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French Pages 416 Year 2023
« À toi de jouer ». C’est par ces mots que Guy Debord, en 1958,
GUY
invite Patrick Straram à participer à l’aventure de l’Internationale
PATRICK
DEBORD STRARAM
situationniste qu’il vient de fonder à Paris. Il se souvient des années mémorables de 1953-1954, où ils dérivaient ensemble dans Paris et réalisaient des métagraphies, principales activités de l’Internationale ser son isolement à Montréal, où il vient de s’installer. Leur relation épistolaire dure à peine deux ans : leurs désaccords se révèlent trop importants pour qu’elle se poursuive. C’est pourtant au cours de ces années que Straram sort la seule publication situationniste publiée à Montréal, Cahier pour un paysage à inventer, qui marque le début de sa contribution originale à la culture québécoise. Cet apport est enfin mis en lumière par Sylvano Santini, qui rassemble en ces pages le Cahier, de même que la correspondance des deux hommes et quelques autres documents inédits relatifs à leurs échanges. Une annotation généreuse et une riche mise en contexte permettent d’en montrer toute l’importance. Né à Paris 1934, Patrick Straram quitte très tôt sa famille bourgeoise et l’école pour fréquenter la bohème de Saint-Germain-des-Prés, où il rencontre Ivan Chtchelgov et Guy Debord. Il quitte la France en 1954, passe quelques années en Colombie-Britannique, puis s’installe à Montréal. Il publie la plupart de ses livres dans les années 1970 et au début des années 1980. Il meurt à Montréal en 1988. Né à Paris en 1931, Guy Debord fonde l’Internationale lettriste en 1952 et l’Internationale situationniste en 1957, dont les idées connaissent le succès que l’on sait pendant les événements de mai 1968. Son livre et son film, La société du spectacle, achèvent d’assurer sa célébrité. Il se suicide en 1994, après avoir préparé un téléfilm sur « son art et son temps ». Sylvano Santini est professeur au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal et membre de Figura (Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire).
GUY DEBORD, PATRICK STRARAM • D’une révolution à l’autre
lettriste. Straram répond à l’invitation de son ancien ami pour bri-
D’une révolution à l’autre Correspondance Debord - Straram suivi de Cahier pour un paysage à inventer et autres textes Présentation et édition critique par Sylvano Santini
isbn 978-2-7606-4731-2
Les Presses de l’Université de Montréal 37,95 $ • 30 e
PUM
« À toi de jouer ». C’est par ces mots que Guy Debord, en 1958,
GUY
invite Patrick Straram à participer à l’aventure de l’Internationale
PATRICK
DEBORD STRARAM
situationniste qu’il vient de fonder à Paris. Il se souvient des années mémorables de 1953-1954, où ils dérivaient ensemble dans Paris et réalisaient des métagraphies, principales activités de l’Internationale ser son isolement à Montréal, où il vient de s’installer. Leur relation épistolaire dure à peine deux ans : leurs désaccords se révèlent trop importants pour qu’elle se poursuive. C’est pourtant au cours de ces années que Straram sort la seule publication situationniste publiée à Montréal, Cahier pour un paysage à inventer, qui marque le début de sa contribution originale à la culture québécoise. Cet apport est enfin mis en lumière par Sylvano Santini, qui rassemble en ces pages le Cahier, de même que la correspondance des deux hommes et quelques autres documents inédits relatifs à leurs échanges. Une annotation généreuse et une riche mise en contexte permettent d’en montrer toute l’importance. Né à Paris 1934, Patrick Straram quitte très tôt sa famille bourgeoise et l’école pour fréquenter la bohème de Saint-Germain-des-Prés, où il rencontre Ivan Chtchelgov et Guy Debord. Il quitte la France en 1954, passe quelques années en Colombie-Britannique, puis s’installe à Montréal. Il publie la plupart de ses livres dans les années 1970 et au début des années 1980. Il meurt à Montréal en 1988. Né à Paris en 1931, Guy Debord fonde l’Internationale lettriste en 1952 et l’Internationale situationniste en 1957, dont les idées connaissent le succès que l’on sait pendant les événements de mai 1968. Son livre et son film, La société du spectacle, achèvent d’assurer sa célébrité. Il se suicide en 1994, après avoir préparé un téléfilm sur « son art et son temps ». Sylvano Santini est professeur au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal et membre de Figura (Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire).
GUY DEBORD, PATRICK STRARAM • D’une révolution à l’autre
lettriste. Straram répond à l’invitation de son ancien ami pour bri-
D’une révolution à l’autre Correspondance Debord - Straram suivi de Cahier pour un paysage à inventer et autres textes Présentation et édition critique par Sylvano Santini
isbn 978-2-7606-4731-2
Les Presses de l’Université de Montréal 37,95 $ • 30 e
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d’une r évolution à l’autr e
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Cahiers littéraires du Québec La collection propose des documents sur l’histoire littéraire et culturelle du Québec : correspondances, inédits, journaux et regroupements d’essais sur des écrivains québécois majeurs.
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Guy Debord et Patrick Straram
D’une révolution à l’autre Correspondance Debord-Straram suivi de Cahier pour un paysage à inventer et autres textes
Présentation et édition critique par Sylvano Santini
Les Presses de l’Université de Montréal
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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Titre : D’une révolution à l’autre : correspondance Debord-Straram / [édition critique par] Sylvano Santini. Suivi de Cahier pour un paysage à inventer et autre textes / [Patrick Straram]. Autre titre : Cahier pour un paysage à inventer Noms : Santini, Sylvano, 1967- éditeur intellectuel. | Debord, Guy, 1931-1994. Correspondance. Extraits. | Straram, Patrick, 1934-1988. Correspondance. Extraits. | Straram, Patrick, 1934-1988. Cahier pour un paysage à inventer. Description : Mention de collection : Cahiers littéraires du Québec | Comprend des références bibliographiques. Identifiants : Canadiana (livre imprimé) 20220023123 | Canadiana (livre numérique) 20220023131 | ISBN 9782760647312 | ISBN 9782760647329 (PDF) | ISBN 9782760647336 (EPUB) Vedettes-matière : RVM : Straram, Patrick, 1934-1988—Correspondance | RVM : Debord, Guy, 1931-1994—Correspondance | RVM : Écrivains québécois— 20e siècle—Correspondance. | RVM : Radicaux (Politique)—France— Correspondance. | RVM : Situationnisme. | RVMGF : Correspondance privée. Classification : LCC PS8587.T68 Z48 2023 | CDD C848/.54—dc23 « Correspondance » - Volumes 1, 2 et 3 de Guy Debord © Librairie Arthème Fayard 1999, 2001, 2010 Mise en pages : Folio infographie Dépôt légal : 1er trimestre 2023 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Tous droits réservés © Les Presses de l’Université de Montréal, 2023 Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
imprimé au canada
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Introduction Sylvano Santini
La publication en 2006 des lettres que Patrick Straram envoie à Guy Debord en 1960 est passée inaperçue au Québec1, tout comme en France où elles ont pourtant été publiées2. Il faut avouer qu’elles présentaient un intérêt moindre étant donné qu’elles n’étaient pas accompagnées des réponses de Debord3. Qui plus est, cette correspondance s’est rapidement évanouie dans le vaste corpus concernant l’Internationale situationniste4 (IS) et Debord lui-même. Par ailleurs, le classement de l’œuvre de Debord comme « Trésor national » en 2009, en réaction à l’intention de l’université Yale 1. Mises à part la recension de Maxime Prévost, « La jeunesse du Bison ravi », @nalyses, printemps 2007, p. 23-25, et l’émission animée par Guillaume Lafleur et Sylvano Santini, « La vie quotidienne en mouvement », Radio-Spirale, 2009 (https://crilcq.org/mediatheque/items/mondes-contemporains/_), je n’ai pas retrouvé d’autre article qui traite de cette publication. 2. Patrick Straram, Lettre à Guy Debord [1960], précédée d’une Lettre à Ivan Chtcheglov, préface de Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné, Paris, Sens & Tonka, 2006. 3. Les lettres de Debord à Straram sont publiées dans sa correspondance. Guy Debord, Correspondances (8 volumes), Paris, Fayard, 1999-2010. On retrouve ses lettres à Straram dans les volumes 0, 1 et 2. 4. J’utiliserai dorénavant l’abréviation IS pour signifier Internationale situationniste, conformément à l’usage actuel. À l’époque, l’abréviation s’utilisait avec des points (I.S.). J’ai tenu à conserver cet usage des points dans les textes de Debord et Straram qui sont reproduits dans cet ouvrage, marquant ainsi la temporalité qui sépare leur écriture de la mienne. J’ai fait de même avec l’abréviation Internationale lettriste (IL). Lorsque ces mêmes abréviations apparaissent en italique, je fais référence au Bulletin de l’Internationale lettriste (IL) et au Bulletin de l’Internationale situationniste (IS).
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d’acheter le fonds d’archives de l’auteur, qui s’est plutôt retrouvé à la Bibliothèque nationale de France, a sans doute contribué à détourner l’attention5. Enfin, comme Straram n’a jamais été officiellement membre de l’IS, malgré ses dires6, il n’est pas étonnant que la publication de ses lettres n’ait pas réussi à susciter un plus grand intérêt. Il faut pourtant reconnaître le travail de deux éditeurs qui ont cherché à éveiller une certaine curiosité pour Straram en publiant la même année deux de ses textes inédits relatant des événements ayant eu lieu à l’époque où il fréquentait Debord et Ivan Chtcheglov7 à Paris, alors qu’ils étaient tous trois membres de l’Internationale lettriste (IL). Malgré leur effort, Straram reste toujours peu connu en France. Deux raisons m’ont incité à réunir toutes les lettres échangées par Straram et Debord. La première est pratique : publier l’entièreté de cet échange en un seul volume permet de lui redonner une cohérence sans avoir à feuilleter d’un côté plusieurs tomes des Correspondances de Debord, et de l’autre les lettres de Straram publiées chez Sens & Tonka. La seconde m’apparaît plus essentielle puisqu’elle concerne l’appréciation de la vie et de l’œuvre de ces deux hommes : ce face-à-face nous force à considérer leur dialogue épistolaire au-delà de son caractère bref et circonstanciel. Le lecteur y trouve une conversation soutenue entre deux amis autour d’enjeux qui révèlent leurs convergences et leurs 5. Voir Jean-Marie Apostolidès, Guy Debord. Le naufrageur, Paris, Flammarion, 2015, p. 11-12. 6. Voir Pierre Rannou, « Des véritables rapports de Patrick Straram le Bison ravi avec l’Internationale lettriste et l’Internationale situationniste », Inter, (93), 2006, p. 40-44. 7. Les bouteilles se couchent, Paris, Allia, 2006 et La veuve blanche et noire un peu détournée, Paris. Sens & Tonka, 2006. Ces deux publications, qui proviennent d’inédits conservés dans le fonds Patrick Straram ont été également éditées par Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné. C’est eux d’ailleurs qui ont fait paraître la même année Ivan Chtcheglov, profil perdu chez Allia. Ces trois dernières publications offrent, avec Lettre à Guy Debord, un portrait de la situation entre les trois amis durant les mois où se mettent en place les principales thèses et pratiques de l’IL et de l’IS. Debord n’a jamais caché sa nostalgie pour cette époque. Cet ensemble de livres édités par Apostolidès et Donné en 2006 nous en révèle l’essentiel.
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divergences de point de vue à un moment charnière de leurs vies : Debord vient de fonder l’IS et Straram commence sa vie à Montréal. Dans ses lettres, Debord présente les principales idées de l’IS à son ancien camarade qui peut ainsi les apprécier et s’y mesurer8. Ce qu’il ne manque pas de faire. Depuis sa démission de l’IL en 1954, en solidarité avec celle d’Ivan Chtcheglov, il faut dire qu’il se méfie de Debord, dont le comportement autoritaire l’a éloigné des deux autres. Je reviendrai plus loin sur cet épisode. Bien que les lettres de Straram indiquent qu’il apprécie les thèses de l’IS dans leur ensemble, qu’il veut se les approprier et qu’il désire en instruire ses nouveaux camarades québécois, le lecteur y trouvera un véritable dialogue. En effet, Straram n’hésite pas à défendre ses idées sur l’expression, l’esthétique, la critique et son amour du cinéma, en dépit des opinions de son correspondant. Leurs désaccords reposent en grande partie sur des considérations théoriques et idéologiques, mais ils sont aussi redevables à leurs milieux de vie respectifs. Depuis qu’il s’est établi au Canada en avril 1954, Straram habite un monde étranger à celui de son ancien ami qui vit toujours à Paris : il n’y a rien à démolir mais tout à construire dans le paysage intellectuel, culturel, artistique québécois de la fin des années 1950. C’est en quelque sorte le constat formulé dans le titre du premier et unique numéro de la revue que Straram fait paraître à l’époque de cette correspondance : Cahier pour un paysage à inventer (Cahier)9. Il aurait fallu que Debord vienne à Montréal, comme il dit le souhaiter d’ailleurs, pour saisir le contexte de vie de son correspondant : un manque d’idées neuves, une hostilité généralisée envers les intellectuels et les étrangers et l’indifférence de ses 8. Par exemple, la lettre du 10 octobre 1960 que Debord a écrite à Straram expose si bien ce qui a mené l’IS à marquer sa solidarité avec les signataires de la Déclaration des 121 (Déclaration sur le droit de l’insoumission dans la guerre d’Algérie) suite à la forte répression du gouvernement qu’elle a été reprise dans l’édition de ses œuvres complètes. Guy Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 2006, p. 536-538. Je reviendrai plus longuement sur la Déclaration des 121 dans une note. 9. Cahier pour un paysage à inventer, sous la direction de Louis Portugais et Patrick Straram, Montréal, sans éditeur, 1960, 103 p.
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nouveaux camarades pour sa situation économique précaire10. Les « interlocuteurs valables » ne sont pas légion, comme ils se l’avouent mutuellement en reprenant contact dans leurs premières lettres, mais entre la France et le Québec, cette rareté est plus réelle à un des deux endroits. Leurs situations respectives font de leur correspondance une sorte de dialogue de sourds. Cette distance peut sûrement aider à expliquer pourquoi, en dépit de leur contribution commune à l’IS, les Français intéressés aujourd’hui par ce mouvement n’étaient pas le meilleur public pour les lettres de Straram publiées en 2006. Ce problème de réception a été soulevé dans l’une des seules recensions qui leur a été consacrée : « Si les lettres que Straram écrit à Chtcheglov et à Debord ont un certain intérêt historique pour les adeptes du situationnisme, leur attrait principal réside toutefois, pour le lecteur canadien du moins, dans la peinture qu’elles proposent du Québec de la Grande Noirceur11. » Et cette « peinture » n’est pas dénuée d’intérêt, même si elle emprunte à un matérialisme dialectique – que Straram affectionne tout particulièrement – qui pourra paraître datée aux yeux de certains lecteurs. Selon lui, la société canadienne-française doit arriver à surmonter la contradiction entre l’austère esprit caractéristique du Moyen Âge qui imprègne les idées et le frénétique capitalisme américain qui transforme les modes de production. Son diagnostic est d’autant plus intéressant qu’il s’accompagne de portraits d’intellectuels, d’auteurs et d’artistes qui n’ont pas encore atteint la notoriété, comme Jacques Godbout, Gilles Carle ou Arthur Lamothe. Ses lettres m’apparaissent donc offrir un point de vue si singulier que 10. On retrouve aussi des précisions sur sa vie à l’époque de sa correspondance avec Debord dans « Tea for one », Écrits du Canada français, vol. 6, 1960, p. 125-154 (repris dans Blues clair, tea for one/no more tea, Montréal, Les Herbes rouges, 1983) et dans la chronique « La vie quotidienne d’un néocanadien… » qu’il a tenue en 1960-1961 à l’émission « Partage du matin », réalisée par Lorenzo Godin à la radio de Radio-Canada. Cinq textes de la chronique sont conservés à Bibliothèque et archives nationales du Québec, fonds Patrick Straram, MSS391,S1,SS5,D29. 11. Maxime Prévost, « La jeunesse du Bison ravi », @nalyses, printemps 2007, p. 24.
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leur contribution à l’histoire intellectuelle et culturelle du Québec ne fait aucun doute à mes yeux. Voilà déjà une bonne raison de les republier. Si j’ai tenu enfin à leur adjoindre celles de Debord, c’est que j’estime qu’elles nous font comprendre les motivations et les conditions qui ont conduit Straram à examiner la situation intellectuelle et culturelle au Canada français. Leur parution en un seul volume nous aide également à comprendre les inspirations qui ont mené Straram à publier Cahier pour un paysage à inventer, l’une des premières et rares publications qui diffusent les thèses de l’IS au Québec. La présente correspondance laisse entendre que la préparation de la revue rejoint la volonté de Debord de créer une antenne de l’IS au Canada, idée que Straram semble abandonner après la parution du Cahier en mai 1960, tant les divergences entre les deux hommes sont manifestes. Il faut comprendre que cette publication était aussi une façon pour Straram de se singulariser. Si sa composition est scindée entre une première partie consacrée presque exclusivement à des textes d’auteurs québécois et une seconde à ceux de l’IS, il ne faut pas conclure trop vite qu’il s’agit nécessairement d’un travail négligé. Straram se méprend sans doute un peu sur la répercussion des thèses de l’IS dans un contexte intellectuel peu favorable à l’esprit avant-garde12. Cela dit, sa motivation est ailleurs et est bien illustrée par le fait qu’il parvient à réunir autant de contributions moins de deux ans après son arrivée à Montréal en juin 195813. Son travail d’édition manifestement minimal laisse croire qu’il est peu probable qu’il ait forcé des auteurs à digérer les thèses de l’IS et à les intégrer à leurs textes. S’il est vrai que le Cahier communique les thèses de l’IS dans la deuxième partie, son manque d’unité laisse penser qu’au-delà de cette dimension informative, il y a en a une autre que je caractérise de performative. Straram cherche à réunir 12. Voir Jacques Godbout, « À propos de paysage à inventer ! », Liberté, vol. 2, nos 3-4, 1960, p. 224-225. 13. Son ami Jean-Marc Piotte disait à ce propos qu’« Il est à Montréal depuis deux ans à peine que déjà il connaît tout le monde : il suffit de regarder la table des matières du Cahier. » Cité dans Véronique Dassas, « Le blues du bison. Évocation de Patrick Straram », Conjonctures, no 38, 2004, p. 129
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des gens autour de lui, question de briser son isolement en trouvant des interlocuteurs valables qu’il pourra confronter à des idées venues d’ailleurs. Il fait partie de la société canadienne-française, il s’y intéresse et veut s’y prononcer : Il serait vain de vouloir ignorer désormais ceux auxquels je dois le plus. Mais l’élément nouveau et passionnant pour un Néo-Canadien est justement le besoin de confronter un bagage culturel d’ailleurs à ce qui se fait ici, dans la vie quotidienne dont maintenant il participe. Ne nous leurrons pas : un Français qui vit à Paris ne découvrira pas vite les écrivains canadiens. Un Néo-Canadien, s’il n’est pas venu ici seulement pour s’approprier un confort bien pratique pour impuissants, veut comprendre ces écrivains de la société qu’il choisit14.
Mis à part les lieux de rassemblement comme les tavernes, quoi de mieux qu’un collectif pour y arriver ? C’est pourquoi il apparaît insatisfaisant d’évaluer la publication du Cahier en fonction de sa réussite ou son échec à introduire les thèses de l’IS au Québec15. Straram est avide de rencontres, de discussions, de camaraderies, ce qui peut se comprendre après des années de disette d’échanges intellectuels en Colombie-Britannique. Cette avidité n’est toutefois pas épisodique, elle l’habitera jusqu’à sa mort. Comme le disait André Breton qu’il aime citer dans Les pas perdus, « Des hommes, je suis de jour en jour plus curieux d’en découvrir16. » Straram aura passé en effet sa vie à en découvrir. Il serait alors plus pertinent d’envisager le Cahier à l’aune de cette recherche plutôt qu’à celle de la réussite de l’implantation des thèses de l’IS au Québec au début des années 1960. Cette quête nous aide en outre à saisir une distinction fondamentale entre l’esprit d’avant-garde de Straram et celui de Debord : le premier ne veut pas subsumer l’expression 14. Straram, « La vie d’un néo-canadien », texte écrit pour l’émission Partage du matin de Radio-Canada. 8-9 décembre 1960, f. 1. Bibliothèque et archives nationales du Québec, fonds Patrick Straram, MSS391,S1,SS5,D29. 15. Plutôt un échec selon les auteurs, comme le soutien Marc Vachon dans L’arpenteur de la ville. L’utopie urbaine situationniste et Patrick Straram, Montréal, Tryptique, 2003, p. 16. 16. André Breton, Les pas perdus. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1988 [1924], p. 194.
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de chacun sous des thèses collectives. Il explicite son intention dans l’introduction de la revue : « Cahier qui dépend du nombre d’hommes décidés à s’exprimer et à prendre la responsabilité de ce qu’ils vivent comme ils l’interprètent17. » La différence sur le plan de l’énonciation est évidente entre les deux parties du Cahier : les articles sont signés dans la première, mais anonymes dans la seconde, comme il est d’usage dans le bulletin d’informations situationnistes d’où ils proviennent18. Si la parution conjointe de leurs lettres motive essentiellement cet ouvrage, elle offre l’occasion idéale pour republier intégralement le Cahier. En fait, comme leur dialogue porte en partie sur les textes qui ont été publiés dans ses deux parties, nous pouvons maintenant apprécier la teneur et la justesse de leur échange. Par exemple, le texte de Gilles Leclerc qui est publié dans le Cahier 19 retient particulièrement leur attention et les amène à prendre position. Straram défend le texte face à la critique de Debord qui n’apprécie guère son vocabulaire empreint d’humanisme spiritualiste et sa condamnation de la violence, des désirs sexuels et de l’alcool. Il faut dire que les membres de l’IS n’aiment pas ceux qui ne parlent pas comme eux, et ils jugent qu’il vaut mieux perdre un ami que d’accepter un discours qui ne correspond pas au leur20. Debord suit rigoureusement ce principe en rejetant 17. Straram, « Avertissements », Cahier, op. cit., p. 7. 18. Voici comment on présente la principale règle du bulletin IS, dès le deuxième numéro : « La règle dans ce bulletin est la rédaction collective. Les quelques articles rédigés et signés personnellement doivent être considérés, eux aussi, comme intéressant l’ensemble de nos camarades, et comme des points particuliers de leur recherche commune. » IS, no 2, décembre 1958, p. 36. 19. « Promothée ou Schweitzer », Cahier, op. cit., p. 10-18. Le texte de Leclerc est paru dans son recueil d’essais Journal d’un inquisiteur, publié également en 1960, mais ignoré par la critique. Il est intéressant de remarquer qu’il est placé, dans le Cahier, juste avant le texte « Note d’un homme d’ici » de Gaston Miron, à qui Leclerc dédie par ailleurs son recueil. Straram voulait-il suggérer une forme de continuité entre eux en disposant leur texte dans cet ordre ? Il ne s’y serait pas pris mieux pour le faire comprendre. 20. « En fait, nous trouvant amenés à prendre position sur à peu près tous les aspects de l’existence qui se propose à nous, nous tenons pour précieux l’accord avec quelques-uns sur l’ensemble de ces prises de position, comme sur certaines directions de recherche. Tout autre mode de l’amitié, des relations mondaines
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Straram quelques années plus tard21, comme il le fait souvent avec ses amis. Cela dit, l’aliénation humaniste et spirituelle de Leclerc lui paraît tout simplement incurable. Straram ne partage pas son opinion et il le lui fait savoir en se portant à la défense d’un individu qui désire s’exprimer, plutôt que d’évaluer la pertinence des propos de Leclerc qui n’engagent que lui. Debord n’aurait jamais accepté de publier un tel texte dans un bulletin de l’IS : à ses yeux, la responsabilité de son contenu est collective et non individuelle. C’est un peu le sens du reproche qu’il adresse au texte de Gaston Miron : il ne crie pas assez fort pour que ses propos dépassent sa propre personne. La critique de Debord trouve sa pertinence dans son incitation à reconsidérer « Note d’un homme d’ici » dans le contexte original du Cahier, beaucoup plus favorable à l’expression individuelle qu’à celle collective d’une avant-garde22. Les cas de Leclerc et de Miron sont en fait représentatifs de tous les autres textes du Cahier qui, de Louis Portugais à Marcel Dubé, en passant par Gilles Hénault et Paul-Marie Lapointe, retrouvent leur environnement d’origine auprès des textes de l’IS, bien qu’éloignés d’eux autant par leurs propos, leur ton et leur style. Le plus important pour Straram est sûrement qu’il réunit les « interlocuteurs valables » qu’il cherchait au Canada français. Enfin, il ne faut pas oublier que si le Cahier n’est pas un objet inconnu dans l’histoire culturelle du Québec, il a été relativement peu lu. Publié à petit tirage grâce à la contribution d’amis, il n’a jamais fait l’objet d’une réédition. On peut certes le consulter dans la ou même des rapports de politesse nous indiffère ou nous dégoûte. Les manquements objectifs à ce genre d’accord ne peuvent être sanctionnés que par la rupture. Il vaut mieux changer d’amis que d’idées. » Guy Debord et Gil J. Wolman, Potlatch, no 22, 9 septembre 1955, p. 8. 21. « Son évolution canadienne me paraît déboucher finalement (après un bon sursaut en 1960, marqué par sa revue presque situationniste) sur un ralliement respectueux à une “culture parisienne” que nous méprisons totalement ici. » Guy Debord, Lettres à Ivan Chtcheglov, 12 mai 1963. Le contenu de la lettre est reproduit dans la section « Autres textes ». 22. C’est l’opinion de Jacques Godbout dans son compte rendu du Cahier au moment de sa parution. « À propos de paysage à inventer ! », art. cit., p. 225. Guillaume Bellehumeur commente la critique de Godbout dans la postface de ce volume.
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collection nationale ou encore dans le fonds Patrick Straram à Bibliothèque et archives nationales du Québec, mais cette accessibilité n’aide en rien à sa diffusion. Sa publication dans cet ouvrage remédie à cette lacune. J’ai pris également la décision de faire paraître, dans la section « Autres textes » de ce volume, deux autres textes de Straram qui précèdent de quelques années la correspondance au tournant des années 1960 et qui constituent l’essentiel des documents auxquels se réfère Debord pour justifier la contribution de Straram à l’IL. Il s’agit de « Post-scriptum harmonical », un court texte paru en décembre 1953 dans le bulletin des aliénés de l’hôpital de VilleÉvrard (annexe, fig. 1 et 2)23, et Quelque part Salt Spring, texte plus long mais resté inédit24. L’importance que Debord donne à Straram dans les activités de l’IL peut apparaître démesurée, comme le font remarquer Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné dans leur édition des lettres de Straram25. Il faut reconnaître que, hormis quelques brefs textes, des tracts signés et une photo de lui qui apparaissent dans Potlatch et les bulletins de l’IL et de l’IS (annexe, fig. 3, 4 et 5)26, la contribution de Straram reste essentiellement liée aux expériences de dérives qu’il fait avec Chtcheglov et Debord en 1953-195427. Même si celui-ci ne ressent pas la nécessité de publier les deux textes de Straram, il leur donne une place de choix dans l’histoire de l’IL et de l’IS. Tout laisse croire cependant qu’il a moins envie de faire lire ces textes que de s’en servir pour nourrir 23. À la demande de son père, Straram a été interné deux mois à Ville-Évrard à la fin 1953 après avoir menacé des passants dans la rue avec un couteau. 24. L’unique copie de ce texte se trouve dans les archives de Guy Debord à la Bibliothèque nationale de France. BNF (Paris), Manuscrits, fonds Guy Debord, NAF 28603. 25. Straram, Lettre à Debord, op. cit., p. 13. 26. On peut ajouter à cette liste sa réponse à l’enquête « Quel est votre but dans la vie ?… et que faites-vous pour l’atteindre ? » de la revue les Lèvres nues sous le nom de Patrick Elcano. Les Lèvres nues, nos 10-12, septembre 1958, p. XIX. 27. On peut ajouter que les trois publications de textes de Patrick Straram en 2006 par Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné contribuent a posteriori à l’histoire de l’IL.
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sa propre histoire au moment où il la vit28. André Breton et Isidore Isou lui ont montré le chemin en s’appropriant et consignant les événements du surréalisme et du lettrisme au moment même où ils se produisent. Dans « Histoire de l’Internationale lettriste », texte qu’il enregistre et diffuse en décembre 1956 au Tonneau d’or, un bar où le groupe tient sa permanence, il évoque les deux textes de Straram, dont l’un célèbre la construction de situations et l’autre est issu d’une intense activité métagraphique à laquelle il s’adonne lui-même avec Chtcheglov. J’ai tenu à publier cette « Histoire », car c’est elle qui aura permis de ne pas oublier ces textes, tout en permettant aussi à Straram de légitimer sa participation au sein du groupe d’avant-garde de Debord. Même s’ils apparaissent étrangers à la correspondance et au Cahier, ils sont auréolés d’un prestige qui rend moins étonnante l’estime que Debord garde pour son ami à la fin des années 1950. Et si ce prestige conserve d’autant plus sa puissance que les textes étaient jusqu’à maintenant inaccessibles au grand public, ce n’est pas tant pour le déconstruire que je les donne à lire, mais pour faire voir Straram avant qu’il prenne le nom de Bison ravi et qu’il devienne une icône de la contre-culture au Québec dans les années 1970, en partie malgré lui. Ses textes sont plus près de l’imaginaire poétique et des références de son ami Chtcheglov29 que de la rigueur théorique et critique de Debord. Ce qui surprend le plus néanmoins à leur lecture, ce n’est pas tant qu’ils posent les premiers jalons de l’IL, mais qu’ils témoignent de la précocité du travail singulier de Straram : ce sont les premiers exemples de ses écrits qui ont contribué à sa « bâtardise »30. Ils l’annoncent si éloquem28. Dans sa biographie de Debord, Apostolidès tient à montrer comment il a pris un soin inouï à gérer les traces qu’il voulait laisser pour léguer à la postérité un mythe plutôt qu’une histoire. 29. Voir le début de sa lettre à Chtcheglov qui marque leur amitié du sceau de l’imaginaire. La lettre se trouve dans la section « Autres textes » de ce volume. 30. « La marginalité (ma bâtardise) qui me “singularise”, ici et maintenant, Québec 73 (marginalité qui date de bien avant et durera longtemps encore), provient de la production d’écritures “choisie” et d’une prétendue non-lisibilité (et quand bien même il y a d’autres raisons à cette marginalité, alors étiquette sociale et légende, autant que fait réel puisqu’à 40 ans je suis un “assisté social”. » Patrick
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Introduction ◆ 19
ment qu’ils nous font dire, sous la forme amusée du plagiat par anticipation, que Straram aura été un lettriste jusqu’à sa mort, ayant copié l’ensemble de son œuvre avant même de s’établir au Canada. Aussi farfelue soit-elle, cette hypothèse donne tout de même une bonne idée du fait qu’il a tourné sa vie dans tous les sens, du début jusqu’à la fin. Toujours dans la section « Autres textes », j’ai reproduit l’intégralité de l’article de protestation en soutien à la condamnation de Georges Arnaud que Straram publie dans La Presse le 2 juillet 1960 et dont il est question dans la correspondance. J’y ai également ajouté certaines autres lettres de Debord dans lesquelles il est question de Straram après la fin de leur correspondance au début des années 1960. L’histoire de la réception du Cahier et des idées situationnistes au Québec reste à faire. Il m’est apparu pertinent de clore cet ouvrage sur une postface qui s’y essaie. J’en ai confié la rédaction à Guillaume Bellehumeur, dont la thèse de doctorat porte sur cette réception dans la littérature québécoise. À ma demande, sa postface considère cet accueil dans l’horizon plus vaste de la culture et abandonne le critère d’analyse relatif au succès ou à l’échec du Cahier. Il y a bel et bien des suites à cette publication, mais elles sont majoritairement indirectes, voilées, voire détournées. Il va sans dire que la réception des thèses de l’IS en France ou ailleurs dans le monde n’a rien d’une histoire dont les repères s’exposent de manière nette et linéaire. Elle se conjugue au pluriel et prend la forme d’un rhizome, où les reconnaissances explicites côtoient les références implicites et potentielles dans des domaines qui n’ont pas nécessairement de liens entre eux. Le titre de la thèse de doctorat de Guillaume Bellehumeur soutenue à l’université McGill, qui détourne un passage d’un texte de l’IS, laisse présager cette pluralité souterraine : « “Dans les catacombes de la culture connue” : la pensée situationniste et la littérature québécoise (1958-1982) ». Il faut noter que la théorie et la critique radicale de Straram, Questionnement socra/cri/tique, Montréal, Éditions de L’Aurore, 1974, p. 42-43.
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la société moderne du spectacle et de la consommation de l’IS, les appels à la gauche autonomiste et à la jeunesse, les rapports passionnés à la ville ont si bien articulés, cohérents et ciblés, que leur essaimage, aussi flou et vaporeux soit-il, ne tient pas sur des équivoques : de la culture punk au Comité invisible, les ouvrages qui repèrent ces références ne manquent pas dans les recherches sur l’IS31. Mais qu’en est-il au Québec ? Et jusqu’à quel point Straram et le Cahier sont-ils à l’origine de la réception des thèses de l’IS ici ? La postface de Bellehumeur offre d’excellentes pistes pour répondre à ces questions. Enfin, on trouvera en annexe les images de plusieurs textes et documents dont il est question dans les différentes sections du volume. Pour finir, je tiens à remercier Alice Debord pour avoir autorisé la reproduction des textes de Guy Debord, ainsi que Jackie Debelle qui en a fait de même pour les textes de Patrick Straram. Je remercie également Laurence Le Bras de la Bibliothèque nationale de France qui m’a donné accès au Fonds Guy Debord et Anne-Pascale Saliou qui m’a permis de consulter les archives de Patrick Straram à l’EPS de Ville-Évrard. Je remercie Guillaume Bellehumeur pour la rédaction de la postface, François David Prud’homme et Laurence Perron pour leur contribution au projet et Laurence Olivier pour son œil de lynx. Je tiens à remercier chaleureusement Éric Straram d’avoir accepté de me recevoir à Paris pour discuter longuement de son frère et de m’avoir transmis la correspondance de Straram et Jacques Blot. Enfin, je remercie la Faculté des arts de l’UQAM, qui a soutenu la publication de cet ouvrage, ainsi que Guy Champagne, éditeur aux Presses de l’Université de Montréal, qui m’a suivi pas à pas dans les dernières étapes de cette démarche. 31. Greil Marcus, Lipsticks Traces. Une histoire secrète du vingtième siècle, Paris, Allia, 2018 [1989] ; Andrew Hussey, Guy Debord. La société du spectacle et son héritage punk, Paris, Globe, 2014 [2001] ; McKenzie Wark, 50 Years of Recuperation of the Situationnist International, New York, Buell Center and Princeton Architectural Press, 2008 et The Spectacle of Disintegration. Situationniste Passages Out of The 20th Century, New York, Verso, 2013 ; Patrick Marcolini, Le mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle, Montreuil, L’échappée, 2013.
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Chronologie
1931 Décembre : naissance de Guy Debord1 1934 Janvier : naissance de Patrick Straram 1951 Rencontre entre Debord et Isidore Isou à Cannes à l’occasion de la projection de Traité de bave et d’éternité d’Isou 1952 Debord s’installe à Paris et participe au mouvement lettriste Juin : projection de Hurlements en faveur de Sade, film de Debord et scission au sein du mouvement lettriste Décembre : naissance de l’Internationale lettriste (IL) et publication du premier numéro du bulletin de l’Internationale lettriste (4 numéros entre décembre 1952 et juin 1954) (Annexe fig. 3) 1953 Rencontre de Debord et Straram Adhésion de Straram à l’IL Dérives et pratiques métagraphiques de Debord, Ivan Chtcheglov et Straram Novembre et décembre : internement de Straram à l’asile de Ville-Évrard 1. Cette chronologie ne tient compte que des dates et des événements relatifs aux textes publiés dans ce volume.
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Décembre : publication du texte « Post-scriptum harmonical » par Straram dans Le tremplin, bulletin des patients de Ville-Évrard 1954 Avril : départ de Straram pour Vancouver en compagnie de sa femme Lucille Dewhirsh Juin : exclusion de Chtcheglov et démission de Patrick Straram de l’IL Juin : parution du premier numéro de Potlatch, bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste (29 numéros entre juin 1954 et novembre 1957) (Annexe fig. 4) 1956 Décembre : Histoire de l’IL lue par Debord au bar Le Tonneau d’Or 1957 Juin : parution du Rapport sur la Construction des Situations et sur Les Conditions de l’Organisation et de l’Action dans la Tendance Situationniste Internationale de Debord Juillet : naissance de l’Internationale situationniste (IS) 1958 Publication hors commerce de Mémoires, de Debord et Asger Jorn. Debord en fait parvenir une copie à Straram Juin : arrivée de Straram à Montréal. Publication du premier numéro du bulletin de l’Internationale situationniste (12 numéros entre juin 1958 et septembre 1969) (Annexe 5) Juin-Juillet : reprise de la correspondance entre Debord et Straram Octobre : Straram obtient un poste de commis à Radio-Canada Décembre : grève des réalisateurs à Radio-Canada à laquelle Straram participe activement (décembre 1958 à mars 1959)
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1959 Avril : congédiement de Straram de Radio-Canada Août : à la demande de Straram, Pierre Elliott Trudeau rencontre son ami Chtcheglov à Paris 1960 Mai : publication du Cahier pour un paysage à inventer Été et automne : important échange de lettres entre Debord et Straram 1962 Fin de la correspondance entre Debord et Straram 1972 Dissolution de l’IS 1988 Mars : décès de Straram 1994 Novembre : décès de Debord
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« À toi de jouer. » Échange et mésentente entre Guy Debord et Patrick Straram Sylvano Santini
Les lettres de Vancouver : la misère comme chance
La sensibilité sociale et politique de Straram se rapproche du romantisme révolutionnaire de Henri Lefebvre, en étant ouverte aux possibles de la vie plutôt que soumise aux lignes d’horizon d’un parti1. Dans cet esprit, la désaliénation des individus est moins portée par l’engagement collectif dans les enjeux politiques de l’heure que par l’attention quotidienne à soi-même. Cette attention a été théorisée sous le nom de désubjectivitation dans les dernières décennies du xxe siècle, en donnant l’impression que les pratiques de soi, telles que les a pensées Michel Foucault, avaient un accent qui n’était pas étranger à celui de Lefebvre. Cette impression est manifeste dans ce passage de Gorgio Agamben :
1. Straram affectionne particulièrement La somme et le reste (1959) d’Henri Lefebvre. Ce livre a été écrit dans la foulée de sa rupture avec le PCF à la fin des années 1950. Son article intitulé « Vers un romantisme révolutionnaire », datant aussi de cette époque, a été republié en 2011. Henri Lefebvre, Vers un romantisme révolutionnaire, Paris, Lignes, 2011. Je reviendrai plus loin sur les liens de l’IS avec Lefebvre au tournant des années 1960, soit à la même époque que la correspondance entre Straram et Debord et la parution du Cahier.
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[…] toute pratique de soi qu’on peut avoir, même cette mystique quotidienne qu’est l’intimité, toutes ces zones où l’on côtoie une zone de non-connaissance ou une zone de désubjectivation, que ce soit la vie sexuelle ou n’importe quel aspect de la vie corporelle. Là on a toujours des figures où un sujet assiste à sa débâcle, côtoie sa désubjectivation, tout cela, ce sont des zones quotidiennes, une mystique quotidienne très banale. Il faut être attentif à tout ce qui nous donnerait une zone de ce genre. C’est encore très vague, mais c’est cela qui donnerait le paradigme d’une biopolitique mineure2.
La sensibilité de Straram pour l’émancipation des individus qui s’accomplit en suivant des pratiques de minorisation et de soi se marie bien avec le discours libertaire de la contre-culture, mais elle reste incommodante par ailleurs. Qui rejoint-elle vraiment ? Straram a certes ses admirateurs et de nombreux camarades dont le politologue québécois Jean-Marc Piotte, mais il échappe aux groupes et aux organisations. Sa marginalité, son individualisme, son refus de travailler, sa dénonciation des connivences entre le parti communiste et le pouvoir dominant dans les pays capitalistes et ses écritures dans lesquelles il ne parle que de lui-même en citant les autres trouvent peu d’écho chez ceux qui veulent faire la révolution à l’époque3. Il s’engage néanmoins concrètement dans les luttes de gauche sur le front culturel, ce qui l’empêche de s’abandonner totalement à la contre-culture qui, elle, se contente d’inverser les valeurs du capitalisme sans vraiment les détruire4. La place que Straram occupe publiquement n’est pas 2. Giorgio Agamben, « Une biopolitique mineure. Entretien avec Giorgio Agamben », Vacarme, no 10, 2 janvier 2000 (https://vacarme.org/article255.html). On reconnaît sans mal l’influence de Foucault, de Deleuze et de Guattari dans la citation d’Agamben. 3. « Entretien avec Patrick Straram le Bison ravi », Hobo-Québec, nos 9-11, octobre-novembre 1973, p. 30. 4. Les articles qu’il signe dans la revue Chroniques dès les premiers numéros en 1975 critiquent la contre-culture. Il faut dire que la revue mène une charge contre elle pour situer autrement la lutte que mène la gauche culturelle. Voir entre autres Chroniques, nos 18-19, juin-juillet 1976 dont tous les articles déconstruisent le discours politique des contre-culturels. Straram est l’auteur d’un de ces articles. Dans un texte qui est resté inédit à ma connaissance et dans lequel il fait une mise au point de ses rapports avec la contre-culture, il pré-
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évidente dans les années 1970 : sa situation ambiguë et précaire, indéterminable, échappe aux positions clairement établies et aux discours hiératiques5. Sa marginalité, dont il se plaint souvent, le fait souffrir, mais elle concrétise l’asile qui lui permet de vivre librement. Il ne s’isole pourtant pas du monde en écrivant sa « vie quotidienne » : il porte sa subjectivité au-devant de l’histoire. En s’arrêtant au tournant des années 1960, les textes publiés dans ce volume offrent un portrait de Straram avant celui plus connu que je viens de dépeindre brièvement. À l’aube de la contreculture, Straram n’est pas encore affublé de signes autochtones, ne se fait pas encore appeler le Bison ravi et n’a pas publié de livres. Les lettres, les textes et les documents que j’ai réunis permettent donc de donner un visage à Straram avant Straram6. Car que connaît-on réellement de lui à cette époque ? Quelques articles et ouvrages nous en proposent un aperçu, mais ils montrent invariablement ses années de dérive à Saint-Germain-des-Prés et ailleurs en France et en Espagne, avant son arrivée au Canada en avril 19547. Si les quatre années qu’il passe en Colombie-Britannique avant son installation à Montréal en juin 1958 ne sont pas entièrement oubliées, on les limite aux mêmes événements qui se résument à ceci, à peu de chose près : Straram est installé dans l’Ouest canadien avec sa femme Lucille Dewhirsh et ses deux enfants cise qu’il est l’un des fondateurs de Chroniques. « Réflexions/questionnement : contre-culture. » Bibliothèque et archives nationales du Québec, fonds Patrick Straram, MSS391,S1,SS6,D108, f. 6. 5. Je me permets de renvoyer à mon article sur la question. « La “bâtardise” de Patrick Straram. La gauche culturelle au Québec et ses suites », Globe, vol. 14, no 1, 2011, p. 53-75. 6. C’est Jean-Marie Apostolidès qui m’a suggéré de consacrer mon texte introductif à « Straram avant Straram », la première fois que je lui ai parlé du projet de republier ses lettres conjointement avec celles de Debord. 7. Voir les ouvrages ou les articles que j’ai déjà cités de Marc Vachon, Pierre Rannou et Véronique Dassas, ainsi que l’introduction des lettres de Straram et ses deux récits publiés par Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné. Pour compléter la liste, on peut ajouter les pages que ces deux derniers lui consacrent dans Ivan Chtcheglov, profil perdu, Paris, Allia, 2006 et celles que l’on retrouve dans Jean-Michel Mension, La tribu. Entretiens avec Gérard Berréby et Francesco Milo, Paris, Allia, 2018 [1998].
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près de sa belle-famille. Il trime dur dans les scieries, il coupe des arbres et défriche les terrains pour parachever la route transcanadienne. Il souffre de la pauvreté en plus de subir le mépris de ses beaux-parents. Il a hâte de tourner la page sur cet épisode, et sa venue à Montréal est une renaissance intellectuelle et culturelle. Il faut reconnaître que ces principaux détails se réduisent à ce que Straram raconte lui-même de son séjour dans l’Ouest. Aussi justes soient-ils, ils cachent toutefois une époque d’expériences et d’observations qui consolident ses choix et nourrissent sa critique. La force de caractère et l’opiniâtreté qu’il manifeste en défendant ses idées dans sa correspondance avec Debord font certes partie de sa personnalité depuis longtemps, mais on peut croire qu’il est si bien mis à l’épreuve durant ces premières années au Canada qu’il en ressort avec plus de confiance et d’assurance. Les lettres qu’il envoie à son ami comédien Jacques Blot depuis Vancouver découvrent ce visage8. Elles le montrent encore 8. Sa correspondance avec Jacques Blot débute en France en 1951 avant son départ au Canada et se termine en 1960, deux ans après son arrivée à Montréal. Elle couvre donc toutes les années de son séjour dans l’Ouest canadien. Je remercie Éric Straram de m’avoir permis d’obtenir ces lettres de la part de Jacques Blot qui vivait toujours à Paris en décembre 2019. C’est dans l’une d’entre elles que l’on apprend, entre autres, qu’il a changé de nom pour Elcano, peu après son arrivée au Canada : « Je suis fatigué de mon nom. Trop connu. Mal. J’en ai épuisé toutes les ressources, j’ai joué avec lui tous les jeux qui en valaient la peine. Il n’a plus aucune surprise à me faire (ou de mauvaises), il n’a plus aucun débouché. Je change de nom. Prévenir autour de toi. Et ne plus jamais m’appeler Patrick Straram, mais Patrick ELCANO. La poste est prévenue. Je veux que d’ici quinze jours, il ne reste plus aucune chance d’être appelé Straram. Je tiens à ce changement. J’autorise quiconque à voir dans mon nom un bien joli symbolisme en petit nègre : “Patrick le canot”. » Straram, Lettre à Jacques Blot, 16 octobre 1954. Il faut dire que ce n’est pas la première et la dernière fois qu’il change de nom : né Patrick Marrast, il utilise celui de Straram (anagramme de Marrast), comme l’ont fait son arrière-grand-père et son grand-père, Walther Straram, chef d’orchestre qui a notamment dirigé la première du Boléro de Ravel et qui a participé au développement et à la vie du Théâtre des Champs-Élysées à Paris. Le père de Patrick, Enrich, et son frère, Éric, portent aussi le nom de Straram et ont dirigé le Théâtre des Champs Élysées. Voir Eric Straram, Le Théâtre des Champs-Élysées et les Straram : histoire croisée d’une instituion et d’une famille, Paris, Société immobilière du Théâtre des Champs-Élysées, 1998. Il existe une version en ligne de cette histoire (http://www.musimem.com/champs-elysees_et_straram.htm.) À son arrivée à Montréal en 1958, Patrick délaisse le nom Elcano pour reprendre
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attaché à Paris, à ses anciens camarades de l’IL, principalement Chtcheglov, et aux amis qui s’occupent des manuscrits qu’il a laissés chez des éditeurs. Il initie Blot à la pratique métagraphique, l’incite à devenir comédien, à faire son chemin, en évitant les idées à la mode, les groupes, bref il l’encourage à devenir autonome : « intéresse-toi à toi », lui dit-il9. Il lit beaucoup lorsque la besogne lui permet. À la fin de chacune de ses lettres, on retrouve une liste de livres qu’il aimerait recevoir. Il en reçoit plusieurs qu’il lit et commente à son ami. Son éloignement de Paris, le travail et la famille ne l’empêchent pas de développer ses pensées en écrivant. À certains moments, il dit vouloir écrire des romans pour gagner sa vie, à d’autres, il n’a plus envie de publier ses textes, au point de demander à son ami de retrouver ses manuscrits et de les lui retourner10. Il lui avoue même vouloir arrêter d’écrire. Il faut songer un jour à publier cette correspondance précédant celle présentée dans ce volume pour éclairer un moment de sa vie où sa pensée et sa sensibilité prennent forme en se confrontant à l’expérience du travail, de la famille et de la misère. Une période de silence, qui lui fait grand bien dit-il, où il est animé par Howard Roark, le héros du roman La source vive (1943) d’Ayn Rand, qui a connu un grand succès auprès des jeunes. Il en parle avec beaucoup d’enthousiasme à Blot à la fin de l’année 1954. Les formes de vie de Roark, architecte et individualiste, taciturne mais confiant et fort, l’inspirent plus que les scandales d’avant-garde et les expériences d’écrivains comme celles de Henri Michaux et d’Antonin Artaud, qu’il admirait pourtant. Contrairement à eux, Roark desserre les poings, abandonne la celui de Straram : « Elcano ? Connais pas. Retiré de la circulation. » Straram, Lettre à Jacques Blot, 24 juin 1958. Enfin, il utilise le pseudonyme de Bison ravi au retour de son séjour californien à la fin des années 1960, en reprenant l’un des anagrammes de Boris Vian et en référence à son animal totem, connu pour son endurance et sa résistance face à l’extinction. 9. Straram, Lettre à Jacques Blot, 24 juin 1958. 10. Ce qui est le cas de Almanch Mixcoatl et Cyclique Riffs. Straram, Lettres à Jacques Blot, 16 novembre 1957. Il en est également question dans les lettres qu’il lui envoie et qui sont datées du 11 février et du 16 février 1958.
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colère et affronte le réel. Il faut dire que les personnages de fiction sont pour lui des êtres auxquels il aime se mesurer, comme Chtcheglov s’imagine en Prince Vaillant et Debord en Lacenaire, le singulier criminel dans le film Les enfants du paradis (1945) réalisé par Marcel Carnet d’après un scénario de Jacques Prévert11. Or, en s’imaginant en Roark, l’individualiste qui agit plus qu’il ne parle, Straram se désolidarise de ses anciens complices. Cette attitude se manifeste sans équivoque dans les remarques qu’il fait à Blot à propos du tract Ça commence bien ! signé conjointement par les surréalistes et les membres de l’IL en septembre 1954 pour dénoncer un numéro spécial du bulletin des Amis de Rimbaud, Le Bateau Ivre, consacré au centenaire du poète12. Elle se manifeste également dans un second tract, Et ça finit mal, faussaires, du 7 octobre 1954, signé cette fois par les seuls membres l’IL, qui se veut une mise au point quant à une intervention commune des surréalistes et de l’IL pour perturber la commémoration du centenaire de Rimbaud à Charleville13. Voici un passage d’une lettre à Blot qui révèle bien le genre de réflexion que Straram mène loin de Paris, et qui l’aide à persévérer dans sa situation déplorable en concevant une vie indépendante, autonome et courageuse : Mis au courant, par le tract “Ça commence bien, Ça finit mal” de la collaboration, très scission surréalo-lettriste. Bien sûr que s’il fallait donner raison à quelqu’un, ce serait aux lettristes. Mais tout ceci, par leur faute, reste bien de la querelle littéraire. Le tract est une arme… Howard Roark ne rédigeait pas de tracts et dynamitait des buildings. Howard Roark avait appris une chose dans la vie : jamais céder, jamais se réduire à la colère. […] J’aurais bien compris et apprécié le type qui aurait dynamité la statue de Rimbaud le lendemain de son érection. J’apprécie encore plus le type qui pense que pour éviter l’érection des monuments commémoratifs ou l’exploitation d’un Rimbaud (d’un Van Gogh, d’un Artaud) par les foules officielles d’une société policée, 11. Voir Apostolidès et Donné, Ivan Chtcheglov, profil perdu, op., cit, p. 23 et le film In Girum imus nocte et consumimur igni et Panégyrique de Debord, Œuvres, op. cit., p. 1658. 12. Le Bateau Ivre. Numéro spécial du Centenaire. Bulletin des Amis de Rimbaud, no 13, Paris, éditions Messein, septembre 1954, 24 p. 13. Les deux tracts sont reproduits dans Debord, Œuvres, op. cit., p. 157-165
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il faut d’autres moyeux que les barricades ou le lettrisme. Ce genre de types existe : Howard Roark, Pierre Mabille, Gilles Ivain14. C’est à quoi je m’efforce d’aboutir moi-même – ce qui demande une rigueur et une lucidité autrement difficiles à posséder que ne l’est se libérer complaisamment par l’action, la colère, l’invective et autre geste ou cri d’un héroïque médical. Tous les grands révolutionnaires sont trop de cas pathologiques qui pensent d’abord à se soigner15.
Et il en rajoute dans une lettre qu’il lui adresse le mois suivant : Il y a dans Artaud et Michaux (et tant d’autres, de Lautréamont à Beckett – un grand et un petit !) une terrible défaite consentie : ne pouvant vivre au sens intégral ils vivent une légende, exorcisme ou rite, c’est une légende – voilà l’existence fœtale. Un météore peut être un fœtus. C’est très beau à lire, mais pas drôle à vivre. Et tout compte fait la divinisation ou l’utilité du blasphème sont moins créatrices que l’architecture (aussi bien théâtre, roman, poème, images, musique, presse, industrie et autres moyens d’expression)16.
Lorsqu’il écrit cette lettre, Straram travaille durement sur un chantier au nord de Vancouver au début de son premier hiver canadien, là où la colère et le blasphème ne sont d’aucune aide face aux rudes conditions physiques. Il surmonte toutefois sa situation en une vision poétique qui évoque immanquablement l’attitude romantique : Je suis néanmoins très satisfait de passer cet hiver très très dur à Sidmouth. L’isolement prend des proportions et une acuité qui poussent à un ongle du délire d’interprétation. Est-ce la dérive lente des neiges, de glaces ou est-ce la fin du monde filmé[e] dans des arsenaux d’une cité promontoire stratosphérique ? Je suis néanmoins très satisfait des neiges, de ce travail sur le chantier – étourdissement qui cingle – nerfs, nerfs, optique triplement de scie, pesanteurs de forge et d’iceberg, champ mêlé : gisement, fabrique d’uranium, requin –, des traîneaux et des chevaux, des glaces que charrie la Columbia, des faims, des soifs, des nuits ouvertes coupées, de l’immensité réduite à tête d’épingle et des localisations par l’élargissement métamorphose sous l’effet de glaces. 14. Gilles Ivain est le pseudonyme d’Ivan Chtcheglov. 15. Straram, Lettre à Jacques Blot, 10 novembre 1954. 16. Straram, Lettre à Jacques Blot, 28 décembre 1954.
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Je mène l’extrême dépouillement, l’extrême rudiment, l’extrême urgence d’un trappeur et je suis en formidable état d’alerte cosmique. Cafard noir aisance je m’enferme et je me tais. DUR. Sidmouth c’est la merde, donc la chance. Ma vie comme tant de miroirs qui forniquent17.
Straram expose à son ami son état contradictoire, en disant affronter des conditions misérables non sans un certain bonheur, comme si elles lui offraient étrangement « une chance ». Il se représente encore dans un état similaire dans « L’air de nager », un texte qu’il termine de rédiger à Revelstoke en 1957 et qu’il fait paraître dans le Cahier en 1960. « Encore que trois années infectes, moral excellent18. » Il considère en outre avec intérêt sa vie amoureuse qui est pourtant lamentable : L’amour à côté. Avec les complexes qui rebondissent à la surface dans cette ambiance de la petite misère dure, les rébellions, les revendications, les rages, les jalousies, les peurs, les sarcasmes, les chantages moraux, les insultes, l’amour au divorce, les drames latents et les drames accrus – c’est pourtant l’authenticité et le plaisir d’une aventure qui m’importe19.
Depuis la Colombie-Britannique, Straram donne de lui l’image d’une personne qui se place au-dessus de la mêlée, en conservant la raison et le moral malgré les circonstances. Il se dépeint en héros romantique qui vainc les tempêtes les plus violentes par la seule force de son esprit et la profondeur de sa subjectivité. Aussi pénibles soient-elles, elles lui permettent de reconnaître le sens de sa révolte qui lui ouvre des possibles, plutôt que de se complaire dans la mélancolie : « Cette existence de sédentaire coince dans la pire nausée, et la plus stérile. C’est un instinct profond en moi et lumineusement logique qui me commande d’opter pour cette vie nouvelle de nomade, et de forain, ce poète ultime d’un sur-
17. Straram, Lettre à Jacques Blot, 18 décembre 1954. 18. « L’air de nager », Cahier, op. cit., p. 43. 19. Ibid.
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réalisme bien réel20. » L’espoir de résoudre la contradiction qui le tenaillait dans l’Ouest à son arrivée à Montréal en juin 1958 est de courte durée. Il se retrouve en effet dans la même indigence après son congédiement de Radio-Canada pour avoir pris part activement à la grève des réalisateurs, alors qu’il n’était qu’un simple commis. Il se confie en effet à Debord à ce sujet : « [J]e mène à Montréal une existence plutôt insensée, assez abominable, dont l’aspect sinistre (pratique) est très déprimant, si le côté libre (moral) me satisfait pleinement21. » Suite à son licenciement, Straram se promet de ne plus jamais travailler, faisant écho au fameux appel que Debord inscrit à la craie sur un mur de la rue de Seine en 1953. Il tiendra sa promesse, puisqu’il n’occupera plus de poste salarié jusqu’à sa mort. Ce qui ne l’empêche pas de rencontrer bien d’autres contradictions et de travailler dans un certain sens, en écrivant des articles, des livres et en animant des émissions à la radio. Straram avant Straram dessine un portrait de lui en révolutionnaire de soi, celui qui aime son destin comme Nietzsche le recommande et qui prendra le nom de Bison ravi. La confrontation quotidienne avec des conditions de vie matérielles difficiles forme son expérience de la liberté. Il commence à entrevoir cette vérité, sans toutefois savoir qu’elle l’accompagnera jusqu’à la mort. Quelques mois avant son arrivée au Québec, il l’appréhende donc de manière encore un peu floue, en s’imaginant investir le monde culturel comme un entrepreneur de soi qui gagne de l’argent, à la manière de Howard Roark : […] je partirai pour Montréal, à l’autre bout du continent. Objectif : après tout ce temps de travail manuel et d’idées en chambre sans réaliser, tenter tous les commerces dits intellectuels. Radio, magazines, publicité, disque. Des antichambres. Mais je ferai tout pour réussir une fortune dans ces antichambres. Les chantiers sont seulement pour la mort à crédit, qui a beaucoup plus de sens au Canada que dans Céline. En trois ou quatre ans de fortune dans les antichambres, je suis capable d’avoir de quoi tout couper et m’installer quelque part 20. Ibid., p. 50 21. Straram, Lettre à Guy Debord, 24 août 1960.
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pour un travail d’envergure ou vivre d’envergure. Il est d’ailleurs temps que j’envisage de jouer au poker pour tirer assez d’argent de cette Amérique et aller l’utiliser ailleurs22.
Quelques mois après son arrivée à Montréal, il délaisse le travail, ne joue pas au poker et n’a plus la même ambition. Il reste cependant confiant, et, gardant les yeux bien ouverts, il s’installe dans sa nouvelle ville et sa vraie vie. Les lettres à Debord de Montréal : une amitié dans une courte durée de temps
Straram renoue avec Debord par l’entremise d’un échange épistolaire à un moment où il cherche à briser son isolement. Dans une lettre datée de septembre 1959, il dit en effet à son ami Chtcheglov : « Quatre années dures et magnifiquement utiles en plein bois ont tout de même abouti à la nécessité d’un interlocuteur plus loquace que des arbres ou des cow-boys. J’ai donc tenté Montréal, cette métropole insensée23. » Mais cela ne signifie pas qu’il pense nécessairement à son ancien camarade. Comme il le dit lui-même, il fréquente assidûment la bibliothèque pour se mettre à la page de ce qui se publie dans sa ville d’adoption, particulièrement en poésie. Son carnet d’adresses et de rendez-vous est d’ailleurs bien rempli, et les lettres d’acceptation et celles plus nombreuses de refus qu’il reçoit de revues et d’éditeurs signalent ses efforts pour s’inscrire dans le paysage culturel, comme un entrepreneur suivant le destin de Roark24. Comme le fait remarquer Piotte dans un passage cité plus haut, il suffit de regarder la table des matières du Cahier pour voir que Straram rencontre de nombreuses personnes à son arrivée. En moins de deux ans, il publie des articles dans Cité libre et Liberté, et la radio de Radio-Canada diffuse ses pièces25. Il connaît 22. Straram, Lettre à Jacques Blot, 16 novembre 1957. 23. Straram, Lettre à Ivan Chtcheglov, 9 septembre 1959. Le contenu de la lettre est publié dans la section « Autres textes » de ce volume. 24. Ces lettres se trouvent à Bibliothèque et archives nationales du Québec, fonds Patrick Straram, MSS391,S3,SS2. 25. Dans les deux premières années après son arrivée à Montréal, Straram collabore trois fois à Cité libre (« Les Français parlent aux Français », no 22,
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par ailleurs assez bien Pierre Elliott Trudeau pour lui demander, sachant qu’il allait à Paris, de lui rapporter des nouvelles de son ami Chtcheglov26. Enfin, sa participation active à la grève des réalisateurs de Radio-Canada de la fin de l’année 1958 au début de 1959 lui permet de nouer des amitiés. Les interlocuteurs ne manquent pas, mais sont-ils ceux qu’il recherche ? En juin 1958, Straram reçoit le « Rapport sur la construction des situations » et le premier numéro du bulletin de l’IS. Cet envoi semble l’inviter à participer aux activités de l’IS malgré la distance, ce qui lui donne espoir « de clore une période de quatre années difficiles, déprimantes27. » Rien n’indique cependant qu’il ait sollicité ces textes, mais comme l’affirment Apostolidès et Donné, le moment semble opportun : « Straram s’interroge sur le sens de cet envoi, et écrit dès sa réception à Debord pour lui demander des éclaircissements sur quelques points essentiels28. » Tout porte à croire cependant qu’ils lui ont été envoyés suivant la volonté affichée des membres de l’IS de renouer avec leurs anciens camarades. Il y a des gens – deux ou trois peut-être – que nous avons connus, qui ont travaillé avec nous, qui sont partis, ou qui ont été priés de le faire pour des raisons aujourd’hui dépassées. Et qui, depuis, se sont gardés de toute résignation : du moins il nous est permis de l’espérer. Pour les avoir connus, et pour avoir su quelles étaient leurs possibilités, nous pensons qu’elles sont égales ou supérieures maintenant, et que leur place peut encore être avec nous29. octobre 1958 ; « Pli cacheté à quelques-uns et quelques-unes, et à Cité libre », no 23, mai 1959 et « Valeurs culturelles à une information », no 25, mars 1960) et deux de ses textes sont présentés à l’émission Nouveautés dramatiques de RadioCanada (Le manuscrit sous le signe du cancer, le 4 octobre 1959 et Trains de nuit, le 6 décembre 1959). 26. Cette rencontre a eu lieu en août 1959. Straram débute sa lettre à Chtcheglov du 9 septembre 1959 en parlant des nouvelles que Trudeau lui rapporte et qui se résument à presque rien. Dans une pièce écrite au même moment où il prépare la biographie de Chtcheglov avec Boris Donné, Jean-Marie Apostolidès imagine sa rencontre de Trudeau et Chtcheglov, non pas à Paris, mais à la clinique de La Chesnaie, où ce dernier est interné. Jean-Marie Apostolidès, Il faut construire l’hacienda, Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2006. 27. Apostolidès et Donné, in Straram, Lettres à Debord, op. cit., p. 19. 28. Ibid. 29. Michèle Bernstein, « Pas d’indulgence inutile », IS, no 1, juin 1958, p. 26.
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La coïncidence entre la réception de cet envoi, cet appel de Michèle Bernstein dans le premier numéro du bulletin de l’IS, et l’arrivée de Straram à Montréal semble tenir du hasard objectif qui recouvre les rencontres et les événements imprévus de la nécessité, comme nous l’a appris André Breton. À défaut de ne pas pouvoir lire la lettre que Straram envoie à Debord suite à la réception des documents (elle est perdue, comme toutes les autres d’ailleurs, à l’exception de celles réunies dans ce volume qui datent de 1960), on peut estimer très probable que ce soit cette réception combinée à l’appel de Bernstein dans le bulletin qui initie leur correspondance. Ces raisons m’apparaissent plus complètes et satisfaisantes que l’hypothèse avancée par Marc Vachon dans son livre sur Straram et les situationnistes, qui couvre partiellement les circonstances en omettant la réception des documents de l’IS par Straram en juin 1958 : « Il se peut que Bernstein pensât à Straram et à Chtcheglov en écrivant ces lignes. Quoi qu’il en soit, au cours de l’automne 1958, Straram écrit une lettre à Guy Debord pour se renseigner sur l’état du mouvement situationniste30. » Dans son article, que je cite plus loin, Pierre Rannou propose une hypothèse intéressante pour expliquer la reprise de contact entre eux : elle serait liée à la grève des réalisateurs à RadioCanada. Bien qu’elle s’écarte de la chronologie (leur échange qui commence à l’automne 1958 précède en effet de quelques mois cette grève31), elle a le mérite d’expliquer pourquoi, dans les circonstances difficiles qui sont les siennes à son arrivée à Montréal, Straram s’intéresse aux thèses de l’IS et veut publier un Cahier. Il faut dire que le poste de commis à Radio-Canada qu’il obtient à l’automne 1958 le met au fait des signes avant-coureurs de la grève qui sera déclenchée en décembre de la même année et à laquelle 30. Vachon, L’arpenteur de la ville, op. cit., p. 57. 31. Pour appuyer l’hypothèse de Rannou, on peut ajouter que l’impatience des réalisateurs est bien palpable lorsque Straram commence à travailler comme commis à Radio-Canada à l’automne 1958, et qu’il connaît donc les critiques et les revendications des futurs grévistes lorsqu’il interroge Debord à propos des thèses de l’IS.
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il participe activement. L’hypothèse m’apparaît dès lors plausible, d’autant plus que Debord semble la confirmer en expliquant à Chtcheglov ce qui a mis un terme à leur correspondance : « Dans cette affaire aussi, il arrive trop tard, ignore que le syndicalisme a maintenant pour fonction principale l’intégration des travailleurs à la société32. » De plus, Rannou considère Straram un peu comme je l’ai fait précédemment, c’est-à-dire comme un individu beaucoup plus préoccupé à agir dans le réel, qu’à participer aux activités d’une avant-garde. L’individualiste entrepreneur à la Roark qu’il s’imagine être en quittant l’Ouest canadien trouve toutefois une occupation à sa mesure dans la lutte syndicale, à défaut de faire fortune. Or, comme le dit Rannou, cette lutte serait aussi à l’origine de la création du Cahier : Comment expliquer qu’il décide de renouer avec Debord à ce momentlà précisément ? Les mésaventures de Straram à Radio-Canada le sensibilisent à la mainmise rigide des directeurs des organes de presse sur le contenu éditorial des émissions et des publications qu’ils dirigent. Devant ce constat, il entreprend de mettre sur pied une revue où les auteurs pourront, hors d’une ligne éditoriale précise et sans risque de censure, s’exprimer librement. […] [I]l convient de reconnaître, particulièrement à la lecture du sommaire de son premier numéro, que Straram a cherché à doter le milieu culturel québécois d’un lieu d’échange intellectuel stimulant33.
Rannou ignore toutefois l’appel que lance l’IS à ses anciens camarades par l’entremise de Bernstein, en laissant entendre que Debord n’a pas l’habitude de renouer avec les camarades qu’il a expulsés : « Ce type de renouement n’est pas habituel pour Debord qui, comme le rappelle [Jean-Michel] Mension, déjà à cette époque, avait commencé à faire le ménage autour de lui, éloignant ceux qui avaient été de l’aventure des débuts chez Moineau, donc de la période lettriste34. » Pour rétablir les faits, il 32. Debord, Lettre à Chtcheglov, 12 mai 1963. Le contenu de la lettre est reproduit dans la section « Autres textes ». 33. Rannou, art. cit., p. 41-42. 34. Ibid., p. 42.
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faut dire que Straram rencontre Debord après cette période qui se termine par une scission au sein du groupe d’Isidore Isou et la constitution de l’IL en 1952. Il n’accompagne donc jamais Debord dans l’aventure lettriste, au sens premier du terme. En outre, Straram n’est pas exclu de l’IL, c’est lui-même qui démissionne. Debord ne manque pas d’ailleurs de le lui rappeler dans une lettre datée de l’été 1954 et le répète également dans son Histoire de l’Internationale lettriste en 1956. L’inépuisable jeunesse chez Debord
Les raisons qui expliquent que Debord tente de renouer avec Straram sont plus clairement établies par Apsotolidès et Donné : « Critique de la séparation » : parmi les significations multiples de ce titre, il faut entendre le regret de la dispersion du trio qui s’était porté si avant dans la « recherche d’un grand passage situationniste ». Dans ce regret il entre une part de nostalgie de l’intensité des aventures vécues ensemble, mais surtout la conscience que Chtcheglov et Straram auraient un rôle de premier plan à jouer dans le nouveau mouvement. Aussi Debord entreprend-il, à partir de juin 1958, de renouer avec ses anciens compagnons35.
En écrivant à Straram, Debord cherche donc aussi à renouer avec Chtcheglov avec qui il a rompu en 1954. Le tract Informations36 présente les causes de cette rupture, qui se résument à ceci : Chtcheglov lui reproche son mode de gestion autoritaire et sa tendance à s’approprier les idées des autres. Debord lui donne raison en publiant son texte Formulaire pour un urbanisme nouveau dans le premier bulletin de l’IS en juin 1958, sans son accord. N’ayant pas changé ses manières, on peut comprendre qu’il hésite à entrer directement en contact avec Chtcheglov. Les sachant bons amis, il fait de Straram son émissaire. Les premières lettres 35. Apostolidès et Donné, Lettres à Debord, op. cit., p. 14. 36. Le tract Informations a été rédigé par Ivan Chtcheglov suite à son exclusion de l’IL. Patrick Straram et Henri de Béarn le cosignent en annonçant leur démission. Le tract est reproduit dans Apostolidès et Donné, Ivan Chtcheglov, profil perdu, op. cit., p. 68. J’y reviendrai plus loin.
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qu’il lui envoie éclairent ses motivations et confirment que l’appel de Bernstein dans le premier bulletin de l’IS leur est bien destiné : « Si toi, et Gilles Ivain dont je ne sais rien depuis plusieurs années, pensez avoir marché depuis dans une direction qui n’est pas étrangère à nos positions communes d’autrefois et au style général des recherches de l’I.S., je serais heureux que notre dialogue soit rouvert. À toi de jouer37. » Il serait sans doute faux d’affirmer que Debord se sert uniquement de Straram pour reprendre contact avec Chtcheglov. Le sens de la formule « à toi de jouer » ne peut être réduit à cette seule intention. Ce serait oublier la place de choix que Debord réserve à son correspondant dans son « Histoire de l’Internationale lettriste », dont il se souvient dans une lettre qu’il lui envoie le 25 août 1960 : « Je n’oublie pas que la première déclaration “situationniste” imprimée a été diffusée par toi dans le bulletin de Ville-Évrard38. » Il faut noter enfin que, bien avant Debord, Straram utilise deux fois la formule « À toi de jouer » dans des lettres qu’il envoie à son ami Jacques Blot le 22 décembre 1953 et le 27 septembre 195439. Est-elle propre à Straram ? Debord la reprend-il en guise de clin d’œil ? D’ailleurs, elle sonne autrement si on tient compte du fait que les principales idées de l’IS sur la question du jeu ont été établies et expérimentées par ce trio en 1953 et en 195440. Toujours est-il que cette formule est manifestement un signe de connivence. La nostalgie explique en partie ce qui motive Debord à renouer avec ses anciens compagnons qui ont passionné la vie avec lui en pratiquant la métagraphie, en dérivant dans les rues de Paris et en fréquentant les bars de St-Germain-des-Prés. Elle ne se limite pas cependant qu’à ses souvenirs : Debord érige le passé en âge d’or au moment même où il cherche à doter l’IS de nouveaux moyens 37. Debord, Lettre à Straram, 3 octobre 1958. 38. Debord, Lettre à Straram, 25 août 1960. 39. Dans la seconde, la formule relève du mot d’ordre : « Il doit, après avoir bu et soupesé, diriger le tout sur la Guersant. Il te donnera les indications nécessaires. Essayer de ne rien me perdre, et me renvoyer (ce qu’il te dira) sans trop tarder. À toi de jouer. » Straram, Lettre à Jacques Blot, 27 septembre 1954. 40. Apostolidès et Donné, Lettres à Debord, op. cit., p. 11.
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et de nouvelles possibilités de vie. La fondation d’une antenne du groupe d’avant-garde à Montréal est l’une d’entre elles. Il faut dire qu’il n’a pas encore trouvé d’accueil en Amérique, ce qui peut paraître embêtant pour une « internationale ». Straram lui apparaît comme la solution idéale puisqu’il incarne le passé et, potentiellement, le futur. En renouant d’amitié avec lui, Debord avance en regardant dans le rétroviseur. La contradiction d’une avantgarde qui repère dans l’ancien les éléments de son avenir n’est pas nouvelle, elle est présente dans la plupart des groupes, dont le futurisme russe qui rêve de retrouver la langue dans un état adamique avec le zaoum ou encore le surréalisme qui s’inspire des arts premiers. Debord n’a pas besoin de reculer aussi loin dans le temps : le passé qu’il veut retrouver pour imaginer des possibilités d’avenir correspond à celui de sa jeunesse à St-Germaindes-Prés41. Tout commence en effet pour lui à Paris en 1952 après avoir rencontré les lettristes à Cannes. C’est sa véritable année de naissance, comme le notent tous ses biographes. Mais qu’est-ce que ce passé a de si extraordinaire pour qu’il espère y trouver les voies du futur, en renouant entre autres avec ses anciens amis moins d’un an après la fondation de l’IS ? Il faut comprendre que Debord mythifie son passé en le fixant dans un enchaînement d’événements, d’épisodes, d’anecdotes, d’engagements, de scandales, d’activités illégales, qui forment les contours d’une vie sans concession. « Tandis qu’à l’École Normale Supérieure, au Quartier latin, la future “élite” préparait sa carrière, à quelques pas de là, dans des bistrots évités par tout étudiant respectable, le jeune Debord entamait un parcours qui devait l’amener, lui aussi, à exercer une certaine influence sur le monde42. » Cette vie n’emprunte pas ses formes à celles de l’âge de l’insouciance et de l’innocence, mais plutôt à celles nécessaires et durables de la contestation, comme de la marginalité et de la radi41. Ce passé est relaté dans les entretiens que l’on retrouve dans Mension, La tribu, op. cit., et dans Straram, Les Bouteilles se couchent, op. cit. 42. Anselm Jappe, Guy Debord, Arles et Marseille, éditions Sulliver et Via Valeriano, 1995, p. 77.
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calité. Elles sont l’unique choix possible face à la modernisation des modes de vie de la société française dans les années 1950 qui emporte les jeunes sans demander leur avis43. Aux yeux de Debord, la mythification du passé n’est pas la reconnaissance de la mort du mouvement, mais son acte de naissance. Il ne renie jamais ce passé, comme il n’associe jamais les comportements illicites des jeunes à des erreurs. Ce qu’il exprime ouvertement dans un passage très connu du film qu’il a réalisé en 1978, In Girum imus nocte et consumimur igni : « Il faut découvrir comment il serait possible de vivre des lendemains qui soient dignes d’un si beau début. Cette première expérience de l’illégalité, on veut la continuer toujours44. » Debord apprécie les dévoyés, les enfants perdus, les rebelles, les insoumis, ceux qui quittent le giron familial pour vivre dans la rue et qui connaissent les maisons de correction. S’il aime autant exprimer son affection pour les délinquants, c’est qu’il ne peut l’être lui-même, comme le suggère Mension : Moi j’étais la révolte, je suppose que c’est ça qui intéressait Guy, ça et mon passage en maison de correction […]. Oui, je crois qu’il avait une certaine fascination pour la maison de correction, particulièrement, pour la prison : il trouvait que c’était correct, que c’était normal d’aller en prison quand on vivait cette vie-là… […] Le fait d’aller en maison de correction ça l’impressionnait mais ça l’intéressait. J’étais un petit jeune qui avait fait des choses que lui n’était pas capable de faire45.
Straram figure parmi eux. Son séjour de deux mois à l’asile de Ville-Évrard à la fin 1953, après avoir menacé des passants dans la rue, est l’un des épisodes que Debord n’oublie pas, comme il le lui dit dans une lettre citée plus tôt. En réalité, il se considère
43. Jappe recourt à de nombreuses statistiques pour appuyer le constat que la société française s’arrache au cadre traditionnel pour adopter le style métroboulot-dodo dans les années 1950. L’IL critique ce nouveau style qui impose aux jeunes une forme de vie dont ils ne veulent pas. Ibid., p. 85-86. 44. Debord, In Girum imus nocte et consumimur igni, Œuvres, op. cit., p. 1374. 45. Mension, La tribu, op. cit., p. 57, 58 et 63.
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lui-même comme un « enfant perdu »46. Sans étude, sans diplôme, sans travail, mais autonomes et autodidactes, Debord et ses amis passent leurs nuits à boire, à discuter et à dériver dans Paris pour passionner leur existence, rendue ennuyeuse par les encadrements sociaux et les impératifs de la société de consommation. Leur vocabulaire, leurs mots, ceux-là mêmes que l’on retrouve parfois sur les murs de Paris – ils ont fait des slogans un art – sont les manifestations les plus condensées de leur forme de vie rebelle et trouvent leur signification dans leurs pratiques, leur vie affective, leurs croyances, leurs idées, leurs thèses. On ne peut pas dire que « Ne travaillez jamais » est une phrase creuse pour Debord et Straram : elle fait partie d’un jeu de langage qui porte à conséquence dans leur vie. Bref, c’est cette forme de vie bâtarde de la petite délinquance que Debord veut magnifier en mythifiant son passé. Selon les mots de Vali, le groupe de Chez Moineau revendique comme un privilège de « vivre comme une bande de chiens bâtards. » Cela se résume essentiellement à éviter les descentes de police, ne pas avoir de papiers, chercher un peu de fric et se procurer de la drogue. Pourtant, dans les images de van der Elsken47, cette expression prend un sens plus profond : comme il le dit lui-même, les jeunes de Chez Moineau sont des vagabonds « passifs, sombres, mélancoliques » ; ils 46. Voir le long chapitre « Les enfants perdus » dans la biographie de Vincent Kaufman, Guy Debord. La révolution au service de la poésie, Paris, Fayard, 2011, p. 23-124. Le terme évoque l’avant-garde dans son ensemble qui s’inspire de son contenu militaire en s’imaginant comme de jeunes soldats qui s’avancent courageusement sur le front, pour défendre une cause extraordinaire. Voir aussi Henri Béhar, Les enfants perdus. Essai sur l’avant-garde, Lausanne, L’Âge d’homme, 2002. 47. Ed van der Elsken est un photographe néerlandais qui s’est installé à Paris au début des années 1950. Il est connu pour avoir pris de nombreuses photos de la bohème de la Rive gauche, particulièrement celle de Saint-Germain-des-Prés, où il fréquente les cafés et les bars. On lui doit la majorité des clichés connus des jeunes membres de l’IL et de leurs amis à l’époque où ils fréquentaient le bar Chez Moineau. La plupart de ces photographies apparaissent dans On the Left Bank, Dewi Lewis Publishing, 2017 [1956]. Voir aussi la version remaniée du livre Looking for “Love On the Left Bank”, Paris, The Eyes Publishing, 2017. Cette publication est issue de l’exposition « Ed Van Der Elsken, La vie folle » qui s’est tenue au Jeu de paume en 2017.
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n’ont rien à voir avec les minauderies de la jeunesse dorée qui papillonne autour de Sartre au Café de Flore ou aux Deux Magots ; leurs visages sont tendus, impassibles, figés dans le temps et l’espace. C’est une génération, semble-t-il dire, marquée à jamais par la jeunesse48.
Mais plus encore que la délinquance, c’est la jeunesse que Debord idéalise, ce que prouve entre autres dans les mêmes années son projet de tourner un film dont le titre était La Belle Jeunesse49. Cette idéalisation se propage parmi les membres de l’IS jusqu’à l’aube de mai 196850. Tous ses biographes se sont intéressés à la question. Anselm Jappe en donne la raison la plus plausible dans son chapitre « Les enfants perdus » : Debord considère « la jeunesse comme catégorie sociologique et force révolutionnaire potentielle51. » Il faut dire qu’Isidore Isou lui avait montré le chemin dans le Premier Manifeste du Soulèvement de la jeunesse en 1950, qu’il admirait : « Nous appelons Jeune, quel que soit son âge, tout individu qui ne coïncide pas encore avec sa fonction, qui s’agite et lutte pour atteindre le centre d’agent désiré, pour 48. Andrew Hussey, Guy Debord, op. cit., p. 77. 49. Dans sa biographie, Christophe Bourseiller évoque ce film en précisant que Gaétan Langlais assistait Debord sur ce projet. Vie et Mort de Guy Debord, Paris, Plon, 1999, p. 75. On en retrouve également la trace dans une note à la suite du texte de Chtcheglov Formulaire pour un urbanisme nouveau paru dans l’édition que Apostolidès et Donné ont fait paraître en 2006. Cette note nous indique cependant qu’il s’agit d’un projet de livre et non celui d’un film. « Nous préciserons dans des livres à venir ce que fut à Saint-Germain la coïncidence des jours et leurs incidences (Le Nouveau Nomadisme d’Henry de Béarn, La Belle Jeunesse de Guy Debord, etc.). Il s’en dégagera non seulement une “esthétique des comportements” mais des moyens pratiques de fonder de nouveaux groupes, et surtout une phénoménologie complète des couples, des rencontres et de la durée sur laquelle les mathématiciens et les poètes se pencheront avec profit. » Ivan Chtcheglov, écrits retrouvés, Paris, Allia, 2006, p. 15. 50. On pense notamment à Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Paris, Gallimard, 1967 et De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier, bulletin rédigé par Mustapha Khayati et publié en 1966 par des membres de l’IS et des étudiants de Strasbourg. Et il ne faut pas oublier surtout Isidore Isou, Les manifestes pour le Soulèvement de la Jeunesse (1950-1966), Al Dante, 2004. 51. Jappe, Guy Debord, op. cit., p. 81.
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“arriver” à une autre situation et à un autre genre de travail dans le circuit économique, car il méprise et hait le rôle que lui offre le marché existant52. » Dans sa biographie de Debord, Andrew Hussey ne manque de rappeler le rôle social de la jeunesse, en guise d’introduction au passage du manifeste d’Isou que je viens de citer : La révolution sera accomplie, affirme Isou, lorsque l’on comprendra que la jeunesse est une construction économique qui n’a rien à voir avec l’âge. La jeunesse, du moins en tant que catégorie économique, constitue le nouveau prolétariat, la nouvelle classe révolutionnaire. Tous ceux qui, à cause de leur âge, de l’ennui, de l’alcoolisme, de leur aliénation, se trouvent exclus des échanges économiques sont dans les meilleures dispositions pour se délivrer de la famille, du travail, de l’argent. Quand cette nouvelle classe en prendra conscience et déploiera son potentiel révolutionnaire, les institutions de l’État, du gouvernement potentiel révolutionnaire, les institutions de l’État, du gouvernement et de la finance s’effondreront 53.
La jeunesse, voilà donc aussi ce que recherche Debord en voulant renouer avec ses anciens amis. Et quand il demande à Straram s’il pense « avoir marché depuis dans une direction qui n’est pas étrangère à nos positions communes d’autrefois54 », c’est sans doute un peu à elle qu’il pense. Straram pour les jeunes générations
Qu’en est-il de Straram ? Comme je l’ai dit plus tôt, il cherche peut-être moins à installer une antenne de l’IS à Montréal en publiant le Cahier, qu’à retrouver la franche camaraderie qu’il avait connue dans les bars de Paris et qui lui avait tant manqué à Vancouver55. Ce retour en arrière le rapproche du Bison ravi qu’il 52. Isou, Manifestes, op. cit., p. 52. 53. Andrew, Guy Debord, op. cit., p. 74. 54. Debord, Lettre à Straram, 3 octobre 1958. 55. Dans leur article « Patrick Straram ou un détour par le détournement » paru dans le dossier au titre évocateur « Rêver l’enfance » pour le sujet qui m’intéresse, Léon Ploegaerts et Marc Vachon conçoivent également cette tentative de retrouver l’ambiance de ses jeunes années parisiennes à son arrivée Montréal.
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n’est pas encore, en lui faisant abandonner la figure de l’entrepreneur individualiste et silencieux à la Howard Roark. Il ne cesse jamais de fréquenter les bars, comme on le sait. L’Asociación española de son ami Pedro Rubio Dumont ou la taverne Wilson ne sont certes pas la mère Moineau, mais c’est là qu’il demeure et qu’on le rencontre. Et c’est dans un bar de la rue Maisonneuve, le Blues clair qu’il livre les derniers moments de sa vie devant la caméra 56. Bien qu’il n’idéalise pas la jeunesse comme Isou, Debord et consorts, Straram fait confiance aux jeunes générations qui luttent, comme lui, pour être autre chose que des agents du circuit économique. Je pense que son adhésion à la contre-culture s’explique mieux par cette lutte que par celle d’une mystique des communes, du sexe libre et des hallucinogènes. J’aime à penser que la note sympathique que Pierre Vadeboncœur laisse à propos de Straram dans Hobo-Québec n’est pas étrangère à cette confiance, puisqu’il sait pertinemment qu’elle s’adresse surtout aux jeunes qui l’entourent en leur présentant l’homme « dépouillé des prestiges de sa faconde » : « Straram est un langage, comme Molière, comme n’importe quel grand vivant. Quand Straram est facétieux, il est grave. Quand il se gave, il donne. Quand il s’avantage, il se juge. Cet acteur est un homme. J’aime mieux cela que son contraire57. » Et cet homme peut encore parler, je crois, aux jeunes générations.
« À l’âge de quinze ans, Straram quitte définitivement l’école et la maison familiale pour aller vivre à Paris. Ses lieux de prédilection sont les bars, les cafés de Saint-Germain-des-Prés […]. C’est là que Straram fit son apprentissage intellectuel. À Montréal, il cherchera à recréer cette convivialité artistique à travers les tavernes, le Centre d’art de l’Élysée, la boîte à chanson Le Chat Noir et surtout L’Asociacion Española. » Voix et Images, vol. 25, no 1, 1999 p. 151-152. 56. Jean-Gaëtan Séguin, « Mourir en vie » : Patrick Straram le Bison ravi, Cinémathèque québécoise, 1988, 121 min 20 sec. Ce documentaire est un montage expérimental « work-in-progress » des 540 min d’entretiens réalisés dans les six derniers mois de vie de Straram. Voir aussi Jean-Gaëtan Séguin, Patrick Straram ou le Bison ravi, Toronto, Guernica, 1991. Le bar Blues clair existe toujours, sous le nom de Yer’Mad. 57. Pierre Vadeboncœur, « Straram et son spectacle », Hobo-Québec, « Spécial Straram », nos 9-11, octobre-novembre 1973, p. 9.
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Convergences en acte, idées divergentes La reprise du dialogue pour un agir commun
La première lettre que Debord adresse à Straram en 1954 donne le ton à l’ensemble de celles qu’ils s’échangent jusqu’au début des années 1960 : c’est une mise au point. Il interpelle Straram tout juste après sa démission de l’IL en appui à son ami Chtcheglov qui vient d’en être exclu58. Comme on l’a vu plus tôt, cette solidarité apparaît dans le tract Informations que Chtcheglov rédige en juin 1954 pour dénoncer l’ambiance toxique, comme on dirait aujourd’hui, qui pourrit les relations au sein du groupe : « Nous nous sommes longtemps employés en belles aventures ensemble. Mais l’Internationale Lettriste s’est pourrie en quelques mois, la reprise de la volonté de puissance et l’abjection qui y règne marquent une défaite de plus pour la Révolution dans le monde. Ce qui manque le plus à ces Messieurs, c’est la conscience objective. Gilles Ivain. » Straram signe le tract depuis Crescent Beach au Canada en ajoutant ceci : « L’I.L. n’est plus pour Guy Debord qu’un moyen de supprimer ce sur quoi il ne “règne pas”. Je donne ma démission59. » Henry de Béarn y signale aussi sa démission sans rien ajouter.
58. Dans le second numéro de Potlatch du 29 juin 1954, on retrouve, sous le titre « À la porte », la liste des exclus et les motivations de leur exclusion. Debord, Œuvres, op. cit., p. 137. Sur la question des exclusions qui se perpétuent dans l’IS, de manière parfois arbitraire à la manière d’un tirage au sort, voir Marcolini, Le mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle, op. cit., p. 224-225. 59. Chtcheglov et Straram, Informations (tract), reproduit dans Apostolidès et Donné, Ivan Chtcheglov, profil perdu, op. cit., p. 68. Straram en remet quelques mois plus tard, lorsqu’il écrit à Jacques Blot : « Ajoutons pour mémoire que Gilles Ivain et moi, ayant discerné la valeur de l’avenir de certaines idées, avons alors tout fait pour amener les individus à une conscience objective et de leurs idées et de leur vie ou de leurs problèmes. Ce qui a pu nous faire oublier certains détails et laisser passer certaines opinions absolument idiotes ou malsaines ou vénéneuses. N’y revenons plus. Notre expérience avait ceci de bon qu’elle était sincère et que nous avions affaire aux meilleurs. Pour les quelques erreurs que cette dernière année aurait pu nous faire commettre, je te renvoie à Informations, qui clôt l’incident et remet raisonnements et types à leur place. Nous nous sommes retirés quand il fut prouvé que les luttes
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La première missive de Debord contenue dans le présent volume date de l’été 1954. Tout laisse croire qu’il répond à une lettre de Straram, puisqu’il rejette les arguments qu’il utilise pour sa défense : « Tu parais accorder de grandes valeurs à certaines expériences, que d’ailleurs Ivan n’a point faites (couper des arbres par exemple). Je ne pense pas qu’elles autorisent à conclure sur des idées qui déterminent les bûcherons […] malgré ces pittoresques qui te manquaient encore, j’avais de l’estime pour ta pensée et ta vie60. » Debord ne répond pas directement aux reproches que Straram expose dans Informations, il préfère marquer leur différence en guise de réplique : « Pour ce qui est de permettre à des gens de vivre “mieux, notion qui ne doit rien signifier pour moi”, je t’avoue que je me tiens pour plus engagé dans une action collective tendant à cette fin que l’individualiste assez comique qu’a été trop longtemps et que redevient à présent Patrick Straram61. » Il faut avouer que Debord vise assez juste. Sa riposte confirme le portrait de Straram avant Straram, celui qui mesure sa vie à celle de l’architecte individualiste d’Ayn Rand. d’influences reprenaient le dessus, qu’au fond de la belle aventure ensemble il y avait une fois de plus les sournois et inefficaces petits individualismes angoissés. Tu aurais pu m’en vouloir si je t’avais fait entrer au sein de l’Internationale, compte tenu des erreurs commises auxquelles cela t’aurait fait participer. Mais puisque les choses en sont restées à ce point (toi au-dehors, moi au milieu de la bagarre), tu aurais plus de raisons de m’en savoir gré. Autant d’éprouvé [sic] qui ne se renouvellera pas à l’avenir. Grâce à quoi, tu arrives au moment où il commence à y avoir de l’excellent travail à faire. Ne pas reparler de toute cette histoire à Gilles Ivain. Particulièrement visé après avoir tout fait (l’été dernier il n’y avait que Guy Debord, impuissant, et Gilles Ivain – c’est lui qui a jeté toutes les bases de la nouvelle Internationale, et a obtenu la synthèse qui leur permet aujourd’hui de croire en eux), atteint aussi dans sa vie privée par les agissements du roi fou (hanté par Louis II de Bavière – Œdipe roi) G.-E. Debord, Gilles Ivain, pour s’être trop donné, a encaissé trop “à cœur”. Sa santé en a pris un rude coup, d’autant plus sinistre qu’il avait réussi à se faire un bel équilibre physique et mental, et qu’il a tout saccagé pour se le retourner en pleine gueule. Ça fait mal. Pas un mot. Tu as beaucoup mieux à voir et faire avec lui, ainsi qu’avec moi, soit dit au passage. » Straram, Lettre à Jacques Blot, 29 août 1954. 60. Debord, Lettre à Straram, juin-juillet 1954. 61. Ibid.
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Il faut reconnaître que la critique que Straram adresse à Debord dans le tract Informations n’est pas sans fondement et anticipe, à bien des égards, les comportements à venir de son ami en relevant un trait de sa personnalité qui s’accentue avec les années, comme le note le théoricien Anselm Jappe : La recherche de l’aventure, de la passion et du jeu doit se dérouler avec la rigueur d’une organisation révolutionnaire du type léniniste. Sous peine d’exclusion, chaque geste, chaque mot des membres doivent correspondre à l’esprit du groupe, qui interdit en plus tout contact, même privé, avec l’exclu. […] Ce manque d’indulgence visà-vis de l’extérieur (« Nous n’avons aucune relation avec les gens qui ne pensent pas comme nous » [Potl., 21462]) comme vis-à-vis d’euxmêmes (« Il vaut mieux changer d’amis que d’idées » [Potl., 220]), caractérise les lettristes et les situationnistes comme peu d’autres éléments, et leur vaut d’innombrables reproches et des accusations de « stalinisme »63.
Le temps de leur correspondance, Straram s’accorde implicitement avec Debord sur le principe que les idées priment sur les amis. Ce qui explique, en grande partie, l’atmosphère de méfiance qui pèse sur leurs échanges : ils se jaugent et savent à qui ils ont affaire en s’écrivant. En sachant qu’ils sont prêts à sacrifier leur attachement pour préserver leurs pensées, on peut dès lors considérer leur relation épistolaire comme un jeu de miroir déformant qui permet à chacun de figurer l’autre pour mieux se singulariser. Il peut paraître assez étonnant que Debord tente de renouer avec son ancien ami, puisque lorsqu’il se sépare d’une personne, l’affaire est classée pour de bon, paraît-il64. Il faut croire qu’il a besoin de Straram. Il se sert en effet souvent des autres avant de les rejeter, comme le note un de ses biographes65. Il recourt à un ami, cette fois, pour renouer avec Chtcheglov. On pour62. Anselm Jappe fait référence au bulletin Potlash, reproduit dans Docu ments relatifs à la fondation de l’Internationale Situationniste 1948-1957, édition établie par Gérard Berréby, Paris, Allia, 1985. 63. Anselm Jappe, Guy Debord, op. cit., p. 89. 64. Jean Michel Mansion, La tribu, op. cit., p. 118-119. 65. Bourseiller, Vie et mort de Guy Debord, op. cit., p. 76.
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rait penser qu’il cesse d’écrire à Straram au début des années 1960, après les retrouvailles. Toutefois, lorsque Debord retrouve Chtcheglov grâce à une lettre qu’il lui fait parvenir en mars 196366, il n’échange déjà plus avec son correspondant montréalais. Il n’y a donc aucun fait qui puisse nous faire penser qu’il aurait mis un terme à la correspondance avec Straram parce que ce dernier ne parvenait pas à accomplir son rôle d’émissaire. Pour expliquer la fin de leur échange, il vaut mieux se tourner vers leur profond désaccord qui se manifeste en dépit de leurs nombreuses affinités. Mais avant de prendre conscience de leurs divergences, Debord reprend contact avec Straram pour retrouver la passion qui les unissait dans le passé. Il n’y a donc pas qu’une seule raison qui explique le renouvellement de leur dialogue. C’est pourquoi d’ailleurs il s’intensifie non seulement autour d’idées communes mais aussi d’actions réciproques : Debord l’invite à contribuer à l’IS cependant que Straram s’engage dans la création d’une publication qui diffusera les idées et les positions du groupe. En guise de réponse à la demande de Debord de jeter les premières bases de l’IS à Montréal, en recrutant des individus qui pourraient éventuellement y contribuer, Straram lui envoie un rapport sur la situation au Québec, incluant une brève présentation des personnes qu’il a rencontrées. C’est cette partie de ses lettres qui représente un intérêt pour l’histoire intellectuelle du Québec. Son diagnostic est sévère mais non sans fondement, et les portraits qu’il fait de penseurs, d’écrivains, d’artistes et de cinéastes sont fascinants parce que visionnaires : la plupart d’entre eux n’ont pas encore atteint la renommée qu’on leur connaît aujourd’hui, comme Jacques Godbout ou Gilles Carle. Straram est doté d’un flair incomparable qui accompagne son désir de découvrir de nouvelles personnes. L’invitation de Debord d’écrire dans le bulletin de l’IS le pousse à s’instruire des thèses du groupe. Straram a vraisemblablement lu les quatre premiers numéros de juin 1958 à juin 1960. En effet, il en commente le contenu dans le même ordre de présentation que dans le bulletin, 66. Apostolidès et Donné, Ivan Chtcheglov, profil perdu, op. cit., p. 92.
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comme lorsqu’il évoque par exemple, dans une même phrase, le cas du condamné à mort Chessman et l’exécution d’Algériens par l’armée française, sujets rapportés dans une rubrique d’IS67. Il n’en faut pas plus, semble-t-il, pour faire croire à Debord qu’en lisant ainsi les textes en entier, son ami s’imprègne de leur esprit. Dès la fin de l’année 1958, Straram est plus qu’un simple sympathisant de l’IS. Il ne devient jamais membre du groupe, mais Debord lui envoie une marque d’estime qui lui confère un statut particulier : « Tout le matériel publié par l’I.S. est déjà, en principe, utilisable par tout le monde même sans référence, sans préoccupation de propriété littéraire. Mais à plus forte raison par toi. Tu peux en faire tous les détournements qui te paraîtraient utiles68 . »La force illocutoire du « Mais à plus forte raison par toi » n’engage peut-être pas officiellement l’adhésion, mais elle renforce une considération que Debord n’a pas toujours à l’égard de ceux qui reprennent les textes de l’IS, comme on peut le remarquer dans cet avertissement paru dans le bulletin de l’IS en 1960 : Le sens d’un texte sur l’urbanisme unitaire, écrit par Debord et publié en allemand par une galerie d’Essen, le 9 janvier 1960, se trouve grandement altéré par plusieurs coupures. Faut-il rappeler à ce propos que, si nous nous déclarons étrangers à toute conception de la propriété privée des idées ou des phrases, cela signifie que nous laisserons n’importe qui publier, sans références ou même avec l’attribution qui lui plaira, en partie ou en totalité, tel ou tel écrit situationniste ; mais l’exception de nos seules signatures ? Il est parfaitement inacceptable que nos publications soient remaniées – si ce n’est par l’ensemble de l’I.S. – et paraissent continuer d’engager la responsabilité de leurs auteurs. On doit faire savoir que l’on retire sa signature après la moindre censure69 .
Cette « moindre censure » ne semble pas s’appliquer à Straram qui fait pourtant d’importantes coupures dans la version des
67. Voir la lettre du 4 septembre 1960 qu’il envoie à Debord et « Renseigne ments situationnistes », IS, no 4, juin 1960, p. 13-14. 68. Debord, Lettre à Straram, 21 juillet 1960. 69. IS, no 4, juin 1960, p. 13.
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« Thèses sur la révolution culturelle » qu’il publie dans le Cahier70. La licence que Debord lui accorde le place dans une position enviable au moment de leur correspondance. Et bien que cette bienveillance soit de courte durée, elle laisse à Straram l’occasion de manifester sa singularité. La parution du Cahier soude encore plus les deux amis. Debord est impatient de le lire, bien qu’il circule déjà à Paris. Il manifeste sa volonté de le diffuser auprès de ses camarades en France et en Europe. Sa première réception est enthousiaste : « Je peux vous assurer, au nom de l’I.S., que nous approuvons pleinement les préoccupations et − dans l’ensemble − le ton du groupe qui s’exprime là. Bien évidemment nous approuvons aussi l’usage que vous avez fait de nos textes et, précisément, la présentation que Patrick en a fait71. » Son emballement ne semble pas amoindri un mois plus tard : « J’espère que nous pourrons faire avancer vite ce dialogue. Et au mieux, en nous rencontrant. On fera des citations du Cahier dans le prochain numéro d’I.S. − Si tu veux, écris un article directement pour ce numéro72. » Pourtant, les signes de son désenchantement sont évidents dans le reste de la lettre. Debord ménage la chèvre et le chou en commentant le Cahier. J’y reviendrai. Les amis s’accordent pour dénoncer la guerre d’Algérie. La solidarité de l’IS avec le peuple algérien remonte aux premières dérives à l’époque de l’IL, au cours desquelles ils rencontrent entre autres des Nord-Africains73. Le premier qui utilise le mot « psychogéographie » pour désigner les phénomènes qui préoccupent l’IL est d’ailleurs un Kabyle74. L’IL compte aussi dans ses rangs 70. Les sept « thèses » de Debord sont parues initialement dans le bulletin de l’IS, no 1, juin 1958, p. 20-21. Straram ne publie que les thèses 2 et 3 dans le Cahier, op. cit., p. 97. Je reviendrai plus loin sur les raisons qui le motivent à tronquer le texte de Debord. 71. Debord, Lettre à Straram, 21 juillet 1960. 72. Debord, Lettre à Straram, 25 août 1960. 73. Voir « Deux comptes rendus de dérive », Les Lèvres nues, no 9, novembre 1956, p. 10-13. Repris dans Debord, Œuvres, op. cit, p. 204. 74. « Le mot psychogéographie, proposé par un Kabyle illettré pour désigner l’ensemble des phénomènes dont nous étions quelques-uns à nous préoccuper vers l’été 1953, ne se justifie pas trop mal. » Guy Debord, « Introduction à une
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Mohamed Dahou (Madhou) qui représente à lui seul la section algérienne du groupe. La sympathie avec les groupes minorisés, tout particulièrement ceux issus d’États colonisés par la France, n’est pas inédite dans l’histoire de l’avant-garde. Elle remonte au moins aux surréalistes qui s’étaient opposés à la guerre du Rif au Maroc, en conspuant les intellectuels patriotiques qui la soutenaient au milieu des années 1920. Si la position de l’IS contre l’État colonial et le patriotisme français n’est pas nouvelle, elle doit prendre toutefois des proportions plus grandes que celles des surréalistes à l’époque, car les critiques contre la guerre coloniale font l’objet d’une violente répression en France au tournant des années 1960. Les deux amis s’y retrouvent en dénonçant cette répression à leur manière. Dans un texte publié dans La Presse le 2 juillet 1960, « Pour ne pas être complice », Straram invite les lecteurs à signer une lettre de protestation contre la condamnation de l’écrivain George Arnaud pour avoir soutenu l’indépendance de l’Algérie75. Plusieurs personnes répondent à l’appel, pour la plupart des connaissances ou des amis de Straram. Il envoie une copie de cette lettre à Debord, en ajoutant au verso les noms des signataires qui l’appuient, et lui demande de la transmettre à certains journaux, revues et ministères. Debord trouve la déclaration excellente et approuve l’initiative. Il a d’ailleurs conservé la copie de la déclaration dans ses archives, avec les noms des signataires76. J’ignore cependant s’il l’a transmise, comme son correspondant le lui a demandé. Quoi qu’il en soit, Debord signe, deux mois critique de la géographie urbaine », Les Lèvres nues, no 6, septembre 1955, p. 11. Repris dans Debord, Œuvres, op. cit, p. 204. 75. Patrick Straram, « Pour ne pas être complice », La Presse, 2 juillet 1960, p. 4. Ce texte est une protestation contre l’emprisonnement de l’écrivain Georges Arnaud en France qui soutenait l’indépendance de l’Algérie. Le contenu de l’article, suivi des noms des signataires, est reproduit dans la section « Autres textes » de ce volume. 76. Il en a conservé une copie dans ses archives. Et c’est grâce à elle que nous connaissons l’identité des signataires. Cette liste est reproduite avec l’article de protestation de Straram dans la section « Autres textes » dans ce volume. Voir aussi la note à ce propos qui accompagne la lettre qu’il envoie à Straram le 26 juillet 1960.
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plus tard, la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » connue sous le nom du « Manifeste des 121 ». Il le fait dans une seconde ronde de signatures pour soutenir non seulement la cause, mais les premiers signataires qui subissent les représailles de l’État suite à la publication du manifeste le 6 septembre 1960. Debord résume si bien l’affaire à Straram, qu’une partie de sa lettre est publiée dans ses œuvres complètes à titre de document explicitant son appui aux 12177. Les convergences entre les deux amis sont indéniables. Elles reposent cependant sur des circonstances qui leur sont avantageuses sur le plan pratique : chacun sert de levier à l’autre. Il en va autrement sur le plan des idées. Malgré tout le bien que Debord dit du Cahier 78, sa volonté de le faire circuler, la complicité qu’il manifeste en critiquant sa réception négative dans les revues et les journaux montréalais, il en atténue la valeur en remarquant que le collectif est en réalité un assemblage d’énonciations individuelles : « Au point de vue théorique, le Cahier se définit par son programme d’expression radicalement libre de chacun. C’est le point central de ce rassemblement ; qui en mesure aussi les limites79. » En fait, il n’est pas emballé par les textes des collaborateurs canadiens et leur manque d’unité sur le plan de l’expression. Comme je l’ai remarqué plus tôt, la critique tous azimuts de la société moderne de Leclerc n’est pas pour lui déplaire, mais elle est neutralisée par un discours accusateur aux relents conformistes : son ironie ne fait pas table rase des valeurs, en lorgnant de près la morale humaniste. C’est encore la forme d’expression du texte de Gaston Miron qui semble gâcher son autocritique selon Debord : « pour crier, il faut crier plus fort. Pour se taire, peutêtre se taire plus brièvement80 ? » Et sa remarque laconique sur 77. Debord, Lettre à Straram, 10 octobre 1960. 78. « L’ensemble du Cahier n° 1 est intéressant et positif. De plus, pour moi − et d’autres amis − c’est une réponse encourageante, un signe de reconnaissance dans la curieuse aventure qui se poursuit. Rien n’est plus précieux que les complices possibles d’un tel jeu. » Debord, Lettre à Straram, 25 août 1960. 79. Debord, Lettre à Straram, 25 août 1960. 80. Ibid.
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le poème de Gilles Hénault et celui de Paul-Marie Lapointe qu’il associe rapidement à Paul Éluard tient non pas du mépris mais de l’indifférence : l’impression de déjà-vu sur le plan de l’expressivité suscite un ennui qui ne lui laisse présager aucune possibilité de repassionner la vie. Il en arrive alors à une conclusion franche marquée toutefois par le compromis et l’ouverture : « On peut espérer que, dans l’avenir, une partie des gens actuellement réunis autour du Cahier, ou de ceux que cette publication vous amènera, se radicalisera en une activité plus explicitement situationniste, même si les conditions canadiennes commandent qu’un tel groupe participe à une tribune d’expression plus ouverte, et plus vague81. » Seul le texte de Straram, « L’air de nager », trouve grâce à ses yeux. Debord ne cherche pas à épargner son ami, mais à reconnaître que son travail d’écriture est redevable des moyens supérieurs qui ont été créés et expérimentés par l’IL pour dépasser les formes littéraires connues. Il n’est donc pas insensible aux errements que Straram expose dans son texte comme une dérive dans les coïncidences de sa vie, des bars de Saint-Germain à Paris aux chantiers de Vancouver. Debord remarque aussi que son ami détourne, dès le titre, le passage d’un poème d’André Breton82. Et le détournement se prolonge dans la vision prémonitoire de Breton. Écrit en 1923, le poème « Toursenol » relate un événement qui ressemble étrangement à un épisode de la vie de Jacqueline Lamba qu’il ne rencontre pourtant qu’en 1934 : pour subvenir à ses besoins dans sa jeunesse, elle a dû faire un numéro de natation dans un music-hall. Or, en voulant en finir avec le travail sur les chantiers forestiers au milieu des années 1950, Straram est tenté par une offre saugrenue : on lui propose d’organiser avec sa femme un numéro de nage dans un bocal pour un cirque ambulant. En entremêlant sa vie à celle de Breton et de Lamba (et aussi à celle de Nadja) sur le mode du détournement et de la dérive, Straram 81. Ibid. 82. André Breton, « Tournesol », Clair de terre (1923), Œuvres complètes, op. cit., p. 187.
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s’éloigne du ton éculé de ses amis canadiens-français. Debord ne rate pas l’occasion de le lui faire comprendre en appréciant son texte qui est « sur la voie d’une expression directement sortie de la vie quotidienne83. » C’est aussi une façon de lui faire remarquer que son Cahier n’est pas un collectif au sens où il l’entend. Straram est conscient de la disparité des textes qu’il publie dans le Cahier. On peut le noter dans les passages de ses lettres où il répond aux critiques de Debord, en défendant des textes de ses collaborateurs canadiens comme il le fait explicitement avec celui de Leclerc évoqué plus haut. Straram étend toutefois le problème, en ne répondant pas directement aux critiques de son ami, mais en identifiant des idées formulées dans le bulletin de l’IS qui lui apparaissent incompatibles avec la situation des Canadiens français. Il lui fait remarquer ceci par exemple : Je crois que ce qui désoriente beaucoup ceux dont on pourrait attendre qu’ils aient conscience de la période pré-révolutionnaire, et de sa nécessité, c’est que la collectivité canadienne-française passe en pleine crise de l’histoire du monde du christianisme à l’humanisme, cherchant à remplacer une conception du monde selon la hiérarchie par une conception du monde selon le libéralisme naturel à l’individu au moment où aucune pensée contemporaine ne se peut formuler en dehors du marxisme, − qu’ils ignorent84.
Straram répond ici à une idée que l’IS a formulée dès le premier numéro de son bulletin en juin 1958 : « C’est toute la conception humaniste, artistique, juridique, de la personnalité inviolable, inaltérable, qui est condamnée. Nous la voyons s’en aller sans déplaisir85. » En appuyant les textes de ses collaborateurs canadiens, Straram défend en fait sa propre position sur la question, en s’opposant à celle de l’IS qui compare les expérimentations libres des artistes aux techniques de conditionnement de la police. Il existe, selon lui, une possibilité de s’exprimer librement en tant qu’individu en échappant aux normes sociales aliénantes. 83. Debord, Lettre à Straram, 25 août 1960. 84. Straram, Lettre à Debord, 24 août 1960. 85. IS, no 1, juin 1958, p. 8.
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Il faut que l’expression soit sincère et authentique, quels que soient les moyens qu’elle utilise et le contexte dans laquelle elle s’expose. Straram propose la voie marxiste de Lefebvre pour faire comprendre cette idée à Debord, et non celle humaniste de ses amis canadiens. Mais peu importe comment il arrive à justifier l’expression selon lui, celle-ci contient en soi une part non aliénée suffisante pour assurer qu’elle est redevable d’une activité individuelle libre. Debord lui oppose une fin de nonrecevoir : il est impossible de considérer l’expression ainsi, car les conditions ne le permettent pas au tournant des années 1960 et une « “avant-garde” [doit vivre] concrètement dans les conditions sociales actuellement dominantes et y inscri[re] forcément sa recherche86. » En fait, l’IS estime que toutes les manifestations d’expressivité individuelle se font nécessairement et exclusivement à travers les moyens conçus par d’autres et que les catégories de la sincérité et de l’authenticité sont des chimères dans le monde généralisé du spectacle où l’individu est irrémédiablement séparé de tout, même de sa propre voix. Dans une de ses lettres, Debord conclut sa brève histoire de l’expression de manière catégorique sur ce point : « Nous sommes contre le monde de “l’expression unilatérale en conserve”87. » Straram n’accepte pas cette conclusion qu’il juge sans issue et qui commande, de surcroît, une action dont les proportions lui sont hors de portée à Montréal : il n’a ni les moyens ni l’envie de considérer la question à la manière collective d’une avant-garde. Sa voix est peut-être la seule chose qui lui reste : sans elle, c’est lui-même qu’il détruit. La critique que Debord fait de Lefebvre sur la question dans un numéro d’IS a sans doute heurté Straram, et elle explique bien à elle seule pourquoi il l’aborde avec autant d’intérêt dans ses lettres. Voici la critique en question : Mais l’ampleur des vues de Lefebvre ne lui sert à rien quand il écrit des poèmes qui sont, quant à leur date, sur le modèle historique de 1925, et quant au niveau d’efficacité atteint par cette formule, au plus 86. Debord, Lettre à Straram, 25 octobre 1960. 87. Ibid.
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bas. Et quand il propose une conception de l’art moderne (le romantisme-révolutionnaire), il conseille aux artistes de revenir à ce genre d’expression – ou à d’autres plus anciens encore – pour exprimer la sensation profonde de la vie, et les contradictions des hommes avancés de leur temps ; c’est-à-dire indistinctement de leur public et d’eux-mêmes. Lefebvre veut ignorer que cette sensation et ces contradictions ont déjà été exprimées par tout l’art moderne, et justement jusqu’à la destruction de l’expression elle-même88.
À la lumière de cette critique, on comprend que le poème de PaulMarie Lapointe qui fait « du bon Éluard » laisse Debord complètement indifférent89. Cela dit, la « destruction de l’expression elle-même » ne peut signifier qu’un suicide pour Straram dans le contexte qui est le sien à Montréal en 1960, et c’est pourquoi il tient à conserver quelque chose de l’art, en dépit du souhait exprimé par le groupe d’avant-garde de veiller à son dépérissement total.
88. IS, no 3, déc. 1959, p. 5-6. 89. Son jugement sur le poème de Paul-Marie Lapointe est très partiel, comment aurait-il pu être autrement ? Debord n’a lu qu’un seul poème de lui, et il faut reconnaître qu’il n’est pas très représentatif de ceux que l’on retrouve, pas exemple, dans son premier recueil Le vierge incendié (1948). Quoi qu’il en soit, je proposerais que les œuvres de Lapointe, dérivant entre les mots, le langage et le réel, détournant allègrement différents discours et créant ses moyens de production (il fonde sa maison d’édition, l’Obsidienne, pour publier uniquement certains de ses recueils en les confectionnant lui-même, sur le modèle du livre d’artiste), suscitent l’envie de relire son œuvre à partir de certaines pratiques de l’IS. Il faut reconnaître toutefois que, si le poète québécois ruine à sa façon la poésie avec Tombeau de René Crevel ou encore écRiturEs qui tiennent du détournement et du jeu lettriste, je ne crois pas qu’il détruit ni le désir de s’exprimer ni l’art. Il s’est toujours pensé en poète, tout en conservant pour lui sa vie intime et professionnelle. Il ne se sera jamais investi dans la construction de situations éphémères qui impliquent une collectivité ; il s’engage plutôt solitairement mais solidairement, comme le dirait Octavio Paz à propos des pratiques post-avantgardistes, à fabriquer ses recueils, aussi éclatés soient-il (Octavio Paz, Point de convergence. Du romantisme à l’avant-garde, Paris, Gallimard, 1976, p. 189). Il va sans dire que Lapointe a une pratique de la poésie qui s’arrime mieux au désir de l’expression individuelle de Straram qu’à la passion de l’énonciation collective de Debord.
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De la discordance dans l’expression
Straram ne cherche pas à tout prix à s’attirer les bonnes grâces de son ami. Il n’acquiesce pas aveuglément à ses idées ; il défend les siennes. Et même s’il se dit très proche des idées de l’IS, il ne peut se résoudre, comme elles le commandent, à rejeter toutes les formes d’expression connues. Ses répliques ne cherchent pas à attiser la polémique, mais à clarifier son point de vue sur des questions essentielles. Sa mise au point supprime les zones floues et donne une image nette de lui-même : Straram se singularise pour conserver sa puissance de penser et d’agir, comme on le verra un peu plus loin lorsqu’il soutient la critique cinématographique. La seule divergence, s’il y a divergence, entre l’Internationale situationniste et moi proviendrait donc de ce que vous tenez pour inactuelles, et par conséquent à rejeter, certaines expressions de l’homme (une fois pour toutes : j’entends par « homme » l’homme total de Lefebvre, qui résout dans sa vie quotidienne la contradiction entre individualité et fait social), tandis que je ne tiens pour inactuelles, et par conséquent à rejeter, que la logique capitaliste et la subordination à cette logique des expressions de l’homme (ou les révolutions contre le fait capitaliste qui ne tendent qu’à transférer pouvoirs et privilèges, sans modifier le fait)90.
On arrive à saisir un peu mieux l’idée que Straram se fait de l’expression lorsqu’il la compare à la création. Cette comparaison lui permet d’indiquer à Debord qu’il se trompe de cible en voulant abolir radicalement l’art : « Pour moi toute création répond à un besoin primordial : s’exprimer. L’expression précède la création91. » Straram adhère ici au régime expressif de l’art, en s’intéressant à la création en tant que signe d’une présence qui se manifeste et affecte le public, peu importe les moyens. Ce régime expressif de l’art, ou régime esthétique comme l’appelle aussi Jacques Rancière, s’oppose au régime représentatif qui conçoit la création comme la médiation ou la mise en scène d’un contenu, et non comme la manifestation d’une présence brute qui touche 90. Straram, Lettre à Debord, 4 septembre 1960. 91. Ibid.
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directement le public92. En adhérant au régime expressif de l’art – en s’opposant donc au régime représentatif–, Straram sortiraitil du spectacle, dont les conditions maintiennent le public dans une réception passive et non émouvante ? Répondrait-il, autrement que par le dépérissement radical de l’art, à la volonté de l’IS de travailler non pas « au spectacle de la fin du monde, mais à la fin du monde du spectacle93 » ? L’hypothèse est intéressante en ce qu’elle nous permet de circonscrire plus nettement la fonction que Straram donne au « besoin primordial » de s’exprimer. On ferait erreur si on associait cette fonction à l’authenticité du « moi transcendantal » de la phénoménologie, comme semble lui suggérer Debord à quelques occasions dans ses lettres. On pourrait au contraire le rapprocher du désir, tel que Gilles Deleuze et Félix Guattari le renouvellent après la psychanalyse, qui n’est pas le signe d’un manque essentiel lié à la famille mais celui d’une émancipation sociale94. Ce qui signifierait que la fonction du « besoin fondamental » de s’exprimer chez Straram ne consiste pas à compenser les manques intimes du moi, mais à le libérer des contraintes qui lui sont imposées du dehors, c’est-à-dire du monde social. Je ne crois pas me tromper en rapprochant ce besoin au plus près du désir chez Deleuze et Guattari lorsqu’ils précisent son rôle dans la déterritorialisation : il est cette impulsion à « devenir-autre95 » en expulsant ce qui emprisonne socialement l’esprit et le corps. Or, cette expulsion se manifeste dans l’expressivité qui déforme la matière, linguistique ou autre. Ce rapprochement éclaire assez bien le raisonnement coloré dont 92. Voir Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000 et Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit, 1968. Dans ses œuvres ultérieures, Straram ne cache pas son appréciation des œuvres de Deleuze, il échangera même quelques lettres avec lui au début des années 1980. 93. « Le sens du dépérissement de l’art », IS, no 3, 1959, p. 8. 94. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie 1, Paris, Minuit, 1972. 95. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris Minuit, 1980, p. 291 et Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 107.
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se sert Straram pour défendre le texte de Leclerc : « Le milieu canadien-français prétendant à la possession d’une culture est un nid de rats, les trappes sont soigneusement disposées à toutes les issues. Gilles Leclerc est un des rares qui méritent d’en sortir. Il faut parfois beaucoup vomir, et sans se soucier ni de ce qu’on vomit ni de la façon dont on vomit, pour parvenir à respirer et voir clair96. » La répétition du verbe ici substantialise l’action : le vomissement est l’expression valable de la présence d’un sujet qui désire devenir autre en éliminant les éléments qui le contaminent, comme Antonin Artaud exorcise les symboles et défigure le langage pour débarrasser le corps de ses organes inutiles. Cette expression échappe au spectacle puisqu’elle est émouvante, et Straram ne cache pas qu’il est ému par son camarade. Le besoin fondamental de s’exprimer correspond au désir de se libérer par les moyens de l’art, et non de se libérer des moyens de l’art. C’est sur ce principe qu’il s’autorise à faire la leçon à son ami : Mais ici l’erreur serait de tenir le roman et le cinéma pour les causes de cet état de fait. Ce ne sont pas les moyens d’expression utilisés qui font qu’une société vit d’une production anti-culturelle. Ce sont les valeurs choisies par une société pour servir de normes, au moyen desquelles régenter la vie collective, et le choix que font des hommes d’utiliser des moyens d’expression en fonction de ces valeurs-normes97.
Il est clair que tous les deux cherchent à participer à la désaliénation des individus, dans leur quotidien même. Ils veulent agir sur les comportements, changer les formes de vie, en cherchant des voies pour échapper au spectacle qui limite les possibles par l’institution de « valeurs-normes ». Bref, ils aimeraient poser les principes d’une vie qui permettraient aux individus de passionner eux-mêmes leur propre existence. Mais leur mésentente achoppe sur un point précis : Debord ne conçoit pas le processus de désaliénation comme une façon de passionner l’existence. Pour lui, la passion, au sens positif du terme, est un affect qu’on ne 96. Straram, Lettre à Debord, 10 septembre 1960. 97. Straram, Lettre à Debord, 4 septembre 1960.
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peut ressentir qu’après l’abolition du monde du spectacle qui ne génère qu’une passion négative, l’ennui98. Il s’agit d’un paradoxe, car Debord cultive une véritable passion, voire une jouissance, pour la destruction, passion autant sinon plus forte que celle issue de ses activités échappant aux conditions du spectacle, comme les dérives psychogéographiques qui construisent des situations éphémères et passionnent la vie. Or, si la destruction de la société du spectacle n’est pas une passion pour Debord, qu’est-elle au juste ? C’est en dénouant ce paradoxe que l’on comprend ce qui l’éloigne de Straram. Il faut dire d’entrée de jeu que Debord conçoit, comme son camarade, le désir hors des voies traditionnelles de la psychanalyse : « [c]’est un désir politisé99. » Et s’il est encore au plus près de Straram qui anticipe, comme lui, L’AntiŒdipe de Deleuze et Guattari en donnant à l’inconscient une dimension sociale et non familiale (après tout ce sont des enfants perdus, qui sont sans famille ou qui ne veulent plus rien savoir d’elle100), il se distingue de lui en adoptant une position utopique. 98. Il y aurait deux types de passion en ce sens, qui rappellent les forces que Deleuze théorise avec Nietzsche : les « forces actives, primaires, subjugation et de conquête » et les « forces réactives, secondaires, d’adaptation et de régulation ». Gilles Deleuze, Nietzsche, Paris, PUF, 2006 [1965], p. 23 (voir aussi p. 24-33 et 73-75). Pour définir ces forces, Deleuze s’appuie sur Spinoza qui distingue les passions tristes des passions joyeuses : les premières sont dites tristes, car, en les éprouvant sans en connaître les causes et les effets, nous sentons notre puissance d’agir et de penser diminuer ; les secondes sont dites joyeuses pour les raisons exactement inverses. Lorsque nous savons d’où nous viennent et où nous mènent nos affects, nous sommes au plus près d’être cause de soi-même. Toute autonomie est cause de joie pour Spinoza, et plus elle sera forte et véritable, plus elle suscitera une passion proche de la béatitude. Spinoza, L’Éthique, Livre III (1677). Il serait intéressant d’analyser la question de la passion chez l’IS par l’entremise de la philosophie des affects chez Spinoza et sans doute aussi par la théorie des forces que Deleuze conçoit avec Nietzsche. À ma connaissance, une telle analyse n’a jamais encore été proposée. 99. Voir Vincent Kaufman, Guy Debord. La révolution au service de la poésie, Paris, Fayard, 2001, p. 186. 100. Il serait peut-être juste de rétorquer que ce n’est pas parce qu’il est sans famille ou qu’il la rejette qu’un enfant perdu se débarrasse pour autant de la fonction du Père. Cependant, dans la version deleuzo-guattarienne de l’inconscient, cette fonction est remplie par une multitude de phénomènes sociaux qui rend caduque l’idée même de l’associer à une seule entité psychique représentée par
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Debord prend ainsi une position d’avant-garde en se situant après l’inconscient, c’est-à-dire après le monde du spectacle qui est à l’origine de toutes les aliénations. Il se trouve là où le sujet est parfaitement souverain, comme l’explique Vincent Kaufmann dans sa biographie de Debord : La révolution selon Debord nous débarrasse non seulement de l’exploitation de l’homme par l’homme, mais aussi du stade du miroir et de toutes les barres du symbolique qu’on voudra. Elle fait advenir un sujet qui ne s’identifiera qu’à lui-même et qui ne s’occupera de rien d’autre que de la réalisation immédiate de ses désirs, sans qu’aucun retard ne soit plus toléré. Aussitôt désiré, aussitôt réalisé, tel est ici le mot d’ordre. Rien n’est plus névrotique que d’attendre le grand soir, de remettre à plus tard de vivre […]. Le désir situationniste est luimême d’avant-garde, et à ce titre il est au-delà de toute représentation possible, coïncidant immédiatement avec sa seule réalisation101.
un symbole. Cela dit, on pourrait imaginer qu’André Breton a rempli en partie cette fonction tellement Debord s’est efforcé d’en nier l’existence, sans jamais avouer sa dette. Michèle Bernstein la reconnaît des années plus tard : « Il m’a fallu plus d’une décennie pour m’apercevoir à quel point on avait subi l’influence de Breton. Mais à l’époque, on n’aurait pas osé se le dire devant la glace. » (Entretien avec Michèle Bernstein, le 19 janvier 1998, cité dans Bourseiller, Vie et mort de Guy Debord, op. cit., p. 86). La théorie de l’« anxiété de l’influence » de Harold Bloom et celle de l’« après-coup » dans la post-avant-garde de Hal Foster, toutes deux inspirées de la psychanalyse, pourraient nous aider à saisir les effets de cette filiation imaginaire dans les pratiques de l’IL et de l’IS (Harold Bloom, The Anxiety of Influence. A Theory of Poetry, Oxford, Oxford University Press, 1973. Hal Foster, Le retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde, Bruxelles, La Lettre volée, 2005 [1996]). Kaufman s’y oppose en marquant son désaccord avec Apostolidès et en ne cachant pas son agacement d’en revenir encore à Breton, en prenant néanmoins au pied de lettre les volontés de Debord : « S’il y a une chose que Debord n’a jamais voulu être ni jamais été, pour personne, c’est un père, dont on se demande alors pourquoi il voudrait prendre la place. Les enfants perdus n’ont pas de père, et n’aspirent pas à l’emploi, ceci expliquant d’ailleurs cela. Ils sont des interrupteurs de généalogie ou de filiation, ils sont sans héritage et sans mémoire. » Kaufman, op. cit., p. 115. Il y a bien d’autres biographes qui reprennent le schéma oedipien pour analyser la question de la filiation chez Debord. Bourseiller le fait par exemple en s’appuyant sur Anselm Jappe. Bourseiller, op. cit., p. 85. 101. Kaufman, Guy Debord, op. cit., p. 186-187.
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On comprend mieux maintenant son impatience suite à la lecture des textes de Leclerc et de Miron : ils sont ni plus ni moins en retard, traînant un désir d’arrière-garde, c’est-à-dire d’avant la révolution. En défendant le besoin fondamental de s’exprimer de Leclerc, Straram n’a pas compris que Debord pense depuis le temps d’après la révolution, là où la passion n’est pas commandée par le désir d’échapper aux conditions imposées par d’autres. Ce qui ne dénoue pas entièrement le paradoxe, mais l’explique un peu : n’étant pas souveraine, la passion de destruction de Debord n’est pas d’avant-garde ; elle est causée et contrainte par le spectacle. Cette passion réactive explique sans doute pourquoi une avant-garde qui tend à détruire le spectacle comme l’IS est elle-même si spectaculaire, en dépit de ce qu’elle prétend être102. Quoi qu’on dise de la négation comme art absolu chez Debord, elle n’est pas définie en tant qu’acte révolutionnaire idéal dans les premières années de l’IS103. La passion de destruction en est une négative en ce qu’elle est générée par l’ennui du 102. « Il n’y a pas de situationnisme, ni d’œuvre d’art situationniste, ni davantage de situationnisme spectaculaire. Une fois pour toutes. » Raoul Vaneigem, « La cinquième conférence de l’IS à Göteborg », IS, no 7, avril 1962, p. 26-27. Cette affirmation péremptoire cache mal la crainte d’être récupéré par la classe bourgeoise, phénomène qui explique l’échec des avant-gardes historiques (futurisme, dadaïsme et surréalisme), comme l’a montré Peter Bürger, « L’héritage ambigü de l’avant-garde », Théorie de l’avant-garde, Paris, Questions théoriques, 2013 [1974], p. 169-181. En fait, la répétition insensée et compulsive des anecdotes qui forment l’histoire de l’IL et de l’IS à travers les nombreux ouvrages et articles qui lui sont consacrés ne laisse aucun doute sur le fait qu’elle est devenue spectaculaire, en dépit des mises en garde pour éviter cette conséquence. Il faut dire que l’IS n’est pas à une contradiction près, elle qui prétendait ne pas vouloir laisser de traces. Est-elle néanmoins responsable de cet état de fait ? À sa décharge, il ne serait pas faux de prétendre que ce sont les épigones, les historiens ou les biographes de Debord qui ont sacrifié son âme sur l’autel du spectacle. Je nuancerais toutefois la chose en suggérant que le ver était déjà dans le fruit : l’IS (et l’IL avant elle) propageait ses exploits en les racontant plus d’une fois. 103. Andrew Hussey montre pertinemment que les sources hégéliennes chez Debord sont liées, à la fois, à la génération antérieure, celle de Bataille, Klossowski, Sartre et cie qui ont suivi le séminaire d’Alexandre Kojève, et à sa génération qui le connaissait grâce à la traduction de Jean Hypolite en 1947. Il m’apparaît en conclure trop rapidement toutefois que l’art du futur pour Debord en est un de la négation. Je nuancerais cette affirmation, car il croit, dans les
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spectacle, et comme le dit le slogan bien connu, « l’ennui est contrerévolutionnaire104. » C’est donc une passion qui déchire, qui nie, qui sépare plus qu’elle ne réunit. Comme le laisse entendre l’écrivain Christophe Bourseiller, il faut croire que les expulsions que Debord érige en spectacle au sein de l’IL et de l’IS y trouvent leur origine : « Guy Debord semble concevoir l’amitié sur un mode à la fois vibratoire et utilitaire. Si d’aventure il se lasse ou n’a plus besoin de son nouvel ami, il rompt abruptement, avant de justifier a posteriori son comportement par un motif “politique” qui ne sert que de prétexte. Hier, le “décoratif” Mension était de tous les coups ; aujourd’hui, on refuse même de lui serrer la main105. » Ne renoue-t-il pas d’ailleurs d’amitié avec Straram sur les deux modes : vibratoire, en se rappelant les dérives passionnées qu’ils ont eues ensemble en 1953 et en 1954 ; utilitaire, en voulant se servir de lui comme intermédiaire pour retrouver Chtcheglov ou encore pour instaurer une antenne de l’IS en Amérique ? On sait qu’il lâche Straram parce qu’il en est fatigué : les nouvelles qu’il en recevait l’ennuyaient et il ne lui servait plus à rien106. Les amitiés de Debord sont aussi éphémères et transitoires que les situations qu’il appelle à construire, comme s’il cherchait à en finir avant qu’elles ne se dégradent elles-mêmes dans la représentation, à force d’être répétitives, habituelles et consensuelles. On ne peut pas dire que la conception de la vie de Debord, aussi « terroriste107 » soit-elle, n’est pas conséquente avec ses thèses. Quoi qu’il en soit, ses passions négatives sont bien différentes de celles qui émanent d’actions révolutionnaires, souveraines, comme les premières années de l’IS, à la valeur positive d’une situation construite. Hussey, Guy Debord, op. cit., p. 154. 104. Slogan situationniste de mai 1968 inspiré de la brochure De la misère en milieu étudiant de Mustapha Khayati. Anselm Jappe y fait également référence, en ajoutant ceci avant : « La réalisation de ses propres désirs et l’activité révolutionnaire devraient être une seule et même chose, comme l’exprime le slogan situationniste “l’ennui est contre-révolutionnaire”. » Jappe, Guy Debord, op. cit., p. 131. 105. Bourseiller, Vie et mort de Guy Debord, op. cit., p. 76. 106. Debord, Lettre à Chtcheglov, 12 mai 1963. 107. Bourseiller, ibid.
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dérives psychogéographiques et les détournements, bref de tout ce qui construit des situations éphémères où le sujet et ses désirs se collectivisent. Elles n’ont plus rien de négatif. L’idéal est réalisé. Cette tendance utopiste de Debord et des autres membres de l’IS explique leur exaspération devant la dimension thérapeutique du projet d’avant-garde : « Ils en prennent acte, mais c’est une fois de plus pour tenter de la dépasser. Ils n’ont pas de temps à perdre, ils sont d’avant-garde et impatients : ni les cures ni les autobiographies interminables ne sont leur tasse de thé. Les désirs sont faits pour être réalisés108. » Debord fonde une avantgarde impétueuse qui rompt avec la tradition de ses illustres prédécesseurs en ne cherchant pas à accompagner la désaliénation des individus mais à leur proposer, tout de suite, un monde où ils peuvent réaliser leurs rêves. On voit bien ce qui distingue Straram de Debord : le besoin de s’exprimer de ses amis canadiens-français n’est pas un désir d’avant-garde, même si ce dernier est politisé. Leur désir est encore conditionné par le spectacle, et c’est pourquoi, comme Debord le dit à propos de Miron, il faut crier plus fort pour se faire entendre. Straram se situe dans le temps d’avant la révolution, là où les individus sont encore contraints inconsciemment par les conditions sociales du spectacle. Il n’est pas utopiste, comme il n’est pas d’avant-garde. Il aime les cures, les thérapies et les autobiographies interminables, comme la sienne qu’il écrit toute sa vie. Il n’habite pas le monde d’après le temps de la révolution, là où les désirs se réalisent immédiatement. Comme pour Marx, l’idéal est encore abstrait pour lui. Dans la vie quotidienne concrète, les individus parlent toujours de leur propre voix, ne constituant pas encore un seul agencement collectif vibrant d’une passion commune transitoire. Straram se met à l’écoute de certaines voix, de « certaines expressions de l’homme » qui tendent à dépasser la logique du spectacle, il les diffuse et les défend, comme il le fait avec Leclerc. Il occupe en cela une fonction thérapeutique en tentant de relever dans sa propre vie quotidienne, 108. Ibid., p. 182-183.
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et dans celle des autres, les contradictions entre les désirs individuels et les normes sociales. Quant à lui, Debord se positionne dans un lieu où les contradictions n’existent plus, autant dire qu’il s’imagine dans une utopie. Là, chaque situation émouvante est idéalement autonome ; se déterminant elle-même dans une sorte de mouvement d’autoengendrement qui échappe à la dialectique, elle n’entretient aucun lien de continuité avec les autres situations émouvantes qui la précèdent ou la suivent. C’est un temps en dehors de l’histoire, un présent perpétuel, comme le rappelle Apostolidès en soutenant une critique qui condamne la dimension anhistorique et « présentiste » du système des situations de Debord109. Cette critique lui apparaît décisive, parce qu’elle révèle l’angle mort de sa pensée. Avant Apostolidès, elle est formulée pour la première fois en 1959 par Robert Estivals, qui appartient à la seconde génération des lettristes. Debord échange avec lui au cours de l’année 1960, en même temps qu’il correspond avec Straram. On en trouve d’ailleurs la trace dans sa correspondance avec celui-ci lorsqu’il lui suggère de lire sa « réponse à un “historien” de l’avant-garde » parue dans le quatrième numéro d’IS110. Dans cet article, Debord réplique à la critique d’Estivals en montrant qu’une situation n’est pas un instant dissocié du temps comme l’est un atome indivisible. Elle est plutôt « un moment dans le mouvement du temps, moment contenant ses facteurs de dissolution, sa négation111. » L’argument se tient mais n’est pas entièrement convaincant. Bien qu’il nous rappelle qu’une situation est soumise à l’usure du temps parce qu’elle est, par définition, transitoire et éphémère, il ne nous permet pas de saisir en quoi cette usure fait partie de la marche de l’histoire. Elle est certes dans le temps, comme le dit Debord, mais elle l’est à la manière de la monade de Leibniz qui naît et meurt spontanément : son usure est programmée en elle-même. En fait, si Debord achoppe en cherchant à justifier en 109. Apostolidès, Guy Debord, op. cit., p. 206-212. 110. Debord, Lettre à Straram, 25 août 1960. 111. Debord, « À propos de quelques erreurs d’interprétation », IS, no 4, juin 1960, p. 31.
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quoi le temps de la situation est un temps historique, c’est peutêtre parce qu’il n’en est pas lui-même convaincu : il n’a pas encore pris le chemin du matérialisme qui le mène à préférer, dans les années qui suivent, la révolution à la situation112. Comme son ami Chtcheglov qui prétendait venir de l’autre pays, Debord se projette de l’autre côté de l’histoire, dans une sorte d’utopie où les anciens moyens sont abolis et où l’expression comme telle n’échappe pas à la ruine : « Il n’y a pas, pour des révolutionnaires, de possible retour en arrière. Le monde de l’expression, quel que soit son contenu, est déjà périmé113. » Pour arriver à affirmer une telle chose, ne faut-il pas s’imaginer appartenir à un monde qui se situe au-delà des conditions sociales et des déterminants historiques de l’époque ? Straram n’habite pas un autre monde. Il est étranger à ce système anhistorique où chaque situation, bien que soumise à l’usure du temps, est radicalement autonome. Il affectionne au contraire les filiations, les généalogies, la marche progressive de l’esprit, des arts. Il semble peu influencé par la tendance fouriériste du lettrisme d’Isidore Isou, qu’il n’a pas connu, contrairement à Debord. De son côté, celui-ci s’inscrit, dans cette tendance utopiste. Pour le comprendre, il faut aller au-delà des accusations qu’il adresse à Isou, dont la plus connue se résume à ceci : « Nous avons congédié Isou qui croyait à l’utilité de laisser des traces. Tout ce qui maintient quelque chose contribue au travail de la police. Car nous savons que toutes les idées ou les conduites qui existent déjà sont insuffisantes. La société actuelle se divise donc seulement en lettristes et en indicateurs, dont André Breton est le plus notoire114. » Son accusation est bien mal venue lorsqu’on sait à quel point il s’efforce lui-même de conserver tout ce qui sert à la fabrique de son propre mythe. Si l’on passe outre à ces accusations, on remarque qu’il a retenu d’Isou sa façon très originale 112. Apostolidès, ibid., p. 212. 113. IS, no 3, décembre 1959, p. 6. 114. « Manifeste », IL, no 2, février 1953. Repris dans Debord, Œuvre, op. cit., p. 95.
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d’imaginer la progression historique des arts selon deux phases : l’amplique et le ciselant. La première phase est celle qui caractérise une période de développement d’un art jusqu’à sa perfection, c’est une période d’accumulation. La seconde est caractérisée au contraire par la détérioration d’un art. Cette phase ciselante est une période de décadence qui ruine l’état de perfection atteint à la fin de la précédente. L’exemple le plus connu que nous donne Isou est la phase ciselante de la poésie moderne qui a débuté par la découverte de l’autonomie du poème par Baudelaire et qui se termine par celle de la lettre par les lettristes. Il s’agit bien là d’une conception généalogique de la poésie moderne, mais elle est négative en ce que sa progression correspond à la destruction du matériel poétique et non à son enrichissement. Mais la découverte de la lettre comme atome indestructible de la poésie ne précise pas seulement l’ultime étape de la phase ciselante de la poésie moderne, elle inaugure, pour Isou, une phase amplique qui rompt radicalement avec la phase antérieure. Cette nouvelle ère de la poésie est toutefois ambiguë, puisqu’elle reconnaît d’abord sa filiation historique pour mieux rompre ensuite avec son histoire. Debord partage cette vision évolutive qui ne soutient pas l’idée de la génération spontanée, mais celle d’un bond qualitatif qui change radicalement l’état des choses : la ruine totale du spectacle nous propulsera, selon lui, dans l’âge passionné des situations. Comme le remarque Fabrice Flahutez dans son ouvrage sur le lettrisme, Debord semble nourri par l’idéal fouriériste de l’« écart absolu », à l’instar de son prédécesseur Isou : Charles Fourier séduit le surréalisme mais aussi le lettrisme par une vision résolument anticonformiste du monde. Dans sa tentative pour penser la transformation radicale du monde, Fourier invente une conception nouvelle qui paraît par essence fantaisiste car elle ne peut se mesurer à ce qui existe et ce qui domine. Il dénonce la civilisation et prêche « l’écart absolu » qui l’éloigne définitivement des institutions et des systèmes de pensée. […] Isidore Isou entretient une proximité étonnante avec Fourier dans la mesure où il se positionne, lui aussi, comme l’inventeur d’un monde nouveau pour ne pas dire d’une mythologie contemporaine et comme détracteur des moda-
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lités de fonctionnement d’une civilisation en bout de course. […] « Je pensais, écrit Fourier, que si les sociétés humaines sont atteintes, selon l’opinion de Montesquieu, “d’une maladie de langueur, d’un vice intérieur, d’un venin secret et caché”, on pourrait trouver le remède en s’écartant des routes suivies par nos sciences incertaines qui avaient manqué ce remède depuis tant de siècles. J’adoptai donc pour règle dans mes recherches, le doute absolu et l’écart absolu : il faut définir ces deux procédés, puisque personne avant moi n’en avait fait usage ». L’écart absolu implique une désaffection radicale de tous systèmes de pensée élaborés jusqu’à lui115.
L’effort déployé par Debord pour mettre fin définitivement au monde du spectacle ne peut être nourri que par ce doute et celui, tout aussi intense, de l’écart absolu. Debord n’est pas encore matérialiste, et son appel bien connu de 1957 ne peut résonner que comme une invitation à le rejoindre de l’autre côté de l’histoire : « Encore un effort si vous voulez être situationnistes116. » Mort et vie de la critique
Straram ne répond pas à cette invitation. Si le paysage reste à inventer, le doute radical et l’utopie ne sont pas des options pour lui. Il est résolument du côté de l’histoire. Il précise sa différence en faisant écho, semble-t-il, à la critique de Robert Estivals : « Je 115. Fabrice Flahutez, Le lettrisme historique était une avant-garde, Paris, Les presses du réel, 2011, p. 182-183. 116. Le contenu de ce texte résonne aussi bien avec le sens de l’histoire d’Isou qu’avec l’utopie fouriériste : « Nous nous fondons sur la constatation évidente d’une déperdition des formes modernes de l’art et de l’écriture ; et l’analyse de ce mouvement continu nous conduit à cette conclusion que le dépassement de l’ensemble signifiant de faits culturels où nous voyons un état de décomposition parvenu à son stade historique extrême (sur la définition de ce terme, cf. Rapport sur la construction des situations) doit être recherché par une organisation supérieure des moyens d’action de notre époque dans la culture. C’est-à-dire que nous devons prévoir et expérimenter l’au-delà de l’actuelle atomisation des arts traditionnels usés, non pour revenir à un quelconque ensemble cohérent du passé (la cathédrale) mais pour ouvrir la voie d’un futur ensemble cohérent, correspondant à un nouvel état du monde. » Guy Debord, « Encore un effort si vous voulez être situationnistes. » Potlatch, no 29, novembre 1957. Repris dans Debord, Œuvres, op. cit., p. 345-346.
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dis simplement que le projet situationniste comporte un danger. […] Je veux dire qu’on ne remplace pas une réalité par une autre. On fait progresser une réalité […]. Et l’objectif révolutionnaire réel implique la réhabilitation de la vie quotidienne et son progrès, pas son “remplacement”117. » Cette divergence fondamentale entre les deux amis nourrit entre autres leur mésentente sur le cinéma et la critique qui fait suite aux textes sur le cinéma dans les premiers bulletins de l’IS et, tout particulièrement, l’article qui critique Hiroshima mon amour 118. Straram lui répond en disant que le film accentue la participation du spectateur, pour faire écho aux thèses de l’IS : Lorsque Resnais fait Hiroshima mon amour, il est pour moi indubitable qu’il remplit une fonction le concernant, primordiale en cela même qu’elle fait partie de cet homme total qu’il n’est qu’en autant qu’il l’exprime. Hiroshima mon amour est par ailleurs la fixation d’une émotion, traitée pour lui donner une dimension de document indéniable et manifeste qui oblige à se prononcer. Dans la mesure où ce traitement est réussi, le film devient aussi pour le spectateur qui le voit un dépassement, la création d’une période émouvante119.
Debord ne voit pas du tout les choses de cette manière. Il affirme plutôt que Hiroshima est un film qui ne dépasse pas les conditions du spectacle, puisqu’il ne parvient pas à supprimer la séparation entre l’écran et la salle. Il ne propose pas d’écart radical, se situant toujours dans la phase ciselante du dépérissement de l’art, ce que les critiques n’arrivent pas à voir selon lui : « Les partisans de Resnais parlent assez libéralement de génie, à cause du prestigieux mystère du terme, qui dispense d’expliquer l’importance objective d’Hiroshima : l’apparition dans le cinéma “commercial” du mouvement d’auto-destruction qui domine tout l’art
117. Straram, Lettre à Debord, 4 septembre 1960. 118. « Le cinéma après Resnais », IS, no 3 décembre 1959, p. 8-10. L’article n’est pas signé par Debord, mais il en défend si bien la critique dans une lettre à Straram qu’il en assume le contenu, en respectant le principe de l’énonciation collective du bulletin. 119. Straram, Lettre à Debord, 4 septembre 1960.
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moderne120. » Ce mouvement est celui de la dissociation entre la bande-son et les images, qui est caractéristique du cinéma discrépant lettriste. Debord se trouve au plus près d’Isou en inscrivant le cinéma dans la longue marche qui ruine les arts en général, dont le parangon est la poésie : « Le temps d’Hiroshima, la confusion d’Hiroshima, ne sont pas une annexion du cinéma par la littérature ; c’est la suite dans le cinéma du mouvement qui a porté toute l’écriture, et d’abord la poésie, vers sa dissolution121. » En s’enrichissant des pouvoirs de l’art moderne, l’art du spectacle par excellence, le cinéma, se rapproche de sa mort, et de sa liberté par le fait même. Cette situation toutefois est la preuve de son insuffisance actuelle, et le film de Resnais en est l’exemple parfait selon lui. Dans leur désaccord sur Hiroshima, il n’est jamais question du film de Debord Hurlements en faveur de Sade (1952). Pourtant, comme Straram vivait encore en France à sa première projection, il est difficile d’imaginer qu’il n’en entend pas parler au moment de sa rencontre avec lui en 1953. Il n’est pas question non plus du scénario que Debord lui envoie du film qu’il vient de réaliser en 1959 Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps122 . Straram ignore ses films parce qu’il ne les a jamais vus. Sinon, comment aurait-il pu les négliger au point de lui suggérer que Hiroshima est un film situationniste123 ? Debord 120. IS, « Le cinéma après Resnais », op. cit., p. 9. 121. Ibid. 122. Debord joint son scénario à sa lettre datée du 31 octobre 1960. 123. Voici comment le film est décrit dans une fiche technique datée de 1964 : « Hurlements en faveur de Sade a été réalisé en 1952. C’est un long métrage complètement dépourvu d’images, constitué seulement par le support de la bande-son. Ce support donne un écran uniformément blanc durant la projection des dialogues. Les dialogues, dont la durée totale n’excède pas une vingtaine de minutes, sont eux-mêmes dispersés, par courts fragments, dans une heure de silence (dont vingt-quatre minutes d’un seul tenant constituent la séquence finale). Durant la projection des silences, l’écran reste absolument noir ; et, par voie de conséquence, la salle. » Debord, Œuvres, op. cit., p. 72. On peut sans doute se demander comment une telle expérience anti-filmique peut supprimer la séparation entre elle et le public plutôt que de l’accentuer. Je crois qu’il faut considérer la réaction scandalisée de certaines personnes pour en apprécier la teneur :
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n’insiste pas pour le lui rappeler. La méconnaissance de Straram aurait pu néanmoins le faire sourciller, comme cela se produit à la même époque et dans des circonstances similaires, suite à la critique favorable d’un autre film culte de la Nouvelle Vague par un collaborateur de SouB : La première divergence apparaît à propos du compte-rendu du film de Godard, À bout de souffle, que Sébastien Chatel fait paraître dans la revue Socialisme ou Barbarie (no 31 de décembre 1960-février 1961). Debord fait alors circuler un texte critique – « Pour un jugement révolutionnaire de l’art » – au sein du groupe, où il oppose « une critique révolutionnaire de tout art » à « une critique d’art révolutionnaire », qui n’attaquerait par le spectacle et la séparation entre acteurs et spectateurs à leurs racines. Il semble regretter amèrement le peu de connaissance et d’intérêt au sein de Socialisme ou Barbarie pour les recherches situationnistes124.
Debord ne fait pas mentir l’adage selon lequel la meilleure défense, c’est l’attaque. Il vaut mieux pour lui prendre le contrepied de la critique du cinéma que défend Straram, que de lui expliquer comment ses films construisent des situations hors des conditions cinématographiques conçues par d’autres. De toute façon, il sait que Straram connaît sa position sur le cinéma, tout particulièrement son mépris pour la nouvelle vague qui lui apparaît totalement dénuée de nouveauté artistique. Pour Debord, la critique se contente de peu, en admettant des lieux communs sur le film de Resnais plutôt que de réfléchir à ce qui en fait l’intérêt : le mouvement de destruction de l’art moderne. Bref, la critique n’est « Enfin, le film démarre. Dans l’obscurité totale et le silence absolu, on n’entend que le ronronnement apaisant du projecteur. La salle commence à gronder. Au bout d’environ trente minutes de silence, ponctué de phrases éparses, le chahut prend son ampleur. Un spectateur s’étonnant à haute voix de l’absence d’images érotiques s’entend rétorquer par un lettriste : “L’érotisme doit se faire dans la salle !” Tandis que le parterre se déchaîne, les lettristes du balcon déversent leur farine, à laquelle s’ajoutent quelques sachets de poudre à éternuer, et une gerbe de boules puantes. La soirée tourne au monôme, au chahut estudiantin. L’érotisme est dans la salle », Bourseiller, Vie et mort de Guy Debord, op. cit., p. 57. 124. Frédéric Thomas, « La rencontre de Guy Debord avec Socialisme ou Barbarie », Lire Debord, Laurence Le Bras et Emmanuel Guy (éd.), Paris, L’échappée, collection Frankenstein, 2016, p. 298.
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qu’une accumulation de platitudes qui ne dépassent pas le cliché : « ainsi, tout le monde va parlant de Faulkner et de sa temporalité […] chacun insiste sur le temps bouleversé du film de Resnais125. » Straram ne peut pas ignorer cette attaque contre la critique dont l’impertinence, qui rappelle l’esprit dada, le nie dans ce qu’il est : Disparaissez, critiques d’art, imbéciles partiels, incohérents et divisés ! C’est en vain que vous montrez le spectacle d’une fausse rencontre. Vous n’avez rien en commun qu’un rôle à tenir ; vous avez à faire l’étalage, dans ce marché, d’un des aspects du commerce occidental : votre bavardage confus et vide sur une culture décomposée. Vous êtes dépréciés par l’Histoire. Même vos audaces appartiennent à un passé dont plus rien ne sortira. Dispersez-vous, morceaux de critiques d’art, critiques de fragments d’arts. C’est maintenant dans l’Internationale situationniste que s’organise l’activité artistique unitaire de l’avenir. Vous n’avez plus rien à dire. L’Internationale situationniste ne vous laissera aucune place. Nous vous réduirons à la famine126 .
En réalité, c’est tout l’édifice de la croyance artistique de Straram que Debord tente de déconstruire en sapant la critique du film de Resnais, car derrière la faillite du cinéma, c’est celle de l’expression en général qui est visée : « L’expression artistique n’est en rien une véritable self-expression, une réalisation de sa vie. La proclamation du “film d’auteur” est déjà périmée avant d’avoir effectivement dépassé la prétention et le rêve127. » Et d’ailleurs cette expression, c’est celle de l’émotion et de l’esthétique : « Notre mépris pour l’Esthétique n’est pas choisi. Au contraire, nous étions plutôt doués pour “aimer ça”. Nous sommes arrivés à la fin. Voilà tout 128. » Or, Straram aime certains films, livres, pièces musicales, il ne s’en cache pas. L’émotion fait partie de la marche dialectique du progrès, en évitant les écarts absolus qui 125. IS, « Le cinéma après Resnais », art. cit., p. 9. 126. « Action en Belgique contre l’assemblée des critiques d’art internationaux », IS, no 1, juin 58, p. 29. 127. IS, « Le cinéma après Resnais », ibid. 128. Debord, « Manifeste pour une construction de situations », Œuvres, op. cit. p. 106-107.
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nous emporteraient dans un autre monde, comme il l’explique à son correspondant : « Dans une réalité dialectique, fixation de l’émotion et satisfaction y correspondant participent d’un mouvement naturel-objectif, et deviennent éléments moteurs d’un progressisme total (qui implique la multiplication des périodes émouvantes, sans supprimer le possible contenu dans des moyens d’expression propres à l’homme)129. » Il n’y a sans doute aucun moyen de surmonter leurs divergences, tant ils ont chacun leur propre version de la marche dialectique de l’histoire. Ni l’un ni l’autre n’ont raison ou tort. Cependant, comme le rappelle Debord à Straram en évoquant Hegel : « À ce dont un esprit se satisfait, on mesure la grandeur de sa perte130. » Straram s’accommode de la vie quotidienne réelle, alors qu’à cette époque Debord n’est satisfait que par le monde idéal où l’on peut se construire « une petite situation sans avenir131. » La recherche d’une forme de vie autonome Construire l’unité dans la multiplicité Nous inaugurons maintenant ce qui sera, historiquement, le dernier des métiers. Le rôle de situationniste, d’amateur-professionnel, d’anti-spécialiste est encore une spécialisation jusqu’au moment d’abondance économique et mentale où tout le monde deviendra “artiste”, à un sens que les artistes n’ont pas atteint : la construction de leur propre vie. Manifeste de l’IS 17 juin 1960132
Straram ne cache pas à Debord son amour et son admiration pour certaines œuvres littéraires et cinématographiques. L’émotion 129. Straram, Lettre à Debord, 4 septembre 1960. 130. Debord, Lettre à Straram, 25 août 1960. 131. « Construisez vous-mêmes une petite situation sans avenir » est un tract de l’IL dont le titre reprend celui d’une métagraphie d’Ivan Chtcheglov. Voir Debord, Œuvres, op. cit., p. 188. 132. IS, no 4, juin 1960, p. 38.
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esthétique n’est pas pour lui un reliquat de l’esprit du spectacle : elle provient d’une force expressive individuelle dont la réalité n’est pas conditionnée par la société capitaliste. Cette force touche directement les nerfs et le cerveau et, conséquemment, nos gestes et nos actions. Peu importe d’ailleurs si elle se transmet par des moyens aussi vieux que la poésie ou le roman, pourvu qu’elle déroge aux règles du spectacle. Les œuvres artistiques peuvent, selon lui, produire des situations émouvantes qui influencent nos comportements ordinaires. Il va sans dire que Straram se situe aux antipodes de l’esthétique kantienne qui mesure la valeur de l’art en fonction de son degré d’indifférence par rapport à la vie de tous les jours. Il est sensiblement plus près du pragmatisme de John Dewey, qui situe l’émotion esthétique dans la continuité concrète entre l’art de la vie. Ni universelle, ni éternelle, « [l]a nouvelle beauté sera DE SITUATION, c’est-à-dire provisoire et vécue133. » Les incidences d’un poème, d’un roman ou d’un film sur les formes de vie ordinaires sont innombrables. Howard Roark lui permet, rappelons-nous, de survivre en le laissant entrevoir de nouvelles possibilités de vie dans son expérience journalière à Vancouver. Il multiplie à son tour les occasions d’influencer les lecteurs et les téléspectateurs en rédigeant, entre autres, des critiques de films pour partager un moment émouvant avec eux134. Si ce genre de critiques correspond à celles que Debord caractérise de « critiques enthousiastes, provinciales » et qui déplaisent tant à l’IS, comme il le dit à Chtcheglov en 1963 pour justifier l’interruption de sa correspondance avec Straram, elles participent clairement, dans l’esprit de ce dernier, à la construction de situations135. À ses yeux, une critique de film y parvient autant qu’une franche 133. « Quel sens donnez-vous au mot poésie ? », Potlatch, no 5, juillet 1954. Repris dans Debord, Œuvres, op. cit., p. 119 134. On retrouve une partie de ses critiques dans Patrick Straram, One + One. Cinémarx & Rolling Stones, Montréal, Les Herbes rouges, 1971. 135. Il ne faut pas oublier qu’à la même époque Straram fonde, avec le Dr Jean-Paul Ostiguy, le premier cinéma d’essai au Québec, le Centre d’art de l’Élyssée. On peut imaginer combien la programmation de films lui donne espoir de construire des situations émouvantes avec le public, plus encore qu’un texte dans le TV-Hebdo.
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camaraderie à la taverne ou que d’autres moments de la vie qui ne tiennent pas de l’art à proprement parler. Et le lecteur qui connaît ce que Straram écrit par la suite sait qu’il passe entre les domaines sans distinction. Sa vie n’est pas séparée de l’art, comme il ne disjoint pas le vivre de sa critique. Il passe sa vie à l’écrire. Si les deux amis s’accordent pour dire que la nouvelle beauté « sera de situation », ils ne s’entendent manifestement pas sur les frontières qui la délimitent. Debord aurait pu contredire l’éloge que Straram fait de la construction de situations dans le bulletin des malades internés de Ville-Évrard en 1953, en l’associant explicitement à la littérature. Ce qui aurait été d’autant plus juste puisque Straram le cite presque littéralement : La seule valeur rentable serait de dévoiler et d’exactement situer les moindres ficelles de la tragi-comédie, de narrer avec précision nos moindres réactions, instaurer un régime de l’automatisme symbolique. En ceci on pourrait dire de Malcolm Lowry qu’il est actuellement le seul écrivain qui soit un individu de comportement juste et exaltant, « la beauté nouvelle au-delà du jeu limité des formes sera DE SITUATION. » G.-E. Debord. À un autre stade, Samuel Beckett situe la lucidité. Dans les interférences magistrales d’un humour qui confine à l’exorcisme. Vrai. Destructeur en toute connaissance de cause136.
On sait que Chtcheglov et Debord viennent le visiter pendant son internement, et qu’ils ont le bonheur de partager avec lui un moment émouvant, en découvrant mutuellement leur pratique métagraphique137. Le hasard fait bien les choses. Comme 136. Straram, « Post-scriptum harmonical », Le tremplin, 6e année, no 63, décembre 1953, p. 4. Il faut noter qu’il ajoute ce segment au passage original : « au-delà du jeu limité des formes ». 137. Isidore Isou utilisait du concept de métagraphie dès les années 1950 pour parler des œuvres qui se servent de différents supports sémiotiques, comme idéogrammes, alphabets, codes, etc. Voici ce comment l’Internationale lettriste la définit dans un tract au lendemain du vernissage de l’exposition « Avant la guerre » le 11 juin 1954 : « Quant à la métagraphie, c’est un art nouveau – même si ses créateurs se défendent justement de toute prétention artistique. Ils obtiennent en mettant en présence des photos, des phrases et des mots découpés un peu partout, la presse constituant leur matière première. Ce sont en quelque sorte des peintures-romans. Bien qu’assez inattendu, cet art ne semble pas complètement
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inintéressant. Les lettristes escomptent surtout de grands résultats du lancement de la métagraphie dans la vie quotidienne : affiches, objets, tracts, meubles, décoration. », Œuvres, op. cit., p. 125. Le concept se présente aussi sous les noms d’« hypergraphie », « multi-graphies », « super-notations » ou encore « superécritures ». La particularité de la pratique d’écriture de Patrick Straram (collage de citations, d’impressions, d’images, d’articles de journaux, etc.) rappelle celle de la métagraphie. Voici comment il présente le concept dans un ouvrage paru en 1975, en rappelant l’épisode de son internement à Ville-Évrard à la fin de l’année 1953 : « Quelques jours plus tard, lors d’une visite, Ivan Chtcheglov et Guy-Ernest Debord, avec lesquels nous avions fondé l’Internationale Lettriste dissidente d’Isidore Isou et allions préparer l’Internationale Situationniste, m’apprirent qu’ils avaient simultanément entrepris de semblables collages. Nous pûmes ensuite comparer nos travaux, et, après ma libération, jusqu’à mon départ pour Vancouver fin avril 1954, en discuter et les orienter dans une perspective bien plus rigoureuse que celle du seul collage. C’est le discours qui nous importait, construit au moyen de citations, redécouvrant le plagiat cher à Lautréamont (« Une phrase appartient moins à son auteur qu’à celui qui l’utilises le mieux. »), toute esthétique délaissée au profit de l’appréhension et la concrétisation d’une structure, l’image nécessaire au mot et vice-versa. Métagraphies. « Métagraphies. MET(A) – Éléments du gr. meta, exprimant la succession, le changement, la participation. – REM. Dans les néol. scientifiques (métalangue, métamathématiques) méta- signifie “ce qui dépasse, englobe” (un objet de pensée, une science). Petit Robert […] Il va sans dire que le seul travail de “composition” (de “collage”) d’une métagraphie n’est que le terme à des semaines ou des mois de travail de recherche et d’essai […] Écritures et métagraphies pour moi s’inter-agissent, niveaux/déclenchements d’une seule et même analyse /critique globale, structure d’un être où vivre l’homme en son être parmi tous les hommes, révolution, et l’homme avec femme, amour… » Patrick Straram, Bribes I. Pré-textes et lectures, Montréal, L’Aurore, 1975, p. 109, 111 et 113. Il l’avait déjà bien définie dans une lettre datée du 27 septembre 1954 qu’il envoie à son ami Jacques Blot depuis la Colombie-Britannique. « Une métagraphie : mot + image. C’est-à-dire ajouter à l’absolu d’un motif peint une histoire qui l’explique, ou le renforce, ou le situe, etc… Et, à l’histoire, aux mots, ajouter l’image qui éclaire l’idée, renforce l’expression. Bon, la métagraphie est maintenant chose faite. Non, que nous en ayons fini. Presque tout reste à découvrir, à travailler. Mais nous avons commencé, tout se fait de soi-même. Tu verras, courrier Duck [pseudonyme de François Seiler, comédien, ami commun de Straram et Blot], que j’espère beaucoup, et pourquoi, que tu feras bientôt autant de métag. que moi. Mais, ce qui m’intéresse maintenant, ce sont les emplois de la métagraphie dans les autres domaines.
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la « beauté nouvelle » qui détourne la fin de Nadja de Breton138, le moment est beau parce qu’il est de situation. Mais ce ne sont pas tant leurs métagraphies qui les bouleversent, mais sa pratique qui découvre une passion commune. Il semblerait néanmoins qu’en 1953 Debord n’est pas encore aussi intransigeant à l’égard de l’œuvre d’art, en reconnaissant tacitement la possibilité que la littérature ou le cinéma puissent construire des situations. Après tout, la lecture d’un livre et le visionnement d’un film ne sont pas totalement dénués de réalité. Les œuvres ne sont-elles pas des faits humains, comme Straram le lui rappelle139 ? Celui-ci conçoit la construction de situations dans un horizon plus large : elle ne se fait pas sentir uniquement dans les gestes, les actions, les activités, mais aussi à travers les objets qu’ils produisent. En fait, les œuvres Tu verras aussi dans ce courrier Duck, que j’envisage éventuellement un livre sur la métagraphie à plusieurs. Et la métagraphie dans le théâtre (comme dans la littérature ou la musique, ou l’architecture, etc…) me paraît moins une vue d’avenir utopique qu’un procédé nouveau foutrement intéressant et à perfectionner dès maintenant. Ce dont je te charge. Il ne s’agit pas d’une nouvelle esthétique, d’un mécanisme artistique, comme on invente certains trucs. Il y a une technique nécessaire en tout. Mais il s’agit de tout mettre en œuvre pour s’exprimer mieux, et d’une façon plus complète tant sur le plan œuvre que sur le plan individu. » « Je suis persuadé qu’on doit obtenir avec la métagraphie un théâtre nettement plus explicite et vivant. Images ajoutées au texte et à l’action purement scénique. Personnages immobiles sur déroulement d’image et de textes pour donner un cadre psychogéographique. Action a sur telle image, action b sur telle autre, mais texte uniforme, etc… Tout est à employer. Symbolisme, style incantatoire, science, mathématiques (mathématiques des situations), pouvoirs des images et des mots. Rechercher une matière et des fonctionnements plus complets, plus strictement délimités aussi. » Voir, en annexe, la reproduction de l’affiche de l’exposition commune de métagraphies à Paris en juin 1954 « Avant la guerre. 66 métagraphies influentielles » et une métagraphie de Patrick Straram (annexe fig. 6 et 7). 138. « La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas. » André Breton, Nadja, Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1988 [1928], p. 753. L’utilisation des majuscules par les situationnistes (« la beauté nouvelle sera DE SITUATION ») ne laisse aucun doute sur l’origine de leur détournement chez Breton. 139. Straram, Lettre à Debord, 29 août 1960.
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ne travestissent pas nécessairement les gestes qui participent à leur construction, et ce, peu importe les moyens qu’on se donne pour les ériger. Straram les inclurait dans cette définition de la situation : « Ce que nous appelons situations à construire, c’est la recherche d’une organisation dialectique de réalités partielles et passagères, ce qu’André Frankin a désigné comme “une planification de l’existence” individuelle, n’excluant pas mais, au contraire, “retrouvant” le hasard140. » Il semble clair à ses yeux que la lecture et la critique d’une œuvre peuvent arriver à cette organisation dialectique, en nous faisant éprouver le hasard de nos existences aussi fortement que celui qu’on expérimente dans la rue. Bien qu’ils ne la délimitent pas de la même façon, Debord et Straram ont pourtant en commun cette définition générale de la situation : La conception que nous avons d’une « situation construite » ne se borne pas à un emploi unitaire de moyens artistiques concourant à une ambiance, si grandes que puissent être l’extension spatiotemporelle et la force de cette ambiance. La situation est en même temps une unité de comportement dans le temps. Elle est faite de gestes contenus dans le décor d’un moment. Ces gestes sont le produit du décor et d’eux-mêmes. Ils produisent d’autres formes de décor et d’autres gestes141.
Une situation unit des comportements sous la forme d’une ambiance qui emporte, réciproquement, une œuvre et ses récepteurs, ou encore un décor et les gestes qui s’y produisent. En réunissant les éléments d’un ensemble plutôt que de les séparer, elle les emporte dans une seule et même passion. Une situation se distingue donc du spectacle en ce qu’elle suscite la participation active du récepteur plutôt que de le laisser dans la passivité du spectateur : « La situation est ainsi faite pour être vécue par ses constructeurs. Le rôle du “public”, sinon passif du moins seulement figurant, doit y diminuer toujours, tandis qu’augmentera 140. IS, no 3, déc. 59, p. 6. 141. « Problèmes préliminaires à la construction d’une situation », IS, no 1. p. 11.
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la part de ceux qui ne peuvent être appelés des acteurs mais, dans un sens nouveau de ce terme, des viveurs142. » On peut comprendre alors qu’une situation ne cherche pas à produire n’importe quel affect, puisqu’on peut être touché par une œuvre ou une ambiance sans participer à sa construction. La passion des situationnistes n’a rien à voir, par exemple, avec la catharsis aristotélicienne qui est de l’ordre de la représentation. En effet, les spectateurs restent à bonne distance de la scène pour jouir sans danger du malheureux destin des personnages. Ils sont affectés par les actions tragiques qui se déroulent sous leurs yeux, ils ressentent la peur, la terreur, le dégoût, mais la charge affective qu’ils reçoivent a une fonction thérapeutique connue : la catharsis suscite les passions pour mieux les expurger. Art exemplaire de la représentation, la tragédie ne cherche pas les viveurs mais les patients. Elle a tout pour déplaire à l’IS. Cela dit, la passion des situationnistes est cathartique en un certain sens, puisqu’elle transforme les spectateurs en « viveurs » en les éloignant de leurs habitudes fondamentalement ennuyantes. Autrement dit, une situation devient passionnante une fois ces habitudes expurgées. Un film sans image, un livre composé entièrement de citations détournées ou une dérive dans la ville sont des constructions de situations qui nous détournent de nos habitudes de réception passive et nous incitent à la participation active. Debord ne l’exprime pas ainsi, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. « Que sommes-nous ? Nous sommes des habitudes, rien d’autre que des habitudes, l’habitude de dire Moi. Peut-être n’y a-t-il pas plus surprenante réponse au problème du Moi143. » Ne faut-il pas alors se dégager de ses habitudes pour sortir de soi afin de rejoindre les autres ? Une situation étend la vie d’un individu au-delà de lui-même, en faisant de sa passion une affaire collective dans une courte durée de temps : 142. Debord, « Rapport sur la construction des situations », Œuvres, op. cit., p. 325-326. 143. Gilles Deleuze, « Préface à l’édition américaine de Empirisme et subjectivité », Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 342.
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La vie d’un homme est une suite de situations fortuites, et si aucune d’elles n’est exactement similaire à une autre, du moins ces situations sont-elles, dans leur immense majorité, si indifférenciées et si ternes qu’elles donnent parfaitement l’impression de la similitude. Le corollaire de cet état de choses est que les rares situations prenantes connues dans une vie retiennent et limitent rigoureusement cette vie. Nous devons tenter de construire des situations, c’est-à-dire des ambiances collectives, un ensemble d’impressions déterminant la qualité d’un moment144.
En produisant son Cahier, Straram cherche à construire une situation qui n’a rien d’habituel, qui détonne dans le contexte de l’époque. Il entraîne ses nouveaux camarades dans l’aventure en leur proposant d’entrevoir de nouvelles possibilités de vie avec lui. Le titre est significatif à cet égard : Cahier pour un paysage à inventer. Même s’il envisage la production d’un second numéro qui ne voit finalement jamais le jour, Straram n’ignore pas que cette publication correspond à la construction d’une unité de comportements dans le temps, et ce, malgré la disparité des propos et des voix qui s’y font entendre. Quiconque a participé à un projet d’édition autonome du genre a partagé cette passion collective et éphémère qui unit des comportements dans un moment145. Mais contrairement à Debord et à l’IS, Straram ne croit pas que cette passion doive s’énoncer nécessairement d’une seule voix. La forme même du Cahier nous donne une autre idée de ce qu’elle peut être : une unité dans la multiplicité. S’il parvient à réunir autant d’individus en si peu de temps après son arrivée à Montréal, c’est peut-être qu’il sait comment partager son enthousiasme sans écraser personne. Il espère aussi que cette publication change quelque chose dans sa vie et dans la leur, sans pourtant imaginer se dissoudre avec eux en un unique devenir. Il ne souhaite pas non plus que ce changement lui apporte une réussite personnelle ou un gain substantiel. S’il est toujours porté par la confiance d’Howard Roark, il ne s’imagine 144. Ibid., p. 325. 145. On pourrait ajouter également les groupes affinitaires. Voir Marcolini, « Une continuité. Les post-situationnistes », op. cit., p. 207-229.
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plus en entrepreneur individualiste ou en joueur de poker. « Le constructeur de situations, si l’on reprend un mot de Marx, “en agissant par ses mouvements sur la nature extérieure et en la transformant… transforme en même temps sa propre nature… ”146. » Straram devient un peu plus le Bison en produisant le Cahier. Il y trouve la forme de vie qu’il cherche, non plus celle du travailleur ou du père de famille, mais celui de l’animateur culturel qui poursuit le projet idéal un peu fou de propager des désirs nouveaux en construisant des situations. Mais est-ce bien un nouveau visage qu’il se donne en invitant ses nouveaux camarades à inventer le paysage ? Ou est-ce que le Bison veille en lui depuis les tout premiers débuts ? La réponse qu’il signe conjointement avec les autres membres de l’IL à une enquête en 1954 semble nous indiquer que ce projet le mobilise bien avant son arrivée à Montréal : « L’attraction souveraine, que Charles Fourier découvrait dans le libre jeu des passions, doit être constamment réinventée. Nous travaillons à créer des désirs nouveaux, et nous ferons la plus large propagande en faveur de ces désirs147. » Il se voue jusqu’à sa mort à un tel travail de création et d’animation culturelle. Il ne le fera pas uniquement dans les arts, en déplaçant « les techniques d’intensification des sensations148 » dans la vie quotidienne elle-même, en commençant par la sienne. Il est au plus près en cela de son ami situationniste. Socialisme de la vie quotidienne
On sait à quel point Critique de la vie quotidienne (1947) d’Henri Lefebvre a marqué l’esprit de Straram et Debord. Ce dernier a même participé à son groupe de recherche sur la vie quoti146. IS, no 3, décembre 59, p. 7. 147. L’enquête portait sur la question suivante : « La pensée nous éclaire-telle, et nos actes, avec la même indifférence que le soleil, ou quel est notre espoir et quelle est sa valeur ? » Les réponses ont été publiées dans le numéro de juin 1954 de La Carte d’après nature. Celle de l’IL, de laquelle est tirée le passage que je viens de citer est reproduite dans Debord, Œuvres, op. cit., p. 120-121. 148. Jappe, Guy Debord, op. cit., p. 92.
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dienne au début des années 1960, avant de s’en séparer quelques années plus tard. Sa contribution la plus connue à ce groupe est la conférence qu’il présente sous la forme d’un enregistrement audio : « Perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne149. » Cela n’a rien d’étonnant : Debord n’aime pas prendre la parole devant un public, encore moins dans les médias, que ce soit à la télé, à la radio, ou dans un journal. Il s’approprie, par contre, les objets techniques, comme un enregistreur, pour une raison bien précise : leur utilisation dans la vie quotidienne et ailleurs est une question politique, puisqu’elle participe du spectacle que représente l’économie irrationnelle capitaliste. Cette critique des moyens de communication est relativement précoce et annonce les thèses machiniques et sémiocapitalistes des post-opéraïstes inspirés par Guattari150 et, plus étonnamment encore, la critique de l’intelligence algorithmique qui gouverne aujourd’hui nos formes de vie par l’entremise de la gestion des données massives151 : [S]i les nouvelles technologies de l’information et de la communication étaient mises en application à grande échelle, on aboutirait à « une cybernétisation totalitaire et hyperhiérarchisée, qui serait naturellement très différente des rêves actuels des cybernéticiens ou des expériences anciennes de dictatures fascistes, mais qui en retrouverait quelques traits, mêlés à ceux qui apparaissent partout dans la société démocratique de l’abondance : le contrôle perfectionné sur tous les aspects de la vie des gens, réduits à une passivité maximum dans la production automatisée comme dans une consommation
149. « Perspectives de modifications conscientes de la vie quotidienne », IS, no 6, août 1961, p. 20-27. Texte repris dans Debord, Œuvres, op. cit., p. 571-582. 150. Voir entre autres Maurizio Lazzaratto, Signs and Machines. Capitalism and The Production of Subjectivity, Cambridge, Semiotext(e), 2014 et Franco Berardi, Tueries. Forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu, Montréal, LUX éditeur, 2016. Les résonances des thèses de Debord chez Guattari et d’autres intellectuels de son époque intéressés par la question de la subjectivité, dont Deleuze, Agamben et Baudrillard, sont évoquées dans l’ouvrage de Marcolini, op. cit., p. 238-244. 151. Voir Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation : le disparate comme condition d’individuation par la relation ? », Réseaux, 177 (31), 2013, p. 163‑196.
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entièrement orientée selon les mécanismes du spectacle, par les possesseurs de ces mécanismes »152.
Puisque l’automatisation de nos moyens de communication emporte nos modes de vie, il faut la reprendre en main en la détournant. Le texte d’Asger Jorn « Automation », publié dans le Cahier, traite explicitement du sujet. La question est complexe, car on espère encore à l’époque que les machines vont libérer les humains du travail. Quoi qu’il en soit, Debord soutient, dans sa conférence, que nos activités quotidiennes sont le lieu de tous les combats parce qu’ils sont au cœur de l’expérience de la vie non séparée par les activités spécialisées. La vie quotidienne désigne l’ensemble des activités que tous les individus font, peu importe leur profession, leur âge et leurs privilèges : regarder la télévision, se promener à pied ou en voiture, se nourrir, faire les courses, rencontrer des amis, jouer avec les enfants, aller visiter les parents, etc. C’est la vie sans distinction, sans classe. On s’y est peu intéressé, en considérant sa banalité comme signe d’insignifiance. Les surréalistes commencent à l’explorer, Lefebvre la théorise, les situationnistes, eux, en font leur domaine. Lefebvre et les situationnistes (et Straram les suit à la lettre) s’intéressent à la vie quotidienne parce qu’elle comporte la contradiction qui empêche l’émancipation des individus dans la société moderne. Comme l’explique Debord, elle est le lieu même où se disputent l’assujettissement et la liberté : Il faut croire que la censure que les gens exercent sur la question de leur propre vie quotidienne s’explique par la conscience de son insoutenable misère, en même temps que par la sensation, peut-être inavouée mais inévitablement éprouvée un jour ou l’autre, que toutes les vraies possibilités, tous les désirs qui ont été empêchés par le fonctionnement de la vie sociale, résidaient là, et nullement dans des activités ou distractions spécialisées. C’est-à-dire que la connaissance de la richesse profonde, de l’énergie abandonnée dans la vie quotidienne, est inséparable de la connaissance de la misère de l’organi152. Debord, « Note sur la consultation visant à définir “la région parisienne à la fin du siècle” », cité dans Marcolini, op. cit., p. 196.
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sation dominante de cette vie ; seule l’existence perceptible de cette richesse inexploitée conduit à définir par contraste la vie quotidienne comme misère et comme prison ; puis d’un même mouvement, à nier le problème153.
La vie quotidienne n’est pas celle des ouvriers et des ingénieurs dans les usines qui remplissent séparément leurs tâches spécifiques ou des loisirs qui offrent toujours l’occasion de se démarquer. Plus banale et ordinaire, elle correspond aux habitudes routinières qui occupent les temps morts après les quarts de travail et pendant les fins de semaine et les vacances. Elle est celle des actions et des gestes sans concept et sans de contenu spécifique. Debord et Straram suivent de près Lefebvre, en en faisant la question politique de l’heure qui incite à réinventer la révolution. Aussi riche soit-elle en possibilités, elle est pourtant le signe des pires aliénations, en maintenant les sujets prisonniers d’habitudes qui limitent considérablement leur temps libre. La vie quotidienne est soumise à la misère de la consommation et du spectacle, mais cette misère n’est pas sans attrait. Straram en sait quelque chose : « Pourquoi pas ma “Triumph”, le scotch, la discothèque au goût du jour et le bon goût d’abord, la révolution ensuite, entre amis dans un bar nouvelle vague154 ? » Elle apparaît au final si négligeable que les militants du Parti socialiste unifié ou les lecteurs de L’Humanité n’en font pas un enjeu politique, comme Debord le remarque dans sa conférence155. 153. Debord, « Perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne. » Œuvres, op. cit., p. 576-577. 154. Straram, Lettre à Debord, 29 août 1960. 155. Debord, op. cit., p. 577. Il n’est pas bien difficile de remarquer que Debord et l’IS ne s’occupent pas de la condition des femmes. À part Bernstein, il y a peu de membres féminins dans le groupe. Pour sa part, Straram se rapproche un tant soit peu des enjeux féministes, surtout dans les années 1970. Plusieurs femmes font partie de sa camaraderie, dont Nicole Brossard. Je ferais remarquer qu’il publie le texte d’une collaboratrice dans le Cahier, Marie-France O’Leary, « L’homme sans visage ». C’est un récit qui traite de l’incommunicabilité entre un homme que l’on suppose blanc et une femme qui semble être autochtone. Le manque d’écoute et d’empathie de l’homme sont les causes de leur nonrencontre. Le propos du texte m’apparaît propice à une lecture féministe.
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Debord se rapproche à la même époque de Socialisme ou Barbarie (SouB) qui mène la charge contre l’esprit stalinien du Parti communiste français (PCF), critique les syndicats et défend les mouvements autonomistes ouvriers. Frédéric Thomas en relate les grandes lignes dans son article « La rencontre de Guy Debord avec Socialisme ou Barbarie »156. On en retrouve également les épisodes dans toutes ses biographies. Straram n’apparaît pas bien au fait de cette rencontre, même s’il a reçu le texte que Debord écrit conjointement avec Pierre Canjuers le 20 juillet 1960 pour jeter les bases d’une éventuelle liaison avec les membres de SouB157. Il aurait certainement apprécié l’idée du socialisme des modes de vie de Cornelius Castoriadis qui recoupe plusieurs aspects de l’« homme total » de Lefebvre. Il a été l’un des principaux interlocuteurs de Debord à SouB. Comme le fait remarquer Thomas, plusieurs de ses idées rejoignent le discours de l’IS158. Il cite ce passage en exemple : « La politique au sens traditionnel est morte, et pour de bonnes raisons. […] Le mouvement révolutionnaire doit apparaître pour ce qu’il est : un mouvement total concerné par tout ce que les hommes font et subissent dans la société, et avant tout par leur vie quotidienne réelle159. » Debord semble être séduit par ce marxisme non orthodoxe qui propose de déplacer la révolution au plus près des modes de vie qui forment la subjectivité humaine. Il va sans dire que l’opposition de Castoriadis et de SouB avec le PCF lui plaît. Elle rappelle à bien des égards la « querelle sociale » entre le surréalisme et le PCF au milieu des années 1920. Un bref détour par cette dispute m’apparaît instructif pour saisir comment l’idée de révolution s’applique, aussi bien chez Breton que chez Debord, à la vie quotidienne et
156. Frédéric Thomas, art. cit., p. 293-302. 157. Debord, « Préliminaires pour une définition de l’unité du programme » révolutionnaire », Œuvres, op. cit., 511-518. 158. Ibid., p. 299. 159. Cornelius Castoriadis, « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », cité dans Frédéric Thomas, art. cit., p. 299.
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comment cette idée est incompatible avec la position du PCF sur la question160. Dans le Second manifeste du surréalisme (1929), André Breton tente de préciser sa position politique face au communisme, en critiquant certains de ses détracteurs au sein du PCF (tout particulièrement son ancien camarade surréaliste, Pierre Naville) et en témoignant de son expérience militante au sein du parti autour de 1927 (il y raconte, entre autres, son bref passage à « la cellule du gaz »). Breton refuse de placer le surréalisme sous la seule tutelle de la conception orthodoxe du matérialisme dialectique du communisme. Selon cette vision, la révolution en cours doit s’intéresser strictement aux conditions et aux contradictions sociales et économiques qui maintiennent l’ordre moral de la bourgeoisie et le pouvoir capitaliste au fondement de la logique des classes. Breton ne rejette pas cette conception, mais il propose d’étendre la révolution aux activités de l’esprit et de laisser le surréalisme veiller à son bon déroulement. L’essentiel du différend tient sur cette proposition, et le père du surréalisme n’en sort pas vainqueur. Dans le texte « Le surréalisme, dernier instantané de l’intelligentsia européenne », paru la même année que le Second manifeste de Breton, Walter Benjamin participe à la « querelle sociale » en précisant et appuyant la position du surréalisme en montrant que le « matérialisme dialectique » doit inclure un « matérialisme anthropologique ». Plus qu’une simple modification terminologique, Benjamin indique un changement de paradigme pour participer à la révolution en cours en ajoutant aux dimensions sociales et économiques, les dimensions proprement humaines qui sont tout aussi imprégnées, comme les premières, de contradictions : l’amour, la joie, le désir, les rêves, etc. La révolution sociale et économique doit être en même temps une révolution de l’esprit. Tout comme Benjamin, Breton semble avoir 160. Comme un miroir superposant les profils d’époques différentes, la querelle sociale qui déchire les surréalistes et le Parti communiste reflète les motifs qui ont probablement incité Castoriadis à préférer Freud à Marx.
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compris que ce n’est pas en changeant d’abord l’ordre social et économique que l’esprit de l’homme changera par la suite. Il faut travailler sur les deux fronts à la fois, celui de la réalité socioéconomique et celui, intrinsèque, des individus. En ne déployant leurs efforts que pour changer la première, les communistes ont développé un dédain pour l’insalubrité morale qui émane de l’exploration des lointaines contrées intérieures. Celle-ci ne peut faire place qu’au désordre des sentiments et des sens dont le seul résultat se résume à des idées qui n’ont pas d’effet concret dans le monde. On n’a pas de mal à comprendre pourquoi le communisme rejette l’introspection qui débouche sur l’expression brute des fantasmes qui nous habitent et qui s’opposent aux valeurs admises : sa nature anarchique la rend impuissante à ébranler l’ordre bourgeois. […] les scandales moraux suscités par le surréalisme ne supposent pas forcément un bouleversement des valeurs intellectuelles et sociales ; la bourgeoisie ne les craint pas. Elle les absorbe facilement. Même les violentes attaques des surréalistes contre le patriotisme ont pris l’allure d’un scandale moral. Ces sortes de scandales n’empêchent pas de conserver la tête de la hiérarchie intellectuelle dans une république bourgeoise161 .
En voulant faire évoluer le groupe de Breton vers le communisme, Naville le met face à une alternative : soit persévérer dans une attitude négative d’ordre anarchique et qui n’engage en rien une transformation sociale, soit s’engager résolument dans la voie révolutionnaire, la voie marxiste. Plus d’un surréaliste quitte le groupe, les autres prennent la carte du parti, mais pas tous avec une conviction et un enthousiasme semblables. C’est le cas de Breton. Naville ignore bien sûr la proposition de Benjamin d’inclure le matérialisme anthropologique dans la révolution en cours, car il aurait ceci de particulier que le surréalisme a su mettre en valeur : « Gagner à la révolution les forces de l’ivresse, c’est à quoi tend le 161. Pierre Naville, La révolution et les intellectuels, Paris, Gallimard, 1975, p. 88 (cette critique est parue initialement dans la revue Clarté en 1926).
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surréalisme dans tous ses livres et dans toutes ses entreprises ? C’est ce qu’il est en droit d’appeler sa tâche la plus spécifique162. » Cette ivresse n’est pas celle du fumeur d’opium, mais celle du lecteur ou du flâneur ; elle est celle des images qui délient les corps de leur emprise163. La révolution se teinte de romantisme chez Benjamin, qui annonce à bien des égards celui de Lefebvre : [L]e matérialisme anthropologique pourrait être considéré comme une des manifestations d’un imaginaire romantique critique et/ou utopique, en rupture avec la religion, et/ou avec l’idéalisme allemand et/ou avec le matérialisme vulgaire. Par « romantisme », je n’entends pas ici seulement une école littéraire du XIXe siècle, mais une vision du monde, une protestation culturelle contre le désenchantement capitaliste du monde, contre la civilisation bourgeoise moderne, au nom de valeurs pré-capitalistes. D’une certaine façon, le romantisme peut être considéré comme une tentative, animée par l’énergie du désespoir et éclairée par le soleil noir de la mélancolie (Gérard de Nerval), de réenchantement du monde, sous des formes religieuses (chez les romantiques traditionalistes) ou profanes (chez les « matérialistes anthropologiques »)164.
Breton ne cède en rien au communisme en conservant la principale source théorique au fondement du mouvement, la théorie du rêve et de l’automatisme psychique de Freud. On peut dire ainsi que le surréalisme est l’une des premières expressions de ce que l’on nommera dans les années 1960 le freudo-marxisme. La révolution en cours doit faire place à l’expression de l’« ivresse », 162. Walter Benjamin, « Le surréalisme, le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000 [1929], p. 130. 163. « Lorsque le corps et l’espace d’images s’interpénétreront en elle si profondément que toute tension révolutionnaire se transformera en innervation du corps collectif, toute innervation corporelle de la collectivité en décharge révolutionnaire, alors seulement la réalité sera parvenue à cet autodépassement qu’appelle le Manifeste communiste. Pour l’instant, les surréalistes sont les seuls à avoir compris l’ordre qu’il nous donne aujourd’hui. Un par un, ils échangent leurs mimiques contre le cadran d’un réveil qui sonne chaque minute pendant soixante secondes. » Ibid., p. 134 164. Michael Löwy, « Walter Benjamin et le surréalisme », Anthropology & Materialism. A Journal of Social Research, 1, 2013 (https://journals.openedition. org/am/123#quotation).
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mais pas n’importe laquelle, comme le précise Benjamin en proposant d’imaginer, au côté du matérialisme dialectique, un matérialisme anthropologique qui fouille les recoins inexplorés de la psyché à la recherche de ce qui conduit secrètement la conscience. « À nous, dis-je donc, de chercher à apercevoir de plus en plus clairement ce qui se trame à l’insu de l’homme dans les profondeurs de son esprit165. » Finalement, ce qui aliène l’être humain ne se trouve pas uniquement dans la réalité sociale et économique, mais aussi dans sa réalité intérieure, et c’est pourquoi il faut l’encourager à s’y aventurer. Il vaudrait mieux parler ici d’assujettissement que d’aliénation, car les limites qui réduisent les possibilités de vie se trouvent dans le sujet même, et non dans la classe sociale à laquelle il appartient. Le surréalisme se donne ainsi comme tâche politique de sonder l’esprit et ses moyens d’expression dans le but d’y trouver ce qui assujettit la liberté ou la souveraineté humaine. En voulant repassionner la vie quotidienne, Debord et Straram nous rappellent le matérialisme anthropologique de Benjamin et le type d’ivresse qu’il lui associe166. À la seule différence toutefois 165. Breton, Second manifeste du surréalisme, Œuvres complètes, op. cit., p. 808. 166. Même si Benjamin ne pense pas à l’ivresse de l’alcoolique ou à celle du fumeur d’opium, il ne faut pas négliger la part importante qu’elle joue dans la vie des deux amis. Cette part n’est pas négligée par les biographes de Debord. Comment aurait-elle pu l’être, puisque l’alcool fait partie de sa vie depuis les tout premiers débuts jusqu’à la fin (il souffre de polynévrite alcoolique à sa mort). La liste de ses consommations en une seule journée donne le vertige (voir celle du 9 mai 1962 annotée sur le dos d’une enveloppe. Debord, Œuvres, op. cit. p. 597. On peut apprécier tout autant cette démesure dans Mension, La tribu, op. cit. et Straram, Les bouteilles se couchent, op. cit.). Ce qui n’a pas été pris en considération cependant, c’est la forme même de l’alternance entre les moments d’ennui et de passion qui caractérise la biorythmie quotidienne des situationnistes et qui n’est peut-être pas étrangère aux phases alternatives de l’ivresse éthylique et des effets de sevrage. Du côté de Straram, l’alcool occupe une place si importante dans sa vie qu’elle a des répercussions sur son travail d’écriture. Lors d’une conversation que j’ai eue avec François Hébert il y a quelques années autour de l’écriture fragmentaire de Straram, il m’a confié que le Bison ravi empruntait cette forme par défaut puisqu’il n’arrivait qu’à écrire le matin, étant trop enivré pour le faire à partir de midi. Même si je pense qu’il y a bien d’autres raisons
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que l’ivresse ne correspond plus, pour l’IS, à l’enrichissement d’un esprit comme dans le surréalisme, mais à celui des liens qui unissent des individus167. La beauté sera « CONVULSIVE » pour Breton, elle sera « DE SITUATION » pour Debord. Straram se situe, lui, entre les deux. Il cherche à enrichir les rapports qui unissent les individus en construisant des situations propices à la camaraderie, sans abandonner pour autant la leçon du surréalisme. Les richesses de l’esprit ont encore un sens pour lui, et les écrivains et les artistes qui en font leur combat obtiennent sa faveur, même lorsqu’ils se limitent à exprimer leur désarroi face à l’incapacité du monde de les accueillir. Debord n’aime pas les combats atrophiés du romantique qui pense faire la révolution en se lamentant du monde plutôt que de s’efforcer à le changer. C’est le sens, rappelons-nous, de sa critique des textes de Leclerc et de Miron. Straram est en désaccord et le lui fait savoir en supprimant du Cahier l’une des « Thèses sur la révolution culturelle » qui critique le romantique-révolutionnaire de Lefebvre. Nous sommes séparés pratiquement de la domination réelle des pouvoirs matériels accumulés par notre temps. La révolution communiste n’est pas faite et nous sommes encore dans le cadre de la décomposition des vieilles superstructures culturelles. Henri Lefebvre voit justement que cette contradiction est au centre d’un désaccord spécifiquement moderne entre l’individu progressiste et le monde, et appelle romantique-révolutionnaire la tendance culturelle qui se fonde sur ce désaccord. L’insuffisance de la conception de Lefebvre est de faire de la simple expression du désaccord le qui expliquent son écriture fragmentaire, je retiens la remarque de Hébert puisqu’elle a le mérite de nous rappeler que la vie et l’écriture sont intimement liées chez Straram, non pas que l’une représente l’autre, mais que l’une et l’autre sont interdépendantes au sens viscéral du terme. 167. Je modérerai cette affirmation en faisant remarquer, après Apostolidès, que Debord a pris tout de même « au sérieux ses rêves et ses fantasmes. » On peut le constater dans sa correspondance au début dans les années 1950 et 1960 avec Henri Falcou et Ivan Chtchteglov et publiée dans Le marquis de Sade a des yeux de fille chez Fayard en 2004. Apostolidès, Guy Debord, op. cit., p. 79. Il faut noter je crois ce fait intéressant : les lettres à Chtcheglov ont été retrouvées dans le fonds Patrick Straram de Bibliothèque et archives nationales du Québec. J’ignore cependant quand et pourquoi il les lui a envoyées.
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critère suffisant d’une action révolutionnaire dans la culture. Lefebvre renonce par avance à toute expérience de modification culturelle profonde en se satisfaisant d’un contenu : la conscience du possible-impossible (encore trop lointain), qui peut être exprimée sous n’importe quelle forme prise dans le cadre de la décomposition168.
En censurant le texte de Debord, Straram aurait pu attirer l’ire de son ami qui avait critiqué, comme on l’a vu plus tôt, la republication partielle des textes de l’IS en conservant le nom de leur auteur. Cette crtitique date de juin 1960, au moment où paraît le Cahier. Or, Straram y fait paraître une partie du texte « Thèses sur la révolution culturelle », tout en conservant la signature de Debord. Il faut croire que ce dernier modère ses scrupules en fonction de ses propres intérêts : l’amitié de Straram lui est encore utile à l’été 1960 et l’idée qu’une publication situationniste paraisse à l’international n’est pas pour lui déplaire. Communauté insoumise, subjectivité radicale
Straram et Debord se reconnaissent toutefois, avec Lefebvre, dans leur sympathie pour les formes de vie sociale du passé fondées sur l’hospitalité, le don, l’amitié, voire la fraternité. L’avant-garde est habitée par cet esprit romantique qui progresse paradoxalement à rebours du temps, comme l’Ange de l’Histoire de Benjamin qui a les yeux tournés vers les ruines du passé, cependant que le vent du progrès le pousse vers l’avenir169 : [S]i l’on analyse aussi bien les écrits de Lefebvre que ceux des situationnistes, on se rend compte que la puissance révolutionnaire de leur critique résidait moins dans une ouverture vers un futur utopique que dans une inspiration archaïque venue du fond des siècles : du Moyen-Âge français, de la civilisation occitane et des communautés agropastorales pour Henri Lefebvre ; de la chevalerie médiévale, mais
168. Debord, « Thèses sur la révolution culturelle », IS, no 1, juin 1958, p. 21 169. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000 [1942], p. 434.
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aussi des civilisations amérindiennes ou même préhistoriques pour les situationnistes170.
Cette part du romantisme révolutionnaire qu’ils partagent avec Lefebvre peut être considérée comme un « communisme primitif ». C’est ce que propose Patrick Marcolini dans son ouvrage en présentant cet attachement de l’IS à ces formes de vie autres que représentent les sociétés médiévales et précolombiennes. Les références autochtones de Straram, particulièrement sudaméricaines, expriment cette affection. Sa métamorphose lors de son séjour en Californie à la fin des années 1960 nous en donne une idée171 : il en revient affublé de signes qui évoquent les Premières Nations et portant le nom de Bison ravi, anagramme bien connue de Boris Vian, mais qui correspond à son animal totem reconnu pour sa grande résistance face aux intempéries et à la colonisation. Cet attachement ne date pas pourtant de ce voyage. Dès 1954, dans son texte « Quelque part Salt Spring » que Debord a conservé dans ses archives, Straram l’exprime à travers des références à l’Amérique précolombienne, qui ne manque pas d’évoquer les Tarahumaras d’Antonin Artaud, qu’il connaît bien172. Les deux amis lorgnent aussi les gitans qui semblent réaliser l’utopie situationniste en ne se laissant pas « discipliner par le culte du travail propre aux sociétés bourgeoises173. » Il n’est pas bien difficile d’entrevoir les prémisses de la dérive et du détournement dans cette communauté nomade et glaneuse. Straram 170. Marcolini, Le mouvement situationniste, op. cit., p. 183. 171. Voir Patrick Straram, Irish coffees au no name bar & vin rouge valley of the moon, Montréal, L’Hexagone, 1972. 172. Dans une lettre qu’il envoie à Jacques Blot à la fin de l’année 1953, alors qu’il est encore à Paris quelques mois avant son départ pour le Canada, Straram lui demande de lui procurer des livres dont les sujets entremêlent son affection pour les sociétés anciennes ou lointaines et les activités qui se rapprochent de celles de l’IL : « dans la mesure où tu les trouves, et où ils te paraissent valoir la peine, tous les bouquins relatifs aux Incas, au Mexique, aux Tropiques, à la dérive, à l’alcool, à des comportements nouveaux et sensés. » Straram, Lettre à Jacques Blot, 22 décembre 1953. 173. Straram, Irish coffees au no name bar & vin rouge valley of the moon, op. cit., p. 189.
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reconnaît ses attraits. Blues clair de Django Reinhardt est plus qu’une pièce jazz manouche pour lui. Elle profile, dans son style éclaté, la forme qu’il veut donner à toutes ses écritures et à sa vie par le fait même174. Straram se rend visible à travers son image, alors que Debord se cache derrière un masque, composant à rebours une image de soi qui n’obéit guère à l’exigence de l’authenticité, comme l’explique Apostolidès : « Alors que la société contemporaine valorise la sincérité, l’exhibition du moi profond, Debord s’est souvent réfugié derrière différents truchements lorsqu’il a dû intervenir publiquement175 ». Straram se révèle sans cesse dans une autobiographie aussi spontanée qu’interminable qu’il compose jusqu’à sa mort. Elle est différente de celle maîtrisée et limitée que Debord écrit tout au long de sa vie176. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à comparer le dernier film qu’il prépare pour Canal+ (tout en sachant qu’il sera déjà mort lors de sa diffusion) et les entrevues de Straram filmées dans les derniers mois de sa vie177. Les deux amis ne se ressemblent en rien sur ce point. Debord cherche constamment à disparaître, en prenant soin de rendre son image floue. Vincent Kaufamn décrit avec beaucoup de précision cette simulation volontaire, depuis les premières photos de lui au début des années 1950 qu’il abîme en leur faisant subir l’épreuve lettriste du grattage de pellicule178. Straram s’exhibe en joignant ensemble 174. Il veut d’ailleurs intituler tous ses écrits en utilisant celui de la pièce de Reinhardt. Blues clair – the for one/no more tea, Montréal, Les Herbes rouges, 1983, p. 52-53. 175. Jean-Marie Apostolidès, Les tombeaux de Guy Debord, Paris, Exils Éditeur, 1999, p. 87. Dans la biographie qu’il lui a consacrée en 2015, il s’est donné explicitement pour visée d’esquiver ses truchements. 176. Debord, son art et son temps, moyen métrage (60 min) réalisé par Brigitte Cornand, coproduction INA et Canal+, 1994 (voir le scénario dans Debord, Œuvres, op. cit., p. 1871-1878) et Jean-Gaëtan Séguin, Mourir en vie, op. cit. 177. C’est l’hypothèse, plausible s’il en est une, qu’a imaginée l’un de ses biographes : « Le documentaire, la consécration télévisuelle… Debord ne les a acceptés que parce qu’il avait déjà prévu de partir. Le piteux couronnement, il n’a jamais souhaité le voir. » Bourseiller, Vie et mort de Guy Debord, op. cit., p. 419. 178. Kaufman, Guy Debord, op. cit., p. 37-38.
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ce qu’il voit, écoute, lit, boit, mange, aime179… Si les deux camarades fabriquent leur histoire comme le leur a appris Isou, Debord le fait en choisissant la forme détournée de la légende, Straram, lui, la métagraphie sans tabou, ou comme il le dit, le « graffiti/ folk-rocks ». Le premier réfute les lois du spectacle « en dégradant ou en défigurant sa propre apparence180 », tandis que le second explore les richesses de son moi en le surexposant. Malgré leurs styles bien différents, dont celui de Straram qui se marie bien, comme on le sait, à la contre-culture mais non sans accroc181, en arrivent-ils au même résultat ? Qui sont-ils finalement ? La fascination qu’ils exercent encore sur nous aujourd’hui n’est-elle pas le signe qu’ils nous échappent ? Ils sont inatteignables depuis toujours, comme ils le souhaitent. Il faut dire qu’ils naissent en même temps à Paris et qu’ils sont nourris à la même source. Au moment où ils se rencontrent en 1953, ils sont déjà « de l’autre pays » avec leur ami Chtcheglov. La révolution est en cours. Leurs expériences communes de dérives sont l’occasion pour chacun de se dissoudre, de « s’estranger182 », dans une situation transitoire qui les passionne ensemble, comme dans un jeu ou un récit183. Comme le dirait Giorgio Agamben, c’est l’art de vivre de la désubjectivation, qui explore poétiquement les pouvoirs de l’impersonnel184. Elles les rapprochent des formes de 179. « Je tiens pour des réalités primordiales mon goût pour certains livres, certains films, certaines musiques, comme mon plaisir lorsque je fais l’amour avec une femme qui me plaît et m’intéresse, lorsque je bois un alcool bon avec des camarades qui en sont ou des inconnus passionnants… » Straram, Lettre à Debord, 4 septembre 1960. 180. Ibid., p. 47. 181. Voir Sylvano Santini, « La “bâtardise” de Patrick Straram. La gauche culturelle au Québec et ses suites », Globe, vol. 14, no 1, 2011, p. 53-75. 182. Apostolidès et Donné, Ivan Chtcheglov, profil perdu, op. cit., p. 23. 183. « [U]ne situation n’est jamais strictement individuelle ou subjective […]. [E]lle peut être considérée de l’extérieur comme l’ensemble, le complexe ou le bloc que forment des personnes inscrites à la fois dans un espace circonscrit et dans un jeu d’événement, y réagissant et le transformant de l’intérieur. La situation est donc constituée par ce qu’on appellerait en langage philosophique la coprésence de ces personnes, de leur environnement matériel, et de l’intrigue qui les relie. » Patrick Marcolini, Le mouvement situationniste, op. cit., p. 65. 184. Agamben, « Une biopolitique mineure », art. cit.
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vie autres, celles de la fratrie nomade qui les guérit momentanément des maux de la société moderne. La dérive est bien une technique, et presque une thérapeutique. Mais comme l’analyse sans rien d’autre est presque toujours contreindiquée, de même la dérive continuelle est un danger dans la mesure où l’individu avancé trop loin (non pas sans bases, mais…) sans protections, est menacé d’éclatement, de dissolution, de dissociation, de désintégration. Et c’est la retombée dans ce que l’on nomme la « vie courante », c’est-à-dire en clair la « vie pétrifiée ». […] Nous avons pratiqué, en 1953-1954, trois ou quatre mois ; c’est la limite extrême, le point critique. C’est miracle si nous n’en sommes pas morts185.
Chtcheglov ne revient jamais de l’autre pays, sombrant progressivement dans la maladie mentale, tandis que Debord et Straram aménagent chacun à leur façon leur retour. Leur correspondance en 1960 annonce les chemins bien différents qu’ils comptent emprunter pour le faire.
185. Ivan Chtcheglov, « Lettres de loin », IS, no 9, août 1964, p. 38.
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I
Correspondance Debord-Straram1
1. Comme j’ai tenu à respecter le plus possible l’orthographie et la mise en forme de tous les textes reproduits dans cet ouvrage, j’y ai limité mes interventions à des corrections d’usage. Lorsque, selon moi, le sens ou le style de l’auteur représentaient un enjeu, j’ai signalé mes corrections avec des crochets.
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Lettres de Guy Debord à Patrick Straram
1954
À Patrick Straram [Juin-juillet] J’ai reçu la réponse de Grisant Beach1 et je t’en remercie. Quelques précisions s’imposent : 1) Ivan avait diffusé auprès de certaines personnes − et à des journaux − un texte de désaveu et de démission signé par toi2. Je t’ai communiqué ce texte. D’autre part il avait avoué à Midhou3, en lui remettant ce papier, qu’il irait « serrer la main à Goldfayn4 » comme si cela nous importait le moins du monde. Par conséquent il nous était impossible de continuer à user de ta signature sans un démenti de ta part. J’espère que tu le reconnais. Le seul fait d’avoir mis ton nom dans le numéro 2 de Potlatch (paru avant que d’avoir eu connaissance de ce désaveu transmis par Ivan) a valu à Conord5 une lettre plus ou moins ordurière toujours d’Ivan − à qui depuis nous n’envoyons plus même Potlatch. 1. Ville de Colombie-Britannique où Straram s’était installé avec sa femme Lucille Dewhirsh, près de sa belle-famille. 2. Il s’agit du petit tract en juin 1954 intitulé Informations rédigé par Ivan Chchteglov et dont nous avons parlé en introduction. 3. Midhou est le diminutif de Mohamed Dahou, membre de l’IL et, par la suite, de la section algérienne de l’IS. Il a dirigé les numéros 9 à 18 et 20 à 22 de Potlatch. 4. Georges Golsfayn est un surréaliste qui participe, en 1954, à la tentative avortée de rapprocher le surréalisme et l’IL. 5. André-Frank Conord membre de l’IL. Il dirige les huit premiers numéros de Potlatch.
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Voilà pourquoi nous DEVIONS nous poser pour toi d’aussi pauvres questions, sans la pression de l’extérieur. Comprends bien qu’on ne t’a rien reproché, surtout pas d’écrire à Ivan − mais l’usage qu’il en a fait et que tu as laissé faire. 2) Le mot faussaire s’applique assez à un individu rendant public un fragment d’une lettre personnelle parlant de tierces personnes. Ceci après tant d’autres mensonges. Évidemment si cela était ton intention exacte − si Ivan ne t’a pas forcé la main en te faisant prendre publiquement position contre nous tous − le mot faussaire ne se justifie pas, mais ta dernière lettre non plus. 3) Je t’ai écrit parce que je croyais que nous étions tous deux assez évolués pour communiquer très au delà de mesquins reproches « d’habileté » ou de « dictature ». Wolman6 n’a pas eu le peu d’intelligence qui lui eût indiqué de t’écrire « lui-même », justement parce que nous n’employons pas notre intelligence pour forcer la main de ceux que nous pouvions tenir pour nos amis, parce que entre nous existe une confiance dont toi, tu parais n’avoir pas eu idée. Quand cette confiance fait défaut, par simple manque d’élégance, les plaisanteries deviennent des motifs d’accusation, et les amis des rivaux (à quel propos ?) ou des chefs (de quoi ?). Quant à l’amour des petites filles ou de la royauté, je te signale incidemment que je suis marié et que cette royauté n’a jamais signifié pour moi que le règne d’une nouvelle SOCIÉTÉ − société de princes, si l’on veut dire comme Pascin7 et pas de boy-scouts plus ou moins émancipés. Dans cette société qui ne saurait être qu’égalitaire, il me semble que tu avais ta place, et que c’est toi qui choisis maintenant le parti des gamins passionnés de détails. J’imagine que tu reconnais que si mon ambition était de collec-
6. Gil Joseph Wolman, l’un des fondateurs de l’Internationale lettriste. Il dirige le numéro 19 de Potlatch. Il est exclu du mouvement quelques mois avant la constitution de l’Internationale situationniste en juillet 1957. 7. Jules Pascin, peintre bulgare rattaché à l’École de Paris. Grand voyageur, il aimait mieux flâner dans les rues que de travailler à l’atelier.
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tionner les larbins, j’eusse plutôt gardé ceux qui sont nés pour ça : les Mension, Langlais et autres8. Ta lettre témoigne bizarrement d’une conception du groupe lettriste voisine de celle de Berna9. Je pensais que tu avais compris ce qui nous occupait. Un nouveau comportement est plus difficile à vivre que des attitudes à Ibiza ou au Storyville, ou par correspondance. Tu parais accorder de grandes valeurs à certaines expériences, que d’ailleurs Ivan n’a point faites (couper des arbres par exemple). Je ne pense pas qu’elles autorisent à conclure sur des idées qui déterminent les bûcherons aussi bien que les journalistes ou les physiciens d’une époque. Pour te faire saisir la futilité de cet ordre de pensée, permetsmoi de te demander si tu as déjà été scaphandrier ? et pilote d’essai ? et receveur d’autobus ? et bourreau chinois ? et premier ministre ? Non ? Eh bien malgré ces pittoresques qui te manquaient encore, j’avais de l’estime pour ta pensée et ta vie. 4) Vous finirez par apprendre que certains courants d’idées dépas sent vos « querelles de famille » inintéressantes et toutes personnelles. « Conord ne remplace » pas Ivan, de même que toi tu n’as pas « remplacé Brau10 ». L’opinion de Béarn11 sur Conord en 1950 m’intéresse aussi peu que l’opinion de la gauche sur Malraux en 8. Jean-Michel Mension et Gaétan Langlais ont été membres de l’IL et exclus en 1953. Mension relate ses années de jeunesse en compagnie des internationalistes lettristes dans une série d’entretiens. La Tribu, Paris, Allia, 1998. Une seconde édition est parue en 2018. 9. Serge Berna, membre de l’IL, exclu en 1953. Il a participé au fameux scandale de Notre-Dame en avril 1950, avec Michel Mourre. Voir les pages consacrées à cet événement dans Mension, ibid., p. 199-239 et Marcus, Lipstick Traces, op. cit., p. 315-364. 10. Jean-Louis Brau, l’un des fondateurs de l’IL. Il a été exclu du mouvement en 1954, suite à son engagement dans le corps expéditionnaire en Indochine. 11. Henry de Béarn, membre de l’IL qu’il quitte en 1954 en solidarité de son ami Ivan Chchteglov. Admirant l’audace de Serge Berna et Michel Mourre dans le scandale de Notre-Dame, il s’est fait connaître surtout parce qu’il voulait faire mieux qu’eux en projetant dynamiter la tour Eiffel. Il est arrêté en 1950 avec 25 kilos de dynamite. Grand voyageur, il a séjourné à Montréal en 1951, il est au Venezuela en 1953-1954.
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1937, par exemple. Vous restez accrochés à vos tout petits avantages d’IL Y A QUATRE ANS. Triste tendance pour des gens qui veulent dériver. Vous changez de continents plus facilement que de sentiments. Mais qui de Conord ou d’Henry de Béarn présentera peut-être quelque intérêt dans dix ans ? Tu sais bien qu’un passage parmi nous n’est pas sans ouvrir certaines perspectives − quel que soit l’usage qu’on sait en faire par la suite. 5) Vous avez raté votre époque, celle des images poétiques et des pages « bien écrites » : Orient-Express, Amazonie, Accouchements. Ce qui vous manque ce sont les idées générales. 6) Pour ce qui est de permettre à des gens de vivre « mieux, notion qui ne doit rien signifier pour moi », je t’avoue que je me tiens pour plus engagé dans une action collective tendant à cette fin que l’individualiste assez comique qu’a été trop longtemps et que redevient à présent Patrick Straram. 7) Je te tiens quitte de tes insolences. Tu ne sais pas de quoi tu parles, et puis elles sont d’un joli style. Tout de même, à condition de savoir la lire, la lettre que je t’envoie aujourd’hui peut t’être aussi utile que celle de Béarn, si tu veux vraiment obtenir du monde autant que tu nous l’as affirmé − autant que nous-mêmes. 8) Tu n’as pas été exclu − tu sais donc bien que nous suggérer les « motifs d’exclusion de P. Straram » est une sotte provocation − tu as démissionné de ton plein gré − et tu es le seul à l’avoir fait12. Je ne te juge pas. Tu joueras autre chose, voilà tout. Je te prie d’excuser la longueur de cette mise au point. Guy 12. Ne faisant pas partie de la purge de la vieille garde publiée dont les noms ont été publiés dans le 2e numéro de Potlatch en juin 1954, Straram n’a donc jamais été officiellement exclu de l’Internationale lettriste. Sa non-exclusion pourrait avoir contribué à maintenir, chez lui, l’illusion qu’il avait été aussi membre de l’Internationale situationniste, fondé trois ans plus tard. Ce qu’il laisse entendre plus d’une fois dans ses écrits et entretiens postérieurs.
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À Patrick Straram Le 27 décembre 54 Cher Patrick, Marie-Hélène vient de nous apporter de mauvaises nouvelles de toi : d’après les rumeurs qui lui sont parvenues, tu serais en difficulté avec ta belle-famille, et réduit à abattre des arbres, sans pouvoir obtenir ton rapatriement − ni même acheter des timbres pour écrire en France13 ? Au cas où ces bruits seraient fondés, nous sommes prêts à faire pour t’aider toutes les démarches que tu jugerais utiles. Si, par bonheur, les nouvelles qui courent étaient exagérées ou fausses, nous serions cependant heureux d’être rassurés à ton propos. Avec nos vœux pour 55, veuille recevoir l’assurance que de minces dissentiments « littéraires » n’enlèvent rien à l’amitié que nous te portons. Midhou, Guy, Michèle14
13. Il s’agit vraisemblablement de Marie-Hélène Saint-Martin, petite amie de Ivan Chtchteglov, que connaissaient Straram et Jacques Blot, comme en témoigne ce passage de cette lettre : « Reçu une lettre d’Alger. Marie-Hélène. Compagnie de danse be-bop. Entièrement libre, sans attaches. » Straram, Lettre à Jacques Blot, 14 février 1955. Sur la relation entre Chtcheglov et Marie-Hélène, voir Apostolidès et Donné, Ivan Chtcheglov, profil perdu, op. cit., p. 73-74. L’état qu’ils décrivent de Straram correspond parfaitement à celui qu’il dépeint dans les lettres qu’il envoie à son ami Jacques Blot à la fin de l’année 1954. Le travail difficile sur les chantiers, la belle famille Dewhirsh qui lui rend la vie difficile sous l’approbation de son père qui est pourtant à Paris et l’indigence lui font même songer de rentrer en France. « Mais j’ignore totalement quand je pourrais expédier cette lettre – pas de timbres, pas un cent. […] Les Dewhirsh ont ramené la situation à ça : on fume quelques mégots. » Straram, Lettre à Jacques Blot, 10 novembre 1954. « Ici, la vie dure, sinistre et déprimante. Depuis hier, les vivres nous sont coupés (les Dewhirsh nous apporteront eux-mêmes un morceau de pain, quelques pommes de terre, etc…) parce que j’avais acheté pour 15 cents de papier et 5 cents de plumes ! ! ! On a besoin beaucoup de café. Mon père approuve entièrement Dewhirsh, dit ce dernier. » Straram, Lettre à Jacques Blot, 2 décembre 1954. 14. Michèle Bernstein, conjointe de Debord et membre de l’IS.
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À Patrick Straram Paris, le 14 janvier 1955 Cher ami, Nous avons été heureux d’apprendre que tu n’étais pas vraiment dans une situation pénible. Quant aux dissentiments, littéraires ou pas, il est bien tard pour polémiquer là-dessus. Le désaveu que tu nous avais fait porter par Ivan a malheureusement marqué la fin de ta collaboration, mais non de notre sympathie à ton égard. Finalement, les dissentiments en question, c’est à toi qu’il appartient d’en choisir la gravité, comme tu en as choisi l’origine. De mémoire de rose, comme disait Fontenelle, on n’a jamais vu mourir un jardinier. Amitiés de tous. Guy 1958
À Straram Le 3 octobre 1958 1°) Les objectifs théoriques de l’I.S. sont de construire des situations. Au moins, déjà sur cette voie, de bâtir quelques ambiances − ou fragments d’ambiances −, d’expérimenter des comportements transitoires. Dans la mesure où un développement notable des réalisations de cette sorte n’ira pas sans liaison avec le climat social et politique, et aurait même besoin (cf. l’urbanisme unitaire) de s’affirmer en relation avec des bouleversements économicosociaux libérateurs, nous tenons compte, depuis le début de 1958, de nouveaux facteurs de retard.
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Les appréciations historiques de mon Rapport (sur la base des ébauches révolutionnaires qui se sont produites en 1956) doivent être corrigées dans un sens plus pessimiste. L’arrêt rapide de la déstalinisation en U.R.S.S., l’immobilisation de la révolution polonaise, le passage de la Chine dans le camp du dogmatisme communiste, l’incapacité du prolétariat français à aider tant soit peu les Algériens insurgés et, conséquemment, l’effondrement de la démocratie bourgeoise en France marquent la phase de réaction où nous sommes maintenant entrés. On peut craindre que, pour un temps plus ou moins long, le camp de la révolution ne soit de nouveau glacé, et que la dictature ne s’étende comme forme de gouvernement du « monde libre », en commençant par l’Europe. Dans ces conditions, nous prévoyons une plus longue période de transition (présituationniste). Ce qui laisserait à l’expression une place plus grande que nous ne l’avions primitivement envisagé. 2°) Nos objectifs pratiques primordiaux sont la propagande (développement théorique de nos positions, publicité de cette théorie) et le rassemblement dans une action unie − d’un type nouveau − de ceux qui ont trouvé dans les différents secteurs avancés de la culture moderne, le même problème objectif, c’est-à-dire la même impasse, et souvent les mêmes débuts de solution (cette théorie et ce rassemblement étant inséparables d’une extension des expériences pratiques). Pour parvenir à une création culturelle supérieure − disons le jeu situationniste − nous pensons maintenant qu’il faut en passer par cette construction d’une force agissant dans le champ effectif de la culture de l’époque (et non en marge comme nous l’étions joyeusement en 1952-1953). Cette action réelle n’est pas dépourvue de périls : les puissances idéologiques et matérielles du commerce artistique peuvent finalement l’emporter et nous dissoudre. Nous avons dû néanmoins renoncer à l’extrémisme pur − inactif − que Wolman et moi représentions en 1952, par réaction contre le confusionnisme du lettrisme avec Isou, et que Wolman a soutenu jusqu’au bout, dans une phase ultérieure de l’I.L.
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3°) Le cas de la section française de l’I.S. Tout d’abord disons que cette division administrative en sections nationales n’a été adoptée à la conférence de Cosio d’Arroscia que sous la pression de l’aile droite de la section italienne qui voulait garder une certaine autonomie. Depuis, ces problèmes ont été réglés. La tendance générale est à la centralisation. D’ailleurs la section situationniste est encore très inactive en Allemagne ou en Scandinavie ; absolument fantôme évidemment en Algérie (où est Dahou). La section française, elle-même cosmopolite, a jusqu’à présent servi de centre (position géographique, le français est notre seule langue commune) et a commencé l’édition de notre revue. À présent la conjoncture politique ici pose déjà le problème de son transfert en Belgique ou en Italie (surveillance de la police allant jusqu’à la table d’écoute, et qui risque de s’aggraver beaucoup à la parution du nº 2, en novembre je pense). 4°) Il serait assez irréel de définir pour toi les positions actuelles de l’I.S. sans envisager notre attitude envers la « minorité de 1954 ». Je pense que notre opposition d’alors, même si elle fut aggravée par des interprétations subjectives, reposait sur des divergences réelles. Mais il me semble que la suite a montré que ces divergences sur des points aujourd’hui dépassés étaient moins importantes que la valeur positive des conceptions que nous avons formées, ensemble, vers 1953-1954. Ceci est la conclusion de mon côté. Si toi, et Gilles Ivain15 dont je ne sais rien depuis 15. Ivan Chtcheglov a choisi le pseudonyme de Gilles Ivain en référence à l’époque médiévale qu’il aimait. Étant de « l’autre pays », comme le rappellent Apostolidès et Donné, « c’est aussi bien dans le temps que dans l’espace qu’Ivan cherche à s’estranger : il manifeste assez tôt une prédilection pour le Moyen Âge, qu’il découvre à travers les romans de chevalerie et le cycle du Graal (dans la libre adaptation en français moderne de Jacques Boulanger) et, sous une forme dégradée, dans l’imaginaire médiéval popularisé par le cinéma (Les Visiteurs du soir de Prévert et Carné) et peut-être par la bande dessinée (Prince Valliant, de Harold R. Foster). Pour se rattacher à cet univers il choisira bientôt le pseudonyme de Gilles Ivain, et l’imposera un temps autour de lui à ses amis et à ses parents ; cette attitude témoigne bien de la confusion qu’il rend à opérer – volontairement au départ – entre le réel et l’imaginaire, l’histoire et la fiction. » Ivan Chtcheglov, profil perdu, op. cit., p. 23. La référence au Graal est explicite dans
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plusieurs années, pensez avoir marché depuis dans une direction qui n’est pas étrangère à nos positions communes d’autrefois et au style général des recherches de l’I.S., je serais heureux que notre dialogue soit rouvert. À toi de jouer, Guy Guy Debord 1, impasse de Clairvaux, Paris 3e TURbigo 23 24 À Straram 24 octobre 58 Je pense également qu’il est peu souhaitable de définir un contact sérieux à travers un échange de lettres. Une fois déjà ce mode de communication a exercé une influence négative dans un débat entre nous16. Mon passage − ou celui de Michèle − par Montréal conviendrait parfaitement17. Mais le manque d’argent condamne ce projet pour le moment. Nous verrons par la suite comment dépasser le texte intitulé Graal sous cellophane que Straram publie dans Cahier. Cette référence à l’époque médiévale est partagée également par les situationnistes qui entretiennent une mythologie de la camaraderie à l’époque des chevaliers, non viciée par les normes de l’État moderne et celles du spectacle : « D’une façon générale, on peut dire que tous les types de socialité basés sur le don – amitié, amour, hospitalité, entraide, solidarité – qu’ils étaient les formes de relation préfigurant le plus fidèlement la société que les situationnistes attendaient de la révolution. En cela, la civilisation médiévale leur offrait un véritable modèle, dépeint aussi bien dans les romans de chevalerie dont ils étaient friands que dans les ouvrages historiques plus sérieux, notamment l’autre chef-d’œuvre (avec Homo ludens) de Johan Huizinga Le déclin du Moyen Âge, publié en 1919 et traduit en français en 1932, que Debord aimait à citer. » Patrick Marcolini, Le mouvement situationniste, op. cit., p. 186. Il faut dire que les surréalistes les avaient précédés en cultivant à leur façon une affection pour l’âge médiéval. 16. Debord fait référence ici à l’épisode de son soutien au tract de désaveu de Chtcheglov en juin 1954. Voir la note précédente sur ce tract. 17. Le séjour de l’un ou de l’autre n’a pas eu lieu.
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cette contradiction, ou s’il faut la tourner par le pis-aller de l’écriture. Toute ma dernière lettre n’est elle-même qu’un additif corrigeant certains points traités dans les publications que tu as pu lire. J’ai jugé nécessaire de préciser que, malgré les circonstances différentes de notre séparation, la même reprise du dialogue est possible (ni recherchée, ni évitée) avec Ivan. Mais le fait que vous soyez partis ensemble en 1954 n’implique évidemment pas que vous ayez gardé une position commune. D’une façon générale, j’ignore ce que vous êtes maintenant. Si Ivan n’a plus de relations avec toi c’est sans doute qu’il se trouve d’autant plus loin des choses où nous nous sommes une fois rencontrés. Il est bien clair que les limites de tout cela sont dans l’intérêt que les uns et les autres pourront encore se trouver réciproquement. Bien à toi, Guy P.-S. : Nos publications seront envoyées aux 3 adresses que tu communiques. À Straram 12 novembre 58 Cher Patrick, Il me semble à présent que l’intérêt réciproque n’est plus à mettre en doute. Je crois être d’accord avec l’ensemble de ta lettre du 27 octobre18. Ceci étant dit, je précise ma pensée sur quelques points peut-être moins clairs. Poésie : oui, mais dans la vie. Aucun retour possible à l’écriture poétique surréaliste ou antérieure. Des comportements et leurs décors. Expression : oui, au sens de l’expression totale de soi-même (masquée par la notion commune de « liberté d’expression »), ce 18. Cette lettre est perdue.
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qui veut dire s’accomplir en actes et aussi à travers des moyens de communication… Le problème à notre époque est de soutenir d’abord la notion de l’accomplissement direct, qui pour la première fois dans l’Histoire apparaît primant un accomplissement limité à l’« expression » artistique (mais non le supprimant). À propos de la phase transitoire de l’expression dans l’I.S., et de ce que tu dis d’une possible métagraphie, il y a un essai de livre (qui se présente comme mes Mémoires19) qui te plaira, je crois, si je peux te l’envoyer bientôt. Malheureusement les gens qui l’impriment à Copenhague ont pris un scandaleux et inquiétant retard. Tout le matériel publié par l’I.S. est déjà, en principe, utilisable par tout le monde même sans référence, sans préoccupation de propriété littéraire. Mais à plus forte raison par toi. Tu peux en faire tous les détournements qui te paraîtraient utiles. La notion d’Internationale est à préciser, dans le sens qui doit être le nôtre. Pour nous, c’est déjà évidemment une notion détournée. Le problème est bien l’action commune d’individus libres, liés seulement par et pour cette liberté créatrice réelle. Difficile, et non résolu par nous. Mais nous sommes peut-être sur la voie. Quand j’ai parlé de propagande, cela veut dire faire connaître qu’il y a certains problèmes ; que certaines personnes les reconnaissent ensemble ; les affrontent dans certaines directions. La propagande considérée ainsi, c’est prendre ses responsabilités, et en appeler à l’aide de ceux qui veulent et peuvent être complices. Bien sûr, aucune doctrine jamais : des perspectives. Une solidarité en rapport avec celles-ci. Sur la liaison avec la politique, hélas, il faut d’abord être lucides.
19. Ce livre composé exclusivement de détournements de journaux et de livres a été composé en 1957 et 1958 et publié à Copenhague en 1958. Debord en envoie un exemplaire à Straram. Les pages du livre sont illustrées par Asger Jorn. Mémoires a été réédité suivi des origines de détournements dans Debord, Œuvres, op. cit., p. 375-444.
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C’est parfois sentimentalement incommode. Passons. Malgré l’importance des événements survenus en France en mai, nous n’avons pu que participer à titre individuel aux pauvres tentatives de résistance de la gauche. Accepter une alliance idéologique avec telle ou telle des tendances qui ont si mal dirigé cela, c’était impensable. Bien à toi, Guy P.-S. : En dépit de la nécessité d’une rencontre pour arriver à un accord définitif, on peut envisager − ta dernière lettre donne à penser que c’est déjà possible − que tu écrives tes positions dans la revue situationniste − à ton gré sous un pseudonyme (je dis cela pour tes problèmes « légaux ») ou sous ton nom. Et, dans ce dernier cas, avec ou sans une notice expliquant la divergence et le recoupement de nos chemins depuis quatre ans. Toujours à ton gré. À Patrick Straram20
[Fin 1958]
Quand j’ai reçu ta dernière lettre, j’étais à Amsterdam, où je n’avais pas ton adresse. J’ai donc adressé ma réponse à la poste restante de Montréal. Bien à toi, Guy
20. Cette carte postale montre une vue aérienne de Paris, avec trois parachutistes. Comme elle n’est pas affranchie et que l’adresse du destinataire n’y apparaît pas, on peut supposer que Debord l’a incluse dans l’enveloppe d’une lettre qu’il envoie à Straram.
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À Straram Munich, le 19 avril 59 à la IIIe conférence de l’I.S. J’aime beaucoup ta lettre21. Nous sommes certainement d’accord. Nous menons, avec toutes les différences circonstancielles, la même vie. Il vaut mieux dire : nous allons vers la même vie. J’espère que c’est bientôt que nous pourrons nous voir, arranger les détails. Une fine à l’eau en prévision de cette rencontre. Guy P.-S. : J’ai pris bonne note du remplacement Miron-Leclerc. Ivan a fait quelques tentatives pour prendre contact, mais alors qu’il lui était si facile de le faire ouvertement, il a cru bon d’employer ruses et intermédiaires, et partout la mauvaise compagnie de Gaëtan22 qui, lui, ne peut plus intéresser personne. Fichu pour cette fois. 1960
À Straram 6 juillet 60 Cher Patrick, Le Cahier pour un paysage à inventer n’est aucunement parvenu à Paris. C’est bien regrettable, et j’espère que tu peux en envoyer un autre exemplaire ? Note que mon adresse personnelle (1, impasse de Clairvaux) est beaucoup plus sûre que celle de la Montagne-Geneviève − qui ne sert que pour filtrer les inconnus. 21. La lettre de Straram à laquelle Debord fait référence est perdue. Elle aurait pu offrir des détails sur la préparation du Cahier qui devait se faire, initialement, avec Gaston Miron. 22. Gaétan Langlais a été membre de l’IL en 1953.
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Tu as communiqué 4 ou 5 noms il y a assez longtemps. Ils reçoivent la revue. Je peux même dire que l’un d’eux, Jacques Seiler, vient de quitter Malassis sans laisser d’autre adresse. J’envoie aujourd’hui une série complète d’I.S. sous pli fermé et par bateau. Car je me suis laissé dire que la morale, ou le sens politique, des douanes du Canada allaient jusqu’à escamoter les publications estimées malsaines23. Dis-moi si tu veux un certain nombre d’exemplaires de diverses choses (sauf pour I.S. 2 qui est épuisée). Je t’envoie aussi une revue qui vient de consacrer un numéro spécial à Malcolm Lowry24. Salut bien, Guy À Straram et Portugais Paris, le 21 juillet 1960 Chers camarades, J’ai reçu hier seulement le premier numéro de Cahier pour un paysage à inventer ainsi que la lettre de Patrick datée du 31 mai25. Je 23. Debord semble faire référence ici à l’exemplaire de L’érotisme de Georges Bataille qui, lors de son expédition à Straram, a été retenu par les douanes canadiennes, parce qu’il semblait contrevenir à la censure. Dans une lettre rédigée en anglais qu’il envoie au directeur du port de Montréal, Straram précise que le livre « was not sent to me for free, for pleasure, or what else, but for work. » Lettre de Straram adressée à Mr. G. L. Bennett. Date inconnue. Bibliothèque et archives nationales du Québec, fonds Patrick Straram, MSS391,S3,SS2,D16. Une réponse favorable à la requête de Straram de la part des autorités du port laisse croire qu’il a pu finalement récupérer le livre de Bataille. 24. Il s’agit vraisemblablement du numéro publié par Les Lettres nouvelles, no 5, juillet-août 1960, dont le texte de présentation est rédigé par Maurice Nadeau. Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry paru en 1947 fait partie de l’encyclopédie de Straram. Il faut dire que les formes d’écritures innovantes de Lowry en lien avec le cinéma, ses voyages au Mexique et son personnage d’Yvonne en quête du paradis canadien nourrissent les aspirations de Straram. « Mentalement, dit-il, je suis mexicain. », « Confidences et musique… chacun son tour », La semaine de Radio-Canada, 15 au 21 août 1959, vol. IX, no 46, p. 5. 25. Cette lettre est perdue.
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peux vous assurer, au nom de l’I.S., que nous approuvons pleinement les préoccupations et − dans l’ensemble − le ton du groupe qui s’exprime là. Bien évidemment nous approuvons aussi l’usage que vous avez fait de nos textes26 et, précisément, la présentation que Patrick en a fait. D’accord sur la solidarité existante, et sur la perspective de recherches d’un développement de l’action commune. Cordialement, G.-E. Debord P.-S. : J’écrirai plus longuement très bientôt à Patrick, et je vous enverrai demain les publications demandées. Je voudrais recevoir aussi vite que possible 5 ou 6 exemplaires du Cahier pour le diffuser dans les sections de l’I.S. (la quasi-totalité des situationnistes étant hors de France). Utilisez mon adresse : 1, impasse de Clairvaux, Paris 3e. À Straram Paris, le 26 juillet Cher Patrick, J’ai reçu ta lettre du 18 juillet. Les photos me plaisent, et la déclaration faite à La Presse27 est excellente.
26. Il faut préciser que la plupart des textes situationnistes repris dans le Cahier sont parus dans le bulletin de l’IS, et qu’il est dit, dès le deuxième numéro, que « Tous les textes publiés dans “L’Internationale Situationniste” peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication d’origine. » Cette licence sans restriction est conséquente avec la théorie du détournement, la rédaction collective, la critique des droits d’auteurs et de l’UNESCO des situationnistes. Elle traduit bien également leur opposition à la « survivance des formes » et leur foi dans les interventions momentanées, éphémères, qui permettent de découvrir de nouvelles possibilités de vie. 27. Straram, « Pour ne pas être complice », art. cit.. Voir la préface de ce volume. Le contenu de l’article, suivi des noms des signataires, est reproduit dans la section « Autres textes » de ce volume.
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Comme je t’ai déjà dit, je dois t’écrire une ou plusieurs longues lettres, à propos des détails du Cahier, et de nos problèmes. Et même plus généralement, parce que les « interlocuteurs valables » sont tout de même encore rares, comme nous communiquions autrefois, autant que faire se peut. Mais le temps m’a manqué et aujourd’hui je dois quitter Paris, pour une dizaine de jours probablement. Je me limite donc ici aux détails pratiques immédiats. J’ai envoyé hier, cinq paquets recommandés (bateau) contenant respectivement : 5 exemplaires d’I.S. 1 − 5 d’ I.S. 3 − 4 d’ I.S. 4 − 5 Rapport et 4 Critique de Jorn − 3 exemplaires de Mémoires. Je t’envoie aujourd’hui La Somme et le Reste et la nouvelle édition de Critique de la vie quotidienne28. Les autres livres, plus tard. Si le séjour de Portugais en Europe était déjà commencé le 25 septembre, le mieux serait qu’il assistât à notre prochaine « conférence internationale », qui se réunira à Londres à cette date. Mais j’imagine que c’est improbable, puisque l’automne sera encore jeune. Au moins, à Paris, qu’il me contacte en téléphonant à TURbigo 25-2429. Le Cahier, à ce que j’entends maintenant dire, est passé par les mains d’une dizaine de penseurs − inconnus de toi comme de moi sans doute − à Saint-Germain-des-Prés avant de m’être remis. Ils en parlent, ils le commentent. Ce qui est d’ailleurs amusant. Mais c’est une perte de temps. Comme je pars avant d’avoir reçu d’autres exemplaires du Cahier, je te prie d’en expédier un vite directement à chacune des adresses suivantes : Jacqueline de Jong, 85 Weteringschaus, Amsterdam, Hollande Attila Kotányi, 26, rue du Monastère, Bruxelles, Belgique André Frankin, 285, rue Saint-Gilles, Liège, Belgique Asger Jorn, Albisola Mare (Savona), Italie H.-P. Zimmer, Siegfriedstrasse 11/1 München-Schwabing, D.B.R. R. Dahlmann Olsen, Wiedersvej 16, Dragor (Kabenhavn), Danemark
28. Ces deux livres sont de Henri Lefebvre. 29. La suite de la correspondance laisse entendre que Debord n’a jamais été contacté par Portugais.
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À Patrick Straram30 7 août 1960 On t’a fait envoyer les quatre Durrell31 par Corrêa. Pour le cas où quelqu’un de vous serait en Europe en temps utile, on peut joindre la Conférence situationniste les 24, 25, 26, 27 et 28 septembre par l’Institute of Contemporary Arts, 17-18 Dover Street, London W 1 (téléphone GROvenor 61 86). Salut bien Guy
À Straram 25 août 60 Cher Patrick, Je me retrouve à Paris, et en état d’écrire, après une série de déplacements qui a été plus longue que ce que je prévoyais. Mais j’ai enfin découvert le mescal : c’est très bien. Comme nous l’avons écrit quelquefois l’un et l’autre, il est très difficile de reprendre, par des lettres, une discussion d’ensemble. Mais il devient nécessaire, et en même temps possible, de commencer. Sur la base des textes publiés, ici et au Canada. L’ensemble du Cahier n° 1 est intéressant et positif. De plus, pour moi − et d’autres amis − c’est une réponse encourageante, un signe de reconnaissance dans la curieuse aventure qui se poursuit. Rien n’est plus précieux que les complices possibles d’un tel jeu. À considérer dans le détail les collaborateurs du Cahier, il faut dire que c’est une sorte de front commun encore peu précis sans doute pour certains (donc, à comprendre et juger dans son devenir) puisque à des éléments très avancés se joignent quelques 30. Cette carte postale a été envoyée de Munich. 31. Lawrence Durell, Le Quatuor d’Alexandrie, Paris, Buchet/Chastel Corrêa, 1960.
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vieilleries conformistes. Gilles Leclerc est dans une confusion qui ne s’ouvre que sur Dieu et son « odeur d’œuf pourri ». Son vocabulaire s’en ressent aussi. Les vérités parcellaires qui s’y mêlent en sont altérées. Conseille-lui de renoncer à la perspective du paradis ; et de l’enfer. Peut-être aussi de lire les œuvres philosophiques de la jeunesse de Marx pour apprendre « le respect de l’intelligence », parce qu’il est très mauvais d’en rester à l’âge mental de 14 ans, surtout quand on a eu 14 ans en admirant Carrel32, Koesler33 et Malraux34 (cette idée-là de la grandeur humaine a de quoi vous rendre déiste, en effet)35. Miron est votre Artaud. Sympathique. Mais pour crier, il faut crier plus fort. Pour se taire, peut-être se taire plus brièvement ? Des talents pour le langage (Gilles Hénault, etc. P. M. Lapointe fait du bon Eluard). Tout cela doit pouvoir trouver un champ d’application. C’est le problème de la poésie − sa nature dans l’avenir et dès aujourd’hui. Tu décris quelques conditions indispensables de la nouvelle poésie, dans « Graal sous Cellophane ». II faudra le répéter souvent. Si j’exprime principalement des réserves, que tu as déjà dû peser toi-même, c’est évidemment à partir de mon premier mouvement d’approbation, sur lequel il n’est pas besoin de s’étendre. 32. Alexis Carrel, chirurgien et biologiste français qui défendait l’eugénisme. Son livre, L’homme, cet inconnu, paru en 1935 a connu un grand succès. 33. Arthur Koestler est un romancier hongrois. 34. André Malraux, écrivain et politicien français. 35. Dans sa lettre du 10 septembre 1960, Straram nuancera la critique négative que Debord fait ici du texte de Gilles Leclerc, Promothée ou Schweitzer, paru dans le Cahier. Il faut dire que Leclerc est un camarade de Straram, qui semble d’ailleurs l’aider à subsister, si l’on en croit ce qu’il en dit dans la lettre datée du 29 août 1960 : « alors pourquoi en être réduit à chercher 30 sous pour prendre l’autobus et essayer de décrocher de quoi gagner assez pour mal exister ou à demander à un Gilles Leclerc ou un Arthur Lamothe de m’apporter un peu de café et un pain ? ». Il faut préciser que le pessimisme radical de Leclerc face à la modernité, à la démocratie et à l’argent qui transforment l’individu en un prolétaire ignorant ne déplaît sans doute pas à Debord, mais le vocabulaire et les références du polémiste québécois qui expriment un vif ressentiment face à la perte de spiritualité ne trouvent aucune grâce à ses yeux. Et c’est sans compter que ses critiques de la jouissance et de l’alcool contredisent les formes de vie des situationnistes.
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En dehors des textes théoriques, j’aime surtout « L’air de nager » ; y compris comme forme d’écriture tendant au compte rendu complet de moments d’une aventure (le surréalisme dépassé, des livres comme Nadja et L’Amour fou36 justement sont formellement sur la voie d’une expression directement sortie de la vie quotidienne, de l’expérience de son dépassement, pour servir à modifier cette vie). J’ai ajouté, à la lecture, les histoires que je vivais moi-même en avril 57. On ferait un livre étonnant, en mélangeant les chapitres écrits par les différents « auteurs » de ce groupe du début des années 50. Sur son éclatement, sa diaspora, les voyages de diverses natures, sa fuite à travers le même morceau du temps. Au point de vue théorique, le Cahier se définit par son programme d’expression radicalement libre de chacun. C’est le point central de ce rassemblement ; qui en mesure aussi les limites. En effet, la liberté d’expression totale de soi-même, pour tous, est un mot d’ordre d’une vérité profonde à l’échelle révolutionnaire globale, au plus haut niveau de la reconstruction de la société (et tout ce qui la contredit alors est une nouvelle aliénation). Mais c’est un mot d’ordre insuffisant pour une « avant-garde », vivant concrètement dans les conditions sociales actuellement dominantes et y inscrivant forcément sa recherche. Cette recherche doit être alors précisée, à ses risques et périls (à commencer par le risque de séparation plus grand, de relative solitude). Car, autrement, la revendication de libre expression, de « sincérité » peut retomber automatiquement (sans que personne le veuille, bien sûr ; sans même qu’on le comprenne facilement) à l’« expression » petite-bourgeoise de cet « individu-unique » préfabriqué qui ressemble précisément à tous les autres petits-bourgeois dans le fond comme dans la forme de ce qu’il considère comme son expression singulière, privilégiée, « profonde ». La poésie est actuellement cette pierre de touche, un homme est défini à ce qu’il entend, pratiquement, par poésie ; donc ce dont il se contente, sous ce nom
36. Il s’agit de deux récits à caractère autobiographique d’André Breton.
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(ici le mot de Hegel : « À ce dont un esprit se satisfait, on mesure la grandeur de sa perte »). La véritable expression libre est liée à tout le reste de la vie à libérer (au comportement). Et ne peut pas être expression à part, spécialisée − expression de prisonniers pour d’autres prisonniers. La compréhension philosophique a commencé à rejeter les illusions sur sa liberté il y a plus de cent ans, avec la constatation que l’on avait assez « interprété le monde », qui était à transformer. Ceci est apparu partout dans les arts, l’écriture du XXe siècle, comme négation de ces arts. Le noyau positif contenu dans cette négation s’est manifesté un peu dans le surréalisme, à travers de grandes déformations, une pression constante du retour au passé. Et, avec des infirmités inverses mais une encore plus grave pauvreté, dans d’autres recherches modernes des années 20 surtout (fonctionnalisme, constructivisme, suprématisme, etc.). Notre génération est au tournant où cette revendication positive commence à s’affirmer dans la culture et la vie pratique − donc aussi dans la conception de la révolution (il n’était que temps). Je crois que c’est notre tâche. Pas facile. Je n’oublie pas que la première déclaration « situationniste » imprimée a été diffusée par toi dans le bulletin de Ville-Évrard37 (au fait, cette charmante anecdote est-elle transmissible, ou risquerait-elle de te nuire auprès d’une police ou d’une autre ?). On peut espérer que, dans l’avenir, une partie des gens actuellement réunis autour du Cahier, ou de ceux que cette publication vous amènera, se radicalisera en une activité plus explicitement situationniste, même si les conditions canadiennes commandent qu’un tel groupe participe à une tribune d’expression plus ouverte, et plus vague. Je pense qu’il faudrait te donner beaucoup de précisions et renseignements sur l’I.S. Mais j’y suis trop mêlé pour discerner les principales questions qui doivent se poser de loin. Veux-tu 37. « Post-Scriptum harmonical », art. cit.. Voir l’introduction dans ce volume. Le contenu de ce texte se trouve dans la section « Autres textes » de la présente édition et la reproduction de l’article du bulletin ainsi que la page couverture se trouvent en annexe (fig. 1 et 2).
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envoyer un certain nombre de questions précises, tant pratiques qu’idéologiques ? La formulation d’un tel questionnaire ferait sans doute gagner du temps, en permettant des réponses claires et immédiates. Les différences depuis l’époque 52-53, disons la période de huit ou dix mois où nous étions ensemble, sont trop importantes pour que l’on puisse parler d’une simple transformation de l’I.L. en I.S. (bien que, pour l’essentiel, ce soit réellement le développement de cette démarche commencée aussi ailleurs). Quoique nous soyons très largement dans un état de semi-clandestinité − rencontrant encore une hostilité assez incroyable, mais très honorable à notre avis − on peut dire que nos moyens ont considérablement augmenté. Progrès aussi dans notre compréhension, la critique plus radicale, la théorie. Indéniable recul dans la vie quotidienne (beaucoup trop souvent des temps morts ; il faut tenir compte aussi de la dispersion géographique fâcheuse dans ce qu’est actuellement l’I.S., et du passage de ce qui était jeu pur au « travail », en un certain sens au moins du terme). La principale différence est sans doute que nous ayons accepté de nous définir, sociologiquement − « officiellement » depuis la conférence de Munich −, comme des producteurs de la culture moderne actuelle, même si c’est à l’extrême de son modernisme, de sa négation. Ainsi, moi-même, pour le moment, je tourne des films de court-métrage − fortement expérimentaux il est vrai (je suis donc, comme L. Portugais, cinéaste et Capricorne). C’est un malheur de se spécialiser, et encore plus un danger. Mais refuser cela, c’est accepter de se spécialiser dans la répétition des expédients trouvés à la sortie de l’adolescence pour retarder le vrai problème de la culture et de la vie : la subversion générale pratique, ou rien. Nous sommes maintenant engagés dans l’organisation d’une longue lutte : « Il faut concevoir et faire une critique qui soit une vie. » Tant de gens que nous avons vu faire beaucoup de bruit se sont rangés totalement, de la façon la plus ridicule, parfois la plus ignoble. Ni la liberté, ni l’intelligence ne sont données une fois pour toutes. Et leurs simulacres sont naturellement bien plus fragiles, ils se décomposent avec la mode. Je pense au style de vie
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que permettait le quartier. Les feux de paille, et leurs souvenirs, ne sont pas intéressants. Dans le cas du seul Ivan, j’estime comme toi qu’il peut donner de ses nouvelles « quand il décidera que c’est le temps ». C’est ce que je lui avais fait répondre il y a plus d’un an. Malheureusement, c’était le piteux Gaëtan, devenu gras et chauve, qui a fait depuis de nombreuses et inutiles démarches pour nous parler (il doit avoir des ambitions artistiques insatisfaites). La dernière fois que j’ai rencontré Ivan, vers l’été 55, nous avons parlé, cordialement, des malentendus passés − qu’il attribuait à de véritables troubles psychiques, et aux problèmes qu’il avait rencontrés dans sa liaison avec Marie-Hélène. Mais il paraissait abattu, et changé. Comme nous n’avions plus guère de préoccupations communes apparentes, et comme on le découvrait tristement entouré de déchets du type Conord 38-Mension 39, prolonger ce mode de contacts n’était pas souhaitable. Peut-être ce numéro du Cahier, s’il l’a reçu, le développement de l’entente entre nous, pourraient-ils inciter Ivan à retrouver une dimension des choses qu’il semble avoir désertée depuis longtemps ? Nous verrons bien. Que penses-tu de la plate-forme Préliminaires40, etc. établie par Canjuers et moi, qui est en ce moment une base de discussion entre l’I.S. et certaines minorités marxistes du mouvement ouvrier ? Penses-tu reparaître bientôt, sinon en France, en Europe ? 38. André-Frank Conord, membre de l’IL, directeur de Potlatch (n° 1 à 8) jusqu’à son exclusion le 29 août 1954 pour « néobouddhisme, évangélisme, spiritisme ». 39. Jean-Michel Mension, membre de l’Internationale lettriste. Motif de son exclusion en 1953 : « Simplement décoratif ». 40. Pierre Canjuers [pseudonyme de Daniel Blanchard] et Guy Debord, « Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire », Œuvres, op. cit., p. 511-518. Avec ce manifeste daté du 20 juillet 1960, les auteurs veulent lancer la discussion pour une éventuelle liaison avec les militants révolutionnaires du mouvement ouvrier, dont les membres de Socialisme ou Barbarie. Canjuers est l’un d’entre eux. Debord participe, en 1960-1961, aux réunions de SouB animées par Cornelius Castoriadis. Sur la rencontre de Canjuers et Debord, voir Bourseiller, Vie et mort de Guy Debord, op. cit., p. 150-152.
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Que sont devenus Les bouteilles se couchent et Thymus41 ? Peutêtre le temps passé rendrait-il certains éditeurs ici plus ouverts à de tels romans. J’espère que nous pourrons faire avancer vite ce dialogue. Et au mieux, en nous rencontrant. On fera des citations du Cahier dans le prochain numéro d’I.S. − Si tu veux, écris un article directement pour ce numéro. Je pense que les exemplaires du Cahier sont maintenant arrivés aux adresses que je t’ai transmises ? C’est fort urgent. J’en attends toujours quelques autres à Paris. As-tu reçu tout ce dont j’ai signalé l’envoi la dernière fois que je t’ai écrit ? Les douanes nous persécutent. Michèle t’envoie ses amitiés. Moi aussi, Guy À Patrick Straram42 Lundi 10 octobre 1960 Cher Patrick, Je répondrai très longuement, dans quelques jours, à ta lettre et aux documents reçus par bateau. Je réponds ici en hâte à ta lettre par avion concernant la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie43. 41. Ce sont les titres de deux romans de Straram. Seuls des extraits du premier sont parus posthumes en 2006 chez Allia. Voir la note accompagnant la réponse que Straram donne à Debord à leur propos dans sa lettre du 10 septembre 1960. 42. La partie de la lettre qui concerne la déclaration des 121 a été reproduite dans Debord, Œuvres, op. cit., p. 536-539. Il semblerait que ce soit l’un de ses témoignages les plus notables sur l’événement. 43. Rédigé par Dionys Mascolo et Maurice Blanchot, le Manifeste des 121 est paru dans Vérité-libre le 6 septembre 1960. Les 121 signataires refusent de prendre les armes contre le peuple algérien et appuient sa cause qui sera celle de tous les hommes libres. Le Manifeste des 121 fait beaucoup de remous en France, et les sanctions contre les signataires sont exceptionnelles et démesurées : en plus des peines d’emprisonnement, les signataires fonctionnaires sont suspendus, et tous sont bannis de la radio-télévision et rejetés des projets subventionnés par
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Ce texte, paru dans les premiers jours de septembre, exprimait en gros − il y avait là quelques exceptions, plus intéressantes ou même plus tièdes − le mouvement habituel des « intellectuels de gauche » d’ici, c’est-à-dire de ces gens qui ont été les pires ennemis de toute recherche révolutionnaire (les Sartre, Nadeau44, Mascolo et surréalistes réchauffés). Mais dans l’exceptionnelle ambiance du régime gaulliste, l’évidence de la guerre coloniale qui ne peut finir par un geste de bonne volonté du prince, et aussi l’évidence de la décomposition de toutes les organisations de gauche, ces gens sont venus pour la première fois à se placer, nettement et courageusement, dans une position de pur scandale (disons : scandale artistique, au sens des meilleurs gestes du surréalisme de la bonne époque). Cependant, c’est encore l’habituel « club de la gauche », quoique compliqué de certaines manœuvres particulières de plusieurs représentants d’autres courants (chrétiens de gauche moralistes, et « frontistes » qui se sont inconditionnellement placés à la disposition de la direction du F.L.N.45, et escomptent pour très bientôt − à tort selon moi − la formation de maquis en France). [Et] ce côté « club fermé » dominé par de petites obstructions (anti-situationnistes aussi ; ces gens dépensent beaucoup d’efforts pour nous entourer de silence) se traduisait par le fait que personne ne nous avait invités à signer un texte qui se donnait comme un rassemblement général des artistes ou écrivains libres. Je n’avais même pu le lire. Le gouvernement ayant réagi par plusieurs inculpations, une nouvelle vague de signataires s’ajoute très vite (Sagan, etc., on arrive très vite à 180 noms environ). C’est alors que se produit le tournant décisif de la répression : le gouvernement affolé, et pour enrayer à tout prix le mouvement, se porte aux mesures extrêmes. [Le] délit de provocation de militaires à l’insoumission l’État. Ces conséquences sont précisées dans l’article « La minute de vérité », publié dans IS, n° 5, p. 6. 44. Maurice Nadeau, écrivain, critique et directeur littéraire. 45. Le Front de libération nationale est un parti politique algérien fondé en 1954 pour obtenir l’indépendance du pays qui est encore sous le joug de la France.
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et à la désertion, qui pouvait coûter au plus six mois de prison, est porté par ordonnance au prix de trois ans de prison, ceci sans effet rétroactif sur les 121 + 60 environ signataires enregistrés, mais officiellement destiné à décourager les suivants éventuels. De plus, interdiction de paraître ou d’être cités à la radio et T.V. pour tous les auteurs et acteurs signataires. Ceci s’étend aux théâtres subventionnés, et à la quasi-totalité du cinéma français dont l’existence économique dépend du bon vouloir de l’État (aide à la qualité, avances ; ou tout simplement cotes de censure − ce dernier point n’ayant pas été cité, mais étant dans tous les cas douteux un moyen de pression économique pire encore que les autres). C’est dans cette atmosphère que l’on s’est enfin décidé à faire appel à notre solidarité : rentrant, tard le soir, de Londres − où la conférence nous avait fait vivre 8 jours épuisants, mais bons − j’ai trouvé cet appel, et je l’ai aussitôt renvoyé, signé par Michèle et par moi (l’humour de la chose est que, si l’I.S. était par définition depuis toujours exclue de la T.V. etc., Michèle au contraire, en tant que jeune auteur de son « faux-roman », venait d’y passer une interview très remarquée, qui avait assez radicalement mis en question la règle admise de ce petit jeu. Les conditions dans lesquelles j’ai eu le texte en mains ne m’ont donc même pas permis d’en avoir une copie − aucun journal français ne l’ayant d’ailleurs publié. J’ai noté seulement la fin, que je te donne ici. Le reste est un long exposé, auquel on pourrait reprocher une certaine confusion politique, mais dans l’ensemble très ferme, et parfaitement honorable éthiquement. « Les soussignés, considérant que chacun doit se prononcer sur des actes qu’il est désormais impossible de présenter comme des faits divers de l’aventure individuelle ; considérant qu’eux-mêmes, à leur place et selon leurs moyens, ont le devoir d’intervenir, non pas pour donner des conseils aux hommes qui ont à se décider personnellement face à des problèmes aussi graves, mais pour demander à ceux qui les jugent de ne pas se laisser prendre à l’équivoque des mots et des valeurs, déclarent :
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− Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien. − Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français. − La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres. » Depuis, j’ai lieu de penser que nous sommes, en tout, autour de 250 signataires. Peut-être plus ? En tout cas, guère moins. L’entreprise paraît désorganisée par les perquisitions (arrestation de Robert Barrat46) et certaines manœuvres de division, tel l’appel à l’opinion, beaucoup plus modéré et « Troisième Force », lancé par d’autres personnes dont cette canaille d’Edgar Morin47. Outre les coups portés par l’ennemi, on peut considérer que la maladresse et l’hésitation fondamentales des organisateurs de la chose, devant la répression, ont été néfastes. Ainsi, au lieu d’espérer vaguement relancer la déclaration pour réunir des signataires dans les usines − ce qui ferait d’abord apparaître que nous sommes une ridicule minorité − le problème fondamental me paraît être : se constituer au contraire, en force dominante, sur ce terrain, maladroitement créé par le gouvernement, de la lutte, de la guerre à outrance entre intelligentsia et gouvernement. C’est cela qui fait le plus grand effet à l’étranger, qui dénonce le plus fort la guerre ; et qui peut le mieux mettre le feu aux poudres, si poudres il y a enfin. Ce qui veut dire : boycott de la T.V., radio, Centre national du cinéma, etc. C’est la position de dignité primordiale, de liberté élémentaire, qu’ont prise d’eux-mêmes un certain nombre de critiques, de producteurs, etc. C’est ce point sur lequel on peut rassembler les techniciens du spectacle (surtout dans le cinéma, où l’esprit d’équipe est réel, et où il y a peu de séparation entre le 46. Robert Barrat est un journaliste qui a été arrêté pour sa participation dans la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie. 47. « La minute de vérité », art. cit., p. 6.
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réalisateur et son équipe, et même avec les acteurs), les intellectuels bourgeois « dignes de ce nom », et des capitalistes du spectacle (producteurs). J’ai parlé de ceci avec Henri Lefebvre (le seul des 121 avec qui je sois en contact, pour des raisons préalables à cette affaire). Il trouve aussi que ce serait le mieux ; mais nous sommes très peu sûrs que cette voie s’imposera. La question est posée ici de la clandestinité, plus ou moins avancée. Je ne sais où paraîtra I.S. 5. J’ai déjà dissimulé certains papiers à une adresse plus sûre. On est dans un de ces moments d’hésitation de la politique (le gouvernement peut faire machine arrière, provisoirement ?) où tout peut arriver, ou non. En plus, j’ai été pris sans arrêt jusqu’à hier, depuis mon retour d’Angleterre le 29 septembre, par le tournage d’un court métrage (documentaire expérimental) appelé Critique de la séparation48. Cette obligation de travailler 14 ou 15 heures chaque jour là-dessus m’a beaucoup handicapé. À bientôt des réponses plus précises. Mon amitié, toujours, Guy P.-S. : Ci-joint quelques timbres pour envoyer, si possible, directement quelques revues aux adresses que j’ai données (et d’abord : une chez moi, une chez Maurice Wyckaert 49, Hoogstraat 16, Alsemberg, Belgique). En effet, Portugais m’a envoyé ta lettre, de Paris, en date du 26 septembre. Depuis, il n’a fait aucun geste pour nous joindre. Dans ces conditions, je ne pense pas que l’on doive lui faire confiance pour les communications entre nous.
48. Court-métrage de Guy Debord produit par Dansk-Fransk Experimental filmskompagni en 1961. On y voit entre autres Straram, parmi les « personnages en photographie ». Le scénario, quelques images et la fiche du film ont été publiés dans Debord, Œuvres, op. cit., p. 541-557. 49. Maurice Wyckaert est un peintre et un artiste graphique belge. Il a été membre de l’IS.
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J’ai demandé à Frankin de t’envoyer de Belgique, si comme je crois il en dispose, le texte complet de la Déclaration. Je t’ai envoyé le tract que nous lançons − sur un terrain très modéré − en faveur d’A. Trocchi, suite au mandat donné par la conférence de l’I.S. à Londres. Ci-joint la résolution50, plus ferme et théorique, de l’I.S. sur le cas de ce camarade. Alex est un des hommes les mieux qui se puisse connaître. Il revenait du Mexique, vers nous, quand cette fâcheuse histoire est survenue. C’est seulement à la suite de ce long voyage en Amérique qu’il n’a pas pris une part plus visible à l’action de l’I.S. Je ne connais personne en qui j’ai plus confiance (les flics l’ont ramassé alors qu’il venait d’acheter de l’héroïne : il avait sur lui de la cocaïne et de la marijuana. L’accusation de trafic tombe, me dit-on, puisqu’on ne peut produire un seul acheteur. Mais pour la consommation, il risquerait deux ans. Il est à Sing-Sing51. D’accord pour que tu signes Préliminaires… Et j’en suis heureux. Un dernier point : Es-tu sûr de l’internement d’Ivan ? J’avais entendu raconter cela il y a plusieurs mois, mais je n’y avais pas cru. En ce moment Sacha (Strelkoff)52 m’affirme l’avoir rencontré, libre, il y a moins de trois mois. Ce serait donc à vérifier. Si c’était vrai, je suis prêt, naturellement, à toute démarche utile. À Patrick Straram [14] octobre Ceci me semble une excellente illustration du début de ta lettre (du 31 juillet) publiée dans Le Devoir53, sur les prétextes bourgeois des diverses formes d’inutilité, après lesquels « l’individu 50. Voir « La minute de vérité », art. cit., p. 5-7. 51. Prison américaine située dans l’État de New York. 52. Sacha Strelkoff (1932-2018), peintre et dessinateur, il fait partie de la bande à Chez Moineau que décrit Straram dans Les bouteilles se couchent, op. cit. 53. La lettre de Straram est bien datée du 31 juillet 1960, mais elle a été publiée dans Le Devoir le 26 août 1960 à la page 4. Elle est une réplique à la critique du Cahier de Clément Lockquell, « Cahier pour un paysage à inventer », Le Devoir, 16 juillet 1960, p. 9. Straram répond à cette dernière critique dans Le Devoir le 26 août 1960, p. 4.
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est impuissant à se déclarer s’il ne le fait pas dans les termes imposés ». Ici, cela va fort loin puisque ces gens en arrivent à dire : Si vous nous traitez de laquais, que ce soit dit avec politesse ! À Patrick Straram 25 octobre 60 Résumé d’une lettre de 12 pages à P[atrick] S[traram]54. − Déclaration bonne volonté. − Contre la méfiance. // Ce ne serait pas pratique, et ce ne serait pas à notre honneur ; deux considérations tout à fait inséparables, je crois, dans notre optique commune de la vie qui ne peut séparer « notre utile » de notre curieux sens de l’honorable. − // Le devoir de méfiance rév[olutionnaire] envers toutes les valeurs, les habitudes et les personnes liées au monde que nous voulons changer ne peut exister séparé du plaisir (devoir) de la confiance envers ceux qui sont nos camarades. − Faire toujours confiance jusqu’à la véritable preuve de l’erreur : alors, rupture seule issue. − Lettre qui sera longue et confuse, sans ordre. − Conditions économiques de P[atrick] S[traram] (veut-il rentrer en Europe ?). Les nôtres. Oui aux livres. Corrêa, et la chute déjà de ce terrain, relativement. − Aile droite, non modérée : les Allemands dans l’I.S. − La « Victoire » de Gallizio, reconnu par les maîtres de la culture, à partir du scandale de la « P.I.55 ». Son exclusion frappante. − Dans les risques d’équivoque de nos œuvres ou conduites personnelles, et de leurs interprétations par l’extérieur, c’est la revue I.S. qui exprime à peu près la plate-forme commune, l’exigence minimum de l’I.S., maigre tous les obstacles actuels.
54. La lettre complète de Debord n’a pas été retrouvée. Le contenu entre crochets apparaît dans la version des lettres publiées de Debord chez Fayard, op. cit. 55. Abréviation de peinture industrielle.
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− Préliminaires en discussion. H[enri] L[evebvre] pour. C’est le seul important penseur rév[olutionnaire] en France. Je trouve C[laude] Roy56 superficiel, quoique intelligent et charmant. − L’histoire de l’expression dans l’I.S. a) batailles en 57-58 pour créer le « nouveau métier » en rassemblant des artistes « arriérés », ou pas. b) à Munich ; en même temps : 1) les sit[uationnistes] sont des artistes individuels à l’extrême de l’art moderne « décomposé » (cf. I.S. 3, p. 21). 2) position (hollandaise + minorité allemande) de l’art « collectif », anti-individuel. Position architecturale qui niait en fait « tout le contenu de self-expression totale » (j’oppose toujours « self-expression », en tant que réalisation de sa vie, à l’« expression » permise dans l’art bourgeois) que nous avions mis depuis longtemps − depuis l’I.L. de 1953 − dans l’urbanisme que nous revendiquons (slogan fortement exploité de l’U.U.57). − Écroulement de cette position, avec la construction d’une église. D’où épuration. c) « Depuis Londres, l’I.S. va vers un décrochage complet de l’expression pers[onnelle] de ses membres de toute référence à une technique formelle existante, c’est-à-dire vers le mépris, le divorce d’avec tout problème d’a[vant]-g[arde] formaliste dans le cadre existant. » Avantage : expression + libre ; l’usage des actuels métiers artistiques, ouvertement. Suite lettre à P[atrick] S[traram], notes. Péril : que les problèmes sit[uationnistes] soient renvoyés dans le ciel de la théorie pure « si nous n’aboutissons pas à des techniques d’intervention pratique sur un nouveau terrain culturel, dans un délai pas trop long ». En tout cas… « la vraie réalisation du nouveau métier (sit[uationniste]) dans la culture et la vie quotidienne, est absolument liée à la rév[olution], et à la permanence de celle-ci. Alors, il 56. Claude Roy est un journaliste et écrivain. 57. Abréviation de urbanisme unitaire.
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s’agit d’ici là de trouver, de maintenir nos formes d’art critique, et aussi de vie critique, de vie modestement expérimentale ».− L’évolution de l’expression pour moi (à reprendre à un niveau + personnel). Pris ici sur une formulation théorique précise. La phrase citée du Rapport58. Pour l’éd[ition] allemande, le remplacement de « créées » par « imposées », et la suppression de la phrase suivante (isouïenne). Passage d’une conception trop formaliste de la « prédominance de la création » à une « conception + explicitement rév[olutionnaire] de cette création nécessaire aujourd’hui : le rejet de ces “formes imposées par d’autres” de la pseudo-communication bourgeoise, une communication directe authentique, où aucune sorte de “création” (au sens historiquebourgeois : antériorité linéaire, et fierté de son rôle dans cette concurrence sur le temps − cf. dans I.S. 4 ma réponse à un “historien” de l’avant-garde59, p. 33) ne serait plus à l’affiche ! » 58. Guy Debord, « Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale », Œuvres, op. cit., p. 308-331. Ce rapport a été imprimé à Bruxelles par les soins de Marcel Mariën, celui-là même qui avait déjà fait paraître, dans la revue Les Lèvres nues qu’il dirigeait, d’autres textes importants de l’IL, dont ceux sur la dérive et le détournement. Il s’agit en fait du document préparatoire pour la conférence d’unification de l'IL, du Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste et du Comité psychogéographique de Londres. La conférence qui s’est conclue par la fondation de l’Internationale situationniste a eu lieu les 27 et 28 juillet 1958 à Cosio d’Arroscia en Italie. Il est intéressant de noter que ce rapport a été republié en 1989 au Québec dans la revue Inter. Dans la courte présentation du texte de Debord, la direction de la revue rappelle l’importante contribution de Straram dans l’introduction des thèses de l’IS au Québec : « Le 27 juillet 1957 naissait l’Internationale situationniste qui fut d’abord un mouvement d’artistes pour qui l’art était un outil de changement social, et du monde en général. Beaucoup d’idées sur l’écologie, le féminisme et l’activisme sont issues de ce “mouvement” visant la “transformation sociale”. L’Internationale veut la fin de l’art et propose une nouvelle approche critique du quotidien. Voici la base de la contestation des années soixante qui a pénétré ici au Québec, entre autres par l’activité émancipatrice de Patrick STRARAM. », Inter, no 44, supplément, été 1989, p. II. 59. Debord fait référence ici à Robert Estivals, un lettriste de seconde génération qui publie une critique du système des situations dans le 4e numéro de sa revue Grâmmes. Voir Apostolidès, Guy Debord, p. 206-212. J’évoque cette critique dans l’introduction.
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− La lutte pour la création, auj[ourd’hui], est aussi lutte contre le bavardage et le truquage d’une expression aliénée, dans un cadre qui en même temps proclame et interdit la création (formule de Canjuers « l’ordre capitaliste ne vit qu’à condition de projeter sans cesse devant lui un nouveau passé »). // Nous avons à montrer : 1°) les prétendues créations de la culture bourgeoise sont radicalement fausses, ou, dans le meilleur des cas, très insuffisantes (incommunicables directement, et absolument incommunicables pour le plus grand nombre des hommes). 2°) L’exigence de création entretenue par la pensée bourgeoise ne peut littéralement s’accomplir que par la révolution permanente, contre elle. 3°) A ce stade, cette sorte d’exigence de création n’aura plus raison d’être. Mais avant d’être à ce stade, hélas, il me semble que l’arme est bonne à manier. − La communication, plus riche, contient l’expression, qui peut être « dans le désert », privée. Nous sommes contre le monde de « l’expression unilatérale en conserve ». − Le cinéma ou le roman (dans leur ensemble) non causes évidemment, mais produits de l’ordre bourgeois (comme un autre ordre pourrait produire la sit[uation]). Mais rien n’est métaphysiquement maudit (pas plus que l’auto ou le complet-veston). « On doit pouvoir en faire un usage terrible, à condition de n’avoir aucune illusion, et certaines perspectives. » 2e suite, lettre à P[atrick] S[traram], notes. − Pour l’individu, donc (H[enri] L[efebvre]) contre l’individualisme. Il n’y a pas de situationnisme qui serait « contre les situations, contre l’expérience sit[uationniste], contre les gens qui sont (voudraient être) des situationnistes ». Nous refusons cette fixation, d’autant plus que, réellement, nous n’avons aucune doctrine à enseigner. − Sur une phrase citée, du Rapport, sur « aller toujours plus loin dans l’accumulation des périodes émouvantes », etc. (passage le + dangereux, le + criticable de mon R[apport]).
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// De toute façon, ce Rapport ne peut engager que très partiellement ceux qui sont aujourd’hui dans l’I.S. (j’ai écrit alors certaines propositions ; plusieurs ont été dépassées depuis, d’autres assez négligées, à tort ou à raison − ceci étant possible justement parce qu’il n’y a pas de « situationnisme »). « … » la phrase que tu cites a bien son sens. Disons seulement que c’est l’expression de moi seul, ou de mon désespoir personnel (de ce moment ? de toujours ?). C’est peut-être ma tentative de science-fiction dans la vie passionnelle. Où ne peut mener certaine accélération de l’histoire de la vie quotidienne ? Je me méfie un peu de ton terme (lefebvrien) de « réhabilitation de la v[ie] q[uotidienne] », car si c’est la réhabiliter que de plonger en elle, contre le rêve pur et les jeux de l’écriture, c’est ce que nous avons voulu faire, ce que nous avons déjà réussi parfois (étant donné que la v[ie] q[uotidienne] contient aussi le rêve, l’aventure, etc.). Mais alors, comment peux-tu opposer son « progrès » à son « remplacement » ? Le progrès réel, c’est un remplacement, partiel, par contradictions et mutation, non un aménagement. Donc ? Je crois qu’il faut réserver l’attaque contre le « remplacement », à quand ce remplacement est fait d’un seul coup (idéaliste, extérieur), proclamé arbitrairement (c’est ce que L[efebvre] reprochait, justement, au surréalisme ; mais il a négligé la réalité rév[olutionnaire] du sur[réalisme] dans la v[ie] q[uotidienne], il en convient maintenant). « Réhabilitation » contient un risque : c’est le sens de « restauration » − bassement réaliste (− socialiste, peut-être ?). On est d’accord sur le spectacle. Et, ne pouvant supprimer par décret le monde du spectacle, je m’y trouve très heureux d’y rencontrer une occasion de vivre un spectacle (aussi, négation du spectacle) comme Hiroshima60. Pourtant, ce serait mentir, me mentir, si j’en venais à dire que ce spectacle me satisfait plus que certains moments de ma vie, que j’ai moi-même pu vivre ; ou surtout que d’autres moments, que je pourrais − si les conditions étaient réunies − organiser sur-le-champ. 60. Hiroshima mon amour (1959), film d’Alain Resnais avec un scénario de Marguerite Duras.
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3e suite, lettre à P[atrick] S[traram], notes. « J’aime R[esnais] autant que l’on peut aimer un artiste aujour d’hui… Mais enfin voilà une réussite, qui me paraît estimable, mais nullement décisive. Peut-être certains échecs, en ce moment m’attirent-ils davantage… Dans H[iroshima], je reconnais, pas seulement, mais fondamentalement, le mouv[ement] de dissolution de l’art moderne. » − Cette dissolution n’est pas réduction pure : la v[ie] q[uotidienne] envahit le domaine de l’art, aussi, à mesure que ce domaine se retire et s’effondre devant elle (ceci étant la poésie sur[réaliste] connue, revers ridicule, Sagan-Drouet61). − Resnais lié à Breton, à l’écriture post-joycienne (RobbeG[rillet]). R[esnais], le seul qui ait une culture générale de l’art moderne. Alors que les autres « auteurs » N[ouvelle] V[ague] n’ont de « culture » que cinématogr[aphique], donc encore + parcellaire et atomisée, ce qui est bien typiquement bourgeois. − R[esnais] « a bien fait, très bien fait » de réaliser H[iroshima]. Aucun progrès ne peut venir de la suppression d’un moyen d’intervention existant. À nous d’en faire le meilleur usage. − La notion centrale de la pensée sit[uationniste] (celle de situation) est aussi la moins claire, la plus ouverte, en question. À des niveaux différents, plus ou moins complémentaires, on a les notions d’A. Frankin, Kotányi, Jorn, moi-même (non par ordre chronologique, mais par ordre d’amplitude décroissante, de la définition du terrain qu’elle embrasse, de ses limites plus ou moins immédiates). Celle du Cahier62, encore différente (ce qui 61. Françoise Sagan connaît la gloire très tôt dans sa vie d’autrice, à 18 ans, avec la publication Bonjour tristesse en 1954. Elle représente l’une des têtes de Turc de l’IS, étant donné l’énorme succès de son roman qui fait de la littérature un spectacle. Pour sa part, Marie-Noëlle Drouet est une orpheline mutique atteinte d’une maladie grave de la vue qui émeut la France par ses poèmes parus chez Julliard en 1956, l’éditeur qui a publié Bonjour tristesse deux ans auparavant. Il ne fait aucun doute que, dans l’esprit de Debord, le couple Sagan-Drouet représente l’aliénation de la jeunesse aux conditions du spectacle. 62. Cahier pour un paysage à inventer.
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est très légitime du point de vue de l’I.S., la liste déjà n’étant pas limitative) paraît à placer entre Frankin et Kotányi. // Pour ne parler que de la mienne, même limitée à la construction d’un moment pour un individu (ou une micro-société complices), il est évident qu’elle peut déjà englober toutes les expressions artistiques préexistantes : les détourner, ou les consommer honnêtement. Pourquoi pas ? − Ex[emple] de ma sit[uation] cette nuit (au sens le + primaire : non-construit). Table orientée à l’ouest, devant 2 fenêtres : camions des Halles, écoutant 8 concerti de l’opus 663. Écrivant à P[atrick] S[traram], buvant rosé. Dans cet exemple sommaire… « éclate la plus violente manifestation de la sit[uation] non-construite, en régime cap[italiste] : la distance, la séparation ». − Unité de nos critiques, de nos ennemis, donc de nous. Carence de Portugais. Unité de nos problèmes. Donc : − Formez, toi et des camarades sûrs, une section de l’I.S., guère de restriction à votre liberté. Mais « droit de prendre part aux décisions… dans ce domaine » qui est aussi, forcément, le tien. − Annonce d’un scénario sommaire (com[mentaire] « enrichi » du Passage) ; de la manifestation du 2764. Un mot sur Trocchi. Éloge d’Arkadin : « Buvons à l’amitié. Buvons au caractère65. »
63. C’est le titre d’une œuvre de Vivaldi. 64. Organisée par les étudiants, les enseignants et les travailleurs, la manifestation « pour la paix en Algérie, pour les garanties mutuelles de l’application loyale du principe de l’autodétermination, pour la sauvegarde de la démocratie et de ses principes fondamentaux » a eu lieu à la place de la Bastille. Elle avait été interdite le 21 octobre par le préfet de police. 65. « Buvons au caractère » est une phrase détournée du film Mr. Arkadin (1955) d’Orson Welles auquel Debord fait allusion. La phrase est dite dans le film par Gregori Arkadin, joué par Welles. Debord reprendra la citation « Buvons à l’amitié. Buvons au caractère » dans son film La société du spectacle (1973).
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À Patrick Straram Lundi 31 octobre 60 Cher Patrick, Je reçois ce soir ta carte de New York. Le cinéma mène loin. Ici la manifestation de masse contre la guerre, jeudi dernier, a été complètement sabotée, d’abord par le P.C. et la C.G.T.66 qui, non seulement s’étaient enfin résolus à refuser hautement de s’y joindre67, mais encore interdisaient expressément à leurs partisans de s’en mêler ; ensuite, sabotée par les bureaucrates de l’U.N.E.F., des syndicats d’enseignants, de la C.F.T.C.68, etc., qui ont traité avec la préfecture de police le retrait de leur appel à manifester le soir à la Bastille, où une foule allait certainement venir malgré l’interdiction, contre une autorisation de tenir une autre manifestation, dite « statique », dans la salle de la Mutualité, de 18 à 19 heures seulement. Le choix de l’heure, déjà, isolait les étudiants du soutien des ouvriers, détournés en plus par les communistes. Il y a quand même eu une dizaine de milliers de manifestants, assez résolus. Une faiblesse évidente des fascistes. Des chocs violents avec la police, très nombreuse et agressive. J’étais là avec le groupe de « Socialisme ou Barbarie », dont tu connais sans doute la revue. Diffusant les seuls mots d’ordre révolutionnaires entendus ce jour, avec un tract soutenant « l’indépendance inconditionnelle de l’Algérie ». Notre Tonneau69 servant de dépôt, et Charlal70, à nouveau très conspirateur, accueillant ceux qui venaient s’y réapprovisionner tout au long de l’affaire, qui finalement s’est prolongée fort tard. 66. Respectivement Parti communiste (français) et Confédération générale du travail. 67. Ce sabotage est évoqué dans « La minute de vérité », IS, no 5 décembre 1960, p. 6-7. 68. Respectivement Union nationale des étudiants de France et Confédération française des travailleurs chrétiens. 69. Le bar Le Tonneau d’Or, 32 rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, a été le siège de l’IL de 1953 à 1957. 70. Charles Guglielmetti, dit Charlal-du-Tonnal, patron du Tonneau d’Or.
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J’avais réussi à m’infiltrer dans la salle avec cinq étudiants seulement du groupe − usant de laissez-passer délivrés dans une tout autre intention par l’Amicale des élèves de Science-po. On y a eu beaucoup d’aventures. Les fascistes furent faciles à éjecter dès qu’ils se signalèrent. Mais nous avons été assez prêts d’être assommés par les Travailleurs Chrétiens du service d’ordre parce que, la police ayant chargé la foule restée au dehors, au moment même où l’imbécile président de l’U.N.E.F. commençait à endormir l’assistance avec son blabla sur l’autodétermination et ses garanties, nous appelions la salle à sortir à l’instant pour se battre aux côtés des autres. Ceux qui furent encore les plus passionnés par nos appels, ce sont des flics qui se trouvaient là ; à qui nous eûmes beaucoup de mal à fausser compagnie, à la sortie. Le décor, heureusement, était extrêmement peuplé et chaotique à travers tout le 5e arrondissement. En conclusion, c’est un réveil incontestable. Mais si tard, c’est bien peu. Quel avenir ? Je ne sais. Les inculpations des 121 continuent lentement mais sûrement. À propos de notre discussion sur l’expression, ci-joint le scénario de Sur le passage71… (j’avais inscrit quelques annotations sur le commentaire, mais cela était si peu clair que j’ai été conduit à établir un scénario complet. Fais-en ce que tu voudras) et une préface d’André Frankin − qui paraîtra dans I.S. 5 − pour sa pièce Personne et les autres72. Tu vois que nous ne sommes pas absents de l’expression, dans et contre les cadres actuels. Au centre de l’expression aujourd’hui, je crois qu’il faut bien voir la place de cette notion de détournement, qui me semble être, à tout le moins, la base de cet « art critique » que peut faire l’I.S. (bien que tout le monde dans l’I.S. n’ait pas attaché une attention suffisante à ce sens théorique du détournement). Le détournement, comme nous l’avons écrit, est inséparablement négation et prélude 71. Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, film réalisé par Guy Debord, production Dansk-Fransk experimental film, 1959. 72. Préface à l’unité scénique. « Personne et les autres », IS, no 5, décembre 1960, p. 27-29.
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dans la culture, au tournant de la culture. En prenant le sens le plus large de son apparition, cette maladie de la culture (maladie positive aussi en ce sens qu’elle termine quelque chose, et s’ouvre sur d’autres dimensions, effectives ou revendiquées) peut être diagnostiquée à l’exaspération de la citation (dérisoire dans l’accumulation, et qui rompt avec la « citation » en tant que telle), somme d’allusions à toute une culture, passée ensemble avec l’histoire même que l’on communique : d’où cette remarque banale que les romanciers modernes écrivent pour les romanciers, juste produit du fait que la « culture capitaliste » − si on peut risquer ce non-sens terminologique − est de plus en plus séparée de la masse des gens. Le détournement spontané est le terrain commun, par exemple, d’Au-dessous du volcan73 ; de ce que vous écriviez Ivan et toi vers 52-53 (Ivan envisageait même, à l’extrême, un livre dont l’action se serait prolongée explicitement dans un grand nombre de livres déjà publiés, récents ou classiques. Ceci explique aussi votre capacité alors de vous adapter, de réinventer la forme « métagraphique » lettriste qui était essentiellement, par son côté positif, un jeu du détournement). On peut appliquer encore ces réflexions à « L’Air de nager74 ». Dans cette forme d’expression, l’excès de références de la culture à elle-même dénonce et brise objectivement le jeu fermé de la culture, et tente de la conduire vers un fonctionnement, sur un autre terrain. Pour reprendre l’exemple de Lowry, j’ai constaté encore tout récemment que son livre fonctionne, comme il disait l’avoir appris à ses dépens. J’ai eu l’occasion, le temps, de le relire entièrement, vers le début de septembre, dans un train, entre Munich et Gênes. Je l’ai trouvé plus beau, encore plus « intelligent » surtout qu’en 1953, et cependant je l’avais aimé beaucoup alors. Le lendemain soir, je m’étais arrêté à Cagnes-sur-Mer où, dans le 73. Roman de Malcolm Lowry paru en 1947, Au-dessous du volcan est une référence majeure pour Straram. Il l’évoque à très nombreuses reprises dans ses écrits. 74. « L’air de nager » est un texte de Straram qui paraît dans la première section le Cahier. Il est daté de 1957, à l’époque où il vivait avec sa femme Lucille en Colombie-Britannique.
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vieux village qui est sur la colline, j’allais voir une fille qui a eu beaucoup d’importance pour moi il y a peu d’années. Mais j’avais négligé de la prévenir de mon passage, elle n’était pas là (mais que pouvait-il sortir de cette sorte de retour si elle y avait été ?). Il faut dire que j’étais parfaitement ivre. J’ai passé une très curieuse soirée, d’un bar à l’autre – l’endroit est assez touristique et au détour d’une rue très sombre j’ai reconnu, avec un sentiment d’évidence, la « barranca », dans laquelle j’ai manqué de tomber. À cet endroit en effet, le village domine d’au moins 50 mètres à pic la plaine environnante. Sitôt levé, le lendemain matin, alors que je buvais au bar de mon hôtel, je me trouvais contraint d’être le seul témoin d’une vive discussion mettant aux prises, au comptoir, un groupe de jeunes gens avec un de leurs camarades dont on comprenait qu’il venait de quitter sa jeune femme la veille au soir, après une querelle. Buté, il était résolu au divorce, ce dont les autres cherchaient à le dissuader. Tout ce qui était dit, toujours en termes de banalités primaires, tournait autour du thème de la séparation, et du manque de compréhension. J’omettais de rappeler que, la veille tard dans la nuit, j’avais retrouvé cette phrase de « L’Air de nager » : « On est seul à savoir. L’amour met à bout. C’est pourquoi il n’est jamais inutile, même lorsqu’il casse… » (la suite : « … tout cela finira fort bien ou fort mal, mais fort. ») comme un signal dans ma situation de cette soirée, et qui me semblait contenir les mêmes conclusions que je rencontrais à ce moment : toutes les chances de la communication doivent être courues, quoi qu’il en coûte, et jusque dans ses illusions mêmes, qui déjà ne sont pas fréquentes ni faciles. Le regret qui survit à toute démonstration de telle « illusion » témoigne quelle n’était pas d’emblée condamnée à être, à rester illusion. Sortant de la discussion sur le divorce, j’allais à la recherche d’un car quand j’ai découvert, avec une capacité d’étonnement, et même d’inquiétude, que rien ne m’explique, près d’un bassin, la statue nue, allongée d’une « fille abandonnée » (et cette expression s’est imposée à moi avant que je la comprenne, alors que cette fille statufiée n’est pas si érotique, au moins pas à mon goût, et l’abandon érotique que je lui ai immédiatement attribué veut
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dire en fait cet autre abandon : Ariane ma sœur, de quel amour blessée…). Et, quelques verres plus loin, je mêlai je ne sais comment à cette tristesse, et la renforçant encore, le souvenir de l’étonnant début du film de Nicholas Ray Johnny Guitar d’une si remarquable ambiguïté, à la fois « psychogéographique » et sur le terrain des rencontres, avant que des explications ne soient données, qui ramènent le film à un très honorable western. Film dont j’ai essayé, l’an dernier, d’acheter les droits de reproduction de quelques plans, pour les mêler (avec leur bande-son) à mon documentaire détourné (Sur le passage…). Empêché finalement par une censure commerciale (il y a un prix standard au mètre, je disposais des fonds, mais on n’ose vendre ces droits sans garantie sur le réemploi qui peut en être fait) qui complète parfaitement la censure policière que nous connaissons bien. Ainsi donc, le jeu influentiel de Lowry, pour qui s’y est soumis dans des conditions favorables (?), suffit à faire apparaître avec force les incidents significatifs qui autrement n’auraient sans doute même pas été remarqués, à coup sûr non compris comme tels −, et d’abord à faire apparaître au centre un sens de toute cette journée-là, cette dérive. Sens non prémédité, et qui de lui-même ne s’imposait pas. L’expression, même « en conserve », a son rôle dans nos aventures. Pour diverses raisons, il se trouve que je n’ai guère encouragé chez moi les capacités d’agir dans ce domaine, jusqu’ici. Je ne sous-estime pourtant pas sa place, même, d’abord, dans la vie quotidienne d’aujourd’hui. J’aurais aimé t’envoyer aussi le compte-rendu d’une très remarquable dérive, les 29, 30 et 31 mai à Bruxelles et à Amsterdam, avec Jorn et les rencontres des situationnistes dans ces deux villes − dérive incroyablement pressée et comportant un curieux leitmotiv irrationnel, extérieur, la réapparition de signes relatifs à la fin de Van Gogh. Ce leitmotiv extérieur n’étant pas du reste, et de loin, l’aspect le plus expérimental de la dérive en question. Mais c’est un assez long brouillon complètement illisible. On en parlera un jour. Salut bien, Guy
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À Patrick Straram75 [Entre le 4 et le 6 novembre 1960] Salut du Conseil situationniste réuni en Belgique. Guy P.-S. : La Déclaration des 121, seulement en allemand, introuvable ici en français. À Patrick Straram 22 novembre Cher Patrick, La disparition du Cahier 76, que tu prévois dans ta lettre du 4, est regrettable. Mais seulement par le fait que sa condition essentielle aura elle-même disparu : un groupe vivant, s’exprimant dans une telle publication, s’y reconnaissant, y développant un certain programme commun, et rencontrant ainsi d’autres forces. À défaut de l’unité cohérente d’un groupe de ce genre, je crois comme toi qu’il serait parfaitement vain de s’épuiser à monter une revue seul ou à peu près ; ou avec des apports extérieurs lointains. Ce pourrait, au mieux, être un travail de critique ou d’historien de 75. Cette brève note accompagne le scénario dactylographié du film de Debord Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959). Ce scénario suit parfaitement le montage du film en trois colonnes : une pour la musique (les précisions des pièces sont écrites à la main), une pour les images et une autre pour le commentaire. Une version du scénario a été publié dans Debord, Œuvres, op. cit., p. 470-483. Les critiques du cinéma, de l’esthétique et de l’expression individuelle formulées dans le film exposent la position de Debord qui est en complète contradiction avec celle de Straram. Debord ne manque pas d’ailleurs de signifier son désaccord avec son appréciation d’un film de Truffaut dans la lettre qui lui adresse le 22 novembre 1960. 76. Debord se trompe ici, car c’est dans sa lettre du 10 septembre 1960, et non celle du 4 septembre, que Straram évoque les difficultés principalement financières qui minent la production du second numéro de Cahier pour un paysage à inventer qu’il préparait avec Gilles Carle sur le cinéma. La postface de Guillaume Bellehumeur traite longuement de ce projet de publication.
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la « pensée moderne » ; mais guère l’engagement complet et le jeu qui nous plaisent. Bien sûr, ce que [je] disais sur la formation souhaitable d’une section de l’I.S. au Canada − dans un délai qui restait à voir − était uniquement dans la perspective de la continuation du Cahier, et surtout dans la perspective d’une radicalisation rapide et tranchée des éléments « les plus sûrs » (?) − les plus sûrs d’eux-mêmes − parmi ceux qui s’étaient rassemblés au n° 1, et ceux qui, plus probablement, risquaient de vous rejoindre par la suite pour celles des positions exprimées dans cette revue qui étaient nettement nouvelles. Si tu as trouvé si vite tant de difficultés à poursuivre même ce rassemblement très ouvert, c’est-à-dire si la réaction hostile − qui était normale − a plus découragé que radicalisé ce groupe, il est certain que mes perspectives étaient beaucoup trop optimistes ; ne sont même plus à discuter. Content de la possibilité d’une rencontre avec toi en 61, dans n’importe quel pays d’Europe qui t’arrangera. Ici, toujours aucune trace de Portugais, ce qui est fort bien. Mais pas davantage des revues qu’il devait déposer, ce qui est dommage. On était hier au Quai des Orfèvres, interrogés sur la Déclaration des 121 − aujourd’hui 254, au moins. Les flics, qui voudraient isoler certains « responsables », essaient a priori d’ouvrir des portes de sortie aux signataires qu’ils font comparaître. Comme je suis un des rares à avoir précisé, et aussi sur l’exemplaire signé, que j’avais reçu et approuvé ce texte exactement le lendemain des fameuses ordonnances (et de l’aggravation notable des sanctions pénales), je ne puis prétendre aussi avoir participé à la rédaction. Mais je déclare que du seul fait de l’avoir signé, je partage toutes les responsabilités non seulement, vaguement, des autres signataires ; mais précisément de celui d’entre eux, quel qu’il soit, qui reconnaîtra les responsabilités personnelles les plus graves. J’ai refusé de signer ma déposition tant qu’elle n’a pas été complétée par cette précision, à défaut de laquelle la revendication du partage de la responsabilité est tout à fait abstraite, puisque justement certains sont inquiétés plus que d’autres jusqu’ici. L’affaire suit donc son cours, et la très prochaine parution d’I.S. 5 ne va sûrement pas l’arranger. Le choc
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de toute cette histoire en France n’est pas négligeable. Encore plus net pour l’intelligentsia de divers pays y compris aux U.S.A. Je suis en complet désaccord avec ton appréciation de Truffaut comme « très grand classique » du cinéma − même si elle est faite en opposant à ce classicisme la valeur supérieure, plus actuelle, d’un dépassement de l’expression. Car le péril est alors de décaler d’un grand étage (arbitrairement vers le haut, comme on avait élevé ensemble d’un grade tous les militaires congolais) tous les rapports à l’intérieur de la culture. On renforce ainsi l’inflation et la confusion totale du vocabulaire critique de l’art moderne. Si au niveau d’un Truffaut on est au moins un classique ; si Resnais a déjà réalisé le dépassement de l’expression, etc. ; alors comment pourrait-on évoquer nos propres positions et recherches ? Comme nullité absolue ; ou au contraire comme triomphe assuré, encore plus grandiose. Deux jugements qui seraient faux77. Amitiés, Guy P.-S. : Si Corrêa ne t’a pas envoyé les Durrell, ceci pourrait être un signe − fort mesquin − de sa déception « politique », dont je t’ai parlé dans une lettre précédente. Je préfère donc te l’envoyer moimême. J’ai en ce moment à soutenir une infinité de dépenses, mais aussitôt que possible, j’enverrai une partie de la liste des livres qu’il te faut − en commençant par l’abonnement à Libération. 77. La divergence de position de Debord avec Straram sur la question de l’esthétique du cinéma et l’expression est très clairement exprimée dans cette lettre. Ce sera d’ailleurs la dernière lettre substantielle que lui adresse Debord, mettant fin ainsi à l’échange d’idées entre eux. Les prochaines lettres qu’il lui adresse sont de circonstance. Le jugement sévère qu’il formule à son endroit, dans d’autres correspondances, tient à ce désaccord, comme dans le passage suivant extrait d’une lettre qu’il écrit à Chtcheglov le 12 mai 1963 : « Straram ? Je suppose qu’il est toujours Amesbury Avenue. C’est moi qui me suis trouvé fatigué (comme toi aussi avant, m’as-tu dit ?) de répondre à sa dernière lettre, il y a peut-être un an. Son évolution canadienne me paraît déboucher finalement (après un bon sursaut en 1960, marqué par sa revue presque situationniste) sur un ralliement respectueux à une “culture parisienne” que nous méprisons totalement ici − il fait ainsi des critiques de cinéma enthousiastes, très provinciales. ». Les lettres de Debord dans lesquelles il évoque Straram sont reproduites dans la section « Autres textes » dans ce volume.
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À Patrick Straram Munich, 13 avril 61 Un Français vivant actuellement au Canada, et qui appartient à la même organisation révolutionnaire que Canjuers (le coauteur de Préliminaires) vient d’écrire aux camarades de Paris pour leur signaler l’intérêt de Cahier pour un paysage à inventer, qu’il a trouvé mais sans avoir pu, je crois, entrer en contact avec des rédacteurs, je te donne son adresse : Roland Eloy, 437 Edmond Charles, Montréal. D’une façon générale, les situationnistes participent à ce mouvement ouvrier dans les deux seuls pays où nos groupes coexistent, pour le moment, c’est-à-dire en France et en Belgique. Ci-joint tract du groupe belge (contre la solution électorale de la grande grève) − orné de l’« anti-signe » de ce groupe78. Qu’est-ce qui se passe au Canada, cinématographiquement et autrement ? Salut bien, Guy 78. Référence au groupe Pouvoir Ouvrier Belge (POB) en lien avec Socialisme ou Barbarie (SouB) qui réunit trois situationnistes, André Frankin, Attila Kotanyi et Raoul Vaneigem, auteur de Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967). Debord s’investit dans POB suite à la grève exceptionnelle en Belgique du 20 décembre 1960 au 21 janvier 1961. Si l’on pense à la participation active de Straram à la grève de Radio-Canada à la fin 1958 et au début 1959, on peut imaginer que Debord voulait lui montrer un autre chemin que celui des luttes syndicales. « Déclenchée en-dehors des structures syndicales, empruntant parfois une forme insurrectionnelle, en butte aux hésitations et aux contradictions de la classe ouvrière comme de ses organisations, la “Grève du siècle” » – comme elle a été appelée – met à l’épreuve des faits les intenses discussions alors en cours sur la situation et la combativité du mouvement révolutionnaire dans le capitalisme moderne. » Frédéric Thomas, « Un “situationnisme” belge ? Sur le passage de Pouvoir ouvrier belge à travers une assez courte unité de temps », dans Les formes brèves du politique, Vincent Chambarlhac [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série, n° 14, 13 juillet 2021 (http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html). Le tract belge diffusé sous la forme d’un papillon (dans une lettre à Debord datée du 19 mars 1961, Kotanyi parle de 6000 petites affiches de propagande qui ont été collées dans Bruxelles) exprime ouvertement son opposition à l’élection comme mode de changement : « Jamais des élections ne te donneront le pouvoir, prends-le TOI-MÊME. » Le contenu du papillon est cité littéralement dans l’article de Frédéric Thomas.
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À Patrick Straram79 25 mai 1962 Merci pour les articles. La semaine dernière, j’ai rencontré Ivan, revenu d’un séjour de deux ans dans une clinique (mais qui n’était nullement un internement contre sa volonté). Il est assez fatigué, absent. Je lui ai donné ton adresse, il l’a notée. Amicalement, Guy À Patrick Straram80 4 août 62 Cher Patrick, Les dispositions étaient prises pour la période 15 juillet-1er août81. Mais il est heureux que tu aies abandonné pour après ce projet car, aux dates du 2 ou 6 août, il était impossible d’intervenir dans le pays d’où tu as téléphoné à Michèle : tous nos amis dans toute cette zone justement dans cette période faisaient mouvement vers le sud, pour des transports et des rencontres du genre encore plus couleur de muraille. Depuis 4 mois le moment favorable est ouvert. Mais les autres se défendent très bien. Je regrette de n’avoir pu te voir. Mais ici la ville est satisfaisante. Salut, G. 79. La carte postale est envoyée de Londres. Le contenu de cette carte est publié dans le volume II de la Correspondance de Debord chez Fayard sans mention de l’image. 80. Carte postale envoyée de Barcelone. L’image montre le port de Barcelone. On y reconnaît le monument à Christophe Colomb et La Rambla. 81. Debord évoque ici le projet de Straram de séjourner incognito en France lors de son voyage à Moscou à l’été 1962. Il évoque ce voyage dans la lettre qu’il adresse à Chchteglov le 12 mai 1963 et qui est reproduite dans la section « Autres textes » du présent volume, accompagnée d’une note informative au sujet du séjour de Straram en URSS.
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Rijeka 9-9-62 (je l’enverrai à Dubrovnik)82 Mon cher Patrick, Cette carte de Venise écrit à Rijeka où j’ai beaucoup pensé à toi parce que j’ai trouvé plusieurs visages à ta ressemblance. Les garçons portent de jeans « Roy Rodgers », qui mettent en valeur une anatomie qui m’impressionne. Les machines à écrire valent 53 000, 107 000 et 267 000 dinars suivant le modèle. Je te dirai plus tard combien vaut le dinar. Là comme dans beaucoup d’endroits dans le monde l’on commentait les résultats du football. Rijeka marquait 4, Belgrade 6. J’ai vu 3 vieilles [mot illisible] qui regardent d’un air désabusé des [mots illisibles et partiellement cachés par un timbre] qui n’étaient pas de leur époque, J’ai acheté 100 grammes de noisettes ; 100 dinars. L’on a dit la somme en anglais et Bonsoir en allemand. J’ai dit merci. Toi, je t’embrasse Très amicalement Guy Paris dimanche83, À toi, engagé, ce Pignon. J’ai failli t’envoyer les « Carabiniers » changeant, en Imagerie d’Épinal – moi ces temps-ci je ferais plutôt le contraire – horrible 82. Carte postale adressée à Straram au Centre d’art de l’Élysée, situé au 35 Milton Ouest à Montréal. Elle montre un groupe sculpté « Les quatre Maures », Palais Ducal Venise. Contrairement à d’autres cartes postales publiées dans la correspondance de Debord chez Fayard, celle-ci n’y apparaît pas. Bibliothèque et archives nationales du Québec, fonds Patrick Straram, MSS391,S3,SS2,D4. 83. Carte postale qui montre Le Meeting, toile d’Édouard Pignon de 1934. Cette carte n’est pas datée. Le sceau de la poste, à moitié visible, semble indiquer le 27 novembre, ce qui est plausible puisque Debord parle d’un « Christmas gift ». Le dernier chiffre de l’année n’apparaît pas toutefois. Tout laisse croire cependant qu’il s’agit de 1963, puisqu’il est question du film de Jean-Luc Godard, Les carabiniers sorti en mai 1963 et que l’abonnement à la revue Cinéma 64 que Debord lui offre pour Noël concerne, comme il est indiqué dans son titre, l’année 1964. La carte a été envoyée au 1415 rue Chomedey, app. 4, Montréal. Elle n’apparaît dans la correspondance de Debord chez Fayard. Bibliothèque et archives nationales du Québec, fonds Patrick Straram, MSS391,S3,SS2,D4.
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plaisanterie ! T’ai abonné à Cinéma 64. Ce sera ton “Christmas gift”. Je ne rentre que le 17 et le 20, pars au Mexique dans le Chiapas chez les Indiens chamulas sur les traces de Jacques Soustelle ! Tout à l’heure j’irai voir Muriel. Je t’embrasse, Guy P.S. : Finalement je te garde aussi les Carabiniers.
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24 août 601 Guy, Merci pour [les] documents de l’I.S. et [les] ouvrages d’Henri Lefebvre, d’une importance vitale pour moi ici2. 1. Il y a seulement trois lettres de Straram à Debord qui subsistent de leurs échanges, les autres sont malheureusement perdues. Ces lettres ont été publiées par Apostolidès et Donné. Lettre à Guy Debord, op. cit. Elles ont été écrites en deux semaines entre le 24 août et le 10 septembre 1960, mais elles ont été expédiées en même temps, après la rédaction de la dernière (il reçoit entretemps une lettre de Debord le 25 août). Dans sa lettre du 10 octobre, Debord dit les avoir reçues par bateau avec d’autres documents, mais le prévient qu’il s’en occupera plus tard, s’empressant plutôt de répondre à une autre lettre de Straram envoyée par avion qui, selon ce qu’on peut en lire, demandait à Debord des précisions sur La Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie. La lettre de Straram envoyée par avion est perdue. Finalement, il prend le temps de rédiger une longue lettre à Straram le 25 octobre dont il ne reste que le résumé. 2. Étant donné les conditions économiques précaires de Straram qui a fait le choix, suite au non-renouvellement de son contrat à la Société Radio-Canada en 1959, de vivre sans emploi rémunéré, il ne peut se procurer les livres dont il a besoin pour nourrir ses réflexions et ses recherches. Il faut prendre en considération également que ceux qu’il aimerait lire ne sont pas toujours disponibles à Montréal à l’époque. En plus de satisfaire sa curiosité, il s’agissait pour lui de rester informé. Sa correspondance avec des amis, écrivains, cinéastes en France fait état de cette nécessité jusqu’à la fin de sa vie. À titre d’exemple, ce passage d’une lettre qu’il envoie à Gilles Deleuze le 28 juillet 1983 (c’est grâce à Pauline Harvey, qui connaissait le philosophe, qu’il a pris contact avec lui) : « Incapable de me les procurer, vivant très en deçà du seuil de la pauvreté, j’aimerais énormément que vous m’envoyiez les livres que je n’ai pas lus (dans le cas de tous ceux publiés aux éditions de Minuit, suffirait probablement un coup de téléphone à Jérôme Lindon, que j’avais assez bien connu en 1953, c’est à lui que Samuel
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Est également important pour moi de correspondre avec toi, « parce que les interlocuteurs valables sont tout de même encore rares ». Mais j’énumère tout de suite les difficultés : trop sommaire une correspondance facilite les malentendus les plus nuisibles ; une misère assez incroyable fait que je peux rarement expédier du courrier (c’est aussi la raison pour laquelle je n’envoie aucun Cahier à aucun des individus que tu mentionnes, attendant le départ pour Paris de quelque camarade à qui je confierai alors un nombre approprié d’exemplaires) ; une différence radicale entre circonstances, ambiances, situations et problèmes risque de nous faire, toi à Paris et moi à Montréal, écrire pour nous entendre des lettres « non-averties », un non-sens que seules une certaine bonne volonté et une objectivité « en soi » peuvent éviter. Il vaut cependant la peine d’essayer de correspondre. Décidé ment3. Très prochainement citoyen canadien − ayant donc un étatcivil pour la première fois depuis cinq ans −, je mène à Montréal Beckett partant en voyage lorsqu’il reçut ma lettre avait fait promettre qu’il me sortirait de Ville-Évrard, et plusieurs fois Lindon m’avait envoyé des livres que je lui demandais après avoir immigré au Canada en 1954) : “Différence et répétition”, “Logique du sens”, “Proust et les signes”, version 1970, “Kafka, pour une littérature mineure”, “Superpositions” et “Mille plateaux”, ainsi que “Theatrum philosophicum” de Michel Foucault dans “Critique” en 1970. » Bibliothèque et archives nationales du Québec, fonds Patrick Straram, MSS391,S3,SS2,D4. 3. Ces dernières remarques de Straram laissent comprendre que la reprise de la discussion entre lui et Debord n’allait pas de soi, entre autres parce que les conditions d’existence matérielle, culturelle et intellectuelle de chacun ne sont pas les mêmes (sa lettre fait largement état de sa situation au Canada). Mais leur volonté de reprendre le dialogue est bien réelle : nostalgique de la période de la fondation de l’IL en 1953-1954, Debord cherche à reprendre contact avec ses amis Chtcheglov et Straram et, tout particulièrement, avec le premier par l’entremise du second ; quant à Straram, « il y voit une chance inespérée de rompre l’isolement qui est alors le sien au Canada. » Apostolidès et Donné, « Préface ». Lettres à Guy Debord, op. cit. p. 17. Il faut noter que les remarques de Straram répondent tardivement à celles de Debord dans les lettres qu’il lui adresse les 3 et 24 octobre et le 12 novembre 1958. L’intermittence de leur relation épistolaire rend assurément difficile la reprise du dialogue entre eux. L’indigence explique en partie ce retard : Straram n’a pas toujours l’argent nécessaire pour expédier des lettres en Europe.
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une existence plutôt insensée, assez abominable, dont l’aspect sinistre (pratique) est très déprimant, si le côté libre (moral) me satisfait pleinement4. Sans travail depuis mon éviction des cadres de Radio-Canada, en mars 1959, à la suite d’une grève à laquelle, bien qu’« à l’essai », non encore titulaire, je prenais une part trop ouvertement trop active5, je n’ai le choix qu’entre deux solutions : chercher un emploi quelconque ou décider de tenir le coup malgré les difficultés d’un mode d’existence « libéral ». La première solution, difficile déjà du fait d’un chômage terrible dans la province de Québec (pays d’une société à la Zola), − je ferai tout pour m’y refuser, tenant compte des quatre années passées dans les forêts de la Colombie-Britannique6 ,du besoin alors de participer à un dialogue que me paraissaient rendre inévitable tant l’actualité que mes aspirations, de la nécessité dans laquelle 4. Straram a vécu toute sa vie dans la grande précarité qui l’accable sur le plan matériel, mais lui donne une liberté sur le plan intellectuel et moral. Il l’expose à plusieurs reprises dans ses écrits, sa correspondance et ses entretiens, jusqu’à sa mort en 1988. 5. Straram évoque ici sa participation à la grève de l’association des réalisateurs de Radio-Canada pour obtenir la reconnaissance du droit d’association et de négociation collectives. Cette grève houleuse, qui a été déclenchée le 29 décembre 1958 et qui a mobilisé les syndicats, l’union des artistes, le monde culturel et les citoyens, s’est terminée le 7 mars 1959. L’issue favorable à l’association des réalisateurs a fait de cette grève un événement marquant dans l’histoire de la syndicalisation au Québec. Étant toujours en période de probation depuis son embauche à l’automne 1958 en tant que commis à la salle de rédaction, Straram a été relevé de ses fonctions dès le premier jour de la grève pour absentéisme. 6. Dès son arrivée au Canada à la fin avril 1954, Straram s’est installé avec sa femme à proximité de sa famille en Colombie-Britannique. Il y reste jusqu’à son départ pour Montréal en juin 1958. Sa correspondance avec Jacques Blot, ami de jeunesse que Straram entraîne dans les cafés et les bars de Saint-Germain-desPrés et qu’il décrit dans Les bouteilles se couchent, fait état de sa vie quotidienne dans l’Ouest canadien à travailler au défrichement de la route transcanadienne et comme homme à tout faire dans un hôtel de l’île de Vancouver. Cette correspondance révèle également que Straram est toujours en contact avec Gilles Ivain [pseudonyme d’Ivan Chtchteglov], qu’il lit beaucoup et qu’il écrit. Il demande non seulement à Blot de lui envoyer des livres, mais d’intervenir auprès d’éditeurs parisiens (Seghers, NRF, Corti, Denoël, Minuit) pour la publication d’un manuscrit qu’il a laissé à Gilles Ivain, Almanach de Mixcoatl. Ce projet de publication n’a jamais abouti.
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je veux être de ne pas me résigner à un certain ordre qui n’est systématique qu’en autant justement que les meilleurs cèdent, et enfin d’une certaine confiance décisive que je me fais lorsque décidant d’exister seulement si ma vie a un sens qui correspond à mes désirs, avec quoi être d’accord. La seconde solution, celle adoptée et dont j’endure depuis 16 mois les conséquences infectes, se traduit ainsi : journalisme, peu et très mal payé (une collaboration régulière à un mensuel et à une revue d’art trimestrielle me rapporte 300-325 dollars par an − loyer : 85 dollars par mois !) ; art dramatique, sous forme de figurations et de petits rôles qu’il faut « chasser » constamment et qui au bout de l’année peuvent rapporter 1000-1200 dollars si j’ai de la chance ; proposition de mes services à Radio-Canada (unique centre d’activités « intellectuelles » ici avec un Office national du film encore plus réservé à quelques spécialistes et favoris) pour chroniques, entretiens, communications, interviews (j’ai interrogé sur les livres qui les avaient faits un ministre très populaire d’ici, ancien reporter très coté : René Lévesque, et cet autre ministre : Soustelle !), etc., tant à la radio qu’à la télévision. Condition à observer sous deux angles : elle permet une disponibilité très utile ; elle me maintient d’autant plus dans une misère souvent dramatique que je suis le « free-lance » le moins disposé à l’être parce que disant et soulignant ce que je pense, rigoureusement opposé à la prostitution idéologique alors qu’elle est une règle nécessaire pour être « utilisé » et catalogué (en plus d’original, d’a-moraliste et à certaines périodes d’ivrogne) de « gauchiste très subversif ». Ce qui peut très bien s’arranger en Europe ici ne s’arrange pas. Victime d’un ostracisme sans lequel Radio-Canada et entreprises apparentées s’effondreraient, je dois faire face à une obstruction d’autant plus violente qu’y participent à fond tous les valets et toutes les filles mal baisées prenant prétexte de mon non-conformisme, de mon inconduite, de mes prétentions intellectuelles ridicules ou de mon « anarchisme soviétique » (!) pour manœuvrer afin de protéger privilèges et complexes, que l’élite leur confie d’autant plus volontiers que c’est ce qui lui permet d’être cette élite et de s’assurer une mainmise indiscutée dans tous les domaines. J’expose
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sans rancune une situation que je n’exagère pas. Pour comprendre ceci je crois qu’il faut vivre ici. On ne peut réaliser autrement à quel point est passé dans les mœurs et sert de base partout, en tout, un système de valeurs réactionnaire admis une fois pour toutes. Conséquence et cause à la fois d’un mode de vie, d’une politique et d’une aliénation consentis à partir de quoi sont état d’esprit et état de fait de la communauté canadienne-française. Une communauté vivant aujourd’hui en même temps le capitalisme américain dans son modernisme le plus inhumain et le féodalisme catholique le plus traditionnel et le plus inquisitorial, aurait-il certains aspects « progressistes »[ ?] Côté très sombre de l’affaire : les quelques camarades avec lesquels je suis en contact pourraient tous facilement me procurer un minimum de travail me permettant de subsister (ils s’aident entre eux − il n’y a pas ici de travail auquel on aboutisse sinon par l’intermédiaire d’une clique, véritable petite franc-maçonnerie faisant la loi), mais tous refusent de faire quoi que ce soit, ou bien parce qu’ils ne veulent pas « s’en occuper », ou bien parce qu’ils se méfient de moi, ou bien parce qu’ils ont conservé des « principes » et restent intimement convaincus que l’assez abjecte fable du « self-made man » a du bon ! Ici encore, ce qui explique une attitude aussi dégueulasse, c’est la logique profonde d’une société capitaliste et féodale, arriérée mais s’y trouvant une justification, en perpétuel conflit avec elle-même mais refusant de traiter le conflit à une échelle universelle. Ce qui bien entendu précipite conflit, réaction et mort à crédit − laquelle ne prend son sens réel, et d’une façon gigantesque, qu’ici. Et les meilleurs se veulent sincères dans la sujétion de leur révolte à la logique dont ils sont victimes, dans la subordination de leur inquiétude à un humanisme rétrograde lui-même dans les termes de la logique inquisitoriale et annihilante. Disons qu’au mieux, ici, toute démarche socialiste, lorsqu’elle n’est pas « autonomiste » (le Québec aux Canadiens français, et un corporatisme laurentien sur le modèle du péronisme !), ne s’élabore qu’en vue d’une démocratie chrétienne, que toute insurrection ne se veut affirmée que dans les limites d’un « bel-art », que toute pensée se voulant impartiale et
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prévenue de son temps n’aboutit qu’à un existentialisme facile autant qu’irréel7. De mise est la réduction des conflits et des problèmes réels à un litige que l’individu pourrait régler seul, au nom d’une liberté qu’il posséderait seul, étant seul concerné, et toute politique devient une question d’honneur ou d’intelligence n’exposant que chacun « en soi ». Toute objectivation des désirs ou toute observation des faits sont subordonnées au désir-besoin d’une « réussite » qui permet les conforts, eux-mêmes nécessaires à un « confort moral et intellectuel » à quoi se bornent les révoltes spontanées des moins aveugles. Et il y a pourtant ici tous les éléments pour une prise de conscience, bien plus qu’en Europe parce que sans les préjugés métaphysiques, qui permettrait un mode de vie autrement plus vigoureux, sain et juste que les modes de vie aujourd’hui possibles en Europe après quelques siècles de cartésianisme bourgeois et de capitalisme « protestant » … Je suis convaincu que la société canadienne-française, et le Canada mais plus vivement la société canadienne-française, vivent une période prérévolutionnaire. Toute période prérévolutionnaire sous-entend deux issues possibles : un remaniement profond de toutes les structures, une remise en question totale de l’indiscuté et alors de nouvelles bases, ou une réaction imposant un totalitarisme encore plus anachronique la prérévolution à ce moment-là non assumée (non amenée à une révolution). L’aspect critique de cette actuelle période prérévolutionnaire ici est que son aboutissement semble devoir être réactionnaire, dans une conjoncture historique ignorée (et c’est pourquoi… − ils ignorent l’histoire réelle du temps dans lequel ils vivent ; sans objectifs réels ils conçoivent leurs objectifs en fonction du cartésianisme bourgeois et du protestantisme capitaliste dépassés auxquels ils échappaient : d’où le choix d’un existentialisme leur permettant une révolte sentimentale et non-objective). Je crois 7. Il semble que Straram critique l’esprit qui prévaut dans les textes de Cité libre, auquel il a collaboré trois fois avant ses lettres à Debord datées de 1960. « Les Français parlent aux Français », no 22, octobre 1958 ; « Pli cacheté à quelquesuns et quelques-unes, et à Cité libre », no 23, mai 1959 et « Valeurs culturelles à une information », no 25, mars 1960.
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cependant très possible un bouleversement progressif, en inversant justement l’influence des données historiques à venir. Par exemple, l’obstacle infranchissable apparemment est la peur du communisme (ils acclament Castro renversant la dictature : stade révolutionnaire existentialiste les comblant ; ils croient l’affirmation américaine du communisme cubain : ils n’hésitent pas à condamner la politique américaine mais, encore une fois, au stade existentialiste de la compréhension seulement, et ensuite croient au danger communiste − ils ne voient pas qu’il ne peut y avoir de danger du communisme qu’en autant qu’il subsiste un capitalisme, ils dénoncent éventuellement la propagande américaine mais reconnaissent ensuite le bien-fondé d’une politique libérale s’opposant au communisme, ne soupçonnant pas une seconde qu’il n’y a de politique libérale qu’en autant qu’il faut défendre une économie capitaliste conduisant forcément au fascisme et à la « reconnaissance » des démocraties seulement si elles tolèrent cette économie capitaliste, ce qui est un non-sens et c’est pourquoi les démocraties « reconnues » ne peuvent être qu’irréelles, démocratiques qu’au stade existentialiste irréel), il suffirait pour que l’obstacle devienne franchissable qu’on puisse faire constater une socialisation au devenir dépolitisé, à l’échelle de la planète. La « peur du communisme » passerait alors après le besoin d’une révolution contre le féodalisme, besoin qui resterait peut-être sentimental mais permettrait de concrétiser un élan, lequel existe virtuellement (je n’avance pas au hasard que nous vivons une période pré-révolutionnaire). L’élan concrétisé : il y aurait enfin un sens critique. Et la fin de l’incurie critique serait aussi celle de la peur du communisme, la seule barrière derrière laquelle se réfugient un clergé et quelques fortunes détenant un pouvoir franquiste sans qu’il y ait eu 368. (La situation ici, il faudrait l’étudier en s’en tenant d’abord au schéma de Lefebvre : christianisme-hiérarchie, individualisme-bourgeoisie 8. Straram fait référence à la guerre civile espagnole qui a débuté à l’été de 1936 et s’est conclue par la victoire des nationalistes sous le commandement du général Franco au printemps de 1939.
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libérale, marxisme-matérialisme dialectique. Je crois que ce qui désoriente beaucoup ceux dont on pourrait attendre qu’ils aient conscience de la période pré-révolutionnaire, et de sa nécessité, c’est que la collectivité canadienne-française passe en pleine crise de l’histoire du monde du christianisme à l’humanisme, cherchant à remplacer une conception du monde selon la hiérarchie par une conception du monde selon le libéralisme naturel à l’individu au moment où aucune pensée contemporaine ne se peut formuler en dehors du marxisme, − qu’ils ignorent. Le seul marxisme qu’ils reconnaîtraient étant un marxisme de façade pour un humanisme libéral dont ils ne veulent pas encore comprendre l’impasse.) Comme toujours et partout ailleurs, tout dépend forcément de l’orientation d’une certaine élite, dont ici l’aliénation est double : l’élite reste dépendante d’une « pensée » spéculative rétrograde par rapport à la dialectique marxiste, et d’une logique existentielle du milieu américain faussement « factuelle ». L’élite végétant bien volontiers dans les limites permises par cette aliénation qui l’annihile, il peut paraître vain de croire possible un progrès. Je le crois possible peut-être parce que précisément payant cher chaque jour mes efforts pour dénoncer cette aliénation, pour faire comprendre la nécessité d’un état d’alerte (et je perds ceux capables de comprendre mais pas d’accord pour se prononcer), pour faire comprendre la nécessité d’une dialectique aux meilleurs des camarades (lesquels sont persuadés qu’actuellement leur révolte ne doit pas être dialectique mais conforme à la scolastique, pour s’en débarrasser !), me retrouvant coincé dans l’isolement dans la mesure même de mon action pour la communauté… Concluons : je suis presque chaque mois menacé d’être mis à la rue, je suis souvent obligé de « faire la quête » pour acheter du pain ou du tabac ; ajoutées à cette misère qui esquinte, l’incompréhension et la négligence et la suffisance de ceux avec lesquels une solidarité lucide serait une condition nécessaire et suffisante, sont très déprimantes ; il me reste, peut-être, la chance d’obtenir un emploi dans un journal, un programme régulier à la radio ou quelque travail en marge d’un cinéma, ce qui me permettrait de tenir le coup puisque tout
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semble se réduire à ça, hypothèses pour un futur problématique − qui comporte un danger quotidien : que je craque avant d’obtenir quoi que ce soit. Mais je ne perds pas de temps, ma vie m’intéresse prodigieusement, complètement à bout je conserve un moral excellent. Ce bilan fait, je te renvoie aux quelques pages ci-jointes, Blues clair pour bilan, ou l’expérience d’une liberté9. Texte important. Par ailleurs texte insuffisant. Un second texte suivra, sans doute prochainement. Des documents reçus, j’élimine le manifeste en allemand (je n’y comprends rien et les « illustrations » me déplaisent souverainement) ainsi que la brochure consacrée à Pinot-Gallizio (son expérimentation d’une peinture industrielle n’est qu’une démarche parmi d’autres, dont la fonction et la possibilité ne sont certes pas d’éliminer certaines peintures antérieures ou présentes, et qu’il n’est pas question d’imposer en tant que système formel)10.
9. « C’est à Django Reinhardt que j’emprunte “Blues clair”, une composition de lui peu jouée et peu enregistrée. » Straram aime si bien ce titre qu’il annonce que « Tout livre de moi s’intitule désormais “Blues clair” […], et il en va ainsi pour tout article dans la presse, toute émission radiophonique, toute communication en public. Des écritures tous genres éclatés, désirées d’almanach, Autobiographiques mais avec le plus possible de citations. » Blues clair – tea for one/no more tea, Montréal, Les Herbes rouges, 1983, p. 52-53. Cette affection de Straram pour Django Reinhardt n’est sans doute pas étrangère à celle des situationnistes pour les formes de vie désaliénées des gitans et la musique tsigane. Voir ma préface dans ce volume et Patrick Marcolini, Le mouvement situationniste, op. cit., p. 188-191. 10. Dans la section « Nouvelles de l’internationale » du deuxième numéro de l’IS paru en décembre 1958, Debord a rédigé une note sur la peinture industrielle de Pinot-Gallazio. Il y cite largement un court texte que Michèle Bernstein a consacré à ce dernier et qui a été publié en italien à Turin en 1958. Le commentaire que Straram énonce dans la parenthèse s’oppose, de toute évidence, à l’éloge que Bernstein fait du peintre (« C’est la grandeur de Gallizio d’avoir hardiment poussé ses inlassables recherches jusqu’à ce point où il ne reste plus rien de l’ancien monde pictural. » IS, no 2, déc. 1958, p. 27). Il correspond d’ailleurs exactement à la position qu’il défend dans sa lettre contre la critique radicale de l’expression et de la création de Debord.
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À part livraisons 3 et 4 d’I.S. et Critique de Jorn, ce sont ton Rapport et Préliminaires qui m’importent. Préliminaires est certainement le texte le plus lucide, le plus sain et le plus nécessaire que je lise depuis Lefebvre (j’ai envoyé 9 copies à 9 des personnes susceptibles d’« y comprendre » quelque chose, dans des milieux différents − je le publie dans Cahier 211 s’il y en a un, et j’aimerais pouvoir alors ajouter : « Contresigné par Patrick Straram, Montréal, août 1960 » : ?). 29 août Fatigue esquintante due à la sous-alimentation, à trop de courses dans trop de directions, à ce que comporte d’empoisonné pour l’organisme et l’esprit le besoin de demander 30 sous qu’il faut trouver très vite pour prendre un autobus et foncer à l’autre bout de la ville − où il y a peut-être moyen de faire quelques dollars par semaine, une occasion à saisir, le besoin des 30 sous à quêter est donc un besoin impérieux dont l’absurde ronge, surtout lorsque s’y ajoute le sentiment d’une solitude inévitable, le sentiment que les camarades s’en foutent, qui vont en « Triumph » boire un scotch dans une auberge des Laurentides − et alors pourquoi en être réduit à chercher 30 sous pour prendre l’autobus et essayer de décrocher de quoi gagner assez pour mal exister ou à demander à un Gilles Leclerc ou un Arthur Lamothe de m’apporter un peu de café et un pain ?… Pourquoi pas ma « Triumph », le scotch, la discothèque au goût du jour et le bon goût d’abord, la révolution ensuite, entre amis dans un bar nouvelle vague ? Il faut se répéter souvent que la « Triumph », le scotch, la discothèque au goût du jour et un certain bon goût, ainsi que certains bars, peuvent valoir la peine, mais qu’ils ne peuvent valoir la peine que la révolution accomplie. Toute la différence est là, simple, radicale, fondamentale. Une certaine certitude suffit presque − un
11. La parution de ce deuxième numéro du Cahier qui devait être préparé avec Gilles Carle et porter sur le cinéma était prévue en novembre 1960. Voir la lettre de Straram du 10 septembre 1960 et la postface dans ce volume.
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certain sentiment en contradiction avec elle, sans l’altérer le fait difficile… Cette définition de Lefebvre : « L’humain est un fait : la pensée, la connaissance, la raison, et aussi certains sentiments, tels que l’amitié, l’amour, le courage, le sentiment de la responsabilité, le sentiment de la dignité humaine, la véracité, méritent sans contestation possible cet attribut12. »… Cette véracité (j’y pensais dernièrement en lisant Vailland13)… Elle est pour moi ce qui fait qu’une vie a ou n’a pas un sens. Que cette véracité soit méconnue ou contestée, aux moments les plus critiques, est ce qu’il y a de plus dur à endurer 14. Et il va de soi qu’il suffit d’être lucide et de vouloir engager des camarades à la même responsabilité qu’exige cette lucidité pour qu’on conteste ta véracité, c’est-à-dire qu’on mette en accusation ce qui fait le sens de ta vie − mettent en accusation ce qui fait le sens de ta vie ceux avec lesquels tu engages cette vie. C’est pour un sens primordial de la véracité qu’un Alain Resnais et un Henri Lefebvre, un Georges Arnaud et un Roger Vailland, un Thelonius Monk et un Charles Mingus, d’abord, m’importent. C’est pourquoi leurs œuvres contribuent à donner un sens à ma vie. Mais l’œuvre, le produit, ne donne ce sens qu’à partir du fait « l’humain est un fait ». 12. Henri Lefebvre, Le marxisme, coll. « Que sais-je », Paris, Presses universitaires de France, 2018 [1948], p. 34. 13. Roger Vailland est un écrivain, ami des surréalistes. Il a rédigé des articles sur le cinéma dans les années 30 dans la revue Cinémonde, écrit des romans, des pièces de théâtre, des scénarios et des adaptations. Grand voyageur et libertin, il a rédigé la préface des Mémoires de Casanova en 1957. Straram a toujours apprécié cet écrivain, pour ses aventures et son amour du cinéma, mais aussi pour sa foi dans l’expression de l’intimité qui convient à sa propre pratique d’écriture. En citant ce passage de Vailland dans un livre publié en 1983, il expose son attachement : « Roger Vailland (il meurt le 12 mai il y a dix-huit ans). “Écrits intimes”. “Il m’est absolument nécessaire de me mettre en circulation (mes peaux successives d’œuvres en œuvre) sinon je resterais enfermé dans moi comme un propriétaire dans sa propriété.” » Blues clair – tea for one/no more tea, op. cit., p. 54. 14. Dans la lettre dactylographiée, une césure détache la première syllabe du verbe « endurer ». Or, seule la partie du mot reportée au début de la ligne suivante est soulignée. Est-ce une erreur de Straram ?
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Physiquement trop démoli pour poursuivre cette lettre aujourd’hui. 4 septembre Il est évident que l’accélération et l’accroissement de la méconnaissance allant forcément de pair, en toute société capitaliste, avec l’accélération et l’accroissement de nouvelles connaissances modifiant toutes les formes possibles de la vie, le problème est un et seulement celui-là : éliminer toute possibilité de société capitaliste. Ce qui implique une révolution permanente. Mais si « transposés sur le plan de la culture, cette caractérisation (de toute société capitaliste) signifie la séparation entre le “comprendre” et le “faire”, l’incapacité d’organiser (sur la base de l’exploitation permanente) à quelque fin que ce soit le mouvement toujours accéléré de la domination de la nature15 », je ne pense pas qu’il faille systématiquement réduire à son aspect capitaliste actuel toute expression. « Il faut signifier une fois pour toutes que l’on ne saurait appeler création ce qui n’est qu’expression personnelle dans le cadre de moyens créés par d’autres16. » Tu justifies cette prédominance d’une création : « Il faut définir de nouveaux désirs, en rapport avec les possibilités d’aujourd’hui. Il faut déjà, au plus fort de la lutte entre la société actuelle et les forces qui vont la détruire, trouver les premiers éléments d’une construction supérieure du milieu, et de nouvelles conditions de comportement17. » Dans le mouvement progressiste de tout phénomène vivant, c’est là une éthique juste. Il reste que certaines valeurs naturelles sont à l’origine de toute formulation (et donc de toute création). 15. Pierre Canjuers (pseudonyme de Daniel Blanchard) et Guy Debord, « Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire », Œuvres, op. cit., 2006, p. 511. 16. Guy Debord, « Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale », Œuvres, op. cit., p. 322. 17. Debord, ibid., p. 321.
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Je veux dire que l’homme est dans la mesure où il existe avec la faculté de penser et le langage pour l’exprimer, moyen lui permettant de communiquer, de s’organiser, de progresser − en accord avec le dynamisme total qui caractérise cet être. Pour moi toute création répond à un besoin primordial : s’exprimer. L’expression précède la création, ou cette dernière s’inscrit en dehors d’un rationalisme de la pensée ontologique, sans lequel elle ne sera jamais qu’un acte gratuit. Une primauté de la création marque un refus du réel. Elle signifie d’ailleurs un choix de la création pour la création, attitude contraire à la dialectique, seule méthode d’organisation du destin de l’homme par l’homme. (Primat du contenu sur la forme.) Prenant pour véracité nécessaire l’expression, je ne crois pas nécessaire l’élimination des moyens d’expression connus, si je reconnais nécessaire l’invention perpétuelle d’autres moyens. « … une production délibérément anti-culturelle avec les moyens de la grande industrie (roman, cinéma), suite naturelle à l’abêtissement de la jeunesse dans les écoles et les familles18. » Oui. Mais ici l’erreur serait de tenir le roman et le cinéma pour les causes de cet état de fait. Ce ne sont pas les moyens d’expression utilisés qui font qu’une société vit d’une production anti-culturelle. Ce sont les valeurs choisies par une société pour servir de normes, au moyen desquelles régenter la vie collective, et le choix que font des hommes d’utiliser des moyens d’expression en fonction de ces valeurs-normes. L’invention d’une construction supérieure du milieu et de nouvelles conditions de comportement, envisagée autrement que comme un des beaux-arts dans la vie privée, dépend des possibilités de communication entre plusieurs individus et classes, donc des possibilités d’expression par lesquelles peuvent s’affirmer individus et classes, s’affirmer le plus possible tels qu’ils sont, c’est-à-dire à partir de l’exposition la plus rigoureuse possible des données (actualité − existentielle, historique, économique, politique, intellectuelle, morale et physique) et des possibles 18. Ibid., p. 310.
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(désirs, virtualités et raison pour les concrétiser), étant admis que l’accomplissement de l’homme n’est possible qu’en autant qu’il existe pour concrétiser des virtualités et accomplir des désirs, la satisfaction de besoins (naturels puis sociaux) n’ayant de sens qu’au regard de cette concrétisation et cet accomplissement qui signifient pour l’homme sa réalisation d’homme (fait caractérisé justement par sa capacité à comprendre et vouloir cette réalisation − contenu de l’homme −, qui l’engage et dont il prend la responsabilité – la forme par laquelle il exprime, intelligible, ce fait). Cette exposition : la dialectique, qu’il ne faut pas entendre seulement dans son rôle explicatif mais bien aussi dans son rôle actif. Est-ce refaire l’apologie de l’individu privé ? Non. C’est vouloir une véracité qui authentifie les possibles : milieu et comportements à y adopter dépendent d’une certaine compréhension communicable, mais donc d’abord de ce que peut et veut chaque individu (dont la compréhension qu’il doit se réaliser socialement et non en privé dépendra de la connaissance en soi qu’il sera capable d’avoir). Le vice de tout totalitarisme, considéré abstraitement, est cette négation de l’individu. Quels que soient les « progrès », les « buts » et les « idées », ce n’est jamais qu’une continuation de l’a priori chrétien sacrifiant l’individu à une surréalité, conception habilement maintenue lorsque les pouvoirs bourgeois puis capitalistes, et aujourd’hui capitalistes-bourgeois, durent accepter la notion d’individualisme mais la subordonnèrent alors à un autre impératif : l’État (tandis que les individualistes ne comprenaient pas l’« irréalité » de leur refus de la surréalité sans aboutir à la réalité − atteignable seulement au moyen du matérialisme dialectique). (Ce n’est pas Montaigne19 qui a tort, c’est le législateur qui réduit Montaigne à ses lois, et y « fait croire ». Puis ont tort ceux qui ne comprennent Montaigne que dans l’ordre du législateur auquel ils croient si passivement qu’au lieu de poursuivre la pensée de Montaigne au stade marxiste-léniniste 19. Straram veut sans doute faire référence à De l’esprit des lois de Montesquieu, et non à Montaigne. Le nom a été corrigé sans note explicative dans l’édition des lettres de Straram à Debord publiée par Sens & Tonka en 2006.
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ils justifient leur échec en opposant l’un à l’autre deux facteurs qui se complètent.) Dans les cadres successifs tolérés l’homme pouvait effectivement créer, toute création pouvant être interprétée selon l’ordre. D’où cette sorte d’impunité ineffable de l’« art », jamais remise en question intelligemment, parfois contredite mais au nom alors d’un anarchisme qui n’est que renoncement à la condition humaine − choix de l’irréel. (D’où l’importance mais l’échec du dadaïsme, la contradiction qu’il affirme et représente marquant une progression dialectique tandis qu’il se veut absolu − non dialectique −, et en meurt fort justement.) Le marxisme, d’abord critique des ordres antérieurs, ne tend pas à l’imposition d’un nouvel ordre mais bien à l’expression totale et libre de l’homme, l’homme total a raison de dire Lefebvre20. Je déplore autant que les quelques-uns qui m’intéressent le réalisme-socialiste des pays communistes. Mais je ne pense pas qu’il soit un danger durable. Dans toute société communiste, où des exigences révolutionnaires (normalement faciles à comprendre) limitèrent les possibilités de s’exprimer, besoin et désir d’une expression libre et totale deviendront majeurs naturellement : et il n’y aura plus le risque d’une expression de l’homme subordonnée à la logique profonde de la société, logique a-humaine. (La civilisation nord-américaine ne s’est jamais conçue et concrétisée en d’autres termes que ceux de cette logique a-humaine, à tous les niveaux − la mort du commis-voyageur étant la forme du contenu. La civilisation nord-américaine est donc, dans son essence, faussée, ou véhicule sa propre condamnation. Il est d’autant plus dérisoire et amer peut-être de voir des sociétés européennes qui ne véhiculaient pas cette fausseté se précipiter aujourd’hui sur les produits-conséquences de cette civi20. Lefebvre reprend l’idée de « l’homme total » de Marx pour signifier l’activité essentielle de l’individu qui rejoint la principale visée de L’Éthique de Spinoza : l’homme total cherche « la réalisation libre de l’humain en chaque homme. » Henri Lefebvre La conscience mystifiée, Paris, Syllepse, 1999 [1936], p. 180. Il discute pareillement de l’homme total dans Le matérialisme dialectique en 1939, pour l’opposer au communisme totalitaire.
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lisation nord-américaine. Et, par exemple, si toute une politique rétrograde de la gauche est préjudiciable, je reste convaincu que la cause d’un pouvoir mais aussi d’un état d’esprit réactionnaires en France est l’acceptation inconsciente d’une américanisation envahissante. Le problème est bien de savoir quel humanisme refuse formellement l’américanisation, celle-ci tenue pour entité même de tout capitalisme assumé jusqu’au bout : comment peut-on ne pas comprendre que tout humanisme possible dans le cadre du capitalisme est un humanisme dans lequel il est impossible d’impliquer l’homme ? Humanisme sans homme ?… L’humanisme même dont on discute si bien Chez Pepe, au Yatch Club ou au Café des artistes, qui permet d’invoquer Caryl Chessman21 pour n’avoir pas à tenir compte de la torture organisée par l’armée et la police française en Algérie, l’humanisme pour Radiomonde22 l’hebdo21. Caryl Chessman, dit le bandit à la lumière rouge, est l’auteur de romans, dont Cellule 2455 le couloir de la mort (1954), qu’il a écrits en prison durant les 12 années du processus judiciaire pour faire casser sa condamnation à la peine capitale. Il a été finalement exécuté dans une chambre à gaz à la prison de San Quentin le 2 mai 1960. Dans la section « Renseignements situationnistes » dans un numéro d’IS, on fait ressortir l’aspect spectaculaire du cas Chessman : « La mort de Chessman participe, en fait, du problème global du spectacle tel qu’il se constitue au stade le plus développé de la société capitaliste. Cette sphère du spectacle industrialisé, qui s’affirme toujours davantage, a recoupé dans ce cas la sphère ancienne de la peine capitale, qui va, au contraire, vers sa disparition légale prochaine pour tous les châtiments de droit commun. Cette rencontre a produit ici une lutte de gladiateur télévisée, où les armes étaient des arguties juridiques. Chacun des sursis de Chessman a été accordé par une instance judiciaire différente ; et il n’y avait pas d’autre raison d’interrompre la série qu’une lassitude des spectateurs, normale après douze ans et tant de best-sellers. » IS, no 4, juin 1960, p. 13. 22. Fondé en 1939 par Marcel Provost, Radiomonde est un hebdomadaire consacré uniquement au média radiophonique. En 1952, le magazine change de propriétaire et devient Radiomonde et Télémonde, en suivant l’essor de la télévision. Enfin, en 1962, il prend le nom de Télé-Radiomonde et cesse de paraître en 1985. Il n’est pas anodin de faire remarquer que Straram présente, dans les années 1960, ses choix de films de la semaine dans un autre média écrit consacré à la télévision : TV Hebdo. Ses textes ont été réunis et publiés dans One + One. Cinémarx & Rolling Stones. En lien avec la question de l’expression individuelle que Straram défend dans sa lettre à Debord, on peut lire dans le texte introductif de sa rubrique intitulée « Dire ce qu’on pense » que « Tout moyen d’expression convainc d’autant plus qu’on en connaît un peu le mécanisme et que seule une
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madaire bien nommé, entre deux contributions forcenées à la production d’une logique profondément a-humaine, en prétextant que l’homme a besoin de l’esthétique − et il en a tellement besoin, et ceux qui sont fiers de leur humanisme sans l’homme réel et quotidien y croient tellement qu’il est « logique » de tenir Nuit et Brouillard pour un film absolument extraordinaire mais de ne pas signer une protestation contre l’arrestation et la condamnation de Georges Arnaud23, que signe Alain Resnais, en prétextant qu’on est plus utile au devenir d’une société en préservant le moyen par lequel on s’exprime, le métier de comédienne, une signature pouvant enlever des engagements à la télévision, et à Resnais ses films ? Je fais allusion à une comédienne avec laquelle j’ai vécu quelques semaines, qui se prétend avertie et concernée, acceptée par les camarades les plus avertis et les plus concernés. C’est-àdire à toutes les « madame Express24 » des sociétés européennes américanisées, que leur régression mettra bientôt au niveau de la société canadienne-française. Il n’y a aucun doute quant au fait que le fascisme est l’aboutissement inéluctable du capitalisme. Le problème est bien de savoir quel humanisme refuse formellement le capitalisme, dont la forme historique actuelle est l’américanisation. L’humanisme surréaliste, en soi ou par à-côtés − « gauchisme » et « progressisme » chrétien, d’accord sur des principes pour prétendre les « dépasser » − et l’humanisme existentialiste qui devait forcément le poursuivre − marquant le temps d’un raisonnement de la création après le temps de la création pour la création − sont directement responsables d’une condition critique à la première personne qui assume ses choix est digne d’intérêt et fiable. One + One Cinémarx & Rolling Stones, op. cit., p. 21. L’introduction et la conclusion de cette publication constituent un véritable plaidoyer des Cahiers du cinéma, et dans une moindre mesure de Cinéthique qu’il vient de découvrir : « On peut, on devrait considérer la publication de cinémarx & Rolling Stones comme un acte de guérilla, posé pour inciter les plus de Canadiens français possible à s’abonner aux Cahiers du cinéma. Un acte posé dans la perspective d’une libération culturelle et politique du Québec. » Ibid., p. 108. 23. Voir supra la note dans la lettre de Debord du 26 juillet 1960. 24. Consacrée d’abord au shopping, « Madame Express » est une rubrique qui a été introduite dans l’hebdomadaire L’Express en 1957.
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sociale qui fit accepter l’américanisation de la France après 1944, avec pour épilogue aujourd’hui guerre d’Algérie, pouvoir néofasciste et une opposition libérale à ce pouvoir sans en critiquer les raisons.) Je ne crois pas seulement inévitable mais aussi nécessaire l’État communiste, en tant que fait social, qui contient implicitement le dépassement de la notion d’État. Et seul l’homme communiste me paraît susceptible d’être enfin cet homme total, cet homme fondamentalement homme − la virtualité jamais encore accomplie, d’abord parce que jamais assumée. Ici s’inscrit ce qui me paraît le danger du situationnisme25. Je ne dis pas qu’il y a une conception fausse. Je dis simplement que le projet situationniste comporte un danger. « L’attitude situationniste consiste à miser sur la fuite du temps, contrairement aux procédés esthétiques qui tendaient à la fixation de l’émotion. Le défi situationniste au passage des émotions et du temps serait le pari de gagner toujours sur le changement, en allant toujours plus loin dans le jeu et la multiplication des périodes émouvantes26. » Toute dialectique présupposant une existence, une pratique et une connaissance des faits, pour moi il va de soi que tout dépassement (nécessaire parce que correspondant à une réalité de l’homme, de l’être : le dynamisme en progression constante qui le meut) ne pourra être réel que si d’accord d’abord avec la réalité en jeu. Je veux dire qu’on ne remplace pas une réalité par une autre. On fait progresser une réalité − ou on la subit, ce qui la fausse. Mais il n’y a pas de substitution de réalités possible. C’est bien dans la vie quotidienne qu’il faut jouer sa vie. Et l’objectif révolu25. En écrivant « situationnisme », Straram semble ignorer, volontairement ou non, la définition que l’IS donne à ce terme : « Vocable privés de sens, abusivement forgé par dérivation du terme précédent [situationniste]. Il n’y a pas de situationnisme, ce qui signifierait une doctrine d’interprétation des faits existants. La notion de situationnisme est évidemment conçue par les anti-situationnistes. », « Définition », IS, no 1, juin 1958, p. 13. Repris dans Debord, Œuvres, op. cit., p. 358. 26. Debord, « Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale », Œuvres, op. cit., p. 327.
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tionnaire réel implique la réhabilitation de la vie quotidienne et son progrès, pas son « remplacement ». La fixation de l’émotion n’est jamais une fin, ni même une base. Mais elle possède une valeur de signe indéniable. Le devenir de l’homme communiste procède d’une intelligibilité du monde, et de la volonté d’organiser l’action qui permettra de faire enfin se rejoindre réalité du monde et aspirations de l’homme. Ce devenir n’existe qu’en autant qu’une multiplicité de signes indéniables permettent de le situer − de le concevoir et de le « pratiquer ». « … [L]’ensemble des instruments par lesquels une société se pense et se montre à elle-même ; et donc choisit tous les aspects de l’emploi de sa plus-value disponible, c’est-à-dire l’organisation de tout ce qui dépasse les nécessités immédiates de sa reproduction 27. » Cette définition parfaite que Canjuers et toi donnez de la culture, elle suppose qu’à une multiplication des périodes émouvantes à vivre corresponde une matière signalétique indéniable qui permette l’organisation d’un temps libre de l’homme. (Et l’acuité du problème ne peut être plus abondamment illustrée que par l’ambivalence de la conception capitaliste des « loisirs organisés », ambivalence qui est très exactement le corollaire de l’ambivalence contenue, jusque dans les termes, dans le national-socialisme auquel aboutissent forcément toutes les sociétés capitalistes forcées d’évoluer sans remettre en cause les fondements économiques et dogmatiques sur quoi elles reposent.) On en revient à l’expression de l’homme, à ce qu’elle peut signifier, pour lui dans son devenir qui l’amène à la conscience du fait humain fait social. Lorsque Resnais fait Hiroshima mon amour, il est pour moi indubitable qu’il remplit une fonction le concernant, primordiale en cela même qu’elle fait partie de cet homme total qu’il n’est qu’en autant qu’il l’exprime. Hiroshima mon amour est par ailleurs la 27. Pierre Canjuers [pseudonyme de Daniel Blanchard] et Guy Debord, « Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire », Œuvres, op. cit., p. 511.
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fixation d’une émotion, traitée pour lui donner une dimension de document indéniable et manifeste qui oblige à se prononcer. Dans la mesure où ce traitement est réussi, le film devient aussi pour le spectateur qui le voit un dépassement, la création d’une période émouvante. Ce film pose directement trois influences qui lui donnent son sens et sa raison d’être : il accroît et accélère une connaissance de l’homme sans laquelle celui-ci ne serait pas cet homme (siège vivant d’un progressisme le signifiant) ; dans le jeu d’une circonstance précise, mais qui n’a de réalité possible que dans sa relation, flagrante, avec la totalité de l’homme actuel, il commande de se prononcer ; parce qu’il commande au spectateur de se prononcer il fait de celui-ci un témoin impliqué dans l’affaire, c’est-à-dire un acteur, dont le mode de vie est alors modifié par le film, à la fois expression dans le cadre de moyens créés par d’autres et création d’un milieu impliquant le besoin d’un nouveau comportement. Ainsi s’opère le travail qui réunit culture et vie quotidienne, ainsi vivent l’un par l’autre celui qui s’exprime tel qu’il est et ceux qui deviennent tels qu’ils veulent devenir lorsque concernés par l’expression de l’un d’entre eux. C’est peut-être depuis Ayn Rand 28 qu’est tellement présent en moi le sentiment qu’une œuvre commande une réaction qui 28. Ayn Rand, de son vrai nom Alissa Zinovievna Rosenbaum, est une philosophe et écrivaine américaine dont les livres et les romans font la promotion des idées libérales et du capitalisme individualiste. Ses livres connaissent un grand succès auprès des jeunes générations à partir des années 1950. Straram admire, momentanément, le personnage dans son roman La source vive (1943), Howard Roark, un architecte individualiste. Il en parle avec beaucoup d’enthousiasme à Jacques Blot dans ses lettres à la fin de l’année 1954, en l’opposant à certains écrivains et avant-gardistes qui s’épuisent dans la colère et serrent les poings au lieu d’affronter concrètement le réel. Cette opposition apparaît clairement dans les remarques qu’il fait à Blot à propos du tract Ça commence bien ! signé conjointement par les surréalistes et les membres de l’IL en septembre 1954 pour dénoncer un numéro spécial consacré au centenaire de Rimbaud et du second tract Et ça finit mal, faussaires du 7 octobre 1954 dans lequel les membres de l’IL font une mise au point quant à une intervention commune des surréalistes et de l’IL pour perturber la commémoration du centenaire de Rimbaud à Charleville (les deux tracts sont reproduits dans Debord, Œuvres, p. 157-165). « Mis au courant, par le tract Ça commence bien, Ça finit mal de la collaboration, très scission surréalo-lettriste. Bien sûr que s’il fallait donner raison à quelqu’un, ce serait aux
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contient l’origine d’une autre œuvre poursuivant la première et en prévoyant une troisième, etc. Replaçant Ayn Rand (la romancière lettristes. Mais tout ceci, par leur faute, reste bien de la querelle littéraire. Le tract est une arme… Howard Roark ne rédigeait pas de tracts et dynamitait des buildings. Howard Roark avait appris une chose dans la vie : jamais céder, jamais se réduire à la colère. […] J’aurais volontiers compris et apprécié le type qui aurait dynamité la statue de Rimbaud le lendemain de son érection. J’apprécie encore plus le type qui pense que pour éviter l’érection des monuments commémoratifs ou l’exploitation d’un Rimbaud (d’un Van Gogh, d’un Artaud) par les foules officielles d’une société policée, il faut d’autres moyeux que les barricades ou le lettrisme. Ce genre de types existe : Howard Roark, Pierre Mabille, Gilles Ivain. C’est à quoi je m’efforce d’aboutir moi-même – ce qui demande une rigueur et une lucidité autrement difficiles à posséder que ne l’est se libérer complaisamment par l’action, la colère, l’invective et autre geste ou cri d’un héroïque médical. Tous les grands révolutionnaires sont trop de cas pathologiques qui pensent d’abord à se soigner. » Straram, Lettre à Blot, 10 novembre 1954. Et il en rajoute dans une autre lettre le mois suivant : « Il y a dans Artaud et Michaux (et tant d’autres, de Lautréamont à Beckett – un grand et un petit !) une terrible défaite consentie : ne pouvant vivre au sens intégral ils vivent une légende, exorcisme ou rite, c’est une légende – voilà l’existence fœtale. Un météore peut être un fœtus. C’est très beau à lire, mais pas drôle à vivre. Et tout compte fait la divinisation ou l’utilité du blasphème sont moins créatrices que l’architecture (aussi bien théâtre, roman, poème, images, musique, presse, industrie et autres moyens d’expression). » Straram, Lettre à Blot, 28 décembre 1954. Il faut dire que Straram trime dur en Colombie-Britannique au commencement de son premier hiver canadien, vivant des conditions où la colère et le blasphème ne servent à rien : « Je suis néanmoins très satisfait de passer cet hiver très très dur à Sidmouth. L’isolement prend des proportions et une acuité qui poussent à un ongle du délire d’interprétation. Est-ce la dérive lente de neiges, de glaces ou est-ce la fin du monde filmé dans des arsenaux d’une cité, promontoire stratosphérique ? Je suis néanmoins très satisfait des neiges, de ce travail sur le chantier – étourdissement qui cingle – nerfs, nerfs, optique [sic] triplement de scie, pesanteurs de forge et d’iceberg, champ mêlé : gisement, fabrique d’uranium, requin –, des traîneaux et des chevaux, des glaces que charrie la Columbia, des faims, des soifs, des nuits ouvertes coupées, de l’immensité réduite à tête d’épingle et des localisations impossibles par l’élargissement métamorphose sous l’effet de glaces. Je mène l’extrême dépouillement, l’extrême rudiment, l’extrême urgence d’un trappeur et je suis en formidable état d’alerte cosmique. Cafard noir aisance je m’enferme et je me tais. DUR. Sidmouth c’est la merde, donc la chance. Ma vie comme tant de miroirs qui forniquent. » Straram, Lettre à Blot, 18 décembre 1954.
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de La Source vive, je n’ai pas lu Atlas Shrugged) dans le matérialisme dialectique qu’elle ignore, on obtient la justesse d’évaluation qu’il faut (comme de Nietzsche on aboutit à Lefebvre, si « on le veut »)… Ici bien entendu intervient la notion de spectacle. Il est évident que nous vivons l’apogée sinistre d’un monde du spectacle. Et c’est un slogan essentiel que « Nous ne voulons pas travailler au spectacle de la fin du monde, mais à la fin du monde du spectacle29. » Il faut évidemment se vouloir cette lucidité et cette volonté, et l’exiger de ceux avec qui on collabore, en quelque domaine que ce soit. Mais cette réduction de la vie aux passivités bornées du spectacle, et la contribution de presque toutes les élites actuelles à cette seule exclusivité du spectacle, encore une fois je n’en vois pas la cause dans le fait du roman ou du cinéma ; la cause en est dans le fait d’une appropriation et d’une interprétation réglementaire du roman et du cinéma par les pouvoirs bourgeois des sociétés capitalistes, les masses n’intervenant plus puisque les élites n’interviennent pas mais se bornent les premières à la réglementation (d’où le fait que « l’art moderne » n’est presque plus exclusivement que commercial-bourgeois et servant l’entreprise capitaliste − ou privée − néo-fasciste). Que pour presque tous Hiroshima mon amour ne soit qu’un spectacle, je le déplore sans doute plus que quiconque. Mais je ne pense pas que ce soit parce que faisant Hiroshima sur pellicule que Resnais ne produit qu’un spectacle, ou que Resnais « vivrait mieux » s’il ne faisait pas Hiroshima − je dis au contraire que Resnais vit intégralement lorsqu’il en arrive à faire Hiroshima. Il y a spectacle parce qu’un pouvoir fait croire à une collectivité exploitée et faussée qu’un film est un spectacle. Je ne pense pas qu’il faille s’efforcer de ne plus faire de films − ou de romans, ou de toiles, ou de métagraphies. Je pense qu’il faut dénoncer la logique a-humaine qui peut réduire toute expression d’un homme à un spectacle.
29. « Le sens du dépérissement de l’art », IS no 3, décembre 1959, p. 8.
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Cette dénonciation, urgente, elle sous-entend bien sûr la dénonciation de toute une production artistique qui n’est conçue que dans cette optique du spectacle borné à lui-même. Je suis expressément d’accord avec l’Internationale situationniste dans sa dénonciation du rôle réactionnaire et a-humain que tiennent les élites contemporaines dans toutes les sociétés capitalistes, à la fois parce que le capitalisme oblige une société à être sans culture, et parce que ce capitalisme n’est socialement possible aujourd’hui qu’en autant justement que des élites le justifient « culturellement ». Faisant à Montréal un travail de critique, je souligne presque toujours qu’un spectacle en tant que tel, outre que vain, est intellectuellement nuisible et politiquement criminel. Mais ce travail de critique implique aussi, par l’analyse des possibles quelle contient, la reconnaissance de toute expression, valable si elle n’est pas donc bornée qu’au spectacle. Et je pense qu’il est vital qu’au sein d’une société contemporaine ce travail de critique soit fait. Je répète constamment que toute œuvre doit amorcer un dialogue. (Et j’ajoute ici qu’un monologue peut être l’amorce d’un dialogue − je pense au reproche qu’on fait trop facilement à un romancier ou à un auteur de film de ne s’adresser qu’à lui-même.) Il faut détruire à tout prix l’imposition du spectacle. Je ne pense pas qu’il faille détruire certaines formes d’expression, peut-être dans l’ensemble dépendantes aujourd’hui d’un pouvoir illogique et qui nie toute culture réelle, mais qui restent pour l’individu un moyen de poursuivre une connaissance logique, et le moyen de faire comprendre à une société certaines structures culturelles qui lui sont indispensables, la faisant ce qu’elle est. Le problème en est donc un de responsabilité à prendre, par l’individu s’exprimant, qui doit savoir ce qu’il veut dire et savoir comment le dire par rapport à une collectivité. (Et c’est encore une fois la reconnaissance du primat du contenu sur la forme.) C’est d’ailleurs dans ce sens qu’une critique est aujourd’hui vitale, étant au stade le plus avancé de la compréhension-explication dont dépend le destin de l’homme, seule capable de cristalliser des possibles et
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des véracités dans le temps même d’un dépérissement de l’art30 qu’oblige le capitalisme et qui ne fait de doute que pour les crétins et les pourris. Je ne suis pas sûr qu’Hiroshima soit « la suite dans le cinéma du mouvement qui a porté toute l’écriture, et d’abord la poésie, vers sa dissolution31 ». Je suis sûr qu’Hiroshima est, en opposition formelle à un cinéma-spectacle de la logique profonde de la société, un premier témoignage d’un cinéma dialectique, moyen d’expression, de communication, d’organisation et de progression, à partir de quoi peuvent s’entendre, co-exister et vivre des hommes ne concevant de fait social (impliquant le fait humain) qu’en fonction d’une véracité qui présuppose le choix d’une lucidité et une sensibilité concordantes, l’objectivité quant à l’observation d’un réel quotidien et, y correspondant, le désir de vivre ce réel quotidien contenant, et lui seul, la liberté possible de l’homme. La seule divergence, s’il y a divergence, entre l’Internationale situationniste et moi proviendrait donc de ce que vous tenez pour inactuelles, et par conséquent à rejeter, certaines expressions de l’homme (une fois pour toutes : j’entends par « homme » l’homme total de Lefebvre, qui résout dans sa vie quotidienne la contradiction entre individualité et fait social), tandis que je ne tiens pour inactuelles, et par conséquent à rejeter, que la logique capitaliste et la subordination à cette logique des expressions de l’homme (ou les révolutions contre le fait capitaliste qui ne tendent qu’à transférer pouvoirs et privilèges, sans modifier le fait). Une poésie qui n’est que poésie, et que dans l’acception capitaliste des termes, est évidemment à rejeter. Mais il peut y avoir une poésie critique, il peut y avoir un homme qui s’exprime au moyen d’une poésie critique, laquelle devient un élément pour la construction supérieure du milieu, et de nouvelles conditions de comportement. (Il y aurait naturellement bien des nuances à faire intervenir ; mais une correspondance élimine la possibilité 30. Straram fait ici allusion au titre de l’article « Le sens du dépérissement de l’art » paru dans le bulletin l’IS. Voir la note précédente. 31. « Le cinéma après Resnais », IS, no 3, décembre 1959, p. 9.
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d’étudier tous les détails et il faut poser comme principe que des schémas un peu précis suffiront pour se comprendre.) D’accord sur la nécessité de construire de nouvelles situations, je pense qu’un roman ou un film peuvent y contribuer. Si s’y expriment une critique dialectique, un sens du réel quotidien (le donné et le possible) et une chaleur humaine véridique, toute expression me paraît et valable et digne qu’on y réponde, qu’on y participe − la reconnaissant et la poursuivant. Je tiens pour des réalités primordiales mon goût pour certains livres, certains films, certaines musiques, comme mon plaisir lorsque je fais l’amour avec une femme qui me plaît et m’intéresse, lorsque je bois un alcool bon avec des camarades qui en sont ou des inconnus passionnants, lorsque je vais à l’extrême limite de mes possibilités dans un effort sportif et compétitif, comme le besoin que j’éprouve de jouir dans une sorte de paroxysme calme d’une chaleur implacable, d’être en contact avec quelques individus susceptibles d’une conversation en profondeur, de m’exprimer en tant qu’homme total au moment même de l’élan et de la réflexion par lesquels je tente d’être cet homme total − avec lequel je veux être d’accord, ou vivre n’aurait pas un sens suffisant pour moi. Étant définitivement entendu que goût, plaisir et besoin n’ont de réalité qu’à partir d’une objectivation dialectique (par exemple une fixation de l’émotion devenant une critique commandant à la fois une maîtrise de l’écoulement du temps par l’action qu’elle suggère et le refus de se soustraire à l’évidence de l’écoulement du temps). Je veux dire que si j’aime vraiment entendre le Cryin’ blues de et par Charles Mingus, c’est un fait réel. Il y aurait dissociation entre le fait humain et des possibilités de l’intelligence spéculative si je déniais au Cryin’ blues cette valeur qui me plaît parce que moment d’un moyen d’expression − la musique de jazz − ne répondant pas à des nécessités révolutionnaires pour le renversement des expressions se dissociant d’elles-mêmes (une hypothèse dont j’ai déjà dit que je ne l’approuve pas, tenant pour comportant sa propre dissolution seulement toute expression subordonnée et bornée à une logique de la bourgeoisie capitaliste).
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Exemple qu’il suffit de reprendre à tous les autres niveaux de la vie quotidienne. C’est-à-dire que tenant la politique actuelle de l’Internationale situationniste pour la seule valable, dans une concrétisation d’un réel quotidien à la mesure de et pour l’homme communiste, certains postulats théoriques me paraissent faux en autant qu’ils visent à une prédominance de l’invention pour l’invention (abstraction spéculation), au détriment d’un potentiel humain (que caractérisent certains possibles d’expression), s’ils sont vrais au regard de l’actualité bourgeoise et capitaliste (une actualité forcément parcellaire et provisoire). Je crois possible et je désire, comme Henri Lefebvre, une réhabilitation de la vie quotidienne, qui n’est possible et désirable qu’une fois faite la séparation entre l’humain (réel et possible) et la décadence bourgeoise qui en est au stade fasciste du capitalisme. C’est, je crois, définir à peu près ma position actuelle par rapport à la vôtre. 10 septembre Ta lettre du 25 août, intéressante et à plus d’un titre très réconfortante pour moi, ne demande pas de longs commentaires. Les réserves faites sur Cahier pour un paysage à inventer 1, oui, formulées par moi-même avant, pendant et après la « fabrication », sont justes. Je suis très conscient du cas Gilles Leclerc. Comme très conscient de l’aliénation de l’élite canadienne-française. Et c’est en comparant les deux qu’il m’intéresse d’être en contact avec Gilles Leclerc. Bien d’accord sur le danger d’en revenir à une justification de l’individu privé − sa vie privée et une expression privée sans contact avec le réel dialectique et total −, si l’on donne une importance trop absolue à une sincérité de l’individu, il reste qu’il serait faux de ne pas tenir compte de cette sincérité, comme faux de ne pas croire qu’un homme puisse dépasser des frontières, un fétichisme, serait-il très marqué. Gilles Leclerc est un camarade dont l’avantage sur beaucoup d’autres est important : il n’a pas accommodé sa révolte à un petit existentialisme nouvelle vague
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de bon goût et modern-style avec idéologie beuve-méryenne32 pour responsabilité. (Compte tenu de tous les éléments en jeu, un Emmanuel Mounier m’importe plus qu’un Jean-Paul Sartre. En optant pour un climat politique Sartre-Françoise Giroud33, on risque d’y rester. Il sera plus difficile d’en rester à Koestler et Malraux. Et si je tiens pour possible qu’un Gilles Leclerc en arrive à un Mounier, il est évident qu’il devient également possible qu’il en arrive à un Henri Lefebvre…) Un certain stade de l’inhibition et du fétichisme pour combattre cette inhibition dépassée, certaines réalités peuvent devenir évidentes. Le milieu canadienfrançais prétendant à la possession d’une culture est un nid de rats, les trappes sont soigneusement disposées à toutes les issues. Gilles Leclerc est un des rares qui méritent d’en sortir. Il faut parfois beaucoup vomir, et sans se soucier ni de ce qu’on vomit ni de la façon dont on vomit, pour parvenir à respirer et voir clair. Je ne fais pas d’un mérite un critère sélectif ; je pense qu’un mérite a les plus grandes chances de jouer un rôle stimulant. Gaston Miron : Maison canadienne, Cité universitaire, 31, boulevard Jourdan, Paris. Il vaut la peine de connaître Gaston Miron. Je retiens tout particulièrement le passage de ta lettre relatif à la liberté d’expression et ses limites. La citation de Hegel − « À ce dont un esprit se satisfait, on mesure la grandeur de sa perte » −, je la dédie avec insistance à tous ceux qui ici sont vite satisfaits, et font de cette satisfaction une routine, pour ensuite se servir de la routine comme de justification. Il va de soi qu’au niveau de l’expression comme au niveau des hommes la spécialisation (expression pour l’expression fin en soi) est une impasse, et l’une des attitudes qu’il faut le plus rigoureusement combattre, non seulement parce qu’elle procède, au pre32. Henri Beuve-Méry, journaliste et fondateur du journal Le Monde et du Monde diplomatique. 33. Une querelle a éclaté entre Françoise Giroud et Jean-Paul Sartre à la fin des années 1950, suite au portrait qu’elle a fait de lui à France-Dimanche. Elle lui répond avec panache dans une lettre qu’elle lui adresse le 25 février 1958. Il va sans dire que la médiatisation de cette querelle, qui a tous les travers de la presse à sensation, est l’exemple même du spectacle généralisé que dénonce l’IS.
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mier chef, de l’organisation capitaliste par laquelle sont définies les valeurs culturelles bourgeoises, mais aussi parce qu’elle est la négation d’une connaissance et une réalisation dialectiques de l’homme. Si j’aime Cryin’ blues par Charles Mingus, la satisfaction que j’éprouve, avec laquelle je suis d’accord, ne me limite pas à Cryin’ blues, et il est bien évident que, d’une part, Cryin’ blues et Mingus stimulent en moi le besoin et le désir d’autres activités, que, d’autre part, d’autres activités impliquent à un moment donné Cryin’ blues et Mingus, dont le besoin et le désir stimulés par d’autres activités sont ainsi accomplis au moment voulu. Une fixation de l’émotion et la satisfaction qui y correspond risquent d’être une limitation si l’on s’en tient aux concepts, à l’organisation bourgeoise au sein du capitalisme. Dans une réalité dialectique, fixation de l’émotion et satisfaction y correspondant participent d’un mouvement naturel-objectif, et deviennent éléments moteurs d’un progressisme total (qui implique la multiplication des périodes émouvantes, sans supprimer le possible contenu dans des moyens d’expression propres à l’homme). Je te joins trois critiques du Cahier publiées ici, et ma réponse à celle d’un frère religieux quelconque dans le quotidien montréalais considéré comme le journal progressiste de la province. En ce qui concerne les deux notes publiées par Liberté 6034, quelques brèves précisions s’imposent. Liberté 60 est l’organe de l’avant-garde littéraire acceptée par la société canadiennefrançaise (bon tirage, subvention du Conseil des Arts, collaboration d’éminences). Jacques Godbout est difficile à définir. Il peut m’être très antipathique et bien sympathique. Il y a un formalisme idiot dans ce qu’il dit, hypocrite, il y a aussi du vrai, bien noté. Jean-Guy Pilon contrôle plusieurs secteurs de la vie culturelle ici, il sera peut-être en charge de toutes les émissions culturelles 34. Il s’agit bien de la revue Liberté. La mention de l’année à la suite du titre est un ajout de Straram. Il semble calquer le titre d’une revue française qu’il connaît bien, Cinéma, qui ajoute les années de parution à son titre.
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tant à la radio qu’à la télévision, il est membre ou le deviendra de tout ce qui est comité ou académie dans les termes d’élite officielle, gouvernementale, il représente régulièrement le Canada dans les manifestations du genre Knokke-le-Zoute35 et est le porte-parole systématique des intellectuels canadiens auprès des salles de rédaction du genre Le Monde. Il s’appuie sur une œuvre poétique intelligemment copiée de René Char − n’importe quelle étude un peu approfondie dévoilerait un plagiat inouï −, et sur cette revue qu’il a fondée et dirige. On sait depuis Goebbels qu’une intelligence sournoise, un bon placement des influences et une argumentation culturelle démagogique peuvent mener très haut. L’arrivisme idéologiquement justifié n’est qu’une des modes les plus connues de notre époque. Jean-Guy Pilon possède une intelligence supérieure pour réussir dans la voie qu’il s’est choisie. Certains le détestent, mais personne ne s’oppose à lui, parce que tout danger est réduit à un fait divers sur lequel chacun a une opinion mais refuse d’intervenir. Les meilleurs détestent Pilon mais n’ont pas à intervenir, et pour justifier leur immobilisme nient que le danger soit réel. Un contrat entre Radio-Canada et moi ayant été signé, Jean-Guy Pilon, devenu ensuite responsable de la série, eut à réaliser un théâtre radiophonique que j’avais écrit36. Ce fut un sabotage conscient et particulièrement malfaisant (c’est bien la seule fois où le personnage ne se donnait pas le crédit pour la réalisation, sa réalisation ! − preuve la plus sûre pour les sceptiques). Même les camarades les plus au courant refusent d’« y croire » !…
35. Station balnéaire chic de Belgique. 36. Il y a deux textes de Straram qui ont été réalisés et diffusés, avant 1960, dans la série « Nouveautés dramatiques » à Radio-Canada dirigée par Jean-Guy Pilon. Il s’agit de Le manuscrit sous le signe du cancer, diffusé le 4 octobre 1959 et Trains de nuit, diffusé le 6 décembre 1959. Straram fait sans doute référence ici à Trains de nuit. Un dernier texte de Straram, Curieuses fiançailles, sera diffusé dans la même série le 29 janvier 1961. Il faut préciser que seuls les noms de l’auteur de la pièce et les comédiens apparaissent dans le magazine La semaine de Radio-Canada.
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Il est évident que je n’ai pas répondu et ne répondrai pas à un Jean-Guy Pilon37. Plus grave : Louis Portugais refuse de préparer un second Cahier, bien qu’ayant discuté et approuvé le projet avec moi (relire plus haut ce que j’écris de la véracité, de la camaraderie et du sentiment de certaines urgences)… Par ailleurs des difficultés financières nous obligeront peut-être à ne pas aller au bout du projet, repris avec moi par Gilles Carle, un camarade lucide et sain, d’une envergure qui éclabousse et attache, un homme qui a le goût et pris la responsabilité d’en être un38. Sera-t-il lui aussi plus préoccupé par une réussite possible à Radio-Canada ou à l’Office national du film, et le confort à la clé qui « permet de mieux réaliser ensuite les projets importants » (!), que par le travail à fournir d’urgence pour modifier un contexte dans lequel aucune réussite ne saurait plus avoir d’autre sens que celui d’une tolérance complice ? On verra… J’ai confiance en Gilles Carle. J’ai maintenant l’habitude des déceptions. Je laisse Louis Portugais s’expliquer avec toi (il a ton adresse, il arrive en France fin septembre). Je te joins 10 exemplaires d’une lettre que j’adresse à toute personne susceptible de verser de l’argent pour la publication d’un Cahier pour un paysage à inventer. Ce Cahier sera entièrement consacré au cinéma. Si tu veux m’envoyer un extrait de scénario (de 8 à 12 pages), je le publierais. Dans la partie Critique pour une construction de situation je veux publier Le sens du dépérissement de l’art, Le cinéma après Alain Resnais et Préliminaires (me dire si je peux les contresigner). 37. La réception négative de Jean-Guy Pilon du Cahier est abordée dans la postface de ce volume. 38. Certaines personnes qui ont assisté au lancement du Cahier le 17 mai 1960 ont laissé un mot dans les premières pages de l’exemplaire que Straram a conservé dans ses archives. Dans celui écrit par Gilles Carle, on peut y lire son enthousiasme à l’idée de produire un second numéro : « À quand le cahier pour un film à inventer ? » Bibliothèque et archives nationales du Québec, fonds Patrick Straram. MSS391,S6,SS2,D2. Ce second numéro n’a jamais vu le jour. Voir la postface de Guillaume Bellehumeur dans ce volume qui retrace la préparation de ce deuxième numéro.
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Je joins également la documentation [de l’] affaire Arnaud et la liste des signataires de ma protestation39. Je n’ai pas l’impression que même La Presse publie cette liste. Pourrais-tu polycopier en une vingtaine d’exemplaires protestation et liste des signataires, en envoyer pour publication à Lettres françaises, FranceObservateur, Temps modernes, L’Express, etc., et en faire parvenir aux organismes officiels appropriés (ministère des Affaires étrangères, Ligue des droits de l’Homme, etc.). M’en envoyer une ou deux copies. Merci. Les bouteilles se couchent et Thymus sont détruits40. Certains fragments se retrouveront peut-être dans d’autres ouvrages à venir. Je pense surtout à publier dans d’autres cadres des plans d’ouvrages datant de la période 50-60. On m’annonce, au reçu des documents que je lui envoyais, qu’Ivan est interné. Ce qui n’est guère réjouissant. Ce n’est pas de Montréal que je peux entreprendre quoi que ce soit. Tout texte de moi peut être reproduit sans aucune autorisation. En ce qui concerne le texte publié dans le bulletin de VilleEvrard41 il faudrait seulement une note explicative pour éviter toute confusion quant à des idées et des noms ayant pu me retenir à l’époque et ne plus m’intéresser aujourd’hui.
39. Straram, « Pour ne pas être complice ». art. cit. 40. Contrairement à ce qu’il prétend, les deux récits de Straram n’ont pas été entièrement détruits. Il faut comprendre qu’il a reçu plusieurs refus pour la publication des Bouteilles se couchent dont un des éditions de Minuit. Les fragments de ce texte rédigé en 1953, qui racontent une nuit dans l’ambiance des cafés de St-Germain et du bar Chez Moineau qu’il fréquente avec ses compagnons de l’époque, ont été finalement recomposés et publiés posthume par Apostolidès et Boris. Je renvoie à la notice qu’ils ont laissée pour comprendre le parcours de ce texte. Les bouteilles se couchent, op.cit., p. 107-127. Jean-Michel Mension évoque cet écrit de Straram dans une série d’entretiens dans lesquels il raconte les dérives éthyliques de cette époque. Jean-Michel Mension, La Tribu, Paris, Allia, 2018 [1998], p. 78-79. Thymus n’a pas non plus été entièrement détruit, puisqu’il est toujours possible de le consulter dans ses archives. Bibliothèque et archives nationales du Québec, fonds Patrick Straram, MSS391,S1,SS1,D20. 41. Straram, « Post-Scriptum harmonical », Le tremplin, 6e année, no 63, décembre 1953.
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Je suis maintenant un citoyen canadien, ce qui va me permettre de posséder enfin un passeport. Mais la misère dans laquelle je vis m’interdit d’envisager tout déplacement pour l’instant. Une rencontre serait pourtant nécessaire. Je joins des pages de critique dans Points de vue pour te donner la documentation allant avec ce que je dis plus haut d’une critique primordiale dans les termes d’une société actuelle. Mes amitiés à Michèle. Bien à toi. Patrick Straram Dis-moi si tu as assez d’argent pour m’expédier parfois à lire. Je t’enverrais une liste si oui. Au moment de mettre sous enveloppe lettre et documents, je reçois le roman de Michèle42. Merci. Le fait qu’il y ait ce roman et les notes explicatives sur la page couverture : sympathique et utile. J’écrirai après lecture.
42. Michèle Bernstein, Tous les chevaux du roi, Paris, Bruchet-Chastel, 1960. Ce pastiche de Françoise Sagan, l’une des têtes de turc des situationnistes, a été republié en 2008 chez Allia.
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Patrick Straram et Louis Portugais (dir.), Cahier pour un paysage à inventer, no 1, mai 1960.
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II
Cahier pour un paysage à inventer (1960)
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Cahier pour un paysage à inventer est paru à Montréal en 1960, 103 p., 26,5 x 21 cm. Les lettres du titre sur la page couverture sont de couleurs noir et orangé. Toutes les autres pages sont en noir et blanc. Le Cahier ne comporte aucune image. Il se divise en deux sections. La première, non intitulée, comporte presque exclusivement des textes d’auteurs québécois : Louis Portugais, Gilles Leclerc, Gaston Miron, Louy Caron, Marie-France O’Leary, Paul-Marie Lapointe, Gilles Hénault, Patrick Straram, Serge Garant et Marcel Dubé. Les deux derniers textes de cette première section proviennent d’un artiste danois Asger Jorn, membre fondateur du mouvement CoBrA et de l’Internationale Situationniste et d’un ami français de Straram et fondateur de l’IL, Ivan Chtcheglov (alias Gilles Ivain). La seconde section intitulée « Critique pour une construction de situation » est composée de textes de Straram et d’articles collectifs parus dans les bulletins Potlacht et de l’IS. Un seul texte est signé par Debord. Le Cahier a été conçu et préparé par Patrick Straram, en collaboration avec Louis Portugais. Gaston Miron aurait participé à son élaboration, si l’on en croit ce qu’en dit Straram dans le texte liminaire « Avertissements ». Le titre du Cahier est inspiré par les vers de Roland Giguère dans Les armes blanches (1954) qui apparaissent en épigraphe : « le paysage le beau paysage n’était plus beau/le paysage est à refaire. » Les intentions et les objectifs du Cahier sont clairement exposés dans le texte liminaire, « Avertissements ». On retrouve, à la toute fin, des repères biographiques des auteurs et de l’autrice québécoise des textes de la première section. Enfin, au bas de la page couverture du Cahier, on retrouve le chiffre 1. Il s’agit bien du premier numéro, car Straram avait l’intention d’en publier un second consacré au cinéma, en collaboration avec Gilles Carle. Comme celui-ci n’a jamais vu le jour, le Cahier 1 reste l’unique numéro. Nous avons respecté scrupuleusement la mise en forme du Cahier ; seules quelques corrections d’usage ont été effectuées sans signalement.
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le paysage le beau paysage n’était plus beau .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. le paysage était à refaire. Roland Giguère : Les armes blanches
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Avertissements
Ce cahier a été pensé et rédigé pour que puissent s’exprimer des individus prenant conscience du contexte dans lequel nous vivons. Ce contexte c’est le Québec. C’est aussi ce qu’est le Québec dans le monde. L’éveil des consciences qui est important est celui qui nécessite une connaissance universelle comme il engage la sensibilité qui individualise l’homme. Des individus très différents expriment des idées qui peuvent être divergentes. Ce n’est pas une unité de ton, de style ou de politique qui compte, mais l’unité provenue de l’hétérogénéité, c’està-dire l’unité de manifestation, au-delà des formes et des idées. Ce cahier n’a pas d’autre objectif que manifester ce qu’un homme pense, désire et fait de sa vie. Ce n’est pas un cahier servant d’organe à un groupe donné ou se faisant un devoir de servir une idéologie donnée, c’est un cahier voulu pour concrétiser le besoin de s’exprimer d’hommes qui se prononcent sur le contexte qu’ils vivent en prenant pour critère leur sensibilité, qu’ils veulent accorder à une lucidité qui s’apprend et se vit chaque jour, qu’il est temps de reconnaître et de dire comme on l’utilise. Certaines des idées exprimées le sont lyriquement, d’autres le sont plus dialectiquement. Tel individu se sert de l’éditorial ou de l’essai, tel autre du pamphlet, tel autre du poème. Le témoignage, la critique, les notes, le cri sont autant de prises de conscience, soulignées par chacun dans le mode qu’il choisit, et dont la somme affirme le désir et la volonté de tous de se prononcer, sans compromis, sans équivoque. Parce que vivre exige qu’on soit responsable et qu’on prenne position ouvertement.
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Tous disent ce qu’ils ont à dire. C’est la seule unité que se veuille ce CAHIER POUR UN PAYSAGE A INVENTER. La plupart des textes composant ce cahier furent écrits très vite, sinon sur-le-champ. Ils ne représentent ni une littérature, ni une religion ni une politique, mais bien l’expression, immédiate, de ce qui est pensé et vécu, en permanence, par chacun. Parce que l’objectif de ce cahier est d’analyser un contexte dont on voit trop bien qu’il faut le modifier si l’on veut vivre une vie qui soit vivable, la plupart des textes sont écrits ici, par des hommes qui vivent ici. Mais il s’imposait aussi de publier plusieurs notes écrites ailleurs, et qui mettent en relief plusieurs points cruciaux qu’on ne saurait négliger ici sans risquer de se nier au moment même où l’on cherche à prendre conscience vitalement de ce qu’on vit, ou qui correspondent à certaines des préoccupations qu’ont plusieurs hommes aujourd’hui, ici comme partout ailleurs, un contexte ne pouvant jamais être exclusivement local puisqu’il ne se situe que situé aussi et historiquement et universellement. On trouvera dans CRITIQUE POUR UNE CONSTRUCTION DE SITUATION, à côté de notes prises par des Québécois, plusieurs notes qui furent écrites en collaboration par l’équipe publiant en Europe les bulletins « Internationale situationniste », dans lesquels sont soulevés des problèmes qui sont ceux à aborder aujourd’hui ici. Ces notes, publiées non signées, ont généralement été rédigées par Guy-Ernest Debord, Asger Jorn ou Mohamed Dahou. Il manque à ce cahier l’expression d’un poète canadien-français qui travailla beaucoup aux premiers plans mais auquel on fit croire qu’il serait inopportun de le publier maintenant1. S’il est 1. Straram fait référence ici à Gaston Miron. Ce dernier accepte de faire paraître, dans le Cahier, un bref texte « Note d’un homme d’ici » dans lequel il exprime les difficultés qu’il éprouve à s’essayer, « comme tout le monde, à la logique du raisonnement, comme à la dialectique de la vie, de la poétique ou du dialogue avec autrui. » Dans une autocritique sévère, Miron compare son esprit à une « passoire », dit se sentir « au bord de la misère physiologique et mentale » et qu’il n’est pas loin de croire lui-même que « l’individu Miron est
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vrai, soit que la publication d’un cahier qui n’a d’autre règle que l’objectivité puisse être inopportune, soit que la participation éventuelle à ce cahier d’un homme particulièrement lucide fasse aussitôt s’organiser un chantage aux représailles dans sa profession, soit que cet homme préfère lui-même n’être lucide et essentiel que sans en prendre la responsabilité ouvertement, voilà qui démontre manifestement à quel point il est urgent de publier un CAHIER POUR INVENTER LE PAYSAGE, qu’obscurantisme ou renoncement cessent, car c’est vivre qui est en jeu. Je comptais trop sur cet homme, l’un des très rares en qui je puisse avoir entièrement confiance sur le plan de la rigueur intellectuelle et qui travailla énormément avec nous jusqu’au dernier moment, pour ne pas devoir souligner son renoncement subit, un incident qui prend figure de symbole et servira à cristalliser certaines nécessités immédiates. On tiendra ce cahier pour la manifestation, rigoureusement objective, d’hommes tenant pour eux-mêmes à se prononcer sur un état de fait et un état d’esprit. C’est peut-être sous son aspect d’enquête qu’il faut le plus voir ce cahier. Ultérieurement, c’est d’ailleurs à des enquêtes ou à des débats qu’on envisagera de consacrer d’autres cahiers, en marge des témoignages individuels qui s’imposent plus que jamais.
une maladie. » Les raisons personnelles qu’il évoque, qui représentent celles bien connues de l’homme agonique qui ressent un profond malaise face à l’idée de publier un texte (voir la note que Louis Portugais a rédigée sur lui dans les repères biographiques à la fin du Cahier), sont bien différentes de celles qui sont soulevées par Straram lorsqu’il suggère que Miron n’a pas publié dans le Cahier, parce « que la participation éventuelle à ce cahier d’un homme particulièrement lucide fasse aussitôt s’organiser un chantage aux représailles dans sa profession. » Il faut noter que Miron termine sa note sur une remarque qui laisse penser que les aspirations de Straram, qu’il considère sans doute trop « mégalomanes » pour reprendre le terme que Debord utilise pour caractériser les ambitions de l’IS (voir ses « Thèses sur la révolution culturelle » parues dans le Cahier), l’éloignaient du peuple : « Je veux encore ajouter : j’aime mieux mourir avec le plus grand nombre que de me sauver avec une petite élite, ou des élites qui ne seraient que qualitatives. Je le dis pour tous ceux qui ont la frousse constante de paraître béotien. »
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Cahier qui dépend du nombre d’hommes décidés à s’exprimer et à prendre la responsabilité de ce qu’ils vivent comme ils l’interprètent. Il y a une disponibilité qui engage et sanctionne, déterminante des actions à entreprendre pour en vivre. Ce cahier est un premier énoncé, voulu agissant. patrick straram Montréal, 592
2. La signature sans majuscule est une pratique graphique que l’on retrouve dans les bulletins situationnistes. La date a été ajoutée à la main sur l’exemplaire personnel de Straram que l’on retrouve dans le fonds Patrick Straram de la Bibliothèque nationale du Québec.
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Louis Portugais — Petit précis des départs fragments1
La peur m’endigue. Je n’étais pas encore né quand on se battait fiévreusement pour la survivance du Canada français. Si des livres truqués m’ont enseigné ces temps héroïques, si aujourd’hui je les respecte à cause de la mémoire des hommes, on me permettra à moi de 1959 de chanter sur un autre ton. Plusieurs de mes camarades de l’autre et de la présente génération ont décidé de mettre un point final aux explications historiques et autres qui veulent démontrer l’anéantissement futur de notre peuple, ou son assimilation, et ne font rien d’autre en somme que de justifier notre peur congénitale de l’action. Si pour conserver ceux de nos particularismes qui nous viennent de la culture française nous devons chaque jour enregistrer de nouvelles démissions de l’homme-planète dont il nous faut avant tout témoigner, nous préférons, en effet, mourir tout de suite. Il nous est impossible de voir avant tout la culture française colorer notre vie. Décadente de plus d’une façon, cette omniprésente culture ne peut prendre le pas sur cette culture possible qui prend naissance dans un État et que l’histoire et la vie ont fait naître et conservent vivante. Avant d’être canadiens français, avant d’être « canadiens français d’abord », nous voulons être 1. Louis Portugais est un scénariste, réalisateur et producteur québécois. Il a cofondé les éditions de l’Hexagone avec Gaston Miron, Olivier Marchant et cie. Il a édité le Cahier avec Straram. À ce qu’on peut en comprendre dans la correspondance de ce dernier avec Debord, Portugais n’aurait jamais rencontré les membres de l’IS lors d’un séjour à Paris et ne semble pas non plus avoir distribué les exemplaires du Cahier parmi eux. À notre connaissance, ce texte n’a jamais été republié.
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citoyens du monde, vivants dans un État réel et non absurdement rêvé. Devant nous, il y a la prochaine domination mondiale : L’Orient. Sommes-nous disponibles ? La question est de savoir si nous devons suivre le courant indéniable qui veut l’éclatement des frontières prisons, ou si au contraire nous réduirons notre pays à l’échelle du village confortable. La religion, la langue, la foi, du moins telles que comprises ici, sont les fils 1 qui trament notre peur. Il ne nous semble plus possible que l’on continue à assécher à ce point les énergies de ceux qui ont choisi de participer à la formidable aventure du monde contemporain. Nous resterons peut-être incompris des empêcheurs si nous parlons d’ordre humain nouveau, d’humanisme total, de respect de la vie, de conscience de la planète, de formes, de couleurs, de mouvements à inventer, de parti pris d’une nouvelle humanité. À quoi servirait maintenant de parler de cosmos et de nouveau langage à ceux de notre génération que retiennent les rais de l’habitude, du silence, de la soumission, les filets du village natif. Nous les renvoyons ceux-là aux maîtres qui mieux que nous ont pressenti ces choses et qui réclament notre communion. Nous proclamons l’ère de l’ineffable et relevons nos manches. Mais la peur nous endigue. Celle que l’on tisse autour de nos crayons, de nos chevalets, de nos scènes, de nos caméras, au point que celui qui exprime quelque vérité, si mince soit-elle, se voit conduit à l’échafaud. Il faudrait pouvoir se libérer de quelques onces de chaos qui nous fracassent la tête : il faut parler pour d’autres, prêter nos voix à des maîtres saboteurs ou rester bouche cousue. Il faudrait apprivoiser la vie : on nous- propose l’ignorance confortable. Il faudrait poser une pierre au mur de la cité future : on nous fausse les fondations. Et pourtant comment mieux affirmer ces particularismes qui nous sont chers sinon en les affirmant dans la création. Les tribunes sont absentes et nos camarades les plus émus ont des visières. Incompétents, gangsters, petits naïfs, doux papas, pitres, amuseurs publics : peur suprême, nous manquons de chefs.
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Gilles Leclerc — Prométhée ou Schweitzer1
« Ne vous abusez pas sur votre bonté. » (Le Galiléen) « L’homme entre dans un âge glaciaire spirituel. » (L’Ombre du Dinosaure, Art. Koestler)
I La démocratie a réussi là où l’Évangile a échoué : elle a confectionné l’unité œcuménique des intelligences et des cœurs au plus petit dénominateur commun moral, et cela, sans qu’il en coûtât une sueur à ses pontifes ou un seul accroc à la toge de sa célébrité. Est-il nécessaire de souligner que l’humanité n’a rien gagné à cette substitution d’essences, disons de magnétismes spirituels, à une 1. Gilles Leclerc était journaliste au Devoir et à Radio-Canada, avant d’occuper le premier poste d’agent culturel à l’Office de la langue française. Il a publié des poèmes, des textes dramatiques, mais il est surtout connu pour son recueil d’essais polémiques Journal d’un inquisiteur, dont la parution en 1960 est ignorée par la critique comme il le dit lui-même dans la réédition du livre en 1974 : « Le lacement eut lieu en avril 1960, en présence, avec le concours de moins de dix des 150 personnes invitées du gratin littéraire de Montréal. Aucun écrivain, aucun journaliste, sauf Gaston Miron, André Major et Laurent Girouard. Croyez bien que cet épisode reste à tout jamais gravé dans ma mémoire. Mais ironie des choses, avant même la parution de l’essai, la pédante bêtise de nos intellectuels à la petite semaine que j’avais condamnée dans le livre recevait là une glorieuse confirmation ! » Gilles Leclerc, « Avertissement de l’auteur à l’édition de 1974 », Journal d’un inquisiteur, Montréal, LUX, 2002 [1974], p. 27. Leclerc assiste toutefois au lancement du Cahier en mai 1960, comme en témoigne sa signature sur la copie que Straram a conservée dans ses archives. Le texte qu’il y publie, « Prométhée ou Schweitzer », n’apparaît pas dans Journal d’un inquisiteur, mais le ton et les thèmes sont identiques à ceux que l’on y retrouve. À notre connaissance, ce texte n’a jamais été republié.
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période de l’histoire où la lucidité de la conscience et la liberté de la personne humaine n’ont jamais encore été aussi sauvagement combattues par les Églises et les États dans un même élan de désespoir et de haine, et où elles restent pourtant les toutes dernières pierres du rempart qui retardent encore l’invasion de la civilisation et de la culture par le chiendent de la néo-barbarie. Je répugne naturellement à employer ce mot barbarie que les pédants et les pharisiens s’entendent à proférer pour des motifs différents de camouflage moral, mais je n’en trouve guère d’autre plus précis pour peindre ce climat de plénitude où la vulgarité universelle, nourrie de sa propre vanité, justifiée par la Science et l’Argent, et maquillée par la démocratie, a atteint avec l’assentiment officieux des politiques occidentales et les religions de même souche. Contrairement aux animaux et aux plantes, l’homme est le gardien et le garant de son humanité. Le jugement laisse supposer qu’il pourrait la perdre, se l’aliéner et la troquer pour une peau de bête. Être le gardien de son humanité représente un énorme fardeau qui ne peut s’alléger que par la spiritualisation voulue et concertée de l’individu (ce qui implique que la société, Églises et États, voudra bien lui en fournir toutes les occasions et tous les moyens) ou si l’on préfère, par la décision de donner enfin la préséance à la conscience sur la loi, à la raison sur la structure, à la liberté sur la sécurité, à la vérité sur l’efficacité. L’humanité chez l’homme n’est pas naturelle, elle a été conquise ; il n’est peut-être pas présomptueux d’imaginer qu’elle pourra se dissoudre et disparaître du marché, si la conquête s’arrête ou se fige sous quelque prétexte que ce soit, si elle prend des vacances prolongées sur la mer de l’inconscience, la vanité l’ayant convaincue que la luxuriance de la culture et de la civilisation verra d’un trait de plume magnanime à en combler les frais très élevés, ou même tout simplement le déficit. Si l’homme perdait son humanité, le vide ne pourrait être compensé que par une poussée verticale de la sève de l’animalité, dont l’homme est un porteur averti ou naïf. Si l’homme cesse d’être humain, il ne peut ensuite qu’être barbare. L’homme n’est tel que pour un certain temps. Il peut lui arriver de ne plus être homme, et même de se réconcilier à l’idée de
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cette épouvantable éventualité. La disproportion des œuvres de la science, toute science, et de l’humanisme au royaume occidental chrétien, et celle non moins tragique de la politique et de la pensée créatrice, nous donnent un premier indice de la déshumanité [sic] possible. La civilisation occidentale est une réalité si concrète et son raffinement actuel si aigu qu’il paraît souverainement puéril même de nommer la barbarie entre nous et parmi nous, et pourtant elle n’a jamais été si près de nous ; elle est dans notre sein ; elle coule dans notre sang chrétien sous la forme de la vanité prométhéenne qui ne doit de comptes qu’à son génie technique, à sa Force, et jamais à la conscience et à la dignité de la personne humaine. La barbarie guette seulement le moment de notre ultime capitulation morale pour envahir la place publique et régner. Le règne de la barbarie débute par une foire brillante où, dans le vertige de la soûlerie et de l’érotisme, les participants oublieront jusqu’au souvenir de l’état antérieur. Le barbare est un homme dont l’échelle de valeurs humaines monte du ventre et retourne au ventre. Le barbare est l’homme qui croit que la civilisation lui est due au même titre que l’intégrité de son corps et l’air qu’il respire, et qui la juge tout aussi naturelle que ses dents et ses orteils. Voilà donc un écart monstrueux entre l’esprit de l’homme et l’une de ses manifestations historiques. Cette espèce d’ignorance est déjà de la barbarie ; la société occidentale chrétienne me paraît s’en réjouir ; en tout cas, elle s’engraisse avec sérénité et ne semble pas très empressée de dissiper cette malheureuse équivoque dans les cervelles de ses ressortissants. L’ignorance ne s’oppose nullement au savoir même le plus subtil ou le plus efficace ; le savoir peut même accentuer l’ignorance dont il est question ; pis encore, lui fournir un alibi indiscutable. L’ignorance est oubli ou rejet de l’origine et de la fin de l’homme ou même utilisation de l’une et de l’autre comme moyens, ce qui est beaucoup plus grave puisque l’humain y est réduit à être fonction du politique ; à partir de quoi toutes les lâchetés sont permises, toutes les catastrophes morales bienvenues. L’ignorance cesse avec l’avènement de l’homme à la conscience.
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L’ignorance est l’une des incarnations les plus subtiles de la vanité faite citoyen, le citoyen [sic] cette abstraction mise à la mode par la Révolution de 1789 laquelle, selon que l’on est humain ou faux-monnayeur spirituel, apparaît comme la plus grande imposture temporelle ou une recréation du Monde. L’ignorance s’accompagne toujours d’un phénomène de grossièreté aussi irrépressible que la lave du volcan. La vulgarité est un besoin tout comme l’expression artistique ; plutôt, les ingénieurs de la démocratie ont créé le besoin de la vulgarité. L’homme primitif n’était pas vulgaire, sa candeur l’en préservait. Pour qu’il y ait vulgarité, il faut passage d’un état supérieur à un état inférieur, ou dénaturation. La vulgarité est aussi objet de foi populaire et hiérarchique. Toute mythologie épaissit le climat de vulgarité qui recouvre l’univers. Le deuxième terme de l’équation de l’ignorance, cultivée par l’autorité, est la violence. En mots plus digestibles, le trou creusé par la présence de l’ignorance dans le paysage moral de la société est immanquablement comblé par la violence : la zoologie et la botanique reprennent à la fin leurs droits ; elles se vengent comme elles peuvent : elles édictent la loi de la jungle spirituelle. Je ne nomme pas violence seulement les assassinats, les viols, les cambriolages, les effractions, les attentats, les voies de fait, les ostracismes, les emprisonnements arbitraires, ce serait trop simpliste. Je nomme violence l’équivoque morale délibérée, la simonie intellectuelle, le révisionnisme historique, le slogan de propagande, la duplicité des tribunaux, la rétroactivité des lois, le racisme religieux, l’anachronisme des manuels scolaires et, en général, toute confusion de vocabulaire entretenue à la seule fin de dominer les masses humaines sous quelque prétexte que ce soit : la démocratie, Dieu ou le monopole bancaire. Voilà le vrai visage de la violence, c’est celui de la vulgarité morale en extase de soi. Confondre violence et coup de poing, c’est sauter des étapes. La brutalité viendra toujours à son heure ; elle est l’arrière-garde de tout ce qui est médiocrité et vanité humaines conscientes de leur grande valeur marchande. L’ignorance de l’origine et de la fin de l’homme est elle-même violence. Mythologie, ignorance,
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violence : voilà la trilogie inévitable des affaires sociales détournées de leur nature d’outils, qui sert de lien de cohésion entre les hiérarchies et les masses, les dupeurs de bonne famille et les dupés de bonne grâce. Il semblerait que cette grotesque espèce de solidarité vienne entériner en tous points l’opinion d’un cynique, la suivante : les hommes sont un type d’animaux qui boivent de l’alcool et qui, par pédanterie, marchent sur leurs pattes de derrière ; ils ne vivent en société que pour mieux se haïr. II Un fait donc confronte la culture et la civilisation occidentales chrétiennes ; l’ignorance a pris conscience de soi en tant qu’être, c’est-à-dire qu’elle a acquis une validité temporelle égale à celle de la bourgeoisie de l’aristocratie, de la monarchie et de la papauté. L’ignorance s’est pour tout dire, hiérarchisée, ennoblie. Les lettres de noblesse qu’elle détient pour longtemps, peut-être même pour toujours, elle ne se les est pas octroyées elle-même, elle n’avait pas non plus assez d’imagination pour les contrefaire et les épingler à son blason. Quelqu’un s’est alors chargé de cette manœuvre, qui d’autre si ce n’est l’autorité ? Cette réputée gardienne de la culture et de la civilisation, cette femelle jalouse de son écrin de lumières mentales et morales ! Manœuvre de bonne volonté sans doute, visant à faire de l’ignorance massive une alliée du pouvoir, histoire d’éviter des frictions superflues et, surtout, de ne pas endommager la suprématie du bien commun qui, à cette époque aussi bien qu’à la nôtre, était déjà à la banque. Si ce phénomène n’a pas eu de cause proprement dite, il a eu un promoteur et il se pourrait fort que ce fut le croisement de la démocratie et du christianisme. La première, adolescente, faubourienne et jouisseuse, l’autre âgé, aristocratique et rassasié d’honneurs ; l’une active, ambitieuse et dynamique, l’autre fatigué, blasé et statique. Et comme la dialectique politique est la même pour les Églises et les États, et qu’elle ne varie pas dans ses théorèmes mais dans ses conclusions, il s’est produit ce qui devait se produire : nouveau concordat entre le Sacerdoce et l’Empire,
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moins douloureux toutefois que les précédents mais tout aussi funeste à la conscience de l’homme. Pour échapper à la fureur sanguinaire de la démocratie qui en voulait tout autant à son origine divine et à sa parenté avec les aristocraties qu’à sa puissance politique et son monopole intellectuel, le christianisme, déjà passablement émietté et, en plusieurs endroits, nationalisé, a un autre compromis spirituel : il a consenti une fois de plus à redéfinir le vocabulaire de la nature humaine, mais on imagine bien que ce ne pouvait être qu’au détriment de la personne humaine et de la conscience. La vérité dès lors devait être réduite à sa plus simple expression : sa capacité d’absorption par les masses, la vérité sur l’homme et Dieu devenait fonction de la politique. Dénaturation de l’humain poussée encore d’un degré et rétrécissant davantage la marge qui sépare, j’allais écrire qui unit, civilisation et jungle. Les concordats Sacerdoce-Empire, tramés et signés par les hiérarchies dont la solidarité est garantie par l’identité de leur notion et de leur exercice du pouvoir, n’ont toujours bénéficié qu’à un tiers : l’homme de la masse, qui, à cause de la loi du moindre effort inscrite dans sa peau, aspirera sans cesse à ne plus être homme pour se décharger enfin du joug de la liberté et de la conscience. L’évangile exigeait trop de l’homme pour jouir longtemps d’une très bonne presse. Survint alors la démocratie qui, elle, ne demandait plus rien à l’homme, si ce n’est d’être un bon citoyen, en somme payer des taxes, lire les journaux et croire au bonheur. La démocratie venait accorder tous les droits à l’homme, mais prenait soin de n’imposer aucun devoir. Fulgurante séduction qui, en flattant la vanité de l’homme de la rue et en défiant sa médiocrité, emporta dans un coup de vent l’assentiment des foules et la complaisance des hiérarchies. Les intelligences et les cœurs trouvaient enfin dans la démocratie un signe de ralliement, un mortier de cohésion spirituelle face aux aristocraties de toujours qui, confrontées avec cette éruption de fierté populaire, ont troussé les épaules d’indulgence, certaines qu’elles étaient de pouvoir mater la masse du peuple, la duper, lui faire entendre raison, comme elles disaient, la gueule bulbeuse de cynisme. Malheureusement les choses n’ont pas tourné comme on l’avait
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calculé du haut des trônes, des baldaquins et des chaires. On avait compté sans l’expansion naturelle de l’intelligence, dont l’autorité n’a jamais détenu le monopole. La démocratie a trouvé dans la science industrielle une alliée puissante sinon approbatrice ; la technologie a fait le reste : elle a mis tous les raffinements du modernisme et de la civilisation à la disposition quotidienne des humbles de ce monde, déshérités et exploités au nom de Dieu et du sang depuis quarante siècles de réflexion et de pensée, de sueurs et de sang de leurs semblables. Ce sceau de validité de l’ignorance, que le croisement de la démocratie et de la science a apposé à l’intelligence de l’homme de la rue, confirme la proximité de la barbarie et de ses effluves. Le citoyen bien nourri et bien pourvu, à qui la démocratie a permis de marcher la tête haute en l’exonérant de ses vices, ne demande qu’à s’accrocher à la terre comme à son origine et sa fin, à échapper aux lois de sa nature, à se déshumaniser, bref à s’athéiser. L’unanimité des intelligences et des cœurs est universelle autour d’une occasion semblable. LA DÉMOCRATIE A RÉUSSI LÀ OÙ L’ÉVANGILE A ÉCHOUÉ. Via les hiérarchies qui y ont trouvé leur tranquillité et leur profit les masses humaines édictent aujourd’hui la loi spirituelle qui, de toute évidence, est promulguée au plus petit dénominateur mental et moral, mais c’est une loi aussi impropre à fortifier la dignité humaine qu’à assurer la pérennité de la liberté. La démocratie ambitieuse et dynamique, en nivelant les intelligences, a préparé l’univers concentrationnaire dont parle George Orwell. Les hiérarchies ont sacrifié la conscience humaine à la sécurité de leur fonction digestive, aujourd’hui l’imposture se tourne définitivement contre ses inventeurs ; le prolétaire prend sa revanche sur l’aristocrate ; il achève même de l’abrutir en lui imposant ses normes mentales, intellectuelles et morales, des anti-normes. La vulgarité de l’inconscience part du ventre et y retourne. L’éruption de la vulgarité spirituelle à travers le globe est significative à ce propos. Le prolétariat a rejoint l’aristocratie. Si les hiérarchies évoluaient vraiment, les masses humaines ne les auraient pas rejointes. Hiérarchies et masses fraternisent aujourd’hui dans un même élan de désappartenance à la condition humaine ; le forum
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est le seul endroit dont on a encore besoin pour communier les uns aux autres ; les jeux sont aujourd’hui le pain de l’employeur et de l’ouvrier, de l’autorité et du peuple. La démocratie a fondu les classes sociales, elle a soviétisé les intelligences et les cœurs. L’esprit prolétarien respire et agit à tous les échelons de la termitière démocratique chrétienne occidentale, et du même coup, compromet et même bloque l’évolution spirituelle. L’uniformité de pensée, la pétrification des mouvements de la conscience humaine est pure vulgarité. Devant cet assentiment universel à la décrépitude spirituelle de l’humanité, chrétienne et autre, qui se trouvait déjà à l’état embryonnaire dans l’équivoque de la fraternité du Sacerdoce et de l’Empire, je suis obligé de dire que le prolétariat n’est plus une classe sociale. Le prolétariat est, de nos jours, une position mentale, presqu’une nouvelle forme d’humanisme, mais quel humanisme ! J’ai peine à ne pas imaginer les os de Satan et Néron s’entrechoquant de volupté devant ce triomphe inespéré de l’animal œconomicus sur l’animal rationalis, de la vulgarité sur la dignité. Le slogan cynique des aristocraties et, en général, de toutes les hiérarchies : L’ÉVOLUTION NOUS PERDRAIT, se réalise aujourd’hui à la lettre, mais avec plus de perfection encore qu’elles croyaient en investir dans le geste élégant de mépris de classe envers leurs inférieurs qu’ils me disaient gouverner alors qu’elles n’administraient que la déchéance de la conscience et de la liberté, celle des masses et la leur propre. La démocratie, qui s’est presque intégralement substituée à l’évangile du Galiléen et dont les succès font bien voir que la vanité humaine est la Huitième Merveille du monde, est malheureusement très en retard sur les monstres qu’elle fabrique, ces néo-barbares incapables d’établir une échelle de valeurs entre un bâton de golf et une symphonie de Beethoven, une automobile-sport et Schweitzer. Ces sortes de brutes, déifiées par la démocratie et l’argent qui les blasonnent de beauté et de durée, et à la veille de présenter leur numéro sur la scène de l’univers, m’ont toujours curieusement fasciné : leur présence d’abord, et leur survivance ensuite sont un démenti formel à la vanité de la civilisation, puisqu’elles en sont le complément.
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La culture occidentale chrétienne aurait pu et dû tout mettre en œuvre, y compris la rage et l’érotisme, pour élargir le règne de l’esprit et de la fraternité humaine et refouler les frontières du mal, en élargissant celles de la conscience individuelle, celles de la liberté. C’eût été un travail à la mesure de sa prétention presque criminelle à la bonté morale et à l’exclusivité de ce produit chimique, au lieu de se baigner dans le lait d’ânesse de sa supériorité raciale. Il ne suffit pas d’avoir la peau lisse et blanchâtre pour se distinguer d’une colonie de rats. Y ayant forfait, la culture occidentale a bel et bien guidé ses pensionnaires là où la civilisation née d’elle l’orientait : la jungle spirituelle. Il n’y a qu’une façon d’être animal, mais il y a cent manières de ne pas être homme, et la démocratie les a toutes versées sur le marché aux dupes, comme si l’essence de la dignité de l’homme tenait toute entière dans le regret de ne plus être une bête. Contre cela, on ne va pas en appel, il n’y a pas d’appel, de recours en justice ou en grâce, LA PORTE SE FERME SUR UNE SENTEUR DE FUMIER APOCALYPTIQUE. La démocratie a réussi là où l’évangile a échoué. Voilà où aboutissent dix siècles de semence d’inconscience dans les intelligences et les cœurs des masses ; cela joue contre la dignité la plus élémentaire de l’homme et contre la juridiction de Dieu même. Les hiérarchiesaristocraties ont organisé à leur insu le désespoir universel. Elles ont sottement cru tout régler, tout ordonner, tout harmoniser dans l’homme en l’approvisionnant de blés et de cirques. Aujourd’hui les ventres sont bombés, les chairs pourrissent d’assouvissement ludique, et nos savantasses de la politique et de la religion s’étonnent que la clameur perdure. En cabotins consciencieux, ils se doivent à leurs braves auditoires ; ils gesticulent donc, ils hoquettent, ils piaffent ; ils font du bruit de la gueule et du derrière, ils ont l’art d’affoler et de s’affoler. Mais nous, nous savons qu’ils ont déjà capitulé devant la vulgarité qu’ils ont mis leur honneur à édifier. Loyaux à leur mission d’épater les dupes, d’éblouir les ignorants, de mystifier les vanités, ils refusent de quitter la scène avant d’avoir parodié les gestes haineux de l’empereur Julien et celui de Ponce Pilate : ils s’en lavent
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les mains ! C’est d’ailleurs la tâche essentielle de tout ce qui se nomme autorité. La démocratie occidentale chrétienne s’en lavera aussi les mains ; l’évangile, lui, n’aurait pas pu. Qu’on le veuille ou non, le Galiléen a presque toujours eu raison ; il est vrai que l’ordre établi contre nature ne satisfaisait ni sa raison ni son cœur. En s’acharnant à restreindre le champ d’activité de la cons cience et, du même coup, en rendant désuète et inutile la dignité de l’homme, la culture et la civilisation occidentales se sont joué un bien vilain tour : elles ont relâché des limbes de l’irrationalité et de l’instinct zoologiques des millions de forcenés ; leurs légions recouvrent aujourd’hui le globe. Elles ont simplement remplacé, à leur su ou insu, la fraternité du Galiléen par le Veau d’or des Hébreux sur le socle de l’adoration, et institué un sacerdoce caricatural pour entretenir le feu sacré devant l’Idole démocratique. Elles n’ont même pas eu besoin de proclamer l’inexistence de Dieu (n’est-Il pas de trop dans l’univers-démocratie voué au progrès indéfini, au progrès prométhéen, puisqu’Il n’y gagne pas son pain ?), elles n’ont eu qu’à insinuer que l’homme a aussi la vocation à la divinité et à lui fournir les moyens de tenter cette gigantesque aventure. Le sabbat monumental d’érotisme et de vulgarité qui a suivi, visant à reforger les liens originels de l’homme avec le principe de sa vie, a échoué misérablement. C’est Satan et la Terreur qui répondent aujourd’hui à la religion de la démocratie, et à ses parodies grotesques de la vérité, de la liberté, de la justice et de la beauté. Un univers où l’esprit est à tout moment et en tout lieu traqué n’est plus qu’un enfer, qui quête son énergie motrice historique au désespoir ! La culture et la civilisation occidentales paieront le prix de leur superbe, quand le chaos aura cessé de croître en irréparabilité ; elles périront de la main homicide de leur progéniture ; le prolétaire devenu dieu terrestre, l’homme-vermine, ainsi que le qualifiait déjà Nietzsche. L’occident connaîtra son époque sodomique ; il la connaît déjà en dépit des bêlements du contraire des maîtres de la démocratie qui me paraissent drôlement raffoler de sa coïncidence chronologique, géographique et justificative avec le christianisme. Le NON SERVIAM de Prométhée symbolise parfaitement l’ambi-
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tion de la démocratie, qui est l’asservissement intégral de la personne humaine, intelligence et cœur, à l’État divinisé, à l’Absolu Politique dont l’engrenage unique est l’Argent et le lubrifiant, la haine. III L’homo sapiens a repris la route du dinosaure parce que, dans son orgueil de Prométhée furieux, il a demandé des lumières presque exclusivement à son cerveau, rarement sinon jamais à son cœur. Que cela nous plaise ou pas, nous assistons à une pré-invasion de reptiles sur toute la face de la Terre. Entre parenthèses, les gestes sont les mêmes pour ramper grimper. Encore un siècle de cette folie scientifique, voulue et nourrie par le prolétariat mental des démocraties, et les Primates vont reprendre possession du globe. Nous sommes déjà traqués par des millions de « pithécanthropes » qui se félicitent que l’Évangile fournisse un si parfait alibi à leur eczéma moral, et se prennent ex cathedra pour la cime de l’évolution historique. Aussi n’ai-je aucune difficulté à apprendre quelle espèce de bipèdes furent les congénères de l’homme de Néanderthal : je regarde vivre mes contemporains, et je sais. La nostalgie de la jungle est tout autant perceptible sur les hauteurs que dans la plaine ; hiérarchies et masses s’étreignent chaleureusement à la pensée que la réalité moulera bientôt le désir souterrain de cette forme originale de béatitude humaine. La race bâtarde d’hommes, enfantée par l’accouplement hâtif de la démocratie et de la science, la vanité illettrée et la force instruite, via la généreuse entremise du silence ecclésiastique, précipitera, je le souhaite, le jour où les bêtes et les plantes parleront de l’homo sapiens au passé défini. La liberté dont l’homme prétendait jouir aura rempli à merveille la fonction pour laquelle elle semblait avoir été inventée par Dieu : la destruction du sujet de la liberté. Pour la première fois depuis Adam, l’homme a la faculté absolue de se soustraire entièrement à la providence divine ; il a en main les moyens de se
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décréer. Attribut essentiel de la liberté que celui de sa dépravation d’abord, et de son annihilation ensuite. Quand l’homme découvrira enfin ! [sic] que la raison était pourtant faite à la mesure de son cœur, il ne restera probablement plus un seul autre être hu main à ce moment-là sur la Terre pour pouvoir apprécier toute l’importance du rire démentiel qui soulignera cette découverte capitale. L’homo sapiens, avec la cervelle dans la stratosphère et l’âme dans le fumier, s’est jugé digne de retourner vivre à l’ombre du dinosaure. Je ne vais certes pas l’en blâmer : il s’éliminera luimême de la face de la Terre ; ça évitera à Dieu de se salir les doigts un deuxième coup.
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Gaston Miron — Note d’un homme d’ici1
Puisqu’il n’y a pas moyen d’y échapper, étant donné cette légende que je suis pour la petite « gang », étant donné ce malentendu, cette équivoque en moi et autour de moi, allons-y donc pour une « note » et au nom de tout ce que vous voudrez – ou de rien. Parce que je suis toujours au bord de la misère physiologique et mentale, qui voudra me croire, même de mes amis intimes, quand moi-même n’y comprends rien à Miron, quand moi-même, faute de prise sur le réel, suis incapable de saisir ce qui se passe. Et pourquoi cette pratique honnête de l’individu Miron par luimême, et pourquoi dans le même temps ce détournement de fonds de lui-même par lui-même. Toute ma vie, et jusque dans mes motivations les moins avouables, j’ai essayé que cesse le jeu que je me joue et que je joue, afin que, si homme il y a, celui-ci devienne non plus spectateur et acteur, mais le lieu de la tragédie. Tout cela m’est apparu quand je n’avais encore que sept ans, alors qu’un de mes petits camarades me déchira le masque que je portais à l’occasion d’une mascarade de Mardi gras. Aujourd’hui, je m’échine à demander aux autres qu’ils m’aident à ne plus jouer. Finissons-en avec le Miron poète qui n’a rien produit, et qui ne veut rien produire à l’avenir. Mais voilà, mon cabotinage de dix ans de vie montréalaise m’est retourné. Comment n’a-t-on point vu, dans ces exhibitions dérisoires l’énorme caricature que je me servais. Le cabotinage fut la seule solution possible à mon 1. Intellectuel engagé, éditeur et poète, Gaston Miron est l’un des principaux fondateurs des Éditions de l’Hexagone. Le texte qu’il publie ici est reproduit dans L’homme rapaillé. La mention de son origine n’est pas indiquée dans les éditions de poche.
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mal ; il faisait, par ailleurs, partie de mon plan, il était un moyen d’action. Hélas, il n’a fait qu’empirer les choses. Ce fut un échec. Ce fut aussi mon knock-out poétique. Là aussi l’image (la métaphore) était inventée, vue, et non pas vécue. Dans ces conditions, la poésie devenait, en mon for intérieur, une fuite, une voie d’évitement. Je ne suis pas loin de croire que l’individu Miron est une maladie. (Si un psychiatre veut m’entreprendre, à ses frais, risques et périls, qu’il communique avec moi). Ce n’est pas le fait de mon cabotinage éhonté si je me trouve dans l’impossibilité de ne parler que de moi, pas plus qu’il n’est question d’égotisme. Il se trouve que, n’ayant jamais pu transcender ce que je suis, la pensée n’est jamais parvenue chez moi à émerger de ma matière physiologique et psychique. Le drame, le mal, la maladie, c’est qu’il n’y eut à aucun moment un effondrement de l’être. Celui-ci fut toujours présent aux niveaux les plus inférieurs de ses manifestations. Même privé de mes facultés intellectuelles, il était là, immanent et empirique, donnant ou recevant les coups. Je souffre donc d’une amnésie partielle ou intermittente de la pensée – non de la mémoire, laquelle enregistre fidèlement, d’où l’atroce. Quand je m’essaie, comme tout le monde, à la logique du raisonnement, comme à la dialectique de la vie, de la poétique ou du dialogue avec autrui, il arrive à tout moment que le courant (électrique) vienne à me manquer. Ce sont les trous noirs de mon esprit (mon esprit, cette passoire), ce qui faisait dire à Gilles Leclerc, au cours d’une conversation où je titubais sur mes néants, que j’avais des taches solaires sur le cerveau. Je me rends bien compte, quand la lucidité réapparaît, que durant ces périodes il s’est passé du temps et des événements, intérieurs ou extérieurs, et que je ne suis plus de la même durée et du même réel que les autres, que l’interlocuteur du moment. (Et je ne parle pas de la difficulté, de l’impossibilité, en ces états quasi endémiques, d’accéder au mot, au verbe, à une articulation syntaxique qui est le fait d’une pensée distincte de sa matière sécrétoire et de ses instruments.) Maintenant que vous avez votre note, maintenant que je suis fatigué et las de l’avoir écrite, et que j’en ai pour dix jours avant
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de m’en remettre, sachez que tout écrit de moi, autre que cette maudite note, qui paraîtrait dans ce cahier, le sera contre mon gré. Si inconsistant que je sois. Malgré mes dénégations et mes revirements. Si agoniquement perpétuelle que soit ma pensée. (Si j’étais seul, s’il n’en dépendait que de moi seul, il en serait sans doute autrement.) Je veux encore ajouter : j’aime mieux mourir avec le plus grand nombre que de me sauver avec une petite élite, ou des élites qui ne seraient que qualitatives. Je le dis pour tous ceux qui ont la frousse constante de paraître béotien. vendredi 12 juin, 1959, 3:15 heures p.m. – 3:45.
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Louy Caron — Le mage à barbe1
un village à lunettes aux carrefours d’ivrognes et flaques d’eau nues comme des baigneuses. un ruisseau comme une rivière, un bourg comme un village, mais des gens comme des gens, hélas ! le soir c’étaient des soupirs qui bâillaient dans l’air imberbe et les enfants prenaient leur douche de lumière. puis, la nuit bien bordée dans ses draps de brume, les hommes, les animaux, les maisons, on dormait au village. on dormait consciencieusement, pour faire son devoir, parce que c’était la coutume et qu’une coutume c’est comme un homme qui dit non. les gens étaient laids comme tous les gens d’ailleurs, et compensaient leur laideur par un grand cœur démesuré et à la portée de tous. un petit village retiré, des maisons blanches à pignon rouge, un décor de théâtre, triste, très triste… ce jour-là la nuit vint. ce fut d’abord la maison du boucher qui en fut atteinte, comme d’une lèpre qui devint peu à peu une barbe d’ombre. 1. Louis Caron est journaliste à Radio-Canada de 1960 à 1976. Il se consacre essentiellement à l’écriture par la suite. À notre connaissance, ce texte n’a jamais été republié.
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la couleur du silence redevint normale et personne ne songea encore à s’en inquiéter. quelques instants plus tard, cette chose qui ressemblait à un baiser vint se coller cette fois à la maison du maire. et là non plus personne ne s’en inquiéta outre mesure. mais quand la servante du curé vit venir la chose sur son presbytère, ça devint plus sérieux. le curé sortit dehors et frotta sa main sur son menton comme un qui pense. margot aussi, au coin de la route, guettait. comme on était à se demander d’où cela pouvait bien venir, la chose envahit tout le village, ce fut la nuit… c’est alors que vinrent les ambulants. « ils ont l’air des mages » a dit le curé en se frottant le menton. et tout le monde a pensé oui. ils étaient trois dans la vieille auto et pour mieux ressembler aux mages, ils avaient des foulards étranges. Ils sont descendus sur la place et margot les regardait avec des yeux de bête. le plus gros avait des sous et ils sont venus les donner au boulanger contre un pain. celui-ci fourra l’argent dans sa poche comme on donne à manger à un cheval. quand ils ont eu avalé le pain et bu l’eau de leur cruche, encore le gros est monté sur le perron de la maison et a dit comme ça, avec des gestes que seul le notaire déploie : « approchez, approchez, mesdames et messieurs. » et tout le monde fit un pas. « nous, comédiens ambulants, donnerons demain soir un spectacle de marionnettes sur cette place tout le monde sera le bienvenu sans qu’il lui en coûte un sou, car nous sommes sûrs que vous n’hésiterez pas à reconnaître notre grand talent et que vous remplirez bien notre grand chapeau. »
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sur ce, il est descendu dans le fossé et s’est endormi dans son manteau. et le curé a branlé la tête comme un qui doute… le lendemain ce fut dimanche. pendant la messe, ils ont planté des clous dans leur estrade. et margot les regardait en riant. cependant, avant la messe le curé les avait vus se lever et se mettre au travail et il a dit au sermon qu’ils étaient des païens et a fortement déconseillé aux gens d’assister à la démonstration du soir. après dîner, personne n’est venu sur la place… au soir, tous sont venus. la folle, le tueur, margot la fille publique, le maire, et même de très honnêtes gens sont présents. chacun y vient pour oublier les crimes des jours passés, chacun apporte son bagage d’excuses et de compromis. tous ont la foi, en dieu ou en eux-mêmes… et le spectacle a commencé comme tous les spectacles, par des vieilles histoires, celles qu’on donne toujours au début. la marionnette qui est barbue est d’abord venue et a dit presque tout bas des choses étranges que personne n’a comprises si ce n’est le maire et le curé qui ont baissé la tête. puis dans la troisième rangée quelqu’un a bougé brusquement et s’est levé. ensuite un autre est parti en courant comme un ours, et margot la fille a ri. et la marionnette barbue a encore parlé à voix basse comme à confesse. et ses gestes étaient lents et lourds. et il semble qu’ils pesaient sur le cœur des hommes. ils ont écouté longtemps et les culottes leur ont collé aux fesses. et de nouveau il y en a un qui a bougé, un autre qui s’est mouché très fort et la marionnette a attendu qu’il ait fini pour continuer à parler, car les marionnettes ça ne parle pas fort le soir, surtout celle-ci.
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alors quelqu’un s’est levé d’un bloc, le boucher je crois, et a hurlé que ce n’est pas vrai, que ce n’est pas lui qui a tué la femme du boulanger et que pour l’affaire de son beau-frère il n’est pas coupable, et que s’il n’a pas parlé c’est qu’on l’avait menacé, et se sauve en pleurant. la femme du maire s’est évanouie et son mari se lève et déclare à la foule qu’il va prendre la chose en mains et qu’on sera dédommagés. margot qui a eu un petit l’an dernier se lève à son tour et dit que ce n’est pas le fils du notaire qui l’a fait, comme on l’a pensé, mais que c’est le sacristain, qui l’a payée pour se taire. la folle a dit en riant que si la vache de julot ne donne plus de lait, c’est qu’elle l’a fait courir au clair de lune. le maître de postes a déclaré que c’est vrai qu’il lit les lettres de la maîtresse d’école. le fainéant qui a fait trois fois la même classe dit lui aussi qu’il est un paresseux et qu’il a embrassé sa petite amie sur la bouche l’an dernier. le curé a dit lui aussi en pleurant qu’il a couché trois fois avec sa bonne mais que c’est sa faute et que c’est elle qui est venue le trouver la nuit et qu’elle n’avait rien sur elle… le trappeur raconte qu’il a emmené plusieurs fois le petit simon dans le bois avec lui pour faire des choses… et le trouble devient alors véritable panique où chacun s’accuse de crimes pour s’éviter la dénonciation publique, et tous de se sauver dans leur demeure. le soir venu, le boucher va tordre le cou à cette marionnette qui sait tant de choses et découvre, derrière, le castelier mort, bleu comme un cantique. mai 1959
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Marie-France O’Leary — L’homme sans visage1
« L’amour des déserts est moins à craindre que celui d’un homme sans visage. »
Elle se rendait chez lui tous les après-midis, et souvent passait la soirée et la nuit. Assis à son bureau, il la remarquait rarement, et s’il daignait s’apercevoir de sa présence il ricanait. Il lisait et écrivait, quelquefois écoutait un disque, mais la musique le rendait humain et il ne pouvait supporter une faiblesse, encore moins de sa part que d’autrui. Il y avait déjà cinq mois qu’elle le connaissait. Rencontre bizarre, il avait parlé sans arrêt, avec une franchise parfois exagérée. Ils avaient erré des heures et des heures dans toutes les rues inimaginables de la ville, buvant des cafés ou fumant, discutant leurs cas. Il l’avait écouté, elle avait fait de même. Il eut honte de s’être livré, et s’enferma entre les quatre murs d’une chambre, se taisant, méprisant la société chaque jour de plus en plus, se bâtissant un système philosophique pour résister aux pièges de l’homme. Ne pouvant tuer son corps il tuait son cœur, réduisant en cendres les flammes qui pouvaient en jaillir. Il avait peur de la fixer et préférait l’ignorer. Il ne pouvait parler, il acceptait les repas qu’elle lui préparait mais ne savait pourquoi puisque rien ne vivait en lui. Une habitude à laquelle il avait le sentiment de prendre part sans enthousiasme. 1. Marie-France O’Leary est écrivaine, journaliste et conférencière. Elle publie un roman autobiographique en 1974, De la terre et d’ailleurs, dans lequel elle fait le récit de sa rencontre avec André Poirier, dont la mère appartient à la communauté Mashteuiatsh et le père est acadien. À notre connaissance, ce texte n’a jamais été republié.
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Quelquefois il lui montrait une note : les autres sont inutiles, n’apportant que souffrance morale, l’être doit s’élever seul, en abolissant l’amour et l’amitié. Ou encore : pourquoi croire aux valeurs humaines ? Les valeurs humaines exigent la franchise et le désintéressement, or ces mots contrarient un individu. Elle lisait et disait non – il savait qu’elle était là, mais n’était-elle pas un mur sur lequel on peut tout briser pour le forcer à créer peu à peu le vide autour de lui. Elle l’avait vu par amour, maintenant c’était par curiosité, n’attendant plus rien d’un corps sans racine. Elle lisait des poèmes et jouait de la guitare, ou elle l’observait en silence. Elle se demandait pourquoi elle attendait encore, sachant ses actes absurdes puisqu’elle voulait donner et qu’elle serait sans cesse refusée. L’impuissance de ses actes surgissait en elle de plus en plus violemment. Elle se demandait ce qui la retenait sur cette chaise. Subissait-elle sa folie ou était-ce simplement de la lâcheté ? Elle se savait prisonnière de cette pièce obscure et étroite, et si elle poussait un cri il était étouffé immédiatement. Elle se savait au bord de l’abîme où toutes les portes lui étaient fermées. Sa croix était très lourde, elle avait les épaules en sang, son cœur se mêlait aux épines et la déchirait. Elle avait parfois un rire très douloureux et se mettait à prononcer des paroles incompréhensibles. « Tu te tais, d’ailleurs comment pourrais-tu parler, puisque tu t’es tué ? Ton crâne s’ouvre, ton corps se brise : il y a du sang et du sang, il rougit la terre, les rivières, les mers, l’univers, il tue ceux qui jouèrent à t’aimer, il ressuscite ceux qui durent se cacher pour t’aimer. Le vent mêle tes os aux profondeurs marines – il y a le vide de tes membres et l’infini de ton esprit –, la foule s’approche pour me tuer, j’étouffe car je t’aime, mon cri n’a su te convaincre, arrêtera-t-il la foule ? » Elle monologuait ainsi durant des heures, des heures, puis elle se levait et partait, marchant au milieu d’une foule qui l’ignorait, criant ses désirs à la terre qui l’avait fait naître. Devant l’absence générale d’amour elle devenait folle chaque jour un peu plus. Lorsqu’elle était partie, il arpentait la pièce en jurant. Il ouvrait la fenêtre et essayait d’abstraire cette silhouette qu’il se refusait
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d’aimer, car alors naîtrait en lui un enthousiasme qu’il redoutait. S’il se surprenait à penser à elle, il cassait tout ce qui pouvait lui tomber sous la main. Il détruisait en elle un espoir et s’en réjouissait. Si elle avait voulu le toucher, il lui aurait crié : laisse-moi ! comme l’on fait avec une pestiférée. Il se rappelait l’instant où elle avait essayé, il l’avait giflé, lui disant de ne jamais le toucher. Il avait aboli sa chair et la traînait dans la boue. Son âme ressemblait à une loque sanglante. La mort était devenue sa vie. Il observait avec dédain les rives où elle le conviait. N’était-il pas un touriste dans son propre univers ? Un passager clandestin qui n’aurait aucune raison de lancer des fleurs sur des routes sans lumière. Il n’entendait plus rien, il ne voyait plus que des feuilles mortes et des jardins sans plantes. S’immoler à l’amour lui apparaissait la plus mauvaise comédie que des acteurs pouvaient tenter de jouer. Réussir une telle pièce était un projet insensé au départ. Quoi qu’il fasse, il s’aimait trop pour pouvoir réussir et se perdre en autrui, communier avec lui l’entraînerait dans un tourbillon dont il ne connaîtrait pas la fin. Il n’était pas aventurier de naissance et l’imprévu ne l’avait jamais séduit. Réapprendre à espérer dans un présent qui lui était devenu un enfer n’était plus possible. « Je ne peux m’engager dans des rues que je ne connais pas. Il est trop tard, se plaisait-il à se répéter, et peu à peu il s’en convainquait. Je ne peux repartir, allant à la dérive. Je dois vivre et mourir sous les regards de ceux qui m’entourent sans bonheur et sans malheur, indifférent à ce qui se passe. Un jour elle arriva chez lui, trempée des pieds à la tête, tenant un oiseau à demi mort dans ses bras. Elle soufflait sur ce corps d’animal, le palpait en tous sens pour tenter de lui redonner vie. Il mourut, il observa une larme en ses yeux. Elle se tourna vers lui en souriant. « Tu vois comme nous sommes sans ressources !… Même l’animal est seul et ne peut rien entreprendre. Et si tu penses l’aider, il meurt entre tes mains. Je suis de plus en plus impuissante et je suis trop faible pour franchir ce cercle où tu te plais à me torturer. Je suis comme cet oiseau, sans couleur et sans forme, et un jour je serai aussi sans vie entre tes mains. »
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Elle était repartie presque aussitôt. Il l’avait suivie, les yeux hagards, lui avait cueilli une fleur et s’était enfui sans un mot. Le lendemain, il recevait une lettre assez curieuse : « Lorsque tu liras ce papier j’aurai rejoint les squelettes et les ombres qui me sont familières. Je les appelle depuis quelque temps et la nuit dernière j’ai fait un cauchemar où ils m’ont répondu. J’ai bu le poison qu’ils m’ont versé. Je suis maintenant un fantôme et je te parle d’une voix que je n’entends déjà pas. Je pars vers un point que j’ignore, un horizon que seule ta présence suffisait à me dépeindre. Je te ressemble peut-être déjà, seulement préjugés et conventions ne me retinrent jamais auprès des êtres qui m’étaient indifférents. N’ayant pas la prétention d’être psychiatre ou directeur de conscience, il valait mieux que je ne sois plus, mes brûlures étaient devenues trop graves pour espérer les guérir. Sans le vouloir tu m’as conduite à la tombe loin des chants sans paroles. Adieu. » Il relut cette missive une dizaine de fois avant d’en saisir tous les détails. Puis il courut vers le spectre de la femme qu’il venait de tuer au moment où cette présence était devenue pour lui un symbole de la gratuité à laquelle il avait toujours refusé de croire. Il saisit ce corps qu’il avait tué et le berça doucement pour l’endormir un peu plus profondément. Pourquoi ne pas lui avoir dit oui ? Il était plus facile de dire non : on n’a qu’à ne pas bouger et qu’à écouter poliment les gens en attendant qu’ils disparaissent ; dire oui engage un être corps et âme, il avait eu peur et il ne pouvait que maudire sa chair sans vie. Comme un fou ivre, il la couvrit de baisers, mais ressusciter n’était pas en son pouvoir, il ne croyait plus aux légendes ou aux contes de fées. Il fuit cette chambre où semblait naître une paix ignoble – la paix des êtres sans voix. Il regarda son visage et ses mains, mais il n’en avait plus. Il avait craint d’accéder à un amour sans explication, sans compréhension, il avait préféré se renier, vaincre ses désirs et pénétrer dans une zone négative. Elle était maintenant un être anonyme qu’il ne pourrait plus jamais rejoindre. Son ombre était devenue nouvelle et vivante parmi des pierres non mortes. Allait-il continuer à être un vivant-mort ? À ne jamais
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se donner à une nature qui s’offrait ? À étrangler ses derniers rayons de vie ? Nierait-il toujours le secret des choses et ne tenterait-il jamais de leur donner une âme ? Cacherait-il toujours ses pas sous un sourire sans paysage ? Il s’était construit un masque sans joie. Il avait conjugué le futur sans donner aucun sens à ses mots. Pourquoi ? Il ne pouvait répondre à cette question. Il s’était volontairement exilé et ne pourrait jamais reprendre contact avec un univers qu’il jugeait sans attrait. Il avait traîné son être sur des rives souillées, les dieux le laisseraient-il accoster ? Non, car les dieux avaient des perspectives particulières sur la vie des humains. Les dieux le réduiraient au néant. Il se remit à errer, les membres et l’esprit paralysés à jamais. Il était fait désormais de la même étoffe que des rocs rongés par la tempête d’un océan. Il n’avait pas su écouter un cri de femme dans la nuit, l’oreille sourde aux bruits qui n’étaient pas les siens. Son nom, sa naissance et sa race n’avaient pas eu leur raison d’être et n’en auraient jamais plus. 16 mai 1959
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Paul-Marie Lapointe — Poème1
rien ni fleuve ni musique ni bête rien ne me consolera jamais de la misère du sang versé par les hommes de la tristesse des enfants de la faiblesse des mères ni fleur ni mort ni soleil autour de nous la ville succombe à l’attrait de la mort une mort à la pointe d’argent une mort de papier vil agenouillé une mort dans l’âme quel arbre quelle fleur quel amour oh ! quel amour nous guérira de ce mal ? quel enfant, ce qu’il sera demain, quel espoir, audace des solitudes, nous apprendra la façon de vivre et que tout en soit changé ? 1. Paul-Marie Lapointe est poète et journaliste. Il participe à la fondation de la revue Liberté et a été rédacteur en chef de la revue MacLean’s, avant d’occuper d’importantes fonctions de direction à Radio-Canada. Son texte « Poème » paru dans le Cahier a été repris dans la section « Choix de poèmes, 1960 » dans Le réel absolu. Poèmes 1948-1965, Montréal, L’Hexagone, 1971, p. 200-201, avec quelques variantes sur le plan de la forme. Il apparaît ici tel qu’il a été publié originalement dans le Cahier.
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pour que l’oiseau batte dans les cœurs la musique dans les villes pour que l’homme naisse de la bête la bête de la montagne pour que surgisse de la mort le soleil hommes je vous le prédis les fleurs seront permises les arbres, paumes innombrables ouvertes à la caresse les oiseaux nicheront dans les yeux des filles les chansons et tout sera changé comme on l’avait espéré dans la solitude de nos amours 2 novembre 1957
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Gilles Hénault — Le temps s’arborise1
Nuit blanche peinte sur le mur du son Un seul rire te lézarde Et malgré le gel où s’arborise La quotidienne ironie de survivre Malgré la veine d’ombre où le sang n’a plus cours La vie bat au cœur de l’hiver Elle distille ses larges nappes de pétrole Elle sourd par tous les pores des mots spongieux Jaillit en des menhirs de puits inaltérables C’est maintenant qu’il faut s’accorder aux gestes lents de l’alcool Pour ne pas déraper vers la nuit. Vertige lumière photons aux vagues colorées Essaim de signes Écriture d’insectes Crissements de secondes Quel sable coule aux claies du temps ! Sans cesse occupés à décalquer le malheur 1. Poète, traducteur, journaliste, Gilles Hénault dirige aussi le Musée d’art contemporain de Montréal à la fin des années 1960. Deux de ses textes publiés ici ont été repris dans Signaux pour les voyants. Poèmes 1941-1962, Montréal, L’Hexagone, 1972, p. 52-54 (« Engueulade », poème qui fait partie de la section « Dix poèmes de dissidence. Inédits 1945-1963 [sic] ») et p. 174-176 (« Le temps s’arborise », dans Sémaphore, 1962), avec quelques variantes. Ils apparaissent ici tels qu’ils ont été publiés originalement dans le Cahier. Il faut noter que, contrairement à ce que laisse croire le titre de la section dans Signaux, « Engueulade » n’est pas un texte inédit puisqu’il a été publié dans le Cahier. Il ressemble toutefois, dans la forme et dans le ton, aux textes parus dans la section « Voyage au pays de mémoire » (1959) de Signaux. À notre connaissance, ce texte n’a jamais été republié.
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Nous brouillons les lignes de chance Inscrites dans la main ouverte du paysage. Les pistes reconnues nous tiennent dans leurs rets Des millénaires d’arbres blessent un ciel exsangue Racines mots muets, racines Cent millions de fois répétées à pleine terre Dialogue sourd avec le silence étal de la plaine Avons-nous donc oublié les chemins de clameurs de la mer Et ces milliards de galets gargouillant aux lèvres des plages ! Mots ronds, mots polis, mots tonnants Mots sifflant aux frondes des ressacs Ah que vous rouliez enfin aux sonores fontaines Aux mémoires percutantes Aux sources du poème. Des veines de l’arbre aux veines de l’homme S’échangent les sèves telluriques Je lis la forêt Ses tatouages totémiques Écorces papyrus palimpsestes Monuments d’hiéroglyphes C’est le temps qui s’enracine Qui s’arborise et déchiquète nos jours Qui investit l’espace nu de notre quiétude Engueulade Ni vu ni connu. Le mirage de la bêtise Parfaitement Les fusées qui ne partent qu’une fois Les désirs en queue de poisson Les villes qui tremblent deux secondes Et l’on croit que c’est la révolution Les hommes partis pour un long voyage Les deux pieds dans la même sandale !
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Parfaitement Il y a ceux qui disent croire en Dieu Parce que ça fait bien dans le paysage Il y a les durs qui crachent des microbes Il y a les fort en gueule qui jouent les Josué Il y a les macérés dans la crainte Le dos à la hauteur des fesses Et les bien conservés Dans l’alcool à 80 pour cent de preuve Les fœtus à barbe ! Parfaitement La foule des hommes Ballottant la foule microbienne S’échangeant les fièvres paludéennes Les exotiques véroles qui terrassèrent Bonaparte À Saint-Jean-d’Acre ! Parfaitement Tous les virus Ceux de la haine, ceux de l’envie, ceux de la peur Jamais vus au microscope Et proliférant comme la frayeur atomique. Il était une fois un bonheur de sous-bois Monstrueux bonheur seul Herbe vénéneuse Bonheur vert, verte tendresse Vache apitoiement sur les fleurs sans épines Romantisme à cou de girafe À pleurs de crocodile À poche de kangourou À chatteries de chatte À bras d’idole hindoue Monstrueux romantisme Broutant les vertes espérances des cœurs adolescents Épanchements fratricides La bonté est une pieuvre !
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À moi ! mes ennemis Ô mes amis ! Que se renverse le bouclier des sympathies morbides Nu-guerriers ennemis Ô mes amis ! Les pirateries les plus cruelles Sont celles des équipages qui ne donnent pas à boire Tous les mirages surgissent de la soif Les mystiques sont des voyageurs sans gourde Guerriers ennemis Ô mes amis ! Élevez vers ma face le miroir déformant de l’homme qui ne sait point haïr. Le corps à corps ne tamise point la haine Il tue toujours Ne serait-ce que la stupide vestale dormante Pour qui le feu n’est que symbole Source plus fraîche que d’eau vive Et non brandon Cœur et Corps flamboyants Vif-argent lourd à faire éclater les veines Conflagration des robes de l’égoïsme Véritable saccage des termitières de l’ennui. Nu-guerriers ennemis Ô mes amis ! Je sens trembler le sol de votre charge L’horizon s’avance sur vos têtes d’un vol libre. Car la victoire ouvrira large ses portes sur l’avenir. Vos balles multiplient mon atroce nudité d’homme enfin démasqué.
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Gilles Hénault — Graffiti
Les idées sont comme les chiens : elles sont dangereuses lorsqu’on les craint.
La céruse du plafond est détrempée. Le plâtre s’écaille. On y reconnaît facilement une carte géographique précise. Il faudra replâtrer tout ça, de peur que je ne parte à la découverte d’un monde qui n’existe pas. De ma fenêtre, je ne vois rien, sauf un peu de bleu, un peu de gris, un peu d’ennui. Au mur, le calendrier a perdu toutes ses feuilles ; c’est donc l’hiver ? Je n’ai aucun moyen de savoir en quelle saison nous sommes. De grâce, envoyez-moi une feuille verte, si vous le pouvez. Ou bien une feuille jaune. Je ne puis croire que nous sommes toujours en hiver. Si oui, ponctuez votre lettre de cristaux de neige. Il n’en faudrait pas moins pour me convaincre. L’eau du robinet coule goutte à goutte. Je ne tiendrai pas le coup bien longtemps. Déjà, je sens le silence près d’éclater. Tant pis. Je serai catapulté dans le sommeil, et personne ne retrouvera les débris de ma conscience. Mort, vieille cabotine, j’avais pourtant juré de ne pas parler de toi. Tu fais toujours à contretemps tes entrées dans la vie. Tu usurpes tous les rôles. Tu jouis d’une réputation surfaite que tes publicitaires patentés se chargent de maintenir. Suprême abstraction, tu prétends jouer tous les personnages. Suprême illusion, ton image inconnaissable ne surgira que lorsque toutes les images se brouilleront. La tienne même s’abolira dès
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l’instant de sa naissance. Ni être, ni néant, tu es l’évanescence même. Mais non, mon jeune ami ; primate n’est pas le féminin de primat ! C’était un homme d’honneur. Il cherchait le coupable. Alors il a fait tuer son meilleur ami, puis son propre fils, puis sa femme. Mais le coupable survivait à ce carnage et trahissait, pour ainsi dire, sous ses propres yeux. Finalement, il découvrit le vrai coupable et se suicida. En apprenant que la vieille tante, en mourant, laissait tout son héritage à la Société de Protection des animaux, il s’est mis à aboyer ! Le sang des bêtes l’angoissait. Le sang des hommes l’enivrait. Il tuait les mouches avec une calme maîtrise de soi, parce qu’ il ne les entendait pas crier. Un oreiller est un appareil qui sert à imaginer la fin du monde. La fenêtre n’a pas été inventée pour encadrer le paysage, mais pour refléter les figures encloses. Tu consens à porter la camisole de force et tu trouves étrange qu’on te prenne pour un fou furieux ! Géométrie relativiste : chaque année, un plus grand nombre de tes amis deviennent horizontaux ; bientôt tu devras continuer ton dialogue avec les arbres. La mort n’est que l’idée qu’on s’en fait. Si les fœtus pouvaient penser, ils auraient beaucoup plus de raisons de craindre la naissance, que nous de redouter la mort. Fait-on des bulles quand on tombe dans le néant ?
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Le printemps est transparent cette année : on voit déjà l’été au travers. Je me demande ce que peuvent bien penser 650 millions de Chinois ? Collectivement, ils pourraient écrire un roman considérable en traçant un seul idéogramme chacun. Les désirs sont bizarres : un enfant veut un oiseau, un homme une auto, une femme un manteau, un poète un bateau. Le jour où tous les désirs seront interchangeables, nous aurons drôlement plus de liberté ! L’Homme. Qu’il est commode ce H majuscule, cette grille qui empêche de rejoindre les vrais hommes. L’Homme, disent-ils. Et cela résonne comme une sonore et sèche citerne où les hommes ne percevraient même pas le mirage irisé de leur soif. Ils y laissent choir des mots de toutes couleurs pour en sonder l’étonnante vacuité. L’écho qui semble sourdre des profondeurs n’est que le grelot affolé de leur « moi ». Ils se disent à l’écoute de l’Homme ! Pourtant, ils restent sourds à la vraie rumeur des hommes. Pour eux, la vie ne diffuse que des ultra-sons. Les seules œuvres littéraires valables sont celles du type grenade et celles du type bombe à retardement. Fatigué de la solitude, l’homme se fit termite… Nous perdons trop jeunes l’habitude de lancer des boules de neige. Pourtant, ce ne sont pas les têtes de Turcs qui manquent dans ce pays de grands vizirs. Un homme civilisé, en notre temps, c’est un homme qui rejette la plus grande partie de notre civilisation. Le réel : ce qu’il y a de plus semblable à soi-même. Petit poisson deviendra grand, si l’homme ne lui prête ver. Ce matin, la neige n’a plus de cicatrices : seulement de profonds vallonnements. C’est toujours ainsi après les grandes
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tourmentes. Les explosions psychiques ne laissent pas de bavures : elles creusent des cratères aux lisses angoisses qui ressemblent étrangement à un paysage paisible. Celui qui n’espère plus rien est un terrible optimiste. Les censeurs ne corrigent que les négatifs de la réalité. Ils savent bien qu’une image positive serait leur condamnation. Ils se donnent l’illusion de corriger le visage du réel, mais ils ne font que le défigurer. Ils ne créent rien. Ils admirent le talent, mais tronqué ; ils aiment les artistes, mais morts. Conseils d’un censeur à un jeune écrivain : Ce que tu oses penser, ne le dis pas. Ce que tu oses dire, ne l’écris pas. Ce que tu oses écrire, ne le publie pas. Ce que tu oses publier, ce sera très bien : incolore, inodore, sans saveur (de la quintessence de banalité). Peu importe que tu aies chaque jour sous les yeux une réalité autrement délétère. Notre rôle n’est pas d’assainir la réalité, mais d’en donner une image inoffensive. Il est vain de tenter d’échapper à un certain anthropomorphisme. Dès que le regard se porte sur le monde extérieur, ce qui est « chose » devient « objet ». Et si le sujet pose l’objet, la relation est inverse et réciproque. Ce qui est possible, c’est de démythifier ou de démystifier la relation sujet-objet. L’effort de toute la pensée, de tout l’art moderne tend à cela. Nouvelle intégration des rapports humains, sur le plan moral ; réévaluation des pouvoirs de l’homme dans la nature, sur le plan de la connaissance ; inventaire concret du mouvement et des formes, sur le plan de la sensibilité. Il en sortira malgré tout un nouvel humanisme, parce que c’est l’homme qui fait la synthèse, si dispersé, si dissous qu’il soit dans les poreuses recherches de l’analyse. D’ailleurs, analyse et synthèse ne se font jamais séparément, mais dans une même progression quantique, où ondes et corpuscules bourgeonnent en lumière.
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Patrick Straram — L’air de nager1
je dédie cette histoire monstrueusement sage, qui se situe à égale distance d’« Un poco loco » par Bud Powell et du quatrième Quatuor pour cordes de Bela Bartok, au camarade Zack Matalon. …tout est possible… Il s’agit seulement de bien interpréter. Alors, réfléchissez – Dites-vous que vous appartenez à un présent permanent, dans lequel vous jouez un rôle grâce à votre personnalité aujourd’hui matérialisée dans votre structure. Que celle-ci n’est pas arbitraire, mais justifiée. Je ne vous en dirai pas davantage. Concluez. Gustave L.S. Mercier … la vie érotique ne s’épanouit que lorsque l’esprit et l’instinct se trouvent en une heureuse concordance. Comme la sage Diotima le disait à Socrate, « L’Eros est un grand démon ». On n’en a jamais tout à fait fini avec lui, ou, si on en a tout à fait fini avec lui, c’est à ses propres dépens. Carl-Gustav Jung 1. De nature autobiographique, ce texte de Straram s’inspire, sur les plans de l’expression et du contenu, des activités de l’IL, la dérive, le détournement et la métagraphie. Ce qui explique pourquoi Debord l’apprécie bien, comme il le dit dans sa lettre datée du 25 août 1960. Ce texte rappelle, à certains égards, la forme du roman Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, qu’il a découvert en 1953, en tissant le récit principal de souvenirs passionnés, insolites, étranges, lyriques qui raccordent les événements en défiant le temps. Il a été écrit à une époque où Straram espère encore publier certains de ses récits, comme Les bouteilles se couchent qui raconte certaines de ses nuits passées à Saint-Germain-des-Prés, principalement au bar Chez Moineau. Voir Straram, Les bouteilles se couchent, op. cit. À notre connaissance, ce texte n’a jamais été republié.
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1 Le premier soir, au « Royal Saint-Germain », avait été préparé par Uxmal, donnant rendez-vous à Lory et Norwanja, et me disant d’en être… Il voulait réunir Norwanja et Patrick. Sur la foi du peu qu’il m’avait raconté et de rares photos surprenantes j’approuvais cette aventure. Dans un climat désorientant de déménagements de chambres et de manque complet d’argent, nous commencions à rire d’une mauvaise farce qui courait dans l’air. Uxmal partit pour être au « Royal » à l’heure. En ouvrant la porte de ma chambre pour sortir, je tombai sur Baptiste venu m’apporter des livres, et qui avait mille francs à me donner lorsque je les lui demandais, sans y croire mais confiant. Outre que cet argent permettait d’aborder une situation qui sinon aurait tourné court, j’interprétais l’incident comme un bon augure, un signe flagrant de bonne aventure. Ce hasard utile produisit sur moi le meilleur effet. Un mécanisme impeccable, c’était juste ce qu’il fallait. Au « Royal », Lory et Norwanja. Je connaissais la femme d’Uxmal et je voyais Norwanja. Les deux filles électrisaient l’air. La folie hurlante et la folie murée. Je me demande encore comment les deux couples n’ont pas provoqué une bagarre sanglante. Il y avait un tel souffle d’amour scandale et une présence à quatre tellement déplacée que n’importe quelle explosion, n’importe quelle cassure eussent été logiques. Je commandai des bouteilles de Sylvaner. (Le garçon, amené sans doute bien malgré lui à participer d’un événement incomparable en train de se produire, m’apporta finalement dans le seau à glace la cinq ou sixième bouteille mieux enveloppée dans la serviette, et me glissa que c’était du Traminer, qui coûtait le double mais qu’il me chargeait au prix du Sylvaner seulement…. Je crois que ce fut la dernière bouteille, comme si je n’en avais commandé tant jusque-là que pour arriver à celle de Traminer de cette façon…).
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Je me souviens avoir parlé avec Lory de quelques danseuses, dirigeant la conversation sur un terrain-limite de la banalité et des conséquences bouleversantes, la terreur ou l’amour supposés avec un plaisir malin derrière chaque petit mot courant. J’ai perdu absolument tout souvenir des quelques mots échangés avec Uxmal et Norwanja. Ce n’était pas la première fois que Lory et moi nous attirions mutuellement à ces jeux de société qui sèment de la mort éparse ou font l’affection complice et indélébile. Le côté si essentiellement provisoire, bref, météorique même des quelques rares rencontres entre Lory et moi, et chaque fois dans une ambiance dramatique dégagée de toute initiative personnelle – nous n’étions pas concernés ou l’étions ensemble, même si aux antipodes l’un de l’autre –, ne manque pas d’être comme le sceau nécessaire et suffisant à ces vertiges, dont celui-ci, au « Royal », allait me laisser lié à une fille pour la première fois depuis la veuve blanche et noire un peu détournée repartie pour Téhéran, et allait être le dernier. Sans que rien ait pu le faire prévoir, c’était la dernière fois que je voyais Lory, ce qu’il m’arrive souvent de regretter… Si Uxmal fut l’instigateur, il est possible qu’il ait été lui-même légèrement dépassé par la suite, Lory surgie pour s’approprier cette nuit qui devait réunir Norwanja et Patrick, et la marquer de son influence. Cette conversation que j’avais entamée avec Lory, et qui dut passer insensiblement à du véritable délire alcoolique trop lucide sans que nous fassions mine de nous en apercevoir, laissant tomber les deux autres, de quelque façon elle me paraissait la seule attitude valable pour rencontrer Norwanja. Me trompai-je tellement ?… J’étais bien satisfait. Dans ce climat, je me sentais calme, léger, attentif, féroce. Je me prévoyais, quoique très au-delà de la réflexion ordinaire bien sûr, le petit carnage auquel j’allais me livrer selon toute probabilité. Avec une dose incomparable d’indifférence ou le sens inné du défi ?
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Tant que nous étions restés au « Royal », j’avais nagé dans le courant double d’une ivresse lucide bonne à alerter l’esprit. Dès que nous sortîmes dans la nuit froide et éclatante, je laissais jouer l’ivresse, maîtresse, conservant la lucidité sans lui laisser montrer le bout du nez. Au carrefour, je volai une gerbe de glaïeuls de deux mètres de haut. Pour Norwanja, ou pour Lory, ou pour la mère M… la patronne du bistro où nous allions maintenant, ou pour la barmaid de ce bistro, mais l’ai-je jamais donnée à l’une ou l’autre, ou plutôt ne l’ai-je pas posée à l’entrée du corridor qui conduit de la rue Du Four à la cour intérieure derrière le petit bistro ? Je commandai du vin blanc, ce vin blanc doux qu’ils servaient chez M…, atroce, qu’il était scandaleux de boire sur le vin d’Alsace. Uxmal pouvait maintenant attendre le pire, et s’en réjouir ou fâcher. Dans ce bar louche minuscule où j’ai passé des jours et des jours de ma vie – le cabaret de la dernière chance –, l’apparition des deux couples provoqua un ravage moindre qu’au « Royal » mais attisa mieux les colères (deux couples ?… un couple, une fille, un garçon). Sans être vraiment au courant, ils étaient capables de se douter, au M… En même temps que je poussai tout à bout si manifestement ivre et bousilleur, le climat d’hostilité chez M… achevait de nous cogner l’un contre l’autre, à ces points d’ultime vacillement qui peuvent aussi bien être soudain s’immobiliser, intouchables, que dévaler les pentes à une vitesse de bolide, tous risques déployés. Je n’ai pas vu partir Lory. Où l’avions-nous accompagnée à la station de métro Mabillon ? À moi la crise : elle m’a quitté, bien sûr, pensai-je. Nous décidâmes, Uxmal et moi, d’emmener Norwanja à Auteuil écouter une émission dramatique dont les plus récents épisodes se déroulaient à Saigon de façon curieuse. (Une réalisation intelligente et attachante de Stéphane Pixella.) Grosse perte de temps à « La Pergola ». Manie d’ivrogne pour jouer le jeu et son scandale, j’avisai une serviette en cuir posée au pied du bar et l’emportai en sortant. Le propriétaire de la serviette me rattrappa au haut de l’escalier du métro. Il me poussa
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en m’arrachant sa serviette, je roulai au bas des marches. Uxmal et Norwanja étaient devant. Uxmal accourut. Mais j’étais déjà relevé, marchant vers le type. Uxmal devait me raconter plus tard que j’avais pétrifié l’homme en hurlant que j’allais lui casser la gueule d’une façon qui exprimait clairement que j’allais l’abattre pour de bon. S’il n’y avait eu l’attroupement habituel, houleux et bête, des curieux qui l’empêchait de reculer, l’homme aurait fui. J’eus l’habituel éclair, auquel je dois d’être encore en vie malgré trois ou quatre histoires bien parties pour ne pas pardonner, j’avisai l’un des témoins faisant des signes ou interpellant, et je lançai à Uxmal de me suivre en courant, la police arrivait, toujours prompte à comprendre un témoin… (Cet éclair d’une fraction de temps avant l’événement, j’en vois la plus mystérieuse et la plus éclatante action dans cette nuit dont je ne peux faire ressurgir depuis des années, dont je n’ai jamais pu à aucun moment faire ressurgir le moindre souvenir, le plus vague indice, ni physiquement, ni mentalement, et pourtant j’ai essayé… Interdit depuis plusieurs semaines à « La Pergola », sans avoir jamais pu me le faire expliquer, je suivis un matin Pierre qui arrivait de Bruxelles, et la patronne nous raconta l’histoire. Un soir je m’emparai d’un de ces pots de grès dans lesquels on verse l’eau et les cubes de glace pour servir avec le Ricard, et je sortis avec. Le patron et deux ou trois clients m’observaient par la fenêtre. J’avais laissé un homme descendre quelques marches de la station de métro, je suppose que je ne l’avais jamais rencontré, et j’avais lancé le pot sur lui. Je l’avais blessé à l’épaule. Prenant connaissance de cette histoire dans tous ses détails et ne pouvant rien, absolument rien me remémorer, j’en avais déduit qu’il m’était peut-être resté une certaine disponibilité physique mais que pour le reste seul l’inconscient avait agi, et à des profondeurs de sommeil muré par l’alcool. C’est ici qu’intervient la fraction de temps avant. Le patron et les deux ou trois clients s’étaient précipités. Mais ils n’avaient pas eu le temps de m’agripper, je courais déjà, et je courais plus vite que tous ceux lancés à ma poursuite. Apparemment en direction de la rue de Rennes, par la rue Du Four, et peut-être ensuite louvoyant dans les petites rues entre les
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Canettes et Saint-Sulpice. Courais ? Si vite ? Et pas moyen de me souvenir de rien ? Ce qui devenait hallucinant c’est que presque aussitôt la police avait été alertée et que plusieurs cars avaient fouillés l’espace restreint dans lequel je devais être, tournant plus de deux heures. On ne m’avait pas retrouvé. Il m’est impossible de faire rejaillir en moi le moindre petit déclic. Comme si tout s’était déroulé sans que je le sache, sans que j’enregistre rien, même dans l’inconscient que le récit aurait pu mettre sur la voie, réveillant en lui un souvenir même confus.) Je dédiai ce contraire exact du rêve à la confiance que j’ai toujours faite à l’inconscient aux points critiques de ma vie, et à Norwanja, en me demandant ce qu’elle pensait, ce qu’elle ou moi attendions, et sûr que nous le savions l’un comme l’autre, mais qu’aucun geste ne serait escamoté, dussions-nous pour escamoter quelque chose nous réserver l’issue de notre amour. Je l’avais vue pour la première fois il y avait moins de deux heures, je la considérais déjà à moi. Il y avait du Uxmal là-dessous, un de ses sortilèges simples comme bonjour et intelligents. Nous passâmes à l’appartement de mes parents. Le poste de radio ne fonctionnait pas. (Je ne passais presque jamais chez mes parents, habitant dans une chambre sous les toits dans le même immeuble, mais vivant séparé d’eux depuis trois ans.) Je montai dans ma chambre par l’escalier de service, et m’écroulai sur un matelas dans les décombres inextricables, disloqué dans une ivresse qui me fauchait, disant à Uxmal d’aller chez lui avec Norwanja écouter ce qu’on faisait à Saigon. Réveillé tôt le matin par une crise de foie. Depuis un an cela se répétait à intervalles irréguliers. Crampes terribles. Pas moyen de vomir. Un atroce déchirement de l’intérieur, par saccades grattant sous les nerfs et tordant les organes. J’avais rendez-vous avec le compositeur Tony Aubin au « Café des Indes ». J’allai prendre le métro à Passy. Dimanche matin aux vides soupçonneux, presque de l’allégresse pourtant en vue dans le creux subit, malgré la triste allure. Au lieu de changer à La Motte-Picquet Grenelle je descendis dans la rue, j’avais trop mal. Je mis une demi-heure
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pour marcher jusqu’à l’école Militaire, devant m’arrêter tous les quinze pas, plié en deux par des élancements intolérables. En peu de mots je prévins Tony de la crise. — Dépêche-toi, bonhomme. Dans dix minutes je vais à la chasse. Qu’est-ce que tu bois ? Je commandai un café crème. Lorsque j’eus avalé le liquide, j’allais un peu plus mal. — À moi de commander. Donnez-lui un calva, patron ! J’étais écœuré. Je bus les dents serrées. Tony m’en fit avaler un second « cul-sec ». Avec une rapidité déroutante le mal décrût, cessa bientôt. Je ne sentais plus que cet étrange balancement des tissus, comme si j’étais fait d’une matière à la fois de gaz et de sang plus légers que l’air, balancement interne caractéristique des lendemains de très grosse absorption d’alcool. Tony partit en me laissant cinq cents francs (outre le renseignement profondément utile : en cas de crise de foie, y remédier aussitôt par deux ou trois verres de calvados). Je marchai un peu avenue Rapp. Grésillement de lumière, fais ceaux faisant tache en étoile au point de touche contre les glaces. Insoucieux et l’esprit en quête. J’entrai dans un bar-tabac, achetai un paquet de Gitanes, commandai un Beaujolais et demandai un jeton de téléphone. — Allo ? Norwanja ? — Oui, c’est moi… — Patrick. — Comment vas-tu ? — Pour le mieux… Tu veux que nous nous voyions cet aprèsmidi ? — Non. Tu me préviens trop tard. — Bien. Je te rappellerai plus tard. Au revoir Norwanja. — Oui, rappelle-moi. Au revoir, Patrick. J’aimai qu’elle m’ait tutoyé. Je ressortis et dérivai, stoppant au « Bar des Théâtres » de mes culminances avenue Montaigne, longeai les quais jusqu’à Dauphine ; toujours vif et joyeux, comme le recommandait Henry Miller qui savait de quoi il parlait, puis je rencontrai un ami
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d’Uxmal qui m’offrit quelques verres, le cinéma et finalement une nuit fabuleuse d’alcool, une nuit en fusée contenant toute la gyroscopie de circonstance… J’avais revu la fille quelques jours après. Nous avions eu l’impression de faire connaissance et de nous être retrouvés longtemps auparavant. Périodes simples, graves, amicales, d’observation réciproque. Très peu de gestes, très peu de mots entre nous. Un calme inouï, à la fois solennel et dépouillé, bien porteur de sa furie et de sa malemort. Beaucoup d’aisance complice de part et d’autre. À noter : une belle promenade par le bas d’Auteuil, et une tasse de thé bien parfaite chez Uxmal, qui était en train de perdre Lory. 2 Lorsque je rencontrai Lauren nous avions à peu près compris Norwanja et moi que nous allions nous quitter. Nous avions tout poussé infiniment trop haut, sans prendre garde aux réveils harcelants. Nous nous représentions (ou moi seul ?) notre couple comme une mécanique superbe. À de confortables et enivrantes hauteurs, où l’on se gèle, où l’on se transforme en statue de sel. Or, elle fonctionnait à grand peine, cette mécanique superbe. Nous en avions trop l’un et l’autre sur la conscience et sur le sexe pour avoir une seule chance de nous entendre. Il était assez âcre de le savoir mais de ne pouvoir arrêter les corps occupés à leurs ravages. La malédiction sexuelle opérait sur des merveilles, nous pouvions juste avoir la décence de ne pas nous plaindre et valoir mieux qu’un sort. Elle m’en voulait de ricaner comme un cancer de la destruction. Je lui en voulais d’être figée là où elle brûlait d’exploser et d’exploser là où elle brûlait d’être figée. Nous atteignions ces points d’une rare dislocation où l’homme se sent bien vivant dans les heures cruciales du cauchemar
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sexuel seulement, nous recherchant sans cesse dans le jeu jamais accompli du plaisir qui dévorait. Nous aurions eu besoin de six mois de vacances en pays chaud, avec villa qui nous corresponde au bord de la mer, alors que je vivais dans la rue et les bars louches des longues nuits, et Norwanja dans l’immense appartement derrière la Trinité, où l’on s’occupait trop de langues orientales, de chimie de la peinture et de l’histoire du pouvoir des clefs – on se [sic] retrouve calée sur Monsieur Teste et le Traité des formes mais vidée, maladroite et exacerbée à rechercher sa ration. Nous avions en commun une volonté de contrer les démarches de l’esprit qui entraîne très loin. Déjouer le jeu. C’était, réciproquement, la plus belle preuve d’amour. Désespérée, forte, même sachant qu’il faudra rompre plus tard, pour une rigueur, les yeux ouverts, amour ou non. Nous prenions ce risque luciférien avec le goût des catastrophes qu’ont les êtres trop doués pour une conscience à fleur de peau. J’avais joué trop violemment avec Norwanja, tout en nerfs mon masque pâle et noir de la rue Blanche… Nous menions deux parties sans merci qui éloignent aux antipodes l’un de l’autre, sur l’axe malin que nous aurions dû mieux respecter. Elle n’en savait qu’une face, femelle qu’elle était. Il ne servait à rien que je vois aussi à travers puisque je me refusai d’intervenir. Je pensai parfois à nous comme à un couple des sexes abolis, et c’était par la grande faim du sexe de Norwanja que j’avais à la perdre. J’épousai Lauren. Un quatorze juillet que j’avais passé à fumer de l’herbe tendre dans les lampions de bals populaires, je retrouvai Norwanja dans le lit d’Uxmal. Colombie-Britannique. Petit séjour de l’immigrant, sans l’être naturellement. Un temps de la misère et de l’hystérie sur le continent pâle au nerf de bœuf. Encore que trois années assez infectes, moral excellent. Avril 1957. Dettes. Menaces. Chantages. Rien ne manque.
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Mort ou vie, à crédit ? Je fais les petites annonces. Pendant que ma femme, sans l’apprécier, est serveuse dans un café de Revelstoke, de six heures du soir à deux heures du matin. L’homme qui me loue sa maison insalubre – une des opérations à succès qui lui firent faire fortune pendant la Dépression, on ne « parvient » pas autrement, dans ce pays – vient se répandre en insultes très gratuites, et va m’envoyer le shérif pour saisir les quelques chaises, le poste de radio et le matelas parce que, sans travail bien involontairement depuis février, je lui dois soixante dollars. Je reste en chambre. Disques. Radio la nuit. Je suis à la machine à écrire nuit sur nuit. Livres, images, documents dans des caisses clouées. L’amour à côté. Avec les complexes qui rebondissent à la surface dans cette ambiance de la petite misère dure, les rébellions, les revendications, les rages, les jalousies, les peurs, les sarcasmes, les chantages moraux, les insultes, l’amour au divorce, les drames latents et les drames accrus – c’est pourtant l’authenticité et le plaisir d’une aventure qui m’importe. Lauren est trop ma femme et pas assez femelle pour jouir et faire jouir. C’est pourtant un érotisme que nous jouons. Je laisse la fille se débattre. Parce qu’on ne mêle pas à l’amour des problèmes économiques ou sentimentaux, des scrupules, des encouragements, des traitements salutaires (notion pourrie du salut qui s’infiltre jusque dans l’amour !) – je ne compromets pas l’amour. À Lauren de savoir si elle veut de son amour plus qu’elle ne dépend de l’existence pour coulpes vaniteuses. C’est une histoire très vieille redevenue d’actualité, et qu’il serait de très mauvais ton d’écarter. On est seul à savoir. L’amour met à bout. C’est pourquoi il n’est jamais inutile, même lorsqu’il casse. Je suis calme dans l’hystérie et féroce dans la nausée. Tous les avenirs restent plausibles. Tous les prétextes sont toujours bons pour les ruptures, et toute chance reste à la portée de qui veut prendre.
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Tout ça finira fort bien ou fort mal, mais fort. J’écris. Et je fais les petites annonces. 3 En novembre 1956, pour un projet de roman – mais jusqu’à quel point au-delà du roman désirai-je pour moi-même une représentation enfin « achevée » ? – , j’ écrivai : Norwanja, c’est une Diane au bain par Cranach, et « L’air de nager ». Ce premier soir au « Royal Saint-Germain » lorsque j’ai vue Norwanja, il me semblait qu’une ressemblance inexplicable mais insistante… Peu de jours après, dans ma chambre au septième étage rue Massenet, j’éprouvai le besoin nécessaire de refeuilleter « L’amour fou ». Je fus assez long, comme toujours, sans avoir jamais pu m’expliquer pourquoi, à retrouver la photo de la page 92. Je tiens à cette photo comme à quelques images ou quelques objets qui ont dans ma vie une immense valeur émotive, durable, stimulante. Elle me suggère chaque fois une sorte de panneau à double signification : et un négatif je ne sais comment alchimique, et une affiche détrempée de music-hall. Dans le premier cas, le ton est trouble, dans le second d’une netteté frappante. Dans les idées sans cesse, je finis par admettre que je me place sans doute vis-à-vis de cette photo comme face à une illustration de ma propre dualité, ancrée en moi depuis l’enfance et pas prête de s’interrompre : l’exhibitionnisme et le désir de la plus grande solitude. L’exhibitionnisme, ordinairement nocturne, révélé ou exploité le mieux dans la nuit des deux faces, la sombre murée et la giclante d’éclairs comme des prophéties dont on ne s’échappera plus. Le désir de la plus grande solitude, d’un mouvement physique lié à une véritable immobilité intérieure, dynamique par le paradoxe assez proche de ce que j’éprouve avec une rare acuité dans nager. Longtemps, seul, au large, renversé dans l’oscillation monotone et impesable de l’eau, renversé dans la continuité dure et souple
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de l’acte de nager (énergie nerveuse et détente jointes à un même moment de la pensée et de l’agir), renversé dans la sensation fabuleuse d’effort et de repos équivalents, comme une incroyable glissade et comme un brassement impeccable, renversé dans l’énorme force de mer ou de lac et dans l’immense étendue plane de ciel, renversé dans les bouillonnements par l’intérieur et les soleils éclaboussants au-dessus qui ne s’opposent plus mais correspondent, renversé et dans la plus complète des maîtrises, à la fois la plus innée comme un désir et la plus nécessaire pour survivre. J’ajoute que j’aime le mieux nager sur le dos, par battements des bras jetés en arrière, jusqu’à épuisement du souffle, et alors je cesse de nager, restant dans la même position jusqu’à l’envie de repartir, et ceci indéfiniment, les yeux grands ouverts, en haut, emplis de ciel à plein soleil, comme si l’effet visible était le seul qui puisse concorder au maniement du corps dans l’eau et à la conscience de la nage toujours « renversante » assez. Depuis des années, peu de moments ont été plus satisfaisants pour moi que ces moments d’isolement où je vis d’une vie à l’échelon supérieur (ou inférieur ? mais c’est exactement la même chose). II faudrait un couplage de la Pavane pour une infante défunte et de Fontessa par le Modern Jazz Quartet, ce serait le son pour [sic]. Il faut encore noter que j’ai parfois aimé nager avec quelqu’un, mais qu’il n’y a jamais eu quelqu’un avec qui nager dans cet état de culminance, état dont tout porte à croire qu’il s’agit de somnambulisme en plein jour et de conscience du rêve. Fait assez significatif. Enfin, à « si j’admirais qu’on eut pu rapporter la démarche féminine à la danse, je jugeais beaucoup moins heureux de l’avoir rapportée à la natation » j’ajoute qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit d’associer la démarche d’une femme à la nage, mais que la femme parfois dans certaines danses (peuplées d’algues est une expression que j’avais employée il y a des années pour un ballet dansé par l’extraordinaire Yvette Chauviré), et bien souvent dans l’amour, a immédiatement fait surgir en moi l’idée, la sensation de nages. Par quel rapport d’ondes ou mythologique ? l’état [sic] physique comme l’état mental de la femme dans les excès extrêmes de l’amour m’ont toujours paru instantanément interprétables par le récit où l’évocation de nages (tout un cha-
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pitre d’un roman depuis abandonné, racontant l’afflux inconscient d’une fille aux portes de l’amour, lorsqu’elle danse, soudain, dans une cave, était entièrement raconté par la description d’une nage, moitié à la surface de la mer et moitié sous la mer). Je regardai une fois de plus cette photo, comme si son contenu véritable servait à définir une vie à deux temps : les nuits peuplées des villes, l’isolement dans la mer en plein ciel le jour. J’eus la révélation brutale de cette ressemblance qui m’avait frappé le premier soir : la figure, au contour si nettement découpé, et la face si trouble de la fille dans « L’air de nager » – le visage de Norwanja. Il ne peut s’agir que d’une coïncidence. Mais pour la pensée qui ne se contente pas des coïncidences, cette rencontre fera tirer à perpétuité des plans sur la comète. Et si faire nager Norwanja dans un bocal pour prendre une photo identique et comparer reste une entreprise qui me tient à cœur, pour l’instant tout est à concentrer sur la figure. Les deux corps s’opposent. Dans « L’air de nager » le plus obsessionnel a toujours été pour moi la poitrine – il est probable que l’imagination des seins pendant dans l’eau y est pour beaucoup, cette pendaison perdant tellement toute veulerie, exempte de tout affaissement, pour devenir une dureté comme le durcissement des seins dans le plaisir, seins dressés vers le bas. Norwanja n’a pas de seins. Sa poitrine plate est l’ébullition au rouge de son corps pour fornications mémorables et lucides. Le centre infernal du corps de Norwanja. Une autre comparaison à faire d’emblée porterait sur l’idée de lieu. « L’air de nager », et je l’ai regardé pendant des heures, exprime jusqu’à l’angoisse la situation de LA FEMME EN BOCAL. Une belle torture de chasse dans le rêve… Il serait amusant que prenant Norwanja dans de semblables conditions j’obtienne une différence. Par exemple, ce à quoi je pense automatiquement au fur et à mesure que je l’écris : un vitrail de cave souterraine, sorte d’espace sans volume, et dont je suppose qu’il serait l’image requise pour produire l’état d’ambivalence nécessaire à des rythmes et gestes initiatiques pour culte érotique.
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Est-ce si faux, ma Norwanja des eaux noires et givrées, à des profondeurs de gouffre, dans une ambiance destinée à une célébration mêlant un mysticisme circonstanciel et sexuel ?… Les gravures sur la pierre, dans l’eau… La phrase qui suivait, « si je te fais remonter à l’air libre », indiquait que l’important était passé, qu’on se reposait du crucial, l’air de nager, la femme dans un bocal, mon envie de faire nager Norwanja dans les mêmes conditions et de la photographier pour obtenir peut-être une « différence »… Si je te fais remonter à l’air libre, Norwanja, tu es la réplique de la Diane au bain, dans un décor magnifiquement clair et d’un symbolisme limpide. Il est remarquable qu’à des siècles de distance et de conception, le reflet morphologique de Norwanja soit associé de manière aussi persistante à l’eau. Après l’amour, le repos dehors nue pour se sécher. C’est, à n’en pas douter, se placer sous l’influence de la Kouan-Yin. Je me souviens mal de ce Cranach. Je l’avais découvert dans peutêtre un « traité des volumes », par Lhote ou quelque autre. Je n’ai même pas le dessin dans la tête. Sinon que c’est une femme par Cranach, aux membres d’une nervosité flexible étonnante, qui savent aussi se figer dans des pauses tranquillement fraîches et rien de plus, nerveux et toujours empreint de cette bonhommie aguichante qui revient sans arrêt dans le désir au Moyen-Âge. Tête et ventre qui captent toute l’attention. Petit ventre rond, maternel, avide, comblé, rebondi, pour caresses et morsures, sphère courtoise et diaboliquement luxurieuse. Figure de la même matière, ronde, d’orfèvrerie et d’appétit. Norwanja a le ventre plat et la figure slave de danseuse ou de voyageuse, au masque dur et simple qui prend d’étranges beautés ensorceleuses sous des fards toujours jaunes bruns ou ocres, troué par le rouge noir de la bouche et les yeux profonds. (Aussi bien la figure nue battue par les vents de l’océan ou de la steppe que les maquillages pour pas de deux des Ballets Russes.) Il y a donc peu de rapports avec une femme peinte par Cranach.
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Et pourtant je sais que, comme elle est si paradoxalement « L’air de nager », Norwanja est la Diane au bain. C’est qu’au-delà de l’antinomie des corps (ce serait déjà un rapport difficile à négliger), il y a cette identité, rare à notre époque de l’ignorance confortable, d’atelier, d’alcôve, de balcon, de jardin minutieux comme un code de la galanterie et un code de l’amour. Traits soumis et rusés, rêve et parure. Regard d’animal et de courtisane, de porcelaine et de lait chaud. Et la bouche de reine, ultime bijou de nacre plus nacré d’être promis à la plus foudroyante lubricité mystique, féroce, princière, grossière, sauvage, raffinée, mêlée de chasse, de croisade, de tapisserie de Charles le Téméraire de tombeau de Charles-Quint, d’architecture du château symbolique dans la contemplation et le fanatisme, de viol, de médecine de l’âme et de festin du corps. Si belle, Norwanja, si vivante, d’être simplement belle dans une optique foncièrement moderne qu’on peut définir par la force tranquille et libre du désir d’être aimée, baignant visage et corps de toute la tendresse féminine marquée par les stigmates d’un monde en délire, où c’est justement la dernière chance, cette volonté de joindre à l’érotisme sa pensée, qui détériore et immacule – les femmes du vingtième siècle sont belles comme signes ou ne sont plus belles –, belle à ne pas tromper sur ce qu’elle supporte et calcule et espère. Belle d’y ajouter naturellement la féodalité et la passion de toutes les filles peintes par Cranach (Lory peinte par Peter Christus), sibylles et chèvres. Diane au bain plus particulièrement par « L’air de nager » d’abord. J’écrivais plus loin, sans doute poussé par le besoin d’ajouter à une dynamique sa représentation : Retrouvé ce matin sous une pile de livres ce papier découpé que m’avait envoyé Uxmal : « Grande statue de Kouan-Yin (Chine, dynastie des Kin, XIIeXIIIe siècles). – S’il vient à quelqu’un l’idée de te nuire et qu’il te jette dans une fosse de feu, invoque la Kouan-Yin. La fosse de feu se changera en un étang d’eau. Tel est le pouvoir que les textes boudhiques du Lotus de la bonne loi accordent à la Kouan-Yin. La
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divinité est représentée ici dans l’attitude du délassement royal. Il est amusant de constater combien la conception orientale du repos est différente de la nôtre. Au lieu d’être rigide comme la plupart des statues médiévales de nos cathédrales, la Kouan-Yin est assise dans une attitude d’une élégante souplesse. C’est une femme qui accepte la vie et la sensualité. (Compagnie de la Chine et des Indes.) » Il est amusant de constater… Oh ! ma Norwanja ! Je t’ai placée sou son influence… Presque chaque mot… Toi qui brûlais, et je m’y suis brûlé… Dans le projet de roman, journal, je terminai en notant les motifs dans « Tournesol » d’André Breton qui me concernaient de très près bien avant que je lise « L’amour fou », et que d’une certaine manière j’avais épuisé ou définitivement fixé pendant ma liaison avec Norwanja – (ces conversations délirantes pour apaiser les corps, et c’était vraiment construire à même la vie…) – : « les Halles à la tombée de l’été », « sels », « le pour et le contre », « aux seins de la belle inconnue », « des significations parfaites », et surtout, bien entendu, « Tournesol », qui ramène « À Paris la Tour Saint-Jacques chancelante » de mes quatorze ans où tout commence, qui contient du premier souffle et pour jusqu’au dernier ce qui fait de moi ce que je suis, dont « L’air de nager », la Diane au bain, Norwanja, ma Norwanja de tous les délires cumulés vers l’impossible lucidité de l’amour… L’amour dans la compréhension claire et dynamique des images qui le racontent, qui le font, racontent, font… 4 J’écrivai ces pages en novembre 1956, alors employé à marquer le bois pour les ventes, sur un chantier de Revelstoke, travaillant très dur, cinquante, cinquante-cinq heures par semaine, payé presque assez pour subsister. Peu après, le chantier devenait intenable, et la misère commença pour ne plus s’interrompre. J’abandonnai mon projet de journal.
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Avril 1957. Je reste en chambre, à écrire et à faire les petites annonces. WANTED young married couple who are free to travel, to handle one side show with traveling road show. This is a wonderful opportunity to get into business for yourself with no investment. If interested, phone Roy Cooper, 4263, Kelowna, B.C. Lorsque nous répétions avec François Seiler, dit Duck, dit le Canard de la Dragonne, aujourd’hui du T.N.P. et resté le même étonnant viking admirateur sans borne d’Alfred Jarry, lorsque nous répétions du Molière, du Marivaux et des nô japonais dans un sous-sol de la salle des Théosophistes square Adyar, dans l’avenue Rapp, pour aller jouer dans des écoles et des « salles des fêtes », nous avions surtout en vue la tournée à travers la France, prévue pour l’été, absolument à la dérive. Cette tournée n’eut jamais lieu, n’eut pas de suite non plus le projet d’entrer dans un cirque – (parce que celui qui dirigeait la petite troupe, je ne me rappelle plus son nom, il avait tenu le rôle du plus jeune à la création à Paris de « Morts sans sépulture », la pièce écrite par Sartre sur la Résistance, se contenta d’emmener sa femme aux colères maladroites et veules, et un guitariste, un ouvrier de chez Renault, dont on commence à entendre le nom sur les ondes, nous laissant sur le trottoir, en plein soleil, en plein soleil !…, la veille du départ, une petite saloperie parmi d’autres, le Canard de la Dragonne et moi avions l’habitude, et ça n’en ferait jamais qu’une autre, parmi toutes celles qui avaient précédé et toutes celles qui suivraient, chacun occupé à se formuler un tempérament et un comportement, toutes les petites saloperies du genre utiles…). Mais l’envie de s’accrocher à une troupe et de faire la route avec un masque et une parade, cette idée subsistait, qui comblait plusieurs envies-types, celle de l’évasion, celle du nomadisme, celle du jeu, celle de foire qui cumule l’archétype antique du sacré et l’archétype plus récent du chapiteau, gens du voyage…
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La possibilité de joindre une foire est une tentation bouleversante. J’ai vraiment envie de tout casser, d’abandonner domicile (d’ailleurs toujours si provisoire), meubles, garde-robe, livres, disques et batterie de cuisine, et d’aller tenir une baraque ou crier une attraction, de ville à ville, de place de village en place de village. J’ai vécu six ans à la dérive dans Paris, d’où je partais n’importe quand pour l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre ou simplement des provinces françaises à au moins cinq cents kilomètres, revenant n’importe quand dériver dans Paris. Depuis mon arrivée au Canada j’ai essayé de m’astreindre aux limites vite atteintes d’une existence de travailleur régulier. Cette existence de sédentaire coince dans la pire nausée, et la plus stérile. C’est un instinct profond en moi et lumineusement logique qui me commande d’opter pour cette vie nouvelle de nomade, et de forain, ce poète ultime d’un surréalisme bien réel. Ma femme est douteuse. Elle est partie servir au café lorsque j’obtiens Kelowna au téléphone. — Allo ! Roy Cooper ? — Oui… — Qu’est-ce que vous proposez comme travail, dans ce show ? — Ah ! Et bien, voilà. Il faut un couple, n’est-ce pas… — Oui. — Et pendant que le mari vend les tickets, en faisant le baratin, la femme en maillot de bain s’expose dans un bocal… C’est l’attraction de la femme dans un bocal, n’est-ce pas… — Oui. — Vous voyez, je n’ai pas de show-girls cette année, et je compte sur cette attraction pour… — Oui. Je vois. — Il faut un troisième personnage, un jeune homme… Mais on trouve toujours n’importe où ce jeune homme… — Qu’est-ce que vous faites ? — Ici, d’abord. Puis Vancouver Island. L’intérieur de la Colombie. L’Alberta. Saskatchewan. Manitoba. Et au nord jusqu’à Prince George et Prince Rupert…
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— Mm… — Nous fournissons tout le matériel, et vous êtes entièrement responsable de votre numéro. Nous faisons fifty fifty… — Je n’ai pas un sou, pas de voiture. — Vous avez des enfants ? — Deux garçons, trois et deux ans. — Difficile, ça… Voyez-vous, ma petite fille habite chez une tante. Nous ne la prenons avec nous que l’été… Ma femme et moi, nous voyageons en voiture, n’est-ce pas… — Je… — Il vous faudrait une voiture et une roulotte, n’est-ce pas ?… — Comment puis-je vous voir ? — Et bien… Mm… Vous voyez, quelqu’un m’a téléphoné avant vous et vient me voir mardi. Il vient de Vancouver, n’est-ce pas… Je pourrai vous rappeler, peut-être. S’il ne fait pas l’affaire, n’est-ce pas, nous pourrions prendre un rendez-vous… — Patrick Straram, 2269 à Revelstoke. — Parfait, Pat… Vous voyez, c’est l’attraction de la femme en bocal. Il faut qu’elle soit assez belle, n’est-ce pas… Nous faisons la route à peu près neuf mois par an… — Bien… Rappelez-moi si ce type de Vancouver ne marche pas. — Oui. Oui, c’est cela, Pat… C’est ça… Au revoir ! — Au revoir… Cette histoire de jeune type qu’on trouve partout est magnifiquement louche. Neuf mois par an sur la route, je devrais foutre le camp immédiatement… LA FEMME EN BOCAL ! Quel cirque ! J’entends ma femme demander si je ne peux rien trouver d’autre pour vivre qu’exposer dans un bocal ses seins et ses cuisses. Et je fais les petites annonces. Le Roy Cooper ne rappelle d’ailleurs pas. Mais c’est une histoire à faire rêver, Norwanja… Revelstoke, avril 57
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Serge Garant — Dire une musique d’ici1
La véritable tradition se crée : on n’en hérite pas.
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« Le grand avantage de la nouvelle Place des Arts : les dames pourront porter de jolies toilettes pour assister au concert, alors que la salle du Plateau ne s’y prête guère ». Opinion d’un monsieur qui choisira peut-être demain le compositeur à qui commander une œuvre… : Notre seule qualité : la prudence ; notre seul appétit : la sécurité. Peut-être devrions-nous fabriquer des montres… Avant que d’éduquer le public, il faudrait éduquer les critiques ; et, avant ces derniers, les musiciens. Et puis, on n’est pas critique musical, ici, mais critique tout court. Cela donne le droit de parler musique, cinéma, peinture, poésie, théâtre, etc. Dans cette tour de Babel, il est devenu bien gênant de ne parler qu’une langue. Afin de se protéger sans doute, les héritiers de Scudo ont décidé qu’on ne pouvait être à la fois compositeur et critique. Les pires ennemis de la musique : les mélomanes. Aux simples compromis, il faut préférer la prostitution intellectuelle : c’est la seule qui rapporte et elle offre le grand avantage d’être recommandée par les plus hautes autorités. 1. Musicien, compositeur et chef d’orchestre, Serge Garant a contribué à la diffusion de la musique contemporaine au Québec, notamment en créant de nombreuses pièces et en écrivant plusieurs articles sur le sujet. Son texte « Dire une musique d’ici » a été repris dans un ouvrage qui rassemble ses textes. Marie-Thérèse Lefebvre, Serge Garant et la révolution musicale, Montréal, Louise Courteau, 1986, p. 107.
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La critique, « dans la mesure où elle reflète l’opinion moyenne du public, élève une digue aux excès révolutionnaires aussi bien qu’aux entreprises des auteurs médiocres, mais intrigants ». (Machabey) Extrait du sinistre « La Musique des origines à nos jours » de Larousse. « Les chefs d’orchestre font le trottoir sur la musique des autres ». Le mot est d’un grand compositeur contemporain. Stockhausen doit peut-être une bonne part de son succès ici au fait d’avoir écrit une œuvre religieuse, « Le Chant des Adolescents ». Cela est si rassurant… Pour ceux qu’effraie encore Webern : il faisait sa prière à genoux matin et soir. On peut prédire sans crainte que les silences de Webern envahiront de plus en plus la musique canadienne. Hélas ! La musique canadienne : une aérogare. Tous les styles s’y donnent rendez-vous, en attendant le prochain départ. Les professeurs de musique : des assassins spécialisés. Le rôle du révolutionnaire d’hier : étouffer celui d’aujourd’hui. Aussi bien, la révolte est impossible ici : nous n’en sommes qu’au défrichement. Il ne suffit pas de savoir compter jusqu’à douze. Vous faites du dodécaphonisme, m’assurez-vous ? Dommage. Mieux vaut jamais que trop tard. « J’espère que vous ne reniez pas les classiques », me disait quelqu’un. Peut-être le faudrait-il, en effet. « J’aime toute musique, si elle est bien faite ». Trop d’amour nuit. Je ne doute pas de votre sincérité. Mais peut-être devriez-vous apprendre à mentir. Personne n’a raison, sans doute. Mais certains ont moins tort que d’autres. « Je sais bien que la musique canadienne ne vaut rien, de se plaindre un compositeur, mais faut-il le dire ? » Rien, il est vrai, ne nous y oblige, sinon ce stupide et indéracinable espoir qu’un jour, malgré tout…
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Marcel Dubé — Trois siècles d’isolement1
Ces trois siècles d’histoire, d’isolement en terre d’Amérique du Nord, ont façonné ce visage étrange, cet être curieux, qui n’est plus capable de se connaître lui-même et qui erre sur les longs chemins de sa destinée. C’est une sorte de déraciné qui s’accroche éperdument à son pays d’exil. Il a peur, il est très souvent passif, il écoute de grands discours politiques la bouche ouverte, étonné comme un enfant par la magie des mots sonores et vides. Il rit beaucoup, il rit très fort, il pourrait passer sa vie à raconter des histoires, grossières, vilaines. Il ne croit pas à son drame. Il préfère l’ignorer ou le renier. Il fréquente les églises et les tavernes. S’il est amoureux, il ne le reste pas longtemps. Il aime mal ou il ne sait pas aimer. La plupart du temps, il se fuit, il se dérobe aux impératifs des grandes passions. C’est un Latin. Il peut s’emporter pour des riens. Il hait facilement les étrangers. Il est chauvin, sectaire, intolérant. Il est généreux aussi, il peut avoir un cœur d’or. Mais la matière a pour lui plus d’attrait que l’esprit. Il vend son vote sans rougir pour deux pelletées d’asphalte et il s’en vante publiquement. Il élit les gouvernements qui exploitent le mieux sa naïveté. Il proteste très haut contre des injustices dérisoires, les véritables injustices, il ne les voit pas. 1. Marcel Dubé est l’un des dramaturges québécois les plus connus à l’époque de la publication du Cahier. Il est aussi scénariste. « Trois siècles d’isolement » n’a jamais été republié. Il se rapproche toutefois, dans les thèmes et le ton, de certains écrits de circonstance parus dans Textes et documents, Montréal, Leméac, 1973 (2 vol.). Plusieurs d’entre eux se retrouvent également dans Le choix de Marcel Dubé dans l’œuvre de Marcel Dubé, Charlesbourg, Presses Laurentienne, 1986.
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Pendant trois siècles, il s’est entêté à rester Canadien français. Mais il regarde avec hébétude les Américains prendre possession de ses richesses. Il est satisfait de son ignorance, il refuse de croire qu’il a du sang d’esclave dans ses veines. Il s’endort dans son patriotisme de bout-de-chandelle, il ne se révolte pas d’être sournoisement étouffé. Il préfère verser une larme attendrie sur luimême. Sa manie de la persécution lui est devenue une jouissance. Ces trois siècles d’histoire, c’est court pour édifier une race. Mais c’est long, quand on se met dans la tête d’y comprendre quelque chose. Où est le drame de cet homme ? D’où lui vient qu’il souffre ou [sic] Où est le drame de cet homme ? D’où lui vient qu’il souffre ou qu’il est heureux ? S’il consentait à nommer ses passions, à dire sa haine et son amour, comment le ferait-il ? Où se situe en lui la part de Dieu qui fait sa noblesse, qui l’élève au-dessus de la bête, qui fait qu’on s’intéresse universellement à lui, qui caractérise les grands désespoirs humains, qui provoque les crises morales et psychologiques, qui permet aux ressorts des tragédies de se tendre indéfiniment ? Voilà les questions que je me pose et que je me suis toujours posées, depuis que j’ai entrepris une carrière d’auteur dramatique. Dans toutes les particularités de sa vie, je cherche à connaître l’homme d’ici. L’homme d’ici qui n’est point d’ailleurs, mais dont le drame ressemble à celui de tous les autres. S’il tait sa révolte ou sa douleur, s’il cache ses passions, je cherche à trahir ses secrets. Je veux être son témoin, son confident forcé, son porte-parole indiscret. Le Canadien français social, politique, religieux, ignorant, moqueur, irrespectueux, inconscient, pauvre ou riche, ouvrier ou patron, aventurier ou bourgeois, c’est lui la matière du drame à écrire, C’est l’homme et son paysage, l’être humain dans sa patrie. Ces trois siècles d’histoire en ont fait un isolé, un inconnu, un étranglé. Comme il serait beau de pouvoir l’accompagner, le révéler à lui-même, le libérer de tous les jougs !
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Je veux y arriver par une forme d’engagement. L’important pour moi ne sera jamais de savoir si oui ou non on doit s’engager en littérature, mais d’être écouté et compris. Je n’ai pas de grandes choses à dire, mais ce que j’ai je tiens à le dire. Je tiens à me battre avec l’homme contre les fantômes, les mythes et les moulins-à-vent [sic] qui bloquent sa route. Je tiens à dénoncer avec lui le mensonge, l’intolérance et l’imposture. Je tiens à ressembler à l’homme d’ici comme un frère.
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Asger Jorn — L’automation1
Il est assez étonnant que presque personne, jusqu’à présent, n’ose développer la pensée de l’automation jusqu’à ses dernières conséquences. Par le fait, il n’y a pas de véritables perspectives. On a plutôt l’impression que les ingénieurs, les savants, les sociologues essaient de faire passer l’automation en fraude dans la société. Pourtant l’automation est maintenant au centre du problème de la domination socialiste de la production et de la prééminence des loisirs sur le temps de travail. La question de l’automation est la plus chargée de possibilités positives et négatives. Le but du socialisme est l’abondance : le plus grand nombre de biens au plus grand nombre de gens, ce qui implique statistiquement la réduction jusqu’à l’improbable des apparitions de 1. Asger Jorn est un peintre danois. Il est l’un des fondateurs du mouvement CoBra en 1948. Il devient membre de l’IS en 1957, en y fusionnant le groupe Bauhaus imaginiste qu’il a fondé en 1955. Il quitte l’IS en 1961. Son texte « L’Automation » est d’abord paru dans le bulletin de l’IS, no 1, juin 1958, p. 22-25 sous le titre « Les situationnistes et l’automation ». Le dessin d’un appareil de tracé automatique et l’image d’une femme en bikini accompagnent son texte dans le bulletin. Straram ne précise pas pourquoi il publie le texte de Jorn dans la première partie du Cahier, aux côtés des textes québécois, et non dans la seconde partie composée de textes issus du bulletin de l’IS. Pourtant Jorn est toujours membre de l’IS en 1960, contrairement à Ivan Chtcheglov qui a rompu avec Debord en 1954, comme on l’a vu dans la préface. C’est d’ailleurs ce qui pourrait expliquer le choix de placer le texte de Chtcheglov dans la première partie du Cahier, plutôt que parmi les textes situationnistes. On pourrait penser que Straram les place à cet endroit parce qu’ils sont signés, contrairement à la majorité des textes situationnistes anonymes dans la seconde partie. Mais ce ne serait pas tout à fait juste, puisque Straram signe quelques textes dans cette dernière et en fait paraître un autre signé par Debord.
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l’imprévu. La croissance du nombre des biens réduit la valeur de chacun. Cette dévalorisation de tous les biens humains à un stade de neutralité pour ainsi dire parfaite sera le résultat inévitable d’un développement purement scientifique du socialisme. Il est regrettable que bien des intellectuels ne dépassent pas cette idée de la reproduction mécanique, et préparent l’adaptation de l’homme à ce futur incolore et symétrisé. De sorte que les artistes, spécialisés dans la recherche de l’unique, se tournent avec hostilité, en nombre croissant, contre le socialisme. À l’inverse les politiques du socialisme entretiennent la méfiance contre toutes les manifestations de puissance ou d’originalité aritiartistiques [sic]. Attachés à leurs positions conformistes, les uns et les autres font preuve d’une certaine mauvaise humeur envers l’automation, qui risque de remettre en cause profondément leurs conceptions économiques et culturelles. Il y a, dans toutes les tendances « d’avant-garde » un défaitisme à propos de l’automation ou, au mieux, une sous-estimation des éléments positifs de l’avenir dont les débuts de l’automation révèlent brusquement la proximité. En même temps les forces réactionnaires font étalage d’un optimisme idiot. Une anecdote est significative. L’an dernier dans la revue « Quatrième Internationale » le militant marxiste Livio Maitan rapportait qu’un prêtre italien avait déjà avancé l’idée d’une seconde messe hebdomadaire, nécessitée par l’accroissement du temps libre. Maitan répondait : « L’erreur consiste en ce que l’on estime que l’homme de la société nouvelle sera le même que dans la présente société, alors qu’en réalité il aura des besoins et des exigences complètement divers qu’il nous est difficile même de concevoir ». Mais l’erreur de Maitan est de laisser au vague futur les nouvelles exigences qu’il lui est « difficile même de concevoir ». Le rôle dialectique de l’esprit est d’incliner le possible vers des formes souhaitables. Maitan oublie que toujours « les éléments d’une société nouvelle se sont formés dans la société ancienne », comme dit le manifeste communiste. Des éléments d’une vie nouvelle doivent déjà être en formation parmi nous – dans le champ de la culture –, et c’est à nous de nous en servir pour passionner le débat.
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Le socialisme, qui tend à la plus complète libération des énergies et des capacités qui sont dans chaque individu, sera obligé de voir dans l’automation une tendance anti-progressiste en soi, rendue progressiste uniquement par sa relation avec de nouvelles provocations capables d’extérioriser les énergies latentes de l’homme. Si, comme le prétendent les savants et les techniciens, l’automation est un nouveau moyen de libération de l’homme, elle doit impliquer un dépassement des précédentes activités humaines. Ceci oblige l’imagination active de l’homme à dépasser la réalisation de l’automation même. Où trouvonsnous de telles perspectives, qui rendraient l’homme maître et non esclave de l’automation ? Louis Salleron explique dans son étude sur « L’ automation » que celle-ci « comme presque toujours en matière de progrès… ajoute plus qu’elle ne remplace ou qu’elle ne supprime ». Qu’est-ce que l’automation, en ellemême, ajoute à la possibilité d’action de l’homme ? Nous avons appris qu’elle supprime celui-ci complètement dans son propre domaine. La crise de l’industrialisation est une crise de consommation et de production. La crise de production est plus importante que la crise de consommation, celle-ci étant conditionnée par la première. Transposé sur le plan individuel, ceci équivaut à la thèse qu’il est plus satisfaisant de donner que de recevoir, d’être capable d’ajouter que de supprimer. L’automation possède ainsi deux perspectives opposées : elle enlève à l’individu toute possibilité d’ajouter quoi que ce soit de personnel à la production automatisée qui est une fixation du progrès, et en même temps elle économise des énergies humaines massivement libérées des activités reproductives et non-créatives. La valeur de l’automation dépend donc des projets qui la dépassent, et qui dégagent de nouvelles énergies humaines sur un plan supérieur. L’activité expérientale dans la culture ; aujourd’hui, a ce champ incomparable. Et l’attitude défaitiste ici, la démission devant les possibilités de l’époque, est symptomatique des anciennes avantgardes qui veulent rester, comme l’écrit Edgar Morin, « à ronger un os du passé ». Un surréaliste nommé Benayoun dit dans le no 2
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du « Surréalisme même », dernière expression de ce mouvement : « Le problème des loisirs tourmente déjà les sociologues… On ne réclamera plus des techniciens, mais des clowns, des chanteurs de charmes, des ballerines, des hommes caoutchouc. Une journée de travail pour six de repos : l’équilibre entre le sérieux et le futile, l’oisif et le laborieux risque fort d’être renversé… le “travailleur”, dans son désœuvrement sera crétinisé par une télévision convulsionnaire, envahissante, à court d’idées, en quête de talents. » Ce surréaliste ne voit pas qu’une semaine de six jours de repos n’entrainera pas un « renversement de l’équilibre » entre le futile et le sérieux mais un changement de nature du sérieux aussi bien que du futile. Il n’espère que des quiproquos, des retournements ridicules du monde donné qu’il conçoit, à l’image du surréalisme vieilli, comme une sorte de vaudeville intangible. Pourquoi cet avenir serait-il l’hypertrophie des bassesses du présent ? Et pourquoi serait-il « à court d’idées » ? Est-ce que cela veut dire qu’il sera à court d’idées surréalistes de 1924 améliorées en 1936 ? C’est probable. Ou est-ce que cela veut dire que les imitateurs du surréalisme sont à court d’idées ? Nous le savons bien. Les loisirs nouveaux paraissent un abîme que la société actuelle ne pense à combler qu’en multipliant des pseudo-jeux de bricolage dérisoire. Mais ils sont en même temps la base sur laquelle peut s’édifier la plus grandiose construction culturelle qui ait jamais été imaginée. Ce but est évidemment en dehors du cercle d’intérêt des partisans de l’automation. Nous savons même qu’il est antagoniste à la tendance directe de l’automation. Si nous voulons discuter avec les ingénieurs, nous devrons passer dans leur propre champ d’intérêt. Maldonado, qui dirige actuellement à Ulm la « Hochschule für Gestaltung », explique que le développement de l’automation est compromis parce qu’on ne trouve guère d’enthousiasme dans la jeunesse pour se lancer dans la voie polytechnique, mis à part des spécialistes des fins mêmes de l’automation dépourvus d’une perspective culturelle générale. Mais Maldonado qui justement devait montrer cette perspective générale l’ignore complètement : l’automation ne peut se développer rapidement qu’à partir du moment où elle a établi comme
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but une perspective contraire à son propre établissement, et si on sait réaliser une telle perspective générale au fur et à mesure du développement de l’automation. Maldonado propose le contraire ; d’abord établir l’automation, et ensuite son usage. On pourrait discuter de ce procédé si le but n’était pas précisément l’automation, parce que l’automation n’est pas une action dans un domaine, qui provoquerait une antiaction. C’est la neutralisation d’un domaine, qui en viendrait à neutraliser aussi les champs extérieurs si des actions contradictoires n’étaient pas entreprises en même temps. Pierre Drouin parlant dans « Le Monde » du 5 janvier 1957 de l’extension des hobbies, comme réalisation des virtualités dont les travailleurs ne peuvent plus trouver l’emploi dans leur activité professionnelle, conclut qu’en chaque homme « il y a un créateur qui sommeille ». Cette vieille banalité est d’une vérité brûlante aujourd’hui si on la rattache aux réelles possibilités matérielles de notre époque. Le créateur qui sommeille doit s’éveiller, et son état de veille peut bien s’appeler situationniste. L’idée de standardisation est un effort pour réduire et simplifier le plus grand nombre des besoins humains à la plus grande égalité. Il dépend de nous que la standardisation ouvre ou non des domaines d’expérience plus intéressants que ceux qu’elle ferme. Selon le résultat, on peut aboutir à un abrutissement total de la vie de l’homme, ou de la possibilité de découvrir en permanence de nouveaux désirs. Mais ces nouveaux désirs ne se manifesteront pas tout seuls, dans le cadre oppressif de notre monde. Il faut une action commune pour les détecter, les manifester, les réaliser.
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Gilles Ivain — Formulaire pour un urbanisme nouveau1
Nous nous ennuyons dans la ville, il n’y a plus de temple du soleil. Entre les jambes des passantes les dadaïstes auraient voulu trouver une clef à molette, et les surréalistes une coupe de cristal, c’est perdu. Nous savons lire sur les visages toute la morphologie. La poésie des affiches a duré vingt ans. Nous nous ennuyons dans la ville, il faut se fatiguer salement pour découvrir encore des mystères sur les pancartes de la voie publique, dernier état de l’humour et de la poésie : 1. Ce texte, qui conclut la première section du Cahier (p. 62-66), est de Ivan Chtcheglov (alias Gilles Ivain). Rédigé entre 1952-1953, il paraît ici dans la version qui a été publiée dans le premier bulletin de l’IS en juin 1958. Seul le 11e paragraphe présente des modifications par rapport à cette version. Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné ont fait paraître, dans Ivan Chtcheglov. Écrits retrouvés (op. cit.) en 2006, la version originale et complète du Formulaire aux côtés de celle partielle parue dans le bulletin de l’IS. La reproduction de ce texte trouve une double justification dans ce volume. D’une part, la rédaction Formulaire pour un urbanisme nouveau est contemporaine de l’amitié qui réunit Chtcheglov, Straram et Debord en 1953 à l’époque de la fondation de l’IL. On y retrouve d’ailleurs les principales idées qui seront développées par l’IL et l’IS (la psychogéographie, la dérive, le construction de situations). D’autre part, Chtcheglov est, en partie, le prétexte de la correspondance entre Straram et Debord. Il est donc, dans une certaine mesure, à l’origine du Cahier. Il faut rappeler que Chtcheglov s’est éloigné de Debord et de l’IL en 1954 et que, par solidarité avec son ami, Straram s’est dissocié de l’IL. Si Debord reprend contact avec Straram sur l’initiative de ce dernier en 1958, c’est en partie pour retrouver son ancien ami Chtcheglov (Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné, Lettes à Debord et Yvan Chtcheglov, profil perdu, Paris, Allia, 2006, p. 84-87). Cette recherche de réconciliation explique, en partie, pourquoi Pierre Elliott Trudeau rend visite à Chtcheglov à Paris au cours de l’été 1959, à la demande de Straram. Debord renoue avec lui pendant quelque temps dans les années 1960, malgré l’internement de ce dernier. Il n’a jamais oublié son ami, en lui rendant hommage dans son film In girum imus nocte et consumimur igni (1978).
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Bain-Douches des Patriarches Machines à trancher les viandes Zoo Notre-Dame Pharmacie des Sports Alimentation des Martyrs Béton translucide Scierie Main-d’or Centre de récupération fonctionnelle Ambulance Sainte-Anne Cinquième avenue café Rue des Volontaires Prolongée Pension de famille dans le jardin Hôtel des Etrangers Rue Sauvage Et la piscine de la rue des Fillettes. Et le commissariat de police de la rue du Rendez-vous. La clinique médico-chirurgicale et le bureau de placement gratuit du quai des Orfèvres. Les fleurs artificielles de la rue du Soleil. L’hôtel des Caves du Château, le bar de l’Océan et le café du Va et Vient. L’hôtel de l’Epoque. Et l’étrange statue du Docteur Philippe Pinel, bienfaiteur des aliénés, dans les derniers soirs de l’été. Explorer Paris. Et toi oubliée, tes souvenirs ravagés par toutes les consternations de la mappemonde, échouée au Caves Rouges de Pali-Kao, sans musique et sans géographie, ne partant plus pour l’hacienda où les racines pensent à l’enfant et où le vin s’achève en fables de calendrier. Maintenant c’est joué. L’hacienda, tu ne la verras pas. Elle n’existe pas. Il faut construire l’hacienda. Toutes les villes sont géologiques et l’on ne peut faire trois pas sans rencontrer des fantômes, armés de tout le prestige de leurs légendes. Nous évoluons dans un paysage fermé dont les points de repère nous tirent sans cesse vers le passé. Certains angles mouvants, certaines perspectives fuyantes nous permettent d’entrevoir d’originales conceptions de l’espace, mais cette vision
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demeure fragmentaire. Il faut la chercher sur les lieux magiques des contes du folklore et des écrits surréalistes : châteaux, murs interminables, petits bars oubliés, caverne du mammouth, glace des casinos. Ces images périmées conservent un petit pouvoir de catalyse, mais il est presque impossible de les employer dans un urbanisme symbolique sans les rajeunir, en les chargeant d’un sens nouveau. Notre mental hanté par de vieilles images-clefs est resté très en arrière des machines perfectionnées. Les diverses tentatives pour intégrer la science moderne dans de nouveaux mythes demeurent insuffisantes. Depuis, l’abstrait a envahi tous les arts, en particulier l’architecture d’aujourd’hui. Le fait plastique à l’état pur, sans anecdote mais inanimé, repose l’œil et le refroidit. Ailleurs se retrouvent d’autres beautés fragmentaires, et de plus en plus lointaine la terre des synthèses promises. Chacun hésite entre le passé vivant dans l’affectif et l’avenir mort dès à présent. Nous ne prolongerons pas les civilisations mécaniques et l’architecture froide qui mènent à fin de course aux loisirs ennuyés. Nous nous proposons d’inventer de nouveaux décors mouvants. L’obscurité recule devant l’éclairage et les saisons devant les salles climatisées : la nuit et l’été perdent leurs charmes, et l’aube disparaît. L’homme des villes pense s’éloigner de la réalité cosmique, tout en supprimant ses désagréments. Le plafond de verre laisse voir les étoiles et la pluie. La maison mobile tourne avec le soleil. Ses murs à coulisses permettent à la végétation d’envahir la vie. Montée sur glissières, elle peut avancer jusqu’à la mer, pour rentrer le soir dans la forêt. L’architecture est le plus simple moyen d’articuler le temps et l’espace, de moduler la réalité, de faire rêver. Il ne s’agit pas seulement d’articulation et de modulation plastiques, expression d’une beauté passagère. Mais d’une modulation influentielle, qui s’inscrit dans la courbe éternelle des désirs humains et des progrès dans la réalisation de ces désirs. L’architecture de demain sera donc un moyen de modifier les conceptions actuelles du temps et de l’espace. Elle sera un moyen de connaissance et un moyen d’agir.
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Le complexe architectural sera modifiable. Son aspect changera en partie ou totalement suivant la volonté de ses habitants. Les collectivités passées offraient aux masses une vérité abso lue et des exemples mythiques indiscutables. L’entrée de la notion de relativité dans l’esprit moderne permet de soupçonner le côté EXPERIMENTAL de la prochaine civilisation, encore que le mot ne me satisfasse pas. Disons plus souple, plus « amusé » Sur les bases de cette civilisation mobile, l’architecture sera – au moins à ses débuts – un moyen d’expérimenter les milles façons de modifier la vie, en vue d’une synthèse qui ne peut être que légendaire. Une maladie mentale a envahi la planète : la banalisation. Chacun est hypnotisé par la production et le confort – tout-àl’égoût, ascenseur, salle de bains, machine à laver. Cet état de fait qui a pris naissance dans une protestation contre la misère dépasse son but lointain – libération de l’homme des soucis matériels – pour devenir une image obsédante dans l’immédiat. Entre l’amour et le vide-ordure automatique, la jeunesse de tous les pays a fait son choix et préfère le vide-ordure. Un revirement complet de l’esprit est devenu indispensable, par la mise en lumière de désirs oubliés et la création de désirs entièrement nouveaux. Et par une propagande intensive en faveur de ces désirs. Nous avons déjà signalé le besoin de construire des situations comme un des désirs de base sur lesquels serait fondée la prochaine civilisation. Ce besoin de création absolue a toujours été étroitement mêlé au besoin de jouer avec l’architecture, le temps et l’espace. Un des plus remarquables précurseurs de l’architecture restera Chirico. Il s’est attaqué aux problèmes des absences et des présences à travers le temps et l’espace. On sait qu’un objet, non remarqué consciemment lors d’une première visite, provoque par son absence au cours des visites suivantes, une impression indéfinissable : par un redressement dans le temps, l’absence de l’objet se fait présence sensible. Mieux : bien que restant généralement indéfinie, la qualité de l’impression varie pourtant suivant la nature de l’objet enlevé
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et l’importance que le visiteur lui accorde, pouvant aller de la joie sereine à l’épouvante (peu importe que dans ce cas précis le véhicule de l’état d’âme soit la mémoire. Je n’ai choisi cet exemple que pour sa commodité). Dans la peinture de Chirico (période des Arcades) un espace vide crée un temps bien rempli. Il est aisé de se représenter l’avenir que nous réserverons à de pareils architectes, et quelles seront leurs influences sur les foules. Nous ne pouvons aujourd’hui que mépriser un siècle qui relègue de pareilles maquettes dans de prétendus musées. Cette vision nouvelle du temps et de l’espace qui sera la base théorique des constructions à venir, n’est pas au point et ne le sera jamais entièrement avant d’expérimenter les comportements dans des villes réservées à cet effet, où seraient réunis systématiquement, outre les établissements indispensables à un minimum de confort et de sécurité, des bâtiments chargés d’un grand pouvoir évocateur et influentiel, des édifices symboliques figurant les désirs, les forces, les évènement passés, présents et à venir. Un élargissement rationnel des anciens systèmes religieux, des vieux contes et surtout de la psychanalyse au bénéfice de l’architecture se fait plus urgent chaque jour, à mesure que disparaissent les raisons de se passionner. En quelque sorte chacun habitera sa « cathédrale » personnelle. Il y aura des pièces qui feront rêver mieux que des drogues, et des maisons où l’on ne pourra qu’aimer. D’autres attireront invinciblement les voyageurs… On peut comparer ce projet aux jardins chinois et japonais en trompe-l’œil − à la différence que ces jardins ne sont pas faits pour y vivre entièrement − ou au labyrinthe ridicule du Jardin des Plantes à l’entrée duquel on peut lire, comble de la bêtise, Ariane en chômage : Les jeux sont interdits dans le labyrinthe. Cette ville pourrait être envisagée sous la forme d’une réunion arbitraire de châteaux, grottes, lacs, etc… Ce serait le stade baroque de l’urbanisme considéré comme un moyen de connaissance. Mais déjà cette phase théorique est dépassée. Nous savons que l’on peut construire un immeuble moderne dans lequel on
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ne reconnaitrait en rien un château médiéval, mais qui garderait et multiplierait le pouvoir poétique du Château (par la conservation d’un strict minimum de lignes, la transposition de certaines autres, l’emplacement des ouvertures, la situation topographique, etc.). Les quartiers de cette ville pourraient correspondre aux divers sentiments catalogués que l’on rencontre par hasard dans la vie courante. Quartier Bizarre – Quartier Heureux, plus particulièrement réservé à l’habitation – Quartier Noble et Tragique (pour les enfants sages) – Quartier Historique (musées, écoles) – Quartier Utile (hôpital, magasins d’outillage) – Quartier Sinistre, etc… Et un Astrolaire qui grouperait les espèces végétales selon les relations qu’elles attestent avec le rythme stellaire, jardin planétaire comparable à celui que l’astronome Thomas se propose de faire établir à Vienne au lieu dit Laaer Berg. Indispensable pour donner aux habitants une conscience du cosmique. Peut-être aussi un Quartier de la Mort, non pour y mourir mais pour y vivre en paix, et ici je pense au Mexique et à un principe de cruauté dans l’innocence qui me devient chaque jour plus cher. Le Quartier Sinistre, par exemple, remplacerait avantageusement ces trous, bouches des enfers, que bien des peuples possédaient jadis dans leur capitale : ils symbolisaient les puissances maléfiques de la vie. Le Quartier Sinistre n’aurait nul besoin de recéler des dangers réels, tels que pièges, oubliettes, ou mines. Il serait d’approche compliquée, affreusement décoré (sifflets stridents, cloches d’alarmes, sirènes périodiques à cadence irrégulière, sculptures monstrueuses, mobiles mécaniques à moteurs, dits Auto-Mobiles) et peu éclairé la nuit, autant que violemment éclairé le jour par un emploi abusif du phénomène de réverbération. Au centre, la « Place du Mobile Épouvantable » La saturation du marché par un produit provoque la baisse de ce produit : l’enfant et l’adulte apprendraient par l’exploration du quartier sinistre à ne plus craindre les manifestations angoissantes de la vie, mais à s’en amuser.
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L’activité principale des habitants sera la DERIVE CONTINUE. Le changement de paysage d’heure en heure sera responsable du dépaysement complet. Plus tard, lors de l’inévitable usure des gestes, cette dérive quittera en partie le domaine du vécu pour celui de la représentation. L’objection économique ne résiste pas au premier coup d’œil. On sait que plus un lieu est réservé à la liberté de jeu, plus il influe sur le comportement et plus sa force d’attraction est grande. Le prestige immense de Monaco, de Las Vegas, en est la preuve. Et Reno caricature de l’union libre. Pourtant il ne s’agit que de simples jeux d’argent. Cette première ville expérimentale vivrait largement sur un tourisme toléré et contrôlé. Les prochaines activités et productions d’avant-garde s’y concentreraient d’ellesmêmes. En quelques années elle deviendrait la capitale intellectuelle du monde, et serait partout reconnue comme telle.
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CRITIQUE POUR UNE CONSTRUCTION DE SITUATION1
1. Page introductive à la deuxième section du Cahier, p. 67.
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Patrick Straram — situations d’une critique et d’une production1
Si je m’interroge sur les mobiles qui me poussent à écrire à propos d’un film, ou plutôt d’une mise en scène, le premier que je distingue est le désir simple, primitif, de faire triompher une idée, ou un groupe d’idées, bref une forme du monde que je crois vraie, peut-être parce que la passion du vrai n’est que la passion de soi, et qu’imposer à autrui l’existence de mon point de vue, c’est, dans la mesure où j’y suis profondément engagé, imposer ma propre existence. Celui qui me contredit me nie. Le « Pour Autrui » et le « struggle for life » ont de ces détours imprévus… Et le second mobile, au service du précédent, est le désir d’élucider et d’ordonner mes sensations et mes idées pour leur conférer la clarté et la cohérence (la relation indissoluble entre toutes les parties) qui sont le signe d’une vision exacte du réel. Michel Mourlet : Le Mythe d’Aristarque (in Les Cahiers du cinéma, No 103, janvier 1960).
Une rigueur intellectuelle situe une chaleur humaine Il y a un problème majeur de la télévision : sa critique. La télévision étant un facteur primordial aujourd’hui dans l’appréhension de structures culturelles nécessaires, il est urgent de pouvoir déterminer en quel sens est nécessaire une critique, qui est à la fois compréhension et contradiction, confirmation et polémique,
1. Cahier, p. 68-80. À notre connaissance, ce texte n’a jamais été republié.
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achèvement et renouveau, c’est-à-dire une coordonnée et objective et paradoxale. Critique et chaleur humaine procèdent d’un même élan et d’un même besoin. C’est une fonction à remplir qui individualise l’homme qu’assumer la lucidité et la sensibilité possibles en lui, à partir de désirs à accomplir parce que c’est agir, et que vivre c’est agir. État d’esprit et comportement sont des dynamiques ou ne sont pas. Aspiration naturelle, contenue dans l’origine, le dialogue n’est naturellement possible qu’à partir d’une intégralité de l’individu qui lui sert d’intégrité. Or, le dialogue est une nécessité ontologique. « Il aimait aimer, et il aimait comprendre. » Cette phrase de Claude Roy sur André Bazin donne l’exacte dimension de l’homme qui est l’un dans l’autre, dans l’unicité par les contrastes qui le réalise, et le critique et cet homme.2 Est impliqué que toute véritable création n’est complète qu’avec une critique correspondante, qui est elle-même création. Tant en ce qui concerne l’éthique de toute expression que sur un plan sociologique, une création veut qu’on se prononce, et se prononcer c’est créer. Dans notre société la critique le plus souvent n’en est pas une, ne se voulant que rédaction commerciale. Lorsqu’un critique de cinéma n’est en fait que l’agent publicitaire d’une entreprise dans laquelle il a des parts ou que l’équipe d’un hebdomadaire consacré aux spectacles sert les intérêts de commanditaires et d’auteurs qui le font survivre, il est bien évident qu’il n’y a pas critique. S’il n’y a pas de critique, il est bien évident qu’alors chaque création est inachevée, n’étant plus utilisée que commercialement, sans être assumée jusqu’au bout – ce qui est sa raison d’être !
2. Note apparaissant dans la marge gauche de la page. « Ce problème de la critique à un niveau qui engage l’homme est remarquablement exposé par Claude Roy dans l’hommage qu’il rend à André Bazin (Cahiers du Cinéma, No 91). Je m’y suis consciemment reporté pour une chronique de la télévision dans Cité Libre (No 25). » Cahier, p. 69.
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Toute la culture américaine, qui menace de servir, à peine « transplantée », pour le Canada, repose sur une base qui la sanctionne : la suppression de la critique, que cette culture puisse être formulée selon la publicité, commandée par des intérêts exclusivement « commerciaux » quels que soient les camouflages idéologiques ou esthétiques invoqués, dont une civilisation fait le principe moteur de sa « logique profonde de la société ». Dont il est métaphysiquement sûr qu’elle ne peut être qu’en niant l’individu. J’aimerais définir les situations respectives d’une critique se voulant objective et d’une production qui est d’abord un commerce, donc subjective. J’entends ne concevoir de critique qu’en prenant pour modèles (c’est-à-dire références) un Claude Roy et un André Bazin, parmi quelques autres − parce que j’aime aimer et j’aime comprendre, (une fois de plus est postulé que l’amour et la connaissance sont interdépendants, schéma élémentaire), et parce que je peux alors entamer le dialogue en fonction et de la lucidité et de la chaleur humaine qui m’importent, qui me paraissent nécessités et objectifs à la fois de tout dialogue. Si ce dialogue est bien conçu et agi selon ces nécessités et objectifs, il fonctionne, il est. C’est la démonstration par la pratique qu’une chaleur humaine véritable ne l’est qu’en fonction d’une rigueur intellectuelle qui l’amorce, la stimule et l’achève, de même que toute rigueur intellectuelle réclame une chaleur humaine pour l’accomplir. Expression ou commerce ?
Les deux grandes révolutions culturelles de notre temps : le jazz et le cinéma. (Il est d’ailleurs significatif que dans les plus récentes aventures tentées par les cinéastes le jazz soit impliqué, les bandes sonores sont confiées à un John Lewis, un Gerry Mulligan, un Chico Hamilton, un Jimmy Giuffre, un Duke Ellington, et tout particulièrement, en les associant étroitement à la « composition » du film, à un Miles Davis et un Thelonious Monk, que demandèrent respectivement Malle et Vadim.)
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Toute culture antérieure s’avérait impuissante, et ne pouvait réagir devant le décalage grandissant et mortel entre les grandes modifications scientifiques, économiques et politiques du vingtième siècle et une « pensée » enlisée dans des habitudes et des préjugés qui faisait se prononcer au regard de valeurs passées, sans jamais pouvoir aborder comme telles les valeurs nouvelles, un présent que l’homme avait à vivre. Une communauté s’émancipait, et donnait au continent américain sa seule création totale, avec le jazz. Musique servant de moyen d’expression à une communauté qui avait besoin de s’en inventer un, dans un contexte où la règle était qu’elle ne s’exprime pas. Ce qu’il y eût d’extraordinaire est que cette musique correspondit étroitement aux sentiments et aux moyens des Noirs américains, mais qu’elle s’avéra également une musique d’aujourd’hui. D’autres questions, d’autres conceptions, d’autres solutions furent nécessaires dans toutes les autres musiques, dès qu’il y eût le jazz. Musique aujourd’hui universelle, ayant dû accomplir en cinquante ans ce que la musique européenne avait fait en deux mille, appréhendant un état d’esprit relevant de nouvelles propositions morales et intellectuelles, aujourd’hui dans la phase essentielle de son développement fabuleux puisqu’elle se conjugue au cinéma. Dans la mort de l’idée de Dieu annoncée par Nietzsche étaient comprises les morts des arts en tant que tels, en tant que disciplines esthétiques se voulant chacune son absolu, sans lien entre elles. Tout le progrès scientifique s’est soudain précipité parce que savants et techniciens pouvaient enfin établir et utiliser des synthèses. L’économie dans le monde fut transformée dès que les notions de nationalisme qui avaient cours jusque-là s’avérèrent désuètes devant la formation de blocs qu’entérinait l’histoire. Même les pays européens, ceux qui conservaient le plus jalousement et le plus traditionnellement les privilèges gagnés après la révolution protestante dont est issu le capitalisme, ont compris aujourd’hui la nécessité d’une économie européenne. Les États-Unis le savaient depuis longtemps, et s’ils cherchent à conserver un monopole
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qui ne signifie plus rien, ce ne sont pas les économistes qui sont responsables d’une économie « américaine » utopique à l’âge de l’énergie nucléaire et de l’automation, un âge où il ne peut se concevoir d’autre économie qu’une économie littéralement universelle. Politiquement plus encore qu’en tout autre domaine le vingtième siècle oblige à des organisations synthétiques, telles que les avaient comprises Marx et Engels. La crise du monde moderne, dont ne doutent que ceux qui l’exploitent ou ceux qu’ils maintiennent dans l’ignorance dont ils ont besoin pour l’exploiter, résulte d’abord de l’impossibilité dans laquelle se sont trouvées les sociétés d’élaborer une pensée entièrement axée vers des synthèses nécessaires. Et comme les sociétés, se défendant tant bien que mal contre les cataclysmes issus de leurs propres incapacités à s’adapter au monde moderne, cherchaient de plus en plus à éliminer l’individu en tant que tel… Tandis que philosophes et poètes, romanciers et peintres con tinuaient à pratiquer un « bel art » végétatif, se souciant parfois du drame mais seulement pour s’en plaindre ou pour se justifier, et qu’on persévérait à faire croire en la dignité salutaire de pratiques aussi stériles, des techniciens permettaient l’invention d’un nouveau moyen d’expression qui allait permettre de vouloir et pouvoir les synthèses devenues essentielles : le cinéma. Le cinéma répondait à un besoin qui, loin de n’être qu’intellectuel, s’il l’est crucialement, habitait inconsciemment la masse. Évoluant à une rapidité comparable à celle du jazz et à aucune autre, le cinéma devint rapidement excessivement populaire. Ce fut et sa perte, des commerçants sentant le danger et voyant quel usage ils pouvaient en faire pour leur bénéfice s’en emparant, et son pouvoir vivant, des individus lucides et sensibles qu’on n’aurait pas laissé s’exprimer autrement sinon à l’intérieur de sphères hermétiques comprenant quel moyen d’expression ils possédaient. Bien entendu l’on chercha à ne se servir du cinéma que pour des transpositions plus directement commerciales et influentielles des anciennes disciplines esthétiques, à commencer par les plus mauvaises et les plus inoffensives. Mats il y avait ces quelques-
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uns… Dès les débuts, un Chaplin, un Delluc, un Eisenstein, un Renoir montraient quel cinéma on pouvait tenter, dans l’esprit de synthèse sans lequel il ne peut y avoir de culture contemporaine, donc de vie vivable… Il y a aujourd’hui des sommes, qui fonctionnent, manifestes, dont la valeur documentaire, pamphlétaire et poétique est la seule valeur vraie et actuelle pour une conscience de l’homme et les signes qu’elle demande. Le jeu intégral pour lyrisme et dialectique d’aujourd’hui. Des sommes signées Rossellini, Orson Welles, Buñuel, Emilio Fernandez, Alain Resnais, Chris Marker, Agnès Varda. Et ce sont ces noms, et les œuvres qui vont avec, auxquels il faut maintenant revenir pour situer ou décider une pensée, une culture. Une invention semble mettre en difficulté le cinéma : la télévision. Phénomène courant de notre temps : des techniciens capables d’une invention nouvelle, des commerçants cherchèrent aussitôt à utiliser au maximum ce nouveau facteur. Le cinéma est toujours là, il est plus que jamais là, il sera de plus en plus indispensable. Mais la télévision est restée. Et combien ! Il est indubitable que la télévision est aujourd’hui le moyen d’expression le plus populaire. (Comme il est indubitable que la télévision ne peut et ne pourra survivre qu’en faisant de plus en plus considérablement appel au cinéma, jusqu’à une combinaison hypothétique des deux techniques. Mais la tendance actuelle voudrait que ce soit la télévision qui subordonne le cinéma à ses impératifs, donc à ceux des commerçants – c’est d’ailleurs ce qui permet à tant de cinéastes de soudain pouvoir faire le cinéma qu’ils veulent et qui servira demain, si demain la télévision n’est plus la propriété exclusive des commerçants, et des hommes de paille des commerçants : les politiciens, juges ou prêtres.) Il serait insensé de vouloir concevoir une culture sans télévision. C’est au contraire le premier et plus puissant facteur pour l’élaboration d’une culture qui convienne aux sociétés contemporaines et soit populaire. (Sans la télévision, la communauté canadienne-française ne se serait pas encore réveillée de sa piété de Belle au Bois Dormant chloroformée. L’U.R.S.S. vit sans « comics », mais avec une télévision.)
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Il faut alors, une fois de plus, se poser tout premièrement la question : qui doit prendre la responsabilité de cette culture à décider et répandre au moyen de la télévision ? Sinon pour des questions de détails il n’est pas tellement important qu’une télévision soit d’état ou privée, dans ce qu’on appelle le monde occidental : les gouvernements sont ce que les font les trusts et les propagandes, les agences de publicité et les avocats qui n’ont donc pas de besoin vital d’exploiter eux-mêmes une télévision leur appartenant de fait. (Que financiers et publicistes « montent » eux-mêmes la polémique télévision d’étattélévision privée, de façon à mieux couvrir qu’il ne peut pas y avoir de télévision d’état aux sens propre et démocratique, n’est qu’une hypothèse, mais c’est une hypothèse plus que plausible.) Il serait vain d’envisager aujourd’hui une télévision conçue sans le curé et les policiers, puisqu’ils restent les deux agents nécessaires des trusts et des agences de publicité, les uns et les autres se servant réciproquement. Que certaines améliorations superficielles soient toujours désirables va de soi, mais l’erreur la plus coûteuse serait de croire à des modifications profondes qu’empêche fondamentalement plus que jamais la logique profonde de la société comme système d’exploitation. Il ne reste qu’à savoir comment est voulue une télévision, qu’il ne subsiste aucune équivoque pour la critique, puisque cette dernière se voudra analyse objective d’un phénomène aux multiples camouflages adroits et puissants. Le gouvernement canadien est responsable d’une Société Radio-Canada qui établit selon ses normes des programmations française et anglaise. Mais la couverture est bien artificielle. Il y a une télévision canadienne parce qu’il y a des capitaux. La boutade n’est qu’une vérité assez atroce : dans un pays capitaliste les capitaux sont à des capitalistes. Rarement des individus, presque toujours des entreprises. Parce qu’ils ont les capitaux dont a besoin Radio-Canada, comme en a besoin le gouvernement dont Radio-Canada dépend, ce sont des capitalistes qui décident de la programmation. Peu importe qu’on leur impose certaines limites, et
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qu’on prétende conserver une certaine indépendance. La marge d’auto-détermination que peut prétendre s’assurer RadioCanada dépendant d’organismes gouvernementaux qui sont eux-mêmes entre les mains de trusts ! Un commanditaire établit-il une programmation en fonction d’un mode d’expression qui permette l’élaboration d’une somme culturelle ? Non, il se nierait. Un commanditaire établit une programmation en fonction du commerce qui lui permet d’être celui l’établissant, et pour qu’à son tour la programmation serve ce commerce. Parce que totalitarisme et capitalisme se sont actualisés, qu’on sait très exactement jusqu’où il faut abuser et exploiter l’individu, à partir de quand et comment il faut lui faire croire à un restant d’autonomie qui concorde avec la logique profonde, la programmation qu’établit un commanditaire laisse certaines marges, nuance, voire se laisse apparemment contredire ou mettre en doute, pour mieux jouir ensuite de ses privilèges et pouvoirs, lui étant acquise une prétendue impartialité. Il reste que dans sa programmation le commanditaire a la haute main sur les valeurs les plus représentatives de celle-ci. Et c’est pourquoi toute la production de Radio-Canada ne peut s’expliquer qu’à partir du commanditaire. Telle production phare est achetée par telle brasserie, qui engage telle vedette. Ladite vedette à son tour peut opérer en agent commercial, tant dans l’organisation interne de la production phare que dans d’autres productions. Certaines alliances deviennent nécessaires. Une vedette qui sait être un agent commercial peut devenir l’éminence grise absolument toute-puissante de tout un secteur de productions, ne redoutant aucune critique puisque la critique dépend des mêmes commanditaires, et les véritables responsables d’une télémission ne peuvent qu’obéir à des ordres. Un auteur pour la télévision est impensable presque : il faut des scribes. Un metteur en scène devrait être un auteur encore plus complet, un auteur intégral (voir des noms plus haut, empruntés au cinéma). Son rôle est réduit à mettre en ondes, selon des directives
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qu’il ne peut enfreindre sans risquer d’être « déplacé », la vedette qu’il dirige étant en fait l’autorité, représentante maîtresse du commanditaire sans lequel il n’y aurait pas de télémission. La différence entre mise en scène et mise en ondes en est une qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer ! La télévision est un « art » neuf, auquel personne n’était préparé, outre trop d’insuffisances antérieures, auquel il est difficile de s’initier, dans lequel il est donc difficile d’avoir la classe et la maîtrise requises. D’où un premier morcellement du travail que, faute de compétences, les incompétences soient éparpillées. A ce premier morcellement s’en ajoute un second, qui le légitimise, celui qu’exigent les commanditaires, qui savent organiser leurs entreprises. Et ce n’est pas un patronat rétrograde qui va s’opposer à un morcellement lui étant au contraire nécessaire pour l’autorité dont il a besoin afin d’exploiter la mine d’or, le patronat étant bien plus tragiquement incompétent que tous les autres responsables de la production. (Ce morcellement est même voulu à l’échelon administratif. J’ai vu dans un service de bureaux de Radio-Canada, ne participant pas directement à la production, un employé être déplacé parce qu’il devenait trop attaché à son emploi, qu’il commençait à bien connaître, de façon à ce qu’il ne s’imagine pas responsable du travail qu’on lui commandait !) Dans ses grandes lignes, la télévision est donc d’abord un commerce. Elle n’est un moyen d’expression que pour des commerçants. Ce qui revient à dire que la télévision canadienne sert d’agent pour les données culturelles que veulent imposer commerçants et leurs agences de publicité. On voit quel vice de conception véhicule alors la télévision, toute culture décidée par des commerçants étant forcément sans aucun rapport avec la culture qu’on se veut lorsqu’on prend des responsabilités d’homme, en fonction d’une conscience humaine. (On voit aussi à quel point est vaine et superficielle la réaction contre les “commerciaux” dans les programmes ! Le problème est autrement plus compliqué et grave, les commerciaux ne représentant qu’un fragment minime de l’œuvre entreprise par les commerçants.)
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Mises au point, discours et communiqués de presse n’y changeront rien que pour les imbéciles ou les complices. Il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais que la conscience de chaque individu au sein d’une société pour permettre de comprendre la réalité d’une organisation. De la mise en commun de consciences et de volontés dépend ensuite que soient ou non modifiées certaines structures, et que soit tentée une autre organisation. Aux États-Unis, les structures fondamentales ne seront plus modifiées, sinon par un éclatement total des cadres sociaux tels qu’ils existent depuis qu’existent les États-Unis. Pour moi la faillite la plus insensée et la plus sinistre dans l’histoire des civilisations. Je me refuse formellement à espérer quoi que ce soit. Au Canada il n’y a encore ni paroxysme ni engagement intégral dans l’Histoire (la civilisation américaine étant actuellement engagée historiquement à son paroxysme). Cela pourrait laisser croire que tout espoir n’est pas perdu. Mais c’est chaque homme qui sait ce qu’il fait (et donc comment il fait le Canada) qui sait si un espoir subsiste on non. Un chantage voulu
Il existe un moyen classique de justifier une production : d’un mot qui dit bien son origine, les « ratings ». De quoi s’agit-il ? Sans qu’on sache très exactement comment on procède pour établir ces statistiques, les agences de publicité défendent leurs produits (les télémissions des commanditaires dont elles assurent la publicité) à partir d’une popularité exprimée en chiffres. C’est ainsi que s’est affirmé le succès sans précédent d’un téléroman, dont l’auteur est par ailleurs un homme d’affaires averti et l’un des plus redoutables requins au sein de cette faune plus commerciale qu’artistique qui a la haute main sur la production de Radio-Canada. Le téléroman, que les ratings « assurent » régulièrement à la première place, bénéficie ainsi d’une exploitation non seulement au réseau français mais aussi au réseau anglais, auteur, réalisateur et comédiens touchant ainsi un double cachet chaque
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semaine. On comprendra aisément qu’une telle affaire représente des sommes colossales, que les commanditaires « administrent » avec un soin particulier. Composition et interprétation doivent alors obéir à des objectifs purement commerciaux, et dans ce sens il y aurait beaucoup à dire sur un certain niveau intellectuel auquel il faut maintenir une masse, qu’elle achète sans s’interroger les produits à imposer… En invoquant dès le départ la nécessité des ratings, commanditaires et auteur peuvent donc commander à Radio-Canada et l’intrigue du téléroman et l’engagement des interprètes. Un arbitraire entrainant d’autres arbitraires… Bien malin celui qui conserverait en une telle galère le moyen d’agir en fonction de qualités ou d’appréciations vraies ! Mais si ce téléroman est constamment en tête des ratings, n’est-ce pas qu’il contient des qualités, qu’il est conçu selon des appréciations vraies, reconnues et même désirées par le public ? Premier point : il faudrait savoir comment l’on procède pour établir ces ratings. Tout ce qu’on sait déjà, c’est que la publication des ratings concerne le plus souvent des agences ou des publications vivant des subsides que leur accordent commanditaires et auteurs. Deuxième point : ces ratings correspondent à un chantage voulu. Chantage qui démontre impeccablement combien la production de Radio-Canada dépend d’une logique profonde de la société qu’elle sert. C’est- à-dire que le rôle « culturel » que doit jouer Radio-Canada doit d’abord servir la logique profonde (et sinon pas de commanditaires, donc pas production, donc aucune garantie d’imposer la logique profonde en prétendant fournir la culture qu’il faut) ! Il suffisait d’y penser méthodiquement : il faut maintenir la masse dans une ignorance qui lui convienne, de façon à ce qu’elle approuve et veuille conserver les différents systèmes par lesquels on l’exploite. Il n’y a donc qu’à la faire se prononcer sur ce qu’on lui distribue. En d’autres termes, ne lui demander son avis que sur ce qu’on lui impose, ne la faire se prononcer qu’à l’intérieur de circuits fermés, toute possibilité de la faire participer démocratiquement à une production qu’elle paie étant annulée au départ.
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Les ratings ? Il n’est question que de l’une des inventions grâce auxquelles commanditaires et agences de publicité (et « représentants de l’ordre ») peuvent habilement faire croire à un concept démocratique dans une société capitaliste et totalitaire où la démocratie n’est vraiment plus qu’un mot dénué de sens, une pieuse justification sans aucune réalité. Comment la masse se prononcerait-elle sur ce qu’on ne lui montre pas ? Troisième point : dans toute société, la popularité est un facteur d’autodétermination, mais aucune autodétermination ne peut s’ébaucher en ne tenant compte que d’un seul facteur. Et crucial est un second facteur : l’opinion d’une minorité plus évoluée, capable de prévoir certains besoins à venir, de comprendre la nécessité présente de certaines sommes dont l’ensemble ne jouira réellement que plus tard. Dans les structures actuelles de la société québécoise, structures fondées à partir de convictions rétrogrades qu’exigent capitalisme, clergé et féodaux qu’une conscience objective au présent réduirait à zéro, il serait irrationnel d’attendre de la masse qu’elle se prononce favorablement sur des expériences comme la série d’été TABLE RASE ou l’actuelle série PREMIER PLAN, par exemple, deux des rares initiatives prises par Radio-Canada qui placent des jalons pour une évolution indispensable. Des séries semblables sont des conditions sine qua non d’une prise de conscience, étant seules à imposer un choc réel, un choc qui exige qu’on s’interroge et qu’on se prononce, choc à partir duquel peut s’entreprendre une connaissance dont il n’est que trop flagrant qu’elle est nécessaire historiquement, et nécessaire d’une façon de plus en plus urgente, une urgence qui ira s’accentuant. Le commanditaire n’est que très rarement désireux de se préparer l’avenir en y faisant participer le consommateur-téléspectateur. Sous l’angle purement commercial, il a raison : on n’explique pas à un acheteur ce qu’on va lui vendre, surtout aujourd’hui alors que toute vente est devenue un vol organisé, le prix d’achat n’étant plus celui de la matière désirée seulement mais aussi celui de la distribution et de la réclame (selon la filière cellophane et
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coupons-primes dont on voudrait espérer qu’on ne comprendra pas trop tard seulement qu’elle est exactement la même qui oblige à passer de la surproduction capitaliste à des conflits militaires, selon ces deux variantes de la publicité : la propagande et les loisirs organisés !). Resterait à savoir si le commanditaire ne devrait pas penser à l’avenir de son commerce selon des données sociologiques assez considérablement modifiées bientôt par la marche de l’histoire et une évolution de la pensée de l’homme que tous les chantages et totalitarismes peuvent retarder mais jamais empêcher ? Ce n’est pas sur le continent américain nord, où les capitalistes et leurs valets-policiers exploitent la crise hystérique qu’ils obligent, qu’on peut entrevoir de sitôt des conceptions humaines à l’échelon producteur ! Tant qu’une production télévisée (comme une production cinématographique ou une production littéraire) sera décidée par des commanditaires et en se servant de ratings, elle ne sera culturelle que de façon détournée. Et c’est la masse qui paie ! Et c’est à la critique d’expliciter à la masse une production pareille ! Je suis donc je fais front
Ce qui précède est schématisé à dessein. Un schéma est une nécessité pour toute dialectique. C’est aussi un procédé de dramatisation. Le tableau dressé ci-dessus est dramatisé. Par conséquent, s’il est vrai dans l’essence, il peut être beaucoup moins sombre pratiquement. Il est clair qu’il est vrai dans l’essence, théoriquement. Il est clair, par ailleurs, que la critique doit porter sur l’existence d’un phénomène, condition nécessaire pour parvenir à l’essence réelle, et non plus seulement théorique, du phénomène abordé parce que vital. Non seulement ceci est clair, mais c’est aussi la proposition à partir de laquelle, si on la réfléchit, s’avère nécessaire méthodologiquement une critique.
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En effet, la dernière force d’analyse possible pour déjouer les objectifs des commanditaires est bien cette critique objective qui visera au-delà du produit, malgré lui, à transformer en essences sans le produit. Ce seront alors autant de propositions pour une connaissance et un état d’esprit en fonction des faits et de leur intelligibilité. C’est donc autant sur le plan de l’œuvre en soi, qu’elle achève, que sur le plan social, en séparant rigoureusement l’œuvre de l’intention commerciale qui la précédée, que la critique est indispensable. C’est moralement et intellectuellement qu’une critique s’impose, comme création et politique. Parce que je vis je me prononce. (Sinon je ne serais pas né avec la faculté de penser et le langage pour communiquer.) Dans un contexte déterminé comme le nôtre, se prononcer c’est forcément critiquer. (Le commerce étant l’antithèse de l’homme se prononçant, individuellement mais pour communiquer.) Parce que je reconnais sensiblement et lucidement la nécessité vitale d’une critique, je me place volontairement en état d’insurrection. En face du dynamisme ascensionnel qui régit l’univers, comme en face d’une Histoire qui ne s’évite pas mais peut se réfléchir et s’organiser, je ne sais qu’une morale, et donc qu’une action : je suis donc je fais front (si ma vie est menacée par ce qui voudrait la fausser, comme le commerce n’est pensable qu’en voulant fausser l’individu). Je ne saurais concevoir de critique (et je dis indispensable cette critique pour faire front, critique-création, critique-morale, critique-action) qu’en partant de cette situation. PREAMBULE POUR TERMINER
“Abordant de front l’actualité, analysant l’information selon le seul critère essentiel, des individus, un PREMIER PLAN remplit sa fonction réelle ; il sert à la définition de valeurs culturelles. C’est la seule réalité à se vouloir dès qu’on décide d’utiliser un moyen
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d’expression. Une réalité qui est effectivement de premier plan si l’on est homme pour assumer une condition humaine.” Une définition critique que je tenais pour absolument indispensable. Mais cette conclusion à ma chronique pour Cité libre (No 25, mars 1960) « sauté ». Comme sauta la note dans laquelle j’exprimais une restriction nécessaire. Regrettons de sales erreurs. Il y a un certain snobisme qui reflète une croyance populaire en la grandeur des gangsters distingués qui réussissent ou des académiciens aussi vides de capacités d’homme que couverts de palmes. En se servant de ce snobisme apparemment justifié, on justifie ensuite des PREMIERS PLANS avec un André Maurois, un Pierre Lazareff, un Marcel Achard. Des singeries minables et très tendancieuses toujours (« culture » bien française et règne de la torture en Algérie, une politique de « grandeur », le prototype des singes répugnants mais utiles étant un certain Jean Nocher, que les précédents « justifient ») ! Ne peut-on à Radio-Canada concevoir une série d’envergure sans les habituelles concessions aux voyeurs piètres et superficiels ou aux truqueurs arrogants d’un petit fascisme confortable ? Ces deux omissions ont considérablement faussé une chronique déjà imparfaite parce que limitée à un espace bien trop réduit. Imperfection deux fois regrettables : a) parce que la série PREMIER PLAN, que j’étudiais, est sans doute la seule série actuellement valable et influentielle ; b) parce que le premier objectif d’un périodique comme Cité libre devrait être d’assurer au lecteur un travail d’analyse complet et en profondeur, non pas des critiques « Vedettes » ou « Photo-Journal ». « Le cinéma sera synthétique et objectif, ou ne sera pas. » Cette prise de position de Pierre Kast en commande une autre, qui la complète : la critique sera synthétique et objective, ou ne sera pas. Et il s’agit de toute critique, de toute analyse. Il n’y a plus que deux courants de pensée avec lesquels vivre, au vingtième siècle. Il s’agit de savoir lequel on choisit : celui de
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la condensation, dont le véhicule le plus significatif et le plus influentiel pour toute une civilisation est le « Reader’s Digest » ; ou celui entièrement concerté pour l’appréhension de véritables synthèses et postulant au départ une nécessité/condition, l’objectivité (qui n’est possible qu’en « allant jusqu’au bout », et pas en se contentant de broder sur les surfaces). Le deuxième courant de pensée a ses abrégés nécessaires, qu’on ne pratique d’ailleurs jamais sinon par le canal de la publicité/propagande lorsqu’on choisit le premier courant : le tract, le libelle − selon une technique indispensable aujourd’hui, comme l’a démontré Pierre Mabille : celle du montage (autre correspondance entre cinéma et une pensée qui soit contemporaine). Ceci pour les courants de pensée. Mais une critique ne sera pas condensée, ou sera fausse et partiale. Il y a un engagement et moral et intellectuel qui, sans l’observance de certains procédés d’expression rigoureusement décidés, ne se résoudra jamais que par une action végétative et complice de l’état de fait, l’état de fait fut-il sentimentalement condamné. René Guyonnet, faisant la critique du film de Lionel Rogosin, « Come back, Africa », (in L’Express, No 449, 21 janvier 1960), propose un schéma que je tiens pour primordial : un engagement plus marqué (politiquement), un détachement plus net (dans la manière de présenter les choses). J’admets que le résultat doive être bouleversant, puisque le processus alors adopté s’exprime en une formule pour moi vitale, et que j’approuve entièrement, totalement : ENREGISTRER AVEC UNE PASSION IMPITOYABLE. Cette formule ne vaut pas seulement pour l’analyse critique ou le processus d’observation et de démonstration dans la réalisation cinématographique, elle vaut, d’abord, pour un mode et un style de vie. Vivre est critique. Il faut concevoir et faire une critique qui soit une vie. EXEMPLE :
(Cette deuxième chronique sur la télévision a été refusée par Cité libre, ainsi que les suivantes) :
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des hommes dans la cité pour le dire1
Un équilibre dynamique du mot et du rythme
Il est déplorable qu’à NOUVEAUTES DRAMATIQUES, une réalisation de Jean-Guy Pilon, le dimanche 7 février, le crédit de la trame sonore n’ait pas été donné à Yves Préfontaine, puisque tout un lyrisme dialectique de son texte, Le dernier instant de la cité, provenait de la densité musicale et rythmique qui ne pouvait bien être que de lui. (Cela se fait : lorsque Mercier-Gouin réalisa Le manuscrit sous le signe du cancer j’eus le crédit pour la trame sonore.) Avec Yves, il faudrait parler de rythmanalyse. (Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il a lu Gaston Bachelard, d’une pensée intégrale de la dialectique de la durée à la poétique de l’espace.) Chaque thème musical achève une phrase ou en démarre une autre, chaque riff ou ponctuation déplace dans l’espace le verbe à entendre à ce moment précis, chaque tonalité est bien la correspondance et physique et mentale de la formule intellectuelle ou poétique avec laquelle elle va. Et il en résulte une unité récit − matière sonore/rythmique prodigieuse. Je ne connais personne qui sache comme Yves Préfontaine construire cette architecture essentiellement radiophonique, et c’est aussi une démarche spirituelle que je tiens pour essentielle en soi. Avec Le dernier instant de la cité, Préfontaine une fois de plus accuse l’inertie, l’ignorance et le confort rétrograde dans la médiocrité satisfaite de ceux dont la pression imposante et 1. Texte de Patrick Straram appuyant ses propos critiques sur la télévision sur des exemples. Cahier, p. 81-83. À notre connaissance, ce texte n’a jamais été republié.
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tellement bien-pensante empêche un individu de se réaliser, de vivre. Il y a une fureur incantatoire et d’impeccables exorcismes que j’apprécie. Mais l’exorcisme ou la fureur résolus seulement dans le Verbe peuvent-ils modifier un contexte dont l’auteur sait qu’il existe, qu’il est une ignominie abjecte, et qu’il dénonce ? Le cri d’Yves Préfontaine est vrai et vital. Jamais il ne sera suffisant. Jean Gascon fut d’une authenticité et de la dureté qu’il fallait. À côté de cet incomparable comédien seul Jacques Galipeau, sincère et attachant, méritait de figurer. Les autres semblaient là pour montrer seulement quel cas on fait du texte d’un auteur qui se consume2 dans l’œuvre à laquelle il croit… Ce qui est, je suppose, un problème dénué de tout sens pour les responsables de Radio-Canada, et les autres… Les échéances implacables J’aurais voulu figurer dans le beau drame de Marcel Dubé, L’échéance du vendredi, excellente PREMIERE du 14 février… (Sentiment peut-être accentué par le fait que je voyais une heure plus tard, au MAGAZINE DU CINEMA, Pierre Kast expliquer qu’en France de plus en plus des films se font entre camarades mettant en commun idées et sentiments, et il citait effectivement comme comédiens dans Merci Natercia, le film qu’il réalisait, Ursula Vian, la veuve de Boris, et Jacques Doniol-Valcroze, luimême critique et… réalisateur.) Ironie du sort, il me restait au moins à regarder sur un petit écran le déroulement d’un drame qui reposait sur un chômage bien d’ici et la volonté d’un homme de faire ce qu’il savait et aimait faire, ce qui me connaît !… Marcel Dubé possède une qualité qu’aucun autre écrivain canadien-français pour la TV ne possède : il est sympathique, il sympathise, il y a dans tout ce qu’il écrit une chaleur humaine sincère, totale, primordiale. C’est une qualité que je place très au-dessus de toute autre. Un homme compte toujours plus pour moi qu’un artiste ou un intellectuel. 2. Dans le texte publié, il est écrit « consumme ». Cette coquille laisse deux possibilités : « consumer » ou « consommer ». Le sens de la phrase me fait préférer la première à la seconde.
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Je ne crois pas que Dubé se contente d’exploiter un naturalisme qu’il connaît bien et dont le simplisme un peu primaire lui éviterait de se tracasser. Il ressent profondément ce qu’a d’implacable vivre, quand on en a tellement envie et que c’est si difficile. Et il l’écrit. Avec des mots simples comme une poignée de main, cinglants comme une gifle, brûlant comme une rasade de rhum, emportant comme une image vaste et précise sur l’écran − car, épiciers vulgaires ou « littérateurs » académiques peuvent bien le mépriser, d’être l’homme qu’ils ne sont pas capables d’être, l’écrivain dont ils n’auront jamais la sensibilité et la santé viriles, Marcel Dubé possède plus qu’aucun l’intuition du texte pour un écran, autre qualité fort rare ici. Doué d’un instinct dramatique sûr et d’un langage dont le dépouillement fait la force, il dit quelle est la situation avec des mots d’homme, ce qui est bien l’essentiel. Des mots d’homme pour mettre en accusation des responsables grâce auxquels s’intensifie une gangrène abominable : le chômage, toléré sinon exploité. Chômage et sa misère aussi pratiques que ceux de l’Espagne, par exemple. Des mots d’homme pour mettre en accusation ceux qui jouissent impunément de la logique profonde de la société qu’ils imposent au détriment de l’homme, une logique qui élimine les individus sainement désireux de faire ce qu’ils aiment, ce qu’ils connaissent, parce qu’il est trop dangereux qu’un individu se réalise comme il le désire. Le mécanicien deviendra un veilleur de nuit (pour que d’autres soient ministres). Il y a ceux qui se savent responsables de certains veilleurs de nuit comme de la mort d’un commis voyageur, et les autres. Comme c’est la qualité d’Arthur Miller, c’est celle de Dubé de démonter le mécanisme au point qu’il faille ou se prononcer ou être complice.Jean Duceppe, si parfois un peu mélodramatique, fut convaincant dans sa détresse d’homme qu’accule à zéro la bonne conscience des gens, si lui n’a pas conscience de ce qui arrive. Il était bien l’homme de ce petit enfer. Trois comédiens furent excellents. Denise Filiatrault était criante de vérité et elle a une magnifique présence de femme qui est femme par la moelle comme à fleur de peau. Gilles Pelletier était
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d’une fracassante solidité, Hubert Loiselle, décidément éblouissant de plus en plus, était d’une justesse saisissante. Très bon travail de Monique Chabot, Y. Létourneau, R. Garand et Guy l’Écuyer. Aucun autre réalisateur, à part sans doute Jean Valade, n’aurait pu traiter le drame de Dubé aussi parfaitement que l’a fait Paul Blouin. L’idée d’un gros plan de Marcel écrivant et se lisant mentalement, la voix off, qui recule ensuite lentement dans le premier décor était une très belle idée. Procédé et intellectuel et technique qui situe un réalisateur ayant son propre langage, au lieu d’être un fonctionnaire banal de la réalisation à « effets » classiques. Il y avait un excellent dosage des plans d’ensemble et des gros plans, qui créait un mouvement mental correspondant aux mouvements bien réglés des scènes à plusieurs personnages, pour une fois vraies et pas empruntées, et il y avait une très bonne gradation des rencontres entre les protagonistes qui expliquaient et intensifiaient le drame. Le montage, avec des clichés d’une éloquence sobre et des surimpressions d’un mordant intelligent, s’intégrait remarquablement au dynamisme de toute l’heure. Réalisme et symboliques le situant étaient exactement ceux qu’il fallait. C’est avec beaucoup de classe et de précision, d’habileté et d’authenticité que Paul Blouin a fait d’un beau drame une synthèse qui fonctionnait, juste et attachante. Cette fois il n’y a plus d’équivoque : il est LE réalisateur de la série PREMIERE (si souvent terne, inconséquente ou rétrograde), et l’un des cinq ou six très bons réalisateurs de Radio-Canada. Le 7 février à NOUVEAUTES DRAMATIQUES, Yves Préfontaine ; le 14 février à PREMIERE, Marcel Dubé et Paul Blouin : des hommes s’expriment, en de vrais manifestes. Le dernier instant de la cité et L’échéance du vendredi, si différents dans l’absolu, ont en commun ce qui leur confère une importance cruciale : il y a dans la cité des hommes pour le dire, et c’est ce qui compte dans un contexte ou ne pas se prononcer, sinon pour ne rien dire, semble la règle d’or, la règle d’or pour toute la lâcheté et toute la passivité avec quoi vivre à crédit une mort à petit feu…
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I.S. — le bruit et la fureur1
On parle beaucoup des jeunes gens furieux, de la colère de la jeunesse aujourd’hui. On en parle volontiers parce que, des émeutes sans raison des adolescents suédois aux proclamations élaborées par les « angry young men » ! anglais qui tentent de se constituer en mouvement littéraire, on retrouve le même caractère inoffensif en profondeur, une même faiblesse rassurante. Produits d’une époque de décomposition des idées et des modes d’existence dominants, d’une époque d’immenses victoires contre la nature sans élargissement réel des possibilités de la vie quotidienne, réagissant, parfois brutalement, contre la condition qui leur est faite, ces sursauts de la jeunesse sont grossièrement contemporains de l’état d’esprit surréaliste. Mais ils sont dépourvus de ses points d’application dans la culture et de son espoir révolutionnaire. De sorte que la résignation est le fond sonore de ce négativisme spontané de la jeunesse américaine, scandinave ou japonaise. Saint-Germain-des-Prés avait déjà 1. Cahier, p. 84-86. Texte paru initialement dans IS, no 1, juin 1958. On pouvait lire, dans une note liminaire, que « La règle dans ce bulletin est la rédaction collective. Les quelques articles rédigés et signés personnellement doivent être considérés, eux aussi, comme intéressant l’ensemble de nos camarades, et comme des points particuliers de leur recherche commune. Nous sommes opposés à la survivance de formes telles que la revue littéraire ou la revue d’art. » Tous les textes publiés dans Internationale Situationniste peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication d’origine. » Cet avertissement anticopyright est paru d’abord en 1955 dans le numéro 22 de Potlatch : « Tous les textes publiés dans Potlatch peuvent être reproduits, imités, ou partiellement cités, sans la moindre indication d’origine. » Debord, op. cit., p. 203. Il est à noter qu’un texte collectif d’IL daté du 22 juillet 1954 et paru dans le numéro 7 de Potlatch s’intitule également « Le bruit et la fureur ». Ce texte affirme de nouveau les points de divergence entre l’IL et le lettrisme d’Isidore Isou, avec lequel Debord et ses amis rompent en 1952.
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été, dans les premières années de l’après-guerre, un laboratoire de ces comportements (abusivement nommés existentialistes par les journaux), ce qui explique que les représentants intellectuels de cette génération en France maintenant (Françoise Sagan-Drouet, Robbe-Grillet, Vadim, l’affreux Buffet) soient tous les illustrations outrées, les images d’Épinal de la résignation. Si cette génération intellectuelle, hors de France, témoigne de plus d’agressivité, la conscience qu’elle en prend s’échelonne entre l’imbécillité simple et la satisfaction prématurée d’une révolte très insuffisante. L’odeur d’œufs pourris que répand l’idée de Dieu enveloppe les crétins mystiques de la « beat génération » américaine, et n’est même pas absente des déclarations des “angry young men” (cf. Colin Wilson). Ceux-ci, en général, découvrent avec trente ans de retard un climat moral subversif que l’Angleterre leur avait complètement caché entre temps, et pensent être à la pointe du scandale en se proclamant républicains. “On continue de jouer des pièces, écrit Kenneth Tynan, qui sont fondées sur la ridicule idée que les gens craignent et respectent encore la Couronne, l’Empire, l’Église, l’Université et la Bonne Société”. Ce mot (“on continue de jouer des pièces…”) est révélateur du point de vue platement littéraire de cette équipe des “angry young men”, qui en sont venus à changer d’avis, simplement, sur quelques conventions sociales, sans voir le changement de terrain de toute l’activité culturelle, que l’on observe manifestement dans chaque tendance avant-gardiste du siècle. Les “angry young men” sont même particulièrement réactionnaires en ceci qu’ils attribuent une valeur privilégiée, un sens de rachat, à l’exercice de la littérature : c’est-à-dire qu’ils se font aujourd’hui les défenseurs d’une mystification qui a été dénoncée vers 1920 en Europe, et dont la survie est d’une plus grande portée contrerévolutionnaire que celle de la Couronne britannique. Toutes ces rumeurs, ces onomatopées de l’expression révolutionnaire, ont en commun d’ignorer le sens et l’ampleur du surréalisme (dont la réussite artistique bourgeoise a été naturellement déformante). En fait la continuation du surréalisme serait l’attitude la plus conséquente, si rien de nouveau ne parvenait à le
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remplacer. Mais précisément, la jeunesse qui le rallie, parce qu’elle connaît l’exigence profonde du surréalisme et ne peut surmonter la contradiction entre cette exigence et cette immobilité d’une pseudoréussite, se réfugie dans les côtés réactionnaires que le surréalisme portait en lui dès sa formation (magie, croyance à un âge d’or qui pourrait être ailleurs qu’en avant dans l’histoire). On en vient à se féliciter d’être encore là, si longtemps après la bataille, sous l’arc de triomphe du surréalisme où l’on restera traditionnellement, comme dit fièrement Gérard Legrand (« Surréalisme même », no 2) : « un petit noyau d’êtres jeunes obstinément attachés à entretenir la véritable flamme du surréalisme… » Un mouvement plus libérateur que le surréalisme de 1924 − auquel Breton promettait de se rallier s’il venait à paraître − ne peut pas se constituer facilement, parce que son caractère libérateur dépend maintenant de sa mainmise sur les moyens matériels supérieurs du monde moderne. Mais les surréalistes de 1958 sont devenus incapables de s’y rallier, et sont même résolus à le combattre. Ce qui n’enlève rien à la nécessité, pour un mouvement révolutionnaire dans la culture, de reprendre à son compte, avec plus d’efficacité, la liberté d’esprit, la liberté concrète des mœurs, revendiquées par le surréalisme. Pour nous, le surréalisme a été seulement un début d’expérience, révolutionnaire dans la culture, expérience qui a presque immédiatement tourné court pratiquement et théoriquement. Il s’agit d’aller plus loin. Pourquoi ne peut-on plus être surréaliste ? Ce n’est pas pour obéir à la sommation, qui est faite en permanence à l’“avant-garde”, de se distinguer du scandale surréaliste (personne ne se soucie de nous voir adopter une originalité de tous les instants. Et pour cause : quelle direction neuve nous proposerait-on ? Au contraire, la bourgeoisie est prête à applaudir toutes les régressions qu’il nous plaira de choisir). Si l’on n’est pas surréaliste, c’est pour ne pas s’ennuyer. L’ennui est la réalité commune du surréalisme vieilli, des jeunes gens furieux et peu renseignés, et de cette rébellion des adolescents confortables qui est sans perspectives mais bien éloignée d’être sans cause. Les situationnistes exécuteront le jugement que les loisirs d’aujourd’hui prononcent contre eux-mêmes.
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I.S. — la lutte pour le contrôle des nouvelles techniques de conditionnement1
« On peut dorénavant déclencher à coup sûr les réactions des hommes dans des directions déterminées à l’avance », écrivait Serge Tchakhotine à propos des méthodes d’influence employées sur des collectivités par les révolutionnaires et par les fascistes entre les deux guerres mondiales (« Le viol des foules par la propagande politique », Gallimard). Les progrès scientifiques depuis ont été constants. On a avancé dans l’étude expérimentale des mécanismes du comportement ; on a trouvé de nouveaux usages des appareils existants ; on en a inventé de nouveaux. On fait l’essai, depuis assez longtemps, d’une publicité invisible (par l’introduction dans un déroulement cinématographique d’images autonomes, au vingt-quatrième de seconde, sensibles à la rétine mais restant en deçà d’une perception consciente) et d’une publicité inaudible (par infrasons). En 1957 le service de recherche de la Défense nationale du Canada a fait effectuer une étude expérimentale de l’ennui en isolant des sujets dans un environnement aménagé de telle sorte que rien ne pouvait s’y passer (cellule aux murs nus, éclairée sans interruption, meublée seulement d’un divan confortable, rigoureusement dépourvue d’odeurs, de bruits, de variations de température). Les chercheurs ont constaté des troubles étendus du comportement, le cerveau étant incapable en l’absence des stimuli sensoriels de se maintenir dans une excitation moyenne nécessaire à son fonctionnement normal. Ils ont 1. Texte paru initialement dans IS, no 1, juin 1958.
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donc pu conclure à l’influence néfaste d’une ambiance ennuyeuse sur le comportement humain, et expliquer par là les accidents imprévisibles qui surviennent dans les travaux monotones, destinés à se multiplier avec l’extension de l’automation2. On va plus loin avec le témoignage d’un certain Lajos Ruff, publié dans la presse française, et en librairie, au début de 1958. Son récit, suspect à bien des égards, mais ne contenant aucune anticipation de détail, décrit le « lavage de cerveau » que lui aurait fait subir la police hongroise en 1956. Ruff dit avoir passé six semaines enfermé dans une chambre où l’emploi unitaire de moyens qui sont tous amplement connus visait − et a finalement réussi − à lui faire perdre toute croyance en sa perception du monde extérieur et en sa propre personnalité. Ces moyens étaient : l’ameublement résolument autre de cette pièce close (meubles transparents, lit courbe) ; l’éclairage, avec l’intervention chaque nuit d’un rayon lumineux venu de l’extérieur, contre les effets psychiques duquel on l’avait délibérément mis en garde, mais dont il ne pouvait s’abriter ; les procédés de la psychanalyse utilisés par un médecin dans des conversations quotidiennes ; diverses drogues ; des mystifications élémentaires, réussies à la faveur de ces drogues (bien qu’il ait tout lieu de croire qu’il n’a pu sortir depuis des semaines de sa chambre, il lui arrive de s’éveiller avec des vêtements humides et des souliers boueux) ; des projections de films absurdes ou érotiques, confondues avec d’autres scènes qui se produisent parfois dans la chambre ; enfin des visiteurs qui s’adressent à lui comme s’il était un héros de l’aventure − épisode de la Résistance en Hongrie − qu’un autre cycle de films lui fait voir (des détails se retrouvent dans ces films et dans les rencontres réelles, il finit par ressentir la fierté de prendre part à cette action).
2. Le texte d’Asger Jorn publié dans la première partie du Cahier s’intitule « Automation ». Il entend par « automation » la reproduction mécanique et automatisée qui pose une contradiction à l’homme, car si elle lui enlève la possibilité d’ajouter quoi que ce soit de personnel dans la production, elle le libère « des activités reproductives et non créatives. » Cahier, p. 59.
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Nous devons reconnaître là un usage répressif d’une construction d’ambiance parvenue à un stade assez complexe. Toutes les découvertes de la recherche scientifique désintéressée ont été jusqu’ici négligées par les artistes libres, et utilisées immédiatement par les polices. La publicité invisible ayant soulevé quelque inquiétude aux États-Unis, on a rassuré tout le monde en annonçant que les deux premiers slogans diffusés seraient sans danger pour quiconque. Ils influenceront dans ces deux directions : « Conduisez moins vite » – « ALLEZ A L’ÉGLISE ». C’est toute la conception humaniste, artistique, juridique, de la personnalité inviolable, inaltérable, qui est condamnée. Nous la voyons s’en aller sans déplaisir. Mais il faut comprendre que nous allons assister, participer, à une course de vitesse entre les artistes libres et la police pour expérimenter et développer l’emploi des nouvelles techniques de conditionnement. Dans cette course la police a déjà un avantage considérable. De son issue dépend pourtant l’apparition d’environnements passionnants et libérateurs, ou le renforcement − scientifiquement contrôlable, sans brèche − de l’environnement du vieux monde d’oppression et d’horreur. Nous parlons d’artistes libres, mais il n’y a pas de liberté artistique possible avant de nous être emparés des moyens accumulés par le XXe siècle, qui sont pour nous les vrais moyens de la production artistique, et qui condamnent ceux qui en sont privés à n’être pas des artistes de ce temps. Si le contrôle de ces nouveaux moyens n’est pas totalement révolutionnaire, nous pouvons être entraînés vers l’idéal policé d’une société d’abeilles. La domination de la nature peut être révolutionnaire ou devenir l’arme absolue des forces du passé. Les situationnistes se placeront au service de la nécessité de l’oubli. La seule force dont ils peuvent attendre quelque chose est ce prolétariat, théoriquement sans passé, obligé de tout réinventer en permanence, dont Marx disait qu’il « est révolutionnaire ou n’est rien ». Sera-t-il, de notre temps, ou non ? La question est d’importance pour notre propos : le prolétariat doit réaliser l’art.
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Patrick Straram — graal sous cellophane1
Je parle d’une joie de haut enspermement Je parle d’abonnir l’usage de la parole J’accorde ma violence au cru de ma saison. Maurice Beaulieu : Il fait clair de glaise La liberté longe la nuit La liberté rompt les frontières. La liberté crache son sang sur la face des continents zébrés de haine et de souillure. Toute la terre craque et geint Toutes les mamelles sont vides, L’arrière-goutte de l’aurore a débordé de la cruche d’or Quelle lumière, quel espoir naîtra jamais d’un horizon si tatoué férocement des signes tordus du serpent ? Jacques Rabemananjara : Huit de prison (écrit à la prison civile de Tananarive, rapporté dans “Les lettres françaises”, No 472).
1. Cahier, p. 89-96. Tout comme le texte « Le bruit et la fureur » qui précède, ce texte de Straram est empreint de l’attitude surréaliste qui animait également l’IS, tout en étant critique de l’état du mouvement de Breton à leur époque. Ce lien se perçoit aisément dans les références explicites et implicites à Lautréamont, Jarry, Vaché et Breton, mais aussi dans la récupération de certaines thèses surréalistes, dont la continuité entre la vie et l’art. À notre connaissance, ce texte n’a jamais été republié.
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Lorsque les satellites américains, annoncés pendant des semaines au moyen d’une publicité tapageuse, explosent quelques secondes après leur envol ou disparaissent sans s’être placés dans l’orbite prévue, lorsqu’on est menacé d’une guerre atomique qui ferait de la planète un charnier parce que les États-Unis défendent un vieux général frustré contre un pays de 600 millions d’habitants, lorsque des centaines d’Arabes sont mutilés ou assassinés par des névrosés lâches et bestiaux que quelques intellectuels savent endoctriner en faisant miroiter devant eux la grandeur, le renouveau ou la mission de l’illustre pays qu’ils servent, lorsqu’on sait qu’il y a 57 viols par jour aux États-Unis, lorsque des Noirs sont lynchés à Little Rock, à Londres, à Johannesburg, lorsqu’on sait que des gangs tout-puissants dirigent les affaires publiques, lorsque les patrons d’usines engagent des briseurs de grève, lorsqu’un gouvernement saisit des journaux pour informations indésirables, lorsque des policiers passent leur vie à taper sur les foules, à protéger des trafiquants ou à cogner des vagabonds au bas-ventre, lorsqu’on vit dans un tel état d’hystérie et d’impuissance, jouet de la propagande, de l’épicier, du flic, du juge, du censeur et de la très véritable mort à crédit, les propos d’un “Jean Paré en Europe” amusent (ils irriteraient, si l’irritation devant ce genre de non-sens tendancieux, d’autant plus tendancieux qu’il prétend représenter une certaine opposition et un certain sens moral de la politique, n’était pas le justifier) : « Malheureusement pour les Russes, c’est à cet art de se moquer en douce d’eux-mêmes, de se caricaturer, qu’on reconnaît les peuples adultes. Les gens d’outre-rideaude-fer ne sont que des enfants… » (“Vrai”, 28 juin 1958) Aux États-Unis, on obtient de 49 % des jeunes qu’ils assurent qu’on est incapable de savoir par soi-même ce qui est bien et ce qui est mauvais. Ce genre d’énonciation − d’entendement et d’affirmation de soi − reste du domaine que Jarry et Vaché connaissaient déjà bien il y a cinquante ans. Et si personne n’a le courage de se vouloir responsable, que triomphe Ubu et que soient le dernier
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paraphe à l’histoire des civilisations occidentales « Les lettres de guerre »2 ! Il s’agit ici de politique tronquée, et de ses dangers trop réels, au moyen desquels, en leur attribuant comme vérité leur sens détourné, on écarte de la politique nécessaire. Mais il n’est plus question de farce lorsque quelques-uns se disent les témoins avertis du sinistre guignol, et prétendent trouver les mots pour redécouvrir une condition humaine qui en soit une. Le poète s’engage à dire une vie vivante. Il est impossible dès lors de le laisser tromper ou s’abstenir. C’est moins des poètes qu’il en va que de la poésie. Celle-ci reste l’affirmation intégrale de l’être, lorsqu’elle est. Il faut aimer le sordide pour accepter qu’elle soit réduite à simplement une catégorie de plus dans l’artificiel qui sert aujourd’hui de culture ou de point de repère, quand ce n’est pas ouvertement de “loi”. « Il y a une noblesse inhérente à la vocation du poète, et c’est de refuser de dormir tranquille aussi longtemps que les antithèses souffrance et amour ne se seront pas fondues en une paix blanche, éternelle. » Et encore : « Le poète s’obstine non seulement à l’éveil, mais à l’insomnie, tant qu’il y aura sur terre des souffrances à expier. Il aurait honte de fermer l’œil ; il rougirait de sentir ses paupières faillir à l’alerte. » Ainsi s’exprime Gilles Leclerc. « …nous ferons d’une rigueur neuve la garantie d’un nouvel esprit poétique de l’homme : l’important, c’est la rigueur, elle vérifie le rythme, en calcule l’incidence. »
2. Jacques Vaché, Lettres de guerre, 1918. Mort très jeune à 23 ans en 1919, Vaché est resté dans la mémoire grâce aux nombreux égards que André Breton lui a témoignés dans ses textes, dont Le premier manifeste du surréalisme publié en 1924.
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Ainsi Michel Van Schendel. On pense qu’il s’agit d’une rigueur dans l’acte de présence plus encore que d’une rigueur seulement dans l’écriture, dans l’interprétation qu’on peut vouloir donner de soi ou de sa vie, pour l’accentuer, la mieux formuler, la manifester. Surtout : « La poésie est organique, c’est-à-dire dialectique, puisqu’elle projette l’analogie vivante. L’opération poétique montre ce qui lie les objets réels et ce qui les oppose. Il ne s’agit pas de simples comparaisons, mais bien d’une liaison organique, je dirais même d’une “liaison dangereuse” des objets entre eux, des effets et des causes, du monde et des sentiments, des contradictions dans l’unité vivante. » Ainsi Gilles Hénault. On ne fait pas de la poésie comme de l’épicerie, du tir ou de l’agriculture. La poésie, c’est une aventure à laquelle on s’expose, une insurrection qu’on décide, un enjeu grave et permanent, une sorte de sacré qui tranche d’avec les sacrés habituels par sa réalité bien réelle, à vivre autant que la dire. Aujourd’hui il est nécessaire plus que jamais de se consacrer à cette poésie qui, d’instinct mais aussi lucidement, engage à clarifier le destin de l’homme, et, d’abord, à servir d’état d’alerte, à projeter devant toute dialectique, toute politique, les cris capables de provoquer assez pour qu’on veuille établir des solidarités − c’est retrouver, la boucle bouclée, la fonction originelle et éternelle de la poésie : communiquer, quels que soient les divers degrés d’intensité. Dans une actualité cruciale de la poésie. Si l’on peut encore espérer de l’homme qui sache provoquer et mériter la chance de s’intégrer à une vie qui ait un sens, il faut placer cet espoir dans le travail crucial de la poésie, quintessence de cette solution paradoxale qui est aussi la seule unité jouable (au sens grave, sacré du Jeu) : connaissance des analogies − dans ce qu’on peut appeler une culture −, et sensibilité à vif à même l’expérience − dans ce qu’il faut appeler la vie. C’est de cette possession et de cette mise en pratique de la poésie, comme premier travail d’être, que découleront ensuite une métaphysique et une politique appropriées.
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C’est donc parce que c’est presque une question de vie ou de mort qu’il faut dénoncer le péril que font courir à la poésie les artifices si souvent exploités et remarquablement perfectionnés pour mieux abuser : la retraite en tour d’ivoire, le placement dans le commerce, les récompenses et leurs devoirs, la réussite et son souci d’être sociable. Etc… La liste est aussi longue qu’est inépuisable le don d’invention des profiteurs, des souteneurs, des voyeurs et de leurs flics. Qu’appuient, parce que c’est dans l’“ordre”, tièdes et opportunistes (sans « savoir », ce qu’il faut le plus leur reprocher). Et c’est vivre qui est en jeu. C’est peut-être une solution facile mais d’abord le renoncement le plus repoussant que de s’approprier la poésie pour des spéculations en Bourse ou un confort qui protège des dangers accumulés (au moyen de quoi on espère ensuite convaincre les meilleurs qu’il serait fou de continuer la lutte). Toute poésie qui cesse d’être une lutte immédiate et permanente n’est plus que de l’épicerie pour salons et lavabos, pour églises et salles de police. Plus que jamais il est nécessaire de refuser de s’entendre avec ceux qui trahissent pour être condamnés aux « travaux » forcés plutôt qu’à la mort. Le suicide est inutile, la trahison inadmissible. Le poète sera inflexible et osera cette violence durable : s’être fidèle − ou qu’on le dénonce. Il faut une poésie qui agisse sur la vie, ou pas de poésie. Parce que toute contribution à ce qui n’intervient pas participe de l’inertie dont on crève. Luxe de pourri inconciliable avec ce jeu dangereux mais d’autant plus vivant qu’est la poésie. Par la conscience sans cesse en alerte comme par la sensibilité continuellement cinglée et cinglante, faire en sorte qu’accomplir ses désirs soit, dans une dialectique lucide et constructive, la fonction intégrale, LE MANIFESTE INTEGRAL. Dans les « Cahiers d’Essai », janvier 1958, No 1, Wilfrid Lemoine posait la question à laquelle il faudra bien répondre avant de parler poésie : « l’apathie est-elle acceptable chez de jeunes créateurs ? »
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Génie incompris, poète maudit, créateur ignoré ? Depuis trois cents ans au moins ces styles sont utilisés, et mieux arrangés chaque fois. Qui utilise cette évasion sans y croire n’a rien à faire en poésie, puisqu’il table sur la réussite d’un rôle et social et commercial. Qui l’utilise en y croyant est un malade. Le professeur Diel a remarquablement expliqué la coulpe vaniteuse dans sa « Psychologie de la motivation » (PUF), et il faut bien peu d’intériorité, bien peu de rigueur vis-à-vis de soi-même pour prétendre vivre une fable scientifiquement démontrée. On n’attend pas du poète qu’il soit un professeur de psychologie. Mais la poésie qui ne posséderait aucune structure psychologique ne serait qu’une poésie d’almanach pour épiciers, et le poète qui, pour justifier son œuvre ou sa solitude (son incapacité à communiquer), cherche à faire admettre pour mythe ou fait social un simple processus psychologique le condamnant, ce poète est par trop malhonnête ou évasif pour qu’on veuille de sa poésie. (Il faut souligner que la poésie d’aujourd’hui ne saurait être l’art d’agrément qu’elle a pu être auparavant. Le temps n’est plus ni à l’art ni à l’agrément. Dire aujourd’hui poésie, c’est dire poésie politique, agissante, manifestante. Ne saurait être poésie que celle faisant front.) Ce qui décidera de la poésie, ce sera le sens qu’aura de sa responsabilité le poète, tant dans l’œuvre que dans son besoin et son désir de s’achever par elle, de communiquer, d’être en relation, de faire corps avec un ensemble d’individualités. « La poésie doit être faite par tous ! » Encore faut-il se donner la peine de vouloir savoir. Pour qu’une poésie canadienne existe, il faut d’abord que les poètes sachent qu’ils participent de cette œuvre dans ce qu’elle a et de commun et d’unique. Il s’agit d’une connaissance et d’un état d’alerte. Au moins en ce qui concerne la connaissance, il s’agit d’abord de volonté. Il y a deux ans que Wilfrid Lemoine insistait sur la nécessité d’ouvrir et d’affermir le dialogue. Plus que jamais cette nécessité est une urgence. Esthétique et castes ou chapelles détruisent plus
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vite qu’on ne croit « un espoir dans lequel s’engage une génération », et c’est sa peau qu’on joue au moment où l’on choisit ses propres sanctions. Plus que jamais on doit savoir que la vitalité nécessaire d’une poésie tient beaucoup aux rapports entre ceux qui y contribuent. « Nous n’avons pas encore appris à dialoguer, nous condamnons ou approuvons en bloc, peut-être pour éviter la nécessité de nous expliquer. Au fait, serions-nous capables de nous expliquer ? Seul un dialogue soutenu nous le dirait. Ce dialogue est d’autant plus souhaitable qu’il nous ferait sans aucun doute préciser nos pensées et qu’il en accélérerait la marche. » Une poésie qui ne s’explique pas est fausse. (La poésie la plus hermétique ou la poésie la plus automatique s’expliquent.) C’est du sentiment de cette connaissance de la poésie que dépendront la vitalité et l’efficacité d’une poésie dont nous voulons l’action, et pas qu’elle serve de refuge, de compensation ou de fascisme intellectuel pratique. « On a beau dire, la poésie est communicable − parce qu’elle procède du merveilleux et que l’homme, précisément, est la seule créature sur terre que peut remuer le merveilleux » (Henry Miller). Il y a une conscience du merveilleux. On est responsable de sa vie. Que remuera la poésie canadienne ? Cela dépendra de la conscience et de la responsabilité que se voudront les poètes canadiens. Le dialogue tranche. Quel dialogue y a-t-il aujourd’hui ? Il ne faut pas se leurrer. À part une excursion annuelle dans le Nord, réservée non aux poètes mais à ceux qui peuvent se l’offrir, et quelques conciliabules autour de Radio-Canada, moins pour parler que pour comparer des revenus de « scripteurs » ou les mérites érotiques de petites comédiennes, il n’y a pas de dialogue. Si quelque part s’établit un contact, aussitôt le premier soin des protagonistes est de s’isoler jalousement, de se protéger des intrus qui ruineraient sans doute leur petite affaire privée (et il faut être au Canada pour voir que la hiérarchie sociale reste le plus sûr moyen d’empêcher les contacts que certains refusent).
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Deux conséquences immédiates : il n’y a pas d’évolution manifeste de la poésie canadienne, et le public ne réagit pas à cette poésie trop vite réduite à une masturbation de cénacle, lorsque ce n’est pas tout simplement un petit commerce de comité. Dès qu’on tolère un comité de salut public ou un comité de lecture, il n’y a plus ni politique ni poésie. Une politique ou une poésie qui ne sont pas pour faire front ne sont qu’un trompe-l’œil − et, plus grave, pour le poète, il n’est plus question que d’un transfert, d’une évasion, d’un vice pour camoufler l’abstention. C’est dans la rue qu’on vit une poésie. Et une poésie, il s’agit d’abord de la vivre. Assez de l’esthétique, de la grammaire, du catéchisme ! Assez des salons, des prix et des combines pour s’enrichir à la télévision ! La pire violence est de mise à l’heure actuelle de la poésie. Violence qui n’est que la continuité d’un certain détachement préalable. Comme une politique doit d’abord être la conscience et la responsabilité d’un individu, non un système. En politique comme en poésie, tout système est faux parce que système. Il suffit d’avoir à entendre « Boris Goudounov » avec les hommages de la compagnie Texaco. Il suffit d’avoir à supporter les cotes de moralité et le circuit fermé de la vulgarisation de la poésie entre les mains de quelques privilégiés moins poètes qu’hommes d’affaires ou de luxe. Il serait temps de séparer la poésie et la vie à vivre de tout ce qui prétend y veiller pour mieux fausser et exploiter. Alors, un dialogue pourrait s’établir, les barricades dressées. L’épuration à faire déterminera avec qui il sera urgent et efficace de communiquer. Tant que ne sauront pas communiquer ceux qui ont pu reconnaître quelle responsabilité ils prenaient en décidant de leur poésie, la quête entreprise à travers toute poésie n’aboutira ici qu’à un Graal sous cellophane.
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Puisque loin d’ébranler les structures d’un monde que nous savons trop faussé pour y vivre, une poésie à son tour aussi faussée est à dénoncer pour son incapacité. Il est abject aujourd’hui de se consacrer à une poésie qui n’intervienne pas directement sur la vie. Il y a assez de factieux et de détrousseurs autour des cadavres encerclés. Il est temps que quelques-uns sachent à temps s’entendre pour se séparer. L’enjeu d’une poésie, c’est celui d’une vie, où il est en deçà de la conscience. Et sans conscience, pas de poésie acceptable aujourd’hui. Du dialogue à entreprendre jaillira le besoin égoïste d’une solidarité urgente et vivante. À ce prix seulement s’obtient une poésie sensible, consciente et politique qui soit vivre comme l’interpréter, et l’interpréter comme vivre, une poésie de la traversée du miroir, dans les deux sens, et de l’action directe qu’exige cette traversée qui donne à voir. La poésie doit être la perception et la proclamation manifestes que vivre c’est agir. Descendre dans la rue est une exigence, non plus pour y tirer des coups de revolver3 ou se procurer une vocation d’occasion 3. Référence explicite au Deuxième manifeste du surréalisme de Breton écrit en 1929 : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon. » André Breton, Œuvres, Paris, Gallimard « La Pléiade », 2006, p. 782-783. Si ce passage entretient un rapport avec l’anarchiste Émile Henry, l’idée de Breton rappelle un événement réel impliquant son ami Jacques Vaché qui s’est déroulé lors de la première du drame d’Apollinaire Les Mamelles de Tirésias à Paris en 1917 : « Le premier acte venait de finir. Un officier anglais menait grand tapage à l’orchestre : ce ne pouvait être que lui. Le scandale de la représentation l’avait prodigieusement excité. Il était entré dans la salle revolver au poing et il parlait de tirer à balles sur le public. À vrai dire, « le drame surréaliste » d’Apollinaire ne lui plaisait pas. » André Breton, « Les confessions dédaigneuses », Les Pas perdus (1924), Œuvres, op. cit., p. 200. Dans sa réponse à une enquête sur le suicide parue dans La révolution surréaliste (no 2,
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avec prix d’honneur − les deux sont absolument équivalents −, mais pour y ouvrir le dialogue, pour y vivre ce qu’on est, ce qu’on sait, ce qu’on sait communiquer et faire correspondre. Tout autre dialogue est bon pour les multiples organisations d’une existence factice et pourrie, contre laquelle une poésie qui l’est s’insurge, à la mesure d’une révolte d’homme nécessaire si l’on se veut responsable de sa vie. Voilà qu’il est temps de vouloir retrouver l’intégralité du cri qui affirme l’homme dans son intégralité. NOTE : On aura compris que je parle d’une poésie qui serait un moyen pour résoudre un engagement. La poésie pour la poésie, comme tout art visant à son propre absolu, n’est qu’une nullité infecte ne parvenant même plus à camoufler qu’on est complice d’un état de fait. L’état de fait contre lequel s’insurge tout homme qui l’est pour assumer sa condition humaine, et non pour faire de la poésie, comme on fait du chewing-gum, une bombe atomique, la traite des blanches ou celle des académies poétiques.
15 janvier 1925), Breton exprime la même idée en utilisant les mêmes mots dans le Deuxième manifeste. Ce lien m’apparaît évoquer une fois de plus la figure de Jacques Vaché qui, aux dires de Breton dans Les confessions dédaigneuses, s’est suicidé en 1919.
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Guy-Ernest Debord — THÈSES SUR LA RÉVOLUTION CULTURELLE1
L’art peut cesser d’être un rapport sur les sensations pour devenir une organisation directe de sensations supérieures. Il s’agit de produire nous-mêmes, et non des choses qui nous asservissent. Mascolo a raison de dire (« Le Communisme ») que la réduction de la journée de travail par le régime de la dictature du prolétariat est « la plus certaine assurance qu’il puisse donner 1. Cahier, p. 97. Les deux premiers paragraphes sont extraits du texte paru initialement dans IS, no 1, juin 1958, p. 20-21. Le texte original comporte sept thèses, seules les thèses 2 et 3 sont reprises ici. Pourquoi Straram n’a-t-il publié l’entièreté du texte de Debord, dont la brièveté tendrait à encourager sa reproduction intégrale ? Il faut croire qu’il ne partage pas certaines thèses, dont la première qui rejette le but traditionnel de l’esthétique qui, en faisant « sentir dans la privation et l’absence », a une « prétention à l’éternité » (cette critique de l’esthétique apparaît par ailleurs dans un commentaire du film Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, 1959). Les divergences de vues sur l’esthétique sont au cœur du conflit entre Debord et Straram. On comprend pourquoi celui-ci rejette aussi la cinquième thèse de Debord, puisqu’elle critique « l’insuffisance de la conception de Lefebvre » qui en faisant du critère de l’action révolutionnaire une « simple expression du désaccord », renonce « par avance à toute expérience de modification culturelle profonde en se satisfaisant d’un contenu ». Sa position est trop près de cette conception de l’expressivité d’un contenu pour qu’il conserve la critique de Debord dans le Cahier (j’ai traité de la question en introduction). En somme, les choix de Straram témoignent de sa volonté de donner aux idées exposées dans le Cahier l’unité qui leur convient selon lui. Enfin, le dernier paragraphe est extrait de la fin d’un texte de Debord paru initialement sous le titre de « Encore un effort si vous voulez être situationniste. L’I.S. dans et contre la décomposition » dans Potlatch, no 29, 5 novembre 1957. Ce dernier texte est repris dans Debord, Œuvres, op. cit., p. 350.
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de son authenticité révolutionnaire ». En effet, « si l’homme est une marchandise, s’il est traité comme une chose, si les rapports généraux des hommes entre eux sont des rapports de chose à chose, c’est qu’il est possible de lui acheter son temps ». Mascolo cependant conclut trop vite que « le temps d’un homme librement employé » est toujours bien employé, et que « l’achat du temps est le seul mal ». Il n’y a pas de liberté dans l’emploi du temps sans la possession des instruments modernes de construction de la vie quotidienne. L’usage de tels instruments marquera le saut d’un art révolutionnaire utopique a un art révolutionnaire expérimental.
… Nos ambitions sont nettement mégalomanes, mais peutêtre pas mesurables aux critères dominants de la réussite. Je crois que tous mes amis se satisferaient de travailler anonymement au Ministère des Loisirs d’un gouvernement qui se préoccupera enfin de changer la vie, avec des salaires d’ouvriers qualifiés.
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Patrick Straram — sans commentaires1
Dans « Le Petit Journal » du 15/11/59 au 22/11/59 : « Je suis si individualiste que je perçois mal la situation des écrivains canadiens. Il nous manque une ambiance. Entre écrivains, on ne se rencontre pas. D’ailleurs, on ne s’aime pas. » Françoise Loranger à Normand Cloutier. « … tous ces recueils de poésie, qui pullulent chez nous parce que la poésie permet parfois à l’homme de ne pas assumer sa condition sociale… » Normand Cloutier. Pourquoi ceux-là même qui se tiennent pour responsables d’une action en vue de faire admettre liberté d’expression, démocratie et syndicalisme, ou pour combattre antisémitisme et fascisme, refusent-ils de publier cette note ? : « Entre les hommes sains et les autres, le cordon sanitaire est aujourd’hui facile à établir. Des millions d’hommes, de femmes, d’enfants de toutes confessions et de toutes nationalités l’ont tressé de leur souffrance. Il porte un nom : NUIT ET BROUILL ARD. 1. On reconnaît, dans ce texte, l’une des particularités de la pratique d’écriture de Straram : la citation. (Il faut dire que cette pratique s’assimile en partie au détournement théorisé par Debord et Gil J. Wolman en 1956 et mis en pratique dans Mémoires en 1959.) Ils proposent ni plus ni moins d’abolir les droits d’auteur et soutiennent la pratique du plagiat : « Un mot d’ordre comme “le plagiat est nécessaire, le progrès l’implique” est encore aussi mal compris, et pour les mêmes raisons, que la phrase fameuse sur la poésie qui “doit être faite par tous”. » Debord et Wolman, « Mode d’emploi du détournement », repris dans Debord, Œuvres, op. cit. p. 223. Ce texte est paru initialement dans la revue Les Lèvres nues, no 8, mai 1956, p. 2 à 9 (annexe, fig. 8). Ils ne cachent pas, en outre, leur ambition de faire de cette pratique un « réel moyen d’enseignement artistique prolétarien, la première ébauche d’un communisme littéraire. » Ibid., p. 225. À notre connaissance, ce texte n’a jamais été republié.
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C’est le titre d’un court documentaire réalisé il y a quelques années par un Français, Alain Resnais, sur divers camps de concentration allemands. S’il y a véritablement − et il y en a − des hommes résolus à ce que le langage de la croix gammée ne soit plus jamais entendu, ils disposent d’un moyen démocratique, correct et simple : diffuser ce film. » Françoise Giroud (in L’Express, No 448, 14/1/60.) Il y a aussi, d’Alain Resnais, HIROSHIMA MON AMOUR. S’il y a HIROSHIMA MON AMOUR et NUIT ET BROUILLARD, pourquoi ne les voit-on pas ? S’il y a véritablement des hommes résolus, pourquoi ne se rencontrent-ils pas ? « La vérité doit être dite en vue de ses conséquences sur la conduite de ceux qui la reçoivent. (…) Le fascisme ne peut être combattu qu’en tant que capitalisme, en tant que le capitalisme le plus dépouillé, le plus effronté, le plus oppressif et le plus fallacieux. Dès lors, à quoi sert de dire la vérité sur le fascisme (que l’on condamne) si l’on ne dit rien contre le capitalisme qui le produit ? Une vérité de ce genre ne peut être d’aucune utilité pratique. » Bertolt Brecht. Sans commentaires. Il y a les hommes sains, et les autres.
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I.S. — L’EFFONDREMENT DES INTELLECTUELS RÉVOLUTIONNAIRES1
La république parlementaire bourgeoise ayant été balayée en France, sans résistance, les intellectuels révolutionnaires dénoncèrent d’une seule voix l’effondrement des partis ouvriers, des syndicats, des idéologies de somnambules et des mythes de la gauche. Seul leur a paru indigne d’être signalé leur propre effondrement. C’était précisément une génération intellectuelle peu brillante. Les discussions philosophiques, le genre de vie, les modes artistiques qu’ils aimaient étaient ridicules sur toute la ligne. On sentait qu’eux-mêmes le soupçonnaient. Dans la seule pensée politique ils avaient le beau rôle, ils étaient sûrs d’eux : c’est que l’absence du parti communiste leur laissait le monopole de la libre réflexion, et les illustrait par contraste. Mais ils n’ont pas fait grand usage de cette liberté. Ils ne sont jamais parvenus à une conception générale de la pensée révolutionnaire. Justement en avril 1958, dans le no 7 d’Arguments, Morin concluait symptomatiquement un article plein de remarques très justes (« La dialectique et l’action ») par une découverte soudaine : « le grand art, le seul art », c’était la politique car « aujourd’hui tous les autres arts s’épuisent, se tarissent, se transmutent en science ou se reconvertissent/en magie infantile ». Et Morin, tout content d’avoir vu en passant l’avenir artistique dont il était auparavant sans nouvelles, ne se rappelait plus que le but des révolutionnaires n’est rien d’autre que la suppression de la 1. Texte paru initialement dans IS, no 2, décembre 1958.
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politique (le gouvernement des personnes faisant place à l’administration des choses). Sitôt ouverte la crise de mai, la majorité des intellectuels révolutionnaires, avec les partis ouvriers, a fait naufrage dans une idéologie républicaine bourgeoise qui ne pouvait correspondre à aucune force réelle, ni dans la bourgeoisie ni parmi les ouvriers. En revanche le groupe de Socialisme ou Barbarie, pour qui le prolétariat est une sorte de Dieu Caché de l’histoire, s’est félicité les yeux fermés de son désarmement, qui ne pouvait correspondre qu’à un sommet de la conscience de classe, à une tardive libération de l’influence néfaste des partis et des syndicats. Mais l’absence d’une riposte révolutionnaire en mai a entraîné la déroute complète de la gauche légaliste qui « disait non à la guerre civile ». Les seules forces qui restent en présence en France sont celles qui ont profité de la lutte contre la révolution coloniale pour accomplir leurs programmes : la réaction capitaliste, qui voulait contrôler plus directement un État mieux adapté aux nouvelles structures économiques ; et la réaction fasciste de l’armée et des colons, qui voulait gagner à tout prix la guerre d’Algérie (les contradictions entre ces deux tendances n’empêchent pas leur solidarité relative et du fait de la dispersion de l’opposition ouvrière au gaullisme et de l’affaiblissement de la lutte armée des Algériens, rien ne les pousse à une épreuve de force dans l’immédiat : les colons et de Gaulle peuvent s’installer dans la perspective de plusieurs autres années de guerre en Algérie, au long desquelles l’équilibre entre eux évoluera). Seul, le prolétariat, par son absence d’organisation révolutionnaire, son absence de liaison avec la lutte des peuples colonisés, n’a pas été capable de mettre à profit la crise coloniale de la république bourgeoise pour accomplir son programme. Mais il n’avait pas plus de programme qu’il n’avait de direction capable de le lancer dans une grève insurrectionnelle au lendemain du 13 mai. On n’a pas fini de mesurer l’ampleur de cette défaite. La principale leçon qu’il faut en tirer, c’est que la pensée révolutionnaire doit faire la critique de la vie quotidienne dans la société bourgeoise ; répandre une autre idée du bonheur. La
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gauche et la droite étaient d’accord sur une image de la misère, qui est la privation alimentaire. La gauche et la droite étaient aussi d’accord sur l’image d’une bonne vie. C’est la racine de la mystification qui a défait le mouvement ouvrier dans les pays industrialisés. La propagande révolutionnaire doit présenter à chacun la possibilité d’un changement personnel profond, immédiat. En Europe cette tâche suppose des revendications d’une certaine richesse, pour rendre insupportable aux exploités la misère des scooters et des télévisions. Les intellectuels révolutionnaires devront abandonner les débris de leur culture décomposée, chercher à vivre eux-mêmes d’une façon révolutionnaire. Ce faisant, ils pourront rencontrer les problèmes d’une avant-garde révolutionnaire. Le bifteck sera remplacé, comme signe du droit de vivre des masses. Les intellectuels révolutionnaires auront appris la politique. Mais le délai, qui s’annonce fort déplaisant, risque d’être long.
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I.S. — CONTRIBUTION À UNE DÉFINITION SITUATIONNISTE DU JEU1
On ne peut échapper à la confusion du vocabulaire et à la confusion pratique qui enveloppent la notion de jeu qu’en la considérant dans son mouvement. Les fonctions sociales primitives du jeu, après deux siècles de négation par une idéalisation continue de la production, ne se présentent plus que comme des survivances abâtardies, mêlées de formes inférieures qui procèdent directement des nécessités de l’organisation actuelle de cette production. En même temps, des tendances progressives du jeu apparaissent, en relation avec le développement même des forces productives. La nouvelle phase d’affirmation du jeu semble devoir être caractérisée par la disparition de tout élément de compétition. La question de gagner ou de perdre, jusqu’à présent presque inséparable de l’activité ludique, apparaît liée à toutes les autres manifestations de la tension entre individus pour l’appropriation des biens. Le sentiment de l’importance du gain dans le jeu, qu’il s’agisse de satisfactions concrètes ou plus souvent illusoires, est le mauvais produit d’une mauvaise société. Ce sentiment est naturellement exploité par toutes les forces conservatrices qui s’en servent pour masquer la monotonie et 1’atrocité des conditions de vie qu’elles imposent. Il suffit de penser à toutes les revendications détournées par le sport de compétition, qui s’impose sous sa forme moderne précisément en Grande-Bretagne avec l’essor des manufactures. Non seulement les foules s’identifient à des 1. Texte paru initialement dans IS, no 1, juin 1958.
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joueurs professionnels ou à des clubs, qui assument le même rôle mythique que les vedettes de cinéma vivant et les hommes d’Etat décidant à leur place ; mais encore la série infinie des résultats de ces compétitions ne laisse pas de passionner les observateurs. La participation directe a un jeu, même pris parmi ceux qui requièrent un certain exercice intellectuel, est toujours aussi peu intéressante dès lors qu’il s’agit d’accepter une compétition, pour elle-même, dans le cadre de règles fixes. Rien ne montre le mépris contemporain où est tenue l’idée de jeu comme cette outrecuidante constatation qui ouvre le « Bréviaire des Échecs » de Tartakower : « Le jeu des Échecs est universellement reconnu comme le roi des jeux ». L’élément de compétition devra disparaître au profit d’une conception plus réellement collective du jeu : la création commune des ambiances ludiques choisies. La distinction centrale qu’il faut dépasser, c’est celle que l’on établit entre le jeu et la vie courante, le jeu étant tenu pour une exception isolée et provisoire. « Il réalise, écrit Johan Huizinga, dans l’imperfection du monde et la confusion de la vie, une perfection temporaire et limitée ». La vie courante, conditionnée jusqu’ici par le problème des subsistances, peut être dominée rationnellement − cette possibilité est au cœur de tous les conflits de notre temps − et le jeu, rompant radicalement avec un temps et un espace ludiques bornés, doit envahir la vie entière. La perfection ne saurait être sa fin au moins dans la mesure où cette perfection signifie une construction statique opposée à la vie. Mais on peut se proposer de pousser à sa perfection la belle confusion de la vie. Le baroque, qu’Eugénio d’Ors qualifiait, pour le limiter définitivement, de « vacance de l’histoire », le baroque et l’au-delà organisé du baroque tiendront une grande place dans le règne prochain des loisirs. Dans cette perspective historique, le jeu – l’expérimentation permanente de nouveautés ludiques − n’apparaît aucunement en dehors de l’éthique, de la question du sens de la vie. La seule réussite que 1’on puisse concevoir dans le jeu c’est la réussite immédiate de son ambiance, et l’augmentation constante de ses pouvoirs. Alors même que dans sa coexistence présente avec les
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résidus de la phase de déclin le jeu ne peut s’affranchir complètement d’un aspect compétitif, son but doit être au moins de provoquer des conditions favorables pour vivre directement. Dans ce sens il est encore lutte et représentation : lutte pour une vie à la mesure du désir, représentation concrète d’une telle vie. « Nous avons déjà observé, dit Huizinga, que cette notion de “seulement jouer” n’exclut nullement la possibilité de réaliser ce “seulement jouer” avec une gravité extrême… »
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[Repères biographiques2]
Il est né il y a trente ans dans les Cantons-de-l’Est. Après le Collège Classique de Nicolet, il fait 15 jours à l’université, et un soir jette toutes ses notes d’économie politique et de droit, pour ne plus rien faire et lire. Il considère aujourd’hui avoir perdu au change. Gilles Leclerc n’a pas encore réglé tous ses comptes avec son enfance et son adolescence. Il n’y aurait rien là que d’ordinaire et de trop fréquent ici. Mais une lucidité rageuse et une volonté infernale placent Gilles Leclerc à la pointe extrême d’un combat dans lequel on se fait sa vie au lieu de composer avec les prétendues exigences existentielles et une nostalgie vicieuse de victime. « Je suis né à l’âge de 14 ans en entendant Heifetz jouer le Concert No 2 de Paganini. J’ai appris le respect de l’intelligence en lisant Alexis Carrel. Koestler et Malraux m’ont engendré à la conscience. » Aujourd’hui « marié, sans enfant, mais peut-être avec amour », il est éditeur sportif à Radio-Canada. Il a écrit et édité lui-même (Éditions de l’Aube) « L’invisible occident » et « Le journal d’un inquisiteur ». Il ne publiera plus à ses frais, la plaisanterie ayant assez duré. Une des obsessions désespérantes de Gilles Leclerc, qui le situe bien, est de « voir les collèges et les universités procéder à l’insémination artificielle des intelligences humaines avec autant de légèreté et d’impertinence ». Il n’est guère important que je sois ou non d’accord avec certains de ces termes moteurs dont il se sert, ou sur l’opportunité d’écrire, ici, aujourd’hui, « Prométhée ou Schweitzer », ce qui est important : que Gilles Leclerc prenne position aussi ouvertement, 2. Cette dernière section du Cahier, non titrée, contient des repères biographiques des auteurs et de l’autrice dont les textes ont été publiés dans la première partie. Seul Asger Jorn n’y figure pas. Ces repères ont été écrits par Louis Portugais (L. P.) et Patrick Straram (P. S.). Comme ils ne sont pas d’usage dans les publications de l’IS, on comprend que Straram n’ait pas voulu ajouter Debord à la liste.
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percevant et analysant le contexte que nous vivons avec une acuité exceptionnelle. Deux qualités peu communes ici situent Gilles Leclerc : sa générosité d’une abondance sensée et la violence logique de l’entreprise apocalyptique à laquelle se voue entièrement pour modifier structures et tabous grâce auxquels on fait durer scandales et inerties. Il y a un enjeu personnel dans la consommation de démiurge par laquelle Gilles Leclerc a décidé de se réaliser. Mais c’est toute une société qui est visée. Je ne peux ne pas être d’accord sur la teneur de cette apocalypse qu’il démontre et utilise. Il reste qu’elle est une manifestation qu’on ne saurait négliger sans volontairement camoufler des évidences et des volontés d’ici. Il serait aussi inadmissible que pourri de ne pas compter avec. Peut-être y a-t-il un certain confort moral, en pleine insurrection, à se retrancher derrière un prophétisme dont l’universel cache plusieurs des problèmes actuels. Mais la justesse d’un tel prophétisme est par ailleurs un des facteurs importants dont il faille tenir compte pour modifier les cadres intellectuels et sociaux. Gilles Leclerc me paraît un prototype local de cette race luciférienne et plus déterminante qu’on ne veut croire, dont un Rozanov avec son « Apocalypse de notre temps » et un Raymond Abellio sont des figures de proue indispensable à tout entendement contemporain, quand bien même leurs messages revendiquent une projection déplacée par rapport à l’actualité qu’ils accusent. C’est assez dire pourquoi j’ai trouvé indispensable que « Prométhée ou Schweitzer » soit au sommaire d’un cahier conçu pour accuser une société qui cherche à refouler tout homme en l’homme. P. S.
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Gaston Miron est né sous le signe du Capricorne. Son œuvre, car ici vie et œuvre se confondent, témoigne à chaque minute d’un désir de liberté et de libération. Homme d’ici – c’est lui je crois qui le premier chez nous a employé cette expression – il a toujours désiré de toute la force de ses poignets témoigner d’un réel qui est à nous, d’une terre, physique et spirituelle qui nous conforme. C’est par ses nombreuses activités au sein de divers mouvements de jeunesse que d’abord il affirma cette volonté. Plus tard, comme animateur de poésie quand il fonda les Éditions de l’Hexagone, entreprise qu’il a toujours définie comme devant d’abord être le lieu de rencontre d’écrivains lucides et généreux. À l’Hexagone, Miron dirige la collection Les Matinaux qui groupe les premières œuvres de quelques jeunes poètes importants. C’est plus comme animateur que comme auteur que Miron a su influencer la tenue et la forme des œuvres de ses camarades. Esprit critique informe et sensible, plusieurs de ses amis-poètes lui doivent la connaissance de la poésie. Auteur lui-même, il s’est généralement refusé à publier ailleurs que dans quelques journaux et revues. Ce refus tient du complexe de culpabilité qui, à plusieurs moments de notre littérature, et encore aujourd’hui, empêche des voix de se faire entendre. Il est normal que sa collaboration au présent cahier s’exprime par le refus, justement, d’y participer. L. P. C’est sans bruit que la poésie de Paul-Marie Lapointe fait du bruit. Aussi peu « homme de lettres » que possible, les termes de sa vie sont jazz, peinture, action, amour. Secrétaire de la rédaction du quotidien LA PRESSE, il tente, avec d’autres, de faire de ce journal autre chose que le-plus-grand-quotidien-français-d’Amérique. La poésie pour lui pouvant s’exprimer par autre chose que les mots, il n’y a là rien que de naturel. Il publia, il y a longtemps, LE VIERGE INCENDIÉ, dont il reste encore des exemplaires. Il publiera bientôt à l’Hexagone un choix de poèmes, dont ARBRES. L. P.
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Gilles Hénault est notre aîné. C’est à l’époque du REFUS GLOBAL de Borduas, que Hénault, alors rare poète, comprit l’importance du paysage. Son livre d’alors, TOTEMS, demeure pour la plupart d’entre nous le livre des départs toujours actuels. Peu de livres en effet conservent si longtemps l’intensité et surtout la présence de TOTEMS. Mais son auteur, menacé comme bien d’autres, a lui aussi, à certains moments, dû se renfermer dans le cloche-pied du silence. Un silence qui ne l’a cependant pas, heureusement, compromis ou réduit à l’impuissance. Sa ligne de pensée, malgré les freins, est restée constante, vivante. Aujourd’hui responsable des pages artistiques du quotidien LE DEVOIR et auteur radiophonique, Hénault poursuit un chant mineur que toute vie réclame. L. P. « L’homme sans visage » a été écrit spontanément par MarieFrance O’Leary, qui ne l’a pas retouché ensuite. Ce côté d’immédiat qui, pour brutal, n’en est que plus intégral, est peut-être la meilleure garantie que puisse donner un auteur qui a l’âge du peu de sincérité, la sincérité de l’adolescence n’étant qu’un leurre dès qu’il s’agit de « littérature ». C’est d’ailleurs en ne tenant plus compte de la littérature qu’il faut lire ce texte. À 19 ans, étudiante en philosophie jusqu’au printemps dernier, Marie-France O’Leary, qui découvre que des questions se posent à l’individu dès qu’il pense, découvre l’amour. Pas l’amour dans sa dimension mythique, mais l’amour au quotidien, l’amour à faire. Et elle découvre qu’ici, l’amour c’est d’abord une sorte bien particulière d’amour. C’est cette sorte d’amour qu’elle analyse dans un cri trop verbal mais non moins vécu. Et il est essentiel de mettre en saillie cette sorte d’amour, une civilisation et une culture étant beaucoup ce qu’est l’amour qu’on y fait. C’est un problème critique sur le continent américain que l’amour. C’est ce problème qui est dit franchement et dans toute la pureté difficile de l’exaspération, par une fille qui en fait l’expé-
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rience. Il y a bien des erreurs, bien des fautes même, bien des clichés d’un conventionnel irritant dans ces quelques pages. Mais, d’une part un tel texte est plus important que toute littérature dès qu’il est vrai, et d’autre part ce qu’il faut surtout lire ici ce sont les quelques phrases qui affirment une situation indéniable, et par là la dénoncent. Qu’on y réfléchisse : Devant l’absence générale d’amour elle devenait folle chaque jour un peu plus. …la paix des êtres sans voix …une zone négative. Il n’avait pas su écouter un cri de femme… Son nom, sa naissance et sa race n’avaient pas eu leur raison d’être et n’en auraient jamais plus. Conclusion qui situe sans appel notre monde et notre mode de vie, plus importante que toute grammaire si c’est de vivre qu’on parle. Sinon, l’on accepte délibérément, et non sans un certain acharnement sournois derrière les piétés d’usage, de ne vivre qu’en VIVANT-MORT, SES PAS SOUS UN SOURIRE SANS PAYSAGE. Maladroit et parfois forcé, ce texte n’en est pas moins nécessaire dans la prise de conscience du contexte que nous vivons. Et c’est sa fonction véritable qu’affirmer qu’il y a encore des individus pour lesquels l’amour ne se réduit pas à un contrat de mariage, un frigidaire et des allocutions aux différents sens du mot et du principe. P. S. Une certaine magie onirique ou prophétique reste l’apanage des littérateurs qui s’empressent à se réfugier dans une abstention facile. Mais c’est aussi, le plus souvent, ce qui situe le mieux un état d’esprit, une culture, des ambitions, un bouillonnement dont au moins on peut apprécier qu’il véhicule une insurrection. Dans le cas de Louy Caron, il n’est pas exclu qu’il s’agisse d’un magique circonstanciel, et que l’avenir lui permette alors une prise de position plus décisive.
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Venu de Nicolet, déjà « employé » pour « gagner sa vie », à 16 ans, Louy Caron a écrit quelques lignes qui marquent bien un cadre et un milieu qu’on ne peut ignorer, et c’est aussi une sorte de légende plus instinctive qu’élaborée, qui n’est pas sans rappeler certaines visions bien réelles d’Hamsun ou un théâtre sainement grinçant à la Ghelderobe, le spectacle « surréel » La peau de l’ours monté et traîné sur les routes par une troupe de Gitans, qu’a retrouvé Cendrars, ou quelques rêves de la vie quotidienne comme sût en noter Henry Miller. Cette brève nouvelle s’imposant surtout comme nouvelle brève, il était bon de la publier, Louy Caron ayant à se prononcer. P. S. La musique chez nous a eu ses nombreux snobs, ses quelques virtuoses, rarement ses musiciens. Si l’on peut parler d’une peinture et d’une poésie vivantes ici, on ne saurait en dire autant d’une musique, au terme de la création en tout cas. L’auteur de musique, ici, me semble seul, solitaire, dans l’incapacité de s’exprimer par manque de territoire. Situation tragique dans laquelle quelques hommes osent maintenant élever la voix au risque de se faire entendre. Serge Garant, par ses activités critiques tente de cerner un domaine universel de la musique qui devrait nous importer. Son activité comme animateur du groupe MUSIQUE DE NOTRE TEMPS et comme compositeur témoigne d’un enthousiasme et d’une lucidité qui ne sont pas étrangers à nos espoirs. L. P. Il a passé vingt-cinq ans dans l’est de la ville, où il est né il y a trente ans, sous le signe du Capricorne. Son œuvre est une des valeurs du Canada dans son ensemble, et du Canada français en particulier. Il est significatif qu’une de ses pièces, Le temps des lilas, ait été présentée par le T.N.M. à la Comédie des Champs-Élysées, à Paris. Pour lui, Zone et Un simple soldat sont les deux pièces auxquelles il tient le plus.
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D’après un annuaire des vedettes, ses préférences vont à O’Neill et Mozart. Il est membre de la Société Royale du Canada. Il est du comité de direction des Écrits du Canada. Il est, avec Éloi de Grandmont, le co-fondateur du Club Marc Lescarbot. Tout le monde connaît l’œuvre de l’homme. Marcel Dubé. C’est en marge de l’œuvre dramatique de Marcel Dubé (son rêve actuel : un roman) qu’il faut lire « Trois siècles d’isolement ». Cette communication est essentielle de par le fait même qu’elle permet à Marcel de se situer à ce niveau de la conscience qui nous intéresse dans ce cahier. Pour un paysage à inventer il était important qu’en marge de l’œuvre la plus considérable et la plus attachante d’ici, l’auteur se prononce en tant qu’homme sur le contexte qu’il utilise et qu’il influence, dont il est par conséquent responsable, comme il est d’abord responsable de lui-même dans ce contexte précis. La responsabilité de l’homme, le dramaturge ne peut pas toujours l’exprimer. C’est pourquoi le témoignage de l’homme est ici vital. P. S. Gilles Ivain, né sous le signe du Capricorne il y a vingt-sept ans, à Paris, de père russe et de mère française, ne communique plus de ses nouvelles depuis deux ans environ. Pierre-Elliott Trudeau, qui l’a vu l’été dernier à Paris comme je le lui avais demandé en rapporte que des indications sommaires. Nous avions ensemble participé aux activités de l’Internationale lettriste avant qu’elle devienne l’Internationale situationniste, pour mieux marquer la séparation d’avec le piètre Isidore Isou et mieux souligne les objectifs tentés. C’est alors, en 1952 et 53, que Gilles Ivain travailla à ce « Formulaire pour un urbanisme nouveau », que je tiens pour l’une des visées les plus essentielles de notre époque.
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Il serait vain de lire ce texte aujourd’hui en voulant en discuter les possibilités pratiques. Ce qui est important est l’affirmation d’un possible. En ce qu’implique ce possible sur des plans culturels, politique et social qu’il s’agit d’abord de définir. Dans le contexte que nous vivons, un tel possible est une des données sur lesquelles tabler pour mieux orienter nos comportements comme nos travaux. Par ailleurs, on ne fait pas de cahier pour un paysage à inventer sans se placer face à ces deux préoccupations majeures de notre époque, et de tout individu entendant VIVRE dans cette époque : l’urbanisme et la construction de situations. C’est souligner l’importance manifeste du « Formulaire » de Gilles Ivain, lequel donnera ou ne donnera pas de ses nouvelles quand il décidera que c’est le temps. P. S.
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Patrick Straram — POST-SCRIPTUM HARMONICAL1
La rédaction du « Tremplin » est heureuse de pouvoir enfin offrir à ses lecteurs un article de haute portée, dû à la plume d’un de nos jeunes et déjà célèbres écrivains, de ceux qui ont fait de SaintGermain-des-Prés le vrai centre de la pensée universelle. Merci à l’auteur de cet article de nous démonter si nettement à quel point nous sommes en retard… intellectuellement ! Nul doute que nos lecteurs et lectrices, eux, auront enfin compris ! (Nous rappelons à ceux qui restent ignorants de l’art abstrait que l’aspirine est toujours en vente libre.) « Le Dr. F. m’a parlé littérature, il a fait allusion à l’Idiot de Dostoïevski, dommage que je ne l’ai pas lu, je n’ai pas compris. » (Le Tremplin – Juin 1949 – No 15.) CANDIDE.
Dodécaphonisme et allégorie progressiste n’ont jamais donné autre chose qu’une mise en train, défaitiste a priori, des futurs supposés grâce à un sentiment révolutionnaire de nécessité. L’invivable contemporain, et s’étendant jusqu’à l’invivable idéologique. Ainsi 1. Le texte de Straram intitulé « Post-Scriptum harmonical » est paru dans le bulletin des malades de l’hôpital psychiatrique de Ville-Évrard, Le tremplin, 6e année, no 63, décembre 1953, p. 4. À la demande de son père, Straram y a été interné deux mois à la fin 1953 suite à son arrestation pour menaces armées sur la voie publique. L’événement a été maintes fois raconté par Straram, et Debord la reprend dans son « Histoire de l’Internationale lettriste » en 1956, en faisant aussi mention de la publication dans Le tremplin. Le texte original est reproduit en annexe accompagné de la page couverture du bulletin (annexe, fig. 1 et 2). situationniste. À notre connaissance, ce texte n’a jamais été republié.
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la musique concrète de Schaeffer a produit dans le domaine appauvrissant de la musique des ouvertures incontestables pour l’expression sonore. Et alors ? C’était dès son début un jeu limité, et dans ses formes, et dans son étendue à des espèces plus larges. Impossibilité de dépasser l’originalité de base et d’ambiance. Les tendances actuelles de l’art, de ce fait à la queue des autres domaines, sont une fois de plus une discipline arbitraire qui interdit toute projection supplémentaire des données clés. Une impasse ; plus grave : une impasse reposant sur quelques mythes inévitablement faux, dilemmes hors course, tels l’angoisse, le délire psychique en tant qu’acheminement vers une émancipation intellectuelle de l’individu, le conflit sublimatoire de l’esprit et de l’âme, et autres fadaises typiques du siècle qu’imposa Camus, Junger, Faulkner et autres têtes de file des genres contemporains. Une levée en masse de l’idiotisme comme recours à l’impossibilité de vivre. Et l’on voit suivant le même processus, des Picasso, des Chaplin, des Prokofiev se mettre au service d’idéologies ou propagandes commerciales. Un mot s’inscrira en énormes lettres sur notre époque : SALUTAIRE. Les hommes en sont retombés plus que jamais à cette notion déficiente d’un salut absolument primordial. Inutile de revenir sur tout l’hypocrite et l’illogique de ce sentiment, sentiment des persécutés et des malades. Il suffit de constater qu’on se vautre abouliquement dans l’égarement juif des pires scènes de ménage de l’Ancien Testament. À l’heure de l’énergie atomique et de la métagraphie, les artistes seront les pionniers d’un retour sordide sur eux-mêmes, exploration de conscience ! Retardataires et veules maniaques. Ce sera leur pire condamnation, celle qui devrait les refouler à jamais. La seule valeur rentable serait de dévoiler et d’exactement situer les moindres ficelles de la tragi-comédie, de narrer avec précision nos moindres réactions, instaurer un régime de l’automatisme symbolique. En ceci on pourrait dire de Malcolm Lowry qu’il est actuellement le seul écrivain qui soit un individu de comportement juste et exaltant, « la beauté nouvelle au-delà du jeu limité des formes sera DE SITUATION. » G.-E. Debord. À
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un autre stade Samuel Beckett situe la lucidité. Dans les interférences magistrales d’un humour qui confine à l’exorcisme. Vrai. Destructeur en toute connaissance de cause. Avènement, Reste à attendre Gilles Ivain. C’est dit. Et pas plus avancé qu’avant mes gentils petits mignons, au revoir mes très chers amis ? Van Gogh, Lautréamont, Klee, Satie, Artaud, Michaux, Joyce, vous disent rien ? Savez-vous ce qu’est une longue traînée suintante de larves puantes, chloroforme verdâtre et grumelé, brouillard envoûtant qui vous coince tout doucement dans l’hystérie ? Monde du marxisme, de la résurrection du Christ et de l’échelle des salaires. Ne pas s’inquiéter : on a inventé la psychiatrie pour éviter le « gay savoir » toujours ça de pris. Écoutons hurler les chiens dans les nuits mortes de l’internement préventif et discourons assidûment de morale. Si vous acceptez d’être des suicidés, à votre guise. Mais mettezvous bien dans la tête que pas à ma guise à moi. Microcosmes. O.K. Néron. L’art ne m’intéresse plus, ni celui de vivre. Or… mais les or sont une spéculation de plus à ajouter à la sociologie chiasseuse des médecins et des secours charitables. Je préfère un opiomane, un criminel, un traître à toutes les décorations surannées obtenues au prix d’une existence larvaire refoulée. Je renie l’inutile sacrificatoire et sacrifié. Aujourd’hui je ne dirai pas ce que j’avais à dire pour ne rien dire. Aujourd’hui je m’en fous et je descends boire du stout sur des cadences de Bud Powell violets et lie de vin, chromes et mauves, comme un vol funéraire érotique de corbeaux. J’écris Lucille sur la vie tournante. Les Pléiades et Cassiopée Capricorne Guiness is good for you ! P. S.
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Patrick Straram — Quelques part Salt Spring1
[FEUILLET 1] QUELQUE PART SALT SRPING Comment nous vivons le temps – Baghdad – Louisiana – Le Guatemala – Iran – téhéran – Caracas- document : Iawa. 1. Daté du 28 février 1954, ce texte a été rédigé deux mois avant le départ de Straram pour la Canada à la fin avril 1954. Il comporte 14 feuillets. Debord en fait mention dans son « Histoire de l’internationale lettriste » en 1956. Ce texte est inédit. Il a été conservé à la Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits, fonds Guy Debord, NAF28603, II, CV, 8. Comme il a été conçu sur le mode de la métagraphie, j’ai voulu conserver la mise en page (police de caractères, pagination, interlignage, saut de lignes, blancs, alinéas, etc.). Ce texte hâtif annonce, selon moi, le style d’écriture qui caractérise les œuvres de Straram, par sa proximité avec le graffiti et certains de ses thèmes de prédilection relevant d’un imaginaire de l’Amérique précolombienne et des peuples indigènes. Dans une autre lettre envoyée à son ami Jacques Blot juste après sa sortie de l’asile de Ville-Évrard, il lui demande de lui envoyer « tous bouquins relatifs aux Incas, au Mexique, aux Tropiques, à la dérive, à l’alcool, à des comportements nouveaux et sensés. » (Lettre à Jacques Blot, 22 décembre 1953). Cet imaginaire est également nourri par Henry Béarn, que Straram devait rejoindre au Venezuela après un séjour au Canada. Béarn était un ami de Chtchteglov. Ils rêvaient ensemble de voyages et d’aventures pour échapper à un monde qui les étouffait : « On comprend que Blaise Cendrars soit un des rares écrivains que ces jeunes gens respectent, avec Georges Arnaud : tous deux ont mis leurs idées en pratique dans leur vie au lieu d’en donner une expression purement littéraire. Ce sont des aventuriers chez qui le désir d’aventure précède le besoin d’écrire. Henry et Ivan espèrent suivre leur exemple, et prolonger par l’écriture des aventures bien réelles. » Apostolidès et Donné, Ivan Chtcheglov, profil perdu, op. cit., p. 39. Dans une autre lettre qu’il envoie à Blot, datée du 29 août 1959, Straram dit attendre la venue de Henry de Béarn qui a l’intention d’aller le voir en ColombieBritannique lors de son retour vers Paris depuis Caracas, où il est installé depuis deux ans. Il veut discuter avec lui, semble-t-il, d’un éventuel séjour commun au Mexique. Béarn ne passe pas par Vancouver et ce séjour commun ne s’est jamais concrétisé.
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I. Rire dérive le sens des événements. Les Tropiques. “pleine nuit en mer La côte montagneuse est éclairée à giorno par la pleine lune qui voyage avec nous La Croix du Sud est à l’est le Sud reste tout noir Il fait une chaleur étouffante De gros morceaux de bois nagent dans l’eau opaque Sur le pont les deux acrobates allemandes se promènent aux trois quarts nues Elles cherchent de la fraîcheur Le petit docteur portugais qui accompagne les émigrants de sa nation jusqu’à Buenos-Aires cligne de l’œil en passant devant moi Je le vois s’engouffrer avec les deux Allemandes dans une grande cabine inoccupée Deux navires passent à tribord puis trois à babord Tous les cinq sont éclairés comme pour une fête de nuit” South Africa – l’Amazone – Plein jeu au Mexique. Dansez dans l’incendie. Le “vray couple”. [FEUILLET 2] le sens des événements. Venezuela – BRITISH COLUMBIA Et comment se fait aujourd’hui la musique de cinéma passages mais ce sont comètes nous laissons des traces, des traces qui ne s’amusent pas, qui ne sont pas là pour qu’on en dise en toute sécurité : tiens : des traces de
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324 ◆ d’une révolution à l’autre comètes il y a un pouvoir influentiel et ce qui est heureux : c’est nous qui l’avons et l’employons à l’extrème [sic] limite car nous ne voulons plus jamais l’histoire d’amour le monde est autre chose de bien plus essentiel qui ne saurait plus longtemps renfermer de petites histoires d’ amour à l’extrème [sic] limite il se conçoit encore assez facilement que nous soyons ensemble pour vivre cet anti-amour tu me donnes la main le long des trottoirs qui chavirent oui il y a des quartiers où le beau temps n’existe jamais, et au contraire d’autres où il fait toujours chaud sous un ciel bleu, même quand il pleut sur tout Paris, et ce sont ces quartiers où tu veux que je t’enmène nous buvons des verres à toutes les enseignes qui nous ont retenus par leur avenir plein de promesses et des architectures où nous allons partir où nous sommes déjà partie ensemble la forêt s’avance dans la mer, ou le contraire de toute façon ce n’est pas en baisant toute la journée dans une chambre qu’on bouleverse le monde et qu’on est à l’aise pour tout de bon [FEUILLET 3] nous connaissons trop bien le chateau [sic] de Barbe-Bleue, et Anne, et Alice, et peut-être même les avons-nous aimées comme on aime les histoires édifiantes, parce que nous avions su y discerner les relations et les points de repère, et puis Yvonne et Geoff sont morts, et la roue Ferris a continué de tourner, et ses mirages, et ses sarcasmes, et les constellations, et Cassiopée, et Orion, et le Cancer, et le Capricorne que nous avons regardé à notre tour, mais aujourd’hui il y a, Toi, Moi, et nous ne nous en tenons pas aux histoires édifiantes, nous ne saurions plus nous servir des symboles,
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et quelque part la nuit la nuit la nuit la nuit la mer les arbres couchée tu n’as qu’à étendre le bras pour attraper la bouteille de cognac des coquillages se mêlent aux pianos et des oiseaux tu as la peau douce demain nous construirons une autre ville, et des jardins suspendus, la nuit soleils soleils Une main. L’oiseau et le serpent. Un poisson rose, et petit, petit, comme un jouet, petit comme un graffiti, mais terriblement présent. “On se croirait dans le port de Monte-Carlo et la forêt-vierge pousse jusque dans la mer” Vous voyez, je prévois l’avenir. Des statues mortes de femmes statufiées. Ne jouez pas ce jeu-là. Ca [sic] va chez vous ? Quel paysage avez-vous choisi ? [FEUILLET 4] L’appel des objets. Coup d’état. Complot à ciel ouvert. Equador. Latitudes 0’ 00’ Océan Atlantique – Océan Indien – Océan Pacifique – CHERCHE Fille perdue déroutante la Cité sous la mer et les marrants terribles à la recherche des titres perdus. Ils ont eux aussi découvert un continent. La Mexicaine Lucina accusée du premier crime atomique – Elle aurait empoisonné son mari à l’uranium – Afin de percer son mystère.
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326 ◆ d’une révolution à l’autre et tu t’appelles Lucille et tu viens de là-bas Vancouver ce qui aurait pu ne vouloir rien dire mais pas avec moi il y a des passages terriblement efficaces – … au bout de la nuit la pluie tombe sur des cheveux dénoués, les vitres embuées d’un bistrot et le rire de la servante… aux commandes de l’hélicoptère : un énorme noir. et une vallée pleine de fantômes La mousse dévore les palais abandonnés. Ces fantômes ont la parole [FEUILLET 5] Ils ont franchi ce mur de vagues Epreuves et exorcismes de l’amour et de la terreur Trois fois, le soleil… Les aires de séismes dans l’ancien et le nouveau monde. Le chateau du dessous. Raconte sa journée. – au pied d’un volcan aux branches d’amandier fleuries, son sourire de soie, son sourire calme et intense, son sourire du dragon ailé de la vie heureuse, son sourire japonais. ce sont de ces douceurs jolies de ces minutes à retirer de tout livre d’heures inutile qui renferment une colossale puissance bouleversante. Cinémonde le journal des disques. La musique est bien autre chose qu’une succession d’harmonies et de cymbales. Anthropology. Donna Lee – Charlie Parker – Savoy – Indiana
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L’admirable mexicaine de la “Red”, ou bien Annabel Lee ? – Evidence – Thelonious Monk – Blue Note – Just you, just me VI L’Amoureux. “un gramophone grasseye une marche tzigane” [FEUILLET 6] La chanson qui tue – Rio de Janeiro, 19 février – Le patron du “Balneario Bar” a été oblige de retirer le disque de la chanson “Ningun me ama” (Personne ne m’aime) de sa boîte à musique automatique. Trois clients s’étaient suicidés dans son bar depuis le début de l’année après avoir entendu le disque. A mourir…de rire. Ko-Ko – Charlie Parker – Savoy – Cherokee Lester Blowe Again – Lester Young – Aladdin – Honeyshukle Rose Dizzy Gillespie. “ …être litanie, litanie comme La vie. Longtemps avant de finir… …et plutôt faisant musique de moineau, de moineau pas très décidé, perché sur une branche, de moineau qui essaierait d’appeler un homme…” Henri MICHAUX Ornithology – Charlie Parker – Dial – How high the moon Et comme un météore, comme une fusée traçante, comme des fiancailles [sic] initiatiques, ses mains palétuviers, ses mains orchidées géantes, ses mains constellations Bud Poweel [sic].
Je mettrai en exergue “Des bâtisseurs viendront, de villes fantastiques, bientôt croulantes et retournées au néant, mais dont les passages resteront dans toutes les mémoires.” A chacun sa meilleure image du monde La belle et les Mau-Mau
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328 ◆ d’une révolution à l’autre [FEUILLET 7] Raid de Viets contre un village catholique du Tonkin. Une noire très belle, rieuse et souple, flexible, détendue. Un large rire nègre enveloppant. Arsenal Mau-Mau à Nairobi. “la révolution la nuit” rue Xavier-Privas.Plein jour. nos amis.
L’ancien mari de la petite Bertha2
s’est consolé en épousant la petite Zaiton ( 14 ans ). Singapour, 22 février – Le temps a passé…Et hier Mansour Arabi, vêtu d’une robe de satin et portant un long poignard à la ceinture, a épousé une autre élève, la jolie Zaiton Bonte Jahuri, âgée de 14 ans. Aux villes d’Europes [sic] Tommy le marin et sa petite esclave de nouveau séparés. Nue sur le tapis elle lit son histoire des civilisations. Chasse à l’homme. Le C.G.N. est un volontaire de 16 à 45 ans. Il tient du chasseur de brousse : c’est un tireur d’élite qui fait mouche à chaque coup, quelle que soit l’arme dont il se sert ; c’est aussi un individualiste qui “ fait ” du renseignement et se déplace rapidement. Un grand coup. Vices salaires journaliers à Bangui.Quelle mine d’or : La torpille. VERTE La rue s’engouffre dans la nuit, le macadam mouillé luisant [FEUILLET 8] comme dans un sexe de femme.Clignottements [sic] revêches, insatisfaits, sur le boutiques minuscules et
2. Le début de phrase a été rayée avec le lettre « w ».
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fragiles à enseignes indochinoises.Trois soldats français barrent la rue la nuit. Dramatique chasse à l’homme. Une mulâtre presque très belle et violemment putain, renversée sur un drap blanc et des coussins bigarrés, une serviette de toilette entre les cuisses.Amour trafic des piastres contingent. C’est le mécanicien de la Rafale, le TRAIN BLINDE de l’HOMME BLANC.
La Rafale est passée. Le jour se lève. Le matin… dans Macao la portugaise après Vasco de Gama.
L’après-midi… l’île des ananas, des pample-
mousses et des volcans. L’autre bout de la piste – Vancouver – British Columbia Vingt-neuvième jour – Dix heures du matin. —— Quatre choses – Gosier de milan – Gueule de jacala – Mains de singe – Oeil d’homme. QUETZAICOATL Entre la mer et le désert.La ville a la forme d’un triangle. atmosphère architecturale.Mexico City. –Hamburg Bangkok. – Visas. Deux heures de l’après-midi. —— La ville des Mille et une Nuits.Urbanismes.rue des Briques. rue du [FEUILLET 9] Papier.rue de la Soie.rue des Paniers.rue des Nattes-en-Jonc. Lac Salé.Tortues bleues et crabes bleus.Autour des mers de Chine. Concentration géographiques du lyrisme des faubourgs dans la recherche aigüe et minutieuse du coquillage et dans la précision des dessins érotiques.
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330 ◆ d’une révolution à l’autre A SEIZE ANS LA JEUNE FILLE Trois heures. -----La rivière des Parfums la géographie érotique une fonction apaisante. Organisme géographique sur les antiques civilisations d’Orient. quartier nègre.quartier arménien.quartier italien. quartien polonais.quartier juif.quartier espagnol.quartier chinois. la Nouvelle-fleur Quatre heures. -----Les mines d’or.Une nouvelle grotte préhistorique.Antre du Dragon. montagne du Diamant.Archipels. Au seuil d’un autre monde.la Maison du Soleil.le Palais du prince. british columbia Six heures du soir. -----L’envol pour l’Australie. Une nuit au-dessus du Pacifique.Le Dragon qui plane.un énorme soleil écrasé. Petite danseuse de Bali.Comme des interférences opium marijuana dans des architectures au-delà du temps.Rire très sérieusement. [FEUILLET 10] Dire qu’il y a encore des gens pour croire au temps, à leur durée, à leur existence, à leur amour “confidences” : Du théâtre des Champs-Elysées, écoute Lucille, on entend un pianiste qui joue Mikrokosmos. Dire des gens pas croire que nous aimons Bela Bartok pour ce qu’il nous laisse le reprendre à notre compte ces vides d’une épouvantable
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tension dramatique et si calme, comme une plénitude landaise, quelque part où l’eau de mer monte dans les coulées de sable jusqu’en dessous les grands pins noirs et fauves, à des heures nues d’ombres phosphorescentes marines et de silences syncopés qui durent des respirations coupées interminables, de synchronisation, de danse et de gestes, pareils à tout ce que nous ressentons naturel prenant comme l’instant crucial de la nuit où l’étoile capricornienne de Pan rencontre le Cancer, et nous regardons notre rencontre, microséisme transcendental [sic] , et l’immensité perpétuelle lourde de sens de la Licorne3. VOYAGES minutes le bateleur le coup de l’étrier que nous interprétons Bela Bartok pour nous, jusqu’à nous, des gens qui restent seulement imbéciles et hostiles parce que nous nous associons à Bela Bartok au lieu de l’écouter, que nous le poursuivons et c’est le seul rôle digne de la musique de la musique pas plus ni moins que tout le reste t’en souviens-tu ? les sept portes du chateau de Barbe-Bleue c’est Lovano qui chantait le roi et nous avons dit à la septi[FEUILLET 11] ème porte la femme de Barbe-Bleue qui l’interroge à chaque il est maintenant inutile de me raconter cette dernière pièce, je sais, je sais mon roi, mon mari, mon BarbeBleue, lorsque j’étais petite-fille on m’a raconté la légende, 3. Une grande partie du paragraphe (à partir de « Dire des gens » jusqu’à « Licorne ») a été encadrée à l’encre bleue avec la mention « supprimé » qui apparaît dans la marge gauche de la page.
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332 ◆ d’une révolution à l’autre et je l’ai retenue, j’étais très attentive à bien reconstituer mon histoire, aujourd’hui je suis au courant, nous n’avons plus à rejouer encore une fois le drame tellement révélateur, nous pouvons enfin faire autre chose, viens, viens avec moi et je répondais pour Barbe-Bleue sur l’orgue par sifflets longs et uniformes, sur les cordes qui tissaient des instants remarquables de précision et d’ampleur oui, femme, amour peut-être, viens, descendons au jardin, parmi les fleurs et les brises du soir, il y a les bruits de la mer et le bruit de nos pas dans les allées il suffisait de comprendre maintenant vivons notre monde, notre construction et c’était bien le véritable Bela Bartok, pour nous Lucille, celui qui mouvait des sons comme des mimiques et comme des couleurs4 je m’en souviens, je m’en souviens, la plage de Puerto de la Selva, comme le casino de la selva où Geoff buvait du mescal, et Yvonne courait dans la forêt jusqu’à sa mort, et les Pléiades, mais nous ne commettons plus d’erreurs, nous sommes ensemble pour n’en plus commettre, ne plus perdre de temps, et vivre nos réussites qui créent le continent de notre éblouissement tant à l’aise oui il est temps que nous vivions un monde naturel et concluant, riche d’un avenir toujours présent, je m’en souviens, Puerto de la Selva, et sur la plage, nager, jusqu’aux rochers là-bas où s’accrochent aux coraux des oursins, des oursins violets, d’un violet princier et les bleus de la mer, les bleus du ciel, nous jouions dans les petites vagues ruisselantes de nos brasses le Monterrey, tu buvais du thé et
4. Une grande partie des lignes précédentes (à partir de « t’en souviens-tu ? » à la page jusqu’à « comme des couleurs », p. 11) a été encadrée à l’encre bleue avec la mention « supprimé » qui apparaît dans la marge gauche de la page.
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[FEUILLET 12] moi une fine à l’eau sur le balcon de notre petite maison la nuit, la nuit d’effluves et de bruissements , nous écoutions lointains les disques qui tournaient des rengaines de danse et maintenant tu découpes dans un journal cette extraordinaire photo du chateau derrière les arbres, et en premier plan, confinant presque à l’obsessionnel, les bottes de sept lieues, la clé et le petit panier de la galette poissons fumés des salades et des endives cuites au beurre et nous buvons du rosé de Béarn et du stout nous avons réappris à manger la moindre incidence revêt enfin une importance significative appropriée nous ne perdons rien des immensités que nous avons déchiffrées et reconstruites pour en vivre Lucille, amour, nos délires sont étonnament Théatres [sic] lucides et rationnels cette valse d’Erik Satie, Je Te Veux, écoute Patrick, comme nous l’entendons bien ce soir un poste de l’autre bout du monde, un poste dans une des maisons en face, sur l’autre trottoir du petit passage qui conduit jusqu’à la loge du théatre [sic] nous l’entendons si bien parce que certainement la fenêtre est ouverte ce soir, et la nôtre il fait bon si bon j’aime être avec toi nous sommes si bien tout compte au Bar des Théatres [sic] avenue Montaigne tu bois du thé et moi une fine à l’eau place de l’Alma les autobus tanguent leurs carcasses allumées qui giclent et louvoient sur les façades mortes d’une ville décadente en ruine, qui s’essoufle [sic], qui ne parvient plus à nous retenir, à nous situer, nous sommes là,
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334 ◆ d’une révolution à l’autre ailleurs, partout à la même seconde essentielle le 63 va vers Maubert et Austerlitz, le 72 vers le Pont-Neuf, le 42 [FEUILLET 13] vers l’Opéra et la gare du Nord, le 80 vers Montmartre, et dans l’autre sens vers la mairie du cinquième où je suis né un 12 janvier, sous tant de signes que nous répétons parfois en nos promenades, le 92 vers la rue Babylone où nous avons vu jouer un soir l’Opéra de Quat’sous, dans l’autre sens vers l’Etoile et les boulevards extérieurs qui conduisent à l’ouest, jusqu’à Bourdonné, et jusqu’au Havre, et jusqu’à Vancouver, Mexico et San Fransisco, et Lima et Antofagasta indices des parcours qui reproduisent mille rythmes des distances et des vents dans le déroulement continu et chaque fois renouvellé [sic] de notre nomadisme depuis SALT SPRING la géographie est une bien petite science de nos jours, et bien détournée, il était urgent que nous nous en mêlions pour tout de bon, efficacement nous n’accordons aucune chance aux superflus capital et déterminant je t’aime Patrick je t’aime Lucille mais nous savons depuis longtemps que ce sont médiocres paroles d’église si nous ne les prononçons pas empreintes de leur chance unique de réalisation d’efficacité et le dragon ailé de la vie heureuse qui s’effiloche au ciel oui c’est Michaux qui a écrit adulte – achevé – mort : nuances d’une même état les journaux clament en vain les révolutions sanguinaires qui ne sont pas la nôtre nous reposons sur notre science des contacts et de leur approfondissement au mur BOB rigole et nous élargissement des proportions où
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nous mouvons notre perpétuation la petite maison au bord de la mer. [FEUILLET 14] Tumuc-Humac Au coin d’une rue un inconnu tend un morceau de papier : PASSAGES la femme est là, entière et nue, qui se joue et qui joue le monde, nue et de chair vibrante, devant le prince-voyageur de pierre5. Il n’y a qu’une issue possible.Déroulée à l’extrême vitesse de l’immobile.Métabolisme espaces interstellaires et l’indication précise d’une petite rue qu’on croirait sans importance au cœur de la ville. Le poisson-guitare de la révolution.
– J’ai perdu ma montre.
– Comment ?
– Je marchais très vite, elle s’est arrêtée.
il y a des paresses d’apparence qui sont un colossal travail, une mise en marche opérante qui bouleverse fabuleusement un noyau d’où s’étend notre pouvoir illimité. ceux qui ne comprendraient pas s’en tiennent inexorablement à l’unilatéral torve de leur suicide douloureux. 28 Février 1954. Patrick STRARAM6
5. On peut lire à côté de cette ligne dans la marge de gauche cet ajout à la main : « enfoncer vos ongles ». 6. Cette ligne a été ajoutée à la main à l’encre bleue. Vraisemblablement, c’est la même personne qui a écrit la date, le nom de Straram et les indications de suppression dans le texte lui-même.
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Guy Debord. L’IL — HISTOIRE DE L’INTERNATIONALE LETTRISTE1
1952 Présentation à Paris, au ciné-club d’Avant-Garde, du film de Wolman L’Anticoncept. Bataille entre les lettristes et le public. Interdiction de ce film par la censure. Publication, par l’ensemble des lettristes, de l’unique numéro de la revue Ion. Tracts et interruptions lettristes au cinquième Festival cinématographique de Cannes. Arrestation d’une dizaine de manifestants. Sabotage du Congrès de la Jeune Poésie réuni au Musée pédagogique de la rue d’Ulm. L’emploi de nombreuses forces de police contre les lettristes entraîne le retrait d’un grand nombre de participants. Debord et Wolman fondent arbitrairement à Bruxelles l’Internationale lettriste. Présentation au ciné-club d’Avant-Garde du film de Debord : Hurlements en faveur de Sade. L’assistance l’interrompt après dix minutes de projection seulement. L’Internationale lettriste attaque une conférence de presse tenue par Chaplin pour la présentation du film Limelight, et y lance le tract Finis les pieds plats. Exclusion de Jean-Isidore Isou et Maurice Lemaître qui, dans la presse, ont désavoué le scandale. Parution du premier numéro du bulletin de l’IL.
1. Ce texte est celui d’une conférence enregistrée et diffusée le 6 décembre 1956 au Tonneau d’or, bar où le groupe avait sa permanence. Il a été publié dans Debord, Œuvres, op. cit. p. 271-273.
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1953 Mohamed Dahou adhère à l’Internationale lettriste. Exclusion de Serge Berna, suspect de déviation vers la littérature. Fondation d’un groupe lettriste à Alger. À Paris, un lettriste qui se promenait nuitamment dans les catacombes se voit condamné à une peine de prison pour vagabondage et vol de plomb. Il est acquitté en appel, mais exclu à quelque temps de là. Rixes pour plusieurs motifs idéologiques. Premières expériences systématiques de dérive. Exploration du Continent Contrescarpe. Découverte de la rue Sauvage. Exclusion de Jean-Louis Brau, qui s’engage peu après dans le corps expéditionnaire d’Indochine. Épuration d’une tendance nihiliste constituée dans l’Internationale. Patrick Straram, qui vient d’adhérer à l’Internationale lettriste, est arrêté. Étant trouvé porteur d’un couteau à cran d’arrêt, il est gardé illégalement six jours au Dépôt puis deux mois à l’hôpital psychiatrique de Ville-Évrard. Il fait paraître dans le bulletin édité par les malades internés dans cet asile un éloge de la construction de situations. 1954 La police ferme, en prenant prétexte d’un trafic de stupéfiants, un bar arabe du cinquième arrondissement, où les lettristes tenaient leur permanence. Grande activité métagraphique du groupe. Straram : Quelque part Salt Spring ; Gilles Ivain : Réflexions sur l’échec de quelques révolutions dans le monde, Tombeau du général Chine ; Debord : Progression des lettristes au cœur du Continent Contrescarpe, etc. Démolition partielle de la rue Sauvage entreprise par les Travaux publics. Wolman organise l’exposition métagraphique de la galerie du Double Doute. Exclusion de Gilles Ivain. Démission de Patrick Straram, alors au Canada, qui a pris parti pour les minoritaires. Parution du premier numéro de Potlatch. Plusieurs lettristes offrent de partir pour la guerre civile du Guatemala. Sa soudaine fin malheureuse les en empêche. Publication commune des surréalistes et des
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lettristes sur le centenaire officiel de Rimbaud : Ça commence bien ! Les surréalistes reculent finalement devant l’intervention violente qu’ils avaient proposée. Et ça finit mal, faussaires, tract lettriste relatif à ces incidents. Fondation d’un groupe suisse de l’Internationale lettriste. Dissolution immédiate de ce groupe sous la pression de la police helvétique. 1955 Expérimentation psychogéographique dans le Palais du facteur Cheval. Recherche et découverte des constructions du désert de Retz. Adhésion d’Alexander Trocchi. Publication des premières études psychogéographiques. Debord : Introduction à une critique de la géographie urbaine ; Jacques Fillon : Description raisonnée de Paris. Approfondissement d’une théorie générale situationniste. Publication de Pourquoi le lettrisme ? 1956 Première exploration du quartier chinois de Londres. Publication de Mode d’emploi du détournement. Première réalisation de cartographies psychogéographiques. Participation lettriste au Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste. Démission de l’architecte Max Bill, directeur de l’école d’Ulm, en butte aux attaques du Mouvement. L’Internationale lettriste lance un ordre de boycott contre le Festival de l’Art d’AvantGarde tenu dans l’Unité d’Habitation Le Corbusier, à Marseille. Échec complet de cette manifestation réactionnaire. Participation lettriste au Congrès d’Alba, où les groupements progressistes de huit nations sont représentés. Adoption par le congrès du mot d’ordre de l’urbanisme unitaire. Wolman : J’écris propre, récit détourné. Debord : Théorie de la dérive.
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Patrick Straram — « Pour ne pas être complice »1
Monsieur le Rédacteur, Arrêté le 22 avril, Georges Arnaud fut jugé le 17 juin, et condamné à deux ans d’emprisonnement avec sursis pour non-dénonciation. Le manque d’espace m’empêche de faire l’historique de cette affaire, caractéristique d’un mode de vie en France. Qu’on sache seulement que « Les Lettres françaises » du 19 au 25 mai 1960, No 825, publiaient en première page le communiqué suivant : « La détention de Georges Arnaud sous le prétexte qu’il se refuse à devenir un dénonciateur est une offense à la conscience de l’Homme, offense qui ne saurait se prolonger ou se répéter sans susciter nos inquiétudes quant à l’avenir de la liberté en France. » Le 30 mai, on relevait parmi une centaine de signatures, celles de 28 professeurs agrégés de lycées, celles d’Adamov, Aragon, Simone de Beauvoir, Hubert Juin, Joseph Kessel, Nathalie Sarraute, Roger Vailland, Jean-Paul Sartre, René Julliard, Silvia Montfort, jean Rouch et Alain Resnais – je cite à dessein les noms de ceux qui sont connus ici, et dont la valeur est généralement indiscutée. Canada et France sont dans un même monde, participant d’une même Histoire. C’est d’une liberté de l’homme, où qu’il soit, qu’il est question. Une liberté qui serait retirée pour nondénonciation… (Et que ceux qui s’insurgent contre la logique profonde d’une société les empêchant de voir « Hiroshima, mon 1. Straram, « Pour ne pas être complice », La Presse, 2 juillet 1960, p. 4.
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amour » se demandent s’ils sont prêts à se prononcer dans cette société, comme Alain Resnais se prononce en France, également par « Hiroshima, mon amour » et par sa signature au bas de la protestation contre l’inculpation de Georges Arnaud !) Je propose à ceux qui sont concernés par la liberté de l’homme de signer avec moi la protestation suivante, qui pourra être adressée à l’ambassade de France à Ottawa, au ministère des Affaires étrangères et à la Ligue des Droits de l’Homme à Paris, ainsi qu’à certains quotidiens et hebdomadaires français : « Georges Arnaud détenu presque deux mois et condamné à deux ans d’emprisonnement avec sursis : ce fait nous paraît révélateur d’un système policier servant des intérêts fascistes contraires à tout humanisme objectif. « En fonction des termes mêmes Georges Arnaud, “compatriote des hommes libres, où dans le monde qu’ils se trouvent”, il est vital pour nous de protester contre l’attitude du gouvernement français, c’est-à-dire contre sa politique. Parce que ne pas se prononcer, c’est être complice. « Pour que cette protestation soit sans équivoque, il nous paraît nécessaire et suffisant d’ajouter nos noms à la liste de ceux qui ont signé la protestation rédigée par le Comité national des Écrivains, “fondé sous l’occupation nazie pour défendre les valeurs spirituelles françaises”, publiée par “Les lettres françaises.” « Et nous nous affirmons entièrement solidaires des responsables d’Internationale situationniste 4 lorsqu’ils dénoncent l’abstention totale de la gauche depuis le début du conflit algérien et qu’ils concluent, ce qui nous concerne : “On pourra certainement intimider longtemps par le reproche de trahison tous ceux qui pensent qu’il existe des choses qu’ils risquent de “trahir”, en dehors de la cause des exploits de tous les pays”. « Entièrement solidaires de Georges Arnaud qui écrit : “Mes sympathies sont connues. Elles vont aux hommes libres. Elles vont à ceux qui ont fait un choix de l’être. Elles vont au peuple algérien dans sa lutte. Je suis le compatriote des hommes libres, où dans le monde qu’ils se trouvent.” (Lettre envoyée de Fresnes
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par Georges Arnaud à sa compagne, publiée dans “FranceObservateur”, 12 mai 1960, No 523.) « Parce que nous refusons d’être complices des systèmes, ou dans le monde qu’ils soient en vigueur, qui nient l’homme conscient du réel quotidien et s’y engageant en tant qu’homme ». Patrick Straram P.S. – Envoyez vos signatures à P. Straram, 2 Amesbury ave., appt. 489, Mtl 25. [Listes de signataires2]
« Ghislaine Beaulieu, Françoise Pérusse, Marie Rochette, Lucille Straram, Marcelle Leclerc (syndicaliste), Maurice Beaulieu (poète) ; Martial Légaré (agent-vendeur) ; Paul Martin (musicologue) ; Jean-Paul Mousseau (peintre) ; André Valoir (restaurateur) ; Gilles Carle et Pierre Garneau (dessinateurs) ; Jean Beaudry, Gérard Daquier, Gérard Pelletier, Noël Pérusse (syndicalistes) ; Guy Borromans, Gilles Groulx, Louis Portugais (cinéastes) ; Jacques Galipeau, Gilles Rochette, Guy Savoir, Claude Thibault (comédiens) ; Jean-Louis Gagnon, Gilles Rochette, Guy Savoie, Claude Thibault, Jacques Thibault (comédiens) ; Jean-Louis Gagnon, Gilles Hénault, Arthur Lamothe, Gilles Leclerc, Roger Mondoli, Patrick Straram (journalistes). »
2. Cette liste de signataires en appui à la protestation que fait paraître Straram dans La Presse le 2 juillet 1960 se trouve au verso de l’article qui a été conservé par Debord dans ses archives. Les noms sont accompagnés de leur profession dans certains cas. Il est également précisé en note que « Louis Portugais a signé après avoir supprimé tout le quatrième paragraphe » et que Gilles Leclerc a fait de même « après avoir rayé dans le premier paragraphe les mots “fascistes” et “objectifs” ». Cette liste est datée du 31 juillet 1960. Bibliothèque nationale de Paris, département des Manuscrits, fonds Guy Debord, NAF 28603. Sous la rubrique Guy Debord, lettres reçues, on peut lire cette présentation du document « Coupure de presse extraite de La Presse, Montréal, 2 juillet 1960 ; lettre de Patrick Straram au Rédacteur du quotidien. Collée au verso d’un texte dactylographié précisant les noms des signataires de la protestation proposée par Patrick Straram. »
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[lettre de Straram à Ivan Chtcheglov3]
Patrick Straram 5681 rue Terrebonne Montréal 28 P.Q. 9 novembre 1959 Salut, Yacatecuhtli le Seigneur-qui-Guide Nouvelles plutôt laconiques, celles que me ramène Pierre Elliott Trudeau !4 Me conseille de t’écrire un mot. Pourtant, je n’écris presque plus. Parce que je n’en ai guère envie et parce que je mène une vie infernale autant que prodigieusement intéressante qui me laisse peu de temps pour les correspondances. En sachant trop peu sur toi, j’attends que tu me parles de ta femme5 et de ton métier de guide6, me disant ce que tu veux de tes préoccupations7. Moi… C’est toujours je. Quatre années dures et magnifiquement utiles en plein bois ont tout de même abouti à la nécessité d’un interlocuteur plus loquace que des arbres ou des cow-boys. J’ai donc tenté Montréal, cette métropole insensée.
3. Cette lettre a été publiée dans Straram, Lettres à Debord, op. cit., p. 31-40. 4. Trudeau dirigeait la revue Cité libre dans laquelle Straram a publié quelques textes. 5. Chtcheglov épouse Amalia Stella en septembre 1956. Apostolidès et Donné, Ivan Chtcheglov, profil perdu, op. cit., p. 80. 6. « Ironie du sort, lui, le “dériveur” visionnaire, se trouvera même réduit à jouer les guides pour touristes à l’Historial de Montmartre en 1959. » Ibid., p. 83. 7. Suite à un épisode violent durant l’été 1959, l’été même où Pierre Elliott Trudeau le rencontre, Chtcheglov est hospitalisé. C’est à ce moment qu’on lui diagnostique la schizophrénie. Ibid., p. 85-86.
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Après deux mois seul en chambre et à la dérive dans la ville sans un sou8, puis deux mois dans un cave à rats avec la famille, travaillant en banlieue à repeindre des bungalows et frotter des parquets à la paille de fer, j’ai obtenu un emploi de commis à Radio-Canada, avec toutes les chances de passer rédacteur au service des nouvelles. Il faut te signaler que Radio-Canada représente pour toute la province de Québec le seul noyau. Toute activité intellectuelle, politique ou simplement un peu individuelle part d’un des secteurs de Radio-Canada, par ailleurs un fabuleux bordel sur lequel ont la haute main quelques arrivistes incultes du coin et une clique française minable à forte prédominance corse. Au bout de deux mois : une grève9. Je m’y suis tellement particularisé, quoique faisant partie d’un syndicat ayant repris le travail au bout d’une semaine (moins la vingtaine d’employés que je maintenais du côté des grévistes), qu’il devenait vain d’espérer retrouver un jour un emploi. Question d’emmerder les emmerdeurs, je fis encore deux mois et demi au service de la Société, les jouant à leur propre jeu des légalités, puis sans travail une fois de plus le 3 juillet dernier, avec un dossier à Ottawa, au ministère du Revenu, au gouvernement fédéral. Ma présence constante en première page des journaux, dans les spectacles de l’Union des artistes pour soutenir les grévistes pendant trois mois d’hiver rigoureux, aux actualités, à la radio pour y déclarer illégale la décision du comité national de mon syndicat demandant à ses membres de reprendre le travail – autant qui s’était ajouté à quelques textes publiés dans une revue considérée ici d’extrême
8. Le récit de l’une de ses dérives a été publié sous le nom « Tea for one », Écrits du Canada français, vol. 6, 1960, p. 125-154. Il a été réédité dans son livre Blues clair, tea for one/no more tea, op. cit., 1983, p. 7-33. Straram y décrit son parcours le long de la rue Saint-Laurent, depuis son appartement de la rue La Gauchetière jusqu’à la rue Molière, près du parc Jarry, où il espère rencontrer Pierre Elliott Trudeau à son bureau pour lui montrer deux nouvelles qu’il vient d’écrire. Cette dérive lui offre l’occasion de découvrir Montréal, ses coins passionnants et ennuyants, son architecture parfois étonnante et sa population multiethnique. 9. Il s’agit de la grève des réalisateurs de Radio-Canada qui a été déclenchée le 29 décembre 1958 et s’est terminée le 7 mars 1959.
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gauche et quelques lettres ouvertes dans le plus grand quotidien d’un style particulièrement violent et lucide. Je vis maintenant de ce que je peux vendre comme textes à Radio-Canada et de ce que je peux jouer. Pas encore de grands rôles, mais il est déjà rare qu’on me demande pour de la figuration seulement, généralement j’ai de petites compositions à faire. La farce est sérieuse, et proclamée par le grand hebdomadaire des spectacles à Montréal qui annonçait dernièrement une demiheure dramatique à la radio de Patrick Straram « l’auteur-comédien de choc » (« on le verra apparaître dans deux rôles différents dans le prochain télé-théâtre, Le Zéro et l’Infini »10) – entre nous soit dit, cette double apparition me rapportant, pour à peine une petite semaine de travail, 126 000 francs11. C’est encore la merde. Mais j’ai l’habitude d’encaisser et de tenir. Tant que je ne suis pas expulsé, je reste mon propre bateleur, et m’est avis que je décrocherai le paquet. D’autant plus que ce travail d’auteur et comédien me convient parfaitement ! Je collabore régulièrement à Cité libre (une sorte d’Esprit d’ici, dans quoi j’affirme mon athéisme le plus métaphysique), Situations, seule revue intellectuelle d’ici dans laquelle parfois quelque chose s’écrit, et Point de vue, un journal indépendant qui ne paraît encore que mensuellement mais devrait parvenir à paraître chaque semaine, sorte de petit Express tempéré mais qui fait des ravages éventuellement. Je démarre avec un ami sûr et valable (cinéaste dont le dernier travail fut de filmer le F.L.N. à la frontière algéro-tunisienne, avec juste ce qu’il fallait d’anti-français12) un Cahier pour un paysage 10. Mes recherches dans Radiomonde et La semaine de Radio-Canada, où le nom de Straram commence à apparaître de plus en plus fréquemment à la fin des années 1950 puisque ses textes sont lus sur les ondes de Radio-Canada où il lit également des pièces en tant que comédien, ont été malheureusement infructueuses pour retrouver l’origine de cette citation. 11. Il s’agit d’anciens francs français. Ce montant équivaut aujourd’hui à près de 275 $ canadiens. 12. Straram fait référence ici à Louis Portugais et aux images qu’il tourne pour le film qu’il réalisera avec Marcel Martin Algérie 1962 – Chronique d’un conflit, Office national du film du Canada, 1962, 46 min.
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à inventer, qui lui est à base de dynamite. À part une deuxième partie, Critique pour une construction de situation, qui se bornera à l’actualité, chaque cahier (publication volontairement irrégulière et pas question d’abonnements) sera consacré à un sujet bien défini : discussions sur le cinéma, haute main du clergé sur la finance dans le Québec, nécessité d’une gauche objective, accords entre les « nationalistes » du Québec et la capitalisme américain, la femme au Canada, etc. sous forme de débats enregistrés au magnétophone, d’articles, d’enquêtes presque exclusivement photographiques, etc. Le premier cahier sort d’ici une semaine ou deux. Il est constitué d’articles de plusieurs gars se prononçant sur le contexte dans lequel nous vivons, de plusieurs références empruntées à l’Internationale situationniste et de ton Formulaire pour un urbanisme nouveau. Explications rapides : le contexte canadien est à part, aujour d’hui. Et plus à part encore le contexte canadien-français. Catho licisme resté tout-puissant (toute l’éducation dépend entièrement et seulement du clergé), qui bénéficie du soutien du gouvernement fédéral puisque celui-ci, anglais, n’a rien à craindre des Canadiens français tant que le clergé les maintiendra dans leur état d’infériorité actuelle (une infériorité à laquelle on ne croirait pas à Paris). Capitalisme américain s’infiltrant partout et maître des seules ressources naturelles qui permettraient au Canada, et plus particulièrement au Québec, de se développer, outre qu’il impose de plus mode de vie, loisirs organisés et toute cette logique profonde de la société déterminée par la publicité comme nouvelle morale, l’individu supprimé au profit d’un tout régi par réclames et crédits. Inutile d’insister sur l’état d’un peuple déjà très arriéré qui se débat entre un clergé le plus puissant du monde et le capitalisme et la publicité les plus puissants du monde. Quelques individus sont d’une envergure qui ne se trouve plus en France, d’après ce que je lis ou écoute. Et je persiste éventuellement à croire à mon axe Canada-Mexique. Mais les bases les plus évoluées restent un marxisme chrétien, un surréalisme moins sectaire et Express – France Observateur – Canard enchaîné – Temps modernes.
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Je laisse donc tomber pour un moment romans ou essais (Lindon13 et Lèvres nues ne réagissant pas), et j’agis pour modifier le contexte, faisant une synthèse la plus dynamique possible de mes connaissance actuelles et de leurs domaines à viser, ce qui implique une participation effective à ces domaines au lieu de les ignorer au nom de quelques supériorité d’ailleurs douteuse. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire… Nougé, Mabille, Bataille, Lowry, Miller, Arnaud, Huizinga, Lénine, Jarry – mes références les plus fréquentes, celles que je désire le plus, que je réfléchis le plus. Il va de soi que c’est ma peau et moi-même que je joue, dans cet engagement pour modifier un contexte. J’ai souvent un cafard noir de Paris, mais en dehors d’une France qui me répugne de plus en plus. Je reste en contact avec Situationnistes, mais à partir de positions personnelles clairement et rigoureusement exprimées. Reste le Mexique, mais c’est encore hypothétique, vu pognon et surtout ce petit fait irrécusable que je suis sans passeport ni nationalité depuis deux ans. Il m’arrive de passer une ou deux semaines seul, et j’ai même failli exiger une séparation alors nécessaire d’avec ma femme. Mais je préfère rester avec elle et les garçons, étant acquis que je vis comme je le désire et sans compte à rendre ou devoir à remplir, ce que Lucille semble avoir enfin admis une fois pour toutes. Elle fait sa part de boulot, tant pour pognon que pour une relative indépendance. En un an j’ai baisé quatre filles, excellente cure, dont une était mannequin superbe et d’un érotisme délirant s’il ne valait pas l’érotisme de plus en plus au point que nous aimons pratiquer Lucille et moi. Je sui sen guerre avec toute la colonie française d’ici. Parmi les deux ou trois camarades (dont deux voyous de la balieue et mon cinéaste), le plus solide : un Jamaïcain de parents syrien et libanaise qui chante ou jour à New York, Londres, Paris et Montréal. Alcools, musiques, images, films. Filles et dérives. 13. Jérôme Lindon, directeur des Éditions de Minuit.
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Patrick dit le Mexicain. Ci-joints un ou deux documents que j’avais en trop, pour te situer climats et démarches. Si ça te tente d’expliquer où tu en es, fais signe. Du Cacanada où je vis intégralement mon désespoir le plus disponible et le plus actif, je vous salue bien. À votre santé, petit marquis d’une musique par Monk. Patrick Straram Le 12 janvier 60 j’ai 26 ans et la situation empire salement, mais je suis « intraitable ». Si je me fais casser la gueule trop salement, je retourne dans le bois, ou je prends la route. Mais j’ai un film à faire avec un type d’envergure. J’attends un « voyageur » pour t’apporter ceci14.
14. Ces deux derniers paragraphes ont été ajoutés ultérieurement (le dernier semble avoir été écrit la journée de son anniversaire, le 12 janvier). Comme il le précise à Chtcheglov, il attend une personne qui pourra apporter son courrier à Paris, ne pouvant assumer les frais de poste.
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[autres lettres de Guy Debord 15]
À Wyckaert Une bonne nouvelle : je n’ai plus mal aux dents. En douze jours, ce fut calmé… Samedi [13 août 60] Chers Maurice et Rob, Merci de votre carte. On ne fait pas mieux dans le genre. J’ai expédié divers imprimés place de la Justice ces jours-ci. J’espère que vous les recevrez. Écrivez-moi votre future adresse exacte à Alsemberg. Je pense que c’est l’adresse fixe qu’il faut donner pour nos activités en Belgique (et même le Bureau d’urbanisme unitaire) ? La semaine prochaine, je passe voir Attila à Barneville. Je pense aussi passer par Bruxelles sur le chemin de Londres (sauf si le temps me manquait). Je ne connais pas les dispositions prises par Asger pour la conférence. Il m’a écrit qu’il m’enverrait tous les renseignements en septembre ! Je propose que Maurice m’envoie ici le maximum d’éléments utilisables pour sa notice biographique. Je la ferai à mon retour. Pinot a très bien pris son exclusion. Il s’est déclaré très ému et content que nous lui permettions de nous quitter « dans l’amitié ». Il devait craindre qu’Asger ne veuille exercer des représailles du côté des marchands de tableaux… Il n’a aucunement protesté sur la justice de notre décision. Je sais cela par le récit de la visite des Italiens chez Asger, et par une lettre de Giors, qui était à Paris, mais à qui je n’avais évidemment pas le temps d’accorder un rendez-vous. Sa lettre est quand même fort aimable. Asger est très enthousiasmé depuis cette épuration (chaque jour ayant depuis confirmé la gravité du mal), et depuis sa découverte de la topologie.
15. Ces lettres de Debord évoquent le nom de Straram.
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Connaissez-vous la topologie ? Je vous ai déjà envoyé le questionnaire. Il paraît qu’il faut connaître la topologie pour voir à quel point l’I.S. a raison ! Au Canada une dizaine d’aventuriers réunis autour de Patrick Straram viennent de publier le n° 1 d’une revue intitulée Cahier pour un paysage à inventer, qui est plus qu’aux 3/4 situationniste, même par le fait que nos textes y sont abondamment reproduits. J’enverrai cette revue chez vous dès que possible. Ils donnent cela comme le point de départ d’une action commune à préciser. L’un d’entre eux doit venir en Europe vers l’automne. On s’étend donc à d’autres continents, en attendant les prochaines planètes. À bientôt. Amitiés, Le CONGO AUX CONGOLAIS ! L’U.N.E.S.C.O. AUX SITUATIONNISTES ! Guy À Hans-Peter Zimmer Dimanche, 9 octobre [1960] Cher Hans-Peter, J’ai envoyé la grande photo en exprès chez Prem jeudi matin. Je pense que vous l’avez maintenant. Je joins à cette lettre la photo d’Asger à l’U.N.E.S.C.O., et notre résolution sur Alexander Trocchi, qui est à reproduire en anglais (vous pouvez reproduire directement dans Spur cette page dactylographiée). Je n’ai pas en ce moment la lettre de Trocchi ; je vous enverrai une copie aussitôt que possible (mais ce n’est pas utile de retarder la parution de Spur pour avoir ce texte). J’ai envoyé hier chez vous des tracts Hands off Alexander Trocchi qui sont à faire signer par des artistes étrangers à l’Internationale situationniste, mais qui veulent défendre dans ce cas des libertés artistiques fondamentales (aussi par des critiques d’art ou écrivains).
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Je voudrais recevoir très vite la traduction de cet article d’un journal allemand que vous m’avez montré, où quelqu’un dit que le groupe Spur est moins bien que Yves Klein ! Parce que je pense publier, dans I.S. numéro 5, des extraits de la critique des idiots dans tous les pays : en effet on m’a envoyé du Canada quelques critiques complètement idiotes faites par des journalistes16 contre nos amis canadiens. C’est très drôle. Bien à vous tous, Guy À Ivan Chtcheglov 12 mai 63 Cher Ivan, Les coïncidences − et plutôt les entrelacs des pistes sur la même pente que nous suivons, vers le même « passage du nord-ouest » j’espère − continuent ainsi. Le saloon, et le feu qui le brûle17… Il faudra en effet des centres, une fois réalisés concrètement. Ressemblant à chacun de nous. Ou d’autres ressemblants aux moments de rencontre, à ce qui nous ressemble en commun ? L’air du temps, qui se manifeste dans L’Express que tu cites (et plus encore dans les travaux des pédagogues rapportés là), nous le voyons envelopper toujours plus de choses. Mais partout, jusquelà où le plagiat de telle de nos idées, de tel de nos textes précis est tout à fait incontestable, c’est la même reprise en dégradé. C’est toujours le meilleur − le plus radical − qui a été oublié ; en même temps que toute référence bien sûr. Conclusion : nous ne pourrons imposer la vérité, et l’étendue réelle, de nos « recherches » que par l’éclat de certaines expériences. Je ne veux absolument pas dire, par éclat, la grande vogue publicitaire. Plutôt tout le contraire.
16. Jean-Guy Pilon et Jacques Godbout, « À propos de paysage à inventer ! », Liberté, vol. 2, nos 3-4, 1960, p. 224-225 et Clément Lockquell, « Cahier pour un paysage à inventer », art. cit., p. 9. La réponse de Straram à cette dernière critique est parue dans Le Devoir le 26 août 1960, p. 4. 17. Allusion au film Johnny Guitar de Nicholas Ray, 1954.
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Straram ? Je suppose qu’il est toujours Amesbury Avenue. C’est moi qui me suis trouvé fatigué (comme toi aussi avant, m’as-tu dit ?) de répondre à sa dernière lettre, il y a peut-être un an. Son évolution canadienne me paraît déboucher finalement (après un bon sursaut en 1960, marqué par sa revue presque situationniste) sur un ralliement respectueux à une « culture parisienne » que nous méprisons totalement ici − il fait ainsi des critiques de cinéma enthousiastes, très provinciales − en même temps qu’il se lance dans toute une spécialisation syndicaliste à tendance crypto-khrouchtchevienne – voyage à Moscou 18 ! Dans cette affaire aussi, il arrive trop tard, ignore que le syndicalisme a maintenant pour fonction principale l’intégration des travailleurs à la société, et que le « socialisme » russe reproduit fondamentalement les modes d’être et les intérêts de la même société sous une variante rivale. Donc Patrick a régressé par rapport à la qualité de révolte qu’il avait à dix-huit ans, même si elle s’accompagnait d’une certaine facilité et confusion dans les idées. Peut-être seraitil tout de même heureusement secoué par des lettres de toi ? Nous aimons beaucoup les citations des pièces de 1960-61. Le nomadisme ? Il continue de différentes façons. La dernière : deux Japonais délégués de Zengakuren (la redoutable organisation révolutionnaire des étudiants − celle qui, par ses batailles dans la rue, a empêché Eisenhower de venir au Japon). En route pour un congrès international à Alger, ils sont arrivés à Paris, et 18. Straram a été invité par la Société des amis Québec-URSS (fondée en 1958 et dirigée par Adélard Paquin à partir de 1961) à se rendre en URSS en tant qu’observateur. Il visite Moscou, Leningrad et Kiev entre le 18 juillet et le 3 août 1962. Il prend son rôle relativement au sérieux, en consignant de nombreuses informations sur la vie en Union soviétique à partir des techniques de l’IL : « j’ai toujours été convaincu qu’il n’y avait pas d’approche possible d’une société sinon en dérivant dans les rues, en rencontrant certains des individus qui forment cette société, en essayant d’adhérer à la vie quotidienne que mène cette société. ». À son retour à Montréal, il devait préparer un numéro sur l’URSS pour la revue Situations, non « seulement pour vanter les mérites de l’Union soviétique [mais pour] ouvrir avec les Soviétiques un débat dans lequel les Canadiens français se sentent engagés. » Ce dossier n’a pas vu le jour puisque Situations, que Straram dirigeait depuis peu, cesse de paraître en juillet 1962. Bibliothèque et archives nationales du Québec, fonds Patrick Straram, MSS391,S1,SS7, D3.
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directement chez moi (à cause du dernier numéro de la revue). Ils y campent depuis ; et nous découvrons une remarquable communauté de préoccupations et perspectives. Et les heureuses journées de l’été, en se rappelant sa propre enfance. Guy
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De la diffusion de la pensée de l’IS en milieu québécois considérée sous ses aspects culturel, cinématographique et notamment littéraire, et de quelques figures qui y ont contribué Guillaume Bellehumeur
On peut espérer que, dans l’avenir, une partie des gens actuellement réunis autour du Cahier, ou de ceux que cette publication vous amènera, se radicalisera en une activité plus explicitement situationniste, même si les conditions canadiennes commandent qu’un tel groupe participe à une tribune d’expression plus ouverte, et plus vague. Lettre de Debord à Straram, 25 août 1960
La réception du Cahier pour un paysage à inventer de Patrick Straram est à l’image de la réception québécoise de la pensée situationniste : au mieux confuse et, au pire, carrément négative. À l’exception d’une critique positive signée par un certain (ou une certaine) M.B. dans Le Devoir 1 en 1960, les trois autres recensions du Cahier s’en prennent avec virulence tant à Straram lui-même qu’à l’Internationale situationniste (IS). C’est pourtant bel et bien cette singulière revue conspuée par la critique québécoise qui donne le coup d’envoi à la diffusion de la pensée 1. M. B., « “Cahier pour un paysage à inventer” », Le Devoir, 27 juin 1960, p. 8.
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situationniste au Québec. Comme l’introduction de cet ouvrage l’a expliqué, le Cahier est le fruit de la reprise de contact entre Straram et Guy Debord. Celui-ci entrevoit même, dans le sillage de sa publication, l’avènement d’une section québécoise de l’IS, à laquelle il donne explicitement son aval : « Formez, toi et des camarades sûrs, une section de l’I.S., guère de restriction à votre liberté2. » Malgré quelques réserves, il s’en montre plutôt satisfait. Sa collaboration avec Straram doit surtout lui apparaître comme une occasion de donner, pour la première fois, un ancrage nordaméricain à l’IS, cantonnée jusqu’à cette année 1960 à l’Europe occidentale. La diffusion du Cahier apparaît paradoxale à ses débuts : ce sont les critiques négatives publiées dans Liberté, sous les plumes de Jean-Guy Pilon et Jacques Godbout, qui contribuent à la circulation de la revue situationniste dans le milieu culturel québécois. Affirmer qu’il est accueilli au Québec par des critiques très dures est un euphémisme. On passera outre celles de Jean-Guy Pilon3 dans Liberté et de Clément Lockquell4 dans Le Devoir, qui n’y entendent pas grand-chose et dont l’incompréhension n’a d’égale que la mauvaise foi5. Le plus pertinent des détracteurs du Cahier, Godbout, en publie pour sa part un court compte rendu. Ce qu’il avance revêt un plus grand intérêt, puisqu’il met en lumière l’une des faiblesses du Cahier :
2. Debord, Lettre à Straram, 25 octobre 1960. 3. Jean-Guy Pilon, « À propos de paysage à inventer ! », art. cit., p. 224-225. 4. Clément Lockquell, « Cahier pour un paysage à inventer », art. cit., p. 9. 5. Donnons tout de même une idée de l’éloquence de Jean-Guy Pilon : « [i]l faudra pourtant en finir un jour avec ces pseudo-intellectuels d’une fausse avant-garde qui en sont encore à se montrer “leur pipi” ». Pilon, op. cit., p. 224. Il faut dire que Pilon connaissait déjà Straram pour avoir produit deux de ses textes à l’émission Nouveautés dramatiques de Radio-Canada, à la fin 1959, après en avoir refusé un autre parce qu’il n’était pas « toujours écrit en français » et qu’il comportait trop de « synthèse de lectures » : « Vous avez le droit de faire une satire des comités de lecture des éditeurs ou de la radio mais j’ai par contre le droit d’accepter votre texte ou de le refuser. » Jean-Guy Pilon, Lettre à Patrick Straram, 29 juillet 1958. Bibliothèque et archives nationales du Québec. Fonds Patrick Straram. MSS391,S3,SS2,D16.
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Et cette Internationale situationniste qui n’a d’international que le titre. La vie est trop cruelle pour qu’on se prenne ainsi au sérieux. Le Surréalisme était vrai, le situationnisme reste une construction de quelques esprits cultivés. Nous attendions beaucoup, car nous aussi, au niveau de la conscience ou de l’intuition, sommes acharnés à transformer notre réalité. Nous sommes persuadés aussi qu’il faut tout dire. Mais il faut parler clair. Hénault, Miron, Portugais, Lapointe, Dubé parlent clair. Mais ils ne semblent pas situationnistes et ne sont qu’appendices au cahier de Patrick Straram6.
Son avis négatif n’est pas surprenant. Il faut dire que les positions de l’IS détonnent dans un Québec qui sort à peine de trois décennies de duplessisme et qui n’a pas encore véritablement entamé sa Révolution tranquille. Toute pensée entretenant un lien avec Marx y est alors considérée avec méfiance – on s’en convaincra en lisant ce que Claude Gauvreau écrit à André Breton en 1961 : « [s]i le situationnisme, avec son apparente originalité, n’est qu’un nouveau moyen de faire avaler l’indigestible [sic] “réalisme socialiste” irrecevable jusqu’à maintenant dans ses formes caduques, ce serait la plus incroyable tartufferie pendable de ces dernières années7. » Quiconque a lu les situationnistes sait que leur posture se trouve à des années-lumière du réalisme socialiste. Mais pour Gauvreau, toute référence à Marx par des personnes liées de près ou de loin au milieu artistique équivaut à une prise de position en faveur de l’instrumentalisation de l’art en faveur du « Parti ». Le prisme par lequel les idées situationnistes sont reçues au Québec teinte fortement leur (in)compréhension. Même s’ils sont d’une nature différente de ceux de Gauvreau, les constats de Godbout ne relèvent pas moins d’une réception façonnée par un horizon d’attente auquel les textes de l’IS reproduits dans le Cahier ne répondent pas. Godbout situe les situationnistes, ou plutôt, le « situationnisme » [sic] par rapport au « Surréalisme », qu’il coiffe de ce « s » majuscule de majesté, confirmant au passage la recon6. Jacques Godbout, « À propos de paysage à inventer ! », art. cit., p. 225. 7. Gilles Lapointe, « Lettre de Claude Gauvreau à André Breton, le 7 janvier 1961 », Études françaises, vol. 48, no 1, 2012, p. 102.
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naissance plus ou moins officielle dont jouit le mouvement dans les cercles littéraires québécois au début des années 1960. Pour Godbout, l’IS n’est qu’une version falsifiée du surréalisme. Il ne parvient pas à passer outre sa difficulté à saisir un langage nouveau, comme le frère Clément Lockquell avant lui affirmait avoir trouvé chez les situationnistes « un vocabulaire à la fois farfelu et déjà sclérosé, qui ne parvient tout de même pas à renouveler tant de lieux communs8. » Or, s’il avait lu Breton en 1924, on peut penser que Godbout n’aurait pas été de ceux qui affirment que « le Surréalisme [est] vrai » et qu’il aurait peut-être lui aussi déploré des associations d’images fortuites ou des références complexes à la psychanalyse. En dépit de son jeune âge, il se méfie de la nouveauté en se tenant prudemment du côté du consensus. Au-delà de son incompréhension qu’il partage avec ses collègues détracteurs du Cahier, l’aspect le plus important et le plus juste de sa critique se trouve selon nous dans les deux dernières lignes de l’extrait plus haut, alors qu’il souligne le manque de cohérence interne de la revue : « […] il faut parler clair. Hénault, Miron, Portugais, Lapointe, Dubé parlent clair. Mais ils ne semblent pas situationnistes et ne sont qu’appendices au cahier de Patrick Straram9. » Cette constatation mérite qu’on s’y arrête. En effet, il est indéniable que la collaboratrice et les collaborateurs québécois de la revue ne sont pas situationnistes. Rien ne laisse croire qu’ils possèdent une connaissance approfondie des positions de l’IS au moment de remettre leurs textes à Straram. Le poème de Paul-Marie Lapointe est par exemple daté de novembre 1957, soit huit mois avant la publication du premier bulletin de l’IS, en juin 1958. Nous sommes même en droit de nous demander si ces auteurs ont eu l’occasion de lire les textes situationnistes reproduits dans le Cahier avant sa parution. Nous pouvons affirmer avec Godbout que l’hétérogénéité du Cahier nuit à la clarté des positions qu’il entend défendre et relègue les Québécois au second plan. Soulignons toutefois que 8. Lockquell, op. cit. 9. Godbout, Liberté, art. cit.
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les remarques de Godbout ne sont pas très réfléchies, ce que ni la paresse ni l’indolence ne pourraient expliquer, puisque la question de « l’unité provenue de l’hétérogénéité10 » est précisément abordée dans la section « Avertissement » signée par Straram dans la revue. Seul le dédain peut motiver une telle remarque, réaction qui n’aurait pas dû empêcher Godbout d’avoir au moins l’honnêteté de reconnaître que son commentaire relevait d’une certaine forme d’arrogance – au demeurant la posture la plus répandue face aux textes d’avant-garde. Malgré cette réception critique hostile et la méconnaissance des thèses situationnistes au sein des collaborateurs, le Cahier de Straram, toutes proportions gardées, rencontre un certain succès, dont la postérité fait foi. On tentera ici de nuancer la position de Léon Plogaerts et Marc Vachon lorsqu’ils avancent que Straram et sa revue ont échoué à introduire les idées de l’IS au Québec11. On verra que le Cahier, en manœuvrant « dans les catacombes de la culture connue12 », a bénéficié d’une fortune plus heureuse qu’il y paraît. L’IS dans le milieu culturel québécois
L’IS a l’habitude de l’accueil froid de la critique et de l’intelligentsia. Elle s’en fait même une fierté en publiant à intervalles plus ou moins réguliers, dans son bulletin, les mots les plus acerbes à son propos. Le cinquième numéro d’IS reproduit notamment des extraits des critiques de Godbout, Pilon et Lockquell à propos du Cahier, envoyés par Straram à Debord13. Ce dernier confie à 10. Straram, « Avertissements », Cahier, op. cit., p. 5. 11. Les deux auteurs parlent d’une « tentative avortée d’importer au Québec le situationnisme. [sic] » À leur décharge, l’article date de plus de vingt ans et bien du chemin a été parcouru depuis dans la compréhension du parcours de Straram et de la pensée situationniste au Québec. Léon Plogaerts et Marc Vachon, « Patrick Straram ou un détour par le détournement », Voix et Images, vol. 25, no 1, 1999, p. 147. 12. « L’aventure », IS, no 5, décembre 1960, p. 3. 13. « L’opinion commune sur l’I.S., cette année (revue de presse) », IS, no 5, décembre 1960, p. 17-18.
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Hans-Peter Zimmer, membre du Gruppe SPUR, la section allemande de l’IS, qu’on lui « a envoyé du Canada quelques critiques complètement idiotes faites par des journalistes contre nos amis canadiens. C’est très drôle14. » Sans doute par provocation envers Godbout et Pilon, le numéro d’IS est envoyé aux bureaux de la revue Liberté, qui la reçoit au moins jusqu’au huitième numéro (soit en 1963), comme en témoigne le répertoire d’adresses du bulletin français15. Il se produit alors un phénomène singulier : alors que Liberté fustige le Cahier à sa parution, on retrouve deux articles résonnant fortement avec la pensée situationniste dans ses pages quelques années plus tard. En 1963, Godbout collabore encore à Liberté. Notons que ce dernier et Straram entretiennent une relation d’amour-haine16, qui débouche sur quelques collaborations dont la plus surprenante est sans doute celle où Godbout répond à un questionnaire destiné à l’éventuel second numéro du Cahier pour un paysage à inventer 17. Il offre même un petit rôle à Straram dans son film Fabienne sans son Jules18, une espèce de pastiche du nouveau cinéma. Dans Liberté, il participe à une discussion publiée sous forme écrite, « L’équipe de Liberté devant Montréal (essai de situation)19. » Il s’agit d’un entretien sur l’urbanisme montréalais, auquel prennent également part Michèle Lalonde et Hubert Aquin. Le long entretien a ceci d’intéressant qu’il applique la notion situationniste de psychogéographie, même 14. Debord, Lettre à Hans-Peter Zimmer, 9 octobre 1960. La lettre est reproduite dans la section « Autres textes » de ce volume. 15. « Publications et documents sur l’IS : liste d’adresses », document non répertorié, fonds Guy Debord, Bibliothèque nationale de France, NAF 28603. Consulté avec l’aimable autorisation de Laurence Le Bras. 16. La description que Straram en fait à Debord semble assez juste : « Jacques Godbout est difficile à définir. Il peut m’être très antipathique et bien sympathique. Il y a un formalisme idiot dans ce qu’il dit, hypocrite, il y a aussi du vrai. » Straram, Lettre à Debord, 10 septembre 1960. 17. On y revient plus bas. 18. Jacques Godbout, Fabienne sans son Jules, court métrage, Office national du Film, 1964, 27 min. 19. « L’équipe de Liberté devant Montréal (essai de situation) », Liberté, vol. 5, no 4, juillet-août 1963, p. 275-296.
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si elle n’est jamais nommée. Rappelons qu’elle consiste en l’« [é] tude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus20. » Pour les situationnistes, il importe de se laisser porter par ses pas dans la ville, moins par le hasard que par l’attirance vers certaines zones, certains quartiers, certaines rues, qui provoquent passions et bouleversements. C’est ce que les situationnistes appellent la dérive, un « [m]ode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : technique du passage hâtif à travers des ambiances variées21 ». Il s’agit d’inventer son propre paysage affectif, avant de le modifier de manière effective – en d’autres mots, d’inventer son paysage. Dans leur « essai de situation », les collaborateurs de Liberté s’y adonnent en discutant, entre autres, des endroits dans Montréal qui les attirent le plus : M. Lalonde – Pour moi, les endroits agréables dans la ville ne sont pas forcément les endroits beaux, architecturalement beaux. En vérité, ce sont ceux où je passe simplement pour le plaisir d’y être… La rue St-Laurent me plaît, et la rue St-Denis ; le quartier St-Marc, un parc près de la rue McGregor, la montagne évidemment ; la Côte des Neiges le long du cimetière ; la rue Ste-Catherine dans l’est. Je n’aime pas l’ouest de cette rue. (applaudissements) Godbout – C’est étrange ! … Aquin – Non, moi je comprends cela, qu’elle aime l’est de la SteCatherine ! Je trouve cela sensationnel, moi, ce coin-là ! Folch22 – Est-ce que quelques-uns d’entre vous pourraient parler de ce côté petites rues résidentielles de l’est, avec cette fameuse question (dans le paysage urbain) des balcons, des escaliers, de ce paysage que l’on ne trouve nulle part ailleurs sur le continent ? Aquin – Moi, je trouve que c’est très beau. M. Lalonde – Moi aussi. Je dis que toutes les rues agréables, les rues qui pour moi sont belles, où j’ai l’impression de faire partie du paysage, de m’intégrer à un contexte urbain (voire social), ce sont 20. « Définitions », IS, no 1, juin 1958, p. 13. 21. Ibid. 22. Jacques Folch-Ribas, architecte et critique littéraire. Il est en outre l’un des fondateurs du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) en 1960.
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les rues qui sont réputées laides depuis toujours. Les balcons, les escaliers en spirales… il y a une vie autour de ces choses-là, et aussi un côté plastique. Sous la neige, par exemple. Le jeu de la neige sur ces maisons, sur ces escaliers en spirales… Et aussi, ce sont des rues étroites, où l’on est beaucoup plus près des gens, moins isolé dans cet énorme complexe23.
Du lot, le discours de Lalonde se trouve au plus près de la sensibilité situationniste en ce qui a trait à la ville. Mais elle ne fait pas exception dans ce groupe, puisque toute la première partie de l’article s’inscrit dans la même veine. Bien entendu, il est peu étonnant que dans une ville en pleine transformation comme Montréal au milieu des années 1960, alors sous la gouverne du maire Jean Drapeau, artistes et intellectuels réfléchissent à l’organisation de leur milieu de vie. Les réflexions des collaborateurs de Liberté les rapprochent toutefois de l’IS par leur sensibilité à l’effet que peut avoir l’organisation du territoire sur la vie affective et quotidienne des personnes qui l’habitent. À leurs yeux, la ville doit revêtir une promesse de dépaysement, de bouleversement. Liberté a beau avoir repoussé du revers de la main les conceptions situationnistes comme étant fausses (dixit Godbout), il n’en reste pas moins que, trois ans plus tard, après avoir reçu plusieurs numéros d’IS, la revue publie un article qui aurait pu apparaître dans une autre livraison du Cahier si l’aventure s’était poursuivie au-delà de l’unique numéro paru. Il en va de même au demeurant pour le texte d’Aquin paru dans le même numéro, « Essai crucimorphe24 », qui aurait pu être sous-titré « critique psychogéographique de la Place Ville-Marie ». Le bureau montréalais de la revue Liberté n’est pas le seul point de tombée du bulletin de l’IS au Québec. Quelques auteurs québécois la reçoivent personnellement, dont Gaston Miron, André Major et Jacques Ferron25. Naturellement, les artistes les plus marqués par la pensée situationniste sont toutefois ceux qui côtoient 23. « L’équipe de Liberté devant Montréal (essai de situation) », op. cit., p. 277. 24. Hubert Aquin, « Essai crucimorphe », Liberté, vol. 5, no 4, juillet-août 1963, p. 323-325. 25. « Publications et documents sur l’IS : liste d’adresses », op. cit.
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de près Straram. Parmi ses proches, Gilles Groulx est le plus sensible à l’IS. Un court texte de Groulx devait notamment paraître dans le deuxième numéro du Cahier. Sans doute le cinéaste a-t-il découvert les situationnistes à l’occasion de la préparation de ce numéro. Dans la foulée de cette collaboration s’amorce une correspondance avec Straram qui s’étend sur plusieurs années. C’est dans cet échange qu’on peut voir Groulx s’approprier quelques conceptions issues de l’IL et de l’IS, transmises par Straram. Par exemple, l’immense majorité des cartes postales qu’il envoie au Bison ravi consistent en des collages ou, pour être plus précis, des métagraphies, ancêtres du détournement situationniste pratiqué par Straram26. Le plus important est de noter que Groulx est conscient de sa pratique qu’il nomme explicitement de cette manière, comme dans ce post-scriptum d’une carte postale non datée : « PS as-tu reçu ma métagraphie-chemise27 ? » L’aspect le plus significatif dans la diffusion de la pensée situationniste réside dans le retournement qui s’opère entre Straram et Groulx quant à leur relation à l’IS. En effet, alors que le premier fait connaître les situationnistes au second, c’est Groulx qui instruit son ami de l’évolution du groupe de Debord quelques années plus tard, comme dans sa lettre de 1971 qui informe son ami de la publication récente d’un article de l’IS : « (à lire dans Point de Mire/extrait sur la Commune de la Revue Situationiste [sic])28. » Straram lui-même reconnaît l’importance de Groulx à cet égard, puisque c’est ce dernier qui lui fait découvrir l’ouvrage phare de Raoul Vaneigem, qu’il cite par la suite dans certains textes. Il reconnaît cette dette dans Bribes I : « (lire à ce sujet 26. Outre les originaux, qui se trouvent dans le Fonds Patrick Straram à BAnQ, on peut voir quelques-unes de ces cartes postales reproduites dans Patrick Straram le Bison ravi, Gilles cinéma Groulx, le Lynx inquiet, Montréal, Cinémathèque québécoise/Éditions québécoises, 1971. 27. Carte postale envoyée par Gilles Groulx à Straram, non datée. Fonds Patrick Straram, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, MSS391 S3 SS2 D7. Straram a en effet reçu la métagraphie-chemise, qui se trouve dans le même dossier. 28. Lettre de Gilles Groulx à Patrick Straram, 23 mai 1971. Fonds Patrick Straram, op. cit.
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“Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations” de Raoul Vaneigem, Gallimard, qu’eut le sens de m’offrir à un moment critique Gilles Groulx le Lynx inquiet)29. » L’élève semble avoir pris le relais du maître. Dans Irish coffees au no name bar & vin rouge valley of the moon, Straram compose une sorte de testament, qui n’est pas sans rappeler le Lais de François Villon, dans lequel il énumère les objets légués à ses camarades advenant son trépas précoce. Sans surprise, c’est à Groulx qu’il entend laisser son exemplaire de l’œuvre métagraphique par excellence, à savoir Mémoires de Debord, que son auteur lui a envoyé à Montréal lors de leur reprise de contact à la fin des années 195030. Dans le milieu littéraire, les œuvres de plusieurs auteurs sont marquées par la critique développée par les situationnistes31. Parmi eux, Paul Chamberland se distingue comme celui qui a le plus efficacement incorporé la pensée de l’IS dans ses références très éclectiques. Tout comme Groulx, il envoie des cartes postales métagraphiques à Straram dès le milieu des années 196032. Celles-ci anticipent les collages que l’on retrouve dans ses œuvres des années 1970, surtout dans Extrême survivance, extrême poésie33 (annexe, fig. 9). Dans leur correspondance, il est souvent question de la révolution de la vie quotidienne – tous deux sont de grands admirateurs d’Henri Lefebvre34 – et de la fin de l’art comme acti29. Straram le Bison ravi, Bribes 1. Pré-textes et lectures, Montréal, Éditions de l’Aurore, 1975, p. 63. 30. Straram le Bison ravi, Irish coffees au no name bar & vin rouge valley of the moon, Montréal, L’Hexagone/L’Obscène nyctalope, 1972, p. 189-190. 31. Voir Guillaume Bellehumeur, « Dans les catacombes de la culture connue » : la pensée situationniste et la littérature québécoise (1958-1982), thèse de doctorat, Montréal, Université McGill, 2021, et Dominic Hébert, L’Être dérivé. Une lecture situationniste de Prochain épisode d’Hubert Aquin, mémoire de maîtrise, Université Laval, 2008. 32. Carte postale de Chamberland à Straram, 26 décembre 1965. Fonds Patrick Straram, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, MSS391 S3 SS2 D3. 33. Paul Chamberland, Extrême survivance, extrême poésie, Montréal, Éditions Parti pris, 1978. 34. Sans jamais adhérer formellement à l’IS, Henri Lefebvre, philosophe marxiste antistalinien, gravite dans le giron situationniste et y occupe, pendant quelques années, une place de choix.
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vité spécialisée. Ces préoccupations se feront jour dans les œuvres de Chamberland à partir de la fin des années 1960, au moment où il amorce ce que certains appellent son tournant contre-culturel35. Ici réside l’intérêt de prendre en compte le rôle joué par Straram dans la réorientation de Chamberland, puisque l’IS vient s’ajouter à la contre-culture étatsunienne parmi ses références importantes. La manière dont il s’approprie la pensée situationniste est représentative de sa réception au Québec, c’est-à-dire que sa compréhension est fortement influencée, d’une part, par l’histoire des avant-gardes – surtout le surréalisme – et, d’autre part, par la contre-culture californienne36. Chamberland, qui avait commencé une thèse sur André Breton à Paris avant les événements de Mai 68, et qui adhère ensuite résolument à la contre-culture, est l’exemple parfait de cette réception hétérogène. Bien qu’il ne récupère pas la pensée de l’IS à la lettre, il l’incorpore dans sa critique totalisante du monde. Le plus grand mérite de Straram demeure ainsi de former des lecteurs indépendants. Ce qui est bel et bien le cas avec Chamberland. Leur amitié s’étend des environs de 1963 jusqu’à 1969, au moment où l’état psychique difficile de Chamberland le pousse à annuler à la dernière minute une visite chez Straram en Californie. Entre 1969 et 1984, il n’y a aucun contact entre eux. Pourtant, Chamberland produit durant cet intervalle ses œuvres les plus marquées par l’IS. Aux préoccupations liées à la critique 35. Hugo Beauchemin-Lachapelle, Paul Chamberland, de Parti pris à la contre-culture, mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2012. 36. Ce mélange est illustré de manière probante dans le catalogue produit par la Bibliothèque nationale du Québec sur la Rencontre internationale de la contre-culture de 1975. Dans la section « Bibliographie », où l’on recense les ouvrages à lire absolument pour tout bon contre-culturel, on en retrouve de nombreux d’origine situationniste, dont la revue elle-même, La société du spectacle de Debord, le Traité de Vaneigem, De la misère en milieu étudiant, ou encore Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, de René Viénet. Voir Rencontre internationale de la contre-culture présentée par l’Atelier d’expression multidisciplinaire (ATEM) en collaboration avec la Bibliothèque nationale, Montréal, Bibliothèque nationale du Québec, 1975. La bibliographie se trouve aux pages 18 à 23, mais voir surtout la section intitulée « La Politique dans la Contre-culture », p. 22-23.
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de la vie quotidienne, s’ajoutent alors une réflexion sur le rôle social de l’organisation urbaine (annexe, fig. 10) et une attaque contre la société spectaculaire : mon regard sur toi ton regard sur moi c’est un regard télévision-cinéma-magazine-panneaux-réclame un regard qui a tout changé en spectacle les hologrammes se dévisagent s’interceptent s’annulent37
L’angoisse face à la disparition des relations interpersonnelles authentiques motive toute l’œuvre de Chamberland dans les années 1970. L’amorce du dernier chapitre d’Extrême survivance, extrême poésie illustre bien ce que Debord affirme à propos du « rapport social entre des personnes » à la base du « spectacle »38. Ce dernier n’est pas qu’un ensemble d’images projetées à la télévision, il est plus encore un procédé qui change insidieusement le regard que tous les individus s’échangent, en le modulant sur le mode de projection télévisuel. C’est ce qu’il appelle le « regard télévision ». Chamberland reconnaît volontiers l’héritage situationniste dans la formation de sa pensée dans un entretien en 1993 avec le journaliste Stéphane Baillargeon : « Au fond, je suis devenu anarchiste, situationniste et la Commune correspondait parfaitement à mes idées39. » Plus récemment, Chamberland rappelait sa dette envers Straram, qui a grandement contribué à sa formation intellectuelle et à celle de plusieurs de ses camarades dans les années 1960 : J’aimerais enfin parler de Patrick Straram (qui s’était surnommé le Bison ravi), parce qu’il a marqué quelques-uns d’entre-nous [sic] 37. Chamberland, Extrême survivance, extrême poésie, op. cit., p. 143. 38. Debord précise que le spectacle n’est pas qu’un ensemble d’images, mais bien « un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. » Debord, La société du spectacle, op. cit., § 4, p. 10. 39. Stéphane Baillargeon, « Entre le plancher des vaches et le septième ciel », Le Devoir, 30 août 1993, p. 9.
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d’une forte empreinte. Il a d’ailleurs collaboré régulièrement à la revue [Parti pris]. Parisien d’origine, il avait été, très jeune, du cercle des situationnistes. Il m’aura ouvert des perspectives inédites sur le jazz, le blues, le cinéma d’avant-garde, surtout français (la Nouvelle Vague ; Jean-Luc Godard était pour lui le plus grand), et surtout, c’est l’héritage situationniste, une démarche tout à la fois critique et inventive, conçue comme une transformation radicale des relations entre les êtres humains comme de la vie quotidienne (c’est, du reste, lui qui m’a fait connaître la Critique de la vie quotidienne d’Henri Lefebvre40.)
Enfin, dans une scène du film Mourir en vie de Jean-Gaëtan Séguin41, Chamberland affirme, en pleine conversation avec Straram, que deux des livres les plus marquants de cette époque sont le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations et La société du spectacle. Au moment où il prononce ces mots, on perçoit dans son regard une volonté d’approbation, comme s’il attendait que Straram le reconnaisse comme l’un des siens. Cette courte scène condense à elle seule toutes les raisons du succès de Straram : l’opinion de cet animateur culturel a marqué une génération. Toute l’importance de la reprise de contact entre Straram et Debord est mise évidence dans ces derniers témoignages. Sans cette correspondance, Straram n’aurait sans doute pas joui de la même réputation. N’oublions pas qu’avant son échange de lettres avec la figure de proue de l’IS et la publication du Cahier, il n’avait été membre de l’IL que pendant quelques mois, en 1953 et 1954. Sa revue publiée à Montréal en 1960, de même que sa mise à jour sur les distinctions entre l’IL et la l’IS opérée par le biais de son échange épistolaire avec Debord, représentent la véritable raison pour laquelle il est considéré comme le représentant de l’IS au Québec, ne serait-ce qu’aux yeux de ses camarades. Cette « aura situationniste », dont il entretient la légende42, lui permet de 40. Gérard Fabre, « À contretemps. Entretien avec Paul Chamberland », Spirale, no 246, automne 2013, p. 39. 41. Séguin, « Mourir en vie… » : Patrick Straram le Bison ravi, op. cit. 42. Voir à cet effet l’entrevue qu’il donne au journal Hobo-Québec, en 1973, dans laquelle il affirme avoir préparé l’IS. « Entretien avec Patrick Straram le Bison ravi », Hobo-Québec, op. cit..
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propager la pensée de l’IS, quoique de manière un peu détournée. Il importe au fond assez peu que sa compréhension des situationnistes soit souvent partielle, parfois tendancieuse. L’essentiel est qu’elle lui permet de former des lecteurs indépendants, qui le dépasseront parfois dans leur connaissance de l’IS. Une revue à recomposer
On a vu la manière dont Straram participe à la diffusion de la pensée situationniste au Québec. Revenons maintenant un peu en amont. Qu’en est-il, véritablement, de ce fameux Cahier, classé par Debord lui-même parmi le « canon » situationniste43 ? Pour répondre adéquatement à cette question, commençons par préciser qu’il n’est pas tout à fait exact d’affirmer que le Cahier n’a connu qu’un seul numéro. En effet, alors que la correspondance entre Straram et Debord va bon train et que celui-ci se montre plutôt conciliant envers la première livraison du Cahier, un second numéro est en préparation. Faute de moyens et de soutien de ses camarades, Straram doit abandonner le projet, non sans avoir déjà à sa disposition bon nombre de textes prêts pour la publication. Comme il le fait tout au long de sa vie, il utilise ces textes et les publie dans différentes revues. Le second Cahier existe donc bel et bien, mais sous une forme fragmentée, dont les éclats infiltrent deux publications distinctes, Objectif 61 et L’écran (cette dernière peut même être considérée comme la furtive continuatrice du premier et unique numéro). Il faut donc reconstituer le second numéro pour saisir le rôle joué par le Cahier dans l’établissement de la pensée situationniste au Québec. La réception critique du premier numéro du Cahier et les difficultés dans sa production ont mis un terme à l’aventure : le manque de cohérence entre les textes, les critiques acerbes, le retrait du principal collaborateur de Straram, Louis Portugais, et 43. Le Cahier est classé par Debord dans la bibliothèque situationniste de Silkeborg, qui constitue le centre d’archives du groupe. Il figure dans la « Section II » en compagnie notamment du Rapport sur la construction des situations. Debord, Œuvres, op. cit., p. 569.
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d’importantes difficultés financières font en sorte que le second numéro de la revue ne paraît pas. Straram a tout fait pour y arriver en sollicitant, durant l’été 1960, des souscriptions auprès de ses camarades pour un numéro portant sur le cinéma. Hélas, les appuis se font rares. Si on en croit Straram, seul Alfred Pellan offre son soutien en lui envoyant un chèque de quelques dollars44. Malgré les encouragements de Debord, mi-satisfait du premier numéro, mais qui compte toujours sur une radicalisation « en une activité plus explicitement situationniste45 » du noyau réuni autour du Cahier, et le remplacement du tiède Portugais par Gilles Carle46, Straram n’aura d’autre choix que d’abandonner la publication de ce second numéro, comme il l’annonce à Debord en novembre 196047. À partir de ce moment, il doit se mettre en quête d’un autre lieu où faire paraître les textes qu’il a reçus. Il est impossible d’affirmer avec certitude toutefois quels sont ces textes, puisque ni Straram ni Carle n’ont laissé de table des matières pour le Cahier 2. En suivant les quelques indices laissés par Straram, il est possible néanmoins de s’en faire une bonne idée48. Dans la recomposition de ce numéro fantôme, on 44. Straram, « America par Jean Domarchi », L’écran, publication du Centre d’Art de l’Élysée, Montréal, no 1, avril 1961, p. 2. Pellan était présent au lancement du Cahier, en compagnie de son épouse. Leur signature figure sur l’exemplaire du Cahier conservé à BAnQ. 45. Debord, Lettre à Straram, 25 août 1960. 46. Straram, Lettre à Guy Debord, 10 septembre 1960. 47. Debord, Lettre à Straram, 22 novembre 1960. 48. B) Table des matières reconstituée, Cahier pour un paysage à inventer, [no 2, « Spécial cinéma », 1961]. Cinéma : - « America », Jean Domarchi (L’écran 1) - « Quel film je voudrais faire ? », Gilles Groulx (Objectif 61) - « J’aime LE BEL AGE », Patrick Straram (L’écran 1) - « Une critique de l’accomplissement », Patrick Straram (L’écran 1) - « Aparajito », Jean Billard (L’écran 2) - « Le spectacle est dans le spectateur », Gilles Carle (L’écran 2) - « L’aventure d’un néo-réalisme intérieur », Patrick Straram (L’écran 2) - « Création privée et réalité quotidienne », Patrick Straram (L’écran 2) - « De l’esthétique d’une solitude », Patrick Straram (L’écran 3) - « Des questions qu’il faut poser » (L’écran 3)
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portera une attention toute particulière aux textes québécois qui témoignent d’une connaissance bien plus grande de la pensée situationniste, comparativement à ceux parus dans le Cahier 1. À notre avis, cette connaissance témoigne du progrès rapide de la diffusion des positions de l’IS, quelques mois à peine après la parution du Cahier. Le premier texte à paraître ailleurs que dans le Cahier 2 auquel il était destiné a été rédigé par le cinéaste Gilles Groulx, qui travaille alors à l’Office national du film. Il est surtout connu au début des années 1960 pour Les Raquetteurs (1958), un film qu’il a coréalisé avec Michel Brault et qui est considéré comme la première manifestation du cinéma direct au Québec. Son texte « Quel film aimerais-je faire49 ? » paraît finalement en janvier 1961 dans la revue Objectif 61 (annexe, fig. 11). Groulx y défend le potentiel révélateur du hasard et de l’impromptu dans la quête de la vérité. Son cinéma se veut spontané et collé au réel qu’il tente de montrer, en évitant d’y projeter des idées préétablies. Il doit se contenter de capter divers moments. Le doute doit également agir comme moteur de la création. À plusieurs égards, ses propos annoncent ses films à venir : N’y a-t-il que le doute régénérateur et les exigences révélatrices de l’inhabituel qui puissent délivrer l’homme de sa subordination au
Critique pour une construction de situation : - « Le sens du dépérissement de l’art » (I.S. 3) - « Le cinéma après Alain Resnais » (I.S. 3) - Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire, Guy Debord, Canjuers - Scénario de Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, Guy Debord 49. Gilles Groulx, « Quel film aimerais-je faire ? », Objectif 61, vol. 1, no 4, janvier 1961, p. 10-12. La destination première du texte de Groulx est explicitement indiquée au bas de son article : « Ce texte était originellement destiné au no 2 de CAHIERS POUR UN PAYSAGE À INVENTER. » Ibid., p. 12. En majuscules dans le texte. Notons l’ajout du pluriel au mot « Cahier ». La revue aurait sans doute adopté cette graphie à partir de la seconde livraison pour rendre manifeste sa publication périodique. Straram y fait peut-être aussi hommage aux Cahiers du Cinéma, dont il est un lecteur assidu.
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délire imaginaire, pour le restituer à sa réalité première et à l’Œuvre d’Art ? Quel film aimerais-je faire ? J’aimerais faire un film de vérité50.
Sans se situer stricto sensu dans l’exacte ligne de la critique situationniste du cinéma, cette volonté de faire un « film de vérité » colle assez bien au projet de l’IS, qui envisage l’« emploi direct [du septième art] comme élément constitutif d’une situation réalisée51. » Le cinéma direct de Groulx peut en effet être rapproché de la notion de situation que l’IS définit comme un « moment de la vie, concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements52. » En somme, la situation doit dépasser le théâtre et le cinéma en les fondant tous deux dans la vie quotidienne. Il s’agit de provoquer et de vivre des moments passionnants dans la vie de tous les jours et hors du regard du public. Le cinéma-vérité, que l’on nomme aussi cinéma direct, apparaît comme une étape intermédiaire entre le vieux cinéma narratif et le cinéma sans caméra ni film que les situationnistes veulent créer. À cet égard, le court texte de Groulx entretient une bien plus grande proximité avec la pensée situationniste que n’importe quel article québécois publié dans le premier numéro du Cahier – à l’exception de ceux de Straram, bien entendu. Le cinéma de Groulx, sans pouvoir être qualifié de situationniste, est sans l’ombre d’un doute marqué par les films radicalement anti-cinématographiques de l’IS. Le cinéaste intensifie ce rapprochement dans les années qui suivent, en prenant position en faveur d’un cinéma anti-spectaculaire dans Où êtes-vous donc ? (1969) et Entre tu et vous (1969). De plus, Groulx se montre de toute évidence très sensible à la pratique de la métagraphie, procédé qu’il intègre dans la réalisation de ses films, notamment Entre tu et vous53 . Outre le récit des deux protagonistes, on y retrouve bon nombre de séquences 50. Ibid, p. 12. 51. « Avec et contre le cinéma », IS, no 1, juin 1958, p. 9. 52. « Définitions », art. cit., p. 13. 53. Gilles Groulx, Entre tu et vous, Office national du Film, 1969, 65 min.
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tirées de publicités télévisuelles et d’événements d’actualité, tous détournés de leur usage d’origine. On se rappelle que l’IS définit le détournement comme « [l’i]ntégration de productions actuelles ou passées des arts dans une construction supérieure54 ». Il s’agit en somme de donner une signification nouvelle à des éléments arrachés de leur contexte et juxtaposés à d’autres avec lesquels ils n’entretiennent à première vue aucun lien. Groulx procède de même lorsqu’il insère dans la trame narrative déjà compliquée de son film des publicités et des séquences d’un rassemblement politique populaire. En contact les uns avec les autres, tous ces éléments prennent une signification qu’ils n’avaient pas dans leur contexte d’origine, comme la ville de Québec sur une carte postale après que Groulx y ait collé des morceaux d’images de petits soldats et de slogans anticapitalistes55. D’autres séquences d’Entre tu et vous révèlent la connaissance que le cinéaste avait des situationnistes, notamment celle qui montre un écran blanc pendant plus de 35 secondes pendant qu’une voix monotone et saccadée énonce des banalités56. Ce genre de scène anti-cinématographique n’est pas sans rappeler Hurlements en faveur de Sade, premier film de Debord, connu pour avoir laissé les spectateurs dans le noir pendant plus de vingt minutes57. Bref, le texte que Groulx rédige pour le numéro fantôme de Straram montre non seulement qu’il est entré en contact avec la pensée situationniste mais qu’il s’en imprègne durablement. Comme on l’a vu plus haut, Groulx reste à l’affût des publications de l’IS tout au long des années 1960-1970, au point où c’est lui qui tient Straram informé à leur sujet. Les autres articles du Cahier 2 ne sont pas aussi explicitement identifiables. Il reste toutefois possible de les repérer puisque qu’ils paraissent dans une seule et même revue : L’écran (annexe, fig. 12). Périodique éphémère dont les trois numéros paraissent au 54. « Définitions », art. cit., p. 13. 55. Gilles cinéma Groulx, op. cit. 56. Entre tu et vous, op. cit., 6 :40-7 :15. 57. Debord, Hurlements en faveur de Sade, 1952, 64 min. Voir le scénario dans Debord, Œuvres, op. cit., p. 61-68.
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printemps 1961, il se présente comme « une publication du Centre d’Art de l’Élysée58 », organisme fondé par Straram et le Dr JeanPaul Ostiguy afin de diffuser le cinéma étranger et d’avant-garde à Montréal. L’écran peut être considéré à juste titre comme le continuateur du Cahier. C’est du moins ainsi que Straram la voit, puisqu’il envoie les trois numéros de la revue à Debord, qui les a conservés d’ailleurs jusqu’à son décès, au même titre que le Cahier59. Il est étonnant de constater que l’on ne trouve nulle part la moindre mention de cette publication dans les travaux sur Straram60. Pourtant, il y signe de nombreux textes dans lesquels il développe son style de critique de cinéma si particulier61. On y constate également une forte prégnance de la pensée situationniste, informée par ses échanges avec Debord, dans sa vision du cinéma et des arts en général. Cette revue révèle de plus sa tentative de faire circuler, parmi ses collaborateurs, certains concepts de l’IL ou de l’IS, notamment ceux de situation, de spectacle et de métagraphie. Peu connu, L’écran représente le chaînon manquant dans la diffusion de la pensée situationniste au Québec dans les années 1960. En y publiant les textes prévus pour le Cahier 2, Straram s’en sert comme nouveau canal de diffusion après la disparition de sa propre revue. On retrouve au moins deux textes destinés à l’origine à la seconde livraison du Cahier dans chacun des trois numéros de L’écran. Le premier est un article de Jean Domarchi intitulé « America », publié d’abord dans les Cahiers du Cinéma62, « avec 58. Tout en bas de la page couverture de chacun des numéros. 59. Mes remerciements sincères à Emmanuel Guy pour avoir porté à mon attention la présence de cette revue dans la bibliothèque de Debord, conservée à la Bibliothèque nationale de France, et à Laurence Le Bras pour m’avoir permis de consulter ses exemplaires. 60. Les trois numéros sont pourtant disponibles dans la Collection nationale de BAnQ, PER-E 315. La critique fait souvent référence à la collaboration de Straram avec le Dr Jean-Paul Ostiguy dans la création du cinéma L’Élysée, mais jamais à la revue L’écran. 61. Voir notamment Straram, One + One. Cinémarx & Rolling Stones, Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Enthousiasme », no 1, 1971. 62. Jean Domarchi, « America », Cahiers du cinéma, no 103, janvier 1960, p. 51-55.
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lequel nous voulions ouvrir le CAHIER 2 », comme le précise Straram dans sa présentation63. Sans rien enlever à ce texte qui présente une analyse lucide du cinéma d’Orson Welles, il ne revêt pas d’intérêt particulier dans une perspective situationniste64. Sa présence en ouverture d’un deuxième numéro du Cahier aurait servi à situer le lectorat et, surtout, à conférer une certaine légitimité à une modeste publication québécoise s’intéressant au cinéma le temps d’un numéro. Notons toutefois que l’article qui aurait dû ouvrir le Cahier 2 est placé en premier dans ce numéro de L’écran. Cette place est un indice de plus permettant de penser que celui-ci remplace en partie le premier. Et cela ne se voit pas uniquement dans la reprise du texte liminaire, mais aussi dans celle de la disposition des textes que Straram prévoyait dans le Cahier 2. Dans son article paru dans le premier numéro de L’écran, « J’aime Le Bel Âge », critique du film éponyme de Pierre Kast de 1960, Straram en justifie son appréciation en mettant au premier plan la notion de situation, chère à ses camarades de l’IS : J’aime LE BEL AGE parce qu’il propose une nouvelle morale de l’amour, dans la réalité historique de notre temps. Avoir conscience des situations dans lesquelles on vit, et constamment remettre en cause la sorte d’amour qu’on veut vivre, dans ces situations, pour moi cela définit un homme qui est vivant, c’est la dialectique primordiale dont un individu qui en est prend la responsabilité65.
L’usage manifeste et répété du terme « situation » est destiné à propager cette notion situationniste qu’il a faite sienne, mais plus secrètement aussi à satisfaire Debord qui, rappelons-le, reçoit tous les numéros de L’écran. Celui-ci espère toujours voir se former une section canadienne de l’IS. Cette répétition agit comme un message crypté, comme si Straram voulait attirer l’attention de Debord afin 63. Straram, « America par Jean Domarchi », L’écran, publication du Centre d’Art de l’Élysée, Montréal, no 1, avril 1961, p. 2. En majuscules dans le texte. L’article de Domarchi se trouve aux pages 2-6. 64. Mis à part peut-être l’usage de séquences de Mr. Arkadin de Welles par Guy Debord pour son film La société du spectacle. 65. Straram, « J’aime Le Bel Âge », L’écran, no 1, op. cit., p. 39.
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qu’il comprenne que son texte tente de poursuivre le dialogue avec lui. L’usage qu’en fait Straram se trouve moins du côté de la praxis – créer une situation – que de la prise de conscience. De plus, cet extrait fait véritablement écho à l’un des points de discorde présent dans la correspondance entre Debord et Straram, à savoir le rôle de l’art dans la révolution à venir. L’IS entend se tenir éloigné de toutes les formes artistiques convenues, trop « spectaculaires », alors que Straram croit à la possibilité de changer la vie par les arts, s’ils sont investis de la bonne manière66. La publication de cet article montre une véritable appropriation de la notion de situation par Straram, qui ne se contente pas de reprendre ce que l’IS ou Debord en disent, mais qui l’adapte et l’utilise pour mieux comprendre et expliquer l’importance du film de Kast. Il se doute que son correspondant n’adhérera pas totalement à son analyse, mais il n’en use pas moins du concept situationniste par excellence pour arriver à sa conclusion. De manière analogue, le Cahier 2 aurait sans doute donné l’occasion aux Québécois de s’approprier pleinement la pensée de l’IS et, surtout, de la transformer. Dans le premier numéro de L’écran, seul Straram signe des textes à forte consonance situationniste. Un de ceux-ci est clairement identifié comme étant destiné au Cahier 2 : « Une critique de l’accomplissement67 ». Comme l’a montré l’introduction de cet ouvrage, il s’agit d’une longue réflexion sur le film Hiroshima, mon amour d’Alain Resnais, censuré d’une quinzaine de minutes lors de sa projection à Montréal, en 1960. La résonance avec un article intitulé « Le cinéma après Alain Resnais68 », paru dans Internationale situationniste en 1959 et que Straram avait prévu reproduire dans le Cahier 2, y est très forte. 66. « D’accord sur la nécessité de construire de nouvelles situations, je pense qu’un roman ou un film peuvent y contribuer. Si s’y expriment une critique dialectique, un sens du réel quotidien (le donné, le possible) et une chaleur humaine véridique, toute expression me paraît valable. » Straram, Lettre à Debord, 4 septembre 1960. Voir à ce propos la préface de Santini dans ce volume qui développe le point de vue de Straram sur la question. 67. Straram, « Une critique de l’accomplissement », L’écran, no 1, op. cit., p. 43-48. 68. « Le cinéma après Alain Resnais », IS, no 3, décembre 1959, p. 8-10.
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Dans la seconde livraison, Straram n’est déjà plus le seul à reprendre la pensée situationniste, puisque Jean Billard et, surtout, le cinéaste Gilles Carle se mettent de la partie. La ligne éditoriale de la revue se clarifie sous l’impulsion des textes de l’IS que Straram fait circuler parmi ses collaborateurs. Des deux, le texte de Billard est celui qui reprend le plus timidement la terminologie de l’IS. Il n’en reprend pas moins les termes situationnistes utilisés par Straram, sans indication de leur provenance, comme si cela allait de soi : « C’est ce qui rend compte de ce que le spectateur n’est plus au spectacle, mais en situation, comme intégré à la réalité même. C’est ce phénomène qui nous apparaît d’autant plus remarquable dans ce film indien qu’il est moins probable ici qu’ailleurs que nous nous intégrions à ce monde69. » La diffusion de la pensée situationniste de Straram commence à porter fruit : en intégrant en partie les textes destinés au second Cahier, L’écran agit comme le centre d’un rayonnement concentrique, dont les vagues porteront toujours plus loin. Toujours dans la seconde livraison de L’écran, on trouve le texte le plus surprenant des trois numéros. En effet, tout anticonformiste qu’il ait été à ses débuts à l’ONF, Carle n’a pas la réputation d’être associé, de près ou de loin, à l’IS ou à tout autre groupe d’avant-garde révolutionnaire. C’est pourtant sous sa plume que l’on trouve l’analyse la plus clairement situationniste de la revue. « Le spectacle est dans le spectateur70 » (annexe, fig. 13-14), ne serait-ce que par son titre, est peu équivoque. Carle y use, comme Straram et Billard, de la notion de situation, mais de manière beaucoup plus précise : La destruction de l’histoire anecdotique au profit d’une « situation », voilà à mon sens la marque distinctive de films par ailleurs si différents les uns des autres. Une « situation » n’est pas un simple enchaînement d’idées, de gestes, de faits qu’il faut conduire à terme comme un récit ordinaire, 69. Jean Billard, « Aparajito », L’écran, publication du Centre d’Art de l’Élysée, Montréal, no 2, mai 1961, p. 20. 70. Gilles Carle, « Le spectacle est dans le spectateur », L’écran, publication du Centre d’Art de l’Élysée, Montréal, no 2, mai 1961, p. 28-29.
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et selon une logique dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est arbitraire. C’est tout le contraire : l’absence d’un unique fil conducteur, l’impossibilité d’une ordonnance définitive, la dispersion du sujet donnent à tous les éléments une indépendance où leurs rapports se recréent sans cesse, se réinventent comme dans un jeu kaléidoscopique71.
Comme dans le cas de Billard, l’empreinte de Straram apparaît dans le texte de Carle, ne serait-ce que par l’usage des guillemets : quelle présence énoncent-ils, sinon celle de Straram et, à travers lui, celle de l’IS ? Comme aux autres, Straram lui a sans doute proposé la lecture des situationnistes dans le but d’offrir une cohérence plus grande à la ligne éditoriale de la revue. Même si aucune indication explicite ne le signale, il est évident que ce texte était destiné au Cahier 2. Et on pourrait croire que ce nouveau collaborateur de Straram est beaucoup plus au fait de la pensée situationniste que Portugais, qui a assisté Straram dans la confection du premier numéro du Cahier. Carle montre une compréhension assez juste de la situation. En l’espace de quelques mois, Straram a ainsi su s’entourer de gens qui ont manifestement lu les textes de l’IS. Même si la pensée situationniste sera plus prégnante à long terme chez certains (Groulx) que chez d’autres (Billard, Carle), il reste que les courts articles qui devaient trouver place dans le deuxième numéro du Cahier témoignent d’une infiltration des idées et du vocabulaire situationnistes chez les proches de Straram. Un second article de Straram paru dans ce numéro de L’écran va dans le même sens que les précédents : « L’aventure d’un néo-réalisme intérieur72. » Il y utilise la théorie des moments de Lefebvre pour nourrir sa critique du film La pointe courte d’Agnès Varda : La théorie des moments a été élaborée par le philosophe Henri Lefebvre, elle préoccupe les Situationnistes. Je vois difficilement 71. Ibid., p. 28. 72. Straram, « L’aventure d’un néo-réalisme intérieur », L’écran, no 2, op. cit., p. 30-38.
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pour ma part quelle compréhension on peut avoir d’une actualité de l’homme sans s’y référer. Lorsque je dis moments privilégiés, je ne pense pas à des moments isolés d’un contexte quotidien, considérés comme des beaux-arts, de la mystique privée en un « temps » divin – je pense à des moments n’étant extraordinaires qu’en autant qu’ils sont la cristallisation de la vie quotidienne […]73.
Straram nomme ici explicitement l’IS, la situant dans la lignée de Lefebvre. Ce rapprochement peut sans doute donner certaines indications sur les situationnistes, mais elles restent très minces. Hors du contexte qu’aurait fourni la seconde section du Cahier, la référence à l’IS reste obscure pour quiconque ne connaissait pas le groupe d’avant-garde à l’époque. Straram ne semble avoir fait aucun effort pour adapter ses textes à un autre contexte de publication : même si elle est partout en filigrane, l’IS n’est jamais véritablement présentée. Il semble avoir pigé simplement ses textes dans la pile accumulée pour le Cahier, afin de les publier tels quels dans L’écran, avec tous les problèmes référentiels que ça implique. Ce geste en apparence nonchalant cache pourtant une motivation : la publication de L’écran lui paraît essentielle pour diffuser la pensée situationniste dans le cercle restreint de ses camarades au début des années 1960. Son geste révèle surtout sa posture : l’adoption d’un mode de vie intertextuel qui se passe de commentaire sur ses origines. Straram déplace l’horizon temporel de l’intertexte qui ne fonctionne plus en relation avec un texte du passé, mais avec ce qu’il est en train de faire au présent74. Enfin, dans le troisième et dernier numéro de L’écran, Straram évoque de nouveau certains concepts situationnistes qui ont été élaborés lors de son court passage dans l’IL. Dans une critique du
73. Ibid., p. 37. Notons que Straram anticipe en quelque sorte sur la discussion entourant la notion de moment, puisque Lefebvre la définit plus clairement dans le second tome de Critique de la vie quotidienne, en 1961, et que l’IS en discute en août de la même année. Voir Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne II. Fondements d’une sociologie de la quotidienneté, Paris, L’Arche, 1961 et Debord, « Perspectives de modifications conscientes de la vie quotidienne », art. cit. 74. Mes remerciements à Sylvano Santini pour cette réflexion.
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film Nuits blanches de Luchino Visconti, il explique la notion de métagraphie, une pratique se rapprochant du collage : Lautréamont avait raison lorsqu’il soulignait qu’une idée appartient moins à celui qui la formule qu’à celui qui l’utilise le mieux. (C’est cette attitude morale qui est à l’origine de nos essais dans le sens de la métagraphie, cette écriture, tentée fin 1953 avec Ivan Chtcheglov et Guy-Ernest Debord, que j’aime : le mot et l’image, selon les conflits et les rapports constants s’établissant de l’un à l’autre, de l’un sur l’autre, de l’un en l’autre et dans cette marge décisive que l’affrontement crée, qu’ordonne « en conséquence » l’auteur75.
À l’image des cas précédents, cette critique de cinéma est le prétexte pour exposer, au détour d’un paragraphe, des références situationnistes que la plupart des lecteurs ignorent. Debord est peut-être connu de quelques personnes ayant lu le Cahier, mais il reste qu’il est à ce moment très loin de la célébrité76. Et que dire de la référence à Ivan Chtcheglov dont le « Formulaire pour un urbanisme nouveau », paru dans le Cahier, est signé sous son pseudonyme de Gilles Ivain. Les effets recherchés par cette exposition sont multiples, allant de la volonté de laisser des traces de son histoire à celle de se faire propagandiste de l’IS. Mais comme nous l’enseignent les écrits subséquents de Straram, la connivence prime d’abord, et pas nécessairement celle avec ses lecteurs, mais avec les personnes qui comptent dans sa vie au moment de l’écriture. Il nous parle ici de Debord et Chtcheglov, en renouant avec les événements marquants de sa période germanopratine du début des années 1950, ce que sa correspondance avec le premier l’incite à faire au tournant des années 1960. On ne saurait trop insister par ailleurs sur le fait que Straram rédige ses textes pour le Cahier 2 en voulant satisfaire Debord. En effet, celui-ci aimerait trouver plus de résonances entre les articles des collaborateurs 75. Straram, « De l’esthétique d’une solitude », L’écran, publication du Centre d’Art de l’Élysée, Montréal, no 3, juin-juillet 1961, p. 19-20. 76. Célébrité relative qu’il acquerra dans les années 1980, après l’assassinat de son ami et mécène Gérard Lebovici, puis à partir de la publication de ses textes dans la collection Blanche, chez Gallimard, au début des années 1900, jusqu’au classement « Trésor national » de ses archives à la BnF, en 2006.
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canadiens et ceux signés par des membres de l’IS qui auraient dû être rassemblés dans la deuxième section de la revue, comme ils l’étaient dans le premier numéro du Cahier. Le troisième et dernier numéro de L’écran se clôt sur un long questionnaire à propos du cinéma, qui devait servir à l’élaboration du Cahier 277. Envoyé à plusieurs cinéastes québécois, il tente de diffuser une manière nouvelle de concevoir le septième art au Québec. Parmi les répondants, notons les noms de Groulx, Carle et Jean-Pierre Lefebvre, en plus de Godbout qui, malgré sa critique sévère du premier Cahier, aurait dû figurer dans le second. Ce questionnaire, Straram y tenait sans doute beaucoup, puisqu’il en reproduit également quelques réponses dans un numéro des Cahier du cinéma qu’il codirige78. Toutefois, ce questionnaire semble porter malheur : alors qu’il devait ouvrir ce deuxième numéro du Cahier qui ne vit jamais le jour, il occupe finalement les dernières pages du troisième numéro de L’écran, qui ne connaîtra plus aucune livraison par la suite. De l’influence du Cahier en milieu étudiant
Les revues de Straram ne mènent pas, comme le souhaite Debord, à la création d’une section canadienne ou québécoise de l’IS. Malgré tout, elles parviennent à faire connaître la pensée situationniste au Québec dans une certaine mesure. Elles rejoignent un ensemble de lecteurs beaucoup plus étendu que celui restreint des critiques qui ont blâmé ou discrédité le Cahier dans la presse traditionnelle. Cet ensemble est constitué d’une série de groupes qui s’approprient et transforment la pensée situationniste. Tout commence avec Yves Robillard, jeune étudiant en philosophie à l’Université de Montréal. Il découvre les situationnistes 77. « Des questions qu’il faut poser », L’écran, no 3, op. cit., p. 39-48. Le questionnaire est souvent utilisé par les avant-gardes, par exemple par les surréalistes et l’IS elle-même, notamment dans « Le questionnaire », IS, no 9, août 1964, p. 24-27. 78. Voir Cahiers du cinéma, no 176, mars 1966, p. 57-69. Le questionnaire se trouve entre les pages 57 et 66.
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en 1960, comme il le dit dans le premier tome de Québec underground, ouvrage « DIY » paru en 1973. À propos de Straram, qu’il désigne comme l’un des quatre piliers de l’underground québécois, il écrit : « Il est le premier à nous avoir fait connaître l’International [sic] situationniste en reproduisant en 1959 ou début 1960 des textes de la revue parisienne dans “Cahier pour un paysage à inventer”79. » La reconnaissance du rôle de « passeur » joué par Straram ne relève pas de l’anecdote. L’enthousiasme de Robillard l’incite à se rapprocher concrètement de l’IS. Intéressé par les questions liées à l’urbanisme, il entre rapidement en contact avec le situationniste Constant80 lors d’un séjour en Europe. « Rien durant mon séjour en Europe a été [sic] plus important pour moi, au niveau de ma quête artistique, que ma rencontre avec Constant Nieuwenhuys à Amsterdam en 196181 », écrit-il dans une note sans date conservée dans ses archives. Un an à peine après sa lecture du Cahier, il fera en effet la rencontre de cet ancien membre de l’IS qui sera déterminante pour la suite des choses. Entretenant une correspondance avec lui depuis leur rencontre, celui-ci lui explique en 1963 les circonstances de sa démission de l’IS82. À Paris l’année suivante, Robillard tente en vain d’adhérer officiellement au groupe d’avant-garde, mais selon lui Debord l’a jugé « pas assez marxiste83 » et refuse son admission. Il ne semble pas amer et reste intéressé à tout ce que publie l’IS, comme en témoignent ses notes de lecture très détaillées du bulletin de l’IS84.
79. Yves Robillard, Québec underground 1962-1972, tome 1, Montréal, Éditions Médiart, 1973, p. 77. 80. Membre de l’IS de 1958 à 1960. 81. Robillard, « Constant. », sans date, fonds Yves Robillard, dossier « Constant », service des archives de l’Université du Québec à Montréal, 146P2307 C-3. 82. Robillard, « Lettre de Constant à Robillard, 18.3.63, Amsterdam », fonds Yves Robillard, dossier « Constant », service des archives de l’Université du Québec à Montréal. 146P-2307 C-2. 83. Robillard, Vous êtes tous des créateurs ou Le mythe de l’art, Montréal, Lanctôt, 1998, p. 9. 84. Robillard, « Réflexion sur I.S. no 1-2-3 ». Fonds Yves Robillard, op. cit., 146P-2307-C-1.
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Robillard écrit que Straram « est le premier à nous avoir fait connaître » l’IS. Il est fort probable que l’une des personnes incluses dans ce « nous » soit son ami Richard Lacroix, qui séjournait comme lui à Paris. Tous deux se côtoient durant leur séjour, qui prend fin en 1963 pour le premier et en 1964 pour le second85. Librement inspirés par leur compréhension de la pensée situationniste, ils posent les premières bases d’un groupe qu’ils fondent à leur retour à Montréal. Lacroix raconte : « Tout ça a germé aussi à Paris où je rencontrais souvent Yves Robillard. Dans certains milieux, c’était des années libertaires, qui préfiguraient Mai 6886. » Sa présence dans la capitale française lui donne l’occasion d’approfondir sa connaissance de l’IS. Il suit apparemment de très près l’évolution de la pensée situationniste, s’intéressant à une de ses branches dissidentes très peu connue, rassemblée au sein de la revue The Situationist Times87, que Lacroix reçoit par ailleurs chez lui88. Chapeautée par la peintre et ancienne dirigeante de la section néerlandaise de l’IS, Jacqueline de Jong, la revue est le fruit de la scission survenue en 1962 entre les factions situationnistes « politique » et « artistique ». Ayant découvert l’IS par le biais du Cahier, Lacroix se retrouve à reconnaître à peine deux ans plus tard une faction dissidente du groupe par l’entremise de son abonnement à une revue situationniste obscure et marginale. Nous avons là un bon exemple de l’ampleur de la diffusion des idées situationnistes amorcée par Straram. Dès leur retour au Québec, Robillard et Lacroix s’attellent à mettre sur pied leur groupe. Baptisé Fusion des Arts, il voit le 85. Robillard, Québec underground 1962-1972, tome 1, op. cit., p. 180-181. 86. Entretien de Richard Lacroix par Gilles Daigneault, in Déclics : arts et société. Le Québec des années 1960-1970, Montréal, Fides, 1999, p. 86. 87. La revue compte six numéros, parus entre 1962 et 1967, et rassemble des gens ayant gravité autour de l’IS ou de groupes surréalistes dissidents. Elle se trouve plus près de la mouvance « artistique » de l’IS, et donc entre en résonance avec celle de Straram, qui comme on l’a vu s’intéresse surtout au cinéma. 88. Son nom et son adresse figurent sur une étiquette apposée sur la page couverture du Situationist Times (1962) lui ayant appartenu. Ce dernier se trouve dans le fonds Yves Robillard, dossier « Constant », service des archives de l’Université du Québec à Montréal, 146P-2307 C-2.
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jour en décembre 1964 ou au début de 1965, selon les sources. Le collectif interdisciplinaire, quoique méconnu du grand public, est aujourd’hui associé à l’acte de naissance de la contre-culture89 et participe à l’élaboration du pavillon canadien à l’Expo 6790. Le manifeste de Fusion des Arts, reproduit dans l’ouvrage Québec underground, ne laisse aucun doute sur sa filiation situationniste. Il insiste sur le rôle que doit jouer l’art dans la totalité. Reprenant l’idée des situationnistes, il s’agit de sortir l’activité artistique de son confinement. et de faire de chaque personne un artiste : « Nous refusons l’actuel isolement où est relégué l’art. Nous refusons de séparer l’Art [sic] des autres activités sociales de l’individu91. » Fusion des Arts souhaite participer à la création de ce « grand jeu92 » dont rêvent les situationnistes, par le biais de la collaboration entre disciplines : Nous nous occuperons autant d’architecture, d’urbanisme en tant qu’expression totalisante d’un style de vie, que de dessin, à cette fin, d’un lampadaire, de la structure d’un pont, ou bien de l’organisation de super-jeu. Il faut repenser les loisirs dans notre société, rompre avec la monotonie des habitudes et la passivité culturelle93.
Les références à l’IS sont très évidentes à la simple lecture de Fusion des Arts, et elles explicitent tout ce qu’elle lui doit, comme on peut le constater en retournant au premier numéro d’IS : « Les situationnistes envisagent l’activité culturelle, du point de vue de la totalité, comme méthode de construction expérimentale de la 89. « […] parmi les moments marquants qui l’ont constituée [la contreculture québécoise], notons celui de la création du Groupe Fusion des arts en 1965. Regroupement d’artistes faisant l’usage de différents médiums, Fusion des arts joue un rôle d’initiateur au Québec en raison du caractère interdisciplinaire de sa démarche. » La borne supérieure, quant à elle, correspond à l’année de la Rencontre internationale de la contre-culture, à Montréal, 1975. Karim Larose et Frédéric Rondeau (dir.), La contre-culture au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2015, p. 13. 90. Québec underground, tome 1, op. cit. 91. Manifeste Fusion des Arts, novembre 1965, reproduit dans Yves Robillard, Québec underground, tome 1, op. cit., p. 204. 92. « Contribution à une définition situationniste du jeu », IS, no 1, juin 1958, p. 9-10. 93. Manifeste Fusion des Arts, op. cit., p. 205.
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vie quotidienne, développable en permanence avec l’extension des loisirs et la disparition de la division du travail (à commencer par la division du travail artistique)94. » Le groupe fondé par Robillard et Lacroix reste actif jusqu’en 1969 et compte 30 membres à un certain moment. Son rôle n’est pas négligeable, puisqu’il se trouve au confluent de toutes les tendances dites « de gauche » dans le milieu artistique québécois de l’époque. D’autres canaux de diffusion de la pensée situationniste commencent à s’ouvrir à l’aube de 1968. Elle se retrouve dans le milieu étudiant québécois, principalement par le biais du journal Le Scopitone, supplément littéraire du journal Le Quartier latin de l’Université de Montréal. Durant ses quelques mois d’existence, de novembre 1967 à mars 1968, on y retrouve plusieurs articles qui résonnent avec les thèses situationnistes. Dès sa seconde livraison, en novembre 1967, le journal affiche explicitement ses couleurs en arborant sur sa page couverture un « Vive l’Internationale situationniste », en plus de reproduire des extraits de la brochure De la misère en milieu étudiant95 rédigée en 1966 par le situationniste Mustapha Khayati (annexe, fig. 15-16). Ce brûlot est souvent considéré comme ayant mis le feu aux poudres dans le cadre du « Scandale de Strasbourg », qui aurait ultimement mené à Mai 6896. En somme, quelques sympathisants de l’IS réussissent à se faire élire à la tête du syndicat étudiant, à voter sa dissolution et à utiliser les cotisations pour imprimer De la misère, qui s’attaque non seulement au système universitaire, mais aussi à l’étudiant lui-même en tant que bourgeois et patron en devenir. La brochure circule rapidement sous forme d’éditions clandestines traduites en de nombreuses langues, et il n’est pas surprenant de la retrouver au Québec dès 1967. Même si Le Scopitone associe incorrectement l’IS à un groupe étudiant, il n’en reste pas 94. Debord, « Thèses sur la révolution culturelle », § 1, art. cit., p. 20. 95. « Les situationnistes : mépriser l’étudiant aliéné », Le Scopitone, no 2, 7 novembre 1967, p. 4-5. 96. Sur le rôle des situationnistes en amont et en aval des événements de Mai 68, voir Pascal Dumontier, Les situationnistes et Mai 68. Théorie et pratique de la révolution (1966-1972), Paris, Ivréa, 1995.
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moins qu’elle donne à lire de longs extraits de la brochure, en plus de présenter brièvement les situationnistes. Le journal donne un second élan aux idées situationnistes au Québec, après celui du Cahier de Straram97. Les deux se joignent d’ailleurs un an plus tard lors de la contestation étudiante d’octobre et novembre 1968. Durant la seconde moitié des années 1960, le noyau ayant mené à la formation de Fusion des Arts gravite dans le giron de l’École des Beaux-arts de Montréal. Durant l’automne 1968, quelques mois après Mai 68, une importante grève étudiante fait rage au Québec. L’École des Beaux-arts est alors l’établissement qui est occupé le plus longtemps par les étudiants98. Pendant l’occupation, un groupe nommé Université libre d’art quotidien (ULAQ) se forme et promulgue la « République des Beaux-arts ». La contestation est également menée par l’association étudiante de l’école, à la tête de laquelle se trouve Jean-François Brossin, un proche du Front de libération du Québec (FLQ). Dans un documentaire sur cette occupation, il confirme que les bulletins de l’IS sont alors disponibles dans les locaux de l’association99. Dans le même documentaire, Robillard avoue que c’est lui qui les rapporte de Paris et les donne à ses camarades des Beauxarts100. Sans surprise, les discours les plus radicaux tenus pendant octobre 1968 le sont à l’École des Beaux-arts. Inspirés par l’IS, les occupants ne revendiquent rien qui pourrait être offert par le gouvernement, contrairement à ceux qui paralysent d’autres institutions, qui réclament seulement une meilleure gouvernance universitaire, ou encore plus de débouchés pour les étudiants francophones. Calquant la critique situationniste dans les textes qu’elle publie, l’ULAQ forme ce que Debord aurait appelé un groupe « pro-situ ». Robillard lui-même écrit que « l’U.L.A.Q. n’a jamais caché ses accointances et sympathies avec un cer97. Il faudrait explorer l’hypothèse d’un lien possible entre Fusion des Arts et les personnes regroupées autour du Scopitone. 98. Du 11 octobre au 7 novembre, alors que l’occupation est levée dans la plupart des établissements le 23 octobre. 99. Claude Laflamme, La république des beaux-arts. La malédiction de la momie, long métrage, Productions Vent d’Est, 1998, 7 :45-8 :35. 100. Ibid.
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tain international situationniste [sic]101. » Certains des tracts du groupe resserrent la pensée de l’IS de manière un peu confuse : Vomissant son malaise, son aliénation, un homme nouveau émerge d’une situation nouvelle ; situation nécessité [sic] par besoin dans un climat de contestation et de Refus Global. Cet homme nouveau est responsable de sa liberté et de la réalisation de celle-ci, responsable de la situation et du contexte dans lesquels il évolue parce qu’il les crée. Et il les crée par besoin. […] Réinvention quotidienne de la vie Par la pratique permanente de l’autocritique, cet homme nouveau en arrive à toujours se situer en un point zéro, c’est-à-dire en fonction d’une création continuelle dans toutes les situations de la vie et dans la réalisation des libertés individuelles et communes. D’où la nécessité de rendre la création quotidienne en rejetant les schémas et les « temp » de la culture102.
Le ton de ce tract relève moins de l’utilisation des outils fournis par la critique situationniste que de leur exhibition. En quelques lignes, on compte pas moins de cinq occurrences du mot « situation » ou du verbe « situer ». À cet égard, il peut sembler que les groupes étudiants affichent très clairement leur inspiration situationniste contrairement aux collaborateurs du Cahier. Les textes de l’IS circulent allègrement durant l’occupation des Beaux-arts. Plusieurs éditions artisanales y sont produites, notamment De la misère en milieu étudiant, de même que Banalités de base, de Raoul Vaneigem103. La couverture de De la misère mérite qu’on s’y arrête (annexe, fig. 15-16) puisqu’elle représente l’imbrication de la pensée situationniste à des préoccupations québécoises. Les artisans de la brochure, membres de l’ULAQ, reprennent la couverture d’un document analogue à ce brûlot situationniste : le manifeste Université ou fabrique 101. Robillard, Québec underground, tome 2, op. cit., p. 283. 102. Tract intitulé « De l’autogestion », reproduit in : Québec underground 1962-1972, tome 2, op. cit., p. 263. 103. « Université libre d’art quotidien (ULAQ) 1967-1968. Revue “Point Zéro”, textes, illustrations », fonds Yves Robillard, service des archives de l’Université du Québec à Montréal, 146P-660 :01/18.
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de ronds-de-cuir 104, paru au Québec en février 1968 (annexe, fig. 17-18). Produit par des étudiants comme le rédacteur en chef de Quartier Latin Roméo Bouchard et la présidente de l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ) Louise Harel, il s’attaque brutalement à l’enseignement dispensé dans les universités en déplorant notamment qu’ils ne servent qu’à former la prochaine classe dirigeante. Le rapprochement entre les deux textes n’est donc pas fortuit et justifie tout à fait la reprise de la couverture d’Université ou fabrique de ronds-de-cuir sur celle de De la misère. Il faut remarquer toutefois que le premier document est plus clément envers les étudiants en se contentant d’attaquer le fonctionnement de l’institution, alors que le second les blâme pour leur collaboration au système de reproduction des inégalités sociales. Qu’à cela ne tienne, l’intégration de la pensée situationniste au sein de certaines branches du mouvement étudiant québécois de la seconde moitié des années 1960 est bien réelle. Elle explique, du reste, la radicalisation rapide de la contestation menée par l’ULAQ à l’École des Beaux-arts de Montréal. Un fort écho de la pensée situationniste se retrouve également, en 1970 au sein de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) nouvellement créée. Robillard y enseigne alors l’histoire de l’art. L’avant-garde et l’IS en particulier occupent une place importante dans ses cours105. Son enseignement offre une impulsion nouvelle à la pensée situationniste, par ailleurs déjà présente dans les murs de l’université grâce à la poursuite des activités de l’ULAQ. Un groupe admiratif de l’IS – que l’on pourrait dire encore « pro-situ » – s’organise autour d’une petite revue, ressemblant davantage à un fascicule qu’à un périodique, qui connaîtra trois livraisons : Point Zéro (annexe, fig. 19-20)106. Ses 104. « Université ou fabrique de “ronds de cuir” : manifeste », Montréal, février 1968, 35 p. Exemplaire conservé à la bibliothèque de l’Université du Québec à Trois-Rivières, BRO0004095. 105. Fonds Yves Robillard, op. cit. 106. Quelques pages de Point Zéro sont reproduites dans Québec underground, tome 2, op. cit., p. 283-288.
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artisans tentent d’appliquer plusieurs principes situationnistes, notamment celui du détournement. Plusieurs images publicitaires sont, par exemple, coiffées de phrases appelant à la suppression de la marchandise. Le plagiat semble d’ailleurs encouragé par la revue. On y retrouve en effet de longs passages directement tirés du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, sans indications de source ou de guillemets dans les deux premiers numéros107, comme le veut l’IS. Enfin, par ses innombrables références à la notion de spectacle au sens debordien, de même que par son intention de réinventer la vie quotidienne, il ne fait aucun doute que Point Zéro est la plus « pro-situ » des revues québécoises. Bien entendu, les tendances situationnistes de l’ULAQ et de Point Zéro ne trouvent pas uniquement leur origine dans le Cahier, mais aussi chez Robillard et quelques-uns de ses camarades, qui jouent un rôle incontournable dans la diffusion des thèses et pratiques de l’IS au Québec. Mais c’est bien dans le Cahier que Robillard a découvert le groupe. Le souhait de Debord a donc été partiellement exaucé, puisqu’il un groupe s’est bel et bien constitué autour de la revue de Straram et s’est radicalisé « en une activité plus explicitement situationniste108 », même si ses activités ne répondent pas parfaitement aux visées de l’IS. Dans le sillage de la correspondance entre Straram et Debord et de la publication Cahier, on trouve ainsi de véritables traces du passage des idées situationnistes dans les milieux cinématographique, littéraire et culturel québécois. Straram aura permis, directement ou indirectement, de diffuser ici la pensée d’une avant-garde révolutionnaire européenne, ancrée dans un contexte intellectuel et sociopolitique très éloigné de celui du Québec du début des années 1960. Cette implantation difficile et à bien des 107. En deuxième de couverture du troisième et dernier numéro, la rédaction précise : « les textes de la chronique “ré-invention du quotidien” sont de Raoul Vaneigem. I.S. ». Point Zéro, « Subversion », [no 3], non daté [1968], non paginé. Fonds Yves Robillard, op. cit., 146P-660 :01/08. 108. Debord, Correspondance, volume 1, op. cit., p. 377.
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égards imparfaite n’aurait jamais eu lieu sans le Cahier. En le reproduisant dans son intégralité, cet ouvrage rend accessible un document qui ne l’a pas été pendant trop longtemps et qui occupe une place insoupçonnée dans l’histoire des idées au Québec.
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ANNEXE
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Fig. 1. Bulletin des malades de l’hôpital psychiatrique de Ville-Évrard, Le tremplin, 6e année, no 63, décembre 1953.
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Fig. 2. Patrick Straram, « Post-scriptum harmonical » Le tremplin, 6e année, no 63, décembre 1953, p. 4.
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Fig. 3. Bulletin d’informations de l’IL, août 1953, p. 1.
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Fig. 4. Potlatch, no 2, 29 juin 1954, p. 1.
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Fig. 5. Bulletin d’informations de l’Internationale situationniste, no 1, juin 1958.
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Fig. 6. Affiche annonçant une exposition de métagraphies de l’IL, juin 1954.
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Fig. 7. Métagraphie de Patrick Straram reproduite dans Bribes I. Pré-textes et lectures, Montréal, L’Aurore, 1975, p. 110.
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Fig. 8. Les Lèvres nues, no 8, mai 1956.
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Fig. 9. Paul Chamberland, Extrême survivance, extrême poésie, Montréal, Éditions Parti pris, 1978, p. 115.
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Fig. 10. Paul Chamberland, Extrême survivance, extrême poésie, Montréal, Éditions Parti pris, 1978, p. 114.
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Fig. 11. Gilles Groulx, « Quel film aimerais-je faire ? », Objectif 61, vol. 1, no 4, janvier 1961, p. 12.
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Fig. 12. L’écran, publication du Centre d’Art de l’Élysée Montréal, no 1, avril 1961.
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Fig. 13. Gilles Carle, « Le spectacle est dans le spectateur », L’écran, publication du Centre d’Art de l’Élysée, Montréal, no 2, mai 1961, p. 28.
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Fig. 14. Gilles Carle, « Le spectacle est dans le spectateur », L’écran, publication du Centre d’Art de l’Élysée, Montréal, no 2, mai 1961, p. 29.
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Fig. 15. Scopitone, supplément littéraire du journal Le Quartier latin de l’Université de Montréal, no 2, 7 novembre 1967, page couverture.
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Fig. 16. Le Scopitone, supplément littéraire du journal Le Quartier latin de l’Université de Montréal, no 2, 7 novembre 1967, p. 4-5.
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Fig. 17. Université ou fabrique de ronds-de-cuir, manifeste, février 1968, n. p.
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Fig. 18. De la misère en milieu étudiant, édition de l’Université libre d’art quotidien, [vers 1971], n. p.
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Fig. 19. Point Zéro, organisme de recherche de l’Université libre d’art quotidien, no 3, [circa 1971], n. p.
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Fig. 20. Point Zéro, organisme de recherche de l’Université libre d’art quotidien, no 3, [circa 1971], n. p.
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Table des matières
Introduction Sylvano Santini
9
Chronologie
21
« À toi de jouer. » Échange et mésentente entre Guy Debord et Patrick Straram Sylvano Santini
25
I correspondance debord-straram Lettres de Guy Debord à Patrick Straram Lettres de Patrick Straram à Guy Debord (1960)
99 147
II cahier pour un paysage à inventer (1960) Patrick Straram — Avertissements Louis Portugais — Petit précis des départs Gilles Leclerc — Prométhée ou Schweitzer Gaston Miron — Note d’un homme d’ici Louy Caron — Le mage à barbe Marie-France O’Leary — L’homme sans visage Paul-Marie Lapointe — Poème Gilles Hénault — Le temps s’arborise Gilles Hénault — Graffiti Patrick Straram — L’air de nager Serge Garant — Dire une musique d’ici Marcel Dubé — Trois siècles d’isolement Asger Jorn — L’automation Gilles Ivain — Formulaire pour un urbanisme nouveau
185 189 191 203 206 210 215 217 221 225 244 246 249 254
critique pour une construction de la situation Patrick Straram – Situations d’une critique et d’une production Patrick Straram – Des hommes dans la cité pour le dire I.S. − Le bruit et la fureur
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I.S. – La lutte pour le contrôle des nouvelles techniques de conditionnement Patrick Straram — Graal sous cellophane Guy-Ernest Debord — Thèses sur la révolution culturelle Patrick Straram — Sans commentaires I.S. − L’effondrement des intellectuels révolutionnaires I.S. − Contribution à une définition situationniste du jeu
286 289 299 301 303 306
III autres textes Patrick Straram — Post-scriptum harmonical, Le tremplin, 6e année, no 63, décembre 1953 Patrick Straram — Quelques part Salt Spring (28 février 1954), inédit (BNF, fonds Guy Debord) Guy Debord — Histoire de l’internationale lettriste (6 décembre 1956) Patrick Straram — « Pour ne pas être complice », La Presse, 2 juillet 1960 Postface Guillaume Bellehumeur
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Annexe 389
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