « le chemin de la vie ». Mais que signifie le mot « vie » dans ce vieux texte ? Ce n’est pas la vie telle que nous le comprenons spontanément : la vie biologique, naturelle, terrestre. La vie dont parle la Didachè est la vie infinie, céleste, divine ; c’est la vie en tant que donnée par Dieu. La présente contribution interroge ce concept de vie et l’analyse à partir du paradigme du don. Ayant une vie donnée (la vie terrestre donnée par Dieu), le chrétien a part en même temps à la vie divine que n’est que donnante. Dans la vie donnée de tous les jours, celui-ci témoigne – jusque dans son martyre – de la vie donnante qu’est Dieu. On montrera que l’histoire occidentale est marquée par une naturalisation de cette vie. Cela vaut certainement pour les sciences dites naturelles, qui surgissent avec la modernité à partir du XIXe siècle. Mais cela ne vaut pas pour la sociologie, qui émerge au début du XXe siècle ; à ce moment-là, le paradigme du don a été pour ainsi dire réhabilité à partir de l’œuvre de Marcel Mauss. Cette théorie moderne du don semble pourtant loin d’être compatible avec le don tel que le christianisme l’a interprété. La perspective maussienne montre que le don chrétien (ou même monothéiste) est un don assez étrange : Dieu ne fait que donner sans lui-même recevoir des dons. Dieu lui-même ne vit pas des dons. Cette contribution permet finalement de tirer des conclusions sur ce que cette compréhension du don implique pour l’approche chrétienne contemporaine de la vie. 1. La vie comme pure donation « Il y a deux voies : l’une de la vie et l’autre de la mort [Hodoi duo eisi, mia tès zooès, mia tou thanáthou] ; mais la différence est grande entre les deux voies1 ». Telle est la première phrase de la Didachè toon dodeka 1. Le seul manuscrit complet dont nous disposons a aujourd’hui fournit deux titres : « L’Enseignement des Douze Apôtres » et « L’Enseignement du Seigneur aux nations par les douze apôtres » (Stanislas Giet, « La Didachè : enseignements des douze apôtres ? »,

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apostoloon, l’Enseignement des douze apôtres, ce fameux texte datant de la fin du premier ou du début du deuxième siècle et, selon toute probabilité, une sorte de manuel pour présenter le christianisme aux non-chrétiens. La vie est bien au centre de cette toute première présentation du christianisme. Comme le tout début du manuscrit l’indique, le christianisme est le chemin de la vie et il est clair que la différence avec l’autre, celui de la mort, ne peut être plus grande. Mais d’abord, qu’est-ce que cela signifie que le christianisme soit un chemin, un hodos ? Si l’on se fie aux spécialistes, il ne s’agit pas d’un mot neutre. Hodos appartient au lexique philosophique de l’époque2, comme tant d’autres termes avec lesquels le christianisme a voulu s’expliquer lui-même à ses débuts. Le didaskalos (maître) enseignait ses mathetai (disciples) pendant ses didaskalia (leçons, cours) sur sa didachè, son agogè ou son hairèsis (son enseignement, sa philosophie, sa doctrine3). Si ce lexique est philosophique, ce n’est pas exactement dans le sens académique du terme puisqu’il renvoie plutôt à un mode de vie, un way of life, un chemin qu’on doit suivre pour vivre dans la vérité. C’est bien en ce sens qu’on entendait, à l’époque, hodos, « chemin » : une philosophie à suivre, à vivre aussi, à suivre pour vraiment vivre. Cette connotation était la même pour les contemporains des disciples, dans le passage de Jean où le Christ dit : « Je suis le chemin, la vérité, la vie. » (1 Jn 14,6) Pourquoi le Christ ne dit-il pas, comme le lui fait dire la Didachè : « Je suis le chemin de la vie »? Peut-être parce que « Je suis le chemin » dit déjà tout, comme si les deux derniers mots n’étaient que les synonymes explicatifs du premier. On aurait donc : « Je suis le hodos, la façon de vivre, et cette façon est déjà tout à fait la vérité, la vraie vie » ou bien encore : « Je suis ce que toutes ces philosophies dans nos cités essaient en vain d’offrir aux gens : la vérité et le chemin qui y mène4 ». Mais la question devient alors celle-ci : qu’est-ce que cette vérité, cette vie ? Suivons le texte de la Didachè. « Voici donc la voie de la vie : Tu aimeras d’abord Dieu qui t’a créé, puis ton prochain comme toi-même ; dans Parole de l’Orient – Revue semestrielle des études syriaques et arabes chrétiennes 3 (1967), p. 223). Pour la datation de la Didachè, voir entre autres Bart D. Ehrman (ed.), The Apostolic Fathers, Vol. I : I Clement, II Clement, Ignatius, Polycarp, Didache, Cambridge, Mss – London, UK, Harvard University Press, 2003, p. 411. 2. Maurice Sachot, Quand le christianisme a changé le monde, I. La subversion chrétienne du monde antique, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 168-169. 3. Ce n’est que deux siècles plus tard que le terme hairèsis a reçu la connotation négative, c’est-à-dire doctrinaire, que nous lui connaissons. 4. Sébastien Morlet, Christianisme et philosophie. Les premières confrontations (IerVe siècle), Paris, Livre de Poche, 2014, p. 97-101.

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et tout ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait, toi non plus ne le fais pas à autrui5. » On trouve là l’essence de la didachè, de l’enseignement du Christ, comme on peut le lire dans Marc 12,29-316. On reconnaît en même temps l’essence de la religion dans laquelle le Christ est élevé : le judaïsme. Jan Assmann montre que l’essence du monothéisme judaïque (qui forme la base des deux autres monothéismes) s’exprime bien de cette façon, précisément selon la distinction mosaïque qui le fonde7. Ce critère est d’abord le critère de la vérité appliqué dans le domaine du sacré8 ; il stipule qu’on ne peut vénérer que le Dieu vrai, et qu’il n’y a par conséquent qu’un Dieu, le Dieu unique. Ensuite – et c’est la valeur mosaïque de ladite distinction – le critère indique que vénérer ce Dieu, c’est suivre sa Loi, ce qui n’exige pas tant des gestes religieux envers le divin que la justice entre les hommes. « C’est plus que tous les holocaustes et tous les sacrifices », lit-on dans le même passage chez Marc9. Voilà, selon la Didachè, la vraie « voie de la vie ». Qu’est-ce que la vérité de la vie – la vérité qui est la vie ? C’est d’être reconnaissant au Dieu unique, créateur de tout ce qui existe, et traduire cette reconnaissance dans une obéissance à sa Loi qui dit de « ne pas faire à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse à toi ». 5. Willy Rordorf (ed.), La doctrine des douze apôtres (Didachè), introduction, texte critique, traduction, notes appendice, annexe et index par Willy Rordorf et André Tuilier (Sources chrétiennes), deuxième édition revue et augmentée, Paris, Cerf, 1998, p. 141/143. 6. « Un des scribes, qui les avait entendus discuter, sachant que Jésus avait bien répondu aux sadducéens, s’approcha, et lui demanda : Quel est le premier de tous les commandements ? Jésus répondit : Voici le premier : Écoute, Israël, le Seigneur, notre Dieu, est l’unique Seigneur ; et : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée, et de toute ta force. Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là. » (Nouveau Testament, nouvelle édition de Genève, 1979, https://www.biblegateway.com/ passage/?version=NEG1979&search=Marc%206, consulté le 22 juin 2016. 7. « Die mosaische Unterscheidung », « la distinction » ou « le critère mosaïque », un concept promu par Jan Assmann ; Jan Assmann, Die Mosaische Unterscheidung oder Der Preis des Monotheismus, München – Wien, Carl Hanser Verlag, 2003. 8. À l’époque, cela est absolument unique dans le domaine religieux. Les dieux, ceux qui se trouvent au-delà de la mort et qui sont en ce sens immortels, ne sont pas objet de croyance. On suppose qu’ils sont là, simplement, et qu’il faut leur donner ce qu’ils méritent : des prières, des sacrifices, des cultes, des processions, etc. Il n’y a pas lieu, à cette époque, de se demander si ces dieux sont vrais ou s’ils existent. C’est pourquoi il n’était pas question non plus de croire ou de ne croire pas en eux (Paul Veine, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, Les éditions du Seuil, 1983). L’émergence du paradigme monothéiste, avec son critère de vérité, a été une totale nouveauté dans le domaine du religieux. 9. Après l’explication du Christ, le scribe qui a posé la question résume parfaitement ce qu’il a entendu et ajoute : « et aimer son prochain comme soi-même, c’est plus que tous les holocaustes et tous les sacrifices. » (Mc 12,33) Aimer son prochain, c’est cela la religion du Dieu vrai.

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Le principe étant donné, suit l’enseignement expliquant ce que cela signifie pour les chrétiens du début du IIe siècle : Voici l’enseignement [didachè] de ces paroles : Bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour vos ennemis et jeûnez pour ceux qui vous persécutent. Quel mérite y a-t-il en effet d’aimer ceux qui vous aiment ? Les païens euxmêmes n’en font-ils pas autant ? Vous, aimez ceux qui vous haïssent, et vous n’aurez pas d’ennemis. Abstiens-toi des désirs charnels et corporels. Si quelqu’un te donne une gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre et tu seras parfait ; si quelqu’un te requiert pour un mille, fais-en deux avec lui ; si quelqu’un t’enlève ton manteau, donne-lui encore ta tunique ; si quelqu’un te prend ton bien, ne le réclame pas, car tu ne le peux pas10.

Ces phrases expriment le message central du monothéisme juif. Mais alors, quel est l’aspect chrétien ? Sur la base de ce seul texte, on pourrait définir les chrétiens comme des juifs persécutés qui, précisément dans des situations de persécution, n’oublient pas la Loi de Dieu. Les chrétiens aiment même ceux qui n’aiment pas les chrétiens ; ils aiment même ceux qui les haïssent. Et si c’est cela, la vérité de la vie ? La vie consiste-t-elle à ne pas se protéger contre la haine et le vol ? N’est-elle pas au contraire cet amalgame de réactions tout à fait naturelles, des réactions obéissant à la loi darwinienne du survival of the fittest ? Apparemment, la vie ne se définit de la sorte, selon le paradigme monothéiste propagé par cet ancien texte chrétien. Pour cet ancien texte, la vie n’est pas une lutte ; elle n’est pas considérée comme un fait pensé en termes d’adaptation naturelle ; elle n’est pas naturelle, au sens biologique du terme, et la nature ne l’est pas non plus. Pour la Didachè, tout est don, don de Dieu, y compris la nature et la vie. Ce que fait vivre la vie, ce que fait exister l’être, ce n’est pas une force naturelle mais la force du don divin, qui donne à chaque instant la vie et l’être. Les monothéistes chrétiens l’ont compris et c’est pourquoi, dans leur mode de vie, ils pratiquent le don, un don digne du don de leur Dieu. Par conséquent, dans leur vie sociale, ils donnent littéralement tout. Ils ne le donnent pas directement à Dieu mais aux autres, aux prochains, à n’importe qui et quelles que soient ses dispositions. Dieu le fait à tout moment : il donne tout, malgré le péché de l’homme imparfait. Celui-ci ne mérite nullement que tout lui soit donné. Dieu fait cela : vraiment donner. Les chrétiens, qui se croient déjà dans le Royaume de Dieu, doivent donc eux aussi donner tout. La radicalité chrétienne de ce don,

10. Rordorf, La doctrine des douze apôtres, p. 143/145.

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avec une conséquence éventuelle assez macabre, est illustrée en Actes 5,1-6 : Mais un homme nommé Ananias, avec Saphira sa femme, vendit une propriété, et retint une partie du prix, sa femme le sachant ; puis il apporta le reste, et le déposa aux pieds des apôtres. Pierre lui dit : Ananias, pourquoi Satan a-t-il rempli ton cœur, au point que tu mentes au Saint-Esprit, et que tu aies retenu une partie du prix du champ ? S’il n’avait pas été vendu, ne te restait-il pas ? Et, après qu’il a été vendu, le prix n’était-il pas à ta disposition ? Comment as-tu pu mettre en ton cœur un pareil dessein ? Ce n’est pas à des hommes que tu as menti, mais à Dieu. Ananias, entendant ces paroles, tomba et expira. Une grande crainte saisit tous les auditeurs. Les jeunes gens, s’étant levés, l’enveloppèrent, l’emportèrent et l’ensevelirent11.

Qui ne donne pas tout, perd tout ; il perd la vie, précisément parce que la vie est don. C’est pourquoi il faut donner, même au moment où on te vole tout : « Ne le réclame pas, car tu n’en as pas le pouvoir ». Il faut donner, même au moment où on t’expulse, te persécute et te torture, précisément parce que tu enseignes le don comme vérité de la vie humaine. Enseignant le chemin de la vie, qui est celui du don, tu seras persécuté pour cela, mais sache que cette persécution n’est qu’une occasion – et même l’occasion par excellence – de témoigner de ce don. Ton martyrion a pour sens : étant condamné par ceux qui ont choisi le chemin de la mort, tu témoignes du chemin de la vie, c’est-à-dire de la vie comme don pur, comme don du Dieu unique, comme don de la vérité et une vérité qui est don pour cette raison même qu’elle est divine. Le texte de la Didachè continue d’une manière très claire : « Donne à tout homme qui t’implore et ne réclame pas. Car le Père veut qu’on fasse partager à tous ses propres dons. Heureux celui qui donne selon le commandement, car il est sans reproche. Malheur à celui qui prend12 ! Le christianisme est le chemin de la vie. Les chrétiens en témoignent même et surtout au moment où ils sont pris par ceux qui ont choisi l’autre chemin, celui de la mort. Étant sacrifiés par ceux-là dans des tortures terribles, les chrétiens leur montrent ce qu’eux ne voient pas : même 11. Les Actes rapportent aussi ce qui arriva à Saphira et la perspective est encore plus dramatique sachant qu’à l’époque, c’est au mari seul de prendre les décisions : « Environ trois heures plus tard, sa femme entra, sans savoir ce qui était arrivé. Pierre lui adressa la parole : Dis-moi, est-ce à un tel prix que vous avez vendu le champ ? Oui, répondit-elle, c’est à ce prix-là. Alors Pierre lui dit : Comment vous êtes-vous accordés pour tenter l’Esprit du Seigneur ? Voici, ceux qui ont enseveli ton mari sont à la porte, et ils t’emporteront. Au même instant, elle tomba aux pieds de l’apôtre et expira. Les jeunes gens, étant entrés, la trouvèrent morte ; ils l’emportèrent et l’ensevelirent auprès de son mari. Une grande crainte s’empara de toute l’assemblée et de tous ceux qui apprirent ces choses. » (Actes 5,7-11) 12. Rordorf, La doctrine des douze apôtres, p. 145-147.

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mis à mort, leurs victimes se donnent à la vérité et cet acte imite et partage le don de cette vérité. Leur acte témoigne que la vérité est don, qu’elle coïncide avec un Dieu « un » qui n’est que donation. Pour les païens, par contre, les dieux ne sont pas que donnants, car ces immortels ne peuvent pas rester les dieux qu’ils sont sans les dons (sacrifices, prières, processions, etc.) qu’ils reçoivent des mortels. C’est pourquoi ils ne sont pas vrais ; ils ne renvoient pas à une vérité qui reste telle, foncièrement indépendante des hommes. Les païens ne voient pas les dieux comme totalement indépendants des hommes ; malgré leur immortalité et leur puissance, les dieux ont besoin de recevoir des dons de la part des hommes. Dans les yeux des chrétiens, les païens nient que le vrai divin est don pur, don qui vit par lui-même et non des dons des autres, don coïncidant avec le donnant. Par leurs martyres, les chrétiens offrent cet unique témoignage : même à l’heure de leur mort, ils témoignent de la vérité de la vie qui est pur don de Dieu. Le chemin de la vie, qu’est le christianisme, mène-t-il à la vie naturelle, c’est-à-dire (dans les termes de l’époque) à la zooè ou au bios ? Précisément pas. Il mène à la vie vraie, la vie au-delà de la vie naturelle ou biologique, marquée par la mort, la finitude, le manque et le pêché ; il donne accès à la vie éternelle, zooè aioonios. Ce chemin mène non pas à la vie subie ici et maintenant, mais à la vie coïncidant avec le don actif qui est à l’origine de cette vie ici et maintenant. Il ne mène pas à la vie donnée partiellement mais à la vie comme donation infinie car transcendant tout donné fini. Le don divin constitue un don n’appartenant pas au cercle des dons qui unit les mortels entre eux et, à l’époque, les mortels et les immortels les uns aux autres. Dans le monothéisme, le don divin se trouve hors de tout trafic des dons qui caractérise le monde de l’être humain ; le véritable divin ne fait que donner sans lui-même avoir aucun besoin de dons. Le monde terrestre demeure un monde où celui qui donne vit lui aussi des dons qu’il reçoit des autres ; tous et toutes y vivent d’un trafic de dons puisque tout don que l’homme fait est le résultat d’un don qu’il a reçu. Par contre, le monde divin ne connaît que donation pure, unilatérale : un don que n’a pas besoin (de recevoir) des dons car il ne fait que donner. C’est pourquoi les chrétiens vivent dans le monde, mais ne sont pas de ce monde13. Ils se voient comme des témoins de la source d’où découle 13. Cette thèse se trouve déjà dans les évangiles. Dans Jn 8,28, le Christ dit à ses disciples : « Vous êtes d’en bas ; moi, je suis d’en haut : vous êtes de ce monde ; moi, je ne suis pas de ce monde. » Lorsqu’il recommandera les siens à son Père, à la veille de sa mort, il dira : « Ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde. Sanctifieles dans la vérité. Comme tu m’as envoyé dans le monde, je les ai aussi envoyés dans le

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le monde. Dans le monde donné de tous les jours, ils représentent sa source : la donation divine. Leur manière de vivre les conduit à imiter la vie purement donnante qu’est Dieu. On comprend mieux alors pourquoi les chrétiens sont supposés donner tout et ne rien prendre ni garder. Dans la vie donnée, dans la vie terrestre, cela est tout simplement impossible et mène à une mort certaine, ce qui n’empêche pas les chrétiens de témoigner, même au moment de la mort, de la vie donnante qui est à la source de cette vie terrestre. La croyance chrétienne l’exprime : cette vie terrestre est condamnée à disparaître et, par la grâce du Dieu incarné et du Christ ressuscité, elle sera bientôt remplacée par la Vie éternelle, la vie comme donation pure. 2. Naturalisation de la vie Dans le christianisme des siècles suivants, ce chemin de la vie n’a pas disparu, mais il n’est certainement pas resté le même. Le christianisme n’a jamais oublié que la vie est un don et que l’être humain est destiné à trouver la source de ce don – c’est-à-dire la grâce, pour employer un mot qui n’échappera pas aux grandes disputes qu’a connu la longue tradition chrétienne. Sans faire l’histoire de ces disputes, dégageons quelques-uns de leurs dispositifs relativement à notre propos. Du IVe jusqu’au XIIe siècle, le christianisme a compris et expliqué la vie comme don dans la grammaire du néoplatonisme. La vie chrétienne, c’est-à-dire la vie vécue dans sa vérité, s’oriente vers son origine, vers l’Un, c’est-à-dire Dieu ; elle s’oriente vers le lieu où l’être n’est que sa source même, n’est que donation pure. La même idée s’exprime dans la vie monastique qui fut considérée, au Moyen Âge, comme la vie la plus vraie. Les moines sont censés déjà séjourner dans l’au-delà qui n’est que don ou grâce. Leur vie est déjà céleste ; par conséquent, elle est vécue comme un chant éternel en l’honneur de l’Éternel. Ils vivent une vie qui n’est pas de ce monde, mais ils la vivent bel et bien dans ce monde. Après les ora (prières), il y a les labora (travail), dans lesquelles les moines font ce que l’Éternel n’arrête pas de faire : donner pour rien, créer gratuitement. Tout en se retirant du monde, ils créent en quelque sorte le monde médiéval, y conservant et monde. » (Jn 17,16-18). Cette socialité chrétienne (se sentir dans le monde mais pas de ce monde) persiste formellement dans nos temps postchrétiens et plus précisément dans le paradigme social du bourgeois moderne ; voir Marc de Kesel, « In, Not of the World : A Brief Note on the Christian Background of Modern Freedom », dans Theoforum 45 (2014) 233-243.

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transférant la culture romaine – du moins ce qu’il en reste après sa destruction lors des invasions des tribus germaniques aux Ve-VIe siècles. Ils font ce que les lecteurs de la Didachè faisaient dans leur propre vie, interprétée comme don radical. Aussi les moines représentent-ils le principe de la donation pure dans le monde terrestre donné ; en introduisant le don actif dans ce qui est là donné dans la passivité, ils suivent le chemin de l’incarnation et portent le principe actif de la créativité infinie au cœur du monde fini. Tout change au XIIIe siècle lorsque la pensée chrétienne substitue à la grammaire néoplatonicienne une grammaire aristotélicienne. On le sait, pour Aristote aussi l’être est caractérisé par un don, mais pour lui, ce don est immanent à l’être. Contrairement au néoplatonisme, il n’y a pas dans l’aristotélisme une donation pure et donc conçue comme séparée. Pour Aristote, l’être se donne exclusivement dans la facticité de l’étant. Il est vrai que ce n’est pas ce que retiennent Albert le Grand et Thomas d’Aquin quand ils réécrivent la doctrine chrétienne suivant la philosophie aristotélicienne ; ils conservent bel et bien cette place et cette autonomie quant à la donation pure qu’est Dieu. La supranatura est conçue comme la source de la natura, comme le domaine autonome de la grâce. Mais cela implique qu’à la natura est aussi attribuée une autonomie, quoique limitée ; elle est donc définie comme relativement déconnectée de la donation divin et, par conséquent, comme une potentialité capable de se donner elle-même la vie – d’une manière relative et finie, contrairement au don absolu et infini de Dieu. La vie devient alors une chose naturelle, qui ne doit plus être pensé exclusivement à partir de la donation pure qui est à sa source. Apparemment, la grâce de cette source divine a été si généreuse qu’elle a laissé une liberté à la nature, la rendant capable de se développer sans avoir connaissance du donateur. Une connaissance naturelle aurait même reçu la capacité de découvrir elle-même le chemin vers la donation pure qu’est Dieu. La preuve en est Aristote lui-même. Dépourvu de la révélation, ce penseur païen apparaît tout de même capable d’une idée assez élaborée de Dieu, ce qui se trouve dans sa métaphysique. Mais il faut la révélation pour atteindre une véritable connaissance de Notre Seigneur et de sa supranatura, pour savoir par exemple qu’il est précisément « Notre Seigneur ». C’est pourquoi les chrétiens en savent plus qu’Aristote ou n’importe quel autre philosophe. Mais cela n’enlève rien au fait que la philosophie est capable d’une connaissance naturelle, une connaissance de la nature et en mesure d’y voir des vestiges de son auteur divin. La philosophie est capable d’une connaissance naturelle de la vie ou, plus précisément, de la vie comme nature.

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La révolution théologique du XIIIe siècle a ainsi préparé le dispositif de ce qui sera défini plus tard comme science de la nature (Naturwissenschaft). Déconnectée de sa source qu’est la donation pure, la nature sera considérée comme un donné, dans le sens neutre qu’a ce terme de nos jours. Dans les données de la nature, la science moderne – c’est-à-dire la science inaugurée par la physique newtonienne à la fin du XVIIe siècle14 – ne cherche plus l’instance donnante. La vie est une donnée, point à la ligne. Dans notre modernité, la vie n’est même plus naturelle au sens qu’avait le mot natura chez Aristote et Thomas d’Aquin. Pour eux, la vie était encore une essence conçue comme une potentialité à être mise en acte, comme une âme, une anima animant – c’est-à-dire donnant forme à – la matérialité d’un étant. La modernité s’est distanciée d’Aristote. Désormais, la finitude de l’humain empêche d’avoir accès à l’essence des choses, suivant la thèse nominaliste du XIVe siècle et qui a préparé ce paradigme de la science moderne15. La connaissance des choses se limite à savoir ce qu’en montre une observation de surface ; la science devient foncièrement empirique. Les implications de ce paradigme moderne se manifestent au début du XIXe siècle. La vie n’est plus considérée comme une mécanique extrêmement compliquée et subtile, comme le concevait encore le matérialisme du XVIIIe siècle. Au XIXe siècle on commençait à penser le phénomène de la vie selon le paradigme stimulus/réaction ; est organique ou vivant ce qui réagit à un stimulus ; est anorganique ce qui ne le fait pas. La biologie conçoit la vie à partir de ce paradigme16. La science moderne ne pense pas la vie comme don. Pourtant, dire que la vie est un don n’a rien de contre-intuitif. Il est indéniable que la vie nous est donnée ou qu’elle a au moins une importante dimension de donation. La science moderne n’a nullement comme vocation de nier cette condition de donation et même si la vie est telle, cela n’ajoute rien à l’approche scientifique de la nature en tant que telle. Les sciences sont devenues sciences naturelles et en s’émancipant totalement de l’hégémonie de la théologie, elles ne reconnaissent plus le don même de la vie comme fournissant un accès à une connaissance scientifique.

14. Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini traduit par Raïssa Tarr, Paris, Presses universitaires de France, 1962 (version anglaise en 1957). 15. Voir, entre autres, Koyré, Du monde clos de même que Steven Shapin, The Scientific Revolution, Chicago, University of Chicago Press, 1996. 16. Voir, entre autres, Jean Starobinski, Action et réaction. Vies et aventures d’un couple, édition revue et corrigée, Paris, Seuil – La librairie du XXIe siècle, 1999.

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3. La vie sociale comme don Il en va ainsi pour les sciences dont l’approche est dictée par la biologie, mais cela ne vaut pas pour toutes les sciences. C’est le cas de la sociologie notamment, et plus précisément celle s’inscrivant dans la ligne d’un des pères fondateurs de la sociologie française, Marcel Mauss. En effet, il a découvert le don comme « fait social total », c’est-à-dire comme un phénomène social – et non biologique – qui fonde la vie en société17. Pour comprendre le social, on ne peut pas partir d’une compréhension de la condition biologique de ses participants individuels. Le social a une autonomie propre ; il est fondé sur des phénomènes qui ne sont approchables qu’en tant que sociaux. Le don est un de ces phénomènes. C’est la thèse de Mauss dans son célèbre Essai sur le don18. Ce don, explique-t-il, est surtout repérable dans les sociétés dites primitives, celles qui sont l’objet de l’ethnologie et de l’anthropologie – ces sciences sont au fondement des sociologies, selon Mauss. Les sociétés préhistoriques nous montrent, mieux que les nôtres, que le social en tant que tel ne peut pas être compris à partir de l’observation de ses participants individuels, supposés constituer la base de la socialité. Tout au contraire, les phénomènes sociaux forment la base de la participation d’individus à une socialité. C’est précisément le don qui confère à ces participants et suscite en eux non seulement leur socialité mais leur identité, y inclus leur identité en tant qu’individu. Bref, le don leur livre leur vie, non au sens naturel du terme mais en son sens culturel. Certes, le don vécu dans ces sociétés exprime aussi le don qu’est la vie, mais l’accent demeure autre. Plutôt que d’exprimer la condition du vivant, le geste de donner produit, pour ainsi dire, la vie. Ce geste constitue plus précisément la vie sociale mais sans exclure celle des individus qui y participent. Non seulement la vie biologique mais aussi – et surtout – l’identité de l’individu dépendent des dons qu’il reçoit des autres et tout autant des dons qu’il fait lui-même aux autres. Grâce aux gestes de dons mutuels, chaque membre de la société est reconnu comme quelqu’un, avec une identité.

17. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, précédé d’une introduction à l’œuvre de Marcel Mauss par Claude Lévi-Strauss, Paris, Presses universitaires de France – Quadrige, 1950, p.  274 ; Bruno Karsenti, Marcel Mauss. Le fait social total, Paris, Presses universitaires de France, 1994. 18. Ibid., 143-279.

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Mauss voit trois éléments distincts dans le geste de ce « fait social total » : le don, la réception et le contre-don19. Une de ses sources est la célèbre étude de Malinowski sur la Kula, un perpétuel rituel de don qui caractérise la vie des Trobiands dans un immense archipel polynésien. La plus remarquable caractéristique de la Kula concerne ces voyages rituels où des bateaux pleins de dons-bracelets sont envoyés vers une île à gauche et d’autres bateaux pleins de dons-colliers, vers l’île à droite20. Sur une des photos que Malinowski a incluses dans son livre21, on voit clairement l’angoisse de ceux qui offrent ainsi des dons aux gens de l’île voisine. En donnant les cadeaux, ils s’inclinent, craignant que leurs hôtes ne les refusent car le succès du don, premier élément dans ce « fait social total », dépend totalement du deuxième élément : la réception par l’adressé22. L’adressé est donc libre d’accepter ou non le don et son hésitation peut s’expliquer de diverses façons, entre autres par le fait de comprendre que, s’il l’accepte, il est supposé faire un contre-don. La décision de faire ou non ce contre-don, après un intervalle, demeure la sienne. Don, réception, contredon : ce « fait social total » engage l’être humain dans une transaction déterminante qui lui laisse néanmoins la liberté de répondre ou non au geste, ce qui affirme son statut décisionnel. Dans et par cette transaction sociale, il est sujet de sa liberté aussi bien que de son identité. Le social fonde donc bel et bien l’être humain comme étant quelqu’un en même temps qu’il donne vie à la société. 4. La société chrétienne et le don Ce don est-il le même que celui repéré dans le chemin de la vie de la Didaché ? La société chrétienne d’alors n’était-elle pas organisée par ce « fait social total » qu’est le don ? Ne s’agissait-il pas de la communauté pratiquant le don le plus radical, un don annulant toute possession individuelle ? S’il est vrai que les communautés chrétiennes de l’époque de la Didachè étaient fondées sur le don, il y a pourtant une différence fondamentale avec les sociétés décrites par Mauss. Le don chrétien ne semble connaître qu’un seul aspect du don maussien : le don lui-même. Les deux 19. Ibid., p. 161-164 ; Marcel Hénaff, « Repenser la réciprocité et la reconnaissance : relecture de l’Essai sur le don de Marcel Mauss », dans Revista Portuguesa de Filosofia 65 (2009) 873-886. 20. Borislaw Malinowski, Argonauts of the Western Pacific. An Account of Native Enterprise and Adventure in the Archipelagoes of Melanesian New Quinea, Long Grove, Illinois, Waveland Press Inc., 1984 [1922]. 21. Ibid., p. ii ; pour l’explication de la photo, voir p. 472. 22. Mauss, Sociologie et anthropologie, p. 16 ; voir aussi Hénaff, « Repenser la réciprocité », p. 875.

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autres aspects, la réception et le contredon, y sont absents. Bien les chrétiens reçoivent des dons de Dieu, cet acte de recevoir ne constitue nullement le don comme un « fait social total ». Le don reçu n’a pas besoin d’un acte de réception pour être ce qu’il est, d’où l’affirmation de la Didachè : « Bienheureux celui qui donne selon le commandement car il est sans reproche. Malheur à celui qui prend ! » On ne sera pas surpris de constater que le contredon est aussi absent dans ce régime social des premiers chrétiens. Celui qui donne n’est absolument pas supposé s’attendre à recevoir un contredon. Les chrétiens doivent aimer leurs prochains mais ne peuvent pas du tout attendre d’être aimés par ceux-ci. « Quel don y a-t-il en effet si vous aimez ceux qui vous aiment ! Les païens n’en font-ils pas autant ? » Le don chrétien n’est que don, don unilatéral, don qui ne fait qu’actualiser l’acte même de donner. C’est la donation pure qui, pour eux, est la caractéristique la plus fondamentale de Dieu et en Dieu, dont on habite déjà le Royaume. Qu’est-ce que cela signifie du point de vue du don tel que l’a conçu Mauss ? Le don chrétien – et plus généralement, le don en contexte monothéiste – serait une sorte de capitalisation du « fait social total » désigné par le phénomène du don. L’activité du don est capitalisée dans une instance qui réunit les trois éléments du don dans un seul et même, dans un tout premier. Cette instance – Dieu – ne fait que donner, mais échappe elle-même au don, en ce sens qu’elle-même ne vit pas du tout du don. Il est vrai qu’on pourrait considérer l’idée chrétienne de la Trinité comme une tentative d’intégrer les trois dimensions du don en Dieu, mais dans ce cas aussi, Dieu ne vit pas des dons qui ne viennent pas de lui ou qui lui sont extérieurs. Dans la tradition monothéiste, le dieu dont il est question ne vit d’aucune façon de ce qu’il reçoit de l’extérieur ; cela le distingue radicalement et l’oppose totalement aux autres (faux) dieux. Il est le Dieu vrai, il est la vérité ; et la vérité n’a besoin de rien d’autre qu’ellemême pour être ce qu’elle est. Ce Dieu vrai donne sans avoir lui-même besoin d’aucun don de l’extérieur de lui-même. Un tel Dieu n’a nul besoin de sacrifices ni d’offrandes, comme les prophètes bibliques ne cessent de le répéter en ajoutant que la raison de le vénérer et de lui obéir est tout à fait autre. Ce Dieu vrai reste ce qu’il est, quoique fassent les mortels ; il est immunisé contre les dons qui lui sont offerts, car il n’est lui-même qu’un acte de donner. Le paradigme maussien est toutefois applicable aux dieux conçus dans un contexte polythéiste. La « prestation totale » du don organise le trafic entre mortels et immortels et c’est pour cette raison que ces derniers donnent parfois leur vie aux premiers. Il faut donner aux dieux et il faut que les dieux acceptent ces dons et se sentent eux-mêmes motivés pour

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couvrir les mortels avec des contredons. Les dieux sont d’ailleurs pleins d’espoir à cet égard, car eux aussi vivent des dons qu’ils doivent recevoir des hommes afin d’être ce qu’ils sont. Quand les hommes cessent de donner des sacrifices à un dieu, quand ils ne lui accordent plus le respect et la vénération qu’il mérite, celui-ci perd sa fama, sa gloire et sa renommée, et dépérit. L’être humain se garde bien entendu de frustrer les dieux, car ils sont puissants ; le manque des dons s’avère sans doute plus désastreux pour l’homme que pour les dieux, mais il n’en demeure pas moins que ces immortels ne pourraient être les dieux qu’ils sont s’ils ne recevaient les dons des mortels. En ce sens, les religions païennes traduisent le fait fondateur qu’est le don. Les hommes vivent de ce qu’ils donnent et, plus précisément, de ce qu’ils se donnent. Comme le montre l’analyse de Mauss, le sujet original du don, c’est-à-dire l’instance qui donne, n’est pas une instance divine, une ou plurielle ; c’est l’homme lui-même. Non pas l’homme dans son autonomie, l’homme individuel extérieur à la circulation des dons dans sa société et libre d’y participer ou non, mais l’homme primordialement social, l’homme en tant qu’il est à la fois l’effet et le sujet du don. Car c’est le don qu’ils se donnent entre eux qui constitue le fondement de la vie sociale de l’être humain. On pourrait considérer l’histoire de l’Occident comme le processus d’autonomisation de ce don. Le don a été progressivement abstrait de son milieu original – c’est-à-dire les êtres humains se donnant entre eux – pour s’autonomiser, pour devenir une instance autodonatrice déconnectée de son réseau humain. Ce fut le cas dans les religions païennes où les dieux représentaient l’instance donnante, mais ils ne le faisaient pas absolument car même lorsqu’on supposait qu’ils donnent vie au monde, ils étaient considérés tout de même incapables de vivre sans les dons qu’ils recevaient de ce monde. Avec le Dieu de la tradition monothéiste mais tout aussi bien avec le surgissement de la philosophie (cet autre régime de la vérité), l’instance donnante devient absolue, se retire du « fait social total » pour devenir le donateur de ce fait même23. Le don ne disparaît pas pour autant des sociétés liées aux religions monothéistes. Au contraire, celle des premiers chrétiens, par exemple, était explicitement fondée sur le don ; ne possédant rien, les membres de cette société partageaient tout entre eux. 23. L’exemple le plus clair de ce traitement philosophique du don se trouve dans la théorie platonicienne de l’Idée du Bien. Dans l’univers des étants, qui est un univers d’Idées, il en est une qui est « au-delà de l’être » : l’Idée dans laquelle tout l’être a son origine. C’est cette Idée du Bien qui donne vie/être à toutes les Idées et à tout ce qui est (Platon, La République, 509 b).

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Cependant, leur modèle de société n’a pas son fondement dans le don mutuel entre êtres humains, c’est-à-dire dans le phénomène social total constitué comme structure de don, de réception et de contredon. Leur éthique radical du don imitait la donation pur de Dieu – cette donation qui, comme leur enseignait la Didachè, caractérisait le chemin de la vie, c’est-à-dire le chemin vers ce qui n’est que vie et ne connaît pas la mort. On peut légitimement se demander si ce chemin mène vraiment à la vie ou si ce n’est pas plutôt la mort qui en fournit tacitement le principe. N’est-ce pas le caractère unilatéral du don qui rend finalement ce chemin pratiquement invivable ? Peut-on vraiment vivre dans l’excès d’un don où l’on ne garde absolument rien ? De fait, les autorités chrétiennes ont très vite cessé d’appliquer ce modèle de société de don dans sa radicalité ; à tout le moins, ils n’ont pas vraiment suivi l’indication d’Actes 5 concernant Ananias et Saphira : ils n’ont pas continué d’organiser leur société où toute possession individuelle est punie par la mort. Si ce don unilatéral a été au cœur de la doctrine chrétienne, il n’a pas toujours été mis de l’avant dans la culture chrétienne. Celle-ci a endossé une société normale, avec des possessions personnelles, des contrats, des négociations par dons et contredons, etc. L’histoire chrétienne a connu des époques très critiques au nom de ce don unilatéral sans réserve. Ainsi, François d’Assise rappelle que le Christ ne possède même pas une pierre pour y reposer sa tête et déclare la possession de biens, en tant que telle, incompatible avec la vie chrétienne ; du coup, l’Église s’est trouvée confrontée à sa propre doctrine sur le don radical. Mais pour garantir sa survie, elle ne pouvait qu’éviter cette radicalité ou bien incorporer le mouvement franciscain – avec sa « très haute pauvreté » – dans la souplesse de sa culture doctrinalement toujours un peu « hybride » et, pour cette raison, jamais sans richesse (aussi dans le sens matérialiste du terme). Et quand le protestantisme a redécouvert dans le christianisme la radicalité de son principe monothéiste (ce n’est que Dieu qui est Dieu) et par conséquent la radicalité du don qui est au fondement de la vie chrétienne (la grâce opposée au mérite), ce mouvement s’est vite retrouvé confronté à la conséquence extrême et intenable de ce don, élaborée par Augustin : le salut de l’homme a été donné, c’est-à-dire prédestiné, dès le début des temps par le Dieu omniscient. Si le christianisme moderne veut jouer encore un rôle comme chemin de la vie, il lui faut se confronter au don radical qui forme le cœur de sa doctrine. Il doit le faire pas simplement pour l’accepter comme tel mais surtout pour l’affirmer comme son problème, comme ce qui s’avère problématique aussi pour lui. Le christianisme doit donc en reconnaître la dimension à la fois intuitive (la vie est un don) et intenable (un

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commandement selon lequel il faut donner et rien que donner). Le don fait partie de la culture chrétienne comme étant hautement problématique ; il fait partie de la modernité au même titre, elle qui se croit fondée sur le mérite et qui nie la dynamique du don et de la grâce. Résumé Un des premiers textes chrétiens, la Didachè, définit l’enseignement chrétien comme « le chemin de la vie ». Mais que signifie alors le mot « vie »? Ce n’est pas la vie finie, biologique, naturelle, terrestre, mais la vie infinie, céleste, divine. Ce concept de vie est analysé à partir du paradigme du don. Ayant une vie donnée (la vie terrestre donnée par Dieu), le chrétien a part en même temps à la vie divine que n’est que donnante. Dans la « vie donnée » de tous les jours, celui-ci témoigne – jusqu’au martyre – de la « vie donnante » qui est Dieu. L’histoire occidentale est marquée par une « naturalisation » de la vie. Cela vaut certainement pour les « sciences naturelles » qui surgissent avec la modernité mais pas pour la sociologie où le paradigme du don a été pour ainsi dire réhabilité à partir de l’œuvre de Marcel Mauss. Cette théorie moderne du don semble pourtant loin d’être compatible avec le don comme l’a interprété le christianisme. La perspective maussienne montre que le don chrétien n’est pas un « vrai » don parce que un des donateurs se place hors du cercle du « donner, recevoir, contre-donner ». Dieu ne fait que donner mais ne vit pas lui-même des dons. Le chapitre tire des conclusions sur ce que cela implique pour l’approche chrétienne contemporaine de la vie. Mots-clés : vie – amour chrétien – Didachè – don/donation – Mauss – monothéisme. Summary One of the first Christian texts, the Didachè, defines the Christian message as the “way of life”. However, what does the word “life” mean here? Not finite, biological, natural, earthly life, but infinite, heavenly, divine life. The concept of live is analysed on the basis of the gift paradigm. Having a given life (an earthly life given by God), the Christian also takes part of the divine life, which is but giving. In the given life of every day, the Christian testifies – even in the moment of his martyrion – of the gift-giving life that is God. Western history is characterized by the “naturalisation” of life. This certainly goes for the naturel sciences that emerged with Modernity. Except for sociology : there, the paradigm of the gift has been, so to say, rehabilitated on the basis of the work of Marcel Mauss. Mauss’ modern gift theory, however, appears to be far from compatible with the gift as put forward by Christianity. The Maussien perspective shows that the Christian gift is not a “genuine” gift, since one of the participants escapes the life condition of gift-giving. It is true God does but giving, but he does not live himself by gifts. The chapter draws some conclusions about what this implies for a contemporary Christian approach of life. Keywords: Life – Christian Love, Didachè – Gift/Giving – Mauss – Monotheism.

III

LA VIE EN FIN DE VIE

SOINS DE FIN DE VIE, BIOÉTHIQUE ET SENS DE LA VIE Hubert Doucet (Université de Montréal)

Les pratiques médicales des derniers siècles témoignent d’une transformation de la conception séculaire de la vie comme don et mystère. Au Québec, nous en avons pris une vive conscience en décembre 2009, lors de la mise sur pied de la Commission sur la question de mourir dans la dignité par l’Assemblée nationale. Les préoccupations à l’égard du mourir n’avaient cependant pas attendu cet événement pour commencer à faire l’objet de débats. Dès les années 1970, toutes sortes d’actions étaient mises sur pied pour aider à résoudre les difficultés posées par les changements médicaux et sociaux à propos du mourir. En 1973, à l’Hôpital Royal Victoria de Montréal, le Dr Balfour Mount, qui venait de faire un séjour d’observation au St. Christopher Hospice de Londres, inaugurait la première unité de soins palliatifs dans un centre hospitalier. Il créait même l’expression de soins palliatifs. La même année, l’Association d’Entraide Ville-Marie, premier service d’aide à domicile pour les personnes mourantes, voyait le jour. De nombreux colloques organisés tant par le Centre de bioéthique de David Roy que par la revue Critère dirigée par Jacques Dufresne connaissaient un vif succès. Des plans gouvernementaux pour humaniser la mort, en particulier grâce aux soins palliatifs, ont fait leur apparition dès les années 19801. La Maison MichelSarrazin, fondée en 1985 à Québec, sert de référence internationale en ce qui concerne la qualité des soins de fin de vie. La Commission spéciale sur la question du mourir dans la dignité créée par l’Assemblée nationale du Québec en 2009 s’inscrit donc dans la continuité de la réflexion sur la fin de vie, bien qu’elle représente aussi une rupture dans le cheminement en raison de l’entrée de la thématique de l’euthanasie dans la discussion. Jusqu’alors, il y avait bien des prises de position en faveur de l’euthanasie et de l’aide médicale au suicide, mais aucun parlement canadien ne s’était encore saisi de la question pour

1. Ministère des affaires sociales, Soins aux mourants Organisation des services, Québec, Gouvernement du Québec, 1982.

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l’étudier à fond. Cette façon de faire représente un bouleversement important. Ce contexte explique le plan que je suivrai. Dans un premier temps, à partir d’une brève esquisse de l’évolution de la pensée sur l’euthanasie au XXe siècle, j’essaierai de montrer les valeurs que véhicule le discours contemporain sur l’euthanasie. Dans un deuxième temps, je vais rappeler ce qu’était la mort dans les années 1950 et ce qu’elle est devenue dans les années 1970 et jusqu’à aujourd’hui. Dans un troisième temps, je ferai voir comment la bioéthique, née dans les années 1970, s’est située par rapport aux nouvelles questions du mourir. Enfin, quatrième point, il sera question du sens de la vie dont témoignent les orientations actuelles concernant le mourir en comparaison avec les visions théologiques classiques. 1. Esquisse de l’évolution de la pensée sur l’euthanasie Dans les pays développés, la discussion, telle que nous la connaissons maintenant, a commencé assez tôt après la guerre 1939-45. Avant la Seconde Guerre mondiale, les débats existaient bel et bien, mais se faisaient dans une perspective eugéniste2. Tout au long du premier tiers du XXe siècle, nombre de scientifiques défendirent une position largement favorable à l’eugénisme. Aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne et au Canada3, la stérilisation des handicapés mentaux était vue comme un bien pour le devenir de l’humanité. Il en allait de même pour l’euthanasie comme le montrent les lois de 1906 et 1907 votées en Iowa et Ohio4. En 1920, le psychiatre allemand, professeur à l’Université de Fribourg, Alfred Hoche écrivit (en allemand) un essai intitulé Le droit de détruire la vie dénuée de valeur. Il considérait que l’euthanasie s’imposait comme la procédure médicale la plus appropriée pour mettre un terme à la vie des êtres faibles et vulnérables. Ces vies, soutenait-il, appauvrissent autant le gène de l’humain que la société dont les ressources suffisent à

2. Arthur Caplan, « Telling It Like It Was », dans The Hastings Center Report 20/2 (1990), p. 47-48 ; Michael Burleigh, Death and Deliverance. « Euthanasia » in Germany 1900-1945, Cambridge, Cambridge University Press, 1994 ; Henry Friedlander, The Origins of Nazi Genocide : From Euthanasia to the Final Solution, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1997, 1-8. 3. Commission de réforme du droit du Canada, La stérilisation et les personnes souffrant de handicaps mentaux, Ottawa, Ministère des Approvisionnements et Services Canada, 1979, p. 26-61. 4. Jacob M. Appel, « A duty to Kill? A Duty to Die Rethinking the Euthanasia Controversy of 1906 », dans Bulletin of the History of Medicine 78/3 (2004) 610-634.

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peine à soutenir les plus forts. On s’inquiétait d’une déchéance de l’humanité si ces vies devaient se développer alors que les populations non tarées pratiqueraient le contrôle des naissances. Avec la fin de la guerre et de l’expérience nazie, la discussion sur l’euthanasie ne cesse pas, mais l’angle du débat change. La dignité de la personne dans le respect de ses droits, de son autonomie, devient le fondement de la discussion. En 1948, l’Assemble générale de l’ONU vote la Déclaration universelle des droits de l’homme. Déjà, à l’époque de la préparation de cette Déclaration, une pétition est adressée aux NationsUnies pour que celles-ci reconnaissent l’euthanasie comme un droit fondamental de l’être humain mais non comme un devoir de l’État. Depuis cette date, les pays qui autorisent cette pratique légitiment leur législation en fonction du respect de la dignité de la personne concernée. Que l’on pense ici aux Pays-Bas, à la Belgique, au Québec ou aux différents États américains qui, eux, privilégient l’aide médicale au suicide (AMS). Quand on creuse un peu plus la conception de la dignité sous-jacente à ces lois, apparaît tout de suite la souffrance du mourir qui, sous diverses formes, constitue une indignité inacceptable. Ce qui est intolérable dans le mourir, ce n’est pas la perte du bonheur, au sens aristotélicien, mais celle du bien-être. Dans la perspective utilitariste contemporaine, le but de la vie consiste à maximiser la totalité de son bien-être. Cette même idée se retrouve dans le courant de pensée qui promeut le human enhancement, que l’on traduit soit par « amélioration de l’humain » ou par « l’homme augmenté ». Il y a un devoir de lutter contre la souffrance dont la douleur est une dimension. Et comme chacun détermine pour soi le bien-être, s’ensuit le lien indéfectible entre dignité et autonomie lorsque nous débattons des questions de fin de vie. Au Québec, l’article 1 de la Loi 52 concernant les soins de fin de vie commence ainsi : « La présente loi a pour but d’assurer aux personnes en fin de vie des soins respectueux de leur dignité et de leur autonomie5 ». L’article 2 présente les principes de la loi de la manière suivante : Les principes suivants doivent guider la prestation des soins de fin de vie : 1° le respect de la personne en fin de vie et la reconnaissance de ses droits et libertés doivent inspirer chacun des gestes posés à son endroit ; 2° la personne en fin de vie doit, en tout temps, être traitée avec compréhension, compassion, courtoisie et équité, dans le respect de sa dignité, de son autonomie, de ses besoins et de sa sécurité.

5. Loi concernant les soins de fin de vie, 10 juin 2014, http://legisquebec.gouv.qc.ca/ fr/ShowDoc/cs/S-32.0001, consulté le 22 juin 2016.

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Voilà, me semble-t-il, l’esprit qui préside aux orientations actuelles concernant le mourir dans beaucoup de nos pays. Cette perspective est à mille lieues de la vision de la mort qui nous a longtemps guidés. 2. La mort, des années 1950 à aujourd’hui Quand j’avais 9 ans et qu’on m’a dit que ma grand-mère était entrée dans le coma, j’ai tout simplement compris que la mort rôdait là dans la maison, tout proche. Ma grand-mère était devenue moribonde ; c’était la fin. Son souffle s’est éteint et elle a rendu l’âme. Quelques jours avant, elle était ce qu’elle avait toujours été à mes yeux d’enfant : vieille mais en santé. Heureusement, pour elle et ses enfants, le coma n’a pas été vécu terriblement, comme cela arrivait dans certains cas. C’était surtout le râle qui faisait peur. Le coma était à la fois simple, la dernière étape de la vie, mais aussi dur à vivre pour des familles et certains mourants. Un peu plus tard, j’ai appris un autre terme qui était encore davantage significatif de déclin : l’agonie, cet état qui précède immédiatement la mort. Dans la tradition juive, par exemple, l’agonie était définie comme la « flamme vacillante prête à s’éteindre6 » ; la mort est déjà là, inéluctable. La respiration du moribond devient difficile et entrecoupée de râles. Ne souffre-t-il pas ? Ses extrémités sont froides et son regard « s’éloigne ». À tout prendre, le coma de ma grand-mère n’a pas été si difficile à vivre. Et ses enfants tout comme ses sœurs l’ont vraiment veillée. Dans le langage d’aujourd’hui, ses proches l’ont accompagnée. Depuis cette époque déjà lointaine, les choses ont bien changé. Quand, un quart de siècle plus tard (1977), j’ai vécu le coma de ma mère, la transformation était déjà majeure. Cette fois, la mort s’est passée à l’hôpital. L’ambiance était autre. Les intervenants, maintenant externes à la famille, étaient plutôt neutres, objectifs. Ils voulaient gérer ce coma. Ils nous ont dit que ma mère ne ressentait rien, qu’il ne valait plus la peine de lui parler. Ils ont même ajouté que nous devrions rentrer chez nous plutôt que de la veiller. Les soins palliatifs n’avaient pas encore rejoint la petite ville d’où je viens. Je ne me rappelle pas si le vocabulaire avait commencé à évoluer vers de nouveaux concepts comme « fin de vie » et « phase terminale ». Ces derniers termes me paraissent plus neutres, plus objectifs, peut-être même plus gestionnaires. Ma mère est morte extrêmement rapidement, en quinze jours, aucun traitement n’existant pour ce cancer 6. « Agonie dans le Judaïsme », http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Agonie_ dans_le_juda%C3%AFsme&action=history, consulté le 22 juin 2016.

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foudroyant. Les décisions médicales s’imposaient d’elles-mêmes. Déjà, à l’époque, d’autres situations étaient cependant beaucoup plus difficiles à gérer, en raison des progrès de la biomédecine. L’histoire de Karen Ann Quinlan (1973) sera le premier grand cas médiatique7. Le public découvre que la mort n’est plus ce qu’elle était et que ce changement entraîne des problèmes considérables : définition de la mort, réanimation, arrêt de traitement, agressivité thérapeutique, maîtrise de la douleur, arrêt de l’alimentation artificielle, responsabilité de la prise de décision. Quarante ans plus tard, ces problèmes demeurent encore le pain quotidien de nos établissements. Si la mort de ma grandmère témoigne d’une culture où la mort est un mystère, le mourir d’aujourd’hui est plutôt un problème à gérer, une affaire à administrer. Ces situations complexes où s’opposent médecins, patients, familles et administrateurs vont favoriser, à partir de la fin des années 1960, le développement de la bioéthique. 3. Le mourir et la bioéthique Dès le départ, la bioéthique nord-américaine va mettre l’accent sur l’autonomie des patients à l’encontre du paternalisme médical8. Ainsi naissent l’obligation du consentement éclairé ou substitué, les testaments de vie, les directives anticipées et les mandats en cas d’inaptitude. Les médecins ne peuvent plus décider du sort des patients, même inaptes. Le droit impose une « libéralisation des éthiques médicales traditionnelles9 ». Je demeure cependant encore étonné que les soins palliatifs n’aient pas davantage retenu l’attention des bioéthiciens. Ces derniers se sont bien sûr intéressés à la question du contrôle de la douleur et à celle du principe de l’action à double effet (donc les règles)10, mais peu à celle de la souffrance et des conditions du mourir. Le travail a été plutôt le fait de leaders comme Cecily Saunders et Elizabeth Kübler-Ross, qui

7. Robert W. Kenny, « A Cycle of Terms Implicit in the Idea of Medicine : Karen Ann Quinlan as a Rhetorical Icon and the Transvaluation of the Ethics of Euthanasia », dans Health Communication 17/1 (2005) 17-39. 8. Tom Beauchamp – James Childress, Principles of Biomedical Ethics, New York, Oxford University Press, 1979 ; Robert M. Veatch, A Theory of Medical Ethics, New York, Basic Books, 1981. 9. Alexandre Jaunait, « Comment peut-on être paternaliste ? Confiance et consentement dans la relation médecin-patient », dans Raisons politiques 3 (2003) 59-79. 10. Dans certaines situations, un médecin se demande si l’acte qu’il pourrait poser n’aura que des conséquences positives. Le principe de l’action à double effet précise les conditions nécessaires pour que l’acte, même s’il a des effets négatifs, demeure moralement justifié. Saint Thomas d’Aquin est considéré comme le père de ce principe.

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considéraient leur travail comme un engagement à favoriser la dernière étape de la croissance chez la personne en fin de vie. Les bioéthiciens soutiennent-ils, au nom de l’autonomie du patient, l’euthanasie et l’aide au suicide ? Nombre de ces experts qui, en général, sont assez proches des milieux médicaux ou sont eux-mêmes médecins sont défavorables à l’euthanasie. Ils ne croient pas que le rôle de la médecine consiste à accélérer la fin de la vie. Les médecins sont au service de la vie qui est un bien. Leur position n’est pas essentiellement religieuse ; elle est fondée sur une philosophie de la médecine d’inspiration hippocratique11. Dans son Serment, Hippocrate affirmait : « Je dirigerai le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je m’abstiendrai de tout mal et de toute injustice. Je ne remettrai à personne du poison, si on m’en demande, ni ne prendrai l’initiative d’une pareille suggestion12. » Dans cette vision de la médecine, on ne voit pas, par exemple, comment un membre de la profession pourrait établir une alliance thérapeutique avec son patient si, au bout de compte, ce dernier savait que son médecin pourrait le faire mourir advenant qu’il juge que sa vie n’en vaut plus la peine. Daniel Callahan, fondateur du Hastings Center à New York, a consacré beaucoup d’énergie à construire une argumentation « contemporaine » contre l’euthanasie. Il regrette que les opposants à l’euthanasie demeurent prisonniers d’une argumentation héritée de la théologie (la vie comme don de Dieu, le caractère sacré de la vie) et n’aient pas développé une réflexion de nature séculière. Callahan a élaboré sa pensée dans une perspective de philosophie sociale. Pour lui, les questions de fin de vie ne peuvent être abordées qu’à partir de ce qu’est vivre. Et vivre, c’est aussi vieillir et mourir. D’où le titre d’un de ses livres The Troubled Dream of Life : Living with Mortality. Pour Callahan, l’euthanasie est une mauvaise réponse à un vrai problème, celui d’une mort devenue intolérable. En effet, remettre aux mains d’entrepreneurs privés que sont les médecins le pouvoir direct et délibéré de mettre fin à la vie de quelqu’un est particulièrement inquiétant. L’histoire n’a-t-elle pas déjà trop donné à certains individus le droit de faire mourir ? Le vrai problème réside dans l’idéologie du contrôle, de la maîtrise sur la vie et sur la mort, qui est au cœur des défis confrontant la médecine moderne. L’euthanasie ne fait que traiter le symptôme plutôt

11. Peter A. Singer – Mark Siegler, « Euthanasia – A Critique », dans The New England Journal of Medicine 322/26 (1990) 1881-1883 ; Edmund D. Pellegrino, « Doctors Must Not Kill », dans The Journal of Clinical Ethics 3/2 (1992) 95-102. 12. Hippocrate, De l’art médical, Paris, Le Livre de poche, 1994, p. 82-83.

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que le problème de la mort intolérable. On s’illusionne en voulant faire en sorte que le mort ne soit pas intolérable13. Toute notre réflexion sur la mort et le vieillissement est à reprendre. La position opposée à l’euthanasie ne fait cependant pas l’unanimité dans le monde de la bioéthique puisque plusieurs considèrent que le droit de décider de sa vie et de sa mort relève de chaque individu14. Le Collège des médecins du Québec, qui a fortement poussé l’État à reconnaître l’aide à mourir comme une tâche médicale, s’est inspiré des travaux de bioéthiciens américains favorables à cette approche. Les réflexions menées en Oregon ont influencé le vocabulaire. Depuis la consultation en faveur du suicide médicalement assisté, tenue dans cet État en 1994, l’expression « aide médicale à mourir » inclut autant l’euthanasie que le suicide médicalement assisté15. De fait, plusieurs États américains ont autorisé ce dernier. Plus récemment, quelques autres États dont le Vermont sont allés dans la même direction. Le Montana est le seul État où l’AMS (aide médicale au suicide) est devenue légale suite au jugement d’un tribunal. Notons cependant qu’aucun État américain n’a encore autorisé l’euthanasie, laquelle relèverait de l’autorité médicale. Le terme « euthanasie » prête parfois à confusion, car certains textes américains considèrent que l’AMS est de l’euthanasie16 tandis qu’habituellement, on distingue euthanasie et AMS. L’orientation américaine est à l’inverse du choix québécois qui a refusé le suicide médicalement assisté, mais autorise le médecin à accélérer la mort d’un patient. Ce choix a-t-il été influencé par un certain paternalisme du Collèges des médecins du Québec dont le rôle a été déterminant dans l’élaboration de la loi québécoise ? Les juridictions qui ont autorisé l’aide médicale à mourir, au sens québécois du terme, ont toutes affirmé que les procédures qu’aurait à suivre le médecin procédant à l’aide à mourir seraient faites de manière éthique. Les balises qui ont été incluses dans ces lois feraient en sorte que le tout serait fait de manière à protéger les personnes vulnérables, jusqu’à exclure ces dernières de la possibilité de recourir à l’euthanasie et à l’AMS. 13. Daniel Callahan, The Troubled Dream of Life : Living with Mortality, New York, Simon & Schuster, 1993, p. 93. 14. Margaret P. Battin – Rosamond Rhodes – Anita Silvers (eds.), Physician Assisted Suicide, New York, Routledge, 1998. 15. Timothy Quill – Jane Grenlaw, « From Birth to Death and Bench to Clinic », dans The Hastings Center (ed.), The Hastings Center Bioethics Briefing Book for Journalists, Policymakers, and Campaigns, Garrison, NY, The Hastings Center, 137-142, http:// www.thehastingscenter.org/briefingbook/briefing-book/, consulté le 22 juin 2016. 16. What is Euthanasia (Assisted Suicide)? What is the Definition of Assisted Suicide or Euthanasia? September 26, 2014, http://www.medicalnewstoday.com/articles/182951. php, consulté en 2014 ; texte disponible auprès de l’auteur du présent texte.

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4. Le sens de la vie La dernière partie de ma présentation sera consacrée à analyser la question du sens de la vie dont témoignent les orientations en faveur de l’euthanasie et à les comparer avec les visions théologiques classiques. Trois thèmes seront discutés : le caractère sacré de la vie ; le pouvoir sur la vie ; la responsabilité de la personne à l’égard de la vie. J’exclus de mon analyse l’affirmation « to play God », qui assimilerait le geste de l’euthanasie à une usurpation de la responsabilité divine. Les grandes traditions théologiques, comme le catholicisme et le protestantisme, ne se reconnaissent pas dans une telle interprétation fondamentaliste17. Le caractère sacré de la vie renvoie spontanément à une dimension religieuse, au sens où l’argument signifierait que la vie est créée par Dieu – d’où son caractère sacré. L’argument signifie aussi que la vie dépasse l’individu humain. Dans ce sens, le principe repose sur une sorte de métaphysique naturelle d’inspiration religieuse. La vie renvoie à une expérience commune d’émerveillement devant la fécondité et la naissance. Cet émerveillement explique le caractère sacré que prend le respect inconditionnel de la vie. Ce principe fait-il encore sens dans une société sécularisée comme la nôtre ? En un sens, oui puisqu‘en 1993, la majorité des juges de la Cour suprême du Canada a utilisé cet argument pour refuser à madame Sue Rodriguez le droit de se faire aider à se suicider lorsque sa maladie dégénérative ne lui permettrait plus de le faire elle-même. Le rôle de l’État, soutenaient ces juges, est de protéger la vie des personnes, en particulier des personnes vulnérables, parce que la vie est la réalité fondamentale de toute société. En ce sens, la vie vue comme sacrée revêt un caractère séculier18. Ce principe demeure une valeur centrale. De nombreux auteurs le reconnaissent, bien que nombre d’entre eux acceptent, dans une certaine limite, l’avortement et l’euthanasie. La différence d’interprétation tient à un changement dans l’interprétation de la vie. Selon une première interprétation, la vie est au-delà de la personne individuelle qui y participe ; y mettre un terme serait donc inconcevable. Ce point de vue s’inscrit dans un contexte où les moyens efficaces d’intervention pour guérir ou prolonger étaient inconnus. La dépendance à l’égard de la vie était forte. Aujourd’hui, il n’en va plus ainsi ; l’interprétation a changé. Le développement des sciences et des techniques nous a rendus 17. Hubert Doucet, Les promesses du crépuscule : réflexions sur l’euthanasie et l’aide médicale au suicide, Saint-Laurent (Québec), Fides, 1998, 78-84. 18. Robert Dworkin, Life’s Dominion. An Argument about Abortion, Euthanasia, and Individual Freedom, New York, Vantage Book, 1994, p. 195.

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« comme maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes). Le pouvoir que nous possédons a transformé notre regard sur la vie. Non seulement nous avons acquis un savoir nouveau mais aussi une capacité d’agir sur la vie. Si cette capacité a considérablement amélioré nos conditions de vie, elle a aussi créé des situations extrêmement pénibles. D’où surgit naturellement la question : est-ce digne d’un être humain de vivre dans ces conditions ? Le caractère sacré de la vie ne peut plus être séparé de la qualité de la vie. Dans la première version, le caractère sacré de la vie est un absolu et ne comporte aucune restriction ; dans la seconde version, il doit être situé dans un contexte plus large, en particulier celui de la qualité de la vie. La distinction entre moyens ordinaires et extraordinaires, principe souvent utilisé dans les situations de maladie grave, cherche à réconcilier le caractère sacré de la vie et la qualité de la vie. C’est, du moins, le sens que lui donnait le pape Pie XII. Si la personne a l’obligation de prendre des moyens ordinaires pour conserver sa vie, elle n’est pas tenue de recourir à des moyens qui ne sont pas adaptés à sa situation pour la prolonger. La décision revient au malade qui, seul ou avec les siens, peut juger de ce qui est un fardeau trop lourd. Cette approche, qui donne une place centrale au caractère sacré de la vie, reconnaît cependant sa relativité, puisque la qualité de la vie et l’autonomie de la personne servent aussi de référence19. Le début de l’époque moderne se caractérise par le fait que l’être humain prend conscience de son pouvoir sur la nature ; c’est le deuxième thème que je veux aborder. La science ne se réduit pas à un savoir ; elle est aussi un pouvoir de transformation. Le mythe du progrès qui peu à peu prend forme se caractérise par la conviction que les hommes et les femmes vivront en bonne santé jusqu’à un âge avancé. C’est à cette époque (1608) que Francis Bacon crée le mot euthanasie pour signifier « une mort douce et paisible », lorsque le médecin ne peut plus « adoucir les douleurs et les souffrances attachées aux maladies20. » Comme je l’ai déjà mentionné, une forte tendance eugénique habite la médecine qui va lentement se développer, à partir de l’époque de Descartes et de Bacon. Débute alors l’étude méthodique des besoins sanitaires des populations en vue de transformer les comportements et d’allonger la vie21. L’homme prend en main son destin pour le changer et l’améliorer. 19. Pie XII, « Problèmes médicaux et moraux de la réanimation », dans Patrick Verspieren (dir.), Biologie, médecine et éthique, Paris, Le Centurion, 1987, p. 368. 20. Francis Bacon, Œuvres du chancelier Bacon. De la dignité et de l’accroissement des sciences, livre IV, chap. 11, Paris, A. Derez, 1843, p. 202. 21. Jean Suter, L’eugénique. Travaux et Documents, Cahier n. II, Paris, Presses universitaires de France, 1950, p. 15.

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La puissance de la technique sur la vie humaine donne lieu à diverses interprétations. Elle conduit, selon les uns, à la perte d’humanité de l’être humain et, selon les autres, à une chance extraordinaire pour la liberté. Entre ces deux extrêmes se retrouvent toute une série de positions plus nuancées. La perte d’humanité tient au fait que l’être humain n’accepte plus sa condition, telle qu’elle lui est donnée. Grâce aux diverses technologies qu’il a développées, il est de plus en plus apte à déterminer les différentes particularités de la vie qu’il veut pour lui-même et ses enfants. Ce contrôle n’est possible qu’en évacuant une croyance fondamentale, celle de la vie comme don. Dans la tradition chrétienne, par exemple, chaque personne témoigne d’une richesse unique où se reconnaît une intention de Dieu ; la vie de chaque personne est un don de l’amour de Dieu. Cette croyance ne prétend pas que les humains ne puissent améliorer leurs conditions de vie, mais que ce travail doive se faire dans la reconnaissance que la vie est un don. Dans sa « Déclaration sur l’euthanasie » de 1981, la Congrégation pour la doctrine de la foi affirmait : « Si la plupart des hommes estiment que la vie a un caractère sacré et que chacun ne peut en disposer à sa guise, les croyants y voient plus encore un don de l’amour de Dieu, qu’ils ont la responsabilité de conserver et de faire fructifier22. » La relation d’échange entre le donataire et le donateur, qui est au cœur du don de la vie, guide les orientations à prendre dans la gestion de la vie. À ce propos, Karl Barth affirmait : « Et la question éthique fondamentale est ici la suivante : comment l’homme répondra-t-il à la confiance qui lui est faite23? » En ce sens, avant d’être une défense de mettre un terme à une vie jugée insatisfaisante, le don de la vie affirme le rapprochement entre les personnes que le don unit. La vie devient ainsi une tâche à faire grandir et une espérance à poursuivre dans la fidélité. Si des limites s’imposent à la liberté de faire de la vie ce que l’on en veut, elles proviennent du désir de ne pas tuer l’échange du don. Cette vision de la vie comme don se rapproche davantage d’une vision sémitique que d’une conception moderne. Dans celle-ci, le don devient un objet dont le donataire se voit comme le propriétaire et dont il dispose à sa guise. Si la vie est don de Dieu, le donataire ne peut-il pas en disposer 22. Congrégation pour la doctrine de la foi, Déclaration sur l’euthanasie et sur l’observation d’un usage thérapeutique droit et proportionné des médicaments analgésiques. Iura et Bona, 5 mai 1980, http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_19800505_eutanasia_fr.html, consulté le 22 juin 2016. 23. Karl Barth, Dogmatique, Vol. III : La Doctrine de la création, tome IV, n. 2. Genève, Labor et Fides, 1965, p. 60.

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selon son bon plaisir, sinon le donateur conserverait le pouvoir de dicter quand et comment le don doit être utilisé ? Serait-ce encore un don ? L’accent est mis sur le droit de propriété plutôt que la reconnaissance à l’égard du donateur. À l’inverse, la perspective chrétienne met l’accent sur le rapprochement entre les personnes que le don unit. Celui-ci devient source d’une relation plus profonde entre deux êtres. Le cadeau offert n’est pas un avoir dont dispose à sa guise le receveur, mais une relation qu’il cultive avec grand soin. Cette interprétation d’origine sémitique est fondamentalement celle de la personne croyante ; la vie est une promesse d’alliance. Ces deux visions du don témoignent de conceptions de la vie diamétralement opposées. Un des arguments les plus percutants en faveur de l’euthanasie, inspiré de la position en faveur de l’avortement, se résume ainsi : « Ma vie m’appartient. » Ce troisième thème est complémentaire à la section précédente. Le cœur de l’argument tient dans l’autonomie de l’individu. Pour les religions monothéistes, la vie est un don de Dieu et, en ce sens, elle ne peut être détachée du donateur. Dans la modernité, même si la vie est un don, il revient au donataire d’en disposer selon son désir. L’objet donné lui appartient. Dans la conception du monde où il est un élément de la nature et de la vie, l’être humain doit se conformer à l’ordre des choses. La maîtrise que l’homme s’est maintenant donné sur la nature et la vie entraîne comme conséquence que c’est à lui de répondre de ce qu’il veut en faire. En Occident, contrôle de la nature et autonomie de l’individu vont de pair. En effet, la maîtrise ayant pour but d’améliorer la qualité de la vie, la responsabilité de déterminer sa qualité revient à l’individu. Cette perspective s’exprime clairement dans les débats que nous avons sur l’avortement et l’euthanasie. Aux arguments contre l’avortement et l’euthanasie, les tenants de ces derniers répondent qu’ils ne forcent personne : la responsabilité de la décision relève de l’individu. De fait, au moment de leur adoption, les lois décriminalisant l’euthanasie et l’AMS, comme aux Pays-Bas, en Oregon et au Québec, contiennent habituellement une clause indiquant que la personne doit être apte et libre pour prendre la décision. On veut ainsi opposer l’euthanasie contemporaine fondée sur le respect de l’autonomie de la personne à celle du nazisme refusant aux personnes vulnérables le droit d’être reconnus comme êtres humains. L’individualisme contemporain fonde ces orientations ; l’individu est son propre maître. Cette perspective a quelque chose de grand : elle place la personne au premier rang. À trop mettre l’accent sur la primauté de l’individu, on oublie cependant que nul n’est une île. À trop privilégier que l’individu est maître de sa vie et de sa mort, on passe à côté du fait

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que personne et communauté sont inséparables. Leur vie et leur progrès ont partie liée. Le rapport personne-communauté est en jeu dans ces choix. Le christianisme met particulièrement l’accent sur cet aspect. Il n’est cependant pas le seul à penser ainsi. Les courants écologiques contemporains vont dans le même sens. Dans ses positions sur l’euthanasie, le christianisme apparaît souvent ringard et isolé, du moins en Occident ; il n’en va pas de même en ce qui concerne sa vision de la vie où elle rejoint des aspirations contemporaines. Le dialogue doit être privilégié. La Seconde Guerre mondiale terminée, les succès médicaux ont été considérables. On a pris une vive conscience des nombreuses questions morales que soulevaient ces progrès. Les Églises ont alors joué un rôle considérable pour éclairer les difficiles questions qui se posaient. Les théologiens cherchaient à tenir un discours du juste milieu entre la poursuite acharnée des traitements fondée sur le caractère sacré de la vie et l’accélération de la mort au nom de la qualité de la vie. D’autre part, leurs réflexions visaient à protéger la vie faible et dépendante de son exclusion de la communauté. Afin de rendre compte de cette position équilibrée, les théologiens moralistes ont proposé une série de concepts que les milieux de santé ont largement adoptés Le pape Pie XII, en particulier, a joué un rôle de sage ; le dialogue a été fécond au point que nombre de pratiques éthiques qui se sont développées en médecine provenaient des discours que ce pape adressait régulièrement au corps médical. Dans les années 1970 et suivantes, je crois que ce dialogue a commencé à se briser, le magistère catholique condamnant de plus en plus la culture de mort qui caractériserait le monde d’aujourd’hui. Malgré les efforts des théologiens de poursuivre le dialogue, à partir des années 1990, le discours théologique est de plus en plus absent du dialogue bioéthique. Est-ce à dire qu’il n’est plus pertinent ? Parce qu’elle est une instance de reconnaissance complète de la personne, la théologie peut apporter une contribution de première importance sur le sujet, une de ses tâches consistant à mettre de l’avant les éléments dont on doit tenir compte pour que l’autre vulnérable soit reconnu dans sa totalité concrète. Respecter l’autre, c’est évidemment respecter son autonomie mais aussi toute une série de dimensions que la mort prochaine rend difficiles à vivre : poids de la maladie, lutte pour la survie, épuisement qui peut s’ensuivre, transformation du rapport aux autres. Le patient risque de se considérer comme un fardeau pour tous et ne plus attacher de valeur à sa vie. Il est déjà mort. Promouvoir l’intégrité de l’être alors que toutes les conditions concrètes de l’existence tirent dans une autre direction me semble exigé par la tradition à laquelle appartient le théologien.

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Résumé En 2009, l’Assemblée nationale du Québec s’est saisie de la question du mourir dans la dignité. Cette décision s’inscrit dans l’histoire récente des extraordinaires progrès médicaux et de la mise en question de la conception séculaire de la vie comme don de Dieu et mystère. C’est ainsi qu’il sera d’abord question de l’évolution de la pensée sur l’euthanasie au XXe siècle, puis de l’évolution des conditions du mourir depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le troisième point discutera du débat bioéthique à propos de la fin de vie et de l’euthanasie. Ces trois premiers points permettront de dégager le sens de la vie dont témoignent les orientations actuelles concernant le mourir en comparaison avec les visions théologiques classiques. En conclusion, j’indiquerai ce qui me paraît un élément majeur de la contribution de la théologie dans les débats actuels sur la fin de vie. Mots-clés : bioéthique – dignité – don de Dieu – euthanasie – mourir – qualité de vie –sens de la vie – souffrance. Summary In 2009, the Quebec National Assembly took up the issue of dying with dignity. This decision is part of the recent history of extraordinary medical progress and the questioning of the traditional conception of life as a gift of God and death as a mystery. In the first part, I will discuss the issue of the evolution of thinking about euthanasia in the 20th century and, in the second one, the changing conditions of dying since the end of World War II. The third point discusses the bioethical debate about the end of life and euthanasia. These first three points will help determine the meaning of life whose current trends testify concerning death and dying, in comparison with theological visions. In conclusion, I will indicate what I see as an important contribution of theology in the current debate about the end of life. Keywords: Bioethics – Dignity – Gift of God – Euthanasia – Dying – Quality of Life – Meaning of Life – Suffering.

MOURIR AUJOURD’HUI. QUESTIONNEMENTS ÉTHIQUES ET INTERPELLATIONS THÉOLOGIQUES À PARTIR DES DÉBATS DE SOCIÉTÉ SUR LA FIN DE VIE Didier Caenepeel (Collège universitaire dominicain à Ottawa)

La question des soins en fin de vie, avec en pierre angulaire une revendication récurrente d’un accès à l’euthanasie ou à l’assistance médicale au suicide, encadré juridiquement et opéré médicalement, a resurgi en force dans les débats qui animent les sociétés nord-américaines et européennes. Cette question des pratiques médicales en fin de vie a récemment fait l’objet d’un débat de société au Québec, aboutissant à l’adoption en 2014 d’une loi sur les questions de fin de vie1. L’élaboration de cette loi a été précédée par la mise sur pied d’une commission (Commission spéciale sur la question de mourir dans la dignité) composée d’élus qui, suite à une vaste consultation à travers le Québec, a déposé son rapport en mars 20122. Pour avoir un point de départ et d’ancrage à la présente réflexion bioéthique et théologique, je voudrais partir de l’analyse de quelques constats présents dans ce rapport. Afin de mettre en relief un certain nombre d’éléments de ce débat et pour en dégager des enjeux éthiques, je croiserai les conclusions issues du processus québécois avec celles avancées lors d’une démarche qui s’est tenue au même moment en France, alors qu’une commission nationale a mené un processus similaire de consultation et de réflexion (Commission 1. La Loi concernant les soins de fin de vie, introduisant notamment la possibilité de recourir sous certaines conditions à une aide médicale à mourir, a été adoptée par l’Assemblée nationale du Québec le 5 juin 2014 et sanctionnée le 10 juin 2014. Les dispositions de cette loi sont entrées en vigueur le 10 décembre 2015. Des initiatives législatives et administratives sont en cours au Canada et dans les autres provinces et territoires suite au jugement Carter vs Canada rendu par la Cour suprême du Canada le 6 février 2015 et ayant pris effet le 6 juin 2016. En réponse à ce jugement, le projet de loi C-14 modifiant le code criminel pour permettre sous certaines conditions l’aide médicale à mourir, adoptée à la Chambre des communes en mai 2016, est présentement à l’étude au Sénat. 2. Commission spéciale « Mourir dans la dignité » de l’Assemblée nationale du Québec, Rapport, mars 2012, http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/ commissions/csmd/mandats/Mandat-12989/index.html, consulté le 22 juin 2016.

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de réflexion sur la fin de vie en France). Cette commission, composée cette fois d’experts, a déposé en décembre 2012 un rapport intitulé « Penser solidairement la fin de vie3 », dont les réflexions viennent d’être reprises dans le dernier avis du Comité consultatif national d’éthique en date du 20 octobre 2014. Sur la base de ces observations, je m’interrogerai ensuite sur la manière dont la théologie peut être interpellée et devenir interpellant pour contribuer à penser les enjeux qui se posent dans l’approche des questions de fin de vie. 1. Mise en question du soin dans les débats éthiques actuels sur la fin de vie 1.1. Quelques éléments du « consensus » dégagé dans le débat sur la fin de vie au Québec À partir du rapport québécois, je propose d’extraire certaines réflexions qui contribuent à dessiner un certain portrait du « consensus » – plutôt une opinion majoritaire – qui s’est dégagé au cours de cet exercice. Je retiens, et reprends de manière critique, quelques éléments qui m’apparaissent les plus significatifs en lien avec les choix de société et qui permettront de poser en quelque sorte un diagnostic sur certains présupposés éthiques, institutionnels et politiques du débat sur la fin de vie et sur les perspectives d’avenir qu’il dessine. (i) Le rapport rend compte de la volonté d’aborder la question des soins en fin de vie de manière combinée en inscrivant, dans un continuum, cinq types de pratiques « institutionnalisées » médicalement et juridiquement : le refus et l’arrêt de traitement, les soins palliatifs, la sédation palliative, les directives médicales anticipées et l’aide médicale au mourir. La réflexion est centrée sur les options de soins à rendre disponibles en fin de vie. Le continuum est par ailleurs décliné sur deux registres : un registre de la diversification et de l’ajustement de l’offre en matière de soins de fin de vie, y compris en amont sous le mode de l’anticipation ; un registre de la continuité éthique dans l’évaluation des différentes pratiques. L’analyse conclut à l’absence d’une « différence significative » sur les plans éthique et opératoire entre ces pratiques et ces approches de la fin de vie. L’accent est mis sur le souci d’assurer un 3. Commission de réflexion sur la fin de vie en France, Penser solidairement la fin de vie. Rapport à François Hollande, Président de la République française, décembre 2012, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/124000675, consulté le 22 juin 2016.

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continuum quant au choix. S’y exprime une volonté affirmée de dégager une cohérence et une continuité éthique de la vie en gommant les frontières axiologiques entre les pratiques. Cela conduit également à une redéfinition de la notion même de soins en fin de vie. (ii) Le rapport met en exergue le constat d’une triple évolution – à savoir la société (les valeurs sociales), la médecine et le droit – qui marque la manière d’aborder les questions de fin de vie, et ce, d’une manière jugée déterminante pour la proposition qui est faite. Le constat est qu’il existe une convergence de ces déplacements pour dégager une acceptabilité d’une nouvelle option en fin de vie intitulée l’aide médicale à mourir. La convergence s’opère également dans la mise en avant d’une conception renforcée de l’autonomie et de son exercice en matière de choix de soins jugés acceptables. (iii) Le rapport met de l’avant la notion de dignité (jusque dans son titre qui reprend celui de la commission) en érigeant cette notion en principe singulier et en faisant de cette notion un critère d’évaluation avant tout subjectif. L’approche de cette notion est menée dans une perspective individualiste, renforcée par la mise au premier plan du principe d’autonomie et du cadre juridique des droits de la personne. C’est dans ce même cadre juridique des droits et libertés individuelles que sont abordées et circonscrites les notions de bien commun et de solidarité. (iv) Le rapport fait le constat de l’existence d’une opposition entre les tenants du principe du « caractère sacré de la vie » et ceux d’une conception qui reconnait et promeut la primauté de la personne et de son droit à choisir sa destinée en mettant de l’avant les principes de liberté et d’autonomie. Le rapport conclut sur la consécration aujourd’hui, tant par la société que par le droit et la médecine, du caractère relatif du respect de la vie et de la prééminence de l’autonomie. 1.2. Mise en question des options faisant l’objet de ce consensus Je relis maintenant le rapport français. À mon avis, ses analyses et ses observations mettent en lumière un certain nombre de présupposés implicites qui se retrouvent au cœur de la réflexion menée dans une société somme toute assez semblable. De nouveau, je retiens quelques éléments du rapport français que je présente en vis-à-vis des points relevés précédemment à partir du rapport québécois. (i) La structure et le contenu du rapport français témoignent d’un souci de relier la question des soins en fin de vie à son cadre social et médical. Cette question est abordée en lien avec, d’un côté, le rapport de

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la société à la mort et, de l’autre, les conditions de la prise en charge du vieillir et du vivre fragilisé. L’insistance est mise sur un continuum temporel et narratif : vieillir – fin de vie – mourir – mort, et des influences réciproques de ces phases de la vie sur le plan des représentations, des logiques, des craintes, des attentes, etc. (ii) Ce souci d’inscrire la réflexion dans un cadre anthropologique et sociologique s’accompagne d’une analyse et d’une critique de l’influence et de l’effet déformant exercés par les « cultures » médicales et sociales (approche curative, performance technique, rentabilité économique) ainsi que d’une critique des pratiques et des logiques institutionnelles, notamment celles de la médecine et du rôle qui lui est attribué (avec le titre de chapitre évocateur : « La médecine désarmée »). La réflexion souligne l’importance et la place que prennent les décisions médicales dans les décès ainsi que l’impact déterminant qu’elles exercent sur les représentations du mourir et de la mort. Il insiste particulièrement sur l’importance d’une prise en charge adéquate de la vieillesse. (iii) Le rapport fait pratiquement l’impasse sur la notion de dignité comme argument du débat. Nous pouvons, en ce sens, relever la portée symbolique du titre retenu pour le rapport, « Penser solidairement la fin de vie », alors que la notion de solidarité prend le pas sur celle de dignité. Un accent est porté sur le déploiement effectif de la solidarité inscrite socialement et institutionnellement, en reconnaissant l’importance des pratiques d’écoute, de dialogue et d’accompagnement. (iv) Le rapport insiste sur l’importance d’une prise en compte de la fragilité et de la vulnérabilité en contexte de fin de vie. Cela conduit notamment à questionner le recours constant et non critique aux arguments d’autonomie et de consentement, avec la mise en avant des notions, jugées plus appropriées, de « vouloir » et de « pouvoir faire » dans les situations de grande vulnérabilité. 2. Identification d’enjeux bioéthiques du soin en fin de vie À partir de cet éclairage en contre-jour apporté par la démarche de réflexion française, nous pouvons identifier quelques enjeux et quelques questionnements bioéthiques concernant l’approche des soins en fin de vie dans les débats de société. Je retiens deux enjeux que je formule en termes d’un double appel à un travail réflexif critique. Le premier enjeu est celui d’un appel à une approche critique des notions d’autonomie et de dignité et de la manière dont elles sont thématisées et mobilisées dans les débats sur la fin de vie. Il apparaît nécessaire de conjuguer ces notions avec deux données anthropologiques

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essentielles, à savoir la vulnérabilité et la communauté. Je cite en ce sens la réflexion qui conclut le rapport français : La commission entend à l’issue de son travail souligner qu’il serait illusoire de penser que l’avenir de l’humanité se résume à l’affirmation sans limite d’une liberté individuelle, en oubliant que la personne humaine ne vit et ne s’invente que reliée à autrui et dépendante d’autrui. Un véritable accompagnement de fin de vie ne prend son sens que dans le cadre d’une société solidaire qui ne se substitue pas à la personne mais lui témoigne écoute et respect au terme de son existence4.

Le deuxième enjeu est celui d’un appel à une approche critique des logiques et des présupposés institutionnels et sociaux qui déterminent de manière significative l’approche de la fin de vie. Ces logiques et ces présupposés tendent à inscrire la fin de vie dans les registres de la maîtrise et de la gestion, avec, comme discours dominants, ceux provenant du domaine médical et du domaine juridique. Ces mises en question pointent vers l’enjeu du triple rapport de l’humain à la finitude, à l’incertitude et à la fragilité, au cœur duquel la médecine, en sa tâche de maîtrise, se trouve sollicitée, avec pour visée d’assurer et de soutenir l’autonomie5. En même temps, cet enjeu interroge l’inscription et le déploiement de ce rapport au sein d’une communauté. Une telle perspective souligne la double dimension liminaire et communautaire de ce qui se joue dans l’espace de la fin de vie. 3. Pertinence et impertinence d’une interpellation théologique 3.1. Les différentes options pour l’élaboration d’une « théologie de la vie » Sur la base de ce repérage d’enjeux bioéthiques, le geste théologique que je propose consiste à repérer la manière dont la théologie se trouve sollicitée à partir de ces enjeux du soin en fin de vie, en prenant en compte leur inscription au sein du champ social et institutionnel. Plusieurs avenues ont été explorées et assez largement développées au cours des dernières décennies quant à un projet de « théologie de la vie ». Parmi celles-ci, nous signalons trois options.

4. Commission de réflexion sur la fin de vie en France, Penser solidairement la fin de vie, p. 104. 5. Sur ce point, voir notamment Bruno Cadoré, « Éthique clinique et débat bioéthique », dans Le journal de l’infirmière de Neurologie et de Neurochirurgie 5/1-2 (1995) 4-18 ; Idem., L’expérience bioéthique de la responsabilité (Catalyses) Namur – Montréal, Artel – Fides, 1994 ; Jean-François Malherbe, Pour une éthique de la médecine (Catalyses), 3e édition, Namur – Montréal, Artel – Fides, 1997.

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Une première option vise une théologie de la vie qui prend pour point d’appui et de départ le principe du caractère sacré de la vie et qui se déploie à partir de ce point dans une perspective principliste et singulière6. Une deuxième option pointe en direction d’une théologie de la vie qui fait appel, comme point d’ancrage, à la notion de dignité7. Nous pouvons noter que le contenu et le recours à cette notion sont souvent marqués d’ambiguïtés. Le discours magistériel catholique en est particulièrement le cas ; il multiplie les attributs de la dignité : dignité de la vie, dignité de la personne, dignité de la procréation, dignité du mariage, etc. S’y greffe par ailleurs le rôle que l’on fait jouer à ce concept dans l’évaluation morale, la qualification de « contraire à la dignité » trouvant des accointances avec le concept de loi naturelle8. De plus, comme nous le voyons dans les débats, le recours non critique à la dignité peut avoir pour effet d’enfermer la réflexion dans le piège d’une certaine fascination du singulier. Une troisième proposition consiste à élaborer une théologie de la vie visant d’abord à structurer et à soutenir un cadre prudentiel pour les décisions en matière de soin en fin de vie. Cette approche, qui est à la base de l’éthique médicale et du droit de la médecine, continue à faire ses preuves sur le terrain des soins en fin de vie dans une perspective individuelle, en faisant notamment appel au principe de proportionnalité dans l’ajustement du soin aux conditions de la personne mourante et aux effets bénéfiques ou nocifs anticipés : abstention thérapeutique, cessation de traitement, non initiation de traitement, etc.9

6. Voir Hubert Doucet, Les promesses du crépuscule. Réflexions sur l’euthanasie et l’aide médicale au suicide (Le champ éthique, 31), Genève – Montréal, Labor et Fides, 1998, 77-99. 7. Marie-Louise Lamau, « Le recours à la notion de dignité dans les questions soulevées par la fin de vie », dans Revue d’éthique et de théologie morale 191 (1994) 145-174 ; Bruno Cadoré, « L’argument de la dignité humaine en éthique biomédicale », dans Revue d’éthique et de théologie morale 191 (1994) 73-98. 8. Bernard Keating, « Quelle(s) éthique(s) à l’appui de la condamnation catholique romaine du clonage à visée reproductive? », dans Denis Muller – Hugues Poltier (dir.), Un homme nouveau par le clonage? Fantasmes, raisons, défis (Le champ éthique, 44), Genève, Labor et Fides 2005, 167-194. 9. Voir Patrick Verspieren, Face à celui qui meurt : euthanasie – acharnement thérapeutique – accompagnement, Paris, Desclée de Brouwer, 1984 ; Hubert Doucet, Mourir, approches bioéthiques, Paris – Ottawa, Desclée – Novalis, 1988 ; Kevin Donovan, « Decision at the End of Life : Catholic Tradition », dans Christian Bioethics 3/3 (1997) 204221.

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3.2. Le critère de l’hospitalité pour repenser une « théologie de la vie » Je ne retiendrai pas ces trois avenues pour mon propos. Les enjeux que nous venons de dégager à partir d’une lecture des débats sur les soins de fin de vie semblent en effet appeler un déplacement du point d’interpellation de la réflexion théologique. L’apport de la théologie sera exploré en fonction de pistes qui ne s’inscrivent pas ad primum dans les deux principes soutenant la plupart du temps la réflexion théologique sur la vie : sacralité de la vie et dignité. Il ne s’agit pas de faire disparaître ces principes anthropologiques et éthiques du discours sur les questions de fin de vie, mais de les resituer, en termes de repères éthiques, en les laissant en quelque sorte émerger à partir d’un cadre théologique qui s’ancre dans les enjeux des pratiques de soins tels qu’ils ont été mis en lumière. Il s’agit par conséquent d’identifier des approches susceptibles de soutenir un travail théologique qui puisse rendre compte plus spécifiquement du caractère liminaire et communautaire de ce qui se joue dans l’espace des soins en fin de vie, tel que signalé sur la base d’une analyse des débats de société. Les pistes théologiques proposées s’inscriront dans la perspective de ce que j’appellerais le développement d’une théologie de l’hospitalitéalliance10. Cette théologie repose sur le critère de l’hospitalité dont Bruno Cadoré souligne l’importance pour la question du devenir de la vie morale et pour l’élaboration d’une éthique du soin : En s’exposant à être hospitalier pour celui qui risque d’être mis de côté parce qu’il est vulnérable, l’humain s’expose à devenir lui-même en plus grande vérité. […] l’hospitalité est en même temps le lieu du devenir humain, mais aussi le lieu du combat de l’humain contre tout ce qui risque un jour de faire violence à l’humain […] Critère de l’hospitalité comme contexte du devenir de la vie morale11.

L’hospitalité consiste à recevoir quelqu’un en même temps qu’on se reçoit soi-même chez soi. Dans la perspective théologique de l’hospitalité, telle que la laisse voir l’histoire du salut, Dieu crée un espace où 10. Voir Didier Caenepeel, Penser le soin en psychiatrie. Perspectives éthiques et théologiques (Brèches théologiques, 44), Montréal, Mediaspaul 2010, 295-345. 11. Bruno Cadoré, « Médecine, santé et société : les grands enjeux », dans Semaines sociales de France, Que ferons-nous de l’homme? Biologie, médecine et société, Paris, Bayard, 2002, p.  71. Il ajoute, que l’hospitalité, dans une perspective théologique est « non seulement […] celle dont l’humain est capable à l’égard de ses semblables, mais de celle de Dieu qui dit : “Viens chez moi, j’habite chez toi”. Pour la Révélation biblique, cette habitation au cœur de l’humanité est une hospitalité demandée par Dieu, qui veut combattre pour que l’humain soit hospitalier à l’humain et, par là même, à Dieu. » (Ibid., p. 89).

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« l’humain est accueilli et, étant accueilli, il est fait hospitalier12 ». Au lieu même où l’être humain est appelé à répondre à une offre/ demande d’hospitalité que Dieu lui adresse en s’engageant en alliance avec lui, il est invité à son tour à mettre en œuvre une créativité technique et éthique visant un travail sur les conditions d’hospitalité envers ses semblables. Cet espace d’hospitalité-alliance, pensé théologiquement, se trouve dès le départ structuré en des formes juridiques et institutionnelles : lois, pratiques, institutions rendant possible et opératoire le déploiement d’offres d’hospitalité-alliance. Dans une perspective théologique, le registre asymétrique des relations appelle en effet une structure institutionnalisée de cet espace éthique d’hospitalité-alliance où se déploient un mouvement croisé : une hospitalité qui ouvre et soutient l’alliance communautaire ; une alliance qui fonde et structure des offres d’hospitalité. Une théologie de l’hospitalité-alliance serait ainsi à même de rendre compte des dynamiques communautaires et liminaires d’une espace éthique. Deux perspectives s’ouvrent ainsi et je les formulerai en propositions présentées de manière programmatique pour un travail théologique : i) le passage d’une théologie de la vie à une théologie de la communauté de vie, sur la base d’une prise en compte du caractère communautaire des enjeux éthiques en fin de vie ; ii) le passage d’une théologie de la vie à une théologie de la condition de vie mourante (une théologie du « vivant qui meurt »), sur la base d’une prise en compte du caractère liminaire des enjeux éthiques en fin de vie. 3.3. D’une théologie de la vie à une théologie de la communauté de vie Une première avenue consiste à s’interroger sur les ressources que la théologie peut mobiliser pour aider à penser et à déployer un cadre éthique permettant de relier les dynamiques communautaires et solidaires en fin de vie avec celles à l’œuvre dans la construction du corps social. Cette avenue conduirait notamment à interroger la tendance actuelle, observées dans nos sociétés, à réduire l’approche de la fin de vie, et souvent même de la vie en général, au juridique. Or, cette catégorie ne rend pas compte de l’ecclésialité de l’existence, qui dépasse les modes biunivoques de la réciprocité et de la mutualité ; en cette ecclésialité, le droit n’est d’ailleurs pas premier. Par un encadrement juridique, on veut créer ou refuser quelque chose en fin de vie qui n’est pas reconnu 12. Ibid., p. 88.

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socialement structurant pour le vivre ensemble et qui est pourtant déjà présent au cœur du réel. Une théologie de la communauté de vie pourrait se fonder sur une théologie de la charité permettant notamment de retracer les dynamiques structurant une construction communautaire. Une telle théologie est en mesure de rendre compte d’un espace déjà marqué et traversé par de la bonté, de la bienveillance, de la providence, en rendant possible et en soutenant un travail d’offres d’hospitalité et d’alliance créateur de liens qui ne sont pas d’abord d’ordre contractuel. Comme le signale le rapport français sur la fin de vie, la mort et le mourir sont au cœur de la construction d’une société. La communauté dont la théologie doit pouvoir rendre compte est bien une communauté de la vie et du mourir, alors même que le rapport à la mort se retrouvent aujourd’hui occulté socialement et médiatisé médicalement avec les déclinaisons du mourir en termes de « laisser mourir », « aider à mourir » et « faire mourir ». Il s’agit de penser la communauté qui se construit avec la mort en horizon et qui prendrait en compte que celui qui va mourir sera de moins en moins présent. Et c’est précisément sur ce point que la théologie me semble sollicitée, signalant la dimension quasi-sacramentaire de cet espace en fin de vie où s’absente de plus en plus celui qui pourtant convie la communauté, provoque le cum-munus (« travail avec », « tâche en commun »)13. Dans l’entre-deux qui sépare passivité et activité au regard du mourir, un espace est ouvert pour des relations, des gestes, des paroles et des décisions balisés par du « vivant », personnel et communautaire. Dans cet espace, tout n’est pas liable. Le travail de liaison se retrouve donc marqué par de l’asymétrie et du suspens qui articulent aussi le cum-munus. Le discours théologique peut ainsi avoir pour visée de soutenir un travail de consentement nécessaire à de la suspension parce qu’il rend compte de l’impossible finalisation univoque de l’existence ; dès lors que toute relation qui se noue alors demeure inachevée, elle ne pourra se finaliser que dans une perspective eschatologique. Notons que le discours juridique actuel fonctionne comme si la symétrie pure durait nécessairement jusqu’à la fin ou qu’elle pourrait être maintenue de manière prévisionnelle et anticipée. Ce même travail de liaison, marqué par une certaine suspension des paroles et des gestes, vise à créer du lien communautaire avec la personne en fin de vie et autour de cette personne. Il ouvre la possibilité d’habiter un monde en commun et de s’inscrire ensemble dans un avenir partagé de manière asymétrique et 13. Voir Jean-Luc Nancy, « Conloquium », préface à Roberto Esposito, Communitas : origine et destin de la communauté (Collège international de philosophie), Paris, Presses universitaires de France, 2000.

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marqué par un rapport de force inégal. Ce travail de liaison opère en conjuguant les temporalités de chacun (mourant, proches, soignants) pour habiter ensemble, mais asymétriquement, un temps commun ; il en va d’un travail de liaison au sein de la famille souvent marquée par des liens brisés, blessés, fragilisés ; il en va d’un travail de liaison d’une équipe de soin appelé à une tâche de construction d’un éthos commun. Cette approche théologique de la communauté de vie et du mourir peut ainsi conduire à penser de manière critique la dépendance et la passivité qui marquent la vie finissante. Elle incite aussi à réinscrire ces réalités comme éléments structurants de la construction de l’identité du sujet au sein d’un corps communautaire et du corps communautaire qui, à son tour, « se fait » autour d’un sujet en condition de vie finissante. 3.4. D’une théologie de la vie à une théologie de la condition de vie mourante Une deuxième proposition vise à articuler un cadre théologique et éthique qui soutiendrait le déploiement de l’autonomie en condition de vie mourante marquée par un triple rapport à la finitude, à l’incertitude et à la fragilité. C’est dans ce triple rapport au destin que la médecine met en jeu des conditions particulières du devenir humain et que se dessine le nouvel espace de sa responsabilité à l’égard de l’avenir humain, et ce tant au plan des actions qu’à celui des représentations. Le contexte des soins en fin de vie se trouve traversé par de multiples responsabilités qui s’entrecroisent : soignants, accompagnants, famille, mourant. La médecine, par le mandat qui lui est socialement donné ou prêté, est fortement structurante et déterminante pour ces diverses responsabilités. Elle opère en fonction des trois types de rapport précédemment identifiés. En reprenant des catégories empruntée à Bruno Cadoré, on peut alors dégager trois grands types de rapport médicalisé au destin des individus14 : i) le rapport médicalisé de la mortalité dans lequel se glisse un rapport de maîtrise au temps de la fin : enjeu de la finitude ; ii) l’affrontement de la médecine à la maladie et au handicap par l’objectivation du corps et le soutien de l’individu pour qu’il demeure acteur de son devenir : enjeu de la fragilité ; iii) la prédiction et l’anticipation qui ouvrent de nouvelles formes de sollicitation de la médecine dans la manière dont l’humain établit son rapport au destin : enjeu de l’incertitude. Ces 14. Bruno Cadoré, « Bible et médecine : un nouveau rapport au destin », dans Michel Hermans – Pierre Sauvage (dir.), Bible et médecine : Le corps et l’esprit (Le Livre et le rouleau, 20), Bruxelles, Lessius 2004, 79-100.

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trois aspects de la condition de vie mourante marqueront également les postures et les responsabilités des autres acteurs en contexte de fin de vie : soignants, accompagnants, proches, témoins15. Avec cette deuxième piste théologique, l’accent se trouve déplacé de la vie, voire de la sacralité de la vie, vers le soutien de l’existence de la personne en fin de vie en sa condition de vie finissante/mourante marquée par de la finitude, de l’incertitude et de la fragilité. Je développerai brièvement le rapport à la finitude. La théologie peut apporter un discours sur la manière dont l’être humain est appelé à consentir à sa finitude, celle du soi-mourant comme celle du soignant ou de l’accompagnant en présence parfois répétée d’un mourant ; elle le peut alors même que l’humain est en mesure d’agir sur la frontière entre la vie et la mort. Dans notre société, cet agir se retrouve inscrit dans un rapport médicalisé à la mort et s’affirmant comme discours dominant. L’anthropologie comme la théologie signalent la possibilité, et la nécessité, de mobiliser d’autres types d’agir sur cette frontière vie-mort, car il en est qui se retrouvent trop souvent marginalisés ou exclus d’emblée. Ces types d’agir qui relèvent du symbolique ont une efficacité propre, certes limitée mais bien réelle et essentielle pour « négocier » le rapport à la finitude. Pensons à la symbolique baptismale qui se déploie sur la frontière du passage de la vie à la vie nouvelle ; il en va, là aussi, d’un agir sur cette frontière ou plus exactement d’un agir à la frontière tel qu’il prend en compte le caractère liminaire de ce qui se dessine comme un espace marqué par du non maîtrisable et du non « finissable » – bref, un agir en suspension. Parler de fin de vie conduit à examiner et à interroger le qualificatif « finissante » attribué à la vie. La fin peut désigner un terme, mais elle peut également marquer un accomplissement ou un achèvement. Ces deux dernières acceptions situent la condition de vie finissante dans l’ordre d’un aboutissement, renvoyant au registre de l’exécution, c’est-àdire du faire ou du dire qui a pour visée et pour effet de compléter, de finir, de terminer. Une autre perspective, plus propre à la finitude humaine, inscrit le caractère « finissant » et « fini » de la vie comme l’interruption de ce qui n’est pas accompli ou achevé, de ce qui ne pourra l’être – à jamais – de la part des humains. Inscrit dans le registre de la maîtrise et de la gérance, les pratiques et les institutions mais également les relations, ont désormais de la difficulté à intégrer l’inachèvement, 15. Nous pourrions certes identifier les déclinaisons possibles de ces trois aspects quant à leur impact sur ces responsabilités et la manière dont ces différentes responsabilités se rencontrent et se confrontent en contexte de la fin de vie.

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l’inaccompli, l’interruption. Dans le débat sur les soins en fin de vie, cette difficulté se manifeste tant du côté des « pro-vies » que des « pro-euthanasies » ; en effet, ils mettent de l’avant un soin comme si la relation de soin pouvait parvenir nécessairement à accomplir, à achever. Il y va d’un travail de l’ordre du consentement à de l’inachevé. Dans une perspective théologique sur la condition de vie finissante en rapport à la finitude de l’humain, nous pourrions mobiliser le thème de la résurrection qui est important pour penser le mourir. La résurrection n’efface pas les signes de la mort. Elle en garde les traces, mais en même temps fait jaillir et met en scène une vie reçue en surcroît d’un autre dans le mouvement même de l’hospitalité offerte par et en cet autre. En inversant cette perspective théologique sur la résurrection, nous pouvons ouvrir, me semble-t-il, une piste pour penser ce qui peut se jouer en contexte de fin de vie : l’aller vers la mort ne peut-il pas être marqué, par les autres, d’un surcroît de vie se déclinant en termes de paroles, de gestes, de présence. Une telle perspective signale l’importance des pratiques d’accompagnement. 4. Retours et retombées éthiques L’ouverture à une intelligibilité théologique dans les deux perspectives esquissées doit permettre en retour d’ouvrir un espace pour penser de manière critique les notions d’autonomie, de dignité et de solidarité en les conjuguant à la fragilité, à la finitude et à l’incertitude, tout en les articulant dans le cadre d’une inscription communautaire et d’une structure relationnelle jusque dans ses figures légales et proprement procédurales. 4.1. Une éthique de l’autonomie Pour illustrer ce propos, je prendrai l’exemple de l’autonomie16. Une critique théologique de l’autonomie du point de vue de l’hospitalité déclinée selon les dimensions communautaire et liminaire précédemment décrites conduit à dégager les contours d’une éthique de l’autonomie17. On peut en relever deux traits qui en sont en quelque sorte les deux arcs 16. Il serait certes possible de particulariser et d’illustrer l’autonomie éthique du mourant, du médecin, des soignants puis des « autres ». Ces différentes autonomies se rencontrent et se confrontent ou soutiennent à l’intérieur de l’hospitalité-alliance et de la délibération quant à l’agir à mettre en œuvre. 17. Un travail critique similaire à celui que je fais avec la notion d’autonomie peut être réalisé avec les notions de dignité et de solidarité, à partir de leur insertion dans les débats sur les soins en fin de vie.

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porteurs : une éthique de l’autonomie comme tâche commune de créativité et une éthique de l’autonomie comme dynamique d’hospitalité. D’une part, une éthique de l’autonomie peut se penser à partir de son inscription dans une construction communautaire pour en faire une tâche de créativité commune de conditions de promotion mutuelle de liberté. Une éthique de l’autonomie se fonde ainsi dans un travail de création d’un monde commun à partager, travail qui ne peut se faire qu’en régime d’altérité. Il s’agit de penser les enjeux du soin en fin de vie dans le cadre des conditions de création d’une communauté de vie et du mourir au cœur de laquelle se trouvent déployées et soutenues des autonomies toujours reliées. L’autonomie n’apparaît donc pas d’abord comme un fondement ou un absolu de l’agir, mais comme un horizon vers lequel, par nos décisions, nous tendons en même temps que nous contribuons à le construire. Le marquage par la finitude, quant à lui, nous amène à devoir penser le passage vers une acceptation du lent délitement de cet horizon. Le soin en fin de vie signale le paradoxe d’une liberté sollicitée à poser des choix décisifs alors même qu’elle se trouve fragilisée et vulnérable, alors même qu’elle s’inscrit dans un horizon de finitude et d’incertitude. L’autonomie peut avoir alors pour effet de fragiliser, dans son exercice même, le sujet et la communauté. Notons bien, par ailleurs, qu’à ces conditions touchant la réflexivité même de l’agir s’ajoutent celles touchant l’affectivité du sujet pris à exercer son autonomie : souffrances, craintes, émotions diverses, etc. D’autre part, une éthique de l’autonomie peut se penser aussi comme une dynamique d’hospitalité. L’hospitalité doit alors être vue comme un mouvement de la liberté propre à un sujet, précisément en tant qu’elle prépare et met en place les conditions de l’accueil de l’autre ; elle doit en même temps être vue comme mouvement d’ouverture et de dépassement par cet autre accueilli en sa propre liberté, une liberté toujours susceptible de déstabiliser et appelant dès lors le sujet à se déplacer. Inscrire l’autonomie en perspective éthique d’hospitalité, c’est donc s’engager dans un double déplacement qui signe l’ouverture de sa propre liberté à celle de l’autre. 4.2. Une éthique de l’accompagnement En terminant, nous pouvons noter que la réflexion théologique menée dans la perspective d’une hospitalité-alliance se déclinant dans les deux mouvements esquissés – à savoir une théologie de la communauté de vie et du mourir et une théologie de la condition de vie mourante – pointe vers le rôle central que sont appelées à assumer les pratiques d’accompagnement

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en fin de vie. Deux pistes s’ouvrent en lien avec ces deux parcours théologiques : i) une théologie de la communauté de vie et du mourir appelle et soutient une « politique de l’accompagnement » où la relation d’accompagnement est vue comme médiation de la construction de la communauté ; ii) une théologie de la condition de vie mourante/finissante appelle et soutient une « éthique de l’accompagnement » où la relation d’accompagnement est perçue comme médiation du rapport de l’être humain, mourant et vivant, à sa fragilité, à son incertitude et à sa finitude. Au croisement de ce triple rapport marquant la fin de vie, c’est la question du sens qui surgit de pair avec celle de la dynamique spirituelle qui naît de l’expérience de la condition de vie mourante18. Le spirituel apparaîtrait ainsi comme la dynamique, toujours singulière, par laquelle la personne, à l’approche de la mort, chercherait à produire de l’adaptation pour habiter un monde changeant et fini. La spiritualité, et en son cœur la question du sens, pourrait dans ce cadre se penser comme la capacité, déclinante et défaillante, d’adaptation aux événements de la fin de vie, d’habitation d’un monde changeant, d’hospitalité à une étrangeté marquant le rapport à soi, d’inscription dans un rapport au temps fini et restant. Cette perspective renverrait à une notion de spiritualité comme « volant régulateur » pour l’exercice toujours plus difficile des capacités adaptatives du sujet en recherche de cohérence au niveau de sa subjectivité et de son identité. Bien entendu, adaptation doit s’entendre aussi bien par rapport aux manières d’habiter le corps, individuel et communautaire, que par rapport à celles d’habiter le temps fini. C’est la relation d’accompagnement, structurée en mouvement d’hospitalité-alliance, qui permet de soutenir cette capacité adaptative, rendue de plus en plus défaillante jusqu’à devenir elle-même en suspension. À l’approche de la mort, cette habitation devient de plus en plus asymétrique, jusqu’à devenir elle-même suspendue. L’enjeu vital qui se révèle en contexte de fin de vie apparaît alors être effectivement celui du déploiement d’un accompagnement de l’humain inachevé dans un inachèvement constitutif, pour lui comme pour la communauté.

18. Pour cette question de la dynamique spirituelle dans les soins, voir Didier Caenepeel, « Penser le point d’appui et le point d’impact de la spiritualité dans l’espace du soin : sujet(s), objet ou relation de soin? », dans Guy Jobin – Jean-Marc Charron – Michel Nyabenda (dir.), Spiritualités et biomédecine : enjeux d’une intégration, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013, 21-39.

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Résumé La question des soins en fin de vie a resurgi en force dernièrement dans les débats qui animent les sociétés nord-américaines et européennes. Le paysage législatif s’est notamment transformé au Québec et au Canada avec l’introduction de lois permettant sous certaines conditions le recours à une aide médicale à mourir. Le présent article cherche à mettre en relief un certain nombre d’éléments de ces débats et d’en dégager des enjeux éthiques, en comparant notamment les approches québécoise et française sur la base des rapports déposés par les commissions officiellement mandatées pour étudier la question. Sur la base de ces observations, des pistes sont dégagées pour explorer la manière dont la théologie peut être interpellée et devenir interpellant pour contribuer à penser les enjeux qui se posent dans l’approche des questions de fin de vie. Mots clés : bioéthique – théologie – soin – mourir – finitude – dignité – solidarité – autonomie. Summary The issue of end-of-life care has recently gathered strength in debates in North American and European societies. The legislative landscape has been transformed, especially in Quebec and in Canada, with the introduction of laws allowing under certain conditions medical aid in dying. This article seeks to highlight a number of elements of these discussions and to identify ethical issues, by comparing in particular Quebec and French approaches as revealed in reports tabled by committees officially mandated to study the issue. Based on these observations, perspectives emerge to explore how theology can be called upon and challenge our thinking about some issues that arise in end-of-life care. Keywords: Bioethics – Theology – Caring – Dying – Finiteness – Dignity – Solidarity – Autonomy.

AUTEURS Caenepeel, Didier Didier Caenepeel, dominicain, est professeur de théologie morale et de bioéthique à la Faculté de théologie du Collège universitaire dominicain à Ottawa. Il est détenteur d’un doctorat en physique et d’un doctorat en théologie. Ses recherches portent sur les questions de bioéthique et d’éthique clinique, notamment dans les domaines des soins palliatifs et de la psychiatrie, ainsi que sur la contribution de la théologie à la bioéthique. Couture, Denise Denise Couture est professeure titulaire à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal. Elle est présidente de la Société canadienne de théologie et directrice de la revue Théologiques. Ses champs de recherche sont les femmes et les religions, l’éthique théologique et les théologies contextuelles faites dans une perspective de libération. De Kesel, Marc Marc De Kesel est secrétaire scientifique et chercheur à l’Institut Titus Brandsma, Radboud Universiteit, Nimègue (Les Pays Bas). Ses recherches philosophiques portent sur les théories de la religion, la mystique et la modernité, la mystique et l’art moderne, la réception de la Shoah, la théorie freudo-lacanienne. Parmi ses publications, on compte : Eros & Ethics (Albany, 2009), Goden breken [Détruire les dieux] (Amsterdam 2010), Niets dan liefde [Rien que l’amour] (Amsterdam, 2012), Auschwitz mon amour (Amsterdam, 2012) et Žižek (Amsterdam, 2012). Doucet, Hubert Hubert Doucet est professeur associé de bioéthique à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal. Il est détenteur d’un doctorat de l’Université de Strasbourg (1967) et a enseigné à l’Université Saint-Paul à Ottawa de 1981 à 1996. De 1997 à 2008, il a été professeur aux facultés de médecine et de théologie ainsi que responsable des Programmes de bioéthique de l’Université de Montréal. Il siège au Comité scientifique permanent, santé et service sociaux, de l’INESSS, au Comité national d’éthique sur le vieillissement de même qu’à l’Observatoire Vieillissement et Société.

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auteurs

Dumas, Marc Professeur titulaire en théologie fondamentale, Marc Dumas est théologien et enseigne au Centre en étude du religieux contemporain de l’Université de Sherbrooke. Ses recherches portent sur la notion d’expérience dans les discours théologiques et sur les reconfigurations du croire aujourd’hui. Sa récente affectation à la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke lui donne l’opportunité de réfléchir sur les questions de sens, de guérison et de salut dans ce nouveau contexte. Il collabore toujours activement aux travaux de traductions et d’éditions des Œuvres de Paul Tillich. Kihandi Kubondila, Hyacinthe Hyacinthe Kihandi est titulaire d’une maîtrise en théologie dogmatique de l’Université catholique du Congo (UCC). Il poursuit actuellement sa recherche doctorale en théologie à l’Université de Montréal où, de 2013 à 2015, il a assumé la responsabilité de coordonnateur du Groupe de théologie africaine et subsaharienne (GTAS) ainsi que celle de secrétaire de l’Association étudiante de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal (AÉTSRUM). Son domaine de recherche est la mariologie africaine. Dans sa recherche doctorale, il vise à élaborer une mariologie sociale en Afrique à partir d’une lecture de la dévotion mariale populaire et de son lien avec l’engagement sociopolitique des mouvements d’action catholique à Kinshasa. Nguyen Chi, Ai Ai Nguyen Chi est docteur en théologie de l’Université Laval. Sa recherche se situe dans le domaine biblique de l’Ancien Testament avec une approche narrative. Il s’intéresse notamment à la notion biblique de réconciliation. Actuellement, il se prépare à l’enseignement au département de théologie de l’Assumption College (Worcester, MA, USA). Peelman, Achiel Achiel Peelman est membre de la congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée et professeur titulaire à la Faculté de théologie de l’Université Saint Paul (Ottawa). Il est spécialiste de la pensée de Hans Urs von Balthasar et de la spiritualité amérindienne. Il dirige des recherches dans le domaine de la théologie contextuelle. Roussel, Jean-François Jean-François Roussel est professeur agrégé à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal depuis 1997. Il s’y spécialise en théologie

auteurs

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contextuelle, en anthropologie théologique et dans le dialogue interreligieux. Ses recherches actuelles portent sur les questions autochtones en théologie et sur les relations entre hommes et religion. Vecoli, Fabrizio Fabrizio Vecoli est professeur adjoint à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal. Il y enseigne l’histoire des religions et du christianisme ancien ainsi que les théories en sciences des religions. Ses recherches se concentrent principalement sur l’histoire de la spiritualité du monachisme primitif, sur la relation entre la religion et Internet à l’époque contemporaine de même que sur des questions de théorie et de méthode dans l’étude du phénomène religieux. Il est titulaire d’un fond de recherche pour un projet d’étude sur le discernement spirituel dans le christianisme ancien.

INDEX DES AUTEURS CITÉS A Abram, David, 51 Agamben, Giorgio, 6 Albert le Grand, 114 Alfred, Tayayake, 34 Alter, Robert, 80 Ambroise, 91 Amiotte, Arthur, 49 Anganga, Marcel, 63 Antoine, 100 Appel, Jacob M., 126 Argollo Valdez, Marcello, 40 Aristote, 114 Assmann, Jan, 109 Athénagore, 90 Attridge, Harold, 100 Augustin, 90, 100 B Bacon, Francis, 133 Balas, David L., 102 Barth, Karl, 134 Battin, Margaret P., 131 Beauchamp, Tom, 129 Bennet, Jane, 6 Berlin, Adele, 79 Bogaert, Pierre, 95 Boni, Tanella, 71 Bopp, Judie, 55 Bourgeois, Henri, 92 Bourquin, Yvon, 76 Boyer, Pascal, 89 Braidotti, Rosi, 6 Burleigh, Michael, 126 C Cadoré, Bruno, 143, 144, 145, 148 Caenepeel, Didier, 14, 145, 152 Callahan, Daniel, 131 Caplan, Arthur, 126 Cardinal, Frank, 52 Carr, Anne, 70 Childress, James, 129

Cleary, Edward L., 34 Clément d’Alexandrie, 99 Couture, Joseph, 53 Cumont, Franz, 90 Cyprien de Carthage, 91 D Daniélou, Jean, 89, 100 de Andia, Ysabel, 102 de Certeau, Michel, 92 de Kesel, Marc, 12, 112 Deloria Jr, Vine, 34, 51 Diarra, Pierre, 60 Diop, Cheikh Anta, 60 Donovan, Kevin, 144 Doucet, Hubert, 13, 132, 144 Duhaime, Jean, 100 Dumas, Marc, 17 Dussel, Enrique, 2 Dworkin, Robert, 132 Dyck, Lilian, 55 E Ehrman, Bart D., 107 Eisenberg, Josy, 80 Ellis, Stephen, 53 Erdoes, Richard, 49 Eslin, Jean-Claude, 91 Estermann, Josef, 31, 36 Eusèbe de Césarée, 94 F Fantino, Jacques, 95 Fewell, Danna N., 78 Fokkelman, Jan P., 80 Foucault, Michel, 1 G Giet, Stanislas, 107 Gignac, Alain, 90 Gill, Sam, 49 Goodwin, Don, 53 Goulet, Jean-Guy, 53

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index des auteurs cités

Grégoire de Nysse, 104 Grelot, Pierre, 80 Grenlaw, Jane, 131 Gross, Benno, 80 Gross, Jules, 102 Gross, Laurence W., 31 Guillaumont, Antoine, 102 Gunkel, Hermann, 81 Gunn, David M., 78 H Hadot, Pierre, 104 Hamilton, Victor P., 77 Hénaff, Marcel, 117 Henry, Michel, 4 Héraclite, 104 Hésiode, 94 Heyer, René, 3, 61 Hiebert, Paul, 54 Hiebert, Paul G., 54 Hippocrate, 130 Huanacuni Mamani, Fernando, 32 Huttner, Ulrich, 95 I Irénée de Lyon, 94, 96 Irrarazaval, Diego, 38 J Jaunait, Alexandre, 129 Jean d’Apamée, 102, 103 Johnson, Basil, 48 Jones, Lindsay, 92 Joüon, Paul, 83 Jouve, Vincent, 81 K Kabasele Lumbala, François, 61 Kabasele Mukenge, André, 59 Kambale Kandiki, Valentin, 66 Kambasele Lumbala, François, 3 Karsenti, Bruno, 116 Keating, Bernard, 144 Kenny, Robert W., 129 Kihandi Kubondila, Hyacinthe, 65 Kim, Dohyung, 85 Kimpa Vita, Béatrice, 69 Kinoshameg, Rosella, 55 Koyré, Alexandre, 115

Kübler-Ross, Elizabeth, 129 Kyung Chung, Hyun, 4 L Lactance, 99 Lamau, Marie-Louise, 144 Lambe, Anthony J., 84 Lampe, Geoffrey William Hugo, 92 Lanternari, Vittorio, 95 Lavenant, René, 103 Lemoyne-Dessaint, Sophie, 33 Levesque, Eugène, 92 Lévi-Strauss, Claude, 95 Liddell, Henry George, 92 Loofs, Friedrich, 96 López Hernandez, Eleazar, 34 M Magesi, Laurenti, 51 Malherbe, Jean-François, 143 Malinowski, Borislaw, 117 Manuel, George, 34 Marguerat, Daniel, 76 Mauss, Marcel, 116 Mawuto Afan, Roger, 64 Mazzucco, Clementina, 96 McPherson, Dennis, 47 Menn, Esther Marie, 75 Meschonnic, Henri, 80 Meslin, Michel, 103 Michaud, Jean-Paul, 93 Miquel, Pierre, 91 Moreschini, Claudio, 100 Morlet, Sébastien, 108 Most, Glenn W., 90 Mukulu Mbangi, Sylvain, 63 Mulago, Vincent, 61 Museka Ntumba, Lambert, 61 Muyengo Mulombe, Sébastien, 65 Muzumanga Ma-Mumbimbi, Flavien, 67 N Naipul, Vidiadhar Surajprasad, 53 Nancy, Jean-Luc, 147 Navarro, Flavia Marco, 31 Ngimbi Nseka, Hyppolyte, 69 Nguyen Chi, Ai, 75 Nicolas de Cues, 104 Norelli, Enrico, 93, 100

index des auteurs cités O O’Callaghan, Martin, 84 O’Murchu’, Diarmud, 53 Obenga, Théophile, 60 Oduyoye, Mercy Amba, 3 Orbe, Antonio, 95 Oredein, Oluwatomisin, 3 Origène d’Alexandrie, 98 Otto, Rudolf, 103 Otto, Ton, 95 P Panikkar, Raimon, 8, 17 Papias de Hiérapolis, 93 Peelman, Achiel, 48, 52 Pellegrino, Edmund D., 130 Perrone, Lorenzo, 101 Pesantubbee, Michelene, 47 Philon d’Alexandrie, 101 Pie XII, 133, 136 Pietrella, Egidio, 96 Platon, 119 Pomedli, Michael, 52 Posluns, Michael, 34 Poucouta, Paulin, 66 Prévost, Jean-Pierre, 69 Prinzivalli, Emanuela, 90 Pseudo-Barnabé, 100 Pseudo-Denys l’Aréopagite, 102, 104 Pseudo-Justin, 90 Q Quill, Timothy, 131 Quinlan, Faren Ann, 129 R Rahner, Karl, 100 Reinaga, Fausto, 33 Rhodes, Rosamond, 131 Ricoux, Odile, 98 Robinson, Ira, 82 Rodriguez, Sue, 132 Rordorf, Willy, 109 S Sachot, Maurice, 108 Saint-George, Berthony, 2 Santedi Kinkupu, Léonard, 66, 68 Saunders, Cecily, 129

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Scott, Robert, 92 Servitje Montull, Maria del Carmen, 70 Shapin, Steven, 115 Shields, Mary E., 82 Siegler, Mark, 130 Silvers, Anita, 131 Simonetti, Manlio, 90, 94 Singer, Peter A., 130 Ska, Jean-Louis, 78, 81 Smith, Andrea, 47 Smith, Gregory, 97 Soede Yaovi, Nathanaël, 60 Solignac, Aimé, 90 Spedding Pallet, Alison, 40 Starobinski, Jean, 115 Steigenga, Timothy J., 34 Stolzman, William, 53 Suter, Jean, 133 T Tatien, 89 Tempels, Placide, 59 Ter Haar, Gerrie, 53 Tertullien, 99 Thomas d’Aquin, 114, 129 Tillich, Paul, 24 Tinker, George, 50 Treat, James, 34 Tshibwabwa Kuditshini, Jacques, 69 Tshikendwa Matadi, Ghislain, 62 U Urbain, Charles, 92 Uzeda Vásquez, Andrés, 31 V Vaschalde, Roland, 4 Veatch, Robert M., 129 Vecoli, Fabrizio, 12, 98 Veine, Paul, 109 Velasco, Juan Martin, 92 Verspieren, Patrick, 144 Virgile, 94 Vogt, Hermann J., 101 von Bertalanffy, Ludwig, 39 von Harnack, Adolf, 103 von Rad, Gerhard, 81

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index des auteurs cités

W Weaver, Jace, 50 Wénin, André, 75, 77, 79 Witherspoon, Gary, 47 Wittgenstein, Ludwig, 103

Z Zumstein, Jean, 91