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French Pages [209]
TERRA NOVA 6
YHWH contre Marduk La création dans le Deutéro-Isaïe (Is 40–55)
Éric Bellavance
PEETERS
YHWH CONTRE MARDUK LE CRÉATION DANS LE DEUTÉROISAÏE IS 4055
Collection Terra Nova La collection Terra Nova – Perspectives théologiques canadiennes / Canadian Theological Perspectives, de la Société canadienne de théologie, entend diffuser des travaux théologiques issus du Canada ou qui se rapportent aux théologies de ce pays. Elle accorde une attention particulière à la production franco-canadienne, mais ouvre aussi ses portes à des ouvrages en anglais. Elle s’applique à refléter la créativité et le dialogue caractéristiques d’une société encore jeune. Elle publie des travaux soucieux de rigueur intellectuelle et de pertinence sociale, et marqués par le milieu interdisciplinaire de l’Université publique. Dirigée par Alain Gignac, Université de Montréal (Montréal, QC, Canada)
Comité scientifique de la collection Terra Nova Marc de Kesel, Université St-Paul (Ottawa, ON, Canada) Bruno Demers, Institut de pastorale des Dominicains (Montréal, QC, Canada) Marc Dumas, Université de Sherbrooke (Sherbrooke, QC, Canada) Robert Mager, Université Laval (Québec, QC, Canada) Jean-François Roussel, Université de Montréal (Québec, QC, Canada)
TERRA NOVA 6
YHWH CONTRE MARDUK La création dans le Deutéro-Isaïe (Is 40–55)
ÉRIC BELLAVANCE
PEETERS LEUVEN – PARIS – BRISTOL, CT
2019
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. ISBN 978-90-429-3829-8 eISBN 978-90-429-3830-4 D/2019/0602/115 © 2019, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium No part of this book may be reproduced in any form or by any electronic or mechanical means, including information storage or retrieval devices or systems, without prior written permission from the publisher, except the quotation of brief passages for review purposes.
LISTE DES SIGLES ET DES ABRÉVIATIONS AB AcIr AfO ANET AnOr AOAT BA BASOR BCSMS Bib BJRL BR BSOAS BzA CAD CBR CAH CBQ CQ CUP IB JAOS JBL JSOT JTS LD ORNS OTE OUP PUF RB REA RLA RHR SJOT SPCK SR
Anchor Bible Acta Iranica Archiv für Orientforschung James B. Pritchard (dir.), Ancient Near Eastern Text Relating to the Old Testament, New York, NY, Princeton University Press, 19693. Analecta Orientalia Alter Orient und Altes Testament Biblical Archaeologist Bulletin of the American Schools of Oriental Research Bulletin : Canadian Society for Mesopotamian Studies Biblica Bulletin of the John Rylands Library Biblical Research Bulletin of the School of Oriental and African Studies Beiträge zur Assyriologie Adolf L. Oppenheim et al., Assyrian Dictionary of the Oriental Institute of the University of Chicago, Chicago, IL, Oriental Institute, 1956-2010. Currents in Biblical Research Cambridge Ancient History Catholic Biblical Quarterly Crozer Quarterly Cambridge University Press The Interpreter’s Bible Journal of the American Oriental Society Journal of Biblical Literature Journal for the Study of the Old Testament Journal of Theological Studies Lectio divina Orientalia, nova series Old Testament Essays Oxford University Press Presses Universitaire de France Revue biblique Revue des études anciennes Ebeling, Erich et al. (dir.). Reallexikon der Assyriologie, Berlin – Leipzig, Walter de Gruyter, 1928-. Revue de l’histoire des religions Scandinavian Journal of the Old Testament Society for Promoting Christian Knowledge Studies in Religion/Sciences Religieuses
VI TZ VAB VT WBC ZAW ZTK
liste des sigles et des abréviations Theologische Zeitschrift Vorderasiatische Bibliothek Vetus Testamentum Word Biblical Commentary Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft Zeitschrift für Theologie und Kirche
REMERCIEMENTS Le présent livre a d’abord été présenté comme thèse de doctorat à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal (2007). Il s’agit d’une version revue et mise à jour. Je tiens tout d’abord à remercier particulièrement le professeur Robert David qui fut mon directeur de thèse. Ses judicieux conseils m’ont permis de structurer et de mettre à terme ce long travail, d’abord sous forme d’une thèse, puis d’un livre. Merci d’avoir eu la gentillesse de me diriger après le décès de ma première directrice, Aldina da Silva. Aldina, où que tu sois, je pense à toi souvent. Merci de m’avoir transmis ta passion ! Un grand merci également au professeur Alain Gignac pour sa relecture attentive de la version finale du manuscrit. Je tiens également à remercier mes parents, Lucien et Michelle. Sans eux, j’aurais tout abandonné depuis longtemps. Leur amour inconditionnel et leur support m’ont permis de traverser les (nombreux !) moments difficiles. Mon père aura été témoin de la collation des grades, mais n’assistera pas à la publication de ce livre. Mais je suis certain qu’il aurait été très fier de son garçon. Merci aussi à la femme de ma vie, Nathalie, qui a été à mes côtés depuis les débuts. Et qui m’a donné ce que j’ai de plus précieux au monde : mes filles Éloïse et Chloé. Merci à vous tous. Je vous aime.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
En dépit de son importance dans l’argumentation du Deutéro-Isaïe (Is 40-55), le thème de la création du monde, c’est-à-dire des cieux, de la terre et de l’humanité, a été relativement peu étudié par les exégètes, si on le compare par exemple au thème du serviteur de YHWH. En effet, depuis la fin du XIXe siècle, les « chants » ou poèmes du serviteur de YHWH1 ont monopolisé l’attention des chercheurs si bien que le thème de la création a été plutôt négligé, c’est-à-dire qu’il n’a pas eu l’attention qu’il aurait méritée avoir. En effet, comme nous espérons le montrer dans ce livre, le thème de la création est d’une importance capitale pour bien saisir le message du Deutéro-Isaïe, c’est-à-dire l’argumentaire ou la rhétorique mise en place par l’auteur qui, à notre avis, a pour objectif de convaincre les exilés judéens que leur Dieu est bel et bien à l’œuvre et qu’il est donc responsable de leur libération2. Le pouvoir créateur de YHWH joue évidemment un rôle important dans le livre de la Genèse et dans les Psaumes particulièrement, mais aussi dans certains écrits prophétiques, Jérémie notamment. Cependant, aucun autre livre biblique ne contient autant de références cosmogoniques dans un nombre aussi limité de chapitres. Qui plus est, la raison d’être de ce thème est unique dans les chapitres 40–48 du livre d’Isaïe. Alors que dans la Genèse la création du monde est décrite et que dans les Psaumes la puissance créatrice est célébrée ou louangée, dans le Deutéro-Isaïe la création devient un argument rhétorique. De plus, les formules utilisées pour qualifier YHWH de créateur sont souvent inédites d’un point de vue biblique, tout comme les raisons pour lesquelles il est introduit comme tel. Soulignons également que pour la seule fois dans la Bible hébraïque, le Dieu d’Israël proclame ou revendique luimême son rôle de créateur du monde. L’activité créatrice de YHWH dans le Deutéro-Isaïe ne concerne cependant pas uniquement le monde en général. En effet, certains passages mettent en scène la création d’Israël/Jacob en particulier (43,1.7.15 ; 1. Is 42,1-9 ; 49,1-13 ; 50,4-11 et 52,13–53,12. 2. Bien que nous soyons d’avis que plus d’un auteur soit responsable de la rédaction d’Is 40–55 (et même d’Is 40–48), et que nous soyons conscient qu’il est probable que les textes où le pouvoir créateur de YHWH est évoqué n’ont pas tous été rédigés par un même auteur, nous utiliserons néanmoins, par soucis de clarté, le terme « DeutéroIsaïe » pour qualifier l’auteur des textes étudiés dans notre livre.
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44,2.21 ; 51,1-2), celle des conditions nécessaires au retour des exilés (Is 41,19-20) ou encore celle du serviteur de YHWH, spécialement choisi et formé par Dieu (Is 49,5). Ces passages ne seront pas retenus pour la simple et bonne raison que l’utilisation du thème de la création qu’on y trouve n’a pas le même objectif qu’à l’intérieur des versets où YHWH est présenté ou se présente comme créateur du monde, et où il est fait allusion au roi perse Cyrus (559-530), le conquérant de Babylone (539) et le libérateur des exilés – ce qui est précisément le cas pour les textes qui font l’objet de la présente étude, c’est-à-dire : Is 40,12-31 ; 42,1-9 ; 44,2445,19 et 48,12-15. D’entrée de jeu, nous devons expliquer pourquoi seuls les chapitres 40–48 ont été retenus pour cette étude. Comme bon nombre d’exégètes l’ont déjà souligné, nous sommes d’avis que le Deutéro-Isaïe comporte deux grandes sections : Is 40–48 et 49–55. Cette division entre les chapitres 40–48 et 49–55 a été mainte fois proposée principalement en raison de la différence des thèmes abordés dans les deux sections3. Les sept derniers chapitres n’abordent pas la chute (anticipée ou effective) de Babylone, il ne s’y trouve plus de polémiques/satires contre les idoles et leurs fabricants et/ou adorateurs, et l’auteur s’adresse non pas à Jacob/ Israël, comme c’est le cas en Is 40–48, mais à Jérusalem/Sion. De plus, et c’est ce qui paraît le plus important pour la présente étude, il n’y a aucune allusion au roi perse Cyrus, alors que l’activité créatrice de YHWH est abordée une seule fois, en Is 51,9-16. Enfin, la formulation du thème de la création dans ces versets, de même que l’utilisation qui en est faite, ne sont pas les mêmes qu’aux chapitres 40–484. Bien que la plupart des exégètes admettent que les chapitres 40–48 ont été rédigés alors que plusieurs Judéens étaient exilés en Babylonie, peu d’entre eux ont vraiment tenu compte du contexte colonial et de l’influence que l’empire babylonien, par le biais de ses traditions et de son discours impérial, a pu avoir sur la rhétorique cosmogonique deutéroisaïenne. En effet, les quelques exégètes qui ont étudié le thème de la 3. Voir par exemple Pierre-Émile Bonnard, Le Second Isaïe, son disciple et leurs éditeurs. Isaïe 40-66, Paris, Lecoffre, 1972, p. 21-28, et plus récemment Brevard S. Childs, Isaiah, Louisville, KY – London, UK – Leiden, Westminster John Knox, 2001, p. 260261 ; Joseph Blenkinsopp, Isaiah 40-55. A New Translation with Introduction and Commentary (AB, 19a), New York, NY – London, UK – Toronto – Sydney – Auckland, Doubleday, 2002, p. 23 et 298 ; John Goldingay – David Payne, A Critical and Exegetical Commentary on Isaiah 40-55. 2 volumes, London, UK, New York, T&T Clark, 2006, p. 19-21. 4. Bien que nous ne proposions pas une analyse détaillée de ces versets (Is 51,9-16), nous y ferons allusion lorsqu’ils nous seront utiles pour analyser les textes retenus par notre étude.
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création dans le Deutéro-Isaïe se sont intéressés principalement à deux points : les genres littéraires utilisés et la relation entre la création et la rédemption à l’intérieur de ces chapitres. Malgré l’intérêt d’analyser ces thématiques, il est nécessaire d’insister davantage sur le contexte colonial et l’influence que celui-ci a pu avoir sur les écrits du Deutéro-Isaïe. En effet, étant donné que les auteurs qui ont rédigé les chapitres 40–48 du livre d’Isaïe étaient en exil en Babylonie, les discours que l’empire babylonien utilisait pour justifier et maintenir sa domination pouvaient être reproduits par les exilés judéens. N’oublions pas que le grand dieu de Babylone, Marduk, était depuis longtemps reconnu comme créateur du monde, grâce à l’Enūma eliš5 en particulier, et plus récemment, comme libérateur de son peuple, grâce au Cylindre de Cyrus – texte rédigé conjointement par les Perses et certains Babyloniens, sans doute des prêtres de Marduk, peu de temps après la conquête perse de 539 av. J.-C., afin d’en expliquer les causes. Or, la présentation de YHWH en tant que créateur des cieux, de la terre et de l’humanité, a plusieurs parallèles dans l’Enūma eliš mais aussi dans certaines inscriptions royales babyloniennes, ce sur quoi peu d’exégètes ont insisté. En outre, le thème de la création en Isaïe est souvent associé à la revendication du choix de Cyrus et/ou à la libération des exilés. Plusieurs auteurs ont souligné les parallèles que l’on retrouve entre les passages où Cyrus est décrit, dans le Deutéro-Isaïe et le Cylindre de Cyrus6. Par contre, aucun n’a insisté sur le fait qu’à l’intérieur des passages du Deutéro-Isaïe où l’influence du Cylindre est évidente, YHWH est aussi présenté comme créateur du monde. Bien que les auteurs du Cylindre n’insistent pas sur le pouvoir créateur de Marduk, ce thème est au cœur de la rhétorique impériale babylonienne, même s’il fut contesté pendant un temps à l’intérieur même de l’empire avec la réforme religieuse de Nabonide, le dernier roi de Babylone. Cette contestation de la part de Nabonide ainsi que la politique inverse de Cyrus en faveur de Marduk et de ses partisans, ont eu, chacune à leur manière, de profondes répercussions sur le discours du Deutéro-Isaïe. Les réformes religieuses et politiques du premier démontraient que la position suprême de Marduk pouvait être contestée, alors que les actions politiques et religieuses du second ont forcé certains exilés restés fidèles à YHWH à réagir. L’enjeu était immense : qui, de YHWH ou Marduk, avait appelé, guidé et aidé le roi perse Cyrus dans sa conquête
5. L’Enūma eliš est le poème babylonien de la création. Vraisemblablement rédigé autour du XIIe siècle, ce mythe relate l’ascension de Marduk au sommet du panthéon mésopotamien. La création du monde et de l’humanité y sont décrites en détail. 6. C’est le cas notamment en Is 42,5-9 ; 44,24-45,19 et 48,12-15.
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introduction générale
de Babylone ? Le Deutéro-Isaïe devait absolument trouver un moyen d’associer son Dieu à la défaite babylonienne et donc à la victoire perse. Comme les Babyloniens qui avaient utilisé auparavant le thème de la création pour justifier la primauté de Marduk, le Deutéro-Isaïe s’est servi lui aussi de ce thème pour convaincre ses compatriotes exilés de la supériorité de YHWH – ce dernier étant présenté non seulement comme le seul créateur de toute chose mais aussi comme le libérateur de son peuple en exil. Marduk et YHWH sont donc tous deux présentés comme créateurs du monde et libérateurs de leur peuple. Pour comprendre pourquoi et comment la puissance créatrice de YHWH est utilisée et combinée à son pouvoir de libérer son peuple exilé, nous proposons une étude approfondie des textes d’Is 40–48 où le thème de la création du monde est abordé, étude qui prend en compte le contexte historique dans lequel ils ont été rédigés. Ce livre comporte six chapitres. Le premier chapitre sera consacré à l’empire néo-babylonien7 et surtout à son discours destiné à expliquer, justifier et maintenir sa domination. Il sera d’abord question du règne de Nabuchodonosor II, qui utilise le rôle de Marduk en tant que créateur dans ses inscriptions royales, souvent pour justifier la domination babylonienne. Nous insisterons ensuite sur la réforme religieuse du roi Nabonide, marquée par une diminution du rôle de Marduk au profit du dieu lunaire Sîn. Les chapitres 2 à 5 porteront quant à eux sur l’analyse détaillée des textes d’Is 40–48 où YHWH est présenté ou se présente comme créateur du monde. Nous les comparerons à certains textes babyloniens traditionnels ou contemporains du Deutéro-Isaïe que nous aurons présentés au chapitre 1, afin de déterminer s’il y a eu influence de l’empire sur la formulation du thème de la création. Nous tenterons ainsi de déterminer si certains discours dominants ont pu être reproduits dans les chapitres 40–488. Le sixième et dernier chapitre servira de conclusion générale à cet ouvrage. Nous insisterons sur l’utilisation rhétorique de la création, l’abondante présence de verbes sous formes participiales, l’influence babylonienne et, finalement, le lien qui unit création et rédemption. Avant de pouvoir déterminer s’il y a contestation puis assimilation de certains thèmes propagés par l’empire néo-babylonien dans le DeutéroIsaïe, il est nécessaire d’expliquer en quoi consiste l’impérialisme néo7. On qualifie d’empire néo-babylonien l’empire fondé par le roi Nabopolassar en 626 et qui domina tout le Proche-Orient entre 626 et 539. 8. Nous entendons par discours dominants tout discours auquel peut être confronté un peuple sous domination impériale. Il peut s’agir par exemple de récit traditionel, comme l’Enūma eliš, ou contemporain du Deutéro-Isaïe, comme le Cylindre de Cyrus.
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babylonien et comment ce dernier s’articule concrètement dans son discours et ses pratiques. Nous aurons à interpréter les sources néobabyloniennes et le contexte dans lequel elles ont été rédigées, afin d’établir l’idéologie impériale à laquelle furent confrontés les exilés pendant plus d’un demi-siècle avant d’avoir la possibilité de quitter Babylone grâce aux Perses. C’est ce que nous ferons dans le prochain chapitre, en insistant principalement sur les règnes de deux rois babyloniens : Nabuchodonosor II (605-562), le roi responsable des déportations du peuple judéen, et Nabonide (556-539), sous le règne duquel Babylone fut conquise et les exilés judéens libérés.
PREMIÈRE PARTIE
CONTEXTE HISTORIQUE ET SOURCES EXTRABIBLIQUES
Chapitre LA RHÉTORIQUE IMPÉRIALE NÉOBABYLONIENNE ET LE POUVOIR CRÉATEUR DE MARDUK
1. Introduction Les études sur l’impérialisme proche-oriental de l’Antiquité sont plutôt rares. Même si l’histoire, la pensée religieuse, les systèmes d’écriture, etc., des anciennes civilisations du Proche-Orient ont fait l’objet de nombreuses études depuis la fin du XIXe siècle, la dimension impériale ellemême n’a pas été étudiée avant la fin des années 1970. Dans Power and Propaganda. A Symposium of Ancient Empire, des spécialistes de disciplines diverses se sont donnés pour objectif, et ce pour la première fois, d’étudier l’impérialisme dans l’Antiquité9. Bien que ce livre s’avère important pour comprendre le fonctionnement des empires antiques, il n’y a cependant aucun article sur l’empire néo-babylonien. Si les études sur l’impérialisme en Mésopotamie sont rares, les études concernant l’influence des empires de l’Antiquité sur la production de certains textes bibliques le sont tout autant. Il faut toutefois souligner les importants travaux de Peter Machinist et de David Stephen Vanderhooft10 qui ont été les premiers à étudier l’influence des empires néo-assyrien11 et néo-babylonien sur la littérature produite par une population assujettie, le peuple judéen dans les deux cas. L’étude de Vanderhooft nous paraît particulièrement intéressante pour notre propos. Dans The Neo-Babylonian Empire and Babylon in the Latter Prophets, Vanderhooft étudie non seulement comment l’empire babylonien a influencé certains auteurs bibliques, mais aussi, et surtout, comment les textes bibliques peuvent éclairer le phénomène de l’impérialisme néo-babylonien. Cette étude cherche à clarifier les caractéristiques et le 9. Morgens Trolle Larsen (dir.), Power and Propaganda : A Symposium on Ancient Empires, Copenhagen, Akademisk Forlag, 1979. 10. Peter Machinist, « Assyria and Its Image in the First Isaiah », dans JAOS 103 (1983) 719-737 ; David Stephen Vanderhooft, The Neo-Babylonian Empire and Babylon in the Latter Prophets, Atlanta, GA, Scholars, 1999. 11. L’empire néo-assyrien a dominé le Proche-Orient à partir de la fin du Xe siècle, avant d’être conquis par le nouvel empire babylonien à la fin du VIIe siècle.
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contexte historique et sources extra-bibliques
fonctionnement de l’empire néo-babylonien en relation avec les populations conquises, celle de Judée en particulier. Nous apporterons une dimension supplémentaire à l’étude de Vanderhooft en insistant sur un thème que l’auteur n’exploite pas, à savoir l’utilisation occasionnelle du pouvoir créateur de Marduk dans la rhétorique impériale. Cette dimension nous paraît primordiale pour plusieurs raisons. Tout d’abord, nous verrons que Nabuchodonosor II se sert de la puissance créatrice du dieu de son empire pour justifier son règne sur le « monde entier ». Nabuchodonosor n’est pas le premier à agir ainsi. Toutefois, aucun autre roi n’insiste autant sur le pouvoir créateur d’un dieu impérial. De plus, Nabuchodonosor innove dans sa manière de présenter Marduk comme créateur. Nous verrons également que cette idéologie change sous le règne du dernier roi de Babylone. En effet, Nabonide, qui dans un premier temps accepte le pouvoir suprême de Marduk, le remet en question à la fin de son règne – ce qui, à notre avis, aura de profondes répercussions non seulement sur l’avenir de l’empire néo-babylonien, mais également sur le discours des exilés judéens. La chute de l’Assyrie, à la fin du VIIe siècle, a permis l’émergence d’un nouvel empire, avec Babylone comme capitale. Après plusieurs décennies de domination assyrienne (de 728 à 626), Babylone reprend non seulement son indépendance, mais a bientôt dû composer avec les frontières, non pas d’un royaume, mais d’un empire. Nous n’insisterons pas sur le contexte dans lequel Babylone est devenu un empire puisque celui-ci est bien connu. Nous n’insisterons pas non plus sur les circonstances qui ont mené à la destruction de Jérusalem puis à la déportation d’une partie importante de la population. Il nous paraît toutefois nécessaire, dans un premier temps, de nous attarder aux conséquences que la déportation à Babylone a pu avoir sur les exilés et donc sur leurs productions littéraires, dimension qui a souvent été négligée par les exégètes. En effet, l’impact de l’exil a été plus souvent qu’autrement relativisé, ce qui a eu pour effet de relativiser du même coup l’influence de l’exil au plan de la production littéraire des exilés. Après avoir insisté sur l’importance de l’exil quant à la production littéraire d’Israël, nous nous concentrerons sur la rhétorique impériale néo-babylonienne et sur le fonctionnement de l’empire. Nous nous attarderons principalement au rôle de Marduk en tant que créateur afin de déterminer l’influence que celui-ci a pu avoir sur les peuples dominés par l’empire. Même si les textes du Deutéro-Isaïe n’ont pas été rédigés sous le règne de Nabuchodonosor II, nous croyons nécessaire de bien définir l’idéologie impériale qui se développe à cette époque puisque c’est à celleci que furent confrontés les exilés judéens pendant quelques décennies,
la rhétorique impériale néo-babylonienne
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avant d’avoir la possibilité de quitter Babylone. De plus, nous sommes d’avis qu’il faut bien comprendre la rhétorique impériale qui se développe à cette époque, sans quoi il est impossible de saisir les transformations qu’apporte Nabonide et les répercussions qu’elles auront sur l’empire luimême, mais aussi, et surtout, sur les exilés judéens. Ces changements apportés à la rhétorique impériale par le dernier roi de l’empire néo-babylonien sont d’une importance capitale. Nous insisterons principalement sur les changements que Nabonide a introduits dans son empire, particulièrement la promotion de Sîn au détriment de Marduk, et sur les répercussions qu’ils auront sur l’empire lui-même et, inévitablement, sur les peuples sous son contrôle. Les exilés, qui ont d’abord été confrontés à la toute-puissance de Nabuchodonosor et de Marduk, furent ensuite témoins des changements entrepris par Nabonide, qui affectèrent considérablement le principal dieu de l’empire. Mais avant de nous pencher sur la rhétorique impériale néo-babylonienne, il nous paraît essentiel de revenir brièvement sur le débat entourant les répercussions de l’exil sur les conditions de vie des Judéens exilés et donc sur leurs productions littéraires. 2. Les répercussions de l’exil Les sources bibliques ne s’entendent pas sur le nombre total des exilés12. En plus d’avoir des informations incertaines quant au nombre total des déportés, il est difficile, voire impossible de déterminer la population totale de la Judée à l’époque et donc le pourcentage de la population touchée par les déportations successives. Néanmoins, la plupart des spécialistes s’entendent pour dire que la majorité de la population a continué à vivre en Judée, même si le pourcentage exact demeure matière à spéculation13. Leur situation en exil est également mal connue et a donné lieu à diverses interprétations. 12. À ce sujet, voir l’analyse de Israël Finkelstein – Neil Asher Silberman, La Bible dévoilée. Les nouvelles révélations de l’archéologie, Paris, Gallimard, 2002, p. 454. Voir aussi Daniel L. Smith-Christopher, « Reassessing the Historical and Sociological Impact of the Babylonian Exile (597/587-539 BCE) », dans James M. Scott (dir.), Exile. Old Testament, Jewish and Christian Conceptions, Leiden – Boston, MA, Brill, 1997, 7-36, p. 15. Compte tenu de ces incertitudes, il est raisonnable d’affirmer, selon Finkelstein et Silberman, « que nous avons affaire à un nombre total d’exilés qui doit se situer entre quelques milliers et peut-être quinze à vingt mille au maximum » (La Bible dévoilée, p. 454). 13. À ce sujet, voir Bustenay Oded, « Judah and the Exile », dans J. M. Miller – J. H. Hayes (dir.), A History of Ancient Israel and Judah, Philadelphia, PA, Westminster, 1986, 435-488, p. 479 ; Magen Broshi – Israël Finkelstein, « The Population of Palestine in Iron Age II », dans BASOR 287 (1992) 47-60 ; Francolino J. Conçalvez, « “L’exil”.
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contexte historique et sources extra-bibliques
La Bible donne peu de renseignements sur la situation des Judéens en exil à Babylone. On y retrouve seulement quelques précisions géographiques, qui indiquent que les Judéens furent déportés principalement dans la région de Nippur14. Certains textes babyloniens confirment la présence de Judéens dans la capitale, dont l’ancien roi Jehoiakin15, mais donnent peu d’informations, sinon que le roi et certains membres de sa famille reçoivent des rations d’huile16. En somme, nous avons peu d’informations sur les dirigeants de la communauté exilée. Nous ne sommes guère plus informés sur les conditions de vie du reste des exilés, bien que certains textes cunéiformes datant du VIe siècle av. J.-C. et provenant de communautés judéennes exilées en Babylonie (dont l’une se nomme āl Yāhūdu17), ont été publiés18. Selon Francis Joannès et André Lemaire, qui ont publié deux de ces tablettes, il s’agit possiblement d’une sorte de « Jérusalem de Babylonie » créée par les Judéens déportés sous le règne de Nabuchodonosor19. Ces textes contiennent des centaines de noms propres ouest-sémitiques, dont un grand nombre de noms judéens. Selon Paul-Alain Beaulieu, ils prouvent que, à peine une génération après l’exil, les Judéens (du moins une partie d’entre eux) sont déjà très bien intégrés
Remarques historiques », dans Théologiques 7/2 (1999), 105-126, p. 115 ; André Paul, Et l’homme créa la Bible. D’Hérodote à Flavius Josèphe, Paris, Bayard, 2000, p. 34 ; Finkelstein – Silberman, La Bible dévoilée, p. 454. 14. La Bible mentionne quelques-unes de ces localités où furent déportés les Judéens : Tel-Aviv, Ahava, Tel-Mélâh, Tel-Harsha, Keroub-Addân et Immer (Ez 3,15 ; Es 2,59 ; 8,15 ; 17,21). 15. Avant dernier roi de Juda, Jehoiakin ne régna que trois mois. Il fut déporté à Babylone en 597, avec la famille royale, les nobles et l’élite du pays lors de la première conquête de Jérusalem par Nabuchodonosor. 16. En effet, certains textes provenant du palais sud de Nabuchodonosor montrent qu’entre 592/1 et 569/8 le roi de Babylone procure des rations d’huile provenant des entrepôts royaux à Jehoiakin de Juda. Voir Ernest Weidner, « Joiachin, König von Juda, in babylonischen Keilschrifttexten », dans Mélanges syriens offerts à Monsieur René Dussaud, Paris, P. Geuthner, 1939, 923-935 ; James B. Pritchard (dir.), Ancient Near Eastern Text Relating to the Old Testament, New York, NY, Princeton University Press, 19693, p. 308 ; Kenneth S. Freedy – Donald B. Redford, « The Dates in Ezekiel in Relation to Biblical, Babylonian and Egyptian Sources », dans JAOS 90 (1970) 462-485, p. 463. 17. Il s’agit du même nom akkadien que l’on retrouve dans la chronique babylonienne pour désigner la ville de Jérusalem lorsque celle-ci a été conquise pour une première fois par les Babyloniens en 597. 18. Sur ces documents en général, encore pour la plupart inédits, voir Laurie E. Pearce, « New Evidence for Judeans in Babylonia », dans Oded Lipschits – Manfred Oeming (dir.), Judah and the Judeans in the Persian Period. Winona Lake, Indiana, Eisenbrauns, 2006, 399-411. 19. Francis Joannès – André Lemaire, « Trois tablettes cunéiformes à onomastique ouest-sémitique », dans Transeuphratène 17 (1999) 17-33, p. 26.
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dans leur nouvelle patrie, ce qui expliquerait l’émergence d’un discours anti-assimilationniste comme celui du Deutéro-lsaïe20. Du fait des quelques informations que nous possédons, il demeure difficile de se faire une idée précise des conséquences réelles de l’exil sur les déportés judéens. Julius Wellhausen a été le premier à insister sur les transformations opérées par l’expérience exilique sur la vie et la foi du peuple d’Israël 21. En contraste, peu de temps après la publication de Wellhausen, Charles C. Torrey a tenté de relativiser l’importance de l’exil. Selon lui, l’exil représente un événement relativement sans importance qui n’a pas une place prépondérante dans l’histoire de l’Ancien Testament22. Depuis cette publication, la plupart des exégètes, sans allez aussi loin que Torrey, ont eu tendance à relativiser la place de l’exil. En effet, une position, partagée par plusieurs auteurs, se démarque : même s’il ne faut pas négliger l’importance de l’exil, les exilés n’étaient pas traités en esclaves, en ce sens qu’ils auraient bénéficié d’une certaine forme de liberté. C’est l’opinion par exemple de Martin Noth et Peter R. Ackroyd23. La position de Herbert Donner est semblable. Même s’il admet que plusieurs aspects de la vie de ceux qui ont été exilés ont été grandement modifiés, il soutient que la politique impériale babylonienne n’était pas trop oppressive24. Donner affirme également que les exilés n’ont pas été forcés de vivre dans des conditions inhumaines, sont demeurés libres et n’étaient donc pas traités comme des esclaves. De plus, ils n’auraient pas été soumis à des pressions pour qu’ils s’assimilent et perdent leur identité25. Bustenay Oded suggère de son côté, en se basant sur Ez 33,30-33, que la communauté exilée avait une certaine autonomie à l’intérieur de l’empire26. À son avis, il n’y a aucune preuve que les exilés ont vécu une quelconque forme de répression ou encore qu’ils furent sujets à des persécutions et ce, pendant toute la durée de l’exil 27. Les 20. Nous remercions le professeur Beaulieu pour cette proposition. 21. Julius Wellhausen, Prolegomena zur Geschichte Israels, Berlin, Georg Reimer, 19056. 22. Charles C. Torrey, « The Exile and the Restoration », dans Ezra Studies, New York, NY, Ktav, 1970 (1910) 285-340, p. 285. 23. Martin Noth, The History of Israel, London, UK, A&C Black, 1960, p. 296 et Peter R. Ackroyd, Exile and Restoration. A Study of Hebrew Thought of the Sixth Century B.C., Philadelphia, PA, Westminster, 1968, p. 32. 24. Herbert Donner, « The Separate States of Israel and Judah », dans James Maxwell Miller – John H. Hayes (dir.), Israelite and Judaean History, Philadelphia, PA, Westminster, 1977, 381-434, p. 421. 25. Ibid., p. 433. 26. Oded, « Judah and the Exile », p. 483. 27. Ibid. L’auteur mentionne toutefois l’exemple de John M. Wilkie, selon qui le « serviteur souffrant » du Deutéro-Isaïe, qu’il identifie à la communauté exilée, représente un
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conclusions de John Bright sont semblables à celle de Noth, Ackroyd et Oded : bien qu’il ne faille pas sous-estimer cette dure épreuve et l’humiliation qu’ont dû endurer les exilés, leurs conditions de vie ne semblent pas avoir été trop difficiles28. Francolino Conçalvez et André Paul soulignent également que les Babyloniens n’avaient pas avantage à traiter leurs exilés en esclaves ou en prisonniers. Selon Conçalvez, tout indique que les exilés judéens se sont rapidement intégrés économiquement, socialement et même culturellement à la société babylonienne, qui était très cosmopolite29. De plus, comme le souligne Paul, il semble que les rois babyloniens (comme les rois perses après eux) n’avaient pas l’intention de les faire disparaître en tant qu’ethnie ou peuple ; les exilés (comme les immigrants) sont encore Égyptiens, Judéens, etc.30. Ces quelques informations semblent indiquer, selon Paul, que la situation des exilés n’était pas celle d’esclaves31. Même s’il est fort probable que les exilés n’étaient pas traités en esclaves, il n’en demeure pas moins que l’exil a influencé de manière décisive l’évolution de la religion et donc les productions littéraires des Judéens exilés en Babylonie. Nous sommes donc du même avis que Daniel L. Smith-Christopher selon qui il est impératif de remettre à l’avant-scène l’influence de l’exil sur les écrits bibliques. Selon l’auteur, le supposé « manque de preuves » semble pousser inévitablement les exégètes à sous-estimer les conséquences humaines et sociales de l’exil32. Les répercussions de l’exil sont particulièrement bien illustrées, nous le verrons, dans les écrits du Deutéro-Isaïe. N’eut été de l’exil, YHWH ne serait probablement jamais devenu le seul Dieu, créateur de tout. Rien de moins.
exemple concret des souffrances endurées par les exilés judéens sous le règne de Nabonide – voir John M. Wilkie, « Nabonidus and the Later Jewish Exiles », dans JTS 2 (1951) 36-44. 28. John Bright, A History of Israel, Philadelphia, PA, Westminster, 19813, p. 345. 29. Conçalvez, « “L’exil”. Remarques historiques », p. 119. Cette position est plausible, même si elle s’appuie sur une série de tablettes cunéiformes provenant d’archives retrouvées à Nippur et qui couvrent une période comprise entre 455 et 403 ; voir Michael David Coogan, « Life in the Diaspora. Jews at Nippur in the Fifth Century BC », dans BA 37 (1974) 6-12. Néanmoins, on peut se risquer à penser que la situation des exilés avant 539 était assez semblable, ce que semblent confirmer les textes de āl Yāhūdu qui datent du VIe siècle. 30. Paul, Et l’homme créa la Bible, p. 36. 31. Ibid., p. 35. 32. Daniel L. Smith-Christopher, « Reassessing the Historical and Sociological Impact of the Babylonian Exile (597/587-539 BCE) », dans James M. Scott (dir.), Exile. Old Testament, Jewish and Christian Conceptions, Leiden, Brill, 1997, 7-36, p. 9.
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Les conséquences de l’exil se sont évidemment faites sentir concrètement dès les premières années, en raison du déplacement forcé auquel certains Judéens ont été contraints. Toutefois, puisqu’ils avaient été déportés contre leur gré et qu’ils espéraient sans doute un retour dans leur pays d’origine à court ou moyen terme, la possibilité d’une assimilation à la culture dominante était à peu près inexistante. Or, ce retour espéré ne se concrétisa jamais pour la première génération d’exilés. Ainsi, l’exil se prolongeant et leur sort n’étant pas trop défavorable, l’assimilation devenait de plus en plus une réalité et une menace pour ceux qui étaient demeurés entièrement fidèles à un idéal national au centre duquel figurait le culte d’un Dieu unique, la terre de Juda et le Temple de Jérusalem. En effet, contrairement à la première génération d’exilés, les générations suivantes étaient nées en Babylonie et n’étaient donc pas aussi attachées aux traditions passées, ce qui eut pour effet de créer un clivage dans l’ensemble de la communauté exilée, entre ceux qui acceptaient leur sort – il ne faut pas oublier qu’ils vivaient sans trop de contraintes dans la plus grande ville du monde antique – et les autres, restés fidèles aux idéaux de l’époque pré-exilique (marqués par la réforme deutéronomiste). Comme Paul, nous sommes d’avis que cette situation – confortable, mais anormale – a donné naissance à trois groupes d’exilés. Il y a d’abord ceux qui ont perdu leur identité nationale en étant victimes ou bénéficiaires de l’assimilation. Paul est d’avis qu’il s’agit d’une faible minorité, mais leur nombre est évidemment impossible à déterminer. Il y a ensuite ceux qui se sont intégrés professionnellement et culturellement dans la société babylonienne, mais qui ont préservé « les caractères distinctifs de leur identité nationale et de leur particularité religieuse33 ». Il est possible, comme le souligne Paul, que ces derniers constituaient le groupe le plus nombreux. Il y a finalement ceux qui sont demeurés entièrement fidèles à un idéal national au centre duquel figuraient la terre de Juda et le Temple de Jérusalem34. Le Deutéro-Isaïe fait évidemment partie de ce groupe d’exilés qui refusent de voir leur situation comme étant définitive et qui sont animés par l’espoir d’un retour. C’est au sein de ce dernier groupe qu’émerge une « culture de résistance35 », marquée par un discours anti-assimilationniste et anti-babylonien.
33. Paul, Et l’homme créa la Bible, p. 38-39. 34. Ibid. 35. Cette expression est de Daniel L. Smith, « The Palestine of Ezra. Sociological Indications of Postexilic Judean Society », dans Philip R. Davies (dir.), Second Temple Studies, 1 : Persian Period, Sheffield, Sheffield Academic, 1991, 73-97, p. 80.
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Bien que ce discours, favorisé par l’exil prolongé et les tensions entre les différents groupes d’exilés, soit anti-assimilationniste et par le fait même anti-babylonien, nous verrons qu’au plan littéraire, il y a bel et bien imitation et reproduction du discours de l’« ennemi ». Mais avant d’apprécier comment cette « culture de résistance » s’articule dans le Deutéro-Isaïe, en insistant sur les textes où YHWH est présenté, ou se présente, comme créateur du monde, il apparaît nécessaire d’étudier la rhétorique impériale à laquelle les exilés furent inévitablement confrontés pendant plus d’un demi-siècle. 3. Une nouvelle rhétorique impériale À la suite de la chute de l’Assyrie, les Babyloniens héritent d’un territoire immense qui dépasse largement les frontières traditionnelles du royaume, mais aussi d’une tradition impériale, celles des Assyriens, dont ils ont été victimes pendant plusieurs décennies (728-626). Contrairement aux rois néo-assyriens, Nabopolassar (626-605), fondateur de la nouvelle dynastie et père de Nabuchodonosor II, développe une rhétorique impériale qui n’insiste pas sur le caractère brutal et impitoyable de l’empire36. Son objectif est de légitimer la nouvelle dynastie, c’est-à-dire de justifier la prise de pouvoir et non les conquêtes d’autres peuples – cette dernière tâche incombera plutôt à son fils Nabuchodonosor II. La rhétorique impériale développée par Nabuchodonosor partage plusieurs points communs avec celle de son père Nabopolassar. Elle est caractérisée non seulement par l’importance accordée à Marduk et une volonté de rapprochement avec le glorieux passé de Babylone, mais aussi par une contestation (ou une remise en question) de l’impérialisme néoassyrien. Toutefois, même si Nabuchodonosor a généralement tendance à s’éloigner de la rhétorique impériale néo-assyrienne dans ses inscriptions royales37, le roi de Babylone reprend une thématique que les rois assyriens ont utilisée à profusion : la création du roi. Cette thématique
36. Voir P. Machinist, « The Fall of Assyrian in Comparative Ancient Perspective », dans Simo Parpola – Robert M. Whiting (dir.), Assyria 1995. Proceedings of the 10th Anniversary Symposium of the Neo-Assyrian Text Corpus Project, Helsinki, September 7-11, 1995, Helsinki, Neo-Assyrian Text Corpus Project, 1997, 179-195. Voir aussi Paul-Alain Beaulieu, « Nabopolassar and the Antiquity of Babylon », dans Eretz-Israel 27 (2003) 1-9. 37. Nous regroupons sous le thème « inscriptions royales » les hymnes, prières, récits de fondation, etc. Nous insisterons uniquement sur les inscriptions où il est question de la domination impériale de Babylone.
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fut intégrée dans le discours impérial sous les Sargonides (721-627)38 et le roi Aššurbanipal, plus que tous ses prédécesseurs, revendiqua le statut de créature divine. Nabuchodonosor se démarque cependant des rois sargonides en étant généralement la créature d’un seul dieu : Marduk. De plus, cette thématique sera utilisée pour justifier et maintenir la domination impériale, ce qui semble moins évident dans les inscriptions des Sargonides. Ce n’est pas un hasard si le thème de la création du roi est intégrée avec autant d’insistance dans la rhétorique du nouvel empire. Contrairement au dieu impérial des Assyriens, Aššur, qui ne s’est jamais imposé comme créateur en dehors de l’Assyrie39, Marduk était depuis longtemps considéré, à Babylone et ailleurs40, comme créateur du ciel, de la terre et de l’humanité. Nous n’insisterons pas sur l’ascension de Marduk en tant que dieu créateur par excellence en Mésopotamie, puisque plusieurs bonnes études ont déjà été publiées à ce sujet41. Par contre, l’utilisation du pouvoir créateur de Marduk à l’intérieur de la rhétorique impériale néobabylonienne n’a jamais été étudiée en détail. C’est donc sur cette facette que nous nous pencherons dans la prochaine section. 3.1 La rhétorique impériale sous le règne de Nabuchodonosor II Malgré sa longue histoire, Babylone a rarement exercé une influence extraterritoriale significative. En effet, à l’exception des règnes de
38. Les Sargonides constituent la dynastie des rois d’Assyrie descendant de Sargon II (721-705) : Sennachérib (704-681), Assarhaddon (680-669) et Aššurbanipal (668-627). 39. Voir Grant Frame, « My Neighbour’s God : Aššur in Babylonia and Marduk in Assyria », dans BCSMS 34 (1999) 5-22. Marduk aura une grande influence sur les Assyriens alors qu’Aššur semble n’en avoir eu aucune en Babylonie. 40. Plusieurs copies de l’Enūma eliš ont été retrouvées un peu partout en Mésopotamie, ce qui en montre l’importance et l’influence. Voir Jean Bottéro – Samuel Noah Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme. Mythologie mésopotamienne, Paris, Gallimard, 1989, p. 602-604. 41. Sur ce sujet, nous renvoyons le lecteur aux livres et articles suivants : Wilfred. G. Lambert, « The Reign of Nebuchadnezzar I : A Turning Point in the History of Ancient Mesopotamian Religion », dans W. Stewart McCullough (dir.), The Seed of Wisdom : Essays in Honour of T.J. Meek, Toronto, University of Toronto Press, 1964, 3-13 ; Wilfred. G. Lambert, « Studies in Marduk », dans BSOAS 47 (1984) 1-9 ; Walter Sommerfeld, Der Aufstieg Marduks. Die Stellung Marduks in der babylonischen Religion des zweiten Jahrtausends v. Chr. (AOAT, 213), Kevelaer – Neukirchen-Vluyn, Butzon & Bercker – Neukirchener Verlag, 1982 ; Walter Sommerfeld, « Marduk », dans RLA, Vol 7, 360-370 ; Tzvi Abusch, « Marduk », dans Karel van der Toorn – Bob Becking – Pieter W. van der Horst (dir.), Dictionary of Deities and Demons in the Bible, Leiden, Brill, 1995, 1014-1026.
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Hammurabi (1792-1750)42 et de Nabuchodonosor I (1125-1104)43, l’influence politique de Babylone a été plutôt limitée. Cette situation change avec Nabuchodonosor II, alors que l’influence de Babylone atteint des sommets historiques. Le discours impérial devait être reformulé en conséquence : la nouvelle position de Babylone en tant que « centre du monde » nécessitait ces transformations. Règle générale, les inscriptions royales néo-babyloniennes44 insistent peu sur les relations politiques, les guerres ou les actes héroïques de leurs rois45. En effet, les inscriptions royales néo-babyloniennes, contrairement à celles des rois néo-assyriens, donnent peu d’informations sur les relations entre les rois de Babylone et les nombreux peuples qu’ils dominent46. Cette dimension n’est toutefois pas absente. En effet, une rhétorique impériale émerge sous le règne de Nabuchodonosor avec l’utilisation d’expressions comme : kiššat nišī, « la totalité des peuples » ; kal dadmū, « toutes régions habitées » ; (kala) tenēšētu, « toute l’humanité » ; nišī rapšātim, « les peuples répandus » ; nišī kibrāti arbātim, « les peuples des quatre coins/régions [de la Terre] » ; kullat mātitān, « toutes les nations » ; mātāti rūqāti, « pays éloignés47 ». Ces formules ne sont évidemment pas 42. Hammurabi fut le premier grand roi de Babylone, bien connu pour son célèbre code de lois (recopié sur des stèles comme celle du Mudée du Louvre). Il a régné dans la première moitié du XVIIIe siècle et conquis une grande partie de la Mésopotamie. 43. À ne pas confondre avec Nabuchodonosor II, Nabuchodonosor I est surtout célèbre pour sa victoire contre les Élamites, après laquelle il ramena triomphalement la statue de Marduk à Babylone, qui avait été confisquée par les Élamites quelques années plus tôt. 44. Les inscriptions royales néo-babyloniennes représentent une des principales sources d’information à propos de l’empire néo-babylonien. La plupart des inscriptions royales de cette période ont été traduites et publiées dans Stephen Langdon, Die neubabylonischen Königsinschriften, trad. par Rudolf Zehnpfung (VAB, 4) Leipzig, J.C. Hinrichs, 1912. Sur la typologie des inscriptions royales akkadiennes, voir Albert Kirk Grayson, « Assyria and Babylonia », dans ORNS 49 (1980) 140-194. 45. Cette perspective apolitique que l’on trouve dans les inscriptions royales babyloniennes a une longue histoire. Elle caractérise déjà les inscriptions royales à l’époque paléo-babylonienne (celles d’Hammurabi notamment). Selon Brinkman, entre la fin de la période kassite (c. 1595-1150) et le VIIIe siècle, les documents officiels babyloniens (les inscriptions royales et les chroniques particulièrement) « exhibit profound disinterest in most military or political events », John. A. Brinkman, A Political History of Post-Kassite Babylonia, 1158-722 B.C. (AnOr, 43), Rome, Pontifical Biblical Institute, 1968, p. 316. La situation change avec l’avènement des chroniques babyloniennes qui commencent à relater les événements politiques et militaires marquants à partir du règne de Nabonassar (747-734) Toutefois, même à partir de cette époque, les inscriptions royales continuent de négliger les dimensions politiques et militaires. 46. À ce sujet, voir Adolf Leo Oppenheim – Erica Reiner, Ancient Mesopotamia. Portrait of a Dead Civilization, Chicago, IL, University of Chicago Press, 19792, p. 149 et Grayson, « Assyria and Babylonia », p. 160. 47. Vanderhooft, The Neo-Babylonian Empire and Babylon in the Latter Prophets, p. 35-36.
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exclusives à Nabuchodonosor, mais nous croyons, comme l’a suggéré Vanderhooft, qu’elles démontrent, si on les compare à celles utilisées par ses prédécesseurs, à quel point la rhétorique royale a été modifiée pour exprimer l’idée du règne universel du roi48. Nabuchodonosor est en effet le premier roi babylonien à faire un usage systématique de ces formules impériales. La nouvelle situation de Babylone requiert ce genre de discours. Le discours impérial doit être articulé en fonction de la nouvelle réalité qu’il faut désormais, d’abord justifier et ensuite maintenir. Pour ce faire, Nabuchodonosor affirme que les dieux (généralement Marduk)49 lui « donnent » (nadānu) ou lui « confient » (qêpu) « tous les peuples » sur lesquels il a la responsabilité de régner. Nabuchodonosor innove en se présentant non pas comme conquérant du monde, mais comme protecteur de l’humanité. En voici un exemple évocateur : (As for) the widespread peoples whom Marduk, the lord, gave into my hand […] I continually strove for their welfare. (In) a just path and correct conduct I directed them […] I stretched a roof over them in the wind, (and) a canopy in the tempest. I brought all of them under the sway of Babylon. The yield of the lands, the abundance of the mountain regions, the produce of the countries, I received within it (Babylon). Into its eternal shadow I assembled all the peoples for good50.
On constate que le roi a la prétention d’améliorer le sort des populations conquises. Ainsi, il se présente non pas en tant que conquérant, mais plutôt en tant que protecteur désigné par Marduk. Ce rôle de roi protecteur de l’humanité n’est pas nouveau. En effet, le roi Hammurabi a été le premier à insister sur cette dimension. Il est possible, comme Wilfred Lambert l’a proposé, que le roi Nabuchodonosor II se présente comme un second Hammurabi51. Il est vrai que certaines expressions
48. Ibid., p. 36. 49. Marduk est toujours présent dans ces récits, mais il est parfois accompagné d’un autre dieu, notamment son fils Nabû, le dieu du savoir et de l’écriture, ou le dieu solaire Šamaš. 50. La traduction de ce passage vient de Vanderhooft, The Neo-Babylonian Empire and Babylon in the Latter Prophets, p. 41-42. Il a d’abord été publié par Eckhard A. Unger, Babylon. Die Heilige Stadt nach der Beschreibung der Babylonier, Berlin, Walter de Gruyter, 19702, p. 283, colonne II, lignes 6-21. On retrouve un passage similaire dans Langdon, Die neubabylonischen Köningsinschriften, p. 172, B colonne VIII, lignes 26-35 et p. 94, colonne III, lignes 18-24. Il est possible, selon Vanderhooft que ces textes étaient utilisés comme propagande et étaient donc à la vue du public (Vanderhooft, The Neo-Babylonian Empire and Babylon in the Latter Prophets, p. 42, n. 149). 51. Wilfred. G. Lambert, « Nebuchadnezzar King of Justice », dans Iraq 27 (1965) 1-11, p. 3.
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utilisées par Hammurabi ont été reprises par Nabuchodonosor52. Toutefois, Lambert ne précise pas que le rôle de protecteur d’Hammurabi s’applique uniquement aux Babyloniens et non aux peuples soumis. En effet, comme le souligne avec justesse Vanderhooft, certaines inscriptions royales innovent en affirmant que Nabuchodonosor apporte la justice non seulement aux Babyloniens, mais aussi aux autres peuples qu’il gouverne53. Nous sommes donc de l’avis de Vanderhooft qui affirme que le thème du « roi juste » est peut-être ancien, comme l’a souligné Lambert54, mais que Nabuchodonosor est désormais présenté comme un nouveau Hammurabi qui fait régner la justice non pas uniquement pour le peuple babylonien, mais pour toutes les populations de l’empire55. Remarquons également que la formulation de cette propagande est totalement différente de celle des rois assyriens. En effet, alors que Sargon II clame haut et fort ses exploits militaires, justifiés par le commandement d’Aššur et destinés à l’« assyrianisation » des peuples conquis56, Nabuchodonosor insiste plutôt sur son rôle de « roi de justice » et affirme qu’il rassemble les peuples sous l’ombre bienfaisante de Babylone… Il faut reconnaître qu’il s’agit d’une brillante tentative pour se dissocier de la rhétorique impériale assyrienne qui met volontiers l’accent sur le caractère impitoyable de leur roi. Contrairement aux rois assyriens qui insistent sur leur cruauté, Nabuchodonosor insiste sur sa « bonté ». Or, comme dans le cas des Assyriens – mais avec une formulation différente –, cette manière de s’exprimer relève de l’exagération consciente. En effet, selon l’idéologie impériale développée à l’époque de Nabuchodonosor, la conquête des populations non babyloniennes ne se fait pas à leur détriment puisque la propagande impériale présente « l’ombre éternelle de Babylone » comme étant « a restorative one57 » (pour reprendre
52. Ibid., p. 3-4. 53. Vanderhoooft, The Neo-Babylonian Empire and Babylon in the Latter Prophets, p. 44. 54. Lambert, « Nebuchadnezzar King of Justice », p. 4. 55. Vanderhoooft, The Neo-Babylonian Empire and Babylon in the Latter Prophets, p. 44. 56. À ce sujet, voir Peter Machinist, « Assyrians on Assyria in the First Millennium B. C. », dans Kurt Raaflaub – Elisabeth Müller-Luckner (dir.), Anfänge politischen Denkens in der Antike, die nahöstlichen Kulturen und die Griechen. München, R. Oldenbourg, 1993, 77-104, p. 95-96 ; Hayim Tadmor, « Propaganda, Literature, Historiography. Cracking the Code of the Assyrian Royal Inscriptions », dans Simo Parpola – Robert M. Whiting (dir.), Assyria 1995. Proceedings of the 10th Anniversary Symposium of the Neo-Assyrian Text Corpus Project, Helsinki, September 7-11, 1995, Helsinki, NeoAssyrian Text Corpus Project, 1997, 325-338, p. 327. 57. Vanderhooft, The Neo-Babylonian Empire and Babylon in the Latter Prophets, p. 43.
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une formulation de Vanderhooft), alors que dans les faits, la conquête met bel et bien un terme à l’indépendance nationale des peuples assujettis. Marduk confie donc les peuples de la terre entière au soin du roi qu’il a choisi pour qu’il les mène sur un « chemin adéquat » et fasse en sorte qu’ils aient un « mode de vie correct », c’est-à-dire qu’ils agissent comme le veulent les Babyloniens. Ils doivent donc respecter la domination babylonienne, que Nabuchodonosor présente comme étant préférable à l’indépendance. Or, Nabuchodonosor intègre également une autre dimension importante à sa rhétorique impériale : sa création par Marduk. 3.2 La création du roi en Mésopotamie Avant le règne d’Hammurabi, certains rois et gouverneurs (ensi) mésopotamiens ont revendiqué une filiation divine58. Ils ne sont toutefois pas constants dans leurs inscriptions, c’est-à-dire qu’ils se proclament fils ou enfant de plusieurs dieux et déesses59. En outre, aucun d’entre eux ne prétend avoir été « créés » par un ou des dieux. Le roi Hammurabi semble avoir été le premier roi à revendiquer non seulement une filiation divine, mais aussi une création divine. Le roi se qualifie lui-même de celui « que Sîn a créé (ib-ni-ù-šu) » ou encore de celui « que les grands dieux […] ont créé (ib-nu-u-šú) en droiture et justice60 ». Mentionnons toutefois que Hammurabi ne se proclame pas créature d’un seul dieu ; outre le dieu lunaire Sîn, la déesse-mère Nintu et le dieu Dagan61 partagent ce rôle dans le « code » d’Hammurabi62. Marduk est aussi associé à la naissance du roi dans une autre inscription, bien qu’il n’en soit pas explicitement le créateur (ce qui semble indiquer que le pouvoir créateur du dieu de Babylone n’était pas encore clairement établi). Hammurabi parle de Marduk comme étant « le dieu qui l’a engendré63 ». Mentionnons enfin que le roi n’utilise pas sa conception divine pour justifier son 58. À ce sujet, voir René Labat, Le caractère religieux de la royauté assyrobabylonienne, Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient, 1939, le chapitre III principalement : « Naissance et adoption du roi », p. 53-69. 59. Voir ibid., p. 55. 60. Marie-Josèphe Seux, Épithètes royales akkadiennes et sumériennes, Paris, Letouzey et Ané, 1967, p. 52. 61. Dagan est une divinité ouest-sémitique. 62. André Finet, Le code de Hammurabi. Introduction, traduction et annotation de André Finet, Paris, Cerf, 20024 (1973). 63. Inscription du Louvre II, colonne II, ligne 13 cité dans Labat, Le caractère religieux de la royauté assyro-babylonienne, p. 55.
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rôle d’« empereur ». En effet, dans son « code », Hammurabi est créé pour être un roi juste, bien que cette justice s’applique uniquement au peuple de Babylone et non au « monde entier ». Cette thématique n’est donc pas encore utilisée à des fins impériales. 3.3 La création des rois assyriens La création du roi sera définitivement établie dans l’idéologie impériale à partir de la dynastie assyrienne des Sargonides (722-627). Les rois de l’empire ne sont plus uniquement les fils de leurs prédécesseurs, mais les créatures issues des mains des dieux de l’empire. À l’instar du roi Hammurabi, les rois néo-assyriens n’attribuent pas leur création à un seul dieu. Le roi Sargon II se qualifie comme celui « qui a été créé (ib-ba-nu-ú) en conseil et jugement64 » ou encore comme celui « qu’Aššur et Sîn ont créé (ib-nu-u) dans le sein de sa mère pour le pastorat de l’Assyrie65 ». Le roi Aššurbanipal utilisera fréquemment cette image. En s’adressant à la déesse Ninlil66, Aššurbanipal parle de lui-même comme étant celui « que tes mains ont créé (ib-na-a)67 ». Dans une autre inscription, la déesse Ishtar d’Arbèles68 parle du roi comme étant celui « que mes mains ont créé (ib-na-a)69 ». On constate qu’à l’instar des inscriptions datant du règne de Hammurabi, le verbe banû (créer) est toujours conjugué70. Le terme binûtu (créature) est souvent employé en référence aux rois assyriens71. Le père d’Aššurbanipal, Asarhaddon, se qualifie de « créature d’Aššur et de Ninlil72 ». Aššurbanipal revendique plusieurs fois son statut 64. Seux, Épithètes royales akkadiennes et sumériennes, p. 52 ; François ThureauDangin, Une relation de la huitième campagne de Sargon, Paris, Musée du Louvre, Département des antiquités orientales, 1912, p. 115. 65. Idem. 66. Ninlil est une divinité d’origine sumérienne. Elle est l’épouse du dieu Enlil. 67. Seux, Épithètes royales akkadiennes et sumériennes, p. 52 ; Stephen Langdon, Oxford Editions of Cuneiform Texts, Oxford, Clarendon, 1923, vol. 6, p. 73. 68. Déesse de l’amour et de la guerre, Ishtar était particulièrement vénérée par les Assyriens. 69. Seux, Épithètes royales akkadiennes et sumériennes, p. 51-52 ; Hugo Winckler, Sammlung von Keilschrifttexten, Leipzig, Eduard Pfeiffer, 1895, vol. 3, p. 19 ; Maximilian Streck, Assurbanipal und die letzten assyrischen Könige bis zum untergange Niniveh’s, Leipzig, J.C. Hinrichs, 1916, vol. 2, p. 48 et 101. 70. Nous verrons que les scribes à l’époque néo-babylonienne utilisent parfois la forme participiale du verbe bânu, pour des raisons que nous évoquerons plus loin. 71. Voir « binûtu » dans Seux, Épithètes royales akkadiennes et sumériennes, p. 61-64. 72. Seux, Épithètes royales akkadiennes et sumériennes, p. 61 ; Reginald Campbell Thompson, The Prisms of Esarhaddon and Ashurbanipal found at Nineveh, 1927-8, London, UK, British Museum, 1931, pl. 3, colonne II, ligne 16. Cette expression est reprise
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de « créature » divine. Il est la « créature d’Aššu[r…]73 », la « créature des mains d’Aššur74 », la « créature des mains des grands dieux75 », la « créature des mains d’Ishtar76 » et même la « créature des mains de Marduk77 ». On trouve un autre exemple intéressant dans un hymne composé pour le couronnement d’Aššurbanipal : « Aššur est roi. C’est Aššur qui est roi ! Aššurbanipal est le [........] d’Aššur, la créature de ses mains.78 » En somme, les rois néo-assyriens ne sont pas toujours créatures d’Aššur : d’autres divinités partagent ce rôle. Contrairement à Hammurabi, ces rois sont créés non pas pour faire régner la justice, mais pour conquérir le reste du monde. Les rois néo-assyriens innovent en se qualifiant de « créature » d’un dieu et/ou d’une déesse, sans que ces dieux et déesses ne soient jamais qualifiés de « créateur » ou « créatrice ». Nous verrons dans la prochaine section que le roi Nabuchodonosor II fut le premier à qualifier le dieu de son empire de « créateur », en utilisant un verbe non conjugué substantivé. Le thème de la création du roi sera développé avec une formulation et un but différents sous son règne. Cette dimension nous paraît importante puisqu’elle contribuera à faire de Marduk le dieu créateur incontesté, non seulement à Babylone, mais dans le reste de l’empire. Les Judéens seront témoins et victimes de cette ascension, d’abord dans leurs pays, puis directement en exil. 3.4 La création des rois néo-babyloniens : Nabopolassar et Nabuchodonosor II Les rois néo-babyloniens ont poursuivi cette tradition mise en place par Hammurabi et reprise par les Sargonides. Elle se manifeste toutefois assez rarement sous le règne de Nabopolassar79. C’est sous le règne de par Aššurbanipal : Winckler, Sammlung von Keilschrifttexten, p. 1 ; Streck, Assurbanipal und die letzten assyrischen Könige bis zum untergange Niniveh’s, p. 2 ; Jeanne-Marie Aynard, Le prisme du Louvre AO 19.939, Paris, Honoré Champion, 1957, p. 1. 73. Seux, Épithètes royales akkadiennes et sumériennes, p. 61. 74. Seux, Épithètes royales akkadiennes et sumériennes, p. 62 ; Winckler, Sammlung von Keilschrifttexten, p. 26 ; Streck, Assurbanipal und die letzten assyrischen Könige bis zum untergange Niniveh’s, p. 64 et 96. 75. Seux, Épithètes royales akkadiennes et sumériennes, p. 62 ; Seux, Hymnes et prières aux dieux de Babylonie et d’Assyrie, p. 100-101 ; Langdon, Oxford Editions of Cuneiform Texts, Vol. 6, p. 69. 76. Seux, Épithètes royales akkadiennes et sumériennes, p. 62. 77. Ibid. Nous verrons que Nabuchodonosor utilise une formule presque similaire : bi-nu-ti qá-ti-ka. 78. Seux, Hymnes et prières aux dieux de Babylonie et d’Assyrie, p. 110-112. 79. Dans une inscription commémorant la restauration d’un mur défensif de Babylone (nommé « Imgur-Enlil »), Nabopolassar est qualifié de « créature de Ninmenna, la princesse auguste, la reine des reines » (Seux, Épithètes royales akkadiennes et
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son fils, Nabuchodonosor II, que le rôle créateur de Marduk fut, pour une première fois dans l’histoire de Babylone, intégré à la rhétorique impériale. Nabuchodonosor affirme avoir été créé par le dieu de l’empire, et par lui seul. Ce dernier lui confie la tâche de faire régner la justice dans toutes les régions du monde. Ainsi, Marduk est non seulement le créateur du monde et de l’humanité en général, mais du roi en particulier. Le pouvoir créateur de Marduk, tel que développé dans l’Enūma eliš, allait servir au nouvel empire, car il ouvrait la porte à une rhétorique universalisante, centrée sur Marduk, Babylone et son roi. En effet, puisque Marduk était le créateur de toutes les réalités humaines, le roi de Babylone, sa créature, pouvait prétendre régner sur toute sa création, à partir de la ville de son dieu, le centre du monde, la première ville fondée après la création des cieux et de la terre80. Nabuchodonosor s’appuie donc sur la caractéristique principale du dieu de sa capitale, son pouvoir créateur. Dans une prière du roi Nabuchodonosor adressée au dieu Marduk, le dieu de Babylone est clairement intégré à la nouvelle rhétorique impériale. Marduk « confie » tous les peuples de la terre entre les mains du roi qu’il a lui-même « créé » : « Marduk, mon Seigneur, le plus clairvoyant des dieux, prince fier, c’est toi qui m’as créé (at-ta ta-abna-an-ni-ma) et qui m’as confié la royauté sur tous les gens. […] parmi tous les lieux habités, je ne rendrai aucune ville plus fameuse que ta ville Babylone81. » Les intentions impériales de Nabuchodonosor sont une fois de plus évoquées clairement dans un autre passage où Marduk est encore associé à la création du roi : Qu’y a-t-il sans toi, Seigneur ? Le roi que tu aimes et dont tu as prononcé le nom, il te plaît de faire prospérer son nom et de lui procurer une bonne route. C’est toi qui m’as créé (ta-ab-na-an-ni), moi, le prince que tu agrées, la créature de tes mains (bi-nu-ti qá-ti-ka), et tu m’as confié la royauté sur tous les gens82 .
sumériennes, p. 62). Ninmenna est une déesse mère particulièrement vénérée dans les villes d’Ur et d’Uruk, dont le nom signifie « Dame de la couronne » (Seux, Épithètes royales akkadiennes et sumériennes, p. 62). 80. Voir Enūma eliš, tablette VI, lignes 55-75. 81. Seux, Hymnes et prières, p. 506-7 ; Langdon, Die neubabylonischen Köningsinschriften, p. 140-141 ; Adam Falkenstein – Wolfram von Soden, Sumerische und akkadische Hymnen und Gebete, Zürich – Stuttgart, Artemis, 1953, p. 283, no 27a. 82. Seux, Hymnes et prières, p. 508-509 ; Langdon, Die neubabylonischen Köningsinschriften, p. 122-125.
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On retrouve une idée semblable dans une inscription où l’idéologie impériale et le pouvoir créateur de Marduk s’articulent conjointement. Vanderhooft traduit ce passage ainsi : Gold, silver, exceedingly valuable gemstones, thick cedars, heavy tribute, expensive presents, the produce of all countries, goods from all inhabited regions, before Marduk the great lord, the god who created me (ba-nu-ú-a), and Nabû his lofty heir who loves my kingship, I transported and brought into Esagil and Ezida83.
On peut comparer ce passage avec un autre très semblable : « When Marduk, the great lord, the god, my creator (ba-nu-ú-a), had properly called me […]84. » Étant donné que le verbe « créer » est au participe dans les deux passages, il est préférable de traduire, comme le fait Goetze, par « mon créateur »85. La distinction est subtile, mais importante. En effet, les scribes néo-babyloniens, contrairement à leurs prédécesseurs assyriens, utilisent parfois la forme participiale du verbe banû pour qualifier Marduk de « créateur ». Nous verrons que le Deutéro-Isaïe utilise également une série de participes pour faire de même avec YHWH. Le rôle de Marduk en tant que créateur du roi est aussi évoqué dans une prière qui diffère quelque peu des passages cités précédemment : Marduk, Enlil des dieux86 , dieu qui m’as créé (ba-nu-ú-a), que mes œuvres trouvent faveur auprès de toi, que je subsiste à perpétuité. […] Que tu sois mon aide et mon appui, Ô Marduk ! À ton ordre ferme, qui est invariable, que mes armes soient brandies et acérées, qu’elles terrassent les armes des ennemis87 !
Bien que le verbe banû soit une fois de plus au participe (ba-nu-ú-a), Seux n’en tient pas compte dans sa traduction, tout comme Langdon qui, même s’il classe ba-nu-ú-a parmi les participes dans son glossaire, traduit le passage par « Gott der mich erschaffen », c’est-à-dire « le dieu qui 83. Vanderhooft, The Neo-Babylonian Empire and Babylon in the Latter Prophets, p. 46 ; Ernest Alfred Budge, Cuneiform Texts from Babylonian Tablets, &c. in the British Museum, London, UK, Harrison and Sons, 1896, p. 37, pl. 6-7 ; Paul-Richard Berger, Die neubabylonischen Königsinschriften : Königsinschriften des ausgehenden babylonischen Reiches (625-539 a. Chr.), Kevelaer, Butzon & Bercker, 1973, Nebuchadnezzar Zylinder III, 6, colonne i, lignes 25-29. 84. Albrecht Goetze, « A Cylinder of Nebuchadrezzar from Babylon », dans CQ 23/1 (1946) 65-78, p. 74-75 ; Langdon, Die neubabylonischen Köningsinschriften, p. 86-87. 85. Sur la formation et le rôle du participe en akkadien, voir John Huehnergard, A Grammar of Akkadian. Winona Lake, IN, Eisenbrauns, 20052, p. 25-28. 86. C’est-à-dire, chef ou roi des dieux. Enlil a été pendant longtemps le plus grand des dieux mésopotamiens, avant d’être remplacé par Marduk à la fin du 2e millénaire. 87. Seux, Hymnes et prières, p. 508 ; Falkenstein – von Soden, Sumerische und akkadische Hymnen und Gebete, p. 284, no. 27c ; Langdon, Die neubabylonischen Königsinschriften, p. 82-83.
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m’a créé ». Il est une fois de plus préférable de traduire le participe comme un adjectif substantivé (« le dieu, mon créateur ») pour des raisons que nous développerons plus loin88. On constate que dans la plupart des exemples précédents, Nabuchodonosor est créé par Marduk afin, non pas de conquérir le monde, mais de veiller sur lui. Dans les faits, Nabuchodonosor doit combattre pour étendre son empire. Cependant, il n’insiste pas sur cette dimension, sans doute afin de se dissocier de la rhétorique impériale néo-assyrienne. De plus, on remarque un phénomène rare et intéressant : les scribes babyloniens utilisent des formes verbales non conjuguées pour qualifier Marduk de « créateur ». Nous avons vu que Nabuchodonosor n’est pas le premier roi à utiliser le pouvoir créateur du dieu de son empire à des fins de propagande, bien que la manière dont il le fait soit originale. Nous proposons l’hypothèse selon laquelle les scribes de Nabuchodonosor se sont inspirés d’une portion bien particulière de l’Enūma eliš : la proclamation des cinquante noms de Marduk. Il convient de s’y attarder puisque cette manière particulière de donner à la divinité le titre de créateur est aussi utilisée dans le Deutéro-Isaïe – mais cette fois le titre est appliqué à YHWH. 3.5 Les cinquante noms de Marduk À la fin de l’Enūma eliš, lorsque l’œuvre créatrice de Marduk est achevée, les grands dieux proclament solennellement ses cinquante noms. Les raisons invoquées par les dieux sont les suivantes : « Si les Têtes Noires sont partagées quant aux dieux, pour nous, de quelque nom que nous le nommions, il est seul notre dieu ! Nommons donc ses Cinquante Noms, que son action soit glorifiée et qu’il en soit de même pour ses actes89. » Le texte, qui débute à la fin de la tablette VI (ligne 123) et couvre l’ensemble de la tablette VII, se présente toujours de la même manière : proclamation d’un des noms de Marduk puis description/explication de ce nom.
88. À noter que cette expression (ilu ba-nu-ú-a) se retrouve aussi dans une inscription commémorant la construction de la voie processionnelle d’Ishtar à Babylone ; voir Langdon, Die neubabylonischen Köningsinschriften, p. 86-87. 89. Tablette VI, lignes 119-122. Philippe Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš. Introduction, Cuneiform Text, Transliteration, and Sign List with a Translation and Glossary in French, Helsinki, The Neo-Assyrian Text Corpus Project, 2005, p. 102. Nous privilégions la traduction de Talon puisqu’elle est la plus récente et la plus complète à ce jour.
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La proclamation des cinquante noms de Marduk dans l’Enūma eliš est semblable – et parfois similaire – à d’autres listes de dieux mésopotamiennes. C’est le cas notamment de deux fragments de tablettes assyriennes (K. 2107 et K. 6086)90 et de la liste An : Anum où pas moins de deux mille noms divins sont répartis sur sept tablettes91. La septième et dernière tablette est réservée à Marduk et ses cinquante noms y sont donnés et expliqués92 . Selon Sommerfeld, l’auteur de l’Enūma eliš connaissait la liste An : Anum et s’en était inspiré93, hypothèse qui a été contestée peu de temps après par Lambert94. Selon Lambert, la liste de noms figurant à la fin de l’Enūma eliš n’a pas été empruntée à la liste An : Anum. Même si le nombre de noms est le même dans An : Anum et l’Enūma eliš, Lambert soutient que seulement 80% des noms sont similaires. Ni l’une ni l’autre ne serait directement dépendante de l’autre ; elles dériveraient toutes deux d’une tradition commune95. La liste que l’on retrouve à la fin de l’Enūma eliš proviendrait plutôt d’une autre liste de dieux à trois colonnes, partiellement reconstituée grâce à quatre fragments conservés au British Museum96. Cette liste permet de reconstituer quatorze noms de Marduk qui correspondent aux quatorze derniers noms figurant sur la septième tablette de l’Enūma eliš (n° 37-50). Les multiples noms de Marduk n’ont donc pas été inventés par l’auteur de l’Enūma eliš ; ceux-ci ont été repris de listes de dieux qui existaient déjà à l’époque de la composition du récit babylonien de la création. Toutefois, même si cette liste n’a pas été expressément composée pour conclure l’Enūma eliš et qu’elle s’inspire vraisemblablement de listes de 90. Leonard William King a été le premier à souligner les similitudes entre des titres donnés à Marduk dans la septième tablette de l’Enūma eliš et certains fragments de listes de dieux. Leonard William King, The Seven Tablets of Creation : or, The Babylonian and Assyrian Legends concerning the Creation of the World and of Mankind. Londres, Luzac and co., 1902. 91. Cette liste date vraisemblablement de l’époque kassite. 92. Le premier auteur à souligner ces parallèles fut Frantz. M. Th. Böhl (« Die Fünfzig Namen des Marduk », dans AfO 11 (1936) 191-218). Voir aussi Richard Litke, A Reconstruction of the Assyro-Babylonian God-Lists, An : dA-nu-um and An : Anu ša amēli, New Haven, CT, Yale Babylonian Collection, 1998, p. 89. Litke mentionne brièvement que certains noms de Marduk dans la liste Anu : Anum ressemblent à ceux que l’on rencontre dans l’Enūma eliš, avec une présentation quelque peu différente. 93. Sommerfeld, Der Aufstieg Marduks, p 175. Sommerfeld se sert de cette liste pour attribuer une origine kassite à l’Enūma eliš. 94. Lambert, « Studies in Marduk », p. 3-4. Notons que Sommerfeld et Lambert ne proposent pas une étude détaillée des 50 noms de Marduk ou de la liste An : Anum ; tous deux se servent de cette liste pour tenter d’établir la datation de l’Enūma eliš. 95. Lambert, « Studies in Marduk », p. 4. 96. K. 8519 et sa copie K. 13337, de même que K. 7658 et K. 8222. Cette liste a été étudiée en détail par Andrea Seri, « The Fifty Names of Marduk in Enūma eliš », dans JAOS 126 (2006) 507-519.
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dieux plus anciennes – particulièrement celles où plusieurs noms sont attribués à Marduk –, elle innove, selon Andrea Seri, en entremêlant de manière ingénieuse une série de noms plutôt ternes pour en faire un texte littéraire97. De plus, même si l’utilisation de formes verbales non conjuguées pour vénérer ou simplement présenter Marduk en sa qualité de « créateur » n’est pas nouvelle, cette façon de faire prend tout son sens à la fin de cette longue épopée où la création du monde joue un rôle central. Neuf noms de Marduk sont en effet associés à son activité créatrice et dans la majorité des cas – à une exception près – on observe l’utilisation de formes non conjuguées du verbe banû pour qualifier Marduk de créateur. Nous nous limiterons à cette forme précise du verbe banû, d’abord parce qu’il s’agit d’un phénomène très rare à l’extérieur des listes des noms de Marduk et de certaines inscriptions de Nabuchodonosor II, mais surtout, comme nous le verrons plus loin, parce que cette manière de qualifier Marduk de « créateur » semble avoir eu une influence déterminante sur la rhétorique du Deutéro-Isaïe. 3.6 La création dans la liste des cinquante noms de Marduk Dès que débute l’énumération des cinquante noms de Marduk, son pouvoir créateur est évoqué. Marduk est vénéré comme créateur, d’abord avec un verbe conjugué (ib-nu-ú) : « Aux peuples qu’il a créés, doués de vie […]98 ». Notons qu’il s’agit du premier et seul exemple dans la liste des cinquante noms de Marduk où le verbe banû est conjugué. Toujours sous le même nom, le pouvoir créateur de Marduk est une fois de plus évoqué, mais cette fois le verbe banû est utilisé sous une forme non conjuguée (ba-nu-ú). On le traduit parfois comme s’il s’agissait d’un infinitif présent : « Créer ou détruire, clémence ou châtiment, cela n’existe qu’à son ordre99 », ou encore d’un nom ou d’un adjectif : « Creation, destruction, absolution, punishment : Each shall be at his command […]100 ». 97. Ibid., p. 508. 98. Tablette VI, ligne 129. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 102. 99. Tablette VI, ligne 131. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 102. Voir aussi René Labat, « Le Poème babylonien de la création » dans René Labat, André Caquot, Maurice Sznycer, Maurice Vieyra (dir.), Les religions du Proche-Orient asiatique. Textes babyloniens, ougaritiques, hittites (Le Trésor Spirituel de l’Humanité) Paris, Fayard – Denoël, 1970, 36-69, p. 63 et Bottéro – Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme, p. 644. 100. Benjamin. R. Foster, Before the Muses. An Anthology of Akkadian Literature, Bethesda, MD, CDL Press, 20053, p. 474. Voir aussi ANET, p. 69.
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À la ligne suivante, sous le nom de « Marukka », Marduk est une fois de plus vénéré comme créateur des peuples. Dans ce cas, le verbe banû semble être utilisé comme un adjectif accompagné d’un pronom personnel 3 mp (ba-nu-šu-nu = leur créateur) : « Marukka : C’est certes lui, leur créateur […]101 ». Cette traduction est préférable à celles de Bottéro et de Foster (qui conjuguent malgré tout le verbe banû102) ainsi qu’à celle de Speiser (qui traduit quant à lui par « creator of all103 »). Les autres noms de Marduk qui terminent la tablette VI ne sont pas associés à son pouvoir créateur. Toutefois, dès les premières lignes de la tablette VII, Marduk, sous le nom d’« Asari », est qualifié de « créateur » (ba-nu-ú). Il s’agit donc, une fois de plus, d’un adjectif ou d’un nom formé à partir du verbe banû, ce sur quoi s’entendent tous les traducteurs, à l’exception de Talon qui traduit comme s’il s’agissait d’un verbe conjugué. On remarque également que l’identité des objets de l’action créatrice du dieu ne fait pas l’unanimité, bien que tous s’entendent pour dire qu’il s’agit d’objets appartenant au monde végétal104. Quelques lignes plus loin, sous le nom de « Tutu », Marduk devient celui qui permet aux dieux de se renouveler105 en étant « le créateur (ba-an) de leur renouveau […]106 ». Les 32e, 33e, 35e et 36e noms de Marduk107 sont également associés à son pouvoir créateur. Ainsi, Marduk est d’abord Gilima, « celui qui
101. Tablette VI, ligne 133. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 102. Labat traduit aussi par « leur créateur » : « Marukka ! oui, c’est lui le dieu, leur créateur […] » (Labat, « Le poème babylonien de la création », p. 63). 102. « Marukka : autrement-dit, le Dieu qui les a créés, de lui-même » (Bottéro – Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme, p. 644) ; « the god who created them (humankind) » (Foster, Before the Muses, p. 474). 103. ANET, p. 69. 104. Tablette VII, ligne 2 ; « le grain et le chanvre » (Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 102) ; « du grain et du lin ( ?) » (Labat, « Le poème babylonien de la création », p. 65) ; « des céréales et du chanvre » (Bottéro – Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme, p. 646) ; « grain and herbs » (ANET, p. 70) ; « grain and fibrous plants » (Foster, Before the Muses, p. 476). 105. C’est-à-dire, selon Labat, « qui anime du souffle divin toute nouvelle statue de dieu » (Labat, « Le poème babylonien de la création », p. 65). 106. Tablette VII, ligne 9. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 102. Talon est le seul à traduire ba-an par « créateur ». Traductions alternatives : « l’auteur de (tout) renouvellement de dieux » (Labat, « Le poème babylonien de la création », p. 65) ; « auteur de leur rénovation » (Bottéro – Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme, p. 646) ; « who effects their restoration » (ANET, p. 70) ; « who effected their restoration » (Foster, Before the Muses, p. 476). À noter que pour une première fois depuis le début du récit, le participe est à l’état construit. 107. La numérotation des noms diffère selon le classement de Speiser (ANET) et Foster (31e, 32e, 34e et 35e).
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assure le lien des dieux, créateur (ba-nu-u)108 de la justice […]109 ». Marduk est aussi, sous le nom d’Agilima, le « créateur (ba-nu-u) de la terre, au-dessus des eaux […]110 ». Quelques lignes plus loin Marduk, en tant que Mummu111 ou Zulum112, est « créateur (ba-an) du ciel et de la terre113 ». Un autre nom du dieu de Babylone est associé à son pouvoir créateur : « Gišnumunab : créateur (ba-nu-ú) de la totalité des peuples, celui qui a fait les régions du monde, destructeur des dieux de Tiamat114, celui qui a fait les peuples avec quelque chose d’eux115. » Un dernier nom de Marduk, « Aranuna », le présente en tant que « créateur (ba-an) des dieux, ses pères […]116 », titre rarement porté ailleurs par Marduk117, et qui est pour le moins surprenant puisque Marduk n’est pas le créateur des dieux dans l’Enūma eliš. Il y a donc une concentration de verbes non conjugués associés au rôle créateur de Marduk à la fin de l’Enūma eliš. Fait intéressant, et logique 108. La différence entre ba-nu-u et ba-nu-ú est uniquement orthographique et ne change rien au sens du mot. Le signe « u » (babylonien standard) est souvent utilisé, mais ne remplace pas complètement le signe babylonien ancien « ú ». 109. Tablette VII, ligne 80. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 106. Traductions alternatives : « créateur de toutes choses durables » (Labat, « Le poème babylonien de la création », p. 67) ; « créateur du Bon-droi[t] » (Bottéro – Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme, p. 649) ; « creator of security » (ANET, p. 71) ; « creator of enduring things » (Foster, Before the Muses, p. 480). On constate que cette fois, tous les auteurs s’entendent pour traduire ba-nu-u par un adjectif. 110. Tablette VII, ligne 83. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 106. Labat et Foster traduisent de manière semblable, alors que Speiser (ANET, p. 71) et Bottéro (Bottéro – Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme, p. 649-650) traduisent ba-nu-u comme s’il s’agissait d’un verbe conjugué, bien que ce ne soit pas le cas. 111. Selon Labat, Speiser et Foster. 112. Selon Bottéro et Talon. 113. Tablette VII, ligne 86. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 106 ; Labat, « Le poème babylonien de la création », p. 67. La traduction de Speiser est semblable : « Mummu […] creator of heaven and earth […] » (ANET, p. 71). Foster est le seul à traduire « KI-tim » par « netherworld » (Foster, Before the Muses, p. 480), même s’il s’agit du même terme utilisé à la ligne 83, qu’il traduit alors par « earth ». Bottéro traduit quant à lui, un peu trop librement à notre avis, par « Démiurge de l’Univers » (Bottéro – Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme, p. 650). 114. Tiamat est l’entité primordiale que l’on associe à l’eau salée dans l’Enūma eliš. Elle est la mère des premiers dieux. Après l’avoir combattue et tuée, Marduk sépare son corps en deux pour créer le ciel et la terre. 115. Tablette VII, lignes 89-90. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 106. Les traductions de Labat (« Le poème babylonien de la création », p. 68), Speiser (ANET, p. 71), Foster (Before the Muses, p. 481) et Bottéro (Bottéro – Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme, p. 650) sont assez semblables, bien que Bottéro soit le seul à traduire le verbe e-pe-šu (« faire ») par le « Fabricateur ». 116. Tablette VII, ligne 97. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 107. 117. Voir toutefois les tablettes fragmentaires assyriennes K. 2107 et K. 6086. Sous son vingt-quatrième titre (DU-TU), Marduk est qualifié de « créateur de tous les dieux » (ba-ni ka-la ilāni). King, The Seven Tablets of Creation, p. 173.
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par ailleurs, Marduk n’est pas qualifié de « créateur » avant d’avoir complété la création des cieux, de la terre et de l’humanité. En fait, le titre de « créateur » lui est attribué uniquement dans la liste de ses cinquante noms118. Maintenant que le monde et tout ce qui le compose avaient été créés, Marduk pouvait mériter son titre de « créateur ». L’utilisation de verbes non conjugués pour présenter Marduk en sa qualité de créateur du monde est d’une grande importance pour notre propos. En effet, comme nous le verrons au chapitre suivant, le Deutéro-Isaïe utilise fréquemment des verbes non conjugués (des formes participiales plus précisément) pour qualifier YHWH de « créateur », phénomène très rare dans la Bible hébraïque et qui a donc de bonnes chances d’être d’inspiration babylonienne. 4. Conclusions sur le règne de Nabuchodonosor II L’idéologie impériale exprimée par Nabuchodonosor II a évidemment des précédents. Il semble en effet assez évident que ce roi s’inspire grandement des images et du langage utilisés à l’époque du roi Hammurabi, qu’il applique à la nouvelle réalité politique de l’empire néo-babylonien119. Nabuchodonosor tente de se dissocier totalement de la conception impériale néo-assyrienne afin d’établir une rhétorique impériale proprement néo-babylonienne. Même si, comme les rois néo-assyriens, il revendique une création divine, sa manière de le faire et les raisons pour lesquelles il le fait sont différentes. Nous avons vu précédemment que le roi Hammurabi semble avoir été un des premiers monarques – sinon le premier – à revendiquer une véritable « création » divine. Toutefois, le roi est créé pour faire appliquer la justice, non pas dans le « monde entier », mais en Babylonie uniquement. La création du roi sera définitivement intégrée à la rhétorique impériale assyrienne avec les Sargonides, Aššurbanipal notamment. Nabuchodonosor II a transformé ce thème utilisé par les Assyriens en s’inspirant vraisemblablement de la rhétorique développée par Hammurabi, mais en y ajoutant une dimension importante : un seul dieu est responsable de 118. La forme non conjuguée du verbe banû est utilisée à quelques reprises dans le récit lui-même, même si Marduk n’est jamais celui que l’on qualifie de créateur. À titre d’exemple, après la naissance de Marduk, Anu, le grand-père de Marduk, est qualifié de « créateur (ba-nu-u) de son père », c’est-à-dire d’Éa (Tablette I, ligne 89). Sur la même tablette, il est question des dieux que Tiamat avait créés. Elle est alors qualifiée de « leur créateur » (ba-ni-šu-un) (Tablette I, ligne 128). Éa est quant à lui qualifié de « créateur (ba-nu-ú) de la sagesse » (Tablette II, ligne 58). Plus loin, Marduk s’adresse ainsi à Anšar, son arrière-grand-père : « Mon père, Créateur (ba-nu-ú) » (Tablette II, ligne 145). 119. Voir Vanderhooft, The Neo-Babylonian Empire and Babylon in the Latter Prophets, p. 50-51.
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sa création. Nabuchodonosor est donc créé par Marduk pour faire régner la justice, non pas uniquement en Babylonie comme Hammurabi, mais dans le « monde entier ». En somme, les scribes de Nabuchodonosor intègrent le roi dans la logique de l’Enūma eliš où Marduk crée le ciel, la terre, Babylone, l’humanité en général et finalement un roi, pour que ce dernier règne sur l’ensemble de sa création terrestre. En insistant sur sa création divine, Nabuchodonosor proclame subtilement sa volonté de domination universelle : il est l’unique créature, du seul dieu créateur de toutes les réalités humaines. 5. Babylone après le règne de Nabuchodonosor II Nabuchodonosor meurt en 562, après un long règne de 43 ans. Jamais Babylone n’avait contrôlé un aussi vaste territoire. L’empire assyrien n’était plus qu’un souvenir, la côte syro-palestinienne était totalement pacifiée et contrôlée, alors que l’Égypte n’avait plus la puissance pour s’attaquer aux Babyloniens. Babylone reflétait la toute-puissance de son dieu et de son roi ; Babylone était la ville de Marduk, la première qu’il avait fondée après avoir créé le monde et à partir de laquelle Nabuchodonosor et son dieu dominaient « le monde ». La première génération d’exilés judéens fut témoin de cette transformation qui allait faire de Babylone la première puissance mondiale. Ainsi, à la mort de Nabuchodonosor, l’empire était puissant et en paix, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. De plus, pour la première fois de l’histoire de Babylone, Marduk était le dieu principal d’un empire. Personne ne pouvait se douter que la suprématie de Marduk allait bientôt être remise en question et que l’empire de Nabuchodonosor allait lui survivre à peine plus de deux décennies. Deux rois ont été associés de près à ces bouleversements qui auront des répercussions directes sur les exilés judéens : Nabonide (556-539), le dernier roi de Babylone, et Cyrus II (559-530), le fondateur de l’empire perse et conquérant de l’empire néo-babylonien, en 539. Pour des raisons qui font encore l’objet de débats, Nabonide a contesté le rôle traditionnel de Marduk, décision qui allait influencer le destin de l’empire néobabylonien et celui des peuples jadis exilés sous le règne de Nabuchodonosor II. Le roi perse Cyrus allait quant à lui se servir de Marduk pour justifier sa conquête de Babylone. En agissant de la sorte, le roi perse a favorisé un retour en force, bien qu’éphémère, du dieu de Babylone. De plus, c’est à lui que revient la « libération » des peuples qui avaient été déportés – ce qui, nous le verrons, allait forcer les exilés judéens restés fidèles à YHWH à réagir.
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L’influence de Cyrus sur le sort et sur le discours des exilés a fait l’objet de plusieurs études. Par contre, celle de Nabonide a été négligée. Or, nous croyons que les réformes de Nabonide eurent également des répercussions sur les exilés. Nous verrons dans la prochaine section que Nabonide a posé plusieurs gestes qui ont eu pour effet de déstabiliser l’empire de l’intérieur. Les tensions sont perceptibles dès le début du règne de Nabonide et atteignent un sommet dans la deuxième moitié de son règne. Ainsi, bien avant la chute définitive de Babylone, les exilés pouvaient reprendre espoir, sans pour autant espérer une libération. Les exilés, qui avaient été témoins de l’ascension de Babylone et en avaient même été les victimes, furent témoins de son déclin, qui semble débuter bien avant l’arrivée des armées de Cyrus. En contestant le rôle de Marduk, Nabonide a ouvert une brèche, que le Deutéro-Isaïe saura exploiter. 6. Nabonide : le dernier roi de l’empire néo-babylonien À la mort de Nabuchodonosor II, son fils Amel-Marduk monte sur le trône de Babylone. Mais ce dernier règne à peine deux ans (561-560) avant d’être assassiné par son beau-père, Nériglissar (559-556). À sa mort, son fils Labashi-Marduk le remplace en tant que nouveau roi de Babylone. Toutefois, peu de temps après son intronisation, il est emporté par une révolution de palais et un nouveau roi est couronné à Babylone : Nabonide. Il nous paraît nécessaire d’analyser certains aspects du règne problématique du dernier roi de l’empire néo-babylonien qui, en s’attaquant au dieu de l’empire, a favorisé, bien malgré lui, la libération des exilés judéens et même, en partie, la propagande justifiant un retour vers Jérusalem. Dans la prochaine section, nous insisterons sur les réformes que Nabonide a introduites dans son empire, réformes qui eurent de profondes conséquences non seulement sur l’empire, mais aussi sur les peuples exilés en Babylonie. Nous verrons toutefois qu’avant de rejeter Marduk au profit du dieu lunaire Sîn, Nabonide, qui tente de se faire accepter après son coup d’État, n’ose pas remettre en question le rôle dominant de Marduk. 6.1. Les inscriptions des premières années120 Quelles que soient les raisons qui ont poussé Nabonide à usurper le trône de Babylone, il n’en demeure pas moins évident que son coup 120. Nous utilisons le classement proposé par Beaulieu (Paul-Alain Beaulieu, The Reign of Nabonidus, King of Babylon, 556-539 B.C, New Haven, CT, Yale University Press,
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d’État n’a pas fait l’unanimité121. Dans une de ses premières inscriptions, Nabonide doit expliquer son geste122. Son usurpation est justifiée dans un bref passage où il affirme que le roi dont il a prit la place, LâbâshiMarduk, était jeune, n’avait pas d’aptitude pour gouverner et, pire encore, était monté sur le trône contrairement à la volonté des dieux. Le dieu Marduk semble approuver l’initiative de Nabonide, puisque c’est sur son ordre qu’il est proclamé roi. De plus, Marduk lui-même le rassure sur la légitimité de son règne. L’inscription se termine par une longue louange au temple de Marduk, l’Esagil, et une allusion à la fête du Nouvel An, suivi par l’ordre de Marduk de rebâtir le temple de Sîn de Ḫarrān (ville du nord de l’Euphrate), l’Eḫulḫul. Sîn est nommé uniquement parce qu’il est question de la reconstruction de son temple. Le rôle de Marduk n’est donc pas remis en question : il est toujours le roi des dieux et le guide du roi. Ayant à convaincre son peuple que son règne était légitime, c’est-àdire voulu et accepté par Marduk, Nabonide ne pouvait se permettre de ne pas attribuer son règne à la volonté du dieu de Babylone. Néanmoins, on décèle déjà une volonté intentionnelle de restreindre l’autorité de Marduk, sans pour autant faire la promotion du dieu Sîn123. Ce constat est également valable pour la plupart des inscriptions qui précèdent le départ du roi pour l’Arabie124, dès la troisième année de son règne, à l’exception des inscriptions 2 (2.7) et 3 (1.12a), où Marduk n’est pas nommé. Le rôle traditionnel de Marduk n’est pas remis en question dans les inscriptions 5 (2.9) et 6 (2.8a), qui ont toutes deux été vraisemblablement rédigées dans la deuxième année de règne de Nabonide. Dans l’inscription 5 (2.9), où il est question de la restauration de l’Ebabbar de Sippar, 1989). La datation de certaines inscriptions a été remise en question par Schaudig – parfois à tort, à notre avis – dans son étude publiée en 2001 : Hanspeter Schaudig, Die Inschriften Nabonids von Babylon und Kyros’ der Großen (AOAT, 256), Münster, UgaritVerlag, 2001. Nous ferons référence aux deux classements. Le chiffre attribué par Schaudig à l’inscription sera inclus entre parenthèses à la suite de celui donné par Beaulieu. 121. À ce sujet, voir Paul-Alain Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 104 et 126. 122. Il s’agit de l’inscription 1, selon le classement de Beaulieu (The Reign of Nabonidus, p. 20-22). À son avis, elle a été rédigée au milieu de la 1ère année du règne de Nabonide. Selon le classement de Schaudig, il s’agit de l’inscription 3.3a et elle aurait plutôt été rédigée après la 13e année de règne de Nabonide (Schaudig, Die Inschriften Nabonids, p. 515). Il est vrai que le temple de Sîn, dont il est question à la fin de l’inscription, a été reconstruit après la 13e année du règne, après son retour de Téma (une oasis située en Arabie où Nabonide vécu pendant dix ans), mais il nous parait plus probable que cette inscription ait été rédigée peu de temps après le coup d’état de Nabonide. Après son retour, il ne sent plus le besoin de se justifier et ni de vénérer Marduk, ce qui était par contre essentiel au début de son règne. 123. Nabonide utilise uniquement une minorité des titres traditionnels de Marduk. Voir Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 49. 124. Il s’agit des inscriptions 1-6, selon le classement de Beaulieu.
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le temple principal de Šamaš, dieu du soleil, de la justice et dieu tutélaire de la ville, Nabonide se qualifie de « créature des mains de Nabû et Marduk125 ». Comme les Sargonides et Nabuchodonosor II avant lui, Nabonide revendique parfois le titre de « créature » divine. Alors que Nabuchodonosor utilise sa création à des fins impérialistes, c’est-à-dire pour justifier son rôle d’« empereur » et la domination de son empire, Nabonide s’en sert plutôt, semble-t-il, pour justifier son règne en tant que roi de Babylone. De plus, contrairement à Nabuchodonosor, qui est toujours la créature de Marduk, Nabonide, comme les rois assyriens, affirme être la créature de plusieurs dieux et qualifie plus d’un dieu de créateur. Selon Beaulieu, il n’y a pas suffisamment d’indices pour dater l’inscription A126. Nous avons néanmoins décidé de l’inclure ici puisque Marduk y joue toujours son rôle de créateur, ce qui ne sera plus jamais le cas dans les autres inscriptions de Nabonide127. Toutefois, comme dans l’inscription 5 (2.9), Marduk n’est pas le seul auteur de la création du roi. En effet, son épouse Zarpanit (ici appelé Érua) et son père Éa (ici nommé Niššīku) sont aussi associés à la création de Nabonide. Ainsi, dans l’inscription A, Nabonide affirme d’abord être la « créature du plus sage des dieux, Marduk128 », mais il affirme aussi être « la créature d’Érua, créatrice de l’ensemble des rois129 » de même que la « créature de Niššīku130 le sage, le créateur de tout (ba-nu-ú ka-la-ma).131 » On constate que Marduk est nommé en premier, mais que les titulatures « créatrices » de son épouse et de son père sont supérieures aux siennes. Marduk est certes le « plus sage des dieux », mais son épouse est la créatrice de tous les rois, et son père, Éa, n’est rien de moins que le « créateur de tout ». Il s’agit possiblement d’une tentative délibérée de la part de Nabonide de réduire le pouvoir créateur de Marduk, phénomène qui ira en s’accentuant tout 125. Inscription 5 (2.9) colonne I, ligne 6. Beaulieu date cette inscription de la deuxième moitié de la deuxième année de règne de Nabonide (Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 25). À moins de mention contraire, les traductions françaises sont celles de l’auteur. 126. Schaudig ne propose pas de date non plus. 127. Il est possible, à notre avis, que cette inscription ait été rédigée dans les premières années de règne de Nabonide. Comme nous le verrons plus loin, même si Marduk est le dieu principal des inscriptions rédigées alors que Nabonide était en Arabie, Marduk n’est jamais qualifié de créateur. De plus, il est impossible que cette inscription ait été rédigée après le retour de Nabonide à Babylone puisque Marduk y tient toujours un rôle important, dont celui de créateur du roi. Or, après le retour de Nabonide, Marduk ne joue plus aucun rôle. 128. Inscription A, colonne I, ligne 4. 129. Inscription A, colonne I, ligne 5. 130. Selon Seux, Épithètes royales, p. 51, n. 33, ce nom signifie « le seigneur à l’œil clair ». 131. Inscription A, colonne I, ligne 7.
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au long de son règne. Il faut toutefois souligner que Nabonide ne tente pas encore d’associer Sîn à sa création, ce dernier étant simplement qualifié de « seigneur de la couronne132 ». Même si son pouvoir créateur n’est pas évoqué, Marduk est une fois de plus le dieu principal de l’inscription 6 (2.8)133. Fait à noter, Sîn est absent, alors que Marduk est toujours le chef des dieux. Néanmoins, comme le souligne Beaulieu, le rôle de Marduk est en grande partie celui d’un figurant ; il n’inspire pas les entreprises du roi et ne lui donne aucun ordre direct134. Bref, Marduk est présent, mais joue un rôle sans grande importance. Le roi en fait mention, mais sans grande conviction. La diminution du rôle de Marduk est évidente dans l’inscription 2 (2.7), qui relate la consécration d’une fille de Nabonide (En-nigaldiNanna) comme grande prêtresse du dieu lune dans la ville d’Ur, de même que la reconstruction de sa résidence, l’Egipar135. Sîn est nommé à plusieurs reprises, alors que Marduk est totalement absent. Nabonide qualifie cette fois Sîn de « mon créateur » (ba-a-ni-a), titulature également utilisée par Nabuchodonosor dans une de ses inscriptions, mais attribuée à Marduk dans son cas. Il est possible, comme l’a suggéré Beaulieu, que l’absence de Marduk s’explique par l’hésitation du roi à lui faire une place dans une inscription centrée sur son dieu personnel136, ce qui suggère que le roi était déjà un fidèle adorateur de Sîn137. La diminution du rôle de Marduk est aussi évidente dans une courte inscription – 3 (1.12a) – qui, à l’instar de l’inscription 2 (2.7), commémore la restauration de l’Egipar d’Ur et date de la deuxième moitié de la deuxième année de règne de Nabonide. Le roi de Babylone se dit « adorateur de Sîn et Ningal », qualifie Sîn de « mon seigneur » et ne fait aucune allusion à Marduk. En somme, les inscriptions 1 (3.3a), 5 (2.9) et 6 (2.8a) sont plutôt orthodoxes138 : Marduk est qualifié de « roi des dieux », « seigneur des seigneurs » ou encore d’« Enlil des dieux ». Il joue également un rôle dans la création du roi, bien qu’il n’en soit jamais le seul responsable. Nabonide fait preuve de retenue et s’en tient au strict minimum. À l’opposé, 132. Inscription A, colonne I, ligne 8. 133. Cette inscription commémore la conception d’une nouvelle tiare pour la statue de Šamaš du temple de Sippar. 134. Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 49. 135. Cet événement aurait eu lieu dans la deuxième moitié de la deuxième année de règne de Nabonide ; voir Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 23. 136. Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 48-49. 137. Ibid., p. 49. 138. On pourait en dire autant de l’inscription A, bien qu’il soit impossible de la dater avec certitude.
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même s’il joue encore un rôle plutôt mineur, Sîn prend de l’importance. C’est le cas dans l’inscription 3 (1.12a), mais surtout dans l’inscription 2 (2.7) où, comme l’a fait remarquer Beaulieu, « the disproportionate number of epithets and their exalted tone suggest that Sîn was intentionally glorified more than tradition would have dictated139 ». On ne peut néanmoins pas encore parler de « réforme ». Étant roi depuis peu, Nabonide pouvait difficilement introduire immédiatement une réforme majeure dans la religion babylonienne sans mettre en danger son autorité. En somme, nous croyons, comme l’affirme Beaulieu, que ces inscriptions ont été demandées par un roi qui s’efforce de se présenter comme un dirigeant orthodoxe, c’est-à-dire dans la même lignée que ses prédécesseurs, mais qui voulait également rendre publiques – lentement mais sûrement – ses convictions religieuses140. 6.2 Les inscriptions pendant le séjour de Nabonide en Arabie La dévotion de Nabonide envers Sîn est plus évidente à partir de la troisième année de son règne (c. 553), alors qu’il entreprend un immense et controversé projet qui occupe la majeure partie de son règne : la reconstruction de l’Eḫulḫul, le temple du dieu Sîn dans la ville de Ḫarrān141. La reconstruction de ce temple, situé dans une ville étrangère à plus de 800 km de Babylone, posait apparemment problèmes aux yeux de certains Babyloniens142. À un point tel qu’elle allait vraisemblablement mener à une autre décision tout aussi controversée. En effet, aussitôt la construction du temple de Ḫarrān entreprise, Nabonide confia les affaires de Babylone à son fils, Belshazzar, et quitta la capitale vers l’Arabie, vers 139. Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 49. 140. Ibid., p. 50. 141. Nabonide aurait posé la pierre de fondation du temple lors de sa troisième année de règne, au mois propice et lors d’un jour favorable. Voir Sidney Smith, Babylonian Historical Texts, Hildesheim – New York, NY, Georg Olms, 1975 (1924), p. 45. 142. Cette décision est condamnée avec véhémence dans le Pamphlet contre Nabonide – aussi connu sous le nom de « Verse Account of Nabonidus » (cf. ANET, p. 312-315). Il s’agit d’un texte écrit en vers qui dénonce le comportement de Nabonide et fait l’éloge de Cyrus. Bien qu’il s’agisse d’un texte de propagande, le ou les auteurs utilisent des faits réels, qu’ils amplifient et déforment. À ce sujet, voir Sylvie, Lackenbacher, « Un pamphlet contre Nabonide, dernier roi de Babylone », dans Dialogues d’histoire ancienne, vol. 18, n°1, (1992) 13-28. Selon le Pamphlet, Nabonide aurait été possédé par de mauvais esprits au moment d’entreprendre la reconstruction d’un sanctuaire que les Babyloniens ne connaissaient pas, ce qui aurait causé le mécontentement d’un dieu (vraisemblablement Marduk) et mené à son absence du pays (S. Smith, Babylonian Historical Texts, p. 28). Bien que les « faits » rapportés soient évidemment à prendre avec précaution, les accusations portées contre Nabonide concernent néanmoins un temple bien précis : celui de Sîn à Ḫarrān.
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la ville de Téma plus précisément, pour une période d’environ dix ans. Ce départ et l’exil prolongé qui s’en est suivi sont mentionnés non seulement dans le Pamphlet contre Nabonide et la Chronique de Nabonide, mais par Nabonide lui-même143. Nous n’insisterons pas sur les causes possibles du départ et du séjour prolongé de Nabonide en Arabie, mais plutôt sur les conséquences de l’absence du roi144. L’exil de Nabonide aura principalement deux conséquences qui, à première vue, semblent paradoxales : le retour à l’orthodoxie dans les inscriptions royales et l’annulation répétée de la fête la plus importante de l’année, celle du Nouvel An. 6.3 Nabonide en Arabie : un retour à l’orthodoxie ? Étant donné que des tensions religieuses ont vraisemblablement contribué au départ de Nabonide pour l’Arabie, nous pourrions nous attendre à ce que le roi ait poursuivi ce qu’il avait déjà commencé, c’està-dire restreindre le rôle de Marduk et développer celui de Sîn. Or, c’est plutôt le contraire qui se produit dans les inscriptions datées de son exil en Arabie. Marduk est vénéré sans retenue dans cinq inscriptions de cette période – 7 (2.5), 8 (2.4), 9 (2.11), 10 (2.6) et 11 (2.13)145 – alors que Sîn ne joue à peu près aucun rôle146. Si Marduk est décrit comme un dieu plutôt passif dans les inscriptions 5 (2.9) et 6 (2.8a) – ou totalement
143. Le Pamphlet contre Nabonide condamne sa campagne en Arabie en affirmant qu’il a tué le prince de Téma et massacré les habitants de la ville et du pays. De plus, Nabonide aurait voulu faire de Téma une résidence semblable à Babylone et même fait construire un temple semblable à l’Esagil de Marduk. Voir ANET, p. 313. Il faut cependant garder à l’esprit que ce texte a été rédigé après la défaite de Nabonide et qu’il condamne tout ce que Nabonide a entrepris. Le texte de la Chronique de Nabonide est plus objectif que celui du Pamphlet, en ce sens qu’il ne porte pas de jugement. Toutefois, puisque la chronique néo-babylonienne est à peu près inintelligible avant la septième année du règne de Nabonide, nous n’avons aucune information sur les causes du départ du roi vers l’Arabie. Finalement, sur une stèle qu’il a fait ériger à Ḫarrān lors de la treizième année de son règne – inscription 13 (3.1) – Nabonide confirme que son séjour à Téma a duré dix ans. Il serait donc revenu à Babylone lors de la 13e année de son règne. 144. Des tensions religieuses ont vraisemblablment contribué au départ (volontaire ou non) du roi Nabonide. À son retour d’Arabie, le roi lui-même admet que son départ avait des causes religieuses, sans toutefois donner de détails sur les raisons qui l’ont poussé à prolonger son séjour. À ce sujet, voir entre autres S. Smith, Babylonian Historical Texts, p. 157, n. 524 et Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 64. 145. Les datations proposées par Beaulieu sont suivies par Schaudig. 146. Les inscriptions 8 et 11 sont quelque peu différentes, c’est-à-dire qu’elles reviennent à la retenue caractéristique des premières inscriptions. Le contenu de ces deux inscriptions est semblable à celui des inscriptions 5 et 6, rédigées avant le départ de Nabonide pour l’Arabie. Il est possible, selon Beaulieu, que cette similitude s’explique par le fait que les inscriptions 8 et 11 s’inspirent des inscriptions précédentes (5 et 6) ; Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 53-54.
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absent, comme c’est le cas dans les inscriptions 2 (2.7) et 3 (1.12a) –, il est, au contraire, glorifié à répétition dans les inscriptions de la période de Téma. Le fils de Nabonide, Belshazzar, y est sans doute pour quelque chose. Il semble, en effet, que Nabonide ne soit jamais intervenu directement dans les affaires de Babylonie pendant son exil à Téma147. Puisque Belshazzar était en charge de l’administration de l’empire pendant son absence, on pourrait en conclure que son fils était le seul responsable des travaux publics (comme la construction, la reconstruction ou la rénovation de certains temples) et des inscriptions les commémorant148. Il est donc possible que Belshazzar ait été l’instigateur de ce retour à l’orthodoxie dans les inscriptions rédigées pendant l’absence du roi. Beaulieu suggère une autre explication possible. Selon lui, étant loin de la capitale et probablement incertain de la fidélité de ses sujets, Nabonide serait revenu à l’orthodoxie dans ses inscriptions sans pour autant renoncer à ses plans grandioses pour Sîn149. Cette dernière interprétation nous paraît moins satisfaisante pour une raison particulière : le retour à l’orthodoxie cadre mal avec l’interruption répétée (et vraisemblablement volontaire) de la fête du Nouvel An par Nabonide, sur laquelle nous allons bientôt nous pencher. Mais auparavant, il est nécessaire d’examiner le contenu de certaines inscriptions rédigées pendant l’absence de Nabonide. La diminution, voire la disparition du rôle de Marduk en tant que créateur débute dans les inscriptions rédigées pendant l’absence du roi. C’est le cas par exemple dans l’inscription 7 (2.5)150. Même si la primauté de Marduk est respectée, celui-ci étant qualifié d’ « Enlil des dieux » et de « seigneur de l’univers » (en gi-im-ra)151, son rôle de créateur n’est pas évoqué, ce qui est pour le moins surprenant puisque Éa et Bēlet-ilī sont qualifiés respectivement de « créateur de tout » (ba-an ka-la-mu) et « créatrice de l’univers (ba-na-at gi-im-ra) ». Ces titres ne sont pas sans rappeler ceux portés par Éa et Zarpanit dans l’inscription A. La grande différence est que dans l’inscription A, Marduk est associé à la création du roi Nabonide (comme Éa et Zarpanit par ailleurs), ce qui n’est pas le cas ici. Le rôle de Marduk se limite à appeler Nabonide à devenir roi.
147. Raymond Philip Dougherty, Nabonidus and Belshazzar, New Haven, CT, Yale University Press, 1929, p. 105-137 ; Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 63 et 185. 148. Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 63. 149. Idem. 150. Cette inscription, selon Beaulieu, peut être datée entre la troisième et la sixième année de règne de Nabonide ou entre la troisième et la dixième année, peut-être avant la sixième année, selon Schaudig. 151. En gi-im-ra : littéralement, seigneur de la « totalité ».
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Soulignons par ailleurs que c’est plutôt Sîn, ici nommé Nannār, qui est associé à la création du roi. Les mots que l’on retrouve dans cette inscription ne sont toutefois pas ceux qui sont généralement utilisés lorsqu’il est question de la création d’un roi. Schaudig traduit ú-ṣa-ab-ba-a nab-ni-itsu par « überwachte seine Erschaffung »152, c’est-à-dire qui « a supervisé/ surveillé sa création153 », alors que Beaulieu traduit plutôt par « conceived his shape154 ». Même si elles donnent un sens plutôt différent au texte, ces deux traductions sont possibles155. Ajoutons qu’en associant Sîn plutôt indirectement à la création de Nabonide, et en utilisant des termes et donc des images qui ne sont habituellement pas employés pour décrire la création du roi, l’auteur semble vouloir faire preuve de retenue lorsqu’il parle de Sîn qui, par ailleurs, n’est mentionné qu’une seule fois dans toute cette longue inscription. Bref, Marduk perd un peu de son pouvoir, mais pas au profit de Sîn. Mentionnons en terminant que la création du roi est une fois de plus évoquée dans une autre inscription rédigée pendant l’absence du roi. Il s’agit de l’inscription 8 (2.4)156. Dans ce cas, Nabonide est la créature d’une autre déesse : il est qualifié de « créature (bi-nu-tu) de Ninmenna157 ». Et comme dans l’inscription 7 (2.5), Marduk est une fois de plus tenu à l’écart de toute activité créatrice. On voit donc que le rôle de Marduk en tant que créateur – jusque-là uniquement associé à la création de Nabonide, rôle qu’il partage toujours avec un ou d’autres dieux – disparaît totalement dans les inscriptions rédigées pendant l’absence de Nabonide. Le pouvoir créateur de Marduk sera encore davantage diminué en raison d’une conséquence directe et majeure de la présence prolongée de Nabonide en Arabie : l’annulation de la fête du Nouvel An babylonien.
152. Schaudig, Die Inschriften Nabonids, p. 368. 153. Dans ce cas, « Erschaffung » a plutôt le sens de créature, c’est-à-dire que le roi est la création de Nannar. 154. Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 51. 155. Le verbe ṣubbû peut, entre autres, être traduit par « surveiller quelque chose de loin » ou encore « compléter un travail/œuvre selon un plan préconçu » (voir CAD, volume 16, p. 226), alors que le substantif nabnītu peut avoir le sens de « progéniture », « produit », « créature », mais aussi « apparence », « stature » ou encore « caractéristique » (voir CAD, volume 11, p. 27). 156. Selon Beaulieu, cette inscription a été rédigée entre la quatrième et la treizième année, peut-être la sixième. Schaudig est aussi de cet avis. 157. Inscription 8 (2.4), colonne I, ligne 3.
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7. L’annulation de la fête du Nouvel An sous le règne de Nabonide La fête du Nouvel An – aussi connue sous le nom d’Akitu – était sans contredit la fête la plus importante de l’année à Babylone et représentait d’abord et avant tout une nouvelle création ou plutôt une réactualisation de l’activité créatrice de Marduk. Cette célébration était nécessaire au bon fonctionnement du monde, puisqu’elle permettait au dieu de Babylone de fixer le destin de ses sujets pour la prochaine année. Le rôle de Marduk en tant que créateur est au cœur des célébrations, ce qui est illustré lors du 4e jour de la fête : « [après le pe]tit (repas) de la fin du jour, Enūma eliš [du commen]cement jusqu’à la fin, l’urigallu de l’É-ku-a [à Bêl158 “élè]vera”159 ». N’oublions pas que c’est parce qu’il a le pouvoir de créer que Marduk est reconnu supérieur par les autres dieux160. La suprématie de Marduk est donc conditionnelle à sa puissance créatrice. Or, la fête du Nouvel An donnait l’occasion de célébrer le pouvoir créateur de Marduk et donc, sa suprématie sur les autres dieux. Précisons toutefois qu’il ne s’agit pas simplement d’un rappel du pouvoir créateur de Marduk, tel que présenté dans l’Enūma eliš ; c’est parce qu’il a été créateur au début des temps que Marduk a le pouvoir de recréer le monde, c’est-à-dire de lui « créer » un destin pour l’année à venir. En revanche, l’annulation de la fête amputait Marduk d’une partie de son rôle de créateur. En raison de l’importance de cette fête, son interruption allait évidemment avoir des conséquences pour l’empire, ce qui est perceptible dans la Chronique de Nabonide ; chaque année où le roi est absent de la capitale, l’auteur précise que le festival du Nouvel An n’est pas célébré à Babylone161. Nabonide n’a pas annulé les célébrations du Nouvel An pendant tout son règne ; il n’a pas non plus célébré la fête une seule fois, lors de sa dix-septième et dernière année de règne, peu de temps avant l’attaque perse162. Ses autres participations se limitent toutefois aux années qui précèdent son départ pour Téma, alors que Marduk joue un 158. Marduk est souvent appelé Bêl, c’est-à-dire « Seigneur ». 159. François Thureau-Dangin, Rituels accadiens, Paris, Ernest Leroux, 1921, p. 136, lignes 279-284. 160. Voir Enūma eliš, tablette IV, lignes 19-28. 161. En raison du style concis des chroniques, il est notoire que l’auteur prenne toujours la peine de souligner les années où la fête du Nouvel An n’a pas été célébrée, ce qui démontre l’importance capitale de la fête. 162. Voir chronique no 7 (Chronique de Nabonide), dans Albert Kirk Grayson, Assyrian and Babylonian Chronicles (Texts from cuneiform sources, 5), Locust Valley, NY, J.J. Augustin Publisher, 1975, p. 104-111. Voir aussi Jean-Jacques Glassner, Chroniques mésopotamiennes, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 201-204. Il semble néanmoins que la fête n’a pas été célébrée pendant toute la durée de l’absence du roi Nabonide en Arabie.
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rôle important et que celui de Sîn est encore restreint163. Bref, la célébration de la fête semble plutôt l’exception que la règle et ce, tout au long du règne de Nabonide. En agissant ainsi, le roi de Babylone s’exposait à la haine non seulement des prêtres de l’Esagil, mais du peuple en général. 7.1 Annulation de la fête du Nouvel An sous Nabonide : les causes Nabonide ne fut pas le premier roi à ne pas célébrer la fête du Nouvel An à Babylone164. Toutefois, les circonstances dans lesquelles la fête est interrompue, à répétition par surcroît, sont pour le moins problématiques165. Deux sources mentionnent explicitement l’annulation de la fête du Nouvel An par Nabonide : le Pamphlet contre Nabonide et la Chronique de Nabonide. Sans donner d’année précise, l’auteur du Pamphlet affirme que Nabonide aurait ordonné l’annulation de la fête du Nouvel An à Babylone jusqu’à ce que la reconstruction du temple de Sîn de Ḫarrān soit complétée et que la période de deuil qu’il avait proclamée à cette occasion prenne fin166. Il est donc possible que Nabonide ait interrompu la célébration de l’Akitu l’année même de son départ pour l’Arabie. L’annulation de la fête est confirmée par le récit, malheureusement incomplet, des chroniques. On y apprend que Nabonide était à Téma les septième, neuvième, dixième et onzième années de son règne167. La formulation du texte est toujours la même : immédiatement après avoir mentionné que le roi est à Téma, l’auteur souligne qu’au mois de Nisan, le roi ne vient pas à Babylone, ce qui empêche Marduk de sortir de son temple et Nabu, son fils, de venir à Babylone. La fête du Nouvel An ne pouvait donc pas être célébrée. Plusieurs interprétations différentes ont été proposées pour expliquer ce geste de Nabonide. Selon Sidney Smith, Nabonide aurait interrompu l’Akitu pour deux raisons principales. Tout d’abord, il aurait abandonné la fête en raison de sa dévotion à Sîn168. 163. Il semble en effet que Nabonide ait célébré l’Akitu lors des quelques années qui précèdent l’inauguration du temple de Ḫarrān et son départ pour Téma. Deux documents mentionnent la présence de Nabonide à la fête de l’Akitu. Voir Svend Aage Pallis, The Babylonian Akîtu Festival. Copenhagen, Bianco Lunos Bogtrykkeri, 1926, p. 133. 164. À ce sujet, voir Grayson, Assyrian and Babylonian Chronicles, p. 35. 165. En effet, cette fête avait toujours été annulée seulement en raison de problèmes graves (invasion, révolte interne, exil de la statue de Marduk, etc.). Voir Pallis, The Babylonian Akîtu Festival, p. 6 et Grayson, Assyrian and Babylonian Chronicles, p. 35. 166. S. Smith, Babylonian Historical Texts, p. 48-49. 167. Grayson, Assyrian and Babylonian Chronicles, p. 106-108. 168. S. Smith, Babylonian Historical Texts, p. 49.
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Ensuite, Nabonide n’aurait pas apprécié le rôle qu’il devait jouer dans la cérémonie169. Cette proposition de Smith est intéressante, bien qu’elle demeure hypothétique170. Raymond Philip Dougherty donne une interprétation différente. Selon lui, la non-observance de la fête du Nouvel An était une conséquence normale de sa campagne en Arabie171. La position de Amélie Kuhrt est semblable. Que la fête n’ait pas été célébrée pendant les premières années de conquêtes pourrait s’expliquer ; le roi était loin de la capitale, occupé à prendre le contrôle de la région de Téma. Toutefois, l’éloignement et les difficultés tactiques que pose la guerre dans le désert172 ne peuvent expliquer le fait que la fête était encore annulée lors de la 11e année, soit environ sept ans après le départ de Nabonide. Cette situation n’avait plus rien de normal. En somme, il paraît improbable que cette campagne ait occupé le roi au point de ne pas lui permettre de venir à Babylone pour la célébration de la fête, où sa présence était nécessaire. La position de Beaulieu est proche de celle de Dougherty et Kuhrt. Il doute que Nabonide ait pris une décision politique aussi imprudente et peu judicieuse que d’annuler la fête du Nouvel An173. Et comme Kuhrt, Beaulieu précise qu’à son retour, Nabonide a de nouveau célébré la fête du Nouvel An174. Nous sommes en désaccord avec Beaulieu et Kuhrt sur ce point. En effet, nous ne savons pas si Nabonide a célébré l’Akitu chaque année après son retour. Nabonide lui-même n’en parle pas dans ses inscriptions. La seule date assurée reste la dix-septième et dernière année de son règne. Il est donc impossible de savoir si la fête du Nouvel An fut
169. Idem. 170. Il est possible que Nabonide n’ait pas apprécié le rôle de pénitent qu’il devait jouer lors du 5e jour des célébrations du Nouvel An, alors que le prêtre principal de Marduk le dépouille de ses attributs royaux, le frappe au visage et le traîne devant la statue de Marduk en le tirant par les oreilles et en le forçant à s’agenouiller (ThureauDangin, Rituels accadiens, p. 144-145). Nous avons vu qu’au début de son règne, Nabonide vénère Marduk plutôt par opportunisme que par véritable piété. Ce faisant, il est possible que ce rituel, où le rôle de Marduk et du personnel de son temple est central, n’avait rien pour plaire à Nabonide. De plus, si le roi a voulu imposer des réformes à l’Esagil – comme il l’a fait avec certains grands temples du royaume et ce, dès la première année de son règne (voir Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 117-127) –, il est probable que sa « confrontation » avec l’urigallu le plaçait dans une position inconfortable. 171. Dougherty, Nabonidus and Belshazzar, p. 112-113. 172. Amélie Kuhrt, The Ancient Near East c. 3000-330 BC., London, UK & New York, Routledge, 1995, Vol. 2, p. 600. Il s’agit selon elle de la cause de son exil de dix ans. 173. Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 187. 174. Idem. Voir aussi Amélie Kuhrt, « Nabonidus and the Babylonian Priesthood » dans M. Beard – J. North (dir.), Pagan Priests : Religion and Power in the Ancient World. Ithaca, New York, Cornell University Press, 1990, 119-155, p. 146.
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célébrée entre la douxième et la seizième année. De plus, ce geste, s’il était volontaire comme nous le croyons, allait évidemment être impopulaire, mais n’était peut-être pas si insensé. En agissant de la sorte, Nabonide voulait possiblement affaiblir le clergé de la capitale avant son retour et l’imposition de ses réformes religieuses. Cette décision peut aussi s’expliquer par la volonté de Nabonide de contrer le retour à l’orthodoxie que son fils et les prêtres de Marduk semblent avoir entrepris pendant son absence. Ainsi, il pourrait s’agir d’un geste destiné à bloquer, à distance, le retour en force de Marduk, qui mettait en péril sa future réforme. En somme, nous ne croyons pas que l’interruption de la fête soit simplement une conséquence normale de l’absence du roi. Nous verrons maintenant que l’annulation de la fête du Nouvel An a évidemment eu d’importantes répercussions au sein de l’empire et par le fait même, pour les peuples exilés vivant en Babylonie. 7.2 Les conséquences de l’annulation de la fête du Nouvel An L’annulation de la fête du Nouvel An allait évidemment faire des mécontents autant du côté des prêtres de Marduk que de la population en général. Cette fête était la plus populaire de l’année, mais aussi la plus importante, tant au point de vue religieux que politique. Ce n’est pas un hasard si les chroniqueurs babyloniens soulignent toujours l’interruption de la fête175 et que le Pamphlet contre Nabonide condamne également ce même geste176. Cette célébration n’avait évidemment pas la même importance pour les exilés judéens. Pour eux, que le Nouvel An soit célébré ou non importait peu. Toutefois, l’annulation de la fête, dont les effets étaient visibles dans la capitale, laissait planer des doutes sur la stabilité de l’empire. En amputant Marduk de son rôle de créateur et de responsable de la « création » de la nouvelle année, Nabonide envoie le message que Marduk n’est plus le dieu suprême et n’est donc pas indétrônable. Nabonide donnait, malgré lui, de l’espoir aux exilés demeurés fidèles à leur dieu et ce, bien avant la conquête perse. Cet espoir fut entretenu par le roi de Babylone puisqu’à son retour d’Arabie, il tente concrètement de remplacer Marduk par Sîn, ce qui a sans aucun doute été remarqué par les exilés et les a possiblement incités à faire de même : remplacer Marduk par YHWH.
175. Chronique no 7, colonne II, lignes 5-6, 10-11, 19-20 et 23-24 (Grayson, Assyrian and Babylonian Chronicles, p. 108-109). 176. ANET, p. 313.
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7.3 Le retour de Nabonide Revenu d’Arabie, lors de l’inauguration officielle du temple de Ḫarrān, Nabonide fait ériger une stèle commémorative177. On y retrouve, entre autres choses, une récapitulation des premières années de son règne qui illustre bien ce que Nabonide tente de faire à son retour : réviser l’histoire afin de remplacer Marduk par Sîn. Le roi de Babylone admet que son départ et son séjour prolongé en Arabie ont des causes religieuses. Il est d’abord question des prêtres, non pas de Babylone en particulier, mais plutôt de Babylonie en général, ce qui semble démontrer que leur opposition à Nabonide était plutôt généralisée. De plus, la contestation ne vient pas uniquement des prêtres. Les citoyens de plusieurs villes importantes, comme Babylone, Borsippa, Nippur, Ur, Uruk et Larsa, s’opposent à Nabonide. Selon la version du roi, ces derniers ont « péché » en oubliant les rites de Sîn. Cette situation aurait poussé Sîn à punir le peuple et incité le roi à quitter la capitale178. Après un séjour de dix ans, le roi serait retourné à Babylone dans la « paix et la joie ». Nabonide attribue ce climat « pacifique et prospère » aux actions de plusieurs grands dieux, dont Adad, le dieu de l’orage et de la pluie, la déesse Ishtar, Nergal le dieu des Enfers et le dieu solaire Šamaš179, qui ont agi dans l’intérêt de Nabonide, tel qu’il leur a été commandé par Sîn180. Sîn est désormais le dieu suprême. Cette nouvelle dimension est bien illustrée dans un passage où Nabonide proclame : O Sîn, lord of the gods, […] (who) gathers to himself Anu’s office, (who) controls Enlil’s office, who holds Ea’s office, in whose hands are grasped all heavenly offices, leader of the gods, king of kings, lord of lords, who does not reconsider his order, and you do not utter your command twice, with the awesomeness of whose great godhead heaven and earth are filled, in the absence of whose features heaven and earth are upset, without you who can do what ?181
Il s’agit du premier exemple – à l’exception de l’inscription 2 (2.7) – où la promotion de Sîn et le recul de Marduk sont aussi évidents182. Nabonide 177. Inscription 13 (3.1). Celle-ci a possiblement été rédigée entre la quatorzième et la quinzième année de Nabonide. 178. ANET, p. 562. 179. À noter que Marduk et Nabu ne sont pas mentionnés. 180. ANET, p. 562. 181. Inscription 13 (3.1), colonnes II, lignes 14-26. Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 60-61. Voir aussi Schaudig, Die Inschriften Nabonids, p. 498. 182. En fait, la volonté du roi de remplacer Marduk par Sîn est évidente dans les inscriptions publiées après son retour de Téma. Marduk a des titres uniquement dans une inscription sur sept – inscription 15 (2.12) –, où il est qualifié de « grand seigneur », d’« Enlil des dieux » ou encore, simplement de « grand ».
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affirme plus loin que Sîn, et non Marduk, l’a appelé à la fonction royale, ce qui contredit le contenu de l’inscription 1 (3.3a), où ce rôle est joué par Marduk183. Sîn révèle ensuite au roi, par l’entremise d’un rêve, qu’il doit rebâtir son temple de Ḫarrān, ce qui diffère une fois de plus du contenu de l’inscription 1, où seul Marduk s’adresse au roi. Nabonide fait donc la rétrospective de son règne, en évacuant Marduk au profit de Sîn. Marduk n’est pas mentionné, non pas parce que l’inscription ne le concerne pas, mais parce que Sîn s’empare de son rôle. On trouve des exemples de ce recul de Marduk dans quatre autres inscriptions. Elles ont toutes été rédigées après le retour du roi à Babylone et concernent des (re)constructions de temples. Deux sont dédiées à Sîn – inscriptions 14 (3.4) et 17 (2.2) –, et deux autres à Šamaš, Ishtar et Annunîtum184 – inscriptions 15 (2.12) et 16 (2.14). Comme le souligne Beaulieu, Sîn est toujours glorifié, non seulement dans les inscriptions où il est concerné, mais aussi dans celles dédiées à d’autres dieux, alors que Marduk est presque complètement ignoré, à l’exception de l’inscription 15 (2.12) où il est présenté comme étant un simple compagnon de Sîn. Certains thèmes de l’inscription 1 (3.3a) sont repris dans l’inscription 15 (2.12)185. Le but du roi semble être, une fois de plus, de réviser l’histoire. En effet, dans l’inscription 15 (2.12), Nabonide est destiné à devenir roi dans le ventre de sa mère non pas par Marduk, mais par Sîn et Ningal186. Marduk est toujours présent, mais il apparaît aux côtés de Sîn, qui joue un rôle supérieur au sien. À titre d’exemple, dans l’inscription 1 (3.3a), la destruction de Ḫarrān et de l’Eḫulḫul187 est attribuée à la colère de Marduk188. Or, dans l’inscription 15 (2.12), c’est à Sîn que revient cette décision189. De plus, ce sont Sîn et Šamaš, et non Marduk, qui lui ordonnent de reconstruire l’Eḫulḫul de Ḫarrān190. On observe un autre phénomène important. Nabonide ne se contente pas de remplacer Marduk par Sîn comme dieu principal de l’empire. Nabonide transfère le pouvoir créateur de Marduk à Sîn. Même si le rôle
183. On peut donc douter, contrairement à ce que prétend Schaudig (Die Inschriften Nabonids, p. 515), que l’inscription 1 ait été rédigée après la treizième année et donc à peu près en même temps que l’inscription 13. 184. Annunîtum est une fille du dieu Sîn. 185. L’inscription 15 (2,12) aurait été rédigée pendant la treizième année selon Beaulieu, après la treizième et sans doute pendant la seizième, selon Schaudig. 186. Inscription 15 (2.12), colonne I, lignes 4-5. 187. Ces destructions auraient eu lieu vers 610. 188. Inscription 1 (3.3a), colonne II, lignes 1-20. 189. Inscription 15 (2.12), colonne I, lignes 11-12. 190. Inscription 15 (2.12), colonne I, lignes 43-45. Cette version vient contredire ce qui avait été dit dans l’inscription 1 (3.3a) (colonne X, lignes 30-31).
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de Marduk en tant que créateur est présenté sans trop d’insistance dans les premières inscriptions191, et qu’il disparaît dans les inscriptions rédigées pendant que le roi est à Téma, Sîn ne le remplace pas dans ce rôle. Toutefois, après son retour d’Arabie, même s’il ne tente pas de remplacer Marduk par Sîn en tant que créateur des cieux, de la terre et de l’humanité, Nabonide attribue une fonction à Sîn que Marduk a très rarement joué, celle de créateur de certains dieux ou des dieux en général. À titre d’exemple, Sîn est le créateur de Šamaš (« son créateur » (ba-ni-šú)192, alors que dans l’inscription 15 (2.12), Nabonide demande aux dieux en général de vénérer le temple de Sîn, « le père, leur créateur » (a-bi ba-nišu-un)193. Sîn est qualifié ainsi à deux autres reprises dans la même inscription. Nabonide s’adresse d’abord à Šamaš et Ishtar pour qu’ils parlent en sa faveur auprès de Sîn, « le père, leur créateur »194. Le roi fait la même requête à Šamaš et Annunîtum195. Dans l’inscription 16 (2.14), il est question de la restauration de quatre temples196. Fait à souligner, toutes ces réfections avaient été effectuées avant le retour de Nabonide à Babylone197, à l’exception de l’Eulmash de Sippar-Annunîtum, qui a été reconstruit dans les dernières années de son règne198. Même si cette inscription a été rédigée pour commémorer l’inauguration d’un temple consacré à la déesse Annunîtum, le roi en profite pour rééditer les passages concernant la restauration de deux temples dédiés au dieu Šamaš, que l’on retrouvait déjà sur les inscriptions 5 (2.9) et 9 (2.11)199. Le contenu est retravaillé afin d’omettre toutes les références à Marduk. L’histoire est une fois de plus corrigée, avec la volonté évidente de célébrer le pouvoir universel de Sîn et, semble-t-il, effacer celui de Marduk.
191. Marduk est uniquement le créateur de Nabonide, rôle qu’il n’est jamais le seul à jouer. 192. Inscription 13 (3.1), colonne II, ligne 5. 193. Inscription 15 (2.12), colonne II, ligne 30. 194. Inscription 15 (2.12), colonne II, ligne 40. 195. Inscription 15 (2.12), colonne III, ligne 55. 196. Il est question de l’Ebabbar de Sippar, de l’Ebabbar de Larsa, de l’Eulmash d’Agade et de l’Eulmash de Sippar-Annunîtum. 197. Selon Beaulieu, l’Ebabbar de Sippar a été reconstruit pendant la deuxième année de règne de Nabonide, l’Ebabbar de Larsa pendant la dixième année, alors que l’Eulmash d’Agade a probablement été reconstruit pendant la septième année (Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 141). 198. Selon Beaulieu et Schaudig, cette inscription a été rédigée après l’an 13, possiblement dans la seizième année de règne de Nabonide. L’objectif de l’inscription 16 (2.14) est de commémorer l’inauguration du temple dédié à la déesse Annunîtum. 199. L’inscription 5 (2.9) a été rédigée avant l’exil du roi à Téma ; l’inscription 9 (2.11), pendant qu’il se trouvait en Arabie.
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L’exaltation de Sîn se poursuit dans l’inscription 17 (2.2), où ce dernier est le seul dieu mentionné. Nabonide va jusqu’à qualifier les temples de Marduk et de Nabu, l’Esagil et l’Ezida, de « ses temples », c’est-à-dire ceux de Sîn200. On retrouve également des épithètes qui sont normalement portées par Marduk, Aššur ou Enlil201. Ainsi, Sîn est désormais le « seigneur des seigneurs », le « roi des rois », le « seigneur des dieux », le « roi des dieux », et même le « dieu des dieux 202 », expression qui n’a jamais été utilisée pour qualifier Marduk et qui, comme l’a souligné Beaulieu, représente probablement l’épithète la plus importante jamais donnée à un dieu mésopotamien203. Il paraît donc évident que Nabonide a l’intention de fournir une titulature originale au dieu dont il propose la promotion. Pour ce faire, il utilise certaines épithètes de Marduk, mais il en invente aussi de nouvelles. En somme, à la fin de son règne, Nabonide n’hésite plus à rendre publique sa profonde dévotion envers Sîn et son intention de marginaliser Marduk, voire de le faire totalement disparaître. Kuhrt a tenté, sans succès à notre avis, de remettre en question l’idée voulant que Nabonide ait eu une relation particulière avec le dieu Sîn et qu’il ait entrepris d’en faire le dieu principal de l’empire204. Selon elle, puisque les inscriptions où Nabonide donne une position d’importance suprême à Sîn sont peu nombreuses, il n’y a aucune raison de conclure que la promotion de Sîn a fait partie d’une volonté délibérée de réforme religieuse de la part de Nabonide. De plus, si la dévotion de Nabonide envers Sîn est plus présente dans ses inscriptions de Ḫarrān, c’est uniquement parce que Sîn en était le dieu local205. Il est vrai que les dieux des temples concernés par une construction ou une restauration sont mis à l’avantplan dans les inscriptions royales akkadiennes en général. Par contre, nous avons vu que Marduk est toujours vénéré dans les inscriptions 200. Colonne II, lignes 3-12. L’usurpation des temples de Marduk et de Nabû est aussi évoquée dans l’inscription 16. Beaulieu y voit une composante majeure des réformes de Nabonide (Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 61). 201. Ce phénomène est observable dans la plupart des inscriptions rédigées après son retour d’Arabie. 202. Inscription 17 (2.2), colonne I, ligne 29 ; colonne II, ligne 5. 203. Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 62. 204. Kuhrt, « Nabonidus and the Babylonian Priesthood », p. 127. Dougherty a été le premier à mettre en question les relations particulières qui semblent exister entre Nabonide et le dieu lune Sîn, celui d’Ḫarrān en particulier. Selon lui, Nabonide ne s’intéresse pas uniquement au culte de Sîn (Dougherty, Nabonidus and Belshazzar, p. 154-155). 205. Kuhrt, The Ancient Near East, p. 600. Voir aussi Kuhrt, « Nabonidus and the Babylonian Priesthood », p. 136, où elle admet néanmoins que l’inscription 17 (2.2) « is remarkable for the great prominence it gives to the moon-god (Sîn) in comparison to the other gods of the Babylonian pantheon ».
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babyloniennes traditionnelles, peu importe le temple et le dieu principal de l’inscription. Même les premières inscriptions de Nabonide sont conformes à ce modèle, tout comme celles rédigées pendant son exil à Téma. Or, après son retour, Nabonide rejette le modèle traditionnel, mais va encore plus loin ; non seulement ne mentionne-t-il plus Marduk, mais il vénère Sîn avec des titres généralement appliqués exclusivement au dieu de l’empire. Bref, contrairement à ce que suggère Kuhrt, la relation entre Nabonide et Sîn est davantage qu’une simple affaire de géographie. Le fait que Kurth insiste peu sur la datation des inscriptions et l’évolution de la dévotion de Nabonide affaiblit son argumentation. En effet, il paraît évident que l’élévation de Sîn est concentrée dans les inscriptions tardives de Nabonide. Kuhrt oublie également que certaines inscriptions rédigées au début de son règne ont été réécrites dans la dernière portion du règne afin de remplacer Marduk par Sîn et ce, même à l’intérieur d’inscriptions où Sîn n’est pas le dieu concerné. Kuhrt passe ainsi à côté d’un phénomène pourtant évident : en rééditant des inscriptions qui existaient déjà, Nabonide refait l’histoire de son règne pour remplacer Marduk par Sîn. Finalement, un dernier argument milite contre la position de Kuhrt. La majorité des écrits, qu’il s’agisse de textes de propagande contre le roi, comme le Pamphlet contre Nabonide, ou plus factuels comme la Chronique de Nabonide (chronique no 7), reprochent des « offenses » religieuses à Nabonide dont le contenu est toujours semblable : rejet de Marduk et promotion de Sîn. Cette promotion de Sîn au détriment de Marduk est confirmée par les dernières inscriptions de Nabonide. Quelles qu’en soient les causes, il s’agit d’un fait difficile à remettre en question. N’oublions pas que l’auteur du Pamphlet contre Nabonide ne se contente pas d’affirmer que Marduk n’est pas respecté par Nabonide ; il donne le nom du dieu qui obtient les faveurs du roi. C’est cette attitude qui lui est reprochée, c’est-à-dire non seulement d’avoir rejeté Marduk, mais d’avoir voulu faire la promotion d’un dieu bien précis : Sîn. Même si Nabonide a reconstruit d’autres temples et fait inscrire des prières à différents dieux pendant son règne, c’est son attitude spécifique envers Sîn qu’on lui reproche. Nous sommes plutôt de l’avis de Beaulieu qui soutient qu’à son retour d’Arabie, Nabonide a imposé une réforme religieuse majeure, planifiée depuis longtemps, dont le résultat a été le rejet de Marduk, qui avait été le dieu suprême et incontesté de Babylone pendant environ six siècles206. 206. Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 62-65. Voir aussi Beaulieu, « King Nabonidus and the Neo-Babylonian Empire », p. 972. Vanderhooft, The Neo-Babylonian Empire and Babylon in the Latter Prophet, p. 56, est du même avis.
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Or, Nabonide ne se limite pas à remplacer Marduk par Sîn ; il en fait une promotion qui frôle le fanatisme207. Ainsi, les prêtres de Marduk à Babylone reprochent à Nabonide non pas de démontrer son attachement au dieu de sa ville natale208, mais de proclamer la supériorité de Sîn aux dépens de Marduk. Le clergé de Marduk n’a évidemment rien contre le dieu Sîn, mais il était impensable d’en faire le dieu principal de l’empire. Ces changements que Nabonide apporte à la religion babylonienne traditionnelle, et par le fait même à l’image propagée par l’empire, ont sans doute été remarqués par les exilés judéens. En contestant les bases religieuses sur lesquelles avait été construit l’empire depuis Nabuchodonosor II, Nabonide, sans le vouloir, lançait un message aux sujets de l’empire : Marduk n’est plus le roi incontesté des dieux ni le dieu principal de l’empire. Il est donc possible que les actions du roi Nabonide aient redonné espoir aux exilés : le dieu de l’empire n’était plus invincible ni indétrônable. Cet espoir de voir Babylone et son dieu tomber, espoir qu’entretenaient sûrement certains exilés, s’est concrétisé quelques années après le retour de Nabonide. En effet, lors de la dix-septième année de son règne, soit à peine quatre ans après son retour, l’empire fut attaqué et conquis par les Perses, menés par leur roi Cyrus II, dit le grand. 8. La conquête perse et la chute de Babylone Cyrus II (c. 557-530) fut, et de loin, le personnage le plus important de son temps. Son souvenir a traversé l’histoire grâce, entre autres, aux auteurs grecs Hérodote209 et Xénophon210, mais aussi à la Bible hébraïque où il est qualifié d’« Oint de YHWH » (Is 45,1) et est explicitement associé à la libération des exilés de Babylone211. Le roi perse allait bouleverser le monde de son époque : en un peu plus de deux décennies (c. 555-530), Cyrus a mis en place un empire aux dimensions encore jamais vues, qui s’étendait de la Méditerranée jusqu’à l’Asie centrale. La puissance de Cyrus et de ses armées a évidemment eu des conséquences sur l’avenir 207. Ibid., p. 212. 208. Sur les origines possibles de Nabonide, voir Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 67-86. 209. Hérodote consacre le premier chapitre de ses Histoires aux Perses et à Cyrus en particulier (Hérodote, Histoires. Traduit du grec par Pierre-Henri Larcher, introduction, choix de textes et notes de François Hartog, Paris, Maspero, 1980). 210. Dans la Cyropédie, Xénophon présente Cyrus comme étant le souverain idéal (Xénophon, Cyropédie. Texte établi et traduit par M. Bizos, Paris, Les Belles Lettres, 1971). 211. Is 44,26.28 ; Esd 1,1-3 et 2 Ch 36,22-23.
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de l’empire de Nabonide et donc, sur celui des peuples exilés en Babylonie, auxquels il a permis de retourner dans leurs pays d’origines. Le règne du roi Cyrus a déjà fait l’objet d’études détaillées212. Nous nous limiterons à sa conquête de Babylone et insisterons particulièrement sur sa relation avec Marduk et ses prêtres. Nous verrons que cette relation aura une influence déterminante sur les écrits du Deutéro-Isaïe. Selon la Chronique de Nabonide, qui est la source la plus objective pour reconstituer les derniers moments de l’empire néo-babylonien, Babylone serait tombée en deux semaines environ et sans combat par surcroit213. Cette idée voulant que le roi perse soit entré à Babylone « sans combat ni bataille »214 est aussi évoquée dans le Cylindre de Cyrus, texte vraisemblablement rédigé conjointement par les Perses et les prêtres de Marduk peu de temps après la conquête de Babylone, et qui est d’une importance capitale pour comprendre plusieurs passages du Deutéro-Isaïe. Dans la deuxième partie du Cylindre, Cyrus lui-même affirme, deux fois plutôt qu’une, que lui et son armée sont entrés « pacifiquement dans Babylone215 ». Nabonide aurait été capturé à Babylone216 avant que Cyrus ne fasse son entrée officielle dix-sept jours plus tard, soit le troisième jour du mois de Marchewan (octobre-novembre)217. On peut douter que l’empire néo-babylonien soit tombé aussi rapidement, comme quelques
212. Sur le règne de Cyrus en général, voir Albert T. Olmstead, History of the Persian Empire, Chicago, IL, Phoenix Books, 1959 (1948), p. 34-85 ; Max Mallowan, « Cyrus the Great (558-529 B.C.) », dans Iran 10 (1972) 1-17 ; John Manuel Cook, The Persian Empire, London, UK, J. M. Dent, 1983, p. 25-43 ; T. Cuyler Young Jr, « The Early History of the Medes and the Persians and the Achaemenid Empire to the Death of Cambyses », dans John Boardman et al. (dir.), Persia, Greece and the Western Mediterranean, c. 525 to 479 B.C (CAH, 4), Cambridge, UK – New York, NY, CUP, 1988, 28-46 ; Muhammad A. Dandamaev, A Political History of the Achaemenid Empire, Leiden, Brill, 1989, p. 10-69 ; Pierre Briant, Histoire de l’empire perse. De Cyrus à Alexandre, Paris, Fayard, 1996, p. 41-60 ; Éric Bellavance, YHWH contre Marduk : une analyse postcoloniale du thème de la création dans les chapitres 40-48 du livre d’Isaïe. Thèse de doctorat, Université de Montréal, 2006. 213. Chronique no 7, colonne III, lignes 15-16. 214. Cylindre de Cyrus, ligne 17. La traduction du Cylindre de Cyrus que nous utilisons est celle de Pierre Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, Paris, Gallimard, 1997. Nous tiendrons également compte de la traduction de Stéphanie Anthonioz, « À qui me comparerez-vous ? : (Is 40,25) La polémique contre l’idolâtrie dans le Deutéro-Isaie (LD, 241), Paris, Cerf, 2011. 215. Cylindre de Cyrus, lignes 22 et 24. 216. Il n’y a pas de date précise pour la capture de Nabonide. Sur le sort possible de Nabonide après la conquête perse, voir Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 231 et Pierre Briant, « Dons de terres et de villes : l’Asie Mineure dans le contexte achéménide », dans REA 87/1-2 (1985) 53-71, p. 57, n. 3. 217. Chronique no 7, colonne III, ligne 18 (Grayson, Assyrian and Babylonian Chronicles, p. 110).
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auteurs l’ont déjà souligné218. La soudaineté de la conquête de 539 n’est vraisemblablement qu’une illusion et, comme l’affirme Briant, l’interprétation traditionnelle « éveille la suspicion, tant elle est en accord avec l’image qu’a voulu donner la propagande perse elle-même219 ». Quoi qu’il en soit, que la chute de Babylone ait été fulgurante ou non, la conquête perse allait avoir des conséquences qui affecteront les exilés judéens et sur lesquelles nous allons insister : le retour en force de Marduk et la libération des peuples qui avaient été déportés en Babylonie. 8.1 Cyrus et le retour de Marduk Le Cylindre de Cyrus est évidemment un texte de propagande properse, sans doute rédigé par les prêtres de Marduk qui se sont ralliés au souverain perse, peu de temps après la conquête, afin de la justifier théologiquement. Deux acteurs bénéficièrent particulièrement de la propagande du Cylindre : Marduk et Cyrus. Nabonide en est la seule et unique victime. Ainsi, comme dans le Pamphlet contre Nabonide, il est question d’impiété envers Marduk, ce qui justifie le choix et l’envoi de Cyrus par le dieu de Babylone pour « libérer » sa ville. Même s’il est vrai que le Cylindre et le Pamphlet représentent des textes de propagande pro-perse, pro-Marduk et anti-Nabonide, il ne faut toutefois pas oublier que ces textes ont été rédigés peu de temps après la défaite de Nabonide ; puisque les gens à qui s’adressaient ces textes avaient été sujet du roi, la propagande devait donc être crédible pour être efficace. Cette propagande n’aurait eu aucun effet si elle avait été inventée uniquement pour salir la mémoire de Nabonide, au profit de Cyrus. L’objectif des auteurs était certes de condamner Nabonide, mais aussi de présenter Cyrus comme le nouveau roi légitime de Babylone. Ainsi, contrairement à Nabonide, qui à la fin de son règne attribue toutes ses actions (présentes ou passées) à Sîn, Cyrus, sans doute pour se faire accepter par ses nouveaux sujets, attribue sa puissance et son nouveau rôle de roi de la « totalité du monde » à Marduk, et à lui seul. De plus, les Perses ont pris soin de célébrer la fête du Nouvel An à Babylone 218. Voir par exemple Elizabeth N. Von Voigtlander, A Survey of Neo-Babylonian History. Thèse de doctorat, University of Michigan, 1963, p. 194 et 198 ; George G. Cameron, « Cyrus the « Father » and Babylonia », dans Jacques Duchesne-Guillemin – Pierre Lecoq (dir.), Hommage universel. Actes du Congrès de Shiraz 1971 et autres études rédigées à l’occasion du 2500e anniversaire de la fondation de l’empire Perse (AcIr, 1-3), Téhéran et Liège – Leiden, Bibliothèque Pahlavi – Brill, 1974, Vol. 1, 45-48 ; Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 197-203, Kuhrt, « Nabonidus and the Babylonian Priesthood », p. 134 et Briant, Histoire de l’empire perse, p. 51-52. 219. Briant, Histoire de l’empire perse, p. 52.
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quelques mois après leur conquête. Ils acceptent ainsi, en apparence du moins, le rôle de Marduk en tant que créateur du monde220. En somme, Cyrus n’hésite pas à vénérer le grand dieu de Babylone comme si ce dernier était véritablement à l’origine de sa puissance et de ses conquêtes militaires. Cyrus a sans doute réalisé assez tôt qu’il ne pouvait espérer la stabilité de son nouvel empire en imposant des réformes religieuses. Par ailleurs, le roi perse aurait pu imposer ses dieux aux vaincus, ou à tout le moins, sans les imposer directement, il aurait pu leur attribuer la victoire ou une certaine part de celle-ci. Cyrus en décide autrement : le roi perse préfère passer par le grand dieu des Babyloniens pour expliquer ses succès. Les Babyloniens ne sont évidemment pas dupes. Néanmoins, la vie continue à Babylone et Marduk est de retour, grâce aux prêtres de l’Esagil, mais aussi grâce à Cyrus221. C’est à cette époque, où le dieu de Babylone est rétabli dans ses fonctions traditionnelles, que les exilés judéens furent libérés, grâce à Cyrus et donc, d’une certaine manière, grâce à Marduk… Le Cylindre de Cyrus est d’une importance capitale pour notre propos. Il fut tout d’abord rédigé et diffusé pour faire accepter le nouvel « empereur », mais également pour rétablir Marduk dans ses fonctions traditionnelles. Or, par leur volonté de propager cette position officielle, les Perses et les prêtres de Marduk exposaient le contenu de leur collaboration à la possibilité d’une re-production, avec des objectifs complètement différents. En effet, nous verrons que le contenu du Cylindre fut adopté (en partie, il va sans dire) et adapté par le Deutéro-Isaïe pour convaincre ses compatriotes que c’était leur Dieu et non Marduk qui avait orchestré le tout, et donc pour les inciter à quitter Babylone et à entreprendre un retour vers Jérusalem. Nous considérons même la publication du Cylindre de Cyrus comme un élément déclencheur, c’est-à-dire qui a forcé certains exilés à réagir : YHWH devait absolument prendre place dans cette propagande, sinon les conséquences auraient pu être dramatiques, car YHWH aurait pu être écarté de la libération de son peuple. 220. Il semble, selon le texte fragmentaire de la chronique no 7 que ce soit Cambyse, le fils de Cyrus, qui l’ait célébrée ; voir Grayson, Assyrian and Babylonian Chronicles, p. 111. 221. Cyrus n’agit évidemment pas par piété. L’objectif est de rendre son règne, et celui de son fils, plus acceptable. Cette décision semble avoir porté fruit. En effet, la conquête de Babylone par les Perses et la déposition de son dernier roi ne semblent pas avoir amené de troubles particuliers en Babylonie, ce qui ne veut pas dire que la nouvelle domination perse ait été acceptée d’emblée. En effet, les exagérations que l’on retrouve dans le Pamphlet contre Nabonide ou dans le Cylindre de Cyrus montrent que Nabonide avait encore des supporteurs et qu’une portion importante de la population n’était pas prête à accepter des dirigeants étrangers.
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8.2 La libération des dieux et des peuples exilés L’une des premières actions de Cyrus après sa conquête de Babylone fut de renvoyer dans leurs pays d’origine les statues des dieux que Nabonide avait réquisitionnées dans la capitale à la veille de l’invasion perse, et les peuples que Nabuchodonosor avait déportés dans la capitale et ses environs quelques décennies auparavant. Le geste de Cyrus est évoqué dans les sources cunéiformes222, de même que dans la Bible hébraïque223. Dans le Cylindre, Cyrus proclame que de [Ninive]224 , d’Aššur et de Suse, d’Akkad, d’Ešnunna, de Zamban, de Mêturnu, de Dêr jusqu’au pays de Guti, jusqu’aux villes [au-delà] du Tigre, dont les fondations avaient été depuis longtemps abandonnées, je ramenai les divinités qui y habitaient et je leur fis une demeure pour l’éternité ; je réunis toutes leurs populations et je les rétablis dans leurs demeures225.
On remarque qu’il n’est pas question des Judéens, bien que ceux-ci aient vraisemblablement bénéficié des mêmes opportunités. Si Marduk est celui qui ordonne à Cyrus de renvoyer les statues divines que Nabonide avait fait venir dans la capitale, l’initiative de libérer les peuples exilés ne lui revient pas, même s’il approuve la décision du roi perse et se réjouit de ses actions. En agissant de la sorte, Cyrus tente de susciter un sentiment favorable envers sa nouvelle domination. Il s’agit évidemment d’un choix stratégique : en permettant aux peuples que les Babyloniens avaient jadis déportés de quitter Babylone pour retourner vivre dans leurs pays d’origine, Cyrus tente de s’assurer de la fidélité de ses nouveaux sujets. Contrairement à Nabuchodonosor, qui a construit son empire en drainant tout vers le centre, Cyrus préfère installer des gens qui lui sont favorables, puisqu’il les a libérés, non pas au centre de son empire, mais dans de nouvelles provinces perses, qui correspondent en fait à leurs anciens territoires nationaux. Le vrai pouvoir demeure néanmoins entre les mains des administrateurs perses et ultimement du roi lui-même. En effet, bien que la propagande de Cyrus veuille montrer le contraire, les peuples ne sont pas libérés des Babyloniens, mais bien conquis par le nouvel Empire perse. Même si les peuples exilés ont l’occasion de 222. C’est le cas dans le Cylindre de Cyrus et la Chronique de Nabonide, bien qu’il soit uniquement question du retour des dieux dans cette dernière source (colonne III, ligne 21). 223. Voir Is 44,26 et 28 ; Esd 1,1-3 et 2 Ch 36,22-23. 224. Anthonioz, « À qui me comparerez-vous ? : (Is 40,25) La polémique contre l’idolâtrie dans le Deutéro-Isaie, p. 33, propose quant à elle de lire « Babylone ». 225. Cylindre de Cyrus, lignes 30-32. Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, p. 184.
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retourner dans leurs territoires ancestraux, ils ne sont pas libres pour autant puisqu’ils reviennent non pas dans leurs anciens royaumes, mais bien dans une nouvelle province perse. 9. Conclusions du chapitre Sous le règne de Nabuchodonosor II, Babylone est au sommet de sa puissance. Cette situation permettait au roi de faire de sa capitale une réplique de la ville mythique de l’Enūma eliš, c’est-à-dire le centre du monde, la première ville créée par le créateur du ciel, de la terre et de l’humanité. Nous avons vu que Nabuchodonosor développe même cette idée au point de s’inclure spécifiquement dans l’œuvre créatrice de Marduk. Ce dernier, qui a déjà créé la race humaine, se remet à l’œuvre pour créer un roi qui a pour mission de régner sur sa création terrestre, à partir de sa ville. C’est cette image que Nabuchodonosor veut propager ; ses scribes insistent sur la splendeur de sa capitale, qui représente en quelque sorte le reflet de sa puissance226. C’est à cette rhétorique que fut confrontée la première génération d’exilés. Lorsque Nabonide devient roi, Marduk est le dieu incontesté de l’empire ; à la fin de son règne, le dieu de Babylone ne joue plus aucun rôle, ni en tant que roi des dieux, ni en tant que créateur par excellence. En remplaçant Marduk par Sîn pour en faire le dieu principal de l’empire, Nabonide remettait en question les bases sur lesquelles était fondé l’empire néo-babylonien depuis Nabuchodonosor II. Il est fort probable que les exilés favorables à un retour vers Jérusalem aient été sensibles à ces transformations, qui deviendront évidentes après le retour du roi227. Il faut souligner, à l’instar de Vanderhooft, que les inscriptions royales servaient à exposer publiquement l’idéologie royale228. Par conséquent, le discours impérial pouvait être récupéré et utilisé autrement. À notre avis, Nabonide fut victime de son propre discours : les prêtres de Babylone s’y sont opposés pour réintégrer Marduk dans ses fonctions traditionnelles229. Par ailleurs, en s’en prenant à Nabonide, les Perses et les
226. Cette politique de Nabuchodonosor, qui se concentre sur le royaume traditionnel malgré les nouvelles frontières de l’empire, contribua sans doute à la chute rapide de Babylone ; si la capitale tombait, l’empire tombait avec elle. 227. Il nous paraît possible que l’annulation répétée de la fête du Nouvel An ait déjà été interprétée comme un signe d’instabilité au sein de l’empire. 228. Vanderhooft, The Neo-Babylonian Empire and Babylon in the Latter Prophets, p. 53. 229. La plupart des « péchés » de Nabonide sont d’ordre religieux.
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prêtres de Marduk s’exposaient eux aussi à la possibilité d’une récupération de leur nouveau discours. Il nous paraît possible qu’en s’opposant l’un à l’autre, Nabonide et le clergé de Marduk aient contribué à la chute de l’empire fondé par Nabopolassar et mis en place définitivement par son fils Nabuchodonosor. Cette confrontation allait aussi permettre aux exilés de reprendre espoir et leur fournir des arguments contre Marduk ; il n’était plus intouchable et pouvait même être vaincu, malgré l’affirmation contraire dans la propagande véhiculée par les Perses et les prêtres de Marduk après la conquête de Babylone. En saluant l’arrivée de Cyrus, ce qu’il n’avait pas le choix de faire par ailleurs, le clergé de la capitale ouvrait la porte à la domination perse, ce que Cyrus et ses descendants n’ont pas manqué d’exploiter. La « guerre » entre Nabonide et Marduk allait permettre à Cyrus de s’imposer sans problème apparent, et aux exilés de reprendre espoir. Cet espoir ne fut pas déçu puisque l’un des premiers gestes concrets de Cyrus après sa conquête fut d’autoriser le retour des populations exilées à Babylone. Or, Marduk est associé de très près à toutes les initiatives du roi perse. De plus, le rôle de Marduk n’est plus remis en question à Babylone après la conquête, d’où le problème pour les exilés judéens en faveur d’un retour vers Jérusalem. Certains d’entre eux devaient espérer non seulement leur libération, mais aussi la destruction de l’empire babylonien et donc, la chute de Marduk 230. Ironiquement, le dieu de Babylone sort vainqueur de sa défaite, grâce à Cyrus et surtout, à la propagande de ses prêtres. La puissance de Cyrus et des Perses posait un problème théologique considérable, tant pour les Babyloniens que pour les exilés judéens, même si tous deux se sont finalement servis de Cyrus pour faire prendre un nouveau départ à leur dieu respectif. Malgré sa bonne volonté et son apparente piété envers les dieux des peuples conquis, Marduk en particulier, Cyrus demeure un conquérant étranger. Les prêtres de Marduk se devaient de convaincre leur peuple que le dieu de Babylone était responsable des succès de Cyrus, ce que le roi perse les aida à accomplir de manière officielle par la publication du Cylindre. Pour les exilés restés fidèles à YHWH, malgré l’exil prolongé à Babylone231, la situation était critique : Cyrus avait officiellement accepté la version babylonienne de sa conquête et de son intronisation en tant que « roi du monde ». De plus, sa décision de renvoyer dieux et peuples dans leurs pays respectifs avait 230. Voir notamment Is 46. 231. N’oublions pas que la plupart des exilés sont nés en Babylonie et n’ont donc jamais vu Jérusalem.
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été approuvée par Marduk. Les exilés en faveur d’un retour se devaient d’agir rapidement et s’attaquer à la version officielle où Cyrus et Marduk triomphent conjointement. Cependant, en raison du contexte où YHWH avait été silencieux depuis bien des années232, la tâche du Deutéro-Isaïe s’annonçait ardue. Il devait démontrer non seulement que Marduk n’avait pas été vainqueur, mais qu’il s’agissait plutôt d’un triomphe de YHWH et donc d’une défaite du dieu de Babylone. De plus, il devait convaincre ses compatriotes exilés que YHWH était le seul responsable des succès de Cyrus, tâche qui pouvait sembler impossible en raison de la propagande impériale qui affirmait clairement que les événements impliquant Babylone avaient été planifiés et organisés par Marduk. Comment s’y prendra-t-il ? Comment démontrer que YHWH et non Marduk avait choisi et guidé Cyrus, alors que ce dernier avoue le contraire dans le Cylindre ? Nous verrons dans les prochains chapitres que pour persuader les exilés et Cyrus que ce n’est pas Marduk qui était à l’œuvre, YHWH est présenté et se présente lui-même en tant que créateur unique du monde. Le prophète doit les convaincre que YHWH est le seul créateur et, par le fait même, l’unique responsable des succès de Cyrus. L’enjeu était énorme pour le Deutéro-Isaïe : qui de YHWH ou de Marduk avait donné le monde entier en héritage à Cyrus ? Or, qui pouvait se permettre de lui livrer le monde, sinon le créateur de celui-ci ? Le Deutéro-Isaïe était toutefois confronté à deux problèmes de taille. Premièrement, Marduk était non seulement le dieu créateur par excellence à Babylone depuis plusieurs siècles, mais les Perses le reconnaissent ainsi en célébrant la fête du Nouvel An à Babylone, où son activité créatrice est centrale. Deuxièmement, le rôle de YHWH en tant que créateur du ciel, de la terre et de l’humanité en général n’est pas clairement établi en Judée avant l’exil et ne semble pas être reconnu par les exilés. Le prophète doit donc s’efforcer de démontrer qu’il est le seul créateur, pour leur prouver que leur Dieu est bel et bien responsable des événements qui affectent leur situation et celle de leurs anciens conquérants.
232. « J’ai gardé le silence depuis longtemps, je me suis tu, je me suis contenu » (Is 42,14).
DEUXIÈME PARTIE
L’ACTIVITÉ CRÉATRICE DE YHWH DANS LE DEUTÉROISAÏE
INTRODUCTION
L’étude de l’activité créatrice de YHWH est essentielle pour comprendre le message du Deutéro-Isaïe et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les passages où le Dieu d’Israël est présenté ou se présente comme créateur se retrouvent en quantité inhabituelle dans le DeutéroIsaïe. En effet, à l’exception des premiers chapitres de la Genèse et de certains Psaumes, aucun autre livre de la Bible hébraïque n’en contient autant, dans un nombre aussi limité de chapitres. De plus, la formulation de ce thème et l’utilisation qu’en fait le Deutéro-Isaïe sont souvent originales d’un point de vue biblique, bien qu’elles soient fréquemment similaires à celles que l’on retrouve dans certaines sources babyloniennes. Finalement, la création joue un rôle déterminant dans la rhétorique du prophète qui tente de convaincre ses compatriotes de quitter Babylone et de croire que leur Dieu est responsable de leur libération. Selon une majorité d’exégètes, les chapitres 40–55 ont été rédigés en Babylonie, alors que certains Judéens y étaient encore exilés. Hans M. Barstad est l’un des rares auteurs à soutenir que le Deutéro-Isaïe a été composé non pas en Babylonie, mais à Jérusalem ou, à tout le moins, en Judée. Même s’il a publié quelques livres et articles sur le sujet233, l’hypothèse de Hans M. Barstad demeure marginale234. Nous partageons la position de Vanderhooft selon qui Barstad ne tient pas compte des nombreux exemples, philologiques ou autres, qui démontrent que le prophète a une bonne connaissance des traditions babyloniennes et probablement des inscriptions royales et même, à notre avis, de l’Enūma eliš235. De plus, 233. Voir Hans M. Barstad, « On the So-Called Babylonian Influence in Second Isaiah », dans SJOT 2 (1987) 90-110 ; Idem, The Babylonian Captivity of the Book of Isaiah. « Exilic » Judah and the Provenance of Isaiah 40-55, Oslo, Novus, 1997. 234. Voir toutefois James D. Smart, History and Theology in Second Isaiah. A Commentary on Isaiah 35, 40-66, Philadelphia, PA, Westminster, 1965, p. 20-22. 235. Vanderhooft, The Neo-Babylonian Empire and Babylon in the Latter Prophets, p. 170. Certains exégètes ont déjà souligné que le langage du prophète est directement influencé par les inscriptions royales : Rudolf Kittel, « Cyrus und Deuterojesaja », dans ZAW 18 (1898) 149-162 ; Jacob William Behr, The Writings of Deutero-Isaiah and the Neo-Babylonian Royal Inscriptions, Pretoria, Publications of the University of Pretoria, 1937 ; Shalom M. Paul, « Deutero-Isaiah and Cuneiform Royal Inscriptions », JAOS 88 (1968) 180-86 ; Nahum. M. Waldman, « A Biblical Echo of Mesopotamian Royal Rhetoric », dans Abraham Isaac Katsh et Leon Nemoy (dir.), Essays on the Occasion of the Seventieth Anniversary of the Dropsie University, Philadelphia, PA, Dropsie University Press, 1979, 449-455 ; Anthonioz, « À qui me comparerez-vous ? ».
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l’activité créatrice de yhwh dans le deutéro-isaïe
bien qu’il ne soit pas impossible de penser qu’un auteur vivant en Judée s’adresse aux exilés de Babylone, nous croyons, à l’instar de Vanderhooft, que le ton hautement polémique du prophète et son ardent espoir de libération s’expliquent mieux dans un contexte babylonien que judéen236. Il n’y a donc pas lieu de remettre en question l’origine babylonienne du Deutéro-Isaïe. Les arguments qu’oppose Vanderhooft à Barstad sont convaincants, mais méritent d’être complétés. Le milieu babylonien a eu une grande influence sur la façon de penser et le langage du Deutéro-Isaïe237. Vanderhooft se limite toutefois à une seule thématique (dans le DeutéroIsaïe du moins), c’est-à-dire la fabrication des idoles, qui, selon l’auteur, démontre une connaissance directe de certaines réalités babyloniennes238. Or, les parallèles babyloniens sont beaucoup plus nombreux et se retrouvent, entre autres, dans le discours de YHWH à la première personne, l’utilisation de formes participiales pour qualifier YHWH de « créateur » et l’appel de Cyrus. Notre objectif dans les prochains chapitres consiste à étudier les passages d’Is 40–48 où il est question de l’activité créatrice de YHWH, en tenant compte du contexte que nous avons évoqué au chapitre précédent. Nous insisterons particulièrement sur les péricopes où YHWH est créateur des cieux, de la terre et de l’humanité, c’est-à-dire Is 40,12-31 ; 42,19 ; 44,24-45,19 et 48,12-15. Ce choix est dicté par la présence abondante de ce thème dans le Deutéro-Isaïe, mais également en raison du rôle traditionnel que jouait Marduk dans la création du monde en Mésopotamie depuis des siècles, et parce que la puissance créatrice de certains dieux babyloniens avait été intégrée dans la rhétorique impériale néo-babylonienne. Mentionnons en terminant que nous analyserons le contexte immédiat des péricopes étudiées si, et seulement si, leur contenu apporte des informations pertinentes à notre analyse. Finalement, pour chaque passage étudié, nous tenterons d’identifier, s’il y a lieu, les sources bibliques et extra-bibliques qui ont influencé ou inspiré les passages cosmogoniques d’Is 40–48. L’identification des sources nous permettra de déterminer si l’auteur utilise des thèmes traditionnels, s’il en reprend certains développés par l’empire ou encore si ces thèmes lui sont particuliers.
236. Vanderhooft, The Neo-Babylonian Empire and Babylon in the Latter Prophets, p. 171. 237. Ibid., p. 170. 238. Idem.
Chapitre ÉTENDEUR DES CIEUX COMME UN VOILE… ANALYSE D’IS 40,1231
1. Is 40,1-11 : Introduction à Is 40,12-31 Au début du chapitre 40, YHWH incite un auditoire pluriel qui n’est pas nommé à réconforter son peuple : « Réconfortez, réconfortez mon peuple dit votre Dieu. » (Is 40,1) YHWH leur demande de parler au « cœur de Jérusalem », afin de lui dire que sa servitude est terminée, ses péchés ayant même été doublement payés (40,2). Il est ensuite question d’un personnage non identifié qui proclame un message incitant un retour par le désert, vers un endroit qui n’est pas encore identifié. Cette route sera facilitée puisque les obstacles probables seront inexistants (40,3-4). Cette libération permet à YHWH de manifester sa gloire pour que tous en soient témoins (40,5). Dieu montre d’abord que l’humain n’est rien comparé à lui ; le premier est mortel, le second est éternel (40,6-8). Aux v. 9-11, YHWH demande une fois de plus à son messager de s’adresser à son peuple pour lui dire de ne pas craindre (40,9), car le Dieu d’Israël s’en vient (40,10). Il termine en proclamant : « Comme un pasteur qui nourri son troupeau, avec son bras il rassemblera les agneaux, il [les] prendra sur sa poitrine et guidera [les brebis] qui allaitent. » (40,11) Le ton change à partir du v. 12. La grande majorité des exégètes considère les v. 12-31 comme étant une unité littéraire239. Nous sommes également de cet avis. Cette section est soigneusement structurée et s’articule autour d’une série de questions et d’explications/commentaires qui 239. C’est le cas, par exemple, de Christopher R. North, The Second Isaiah. Introduction, Translation and Commentary to Chapters XL-LV, Oxford, Clarendon, 1964 ; John L. McKenzie, Second Isaiah (AB, 20), Garden City, NY, Doubleday, 1968 ; Claus Westermann, Isaiah 40-66. A Commentary, Philadelphia, PA, Westminster, 1969 ; Pierre-Émile Bonnard, Le Second Isaïe, son disciple et leurs éditeurs. Isaïe 40-66, Paris, Lecoffre, 1972 ; Werner Grimm – Kurt Dittert, Jesaja 40-55, Stuttgart, Calwer, 1990 ; Klaus Baltzer, Deutero-Isaiah. A Commentary on Isaiah 40-55, trad. par Margaret Kohl, édité par Peter Machinist, Minneapolis, Fortress, 2001 ; John Blenkinsopp, Isaiah 40-55. A New Translation with Introduction and Commentary (AB, 19a), New York – London, UK – Toronto – Sydney – Auckland, Doubleday, 2002. Nous verrons toutefois que certains auteurs, comme McKenzie et Westermann, excluent les v. 19-20, qu’ils considèrent comme une glose.
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donnent le ton et le rythme au récit. Nous verrons toutefois que les explications et commentaires ne répondent pas toujours directement aux questions posées. Néanmoins, cette structure est respectée tout au long de ces versets, c’est-à-dire qu’il y a toujours une alternance entre question et explication. Questions
Explications/ commentaires
Is 40,12-14
Is 40,15-17
Is 40,18
Is 40,19-20
Is 40,21
Is 40,22-24
Is 40,25-26a
Is 40,26b
Is 40,27-28a
Is 40,28b-31
Nous étudierons les questions et les explications/commentaires conjointement : Is 40,12-14 (15-17) ; 40,18 (19-20) etc. Nous donnerons tout d’abord notre traduction de ce passage, puis nous nous attarderons principalement aux possibles parallèles bibliques et babyloniens en mettant l’accent sur le thème de la création du monde. 2. Traduction d’Is 40,12-31 (12) Qui a mesuré dans le creux de sa main [les]240 eaux ; a estimé [les] cieux à l’empan, avec un tiers241, toute la poussière de la terre ; et a pesé avec une balance [les] montagnes, et [les] collines, avec des plateaux ? (13) Qui a calculé l’étendu du souffle de YHWH et lui a fait connaître l’homme de son dessein ? (14) Avec qui échangea-t-il conseil ? [Qui] lui fit comprendre, l’enseigna dans [la] voie du jugement, lui enseigna [la] connaissance et lui fit connaître [le] chemin de l’intelligence ? (15) Voici, des nations [sont] comme une goutte d’un seau, [elles] ont été considérées comme [de la] poussière des plateaux242. Voici, il soulèvera [les] régions côtières243 comme de la poudre. 240. Ces crochets […] indiquent qu’il s’agit d’un ajout de notre part, qui ne se retrouve pas littéralement dans le texte original. 241. Il s’agit vraisemblablement d’un instrument de mesure. 242. Comme la poussière, les nations n’ont pas assez de poids pour faire bouger la balance. 243. Nous préférons traduire par « régions côtières » plutôt que par « îles ». Étant donné que le Liban est explicitement mentionné au verset 16, les « régions côtières » font vraisemblablement référence aux nations du couloir syro-palestinien.
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(16) Et le Liban n’est pas suffisant pour brûler, ses bêtes ne sont pas suffisantes pour l’offrande (par le feu). (17) Toutes les nations [sont] comme rien devant lui ; comme néant et vide, elles sont considérées devant lui. (18) Alors à qui comparez-vous Dieu ? Quel simulacre arrangez-vous pour lui ? (19) Un artisan a coulé l’idole ; un raffineur la recouvre avec de l’or et des chaînes d’argent raffinées. (20) Le mesukkan244, offrande de bois qui ne pourrit pas, il choisit. Il cherche pour lui un artisan habile, pour préparer une idole qui ne vacille pas. (21) Ne savez-vous pas ? N’écoutez-vous pas ? Ne vous l’a-t-on pas dit depuis l’origine ? Ne vous a-t-on rien fait comprendre des fondations de la terre ? (22) Il habite245 (litt. : « L’habitant ») au-dessus de la voûte de la terre ; ses habitants [sont] comme des sauterelles. Étendeur (litt. : « L’Étendeur ») des cieux comme un voile ; il les étala comme une tente pour y siéger. (23) Il donne (litt. : « Le Donneur ») des souverains au néant ; il a fait [en sorte que] des juges de la terre [soient] comme du vide. (24) En effet, à peine ont-ils été plantés, aussi à peine ont-ils été semés, à peine leur tige a-t-elle pris racine dans la terre, qu’aussitôt, il a soufflé sur eux. Ils s’asséchèrent 246 et une tempête, comme de la paille, les soulève. (25) « Alors à qui me comparez-vous et ai-je été semblable ? » dit [le] Saint. (26) Levez vos yeux là-haut et voyez : Qui a créé celles-ci ? Celui qui fait sortir leur armée247 en quantité. Il les appelle toutes par leur nom : par une grande vigueur et une force intense, pas une ne manque. (27) Pourquoi dis-tu Jacob, et [pourquoi] parles-tu [ainsi] Israël : « mon chemin a été caché devant YHWH » ? Et : « devant mon Dieu, mon jugement est transgressé » ? 244. Le « mesukkan » (musukkannu en akkadien) est une sorte de bois qui était couramment utilisé en Babylonie pour la construction d’objets divers. 245. On remarque l’utilisation de trois participes au v. 22 (suivi d’un verbe conjugué). Il est parfois difficile de traduire ces participes en français. Lorsque possible, nous traduirons le participe comme un adjectif pour faire ressortir l’aspect adjectival et non verbal. Dans le cas contraire, nous donnerons la traduction littérale entre parenthèse, comme c’est le cas ici. 246. Nous utilisons le passé simple et non le passé composé pour souligner que le verbe est un wayyiqtol. 247. C’est-à-dire, les astres qui composent les cieux.
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(28) N’as-tu pas compris et n’as-tu pas écouté ? YHWH, un Dieu éternel, Créateur des extrémités de la terre, ne faiblit pas et ne se fatigue pas ; une recherche [pour comprendre] son intelligence est impossible. (29) Donneur de force pour l’affligé, et pour les sans forces, une grande puissance. (30) Des jeunes sont affligés, des jeunes hommes sont fatigués et trébuchent bel et bien. (31) Mais ceux qui ont espoir en YHWH renouvellent leur force ; ils montent comme l’aile des aigles248 ; ils courent et ne s’épuisent pas ; ils marchent et ne se fatiguent pas. 2.1 Analyse et commentaires d’Is 40,12-17 Les v. 12-14 forment un premier bloc, marqué par une série de questions, adressées à un auditoire qui n’est pas encore nommé et qui ne le sera pas avant le v. 27, où on mentionne les exilés qui pensent que leur Dieu les a oubliés et abandonnés. Les exégètes sont non seulement divisés sur la réponse à donner à ces questions, mais aussi sur la référence, ou non, à l’activité créatrice de YHWH. Règle générale, les auteurs selon qui le pouvoir créateur de YHWH n’est pas évoqué s’entendent pour affirmer que la réponse est toujours la même : « personne », c’est-à-dire qu’aucun humain n’est capable d’accomplir de telles tâches249. Nous faisons une lecture légèrement différente – mais cette différence s’avère capitale : le questionnement ne réfère pas à l’action créatrice de YHWH mais sousentend la réponse : « YHWH, et non Marduk ». Si la question est de savoir si un humain peut accomplir les tâches énumérées au v. 12, la réponse est bien évidemment, « non » ou « personne ». Ces tâches sont certainement impossibles à l’humain. Par contre, certains dieux en sont capables, Marduk notamment, dans une prière babylonienne récitée devant sa statue, lors du 4e jour de la fête du Nouvel An à Babylone, où l’on retrouve des thèmes semblables à Is 40,12. Quelques auteurs ont 248. Cette expression fait possiblement référence au battement fluide des ailes de l’aigle qui, grâce au vent, vole apparemment sans effort. 249. Cette position a été défendue par Paul Volz, Der Prophet Jesaja II-Zweite Hälfte : 40-66, Deichert, Leipzig, 1932, p. 9 ; Karl Elliger, Deuterojesaja in seinem Verhältnis zu Tritojesaja. Stuttgart, Kohlhammer, 1933, p. 47 ; Claus Westermann, Isaiah 40-66, p. 51 ; John L. McKenzie, Second Isaiah, p. 23 ; Pierre-Émile Bonnard, Le Second Isaïe, p. 98 ; Rosario P. Merendino, Der erste und der Letzte : eine Untersuchung von Jes 40-48, Leiden, Brill, 1981, p. 85 ; et plus récemment Brevard S. Childs, Isaiah, p. 308-309 ; de même que John Goldingay – David Payne, A Critical and Exegetical Commentary on Isaiah 40-55, p. 99 et 105.
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souligné ce parallèle. François Thureau-Dangin a été l’un des premiers à proposer la transcription et la traduction complètes du texte de cette prière250 : « Marduk, [toi] qui assembles le ciel, qui amoncelles la terre, qui mesures les eaux de la mer […]251 ». La traduction de ce même texte par Johannes Hehn252, reprise par Friedrich Stummer, qui a été le premier à mettre ce texte en parallèle avec Is 40, est quelque peu différente de celle de Thureau-Dangin253. Tout d’abord, Hehn et Stummer n’utilisent pas la 2e, mais la 3e personne du singulier et traduisent le verbe ebēru par « traverser » plutôt que par « assembler ». Cette traduction est préférable puisque, comme l’a souligné Koenig, l’utilisation du verbe « assembler » ne peut être justifiée d’un point de vue lexicographique et ne tient pas compte de l’allusion astrale254, qui est en effet présente dans l’Enūma eliš (IV, 141) où Marduk, en tant qu’astre, « traverse » le ciel. Beaulieu soutient pour sa part que le passage se lit et se traduit comme suit : « Qui traverse les cieux, accumule la terre, mesure les eaux de la mer ?255 ». Il nous paraît néanmoins important de souligner que ces trois verbes ne sont pas conjugués. Il s’agit en effet, dans tous les cas, de participes à l’état construit. L’interprétation de Koenig, qui a été le premier à étudier en profondeur le parallèle entre cette prière à Marduk et Is 40,12, nous paraît appropriée. Selon lui, puisqu’il n’y a aucune représentation comparable dans la littérature israélite antérieure, il ne fait aucun doute, en raison de la situation de contact créée par l’exil, que ces images sont d’origine babylonienne256. Koenig propose une analyse intéressante. La planète Jupiter, astre qui représente Marduk, se déplace horizontalement dans le ciel, si bien qu’il semble l’arpenter, mesurant ainsi la mer qui, selon la conception babylonienne, borde les confins de la terre. L’action de « traverser le ciel » n’est pas seulement une référence à ce déplacement quotidien, mais à sa révolution annuelle. Cette traversée du ciel est aussi évoquée dans
250. Thureau-Dangin, Rituels accadiens. L’auteur ne compare toutefois pas cette prière à Is 40,12. 251. Ibid., p. 134, lignes 240-241. 252. Johannes Hehn, « Hymnen und Gebete an Marduk », dans BzA 5 (1906) 279-400. 253. Friedrich Stummer, « Einige keilschriftliche Parallelen zu Jes 40-66 », dans JBL 45 (1926), p. 174. 254. Koenig, « Tradition iahviste et influence babylonienne à l’aurore du judaïsme II », p. 140-141, n. 6. 255. Merci au professeur Beaulieu pour cette précision. 256. Koenig, « Tradition iahviste et influence babylonienne à l’aurore du judaïsme II », p. 142.
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l’Enūma eliš : « Il traversa le ciel, en examina les lieux, pour en faire l’équivalent de l’Apsû, séjour de Nudimmud257. » L’influence babylonienne semble par ailleurs confirmée par l’utilisation du verbe ( ָמ ַדדmadādu, « mesurer » en akkadien) qui n’est jamais utilisé ailleurs dans la Bible pour décrire l’action de mesurer les eaux, mais que l’on retrouve dans la prière babylonienne adressée à Marduk lors de la fête du Nouvel An (« mādid mê tâmti »)258. Soulignons toutefois que le Deutéro-Isaïe inverse l’ordre que l’on retrouve dans la prière à Marduk (eaux, cieux, terre, plutôt que cieux, terre, eaux). De plus, le ton de ces deux passages est totalement différent : les verbes utilisés par les auteurs babyloniens ne sont pas conjugués, ce qui implique, à notre avis, que Marduk est vénéré en sa qualité de « traverseur », « amonceleur », etc. De plus, ces « titres » ne sont pas intégrés à l’intérieur d’une question, comme c’est le cas en Is 40,12. Malgré ces quelques différences, les ressemblances sont frappantes, ce que très peu d’exégètes, à l’exception de Koenig, ont souligné. Bien qu’il y ait des ressemblances, il faut toutefois souligner que l’acte de traverser les cieux ou celui de mesurer les eaux de la mer ne sont pas explicitement des gestes créateurs. En fait, seul le verbe « amonceler » (qui n’est pas repris dans Is 40,12) fait directement référence à l’activité créatrice de Marduk. Cette idée est aussi présente dans un passage tiré du prologue d’une prière pour la fondation d’un temple, où Marduk crée la terre en fabriquant un radeau sur lequel il « amoncela » la poussière259. Le verbe utilisé (šapāku) est le même dans les deux textes. Cette prière était récitée en face de la statue de Marduk, le matin de la 4e journée de célébration, jour marqué par la récitation complète de l’Enūma eliš, une fois de plus devant la représentation du dieu tutélaire de Babylone. Néanmoins, puisque seul le verbe šapāku peut être directement lié à l’activité créatrice de Marduk, il est possible que ces affirmations aient pour but de célébrer la grandeur du créateur, sans pour autant insister sur son
257. Tablette IV, ligne 141. Nudimmud est un autre nom du père de Marduk, Éa. 258. On retrouve exactement la même expression plus loin dans le même texte, alors que Marduk est associé aux principaux astres : « Kak-si-ra (Sirius) qui mesure les eaux de la mer […] » (F. Thureau-Dangin, Rituels accadiens, ligne 309, p. 138. Voir aussi ANET, p. 333.) 259. Voir Bottéro – Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme, p. 497-499. Voir aussi Alexander Heidel, The Babylonian Genesis. The Story of Creation, Chicago, IL, University of Chicago Press, 1967 (1942), p. 62-63 ; René Labat, « La cosmologie chaldéenne » dans René Labat, André Caquot, Maurice Sznycer, Maurice Vieyra (dir.), Les religions du Proche-Orient asiatique. Textes babyloniens, ougaritiques, hittites (Le Trésor Spirituel de l’Humanité) Paris, Fayard – Denoël, 1970, 74-76, p. 75.
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activité créatrice, qui sera explicitement célébrée le jour même par une lecture de l’Enūma eliš. Même s’il y a vraisemblablement un parallèle entre les deux passages, il n’est donc pas évident, contrairement à ce suggère Koenig et plus récemment Joseph Blenkinsopp et Brevard S. Childs, qu’il soit question du pouvoir créateur de YHWH au v. 12260. En effet, toutes les expressions utilisées dans ce verset ne le sont jamais ailleurs pour décrire un acte de création, à l’exception de deux textes post-exiliques (Jb 38,4-6 et Pr 8,2231). Quoi qu’il en soit, même si les actions présentées au v. 12 ne font pas directement référence à l’activité créatrice de YHWH, il paraît évident que seul le créateur du monde peut accomplir de telles tâches, ce qui est implicite dans ce passage. « Qui a mesuré dans le creux de sa main [les] eaux ; a estimé [les] cieux à l’empan, avec un tiers, toute la poussière de la terre ; et a pesé avec une balance [les] montagnes, et [les] collines, avec des plateaux ? » (Is 40,12) Notre interprétation du v. 12 est donc la suivante. Tout d’abord, nous ne croyons pas que la réponse aux questions qui y sont posées soit « personne » ; Marduk est capable d’accomplir des tâches similaires, d’où le problème pour l’auteur israélite. La réponse recherchée par le Deutéro-Isaïe est sans doute, comme l’ont suggéré Koenig, Blenkinsopp et Childs : « YHWH ». Cependant, la réponse la plus évidente pour ses auditeurs était probablement : « Marduk ». Le Dieu d’Israël est responsable de telles actions (mesurer les eaux, peser les montagnes, etc.) uniquement dans deux textes post-exiliques. Le prophète ne pouvait donc pas s’attaquer à cette tradition babylonienne en lui opposant une version traditionnelle semblable. Il devra donc pasticher la tradition babylonienne afin de démontrer que seul YHWH en est capable. La re-présentation ne sera évidemment pas parfaite : l’idée est la même, mais la formulation et l’objectif sont différents. La réponse recherchée par l’auteur serait donc : « pas Marduk, mais YHWH ». C’est ce qu’il tentera de prouver dans les versets suivants. Cette proposition est essentielle à la suite de son argumentation : YHWH peut faire ce que Marduk fait ou a fait. Il nous paraît donc probable qu’il s’agisse d’une référence directe et polémique à la prière babylonienne récitée devant la statue de Marduk lors du 4e jour de la fête du Nouvel An. L’auteur utilise cette rhétorique avec un objectif semblable à celui des auteurs babyloniens : en tant que créateur, YHWH, comme Marduk, est capable d’accomplir des tâches ou des actions qui sont impossibles pour les humains. Ces derniers ne sont 260. Jean Koenig, Oracles et liturgies de l’exil babylonien, Paris, PUF, 1988, p. 61 ; Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 190-191 ; Childs, Isaiah, p. 309.
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donc pas en mesure de remettre en question leur position, leur rôle ou leurs actions/décisions. Cette dimension prendra de l’importance aux versets suivants (13 et 14). « Qui a calculé l’étendu du souffle de YHWH et lui a fait connaître l’homme de son dessein ? » (Is 40,13) Au début du v. 13, il est question du « souffle de YHWH ». Cette expression est utilisée assez fréquemment, surtout dans les livres historiques, mais n’est jamais intégrée à l’intérieur d’une question, comme c’est le cas ici. Ce souffle, provenant de Dieu, est envoyé vers certains humains pour leur confier une tâche temporaire ou permanente. Dieu souffle pour donner la vie261, mais aussi pour donner une mission (et la force pour accomplir cette mission)262. Or, personne ne peut estimer l’étendue de son souffle. Il peut envoyer en mission qui il veut, même un roi provenant d’une contrée lointaine. Bref, il est probable que la réponse aux deux questions posées au v. 13 soit : « personne », contrairement au v. 12 où la réponse est sans doute « YHWH », sous-entendant « pas Marduk ». En effet, puisque son souffle n’a pas de limite, « personne » ne peut en mesurer l’étendue. Ce faisant, il peut choisir qui bon lui semble : il n’a donc besoin de personne pour lui faire connaître « l’homme de son dessein », c’est-à-dire celui qu’il choisit pour accomplir une tâche qui n’est pas encore explicitement évoquée, mais qui est vraisemblablement associée à la libération des exilés. En effet, nous verrons au chapitre suivant qu’il est possible que le souffle dont il est question ici soit semblable à celui qu’on retrouve dans le « poème du serviteur » (Is 42,1-4.5-9) : YHWH place son souffle sur son serviteur et lui confie une tâche précise, celle de libérer les exilés. Par ailleurs, il n’y a aucun doute à notre avis que « l’homme de son dessein » ou de « son décret » est le même que « l’homme de mon dessein » en Is 46,11, c’est-à-dire Cyrus263.
261. Voir par exemple Gn 2,7. 262. Dans le livre de Juges, le modèle est toujours le même : le souffle de YHWH est sur tel ou tel juge pour qu’il accomplisse une tâche particulière, généralement guerrière (Jg 3,10 ; 6,34 ; 11,29 ; 13,25 ; 14,6.19 ; 15,14). Dans le premier livre de Samuel, ce dernier est inspiré par le souffle de YHWH qui est sur lui (1 S 10,6). Lorsque Samuel oint David, le souffle de YHWH fond sur celui-ci (1 S 16,13, voir aussi 2 S 23,2 où David proclame : « le souffle de YHWH parle en moi »), alors qu’il s’écarte de Saül (1 S 16,14). Il est parfois question du « mauvais souffle de YHWH » (1 S 19,9). Cette thématique est aussi évoquée dans les livres des Rois (1 R 18,12 ; 19,11 ; 22,24 ; 2 R 2,16) et dans certains écrits prophétiques (même si elle est plutôt rare) : Os 13,15 ; Mi 2,7 ; 3,8 ; Is 11,2 ; 40,7.13 ; 59,19 ; 63,14 ; Ez 11,5 ; 37,1. 263. C’est aussi l’avis de Bonnard, Le Second Isaïe, p. 98 ; Rignell, A Study of Isaiah, p. 15-16 ; Koenig, Oracles et liturgies de l’exil babylonien, p. 51 ; Baltzer, DeuteroIsaiah, p. 69.
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Certains exégètes sont d’avis que les v. 13-14 représentent une polémique contre Marduk qui, dans son action de créer l’humanité, aurait eu besoin de l’avis de son père, Éa 264. Selon Roger Norman Whybray et Blenkinsopp par exemple, les questions que l’on trouve dans ces versets ont pour but de souligner l’incomparabilité de YHWH qui, contrairement à Marduk, n’a pas eu besoin des conseils d’un autre dieu pour être en mesure de créer le monde265. Nous sommes en désaccord avec l’analyse de Whybray et Blenkinsopp sur ce point, tant du point de vue de la source babylonienne que du point de vue du texte biblique. Du côté du texte babylonien, Whybray affirme que, selon l’Enūma eliš, le rôle d’Éa dans la création du monde serait aussi important que celui de Marduk – ce qui n’est pas le cas, à notre avis266. Il est également faux de dire, comme le prétend Whybray, que Marduk n’agit pas seul, mais uniquement sur le conseil de son père Éa. Blenkinsopp fait aussi fausse route lorsqu’il mentionne que Marduk a eu besoin des conseils d’Éa pour créer « le monde267 ». Même s’il est vrai que le dieu Éa joue un rôle aux côtés de Marduk dans la création de l’humanité, c’est bien Marduk qui prend, seul, l’initiative de créer les cieux, la terre et même la race humaine. C’est lui qui en a d’abord l’idée, même s’il fait appel ensuite à son père qui, en tant que créateur de l’humanité par excellence depuis plusieurs siècles, possède le savoir-faire. Soulignons également que l’auteur babylonien n’insiste pas sur l’action elle-même (exécutée par Éa), mais sur l’intention d’effectuer une telle action, que l’humain ne peut comprendre : « Cette œuvre, il est impossible de la comprendre, c’est grâce aux merveilles de Marduk que Nudimmud (Éa) l’a créée !268 » Du côté du texte biblique, on remarque qu’il n’est pas question de la création de l’humanité dans ces versets (Is 40,12-14). Par conséquent, même si le ton est bel et bien polémique, nous ne croyons pas que le but de ce passage soit de démontrer que YHWH n’a eu besoin du conseil de personne pour créer le monde, mais qu’il n’a pas eu besoin de conseil pour choisir Cyrus. Le parallèle qui éclaire notre passage biblique n’est pas l’Enūma eliš, mais le Cylindre, selon lequel Marduk ne prend conseil de personne pour choisir Cyrus : la décision du dieu est indiscutable et 264. Voir Roger Norman Whybray, The Heavenly Councellor in Isaiah xl 13-14. A Study of the Sources of the Theology of Deutero-Isaiah, Cambridge, UK, CUP, 1971, p. 73-74, et Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 191. Voir aussi Paul D. Hanson, Isaiah 40-66, Louisville, John Knox, 1995, p. 28. 265. Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 191. Voir Enūma eliš, tablette VI, lignes 11-16. 266. Whybray, The Heavenly Councellor in Isaiah xl 13-14, p. 73. 267. Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 191. 268. Tablette VI, lignes 38-39. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 100.
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juste parce que Cyrus applique le « droit » et la « justice ». En effet, dans la version « officielle » de la conquête de Babylone, Marduk choisit d’abord Cyrus parce qu’il est juste et décide de lui donner « tous les royaumes », dont il s’empare selon le « droit et la justice ». En raison de ce comportement, Marduk guide Cyrus vers Babylone afin, non pas de la conquérir, mais de la libérer du « joug » de Nabonide. Même si Marduk n’est pas explicitement associé au comportement juste de Cyrus, le dieu de Babylone est à ses côtés depuis les débuts et donc indirectement associé à son application de la justice269. Bref, tout indique que Is 40,13-14 n’est pas une référence à Marduk et Éa, mais plutôt à YHWH et Cyrus. Il s’agit donc d’un discours polémique contre la relation privilégiée qui existe entre Marduk et Cyrus, telle que développée dans le texte du Cylindre de Cyrus. La réponse à la question « Avec qui échangea-t-il conseil ? » (v. 14) ne serait donc pas « personne », mais plutôt « Cyrus ». De plus, il nous paraît évident que ce n’est pas YHWH qui comprend et apprend ; c’est lui qui enseigne et fait comprendre à « l’homme de son dessein », c’est-à-dire que YHWH lui inculque la justice afin qu’il applique le jugement, selon ce que lui a appris YHWH. Autrement dit, le référent de « lui » est Cyrus, dans les questions subséquentes : « [Qui] lui fit comprendre, l’enseigna dans [la] voie du jugement, lui enseigna [la] connaissance et lui fait connaître [le] chemin de l’intelligence ? » Ici, il faut tenir compte des verbes au hiphil ( וַ יְ ִבינֵ הוּet יענּוּ ֶ )יוֹד, ִ où deux sujets actifs sont impliqués : un enseigne, l’autre apprend. C’est YHWH qui enseigne la « voie du jugement » à Cyrus. Ce jugement, qui aura pour effet de libérer les exilés judéens, sera évoqué dans plusieurs passages subséquents, dont certains sont associés au pouvoir créateur de YHWH. En somme, ce passage doit être interprété en tenant compte du souffle de YHWH ; c’est grâce à ce souffle que « l’homme de son dessein » comprend sa mission et acquiert les qualités nécessaires pour en faire une application juste. Puisque c’est YHWH et non Marduk qui est capable d’accomplir les tâches évoquées au v. 12, personne ne peut mesurer son souffle et lui faire connaître « l’homme de son dessein », c’est-à-dire comprendre son geste posé à l’égard de Cyrus – dont le dieu d’Israël revendique en quelque sorte l’éducation. C’est grâce à lui, et non à Marduk, que Cyrus pourra apprendre la voie de la justice – thème que l’on trouvait dans le Cylindre et qui sera repris au chapitre 42 d’Isaïe à propos du serviteur anonyme.
269. Voir Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, p. 182-184.
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Les versets 15-17, où il est fait mention des nations (« Voici, des nations [sont] comme une goutte d’un seau, [elles] ont été considérées comme [de la] poussière des plateaux […] Toutes les nations [sont] comme rien devant lui ; comme néant et vide, elles sont considérées devant lui. »), ne constituent pas une réponse directe aux questions posées aux v. 12-14. Toutefois, elles s’intègrent bien dans la logique de l’argumentation : grâce à certaines activités particulières que YHWH accomplit, personne ne peut remettre en cause, voire comprendre, son choix de Cyrus. L’auteur enchaîne pour expliquer pourquoi il en est ainsi. Contrairement à ce qu’avance Blenkinsopp, le Deutéro-Isaïe n’a pas l’intention de montrer que les « politiques internationales » ne sont rien devant YHWH270. Au contraire, il peut les contrôler à sa guise, ce qui inclut instruire Cyrus dans la voie du jugement, c’est-à-dire le plan de libération qu’il a pour son peuple. En effet, nous verrons que grâce à YHWH, Cyrus conquiert nations et rois sans problèmes271. En somme, puisque les nations ne sont rien devant YHWH, elles ne seront rien face à Cyrus qui les vaincra et libérera éventuellement les exilés judéens. Les exilés peuvent reprendre espoir, car Cyrus sera assurément victorieux, grâce à YHWH, qui peut faire ce qu’il veut avec les nations. 2.2 Analyse et commentaires d’Is 40,18-20 « Alors à qui comparez-vous Dieu ? Quel simulacre arrangez-vous pour lui ? » (Is 40,18) Comme aux v. 12, 13 et 14, le v. 18 est composé de questions. À noter que les expressions « à qui comparez-vous Dieu ? », de même que « quel simulacre arrangez-vous pour lui ? » sont des hapax. Cette rhétorique est donc particulière au Deutéro-Isaïe272. Toutefois, dans les sources babyloniennes, Marduk est souvent qualifié de « sans égal » ou d’« incomparable273 ». En voici quelques exemples. Dans un hymne à Marduk, l’auteur proclame : « Tu n’as pas d’égal où que tu sois274 ». Ce thème est repris dans certaines prières dédiées à Marduk : « [Grand Seigneur] du pays, Seigneur de tous les pays, [Fils aî]né d’Éa, qui es hors de pair dans les cieux et sur la terre. […] [Le tout premier] dans les cieux 270. Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 192. 271. C’est le cas en Is 41,2-3.25 ; 45,1-3 et 48,12-15. 272. Seulement deux autres passages ressemblent à Is 40,18. Ils se retrouvent tous deux dans le Deutéro-Isaïe : Is 40,25 et 46,5-7. Les « satires » contre les idoles se retrouvent principalement dans le Deutéro-Isaïe (Is 41,6-7 ; 44,9-20 et 46,6-7) et le livre de Jérémie (Jr 2,27-28 ; 10,3-5 et 14-15 ; 51,17-18 – reprise de 10,14-15). 273. Il n’est toutefois pas le seul : la plupart des dieux mésopotamiens sont, tôt ou tard, qualifiés de « sans égal ». 274. Seux, Hymnes et prières aux dieux de Babylonie et d’Assyrie, p. 72.
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et sur la terre, qui n’a pas d’égal […]275 ». Aussi : « Marduk, grand Seigneur, le plus haut des dieux, qui n’as pas d’égal […]276 ». Le trenteneuvième des cinquante noms de Marduk fait aussi état de cette incomparabilité : « Aranuna : le conseiller d’Éa, créateur des dieux, ses pères, celui à qui, par son attitude souveraine, aucun dieu ne peut se comparer277 ». Cependant, même si Marduk est vénéré comme étant sans égal, ce n’est jamais pour affirmer qu’il est impossible de le représenter. Marduk peut être représenté, sous forme de statue notamment, mais ne peut être comparé à aucun autre dieu. Selon Claus Westermann, la réponse aux questions posées par le Deutéro-Isaïe au v. 18 est toujours la même, c’est-à-dire qu’il n’y a personne à qui Dieu puisse être comparé278. Pierre-Émile Bonnard est du même avis. Selon lui, Dieu ne peut surtout pas être comparé avec une idole279. Nous croyons au contraire qu’il s’agit d’un constat, et non d’une véritable question. En effet, il semble que, malgré tout ce qu’il vient de leur dire et de démontrer aux versets précédents, les auditeurs du prophète pensent encore que YHWH peut être représenté comme les autres dieux. Aux v. 19-20, le prophète entreprend de leur démontrer l’inutilité de représenter les dieux : « 19 Un artisan a coulé l’idole ; un raffineur la recouvre avec de l’or et des chaînes d’argent raffinées. 20 Le mesukkan, offrande de bois qui ne pourrit pas, il choisit. Il cherche pour lui un artisan habile, pour préparer une idole qui ne vacille pas » (Is 40,19-20). Ces versets ressemblent peu aux autres passages isaïens où la fabrication d’idoles est évoquée. Childs souligne avec raison que les v. 19-20 contrastent avec Is 44,9-20 et 46,5-7, en ce sens que la production de l’idole est plutôt objective, c’est-à-dire qu’elle n’est pas caractérisée par le sarcasme habituel des autres satires contre les idoles280. L’auteur biblique se limite à décrire le travail des artisans, même s’il se permet une pointe d’ironie. En effet, au début du v. 20, l’auteur utilise un mot ()ה ְמ ֻס ָכּ ן ַ qui a donné lieu à plusieurs interprétations. Certains auteurs l’ont comparé à l’akkadien musukkannu, un bois souvent utilisé en Mésopotamie pour la fabrication et la décoration de meubles, mais aussi, semble-t-il, pour la
275. Ibid., p. 234-235. 276. Ibid., p. 450. 277. Tablette VII, lignes 97-98. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 107. 278. Westermann, Isaiah 40-66, p. 53-54. 279. Bonnard, Le Second Isaïe, p. 99-100 ; North, The Second Isaiah, p. 85 ; McKenzie, Second Isaiah p. 24 ; Baltzer, Deutero-Isaiah, p. 73 ; Childs, Isaiah, p. 309310 – sont aussi de cet avis, bien qu’ils n’insistent pas sur ces questions. 280. Childs, Isaiah, p. 310.
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fabrication de statues de culte281. Puisque les artisans utilisaient ce bois, qu’ils importaient ou qu’ils recevaient comme tribut, pour construire des représentations divines, c’est vraisemblablement à ce bois que l’auteur fait référence282. Il est intéressant de noter qu’en hébreu, l’adjectif ִמ ְס ֵכּ ןveut dire « pauvre ». Il est donc possible que l’auteur ironise en suggérant la « pauvreté » de ce bois, alors que dans les faits, il s’agissait d’un bois durable et recherché. Soulignons en terminant que le prophète ne s’adresse pas directement aux fabricants d’idoles babyloniens. C’est plutôt aux exilés qui participent à leur confection ou qui pensent qu’il est possible de représenter YHWH qu’il s’en prend. Nous verrons qu’au chapitre 48, l’auteur s’en prendra aux exilés qui font confiance à leurs idoles (Is 48,5). L’idolâtrie n’était pas simplement une menace, mais bien une réalité, d’où la nécessité de la condamner et d’en démontrer la futilité283. En somme, pour démontrer que Marduk n’est pas le seul créateur, ni le seul dieu impliqué dans la victoire perse, l’auteur de ces versets s’attaque à ses représentations terrestres. Marduk en vient à être confiné à son rôle de statue. Le dieu de Babylone, comme les autres dieux, n’est qu’une statue et c’est précisément pourquoi il est incapable de prédire, diriger, créer, etc. Cette dimension sera présente dans tous les passages des chapitres 40–48 où le pouvoir créateur de YHWH est évoqué. Nous avons mentionné que Marduk, comme la plupart des grands dieux mésopotamiens, est vénéré comme étant sans égal et incomparable. Pour s’attaquer à cette facette, le Deutéro-Isaïe devra faire preuve d’astuce. Comme Marduk, YHWH est incomparable, mais il ajoute une dimension importante qui lui permettra éventuellement de remplacer Marduk par YHWH. Puisque YHWH est incomparable, il ne doit donc pas être représenté, contrairement aux dieux babyloniens. S’il continue à être représenté, la comparaison avec Marduk sera inévitable et certainement pas à l’avantage de YHWH, puisque la statue de Marduk jouait un rôle prédominant dans la religion de l’empire284.
281. À ce sujet voir Chaim Cohen, Biblical Hapax Legomena in the Light of Akkadian and Ugaritic, Missoula, Scholars, 1978, p. 133, n. 67 ; Hugh G. M. Williamson, « Isaiah 40.20. A Case of Not Seeing the Wood for the Trees », dans Bib 67 (1986) 1-20. 282. Vanderhooft, The Neo-Babylonian Empire and Babylon in the Latter Prophets, p. 175. 283. Sur la condamnation de l’idolâtrie dans le Deutéro-Isaïe en général, voir Anthonioz, « À qui me comparerez-vous ? ». 284. Ce rôle est évident lors de la fête du Nouvel An, où celle-ci accompagne le roi sur la voie processionnelle.
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2.3 Analyse et commentaires d’Is 40,21-24 « Ne savez-vous pas ? N’écoutez-vous pas ? Ne vous l’a-t-on pas dit depuis l’origine ? Ne vous a-t-on rien fait comprendre des fondations de la terre ? » (Is 40,21) Une nouvelle série de questions est posée au v. 21. Les deux premières (« Ne savez-vous pas ? N’écoutez-vous pas ? ») reviennent ailleurs dans la Bible hébraïque, mais ne sont jamais combinées au thème de la création, alors que les expressions « ne vous l’a-t-on pas dit depuis l’origine ? », « ne vous a-t-on rien fait comprendre ? », de même que « fondations de la terre » sont toutes des hapax. Sur ce dernier point, notons toutefois qu’il est fait mention de « colonnes/piliers de la terre » ()מ ֻצ ֵקי ֶא ֶר ץ ְ sur lesquels Dieu a posé le monde ()תּ ֵבל ֵ en 1 S 2,8. Il est aussi question des « fondations des cieux » ()מוֹסדוֹת ַה ָשּׁ ַמיִ ם ְ que la colère de YHWH fait trembler en 2 S 22,8 et quelques versets plus loin, en 2S 22,16, des « fondations du monde » ()מ ְֹסדוֹת ֵתּ ֵבל285. Dans tous ces cas, il s’agit d’objets qui soutiennent les cieux et le « monde », terme généralement employé comme synonyme de terre. On constate cependant qu’aucune de ces expressions n’est associée à l’activité créatrice de YHWH (à l’exception de 1 S 2,8, bien qu’il n’y ait pas d’allusion aux « fondations »), ni présentée sous forme de question. Le Deutéro-Isaïe s’adresse aux exilés qui auraient dû comprendre, « depuis l’origine », les fondations de la terre et donc le rôle de YHWH en tant que fondateur de celles-ci. L’image évoquée par l’expression « fondations de la terre » est intéressante. Au Proche-Orient ancien, les constructions d’envergures, que ce soit un temple, un palais, etc., reposent sur des fondations. L’acte de poser les fondations est préalable à la construction. Selon cette logique, la terre, comme un temple, s’appuie sur des fondations, posées par l’instigateur de sa création, dieu ou roi. Il s’agit donc, à notre avis, des fondations au sens de bases sur lesquelles s’effectue l’acte créateur et sur lesquelles devaient être inscrites les informations nécessaires à la compréhension de l’œuvre créatrice. Toutes les informations nécessaires (la date, le nom du roi, le contexte, les causes, etc.) étaient inscrites sur des « clous » ou des « pierres » de fondation. Comme si, à l’instar d’une pierre de fondation d’un édifice, le nom du fondateur était inscrit sur les fondations de la terre. En ne comprenant pas les fondations, il est impossible de comprendre l’œuvre et l’architecte. Mentionnons par ailleurs que cette image a peut-être été inspirée par l’activité de Nabonide, que l’on a parfois qualifié de « roi archéologue286 ». En effet, 285. Cette dernière expression est reprise textuellement en Ps 18,16. 286. À ce sujet, voir Beaulieu, The Reign of Nabonidus, p. 130-131 et p. 138-143.
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ce dernier recherchait activement les pierres de fondations des temples qu’il reconstruisait, afin d’en connaître l’histoire, et ainsi se rattacher à ce passé éloigné et glorieux 287. On sent, comme le souligne Hanson, une certaine exaspération de la part du prophète puisque le peuple semble avoir complètement oublié les enseignements fondamentaux de ses traditions288. Certaines traditions avaient évidemment été transformées par l’exil, et d’autres oubliées. La foi en un dieu créateur était sans doute plus difficile à conserver, surtout à Babylone, la ville du dieu créateur par excellence en Mésopotamie. Selon McKenzie, lorsque le prophète déclare qu’Israël aurait dû savoir depuis toujours que YHWH est le seul créateur, il fait référence à ce qu’il qualifie d’un ancien article de foi. Il ne demande pas à ses auditeurs d’adopter une nouvelle croyance. Toutefois, s’il était simplement question du maintien d’une ancienne tradition, on peut se demander pourquoi l’auteur rappelle avec autant d’insistance à ses auditeurs que leur Dieu est créateur. Il semble plus probable qu’il ait eu des problèmes à faire passer son message, ce que McKenzie admet289. De plus, il ne faut pas oublier (comme plusieurs auteurs ont tendance à le faire) que YHWH est rarement vénéré comme créateur avant l’exil290. Cela ne veut pas dire que le thème de la création n’existait pas. YHWH était vraisemblablement considéré comme créateur avant l’exil, mais n’est jamais vénéré comme tel avec autant d’insistance. De plus, tout indique que le thème de la création n’est pas solidement établi avant l’exil et qu’il ne fait pas l’unanimité parmi les exilés. C’est pour cette raison que le prophète s’efforce, à quelques reprises, de leur prouver que YHWH est bel et bien créateur. L’acceptation de cette nouvelle idée était nécessaire à son argumentation : en tant que seul créateur dans le passé, il pouvait être le seul acteur dans le présent et le futur. « Il habite au-dessus de la voûte de la terre ; ses habitants [sont] comme des sauterelles. Étendeur des cieux comme un voile, il les étala comme une tente pour y siéger » (Is 40,22) Le pouvoir créateur de YHWH est explicitement évoqué pour la première fois au v. 22, alors que YHWH est qualifié d’« Étendeur des cieux291 ». Ailleurs dans la Bible, la 287. Il est possible que Nabonide se soit intéressé au passé, non pas par goût personnel, mais pour démontrer qu’il était aussi pieux, ou encore davantage, que les rois qui l’ont précédé et qu’il était par le fait même tout aussi légitime qu’eux. À ce sujet, voir Bertrand Lafont, Aline Tenu, Francis Joannès et Philippe Clancier (dir.), La Mésopotamie. De Gilgamesh à Artaban (3300-120 av. J.-C), Paris, Éditions Belin, 2017, p. 822. 288. Hanson, Isaiah 40-66, p. 30. 289. McKenzie, Second Isaiah, p. 24. 290. Ce que souligne Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 193. 291. נּוֹטה ֶ ( ַהIs 40,22) : avec l’article et en écriture pleine, il s’agit d’un hapax.
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racine «( נטהétendre ») est utilisée à quelques reprises dans un contexte cosmogonique et a toujours le même objet : « les cieux292 ». L’image voulant que les cieux aient été étendus « comme un voile » et qu’ils aient été étalés « comme une tente » est toutefois très rare. Il n’y a en effet qu’un seul autre exemple dans la Bible : « Étendeur des cieux comme un voile » (Ps 104,2). Le terme utilisé est différent ( ַכדּ ֹקen Is 40-,22 et, יעה ָ ַכּיְ ִרen Ps 104,2), mais les deux passages font référence à une image comparable. S’il n’est pas impossible par ailleurs que ce Psaume ait influencé le Deutéro-Isaïe, il est cependant difficile de le dater avec certitude, et plusieurs exégètes sont d’avis qu’il s’agit d’un texte post-exilique293. Le passage le plus semblable à Is 40,22 se trouve dans le livre de Jérémie (Jr 10,12 – repris textuellement en Jr 51,15)294. L’auteur s’en prend d’abord aux dieux étrangers, avec un style satirique qui ressemble à celui qu’on retrouve dans le Deutéro-Isaïe, puis vénère Dieu en tant que créateur de la terre et des cieux. Mais avant d’en arriver à la description de YHWH créateur, au v. 12, on retrouve une précision d’un grand intérêt au verset qui précède : « Ainsi vous leur parlerez : les dieux qui n’ont pas fait les cieux et la terre disparaîtront de la terre et de dessous les cieux. » (Jr 10,11) Ce verset est particulier puisqu’il est écrit en araméen. Il est possible qu’il s’agisse d’un commentaire destiné à démontrer l’importance de l’enjeu : YHWH doit être reconnu comme créateur ou disparaître… Cet enjeu était encore plus présent à l’époque du Deutéro-Isaïe. Le texte de Jr 10,12 (51,15) est similaire à Is 40,22, même si le verbe « étendre » n’est pas au participe mais conjugué295 : « Auteur de [la] terre par sa puissance, Établisseur du monde par sa sagesse et, par son intelligence, il a étendu les cieux. » Ce texte de Jérémie, même s’il ne précise pas que les cieux sont étendus « comme un voile », a possiblement influencé l’auteur d’Is 40,22 – bien que le contraire soit aussi possible. Quoi qu’il en soit, que le doublet que l’on trouve en Jr 10,12 et 51,15 ait été rédigé par le prophète Jérémie ou non, il n’en demeure pas moins qu’il a été composé à une époque où les Judéens étaient déjà confrontés aux 292. Voir par exemple Is 42,5 ; 44,24 ; Is 51,13 ; Ps 104,2 ; Za 12,1 et Jb 9,8. Dans tous ces exemples, le verbe est au participe. Il y a aussi quelques exemples où le verbe est conjugué. C’est le cas notamment en 2 S 22,10 (repris textuellement en Ps 18,10) ; Is 45,12 ; Jr 10,12 et 51,15. 293. À ce sujet, voir Leslie C. Allen, Psalms 101-150 (WBC, 21), Waco, Texas, Word Books, 2002, p. 39-42. 294. Plusieurs auteurs sont toutefois d’avis que Jérémie n’est pas l’auteur de ces passages. Voir par exemple Bernard M. Wambacq, « Jérémie X,1-16 », dans RB 81 (1974) 56-62 ; William McKane, A Critical and Exegetical Commentary on Jeremiah. Volume 2. Commentary on Jeremiah XXVI-LII, Edinburgh, T. & T. Clark, 1996, p. 255 et Dominic Rudman, « Creation and Fall in Jeremiah X 12-16 », dans VT 48 (1998) 63-73. 295. Soulignons toutefois que tous les autres verbes sont au participe.
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idéologies babyloniennes. Il est donc possible que l’influence véritable soit babylonienne. En effet, l’image d’étendre les cieux n’est pas sans rappeler celle de Marduk qui, dans l’Enūma eliš, étend la moitié du corps de Tiamat pour créer la voûte céleste296, sur laquelle il créera les résidences/ représentations des autres dieux (les astres)297. Le Deutéro-Isaïe précise toutefois que YHWH étend les cieux « comme un voile ». Il nous paraît possible que cette précision deutéro-isaïenne soit volontairement empreinte de légèreté, afin de faire ressortir le contraste entre la création des cieux par YHWH et celle par Marduk. En effet, malgré sa volonté de « faire de belles choses », le dieu de Babylone, dans son acte créateur, doit se servir du cadavre de Tiamat, vaincue après un long et furieux combat – cadavre immonde qu’il dépèce et étend pour fabriquer le ciel. « Il donne des souverains au néant, il a fait [en sorte que] des juges de la terre [soient] comme du vide. En effet, à peine ont-ils été plantés, aussi à peine ont-ils été semés, à peine leur tige a-t-elle pris racine dans la terre, qu’aussitôt, il a soufflé sur eux. Ils s’asséchèrent et une tempête, comme de la paille, les soulève. » (Is 40,23-24) Même s’il n’est pas question du pouvoir créateur de YHWH aux v. 23-24, des thèmes importants pour la suite de l’argumentation du prophète sont évoqués. Il est d’abord question des souverains et des juges de la terre qui ne sont rien devant YHWH et qu’il manipule à sa guise298. Ces derniers sont si fragiles que YHWH peut souffler sur eux comme de la paille. Il nous paraît possible que cette image soit développée pour introduire une thématique que l’auteur reprendra subséquemment : grâce à YHWH, Cyrus conquiert nations et rois sans peine. Aussi, les v. 23-24 font possiblement écho à des thèmes que l’on retrouve dans l’Enūma eliš. La description d’un des cinquante noms de Marduk emploie des termes similaires : « Šazu-Suḫrim […] celui qui extirpe tous les ennemis par son arme, qui éparpille leurs machinations, les rend semblables au vent […]299. » Le parallèle est plus évident dans la traduction anglaise que l’on retrouve dans ANET : « […] who with the weapons roots out all enemies, who frustrates their plans, scatters (them) to the winds […]300 ». On remarque deux images similaires au Deutéro-Isaïe : le « déracinement » des ennemis et la dispersion au vent, qui pourrait aussi avoir le sens de « vouer au néant301 ».
296. Tablette IV, lignes 135-140. 297. Tablette V, lignes 1-4. 298. Cette idée sera reprise, en des termes différents, dans Jb 12,16-25. 299. Tablette VII, lignes 43-45. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 105. 300. ANET, p. 170. 301. Labat, « Le poème babylonien de la création », p. 66, n. 3.
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2.4 Analyse et commentaires d’Is 40,25-26 « Alors à qui me comparez-vous et ai-je été semblable ? dit [le] Saint. » (Is 40,25) Les deux questions au début du v. 25 rappellent celles d’Is 40,18, à la seule différence qu’ici YHWH s’adresse directement à son auditoire. Le pouvoir créateur de YHWH est directement présenté au v. 26 et semble faire référence aux astres, en des termes que l’on retrouve rarement dans la Bible : « Levez vos yeux là-haut et voyez : Qui a créé celles-ci ? Celui qui fait sortir leur armée en quantité. Il les appelle toutes par leur nom : par une grande vigueur et une force intense, pas une ne manque. » L’expression que l’on retrouve au début du v. 26, « levez vos yeux là-haut » (יכם ֶ ֵאוּ־מרוֹם ֵעינ ָ )שׂ, ְ n’a que deux autres occurrences (2 R 19,22 et Is 37,23)302, bien que le but de l’action en Is 40,26, à savoir contempler les objets célestes créés par YHWH, soit unique. L’expression « qui a créé celles-ci (ou ceux-ci) ? » (י־ב ָרא ֵא ֶלּה ָ )מ ִ est un hapax. Il s’agit par ailleurs de l’unique utilisation du verbe « créer » précédé d’une interrogation. De plus, pour la première et unique fois dans la Bible, ce qui est créé n’est pas nommé. Selon le sens du texte, il semble toutefois évident qu’il est question de ce qui compose les cieux : les étoiles et possiblement le soleil et la lune, qualifiés de « leur armée303 ». Il est possible, comme le suggèrent Goldingay et Payne, que c’est pour souligner leur insignifiance que le soleil, la lune, les étoiles, etc., ne sont pas nommés dans le texte massorétique304. Même si le verbe « créer » ()בּ ָרא ָ est employé dès le premier verset du livre de la Genèse pour signifier que Dieu (ֹלהים ִ )א ֱ a créé les cieux et la terre – avant même que Dieu ait débuté son œuvre créatrice – ce même verbe n’est pas explicitement associé à la création des cieux en Gn 1,13-17. De plus, le vocabulaire utilisé pour décrire cette création est différent. En contrepartie, il y a plusieurs exemples dans la littérature babylonienne où Marduk est présenté comme créateur des cieux et maître de ce qui les compose. Dans l’Enūma eliš par exemple : « Il [Marduk] créa une station pour les grands dieux, fit surgir des étoiles, des astres à leur image305. » Mais le dieu de Babylone n’est pas uniquement responsable de la création 302. 2 R 19,22 et Is 37,23 reproduisent le même texte. Il n’est pas question de création. 303. ( ְצ ָבאָםIs 40,26) a le sens « leur armée » ailleurs dans la Bible. Voir par exemple Gn 2,1 ; Is 34,4 ; 40,26 ; 45,12 ; Ps 33,6 et Ne 9,6. 304. Goldingay – Payne, A Critical and Exegetical Commentary on Isaiah 40-55, p. 122. On rencontre un phénomène analogue en Gn 1, où les astres ne sont pas nommés directement mais paraphrasés en petit et grand luminaires. 305. Tablette V, lignes 1-2. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 95.
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des astres ; ils obéissent à son contrôle. Cette thématique est utilisée à quelques reprises dans l’Enūma eliš et dans certains hymnes ou prières à Marduk. À la fin de l’Enūma eliš, deux des noms de Marduk y sont associés : « TuTu-Zi’ukkina, souffle de ses troupes, celui qui a mis en place pour les dieux les cieux purs, il s’est emparé de leur être, leur a assigné [leurs stations] […]306 ». En voici un autre exemple : « que son nom soit Nēberu […] qu’il instaure les routes des étoiles du ciel, qu’il fasse paître tous les dieux comme du bétail […]307 ». Soulignons également une prière adressée à Marduk où l’auteur déclare : « Au levant et au couchant, il installa les constellations du zodiaque308 et leur donna une route à parcou[rir.......]309 ». Or, peu d’auteurs ont évoqué cette possible influence babylonienne. Westermann est l’un des rares à avoir étudié ce passage en tenant compte du contexte babylonien. Son analyse est néanmoins problématique pour plusieurs raisons. Selon Westermann, les astres « were the chief gods in Babylon, all-dominant, and its virtual rulers310 », ce qui n’est pas le cas : les astres ont été créés par Marduk et ils répondent à son commandement. Ils ne sont évidemment pas les principaux dieux de Babylone. De plus, même si son nom peut vouloir dire « fils du Soleil » (AMAR.UTU), Marduk n’est pas le dieu du soleil comme le prétend Westermann311. C’est plutôt Šamaš qui joue toujours ce rôle. En associant Marduk au soleil, Westermann évite de parler de son véritable rôle : celui de créateur du monde entier, rôle que le Deutéro-Isaïe tente de faire jouer à YHWH. La relation entre le v. 26 du Deutéro-Isaïe et la littérature babylonienne a aussi été soulignée par Blenkinsopp. Selon ce dernier, le fait que YHWH soit présenté comme étant le créateur et celui qui contrôle les astres représente une attaque directe contre Marduk, qui jouait ce rôle depuis longtemps312, ce qui est particulièrement bien illustré dans l’Enūma eliš313. Il n’y a aucun doute que l’auteur d’Is 40,26 connaissait cette thématique babylonienne. De plus, étant donné que la création de ce qui compose le ciel est peu représentée dans la Bible, on peut penser, comme l’a proposé Blenkinsopp, que l’influence est babylonienne. Puisque dans
306. 307. 308. 309. 310. 311. 312. 313.
Tablette VII, lignes 15-17. Ibid., p. 104. Tablette VII, lignes 130-1. Ibid., p. 107. Il s’agit d’un emprunt mot pour mot de l’Enūma eliš, tablette V, ligne 2. Littéralement : « (comme) parcou[rs] » ; Seux, Hymnes et prières, p. 120, n. 46. Westermann, Isaiah 40-66, p. 58. Ibid. Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 109. Tablette IV, ligne 141 - tablette V, ligne 22.
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la tradition babylonienne Marduk était le créateur des astres et qu’il les dirigeait, le prophète devait démontrer le contraire. Pour convaincre ses compatriotes que c’était YHWH qui en était responsable. 2.5 Analyse et commentaires d’Is 40,27-31 « Pourquoi dis-tu Jacob, et [pourquoi] parles-tu [ainsi] Israël : “mon chemin a été caché devant YHWH” ? Et : “devant mon Dieu, mon jugement est transgressé” ? » (Is 40,27). L’auteur s’adresse ici directement à ses auditeurs et les interpelle : les exilés sont convaincus que leur Dieu les a abandonnés. L’auteur leur démontrera, dès le verset suivant, qu’il n’en est rien. Selon Westermann, le Deutéro-Isaïe cite un texte de lamentation déjà existant, que les exilés de cette époque connaissaient et utilisaient314. La position de Blenkinsopp est semblable. Selon lui, la complainte que l’on trouve au v. 27 utilise un langage emprunté aux hymnes liturgiques de lamentation315. Il est en effet possible que ce genre de texte circulait pendant l’exil ; les thèmes que l’on trouve au v. 27 sont souvent présents dans les Psaumes316. Cependant, seulement deux Psaumes combinent des thèmes de lamentation avec le pouvoir créateur de YHWH, soit Ps 104,29-30317 et 146,6-9318. De plus, seul ce dernier passage utilise le pouvoir créateur de YHWH dans un but similaire : établir qu’en tant que créateur, YHWH est celui qui prend soin des opprimés. Il est néanmoins probable que ce Psaume soit post-exilique319. Il faut également souligner que les Psaumes qui évoquent cette dimension sont généralement vagues sur le contexte dans lequel prend place la complainte. Or, dans le Deutéro-Isaïe, le contexte est évident : plus d’un demi-siècle après la victoire babylonienne, plusieurs exilés ont perdu confiance en YHWH. Le v. 27 n’est donc pas une citation d’un texte déjà existant, mais plutôt une complainte réelle, qui aurait pu être formulée par les exilés peu avant 314. Westermann, Isaiah 40-66, p. 60. 315. Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 194. C’était aussi l’avis de Westermann, Isaiah 40-66, p. 59-61. 316. Ps 13,2 ; 22,25 ; 26,1 ; 27,9 ; 30,8 ; 35,23 ; 37,6 ; 44,25 ; 69,18 ; 88,15 ; 102,3 ; 104,29 ; 140,13 ; 143,7 ; 146,7. 317. « Tu caches ta face, ils sont épouvantés ; tu reprends le souffle, ils expirent et retournent à leur poussière. Tu envoies ton souffle, ils sont créés, et tu renouvelles la surface du sol. » (Ps 104,29-30) 318. « Auteur de la terre et des cieux, de tout ce qui s’y trouve, il est l’éternel gardien de la vérité : il fait droit aux opprimés, il donne du pain aux affamés ; le Seigneur délie les prisonniers, le Seigneur ouvre les yeux des aveugles, le Seigneur redresse ceux qui fléchissent, le Seigneur aime les justes, le Seigneur protège les immigrés, il soutient l’orphelin et la veuve, mais déroute les pas des méchants. » (Ps 146,6-9) 319. À ce sujet, voir Allen, Psalms 101-150, p. 302.
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ou peu après la conquête perse de Babylone. Certains d’entre eux avaient sans doute fini par se convaincre que leur destin était entre les mains de leurs conquérants et de leurs dieux. Ils doutaient donc que YHWH soit capable d’intervenir. L’exil prolongé et l’impossibilité de retourner à Jérusalem (avant la conquête perse) semblaient confirmer ce doute. Pour leur prouver que YHWH était bel et bien à l’œuvre (ou capable d’agir), l’auteur insiste sur son pouvoir créateur au verset suivant. « N’as-tu pas compris et n’as-tu pas écouté ? YHWH, un Dieu éternel, Créateur des extrémités de la terre, ne faiblit pas et ne se fatigue pas ; une recherche [pour comprendre] son intelligence est impossible. » (Is 40,28) L’auteur s’en prend aux exilés qui, selon lui, n’ont aucune raison de se plaindre. On remarque que, contrairement à « l’homme de son dessein », à qui YHWH enseigne et fait comprendre (40,14), Jacob/Israël n’a rien compris320. En tant que Dieu éternel et créateur, YHWH est infatigable et insondable. Ce faisant, il est en mesure de donner force et réconfort à quiconque met son espoir en lui. On remarque que pour la première fois dans ce livre, le verbe « créer » est au participe, comme l’était le verbe « étendre » au v. 22. YHWH est aussi qualifié d’un titre inédit : « Créateur des extrémités de la terre ». Le verbe « créer », conjugué ou non, comme c’est le cas ici, a rarement « terre » comme objet321. Et, fait à noter, la racine «( ארבcréer ») sous forme participiale est rare et se concentre dans le Deutéro-Isaïe. On retrouve une forme semblable uniquement dans le livre d’Amos et dans le Trito-Isaïe (Is 56-66). Dans le texte d’Amos, il est question de la formation des montagnes et de la création du vent : « Car voici, Formateur des montagnes et Créateur du vent […] » (Am 4,13). Ce participe est aussi utilisé à quelques reprises dans le Trito-Isaïe. En Is 57,19, YHWH est « Créateur du fruit des lèvres », alors qu’au v. 17 du chapitre 65, YHWH est qualifié de « Créateur de cieux nouveaux et d’une terre nouvelle. » Le verset suivant fait aussi référence au pouvoir créateur de YHWH : « Car, réjouissezvous, soyez en liesse pour toujours parce que je [suis] Créateur322 . Car, me voici, Créateur de la réjouissance de Jérusalem et de son peuple en liesse. » (Is 65,18) Outre Is 40,28, le participe « créer » avec « terre » comme objet n’a donc qu’une seule autre occurrence : Is 65,17. Il faut toutefois préciser qu’à ce dernier endroit, il est question de cieux 320. Comme au verset 21 du même chapitre, on retrouve cette combinaison des verbes « comprendre » et « écouter ». 321. Sous forme conjuguée, le verbe « créer » a « terre » pour objet uniquement en Gn 1,1 ; 2,4 et Is 45,18. 322. Il s’agit de la première et seule fois dans la Bible où YHWH est qualifié de « créateur » au sens absolu, sans que l’objet de sa création soit mentionné.
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nouveaux et d’une terre nouvelle. Il ne s’agit donc pas d’une allusion à la création « originelle », comme en Is 40,28. L’influence babylonienne est perceptible au v. 28. YHWH est créateur de la terre, mais aussi de ses extrémités, comme Marduk dans l’Enūma eliš où le dieu de Babylone noue ensemble les deux moitiés de Tiamat pour ainsi fixer les limites des cieux, des eaux et de la terre323. Marduk est aussi qualifié de « créateur » de la terre à quelques reprises. À la fin de l’Enūma eliš, deux noms de Marduk sont explicitement associés à la création de la terre et utilisent des verbes non conjugués : « Agilima […] Créateur (ba-nu-u) de la terre au-dessus des eaux […]324 » ; « Mummu, créateur (ba-an) du ciel et de la terre […]325 ». Il est donc possible que l’auteur de ce verset utilise des thèmes que l’on retrouve aussi dans les écrits babyloniens afin de prouver son point et de convaincre ceux qui croient que YHWH les a abandonnés : en tant que seul créateur, rien n’est impossible à YHWH. Toujours au v. 28, la « compréhension » de YHWH est sans doute un synonyme de son « intelligence ». On retrouve très peu de passages où ce thème est associé à l’activité créatrice de YHWH326. Un passage du livre de Jérémie (Jr 10,12 = 51,15), s’il est bien pré-exilique, a peut-être influencé l’auteur de notre texte. Il est toutefois possible que l’auteur ait été confronté lui-même à cette dimension pendant l’exil. En effet, l’impossibilité de comprendre l’œuvre créatrice, ou encore le génie créateur de YHWH (« une recherche [pour comprendre] son intelligence est impossible »), n’est pas sans rappeler l’impossibilité de comprendre l’activité créatrice de Marduk, telle qu’évoquée aux lignes 35-38 de la tablette VI de l’Enūma eliš : « Après qu’Éa le sage eut créé l’humanité, ils lui imposèrent, à elle, la corvée des dieux : cette œuvre, il est impossible de la comprendre, c’est grâce aux merveilles de Marduk que Nudimmud327 l’a créée328 ! » L’Enūma eliš apporte cette précision pour bien montrer que Marduk est l’initiateur de cette décision, que l’humain ne peut
323. Voir tablette IV, lignes 135-140 et tablette V, lignes 62-66. 324. Tablette VII, lignes 82-83. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 106. 325. Tablette VII, ligne 86. Ibid., p. 106. 326. L’expression « pour sa compréhension » n’a qu’une seule autre occurrence, qui n’a toutefois pas de liens avec l’activité créatrice de YHWH : « Grand est notre Seigneur et grande est sa force ; sa compréhension est infinie » (Ps 147,5). Un texte de Job développe une idée semblable « Avec sa force, il a remué la mer et par son intelligence, il a transpercé Rahab » (Jb 26,12). 327. Nudimmud est un autre nom donné au père de Marduk, Éa. 328. Tablette VI, lignes 35-38. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 99-100.
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comprendre. Certains des 50 noms de Marduk sont aussi associés à son intelligence supérieure329 : « Irugga : […] celui qui s’est approprié tout savoir, une vaste intelligence330 ». Un autre de ces noms combine l’intelligence et l’activité créatrice de Marduk : « Gibil, […] qui, par le combat contre Tiamat a créé des merveilles, vaste d’entendement, expérimenté, intelligent, cœur lointain que les dieux, dans leur ensemble, ne peuvent appréhender331 ». L’auteur de l’Enūma eliš revient sur cette dimension à la fin de la récitation de 50 noms de Marduk, où il proclame : « Son cœur est insondable, vaste son être […]332 ». Bref, l’intelligence, la sagesse, etc., de Marduk est un thème fréquent dans les sources babyloniennes et parfois associé à son pouvoir créateur. Il est donc possible que l’influence soit une fois de plus babylonienne et non biblique. Aux v. 29-31, des thématiques déjà évoquées au v. 28 sont reprises et appliquées non pas à YHWH, mais à ceux qui ont espoir en lui. Le contenu est clair : comme Dieu, qui ne faiblit pas et ne se fatigue pas, ceux qui ont espoir en lui ne faibliront pas et ne se fatigueront pas. Même s’ils sont affligés et faibles Dieu leur redonnera force et puissance moyennant une confiance inébranlable. Le vocabulaire utilisé dans les v. 29-31, même s’il est très rare, n’est pas sans rappeler celui utilisé dans certains Psaumes (voir par exemple Ps 9,10-11). Le rôle de YHWH auprès des faibles et des affligés (40,29-31) rappelle aussi celui de Marduk. Il n’y a pas d’emprunts directs bien que ces thèmes soient fréquemment présents dans les prières adressées à Marduk. En voici un exemple : « Tu redresses le faible, tu mets au large le miséreux, tu élèves sans cesse le sans-pouvoir et tu fais paître l’humble333 ». On retrouve peut-être un sens semblable dans l’expression qui vénère Marduk comme étant celui qui est capable de faire « revivre un mort » grâce à sa miséricorde. Ce thème est fréquemment employé dans les prières à Marduk. En voici quelques exemples : « Qu’on dise : “Marduk est capable de faire revivre 329. Cette thématique est également présente dans certains hymnes et prières dédiés à Marduk. Dans un hymne acrostiche du roi assyrien Aššurbanipal dédié au dieu de Babylone, le roi proclame : « Tu cumules tout savoir-faire, (tu es) achevé en force. (Tu es) le conseiller honoré, le souverain éminent, tout-puissant, très grand, […] Dans les cieux tu es éminent, sur la terre tu es roi, le plus habile et le plus averti [des] dieu[x] […] » (Seux, Hymnes et prières, p. 115-116). Dans un autre hymne dédié à Marduk, qui a la particularité de concentrer les pouvoirs et qualités de tous les dieux à l’intérieur de Marduk : « Ta qualité de juge est le brillant Shamash, […] Ton nom le plus important, Ô Marduk, est : le plus expert des dieux ; […] » (Seux, Hymnes et prières, p. 130). 330. Tablette VII, ligne 104. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 107. 331. Tablette VII, lignes 115-118. Ibid., p. 107. 332. Tablette VII, lignes 155. Ibid., p. 108. 333. Seux, Hymnes et prières, p. 72.
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un mort !”334 » ; « Le plus miséricordieux des dieux, Miséricordieux, qui aimes faire revivre le mort, Marduk, roi des cieux et de la terre […]335 » ; « Marduk, grand Seigneur, dieu miséricordieux, qui prend par la main celui qui gît, [qui délies] celui qui est lié, qui fais revivre le mort […]336 » ; « Tu fais justice chaque jour à l’opprimée et à celui qui est maltraité […] Tu regardes celui qui est fatigué, épuisé, celui qui a péché […]337 ». Comme Marduk s’occupe des affligés, et « redonne vie aux morts », YHWH redonne vigueur aux faibles et aux affligés qui ont confiance en lui. En somme, ceux qui n’ont pas perdu espoir en YHWH seront bientôt récompensés. Car Dieu a choisi un homme pour les libérer : le roi perse Cyrus – le même, selon les prêtres babyloniens, que Marduk avait choisi pour libérer Babylone et dont il sera question dès le premier verset du chapitre 41. 2.6 Conclusions sur Is 40,12-31 Pour que le rôle de YHWH dans le présent des exilés soit reconnu, il devait absolument être considéré comme créateur puisque Marduk revendiquait lui aussi la maîtrise du présent et qu’il était depuis longtemps considéré comme dieu créateur par excellence. Pour ce faire, l’auteur devait d’abord démontrer que YHWH est capable d’accomplir des actions semblables à celles de Marduk (40,12). Parce que de telles actions sont impossibles à l’humain, cela prouve que ce dernier n’est pas en mesure de comprendre le souffle que YHWH utilise pour envoyer un individu en mission – vraisemblablement Cyrus, « l’homme de son dessein » (40,13). C’est avec lui que YHWH a échangé conseil, pour lui enseigner la voie du jugement, la connaissance et lui faire connaître le chemin de l’intelligence (40,14). Après ces questions, l’auteur démontre que les nations ne sont rien devant YHWH (40,15-17). Cela n’est pas encore explicite, mais cette insignifiance des nations devant YHWH permettra à Cyrus de s’en emparer sans problème, ce qui sera évident au début et à la fin du chapitre 41. L’auteur enchaîne ensuite avec une courte « satire » contre les idoles (40,19-20) avant de mettre en scène, pour une première fois, le pouvoir créateur de YHWH. Le ton employé au v. 21 implique que les exilés ne sont pas familiers avec le rôle de YHWH en tant que créateur. L’auteur
334. 335. 336. 337.
Ibid., p, 180. Ibid., p. 235. Ibid., p. 292. Ibid., p. 445.
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ne leur rappelle pas ce qu’ils savent déjà, mais plutôt ce qu’ils auraient dû savoir. Il semble que les exilés aient « oublié » le rôle de YHWH dans la création, sans doute parce que celui de Marduk était prédominant dans l’empire babylonien. L’auteur développe son point de vue aux v. 22-24. En employant des termes semblables aux v. 15-17, l’auteur démontre que les souverains et juges de la terre sont fragiles devant YHWH qui peut en faire ce qu’il veut (40,23-24). Cette rhétorique est possiblement utilisée pour démontrer que c’est grâce à YHWH que Cyrus peut conquérir les autres nations et non pas grâce à Marduk, selon la version officielle de la propagande babylonienne. Le v. 25 débute par une question qui ressemble à celle du v. 18. Toutefois, au lieu de décrire la fabrication d’une idole, l’auteur insiste plutôt sur le pouvoir créateur de YHWH qui a non seulement étendu les cieux (40,22), mais aussi créé « leur armée », sans doute les astres en général, qu’il contrôle (40,26). Aux v. 27-28, l’auteur s’en prend à Jacob/Israël qui prétend que son chemin a été caché devant YHWH et son droit bafoué. L’auteur leur reproche de ne pas avoir compris et écouté que YHWH, en tant que créateur des « extrémités de la terre » ne faiblit pas et que son intelligence est impossible à comprendre. Il peut donc donner force aux affligés qui ont espoir en lui (29-31). On constate que l’auteur présente d’abord ses arguments, puis ceux de ses « adversaires », selon qui Dieu les a abandonnés. Mais YHWH a un plan pour ceux qui croient et espèrent en lui. En tant que créateur, et puisque les rois et les nations ne sont rien devant lui, le dieu d’Israël peut sauver son peuple. Le chapitre 40 prépare ce qui sera davantage développé dans les prochains chapitres : Cyrus sera explicitement associé au plan de YHWH qui, puisqu’il peut faire ce qu’il veut avec les nations et leurs rois, permettra au roi perse d’en prendre contrôle et finalement de libérer les exilés judéens. Peu d’auteurs ont insisté sur l’étroite relation qui existe entre la présentation de Cyrus et l’évocation du pouvoir créateur de YHWH. De plus, lorsqu’ils le font, ils se limitent généralement à le mentionner sans expliquer pourquoi ces deux thèmes sont liés338. Nous verrons que le pouvoir créateur est utilisé soit pour convaincre Cyrus lui-même, ou les exilés, de la pertinence de ce choix. En somme, pour démontrer que YHWH peut venir en aide à ceux qui ont espoir en lui, l’auteur a l’intention de prouver que Marduk n’est qu’une idole, incapable d’agir concrètement. La rhétorique du 338. McKenzie, Isaiah 40-55, p. lx, est un des rares à souligner, sans l’approfondir toutefois, la relation entre la présentation de Cyrus et celui du pouvoir créateur de YHWH.
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Deutéro-Isaïe est originale et percutante : contrairement à YHWH, Marduk, puisqu’il n’est qu’une idole, ne peut être créateur et ne peut donc pas être responsable du choix de Cyrus. Ce faisant, le Deutéro-Isaïe veut démontrer que YHWH n’a pas abandonné son peuple.
Chapitre AINSI A PARLÉ LE DIEU YHWH, CRÉATEUR DES CIEUX… ANALYSE D’IS 42,19
1. Is 41,1-21 : Introduction à Is 42,1-9 Avant de nous attarder au deuxième texte de notre étude (Is 42,1-9), il est nécessaire de dire quelques mots sur le chapitre 41, où l’on retrouve certaines allusions au pouvoir créateur de YHWH, qui sont toutefois limitées à la création d’Israël/Jacob (en tant que collectivité personnifiée). On y rencontre également deux thématiques qui accompagnent généralement les autres passages cosmogoniques : revendication de l’appel de Cyrus et satire contre les idoles. De plus, il est question, pour la première fois, du serviteur de YHWH, qui sera officiellement présenté au chapitre 42. Dès les premiers versets du chapitre 41, l’auteur met en scène YHWH qui prend soin de démontrer qu’il est celui qui a appelé et dirigé Cyrus dans son entreprise de conquête du « monde ». Le Dieu d’Israël invite d’abord les autres peuples et leurs dieux à venir débattre avec lui d’un sujet qui sera évoqué au verset suivant (Is 41,2), c’est-à-dire l’appel de Cyrus. Le style, le ton et les termes utilisés par l’auteur rappellent ceux du chapitre 40 et fournissent des explications qui permettent de mieux comprendre les versets étudiés précédemment. Il est question de Cyrus, des nations et des rois (Is 41,2). Avec l’aide de YHWH, Cyrus peut avancer sans problème (41,3). Les Perses arrivent grâce au Dieu d’Israël, qui peut agir ainsi parce qu’il est le seul Dieu (Is 41,5). L’auteur enchaîne avec une satire qui s’en prend aux fabricants d’idoles, afin de démontrer la futilité de leurs gestes et de leurs produits (Is 41,6-7). Après cette satire, le ton change au v. 8. YHWH s’adresse directement à son serviteur, clairement identifié comme étant Israël/Jacob (40,8-13). Cette référence est problématique puisque la plupart des thèmes et des actions que l’on rencontre dans ses versets se retrouvent ailleurs et concernent Cyrus, et s’expliquent mieux s’il est question du roi perse, dont YHWH revendique l’appel et le support au début et à la fin du chapitre 41. À titre d’exemple, puisque YHWH aide son serviteur, ses ennemis seront inexistants (v. 11-12), thème utilisé à deux reprises dans ce même chapitre, alors qu’il
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est vraisemblablement question de Cyrus339. Il est possible, bien que cela ne soit que spéculation, que ce texte ait été remanié pour associer Israël/ Jacob au serviteur, phénomène observable en Is 42,1 dans la Septante, et vraisemblablement en Is 49,3 où l’ajout est plutôt maladroit. À partir du v. 14, YHWH s’adresse directement à Jacob/Israël, sans le qualifier de serviteur cette fois. Le Dieu d’Israël donne ensuite des exemples de ce qu’il fera en faveur de son peuple (Is 41,15-19). Le peuple n’a rien à craindre puisque YHWH l’aidera pendant son voyage de retour, dont la destination n’est pas explicitement évoquée. Après que YHWH en ait lui-même fait la description, l’auteur souligne clairement que tout cela est bel et bien l’œuvre de YHWH (Is 41,20). L’aide accordée à Jacob/ Israël n’est donc pas de même nature que celle consentie au serviteur des versets précédents. Jacob/Israël est convoqué avec des termes différents de ceux des v. 8-13, bien qu’ils rappellent ceux généralement associés au serviteur Israël/Jacob dans le Deutéro-Isaïe. Le rôle de Jacob/Israël est totalement passif. Il n’a donc rien à faire en retour, si ce n’est de quitter Babylone. Ce rôle est différent de celui du serviteur anonyme qui est aidé par YHWH pour accomplir une tâche guerrière et libératrice. Le chapitre 41 se termine en utilisant des thèmes que l’on retrouve au début de ce même chapitre. YHWH somme les autres peuples et leurs dieux de venir à sa rencontre avec leurs causes et leurs arguments (41,21). Dieu les met au défi de proclamer ce qui adviendra, c’est-à-dire de justifier leurs revendications (41,22). YHWH remet en doute leur capacité à prédire l’avenir. Comme ils ont été incapables de le faire dans le passé, ils ne pourront maintenant prédire les choses à venir (41,23). Ils ne valent rien et les choisir est une abomination (41,24). YHWH affirme ensuite clairement qu’il est responsable des succès de celui qu’il a « suscité », vraisemblablement le roi perse (41,25). On retrouve une fois de plus l’idée que ce dernier n’aura aucun problème avec les autres dirigeants (voir 41,2-3340), ce qui est aussi explicite dans le Cylindre de Cyrus. Donc, après avoir démontré que les autres dieux et leurs fidèles n’ont rien à voir avec l’arrivée de Cyrus et que, grâce à YHWH, les exilés pourront retourner en Judée, le Dieu d’Israël présente officiellement son serviteur (Is 42,1-4), c’est-à-dire celui qu’il a choisi pour mettre à bien une double tâche : appliquer le « jugement » et libérer les exilés judéens. Ces deux tâches se complètent : puisque le serviteur appliquera un « jugement juste », les exilés seront libérés. Nous verrons également que 339. Voir Is 41,2 et 41,25. 340. Les raisons de ce succès sont expliquées en 40,15-17 et 23-24 : les nations et les rois du monde ne sont rien devant YHWH.
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YHWH se présente ensuite à son serviteur en tant que créateur du monde (42,5-9), dimension qui a généralement été négligée par les exégètes. 2. Le premier « poème du serviteur de YHWH » (Is 42,1-9) Ce passage a fait couler beaucoup d’encre depuis que Berhard Duhm a qualifié celui-ci, ainsi que trois autres péricopes, de ebed-Jahwe Dichtungen, c’est-à-dire de « poèmes du serviteur de YHWH » (Is 42,1-4341 ; 49,1-6 ; 50,4-11 et 52,13–53,12)342. L’hypothèse de Duhm aura une grande influence. Selon lui, ces quatre textes auraient originalement fait partie d’un seul et même livre, composé en Judée entre l’époque de Job et de Malachie, par un disciple du Deutéro-Isaïe, puis auraient été séparés et insérés là où il y avait de la place dans le manuscrit d’Isaïe343. Duhm soutient que le serviteur de YHWH est un seul personnage historique, une sorte de « maître dans la loi, un disciple des prophètes, devenu lépreux et mis à mort344 ». Même si cette hypothèse est difficile à défendre, Duhm souligne, avec raison, que le profil du serviteur n’est pas le même que celui d’Israël/Jacob, qualifié de serviteur ailleurs dans le DeutéroIsaïe. Depuis la publication du livre de Duhm, le problème concernant l’identité du serviteur anonyme a monopolisé l’attention des exégètes, si bien que l’étude du thème de la création a été négligée. Les auteurs, en accord ou non avec Duhm, sont divisés principalement en deux camps à propos de l’identité du serviteur. Certains, comme Duhm, sont d’avis qu’il s’agit d’un individu345, alors que d’autres y voient une collectivité 341. Duhm n’inclut pas les v. 5-9 dans ce passage. 342. Berhard Duhm, Das Buch Jesaia. Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1892. Bien que Duhm fut le premier à isoler ces passages (en les attribuant à un autre auteur que celui d’Is 40–55), il ne fut toutefois pas le premier à s’interroger sur l’identité du serviteur anonyme de YHWH qui est présenté en Is 42,1. À ce sujet, voir la recension de Christopher R. North, The Suffering Servant in Deutero-Isaiah. An Historical and Critical Study, Oxford, OUP, 1963 (1948), p. 28-46. 343. Duhm, Das Buch Jesaia, p. 311. 344. Cité Jan Van der Ploeg, Les Chants du Serviteur de YHWH dans la seconde partie d’Isaïe (Chap. 40-55), Paris, Lecoffre, 1936, p. 4. 345. Voir par exemple : Roland De Vaux, « Les Décrets de Cyrus et de Darius sur la reconstruction du Temple », dans RB 46 (1937) 29-57, p. 32 ; Sidney Smith, Isaiah Chapters XL-LV. Literary Criticism and History, London, UK, OUP, 1944, p. 54 ; Morton Smith, « II Isaiah and the Persians », dans JAOS 83 (1963) 415-421, p. 417 ; Bonnard, Le Second Isaïe, p. 123 ; McKenzie, Second Isaiah, p. xli ; Pierre Grelot, Les poèmes du Serviteur. De la lecture critique à l’herméneutique, Paris, Cerf, 1981, p. 25 ; James D. W. Watts, Isaiah 34-66 (WBC, 25), Waco, Texas, Word Books, 2005 (1987), p. 654s ; Blenkinsopp, « Second Isaiah : Prophet of Universalism », JSOT 41 (1988) 83-103, p. 85 ;
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personnifiée, c’est-à-dire Israël/Jacob346. Parmi les partisans de la thèse individualiste, certains auteurs ont associé le serviteur anonyme d’Is 42,1 au roi perse Cyrus. Cette thèse a d’abord été défendue par certains exégètes allemands au début du XXe siècle et a pris une nouvelle direction au cours des années 1930-1940 avec les publications de Roland de Vaux et de Sidney Smith. Morton Smith et Bonnard ont aussi développé cette interprétation dans les années 1960-1970, ce qu’a aussi fait Blenkinsopp à quelques reprises depuis les années 1980. L’identification du serviteur nous paraît primordiale pour comprendre l’utilisation du pouvoir créateur de YHWH dans ces versets (et viceversa). Toutefois, en raison du nombre important de publications sur le premier « chant », nous nous concentrerons sur l’hypothèse qui nous paraît la plus appropriée, c’est-à-dire celle voulant que Cyrus soit le serviteur. Notre objectif est d’étudier le rôle que joue la présentation de YHWH en tant que créateur dans ce passage (42,5), ce sur quoi la plupart des exégètes n’ont pas suffisamment insisté, qu’ils soient en accord ou non avec l’identification du serviteur avec Cyrus. Avant de donner notre traduction de ces versets, il paraît nécessaire de dire quelques mots sur la division des v. 1-9. Il est possible que les v. 1-4 et 5-9 du chapitre 42 n’aient pas été rédigés par le même auteur. Duhm, qui a été le premier à isoler ce passage, n’inclut pas les v. 5-9 dans ce qu’il considère comme le premier « poème » du serviteur (42,1-4). La majorité des exégètes ont souligné les différences entre les deux passages, mais admettent qu’ils ne doivent pas être étudiés séparément347. À notre avis, qu’ils proviennent d’un seul auteur ou non, ces versets se complètent et ont un rôle important à jouer dans la logique du récit pris dans son ensemble. Toutefois, puisque les péricopes 42,1-4 et 5-9 ont toutes deux Josef Scharbert, Deuterojesaja - der « Knecht Jahwes » ?. Hamburg, Verlag Dr Kovac, 1995, p. 111 ; Hanson, Isaiah 40-66, p. 44 ; Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 210. 346. Voir par exemple : Rignell, A Study in Isaiah Ch. XL-LV, p. 12 ; George F. Knight, Servant Theology. A Commentary on the Book of Isaiah 40-55, Edinburg, Handsel, 1984 (1965), p. 12 ; Arvid S. Kapelrud, « The Identity of the Suffering Servant », dans Hans Goedicke (dir.), Near Eastern Studies in Honor of William Foxwell Albright, London, UK – Baltimore, MD, John Hopkins Press, 1971, p. 311 ; Arthur S. Herbert, The Book of the Prophet Isaiah Chapters 40-66, Cambridge, UK, CUP, 1975, p. 42 ; John E. Hamlin, A Guide to Isaiah 40-66, London, UK, SPCK, 1979, p. 40 ; Whybray, The Second Isaiah. Sheffield, JSOT Press, 1983, p. 69 ; Andrew Wilson, The Nations in Deutero-Isaiah. A Study in Composition and Structure, New York, NY, Edwin Millen, 1986, p. 253 ; Barnabas Lindars, « Good Tidings to Zion : Interpreting DeuteroIsaiah Today », dans BJRL 68 (1986) 473-497, p. 484 ; Évode Beaucamp, Le livre de la consolation d’Israël. Isaïe XL-LV, Paris, Cerf, 1991, p. 181 ; Ulrika Lindblad, « A Note on the Nameless Servant in Isaiah XLII 1-4 », dans VT 43 (1993) 115-119, p. 116 ; Goldingay – Payne, A Critical and Exegetical Commentary on Isaiah 40-55, p. 212. 347. Voir par exemple S. Smith, Isaiah Chapters XL-LV, p. 57 ; Childs, Isaiah, p. 326 ; Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 209-211.
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un début et une fin et que le vocabulaire utilisé est différent, il nous paraît préférable de les présenter séparément. Notre conclusion portera cependant sur les v. 1-9, afin de bien faire ressortir l’utilisation de la rhétorique cosmogonique intégrée dans cette péricope. 3. Traduction d’Is 42,1-9 (1) « Voici mon serviteur, je le soutiens. Mon être a été satisfait [par] mon élu348. J’ai donné mon souffle sur lui, il fera sortir un jugement pour les nations. (2) Il ne criera pas et n’élèvera pas [la voix] et ne fera pas entendre sa voix dans la rue. (3) Un roseau écrasé, il ne le brisera pas et une mèche faiblissante, il ne l’éteindra pas. Pour la vérité, il fera sortir un jugement. (4) Il ne faiblira pas et ne sera pas écrasé jusqu’à ce qu’il place un jugement sur la terre et les régions côtières349 attendront son instruction. » (5) Ainsi a parlé YHWH, le Dieu, Créateur des cieux et leur Étendeur, Étaleur de la terre et de ses produits, Donneur de l’haleine au peuple [qui est] sur elle [la terre] et du souffle à ceux qui marchent (litt. : aux marcheurs) sur elle. (6) « Moi, YHWH, je t’ai appelé avec justice afin que je puisse prendre ta main, te former350 et te donner en tant qu’alliance du peuple, lumière des nations. (7) Pour ouvrir des yeux aveugles, pour faire sortir un prisonnier du donjon, d’une maison d’obscurité les habitants des ténèbres. (8) Je suis YHWH, c’est mon nom. Je ne donnerai pas ma gloire à un autre ni ma louange aux idoles. (9) Les premières choses, voilà, elles sont venues ; et des nouvelles, moi, je déclare (litt. : déclarateur/annonceur). Avant qu’elles ne germent, je vous les fais entendre. » 348. Is 42,1 : la Septante ajoute Jacob avant « mon serviteur » et Israël après « mon élu ». 349. ( ִאיִּ יםIs 42,4) : la plupart des auteurs traduisent par « îles » plutôt que « régions côtières ». Il est possible qu’il soit question de la « Syrie-Palestine ». Le sort des habitants de cette région est entre les mains du serviteur de YHWH ; ils attendent son instruction, c’est-à-dire ce qu’il a décidé pour eux. 350. Ce verbe pourrait aussi être traduit par « te garder », au sens de « te protéger ». Le problème vient du fait que les racines «( נצרsurveiller, gardez, conserver ») et יצר (« former, façonner ») se comportent de façon similaire lorsqu’elles sont au Qal imparfait 1 cs. Nous avons choisi d’utiliser le verbe « former » puisqu’il nous paraît plus logique : dans un premier temps, YHWH appelle et prend son serviteur par la main ; puis, dans un deuxième temps, il le forme pour en faire une alliance pour le peuple et une lumière pour les nations.
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3.1 Analyse et commentaires d’Is 42,1-4 Au début du chapitre 42, l’auteur attire l’attention de ses auditeurs ou lecteurs en utilisant, comme au dernier verset du chapitre 41, la préposition « voici ». YHWH ne s’adresse donc pas directement à son serviteur, dans les quatre premiers versets du moins. Il explique plutôt à son peuple exilé son choix et pourquoi ils ne doivent pas le craindre. Le serviteur de YHWH est présent à plusieurs endroits dans les chapitres 40–55 : 41,8 ; 42,1 ; 43,10 ; 44,1.21 ; 45,4 ; 48,20 ; 49,5 ; 50,10 ; 52,13 ; 53,11 ; 54,17 (au pluriel). Toutefois, le serviteur est anonyme seulement en Is 42,1 ; 49,5 ; 52,13 et 53,11. De plus, seul Is 42,1 côtoie un verset où YHWH est présenté comme créateur du monde entier et pas seulement d’Israël/Jacob, comme c’est le cas en Is 43,1.7 (Jacob/Israël, qualifié de serviteur en 43,10, est créé, formé et fait), 44,1-2 (le serviteur Jacob/Israël est élu, fait et formé) et 44,21 (Jacob/Israël est formé pour être serviteur). L’hypothèse voulant que le serviteur anonyme soit ici Israël/Jacob, en tant que collectivité personnifiée, nous paraît inappropriée pour plusieurs raisons. Tout d’abord, lorsqu’il est question du serviteur collectif dans les chapitres 40–55, celui-ci est toujours identifié : il s’agit de Jacob et/ou d’Israël. De plus, à l’exception d’Is 41,8 et 49,3, son rôle est passif, alors que le serviteur anonyme d’Is 42 est actif et, de plus, a un rôle à jouer en faveur d’Israël, ce qui exclu évidemment Israël comme serviteur anonyme. Ainsi, d’un point de vue historique, une seule option nous paraît possible en ce qui concerne l’identité du serviteur anonyme de YHWH : le roi perse Cyrus. Ce dernier joue un rôle similaire à celui du serviteur anonyme, c’est-à-dire qu’une mission lui est confiée par YHWH, à savoir libérer les exilés. Cette mission ressemble également à celle confiée au roi perse par Marduk dans le Cylindre de Cyrus. Roland de Vaux a été le premier à étudier en détails les similitudes entre le Cylindre de Cyrus et certains passages du Second Isaïe, dont Is 42,1-9. Selon lui : Lorsqu’on lit côte à côte le texte babylonien et les passages bibliques, on est frappé de l’insistance avec laquelle le livre d’Isaïe revendique pour YHWH seul la gloire d’avoir distingué Cyrus et conduit sa main. Serait-ce pour mettre les exilés en garde contre la propagande des prêtres de Marduk 351 ?
Morton Smith est aussi d’avis que le serviteur anonyme du premier chant est Cyrus et que les nombreux parallèles démontrent que le Second 351. de Vaux, « Les Décrets de Cyrus et de Darius sur la reconstruction du Temple », p. 32.
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Isaïe a été directement influencé par le Cylindre. Son interprétation nous paraît juste et mérite d’être citée : « That the two authors have said the same thing might be coincidence, but that they should have said so many of the same things, in the same place, at the same time and about the same man goes beyond coincidence352 ». Blenkinsopp suggère quant à lui qu’Is 40–48 se lit comme une version juive du Cylindre de Cyrus : YHWH (et non Marduk) choisit Cyrus pour être son agent, l’aide à conquérir l’empire babylonien et l’incite à régner de façon juste353. Dans son plus récent commentaire, Blenkinsopp développe une hypothèse semblable. Selon cet auteur, le contenu des chapitres 40–48 en général, le contexte immédiat (Is 41,25-29) et le vocabulaire utilisé en Is 42,1-4 suggèrent que le serviteur anonyme était bel et bien Cyrus354. L’influence du Cylindre de Cyrus a été remise en question par Barstad. Ses arguments ne sont toutefois pas convaincants. Selon lui, il ne peut y avoir de parallèles entre le message du Second Isaïe et le Cylindre, puisque le prophète n’aurait pas séjourné à Babylone et par conséquent, n’a pu être mis en contact avec la proclamation de Cyrus. Les ressemblances s’expliqueraient par l’utilisation d’expressions communes à l’hébreu biblique et aux textes akkadiens355. Nous verrons, au contraire, que les expressions akkadiennes que l’on trouve dans le Deutéro-Isaïe ne sont généralement pas reprises ailleurs dans la Bible hébraïque. Et lorsqu’elles le sont, le sens n’est habituellement pas le même. Autrement dit, les traces d’akkadien en Isaïe ne relèvent pas d’une influence générale de cette langue sur l’hébreu biblique, mais d’un emprunt spécifique. « Voici mon serviteur, je le soutiens. Mon être a été satisfait [par] mon élu. J’ai donné mon souffle sur lui, il fera sortir un jugement pour les nations » (Is 42,1) L’influence du Cylindre est perceptible dès le premier verset. Bien que Cyrus ne soit pas qualifié de « serviteur de Marduk » dans le Cylindre, les rois mésopotamiens sont souvent qualifiés de « serviteur » d’un dieu356. Le support dont il est ensuite question au début du v. 1 (« Voici mon serviteur, je le soutiens ») suggère que Dieu prend le 352. M. Smith, « Second Isaiah and the Persians », p. 417. 353. Blenkinsopp, « Second Isaiah : Prophet of Universalism », p. 85. 354. Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 210. C’est aussi l’avis de Bonnard (Le Second Isaïe, p. 123) et Watts (Isaiah 34-66, p. 655s). La position de Watts se complique toutefois lorsqu’il affirme que Cyrus n’est pas le seul serviteur puisque selon lui, ses successeurs Darius et Artaxerxès, même s’ils ne sont pas nommés, jouent le même rôle. 355. Barstad, « On the So-Called Babylonian Literary Influence in Second Isaiah », p. 91. 356. À ce sujet voir Seux, Épithètes royales akkadiennes et sumériennes, p. 360-363 ; Antti Laato, The Servant of YHWH and Cyrus. A Reinterpretation of the Exilic Messianic Programme in Isaiah 40-55, Stockholm, Almqvist & Wiksell International, 1992, p. 54-55.
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personnage par la main. S’il s’agit d’un geste inédit dans la Bible – cette expression, telle qu’elle se présente en 42,1, est un hapax –, les rois mésopotamiens en général sont en revanche fréquemment pris par la main par un dieu dans les inscriptions royales akkadiennes. Les rois néobabyloniens utilisent cette thématique à quelques reprises357. Le but de cette action est d’exprimer le support offert au roi. Au début du Cylindre de Cyrus, le peuple de Babylone se plaint à Marduk qui a pitié de lui et décide alors d’examiner tous les pays pour remédier à la situation. Il trouve alors « un prince juste, selon son cœur, dont il saisit la main358 ». Le verbe akkadien tamāḫu (« saisir », « tenir », etc.) qui est utilisé ici pour exprimer le soutient que Marduk apporte au roi perse, correspond exactement au verbe ָתּ ַמְךque l’on retrouve en Is 42,1. En prenant le serviteur par la main, l’auteur veut démontrer que ce n’est pas Marduk, mais plutôt YHWH qui apporte le soutient nécessaire au roi perse. En utilisant le même verbe, le prophète fait référence au même geste et au même événement et s’en prend donc directement à la version babylonienne. En ce qui concerne le thème de l’élection, il s’agit du seul endroit dans la Bible où l’élu n’est pas explicitement nommé. Comme l’a souligné Laato, le verbe « choisir » est souvent utilisé dans les inscriptions akkadiennes lorsqu’il est question de l’élection d’un roi359. Il est donc probable que cette élection soit une fois de plus inspirée du modèle akkadien. Et puisque cette expression est typique de l’idéologie royale akkadienne, il est donc fort probable qu’il soit ici question de l’élection du roi Cyrus. Toujours au v. 1, l’expression qui suit (« mon être a été satisfait », ָר ְצ ָתה )נַ ְפ ִשׁיne se retrouve pas telle quelle ailleurs dans la Bible, ni dans les sources akkadiennes. Les rois mésopotamiens sont toutefois fréquemment aimés ou favorisés par les dieux. Cette dimension est explicite dans le Cylindre de Cyrus (« il trouva un prince juste, selon son cœur […] »), mais également dans plusieurs inscriptions royales360. Le motif de l’élection du roi par les dieux, parfois combiné au thème de l’« amour » d’un dieu pour un roi, est également commun dans les inscriptions royales akkadiennes361. 357. À ce sujet, voir Seux, Épithètes royales akkadiennes et sumériennes, p. 344-345 ; Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 57. 358. Cylindre de Cyrus, lignes 12. 359. Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 54. Nous sommes toutefois en désaccord avec Laato lorsqu’il affirme que dans le Deutéro-Isaïe le terme « choisir » est utilisé pour décrire l’élection divine d’Israël. 360. Sur la thématique de la faveur divine accordée au roi, dans les inscriptions royales akkadiennes, voir Seux, Épithètes royales akkadiennes et sumériennes, p. 162-168 et 189-197, et Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 51-53. 361. Sur la thématique de l’élection du roi dans les inscriptions royales akkadiennes, voir Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 53-54.
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Quant à l’expression « mon souffle » ()רוּחי, ִ elle est étroitement associée au jugement que le serviteur doit appliquer – nous avions déjà rencontré l’expression « souffle de YHWH » en Is 40,13. L’application du jugement est une conséquence de ce don du souffle. Cette expression est rare dans les écrits prophétiques. Elle est néanmoins présente dans un autre passage du livre d’Isaïe qui a possiblement servi de modèle à l’auteur d’Is 42,1-4. Il s’agit de Is 11,1-5 qui met en scène un acteur anonyme, sans doute le roi Ézéchias (715-687). Ce passage est intéressant puisqu’il est question non seulement du souffle de YHWH, mais aussi de l’application d’un jugement juste en faveur des faibles, thèmes qui seront développés dans les v. 1-4 d’Is 42. C’est parce que YHWH lui a donné son souffle qu’il est en mesure d’appliquer la justice pour les plus faibles. Soulignons que le souffle de YHWH n’est jamais placé sur Israël/Jacob, individuellement ou en tant que collectivité personnifiée. Il est donc probable qu’il n’y ait pas d’exception en Is 42,1. Le prophète proclame ensuite que le serviteur « fera sortir un jugement pour les nations ». Cette thématique se retrouve, une fois de plus, dans le Cylindre de Cyrus : après avoir prononcé le nom de Cyrus pour que celui-ci règne sur l’ensemble du monde, Marduk lui livre des pays et leurs peuples. Cyrus s’en empare « en droit et en justice », ce qui semble plaire au dieu de Babylone : « Marduk, le grand seigneur, le protecteur de ses hommes, regarda ses œuvres pies et son cœur juste362 ». En somme, toutes les expressions que l’on retrouve au v. 1, à l’exception de « serviteur » et d’« élu » (qui peuvent être appliquées à une collectivité personnifiée), sont généralement utilisées pour qualifier ou mettre en scène un individu. C’est le cas, par exemple, des expressions « je le soutiens », « mon être a été satisfait », « j’ai placé mon souffle sur lui », de même que « il fera sortir un jugement pour les nations ». De plus, à l’exception de l’envoi du souffle, tous ces thèmes sont présents dans les inscriptions royales en général et dans le Cylindre de Cyrus en particulier. Il nous paraît donc probable que le roi perse soit le serviteur que YHWH soutient (en le prenant par la main) et sur lequel il envoie son souffle afin qu’il juge les nations, c’est-à-dire qu’il établisse une ère nouvelle, placée sous le signe de la justice – ce que l’auteur explicitera davantage aux v. 2-4. « Il ne criera pas et n’élèvera pas [la voix] et ne fera pas entendre sa voix dans la rue. » (Is 42,2) Aucune des expressions que l’on rencontre au v. 2, où l’auteur décrit ce que le serviteur ne fera pas – c’est-à-dire crier et faire entendre sa voix dans la rue – ne se retrouve ailleurs dans la 362. Cylindre de Cyrus, lignes 14.
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Bible. Il est possible, comme l’ont déjà proposé S. Smith et Bonnard, que le début du v. 2 fasse référence à Cyrus qui ne proclamera pas autoritairement ses édits, ne poussera pas de cris de guerre et n’élèvera pas la voix pour appeler les gens aux armes363. Cette rhétorique pacifiste rappelle celle du Cylindre, où la « justice » de Cyrus est célébrée à outrance. La description des agissements du serviteur rappelle donc ceux de Cyrus qui conquiert les peuples en général avec justice et Babylone en particulier « sans combat ni bataille ». Il est donc possible que l’auteur veuille insister sur le fait que Cyrus n’aura pas une attitude autoritaire, c’est-àdire qu’il ne se comportera pas en conquérant tyrannique. Les exilés n’ont donc rien à craindre. « Un roseau écrasé, il ne le brisera pas et une mèche faiblissante, il ne l’éteindra pas. Pour la vérité, il fera sortir un jugement. » (Is 42,3) Les métaphores du roseau et de la mèche, que l’on retrouve au v. 3, peuvent désigner un peuple subjugué364 et donc être appliquées à Israël et aux autres peuples vassaux de Babylone365. Même s’il n’y a pas de parallèles directs avec la littérature babylonienne au v. 3, cette description semble une fois de plus faire référence au rôle de Cyrus dans le Cylindre, où le roi perse est présenté et se présente lui-même comme étant celui qui libère les Babyloniens et les autres peuples du joug de Nabonide. Même s’il est peu probable que Nabonide traitait son peuple comme il est écrit dans le Cylindre366, cette image est néanmoins évoquée et a donc pu être reprise dans le Deutéro-Isaïe et appliquée à la communauté exilée qui, grâce à la tolérance du serviteur, bénéficiera d’un traitement similaire à celui des Babyloniens conquis. Puisque ces derniers ont été suffisamment punis, la punition doit maitenant prendre fin, ce qui est exprimé par le fait que le serviteur ne brisera pas et n’éteindra pas ce qui est déjà diminué367. Au v. 4, l’auteur utilise des images qui contrastent avec les deux versets précédents. Contrairement aux exilés, qui sont décrits avec des termes qui rendent compte de leur situation de vulnérabilité, le serviteur « ne faiblira pas et ne sera pas écrasé jusqu’à ce qu’il place un jugement sur la terre et les régions côtières attendront son instruction » (Is 42,4). L’autorité du serviteur de YHWH est si grande que même les nations les plus
363. S. Smith, Isaiah Chapters XL-LV, p. 56 ; Bonnard, Le Second Isaïe, p. 124. 364. Voir par exemple 2 S 14,7 ; 2 R 18,21 ; Ez 29,6 ; Is 7,4 ; 43,17. 365. À ce sujet, voir Bonnard, Le Second Isaïe, p. 124. 366. « Il (Nabonide) a constamment fait du mal à sa ville et, chaque jour […] ses gens, il les a fait périr en les mettant sans trêve sous le joug » (Cylindre de Cyrus, ligne 8). 367. Voir S. Smith, Isaiah Chapters XL-LV, p. 55.
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lointaines sont dans l’attente de sa loi368. La description du roi qui avance sans obstacle grâce aux dieux est commune dans les inscriptions royales akkadiennes369. Dans le Cylindre de Cyrus, Marduk ordonne au roi perse de marcher vers sa ville, « allant à son côté comme un ami et un compagnon […] sans combat ni bataille, il le fit entrer dans Babylone, sa ville ; il sauva Babylone de la détresse […]370 ». Cette propagande à connotation pacifiste est évoquée depuis le v. 2 et se poursuit donc au v. 4. Comme aux v. 1 et 3, il est question du jugement ou de la justice, thème qui est également très présent dans le Cylindre de Cyrus. En somme, le serviteur, parce qu’il agit sous la mouvance du souffle de YHWH, ne répétera pas les gestes dont il est question aux v. 2-4 (crier, faire entendre sa voix dans la rue, briser et éteindre ce qui est déjà faible, etc.). Ces gestes font sans doute référence à des situations réelles vécues par les exilés en Babylonie et qui évoquaient vraisemblablement un mauvais souvenir pour eux. Bref, les Perses, et Cyrus en particulier, ne se comporteront pas comme leurs anciens maîtres babyloniens. Cette vision est conforme à celle véhiculée par la propagande perso-babylonienne, où Cyrus, grâce à Marduk, applique la justice avec ses nouveaux sujets. L’insistance sur la justice en Is 42,1-4 et dans le Cylindre de Cyrus nous incite à voir une dépendance littéraire du premier par rapport le second. De plus, le discours semble avoir un objectif semblable dans les deux cas : faire accepter le nouveau maître, mais aussi convaincre leur communauté respective que leur dieu est derrière les succès perses. Le Deutéro-Isaïe reproduit des thèmes qui circulaient dans l’empire à cette époque en les adaptant à son objectif : démontrer que YHWH et non Marduk était responsable de l’appel de Cyrus et de son comportement juste, nécessaire à la libération des exilés. Or, c’est à peu près exactement ce que la propagande perso-babylonienne s’était efforcée de mettre de l’avant peu de temps après la conquête de Babylone : les Babyloniens ont été libérés par Cyrus, mais grâce à Marduk qui a appelé un roi qui lui semblait juste. Le texte du Deutéro-Isaïe n’est évidemment pas une reproduction parfaite ; l’auteur s’inspire d’un document connu de tous et l’adapte afin d’associer YHWH aux bouleversements politiques causés par la conquête de Babylone. Après avoir présenté son serviteur à son peuple, expliqué pourquoi et comment il accomplira sa tâche (v. 1-4), YHWH s’adresse directement
368. Bonnard souligne avec raison qu’il est question des nations ou des îles ailleurs lorsque Cyrus est mis en scène (voir Is 41,1.2.5 et 45,1). 369. Voir Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 57-58. 370. Cylindre de Cyrus, lignes 15 et 17.
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à lui en prenant bien soin d’insister sur sa toute-puissance créatrice. Il explique à Cyrus pourquoi il l’a appelé et ce qu’il aura à accomplir. 3.2 Analyse et commentaires d’Is 42,5-9 Même s’ils ne s’entendent pas sur son identité, la plupart des auteurs sont d’avis que les v. 5-9 sont adressés au serviteur introduit aux v. 1-4371. De plus, la plupart des exégètes, même ceux qui sont réticents à identifier le serviteur d’Is 42,1 à Cyrus, sont d’avis que les v. 5-9 s’adressent au roi perse372. Nous sommes d’avis qu’il est toujours question du serviteur Cyrus auquel YHWH proclame sa puissance créatrice avant de s’adresser à lui directement et explicitement. La formule d’introduction d’Is 42,5 est suivie par pas moins de cinq participes consécutifs, tous en relation avec la création ou les créatures de YHWH :« Créateur des cieux ()בּוֹרא ַה ָשּׁ ַמיִ ם ֵ et leur Étendeur (יהם ֶ )נוֹט, ֵ Étaleur de la terre (אָר ץ ֶ )ר ַֹקע ָהet de ses produits, Donneur de l’haleine ( )נ ֵֹתן נְ ָשׁ ָמהau peuple [qui est] sur elle [la terre] et du souffle à ceux qui marchent (litt. : aux marcheurs ( )ה ְֹל ִכ יםsur elle ». Contrairement à la plupart des exégètes, qui traduisent ces participes comme s’il s’agissait de verbes conjugués373, nous préférons les traduire comme des adjectifs qualificatifs ayant pour but de fournir une titulature créatrice à YHWH, phénomène que nous avons déjà observé au chapitre 40 : « l’Étendeur des cieux comme un voile » (40,22) et « Créateur des extrémités de la terre374 » (40,28). Toutefois, contrairement au chapitre 40, où l’auteur uti371. C’est l’avis notamment de S. Smith, Isaiah Chapters XL-LV, p. 57 ; North, The Second Isaiah, p. 111 ; Childs, Isaiah, p. 325-326 ; Bonnard, Le Second Isaïe, p. 125126 ; McKenzie, Second Isaiah, p. 40 ; Hanson, Isaiah 40-66, p. 45. 372. Laato par exemple, selon qui le serviteur d’Is 42,1 n’est pas Cyrus, soutient que cette péricope fait référence à Cyrus, en raison des nombreux parallèles linguistiques entre les v. 5-9 et les autres passages en relation explicite avec Cyrus dans l’ensemble du livre attribué au Second Isaïe (Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 76). Pour une liste complète, voir Éric Bellavance, YHWH contre Marduk : une analyse postcoloniale du thème de la création dans les chapitres 40-48 du livre d’Isaïe, p. 252, n. 377. 373. Voir par exemple North, The Second Isaiah, p. 38 ; McKenzie, Second Isaiah, p. 39 ; Westermann, Isaiah 40-66, p. 97 ; Bonnard, Le Second Isaïe, Marjo C. A. Korpel – Johannes C. De Moor, The Structure of Classical Hebrew Poetry : Isaiah 40-55, Leiden – Boston, MA, Brill, 1998, p. 119-120 ; Child, Isaiah, p. 314 ; Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 9 ; Baltzer, Deutero-Isaiah, p. 134 ; etc. 374. Seul André Chouraqui, dans la Bible Chouraqui, conserve le sens des participes en traduisant par : « le créateur des ciels, leur déployeur, le lamineur de la terre et de ses ressortissants, le donneur d’haleine au peuple sur elle, de souffle à ceux qui y vont. » Voir cependant Goldingay et Payne qui, eux, alternent : « The God Yhwh has said this, the creator of the heavens and the one who stretches them out, who beats out the earth and its produce, the giver of air to the people on it and breath to those who walk on it. » (Goldingay – Payne, A Critical and Exegetical Commentary on Isaiah 40-55, p. 223.)
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lise aussi des verbes conjugués pour décrire le pouvoir créateur de YHWH, l’auteur d’Is 42,5 utilise uniquement des formes participiales. Ces participes font évidemment référence à des actions passées. L’objectif de l’auteur n’est cependant pas d’expliquer ou de décrire la création ellemême375, mais plutôt d’introduire YHWH à titre de Créateur unique des trois composantes principales du monde : les cieux, la terre et l’humanité. C’est ainsi que YHWH se présente lui-même à son serviteur avant de s’adresser à lui directement. YHWH est associé à la création des cieux ailleurs dans la Bible. C’est le verbe « faire » ()ע ָשׂה ָ qui est le plus souvent utilisé376. Le verbe « créer » ()בּ ָרא ָ est quant à lui utilisé avec « cieux » comme complément uniquement en Gn 1,1 ; Is 42,5 ; 45,18 ; 65,17 et Ps 148,2-5. À noter que le participe בּוֹרא ֵ est utilisé en Is 42,5 ; 45,18 et 65,17, et que le titre « Créateur des cieux » n’a qu’une seule autre occurrence, elle aussi dans le Deutéro-Isaïe (Is 45,18)377. L’expression « Créateur des cieux » est donc propre au Deutéro-Isaïe dans la littérature biblique. Par contre, le verbe « créer » au participe (ou sous une forme non verbale) est utilisé à plusieurs reprises dans les inscriptions royales néo-babyloniennes et également à la fin de l’Enūma eliš. Un des cinquante noms de Marduk est associé à ce titre. Le dieu de Babylone, sous le nom de Mummu, est décrit comme étant « créateur des cieux et de la terre […]378 ». Mais YHWH n’est pas seulement le créateur des cieux. Le DeutéroIsaïe précise qu’il est aussi « leur étendeur ». Le verbe « étendre » est parfois conjugué et a toujours le même objet lorsqu’il est utilisé dans un contexte cosmogonique, soit les cieux 379. Bien que l’expression « leur étendeur » soit un hapax, YHWH est qualifié d’« étendeur des cieux » en Ps 104,2. Ce Psaume est toutefois difficile à dater, même s’il est probable, en raison des nombreux parallèles avec Gn 1, qu’il ait été composé après l’exil380. À noter que l’idée d’étendre les cieux est aussi évoquée 375. Par contraste, un texte comme le premier récit de création de Gn 1, où l’auteur utilise uniquement des verbes conjugués pour décrire l’activité créatrice de YHWH, propose une véritable cosmogonie. 376. Voir par exemple Gn 2,4 ; Ex 20,11 ; 31,17 ; 2 R 19,15 (= Is 37,16) ; Jr 10,11-12 ; 32,17 ; Ps 33,6 ; 96,5 ; 115,15 ; 121,2 ; 124,8 ; 134,3 136,5-6 ; 146,6. 377. Nous ne retenons pas l’utilisation de « créateur des cieux » dans le Trito-Isaïe (Is 56-66), car le contexte est différent. YHWH fait part de sa volonté d’effacer le passé en créant des cieux et une terre nouvelle. Il est « créateur de cieux nouveaux et d’une terre nouvelle ». Il ne s’agit donc pas d’une allusion aux origines du monde. 378. Tablette VII, ligne 86. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 106. 379. 2 S 22,10, repris textuellement en Ps 18,10 ; Is 45,12 (Qal parfait 3 cp) ; Jr 10,12 (= 51,15) (Qal parfait 3 ms) ; Ps 104,2. 380. Voir Allen, Psalms 101-150, p. 30-31.
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dans l’Enūma eliš381, bien que Marduk ne soit jamais explicitement qualifié de « leur étendeur ». Dans la Bible, lorsque YHWH est présenté comme créateur des cieux, il est souvent également associé à la création de la terre382. Le verbe utilisé par le prophète, « étaler » ()ר ַקע, ָ est toutefois très rare. Avec « terre » comme objet, il n’y a que deux autres occurrences, toujours sous forme participiale : Is 44,24 et Ps 136,6. Le Psaume précise toutefois que la terre est étalée sur les eaux, idée que l’on ne retrouve pas dans les deux passages du Deutéro-Isaïe. L’action d’étaler la terre est donc très rare dans la Bible. Il faut toutefois noter que c’est de cette manière que Marduk crée la terre dans l’Enūma eliš383. L’évocation de la création de l’humanité stricto sensu (comme collectivité et non pas à titre individuel) est somme toute assez rare dans la Bible hébraïque. Outre les récits de création de la Genèse (Gn 1,26-27 ; 2,7-8 : création de l’homme ; 2,21-22 : création de la femme ; 5,1-2 ; 6,67 ; 9,6), il n’y a qu’une seule autre allusion à la création de l’humanité dans tout le Pentateuque. On la retrouve dans le Deutéronome (Dt 4,32). Le motif est rare dans les écrits prophétiques. Seul le livre de Jérémie en contient un exemple (Jr 27,5). Finalement, la création de l’humain est aussi évoquée dans certains Psaumes (Ps 89,48 ; 95,5-6 ; 104,24 et 30-31). Les expressions que l’on trouve au v. 5 pour exprimer la création de l’humanité sont toutefois inédites. À titre d’exemple, l’expression « Donneur de la respiration » est un hapax, alors que le « souffle à ceux qui marchent » ne possède que trois autres occurrences (Ez 1,12.20 [2 fois]) – bien que ces derniers exemples, tirés de la première vision d’Ézéchiel, n’aient pas le même sens qu’en Is 42,5. Les expressions du v. 5 sont donc propres au Deutéro-Isaïe : il n’y a pas d’autres exemples dans la Bible ni dans la littérature babylonienne. Marduk crée avec sa parole ou avec ses mains, mais jamais avec son souffle. La plupart des exégètes sont d’avis que le v. 5 a été influencé par le récit de Gn 1 et le langage utilisé dans les Psaumes384. Tout d’abord, il nous paraît peu probable que l’auteur d’Is 42,5 ait été influencé par le premier 381. Tablette IV, lignes 135-140. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 94. 382. YHWH est créateur du ciel et de la terre en Is 42,5, mais aussi en Gn 1,1 ; Gn 2,1-4 ; Ex 20,11 ; 31,17 ; 2 R 19,15 ; Is 37,16 ; Jr 10,11.12 ; 32,17 ; Ps 89,12 ; 102,26 ; 104,2-5 ; 115,15 ; 121,2 ; 124,8 et 134,3 ; 136,4-9 et 146,6. 383. Tablette V, lignes 60-65. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 96. 384. Voir par exemple Westermann, Isaiah 40-66, p. 98 ; Childs, Isaiah, p. 326 ; Baltzer, Deutero-Isaiah, p. 131 ; Hanson, Isaiah 40-66, p. 46 – et, dans une moindre mesure, Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 211.
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récit de création de la Genèse. Tout indique, au contraire, que le DeutéroIsaïe ne connaissait pas ce texte. Le fait que le prophète ne fasse pas allusion aux six jours de la création est un argument solide en faveur d’une rédaction post-exilique de Gn 1. En effet, étant donné l’importance du thème de la création dans le Deutéro-Isaïe, il nous paraît évident que l’auteur, s’il en avait connu le contenu, s’en serait servi non seulement pour s’attaquer à la version de l’Enūma eliš, mais aussi pour faire référence à un texte connu par ses auditeurs afin de les convaincre que YHWH et non Marduk était le véritable créateur de toute chose. De plus, contrairement à ce que suggèrent Westermann, Childs et Baltzer, le seul parallèle avec la Genèse, outre les objets créés – qui sont néanmoins beaucoup plus détaillés en Genèse – est l’utilisation du verbe « créer ». Celui-ci est toutefois conjugué en Gn 1 tandis que la narration y est purement descriptive et n’est pas destinée à introduire un discours de YHWH. La raison d’être des deux textes est donc totalement différente. Et même s’il est vrai que l’ordre de la création est le même en Is qu’en Gn 1 (cieux, terre et humanité), comme le souligne Blenkinsopp385, cela n’est pas suffisant à notre avis pour parler d’influence puisque cet ordre est aussi présent dans l’Enūma eliš. En ce qui concerne les Psaumes, les parallèles sont plus nombreux, bien qu’ils soient tout de même limités. Tout d’abord, le verbe « créer » ( )בּראn’est jamais employé dans les Psaumes lorsqu’il est question de la création des cieux. Pour ce qui est du thème de la création de la terre, il est vrai qu’il est assez fréquent dans les Psaumes386. Toutefois, seul Ps 136,6 (« étaleur de la terre ») utilise le même verbe qu’Is 42,5 (« étaler », )ר ַקע, ָ aussi sous forme participiale. Ce passage provient toutefois d’un Psaume qui, comme l’a souligné L. C. Allen, est évidemment postexilique387. En ce qui concerne l’humanité, nous avons vu qu’elle est parfois créée par le souffle de YHWH. Néanmoins, les expressions que l’on trouve au v. 5 pour exprimer la création de l’humanité sont inédites. En résumé, les termes et thèmes utilisés par l’auteur d’Is 42,5 ne sont pas totalement nouveaux bien que les exemples de parallèles bibliques soient somme toute très rares. En effet, les principaux titres de YHWH (« créateur des cieux », « étaleur de la terre », « donneur du souffle », etc.) sont utilisés uniquement dans le Deutéro-Isaïe, à l’exception de deux psaumes, qui ont vraisemblablement été rédigés après le retour d’exil 385. Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 211. 386. Ps 24,1-2 ; 74,17 ; Ps 89,12 ; 95,5-6 ; 102,26 ; 104,2-5 ; 115,15 ; 119,90 ; 121,2 ; 124,8 ; 134,3 ; 136,4-9 et 146,6. 387. Sur la datation du Ps 136, voir la présentation de Allen, Psalms 101-150, p. 294-296.
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(Ps 104 et 136) et n’ont donc pu influencer le contenu du Deutéro-Isaïe. L’utilisation répétée de formes participiales au v. 5 nous porte à croire que l’influence n’est pas biblique, mais plutôt babylonienne. Il n’y a en effet que deux exemples proches d’Is 42,5 dans les Psaumes, dont un seul est semblable quant à la forme, mais pas quant au propos. Or, le verbe « créer » est utilisé à plusieurs reprises sous une forme non verbale dans les inscriptions royales néo-babyloniennes et surtout à la fin de l’Enūma eliš388 . De plus, l’image d’étendre les cieux et d’étaler la terre est aussi présente dans l’Enūma eliš389. Cela étant dit, bien que la plupart des actions de YHWH évoquées au v. 5 soient aussi accomplies par Marduk, la formulation que l’on trouve dans le Deutéro-Isaïe est originale. Tout d’abord, Marduk ne se présente pas à Cyrus en tant que créateur. Les rois babyloniens qualifient régulièrement Marduk de « mon créateur », mais ce dernier ne s’adresse jamais aux rois pour leur rappeler qu’il est le créateur de l’humanité en général, ou leur créateur en particulier. Cette idée est donc propre au Deutéro-Isaïe, qui doit défier Marduk en insistant sur le pouvoir créateur de son Dieu. À noter que les prêtres de Marduk n’avaient pas besoin d’insister sur le pouvoir créateur de leur dieu, puisque les Perses respectaint le rôle suprême de Marduk, incluant celui de créateur390. En somme, YHWH doit devenir créateur du monde ou être reconnu tel, comme Marduk, pour être en mesure de revendiquer le choix et l’appel de Cyrus, dont il sera question au v. 6. À ce sujet, nous sommes de l’avis de Bonnard qui précise que « ces rappels de la puissance créatrice universelle reviennent ailleurs, en des termes analogues, précisément pour expliquer le choix de Cyrus par le Maître du monde391 ». En effet, la combinaison de ces deux thèmes, comme c’est le cas en Is 42,5, revient ailleurs dans les chapitres 40–48 : Is 40,28 et 41,2 ; 44,24 et 26-28 ; 45,12 et 13 ; 48,13-14. Ce point, qui n’a pas été étudié sérieusement depuis, est d’une importance capitale pour notre propos : la revendication du choix de Cyrus et le pouvoir créateur de YHWH vont de pair. À notre avis, YHWH s’adresse à son serviteur en se présentant comme créateur dans le but de le convaincre qu’il est bien à l’œuvre – et le narrateur prête ce discours à YHWH pour convaincre son auditoire que le dieu d’Israël agit effectivement. Si YHWH est reconnu comme créateur, il remplace donc Marduk dans ce rôle, ce qui lui permet de l’évincer – puisqu’il ne peut y avoir qu’un seul véritable 388. Voir par exemple tablette VII, ligne 86. 389. Tablette IV, lignes 135-140 et tablette V, lignes 60-65. 390. Dans la Chronique de Nabonide, il est dit que le fils de Cyrus, Cambyse – que Cyrus avait nommé roi de Babylone – a célébré l’Akitu l’année suivant la conquête de Babylone (Voir Glassner, Chroniques mésopotamiennes, p. 204). 391. Bonnard, Le Second Isaïe, p. 126, n. 4 (italiques de l’auteur).
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créateur du monde – et donc de revendiquer pour lui seul le choix de Cyrus. Si Marduk cesse d’être le véritable créateur du monde, il n’est pas non plus le véritable acteur derrière les succès de Cyrus. « Moi, YHWH, je t’ai appelé avec justice afin que je puisse prendre ta main, te former et te donner en tant qu’alliance du peuple, lumière des nations » (Is 42,6) À partir du v. 6, YHWH s’adresse donc directement à son serviteur. Il lui rappelle qu’il l’a d’abord « appelé avec justice ». YHWH revendique rarement lui-même l’appel d’un individu ou d’Israël/ Jacob en tant que collectivité personnifiée. On rencontre ce phénomène uniquement dans le Deutéro-Isaïe392. Or, le thème de l’appel ou de la proclamation du nom d’un roi par les dieux, que l’on retrouve en Is 42,6, est fréquent dans les inscriptions royales assyriennes et babyloniennes393. On en retrouve certains exemples dans les inscriptions royales de Nabuchodonosor : « Qu’y a-t-il sans toi, Seigneur ? Le roi que tu aimes et dont tu as prononcé le nom, il te plaît de faire prospérer son nom et de lui procurer une bonne route394 ». L’appel du serviteur au v. 6 est semblable à celui de Cyrus dans le Cylindre : « […] de Cyrus, roi d’Anšan, il (Marduk) prononça le nom, il l’appela à la royauté sur la totalité du monde […]395 ». YHWH appelle son serviteur et le prend ensuite par la main. Ce geste n’est jamais associé à la royauté en Israël, ni présenté comme un signe d’élection du peuple d’Israël, alors qu’il s’agit d’un geste traditionnel à Babylone mettant en relation le roi et le dieu de l’empire. Ce geste est d’une importance capitale lors de la célébration du Nouvel An, mais aussi et surtout dans le Cylindre de Cyrus. Or, nous verrons plus loin que ce geste est appliqué explicitement à Cyrus au chapitre 45. Il n’y a donc aucun doute qu’il est ici question de Cyrus que YHWH appelle et prend par la main, gestes également posés par Marduk dans le Cylindre de Cyrus. De plus, comme nous l’avons souligné précédemment, les passages où YHWH est présenté ou se présente en tant que créateur du monde sont généralement accompagnés d’une revendication du choix de Cyrus. Cette dimension sera encore plus présente aux chapitres 44, 45 et 48, que nous analyserons subséquemment. Bref, puisqu’il est question de création au v. 5, il est vraisemblablement question de Cyrus, même si ce dernier n’est pas nommé. Le fait que le roi perse ne soit pas nommé n’a rien d’exceptionnel. En effet, il y a plusieurs références indirectes à Cyrus 392. Is 41,9 ; 42,6 ; 43,1 ; 45,3-4 ; 48,12 ; 48,15 ; 49,1 ; 51,2. 393. Voir par exemple Seux, Épithètes royales akkadiennes et sumériennes, p. 176-177 et Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 48-51. 394. Seux, Hymnes et prières, p. 508-509. 395. Cylindre de Cyrus, ligne 12. Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, p. 182.
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(ou aux Perses) dans le Deutéro-Isaïe396. Cyrus était si important à cette époque que les auditeurs du Deutéro-Isaïe savaient exactement de qui il était question. S. Smith est aussi d’avis que l’individu à qui s’adresse YHWH est Cyrus, mais nous ne croyons pas, comme l’auteur le suggère, que le but de ce geste en Is 42,6 est de prouver que Cyrus est le nouveau roi légitime d’Israël397. Dans les faits, en conquérant Babylone, Cyrus devenait bel et bien le nouveau dirigeant des exilés d’Israël, qu’ils le veuillent ou non. Toutefois, ce qui importe n’est pas que Cyrus soit le nouveau roi légitime d’Israël, mais que YHWH, malgré l’avis contraire qui circulait à Babylone, était véritablement celui qui avait appelé le roi perse. Comme dans le Cylindre, Cyrus devient le roi du monde, à la différence qu’il en est ainsi à cause du Dieu d’Israël et que sa tâche principale est de libérer les exilés, ce qui deviendra explicite au v. 7. La fin du v. 6 (« je te forme et je te donne en tant qu’alliance du peuple, lumière des nations ») est semblable à un seul autre passage, Is 49,8, où il est probablement question de Cyrus. Dans les deux cas, le serviteur est formé pour devenir ce que YHWH a décidé : une alliance pour le peuple d’Israël et une lumière pour les autres nations. Certains exégètes, qui sont pourtant d’avis que le serviteur anonyme est Cyrus, ont de la difficulté à admettre que le roi perse puisse être considéré comme « alliance du peuple » et « lumière des nations ». C’est le cas de Bonnard, selon qui Cyrus « ne pourra pas être par lui-même l’alliance qui soudera l’humanité et le flambeau qui éclairera les peuples. Il sera simplement le serviteur du Serviteur Israël (45,4) et ce sera Israël qui devra devenir lumière du monde (49,6), alliance de l’humanité398 ». Blenkinsopp endosse les réticences de Bonnard : bien qu’il soit d’avis lui aussi que le serviteur du premier chant est Cyrus, il souligne qu’il est moins évident qu’il soit une alliance pour le peuple et une lumière pour les nations399. Childs doute aussi que Cyrus puisse être une alliance pour le peuple400, tout comme Baltzer. Ce dernier admet que Cyrus joue un rôle important, étant même qualifié d’oint (messie) au chapitre 45, mais ne peut admettre que Cyrus soit qualifié de « lumière » c’est-à-dire, selon lui, de « sauveur du monde ». En d’autres mots, selon Baltzer, Cyrus est attendu, mais c’est le
396. Voir par exemple : Is 41,2-3.25 ; 43,14 ; 46,11 (le pouvoir créateur de YHWH n’est pas évoqué dans ces deux passages) ; 48,14-15. 397. S. Smith, Isaiah Chapters XL-LV, p. 59. 398. Bonnard, Le Second Isaïe, p. 126. 399. Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 212. 400. Childs, Isaiah, p. 326.
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serviteur qui vient401. À l’encontre de ces quatre auteurs assez représentatifs, nous croyons qu’à cette époque, Cyrus pouvait très bien être considéré comme « sauveur du monde ». En effet, sa trajectoire de conquérant se démarque de celle de ses prédécesseurs et a frappé l’imagination de ses contemporains par sa portée universelle. D’autres exégètes, comme North, Westermann, Laato et Hanson sont plutôt d’avis qu’il n’est pas question de Cyrus au v. 6. Comment alors faut-il interpréter les expressions « alliance du peuple » et « lumière des nations » ? À notre avis, pour comprendre ces deux titres, il est nécessaire d’analyser le contenu du v. 7 : « Pour ouvrir des yeux aveugles, pour faire sortir un prisonnier du donjon, d’une maison d’obscurité les habitants des ténèbres. » Les thèmes que l’on retrouve au v. 7, comme ceux d’« ouvrir des yeux aveugles », « faire sortir un prisonnier du donjon », etc., sont très rares dans la Bible. Par contre, on en retrouve des exemples, dont le sens est très semblable, dans certaines inscriptions assyriennes et babyloniennes. Dans tous les cas, cette métaphore est associée à une libération. Faire voir la lumière à un prisonnier est donc synonyme de sa libération. Et cette libération est toujours accomplie par un roi ou un dieu. Shalom Paul a souligné que la tâche du roi assyrien Sargon Il (722-705) rappelle celle donnée au serviteur en Is 42,6-7 (voir aussi 49,8-9) : « The people of Sippar, Nippur, Babylon, and Borsippa who, through no fault of their own, had been kept imprisoned, I destroyed their fetters and set them free (see light)402 ». Certaines prières dédiées à Marduk véhiculent des thèmes semblables. Par sa grande miséricorde (thème fréquent dans les hymnes et prières adressées à ce dieu), Marduk est capable de redonner la vue aux prisonniers : « [À celui qui est li]é ( ?) en une prison obscure (lit. : en prison et dans l’obscurité), [au prison]nier, tu fais voir la lumière403 ». Ce thème se retrouve aussi à l’intérieur de deux textes contemporains du DeutéroIsaïe. En effet, dans un passage du Cylindre de Cyrus, les peuples conquis se réjouissent de la bonté du roi perse qui, comme le serviteur d’Is 42,7, est associé à la libération et à la « lumière » : « Tous les gens de Babylone,
401. Baltzer, Deutero-Isaiah, p. 135. La position de Baltzer se complique puisqu’il croit que le serviteur d’Is 42,1-9 est Moïse. On peut à juste titre se demander pourquoi le Deutéro-Isaïe aurait présenté Moïse aux exilés alors que les Perses arrivent. De plus, s’il y avait eu un parallèle à établir entre le serviteur et Moïse, l’auteur aurait sans doute été plus explicite. 402. Cité dans Shalom Paul, « Deutero-Isaiah and Cuneiform Royal Inscriptions », JAOS 88 (1968), p. 182. 403. Seux, Hymnes et prières, p. 445.
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ceux de Sumer et d’Akkad, tous les grands dignitaires se sont inclinés devant lui, lui ont baisé les pieds ; ils se sont réjouis de sa royauté, leur visage s’est illuminé ; le seigneur404 qui, grâce à son aide, a fait revivre le mort405, qui a préservé chacun de l’anéantissement et de la détresse, ils l’ont tous béni, ils ont vénéré son nom406 ». On retrouve une idée assez semblable dans le Pamphlet contre Nabonide, où le libérateur est une fois de plus Cyrus : « [To the inhabitants of] Babylon a (joyful) heart is given now, [they are like prisoners, when] the prisons are opened [liberty is restored to] those who were surounded by oppression […]407 ». Même s’il semble évident qu’il soit question des exilés au v. 7, qui sont libérés par celui que YHWH a appelé avec justice, pris par la main, etc., certains auteurs, comme Westermann et Hanson, ne sont pas de cet avis : ce n’est pas Israël qui est libéré ; c’est plutôt Israël qui permet la libération des autres. Selon Westermann, Dieu a désigné Israël pour être une lumière pour le monde et devenir le médiateur de son salut. Israël, selon lui, « is to bring enlightment and liberation to others408 ». La position de Hanson rappelle celle de Westermann. Selon Hanson, l’expression « une lumière pour les nations » s’applique à Israël qui doit devenir l’instrument à travers lequel les nations en viennent à partager la lumière du salut de Dieu409. Les positions de Westermann et de Hanson ne tiennent toutefois pas compte du contexte historique dans lequel cette péricope a été rédigée. Tout d’abord, les Israélites ne sont pas les seuls à être libérés et ne jouent aucun rôle dans la libération des autres peuples exilés. De plus, on voit mal comment un auteur comme le Deutéro-Isaïe, qui s’en prend souvent très durement à son peuple, aurait pu fonder autant d’espoir sur ce même peuple. Dans les faits, le prophète ne semble vraiment pas avoir confiance en son peuple. YHWH non plus d’ailleurs. En effet, le Deutéro-Isaïe fait prononcer plusieurs de ses discours par YHWH luimême. Or, et il s’agit d’une constante tout au long des chapitres 40–48, YHWH, par l’entremise du Deutéro-Isaïe, fonde beaucoup d’espoir en
404. Selon l’avis de Lecoq, il s’agit de Cyrus. Nous sommes aussi de cet avis : grâce à Marduk, Cyrus fait « revivre le mort » et non le contraire. Marduk aide Cyrus et non l’opposé. Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, p. 183, §6, note 1. 405. Lecoq note : « Il leur a fait quitter leur aspect de cadavre pour les ramener à une vraie vie » (Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, p. 183, §6, note 2). Le parallèle avec le début du Cylindre de Cyrus est intéressant : Nabonide fait « périr » ses sujets ; Cyrus (grâce à Marduk) leur redonne la vie. 406. Cylindre de Cyrus, lignes 18-19. Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, p. 183. 407. ANET, p. 315. 408. Westermann, Isaiah 40-66, p. 101. 409. Hanson, Isaiah 40-66, p. 47.
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Cyrus, mais peu envers son propre peuple qu’il accuse souvent de ne pas l’avoir écouté, de ne pas avoir compris son rôle passé et présent, etc. La majorité des auteurs sont toutefois d’avis qu’il est question de la libération des exilés judéens au v. 7. C’est le cas de S. Smith qui est aussi d’avis que celui qui est appelé au v. 6, qui libère les prisonniers, etc., est Cyrus410. Il n’y a aucun doute à notre avis qu’il est bien question de la libération des exilés par Cyrus, thème fréquemment abordé par le Deutéro-Isaïe dans les chapitres 40–48. Smith est étonnamment un des rares auteurs à prétendre que Cyrus est responsable de cette libération. À titre d’exemple, North et Laato pensent aussi que le v. 7 fait référence aux exilés, mais ne croient pas qu’il soit question de Cyrus aux v. 6-7411. Selon Laato, YHWH s’adresse à Israël en tant que collectivité. Cette position est difficile à défendre puisque s’il est question de l’appel d’Israël/Jacob, ce dernier serait responsable de sa propre libération, alors qu’il est évident, d’un point de vue historique, que Cyrus joue ce rôle, ou à tout le moins, la rend possible. De plus, pour soutenir sa thèse, Laato doit jouer de subtilité en reconnaissant que les passages du serviteur sont semblables à ceux où il est question de Cyrus. Le problème est que Laato pose une différence entre le serviteur, qui ressemble à Cyrus, mais n’est pas Cyrus, et Cyrus lui-même. Par ailleurs, il n’insiste pas assez sur le fait que le serviteur Israël/Jacob est évoqué ailleurs de manière très claire et qu’en ces endroits il est toujours libéré par Cyrus ou par Dieu ; il ne se libère jamais lui-même. Baltzer croit aussi qu’il est question des exilés, mais son interprétation des v. 6-7, déjà évoquée, est difficile à défendre. Selon lui, les exilés prisonniers n’ont besoin que d’une seule chose pour être libéré : la loi de Moïse412. Or, si les exilés n’avaient besoin que de la loi de Moïse pour être libérés, on peut se demander pourquoi il n’y a aucune libération possible avant la conquête perse. En somme, en raison du contexte historique, où les peuples exilés en Babylonie sont effectivement libérés par les Perses, et des métaphores similaires que l’on retrouve dans la littérature babylonienne, il ne fait aucun doute qu’il est question de la libération des exilés judéens au v. 7. Parce que YHWH fera de lui une lumière pour les nations (42,6), le serviteur Cyrus rendra la vue aux aveugles, c’est-à-dire qu’il libérera les exilés de leur condition, assimilée à celle d’un prisonnier. C’est pour cette raison que le roi perse est d’abord appelé par YHWH, puis formé, protégé
410. S. Smith, Isaiah Chapters XL-LV, p. 59. 411. North, The Second Isaiah, p. 112 ; Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 59. 412. Baltzer, Deutero-Isaiah, p. 135.
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et donné afin de devenir une alliance pour le peuple et une lumière pour les nations. En raison du rôle de libérateur que Cyrus joue pour plusieurs peuples exilés, l’image de la lumière est évidente et appropriée. Celle d’alliance du peuple est plus difficile à expliquer, d’autant plus que le prophète n’élabore pas cette expression. À notre avis, cette allusion à un concept bien connu des exilés pourrait suggérer que, grâce à Cyrus, le peuple sera uni à nouveau. Il ne s’agit toutefois pas d’une nouvelle alliance entre YHWH et son peuple puisque c’est le Dieu d’Israël lui-même qui place Cyrus en tant qu’alliance. Le roi perse est donc le signe que l’alliance fonctionne encore. Dieu ne se dédit pas et n’a pas abandonné son peuple. Quoi qu’il en soit, le rôle joué par Cyrus, et les images utilisées par le Deutéro-Isaïe, cadrent parfaitement avec celui du roi libérateur dans la littérature mésopotamienne. « Je suis YHWH, c’est mon nom. Je ne donnerai pas ma gloire à un autre ni ma louange aux idoles. » (Is 42,8) Le v. 8 se présente sous forme d’un « hymne à soi-même », genre littéraire que l’on rencontre uniquement dans le Deutéro-Isaïe413 au sein de la littérature biblique, mais qui était commun en Mésopotamie depuis au moins le 3e millénaire. Fait à noter, dans le Deutéro-Isaïe, ce genre littéraire accompagne généralement les passages où YHWH est présenté (ou se présente lui-même) comme créateur du monde. Hugo Gressmann a été le premier à attribuer une influence babylonienne à l’« hymne à soi-même », dont on rencontre un exemple en Is 42,8414. Paul-Eugène Dion est du même avis, même s’il y voit plutôt l’influence d’un genre littéraire sumérien, copié par les souverains mésopotamiens à partir de l’époque babylonienne ancienne415. Bien qu’il soit improbable que le Deutéro-Isaïe ait été directement influencé par les textes sumériens, il est plausible en revanche que l’influence provienne des inscriptions des rois néo-babyloniens qui reprennent ce genre littéraire originalement prononcé par une divinité. En effet, comme le souligne Dion, « le genre littéraire de l’“hymne à soimême” se survivait encore au temps du Deutéro-Isaïe dans les louanges immodérées que s’adressaient à eux-mêmes les souverains du ProcheOrient au début de leurs grandes inscriptions416 ». Cyrus reprendra lui 413. Is 41,4b ; 42,8 ; 43,10-l3 ; 44,6b-7 ; 44,24b-25 ; 45,6b-7 ; 45,12 ; 45,18b, 19,21b ; 46,9b-10.48,12b-13 ; 50,2b-3 ; 51,13a, 15,16b. 414. Hugo Gressmann, « Die literarische Analyse Deuterojesajas », dans ZAW 34 (1914) 254-297, p. 285-295. 415. Paul-Eugène Dion, « Le genre littéraire sumérien de l’“hymne à soi-même” et quelques passages du Deutéro-Isaïe », RB 2 (1967) 215-234, p. 222. 416. Ibid., p. 227.
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aussi cette tradition suméro-akkadienne dans le Cylindre : « Je suis Cyrus, le roi du monde, le grand roi, le roi puissant, le roi de Babylone, le roi de Sumer et d’Akkad, le roi des quatre régions du monde, etc.417 ». Une incantation littéraire contenue dans un long hymne (« Marduk et les démons ») où Marduk proclame sa louange à la première personne offre également certains rapprochements avec l’hymne à soi-même de YHWH418. Plusieurs copies de ce texte datant du premier millénaire ont été retrouvées, ce qui démontre qu’il était sûrement très populaire, bien que sa fonction demeure obscure. Selon Lambert, qui a été le premier à publier ce texte, il est possible qu’il fût utilisé durant les Fêtes du Nouvel An à Babylone, lors de la procession de la statue de Marduk vers son temple de l’Akitu. Il se peut donc, toujours selon Lambert, que les Judéens exilés connaissaient des passages de ce texte qui devait être proclamé en public419. Si tel était le cas, ce texte serait semblable au Deutéro-Isaie, où la procession triomphale de YHWH vers Jérusalem est aussi évoquée. Il est donc possible de considérer l’hymne à soi-même de YHWH comme étant une imitation subversive de « Marduk et les démons ». Mentionnons toutefois que les attributs que s’y donne Marduk ne se rapportent pas directement à son pouvoir créateur. Dans un même ordre d’idée, les parallèles entre la « Prophétie de Marduk420 » et le Deutéro-Isaïe sont assez évidents. Comme YHWH, Marduk parle à la première personne, il prédit son retour vers sa capitale et choisit un roi pour l’aider à effectuer ce retour. Dans ce cas, il s’agit de Nabuchodonosor I (1125-1104). Il est possible que ce texte circulait encore à l’époque de l’empire néo-babylonien. En effet, plusieurs manuscrits datant du VIe siècle ont été retrouvés à Ninive. Néanmoins, comme dans « Marduk et les démons », le dieu de Babylone ne parle pas directement de son pouvoir créateur. En somme, il est probable que l’influence derrière le v. 8 soit effectivement babylonienne (et indirectement sumérienne). Toutefois, bien que certains dieux mésopotamiens chantent leurs propres louanges, ils ne s’en prennent jamais aux autres dieux421 et encore moins à leurs représentations. 417. Cylindre de Cyrus, ligne 20. Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, p. 183. 418. Wilfred. G. Lambert, « An Address of Marduk to the Demons », dans AfO 17 (1954-1956) 310-321. Voir aussi la traduction plus récente de Benjamin. R. Foster, Before the Muses. An Anthology of Akkadian Literature, Bethesda, MD, CDL Press, 20053, p. 954-958. 419. Lambert, « An Address of Marduk to the Demons », p. 310-311. 420. Voir Foster, Before the Muses : An Anthology of Akkadian Literature, p. 388-391. 421. Notons cependant que Marduk s’attaque aux démons dans « Marduk et les démons ».
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« Les premières choses, voilà, elles sont venues ; et des nouvelles, moi, je déclare. Avant qu’elles ne germent, je vous les fais entendre. » (Is 42,9) Le v. 9, comme le précédent, utilise des expressions que l’on retrouve également – et uniquement – dans le Deutéro-Isaïe. Ici, « premières choses » et « nouvelles choses » trouvent un écho aux chapitres 41 et 48 du même livre. D’une part, le texte d’Is 41,22 est intéressant puisqu’il y est question d’une prédiction que les autres dieux sont incapables de prononcer parce qu’ils ne sont que des idoles. Cette question de prédiction est très importante pour le prophète. Étant donné que les dieux babyloniens sont vénérés et représentés sous forme de statues, ils sont incapables, selon lui, de révéler quoi que ce soit quant à l’avenir, n’étant qu’objets inertes. Par contraste, YHWH entend agir dans l’histoire et l’annoncer à l’avance. Effectivement, les « premières [choses] » sont expliquées un peu plus loin (Is 41,25) : il s’agit de l’appel de Cyrus, dont YHWH revendique la prédiction422. D’autre part, le thème de la nouveauté est aussi évoqué, nous le verrons, au chapitre 48 et une fois de plus, associé à l’appel de Cyrus et à sa conquête de Babylone423. En ce qui concerne les « nouvelles choses » du v. 9, il est donc clair, comme en Is 48,6, qu’elles font référence à la conquête perse de Babylone et à la libération des peuples exilés. Le présent passage d’Is 42 est intéressant puisque YHWH précise qu’il a annoncé à l’avance les « premières choses » avant qu’elles ne se produisent, afin que les exilés ne disent pas que leurs idoles en sont responsables. Autrement dit, il est probable que les « premières » et les « nouvelles » choses soient ici les mêmes qu’aux chapitres 41 et 48 et fassent référence à l’appel de Cyrus et à sa conquête de Babylone qui rendait possible la libération des exilés. 3.3 Quelques remarques sur Is 42,10-21 Avant de conclure cette section, il est nécessaire de nous attarder brièvement sur la fin de ce chapitre (42,10-21) puisque l’on y trouve certaines informations importantes pour la compréhension des v. 1-9. C’est le cas à partir du v. 15, où YHWH décrit ce qu’il a fait et fera pour son peuple, en des termes déjà évoqués dans les chapitres précédents424. Les exilés, comparés à des aveugles, sont menés sur un chemin qu’ils ne connaissaient pas, sans doute pour souligner qu’ils n’ont pas vécu les déportations 422. C’est aussi l’avis de North, The Second Isaiah, p. 113 ; et, plus récemment, de Goldingay – Payne, A Critical and Exegetical Commentary on Isaiah 40-55, p. 231. 423. Voir Is 48,3.14-15. 424. Comme en Is 41,15-20, YHWH s’occupe du retour de ses exilés : il abaisse les montagnes et collines, place des points d’eau dans le désert, etc.
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et n’ont donc jamais vu Jérusalem425. Parce que c’est YHWH qui a fait ces choses, ceux qui ont fait confiance à leurs idoles auront honte. Notons qu’il ne semble pas être question des Babyloniens, mais bien des exilés qui ont fait confiance à d’autres dieux (Is 42,17), thème qui sera repris en Is 48,5. Aussitôt après avoir critiqué ceux qui ont fait confiance à leurs images, il est une fois de plus fait mention de sourds et d’aveugles, qui représentent sans doute les exilés qui n’ont pas écouté le discours du prophète ni vu l’action de YHWH parce qu’ils croyaient que les idoles (mésopotamiennes) étaient à l’œuvre. Le Deutéro-Isaïe les incite maintenant à entendre et voir (Is 42,18). Dieu ne les condamne pas ; ils ne sont pas les seuls à ne pas avoir vu et entendu : comme eux, le serviteur est aveugle et sourd (Is 42,19). Soulignons que le serviteur de YHWH est ici qualifié de « mon serviteur », comme en 42,1. Plusieurs indices nous laissent croire qu’il s’agit une fois de plus de Cyrus : « Qui [est] aveugle sinon mon serviteur et sourd comme mon messager [que] j’envoie ? Qui est aveugle comme le pacifique et aveugle comme le serviteur de YHWH ? » (Is 42,19) À notre avis, l’auteur compare ceux qui n’ont pas compris, entendu, vu (etc.) à Cyrus qui, comme eux, ne discerne pas l’action de YHWH derrière les siennes. Le fait qu’il ait accepté la version des prêtres de Marduk, officiellement du moins, en est une preuve. Il est possible que le chant du serviteur soit destiné à le convaincre ou plutôt à convaincre les exilés réticents que YHWH se trouve derrière les succès de Cyrus, même si ce dernier ne le voit pas et ne le comprend pas. Cette image, nous le verrons, sera utilisée en Is 45,4-5 : YHWH a choisi et guidé Cyrus même si ce dernier ne le connaît pas. L’allusion à un « pacifique » en Is 42,19 semble confirmer qu’il est question de Cyrus. En effet, nous avons déjà souligné que la propagande perso-babylonienne insiste sur la « bonté » du roi perse et son rôle, non pas de conquérant, mais de libérateur, thèmes qui sont aussi utilisés en Is 42,1-9. L’identification avec Cyrus se précise davantage aux versets suivants. YHWH reproche à ses exilés d’avoir vu, mais de ne pas avoir écouté : « Tu as vu de grandes [chose], mais tu ne gardes pas ouvert les oreilles et tu n’écoutes pas. YHWH a été ravi à cause de sa justice426 ». (42,20-21) Ce dernier passage semble être une référence directe au Cylindre de Cyrus 425. « J’ai fait marcher des aveugles dans une voie qu’ils ne connaissaient pas, dans un chemin qu’ils ne connaissaient pas, je les fais marcher. Je place des ténèbres devant eux pour lumière et des endroits difficiles pour plaine. Ce sont les paroles, je les ai faites. » (Is 42,16) 426. Cette expression n’est pas sans rappeler Is 42,1 bien que le verbe utilisé ne soit pas le même.
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où Marduk se réjouit des actions justes de Cyrus, ce qui le décide à le choisir pour « libérer » Babylone. Nous avons vu que cette idée de « justice » est très présente dans les v. 1-4. En somme, les exilés ont été témoins de la victoire de Cyrus, mais n’écoutent pas l’interprétation de l’auteur : YHWH a appelé et guidé Cyrus et doit donc être considéré comme étant l’acteur derrière ses succès. 3.4 Conclusions sur Is 42,1-9 Notre analyse nous permet de tirer les conclusions suivantes. Tout d’abord, Cyrus est le serviteur que YHWH soutient. Nous verrons avec les chapitres 44, 45 et 48, que la présentation de Cyrus est généralement accompagnée de revendications du pouvoir créateur de YHWH. De plus, les parallèles avec le Cylindre de Cyrus, où le roi perse partage le rôle principal avec Marduk, sont trop nombreux pour qu’il s’agisse d’un hasard ou encore d’une inspiration commune d’une tierce source. Il ne s’agit évidemment pas d’une copie. Cependant, les principaux points d’intérêts du Cylindre se retrouvent en Is 42,1-9, adoptés et adaptés pour le propos de l’auteur du chapitre. Tout d’abord, YHWH, comme Marduk, apprécie Cyrus. Conséquemment, YHWH a placé son souffle sur lui pour lui confier une mission, celle de faire « sortir un jugement pour les nations » (Is 42,1). Ce jugement est sans doute associé à la décision de permettre aux peuples exilés par les Babyloniens de retourner dans leurs pays d’origine, décision que l’on retrouve dans la version officielle de la conquête de Babylone. L’auteur confirme que le serviteur Cyrus pourra accomplir cette tâche puisqu’il « ne faiblira pas et ne sera pas écrasé » (v. 4), ce qui est une fois de plus conforme à la version du Cylindre de Cyrus où le roi perse conquiert « le monde » en général et Babylone en particulier sans problème. En somme, dans le texte du Cylindre et celui d’Is 42,1-4 particulièrement, Cyrus ne se comporte pas en conquérant. Il aura un comportement juste envers les Babyloniens, injustement traités par Nabonide, et envers les Judéens, « brisés » par l’exil (v. 3). Puisque Cyrus a bien traité les vaincus babyloniens, les exilés pouvaient s’attendre à un traitement semblable. Étant donné que les Judéens ne sont pas nommés parmi les peuples qui ont eu l’opportunité de quitter Babylone, il est possible que le prophète ait entrepris de réinterpréter et de compléter la version du Cylindre en remplaçant Marduk par YHWH et en y intégrant les exilés, dont il n’est pas question dans la version officielle. Cyrus agira de façon favorable envers eux (et le reste du monde) puisque YHWH est celui qui l’a élu. Bref, YHWH présente son serviteur pour rassurer les exilés :
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Cyrus agira envers eux comme il le prétend dans le Cylindre grâce, non pas à Marduk, mais à YHWH. Au v. 5, YHWH est introduit en tant que créateur avant de s’adresser à son serviteur Cyrus. Pour convaincre les exilés, l’auteur met en scène un dialogue imaginaire entre YHWH et Cyrus, calqué en grande partie sur le Cylindre de Cyrus, auquel il ajoute toutefois une dimension importante pour son argumentation : celle du pouvoir créateur de YHWH. Nous avons vu que les thèmes utilisés pour décrire le pouvoir créateur de YHWH en Is 42,5 sont rarement employés ailleurs dans la Bible et, lorsqu’ils le sont, le propos ou la formulation diffère. L’objectif également. Le Dieu d’Israël confirme qu’il est à l’œuvre au v. 6. Il a appelé Cyrus avec justice, le prend par la main pour qu’il devienne une nouvelle alliance pour le peuple exilé et une lumière pour les autres nations. Cette association entre YHWH et Cyrus a pour objectif de libérer les exilés, comparés à des aveugles et à des prisonniers, qui verront la lumière en quittant leur prison. Dans les deux derniers versets de cette péricope (v. 8-9), YHWH rappelle son nom et explique que les autres dieux ne peuvent revendiquer pour eux-mêmes la gloire d’avoir annoncé les premiers et les nouveaux événements (ou être glorifiés pour cela) – événements vraisemblablement associés à l’appel de Cyrus d’abord, et ensuite à sa conquête de Babylone. Il est néanmoins possible qu’il soit question de la conquête puis de la libération des exilés. Quoi qu’il en soit, que l’on choisisse l’une ou l’autre de ces options importe peu. Dans les deux cas, les événements concernent Cyrus. L’auteur d’Is 42,1-9 était confronté au fait que le nouvel empire avait déjà publié sa version des faits, où Marduk et Cyrus triomphaient conjointement. Bien que les dieux des vainqueurs soient généralement vainqueurs eux aussi, ce n’est pas le cas après la victoire perse, dans la propagande destinée à l’ancien empire babylonien du moins. Toutefois, il importe peu que le dieu responsable de ces événements soit Marduk, le grand dieu perse Ahura-Mazda ou encore YHWH : dans les faits, Babylone est conquise par les Perses, ce qui aura des conséquences concrètes pour les Perses, les Babyloniens et les peuples sous leur domination. Étant responsable de ces changements, qui auront de profondes répercussions sur toute la Mésopotamie, Cyrus est inévitablement à l’avant-plan. Il n’est donc pas surprenant que les similitudes entre le Cylindre de Cyrus et Is 42,1-9 soient nombreuses. En effet, ces deux textes ont pour but de convaincre les Babyloniens et les Judéens respectivement que leur dieu est responsable de la victoire perse. C’est parce qu’il est juste que Cyrus est choisi par Marduk ou YHWH. Dans les deux cas, cela
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justifie l’élection d’un roi étranger. Soulignons que Marduk choisit Cyrus d’abord pour libérer son peuple de l’oppression de Nabonide. Toutefois, c’est en raison de son comportement juste qu’il accepte de le conduire vers Babylone, après lui avoir remis la souveraineté sur l’ensemble de monde. En conclusion, on constate que la plupart des thèmes du Cylindre de Cyrus sont repris en Is 42,1-9, auxquels l’auteur ajoute cependant celui de la création, sans doute, nous l’avons souligné, pour convaincre les exilés que YHWH était bel et bien responsable de leur nouvelle situation. L’auteur d’Is 42,1-9 devait donc faire preuve d’astuce pour contrer la version officielle en y opposant une version alternative. Il n’était pas suffisant de remplacer Marduk par YHWH en tant que dieu responsable de la conquête perse ; pour le justifier, il fallait démontrer d’une part que les autres dieux ne sont que des idoles, mais surtout, d’autre part, que YHWH avait, comme Marduk, le pouvoir de créer. En fait, selon le prophète, YHWH est le seul capable de créer, précisément parce que les autres dieux ne sont que des idoles. Bref, c’est parce que YHWH est créateur du monde qu’il lui est possible de contrôler les événements qui affectent le destin de son peuple et de leurs anciens maîtres. Cette relation entre appel de Cyrus et revendication du pouvoir créateur de YHWH sera encore plus explicite aux chapitres 44 et 45. Mais avant de porter notre attention sur ces deux chapitres, il s’avère nécessaire de résumer le contenu du chapitre 43 et celui de la première partie du chapitre 44.
Chapitre JE SUIS YHWH, AUTEUR DE TOUT… ANALYSE D’IS 4445
1. Is 43,1-28 et 44,1-23 : introductions à Is 44,24-28 Le thème de la création est évoqué à quelques reprises au chapitre 43. Toutefois, la formulation et le contexte dans lesquels ce thème s’y déploie sont différents des passages où il est question de la création du monde ailleurs dans le Deutéro-Isaïe. Nous nous contenterons donc de résumer ce chapitre en mentionnant au passage les possibles parallèles bibliques et/ou babyloniens concernant le thème de la création. Comme au chapitre 41, où il est uniquement question de la création des conditions favorables au retour d’exil, l’activité créatrice de YHWH au chapitre 43 ne concerne pas les cieux, la terre et l’humanité en général, mais plutôt Israël/Jacob. Ce thème est assez rare dans la Bible427, alors qu’à Babylone, Marduk n’est jamais présenté comme créateur de son peuple en particulier. En Is 43, il est question non seulement de la création du peuple, mais aussi de sa libération de Babylone. Si la libération est possible, ce n’est pas parce que YHWH a créé le monde entier et appelé Cyrus (comme c’est le cas en Is 42,1-9 et, nous le verrons, en 44,24–45,19 et 48,12-15), mais plutôt parce qu’il est le « créateur » de son peuple. Dès le premier verset, l’auteur écrit : « Et maintenant, ainsi parle YHWH, ton Créateur ()בּ ַֹר ֲאָך, Jacob et ton Formateur ()י ֶֹצ ְרָך, Israël. Ne crains pas car je t’ai libéré428, je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi » (Is 43,1). L’expression « ton créateur » (avec un verbe conjugué ou non) est très rare et n’est jamais appliquée ailleurs à Israël429. « Ton formateur » est aussi rare et se concentre dans les livres de Jérémie et du Deutéro-Isaïe (Jr 1,5 et Is 44,2.21.24). De tous ces passages, seul Is 44,24 fait référence à la création du monde en général. Nous aurons l’occasion d’y revenir.
427. Voir Os 8,14 ; Dt 32,6.15. 428. Le verbe גָּ ַאלpeut aussi avoir le sens de sauver ou venger. 429. On rencontre une formulation semblable uniquement en Ez 28,13.15. Toutefois, le prophète s’adresse non pas à Israël, mais au roi de Tyr.
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L’activité créatrice de YHWH en lien avec son peuple (et uniquement lui) est une fois de plus évoquée au v. 7 : « Tous ceux qui s’appellent avec mon nom, pour ma gloire je l’ai créé, je l’ai formé, aussi je l’ai fait ». C’est encore le cas au v. 15. Après avoir précisé que c’est pour les libérer qu’il a envoyé les Perses (« à cause de vous, j’ai envoyé à Babylone », v. 14), YHWH proclame ensuite : « Je suis YHWH votre Saint, le Créateur d’Israël, votre roi » (v. 15). L’expression le « Créateur d’Israël » (בּוֹרא ֵ )יִ ְשׂ ָר ֵאלest un hapax. YHWH revendique une fois de plus la « formation » d’Israël au v. 21 : « Ce peuple, je l’ai formé pour moi ; ma louange, ils relateront » (43,21). L’auteur de ces versets veut aussi prouver à ses auditeurs que YHWH est bel et bien à l’œuvre, c’est-à-dire qu’il a libéré son peuple, mais les arguments qu’il utilise sont différents. Cette fois, c’est parce qu’il est créateur de son peuple (et non du monde entier) que YHWH peut agir en sa faveur en envoyant les Perses. Le début du chapitre 44 évoque quant à lui des thématiques semblables à celles du chapitre 43. Il y est également question de la création de Jacob/Israël, qualifié cette fois de « mon serviteur » : « Et maintenant écoute Jacob, mon serviteur ()ע ְב ִדּי, ַ Israël que j’ai choisi : Ainsi a parlé YHWH, ton Auteur et ton Potier, depuis le ventre, il t’aide » (44,1-2). On remarque que le serviteur Israël/Jacob n’est pas pris par la main, contrairement au serviteur Cyrus. De plus, lorsque le serviteur est nommé, il est aussi formé ou créé par Dieu, mais ce dernier ne revendique pas la création du monde, comme c’est généralement le cas lorsqu’il est question de Cyrus. Puisque YHWH est le seul vrai Dieu (44,6-8), les fabricants d’idoles et leurs adorateurs sont inévitablement dans l’erreur. Les v. 9-20 contiennent une longue satire contre les idoles, leurs fabricants et leurs adorateurs. YHWH rappelle ensuite à Jacob et Israël, en des termes déjà évoqués au début de ce même chapitre, qu’il est son serviteur et qu’il l’a formé : « Rappelle toi celles-ci Jacob et Israël car tu es mon serviteur. Je t’ai formé. Tu es un serviteur pour moi Israël. Tu ne m’oublieras pas ! » (44,21). Une fois de plus, il est question du serviteur Jacob/Israël qui est « formé », comme en Is 43,1.7.21 et 44,2, sans qu’il soit question de la création du monde en général. YHWH affirme ensuite qu’il a effacé les transgressions et les péchés de Jacob/Israël, puis proclame : « Retourne vers moi car je t’ai libéré » (44,22). L’auteur termine par un hymne à YHWH qui a racheté son peuple exilé (44,23). Au verset suivant, YHWH revendique son pouvoir créateur. Cette fois, Cyrus est explicitement nommé et associé à la reconstruction de Jérusalem et de son temple (44,24-28). L’étude de ce passage fera l’objet de notre prochaine section.
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2. Traduction d’Is 44,24-28 (24) Ainsi a parlé YHWH, ton Libérateur et ton Formateur depuis le ventre : « Moi YHWH, Auteur de tout, Étendeur des cieux par moi seul, Étaleur de la terre. Qui [était] avec moi430 ? » (25) Briseur des signes des baddîm431, il se moque des devins. Faisant revenir des sages en arrière432 , il tourne en dérision433 leurs connaissances. (26) Celui qui fait élever (litt. : « faisant élever ») la parole de son serviteur, il fait aboutir le conseil de ses messagers ; celui qui dit (litt. : « le disant ») pour Jérusalem : « elle sera habitée », et pour les villes de Juda : « elles seront rebâties et ses ruines, je les relèverai ! » (27) Celui qui dit (litt. : « le disant ») à l’abîme : « sois sec, j’assèche tes fleuves ! » (28) Celui qui dit (litt. : « le disant ») à Cyrus : « mon berger ! »434 Il fera en sorte que s’accomplisse tout ce qui me plaît, disant pour Jérusalem : « elle sera rebâtie ! » Et au temple : « il sera fondé ! »435 430. La traduction de la fin du v. 24 pose problème. Le texte massorétique présente un kétib (tel qu’il est écrit) en deux mots (« qui avec moi ? ») et un qéré (tel que le texte doit être lu selon les massorètes), « de moi-même ». Dans les témoins anciens, le kétib est attesté par 1QIsa et 4QIsb. Il est également appuyé par la Septante, Aquila et la Vulgate. Le qéré a l’avantage d’être attesté à plusieurs endroits dans le Premier Testament et forme un parallèle intéressant avec « étendeur des cieux par moi seul ». Cependant, en faveur du kétib, bien que cette expression n’ait que deux occurrences dans la Bible hébraïque, il faut noter que le Deutéro-Isaïe utilise fréquemment les questions rhétoriques commençant par ( ִמיIs 40,12.13.14.18.25.26 ; 41,2.4.26 ; 42,19.23.24 ; 43,9.13 ; 44,7.10.24 ; 45,21 ; 46,5 ; 48,1.14 ; 49,21 ; 50,1.8.9.10 ; 51,10.12.19 ; 52,5 ; 53,1.8 ; 54,9.15). De plus, cette rhétorique s’accorde bien avec l’accent polémique que l’on retrouve ailleurs dans les passages où il est question de la création. Nous conservons donc le kétib pour notre traduction. Néanmoins, dans les deux cas, le verset est polémique, qu’une question soit posée ou non : YHWH demeure seul dans son action. 431. Nous préférons conserver le mot hébreu ַבּ ִדּ יםpuisqu’il est impossible à notre avis de donner un seul sens à ce mot. Nous y reviendrons dans notre commentaire. 432. Sur les différents sens possibles à donner à cette expression, voir Éric Bellavance, « YHWH et les sages de Babylone. Réflexion sur l’utilisation de mots polysémiques dans la poésie du Deutéro-Isaïe (Is 44,25) », dans SR 43 (2014) 498-515. 433. Bien que la plupart des manuscrits anciens supportent la version du texte massorétique, une majorité d’exégètes sont d’avis qu’il est fautif. Le dernier mot ( )יְ ַשׂ ֵ ֽכּ לdevrait être lu avec un samek et non un sin. Il est vrai que le sens de la racine סכל, c’est-à-dire « se moquer de » ou « tourner quelque chose ou quelqu’un en dérision », semble mieux approprié à l’idée du verset que «( שׂכּלcomprendre », « avoir de l’intuition », « rendre sage », etc.) et offre un parallèle intéressant avec le verbe הוֹל ל ֵ ְ יqui le précède et qui a un sens semblable (moquerie, dérision, etc.). Il est néanmoins possible que l’idée du prophète soit de combiner tous les sens possibles associés à ce mot, phénomène qu’on retrouve dans ce même verset. À ce sujet, voir notre article « YHWH et les sages de Babylone ». 434. Aux versets 26, 27 et 28a, le prophète cite YHWH. 435. Dans la deuxième partie du verset 28, YHWH cite Cyrus qui souhaite la reconstruction de Jérusalem et de son temple.
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2.1 Analyse et commentaires d’Is 44,24-28 « Ainsi a parlé YHWH, ton Libérateur et ton Formateur depuis le ventre : “Moi YHWH, Auteur de tout, Étendeur des cieux par moi seul, Étaleur de la terre. Qui [était] avec moi ?” » (Is 44,24) Cette section débute comme se termine la précédente, c’est-à-dire qu’il est question du pouvoir rédempteur/libérateur de YHWH. L’expression « ton Libérateur » ()גּ ֲֹא ֶלָך, que l’on retrouve seulement ici et en Is 48,17, est toujours mise en parallèle avec le pouvoir créateur de YHWH et la présentation de Cyrus. On constate que, pour une rare fois, la formation d’Israël est combinée à la création du monde en général. Même si Israël est explicitement nommé au v. 21 (« je t’ai formé »), nous sommes de l’avis de Laato selon qui « this motif used to refer to the collective Israel […] has lost its connections to its original setting in the royal ideology436 ». On voit mal, en effet, comment un peuple entier pourrait être présenté comme ayant été formé dans le ventre de leur mère. À l’extérieur du Deutéro-Isaïe, seul le prophète Jérémie utilise ce thème pour décrire, non pas la formation d’Israël, mais la sienne (Jr 1,5). Le thème du choix ou de la formation du roi depuis le ventre maternel est cependant plus fréquent dans les sources akkadiennes. Paul a comparé le passage d’Is 44 avec sept inscriptions royales, incluant une inscription de Nabuchodonosor II et une autre de Nabonide437. Nabuchodonosor proclame que Marduk l’a formé à l’intérieur de sa mère438, alors que Nabonide affirme que sa destinée a été décidée par le dieu lunaire Sin et son épouse Ningal alors qu’il était encore à l’intérieur du ventre de sa mère439. Cette idée n’est toutefois pas présente dans le Cylindre de Cyrus. Quoi qu’il en soit, puisque ce thème n’est pas utilisé par les auteurs bibliques avant l’époque néo-babylonienne, il est possible que l’origine soit babylonienne et que Jérémie et l’auteur d’Is 44,24 s’en soient inspirés. L’expression « Moi YHWH » ()אָנ ִֹכ י יְ הוָ ה, qui introduit la titulature créatrice de YHWH au v. 24, est employée à cet effet uniquement dans ce verset. YHWH se présente ensuite lui-même en tant qu’« Auteur de tout » ()ע ֶֹשׂה כֹּל, d’« Étendeur des cieux » ( )נ ֶֹטה ָשׁ ַמיִ םet d’« Étaleur de la terre » (אָר ץ ֶ )ר ַֹקע ָה. Comme nous l’avons souligné précédemment, le genre « hymne à soi-même » est très rare dans la Bible hébraïque et se retrouve uniquement dans le Deutéro-Isaïe. Il s’agissait cependant d’un genre commun en Mésopotamie depuis plusieurs siècles et ne se limitait 436. 437. 438. 439.
Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 56. Paul, « Deutero-Isaiah and Cuneiform Royal Inscriptions », p. 184-185. Ibid., p. 185. Ibid., p. 218, lignes 1-5.
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pas aux dieux ; les rois mésopotamiens ont produit plusieurs inscriptions où ils proclament leur propre louange ou leurs hauts faits, comme Cyrus le fait dans le Cylindre. Il est probable, comme l’a suggéré Dion, que le Deutéro-Isaïe ait adopté ce genre littéraire auquel il a vraisemblablement été confronté par le biais des inscriptions royales érigées par les maîtres babyloniens440. Il est aussi possible que le Deutéro-Isaïe connaissait des textes comme « Marduk et les démons » et la « Prophétie de Marduk », dont nous avons déjà signalé l’existence. Bien que Marduk soit le locuteur dans ces deux textes, le dieu de Babylone n’évoque pas directement son pouvoir créateur. Dans l’Enūma eliš, Marduk proclame lui-même sa volonté de créer le monde, mais il s’agit d’une exception. Marduk est généralement décrit comme créateur ; il n’en fait pas lui-même la revendication. Le verbe « faire » ()ע ָשׂה ָ est fréquemment utilisé pour décrire l’activité créatrice de YHWH et, dans bien des cas, se présente sous une forme participiale, avec des objets variés, mais toujours avec le même sujet : YHWH441. Ce verbe suivi de « tout », comme c’est le cas en Is 44,24, est utilisé à 25 reprises dans le Premier Testament, bien que seule une minorité d’occurrences fassent référence à l’activité créatrice de YHWH : Is 44,24 ; 45,7 (ce passage est similaire au précédent) et Pr 22,2. Ces trois exemples utilisent tous des participes, bien que le sens de Pr 22,2 soit différent des deux autres442. Soulignons également qu’une idée semblable est évoquée dans un passage du livre de Jérémie, même si l’auteur utilise le verbe « former » (au participe) plutôt que le verbe « faire » : « La part de Jacob n’est pas comme ceux-ci [les autres nations qui font confiance aux idoles] car lui (YHWH) est le Formateur de tout » (Jr 10,16). Jérémie et le Deutéro-Isaïe ont vraisemblablement été les premiers auteurs bibliques à utiliser ce mot (« tout », )כֹּלdans sa forme la plus simple pour faire référence à l’« univers ». Comme l’a déjà suggéré North, il s’agit possiblement du terme hébraïque qui se rapproche le plus de notre conception moderne du mot « univers443 ». Kramer note que l’expression sumérienne pour décrire l’univers est
440. Dion, « Le genre littéraire sumérien de l’ “hymne à soi-même” », p. 224-225 et 227-229. 441. C’est le cas en Os 8,14 ; Am 4,13 ; 5,8 ; 9,12 ; Is 17,7 ; 29,16 ; 43,19 ; 44,2.24 ; 45,7 (2 fois) ; 45,18 ; 51,13 ; 54,5 ; Jr 10,12 ; 51,15 ; Ps 72,18 ; 86,10 ; 95,6 ; 104,24 ; 115,15 ; 121,2 ; 124,8 ; 134,3 ; 136,5 ; 136,7 ; 146,6 ; 149,2 ; Za 10,1 ; Jb 4,17 ; 5,9 ; 9,9.10 ; 25,2 ; Jb 32,22 ; 35,10 ; 37,5 ; Pr 14,31 ; 17,5 ; Pr 22,2. 442. Pr 22,2 : « Le riche et le pauvre se rencontrent ; YHWH est Auteur d’eux tous ». 443. North, The Second Isaiah, p. 145-146.
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« an-ki », littéralement « ciel-terre444 ». Or, Marduk, sous le nom de Mummu, est célébré comme « créateur des cieux et de la terre », ce qui est synonyme de « créateur de l’univers », donc de tout. De plus, Marduk, sous le nom de Gibil, est qualifié d’« Auteur de toutes choses durables445. » Cette dimension est implicite dans l’Enūma eliš, où Marduk est responsable de la création de toutes les réalités perceptibles aux humains. Le Deutéro-Isaïe est l’unique auteur biblique à combiner le titre « Étendeur des cieux », déjà très rare, avec l’expression ל ַב ִדּי,ְ « par moi seul », pour démontrer que YHWH est le seul à avoir posé ce geste créateur. L’action d’étaler la terre est tout aussi rare dans la Bible hébraïque. Il n’y a en effet que trois occurrences, toutes au participe : Is 42,5 ; 44,24 et Ps 136,6. Comme nous l’avons souligné précédemment, Marduk n’est jamais qualifié d’« étendeur des cieux » ni d’« étaleur de la terre », bien qu’il soit responsable de ces actions dans l’Enūma eliš. Il est donc possible que ce verset soit une attaque directe contre le rôle de Marduk : puisque YHWH est l’auteur de tout, il est donc le seul à avoir étendu les cieux et étalé la terre. Mais le prophète ne s’arrête pas là. À la fin du v. 24, il fait preuve de sarcasme en utilisant une question rhétorique : « Qui [était] avec moi ? », la réponse sous-entendue étant, bien évidemment : « personne ». Or, ce genre de question était bien connu dans la littérature mésopotamienne. On en retrouve en effet plusieurs exemples dans la littérature sumérienne. À titre d’exemple, dans un hymne qui lui est dédié, la déesse sumérienne Inanna proclame : « En est-il un seul, un seul dieu, pour se mesurer avec moi446 ? » On retrouve un ton semblable à celui de l’hymne à Inanna dans une prière adressée à Marduk, récitée pendant le cinquième jour de la fête du Nouvel An à Babylone : « Mon Seigneur est mon dieu, mon Seigneur est mon souverain ; est-il un seigneur en dehors de lui ? » On remarque toutefois que Marduk ne proclame pas lui-même ces lignes et qu’il n’est pas question de son pouvoir créateur. Le dieu de Babylone ne proclame jamais lui-même son pouvoir créateur dans les hymnes et les prières. En fait, règle générale, les dieux n’insistent pas sur leur pouvoir créateur dans les « hymnes à soi-même ». Par contre, Marduk prend souvent la parole dans l’Enūma eliš, parfois pour évoquer son pouvoir créateur : « […] que je puisse décréter le destin, que soit inaltérable tout ce que moi, j’aurai créé, que ne puissent être révoqués ni
444. Samuel. N. Kramer, Sumerian Mythology. A Study of Spiritual and Literary Achievement in the Third Millenium B.C., New York, NY, Harper, 1961, p. 41. 445. Tablette VII, ligne 80. 446. Dion, « Le genre littéraire sumérien de l’ “hymne à soi-même” », p. 226.
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modifiés les mots issus de mes lèvres447 ! » Soulignons que la création du ciel et de la terre est décrite, mais non revendiquée par Marduk. « Briseur des signes des baddîm et il se moque des devins. Faisant revenir des sages en arrière, il tourne en dérision leurs connaissances. » (Is 44,25) Le verset suivant est très intéressant et démontre tout le génie littéraire et poétique du prophète. Avec quelques mots seulement, celui-ci est en mesure de démontrer que YHWH est en parfait contrôle de tout, ce qui est essentiel à la suite de son argumentation : démontrer aux exilés que YHWH est bel et bien le seul responsable des succès du roi perse, Cyrus, et des importantes décisions prises par celui-ci, c’est-à-dire rebâtir Jérusalem et son temple (Is 44,26.28). Au v. 25, le Deutéro-Isaïe se moque des devins babyloniens en utilisant des mots polysémiques soigneusement choisis. Pour avoir accès au fond de sa pensée, il faut à notre avis combiner les différents sens de chaque mot448. Au début du verset, il est question des baddîm. Ce terme fait sans doute référence à des spécialistes de la divination. Mais ce mot peut aussi avoir différents sens : vantards, bavards, menteurs, etc. Bref, ceux qui prétendent pouvoir interpréter les signes, les baddîm, ne sont que des vantards, des bavards, des menteurs, dont les discours sont vides de sens. Ils n’ont donc rien prédit, contrairement aux messagers de YHWH. « Celui qui fait élever la parole de son serviteur, il fait aboutir le conseil de ses messagers ; celui qui dit pour Jérusalem : “elle sera habitée”, et pour les villes de Juda : “elles seront rebâties et ses ruines, je les relèverai !” » (Is 44,26) Ici, il est question d’un serviteur anonyme qui est étroitement associé au retour vers Jérusalem et à la reconstruction de la ville. Il nous paraît improbable que le serviteur soit un prophète ou encore Israël/Jacob449. Il n’y a aucun doute à notre avis que ce serviteur anonyme est le même qui a été introduit en Is 42,1, c’est-à-dire Cyrus. Le fait que ce dernier soit nommé au v. 28 et qu’il joue le même rôle que le serviteur introduit au v. 26 semble confirmer cette hypothèse. Il est toutefois possible que l’expression parallèle « ses messagers » fasse référence aux prophètes qui ont « prédit » le retour à Jérusalem. Les prophètes pouvaient anticiper la fin de l’exil, mais aucun d’entre eux n’avait le pouvoir requis pour autoriser le retour et permettre la reconstruction de Jérusalem. Bref, 447. Tablette II, lignes 160-162. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 86. Ce discours est prononcé à deux autres reprises (tablette III, lignes 63-64, p. 48 et lignes 120-121). 448. Pour une analyse plus détaillée, voir Bellavance, « YHWH et les sages de Babylone ». 449. Contrairement à ce suggèrent North, The Second Isaiah, p. 147 ; Baltzer, Deutero-Isaiah, p. 215 ; Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 246-247.
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c’est grâce à YHWH si la parole de son serviteur et de ses messagers concernant la reconstruction de Jérusalem et des villes de Juda se réalise. Nous verrons au v. 28 que Cyrus lui-même affirme qu’il a l’intention de rebâtir Jérusalem. Néanmoins, peu d’auteurs sont d’avis que le serviteur est Cyrus au v. 26. Selon Smart par exemple, il est impossible que le serviteur (du chapitre 44) soit Cyrus450. Nous sommes totalement en désaccord avec Smart selon qui on ne saurait prendre au sérieux un prophète qui, au nom de Dieu, proclame que le salut imminent de l’humanité passera par un conquérant païen. Tout d’abord, il n’est pas question du salut de l’humanité dans ce passage, mais uniquement de la libération des exilés judéens. De plus, bien que Cyrus soit effectivement « païen », il était quand même le seul à pouvoir agir concrètement sur le sort des exilés. Nous croyons, au contraire, que pour être pris au sérieux, YHWH devait absolument être associé à Cyrus, et non le contraire. Il n’est donc pas surprenant, contrairement à ce qu’en pense Smart, que Cyrus soit présenté comme assistant de YHWH, même après que le prophète eut souligné que le Dieu d’Israël avait créé les cieux et la terre sans aide (44,24). En insistant pour dire que YHWH a tout fait seul, le prophète suggère que le créateur du monde peut tout contrôler dans ce monde. Ce qui lui permet d’écarter Marduk de son rôle présent, c’est-à-dire celui qui, selon la propagande perso-babylonienne, avait permis à Cyrus de prendre Babylone et de libérer les Babyloniens et les autres peuples vivants en Babylonie. Il faut rappeler que dans Cylindre de Cyrus, le roi perse proclame son intention de renvoyer peuples et dieux dans leurs pays451. Cette dernière affirmation de Cyrus posait problème puisqu’elle excluait toute intervention du Dieu d’Israël. Plusieurs auteurs ont souligné les parallèles entre les v. 26 et 28, et le Cylindre de Cyrus où le roi perse, avec l’accord tacite de Marduk, permet la restauration de sanctuaires et de cultes. Rudolf Kittel a été le premier, en 1898, à remarquer les similitudes entre les deux textes452. Il en vient à la conclusion que le Cylindre est dépendant d’Is 44-45, ou vice-versa453. La position de M. Smith est semblable, bien qu’il soit d’avis que les auteurs babyloniens et exilés judéens se sont inspirés d’une source
450. Smart, History and Theology in Second Isaiah, p. 24. 451. Cylindre de Cyrus, lignes 30-32 (Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, p. 184). 452. Kittel, « Cyrus und Deuterojesaja », p. 149-162. L’auteur se limite toutefois aux chapitres 44 et 45 d’Isaïe. Sur les parallèles entre le Cylindre de Cyrus et Is 44-45, voir aussi Hugo Gressmann, Der Messias, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1929, p. 59-61 et M. Smith, « II Isaiah and the Persians », p. 415-421. 453. Kittel, « Cyrus und Deuterojesaja », p. 151.
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commune, propagée avant la conquête perse par des agents de Cyrus454. Laato suggère quant à lui que les principaux thèmes du Cylindre de Cyrus se retrouvent également dans certaines inscriptions royales assyriennes et babyloniennes455. Il donne comme exemple une inscription du roi assyrien Assarhaddon concernant la reconstruction de Babylone456. Le langage et le contenu d’Is 40–55 et du Cylindre auraient été influencés par une tradition commune et il n’y aurait donc pas lieu de se demander si l’un est dépendant de l’autre457. La position de Baltzer est similaire à celle de Laato. Selon lui, le contenu du Cylindre de Cyrus n’est pas original, en ce sens qu’il s’inscrit dans une longue tradition mésopotamienne d’inscriptions royales. Il est improbable, selon Baltzer, que le Deutéro-Isaïe ait été directement influencé par ces inscriptions royales458. Même s’il est vrai que le Cylindre de Cyrus présente une terminologie traditionnelle, il ne s’agit pas d’un texte comme les autres : il s’agit de la version officielle de la victoire perse orchestrée par Marduk, qui a des incidences directes sur les exilés. En effet, ce texte touche directement les exilés puisque Cyrus proclame ce qui sera appliqué par les nouveaux conquérants : respect des cultes religieux (celui de Marduk particulièrement) et retour des populations exilées vers leurs pays d’origine. Les exilés ne s’inspirent pas de la tradition en général, mais de ce texte en particulier ; c’est lui qu’il faut discréditer afin de remplacer Marduk par YHWH en tant que dieu responsable des gestes de Cyrus. Nous ne croyons pas, comme le prétend Laato, que Cyrus n’était rien d’autre qu’un instrument utilisé par YHWH459. Cyrus n’est pas qu’un instrument ; il est le seul instrument possible. YHWH devait absolument être associé à Cyrus pour que son message soit pris au sérieux par les exilés. « Celui qui dit à Cyrus : “mon berger !” Il fera en sorte que s’accomplisse tout ce qui me plaît, disant pour Jérusalem : “elle sera rebâtie !” Et au temple : “il sera fondé !” » (Is 44,28) Le roi perse est explicitement nommé pour la première fois au v. 28 et qualifié de « mon berger » par YHWH. Dans la Bible hébraïque, le terme « berger » et le verbe qui est associé à cette racine (« faire paître », etc.) font parfois référence à la royauté en général ou à un dirigeant en particulier460. Pour leur part, les rois mésopotamiens sont eux aussi fréquemment qualifiés de berger ou 454. 455. 456. 457. 458. 459. 460.
M. Smith, « II Isaiah and the Persians », p. 416-418. Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 66. Ibid., p. 66-67. Ibid., p. 67. Baltzer, Deutero-Isaiah, p. 223. Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 179. Voir par exemple : 2 S 5,2 ; Jr 3,15 ; 23,1-4 ; Ez 34,23.
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de pasteur461 dans les inscriptions royales462. À titre d’exemple, le roi babylonien Nabuchodonosor II se qualifie de « ton [= de Marduk] pasteur fidèle463 » ou encore de « pasteur de grandes populations464 ». Nabonide est quant à lui qualifié de « pasteur réfléchi465 », de « pasteur de larges populations466 », etc. Cyrus n’est cependant pas qualifié de berger dans le texte du Cylindre. Dans le Deutéro-Isaïe cependant, c’est en tant que berger que le roi perse se voit confier une tâche extrêmement importante par YHWH : « Il fera en sorte que s’accomplisse tout ce qui me plaît, disant pour Jérusalem : “elle sera rebâtie !” Et au temple : “il sera fondé !” » Tout ceci pour accomplir ce que désire YHWH. L’expression « mon plaisir/désir » a un sens semblable uniquement en Is 46,10-11, où il est une fois de plus question de Cyrus : « […] disant : “mon conseil prévaudra et je ferai tout ce qui me plaît”. Appeleur depuis l’Est d’un oiseau de proie et depuis un pays lointain un homme de mon conseil ». Mentionnons en terminant que la fin du v. 28 est semblable au v. 26 du même chapitre. Au v. 26, YHWH confirme les paroles de son serviteur Cyrus, annoncées par « ses messagers », qui renverra les exilés à Jérusalem, qu’il rebâtira, de même que les autres villes de Judée. Ce n’est pas YHWH qui prononce le droit au retour ; il ne fait que le confirmer. Au v. 28, c’est encore Cyrus qui accomplie la volonté de YHWH, une fois de plus associée à la reconstruction de Jérusalem et cette fois, à la fondation de son temple. Ces affirmations rappellent celles qu’on retrouve au début du livre d’Esdras et qui sont reprises à la toute fin du Deuxième livre des Chroniques, où Cyrus est explicitement responsable de cette décision467. 2.2 Conclusions sur Is 44,24-28 En résumé, YHWH se présente d’abord comme libérateur puis comme créateur, en utilisant des titres plutôt rares dans la Bible, mais qui rappellent ceux de Marduk dans certains hymnes et surtout dans l’Enūma eliš. Le Deutéro-Isaïe utilise toutefois un qualificatif qui n’est jamais
461. Le terme est le même en hébreu ( )רעהqu’en akkadien (rē’û). 462. À ce sujet, voir Seux, Épithètes royales akkadiennes et sumériennes, p. 244-250 et Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 54. 463. Seux, Épithètes royales akkadiennes et sumériennes, p. 246. 464. Ibid., p. 248. 465. Ibid., p. 246. 466. Ibid., p. 252. 467. Voir Esd 1,1-8, repris en 2 Ch 36,22-23.
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attribué à Marduk, celui d’« Auteur de tout ». Or, c’est précisément parce qu’il est créateur de tout et qu’il contrôle tout que YHWH peut prendre le rôle de Marduk et faire agir le roi perse comme bon lui semble. Nous sommes donc du même avis que McKenzie qui affirme qu’en Is 44,24-28, l’autorité de YHWH sur la création du monde lui permet d’avoir autorité sur tout événement468. La position de Laato est semblable à celle McKenzie. Selon lui, en Is 44,24-28, comme en Is 41,1-7 et 21-29, l’omnipotence de YHWH dans la création est vue comme une garantie qu’il est le seul Dieu de l’univers et donc qu’il est le seul capable d’agir et de contrôler le cours de l’histoire469. Blenkinsopp souligne quant à lui qu’en donnant des attributs de créateur à son Dieu, le Deutéro-Isaïe fournissait une base solide pour faire accepter son rôle de sauveur de son peuple470. YHWH est sauveur parce qu’il est créateur et non le contraire, évidemment. Pour être sauveur de son peuple, dans les conditions que l’on connaît, YHWH devait maîtriser ou contrôler l’histoire à sa guise, ce qu’il peut faire puisqu’il est le seul Dieu créateur. Bref, pour que YHWH puisse être considéré comme responsable du destin de son peuple exilé, il devait remplacer Marduk non seulement dans son rôle auprès de Cyrus, mais aussi en tant que seul créateur de tout. 3. Introduction à Is 45,1-19 La plupart des thèmes que l’on trouve en Is 44,24-28 sont repris au chapitre 45, bien qu’ils soient exprimés avec des termes différents. Il est une fois de plus question de Cyrus, du pouvoir créateur de YHWH et de la libération des exilés, dont le roi perse est responsable. Nous nous attarderons aux v. 1-19 que nous étudierons en les divisant en trois sections : Is 45,1-8 ; 9-13 et 14-19471. Nous proposons cette division puisque les v. 9-13 se démarquent des v. 1-8 en introduisant une série de cinq questions qui ne s’adressent plus à Cyrus, mais vraisemblablement aux exilés. Au v. 14, la formule d’introduction « Ainsi parle YHWH » marque le début d’un nouveau discours. Nous verrons que le motif de la création est utilisé dans chacune de ces sections.
468. McKenzie, Second Isaiah, p. 73. 469. Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 179. 470. Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 245-6. 471. Nous n’insisterons pas sur les v. 20-25 puisqu’ils n’apportent aucune information pertinente à la compréhension des versets précédents.
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4. Traduction d’Is 45,1-19 (1)
Ainsi parle YHWH à son oint : « À Cyrus que j’ai pris par sa droite pour soumettre devant lui des nations. Je dépouille les reins des rois pour ouvrir des portes devant lui et des barrières ne seront pas fermées. (2) Moi, devant toi je marche, et les murailles, j’aplanis ; les portes de bronze, je brise et les barrières de fer, j’abats. (3) Je t’ai donné les trésors des ténèbres et des richesse cachées dans des endroits secrets pour que tu saches que [c’est] moi YHWH, celui qui t’appelle par ton nom, le Dieu d’Israël. (4) À cause de mon serviteur Jacob et d’Israël mon élu, je t’appelle par ton nom, je te donne un titre alors que tu ne me connaissais pas. (5) Je suis YHWH et il n’y en a pas d’autre ; à part moi, il n’y a pas de dieux ! Je t’ai équipé472 alors que tu ne me connaissais pas. (6) Pour qu’ils comprennent, du soleil levant et du soleil couchant, qu’il n’y a personne à part moi. Je suis YHWH et il n’y en a pas d’autre. (7) Formateur de lumière et Créateur des ténèbres, Auteur du bonheur et Créateur du malheur. Je suis YHWH, Auteur de tout cela. (8) Cieux, faites dégoutter de là-haut et que la justice ruisselle des nuages, que s’ouvre terre, que fleurisse salut et qu’elle fasse germer justice en même temps. Moi, YHWH, j’ai créé cela ». (9) Malheur à celui qui s’évertue contre son Potier, tesson parmi les tessons du sol !473 L’argile dira-t-elle à son Potier : « Que fais-tu ? Ton œuvre n’a pas de mains474 ! » (10) Malheur à celui qui dit (litt. : disant) à son père : « Qu’engendrestu ? » et à sa mère : « Qu’as-tu à gémir ? » (11) Ainsi parle YHWH, le Saint d’Israël et son Potier : « Ils m’ont demandé les nouvelles choses concernant mes fils. Et concernant le travail de mes mains, vous me donnez des ordres ! ? (12) Moi, j’ai fait la terre et j’ai créé sur elle l’humanité ; c’est moi, ce sont mes mains qui ont étendu les cieux et je commande toute leur armée475. 472. Le verbe ( ָאזַ רIs 45,5) a vraisemblablement le sens « d’armer ». 473. Le prophète reprend la parole aux versets 9-10. 474. L’interprétation de ( ָפ ָע ְלָך ֵאין־יָ ַד יִ ם לוֹIs 45,9d) est problématique. Cette difficulté est perceptible dans les principales traductions de la Bible qui présentent des interprétations variées. À notre avis, cette expression pourrait vouloir dire « ton œuvre n’a pas d’auteur », ce qui cadre bien avec le sens du verset : la créature ne saurait argumenter avec son créateur. 475. L’expression « et toute leur armée » a quatre occurrences dans la Bible hébraïque (Gn 2,1 ; Is 34,4 ; 45,12 et Ne 9,6). Toutes ces péricopes sont en lien avec la création des cieux.
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(13) Moi, je l’ai suscité avec justice, et je facilite toutes ses voies. C’est lui qui reconstruira ma ville et renverra mes déportés, non pas contre une récompense, ni contre un présent », dit YHWH des armées. (14) Ainsi parle YHWH : « les richesses d’Égypte et le marchand de Coush et des Sabéens, hommes de haute taille, vers toi ils traverseront et seront pour toi. Ils marcheront derrière toi, ils traverseront avec des chaînes et vers toi ils se prosterneront et vers toi ils prieront : “Dieu est avec toi seulement et il n’y a pas d’autres dieux”. » (15) — « Certainement476, tu es le Dieu caché, Dieu d’Israël, celui qui fait sauver. (16) Ils ont été honteux et aussi ils se sont humiliés, eux tous ensemble. Ils ont marché en disgrâce, les artisans d’images. (17) Israël a été sauvé par YHWH, saluts perpétuels. Vous n’aurez pas honte et vous ne vous ferez pas humilier, pour toujours. »477 (18) — Car ainsi parle YHWH478, le Créateur des cieux, lui, le Dieu. Formateur de la terre et son Auteur, lui, il l’a établie, il ne l’a pas créée chaotique, il l’a formée pour qu’on y habite : « Je suis YHWH et il n’y en a pas d’autre. (19) Je n’ai pas parlé en cachette, dans un lieu d’un pays ténébreux. Je n’ai pas dit à la descendance de Jacob : “cherchez-moi en vain”. Je suis YHWH qui dit (litt. : disant) [ce qui est] juste, qui annonce (litt. : l’Annonciateur) des vérités. » 4.1 Analyse et commentaires d’Is 45,1-8 Le chapitre 45 débute par une formule d’introduction qui a fait couler beaucoup d’encre : « Ainsi parle YHWH à son oint ()ל ְמ ִשׁיחוֹ ִ », c’est-àdire Cyrus. Plusieurs individus sont oints dans la Bible. C’est le cas de certains prophètes479, du grand-prêtre480, mais aussi et surtout des rois israélites. Mais il s’agit du seul exemple dans toute la Bible hébraïque où un roi étranger est qualifié d’« oint ». Il faut également souligner que ce terme, qui vient de l’hébreu mashiah, est aussi utilisé pour faire référence au « messie », ce qui pose problème aux yeux de certains auteurs, qui ont ainsi tenté de relativiser le rôle de Cyrus en lui attribuant seulement un rôle politique. C’est le cas de von Rad, selon qui le titre d’« oint » est
476. Cyrus prend la parole au verset 15. 477. Selon notre interprétation, les versets 16 et 17 sont aussi prononcés par Cyrus, qui justifie ainsi le discours de Dieu et celui du prophète. 478. Le prophète reprend la parole pour introduire le discours de YHWH. 479. Voir 1 R 19,16 ; Is 61,1 ; Ps 105,15 = 1 Ch 16,22. 480. Lv 4,3.5.16, etc.
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inconcevable dans le contexte des attentes messianiques d’Israël481. Cette position est difficile à défendre puisque, inconcevable ou pas, le texte est clair : YHWH qualifie bel et bien Cyrus de « son oint ». Smart est aussi d’avis qu’on ne peut relativiser le rôle de Cyrus sans ignorer le sens premier du texte482. Le même auteur soutient qu’en tant que messie, Cyrus a une tâche illimitée qui inaugure rien de moins que, selon son expression, « the great day of divine salvation for the whole earth483 ». Même si nous sommes également d’avis que le rôle que joue Cyrus dans cette péricope est important, il est impensable de parler de salut divin pour toute la terre. YHWH se sert de Cyrus pour démontrer à la terre entière qu’il est le seul Dieu (Is 45,6), mais son but n’est pas de sauver la terre entière. Son action concerne uniquement les exilés judéens. Par ce geste traditionnel qu’est l’onction, fictif dans le cas présent, l’auteur utilise une image connue de ses auditeurs. Comme David qui a été oint, entre autres, pour libérer son peuple des Philistins, Cyrus l’est d’abord pour conquérir le monde, mais surtout, pour libérer les exilés judéens. Il est oint, ce qui montre concrètement que Cyrus est désigné et accepté par YHWH, pour mener à bien une mission libératrice. Il n’est absolument pas surprenant ni même choquant, contrairement à ce que prétend Blenkinsopp484, que Cyrus soit qualifié d’oint. En fait, ce qui est surprenant n’est pas que Cyrus soit oint, mais plutôt que YHWH revendique ce geste qui, de toute évidence, n’a jamais eu lieu. En effet, YHWH lui-même avoue avoir agi à l’insu de Cyrus (Is 45,4). Bref, le prophète fait référence à un thème connu de ses auditeurs, sans doute pour marquer la relation privilégiée qui unit le conquérant perse et leur Dieu. L’onction dont bénéficie Cyrus est utilisée pour convaincre les exilés que YHWH a bel et bien une relation particulière avec Cyrus et ce, même si le roi perse avait officiellement proclamé dans le Cylindre que c’est plutôt avec Marduk qu’il avait un lien privilégié. Mentionnons en terminant que dans la version du Cylindre, Cyrus n’est pas oint par Marduk, ce qui ne surprend guère puisque l’onction n’était pas un geste d’intronisation royale en Mésopotamie. Immédiatement après avoir qualifié Cyrus de « son oint », YHWH affirme l’avoir « pris par sa (main) droite » – un geste qu’il avait aussi
481. Gerhard Von Rad, Theologie des Alten Testaments II, München, Chr. Kaiser, 1960, p. 257. C’est aussi l’avis d’Ernest Jenni, « Die Rolle des Kyros bei Deuterojesaja », dans TZ 10 (1954) 241-256, p. 255. 482. Smart, History and Theology in Second Isaiah, p. 23. 483. Ibid., p. 24. 484. Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 248.
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posé envers « son serviteur » anonyme en Is 41,9 et 42,1485. Il faut toutefois noter que l’action de prendre la main d’un roi ne se retrouve pas ailleurs dans la Bible. Ce geste n’est jamais associé à la royauté en Israël, mais il l’était en Babylonie. De plus, l’expression que l’on rencontre en Is 45,1 se retrouve presque mot pour mot dans le Cylindre de Cyrus486. La relation privilégiée entre Marduk et Cyrus y est en effet exprimée par ce geste. En prenant la main de Cyrus, Marduk lui permet de conquérir le monde et Babylone en particulier. Il est aussi probable que ce geste fasse référence à la procession annuelle de la fête du Nouvel An, où le roi et la statue de Marduk sortent du temple main dans la main. Lorsque Marduk prend la main du roi, c’est parce qu’il l’a réintronisé dans ses fonctions royales pour la prochaine année. Ce geste avait évidemment une grande valeur symbolique : l’acceptation de Marduk était visible. En célébrant l’Akitu au début de la nouvelle année, après leur conquête, les Perses ont sans doute profité de cette cérémonie pour montrer concrètement que les nouveaux dirigeants avaient été acceptés par Marduk. Et que ce dernier n’avait pas été vaincu, puisque son rôle restait le même. Plusieurs exégètes ont souligné les parallèles entre ce passage du Deutéro-Isaïe et le Cylindre de Cyrus. Selon Sidney Smith, l’auteur d’Is 45,1-8 est familier avec le contenu du Cylindre487. La position de Morton Smith est semblable, bien qu’il prétende que le Deutéro-Isaïe avait seulement besoin d’être familier avec la première section du Cylindre, où il est question de Cyrus à la troisième personne488. Il n’y a aucun doute, selon North, que le Deutéro-Isaïe emprunte certains thèmes du Cylindre de Cyrus. Malgré tout, North soutient que les similitudes entre les deux textes sont plutôt d’ordre général et peuvent être expliquées par l’utilisation d’expressions communes aux deux langues489. À l’encontre de cette opinion, deux objections viennent à l’esprit. Tout d’abord, les ressemblances ne sont pas générales ; elles sont au contraire très précises dans certains cas. De plus, s’il s’agissait d’expressions communes aux deux langues, on pourrait s’attendre à en trouver des exemples ailleurs dans la Bible hébraïque, ce qui n’est pas le cas. Blenkinsopp est aussi d’avis qu’il est possible que le Deutéro-Isaïe connaissait le contenu du Cylindre de Cyrus. Il explique ces similitudes, qui ne sont pas 485. Même s’il n’est pas explicitement question de sa main droite dans ces deux versets. 486. Cylindre de Cyrus, ligne 12. 487. S. Smith, Isaiah Chapters XL-LV, p. 72. 488. C’est-à-dire les lignes 1-19 du Cylindre (M. Smith, « II Isaiah and the Persians », p. 415-417). 489. North, Second Isaiah, p. 149.
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importantes à son avis, par la possibilité – très hypothétique par ailleurs – que le Deutéro-Isaïe et les auteurs du Cylindre aient été influencés par la propagande pro-perse qui circulait au Proche-Orient dans la décennie précédent la chute de Babylone490. À notre avis, il est indéniable que l’auteur d’Is 45,1-8 était familier avec l’idée des prêtres de Marduk voulant que leur dieu ait choisi Cyrus. L’expression « À Cyrus que j’ai pris par sa droite pour soumettre devant lui des nations » (Is 45,1) est non seulement une référence directe au Cylindre de Cyrus, mais un bon exemple de réappropriation subversive. L’auteur reprend ce qui a été dit par le nouvel empire et l’adapte à sa propre situation où son but semble être de convaincre ses compatriotes que YHWH et non Marduk est responsable de leur nouvelle situation. Il fait donc appel à des thèmes auxquels ses compatriotes sont familiers, non pas par leurs traditions, mais plutôt par leur situation présente (et passée) en Babylonie. « […] Je dépouille les reins des rois pour ouvrir des portes devant lui et des barrières ne seront pas fermées. Moi, devant toi je marche, et les murailles, j’aplanis ; les portes de bronze, je brise et les barrières de fer, j’abats. » (Is 45,1b-2) Aux versets suivants, le prophète utilise une fois de plus des thèmes, images, etc., que l’on rencontre fréquemment dans les inscriptions akkadiennes. C’est le cas du thème du dieu qui facilite la marche de son roi. Les rois mésopotamiens sont souvent aidés par les dieux dans leurs conquêtes, que ces derniers facilitent. Le support divin permet au roi de triompher de ses ennemis491. Au v. 2, YHWH marche devant Cyrus, alors que Marduk marche à son côté dans le Cylindre de Cyrus : « Il (Marduk) lui ordonna d’aller vers sa ville, Babylone, et il le fit marcher sur le chemin de Babylone, tout en allant à son côté comme un ami et un compagnon […]492 ». YHWH est plus explicite que Marduk quant à ce qu’il fera en faveur de Cyrus. L’aide qu’apporte le Dieu d’Israël à Cyrus dans sa conquête du monde (Is 42,1-3) rappelle celle qui est évoquée en Is 41,2-3.25, bien qu’elle soit plus développée et utilise des thèmes et des expressions qui ne se retrouvent pas ailleurs dans la Bible. De plus, l’aide qu’apporte YHWH n’est jamais présentée en ces termes. Marduk agit aussi de la sorte avec Cyrus dans la version du Cylindre : grâce au dieu de Babylone, le roi perse avance sans obstacle. L’originalité
490. Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 249. 491. Voir Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 57-58. 492. Cylindre de Cyrus, ligne 15 (Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, p. 182).
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du Deutéro-Isaïe est d’affirmer que YHWH agit de la sorte afin que Cyrus comprenne que c’est bien lui, et non Marduk, qui l’a appelé. « Je t’ai donné les trésors des ténèbres et des richesse cachées dans des endroits secrets pour que tu saches que [c’est] moi YHWH, celui qui t’appelle par ton nom, le Dieu d’Israël. À cause de mon serviteur Jacob et d’Israël mon élu, je t’appelle par ton nom, je te donne un titre alors que tu ne me connaissais pas » (Is 45,3-4) Le Dieu d’Israël explique ensuite à Cyrus que c’est lui qui l’a appelé et titré493, et ce, même si le roi perse ne le connaît pas (v. 3-4). À noter que l’expression « titrer/donner un titre » n’est jamais appliquée aux rois israélites. De plus, l’idée de titrer un individu sans que ce dernier en soit conscient est unique dans la Bible, à l’exception du verset suivant, alors que YHWH s’adresse toujours à Cyrus : « Je t’ai équipé alors que tu ne me connaissais pas. » (v. 5) Cette précision de l’auteur, qu’il répète à deux reprises, est importante et intéressante : il est conscient que Cyrus ne connaît pas YHWH et qu’il ne sait pas qu’un peuple exilé en Babylonie soutient que c’est grâce à son Dieu national que Cyrus a conquis Babylone. Il faut bien comprendre que le Deutéro-Isaïe ne s’adresse pas réellement à Cyrus ; il s’agit d’un discours fictif prononcé par YHWH et destiné aux exilés qui avaient perdu confiance en leur Dieu. Le but est de leur redonner espoir en leur démontrant que leur Dieu ne les avait pas abandonnés. C’est même à cause de Jacob et d’Israël que Cyrus aurait été appelé (Is 45,4), ce qui est bien évidemment différent de la cause « officielle » véhiculée par la propagande perso-babylonienne. Par ailleurs, l’appel d’un roi par son nom n’est pas un thème biblique. Il s’agit cependant d’un thème fréquent en Mésopotamie, autant dans les inscriptions royales assyriennes que babyloniennes494. Les exemples sont par ailleurs nombreux sous les règnes de Nabuchodonosor II et de Nabonide495. Cyrus est lui aussi appelé par Marduk dans la version du Cylindre496. Cet appel est une conséquence des « mauvais traitements » que Nabonide aurait fait subir à son peuple. C’est pour les en libérer que Marduk appelle et guide Cyrus. C’est également pour qu’il libère son peuple que YHWH appelle et guide Cyrus. Bref, cette formule est vraisemblablement utilisée parce qu’elle est aussi présente dans le Cylindre et qu’il fallait contredire la version officielle.
493. 494. 495. 496. p. 182).
Il s’agit sans doute d’une reférence au titre d’oint (Is 45,1). À ce sujet voir Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 48-51. Voir Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 48-51. Cylindre de Cyrus, ligne 12 (Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide,
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Au v. 5, puis au v. 6, YHWH se nomme et affirme qu’il est le seul Dieu497 : « Je suis YHWH et il n’y en a pas d’autre ». Les dieux mésopotamiens sont régulièrement qualifiés de « sans égal », de « plus grand », etc. Toutefois, ils ne prennent jamais la parole pour prétendre qu’il n’y a pas de dieux à part eux. Néanmoins, il est possible que Marduk soit vénéré comme tel dans un passage d’un hymne qui lui est dédié : « Mon Seigneur est mon dieu, mon Seigneur est mon souverain ; est-il un Seigneur en dehors de lui498 ? » Une autre incantation adressée à Marduk, où l’ensemble du panthéon est en quelque sorte absorbé par Marduk, peut être comparée au v. 6 : « Sin est ton essence divine, Anu, ta souveraineté, Dagan, ton pouvoir souverain, Enlil, ta qualité de roi, Adad, ta force suprême, le sage Éa, ton intelligence […]499 » Quoi qu’il en soit, cette affirmation monothéiste proclamée par YHWH lui-même est évidemment dirigée contre Marduk et son rôle supposé auprès de Cyrus. En effet, même si le roi perse pense que Marduk est derrière ses succès, il n’en est rien puisqu’il n’y a qu’un seul Dieu. Or, s’il n’y a qu’un seul Dieu, ce dernier est évidemment celui qui l’a armé, même si YHWH insiste une fois de plus sur le fait que le roi perse ne le connaît pas lorsqu’il pose ce geste à son égard500. L’auteur est conscient que Marduk a déjà été « officiellement » associé à Cyrus. Il tente de régler le problème ainsi : si Cyrus ne reconnaît pas le rôle de YHWH, ce n’est pas parce que Marduk en est le véritable auteur, mais plutôt parce que Cyrus n’est pas conscient que YHWH est à l’œuvre. Ce n’est pas uniquement pour libérer son peuple que YHWH appelle, guide et arme Cyrus : il veut ainsi faire comprendre au reste du monde qu’il est le seul Dieu (Is 45,6). L’expression « de sorte qu’ils comprennent, du soleil levant et du soleil couchant, qu’il n’y a personne à part moi » est propre au Deutéro-Isaïe, tout comme la formule qui termine ce verset (et qui introduisait le v. 5) : « Je suis YHWH et il n’y en a pas d’autre ». Or, il ne faut pas perdre de vue que YHWH est le Dieu d’un peuple en exil qui n’a plus de pays ni de roi. Une telle affirmation était donc très ambitieuse. Toutefois, si l’auteur pouvait convaincre ses auditeurs que 497. L’expression « il n’y en a pas d’autre » est utilisée à onze reprises dans la Bible lorsqu’il est question de l’unicité de Dieu. On la retrouve pas moins de sept fois uniquement dans le Deutéro-Isaïe (Is 45,5.6.14.18.21.22 ; 46,9 ; voir aussi : Dt 4,35.39 ; 1 R 8,60 et Jl 2,27). L’expression « à part moi, il n’y a pas de dieux » est quant à elle un hapax. 498. Thureau-Dangin, Rituels accadiens, p. 138. 499. René Labat, « Dieux hypostases de Mardouk » dans René Labat, André Caquot, Maurice Sznycer, Maurice Vieyra (dir.), Les religions du Proche-Orient asiatique. Textes babyloniens, ougaritiques, hittites, p. 71-72. 500. David est « armé » par YHWH à quelques reprises (2 S 22,40 ; Ps 18,33.40 ; 30,12). Mais il n’est jamais armé « sans le savoir », comme Cyrus en Is 45,5.
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cette association entre YHWH et Cyrus était bien réelle, le dieu d’Israël pourrait régner, comme les Perses, sur le « monde entier ». Pour ce faire, le Deutéro-Isaïe utilisera, une fois de plus, le pouvoir créateur de YHWH pour justifier ses revendications. « Formateur de lumière et Créateur des ténèbres, Auteur du bonheur et Créateur du malheur. Je suis YHWH, Auteur de tout cela. » (Is 45,7) Les expressions utilisées au v. 7 pour décrire le pouvoir créateur de YHWH sont inhabituelles. Par exemple, YHWH n’est jamais qualifié de « Formateur de lumière » ()יוֹצר אוֹר, ֵ ni de « Créateur des ténèbres » ()בוֹרא ח ֶֹשְׁך, ֵ d’« Auteur du bonheur » ( )ע ֶֹשׂה ָשׁלוֹםou de « Créateur du malheur » ()בוֹר א ָר ע ֵ ailleurs dans la Bible501. Et pour une rare fois, YHWH est responsable de la création d’un élément et de son contraire. Le verset forme un parallélisme qui invite à distinguer deux niveaux, tout en les rapprochant : les éléments cosmogoniques « lumière » et « ténèbres » sont associés aux situations existentielles « bonheur » et « malheur ». À nouveau, il convient de situer l’originalité du verset isaïen par rapport à des utilisations analogues dans la Bible. En effet, bien que la création de la lumière et des ténèbres ne soit pas sans rappeler Gn 1,3-4 (« Dieu dit : que la lumière soit, et la lumière fut. […] Dieu sépara entre la lumière et entre les ténèbres ») Dieu n’est pas explicitement qualifié de « créateur des ténèbres » dans le texte de la Genèse. À noter que la combinaison de ces deux binômes (lumière/ténèbres et bonheur/malheur) n’est pas explicitement présente dans la littérature babylonien, bien que Marduk soit parfois responsable d’une chose et de son contraire. Dans l’Enūma eliš par exemple, les grands dieux s’adressent ainsi à Marduk : « détruire et créer, ordonne et que cela soit éternellement502 ! » Plus loin dans le même texte, ils proclament : « Créer ou détruire, clémence ou châtiment, cela n’existe qu’à son ordre503 ». Le grand dieu perse, Ahura Mazda, est quant à lui souvent qualifié de créateur de deux choses opposées qui forment un tout. Ce dernier est en effet le créateur de la lumière et des ténèbres, du bien et du mal, etc.504. Y aurait-il ici une allusion à la religion perse ? Nous ne croyons pas, comme l’a proposé Morton Smith, que les deux phrases participiales du
501. À noter que Marduk n’est jamais vénéré avec des termes semblables à ceux utilisés par YHWH pour proclamer son pouvoir créateur au verset 7. 502. Tablette IV, ligne 22. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 91. 503. Tablette VI, ligne 131. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 102. 504. Voir M. Smith, « II Isaiah and the Persians », p. 420.
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v. 7 fassent référence, de manière polémique, au dualisme zoroastrien505. Tout d’abord, on ne sait rien de la véritable religion de Cyrus. Dans les rares inscriptions qui ont survécu, Cyrus ne mentionne jamais Ahura Mazda. Il n’y a donc aucune donnée prouvant que Cyrus en ait été un adorateur. En fait, le seul texte où plusieurs informations sont données au sujet du roi (le Cylindre de Cyrus) est un texte de propagande destiné à l’empire babylonien, où toute sa vénération est dirigée vers Marduk. Étant donné que le roi perse n’attribue aucun rôle au dieu Ahura-Mazda dans ses conquêtes, officiellement du moins, on ne voit donc pas pourquoi le Deutéro-Isaïe s’en prendrait au dualisme zoroastrien. Le dieu perse ne posait pas problème pour les exilés. Toujours en ce qui concerne la possible influence perse derrière Is 45,7, McKenzie affirme qu’elle n’est pas impossible, bien qu’il précise que le contenu de ce verset ne s’éloigne pas de la pensée et du langage biblique ou rien, ni même le mal et les ténèbres, ne peut être exclu de l’emprise de YHWH506. La position de Blenkinsopp est semblable507. Outre Gn 1,3-5, ces deux auteurs donnent les exemples bibliques suivants pour illustrer leurs propos : Am 3,6 ; 5,18-20 et Is 41,23. La question se pose donc : quelle est l’originalité de Is 45,7 ? Bien qu’il y ait des similitudes entre Gn 1,3-5 et Is 45,7, il y a néanmoins d’importantes différences. Tout d’abord, seul le Deutéro-Isaïe utilise des participes afin d’attribuer une titulature créatrice à YHWH, phénomène fréquent dans ce livre lorsqu’il est question de Cyrus. L’objectif de l’auteur n’est donc pas de décrire l’œuvre créatrice de YHWH, contrairement à celui de Gn 1,3-5 qui fait une description en long et en large de la création de l’« univers ». Et contrairement au Deutéro-Isaïe, l’auteur de Gn 1 n’utilise pas ces thèmes pour convaincre les auditeurs que YHWH a le pouvoir d’agir sur leur situation présente. La visée rhétorique des deux textes n’est pas la même. En ce qui concerne les passages du livre d’Amos, il est vrai que YHWH peut aussi être l’auteur du malheur et des ténèbres508. Mais ici, « ténèbres » (et son antonyme « lumière ») est utilisé de manière métaphorique comme image d’une situation existentielle, et non comme élément cosmogonique. Or, en Am 3,6, la portée des ténèbres, même comprises métaphoriquement, n’est pas universelle, et la lumière n’est pas évoquée. Dieu est uniquement responsable du malheur dans la ville (vraisemblablement Jérusalem) ; il n’est pas l’auteur du malheur en général. YHWH 505. Ibid. 506. McKenzie, Second Isaiah, p. 77. 507. Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 250. 508. « S’il y a un malheur dans la ville, YHWH ne l’a-t-il pas fait ? » (Am 3,6) ; « le jour de YHWH est ténèbres et non lumière » (Am 5,18).
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n’est pas non plus associé au bonheur ; il est uniquement question du malheur. Dans le second exemple (Am 5,18-20), YHWH n’est pas créateur des ténèbres en tant que tel. Ce terme est utilisé pour faire contraste au jour de YHWH, un moment décisif de salut à venir où les compatriotes du prophète espèrent retrouver le bonheur (la lumière) mais où, paradoxalement, le jour se révèlera ténèbres. Bref, dans les deux passages d’Amos, YHWH n’est pas explicitement qualifié de créateur au sens cosmogonique et il n’est pas auteur d’une chose et de son contraire. Finalement, il reste le cas d’Is 41,23, que McKenzie et Blenkinsopp comparent à Is 45,7. Bien que les deux péricopes (Is 41,21-29 et Is 45,9-13) visent à prouver que YHWH est le seul responsable de tout, il y a néanmoins quelques différences entre les deux versets – démontrant qu’ils n’ont probablement pas été rédigés au même moment (l’un peu avant la conquête de Babylone (Is 41,23) et l’autre (Is 45,7), peu après). Dans le premier cas, le prophète insiste davantage sur l’incapacité des dieux étrangers – vraisemblablement les dieux babyloniens – à prédire l’avenir. Ils n’auraient, contrairement à YHWH, pu prédire la progression fulgurante du roi perse, qui écrase tout sur son passage (Is 41,25). Bref, peu importe que les dieux étrangers fassent le bien ou le mal509, le fait qu’ils soient incapables, selon YHWH, de prédire quoi que ce soit les discrédite. Ils ne sauraient être vénérés comme des dieux. Or, il n’est pas de question de prédictions en Is 45,7, mais de création (contrairement à Is 41,23) : c’est parce que YHWH est créateur de tout et de son contraire (dont le « bonheur » et le « malheur ») qu’il peut prétendre être derrière les succès de Cyrus, et donc usurper le rôle joué par Marduk dans la propagande perse et babylonienne. Par ailleurs, le fait qu’il soit question de la reconstruction de « ma ville » et de la libération de « mes exilés » en Is 45,7 semble démontrer que cette péricope a été rédigée après la chute effective de Babylone. En somme, l’objectif du prophète en 45,7 est de démontrer aux exilés que c’est YHWH et non Marduk qui est responsable de tout, et ce, même si Marduk est considéré comme auteur et responsable de tout dans l’Enūma eliš et dans certains hymnes et prières qui lui sont dédiés. Nous ne croyons donc pas que ce passage soit une polémique contre la religion perse ; Cyrus n’attribue aucun rôle au dieu Ahura Mazda. En fait, tout est l’œuvre de Marduk, dans la propagande babylonienne du moins. Pour contrer cette propagande, le prophète présente une série de participes qu’il utilise comme titres de YHWH, titres qui sont bien résumés par le dernier : « Je suis YHWH, Auteur de tout cela ». 509. À noter qu’il n’est pas question de la création du bien et du mal dans ce verset.
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« Cieux, faites dégoutter de là-haut et que la justice ruisselle des nuages, que s’ouvre terre, que fleurisse salut et qu’elle fasse germer justice en même temps. Moi, YHWH, j’ai créé cela. » (Is 45,8) Certains auteurs sont d’avis que le v. 8 est indépendant et sert de conclusion à Is 45,1-7510. Ce verset a possiblement été intégré pour conclure Is 45,1-7 et peut-être même Is 44,24–45,7, puisque, comme Westermann et Blenkinsopp l’ont souligné, il correspond à Is 44,23 où l’on retrouve un court hymne qui précède l’oracle de Cyrus : « Cieux, chantez pour la joie, car YHWH a fait. Criez profondeur de la terre, éclatez montagnes en cris de joie, forêt et tout arbre en elle, car YHWH a racheté Jacob et en Israël il se glorifie » (Is 44,23). Ces deux hymnes encadrent en quelque sorte Is 44,24–45,7. Quoi qu’il en soit, l’interprétation de la fin de ce verset (« moi, YHWH j’ai créé cela », אתיו ִ )אנִ י יְ הוָ ה ְבּ ָר ֲ pose problème. En effet, comme le souligne Baltzer, le suffixe à la troisième personne, masculin singulier, peut autant être traduit par « lui » que par « cela ». Nous ne croyons pas, comme le suggèrent certains exégètes, qu’il soit question de la création de Cyrus511 ou encore d’Israël (comme le propose Baltzer par exemple, en soulignant les parallèles avec la formation d’Israël aux v. 9 et 11512). Selon notre interprétation, YHWH est plutôt créateur de ce qu’il vient d’évoquer dans ce même verset, c’est-à-dire la justice et le salut, thèmes qui font sans doute référence à ce qui a été dit aux versets précédents (v. 1-7) : YHWH a choisi et guidé Cyrus pour libérer son peuple. Comme au v. 7, YHWH conclut en affirmant être le créateur de ce qu’il vient d’évoquer. Il est donc créateur de cette justice et de ce salut qui émanent, selon sa volonté, des cieux et de la terre. En somme, les éléments dont YHWH revendique la création témoigneront de son pouvoir rédempteur et de sa justice. 4.2 Conclusions sur Is 45,1-8 En résumé, Cyrus est l’oint de YHWH, qu’il a pris par la main, ce qui permet au roi perse d’assujettir des nations, leurs rois et de prendre leurs villes. YHWH lui livre leurs richesses afin qu’il comprenne que c’est bien lui, et non Marduk, qui l’appelle. Il lui explique que c’est pour libérer son peuple qu’il l’a choisi, sans que Cyrus le connaisse ou le sache, mais aussi pour prouver au reste du monde qu’il est le seul Dieu. L’auteur démontre 510. C’est l’avis de North (The Second Isaiah, p. 152), Westermann (Isaiah 40-66, p. 163) et Blenkinsopp (Isaiah 40-55, p. 250) notamment. 511. TOB, à la suite de Bonnard, traduit par : « c’est moi le Seigneur, qui ai créé cet homme […] ». Voir Bonnard, Le Second Isaïe, p. 164. 512. Baltzer, Deutero-Isaiah, p. 231.
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qu’il en est ainsi en rappelant qu’il est capable de tout créer. L’auteur utilise des termes opposés (est/ouest ; lumière/ténèbres ; bonheur/malheur) pour insister sur l’omnipotence de son Dieu. C’est parce qu’il est créateur qu’il peut commander aux cieux et à la terre de diffuser sa justice et son salut. Par contre, même s’il semble être en parfait contrôle, dans les faits YHWH, comme son peuple exilé, est totalement dépendant de Cyrus et des Perses – comme ils avaient été totalement dépendants des Babyloniens pendant près de trois quarts de siècle. Les exilés sont à la merci de leur nouveau maître. Heureusement pour eux, Cyrus a un plan pour les peuples et les dieux exilés en Babylonie : ils pourront retourner chez eux. Nous ne croyons donc pas, comme le prétend McKenzie, que c’est à YHWH de décider si Israël sera sauvé et par quel moyen513. Au contraire, nous croyons que l’auteur n’a pas le choix d’associer YHWH à Cyrus : d’une part, parce qu’il est leur nouveau maître, mais aussi et surtout parce que Marduk lui est associé dans la propagande perso-babylonienne. La possibilité d’un retour était maintenant réelle et il fallait absolument que YHWH ait un rôle à jouer dans la libération de son peuple. Ce lien entre création et libération sera une fois de plus évoqué dans la prochaine section. 4.3 Analyse et commentaires d’Is 45,9-13 Malheur à celui qui s’évertue contre son Potier, tesson parmi les tessons du sol ! L’argile dira-t-elle à son Potier : « Que fais-tu ? Ton œuvre n’a pas de mains ! Malheur à celui qui dit à son père : « Qu’engendres-tu ? » et à sa mère : « Qu’as-tu à gémir ? » Ainsi parle YHWH, le Saint d’Israël et son Potier : « Ils m’ont demandé les nouvelles choses concernant mes fils. Et concernant le travail de mes mains, vous me donnez des ordres ! ? » (Is 45,9-11)
Même si le v. 9 est difficile à traduire, puisque la plupart des expressions sont encore une fois rares ou inédites, le sens général est clair ; YHWH s’en prend à ceux qui critiquent son rôle ou son action. En tant que créateur, il ne saurait être contesté par ses créatures514. Il est impensable qu’un humain argumente avec YHWH, comme l’argile ne peut argumenter avec son potier. On rencontre le thème du « potier » avec un propos semblable à celui d’Is 45,9 en Is 29,16 : « Vous [êtes] à l’envers. Comme si l’argile pense être le potier, que l’œuvre dit à son auteur : il ne m’a pas fait […] ». En réutilisant habilement ce thème, le Deutéro-Isaïe s’en prend sans doute à ceux qui ne voient pas YHWH derrière les 513. McKenzie, Second Isaiah, p. 79. 514. Le sens du verset 10 est semblable.
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conquêtes de Cyrus – c’est-à-dire ceux qui acceptent la version officielle des conquérants – et peut-être aussi à ceux qui ne sont pas convaincus de son pouvoir créateur, que YHWH revendique au v. 12. À noter qu’il n’y a aucun parallèle dans la littérature babylonienne ; Marduk ne critique jamais l’humain de ne pas le reconnaître comme créateur. Même Nabonide, qui le rejette en tant que dieu principal de l’empire au profit de Sîn, ne s’attaque pas, directement du moins, au pouvoir créateur de Marduk. Il le fera indirectement en annulant la fête du Nouvel An, mais ne le remplace pas par Sîn, qui pourtant s’empare de la plupart des épithètes de Marduk. Sans doute Nabonide était-il conscient qu’il pouvait difficilement usurper le rôle principal de Marduk au profit de Sîn, qui par ailleurs ne fut jamais considéré comme un dieu créateur. L’allusion aux « nouvelles choses » (ou « les choses à venir ») n’a que deux exemples : Is 41,23 et ici en 45,11. Dans les deux cas, les « nouvelles choses » ne sont pas explicitement nommées, bien que le contexte immédiat des deux textes nous incite à y voir une allusion à Cyrus. Dans le premier cas, il est question de la marche victorieuse du roi perse, dont YHWH revendique l’appel en 41,25. On constate qu’il n’y a pas encore d’allusion à la libération des exilés. Or, dans le deuxième exemple, Cyrus libère les exilés pour ensuite reconstruire Jérusalem (45,25). Il est donc question de deux événements qui sont associés515, mais qui ont été accomplis à des moments différents, bien que rapprochés. Nous avons vu, dans les versets et les chapitres précédents, que le prophète utilise souvent des formes participiales lorsqu’il est question de création. Cette fois, les verbes utilisés pour décrire l’activité créatrice de YHWH sont tous conjugués. Dieu ne se présente pas en tant que créateur : il décrit son activité créatrice, d’où l’utilisation de verbes conjugués. De plus, contrairement aux v. 1-7, YHWH ne s’adresse pas à Cyrus – même s’il est tout de même question de lui – mais aux exilés. « Moi, j’ai fait la terre et j’ai créé sur elle l’humanité ; c’est moi, ce sont mes mains qui ont étendu les cieux et je commande toute leur armée » (Is 45,12). Le verbe « faire », comme c’est le cas ici, est quelques fois associé à la création de la terre. Dans la plupart des cas, les cieux sont aussi faits par Dieu. C’est le cas en Ex 20,11 et 31,17 où il est dit qu’en « six jours, YHWH a fait les cieux et la terre », une référence évidente à Gn 1. On retrouve également quelques exemples dans les Psaumes516. Par
515. La conquête de Babylone permet ensuite la libération des exilés, Judéens ou autres. 516. Ps 115,15 ; 121,2 ; 134,3 ; 135,6 et 146,6. Voir aussi Jr 32,17, 2 R 19,15 (= Is 37,16) et Ne 9,6.
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contre, le verbe « faire » a le mot « terre » comme unique complément à trois autres reprises seulement : en Jr 10,12 (= 51,15)517 et Pr 8,26518. Il y a un autre passage particulièrement intéressant : Jr 27,5. Dans ce verset, qui est très similaire à Is 45,12, Dieu affirme avoir fait la terre, l’humain et les animaux. Pour une très rare fois à l’extérieur du DeutéroIsaïe, YHWH revendique lui-même sa puissance créatrice. Et pour la seule fois à l’extérieur d’Is 40–55, le thème de la création est utilisé comme argument rhétorique. En tant qu’auteur de la terre, de l’humain et des animaux, Dieu a le pouvoir de faire ce qu’il veut, incluant donner le monde à un roi étranger, en l’occurrence Nabuchodonosor II. Compte tenu de ces quelques similitudes, il n’est pas impossible que le texte de Jérémie ait servi de modèle au Deutéro-Isaïe. Mais le contraire est aussi possible. Cette dernière option semble par ailleurs la plus probable puisque le chapitre 27 de Jérémie contient vraisemblablement bons nombres d’ajouts post-exiliques. En effet, dans plusieurs versets, le texte massorétique et celui de la Septante sont différents, le texte de la version grecque étant souvent plus court519. Il y a également quelques différences importantes. Tout d’abord, YHWH ne s’adresse pas au roi babylonien dans le texte de Jérémie (contrairement à Is 45 où il interpelle directement le roi perse Cyrus), ni aux Judéens eux-mêmes, mais plutôt aux ambassadeurs des rois d’Édom, de Moab, d’Ammon, de Tyr et de Sidon. Autre différence importante : il n’est pas question de libération dans le texte de Jérémie. C’est plutôt le contraire. Nabuchodonosor, que YHWH qualifie de « mon serviteur », va les asservir et Jérémie incite ses auditeurs à accepter leur sort. Mentionnons également que seul le verbe « faire » (et non « créer ») est utilisé et qu’il n’est pas employé sous forme participiale. Enfin, YHWH affirme qu’il a fait la terre et l’humanité, mais également les animaux, qui ne font jamais partie des éléments créés par YHWH dans le Deutéro-Isaïe. Selon Baltzer, Is 45,12 est proche de Gn 1 puisque la terre est créée avant l’humanité520, ce qui n’est pas tout à fait exact puisque en Gn 1, Dieu créé dans l’ordre : les cieux, la terre et l’humanité – alors qu’en Is 45,12, Dieu crée : la terre, l’humain et les cieux. Mentionnons également que l’ordre que l’on retrouve en Is 45,12 est différent de celui de 517. Jr 10,12 : « Auteur de la terre par sa puissance […] » 518. Pr 8,26 : « Il n’avait pas encore fait la terre, ni les champs, ni le début de la poussière du monde. » 519. À ce sujet, voir l’analyse de William McKane, A Critical and Exegetical Commentary on Jeremiah. Volume 2. Commentary on Jeremiah XXVI-LII, Edinburgh, T. & T. Clark, 1996, p. 685-691. 520. Baltzer, Deutero-Isaiah, p. 236.
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l’Enūma eliš. De plus, contrairement à Gn 1, et à l’Enūma eliš par le fait même, YHWH proclame lui-même son rôle de créateur en Is 45,12. Il est ensuite question de la création de l’humanité. Le prophète utilise le verbe « créer », qui est rarement utilisé à la première personne du singulier. La plupart des autres exemples se trouvent aussi dans le Deutéro-Isaïe521. Le seul autre exemple à l’extérieur d’Is 40-55 se trouve en Gn 6,7 : « YHWH dit : je vais effacer de sur la face de la terre l’humain que j’ai créé […] ». Il est donc question de l’humanité en général uniquement en Gn 6,7 et Is 45,12, bien que le but des auteurs ne soit pas le même. Dans le premier cas, il s’agit d’un prélude au Déluge522, alors que dans le Deutéro-Isaïe, YHWH se sert de son rôle de créateur pour revendiquer la libération de son peuple par l’entremise de Cyrus. En ce qui concerne la création des cieux, qui suit celle de la terre et de l’humanité, nous avons vu que l’idée d’étendre les cieux n’est pas nouvelle, bien que la formulation que l’on trouve ici soit originale. De plus, l’armée dont il est question au v. 12 fait sans doute référence, comme en Is 40,26, aux éléments qui remplissent le ciel. Il existe des exemples semblables en Gn 2,1523 ; Is 34,4524 ; Ps 33,6525 et Ne 9,6526, bien que le verbe « commander/diriger » soit utilisé uniquement en Is 45,12. On retrouve quelques parallèles intéressants dans l’Enūma eliš, qui ne se limitent pas au récit lui-même où Marduk, après avoir créé les cieux, crée la terre avec le corps de Tiamat527. En effet, quelques parallèles peuvent aussi être identifiés à la fin de ce même récit, par exemple quand il est question du rôle de Marduk en tant que créateur de la terre528 et des
521. « Tout ce qui s’appelle de mon nom, pour ma gloire je l’ai créé […] » (Is 43,7) ; « moi, YHWH, j’ai créé cela » (Is 45,8) ; « j’ai créé l’humanité sur elle [la terre] » (Is 45,12) et « moi, j’ai créé l’artisan » (Is 54,16). 522. Il faut souligner qu’il s’agit du seul exemple dans la Genèse où Dieu parle de sa création. 523. Gn 2,1 : « Les cieux, la terre et toute leur armée furent complétés ». Puisque le mot « terre » est placé entre « cieux » et « leur armée », il est possible, dans cet exemple seulement, qu’il soit aussi question de ce qui remplit la terre. 524. Même si le thème de la création n’est pas évoqué en Is 34,4, leur armée est explicitement associée aux cieux. 525. Ps 33,6 : « Par la parole de YHWH les cieux ont été faits et par le souffle de sa bouche, toute leur armée ». 526. Ne 9,6 : « YHWH, tu es lui, par toi seul, toi tu as fait les cieux et les cieux des cieux et toute leur armée ». 527. Nous avons vu qu’il s’agit du seul exemple où le dieu de Babylone proclame luimême son désir de créer. 528. « Agilima, […] créateur de la terre au-dessus des eaux ».Tablette VII, ligne 82. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 106.
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humains529. Un autre nom de Marduk nous paraît particulièrement intéressant puisqu’il combine la création de la terre et de l’humanité, comme c’est le cas en Is 45,12 : « Gišnumunab, créateur de la totalité des peuples, celui qui a fait les régions du monde […]530 ». Dans ce dernier exemple, on constate que les deux verbes ne sont pas conjugués, ce qui n’est pas le cas en Is 45,12, bien qu’ailleurs dans les chapitres 40–48 du livre d’Isaïe, l’activité créatrice de YHWH est généralement présentée à l’aide de participes (cf. Is 40,22 ; 42,5 ; 44,24 ; 45,7 ; 45,18). L’influence babylonienne est aussi évidente dans la deuxième portion du v. 12. Dans l’Enūma eliš, Marduk a d’abord tendu les cieux (tablette IV, lignes 135-146), puis a créé ce qui les compose avant d’organiser leur mouvement (tablette V, lignes 1-62). Les créations célestes de Marduk ne sont pas qualifiées de « son armée », contrairement à Is 45,12, mais le dieu de Babylone dirige leur mouvement, ce qui donne naissance aux jours, aux mois, etc. L’objectif de l’auteur babylonien est double : démontrer que Marduk est responsable de l’ordre qui régit le monde céleste et celui des humains, et donc qu’il a le contrôle sur tous les autres dieux, dont les astres, qu’il a lui-même créés, en sont les représentations. « “Moi, je l’ai suscité avec justice, et je facilite toutes ses voies. C’est lui qui reconstruira ma ville et renverra mes déportés, non pas contre une récompense, ni contre un présent”, dit YHWH des armées. » (Is 45,13) Le v. 13 reproduit des thèmes que nous avons déjà rencontrés en Is 41,24.25 ; 42,6 ; 44,26 et 28. En effet, YHWH proclame lui-même qu’il a suscité Cyrus et qu’il l’aidera dans sa tâche, dont l’objectif final est de reconstruire Jérusalem et de renvoyer les exilés en Judée. Soulignons toutefois qu’il est explicitement question du retour vers Jérusalem et de sa reconstruction uniquement en Is 44 et 45. Certains auteurs, comme Bonnard et Blenkinsopp, ont souligné le lien entre la revendication du pouvoir créateur de YHWH et les allusions à Cyrus (41,2-4.25-29 ; 42,59 ; 43,14-15 ; 44,24–45,7). Ces deux auteurs insistent cependant peu sur les raisons qui ont poussé le prophète à combiner ces deux thèmes. Blenkinsopp apporte néanmoins un point intéressant. Selon lui, le rôle assigné au roi perse était tellement hors du commun que, pour reprendre les termes de l’auteur, « it requires a repeated emphasis that the one assigning the role is a cosmic rather than a merely national, ethnic, or 529. « Marduk […] Aux peuples qu’il a créés doués de vie » (tablette VI, ligne 123. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 102) et « Tutu-Agaku […] qui, pour les épargner (i.e. les dieux), a créé l’humanité » (tablette VII, lignes 25-32. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 104). 530. Tablette VII, ligne 89. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 106.
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locative deity531 ». En somme, pour justifier un tel geste, YHWH devait être présenté comme le créateur de tout l’univers et non simplement comme le Dieu d’Israël. Il faut ajouter que ce qui est vraiment hors du commun n’est pas que YHWH choisisse Cyrus, mais qu’il le fasse en dépit de la version acceptée par les Perses où Marduk joue ce rôle. En somme, les v. 12 et 13 combinent deux thèmes que nous avons déjà rencontrés : la revendication du pouvoir créateur de YHWH et l’appel de Cyrus, que le Dieu d’Israël proclame lui-même. Le roi perse n’est plus seulement appelé et choisi pour mener sa guerre de conquête/libération, comme c’est le cas en Is 41,2-3.25 et 42,6-7. Il a désormais la tâche précise de renvoyer les exilés et de reconstruire leur ville. Il faut souligner que l’appel de Cyrus (45,13) est similaire à celui que l’on rencontre dans le texte du Cylindre de Cyrus. En fait, la première partie du verset (« Moi, je l’ai suscité avec justice, et je facilite toutes ses voies ») correspond au début du Cylindre, où Marduk explique ce qu’il a fait à l’égard de Cyrus532. La seconde partie (« C’est lui qui reconstruira ma ville et renverra mes déportés »), correspond à la deuxième portion du Cylindre où Cyrus fait part de sa volonté de renvoyer les peuples exilés et leurs dieux533. Laato affirme avec raison que la reconstruction de Jérusalem et la libération des exilés rappellent un thème que l’on rencontre assez souvent dans les inscriptions royales akkadiennes. En effet, dans les annales des rois assyriens et babyloniens, on retrouve parfois des exemples de peuples exilés qui retournent dans leurs pays d’origine et dont les villes, qui avaient été détruites, sont reconstruites534. Bref, il est vrai que le geste de Cyrus n’a rien d’exceptionnel. Mais pour les exilés judéens, celui-ci allait avoir d’importantes répercussions. 4.4 Conclusions sur Is 45,9-13 YHWH s’en prend à ses créatures qui doutent de son rôle en tant que créateur. La métaphore employée est intéressante : Israël est comparé à un objet créé par un potier, en l’occurrence Dieu. La poterie, qui oublie qu’elle ne s’est pas créée elle-même, ne saurait remettre en question sa propre création et donc, son créateur. Pour les convaincre qu’il est bel et bien leur créateur et le maître de leur destin, YHWH rappelle qu’il est responsable de la création de la terre, de l’humain et des cieux. Il s’agit 531. Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 252. 532. Cylindre de Cyrus, lignes 12-15. 533. Cylindre de Cyrus, lignes 23-33. 534. Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 190. Au sujet des peuples exilés qui retournent sur leur terre, voir les exemples donnés par Laato, ibid., p. 59-61.
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d’un très rare exemple où YHWH est associé, dans un même verset, à la création de ces trois éléments. Le seul autre exemple se trouve dans un passage que nous avons déjà rencontré, soit Is 42,5. Dans les deux cas, YHWH se présente comme créateur de tout avant de s’adresser à son serviteur Cyrus (42,6) ou de revendiquer la responsabilité de la décision du roi perse de renvoyer les exilés et de reconstruire Jérusalem (45,13). Le pouvoir créateur de YHWH et le rôle libérateur de Cyrus sont donc une fois de plus présentés côte à côte. À notre avis, l’insistance mise par YHWH lui-même sur le pronom indépendant « moi » aux v. 12 et 13, qu’il utilise pour revendiquer la création du monde et l’appel de Cyrus, montre que ces deux thèmes n’étaient pas acceptés par tous les exilés judéens. 4.5 Analyse et commentaires d’Is 45,14-19 « Ainsi parle YHWH : “les richesses d’Égypte et le marchand de Coush et des Sabéens, hommes de haute taille, vers toi ils traverseront et seront pour toi. Ils marcheront derrière toi, ils traverseront avec des chaînes et vers toi ils se prosterneront et vers toi ils prieront : ‘Dieu est avec toi seulement et il n’y a pas d’autres dieux’ […]”. » (Is 45,14) Une nouvelle section débute au v. 14 avec la formule d’introduction « Ainsi parle YHWH ». De toute évidence, le Dieu d’Israël ne s’adresse pas à Jérusalem/Sion, comme l’a suggéré Blenkinsopp535, mais bien à Cyrus. Ce verset rappelle en effet le Cylindre de Cyrus : les termes ne sont pas les mêmes, bien qu’il soit question de nations données à Cyrus dans les deux cas. De plus, dans ce même Cylindre, il est dit que : « Tous les gens de Babylone, ceux de Sumer et d’Akkad, tous les grands et les dignitaires se sont inclinés devant lui, lui ont baisé les pieds […] ils l’ont tous béni, ils ont vénéré son nom536 ». Plus loin, le roi perse affirme lui-même que tous « les rois qui siègent sur un trône, de toutes les régions du monde, depuis la mer supérieure jusqu’à la mer inférieure, qui habitent dans [des villes], les rois d’Amurru qui habitent sous la tente, tous m’ont apporté un lourd tribut et ils m’ont baisé les pieds à Babylone537[…] ». Is 45,14 a tous les traits d’une référence évidente au Cylindre. L’expression qui clôt le v. 14 (« seulement avec toi est Dieu ») est un hapax. Elle est prononcée par les prisonniers et s’adresse à Cyrus : « Dieu est avec toi seulement et
535. Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 257. 536. Cylindre de Cyrus, lignes 18-19 (Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, p. 183). 537. Ibid., p. 184.
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il n’y a pas d’autres dieux. » Cyrus n’a donc rien à craindre : YHWH, le seul Dieu, est avec lui. « Certainement, tu es le Dieu caché, Dieu d’Israël, celui qui fait sauver. » (Is 45,15) Comme souvent dans les oracles prophétiques, l’énonciation change sans crier gare. Ce n’est plus YHWH qui parle, mais un énonciateur qui interpelle YHWH à la deuxième personne. Ne serait-ce pas Cyrus qui répondrait à YHWH ? Que le roi perse prenne la parole n’aurait rien de surprenant puisqu’il en va ainsi dans la deuxième portion du Cylindre. De plus, deux indices nous incitent à soutenir cette hypothèse. Premièrement, la référence au « dieu caché » au v. 15 est en accord avec le contenu d’Is 45,5-6, où YHWH affirme que Cyrus ne le connaît pas. Il est donc probable que YHWH, selon la perspective de Cyrus, soit le « dieu caché538 ». Il faut donc comprendre cette affirmation dans le contexte où YHWH aurait agi sans que Cyrus ne le sache. Un autre indice nous porte à croire que ces paroles ont été placées dans la bouche de Cyrus par le Deutéro-Isaïe : la dernière phrase du v. 17, « vous n’aurez pas honte et vous ne vous ferez pas humilier, pour toujours », semble faire référence au comportement juste du roi perse, déjà évoqué à quelques reprises et qui dépend toujours de la justice de Dieu (Is 42,2-4 et 6-7 ; 45,13). « Israël a été sauvé par YHWH, saluts perpétuels » (Is 45,17a). Il est encore question de salut au début du v. 17. Le roi perse est maintenant conscient du rôle qu’a joué YHWH et lui donne tout le crédit : c’est lui qui a sauvé Israël. Il s’agit là d’une attaque habile du prophète contre la version officielle de la conquête perse et du rôle bien connu de Marduk en tant que dieu sauveur539. Dans le Cylindre, bien que la décision ait été prise par Marduk et qu’il ait aidé Cyrus, le roi perse revendique pour lui-même la conquête de Babylone, la libération des Babyloniens, mais aussi celle des exilés en général et de leurs dieux. Or, dans la version biblique, Cyrus admet de façon lapidaire qu’il n’est qu’un instrument entre les mains de YHWH, le seul et vrai Dieu sauveur. « Car ainsi parle YHWH, le Créateur des cieux, lui, le Dieu. Formateur de la terre et son Auteur, lui, il l’a établie, il ne l’a pas créée chaotique, il 538. L’idée voulant que YHWH soit un dieu caché est évoquée ailleurs dans la Bible. En effet, plusieurs textes reprochent à YHWH de se cacher (Ps 10,11 ; 13,2 ; 27,9 ; 30,8 ; 44,25 ; 69,18 ; 88,15 ; 102,3 ; 143,7 ; Is 8,17 ; 54,8 ; 64,6 [7]). Nous avons vu en Is 40,27 que l’auteur reproche à Jacob/Israël d’affirmer : « mon chemin a été caché devant YHWH ». Toutefois, en Is 45,15, il ne s’agit pas d’un reproche puisque le Dieu d’Israël est qualifié de « sauveur » immédiatement après. 539. Le rôle de sauveur de Marduk est au cœur de l’Enūma eliš ; c’est lui qui libère les dieux, d’abord en tuant Tiamat et ensuite en créant l’humain, pour qu’il s’occupe de leur subsistance.
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l’a formée pour qu’on y habite : « Je suis YHWH et il n’y en a pas d’autre » (Is 45,18) Au v. 18, il est une fois de plus question de la création des cieux et de la terre. Le prophète utilise d’abord trois participes, « Créateur » ()בּוֹרא, ֵ « Formateur » ( )י ֵֹצרet « Auteur d’elle » ()ע ָֹשׂהּ, avant d’insister sur la création de la terre en utilisant cette fois trois verbes conjugués : « établir » ()כּוּן, « créer » ()בּ ָרא ָ et « former » ()יָ ַצר. La majorité des exégètes sont d’avis que l’auteur de ce verset s’appuie sur des traditions bibliques, que l’on trouve dans la Genèse et certains Psaumes. Selon Blenkinsopp par exemple, le Deutéro-Isaïe introduit YHWH en tant que créateur en utilisant un langage commun aux hymnes liturgiques. Il donne comme exemples Ps 8,4 ; 24,2 ; 119,90540. Mais on peut difficilement parler de langage familier puisqu’il n’y a que trois exemples qui, par ailleurs, évoquent des idées semblables, mais en des termes différents et surtout, avec un objectif différent541. En effet, ces Psaumes se limitent à vénérer ou à chanter les louanges de YHWH en tant que créateur. De plus, YHWH n’est jamais le locuteur, contrairement à Is 45,18 où Dieu est en débat avec son peuple qui ne semble pas avoir une pleine confiance en lui. On remarque également la présence de participes au v. 18, phénomène que nous avons déjà rencontré à quelques reprises (Is 40,22 ; 42,5 ; 44,24 et 45,7) et qu’on retrouve également dans la littérature babylonienne, particulièrement, nous l’avons vu, à la fin de l’Enūma eliš lorsque les grands dieux proclament les 50 noms de Marduk. Peu d’auteurs se sont attardés à cette question, se contentant habituellement de dire qu’il s’agit de la reproduction de titres connus par la tradition hymnique542. Selon notre analyse, cette position est difficile à défendre. En fait, il est possible que certains passages du Deutéro-Isaïe aient été influencés par une tradition hymnique existante, mais celle-ci ne peut expliquer à elle seule l’abondance d’expressions utilisant des formes participiales qui, règle générale, ne se retrouvent pas textuellement dans les Psaumes, ni ailleurs dans la Bible. Par exemple, le titre de « Créateur des cieux » ()בּוֹרא ַה ָשּׁ ַמיִ ם ֵ est utilisé uniquement en Is 45,18 et 42,5, l’expression « Formateur de la terre » (אָר ץ ֶ )י ֵֹצר ָהest un hapax, alors que le verbe « former » a rarement « terre » comme complément (Is 45,18 [2 fois] et Ps 95,5). Bien que YHWH soit qualifié de « Formateur de tout » en Jr 10,16 (= 51,19) et de « Formateur des montagnes » en Am 4,13, l’expression « Formateur de 540. Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 259. 541. Ps 8,4 : « Quand je vois tes cieux, œuvre de tes doigts, lune et étoiles que tu as établies […] » ; Ps 24,2 : « Car c’est lui qui l’a fondée sur les mers et l’a établie sur les rivières » ; Ps 119,90 : « Ta fidélité dure d’âge en âge ; tu as établi la terre et elle tient. » 542. Baltzer, Deutero-Isaiah, p. 246. Voir aussi Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 259.
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la terre » est un hapax. Le verbe « faire » au participe, avec « terre » comme complément, est aussi très rare. On retrouve cette combinaison uniquement en Is 45,18 ; Jr 10,12 (= 51,15) et Ps 115,15. Dans le texte de Jérémie, YHWH est « Auteur de la terre par sa force, Établisseur du monde par sa sagesse », alors que dans le Psaume 115, YHWH est qualifié d’« Auteur des cieux et de la terre ». Fait à noter, les auteurs de Jr 10,12 (= 51,15) et Ps 115,15 ne se limitent pas à proclamer le pouvoir créateur de YHWH. Les idoles sont aussi condamnées (cf Jr 10,9-11 (= 51,17-18) ; Ps 115,4-8). L’objectif est le même : les auteurs s’attaquent aux idoles afin de prouver que YHWH est bel et bien le seul créateur. Il faut toutefois noter que le Psaume 115 est vraisemblablement postexilique543, tout comme Jr 10,12 (= 51,15). Après avoir déclaré que YHWH est le « Formateur de la terre » et « son Auteur », le prophète précise qu’il l’a « établie », c’est-à-dire fait en sorte qu’elle soit ferme, qu’elle ne bouge pas. Le verbe « établir » ( )כּוּןet l’idée qu’il véhicule ne fait cependant pas partie du vocabulaire généralement utilisé dans le Deutéro-Isaïe. En effet, dans les nombreux passages où il est question de la création du monde, le verbe « établir » n’est employé qu’une seule fois, en Is 45,18 : « il l’a [la terre] établie ». Ce verbe est par contre utilisé à trois reprises dans les Psaumes. Deux fois avec « terre » comme complément : Ps 24,2 (« il l’a fondée [la terre] sur les mers et l’a établie sur les fleuves ») et 119,90 (« tu as établi la terre ») et une fois avec « monde » ()תּ ֵבל ֵ plutôt que « terre », même si le sens est similaire : Ps 93,1 (« le monde est établi pour qu’il ne bouge pas »). Il est toutefois difficile de déterminer avec certitude si un de ces Psaumes était connu du Deutéro-Isaïe. Le Psaume 119 est quasi unanimement considéré comme post-exilique544, alors qu’il n’y a pas de consensus en ce qui concerne les Psaumes 24 et 93, même si bon nombre d’exégètes excluent une origine pré-exilique545. On retrouve aussi deux exemples dans les Proverbes : Pr 3,19 (« avec sagesse, YHWH a établi la terre ») et Pr 8,27 (« lorsqu’il a établi la terre, j’étais là546 »). Ces passages sont cependant assurément post-exiliques et n’ont donc pas pu influencer le Deutéro-Isaïe. Le verbe « établir », au 543. Sur la datation du Ps 115, voir Allen, Psalms 101-150, p. 146. 544. Voir Allen, Psalms 101-150, p. 183. 545. Sur le débat entourant la date de composition du Psaume 93, voir Marvin E. Tate, Psalms 51-100 (WBC, 20), Waco, Texas, Word Books, 1990, p. 475-479. Sur l’origine post-exilique du Ps 24, voir Erhard Gerstenberger, Psalms, Part 1, with an Introduction to Cultic Poetry, Grand Rapids, Eerdmans, 1991 (1988), p. 118 et plus récemment Phil J. Botha, « Answers Disguised as Questions : Rhetoric and Reasoning in Psalm 24 », dans OTE 22 (2009) 535-553. 546. En Pr 8,27, c’est la sagesse qui parle.
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participe cette fois, est aussi utilisé dans le controversé passage du livre de Jérémie (Jr 10,12 = 51,15) dont nous avons parlé plus tôt : « Établisseur du monde547 par sa sagesse. » Le verset en question offre un parallèle intéressant avec Is 45,18 puisque les verbes « faire » et « établir » sont utilisés dans les deux cas. Mais selon toute évidence, ces passages n’étaient pas connus du Deutéro-Isaïe. L’équivalent akkadien de la racine כון, kânu (« être ferme »), se retrouve à profusion dans l’Enūma eliš, et est utilisé à deux reprises lorsqu’il est question du pouvoir créateur de Marduk. Tout d’abord dans le récit de création lui-même (« Il façonna le ciel et la terre […] leurs liens sont fixés548 ») et ensuite dans la description des 50 noms de Marduk : « Agilima […] créateur de la terre, au-dessus des eaux, celui qui rend stables les zones supérieures549 ». Ce dernier passage est particulièrement intéressant, même s’il ressemble davantage au Psaume 24. Dans ce cas-ci, si l’influence est babylonienne, elle ne peut être qu’indirecte. Étant donné qu’il y a peu de parallèles babyloniens et qu’il ne s’agit pas d’un verbe habituellement utilisé par le Deutéro-Isaïe, il est possible que le prophète ait été influencé par certains Psaumes. Mais on ne peut guère parler de tradition puisque les hymnes où ce verbe est utilisé sont peu nombreux. Il y a néanmoins une constante : le verbe « établir », lorsqu’il est employé dans un contexte cosmogonique, est toujours associé à la création de la terre. Quoi qu’il en soit, il est impossible de déterminer si l’utilisation de ce verbe est originale ou si l’auteur a été influencé par certains hymnes israélites ou encore par des textes babyloniens. Après avoir souligné que YHWH a fermement établi la terre, le prophète ajoute que celle-ci n’a pas été créée pour être chaotique (« tohu »), mais pour qu’elle soit habitable. Le terme « tohu », qu’on traduit généralement par « informe », « vide » ou « chaotique », désigne l’état qu’avait la terre avant que YHWH ait commencé à créer le monde. Il s’agit du même terme que l’on trouve en Gn 1,2 : « La terre était tohu et bohu », donc informe et vide. Ce parallèle a souvent été souligné par les exégètes550. Il y a néanmoins quelques différences entre ces deux passages. Tout d’abord, l’auteur d’Is 45,18 n’emploie pas l’expression « bohu ». De plus, dans la Genèse, il n’est pas dit, contrairement à Is 45,18, que la terre 547. Dans ce passage, le terme ֵתּ ֵבלest mis en parallèle avec « terre » qui est évoquée au début du verset (« Auteur de la terre »). 548. Tablette V, ligne 66. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 96. 549. Tablette VII, ligne 83. Ibid., p. 106. 550. Voir par exemple McKenzie, Second Isaiah, p. 83 et Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 259.
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n’a pas été créée « chaotique ». La terre est informe et vide avant d’être véritablement créée par YHWH aux v. 10-12. En fait, si l’on s’attarde aux premiers versets de la Genèse, il semble que Dieu crée un monde désorganisé avant d’y mettre de l’ordre : « Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. Et la terre était vide et informe […] (notre traduction). » En Is 45,18, au contraire, YHWH crée la terre pour qu’elle soit immédiatement habitable. Il s’agit peut-être d’une référence subtile à l’Enūma eliš où Marduk crée le monde à partir du corps d’une entité primordiale associée au chaos originel. Le v. 18 se termine avec une expression originale et typiquement deutéro-isaïenne : « Je suis YHWH, il n’y en a pas d’autre ». Cette déclaration est utilisée à quatre reprises seulement dans toute la Bible, toutes dans le chapitre 45 du livre d’Isaïe (Is 45,5.6.18.21). Jamais aucun autre dieu proche-oriental ne revendique lui-même son unicité. Le but de l’auteur est ici évident : s’il peut convaincre son auditoire – incluant Cyrus – que YHWH est le seul et unique Dieu, personne ne pourra remettre en doute son rôle dans la conquête perse et la libération des exilés. « Je n’ai pas parlé en cachette, dans un lieu d’un pays ténébreux. Je n’ai pas dit à la descendance de Jacob : “cherchez-moi en vain”. Je suis YHWH qui dit [ce qui est] juste, qui annonce des vérités. » (Is 45,19) Finalement, au v. 19, Dieu affirme ne pas avoir parlé en secret, ce qui semble contredire Is 45,15 où YHWH est qualifié de « Dieu caché » par le locuteur. En fait, il n’y a pas de contradiction puisque selon l’auteur, ce qui est possible pour Cyrus, c’est-à-dire ne pas connaître YHWH, ne peut l’être pour les exilés, qui connaissent nécessairement leur Dieu. Bref, contrairement à Cyrus, qui pouvait prétendre ne pas connaître YHWH, les exilés n’avaient guère le choix de reconnaître leur Dieu, qui leur annonce ce qui est juste et vrai. 4.6 Conclusions sur Is 45,14-19 En somme, comme Marduk dans le Cylindre de Cyrus, YHWH donne des peuples au roi perse qui se prosternent et prient vers lui. Puisqu’il n’y a qu’un seul Dieu, il n’y en a donc qu’un seul qui puisse être derrière les succès de Cyrus, bien que ce dernier ne connaisse pas YHWH. Le roi perse parle de YHWH comme étant le « Dieu caché », mais aussi le « Sauveur », puisque c’est lui qui lui a donné la mission de libérer son peuple exilé. Devant ces faits, les fabricants d’idoles auront honte, contrairement aux exilés fidèles à YHWH, qui ne se feront plus humilier puisque YHWH les a sauvés. C’est précisément parce qu’il est créateur qu’il lui est possible de libérer son peuple par l’entremise des Perses.
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Cette péricope se termine par une description du pouvoir créateur de YHWH (v. 18-19), ce qui est original puisque ce thème est généralement placé au début d’un discours. Notre analyse démontre que les parallèles bibliques sont plutôt rares et se limitent à quelques Psaumes et deux passages du livre de Jérémie qui, selon toute vraisemblance, sont postexiliques. Les parallèles les plus évidents se trouvent une fois de plus à la fin de l’Enūma eliš, où des verbes non conjugués sont utilisés pour définir le rôle créateur de Marduk. L’auteur exilé fait de même, vraisemblablement pour s’attaquer au rôle de Marduk dans la conquête perse et, indirectement par le biais de Cyrus, dans la libération des populations exilées. Pour ce faire, YHWH doit s’en prendre à la caractéristique la plus fondamentale du dieu de Babylone : son pouvoir créateur. Il ne suffisait toutefois pas de décrire l’activité créatrice de YHWH, mais de le présenter, comme Marduk, avec des titres qui reflètent sa puissance créatrice.
Chapitre MA MAIN A FONDÉ LA TERRE, MA DROITE A ÉTENDU LES CIEUX… ANALYSE D’IS 48,1215
1. Is 48,1-11 : Introduction à Is 48,12-15 Pour la première fois depuis le chapitre 40, l’activité créatrice de YHWH est absente dans deux chapitres consécutifs (Is 46 et 47). Le thème de la création revient toutefois au chapitre 48, bien qu’il ne soit évoqué qu’au v. 13. Nous nous limiterons donc à la péricope dans laquelle il se trouve, soit Is 48,12-15. Mais avant de nous attarder à ces versets, il est nécessaire de résumer Is 48,1-11, puisque les thèmes qui y sont présentés aident à comprendre certains passages que nous avons vus ou verrons dans ce chapitre. Il est clair, dès le début du chapitre, que le destinataire est Jacob/Israël (48,1-2). Une fois de plus, au v. 3, il est question des « premières choses » : « Les premières (choses), depuis longtemps je les ai déclarées. De ma bouche, elles sortent et je les fais entendre. Soudain, j’ai fait et elles arrivèrent. » (Is 48,3) Ces « premières choses » (comme les « nouvelles ») ne sont jamais explicitement nommées, mais sont associées à ce que YHWH aurait prédit551. Le sens semble être le même partout, soit une référence à la conquête de Babylone et/ou à la libération des exilés. Au v. 5, l’auteur évoque un enjeu qui nous paraît très important : « Et je t’ai dit dès lors, avant qu’elles arrivent, je te l’ai fait entendre de peur que tu dises : “Mon idole les a faits, ma statue et mon image les a commandés.” » (Is 48,5) Les Babyloniens ne sont donc pas les seuls à faire confiance à d’autres dieux. Ce texte s’adresse directement aux exilés qui ont abandonné YHWH et qui attribuent les événements récents aux prédictions de leurs idoles. Pour s’assurer que les exilés ne puissent attribuer ces événements à d’autres dieux que lui, YHWH insiste pour démontrer qu’il les a fait connaître avant eux. YHWH s’en prend ensuite à ceux qui ont entendu et vu, mais qui n’ont pas proclamé (48,6). Pour s’assurer que les « idoles » n’interviennent pas, YHWH fait entendre de nouvelles choses à son peuple exilé : « À partir 551. C’est le cas en Is 41,22 ; 42,9 ; 43,9.18 ; 48,3 et Is 65,17.
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de maintenant, je te fais entendre des nouveautés, gardées. Tu ne les connaissais pas. Maintenant, elles sont créées et non depuis longtemps. Avant ce jour, tu ne les avais pas entendues, de peur que tu dises : “Voici, je les connaissais !” » (48,6-7) On constate qu’il est question ici de « nouveautés » et non de « premières choses » comme en 48,3. Ces deux termes se complètent, en ce sens qu’ils démontrent que YHWH est responsable de ce qui a été et de ce qui sera. Il paraît évident que la version perso-babylonienne de la conquête de Babylone et de la libération des peuples exilés posait problème au Deutéro-Isaïe. En effet, puisque le Cylindre de Cyrus a été rédigé pour être diffusé partout dans le nouvel empire, il est probable que l’auteur de ces versets voulait démontrer que Marduk avait annoncé ces choses, non pas à l’avance, mais après coup, afin de justifier la défaite babylonienne. L’auteur exilé insiste sur la prévision de ces événements : YHWH a non seulement agit, mais contrairement à Marduk, l’aurait prédit et annoncé à l’avance, précisément pour que les exilés n’en attribuent pas la responsabilité à Marduk ou à un autre dieu que YHWH. Marduk en revendique la mise en œuvre, mais pas la prédiction. Par contre, puisque la divination était d’une importance capitale en Babylonie, il semble très probable que certains devins ont pu se vanter d’avoir anticipé la victoire perse ou à tout le moins d’avoir observé des signes leur permettant de prédire la destinée de Babylone. Bien que nous n’ayons pas de preuves directes de prédictions faites par des devins babyloniens concernant la chute de Babylone, le Deutéro-Isaïe fournit, à notre avis, des preuves indirectes de ces prédictions. Si personne n’avait revendiqué la prédiction des événements qui avaient bouleversé l’empire babylonien, le Deutéro-Isaïe n’aurait évidemment pas eu à insister autant sur cette dimension. Le Dieu d’Israël n’est pas tendre envers les exilés idolâtres à qui il reproche de ne pas avoir écouté ni compris (48,8). Les exilés que l’auteur a l’intention de convaincre sont vraisemblablement ceux qui ne reconnaissaient pas le rôle de YHWH dans la prédiction et le contrôle des événements qui ont mené à la chute de l’empire babylonien et à la libération des exilés. Malgré tout, YHWH n’a pas l’intention de les punir (48,9-10). Au v. 11, comme en Is 42,8, YHWH répète qu’il ne donnera pas sa gloire à un autre552 puisque c’est à lui, et à lui seul, que revient le contrôle de ces événements (48,11). YHWH se présente ensuite à Israël et Jacob en tant que créateur du monde (Is 48,12-15). Nous étudierons seulement ces quatre versets en détail puisque, comme nous l’avons 552. En utilisant la même expression qu’en Is 42,8 : « Je ne donnerai pas ma gloire à un autre ».
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mentionné dans l’introduction de ce chapitre, nous analysons le contexte immédiat des péricopes seulement si le contenu apporte des informations pertinentes à notre analyse du pouvoir créateur de YHWH, ce qui n’est pas le cas aux v. 16-22. 2. Traduction d’Is 48,12-15 (12) « Écoute vers moi, Jacob ! Israël, mon appelé ! Je suis celui-là, je suis [le] premier, je suis aussi [le] dernier. (13) En effet, ma main a fondé [la] terre et ma droite a étalé [les] cieux ! Moi [je suis] celui qui appelle (litt. : « Appeleur ») vers eux ; ils tiennent debout ensemble. » (14) — Assemblez-vous553, vous tous et écoutez ! Qui d’entre eux a déclaré ces choses (litt. : « celles-ci ») ? Celui que YHWH a aimé fera son plaisir contre Babylone et sa descendance, les Chaldéens : (15) « Moi, moi j’ai parlé. En effet, je l’ai appelé, je l’ai fait venir. » Et il a rendu son chemin prospère. 2.1 Analyse et commentaires d’Is 48,12-15 Pour convaincre les exilés qu’il est à l’œuvre, l’auteur fait une fois de plus intervenir Dieu lui-même. Ce passage fait partie des quatre textes du Deutéro-Isaïe identifiés par Dion comme étant particulièrement caractéristiques du genre littéraire de l’« hymne à soi-même » (44,24b25 ; 45,6b-7 ; 48,12b-13 ; 50,2b-3)554. L’auteur de cet hymne insiste sur le « je » ou le « moi » divin pour mettre l’accent sur l’unicité de YHWH (48,12), mais aussi sur son pouvoir créateur (48,13). Ainsi, Dieu ne se limite pas à décrire ce qu’il a fait ; c’est lui et lui seul qui a agi. Cette dimension est exprimée par l’expression « je suis [le] premier, je suis aussi [le] dernier » qu’on retrouve uniquement dans le DeutéroIsaïe555. À noter également que seul Is 48,12 associe cette idée aux revendications créatrices de YHWH et que Marduk n’est jamais qualifié de « premier et dernier » dans les sources babyloniennes. Il s’agit donc d’une idée originale du prophète. Cette expression, comme l’a suggéré Laato, souligne que YHWH est celui qui a été à l’œuvre depuis la création du monde, qu’il est toujours actif dans l’histoire et qu’il va continuer
553. Ici, le prophète reprend la parole, entre deux prises de paroles divines. 554. Dion, « Le genre littéraire sumérien de l’ “hymne à soi-même” », p. 217. 555. Voir aussi : Is 41,4 ; 44,6 ; 46,9.
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à déterminer le cours des événements futurs556. Cette position de Laato n’est pas sans rappeler celle de Baltzer. À l’instar de Smart, qui met toujours en relation « création » et « nouvelle création557 », Baltzer soutient que le Deutéro-Isaïe ne limite pas le pouvoir créateur à la création qui correspond aux origines du monde558. Le même auteur souligne, avec raison, que dans le Deutéro-Isaïe, la création « becomes part of history even more consistently that it does in the Pentateuch559 ». Ajoutons pour notre part que la création est utilisée comme argument rhétorique, ce qui est rarement le cas à l’extérieur d’Is 40–48560. De plus, YHWH proclame lui-même son pouvoir créateur, ce qui est aussi typique du Deutéro-Isaïe. Comme dans la plupart des péricopes précédentes, le prophète doit une fois de plus convaincre les exilés que leur Dieu est bel et bien créateur afin de leur prouver, et c’est là le point principal, que YHWH est l’auteur des récents événements. Il répète, inlassablement, le même message : puisqu’il a été créateur dans le passé, YHWH peut donc agir dans le présent et dans l’avenir. « En effet, ma main a fondé [la] terre et ma droite a étalé [les] cieux ! Moi [je suis] celui qui appelle vers eux ; ils tiennent debout ensemble. » (Is 48,13) Au v. 13, les verbes que l’auteur utilise pour décrire la création sont tous conjugués. Règle générale, lorsque le prophète présente Dieu en tant que créateur ou que Dieu lui-même se présente ainsi, des formes participiales sont utilisées. Toutefois, lorsque l’activité créatrice ellemême est évoquée, l’auteur emploie des verbes conjugués. C’est le cas ici, comme en Is 45,12, alors que YHWH décrit lui-même son activité créatrice passée. Il débute en proclamant que c’est sa main qui a fondé la terre. Le verbe « fonder » ( )יָ ַסדsuivi de « terre » revient à quelques reprises et fait toujours référence à l’activité créatrice de YHWH : Is 51,13 (« Fondateur de la terre ») ; Is 51,16 (« la fondation de la terre ») ; Ps 24,2 (« il l’a [la terre] fondée sur les mers ») ; Ps 78,69 (« […] comme des hauteurs, comme la terre, il l’a fondée pour toujours ») ; Ps 102,25 (« Jadis, la terre, tu l’as fondée ») ; Ps 104,5 (« Il a fondé la terre sur ses bases »). On retrouve également cette combinaison dans certains textes assurément post-exiliques : Pr 3,19 (« YHWH a fondé la terre ») ; Za 12,1
556. Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 194. 557. Smart, History and Theology in Second Isaiah, p. 147-148. 558. Baltzer, Deutero-Isaiah, p. 40-41. 559. Ibid., p. 41. 560. On en retrouve un rare exemple d’utilisation rhétorique du motif de la création en Jr 27,5. Jérémie se sert du pouvoir créateur de YHWH pour convaincre les rois d’Édom, de Moab, d’Ammon, de Tyr et de Sidon que le Dieu d’Israël a donné la terre à Nabuchodonosor, son serviteur.
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(« Étendeur des cieux, fondateur de la terre et formateur du souffle de l’humain à l’intérieur de lui ») ; Jb 38,4 (« où étais-tu lorsque j’ai fondé la terre »). Étant donné qu’il s’agit d’un verbe que l’on rencontre à quelques reprises dans les Psaumes, mais que l’on retrouve à un seul endroit dans le Deutéro-Isaïe, il est possible que l’auteur s’en soit inspiré. Il faut toutefois noter que de tous ces passages, seul Is 48,13 associe explicitement la main de YHWH à cette action (« ma main a fondé [la] terre »). De plus, l’auteur fait sans doute référence aux « fondations de la terre » qui ont été évoquées en Is 40,21. Nous avons vu précédemment que l’acte de fonder la terre pourrait faire référence aux fondations nécessaires à son édification : il s’agit donc d’une étape nécessaire avant sa « création ». De plus, celui qui pose les fondations, généralement un roi, est en quelque sorte le fondateur. L’autre main de YHWH est quant à elle associée à l’étalement des cieux : « ma droite a étalé [les] cieux ». À noter que le verbe « étaler » ()ט ַפח ָ n’est jamais utilisé avec « cieux » comme complément. Habituellement, c’est le verbe « étendre » ( )נָ ָטהqui est employé561. Le sens est cependant similaire. Il est possible, comme l’a suggéré North, qu’il soit d’abord question de « ma main », puis de « ma main droite », pour signaler que les deux mains de YHWH sont employées ; la première pour fonder la terre et l’autre pour étaler les cieux562. Les mains de YHWH, nous l’avons vu, sont aussi à l’œuvre en Is 45,12, cette fois pour étendre les cieux. Il s’agit du seul autre endroit où les mains de YHWH sont explicitement associées à la création563, à l’exception du Psaume 102, où les cieux sont qualifiés d’« œuvre de tes mains » (Ps 102,25). Ce Psaume est cependant quasi unanimement considéré comme étant post-exilique. Il est donc possible que l’influence soit babylonienne, puisque les mains de Marduk sont explicitement associées à son activité créatrice à quelques reprises. C’est le cas notamment dans l’Enūma eliš, même si, contrairement au Deutéro-Isaïe où YHWH lui-même prend la parole, Marduk n’est pas le locuteur et que le verbe « créer » est utilisé dans le texte babylonien : « Sur tout ce que tes mains ont créé, qui, plus que toi, aurait [autorité] ? Sur la terre que tes mains ont créée, qui, plus que
561. Is 40,22 ; 42,5 ; 44,24 ; 45,12 ; 51,13.16 et Jb 38,4-5. 562. North, The Second Isaiah, p. 181. 563. Même s’il n’est pas explicitement fait mention des mains de Dieu dans la Genèse, il est cependant évident que Dieu utilise ses mains lorsqu’il façonne l’homme avec la poussière du sol (Gn 2,7) et ensuite lorsqu’il prend une des côtes de l’homme pour créer la première femme (Gn 2,21-23).
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toi, aurait [autorité]564 ? » Un des 50 noms de Marduk (Tutu-Agaku) précise que c’est avec ses mains que Marduk a créé les « Têtes-Noires », c’est-à-dire les humains565. Mentionnons également que Nabuchodonosor II, dans une prière adressée à Marduk, se qualifie de « la créature de tes mains566 ». La création des cieux n’est cependant pas explicitement associée aux mains de Marduk. Cette dimension est néanmoins implicite puisque Marduk utilise non pas sa parole, mais vraisemblablement ses mains pour étendre le cadavre de Tiamat et ainsi créer la terre et les cieux. La deuxième portion du v. 13 est difficile à interpréter. Qui est appelé par YHWH de sorte qu’ils « tiennent debout ensemble » ? Selon Bonnard et Blenkinsopp, le v. 13 fait allusion à la création des astres567. Il est vrai que ce passage rappelle Is 40,26 et 45,12 où l’« armée des cieux » obéit aux ordres de YHWH. Par contre, cette proposition doit vraisemblablement être rejetée puisqu’il n’est pas question, explicitement du moins, de l’armée des cieux ici. La proposition de North nous paraît préférable, même si elle n’est pas tout à fait satisfaisante. Selon cet auteur, il est question des cieux et de la terre qui tiennent ensemble pour former un tout568, ce qui rappelle ce que l’on retrouve dans l’Enūma eliš : « Il façonna le ciel et la terre […] leurs liens sont fixés569 ». Le problème avec cette interprétation est la suivante : le sens du verbe ָע ַמדest plutôt « se ternir debout » et non « former un tout ». Selon notre interprétation, cette expression est utilisée pour démontrer aux auditeurs et lecteurs du prophète que les cieux et la terre obéissent aux ordres de YHWH. Lorsque Dieu les appelle, ils se présentent, se lèvent. Dieu démontre qu’il contrôle tout, juste avant de revendiquer, une fois de plus, l’appel de Cyrus et la conquête de Babylone. « Assemblez-vous, vous tous et écoutez ! Qui d’entre eux a déclaré ces choses ? Celui que YHWH a aimé fera son plaisir contre Babylone et sa descendance, les Chaldéens » (Is 48,14) Ici, YHWH somme son peuple de se rassembler et d’écouter ce qu’il a à leur dire. Qui, parmi les dieux babyloniens, a annoncé la venue de Cyrus ? Comme c’est habituellement le cas lorsque le pouvoir créateur de YHWH est évoqué, il est aussi question, directement ou indirectement, de Cyrus – ce que peu d’auteurs ont 564. Tablette V, lignes 133-136, Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 98. 565. Tablette VII, ligne 32. Ibid., p. 104. 566. Seux, Hymnes et prières, p. 509. 567. Bonnard, Le Second Isaïe, p. 206 ; Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 293. 568. Voir North, The Second Isaiah, p. 102 et 180. 569. Tablette V, ligne 66. Talon, The Standard Babylonian Creation Myth. Enūma eliš, p. 96.
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souligné570. Selon Laato, les arguments d’Is 48,12-16 sont présentés pour démontrer que YHWH est le seul Dieu, qu’il a créé le monde et qu’il peut ainsi créer un avenir nouveau pour son peuple en favorisant l’ascension de Cyrus571. Cette analyse est intéressante, bien qu’elle nous paraisse incomplète. En effet, Laato ne tient pas compte du fait que Cyrus a officiellement accepté la version du Cylindre. Il s’agit de l’élément déclencheur : c’est à son contenu que le prophète s’en prend, en le reproduisant, pour remplacer Marduk par YHWH. Dans le Cylindre, le discours revendique pour Marduk l’appel de Cyrus, l’aide qu’il a apportée au roi perse dans sa conquête de Babylone, etc., mais pas la prédiction ou l’annonce de sa venue. La différence est subtile, mais importante : Marduk a été associé à Cyrus uniquement après la conquête perse. YHWH, lui, l’avait annoncé à l’avance. Bref, pour contrer la position dominante concernant la victoire perse, l’auteur s’efforce de démontrer que YHWH avait vu venir le coup bien avant et l’avait annoncé à son peuple. Toujours selon ce verset 14, la victoire perse est possible grâce à l’« amour » de YHWH pour Cyrus. En effet, YHWH affirme d’abord avoir prédit sa venue, puis l’auteur précise que YHWH a aimé Cyrus, qui accomplira sa volonté en s’en prenant à Babylone. Cet « amour » d’un dieu envers un roi n’a rien d’exceptionnel en Mésopotamie. Il s’agit d’un thème fréquent dans les inscriptions akkadiennes572, mais rare dans la Bible. Il est quelques fois question de l’« amour » de YHWH pour son peuple573, mais plus rarement de l’« amour » de YHWH envers un individu574. C’est le cas uniquement de Salomon (2 S 12,24), de Jérémie (Jr 31,3) et de Cyrus en Is 48,14, où ce dernier accomplit la volonté de YHWH « contre Babylone et les Chaldéens, sa descendance ». Cet « amour » de YHWH envers Cyrus rappelle la relation privilégiée entre le roi perse et Marduk dans le Cylindre. En revendiquant une relation semblable, YHWH peut se permettre de proclamer que c’est bel et bien lui qui a appelé, fait venir Cyrus et lui a permis d’être victorieux : « Moi, moi j’ai parlé. En effet, je l’ai appelé, je l’ai fait venir. Et il a rendu son chemin prospère. » (Is 48,15). Les expressions qui concernent Cyrus au v. 15 sont rarement utilisées ailleurs dans la Bible575, mais sont similaires 570. Voir cependant Bonnard, Le Second Isaie, p. 206-207 ; Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 293-294. 571. Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 193-194. 572. Laato, The Servant of YHWH and Cyrus, p. 51-53. 573. Nous avons vu qu’Israël/Jacob, qualifié de « semence d’Abraham » est appelé « mon aimé » en Is 41,8. 574. Dt 7,13 ; 23,5 ; 1 R 10,9 ; Is 43,4 ; Os 11,1 ; 14,4. 575. L’expression « je l’ai appelé » n’a que deux autres occurrences (Is 51,2 et Ct 5,6), alors que « je le fais venir » n’a que 4 autres occurrences (Gn 43,9 ; Nb 14,24 ; 1 S 1,22 ; Ct 3,4). Notons que le sens est toujours différent de celui d’Is 48,13.
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aux autres passages du Deutéro-Isaïe où il est question de l’appel de Cyrus576. Comme Marduk dans le Cylindre de Cyrus, le Dieu des exilés appelle et fait venir le roi perse. De plus, les deux dieux affirment l’avoir aidé sur sa route vers Babylone. Le prophète met littéralement en scène une confrontation entre les deux divinités. 2.2 Conclusions sur Is 48,12-15 À l’exception de l’expression « je suis [le] premier, je suis aussi [le] dernier », qui n’est jamais utilisée ailleurs lorsqu’il est question du pouvoir créateur de YHWH, l’auteur de ces versets reprend des thèmes et des concepts que nous avons déjà rencontrés. De plus, la rhétorique est similaire. En effet, YHWH s’adresse lui-même aux exilés, qu’il somme d’écouter ce qu’il a à leur dire. En tant que Dieu unique et seul créateur, le Dieu d’Israël peut prétendre avoir appelé, fait venir et aidé Cyrus. Puisqu’il a été créateur dans le passé, il peut agir sur le présent et l’avenir. Mais, comme c’est généralement le cas, les auditeurs ne semblent pas en être convaincus. Pour cette raison, l’auteur doit faire intervenir YHWH lui-même. Une fois de plus, Dieu pose une question concernant l’annonce de la victoire perse. La réponse n’est pas évidente pour les auditeurs du Deutéro-isaïe puisque YHWH doit insister, deux fois plutôt qu’une, sur le fait que c’est bel et bien lui qui a parlé (« moi, moi j’ai parlé »), c’està-dire qu’il a déclaré ce qui devait arriver et appelé Cyrus pour qu’il vienne s’attaquer à Babylone. On constate toutefois qu’il n’est pas explicitement question de la libération des exilés, bien que cela soit implicite puisque Cyrus accomplit la volonté de YHWH contre les Babyloniens. * * * Avant de passer au dernier chapitre de ce livre, il est nécessaire de résumer ce que nous avons vu dans les quatre chapitres précédents. Notre analyse du thème de la création dans les chapitres 40–48 du livre d’Isaïe nous a permis d’établir que d’un point de vue biblique, l’utilisation et l’articulation de ce thème sont généralement originales. En effet, la plupart des expressions employées pour exprimer le pouvoir créateur de YHWH aux chapitres 40, 42, 44, 45 et 48 sont des hapax. Il y a certes quelques parallèles ailleurs dans la Bible, mais ils sont rarement identiques. À titre d’exemple, en ce qui concerne la création des cieux, seule l’action de les étendre, que l’on rencontre en Is 40,22 ; 42,5 et 44,24 n’est 576. Voir Is 41,2.25 ; 42,6 ; 45,4, etc.
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pas propre au Deutéro-Isaïe même si la plupart des autres exemples (Jr 10,12 = 51,15 ; Ps 104,2, Za 12,1 et Jb 9,8) sont vraisemblablement post-exiliques. Pour ce qui est de la création de la terre, les parallèles bibliques sont plus nombreux même s’ils ne sont généralement pas identiques ou encore sont post-exiliques. En effet, la description de YHWH en tant qu’« étaleur de la terre » (Is 42,5 ; 44,24 et 45,18) n’a qu’un seul parallèle (Ps 136,6) bien que le sens soit différent et que ce Psaume soit vraisemblablement post-exilique. La « terre » comme complément du verbe « faire » se trouve uniquement dans un passage du livre de Jérémie (Jr 10,12 = 51,15) et dans un autre assurément post-exilique (Pr 8,26), alors que l’idée voulant que la terre ait été faite ferme (Is 45,18), bien qu’elle soit un hapax sous cette forme précise, est utilisée de façon semblable en Ps 24,2 et 119,90, le sens n’étant cependant pas le même. L’action de fonder la terre que l’on rencontre au chapitre 48 (Is 48,13) représente le seul exemple où les mains de YHWH sont explicitement associées à cette action. Cette thématique est employée ailleurs, mais n’a jamais la même formulation. De plus, dans ces quelques passages (Is 51,13.16 ; Ps 24,2 ; 78,69 ; 102,25 ; 104,5), ce n’est pas YHWH qui prend la parole pour en revendiquer l’action. La création de l’humanité est, quant à elle, rarement abordée dans le Deutéro-Isaïe (Is 42,5 et 45,12) comparativement à celle des cieux et de la terre577. Le fait que Marduk n’en soit pas le seul créateur dans l’Enūma eliš pourrait expliquer que la création de l’humanité joue un rôle de moindre importance dans le Deutéro-Isaïe. En effet, le dieu de Babylone en a seulement l’idée, qui sera accomplie par son père Éa578. Il n’était donc pas nécessaire de contester le rôle de Marduk en tant que créateur des humains puisque ce dernier rôle ne lui était qu’indirectement attribué en Babylonie, contrairement à celui de créateur des cieux et de la terre, résultat de son combat contre Tiamat. Mentionnons également que l’idée voulant que YHWH ait tout fait (Is 44,24 et 45,7) est semblable à celle qu’on retrouve en Jr 10,16 (« Formateur de tout »), bien que dans ce passage, que plusieurs exégètes considèrent comme post-exiliques, il n’y a pas d’insistance sur le « je » ou le « moi » divin. En effet, comme dans la grande majorité des exemples à l’extérieur d’Is 40–48, ce n’est pas YHWH qui parle pour prouver à son peuple que c’est bien lui le créateur du monde en général. Le discours 577. Ce phénomène est observable dans le reste de la Bible, les seuls autres exemples se trouvant en Gn 1,26-27 ; 5,1 ; 6,6 -7 ; 9,6 ; Dt 4,32 et Jr 27,5. 578. Voir Enūma eliš, tablette VI, lignes 33-40.
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l’activité créatrice de yhwh dans le deutéro-isaïe
à la première personne est donc une des principales originalités du Deutéro-Isaïe. On constate que les exemples tirés principalement de la Genèse, des Psaumes et du livre de Jérémie offrent certains parallèles, rarement exacts, et dont le contenu est possiblement post-exilique dans bien des cas. On ne peut donc pas vraiment parler de sources cosmogoniques dans le cas du Deutéro-Isaïe, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de passages dans les chapitres 40–48 que l’on retrouve textuellement ailleurs dans la Bible. Cependant, il est possible que certains Psaumes et quelques rares passages du livre de Jérémie aient servi de modèle aux auteurs d’Is 40–48. Néanmoins, bien que les mêmes textes reviennent à quelques occasions (Ps 104 ; 136 ; Jr 10 et 51 particulièrement), on peut difficilement parler de traditions, puisque le ton et les objectifs du Deutéro-Isaïe sont inédits. Notre analyse du thème de la création dans le Deutéro-Isaïe nous permet donc de tirer deux conclusions principales. Premièrement, on constate que le prophète est souvent très original d’un point de vue biblique. En effet, les passages où YHWH est présenté ou se présente comme créateur utilisent rarement des traditions que l’on pourrait qualifier de nationales. Il y a en effet plusieurs hapax dans le vocabulaire cosmogonique et peu de parallèles bibliques. En contrepartie, nous avons vu qu’il y a plusieurs parallèles, parfois similaires, dans la littérature babylonienne : dans l’Enūma eliš, dans certaines inscriptions royales des rois Nabuchodonosor II et Nabonide, mais également dans le Cylindre de Cyrus. Les similitudes avec ce dernier s’expliquent aisément : le DeutéroIsaïe se devait de s’en prendre à la version perso-babylonienne de la conquête en raison des idées y étaient véhiculées, idées auxquelles les exilés étaient évidemment confrontés. Ainsi, il s’attaque à la version impériale officielle en reprenant les principaux thèmes pour les appliquer au Dieu de son peuple. Une deuxième conclusion peut être tirée : le Deutéro-Isaïe se sert du pouvoir créateur de YHWH pour prouver qu’il est capable de libérer son peuple exilé. Il semble donc y avoir un lien rhétorique entre création du monde et appel de Cyrus/libération des exilés, formulé avec des termes et des expressions qui ont plus de parallèles dans les sources babyloniennes que dans la Bible. Comment peut-on interpréter la présence de ces deux thèmes, création/libération, et le fait que les parallèles concernant la formulation du pouvoir créateur de YHWH soient plus évidents dans les textes babyloniens que dans les textes bibliques ? C’est ce que nous verrons dans la prochaine section qui servira de conclusion à ce livre.
Chapitre CONCLUSION GÉNÉRALE
1. L’utilisation rhétorique du thème de la création Le Deutéro-Isaïe n’est évidemment pas le premier ni le seul prophète à utiliser le thème de la création. Par contre, il est le premier et le seul à s’en servir aussi abondamment. De plus, à l’exception d’un unique passage provenant du livre de Jérémie (Jr 27,5) – bien que le prophète ne s’adresse pas au peuple d’Israël – le pouvoir créateur de YHWH n’est jamais employé comme un argument destiné à convaincre un auditoire que Dieu peut agir concrètement dans le présent. Le ton du Deutéro-Isaïe est aussi particulier et original. Tout d’abord, YHWH revendique lui-même son pouvoir créateur à quelques occasions579, ce qu’on ne retrouve nulle part ailleurs dans la Bible, à l’exception de Jr 27,5 et Gn 6,7580. Mais YHWH ne se contente pas de chanter ses propres louanges. Il le fait toujours pour prouver autre chose. L’originalité du Deutéro-Isaïe est donc évidente : pour convaincre son auditoire que YHWH est créateur du monde et libérateur de son peuple, l’auteur place dans la bouche de YHWH des paroles où Dieu lui-même insiste sur le point que le prophète veut défendre. C’est la principale différence entre le Deutéro-Isaïe et les Psaumes, dans lesquels le pouvoir créateur de YHWH n’est jamais prononcé par Dieu lui-même, mais par l’auteur du texte qui, généralement, chante les louanges du créateur. Autre particularité : le Deutéro-Isaïe utilise souvent des formes participiales pour présenter YHWH en tant que créateur. Celles-ci jouent un rôle clé dans les chapitres 40–48 du livre d’Isaïe. Certains exégètes estiment que lorsqu’il est question de création, le Deutéro-Isaïe emprunte bon nombre d’éléments à une vieille tradition hymnique, comme l’élaboration d’épithètes divines par le biais de chaînes de phrases participiales581. Notre analyse démontre toutefois qu’aucune formule cosmogonique deutéro-isaïenne ne se retrouve intégralement dans les Psaumes. 579. Voir Is 44,24 ; 45,7.12 et 48,13 580. Le ton et le propos de Gn 6,7 sont complètement différents des textes d’Is 40–48 puisqu’il est question de YHWH qui planifie de détruire ce qu’il a créé, l’humanité en particulier. 581. C’est l’avis entre autres de Rendtorff, Westermann, Bonnard, Ludwig et Albertz.
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Et les quelques rares textes parallèles (surtout Ps 104 et Ps 136) sont vraisemblablement post-exiliques. De plus, la raison d’être de la rhétorique cosmogonique dans le Deutéro-Isaïe est totalement différente. Il ne s’agit pas seulement dans ce cas de louanger YHWH en tant que créateur comme dans les Psaumes. Il s’agit surtout d’un argument destiné à convaincre un auditoire particulier, un auditoire qui a des opinions et des aspirations différentes de celles du prophète. Or, l’acharnement avec lequel le Deutéro-Isaïe tente de persuader les exilés pourrait démontrer qu’il ne s’agit pas d’une tradition bien établie à laquelle l’auteur fait allusion. Il y a en effet peu de références directes aux traditions israélites dans les passages où YHWH est présenté ou se présente comme créateur du monde. Il est cependant possible, à notre avis, que le Deutéro-Isaïe ne fasse pas souvent référence à des traditions bibliques lorsqu’il est question du pouvoir créateur de YHWH non pas parce qu’il ne les connaissait pas, mais plutôt parce que les auditeurs qu’il tentait de convaincre, c’est-à-dire ceux qui n’avaient pas ou peu confiance en YHWH, étaient davantage familiers avec les traditions babyloniennes. Le prophète n’a pas besoin de convaincre ceux qui pensaient déjà comme lui et qui connaissaient bien les traditions israélites ; ce sont les autres qu’il fallait persuader. Ceci pourrait aussi expliquer pourquoi plusieurs formules utilisées pour qualifier YHWH de créateur sont inédites d’un point de vue biblique, mais que certaines d’entre elles se retrouvent dans les sources babyloniennes. Le Deutéro-Isaïe avait un double défi à accomplir : convaincre les exilés que YHWH était le seul Dieu à l’œuvre, mais aussi et surtout, prouver que Marduk ne l’était pas, malgré l’avis contraire qui circulait en Babylonie depuis la conquête perse et que certains exilés ne semblaient pas remettre en question. Pour ce faire, le prophète ne s’appuie pas sur les traditions passées de son peuple, mais adopte et adapte plutôt des thèmes, des concepts, des images et parfois même le vocabulaire – quelques fois dans les plus infimes détails – de certaines traditions babyloniennes et d’autres textes plus récents comme les inscriptions royales ou le Cylindre de Cyrus. Le prophète formule donc un discours subversif, un contrediscours qui s’en prend aux discours dominants (passés et présents) en reproduisant certaines facettes de l’idéologie impériale à laquelle les exilés avaient été et étaient toujours confrontés. Le fait que le Deutéro-Isaïe reproduise certains thèmes, concepts, etc., empruntés au pouvoir dominant n’est absolument pas le fruit du hasard : il le fait consciemment. Précisément parce que les auditeurs qu’il veut convaincre les connaissaient bien. L’auteur n’assimile pas les discours de l’empire ; il les utilise et ces derniers deviennent de puissants arguments rhétoriques. Bref, le Deutéro-Isaïe rejette en bloc les croyances babyloniennes et la
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propagande perse, mais il semble conscient que les valeurs, croyances et traditions israélites n’auront pas autant d’influence auprès des exilés ayant accepté – ou à tout le moins qui ne remettaient pas en cause – le contenu des discours dominants. S’il s’était adressé à des Yahvistes convaincus comme lui, le Deutéro-Isaïe aurait évidemment utilisé un autre genre message et n’aurait sans doute pas reproduit des éléments provenant du discours impérial. Le Deutéro-Isaïe reprend donc des thèmes qui circulaient à Babylone, mais les adapte à la situation des exilés. Il les copie, mais s’en sert pour prouver autre chose. L’influence babylonienne est néanmoins indéniable. 2. Les influences babyloniennes La rhétorique cosmogonique deutéro-isaïenne comporte, en effet, plusieurs similitudes avec certaines sources babyloniennes importantes. Par exemple, la manière de présenter YHWH avec des participes est semblable à la formulation qu’on retrouve aussi dans certaines inscriptions des rois Nabuchodonosor et Nabonide et surtout à la fin de l’Enūma eliš. De plus, comme les auteurs babyloniens, qui ont fait de Marduk le créateur de l’univers pour justifier son rôle de sauveur et de roi des dieux, le Deutéro-Isaïe utilise le thème de la création pour démontrer la suprématie absolue de YHWH – ce qui était jusqu’alors inédit, chez les Israélites à tout le moins. Or, nous avons vu que le pouvoir créateur de Marduk est présent dans certaines inscriptions royales, parfois pour justifier les conquêtes et la domination impériale babylonienne. La création sert d’argument, comme c’est aussi le cas dans l’Enūma eliš. De plus, comme les auteurs de l’Enūma eliš, le Deutéro-Isaïe ne se limite pas à faire la promotion du pouvoir créateur de son Dieu : il le fait au détriment d’un autre dieu, Marduk, dans le but de le remplacer. Dans le cas des auteurs babyloniens, c’est à Enlil que Marduk succède en tant que créateur du monde et donc de dieu suprême. Or, c’est précisément parce qu’il a la capacité de créer que Marduk devient le chef des dieux. Bref, comme les Babyloniens se sont servis du pouvoir créateur de Marduk pour en faire le dieu suprême, le Deutéro-Isaïe utilise le même thème avec un objectif analogue. Selon Blenkinsopp, le message central d’Is 40–55 peut être interprété comme étant une sorte de « mirror-image » (c’est-à-dire une version similaire, mais inversée) de l’idéologie manifestée dans l’Enūma eliš582 . 582. Blenkinsopp, Isaiah 40-55, p. 107. Voir aussi Blenkinsopp, « The Cosmological and Protological Language of Deutero-Isaiah », dans CBQ 73 (2011) 493-510.
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Nous pourrions ajouter le Cylindre de Cyrus, ce que Blenkinsopp ne fait pas puisqu’il est d’avis que le Deutéro-Isaïe et les auteurs du Cylindre s’inspirent d’une source commune, c’est-à-dire de la propagande que des agents perses auraient fait circuler peu avant la conquête. L’idée de « mirror-image » proposée par Blenkinsopp est intéressante, mais elle n’est pas tout à fait appropriée. Même s’il est vrai que dans l’Enūma eliš Marduk entreprend la création des cieux, de la terre et de l’humanité uniquement après avoir sauvé les dieux, il y a un détail important sur lequel Blenkinsopp n’insiste pas : c’est parce qu’il a le pouvoir de créer que les dieux ont confiance en Marduk et ont espoir qu’il pourra les sauver583. Ainsi, dans les deux cas, c’est parce qu’ils ont le pouvoir de créer que Marduk puis YHWH peuvent jouer le rôle de sauveur. Ces nombreux parallèles sont évidemment une conséquence de la situation exilique. N’oublions pas qu’à Babylone, comme le précise Vanderhooft, et avec qui nous sommes d’accord sur ce point, YHWH was out of his element, and Marduk was at home. The golâ constantly had in their view the impressive monuments built to honor the Babylonian gods and they either inferred or knew directly the skills and successes of the Babylonian religious experts. The Second Isaiah was obliged to elaborate his argument for Yahweh’s omnipotence on behalf of conquered community and in relation to the intellectual parameters laid down by the Babylonian rulers584 .
Vanderhooft souligne que les pratiques et les concepts babyloniens créaient le cadre à l’intérieur duquel le prophète se devait d’articuler son discours585. Toujours selon Vanderhooft, pour le Deutéro-Isaïe certaines idées et pratiques spécifiquement babyloniennes ont servi de catalyseurs586. Les arguments proposés par Vanderhooft sont fort intéressants, mais son étude sur le Deutéro-Isaïe se limite aux satires contre les idoles. Néanmoins, selon les résultats de notre étude, ces propositions de l’auteur peuvent être appliquées au thème de la création : ce sont les idéologies et les pratiques babyloniennes qui ont servi de cadre et de catalyseur, en ce sens qu’elles déclenchent une réaction, mais fournissent également les éléments nécessaires à la contestation. Le contact forcé entre les exilés judéens et leurs maîtres babyloniens a en effet permis, voire obligé, l’utilisation de certains types de discours qui n’auraient pas été possibles, ni même nécessaires, en dehors de cette 583. Voir Tablette IV, lignes 19-28. 584. Vanderhooft, The Neo-Babylonian Empire and Babylon in the Latter Prophets, p. 187-188. 585. Ibid,, p. 171. 586. Ibid., p. 188.
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situation particulière. Les exilés ont été exposés aux traditions cosmogoniques mésopotamiennes par le biais du culte babylonien où le thème de la création jouait un rôle important, voire central587, de même qu’aux concepts, discours, etc., véhiculés par l’empire. En devenant un empire à la fin du VIIe siècle, les Babyloniens ont dû adapter leur discours à cette nouvelle situation. À l’époque de Nabuchodonosor II, l’empire s’était doté d’une nouvelle rhétorique. Dans les inscriptions royales néo-babyloniennes, Babylone est décrite en tant que centre de tout, conformément à la vision développée dans l’Enūma eliš où elle est la première ville créée par Marduk après qu’il eut créé les cieux et la terre588. Le pouvoir créateur de Marduk est fréquemment évoqué dans les inscriptions royales, généralement pour faire état de la création du roi qui a pour mission de diriger le monde, création de son dieu. Cette création du roi a donc un objectif de propagande impériale, c’est-à-dire justifier la domination babylonienne : le roi de Babylone est à la tête du monde parce que son dieu le lui a confié. Dans le Deutéro-Isaïe, ce modèle est transformé, voire inversé : ce n’est pas un roi qui se sert d’un dieu, mais un dieu qui se sert d’un roi. Ce n’est pas le roi qui se sert du pouvoir créateur de son dieu pour justifier sa position dominante, ou la légitimité de son règne comme c’est le cas avec Nabonide, mais c’est le dieu qui se sert de son pouvoir créateur pour justifier sa position dominante en revendiquant le choix du roi. L’idéologie impériale fut profondément transformée par le roi Nabonide, ce qui paraît évident après son séjour prolongé en Arabie : Sîn remplace Marduk en tant que dieu de l’empire. En agissant de la sorte, l’image que le roi envoie aux peuples exilés ou sous domination babylonienne est celle d’un empire divisé, où Marduk n’est plus intouchable. Le fait que la position suprême de Marduk fut remise en question, et qu’il fut même remplacé par un autre dieu, a possiblement incité les exilés judéens à formuler un contre-discours, tout en rendant ce contredoscours possible, en fournissant un modèle de « contre-discours critique ». La « réforme » de Nabonide fut toutefois éphémère. Avec la conquête de Babylone et grâce à la stratégie de Cyrus, Marduk reprend, temporairement du moins, sa place dominante et se voit associé au choix 587. Voir McKenzie, Second Isaiah, p. LIX. La position de J. Koenig est semblable à celle de McKenzie. Koenig soutient qu’il est probable que la description de l’œuvre créatrice de YHWH ait été inspirée par celle de Marduk (Koenig, « Tradition iahviste et influence babylonienne à l’aurore du judaïsme II », p. 145). Voir aussi Richard J. Clifford, Creation Accounts in the Ancient Near East and in the Bible, Washington, Catholic Biblical Association, 1994, p. 174-176. 588. Voir Tablette V, lignes 117-129.
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et à l’appel de Cyrus. La décision de renvoyer les dieux et les peuples exilés est toutefois présentée comme étant une décision prise par Cyrus. Ainsi, puisque Marduk n’en était pas directement responsable, le Deutéro-Isaïe pouvait tenter d’attribuer ce rôle à YHWH. Le fait que Cyrus ait permis aux peuples exilés de retourner dans leur pays donnait une chance inespérée à certains exilés de promouvoir la réhabilitation de YHWH, qui avait, d’une certaine manière, été neutralisé par l’exil. Le seul problème pour le Deutéro-Isaïe, et il était de taille nous l’avons vu, est que Cyrus avait officiellement admis que ses actions avaient été supportées et guidées par Marduk. Le prophète juif devait donc démontrer que Marduk n’était pas responsable des récents succès perses, malgré la version acceptée par les nouveaux maîtres de Babylone et vraisemblablement par certains exilés judéens. Puisqu’il était sans doute évident pour les auditeurs du Deutéro-Isaïe que certains aspects du discours dominant étaient reproduits par le prophète, ce dernier insiste sur le « je » ou le « moi » divin pour revendiquer l’appel de Cyrus et/ou la création du monde. En effet, pour convaincre son auditoire, le Deutéro-Isaïe combine parfois des verbes avec un suffixe à la première personne du singulier et un pronom indépendant à la première personne également. Il ne se limite donc pas à faire parler YHWH à la première personne : il ajoute les pronoms indépendants ֲאנִ יet אָנ ִֹכי pour souligner que c’est bel et bien YHWH qui parle. On retrouve un exemple semblable dans l’Enūma eliš alors que Marduk prend la parole pour revendiquer le pouvoir de créer. Le dieu de Babylone s’assure, face aux autres dieux, qu’il sera bien leur chef et le créateur par excellence avant d’aller combattre Tiamat589. Le verbe est déjà à la première personne dans le texte mésopotamien, mais l’auteur biblique veut insister davantage (ce que le Deutéro-Isaïe fait à quelques reprises), précisément lorsque Dieu revendique son rôle de créateur du monde (Is 44,24 ; 45,67.12) ou encore l’appel de Cyrus (Is 42,6 ; 45,5-6.13 ; 48,15). Le parallèle est trop important pour qu’il s’agisse d’un simple hasard. La reproduction dans le Deutéro-Isaïe de certains thèmes présents dans l’Enūma eliš, certaines inscriptions de Nabuchodonosor et de Nabonide, et le Cylindre de Cyrus en particulier, démontre que les discours dominants peuvent être reproduits par des peuples sous domination impériale. En imposant leur domination, par le biais de leurs discours et de leurs actions pour maintenir cette domination, les empires 589. Tablette II, lignes 156-162, repris textuellement à la Tablette III, lignes 58-64 et lignes 116-122.
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créent les conditions nécessaires à la réutilisation, parfois subversive, de leurs discours. Cette reproduction, comme le souligne avec raison Elleke Boehmer590, n’est cependant pas qu’une simple copie : il s’agit d’un discours qui est, pour reprendre son expression, « subtly but distincly new591 ». En effet, même si le Deutéro-Isaïe reprend, parfois dans les plus infimes détails, des formes, termes, concepts, motifs, idéologies, etc., que l’on retrouve dans les sources babyloniennes et perses, il n’a aucunement l’intention d’assimiler ou d’adopter leurs valeurs et leurs traditions. Il s’en sert pour formuler un contre-discours, qui a toutefois la particularité de ne pas être adressé aux Babyloniens ni aux Perses, mais bien aux exilés qui ne semblent pas remettre en questions les valeurs propagées par l’empire et acceptent, ou à tout le moins ne remettent pas en question, la version officielle de la conquête de Babylone. N’ayant plus de pays, plus de rois et un Dieu bien silencieux depuis quelques décennies, certains Israélites nés en exil s’étaient apparemment adaptés à la société babylonienne au point d’en oublier leurs propres traditions et de remettre en question les capacités à agir de leur Dieu (voir par exemples Is 40,21-31 et 45,9-13), certains faisant même confiance à leurs idoles bayloniennes (Is 48,1-8). Le Deutéro-Isaïe a vraisemblablement pris conscience que le meilleur moyen pour tenter de convaincre ceux qui avaient accepté les valeurs babyloniennes ou ne les remettaient plus en question – ou à tout le moins avaient abandonnés leurs valeurs ancestrales – était de s’adresser à eux en utilisant un vocabulaire semblable à celui de l’empire, c’est-à-dire en utilisant un discours avec lequel ils étaient familiers, qu’ils pouvaient donc comprendre et qui pouvait les faire réagir. Bref, le Deutéro-Isaïe, qui rejette totalement les traditions et les textes des Babyloniens, s’en sert néanmoins pour convaincre les nombreux exilés qui n’ont plus confiance en YHWH. Il altère, adapte et s’approprie des textes utilisés par l’empire afin de créer un discours de résistance et de reconstruire l’identité judéenne déstabilisée par plus d’un demi-siècle d’exil. Il emprunte donc certains éléments provenant des discours dominants pour promouvoir ses idées, soit démontrer l’action de YHWH dans la chute de Babylone, mais surtout dans la libération des exilés. Si le Deutéro-Isaïe a vraisemblablement été le premier auteur biblique à utiliser le pouvoir créateur de YHWH comme argument rhétorique, il a aussi été le premier à l’utiliser pour justifier l’action rédemptrice de son Dieu. Dans la plupart des passages que nous avons analysés dans les 590. Elleke Boehmer, Colonial and Postcolonial Literature, Oxford – New York, NY, Oxford University Press, 20052, p. 164. 591. Idem.
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chapitres précédents, nous avons pu constater qu’il y a un lien entre création et rédemption, ce que plusieurs auteurs ont déjà souligné. Cette relation a par ailleurs monopolisé l’attention des exégètes qui ont travaillé sur le thème de la création dans le Deutéro-Isaïe. Aucun d’entre eux n’a toutefois insisté sur le fait que cette combinaison est aussi présente dans le poème babylonien de la création, l’Enūma eliš. Bien que les objectifs et les arguments utilisés par le prophète et les auteurs babyloniens ne soient pas exactement similaires, la relation entre création et libération est néanmoins semblable. Dans l’Enūma eliš, c’est parce que Marduk possède le pouvoir de créer que les grands dieux lui font confiance et lui accordent les pleins pouvoirs. Après avoir sauvé les autres dieux, Marduk crée l’univers ce qui confirme sa suprématie. Les Babyloniens se sont donc servis du pouvoir créateur et rédempteur de Marduk pour justifier sa position de dieu suprême, mais aussi, dans le Cylindre de Cyrus, ils se sont servis de sa qualité de sauveur pour expliquer son rôle dans la conquête perse de sa ville, Babylone. Le Deutéro-Isaïe se sert quant à lui du pouvoir créateur de YHWH pour prouver aux exilés qu’il est le véritable libérateur de son peuple. Il nous paraît donc nécessaire, avant de conclure cette étude, de présenter notre interprétation au sujet de cette relation qui unit le pouvoir créateur de YHWH et son rôle en tant que sauveur de son peuple. 3. Création et rédemption dans le Deutéro-Isaïe Le lien entre le pouvoir créateur et le pouvoir libérateur de YHWH est évident en Is 42, 44, 45 et 48. Le premier exégète à avoir insisté sur la relation entre création et rédemption fut Gerhard von Rad592. Il est possible, comme l’a suggéré ce dernier, que la doctrine biblique du Dieu créateur soit une importation tardive, n’ayant originalement aucun lien avec la doctrine du Dieu rédempteur593. Le Deutéro-Isaïe aurait donc été le premier à combiner ces deux thèmes (création/rédemption). Von Rad est toutefois d’avis que la création ne remplit qu’une fonction auxiliaire dans le message du prophète594. Cette position de von Rad, voulant que 592. Gerhard Von Rad, « The Theological Problem of the Old Testament Doctrine of Creation », dans Gerhard von Rad (dir.), The Problem of the Hexateuch and Other Essays, New York, NY, McGraw-Hill, 1966, 131-143. 593. Ibid., p. 142. C’est aussi l’avis de North, The Second Isaiah, p. 13. 594. Von Rad, « The Theological Problem of the Old Testament Doctrine of Creation », p. 134. Cette position soulignant l’importance relative de la création dans le Deutéro-Isaïe a aussi été proposée par Rudolf Rendtorff, « Die theologische Stellung des Schöpfungsglaubens bei Deuterojesaja », dans ZTK 51 (1954) 3-13, p. 12-13 et Bernhard. W. Anderson, Creation versus Chaos, New York, Associate Press, 1967, p. 131.
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la création ait une importance moindre, a par ailleurs été rejetée par bon nombre d’exégètes595. Harner et Bonnard, par exemple, pensent au contraire que le thème de la création n’est pas moins important, mais qu’il a été développé indépendamment de celui de la rédemption/libération dans le Deutéro-Isaïe596. Même s’il est vrai qu’ailleurs dans dans la Bible, le pouvoir rédempteur de YHWH n’est jamais évoqué lorsqu’il est question de la création du monde, dans le Deutéro-Isaïe, création du monde et libération des exilés vont généralement de pair. Il semble par ailleurs que ces deux thèmes ont été combinés pour la première fois par le Deutéro-Isaïe. Jacques Vermeylen rejette aussi la fonction auxiliaire de la création par rapport à la rédemption et associe création passée et nouvelle création, assimilant celle-ci à la rédemption du peuple. Selon Vermeylen, « l’acte créateur n’est rien d’autre que la libération présente – ou espérée pour bientôt – dont YHWH gratifie les siens597 ». Cette position est semblable à celle de Smart qui associe la rédemption à une nouvelle création598. Or, même s’il y a un lien entre création et rédemption, le Deutéro-Isaïe pose une différence entre création originelle et libération présente ou future. La libération du peuple offrait certes de nouvelles possibilités, mais il n’est pas approprié de la qualifier de « nouvelle création », en ce sens où YHWH ne recrée pas les cieux, la terre et l’humanité une fois de plus. Un nouveau départ, certes, mais pas une nouvelle création. Même s’il est vrai que la création n’est jamais le thème principal d’une proclamation du Deutéro-Isaïe, en ce sens qu’il s’agit toujours d’un argument pour prouver autre chose, le rôle de la création n’est pas moins important que celui de la rédemption. Elles ont des fonctions complémentaires, mais différentes dans l’argumentation du prophète. Par exemple, la création est toujours utilisée comme argument servant à prouver autre chose que le prophète tente de démontrer à ses auditeurs. En effet, le pouvoir créateur de YHWH n’est jamais utilisé seul ; le Deutéro-Isaïe n’a pas l’intention, contrairement à l’auteur du premier récit de création de la Genèse, de faire une description détaillée du rôle de YHWH dans la création du monde ou encore de louanger le pouvoir créateur de YHWH comme dans certains Psaumes. Il s’agit toujours d’un 595. C’est le cas par exemple de North, Harner, Bonnard, Westermann, Vermeylen, Childs, Stuhlmueller et Laato. 596. Philip B. Harner, « Creation Faith in Deutero-Isaiah », dans VT 17 (1967) 298306 ; Bonnard, Le Second Isaïe, p. 59-60. 597. Jacques Vermeylen, « Le motif de la création dans le Deutéro-Isaïe », dans Fabien Blanquart (dir.), La Création dans l’Orient ancien, Paris, Cerf, 1987, p. 240. 598. Voir Smart, History and Theology in Second Isaiah, p. 114.
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argument rhétorique utilisé par le prophète, qu’il fait souvent prononcer par YHWH lui-même, généralement pour convaincre son peuple ou Cyrus lui-même qu’en tant que dieu créateur, il peut aussi être rédempteur. Parce qu’il est créateur de tout, et donc qu’il contrôle tout ce qui compose sa création depuis toujours, il peut mettre en œuvre tout ce qui permettra la libération de son peuple. Il s’agit d’une combinaison rhétorique très efficace qui permet au prophète, à l’instar des auteurs de l’Enūma eliš, de démontrer à son auditoire que YHWH est à l’œuvre. Le pouvoir créateur sert donc d’argument rhétorique chez les Babyloniens et les Israélites. Or, ce thème n’avait jamais été utilisé avec un tel objectif par un auteur biblique avant que les Israélites aient été confrontés à l’empire néo-babylonien. Il n’y a dès lors aucun doute possible que l’influence soit babylonienne. De plus, la combinaison création/rédemption est aussi d’origine babylonienne. Le contexte historique a sans aucun doute favorisé cette association entre création et rédemption, deux thèmes qui, à première vue, n’ont aucun lien entre eux. Il est donc probable que ces deux thèmes n’auraient jamais été combinés en dehors du contexte où se trouvaient les exilés judéens. Mais en raison de cette situation bien précise, l’utilisation du pouvoir créateur était non seulement nécessaire, mais incontournable. Si YHWH n’avait pas pris la place de Marduk comme créateur – ce qui lui permettait de revendiquer le contrôle de l’histoire du monde entier depuis ses débuts – il aurait été impossible de remplacer le dieu de Babylone en tant que responsable de la conquête perse. Si Marduk n’avait pas été le créateur par excellence en Mésopotamie depuis plusieurs siècles, le prophète n’aurait sans doute pas autant insisté sur le pouvoir créateur de YHWH. Fait intéressant à noter, même si l’objectif principal du Deutéro-Isaïe est de prouver à ses compatriotes exilés que leur Dieu a encore la volonté et la capacité de les sauver, le prophète ne fait jamais référence au pouvoir rédempteur de YHWH à travers l’histoire des Israélites. Il y a bien deux passages où la libération des exilés est possiblement mise en parallèle avec le récit de l’Exode (Is 43,16-18 et 51,10), mais il n’y a aucune référence directe à la sortie d’Égypte, ce qui est pour le moins surprenant599. En effet, étant donné que le DeutéroIsaïe tente de démontrer à ses compatriotes que YHWH est responsable de leur libération, une référence à la sortie d’Égypte aurait été un argument supplémentaire pour les convaincre : puisque YHWH avait déjà libéré son peuple dans le passé, il était en mesure de le faire à nouveau. 599. Il est question de l’Égypte à deux reprises en Is 40–55 (43,3 ; 45,14), mais jamais en tant que lieu de servitude d’où les Judéens auraient été libérés.
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Il n’y a néanmoins aucune référence explicite à l’Exode.600 Quoi qu’il en soit, le but du Deutéro-Isaïe n’est pas de rappeler que YHWH a déjà été capable de libérer son peuple dans le passé, mais de prouver, en insistant sur son pouvoir créateur, qu’il était en mesure d’accomplir ce qui était attribué à Marduk à son époque et de sauver son propre peuple en contrôlant les faits et gestes du conquérant perse. La formulation du thème de la libération dans les chapitres 40–48 est donc fortement inspirée par le Cylindre de Cyrus, ce qui n’est guère surprenant puisque ce dernier fait référence à des événements qui touchent directement les exilés. Il s’agit d’un point sur lequel les exégètes n’ont pas suffisamment insisté : Marduk est aussi considéré comme libérateur de son peuple au moment où le Deutéro-Isaïe revendique la même chose pour son Dieu. Le pouvoir libérateur de YHWH est donc mis en parallèle avec celui de Marduk. Ce dernier libère Babylone et son peuple alors que YHWH libère les exilés judéens, en utilisant le même instrument, c’està-dire Cyrus. Par conséquent, les deux textes concernent le même événement : la conquête perse de Babylone. Le Deutéro-Isaïe innove cependant en ajoutant une dimension supplémentaire, celle du pouvoir créateur de YHWH. La relation entre pouvoir créateur et libérateur est en effet absente dans le Cylindre de Cyrus : le pouvoir créateur de Marduk n’est pas utilisé comme argument pour justifier le choix et la direction de Cyrus. Le Deutéro-Isaïe ne pouvait se limiter à reproduire le discours officiel des nouveaux maîtres de Babylone et revendiquer la même chose qu’eux. Il avait besoin d’arguments supplémentaires pour convaincre ses auditeurs, particulièrement ceux qui n’étaient pas convaincus que leur Dieu les avait libérés. La situation était sans précédent : jamais un roi étranger n’avait été guidé par YHWH pour libérer son peuple. De plus, les exilés auxquels s’adresse le Deutéro-Isaïe connaissaient vraisemblablement les rôles de Marduk en tant que créateur et libérateur, grâce à l’Enūma eliš où Marduk joue ces deux rôles, et au Cylindre de Cyrus. Le Dieu d’Israël prend donc soin de rappeler que c’est lui seul qui a créé le monde et lui seul qui a fait venir Cyrus. Et contrairement à Marduk dans le Cylindre, YHWH s’adresse directement à Cyrus et utilise son pouvoir créateur pour justifier son rôle auprès du roi perse. Il s’agit donc d’un argument original de la part du prophète puisque ce sont généralement les rois qui se servent du pouvoir créateur de leurs dieux pour justifier ou légitimer leur position dominante. Mais étant donné que les exilés ne semblent pas tous croire que leur Dieu est créateur de tout et 600. Bien que cette question dépasse le sujet de ce livre, cette omission pourrait signifier que le récit de l’Exode n’était pas encore connu à l’époque de l’Exil.
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qu’il doit être associé aux succès de Cyrus et donc à leur libération, le Deutéro-Isaïe se devait de trouver une solution pour faire passer son message. Ainsi, c’est vraisemblablement pour s’attaquer à ce problème que le Deutéro-Isaïe fait prononcer ses discours directement par YHWH, qui insiste lui-même sur ce que l’auteur tente de défendre auprès des siens. Et puisque l’argument principal du Deutéro-Isaïe voulant que YHWH soit créateur de tout ne s’appuie pas sur une tradition nationale que tous connaissaient, le prophète donne la parole à YHWH qui rappelle lui-même à ses auditeurs son rôle de créateur et de rédempteur. En somme, en insistant sur le « je » divin, le prophète tente de donner davantage de poids à son discours pour, semble-t-il, convaincre les exilés qui avaient perdu confiance en YHWH et qui ne reconnaissent donc pas son rôle dans la chute de Babylone et la libération de son peuple. 4. Remarques finales Le remplacement du dieu de l’empire par un autre dieu dans le Deutéro-Isaïe n’est pas sans rappeler le geste posé par le dernier roi de Babylone. Comme Nabonide, le Deutéro-Isaïe fait une relecture de l’histoire en remplaçant Marduk par un autre dieu. Cette possible influence des actions et des discours de Nabonide sur le Deutéro-Isaïe a été peu étudiée jusqu’à ce jour. Peter Machinist est l’un des rares exégètes à s’être penché sur la question en étudiant les « trial speeches », c’est-à-dire les passages où YHWH défie les autres divinités et/ou les autres peuples en employant un vocabulaire de type « légal » ou « judiciaire ». Selon Machinist, il est possible que ce genre littéraire, que l’on rencontre par ailleurs uniquement dans le Deutéro-Isaïe, ait été influencé par l’affrontement entre Nabonide et ses opposants. Cette hypothèse est intéressante, mais, comme l’admet Machinist, il n’y a pas de sources qui permettent de conclure qu’il y a une influence directe601. Malgré tout, il semble évident que les discours de Nabonide ont eu une influence sur ceux du Deutéro-Isaïe, même si celle-ci est indirecte. On peut parler, avec Machinist, de l’influence d’un certain « Babylonian Zeitgeist on the Second Isaiah—something, in short, that was not coerced or perhaps even direct, but was no less substantial and impelling for that602 ». 601. Peter Machinist, « Mesopotamian Imperialism and Israelite Religion : A Case Study from the Second Isaiah », dans William G. Dever – Seymour Gitin (dir.), Symbiosis, Symbolism, and the Power of the Past. Canaan, Ancient Israel, and their Neighbors from the Late Bronze Age through Roman Palaestina. Winona Lake, IN, Eisenbrauns, 2003, p. 254. 602. Ibid.
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Bien qu’il n’y ait pas de parallèles directs entre les écrits du DeutéroIsaïe et ceux de Nabonide, le dernier roi de Babylone ne joue pas simplement un rôle de catalyseur. Les réponses que ses discours et ses décisions ont suscitées parmi les partisans de Marduk ont directement influencé le Deutéro-Isaïe. En effet, nous avons vu que les parallèles entre le Cylindre de Cyrus et le Deutéro-Isaïe sont nombreux. Or, le Cylindre a été composé non seulement pour expliquer la conquête de Babylone, mais aussi pour discréditer Nabonide et ses réformes religieuses. Selon les auteurs de ce texte, Marduk, en tant que seul dieu ayant le pouvoir d’agir dans l’histoire, a même le pouvoir d’appeler un roi étranger pour rétablir son culte et libérer sa ville et son peuple. Selon Beaulieu, les tentatives de réforme de Nabonide soulèvent plus qu’une simple question de suprématie dans le panthéon. Il y a beaucoup de dieux, mais lequel est véritablement Dieu ? La réponse qu’apporte Nabonide a mené à une confrontation théologique avec le clergé de Marduk, ce qui a eu une influence décisive sur la rhétorique deutéroisaïenne. Toutefois, ce n’est pas la position de Nabonide qui pose problème pour les auteurs exilés, mais plutôt la réponse que l’on trouve dans le Cylindre. Le Deutéro-Isaïe ne s’en prend donc pas à Sîn, mais à Marduk. La raison est simple : c’est Marduk et non Sîn qui est tenu responsable de la victoire perse et de la libération des peuples exilés. De plus, ce n’est pas Nabonide, mais bien Cyrus qui permet aux exilés de quitter Babylone. Par ailleurs, Nabonide n’était plus roi et n’avait donc plus de rôle à jouer pour les exilés. Néanmoins, Nabonide et le Deutéro-Isaïe ont des ennemis communs : Marduk et son clergé. Dans les deux cas, il s’agit d’une question de pouvoir. Si Marduk conserve son rôle dominant, leurs « réformes » sont impossibles. Il fallait donc démontrer que Marduk n’était pas le vrai Dieu. Pour ce faire, le Deutéro-Isaïe insiste sur le pouvoir créateur du Dieu d’Israël, ce que les auteurs du Cylindre et Nabonide ne font pas. Il est donc probable que la réforme religieuse du roi Nabonide ait inspiré le Deutéro-Isaïe. En agissant de la sorte, Nabonide démontrait que Marduk n’était pas intouchable. Si Cyrus n’avait pas accepté le rôle que lui aurait confié Marduk dans sa conquête de Babylone, le Deutéro-Isaïe n’aurait pas eu autant de difficulté à faire passer son message qui consiste à prouver que YHWH n’a pas abandonné son peuple puisqu’il l’a libéré de Babylone. En contrepartie, si le Cylindre de Cyrus n’avait pas été publié, les Judéens favorables à un retour d’exil n’auraient pas eu de texte sur lequel fonder, ou plutôt contre lequel fonder, leur argumentation. Le Cylindre posait problème pour certains exilés demeurés fidèles à YHWH, mais contenait en lui-même les éléments nécessaires à une reproduction
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subversive utilisée pour une tout autre raison, avec des objectifs totalement opposés. Grâce à ce texte de propagande perso-babylonien, de même qu’à l’Enūma eliš, le Deutéro-Isaïe pouvait mettre en place un contre-discours visant à convaincre ses compatriotes exilés que YHWH contrôlait tout et qu’il était donc le véritable responsable de leur libération. Il y a donc une tentative de relocalisation du pouvoir par la constitution d’une sorte de contre-empire : le monde entier est placé sous la domination d’une nouvelle puissance unique, celle du Dieu des exilés qui les a libérés, rôle qu’il peut remplir parce qu’il est créateur. Le nouvel Empire perse est subordonné à YHWH. En fait, le monde entier est désormais dépendant de YHWH, ce qui est pour le moins audacieux compte tenu de la situation réelle dans laquelle se trouvaient les exilés, pour qui tout allait être à recommencer, dans une nouvelle province perse.
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INDEX Auteurs Abusch, Tzvi, 17 Ackroyd, Peter R., 13, 14 Albertz, Rainer, 163 Allen, Leslie C., 78, 82, 101, 103, 148 Anderson, Bernhard, 170 Anthonioz, Stéphanie, 51, 54, 61, 75 Aynard, Jeanne-Marie, 22 Baltzer, Klaus, 63, 70, 74, 100, 102, 103, 106, 107, 109, 123, 125, 138, 141, 147, 156 Barstad, Hans M., 61, 62, 95 Beaucamp, Évode, 92 Beaulieu, Paul-Alain, 12, 13, 16, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 43, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 67, 76, 175 Becking, Bob, 17 Behr, Jacob William, 61 Bellavance, Éric, 51, 100, 119, 123 Berger, Paul-Richard, 25 Blanquart, Fabien, 171 Blenkinsopp, Joseph, 2, 63, 69, 71, 73, 77, 81, 82, 91, 92, 95, 100, 102, 103, 106, 123, 127, 130, 131, 132, 136, 137, 138, 143, 144, 145, 147, 149, 158, 159, 165, 166 Boardman, John, 51 Boehmer, Elleke, 169 Böhl, Frantz M. Th., 27 Bonnard, Pierre-Émile, 2, 63, 66, 70, 74, 91, 92, 95, 98, 99, 100, 104, 106, 138, 143, 158, 159, 163, 171 Botha, Phil J., 148 Bottéro, Jean, 17, 28, 29, 30, 68 Briant, Pierre, 51, 52 Bright, John, 14 Brinkman, John A., 18 Broshi, Magen, 11 Budge, Ernest Alfred, 25 Cameron, George G., 52
Caquot, André, 28, 68, 134 Childs, Brevard S., 2, 66, 69, 74, 92, 100, 102, 103, 106, 171 Clancier, Philippe, 77 Clifford, Richard J., 167 Cohen, Chai, 75 Conçalvez, Francolino, 11, 14 Coogan, Michael David, 14 Cook, John Manuel, 51 Dandamaev, Muhammad A., 51 Davies, Philip R., 15 De Moor, Johannes C., 100 De Vaux, Roland, 91 Dever, William G., 174 Dion, Paul-Eugène, 110, 121, 122, 155 Dittert, Kurt, 63 Donner, Herbert, 13 Dougherty, Raymond Philip, 39, 43, 48 Duchesne-Guillemin, Jacques, 52 Duhm, Berhard, 91, 92 Elliger, Karl, 66 Falkenstein, Adam, 24, 25 Finet, André, 21 Finkelstein, Israël, 11, 12 Foster, Benjamin R., 28, 29, 30, 111 Frame, Grant, 17 Freedy, Kenneth S., 12 Gerstenberger, Erhard, 148 Gitin, Seymour, 174 Glassner, Jean-Jacques, 41, 104 Goedicke, Hans, 92 Goetze, Albrecht, 25 Goldingay, John, 2, 66, 80, 92, 100, 112 Gosse, Bernard, 79
index
Grayson, Albert Kirk, 18, 41, 42, 44, 51, 53 Grelot, Pierre, 91 Gressmann, Hugo, 110, 124 Grimm, Werner, 63 Hamlin, John E., 92 Hanson, Paul D., 71, 77, 92, 100, 102, 107, 108 Harner, Philip B., 171 Hartog, François, 50 Hayes, John H., 13, 179 Hehn, Johannes, 67 Heidel, Alexander, 68 Herbert, Arthur S., 13, 92 Hérodote, 12, 50 Huehnergard, John, 25 Jenni, Ernest, 130 Joannès, Francis, 12, 77 Kapelrud, Arvid S., 92 Katsh, Abraham Isaac, 61 King, Leonard William, 19, 20, 27, 30, 33, 49 Kittel, Rudolf, 61, 124 Knight, George F., 92 Koenig, Jean, 67, 68, 69, 70, 167 Korpel, Marjo C.A., 100 Kramer, Samuel Noah, 17, 28, 29, 30, 68, 121, 122 Kuhrt, Amélie, 43, 48, 49, 52 Laato, Antti, 95, 96, 99, 100, 105, 107, 109, 120, 125, 126, 127, 132, 133, 144, 155, 156, 159, 171 Labat, René, 21, 28, 29, 30, 68, 79, 134 Lackenbacher, Sylvie, 37 Lafont, Bertrand, 77 Lambert, Wilfred G., 17, 19, 20, 27, 111 Langdon, Stephen, 18, 19, 22, 23, 24, 25, 26 Larcher, Pierre-Henri, 50 Larsen, Morgens Trolle, 9 Lecoq, Pierre, 51, 52, 54, 72, 105, 108, 111, 124, 132, 133, 145
Lemaire, André, 12 Lindars, Barnabas, 92 Lindblad, Ulrika, 92 Lipschits, Oded, 12 Litke, Richard, 27 Ludwig, Theodore M., 163 Machinist, Peter, 9, 16, 20, 63, 174 Mallowan, Max, 51 McCullough, W. Stewart, 17 McKane, William, 78, 141 McKenzie, John L., 63, 66, 74, 77, 87, 91, 100, 127, 136, 137, 139, 149, 167 Merendino, Rosario P., 66 Miller, James Maxwell, 11, 13 Müller-Luckner, Elisabeth, 20 Nemoy, Leon, 61 North, Christopher R., 43, 63, 74, 91, 100, 107, 109, 112, 121, 123, 131, 138, 157, 158, 170, 171 Noth, Martin, 13, 14 Oded, Bustenay, 11, 12, 13, 14 Oeming, Manfred, 12 Olmstead, Albert T., 51 Oppenheim, Adolf Leo, 18 Pallis, Svend Aage, 42 Parpola, Simo, 16, 20 Paul, André, 12, 14, 15 Paul, Shalom M., 61, 107, 120 Payne, David, 2, 66, 80, 92, 100, 112 Pearce, Laurie E., 12 Pritchard, James B., 12 Raaflaub, Kurt, 20 Redford, Donald B., 12 Reiner, Erica, 18 Rendtorff, Rudolf, 163, 170 Rignell, Lars G., 70, 92 Rudman, Dominic, 78 Scharbert, Josef, 92 Schaudig, Hanspeter, 34, 35, 38, 39, 40, 45, 46, 47 Scott, James M., 11, 14
index Seri, Andrea, 27, 28 Seux, Marie-Josèphe, 21, 22, 23, 24, 25, 35, 73, 81, 85, 95, 96, 105, 107, 126, 158 Silberman, Neil Asher, 11, 12 Smart, James D., 61, 124, 130, 156, 171 Smith, Daniel L., 15 Smith, Morton, 91, 92, 94, 95, 124, 131, 135 Smith, Sidney, 37, 38, 42, 43, 91, 92, 98, 100, 106, 109, 131 Smith-Christopher, Daniel L., 11, 14 Sommerfeld, Walter, 17, 27 Streck, Maximilian, 22, 23 Stuhlmueller, Carroll, 171 Stummer, Friedrich, 67 Sznycer, Maurice, 28, 68, 134 Tadmor, Hayim, 20 Talon, Philippe, 26, 28, 29, 30, 71, 74, 79, 80, 84, 85, 101, 102, 123, 135, 142, 143, 149, 158 Tate, Marvin E., 148 Tenu, Aline, 77 Thompson, Reginald Campbell, 22 Thureau-Dangin, François, 22, 41, 43, 67, 68, 134 Torrey, Charles C., 13 Unger, Eckhard A., 19
189
Van der Horst, Pieter W., 17 Van der Ploeg, Jan, 91 Van der Toorn, Karel, 17 Vanderhooft, David Stephen, 9, 10, 18, 19, 20, 21, 25, 31, 49, 55, 61, 62, 75, 166 Vermeylen, Jacques, 171 Vieyra, Maurice, 28, 68, 134 Volz, Paul, 66 Von Rad, Gerhard, 130, 170 Von Voigtlander, Elizabeth N., 52 Waldman, Nahum M., 61 Wambacq, Bernard M., 78 Watts, James D.W., 91, 95 Weidner, Ernest, 12 Wellhausen, Julius, 13 Westermann, Claus, 63, 66, 74, 81, 82, 100, 102, 103, 107, 108, 138, 163, 171 Whiting, Robert M., 16, 20 Whybray, Roger Norman, 71, 92 Wilkie, John M., 13, 14 Williamson, Hugh G.M., 75 Wilson, Andrew, 92 Winckler, Hugo, 22, 23 Xénophon, 50 Young Jr, T. Cuyler, 51 Zehnpfung, Rudolf, 18
index Textes bibliques
Genèse Gn 1 Gn 1,1 Gn 1,2 Gn 1,3-4 Gn 1,3-5 Gn 1,13-17 Gn 1,26-27 Gn 2,1 Gn 2,1-4 Gn 2,4 Gn 2,7 Gn 2,21-22 Gn 2,21-23 Gn 5,1 Gn 5,1-2 Gn 6,6-7 Gn 6,7 Gn 9,6 Gn 43,9
80, 101, 102, 103, 136, 140, 141, 142 83, 101, 102 149 135 136 80 102, 161 80, 128, 142 102 83, 101 70, 157 102 157 161 102 102, 161 142, 163 102, 161 159
Exode Ex 20,11 Ex 31,17
101, 102, 140 101, 102, 140
Lévitique Lv 4,3 Lv 4,5 Lv 4,16
129 129 129
Nombres Nb 14,24
159
Deutéronome Dt 23,5 Dt 32,6.15 Dt 4,32 Dt 4,35.39 Dt 7,13
159 117 102, 161 134 159
Juges Jg 3,10 Jg 6,34 Jg 11,29 Jg 13,25 Jg 14,6.19 Jg 15,14
70 70 70 70 70 70
1-2 Samuel 1 S 1,22 1 S 2,8 1 S 10,6 1 S 16,13 1 S 16,14 1 S 19,9 2 S 5,2 2 S 12,24 2 S 14,7 2 S 22,10 2 S 22,16 2 S 22,40 2 S 22,8 2 S 23,2
159 76 70 70 70 70 125 159 98 78, 101 76 134 76 70
1-2 Rois 1 R 8,60 1 R 10,9 1 R 18,12 1 R 19,11 1 R 19,16 1 R 22,24 2 R 2,16 2 R 18,21 2 R 19,15 2 R 19,22
134 159 70 70 129 70 70 98 101, 102, 140 80
Isaïe Is 7,4 Is 8,17 Is 11,1-5 Is 11,2 Is 17,7 Is 19,21b Is 29,16 Is 34,4 Is 37,16 Is 37,23 Is 40-48
Is 40-55 Is 40,1 Is 40,1-11 Is 40,2
98 146 97 70 121 110 121, 139 80, 128, 142 101, 102, 140 80 1, 2, 3, 4, 62, 75, 95, 104, 108, 109, 143, 156, 160, 161, 162, 163, 173 1, 61, 91, 94, 125, 141, 142, 165, 172 63 63, 187 63
index Is 40,3-4 Is 40,5 Is 40,6-8 Is 40,7.13 Is 40,9 Is 40,9-11 Is 40,10 Is 40,11 Is 40,12 Is 40,12-1 Is 40,12-17 Is 40,12-31 Is 40,13 Is 40,13-14 Is 40,14 Is 40,15-17 Is 40,18 Is 40,18-20 Is 40,19-20 Is 40,21 Is 40,21-24 Is 40,21-31 Is 40,22
63 63 63 70 63 63 63 63 2, 66, 67, 68, 69, 119 64, 71 66, 187 2, 62, 63, 64, 86 70, 97, 119 71, 72 83, 86, 119 64, 90 64, 73, 80, 119 73 64, 74 64, 76, 157 76 169 77, 78, 143, 147, 157, 160 Is 40,22-24 64 Is 40,23-24 79, 90 Is 40,25 73, 119 Is 40,25-26 80 Is 40,25-26a 64 Is 40,26 80, 81, 119, 142, 158 Is 40,26b 64 Is 40,27 82, 146 Is 40,27-28a 64 Is 40,27-31 82 Is 40,28 83, 84, 104 Is 40,28b-31 64 Is 40,29-31 85, 87 Is 41,1.2.5 99 Is 41,1-7 127 Is 41,1-21 89 Is 41,2 89, 90, 104, 119, 160 Is 41,2-3 73, 90, 106, 132, 144 Is 41,2-4.25 143 Is 41,2-4.25-29 143 Is 41,3 89 Is 41,4 119, 155 Is 41,4b 110 Is 41,5 89 Is 41,6-7 73, 89 Is 41,8 94, 159
Is 41,8-13 Is 41,9 Is 41,11-12 Is 41,15-19 Is 41,15-20 Is 41,19-20 Is 41,20 Is 41,21 Is 41,21-29 Is 41,22 Is 41,23 Is 41,24 Is 41,25 Is 41,25-29 Is 41,26 Is 42,1 Is 42,1-3 Is 42,1-4 Is 42,1-4.5-9 Is 42,1-9 Is 42,2 Is 42,2-4 Is 42,3 Is 42,4 Is 42,5
Is 42,5-9 Is 42,6 Is 42,6-7 Is 42,7 Is 42,8 Is 42,9 Is 42,10-21 Is 42,14 Is 42,16 Is 42,17 Is 42,18 Is 42,19 Is 42,19.23.24 Is 42,20-21 Is 43,1
191 89 105, 131 46, 89 90 112 2 90 90 127, 137 90, 112, 153 90, 136, 137, 140 90 90, 106, 112, 137, 140, 160 95 119 2, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 99, 100, 113, 114, 123, 131 132 90, 91, 92, 94, 95, 97, 99, 114 70 1, 2, 62, 89, 91, 93, 94, 107, 113, 114, 115, 116, 117 97 146 98 93, 98 78, 92, 100, 101, 102, 103, 104, 115, 122, 143, 145, 147, 157, 160, 161 3, 91, 100, 143, 188 105, 106, 107, 109, 143, 145, 160, 168 107, 144, 146 107 110, 154 112, 153 112 57 113 113 113 113 119 113 94, 105, 117
Is 43,1.7 Is 43,1-28 Is 43,3 Is 43,4 Is 43,7 Is 43,9.13 Is 43,9.18 Is 43,10 Is 43,10-13 Is 43,14 Is 43,14-15 Is 43,16-18 Is 43,17 Is 43,19 Is 44,1 Is 44,1-2 Is 44,1-23 Is 44,2.21 Is 44,2.24 Is 44,6 Is 44,6b-7 Is 44,7.10.24 Is 44,9-20 Is 44,21 Is 44,22 Is 44,23 Is 44,24
index
94, 118 117 172 159 142 119 153 94 110 106 143 172 98 121 94 94, 118 117 2, 117 121 155 110 119 73, 74 94, 118 118 118, 138 2, 78, 102, 104, 117, 120, 121, 122, 124, 143, 147, 157, 160, 161, 163, 168 Is 44,24-28 117, 118, 119, 120, 126, 127 Is 44,24–45,7 138, 143 Is 44,24–45,19 2, 3, 62, 117 Is 44,24b-25 110, 155 Is 44,25 123 Is 44,26 123 Is 44,26.28 50, 54, 123, 143 Is 44,26-28 104 Is 44,28 125 Is 45,1 50, 99, 131, 132, 133 Is 45,1b-2 132 Is 45,1-3 73 Is 45,1-7 138 Is 45,1-8 127, 129, 131, 132, 138 Is 45,1-19 127, 128 Is 45,3-4 105, 133
Is 45,4 Is 45,5 Is 45,5.6.18.21 Is 45,5-6 Is 45,5-6.13 Is 45,6 Is 45,6-7.12 Is 45,6b-7 Is 45,7 Is 45,8 Is 45,9 Is 45,9d Is 45,9-11 Is 45,9-13 Is 45,11 Is 45,12
Is 45,12.13 Is 45,13 Is 45,13 Is 45,13 Is 45,13 Is 45,14 Is 45,14-19 Is 45,15 Is 45,17 Is 45,17a Is 45,18 Is 45,18b Is 45,19 Is 45,21 Is 45,25 Is 46,5 Is 46,5-7 Is 46,6-7 Is 46,9 Is 46,10-11 Is 46,11 Is 48,1-2 Is 48,1.14 Is 48,1-8 Is 48,1-11
94, 106, 113, 130, 133, 160 134 150 146 168 130, 134 168 110, 155 121, 135, 136, 137, 143, 147, 161, 163 138, 142 139 128 139 127, 137, 139, 144, 169 140 78, 80, 101, 104, 110, 128, 140, 141, 142, 143, 156, 157, 158, 161, 163 104 143 144 145 146 145, 172 127, 145, 150 146, 150 138 146 83, 101, 121, 143, 147, 148, 149, 150, 161 110 150 119 140 73, 74, 119 73, 74 73 155 126 70, 106 153 119 169 153
index Is 48,3 Is 48,5 Is 48,6 Is 48,6-7 Is 48,8 Is 48,9-10 Is 48,11 Is 48,12 Is 48,12-15 Is 48,12-16 Is 48,12b-13 Is 48,13 Is 48,13-14 Is 48,14 Is 48,14-15 Is 48,15 Is 48,17 Is 48,20 Is 49,1 Is 49,1-6 Is 49,1-13 Is 49,3 Is 49,5 Is 49,6 Is 49,8 Is 49,8-9 Is 49,21 Is 49-55 Is 50,1.8.9.10 Is 50,2b-3 Is 50,4-11 Is 50,10 Is 51,1-2 Is 51,2 Is 51,9-16 Is 51,10 Is 51,12.19 Is 51,13 Is 51,13.16 Is 51,13a Is 51,15.16b Is 51,16 Is 52,5 Is 52,13 Is 52,13–53,12 Is 53,1.8
112, 153, 154 75, 113, 153 112, 153 154 154 154 154 2, 105, 154, 155 2, 3, 62, 73, 117, 153, 154, 155, 160 159 110, 155 155, 156, 157, 159, 161, 163 104 158, 159 106, 112 105, 159, 168 120 94 105 91 1 90, 94 2, 94 106 106 107 119 2 119 110, 155 1, 91 94 2 105 2 119, 172 119 78, 121, 156, 161 157 110 110 156 119 94 1, 91 119
Is 53,1 Is 54,5 Is 54,8 Is 54,9.15 Is 54,16 Is 54,17 Is 56-66 Is 57,19 Is 59,19 Is 61,1 Is 63,14 Is 64,6 Is 65,17 Is 65,18 Jérémie Jr 1,5 Jr 3,15 Jr 10 Jr 10,9-11 Jr 10,11 Jr 10,11-12 Jr 10,1
193 94 121 146 119 142 94 83, 101 83 70 129 70 146 83, 101, 153 83
Jr 51,17-18 Jr 51,19
117, 120 125 162 148 78, 102 101 78, 84, 101, 102, 121, 141, 148, 149, 161 121, 147, 161 125 102, 141, 156, 161, 163 159 102, 140 162 78, 84, 101, 121, 141, 148, 149, 161 148 147
Ézéchiel Ez 1,12.20 Ez 3,15 Ez 11,5 Ez 28,13.15 Ez 29,6 Ez 33,30-33 Ez 34,23 Ez 37,1
102 12 70 117 98 13 125 70
Osée Os 8,14
117, 121
Jr 10,16 Jr 23,1-4 Jr 27,5 Jr 31,3 Jr 32,17 Jr 51 Jr 51,15
index
Os 11,1 Os 13,15 Os 14,4
159 70 159
Joël Jl 2,27
134
Amos Am 3,6 Am 4,13 Am 5,8 Am 5,18 Am 5,18-20 Am 9,12
136 83, 121, 147 121 136 136, 137 121
Michée Mi 2,7 Mi 3,8
70 70
Zacharie Za 10,1 Za 12,1
121 78, 156, 161
Psaumes Ps 8,4 Ps 9,10-11 Ps 10,11 Ps 13,2 Ps 18,10 Ps 18,16 Ps 18,33 Ps 18,40 Ps 22,25 Ps 24 Ps 24,1-2 Ps 24,2 Ps 26,1 Ps 27,9 Ps 30,12 Ps 30,8 Ps 33,6 Ps 35,23 Ps 37,6 Ps 44,25 Ps 69,18 Ps 72,18 Ps 74,17 Ps 78,69
147 85 146 82, 146 78, 101 76 134 134 82 148, 149 103 147, 148, 156, 161 82 82, 146 134 82, 146 80, 101, 142 82 82 82, 146 82, 146 121 103 156, 161
Ps 86,10 Ps 88,15 Ps 89,12 Ps 89,48 Ps 93,1 Ps 95,5 Ps 95,5-6 Ps 95,6 Ps 96,5 Ps 102 Ps 102,3 Ps 102,25 Ps 102,26 Ps 104 Ps 104,2 Ps 104,2-5 Ps 104,5 Ps 104,24 Ps 104,29 Ps 104,29-30 Ps 104,30-31 Ps 105,15 Ps 115 Ps 115,4-8 Ps 115,15 Ps 119 Ps 119,90 Ps 121,2 Ps 124,8 Ps 134,3 Ps 135,6 Ps 136 Ps 136,4-9 Ps 136,5 Ps 136,5-6 Ps 136,6 Ps 136,7 Ps 140,13 Ps 143,7 Ps 146,6 Ps 146,6-9 Ps 146,7 Ps 147,5 Ps 148,2-5 Ps 149,2
121 82, 146 102, 103 102 148 147 102, 103 121 101 157 82, 146 156, 157, 161 102, 103 104, 162, 164 78, 101, 161 103 156, 161 102, 121 82 82 101, 102 129 148 148 101, 102, 103, 121, 140, 148 148 103, 147, 148, 161 101, 102, 103, 121, 140 101, 102, 103, 121 101, 102, 103, 121, 140 140 103, 104, 162, 164 102, 103 121 101 102, 103, 122, 161 121 82 82, 146 82, 101, 102, 103, 121, 140 82 82 84 101 121
index Job Jb 4,17 Jb 5,9 Jb 9,8 Jb 9,9 Jb 9,10 Jb 12,16-25 Jb 25,2 Jb 26,12 Jb 32,22 Jb 35,10 Jb 37,5 Jb 38,4 Jb 38,4-5 Jb 38,4-6
121 121 78, 161 121 121 79 121 84 121 121 121 157 157 69
Proverbes Pr 3,19 Pr 8,22-31
148, 156 69
195
Pr 8,26 Pr 8,27 Pr 14,31 Pr 17,5 Pr 22,2
141, 161 148 121 121 121
Cantique Ct 3,4
159
Esdras Esd 1,1-3 Esd 1,1-8
50, 54 126
Néhémie Ne 9,6
80, 128, 140, 142
1-2 Chroniques 1 Ch 16,22 129 2 Ch 36,22-23 50, 54, 126 Sources mésopotamiennes
Enūma eliš Tablette I, ligne 89 31 Tablette I, ligne 128 31 Tablette II, ligne 58 31 Tablette II, ligne 145 31 Tablette II, lignes 156-162 168 Tablette II, lignes 160-162 123 Tablette III, lignes 58-64 168 Tablette III, lignes 63-64 123 Tablette III, lignes 116-122 168 Tablette III, lignes 120-121 123 Tablette IV, lignes 19-28 41, 166 Tablette IV, ligne 22 135 Tablette IV, lignes 135-140 79, 84, 102, 104 Tablette IV, lignes 135-146 143 Tablette IV, ligne 141 68, 81 Tablette V, lignes 1-2 80 Tablette V, lignes 1-4 79 Tablette V, lignes 1-62 143 Tablette V, ligne 2 81 Tablette V, ligne 22 81 Tablette V, lignes 60-65 102, 104 Tablette V, lignes 62-66 84 Tablette V, ligne 66 149, 158
Tablette V, lignes 117-129 167 Tablette V, lignes 133-136 158 Tablette VI, lignes 11-16 71 Tablette VI, lignes 33-40 161 Tablette VI, lignes 35-38 84 Tablette VI, lignes 38-39 71 Tablette VI, lignes 55-75 24 Tablette VI, lignes 119-122 26 Tablette VI, ligne 123 143 Tablette VI, ligne 129 28 Tablette VI, ligne 131 28, 135 Tablette VI, ligne 133 29 Tablette VII, ligne 2 29 Tablette VII, ligne 9 29 Tablette VII, lignes 15-17 81 Tablette VII, lignes 25- 32 143 Tablette VII, ligne 32 158 Tablette VII, lignes 43-45 79 Tablette VII, ligne 80 30, 122 Tablette VII, ligne 82 142 Tablette VII, lignes 82-83 84 Tablette VII, ligne 83 30, 149 Tablette VII, ligne 86 30, 84, 101, 104 Tablette VII, ligne 89 143
index
Tablette VII, lignes 89-90 30 Tablette VII, ligne 97 30 Tablette VII, lignes 97-98 74 Tablette VII, ligne 104 85 Tablette VII, lignes 115-118 85 Tablette VII, lignes 130-131 81 Tablette VII, lignes 155 85 Chronique de Nabonide 38, 41, 42, 49, 51, 54, 104 Cylindre de Cyrus Lignes 1-19 131 Ligne 8 36, 98 Ligne 12 96, 105, 131, 133 Lignes 12-15 144 Ligne 14 97 Ligne 15 132 Lignes 15 et 17 99 Ligne 17 51 Lignes 18-19 108, 145 Ligne 20 111 Lignes 22 et 24 51 Lignes 23-33 144 Lignes 30-32 54, 124 Pamphlet contre Nabonide 37, 38, 42, 44, 49, 52, 53, 108 Rois Assarhaddon 17, 125 Aššurbanipal 17, 22, 23, 31, 85
Cyrus 2, 3, 4, 32, 33, 37, 50, 51, 52, 53, 54, 56, 57, 61, 62, 70, 71, 72, 73, 79, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 150, 151, 154, 156, 158, 159, 160, 162, 164, 167, 168, 170, 172, 173, 174, 175 Nabonide 3, 4, 5, 10, 11, 14, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 72, 76, 77, 98, 108, 114, 116, 120, 126, 133, 140, 162, 165, 167, 168, 174, 175 Nabopolassar 4, 16, 23, 56 Nabuchodonosor 4, 5, 10, 11, 12, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 23, 24, 26, 28, 31, 32, 33, 35, 36, 50, 54, 55, 56, 105, 111, 120, 126, 133, 141, 156, 158, 162, 165, 167, 168 Sargon 17, 20, 22, 107 Sennachérib 17
TABLE DES MATIÈRES
Liste des sigles et des abréviations ..........................................................
v
Remerciements ...........................................................................................
vii
Introduction générale ................................................................................
1
Première partie : Contexte historique et sources extra-bibliques Chapitre . La rhétorique impériale néo-babylonienne et le pouvoir créateur de Marduk ............................ 1. Introduction .......................................................................................... 2. Les répercussions de l’exil ................................................................... 3. Une nouvelle rhétorique impériale .................................................... 3.1 La rhétorique impériale sous le règne de Nabuchodonosor II 3.2 La création du roi en Mésopotamie .......................................... 3.3 La création des rois assyriens..................................................... 3.4 La création des rois babyloniens : Nabopolassar et Nabuchodonosor II ............................................................................................. 3.5 Les cinquante noms de Marduk ................................................ 3.6 La création dans la liste des cinquante noms de Marduk ..... 4. Conclusions sur le règne de Nabuchodonosor II.............................. 5. Babylone après le règne de Nabuchodonosor II ............................... 6. Nabonide : le dernier roi de l’empire néo-babylonien .................... 6.1 Les inscriptions des premières années ..................................... 6.2 Les inscriptions pendant le séjour de Nabonide en Arabie .. 6.3 Nabonide en Arabie : un retour à l’orthodoxie ? ................... 7. L’annulation de la fête du Nouvel An sous le règne de Nabonide . 7.1 Annulation de la fête du Nouvel An sous Nabonide : les causes ..................................................................................................... 7.2 Les conséquences de l’annulation de la fête du Nouvel An .. 7.3 Le retour de Nabonide................................................................. 8. La conquête perse et la chute de Babylone ....................................... 8.1 Cyrus et le retour de Marduk .................................................... 8.2 La libération des dieux et des peuples exilés ........................... 9. Conclusions du chapitre ......................................................................
9 9 11 16 17 21 22 23 26 28 31 32 33 33 37 38 41 42 44 45 50 52 54 55
198
table des matières Deuxième partie : L’activité créatrice de YHWH dans le Deutéro-Isaïe
Introduction................................................................................................
61
Chapitre . « Étendeur des cieux comme un voile… » Analyse d’Is ,- ....................................................
63
1. Is 40,1-11 : Introduction à Is 40,12-31 ............................................... 2. Traduction d’Is 40,12-31 ...................................................................... 2.1 Analyse et commentaires d’Is 40,12-17 .................................... 2.2 Analyse et commentaires d’Is 40,18-20.................................... 2.3 Analyse et commentaires d’Is 40,21-24.................................... 2.4 Analyse et commentaires d’Is 40,25-26 ................................... 2.5 Analyse et commentaires d’Is 40,27-31 .................................... 2.6 Conclusions sur Is 40,12-31 ........................................................
63 64 66 73 76 80 82 86
Chapitre . « Ainsi a parlé le Dieu YHWH, créateur des cieux… » Analyse d’Is ,- .....................................
89
1. Is 41,1-21 : Introduction à Is 42,1-9 ................................................... 89 2. Le premier « poème du serviteur de YHWH » (Is 42,1-9) ............. 91 3. Traduction d’Is 42,1-9 .......................................................................... 93 3.1 Analyse et commentaires d’Is 42,1-4 ........................................ 94 3.2 Analyse et commentaires d’Is 42,5-9 ....................................... 100 3.3 Quelques remarques sur Is 42,10-21 ......................................... 112 3.4 Conclusions sur Is 42,1-9 ............................................................ 114 Chapitre . « Je suis YHWH, auteur de tout… » Analyse d’Is - ........................................................................... 117 1. Is 43,1-28 et Is 44,1-23 : introductions à Is 44,24-28 ...................... 2. Traduction d’Is 44,24-28 ..................................................................... 2.1 Analyse et commentaires d’Is 44,24-28 ................................... 2.2 Conclusions sur Is 44,24-28 ....................................................... 3. Introduction à Is 45,1-19 ..................................................................... 4. Traduction d’Is 45,1-19 ........................................................................ 4.1 Analyse et commentaires d’Is 45,1-8 ........................................ 4.2 Conclusions sur Is 45,1-8 ............................................................ 4.3 Analyse et commentaires d’Is 45,9-13 ...................................... 4.4 Conclusions sur Is 45,9-13 .......................................................... 4.5 Analyse et commentaires d’Is 45,14-19 .................................... 4.6 Conclusions sur Is 45,14-19 ........................................................
117 119 120 126 127 128 129 138 139 144 145 150
table des matières
199
Chapitre . « Ma main a fondé la terre, ma droite a étendu les cieux… » Analyse d’Is ,- .......................... 153 1. Is 48,1-11 : Introduction à Is 48,12-15 ............................................... 2. Traduction d’Is 48,12-15...................................................................... 2.1 Analyse et commentaires d’Is 48,12-15 ..................................... 2.2 Conclusions sur Is 48,12-15 ........................................................
153 155 155 160
Chapitre . Conclusion générale ................................................... 163 1. 2. 3. 4.
L’utilisation rhétorique du thème de la création ............................. Les influences babyloniennes .............................................................. Création et rédemption dans le Deutéro-Isaïe ................................. Remarques finales ................................................................................
163 165 170 174
Bibliographie .............................................................................................. 177 Index............................................................................................................ 187 Table des matières ..................................................................................... 197