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Déconstruction et phénoménologie
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www.editions-hermann.fr ISBN : 978 2 7056 9163 9 © 2016, Hermann Éditeurs, 6 rue Labrouste, 75015 Paris Toute reproduction ou représentation de cet ouvrage, intégrale ou partielle, serait illicite sans l’autorisation de l’éditeur et constituerait une contrefaçon. Les cas strictement limités à l’usage privé ou de citation sont régis par la loi du 11 mars 1957.
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Collection « Le Bel Aujourd’hui », fondée et dirigée par Danielle Cohen-Levinas
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Déconstruction et phénoménologie Derrida en débat avec Husserl et Heidegger
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Depuis 1876
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Françoise Dastur
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Tous les chapitres de cet ouvrage reprennent, dans une version nouvelle et pour certains profondément remaniée et augmentée, des articles déjà publiés dans les revues ou dans les ouvrages collectifs dont les références suivent. Nous remercions les directeurs des publications concernées de nous avoir permis de les reproduire ici. « Finitude and repetition in Husserl and Derrida », Spindel Conference 1993, Derrida’s interpretation of Husserl, L. Lawlor éd., vol. XXXII, Supplement The Southern Journal of philosophy, 1994, p. 113-130. « Finitude et répétition chez Husserl et Derrida », Alter, revue de phénomé nologie, dossier « Derrida et la phénoménologie », n° 8, 2000, p. 33-51. « Derrida and the Question of Presence », Research in Phenomenology, vol. 36, 2006, p. 45-62. « Derrida et la question de la présence. Une relecture de La voix et le phénomène », Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, Puf, n° 1 : « Derrida », janvier 2007, p. 3-20. « Déconstruction et théologie », in D. Cohen-Levinas et G. Michaud (dir.), Appels de Jacques Derrida, Paris, Hermann, 2014, p. 187-204. « Play and Messianicity : The Question of Time and History in Derrida’s Deconstruction », in Z. Dyrek et L. Lawlor (dir.), A Companion to Derrida, Wiley Blackwell, 2014, p. 179-193. « Pour une zoologie “privative” ou comment ne pas parler de l’animal » et « Postface », Alter, revue de phénoménologie, n° 3, octobre 1995, p. 281-318. « Für eine “privative” Zoologie oder Wie nie sprechen vom Tier », trad. H.-D. Gondek, Einsätze des Denkens, Zur Philosophie von Jacques Derrida, hg. von H.-D. Gondek u. B. Waldenfels, Francfort, Suhrkamp, Taschenbuch Wissenschaft 1336, 1997, p. 153-182.
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Origine des textes
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« Heidegger and Derrida on Trakl », in P. Vandevelde (dir.), Phenomeno logy and Literature, Königshausen & Neumann, Würzburg, 2010, p. 43-57.
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Autres textes : « Heidegger and Derrida : On play and difference », Epoché. A Journal for the History of Philosophy, USA, 1996, p. 1-23. « Three Questions to Jacques Derrida », in A. B. Dallery et C.E. Scott (dir.), Ethics and Danger : Essays on Heidegger and Continental Thought, USA, SUNY Press, 1992, p. 25-41. « Derrida’s reading of Heidegger », in D. Dahlstrom (dir.), Interpreting Heidegger. Critical Essays, Cambridge University Press, 2011, p. 273-298.
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L’œuvre de Derrida, qui s’étend sur exactement un demisiècle – si du moins on y inclut son premier essai, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, qui, rédigé en 1953-1954, ne fut publié qu’en 1990 – a été exceptionnellement prolifique, de sorte que tenter d’en donner une vue globale demeure difficile, en dépit de sa remarquable unité thématique – une unité qu’on n’attendait guère à vrai dire de l’auteur de La dissémination, lequel n’a jamais cessé de critiquer de la manière la plus tranchante l’idée même de rassemblement. En dépit de tous les nombreux commentaires qui ont été consacrés, aussi bien en France qu’à l’étranger, aux divers aspects de la pensée derridienne, il semble que ce qui constitue son cœur même requiert encore d’être ques tionné, et non pas seulement, comme ce fut souvent le cas, soit violemment déprécié et rejeté, soit emphatiquement loué et admiré. Dans la toute dernière interview qu’il a donné au journal Le Monde le 19 août 2004, Derrida a lui-même soulevé la question de la survivance de son œuvre. Voici ce qu’il affirmait à cet égard : « J’ai le double sentiment que d’un côté, pour le dire en souriant et immodestement, on n’a pas commencé à me lire, que s’il y a certes, beaucoup de bons lecteurs (quelques dizaines au monde peut-être), au fond, c’est plus tard que tout cela a une chance d’apparaître ; mais bien aussi que, d’un autre côté, quinze jours ou un mois après ma mort, il ne restera plus rien. Sauf ce qui est gardé par le dépôt légal en bibliothèque. Je vous le jure, je crois sincèrement et simultanément à ces deux hypothèses 1. » 1. Jacques Derrida, « Je suis en guerre contre moi-même », propos recueillis par J. Birnbaum, Le Monde, jeudi 19 août 2004, p. 12.
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Avant-propos
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L’écriture de Derrida peut en effet être considérée pour ainsi dire comme une extension de lui-même, comme son véritable corps propre, de sorte qu’il a quelque raison de croire qu’elle pourrait disparaître totalement après lui et qu’il ne resterait de ses écrits que leur dépôt légal en bibliothèque, cadavre en quelque sorte de l’écrivain, plus encore que du philosophe, qu’il fut. Mais ce qui pourrait cependant rester, ou peut-être réapparaître, de manière en quelque sorte spectrale, après sa mort, c’est l’absolue singularité de la question qu’il a posée à toute la tradition occidentale de pensée et qui est celle de la déconstruction de ce qu’il a lui-même nommé « métaphysique de la présence ». Or c’est à travers le débat qu’il a engagé très tôt avec Husserl et poursuivi tout au long de son œuvre avec Heidegger que Derrida est devenu ce penseur de la « déconstruction », mot que, bien qu’il le considère comme non « satisfaisant 2 », il a cependant accepté de voir associé à son nom, bien qu’il ne désigne pas une méthode, un acte ou une opération, mais un « événement » qui a lieu aujourd’hui et dont il n’est nullement l’instigateur. Et c’est parce que cet événement affecte tous les domaines, philosophie, éthique, politique et esthétique, qu’il peut affirmer que « tous [ses] essais sont des essais qui s’expliquent avec cette formidable question » et qu’« ils en sont de modestes symptômes autant que des tentatives d’interprétation 3 ». C’est donc ce débat avec Husserl et Heidegger, les deux penseurs qui furent à l’origine de ce « mouvement phénoménologique » qui a constitué et constitue encore l’un des deux courants majeurs, avec la philosophie analytique, de la pensée contemporaine, que les textes qui suivent ont tenté de rendre compte. Ils sont eux-mêmes les traces d’une lecture des textes de Derrida commencée très tôt, dès 1962, avec la parution de son premier livre, et poursuivie jusqu’à la publication, en 1972, de La dissé mination, puis reprise au milieu des années 1980, au moment où 2. J. Derrida, « Lettre à un ami japonais », Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », p. 390. 3. Ibid., p. 391.
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le débat engagé avec Heidegger réapparait à nouveau au premier plan de ses préoccupations. Cette lecture, qui est la mienne, de ces textes de Derrida qui ont accompagné depuis le début mon propre itinéraire de pensée à travers la phénoménologie, est une lecture à la fois admirative et critique : admirative de l’attention scrupuleuse que Derrida a su porter aux textes de Husserl et de Heidegger et de la puissance interprétative dont il a ainsi fait montre, mais critique à l’égard de l’herméneutique du soupçon dont il a parfois usé et mésusé à leur égard. C’est la raison pour laquelle ces essais consacrés au débat de Derrida avec Husserl et Heidegger portent eux-mêmes, dans la diversité de leur ton et de leur teneur, la marque du débat que j’ai personnellement engagé avec la pensée derridienne. Débat qui n’a pu déboucher sur un « dialogue », comme en témoigne le plus long texte de ce recueil, « Pour une zoologie “privative” », lequel, dédié à Derrida, n’a pas reçu de réponse de sa part. Réunir enfin ces essais, dont certains furent d’abord écrits en anglais et destinés à ce public américain auquel Derrida doit une grande partie de sa célébrité, m’est apparu un devoir, en cette période où, dix ans après sa mort, il est plus que jamais nécessaire de rappeler le contexte philosophique qui a suscité la question singulière qui fut la sienne et qui a contribué à ébranler, plus que tout autre, les fondements de ce qui nous nommons la modernité. C’est pourquoi j’adresse tous mes remerciements les plus chaleureux à Danielle Cohen-Levinas qui a accepté de les accueillir dans sa collection.
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DERRIDA-HUSSERL
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PARTIE I
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Afin de donner le ton de ce qui suivra, il faut commencer par citer ce qu’écrivait Heidegger en 1943, à propos de Nietzsche, en parlant de la pluralité des chemins qui conduisent au champ de la pensée, lequel, du fait de la prédominance inévitable de la terra metaphysica, était demeuré dans l’inconnu : « Mais un seul chemin est réservé à chaque penseur : le sien, dans les traces duquel il lui faut errer en incessant va-et-vient, pour qu’enfin il le maintienne comme sien – sans pourtant qu’il lui appartienne jamais – et qu’il dise ce qui peut être expérimenté sur ce chemin 1. » Une telle identité paradoxale du chemin de la pensée, qui est à la fois propre et impropre, qui à la fois révèle quelque chose comme une particularité idiosyncratique 2 et appartient néanmoins à un grand nombre d’autres qui voient en lui l’évidence et la commodité d’une autoroute, une telle identité paradoxale pourrait être jusqu’à un certain point attribuée à l’entreprise 1. M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1980, p. 255 (traduction modifiée). 2. Dans l’avertissement au Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl (Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1990), Derrida reconnaît lui-même l’unité de son chemin de pensée en évoquant l’étonnante stabilité de la loi qui, « jusque dans sa formulation littérale » dans cette première œuvre « n’aura cessé, depuis lors, de commander tout ce qu’[il] a tenté de démontrer, comme si une sorte d’idiosyncrasie négociait à sa manière, déjà, une nécessité qui la dépasserait toujours et qu’il faudrait interminablement se réapproprier » (ibid., VI).
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Finitude et répétition chez Husserl et Derrida
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déconstructive de Jacques Derrida. Mais si nous pouvons assumer qu’il y a réellement un chemin sur lequel il n’a cessé d’aller et de venir pendant plus de cinquante ans en y faisant constamment la même expérience de la disruption de la présence, il nous faut alors reconnaître que cet unique chemin a seulement pu lui être assigné dans le contexte historique déterminé qu’il décrivait lui-même dans Les fins de l’homme comme l’époque du reflux antihumaniste et anti-anthropologiste venant après la vague humaniste et anthropologiste qui avait recouvert la philosophie française pendant la période existentialiste 3. Cette époque était en fait, mais apparemment pour lui seul, le moment approprié pour une relecture de Husserl dont la critique de l’anthropologisme était demeurée complètement inaperçue lorsque la pensée husserlienne avait véritablement fait son entrée en France après la guerre et était devenue quelque chose comme une mode philosophique 4. Dans la conférence déjà citée de 1968, Derrida admet certes qu’une « justification profonde » et une « nécessité souterraine » avaient conduit les intellectuels de cette époque à « amalgamer » non seulement Husserl, mais aussi Hegel et Heidegger, à la « vieille métaphysique humaniste » et lui-même entreprend de montrer qu’il est possible de trouver une « relève » de l’homme dans les pensées de Hegel, Husserl et même Heidegger 5. Mais il faut cependant souligner qu’il a lui-même commencé, dans un climat marqué par l’interprétation merleau-pontienne de Husserl, laquelle cherche son « impensé » dans la direction d’une réhabilitation du sensible et du corps, par reconnaître la force de la critique husserlienne de l’anthropologisme empirique et même transcendantal. Il s’agissait par conséquent pour le jeune Derrida de ne pas donner un privilège unilatéral au dernier Husserl, au penseur de la Lebenswelt, de l’histoire et de l’intersubjectivité, comme le fit en un sens Merleau-Ponty, mais de tenter au contraire 3. J. Derrida, Marges. De la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 140-141. 4. Ibid. 5. Ibid., p. 142.
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de comprendre l’unité du geste apparemment contradictoire qui combine dans la pensée de Husserl un idéalisme strict avec une philosophie de l’histoire, une réduction transcendantale qui neutralise la sphère mondaine toute entière et une genèse transcendantale qui permet la compréhension de l’histoire concrète.
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Ce qui frappe le lecteur du premier essai de Derrida sur Husserl, c’est l’accent mis sur « à la fois et dans le même moment l’indépassable profondeur et l’irréductible insuffisance de la philosophie husserlienne de la genèse 6 ». Cette insurpassable profondeur vient de la non absolutisation de la genèse qui seule permet de penser, au niveau d’une « genèse transcendantale », contre à la fois l’empirisme et le rationalisme, et dans une étrange proximité à Hegel, « le devenir de l’absolu 7 ». Derrida souligne ici que « l’absolu de la genèse est le contraire de l’absolu ». Il affirmait plus haut : « Le psychologisme et la genèse absolue se convertissent en leur contraire et se confondent avec lui. Le devenir absolu devient, comme toujours, éternité et négation de l’histoire 8. » Comme il le remarquait d’entrée de jeu, « nous aurons souvent à éprouver la profondeur étrange de certaines ressemblances entre les pensées hégélienne et husserlienne 9 », lesquelles proviennent de leur égale reconnaissance de l’« irréductible paradoxe » de la « genèse du supratemporel 10 ». Or, la différence que fait Husserl lui-même entre une genèse mondaine et une genèse transcendantale, qui seule permet la thématisation phénoménologique de la genèse 11, et par conséquent requiert la transformation de la phénoménologie statique en phénoménologie génétique – comme Husserl le reconnaît non 6. Le problème de la genèse, op. cit., p. 241. 7. Ibid., p. 209. 8. Ibid., p. 62. 9. Ibid., p. 12. 10. Ibid., p. 184. 11. Ibid. Voir infra le titre de la troisième partie de l’essai de 1954 (p. 175).
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pas seulement dans la quatrième Méditation cartésienne 12, mais déjà dans les Ideen I, où la phénoménologie statique est clairement définie comme une introduction à la phénoménologie 13 –, cette différence est en fait déjà constitutive de l’intentionnalité elle-même, qui n’est rien d’autre que la relation de l’empiricité et de la transcendantalité, de la facticité et de l’idéalité. Dans cette essentielle « ambiguïté de tout mouvement intentionnel » qui est en même temps « production et réceptivité, création et intuition, activité et passivité », Derrida voit en 1954 « le sceau dialectique » qui marquera toute la pensée de Husserl 14, lequel rénove, authentifie, et accomplit « le grand thème dialectique qui anime et motive la plus puissante tradition philosophique, du platonisme au hégélianisme 15 ». Dans son avertissement de 1990, lequel ne peut pas complètement éviter le point de vue rétrospectif d’une auto-interprétation, Derrida remarque que ce mot insistant de « dialectique » est le nom philosophique, dans ce tout premier travail, de la « contamination originaire » du mondain et du transcendantal qui menace constamment l’entreprise phénoménologique 16. En 1954, la question qu’il adressait à Husserl visait en fait expressément la possibilité d’une dialectique de l’absolu, dans les deux sens du génitif, ou plus précisément celle d’« une dialectique absolue de la dialectique et de la non dialectique 17 ». Comme il l’expliquera plus clairement dans un texte ultérieur sur « “Genèse et structure” et phénoménologie », Husserl veut maintenir en même temps l’autonomie de l’idéalité à l’égard de 12. Ibid., p. 227. Cf. E. Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1994, § 37, p. 124. 13. Ibid., p. 162. Cf. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie (Ideen I), trad. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, § 81, p. 275. Comme nous le verrons par la suite, le caractère introductif des Ideen I trouve une explication transcendantale et non seulement pédagogique dans l’inévitable nécessité de partir de l’attitude naturelle. 14. Ibid., p. 121. 15. Ibid., p. 7. 16. Ibid., p. VII. Cf. aussi Le problème de la genèse, op. cit., p. 30. 17. Ibid., p. 17.
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la facticité et sa dépendance à l’égard de la subjectivité et rejette par conséquent dans le même geste à la fois le structuralisme logiciste et le génétisme psychologique. Mais il ne peut le faire qu’en découvrant dans une nouvelle définition de l’intentionnalité, c’est-à-dire dans l’idée fortement anti-kantienne d’« expérience transcendantale », l’unité originaire et la racine commune de la passivité et de l’activité, de la genèse et de la structure 18. Le problème à résoudre ici vient de ce que le produit génétique de la genèse transcendantale, à savoir l’idéalité, « échappe » à sa propre genèse ou la « neutralise », de sorte que la seule solution est alors la dialectique comprise comme l’identité de l’identité et de l’altérité ou comme la continuité de la continuité et de la discontinuité 19. Une telle dialectique de la genèse et de la structure a-t-elle en fait quelque chose à voir avec une « contamination » de la facticité et de la transcendantalité ? Et ne devrions-nous pas plutôt faire attention au rythme, à la scansion du mode de pensée dialectique, qui ne peut pas « immédiatement » produire l’unité recherchée, qui non seulement n’inscrit pas nécessairement le moment différentiel dans l’unité, mais montre plutôt de manière tragique et violente que l’unité peut apparaître seulement dans la scission ? L’« irréductible déficience » de la philosophie husserlienne de la genèse serait alors liée non pas à sa structure dialectique, mais au contraire, au caractère non suffisamment dialectique de sa dialectique. Cela pourrait expliquer que dans La voix et le phénomène, c’est-à-dire treize ans plus tard, Derrida puisse maintenir qu’à l’intérieur du schème de la métaphysique de la présence, qui consiste en la dérivation de la différence à partir de l’infini, le hégélianisme « semble plus radical » que le husserlianisme, parce qu’il réussit à montrer dans le savoir absolu la finitude de l’infini lui-même 20. Plus encore, cela permettrait 18. J. Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1967, p. 235. 19. Le problème de la genèse, op. cit., p. 8. 20. J. Derrida, La voix et le phénomène, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1967, p. 114.
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de rendre compte du fait que Derrida, dans une note de l’avertissement déjà mentionné, indique que son éloignement de la phénoménologie et de la dialectique n’a jamais été sans remords, remords dont on peut effectivement trouver la trace dans un passage du texte qu’il consacre en 1966 à Artaud, où il est dit que la dialectique, à condition qu’elle ne soit pas pensée à la lumière d’un hégélianisme conventionnel, peut être comprise comme « le mouvement indéfini de la finitude, de l’unité de la vie et de la mort, de la différence, de la répétition originaire, c’est-à-dire l’origine de la tragédie comme absence d’origine simple 21 ». Mais, parce que, au contraire de Hegel, Husserl n’a pas été capable de clarifier la « complication dialectique » de l’origine, qui provient du fait que le constitué, s’il doit être l’absolu, doit être antérieur à la constitution elle-même en une essentielle différance à l’égard de lui-même, il finit par refuser de voir que la philosophie tire son origine d’une existence dont la finitude s’apparaît à ellemême : « Malgré l’immense révolution philosophique que Husserl a entreprise, il reste prisonnier d’une grande tradition classique : celle qui réduit la finitude humaine à un accident de l’histoire, à une “essence de l’homme”, qui comprend la temporalité sur le fond d’une éternité possible ou actuelle à laquelle il a pu ou pourrait participer 22. » De là vient la nécessité non seulement de « dépasser » la philosophie husserlienne, mais d’entreprendre avec elle « une explication radicale qui sera toute une conversion 23 ». Il n’est par conséquent pas étonnant de voir que l’essai de 1954 se termine sur la citation des derniers mots que prononce Husserl au moment de sa mort : « Justement maintenant que j’arrive au bout et que tout est fini pour moi, je sais qu’il me faut tout reprendre au commencement 24. » Dans ce dernier aveu de Husserl, Derrida lit la nécessité d’un nouveau commencement, de la conversion du point de départ de l’analyse intentionnelle, lequel ne peut 21. L’écriture et la différence, op. cit., p. 364. 22. Le problème de la genèse, op. cit., p. 41. 23. Ibid. 24. Ibid., p. 283.
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plus être le constitué, mais plutôt l’instance constituante ellemême. L’échec de la philosophie husserlienne lui apparaît ainsi, dans une lumière nettement heideggérienne 25, comme l’incapacité de Husserl à penser l’unité de l’intentionnalité et de l’existence et à comprendre la dimension ontologique, et non seulement théorique, de la synthèse noético-noématique, « la constitution passive du sujet transcendantal » n’étant alors rien d’autre que « l’expression idéaliste et retournée du mouvement originaire de l’existence 26 ». Ce jugement est visiblement orienté dans la direction marxiste du renversement nécessaire de l’inversion idéologique dépeinte par Marx par la métaphore de la camera obscura. Il est en effet intéressant de voir que Derrida associe les deux noms du marxiste Tran Duc Thao et de l’« idéaliste » Martin Heidegger pour indiquer que la critique de la philosophie de Husserl tend en général « à un renversement radical 27 ». Husserl, l’idéaliste, en inversant le rapport de la facticité et de la transcendantalité, n’a pas été capable de mettre au jour la racine existentielle de l’intentionnalité et de voir dans la phénoménologie un moment d’une ontologie 28. C’est pourquoi sa philosophie, comme toute philosophie, était « condamnée à parcourir en sens inverse l’itinéraire effectif de tout devenir 29 ». Mais cette défaillance, qui semble, selon Derrida, « liée à la vocation même de la philosophie » et qui définit « les limites de l’idéalisme inéluctable de toute philosophie 30 », est aussi ce en quoi la finitude originaire peut apparaître, comme cela devient clair au niveau de la conscience du temps qui ne peut constituer l’essence du temps que parce qu’elle est déjà temporelle 31. Le mouvement nécessaire de la philosophie 25. L’influence de Heidegger est patente dans l’essai en dépit de la rareté des références explicites au texte heideggérien. Voir cependant p. 30 (notes 46 et 48), 67 (note 34), 120 (note 27), 123 (note 39), 196 (note 47). 26. Ibid., p. 213. Je souligne. 27. Ibid., p. 226. 28. Ibid., p. 179, 214, 240. 29. Ibid., p. 226. 30. Ibid., p. 228. 31. Ibid., p. 171 sq.
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est par conséquent la répétition inversée du mouvement génétique de la vie elle-même et nous pouvons dès lors penser que l’idéalisme, c’est-à-dire l’eidétisme, l’intuitionnisme, est ici seulement le témoignage, dont le sens demeure dissimulé à lui-même, de l’impossible coïncidence du penser et du vivre. Cela permettrait d’expliquer plus profondément qu’en invoquant l’emprisonnement de Husserl dans la tradition classique la nécessité de commencer avec le constitué. C’était là l’argument de Heidegger contre Kant, qui, parce qu’il demeurait cartésien, ne s’est pas engagé dans l’exploration de la racine commune inconnue de l’activité et de la passivité et a « reculé » devant la doctrine de l’imagination transcendantale 32. Curieusement Derrida utilise la même expression pour dépeindre le comportement de Husserl, qui est dit « reculer » devant le renversement qui conduirait à voir dans l’intentionnalité originaire un « moment » de la synthèse ontologique 33. Or déjà, au tout début de l’essai, Derrida posait explicitement la question : « Pourquoi est-ce toujours à partir du constitué, c’est-àdire à partir du produit dérivé, que l’on doit remonter vers la source constituante, c’est-à-dire vers le moment le plus originaire 34 ? » En d’autres termes, pourquoi est-il nécessaire de commencer avec la phénoménologie statique et non pas immédiatement avec la phénoménologie génétique ? Pourquoi est-il nécessaire de commencer avec « l’absolu transcendantal » de la sphère noéticonoématique réduite et non pas avec « l’absolu ultime et véritable » de la dialectique temporelle originaire de l’impression originaire et de la rétention 35 ? Pourquoi est-il nécessaire de commencer avec la simple opposition du moment hylétique et du moment intentionnel et non pas avec la « contamination » de la hylé par la forme, contamination par laquelle les contenus hylétiques morts sont ramenés à la vie dans une conscience qui, au lieu de fonder 32. M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1953, § 31, p. 217. 33. Le problème de la genèse, op. cit., p. 213. 34. Ibid., p. 2, note 2. 35. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, op. cit., p. 274-275.
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son intentionnalité sur eux, les contient en elle-même ? Pourquoi enfin est-il nécessaire de commencer avec la voie cartésienne de la réduction qui conduit à la fausse assomption que la réduction a le sens d’une exclusion de la nature et de la transcendance en faisant apparaître la conscience seulement comme son « résidu », et non pas par la voie ontologique de la réduction qui rend à celle-ci son vrai sens de re-ductio, de reconduction à l’originaire ? En 1954, Derrida suggère que cela peut venir du fait que la réduction prend un certain temps, étant donné que le sujet pour lequel la phénoménologie est possible est lui aussi temporel : « S’il y a réduction d’un certain temps, il y a aussi un temps certain de la réduction. C’est lui qu’il faut approfondir. Le sujet “pour lequel” la phénoménologie est possible est un sujet temporel 36. » Husserl lui-même ne donne pas une claire réponse à ces questions, mais il était, plus qu’il ne le semblait en France dans les années cinquante, où la philosophie husserlienne paraissait être une nouvelle forme du cartésianisme, conscient de la complexité et de la lenteur du chemin philosophique. Il n’a pas seulement mis l’accent de manière décisive sur la nécessité de la progression en zigzag de la pensée historique 37, mais il a aussi montré par son propre exemple que le philosopher requiert en fait une pluralité de chemins parallèles qu’il a parcourus pendant de nombreuses années, jusqu’à ce qu’il devienne clair que la véritable voie philosophique mène de manière régressive de l’objet constitué à l’intention originaire constituante et que la question philosophique est vraiment cette Rückfrage, dont Derrida soulignait, lorsqu’il proposa de traduire ce terme par « question en retour » dans son introduction à L’origine de la géométrie, qu’elle est marquée par « la référence ou résonance postale et épistolaire d’une communication à distance 38 ». Ce qui implique que la tradition, dans sa 36. Le problème de la genèse, op. cit., p. 163. Je souligne. 37. E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie trans cendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, § 91. 38. E. Husserl, L’origine de la géométrie, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1962, p. 36.
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médiateté, est l’ouverture de l’espace d’une possible ré-pétition, puisque repetere veut dire littéralement, comme l’allemand wiederholen, aller chercher à nouveau, ramener. Soulignons que, dans la même période (1936), Heidegger était aux prises avec un problème similaire à celui que rencontrait Husserl dans la Krisis, celui de « l’autre commencement » répétant le « commencement » de la tradition occidentale 39.
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Il semble à vrai dire que sept ans plus tard, au moment où Derrida rédige son introduction à ce court texte datant de 1936 qui a été publié en appendice à La crise des sciences euro péennes, qu’il voit alors plus clairement la structure générale de délai sur laquelle est fondé le projet phénoménologique dans la mesure où il est la répétition du mouvement génétique de toute philosophie et de toute histoire 40. La question directrice est demeurée la même et elle est toujours une question qui ne peut plus procéder de la phénoménologie comme telle, à savoir de la phénoménologie transcendantale, mais d’une phénoménologie ontologique dans laquelle Derrida voit l’accomplissement de la philosophie, qui, parce qu’elle est passée par l’idéalisme transcendantal, est maintenant capable de prendre la facticité au sérieux sans retomber dans l’empirisme : « Pourquoi un point de départ factice dans la facticité et une réduction sont-ils possibles en général 41 ? » Mais l’ontologie, même, comme Derrida le souligne, en un sens non husserlien 42, demeure cette « terre promise » que 39. Cf. M. Heidegger, Beiträge zur Philosophie, GA Band 65, Francfort, Klostermann, 1989, § 20, p. 55, où il est dit, en une très grande proximité à Husserl : « Nur das Einmalige ist wieder-holbar » (Seul ce qui n’arrive qu’une unique fois est ré-pétable). 40. Le problème de la genèse, op. cit., p. 281-82. 41. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 168. 42. Faudrait-il dire que c’est décisivement en un sens heideggérien ? Le jeune Heidegger, qui donnait à la philosophie le programme ambitieux d’une « herméneutique de la facticité » et définissait dans son cours du semestre d’hiver
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Husserl a entr’aperçue à la fin de sa vie, comme il le déclare en 1930 dans la Postface à mes Idées 43, précisément parce que « l’ontologie n’a de droit qu’à la question 44 », le passage de la phénoménologie à l’ontologie advenant comme le questionnement silencieux du surgissement de la facticité nue 45. Seul est possible un accès négatif à la radicale nudité, à l’altérité de la facticité, comme Derrida le déclarera toujours, parce qu’à l’intérieur de la philosophie l’assomption de la facticité peut seulement avoir la forme de l’empirisme, c’est-à-dire de la non-philosophie. Il y a une priorité juridique de la phénoménologie, c’est-à-dire du transcendantalisme, parce que seule la phénoménologie peut « dénuder la pure matérialité du Fait en se rendant au terme de la détermination eidétique, en s’épuisant elle-même 46 ». C’est la raison pour laquelle dans De la grammatologie, Derrida insiste sur le fait que la pensée post-philosophique de la trace, si elle ne peut pas être réduite à la phénoménologie transcendantale, ne peut pas davantage briser avec celle-ci 47. L’horizon de son Auseinandersetzung, de son « explication » avec Husserl, est le surmontement du transcendantalisme, ce qui implique de montrer
1921-1922 la radicalité de la phénoménologie par le fait qu’elle « part d’en bas » (Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles, GA Band 61, Francfort, Klostermann, 1985, p. 195) proclamait en 1927 que « l’ontologie n’est possible que comme phénoménologie » (Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1963, p. 35). Mais il voyait dans la phénoménologie transcendantale husserlienne une retombée dans l’idéalisme subjectif et comprenait la méthode phénoménologique non pas comme une réflexion, mais comme une explicitation, qui n’a pas le sens de l’objectivation, d’une existence qui n’a pas besoin de sortir d’elle-même pour s’atteindre par réflexion, mais se comprend elle-même dans son historialité en demeurant à l’intérieur de son propre accomplissement. 43. E. Husserl, La phénoménologie et le fondement des sciences (Ideen III), trad. D. Tiffeneau et A.L. Kelkel, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1993, p. 208. 44. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 169. 45. Ibid., p. 169, note 1. 46. Ibid. 47. J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 91.
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que ce dernier partage la même présupposition métaphysique que l’empirisme : le thème de la présence pleine 48. Mais un surmontement du transcendantalisme qui n’est ni une retombée dans l’empirisme ni un criticisme, lequel réserve le privilège attribué à la présence pleine à un intuitus originarius sans rompre réellement avec cet idéal, requiert la compréhension de ce qui le rend possible. Et ce n’est rien d’autre que l’identité de l’être et du temps qui peut seul fournir un fondement de fait à l’élévation transcendantale. Si la philosophie a toujours le sens d’un retour à l’originaire à partir du dérivé, cela signifie, comme Merleau-Ponty le dit magnifiquement, que « Nulle question ne va vers l’Être : ne fût-ce que par son être de question, elle l’a déjà fréquenté, elle en revient 49 ». En d’autres termes, quand la philosophie commence, un accès à l’être a toujours déjà été trouvé. Mais, comme Derrida le souligne fortement, le retard nécessaire de la pensée sur la monstration d’un être qui est déjà là mènerait à comprendre la finitude de la pensée humaine comme seulement empirique si l’être n’était pas de part en part histoire 50. Le nécessaire retard de la pensée a reçu le nom traditionnel d’intuitus derivativus quand il est opposé à l’actualité d’un infini intemporel qui peut être saisi seulement dans l’instantanéité d’un intuitus originarius. La déficience de la manière kantienne de penser consiste précisément dans la localisation de la finitude dans l’être humain : une longue note dans Les fins de l’homme montre l’ambiguïté de la critique de 48. La voix et le phénomène, op. cit., p. 50, note 1. Ici Derrida partage clairement avec Merleau-Ponty – et de manière similaire, « en réintroduisant la différence du signe [Merleau-Ponty dirait : l’écart] au cœur de l’originaire », c’est-à-dire en écrivant –, mais sans le reconnaître, le projet de trouver une troisième voie entre l’idéalisme et le réalisme. 49. M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 161. Merleau-Ponty, le penseur de la « Généalogie du vrai » (c’était là l’un des titres provisoires qu’il donna à ce qui s’est finalement nommé « Le visible et l’invisible ») pour lequel il n’y a rien de tel que la « présence pleine », mais seulement une « coïncidence de loin » (Le visible et l’invisible, p. 166) du visible et du voyant, donne ici sa propre formule pour caractériser la structure de la Rückfrage. 50. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 170.
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l’anthropologisme dans la pensée kantienne, laquelle demeure en fait, comme la pensée hégélienne, au niveau anthropologique, la finitude étant définie à partir du seul exemple de l’homme comme être rationnel, c’est-à-dire capable de s’élever au-dessus de la finitude par la pensée de l’absolu 51. Dans Kant et le problème de la métaphysique, dont la traduction française a justement été publiée en 1953, Heidegger a fortement mis l’accent sur le fait que le concept kantien de finitude, dans lequel la finitude est comprise comme l’assignation à la prédonation de l’étant, ne désigne pas ce qui est le plus radicalement fini dans l’être humain, précisément parce que Kant a développé cette conception de la finitude, de manière encore externe, par contraste avec une intuition productrice, un intuitus originarius 52. C’est la raison pour laquelle Heidegger est amené à penser une finitude plus originaire qui ne serait plus un trait accidentel de la raison humaine ou le simple manque d’intuition créatrice, mais une finitude plus originaire que l’être humain luimême 53, une finitude qui, comme il le dit, « s’est faite existence 54 ». Il ne s’agit pas, par conséquent, d’une finitude empirique, mais d’une finitude qui rend l’empiricité possible, une finitude que nous pouvons peut-être nommer « transcendantale ». Une telle finitude ne s’oppose plus à l’infini, elle est au contraire la finitude de l’infini lui-même, ou plutôt celle d’un infini qui ne peut pas demeurer en lui-même, la finitude d’un être temporel qu’« il y a » seulement aussi longtemps que le Dasein, qui n’est pas l’homme, « est », comme Heidegger l’a déjà souligné dans Être et Temps 55. 51. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 144, note 11. 52. Voir aussi M. Heidegger, Interprétation phénoménologique de la Critique de la raison pure de Kant (cours du semestre d’hiver 1927-1928), trad. E. Martineau, Paris, Gallimard, 1977, p. 409-410. 53. M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, trad. A. de Waehlens et W. Biemel, Paris, Gallimard, 1953, p. 28 : « Plus originelle que l’homme est en lui la finitude du Dasein ». 54. Ibid. 55. Cf. Sein und Zeit, op. cit., p. 212 : « Assurément, ce n’est qu’aussi longtemps que le Dasein, c’est-à-dire la possibilité ontique de la compréhension de l’être, est qu’“il y a” aussi être ».
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Une telle finitude « transcendantale » peut-elle être découverte dans la pensée husserlienne ? Derrida, qui ne parle pas de « finitude transcendantale », mais, de façon apparemment similaire, d’une finitude « originaire 56 » ou « essentielle 57 » qui peut être trouvée dans la phénoménologie, semble l’impliquer d’une certaine manière lorsqu’il remarque dans une parenthèse que « le motif de la finitude a peut-être plus d’affinité qu’il n’y paraît d’abord avec le principe d’une phénoménologie 58 ». Cette finitude essentielle vient, selon Derrida, de la nécessité de l’apparition du fondement absolu du sens de l’être dans une région, l’archi-région de la conscience, ce qui signifie que le fondement se dissimule lui-même sous l’apparence d’un domaine d’étants et que l’absolu prend la figure de l’empiricité afin d’apparaître comme fondement. Il y a par conséquent une nécessité de la limitation eidétique et la réduction reçoit alors son vrai sens, celui de la prudence et de l’humilité critique. Derrida reconnaît ainsi que, comme Husserl lui-même le disait, l’eidétisme transcendantal est un « vrai positivisme 59 » et il voit dans la dissimulation du fondement qui est requise par la phénoménalité elle-même ce qui unit Husserl et Heidegger, par delà toutes les controverses au sujet de leur accusation réciproque de retomber dans l’anthropologisme. Mais s’il est vrai que « pour Husserl et pour Heidegger, la complicité de l’apparaître et de la dissimulation paraît en tout cas originaire, essentielle et définitive 60 », cela veut dire que les deux penseurs ont en commun une expérience similaire de l’être comme histoire. Vu dans cette lumière, l’idéalisme transcendantal apparaît comme ce qui est requis par une philosophie qui veut rendre compte de sa propre genèse et qui veut devenir consciente de son retard nécessaire à l’égard d’un être qui est lui-même histoire, un Être-Histoire, comme
56. Le problème de la genèse, op. cit., p. 171, note 1. 57. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 151, note 1. 58. Ibid., p. 151. 59. Cf. Idées directrices, op cit, § 20, p. 69. 60. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 151 note 1.
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dit Derrida 61. Cela, même Heidegger le reconnaît, qui déclare en 1927 : « Si le terme idéalisme en arrive à signifier la compréhension du fait que l’être n’est jamais explicable par l’étant, mais est au contraire toujours déjà pour tout étant le “transcendantal”, alors c’est dans l’idéalisme que réside l’unique possibilité correcte d’une problématique philosophique 62. » C’est seulement, me semble-t-il, dans la lumière d’une telle « finitude transcendantale » qu’il devient possible de comprendre à la fois que « le retard (est) la destinée de la pensée elle-même comme Discours » et que « seule une phénoménologie peut le dire 63 ». Car il n’y a pas de phénoménologie possible sans réduction 64, et réduction veut dire neutralisation du constitué mais en même temps reconnaissance qu’il offre un point de départ nécessaire. Cela veut dire non seulement qu’il n’est jamais possible de commencer par l’origine 65, mais aussi que le sens originaire ne peut être déchiffré que dans le produit terminal, de manière rétroactive 66. Il y a par conséquent « une authenticité du retard phénoménologique » et Derrida peut légitimement en venir à la conclusion que « la Réduction n’est que la pensée pure de ce retard, la pensée pure en tant qu’elle prend conscience de soi comme retard en une philosophie 67 », une philosophie qui n’est rien d’autre que la ré-pétition dans le discours de l’originaire. L’élément même de la réduction est en effet le langage, qui opère une neutralisation spontanée de toute facticité dans la mesure où « la parole n’est que la pratique d’une eidétique immédiate 68 ». 61. Ibid., p. 170. 62. Sein und Zeit, op. cit., p. 208. 63. Ibid. 64. Ceci est vrai aussi pour la phénoménologie heideggérienne qui donne d’emblée à la réduction son sens « authentique », c’est-à-dire celui d’une re-conduction des étants à l’être sans jamais voir dans la réduction une restriction à ce « résidu » qu’est dans les Ideen I la sphère d’absolue apodicticité. 65. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 20. 66. Ibid., p. 53. 67. Ibid., p. 170. 68. Ibid., p. 58.
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Mais ce pouvoir meurtrier du langage, dont Derrida note qu’il a été thématisé par Hegel et par les poètes français marqués par l’hégélianisme, à savoir Mallarmé et Valéry, est seulement le revers de son pouvoir constituant : en mettant à mort la facticité, le langage ouvre le royaume infini de l’idéalité. Derrida, qui reviendra par la suite au difficile problème constitué par la définition husserlienne de l’expression comme « couche improductive » dont l’unique fonction est de « refléter » et de « dépeindre » la couche pré-expressive de la signification 69, montre que c’est par une sorte de « virevolte » que, dans L’origine de la géométrie, Husserl, après avoir vigoureusement réaffirmé l’indépendance de l’objectivité idéale par rapport à son expression linguistique, semble redescendre vers l’assertion opposée selon laquelle l’incarnation linguistique est le medium indispensable à la constitution de la vérité elle-même 70. C’est en effet ce soudain renversement qui constitue l’intérêt principal de ce court manuscrit, comme Merleau-Ponty fut le premier à le souligner 71, non seulement en lui-même, par la différence ainsi instituée entre un langage constitué, qui peut être réduit, et un langage constituant, qui est le medium même de la réduction 72, mais aussi parce qu’il annonce un autre geste plus « décisif 73 », par lequel Husserl montre que la constitution de l’idéalité requiert en elle-même, comme dit 69. Voir Idées directrices, op. cit, § 124 et « La forme et le vouloir dire. Note sur la phénoménologie du langage » (1967) in Marges. De la philosophie, op. cit., p. 185 sq. Voir aussi La voix et le phénomène, op. cit., p. 83. 70. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 69. 71. Merleau-Ponty cite déjà ce manuscrit dans la Phénoménologie de la perception (Paris, Gallimard, 1945, p. 208). L’importance de ce texte devient plus grande dans la dernière période de la vie de Merleau-Ponty. Derrida cite (L’origine de la géométrie, op. cit., p. 71) un passage du cours de Merleau-Ponty de 1951 « Sur la phénoménologie du langage » où L’origine de la géométrie est mentionnée (voir Signes, Paris, Gallimard 1960, p. 106). Et en 1959-1960, Merleau-Ponty donne un premier commentaire de ce texte dans son cours au Collège de France sous le titre « Husserl aux limites de la phénoménologie » (voir Résumés de cours, Paris, Gallimard, 1968, p. 91 sq.). 72. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 72. 73. Ibid., p. 83.
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Merleau-Ponty, « cette essentielle mutation du langage qui est l’apparition de l’écriture 74 ». La vertu de l’écriture est précisément son pouvoir de virtualisation, la communication écrite étant possible en l’absence du locuteur réel et étant par conséquent « une communication qui est devenue virtuelle 75 ». L’écriture est en effet l’accomplissement de ce que Derrida nomme « langage transcendantal 76 », c’est-à-dire un langage qui ne fait pas qu’exprimer, mais aussi constitue – ou institue, comme dirait Merleau-Ponty – l’idéalité en tant qu’objet intersubjectif et qui ne peut pas par conséquent être identique à aucune langue de fait. Le langage transcendantal n’est pas seulement le medium de la réduction eidétique, mais aussi « l’élément de la tradition en laquelle seule sont possibles, au-delà de la finitude individuelle, la rétention et la prospection du sens 77 ». Mais le langage transcendantal dans son être accompli, c’est-à-dire l’écriture, est libéré de toute référence à une intersubjectivité de fait et donne seul à l’objectivité l’être perpétuel d’une idéalité qui est le corrélat d’une intersubjectivité absolument universelle. Comme
74. Merleau-Ponty, Résumés de cours, op. cit., p. 166. 75. Husserl écrit : « Es ist die wichtige Funktion des schriftlichen […] Ausdrucks, dass er […] sozusagen virtuell gewordene Mitteilung ist ». Derrida traduit ainsi : « C’est la fonction décisive de l’expression écrite que […] d’être devenue, pour ainsi dire, communication sur le mode virtuel » (L’origine de la géométrie, op. cit., p. 186). Il y a une différence infinitésimale (Husserl la nommerait une « nuance ») dans le sens : l’expression écrite n’est pas devenue une communication sur le mode virtuel, c’est une communication qui est devenue virtuelle, par une modification de la parole en écriture, par ce que Merleau-Ponty nomme « la mutation du langage » en écriture. L’écriture est un mode de la parole : comme Derrida le soulignera plus tard, Husserl demeure pris « dans le phonocentrisme traditionnel de la métaphysique », l’écriture étant pour lui exclusivement une écriture phonétique, qui permet à n’importe quel moment la réactivation de la parole dans l’écrit, le réveil de l’expression dans l’indication (La voix et le phénomène, op. cit., p. 90-91). Cette nuance dans la traduction donne peut-être déjà un premier signe du tournant qui permettra à Derrida d’inverser la relation entre écriture et parole. 76. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 71. 77. Ibid., p. 72.
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Derrida l’explique : « L’acte d’écriture est donc la plus haute possibilité de toute “constitution” 78 ». Il faudrait cependant qu’il soit parfaitement clair qu’il n’y a aucune relation externe entre l’idéalité et son « incarnation » scripturale : nous ne pouvons plus ici faire usage de modèles traditionnels de pensée : ni le schème matière-forme, ni le paradigme du rapport de l’âme et du corps, ni la distinction linguistique entre le signifiant et le signifié, qui est un dérivé de ce paradigme, parce que tous ces modèles de pensée sont empruntés à l’attitude naturelle et sont des expressions de la temporalité linéaire. Nous avons à tenter de concevoir, comme Derrida le remarque, une liberté qui ne peut trouver son accomplissement que dans le procès de son enchaînement au sensible, parce que la libération de l’idéalité à l’égard du sensible requiert son inscription dans le sensible 79. De sorte que l’idéalité n’est pas en quelque sorte avant ou au-dessus du sensible, mais plutôt après ou au-dessous de lui 80, et elle ne peut apparaître que dans ce que nous pourrions déjà nommer un mode de supplémentarité 81, 78. Ibid., p. 86. C’est Derrida qui souligne. 79. Ibid., p. 87, note 3 : « Par le langage, l’idéalité du sens se libère donc dans le labeur même de son “enchaînement”. » On pourrait montrer que c’est là le motif de pensée le plus permanent de Husserl par une relecture des Recherches Logiques et une recompréhension de la théorie de la Fundierung et de l’intuition catégoriale. 80. Il est peut-être possible à partir de là de comprendre la raison pour laquelle Husserl parle souvent des idéalités en termes de « substructions » (par exemple dans Idées directrices, op. cit., § 74, p. 237) et pourquoi MerleauPonty insiste de manière répétée sur le fait que l’idée n’est pas au-dessus mais au-dessous du sensible. 81. « Supplémentaire » est une des traductions possibles de l’allemand nachträ glich. En dépit du passage du cours de 1905 cité par Derrida dans La voix et le phénomène (op. cit., p. 71), il est bien difficile d’admettre que Husserl, qui est ici au niveau spéculatif de Hegel, n’a pas été capable de concevoir « la structure de temporalité impliquée par tous les textes de Freud », à savoir la structure de l’après-coup. Car il ne semble pas, même pour Derrida, que le concept freudien de l’inconscient soit nécessaire pour avoir accès à cette structure temporelle particulière. Il y a sur ce point une nette différence dans la lecture que fait Derrida de Husserl en 1962 et en 1967. Dans l’Introduction à L’origine de la géométrie, la phénoménologie n’est pas unilatéralement vue comme une restauration de
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sa mort dans la facticité étant la condition de sa naissance en tant qu’idéalité, ou comme Derrida le dira plus tard, sa condition de possibilité étant en même temps la condition de son impossibilité. On peut en fait déjà trouver cette dernière formule dans La voix et le phénomène 82 lorsque Derrida dit des distinctions essentielles de la première Recherche logique, et en particulier de la distinction entre expression et indication, que « leur possibilité est leur impossibilité ». L’expérience de la simultanéité de la possibilité et de l’impossibilité, ou, comme Merleau-Ponty le dirait, de l’union des incompossibles, n’est rien d’autre que la « vision », en un éclair, « de la source à jamais nocturne de la lumière ellemême 83 », l’ouverture de ce qui a été nommé plus haut « finitude transcendantale ». L’écriture confère aux objectivités idéales un être permanent, elle leur donne l’identité qui les rend réellement objectives. Mais parce que l’être perpétuel (das Immerfort-Sein) des objectivités idéales n’a rien à voir avec un infini actuel et n’est rien d’autre que la pure forme d’une itération infinie, d’un infini « Immer wieder 84 », d’un infini toujours encore, l’ouverture à l’infini qui a lieu dans l’histoire humaine sous la forme de la philosophie, qui n’est rien d’autre pour Husserl que la capacité théorique de neutraliser la facticité 85, n’est pas l’ouverture à un royaume anhistorique d’entités éternelles, mais au contraire l’ouverture de l’histoire elle-même, non pas certes celle de l’histoire empirique, qui naturellement précède l’apparition très récente de la philosophie, mais l’ouverture de ce que Derrida nomme, en utilisant une expression tirée d’un manuscrit de Husserl, « histoire
la métaphysique et Husserl, comme nous l’avons déjà vu, est considéré comme ayant partagé avec Heidegger, sinon la pensée même de l’oubli de l’être, du moins la pensée de l’occultation nécessaire du fondement dans son propre apparaître. 82. La voix et le phénomène, op. cit., p. 113. 83. L’origine de la géométrie, op. cit. p. 150. 84. Ibid., p. 148. 85. Ibid., p. 137. L’instauration de la géométrie n’est en effet rien d’autre qu’un acte philosophique au sens où il implique la « réduction » de la facticité.
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transcendantale 86 », c’est-à-dire une histoire constituante qui n’est rien d’autre que la paradoxale histoire de ce qui demeure identique et peut être infiniment répété, l’« histoire de la vérité 87 » qui ne peut être expliquée ni de manière purement diachronique ou génétique, ni de manière purement synchronique ou structurale, mais qui requiert l’« articulation » dialectique ou la « contamination » déconstructive des deux.
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La radicale Auseinandersetzung avec Husserl que Derrida a entrepris à partir de 1954 a abouti à une « complète conversion 88 » de la phénoménologie dans les années qui ont suivi la publication de son introduction à L’origine de la géométrie en 1962. Mais en 1967, année de la publication de De la grammatologie qui constitue le témoignage même de cette conversion, le débat avec Husserl continue, d’une manière plus décisive, avec La voix et le phénomène, qui n’est pas seulement un commentaire de la première Recherche logique, mais une « introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl » qui donne « le principe d’une interprétation générale de la pensée de Husserl » et qui constitue une sorte de prélude à la « lecture systématique » des Recherches logiques que Derrida espère encore à cette période « tenter un jour », comme il le déclare dans une note à la première page du livre 89. On ne peut que regretter que le projet d’une telle lecture systématique n’ait pas été réalisé, en particulier à l’égard de la théorie de l’intuition catégoriale qui est exposée dans la sixième Recherche logique et qui n’est pas explicitement prise en compte dans l’interprétation que Derrida donne de Husserl. Car nous trouvons là que le catégorial ou l’idéal est donné à l’intuition, ce qui veut dire que la pensée de l’idéal ne dépend pas seulement de la spontanéité de la subjectivité 86. Ibid., p. 129, note 2. 87. Ibid., p. 50. 88. Le problème de la genèse, op. cit., p. 41. 89. La voix et le phénomène, op. cit., p. 1.
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et que le catégorial ne trouve par conséquent pas son unique origine dans la « possibilité des actes de répétition 90 ». Le terrain du débat a donc été déplacé de la fin de l’itinéraire husserlien à son vrai commencement, les Recherches logiques faisant apparaître « la structure germinale de toute la pensée husserlienne 91 ». Mais ce qui est en jeu maintenant, c’est clairement de montrer que « la phénoménologie n’a critiqué la métaphysique en son fait que pour la restaurer », comme il est dit au début de « La forme et le vouloir dire », article publié au cours de la même année 1967. La critique phénoménologique de la métaphysique a en effet pour but la restauration d’une métaphysique authentique dont le véhicule n’est pas la spéculation, mais l’intuition concrète, c’est-à-dire catégoriale, à savoir la vision de l’idéal qui, n’étant rien de ce qui existe, peut seulement trouver son origine dans la possibilité de la répétition indéfinie du même acte productif d’une conscience qui doit par conséquent assurer la forme de sa propre permanence dans une présence à soi vivante. La forme de l’idéalité, c’est-à-dire la répétitivité, n’est donc rien d’autre que le présent vivant 92. Mais le fait que la vie doit toujours composer avec la mort ou, comme Hegel le dit, le fait que la vie doit supporter la mort et se maintenir en elle, voilà ce que Husserl n’ignore pas complètement, comme Derrida le souligne lui-même, et la phénoménologie doit reconnaître, dans les expériences cruciales de la temporalité et de l’autre, que la non présence à soi de la représentation dans le souvenir et de l’apprésentation dans la relation à l’alter ego paraît être aussi originaire et aussi constituante que la présence à soi vivante. Pourtant le privilège de la présence vive ne se voit pas pour autant contesté, parce que Husserl voit dans ces expériences seulement des modifications de la présentation et non pas ce qui brise décisivement son immédiateté, en d’autres termes, il ne voit pas dans la mort la condition même de la vie. 90. Ibid., p. 58 (je souligne). 91. Ibid., p. 1. 92. Ibid., p. 4.
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C’est précisément ce que Derrida veut montrer : que l’impensé de Husserl, c’est que la possibilité de sa propre disparition doit être vécue – comme c’est littéralement le cas dans le souvenir et la relation à l’autre – afin de rendre possible la relation à la présence en général. Comme le dit Derrida : « Penser la présence comme forme universelle de la vie transcendantale, c’est m’ouvrir au savoir qu’en mon absence, au-delà de mon existence empirique, avant ma naissance et après ma mort, le présent est. […] C’est donc le rapport à ma mort (à ma disparition en général) qui se cache dans cette détermination de l’être comme présence, idéalité, possibilité absolue de répétition 93 ». La valeur de présence est par conséquent l’instance ultime de la pensée husserlienne qui répète ainsi l’intention métaphysique originaire, la « conscience » étant le nom de la possibilité de la présence à soi du présent dans le présent vivant et l’idéalité la forme dans laquelle la présence d’un objet peut être indéfiniment répétée comme la même. L’idéalité est ce qui donne la garantie que la présence à la conscience peut être indéfiniment répétée, elle est, comme le dit Derrida en une formule frappante, « le salut ou la maîtrise de la présence dans la répétition 94 ». Mais cela veut dire que la relation entre l’idéalité et la répétition est maintenant inversée : au lieu de dériver la répétition possible de la permanence de l’idéalité, la présence est au contraire dérivée de la répétition elle-même. Parce que l’idéalité est complètement irréelle, elle dépend dans son entièreté de la possibilité des actes de répétition et n’est donc constituée que par la répétition elle-même 95. Il est maintenant possible de comprendre ce statut obscur des idées infinies dans la pensée de Husserl qui a constitué le foyer du questionnement de Derrida depuis son premier essai sur Husserl 96. Selon Derrida, il n’y a pas d’idéalité sans l’ouverture 93. Ibid., p. 60. C’est Derrida qui souligne. 94. Ibid., p. 8. 95. Ibid., p. 58. 96. Le problème de la genèse, op. cit., p. 216. Voir aussi L’origine de la géométrie, op. cit., p. 150.
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de l’horizon indéfini de ses possibles répétitions, sans la forme téléologique dans laquelle la présence peut être répétée en tant que telle, sans ce que Husserl nomme « une idée au sens kantien 97 ». L’« être » de l’identité a nécessairement une forme téléologique : il n’est rien d’autre que le corrélat de la possibilité d’une répétition indéfinie. Si l’être véritable, l’ontôs on, est réellement pour Husserl, comme pour Platon, l’idée, cela signifie alors que l’être est défini par la répétition 98. Il faut cependant préciser ici que le platonisme de Husserl doit être compris dans la lumière de l’interprétation que donne Lotze de la théorie platonicienne des idées, laquelle a eu une influence décisive sur sa conception de la vérité. Lotze attribue à Platon la procédure cartésienne qui consiste à rechercher dans les représentations subjectives elles-mêmes les contenus invariables de la connaissance certaine. Il tire de là sa conception de la vérité comme « validité » (Geltung), les contenus invariables de la pensée étant « valides » en eux-mêmes, indépendamment d’un sujet pensant qui peut seulement les reconnaître par un acte « passif » d’adhésion (Bejahung). L’identité de l’idée est par conséquent comprise comme ce mode spécial d’effectivité (Wirklichkeit) qu’est la validité, laquelle peut être rendue objective par le fait de la doter d’un nom 99. Lotze résout de cette manière le difficile problème, qui est aussi celui de Husserl, du fondement de l’objectivité. C’est dans la sphère subjective elle-même qu’il trouve la validité objective qui peut être reconnue par tous. La solution de Lotze consiste à attribuer une « effectivité » à l’idéal qui ne peut être dérivée des autres modes de l’effectivité tels que : être (Sein), se produire (Geschehen), ou subsister (Bestehen). Cela veut par conséquent dire que l’identité de l’idéal ne peut pas être constituée par la répétition même si elle est constituée en elle, comme Husserl, qui a toujours insisté sur la radicale différence entre fiction et essence 100, pourrait le reconnaître. 97. La voix et le phénomène, op. cit., p. 8. 98. Ibid., p. 59. 99. Voir R. H. Lotze, Logik, Drittes Buch, Vom Erkennen, Hamburg, Meiner, 1989, p. 486 sq. 100. Cf. Idées directrices, op. cit., § 23.
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L’interprétation derridienne de Husserl, en dérivant la présence de l’idéal de la répétition, ne prend pas en considération le moment « passif », c’est-à-dire intuitif de la reconnaissance de l’idéal dont l’« être » ne peut donc pas avoir une forme seulement « téléologique ». Mais parce que le langage est le medium de l’idéalité, l’idéalité est aussi l’idéalité du signe, du signifiant, du signifié, et dans certains cas de l’objet lui-même 101. Le langage a déjà été défini dans L’origine de la géométrie comme l’élément de neutralisation de la facticité. Mais maintenant le terme de neutralisation doit être pris, pour ainsi dire, dans son sens littéral : dans le langage, il n’y a ni réalité, ni irréalité, ni présence réelle ni pure représentation ou fiction, mais la différence même entre elles se voit invalidée, et en fait cela ne se produit pas seulement dans le langage, mais cela est le langage luimême 102. La structure du signe est par conséquent originairement répétitive 103, au sens où il ne re-produit ni ne re-présente une réalité ou une présence qui lui préexisterait. Le fait que tout commence par la représentation, que nulle présence ne précède jamais, que la chose même se dérobe toujours 104, aurait pu conduire à la reconnaissance de ce que Merleau-Ponty nomme une « finitude opérante 105 », une finitude qui pourrait voir dans la répétition un renouvellement et non une reproduction de qui précède et qui pourrait ainsi donner à la signification une valeur structurellement institutive et non pas seulement « testamentaire 106 ». Mais il semble que la répétition originaire est plutôt pour Derrida un motif pour récuser la notion même de finitude, qui, comme beaucoup d’autres concepts, n’a un sens qu’à l’intérieur de la métaphysique de la présence 107. La finitude peut être soit empirique soit transcendantale. Dans les deux cas cependant, elle ne rend compte que de la « mort en général » 101. La voix et le phénomène, op. cit., p. 58. 102. Ibid., p. 55. 103. Ibid., p. 56 et 63. 104. Ibid., p. 117. 105. Le visible et l’invisible, op. cit., p. 305. 106. La voix et le phénomène, op. cit., p. 107. 107. Ibid., p. 95. Voir De la grammatologie, op. cit., p. 99, où il est dit que « la différance est aussi autre chose que la finitude ».
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et non du rapport à ma-mort 108 qui est l’origine ni empirique ni transcendantale de la répétition originaire elle-même.
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Après n’avoir fait, tout au long de cette tentative de compréhension du débat engagé par Derrida avec Husserl, qu’accumuler répétitions et citations, il faut terminer par une dernière citation, celle d’une de ces petites phrases que, selon Derrida, personne ne lit 109 : « Et c’est bien autour du privilège du présent actuel, du maintenant, que se joue, en dernière instance, ce débat, qui ne peut ressembler à aucun autre, entre la philosophie, qui est toujours philosophie de la présence, et une pensée de la nonprésence, qui n’est pas forcément son contraire, ni nécessairement une méditation de l’absence négative, voire une théorie de la nonprésence comme inconscient 110. » Ce débat entre la philosophie de la présence et une pensée de la non-présence qui ne ressemble à aucun autre débat aura ainsi été le débat de Derrida avec Husserl. Ce n’est pas un débat qui prend place entre des adversaires et à l’intérieur de la philosophie, qui est précisément née d’une telle gigantomakhia peri tês ousias, d’une bataille de géants pour la conquête de la présence, mais une lutte d’une toute autre sorte, dans laquelle le vaincu et le vainqueur sont à l’intérieur l’un de l’autre, une lutte qui a lieu sur la frontière qui en même temps sépare et unit la philosophie et la non philosophie, dans la césure, in dem Riß, qui en même temps brise la présence et la rend possible.
108. Ibid., p. 114. 109. Voir J. Derrida, « Pour l’amour de Lacan » dans Lacan et les philosophes, Paris, Albin Michel, 1991, p. 415. 110. La voix et le phénomène, op. cit., p. 70. C’est Derrida qui souligne.
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II La question de la présence.
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On a souvent considéré que la partie la plus importante de l’œuvre de Derrida a consisté dans les cinq premiers livres qu’il a publiés entre 1967 et 1972, période durant laquelle Derrida devint soudainement un philosophe célèbre, et en un sens plus célèbre encore aux États-Unis qu’en France, en particulier à la suite de la conférence qu’il donna en 1966 à Baltimore sur « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines 1 ». Il est vrai que durant les années suivant la publication en 1962 de son introduction à L’origine de la géométrie de Husserl, Derrida a développé dans un laps de time extrêmement court ce qu’on pourrait considérer comme le fondement de ce qui se nommera par la suite « déconstruction ». Au cours de la seule année 1967, il publia non seulement L’écriture et la différence, un recueil d’articles rédigés entre 1959 et 1966, mais aussi les deux parties de De la grammatologie, qui furent écrites en 1965 et 1966, et son célèbre essai La voix et le phénomène, probablement rédigé durant la même période et immédiatement suivi de deux essais plus courts, qui seront publiés en 1972 dans Marges. De la philo sophie : « La différance », texte d’une conférence faite devant la
1. Cf. J. Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1967, p. 409-428.
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Une relecture de La voix et le phénomène
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Société française de philosophie le 27 janvier 1968 2 et « Ousia et Grammè », texte d’abord paru en 1968 dans L’endurance de la pensée, recueil dédié à Jean Beaufret 3, qui avait enseigné à l’École normale au cours des années pendant lesquelles Derrida y était étudiant. Sans revenir sur les étapes de son interprétation de la phénoménologie husserlienne de 1954 à 1967, qui fait l’objet du premier texte de ce volume 4, ni sur la question du rapport entre Heidegger et Derrida au sujet du jeu et de la différence qui sera traitée plus loin 5, on se propose simplement ici de s’interroger sur les deux thèmes fondamentaux de pensée que Derrida a trouvés chez Husserl et qui constituent la base de son projet de déconstruction du logocentrisme et du phonocentrisme. ***
Le premier de ces thèmes se trouve dans L’origine de la géométrie, là où Husserl, après avoir affirmé l’indépendance de l’objectivité idéale à l’égard de son expression linguistique, montre, dans un renversement soudain, que non seulement l’incarnation linguistique, mais l’écriture elle-même sont le medium indispensable de la constitution de la vérité et des objets idéaux 6. L’écriture a toujours été considérée comme ce qui donne une certaine permanence à ce qui est dit, et, de la même manière, Husserl voit en elle ce qui confère aux idéalités un être perpétuel. Mais comme Derrida le souligne bien, un tel être perpétuel, qui n’a rien à voir avec une
2. D’abord publiée dans le Bulletin de la Société française de philosophie, vol. LXII, n° 3, juillet-septembre 1968, et repris dans Marges. De la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 1-29. 3. Cf. L’endurance de la pensée. Pour saluer Jean Beaufret, Paris, Plon, 1968, p. 219-259. Repris dans Marges. De la philosophie, op. cit., p. 31-78. 4. Voir à ce sujet « Finitude et répétition chez Husserl et Derrida ». 5. Voir « Derrida et Heidegger : La question de la différence ». 6. Cf. E. Husserl, L’origine de la géométrie, traduction et introduction de J. Derrida, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1962, p. 83.
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infinité actuelle, n’est que la forme pure de l’itération infinie 7, de sorte que l’ouverture à l’infinité qui prend place dans l’histoire humaine sous la forme de la géométrie, c’est-à-dire de la philosophie – laquelle n’est rien autre pour Husserl que la capacité de neutraliser la facticité empirique – n’est nullement l’ouverture à un royaume anhistorique d’entités éternelles, mais au contraire à ce que Derrida nomme, à l’aide d’une expression empruntée à un manuscrit de Husserl, une « histoire transcendantale », l’histoire paradoxale de ce qui demeure identique et peut être indéfiniment répété. Ce renversement soudain de Husserl constitue le principal intérêt de ce court manuscrit, comme Merleau-Ponty fut le premier à le souligner, en particulier dans son cours de 1959-1969 8, mais pour Merleau-Ponty, s’il y a bien là un « geste décisif 9 », il continue à prendre place à l’intérieur du langage, dans la mesure où l’apparition de l’écriture n’est rien autre qu’une « mutation essentielle du langage 10 », alors que Derrida considérera plus tard le même « geste » comme la base de sa propre inversion de la relation entre parole et écriture. Cela impliquera une rupture avec Husserl aussi bien qu’avec la phénoménologie, car, comme il le soulignera dans La voix et le phénomène, l’écriture est encore pour Husserl un mode de la parole, ce qui veut dire qu’il demeure prisonnier du « phonocentrisme traditionnel de la métaphysique », dans la mesure où l’écriture étant pour lui exclusivement une écriture phonétique, elle permet à tout moment la réactivation de la parole dans l’écriture, de l’expression dans l’indication 11. Ceci nous renvoie au second thème de pensée découvert dans la phénoménologie de Husserl qui amènera Derrida sur le 7. Ibid., p. 48. 8. M. Merleau-Ponty en donne un premier commentaire dans son cours du collège de France intitulé « Husserl aux limites de la phénoménologie » (cf. M. Merleau-Ponty, Résumés de cours, Paris, Gallimard, 1968, p. 157 sq.). 9. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 83. 10. Résumés de cours, op. cit., p. 166. 11. J. Derrida, La voix et le phénomène, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1967, p. 90-91.
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chemin d’une grammatologie, à savoir l’analyse du soliloque qui prend place dans la première Recherche logique à la lecture de laquelle Derrida dédiera son célèbre essai de 1967 – un essai qui, en dépit de tous les commentaires qu’il a suscités dans le monde, n’a peut-être pas encore été réellement lu, c’est-à-dire interrogé et discuté. Mais, bien qu’il constitue une œuvre tout à fait originale, il nous faut cependant le replacer dans son contexte spécifique, Derrida ayant toujours été très perméable aux influences extérieures. Il nous faut donc brièvement rappeler que cette période, qui a vu le développement du structuralisme en France, a été marquée par l’intérêt porté par les philosophes à la linguistique, et en particulier au Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, qui avait été publié en 1916, mais qui fut redécouvert par Claude Lévi-Strauss, Maurice Merleau-Ponty et Roland Barthes au cours des années 1950. C’est ce qui explique que le problème du signe soit également l’objet de l’enquête derridienne en 1966, une enquête qui va dans deux directions différentes : dans une direction proprement philosophique, avec La voix et le phénomène, dont le sous-titre est précisément « Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl », et dans une direction scientifique et anthropologique, avec la première partie de De la grammatologie, qui est le développement d’un essai consacré au commentaire de trois livres traitant du problème historique de l’origine de l’écriture 12. La préférence sera plutôt donnée dans ce qui suit à la direction philosophique et phénoménologique de l’enquête derridienne. Dans La voix et le phénomène, Derrida tentait d’expliquer pourquoi Husserl, qui a constamment affirmé que les objets idéaux ne peuvent être trouvés que dans des énoncés et que non seulement le langage parlé, mais aussi l’écriture, étaient requis pour leur constitution, a considéré dans la première Recherche logique que, dans le soliloque, dans le discours intérieur, nous ne faisons usage d’aucun langage de fait, dans la mesure où 12. Cf. J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1967, « Avertissement », p. 7, note 1.
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nous ne sommes pas situés dans l’espace de l’indication et de la communication, mais dans celui de l’expression pure, « expression » signifiant ici proximité immédiate de la pleine présence du signifié. Dans le soliloque, je ne me parle pas à moi-même de la même façon que je le fais avec les autres, je ne m’indique rien à moi-même, parce qu’il n’y en a alors nul besoin, et cette inutilité de la communication intérieure provient, comme le dit Derrida, de « la non-altérité, la non-différence dans l’identité de la présence comme présence à soi 13 ». Mais nous ne pouvons évidemment pas trouver chez le penseur du « présent vivant » l’idée d’une simple identité à soi du présent identifié au maintenant, et comme Derrida l’explique, la présence du présent perçu « compose continûment avec une non-présence et une non-perception », c’est-à-dire avec la rétention et la protention 14. Cela signifie par conséquent qu’il y a bien une altérité dans la présence à soi du sujet, altérité qui est la condition même de la présence et de la présentation, dans la mesure où seule une conscience non instantanée peut être conscience de quelque chose d’autre qu’elle-même. Il est donc possible de tomber d’accord avec Derrida lorsqu’il dit que cette relation à la non-présence dans le présent vivant « détruit toute possibilité d’identité à soi dans la simplicité 15 », mais cela ne signifie pourtant pas qu’il n’y ait plus de différence entre la rétention et la représentation, le souvenir primaire et le souvenir secondaire, et que la représentativité du signe et de l’indication puissent déjà se trouver dans la relation à soi du sujet. Il y a bien en vérité un « abîme » qui sépare la rétention et la représentation, dans la mesure où la conscience a besoin, afin de re-présenter quelque chose, d’être déjà constituée, ce qui n’est possible que sur la base de la rétention, la rétention étant quelque chose d’essentiellement différent de la répétition du passé immédiat. Comme Merleau-Ponty le montre dans son analyse de la phénoménologie husserlienne de la conscience intime du temps, il n’y 13. La voix et le phénomène, op. cit., p. 65. 14. Ibid., p. 72. C’est Derrida qui souligne. 15. Ibid., p. 73.
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a pas d’instants discrets qui « sont successivement », comme nous pourrions l’imaginer à la vue du diagramme du temps que trace Husserl, mais ils « se différencient l’un de l’autre » de sorte qu’« il y a là, non pas une multiplicité des phénomènes liés, mais un seul phénomène d’écoulement 16 ». En d’autres termes, le « mystère » du temps provient de son essentielle continuité, qui doit être pensée comme un processus de différenciation, comme « un éclatement, une désintégration », « une fuite général hors du Soi » ou « comme dit Heidegger, une “ek-stase” 17 ». Il ne semble donc pas possible, comme le fait Derrida, de chercher la « racine commune » de la rétention et de la représentation « dans la possibilité de la ré-pétition sous sa forme la plus générale, la trace au sens le plus universel 18 ». Le mot « trace » apparaît ici sans autre explication, mais dans De la grammatologie, où le mot est souvent utilisé et constitue le concept central, Derrida indique que le choix de ce terme lui a été imposé par des discours contemporains. Le premier nom qu’il mentionne à ce sujet, et qui est de loin le plus important, est celui de Levinas, avant ceux de Nietzsche et Freud 19. Certes, Derrida précise que cette notion est prise ici, par delà Levinas, dans une intention heideggérienne, afin d’ébranler ce qu’il nomme alors la « métaphysique de la présence ». C’est néanmoins la signification levinassienne de la trace qui demeure la base de la notion proprement derridienne de trace, qui est définie comme étant marquée « par le rapport à l’autre 20 » et comme « retenant l’autre comme autre dans le même » comme le fait la rétention 21. Par opposition à Merleau-Ponty, qui montre comment Husserl transforme la « ligne » du temps en un « réseau d’intentionnalités 22 », et qui fait une claire distinction entre les « synthèses d’identification » 16. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 479. C’est Merleau-Ponty qui souligne. 17. Ibid., p. 479-480. 18. La voix et le phénomène, op. cit., p. 75. 19. De la grammatologie, op. cit., p. 102-103. 20. Ibid., p. 69. 21. Ibid., p. 92. 22. Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 477.
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que requiert le souvenir secondaire et les « synthèses de transition » qui constituent la rétention en tant que telle 23, Derrida considère que la « dialectique » husserlienne de la rétention et de la protention ne fait que « compliquer la structure du temps tout en lui conservant son homogénéité et sa successivité fondamentales », de sorte que Husserl en reste à un modèle linaire du temps 24. Dans le chapitre de la Phénoménologie de la perception consacré à la temporalité, Merleau-Ponty tente d’unir, peut-être de manière trop rapide, les conceptions husserlienne et heideggérienne du temps en mettant l’accent sur le fait qu’« il n’est pas besoin d’une synthèse qui réunisse du dehors les tempora en un seul temps 25 ». Derrida voudrait plutôt pour sa part opposer ces deux conceptions et, du moins dans De la grammatologie, il identifie la conception linéaire du temps, qui, selon lui, commande encore la phénoménologie husserlienne de la conscience intime du temps, à ce que Heidegger a nommé le « concept vulgaire du temps 26 ». Il est en fait tout à fait possible de penser que l’analyse husserlienne de la temporalité en tant qu’elle est fondée sur l’expérience musicale ne représente qu’une re-construction artificielle de l’expérience proprement temporelle, ou comme le dit Gérard Granel qu’elle ne livre qu’« une maquette ontique de la vérité ontologique 27 ». Mais ce qui doit être questionné dans l’analyse husserlienne n’est nullement sa thèse de la continuité fondamentale du temps, mais plutôt le fait qu’il tente de donner une représentation de ce qui se retire de manière essentielle, à savoir cette transition elle-même qu’est 23. Ibid., p. 478 et 480. 24. De la grammatologie, op. cit., p. 97-98. 25. Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 481. 26. De la grammatologie, op. cit., p. 105. 27. Cf. G. Granel, Le sens du temps et de la perception chez E. Husserl, Paris, Gallimard, 1968, p. 112. Rappelons ici que Gérard Granel et Jacques Derrida firent leurs études en même temps à l’École normale de la rue d’Ulm et qu’ils étaient à cette époque des amis proches. Granel a écrit l’un des tout premiers textes consacrés à Derrida, lequel fut publié en 1967 dans Critique, de sorte qu’il est fort probable que de son côté aussi, Derrida ait eu connaissance des recherches que Granel consacrait à Husserl en cette même période.
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le temps. Husserl était en effet pleinement conscient du fait que, pour décrire la temporalité, « les noms nous font défaut », de sorte que seules des métaphores, c’est-à-dire des modèles ontiques, peuvent être utilisés dans ce cas 28. La question est alors : est-il possible de considérer, comme le veut Derrida, la rétention et la représentation comme « deux modifications de la non-perception 29 » sans présupposer une discontinuité générale du temps ? En disant que la rétention est perception et que le souvenir secondaire est représentation, à savoir présentation seconde du passé, Husserl veut dire qu’il y a une fusion du passé et du présent dans la rétention qui ne permet d’établir entre eux aucune distance. Comme il l’explique, la rétention n’est pas une représentation, parce que c’est un processus qui consiste en une sorte plus originelle de l’intentionnalité que l’intentionnalité représentative, une « fungierende Intentionalität », une intentionnalité opérante, qui opère longitudinalement et est le fondement de la conscience elle-même 30. Une telle intentionnalité est « consciente » au sens où elle appartient à la conscience, mais elle n’est pas objective. C’est la raison pour laquelle Husserl déclare que la « rétention d’un contenu inconscient est impossible », car tout contenu étant en lui-même déjà « originairement conscient » (urbewusst), il serait dépourvu de sens de supposer qu’il devienne conscient seulement par la suite 31. Derrida cite ce passage 32 afin de montrer que la phénoménologie rejette « l’“après-coup” du devenir conscient d’un “contenu inconscient”, c’est-à-dire la structure de la temporalité impliquée par tous les textes de Freud 33 ». Le nom de Freud apparaît 28. Cf. E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, Puf, 1954, § 36, p. 99. 29. La voix et le phénomène, op. cit., p. 73. 30. Ibid., § 39, p. 107. 31. E. Husserl, Zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins, Den Haag, Nijhoff, 1966, Beilage IX, p. 119 ; trad. fr. Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, Puf, 1964, p. 160-161. 32. Derrida reproduit ici une erreur de lecture du traducteur, Henri Dussort, qui a transformé l’adjectif « urbewusst » en « unbewusst ». 33. La voix et le phénomène, op. cit., p. 71.
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ici de manière soudaine, mais Derrida renvoie en note à son texte « Freud et la scène de l’écriture », d’abord publié en 1966 dans Tel Quel et repris en 1967 dans L’écriture et la différence. Dans ce texte, afin d’expliquer la Nachträglichkeit freudienne, Derrida fait usage du concept de « retard originaire » dont il rappelle en note qu’il s’est « imposé » à lui dans sa lecture de L’origine de la géométrie de Husserl 34. Si nous revenons alors à l’introduction de 1962, nous trouvons dans les dernières pages, où apparaît de manière explicite le motif de la différence, l’énoncé suivant : « Que le retard soit la destinée de la Pensée elle-même comme Discours, seule une phénoménologie peut le dire et faire affleurer en une philosophie 35 ». Dans les premières pages, il déclarait que ce retard n’est thématisé par la phénoménologie que dans la mesure où la réduction, la méthode de la phénoménologie, « a besoin, comme de son point de départ, du résultat constitué qu’elle neutralise 36 ». Derrida a trouvé chez Husserl lui-même l’idée d’une « complication originaire de l’origine 37 » : à savoir le fait que le sens originaire ne peut être déchiffré que de manière rétroactive dans le produit final d’un développement historique 38. Il reconnaît donc qu’il y a une « authenticité du retard et de la limitation phénoménologiques » et en conclut que « la Réduction n’est que la pensée pure de ce retard, la pensée pure en tant qu’elle prend conscience de soi comme retard en une philosophie 39 », une philosophie qui n’est rien autre que la ré-pétition dans le discours de l’originaire. ***
34. L’écriture et la différence, op. cit., p. 302. 35. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 170. 36. Ibid., p. 20. 37. C’est l’expression de Derrida lui-même dans l’Avertissement au texte de son mémoire de maîtrise de 1954, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, Puf, 1990, p. VI. 38. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 170. 39. Ibid.
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Que se passa-t-il donc entre 1962 et 1967 qui pourrait expliquer que la phénoménologie soit maintenant considérée comme incapable de penser le retard originaire et doive par conséquent être intégrée à la « métaphysique de la présence » ? Ce n’est pas seulement la lecture de Freud et la reconnaissance de la psychanalyse en tant que faisant partie, comme la linguistique, de ces « sciences » qui, ne sont plus « dominées par les questions d’une phénoménologie transcendantale ou d’une ontologie fondamentale 40 », de sorte qu’elle peut être considérée comme ayant un « sens archontique » dans la mesure où elle traite de la constitution et de la valeur des objets de manière non théorique et formelle 41. Car Derrida n’a jamais accepté les dogmes de la métapsychologie freudienne et a toujours mis en question la notion même d’inconscient sans jamais néanmoins la laisser complètement de côté, mais plutôt en essayant de la comprendre de manière non métaphysique 42. Comme il l’explique dans « La différance », Freud a donné le nom d’inconscient à une altérité qui ne peut jamais être présentée comme telle et considérée comme « une conscience virtuelle ou masquée », de sorte que « le discours métaphysique de la phénoménologie est inadéquat » pour décrire « cette altérité radicale par rapport à tout mode possible de présence 43 ». La phénoménologie est un discours métaphysique à ses yeux parce qu’elle comprend le processus temporel comme une unité et une continuité alors qu’avec l’altérité de l’inconscient nous avons affaire à « un “passé” qui n’a jamais été présent 44 », expression qui est explicitement empruntée ici à Levinas, qui dans « La trace de l’Autre » explique
40. De la grammatologie, op. cit., p. 35. C’est Derrida qui souligne. 41. Ibid., p. 132. 42. Voir par exemple ce qu’il en dit dans J. Derrida/E. Roudinesco, De quoi demain…, Paris, Flammarion, 2003, p. 279-280. 43. J. Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 21. 44. Ibid.,p. 22.
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que la face de l’Autre est « un passé immémorial », « un passé absolu qui réunit tous les temps 45 ». Comme Derrida le rappelle dans un texte dédié à Ricœur quelques mois avant sa mort, ce fut à l’occasion d’une visite chez Ricœur en 1961 qu’il entendit ce dernier parler avec enthousiasme de Totalité et infini, la thèse que Levinas allait bientôt être soutenir et que Ricœur, qui faisait partie de son jury, était en train de lire. C’est ainsi, explique Derrida que, dès le livre publié, il se plongea dans sa lecture 46. Dans l’essai, au demeurant fort critique, qu’il lui consacra dans les mois qui suivirent et qui fut publié en 1964 sous le titre « Violence et métaphysique », Derrida désirait apparemment encore défendre Husserl contre Levinas en affirmant que « la notion d’un passé dont le sens ne pourrait être pensé dans la forme d’un présent (passé) marque l’impossible-impensableindicible non seulement pour une philosophie en général, mais même pour une pensée de l’être qui voudrait faire un pas hors de la philosophie 47 ». Il insistait en effet sur la nécessité de comprendre l’absolue identité du « présent vivant » comme « identité à soi de la non-identité à soi » et tentait de montrer que la cinquième Méditation cartésienne pouvait résister à la critique levinassienne en rappelant que la question de l’antériorité en ce qui concerne la constitution de l’altérité propre et celle de l’altérité de l’autre était « une fausse question » (ibid.). Mais en 1967, dans La voix 45. E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967, p. 198 et 201. En fait l’expression « un passé originel, un passé qui n’a jamais été présent » peut déjà être trouvée sous la plume de Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 280) en relation non pas à l’autre, mais au fonds irréfléchi toujours présupposé par la réflexion. Levinas emploie l’expression de « passé irréductible à un présent qu’il eût été » dans un texte beaucoup plus tardif, « Diachronie et représentation » (Entre nous. Essai sur le penser à l’autre, Paris, Grasset, 1991, p. 41). 46. Cf. J. Derrida, « La parole », Ricœur, Paris, L’Herne, 2004, p. 21-22. C’est en 1961, et non comme l’écrit Derrida, en 1962 que parut Totalité et infini. 47. L’écriture et la différence, op. cit., p. 194. Comme il l’indique en note au début de son essai (op. cit., p. 117), Derrida ne put faire que de brèves allusions à « La trace de l’Autre », texte qui a été publié en 1963, pendant la période où Derrida écrivait « Violence et métaphysique ».
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et le phénomène, il se situe lui-même non plus à l’intérieur de la phénoménologie et de la philosophie, mais à leurs « marges », dans une proximité à la fois avec l’« hétérologie » lévinassienne et la « de-struction » heideggérienne de l’onto-théologie. Il reconnaît qu’« il n’y a d’ailleurs aucune objection possible, à l’intérieur de la philosophie, à l’égard du privilège du maintenant-présent » qui « définit l’élément même de la pensée philosophique » et oppose la « philosophie de la présence » à ce qu’il tente lui- même de promouvoir sous le nom de « pensée de la non-présence 48 ». Il semble donc que, de manière non explicite, entre 1962 et 1967 Derrida en soit venu à adopter la conception levinassienne du temps comme « diachronie » et relation à l’« infini de l’absolument Autre 49 » et qu’il l’a suivi dans son « évasion » hors de la pensée traditionnelle de l’être 50. Husserl est maintenant accusé de participer « au désir [métaphysique] obstiné de sauver la présence et de réduire ou de dériver le signe 51 » et la trace est dite être « plus vieille que la présence 52 », la non-identité à soi étant considérée comme l’« origine » de l’identité à soi. Mais cette altérité dans le soi n’est pas pour Derrida immédiatement reliée à l’altérité de l’autre sujet, comme c’est le cas pour Levinas, mais à l’altérité de la mort et de la contingence de l’existence de fait, laquelle est dissimulée dans la croyance métaphysique que la présence est la forme universelle de la vie transcendantale : « C’est donc le rapport à ma mort (à ma disparition en général) qui se cache dans cette détermination de l’être comme présence, idéalité, possibilité absolue de répétition 53 ». Comme Derrida l’explique dans l’introduction à La voix et le phénomène, la phénoménologie husserlienne est une philosophie de la vie qui 48. La voix et le phénomène, op. cit., p. 70. 49. Voir la préface de 1979 à Le temps et l’autre, Paris, Puf, 1983, p. 10. 50. Voir le premier livre de Levinas, De l’évasion, Montpellier, Fata Morgana, 1982. 51. La voix et le phénomène, op. cit., p. 57. 52. Ibid., p. 76. 53. Ibid., p. 60. C’est Derrida qui souligne.
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ne voit dans la mort qu’un accident mondain et qui découvre, comme le fait la métaphysique tout entière, à l’intérieur même de la vie la possibilité d’une duplication entre deux niveaux d’expérience qui forme la base de la différence entre ego empirique et ego transcendantal. Mais cela ne veut cependant pas dire que cette duplication doive être comprise comme une nouvelle forme de platonisme, car l’ego transcendantal n’est pas un double ontologique de l’ego empirique, il demeure au contraire de manière paradoxale identique à celui-ci, en dépit de sa transcendantalité. Et cette transcendantalité peut être découverte dans le langage luimême, qui, comme Derrida l’affirme, est ce qui semble « unir la vie et l’idéalité 54 ». En 1962, il avait déjà remarqué que le langage constituait l’élément même de la réduction, dans la mesure où il opère une neutralisation spontanée de toute facticité, la parole étant en elle-même « la pratique d’une eidétique immédiate 55 ». Mais ce pouvoir de donner la mort que possède le langage, qui, comme Derrida le souligne, a déjà été thématisé par Hegel et les poètes français Mallarmé et Valéry, qui ont été marqués par l’hégélianisme, n’est que le revers de son pouvoir constitutif par lequel il ouvre le royaume infini de l’idéalité. En 1962, Derrida expliquait que le mot a une valeur idéale parce qu’« il ne se confond avec aucune de ses matérialisations empiriques, phonétiques ou graphiques 56 » qui sont considérées comme également factuelles et mondaines. En 1967, la parole et l’écriture ne sont plus mises au même niveau et il insiste maintenant sur le fait qu’en prononçant un mot, je m’élève au niveau de son contenu idéal, qui peut être indéfiniment répété de sorte que la parole apparaît alors comme le moyen par lequel je peux surmonter ma facticité et ma mortalité propres, l’idéalité étant, selon ses propres termes, « le salut ou la maîtrise de la présence dans la répétition 57 ».
54. Ibid., p. 9. C’est Derrida qui souligne. 55. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 58. 56. Ibid. 57. La voix et le phénomène, op. cit., p. 8.
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À partir de là, on pourrait considérer que l’opération d’idéalisation par laquelle le sujet parlant devient en quelque sorte immortel ne concerne que la structure logique et grammaticale du langage et non ses manifestations sensibles dans la parole et l’écriture. Mais l’élément phonétique du langage n’appartient pas entièrement au sensible, car, comme Saussure l’a montré, il y a une différence entre le « mot réel » et son « image acoustique », et c’est seulement cette dernière, en tant qu’« impression psychique » qui constitue le signifiant. La différence entre le signifiant et le signifié ne coïncide donc pas avec la différence entre le sensible et l’intelligible, de sorte que le signe devient dans sa totalité une réalité interne. Saussure peut donc à bon droit déclarer que « sans remuer les lèvres ou la langue, nous pouvons nous parler à nous-mêmes ou nous réciter mentalement une pièce de vers 58 ». La possibilité du discours intérieur est ainsi assurée. Mais il faut cependant préciser que le présupposé est ici la distinction que fait Saussure entre la langue et la parole, distinction qui peut ne pas être considérée comme le dernier mot au sujet du l’essence du langage. Pour Saussure en effet, « les organes vocaux sont aussi extérieurs à la langue que les appareils électriques qui servent à transmettre l’alphabet Morse sont étrangers à cet alphabet 59 », de sorte que pour lui, au contraire de Humboldt, l’articulation sémantique et l’articulation phonétique sont séparées 60. Certes Humboldt aussi comprend le langage sur la base à la fois de la bouche et de l’oreille, comme le fait Derrida, qui, dans sa lecture de Husserl, met l’accent sur le fait que « quand je parle, il appartient à l’essence phénoménologique de cette opération que je m’entende dans le temps que je parle 61 ». Mais ce qui constitue de manière 58. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1916, p. 98. Cité par Derrida dans La voix et le phénomène, op. cit., p. 51. 59. Cours de linguistique générale, op. cit., p. 36. 60. Sur la conception humboldtienne du langage et de la voix, je me permets de renvoyer aux pages qui en traitent dans mon ouvrage, Dire le temps, Esquisse d’une chrono-logie phénoménologique, La Versanne, Encre Marine, 1994, p. 98-107. 61. La voix et le phénomène, op. cit., p. 87. C’est Derrida qui souligne.
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essentielle le langage, c’est, pour Humboldt, le phénomène d’articulation qui requiert la « résonance vivante » de la voix, de sorte qu’il n’y a pas pour lui de séparation entre langue et parole. Si de là nous revenons à Husserl, il nous faut reconnaître qu’il fait une différence stricte entre le processus logique de signification et le processus mondain de la parole. Comme Derrida le souligne, le signifiant, qui est encore une « impression psychique » pour Saussure, devient pour Husserl un composant non réal de l’expérience vivante, tout comme le signifié, c’est-à-dire le noème 62. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’user de mots réels dans le soliloque, parce que je ne communique rien à moimême et je n’ai donc pas à passer par le monde afin d’indiquer ma pensée à un autre. Mais une telle description du soliloque n’est valable que sous la présupposition selon laquelle le processus de pensée n’implique pas nécessairement la prononciation de mots, ce qui veut dire que la pure expression existe bel et bien. Cette description n’est donc valable que pour l’interprétation phénoménologique de la voix, c’est-à-dire pour la voix phéno ménologique, que Derrida, dès l’introduction, définit comme « cette chair spirituelle qui continue de parler et d’être présente à soi – de s’entendre – en l’absence du monde 63 », mais non pour la voix en tant que telle. Heidegger, lui aussi, était encore dans Être et Temps sous la dépendance de cette conception phénoménologique du langage lorsqu’il expliquait dans le § 18 que le Dasein « peut découvrir quelque chose comme des “significations”, qui, de leur côté, fondent à leur tour, l’être possible de la parole et du langage », comme le montre bien l’apostille qu’il a ajoutée par la suite en marge de cette phrase et qui dit : « Faux. Le langage n’est pas en surélévation, mais il est le déploiement originel de la vérité en tant que Là 64. » Le langage dans Être et Temps n’est pas, comme ce sera le cas plus tard, après le « tournant », un phénomène 62. Ibid., p. 52. 63. Ibid., p. 15-16. C’est Derrida qui souligne. 64. M. Heidegger, Sein und Zeit, Francfort, Klostermann, 1977, GA 2, p. 87, note 1.
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originel, mais, selon l’expression husserlienne, un phénomène « fondé », dont la fondation ontologique et existentiale doit être cherchée dans le discours, et la différence que Heidegger fait ici entre langage (Sprache) et discours (Rede) est analogue à celle que fait Husserl entre indication et expression. Mais même là, l’analyse du phénomène de la voix qui prend place dans les § 55-59 de la deuxième section de Être et Temps n’est pas comprise, comme c’est le cas dans le soliloque husserlien, comme absolue proximité de soi à soi. Il est vrai que la relation du Dasein à lui-même peut seulement prendre la forme de la « voix de la conscience ». Et Heidegger insiste à cet égard sur le fait que cette manière de parler de la voix ou de l’appel de la conscience n’est nullement une métaphore, précisément parce qu’il n’est pas essentiel au discours d’être effectivement prononcé. Le mot allemand Stimme n’a d’ailleurs pas le sens vocal de la phonè grecque, mais signifie simplement « donner-àcomprendre 65 ». C’est pourquoi la voix et l’appel peuvent être des modes du discours et non pas seulement du langage, exactement de la même manière que l’écoute, qui ne veut pas dire d’abord perception acoustique. Mais la voix insonore de la conscience, parce qu’elle a le caractère d’un appel, ne peut pas simplement être comprise sur le mode de la présence à soi immédiate, car un appel vient du lointain et est lancé vers le lointain (aus der Ferne in die Ferne). La présence à soi du Dasein – et non pas du sujet transcendantal – ne peut qu’avoir le sens d’une proximité dans la distance, parce que cette auto-affection qu’est l’expérience de l’appel de la conscience n’a pas lieu dans l’intimité de la vie solitaire, mais dans la quotidienneté, c’est-à-dire chez un être préoccupé par le monde et dont le soi n’est pas pure intériorité, mais temporalisation, c’est-à-dire différance et différenciation par rapport à soi. L’étrangeté ou l’altérité ici – die Unheimlichkeit, ce sentiment de ne pas être chez soi 66 – vient du caractère étranger de la voix qui appelle. Certes, dans l’appel de la conscience, c’est 65. Ibid., p. 271. 66. Ibid., p. 276.
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bien le Dasein lui-même et non pas un être transcendant qui appelle, et l’être qui appelle est en même temps celui qui est appelé. Mais l’appel advient de manière abrupte et involontaire : « cela » appelle (« Es » ruft) 67, et pourtant il ne s’agit pas de l’appel d’un autre. Cela veut par conséquent dire que la voix qui appelle ne peut pas provenir de l’intérieur du monde, du Dasein qui dans la quotidienne est immergé dans un monde familier. Néanmoins, elle ne vient pas d’un ailleurs situé hors du monde, elle vient du Dasein en tant que jeté dans le monde dont la relation au monde n’est pas la familiarité, mais le sentiment de ne pas être chez lui, à savoir l’angoisse 68. La voix qui appelle, étrangère à la quotidienneté, est cependant amicale, au sens où elle appelle le Dasein à son pouvoir-être le plus propre 69. La voix et le langage ne sont donc pas pour Heidegger ce qu’ils sont pour Husserl, à savoir l’élément de l’idéalité. Cela devient plus évident encore après Être et Temps. Dans une apostille ajoutée par la suite en marge du § 34, où il est question de la relation entre discours et langage, Heidegger souligne que « Pour le langage, l’être-jeté est essentiel 70 ». Et dans Acheminement vers la parole, nous pouvons lire la phrase suivante : « Le rapport d’essence entre mort et parole jaillit tel un éclair, mais il est encore impensé 71. » Pour Derrida, un tel rapport d’essence ne peut exister qu’entre l’écriture et la mort, la complicité entre l’idéalisation et la voix demeurant « indéfectible » chez Husserl 72. Mais en même temps, il semble bien que ce qui est dit dans La voix et le phénomène au sujet de la voix phénoménologique est valable pour la voix en tant que telle. Derrida explique par exemple que dans la voix, le corps sensible du signifiant « semble s’effacer dans le moment où il se
67. Ibid., p. 275. 68. Ibid., p. 276 et 189. 69. Ibid., p. 163. 70. Ibid., p. 161. 71. M. Heidegger, Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, p. 201. 72. La voix et le phénomène, op. cit., p. 84.
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produit 73 », de sorte que l’acte vivant de la parole « ne risque pas la mort 74 ». La différence principale entre la parole et l’écriture réside cependant dans le fait que, comme le dit Husserl, l’écriture est une « communication devenue pour ainsi dire virtuelle », la communication écrite étant possible en l’absence de tout sujet actuel 75. Mais pour Husserl l’écriture demeure un moyen de communication. Pour Derrida, elle devient le « nom courant de signes qui fonctionnent malgré l’absence totale du sujet par (delà) sa mort », la mort de l’écrivain et la disparition de l’objet qu’il décrivait n’étant pas susceptibles d’empêcher un texte de « vouloir-dire 76 ». Il apparaît clairement ici que même si la parole implique une altérité à l’égard de soi-même, seule l’écriture peut réellement être détachée du sujet vivant. En même temps, l’écriture devient quelque chose de plus général qui concerne aussi la parole dans la mesure précisément où celle-ci n’est plus considérée dans une perspective phénoménologique, c’est-à-dire philosophique. Ceci explique l’apparition soudaine du terme d’« archi-écriture » à la fin du chapitre consacré à la voix, où Derrida veut montrer, contre Husserl, que « le s’entendre parler n’est pas l’intériorité d’un dedans clos sur soi », mais « l’ouverture irréductible dans le dedans, l’œil et le monde dans la parole 77 ». C’est seulement dans De la grammatologie qu’il deviendra évident qu’« il ne s’agit pas de réhabiliter l’écriture au sens étroit, ni de renverser l’ordre de dépendance [entre parole et écriture] 78 ». L’archi-écriture inclut par conséquent à la fois l’écriture au sens 73. Ibid., p. 86. On pourrait aisément montrer que nous faisons l’expérience du même phénomène aussi bien dans l’écriture que dans la lecture, du fait que nous ne visons jamais de manière expresse l’« extériorité » sensible du graphisme en tant que telle. Cela est vrai même dans le cas de la poésie, dans la mesure où l’élément sensible, son ou écriture, n’est jamais considéré indépendamment de son sens. Et cela reste valable pour une écriture non phonétique. 74. Ibid., p. 87. 75. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 84. 76. La voix et le phénomène, op. cit., p. 104. 77. Ibid., p. 96. 78. De la grammatologie, op. cit., p. 82.
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« étroit » et la parole, dans la mesure où en chacune d’elles nous trouvons le même mouvement de différance nommé « trace » qui ouvre la temporalisation du temps comme « espacement 79 ». Derrida indique qu’il continue malgré tout de la nommer simplement « écriture », « parce qu’elle communique essentiellement avec le concept vulgaire de l’écriture », lequel « n’a pu historiquement s’imposer que par la dissimulation de l’archi-écriture 80 ». Une telle décision est lourde de conséquence, car elle aura, en particulier parmi les soi-disant « derridiens » l’effet d’augmenter l’ambiguïté du terme d’« écriture » qui est aujourd’hui l’objet d’une « inflation » pire encore que ce n’était le cas, comme Derrida le soulignait, du mot « langage » en 1967 81. Ce qui ne devrait pourtant pas être oublié, c’est le fait que les termes de trace et d’archi-écriture ne peuvent pas être utilisés à titre d’outils conceptuels – et il en va de même du terme de « différance », qui n’est, explique Derrida, pas même un mot – parce qu’ils ne peuvent pas être décrits dans le champ de la métaphysique et demeurent, comme noms d’une non-origine, totalement « inouïs 82 », de sorte qu’« une phénoménologie de l’écriture est impossible 83 ». Car ce qu’implique l’écriture en tant qu’archi-écriture n’est rien autre que la mort elle-même, dans la mesure où le rapport à la mort constitue la « structure concrète du présent vivant 84 ». Comme l’explique Derrida dans La voix et le phénomène, si l’intention du vouloir-dire peut fonctionner « à vide » et s’il n’est nul besoin de recourir à l’intuition pour comprendre un énoncé, comme le déclare Husserl, cela veut dire que « ma mort est structurellement nécessaire au prononcé du Je » et cela est valable même en présence d’une intuition pleine et actuelle de moi-même 85. 79. La voix et le phénomène, op. cit., p. 96. 80. De la grammatologie, op. cit., p. 83. 81. Ibid., p. 16 sq. 82. Ibid., p. 95. 83. Ibid., p. 99. 84. Ibid., p. 103. 85. La voix et le phénomène, op. cit., p. 108. C’est Derrida qui souligne.
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Nous rencontrons par conséquent ici l’idée paradoxale que la parole requiert la mort du sujet parlant, la parole en tant que telle et non pas seulement l’écriture, et Derrida insiste sur le fait que c’est là « l’histoire ordinaire du langage », de sorte que « l’anonyme du Je écrit, l’impropriété du j’écris » est la situation normale de tout sujet parlant 86. Le langage peut être nommé « écriture », parce que, comme elle, il implique la mort du locuteur, son absence radicale. Selon Derrida, si Husserl ne tire pas la même conclusion des prémisses qui sont celles de sa « grammaire pure logique » en tant qu’elle est fondée sur le principe de l’indépendance de l’intention et de l’intuition, c’est parce que « le motif de la présence pleine, l’impératif intuitionniste et le projet de connaissance continuent de commander […] l’ensemble de la description 87 ». Il est vrai que la pensée de Husserl demeure prisonnière du schème de la relation sujet-objet et qu’il continue à définir « le sens en général à partir de la vérité comme objectivité », ce qui pourrait effectivement mener « à rejeter dans le non-sens absolu tout langage poétique transgressant les lois de cette grammaire 88 ». Mais le problème ici, c’est qu’une telle « métaphysique de la présence » n’est pas le fait des seuls philosophes, mais peut aussi, à l’inverse de ce que pense Derrida, être le partage des poètes, qui pourraient ne pas être enclins à renoncer, même lorsqu’ils jouent avec les mots, à dire quelque chose, et pour lesquels, comme il est dit dans un poème bien connu de Stefan George, « Aucune chose n’est, là où manque le mot 89 ». Certes, dans toutes les formes de signification non discursives – et nous pourrions ajouter dans tous les genres d’énoncés qui ne relèvent pas du logos apophantikos –, il y a « des ressources du sens qui ne font pas signe vers l’objet possible 90 », mais cela n’implique pas qu’ils ne se réfèrent pas aux « choses elles-mêmes ». 86. Ibid. 87. Ibid., p. 109. 88. Ibid., p. 111. 89. Voir le commentaire que donne Heidegger de ce poème dans Acheminement vers la parole, op. cit., p. 205 sq. 90. La voix et le phénomène, op. cit., p. 111.
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Les mots sont ici un moyen de dire une autre sorte de présence que la présence objective : la présence des choses, qui ne sont pas des objets, précisément parce qu’elles sont inséparables d’un monde qui ne peut être décrit ; la présence de ce qui est absent, de ce qui a été et de ce qui est à venir, qui ne peut être représenté de manière objective ; la présence de l’être poétique lui-même qui, comme Heidegger le soulignait, n’est pas déjà « mort », mais au contraire continuellement en train de mourir 91. Pour Derrida, qui oppose de manière radicale la vie et la mort, la présence et l’absence, nous sommes depuis toujours et pour toujours exilés dans le labyrinthe de la représentation sans espoir de pouvoir jamais en sortir pour accéder au « soleil de la présence » ; c’est pourquoi, selon lui, nous ne parlons que « pour suppléer l’éclat de la présence 92 ». Selon lui, la vie doit constamment composer avec la mort et n’est en tant que telle rien autre que cette « économie de la mort » qui implique que « tout graphème est d’essence testamentaire 93 ». Mais la relation à la mort peut avoir un autre sens, qui peut conduire à une autre attitude à l’égard de l’absence que celle qui tente d’y « suppléer ». Car il est possible de voir dans la mort, comme le fit Heidegger, l’écrin du rien en même temps que l’abri de l’être 94. Cela veut dire qu’en tant que mortels, nous ne sommes ouverts à la venue en présence du monde que parce que nous avons un rapport à cette radicale absence qu’est la mort. Nous avons à la soutenir, non pas à y suppléer – nous avons même à en témoigner en existant notre mortalité. 91. Cf. M. Heidegger, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, Gesamt ausgabe, t. 20, Francfort, Klostermann, 1979, p. 437-438. Heidegger explique ici que la véritable définition du Dasein n’est pas le cogito sum cartésien, mais sum moribundus, le « moribundus » donnant seul son sens au sum. Derrida déclare au contraire dans La voix et le phénomène (p. 106) que l’absence possible de l’objet du discours, à savoir le moi, impliquée dans l’énoncé Je, est l’origine du sujet transcendantal et explique l’introduction du « ergo sum » dans la tradition philosophique. 92. La voix et le phénomène, op. cit., p. 117. 93. De la grammatologie, op. cit., p. 100. 94. M. Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 212-213.
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« Métaphysique de la présence » : cela semble être à première vue une expression heideggérienne, mais nous ne pouvons pas la trouver comme telle dans l’œuvre de Heidegger. Pour la tentative derridienne d’élaboration d’une grammatologie 95, présence veut toujours dire « présence pleine » et s’oppose radicalement à absence, alors que pour la phénoménologie heideggérienne de l’inapparent 96 « présence » en régime métaphysique veut dire « présence permanente » (beständige Anwesenheit) et s’oppose à l’événement inapparent de la venue en présence de ce qui vient en présence (Anwesung des Anwesenden). Pour tous deux « la métaphysique » implique la dénégation de la mort, de l’occultation et de l’oubli sans limites dont nous émergeons et auxquels nous devons faire retour. Mais pour Heidegger, la mort est cette limite qui nous octroie notre présence temporelle dans le monde alors que pour Derrida, la mort est ce qui met le temps hors de ses gonds et disloque la présence. Dans le texte qu’il dédie en 2004 à Ricœur, Derrida rappelle avec émotion et approbation le jugement que portait Ricœur sur sa « Mythologie blanche » dans La métaphore vive, où on peut lire ceci : « Le coup de maître, ici, est d’entrer dans la métaphorique non par la porte de la naissance, mais si j’ose dire, par la porte de la mort 97. » Ce qui est peut-être resté à jamais impensé pour Derrida lui-même, c’est le fait que la porte de la naissance et celle de la mort sont une et la même.
95. Tentative seulement, car, comme Derrida le souligne in fine, il ne peut y avoir une « science », c’est-à-dire un logos des grammai. 96. Cf. M. Heidegger, Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 339. 97. P. Ricœur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 362. Cf. J. Derrida, « La parole », Ricœur, op. cit., p. 24. En citant la phrase de Ricœur, Derrida écrit par erreur « métaphysique » à la place de « métaphorique » – lapsus calami des plus significatifs.
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DERRIDA-HUSSERL-HEIDEGGER
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PARTIE II
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III
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De nombreux textes ont déjà été consacrés à la question du rapport entre déconstruction et théologie et déconstruction et religion, deux questions qui semblent être devenues plus insistantes chez le « dernier » Derrida. Si dans De la grammatologie, livre publié en 1967, il mettait en lumière, à la suite de Heidegger, l’unité du métaphysique et du théologique et affirmait que la « déconstruction de la présence » devait être aussi celle de l’ontothéologie, laquelle « détermine le sens archéologique et eschatologique de l’être comme présence, comme parousie, comme vie sans différence », « le nom de Dieu » apparaissant ainsi comme celui de « l’indifférence même 1 », il semble en aller tout autrement dans les textes plus tardifs qui abordent de manière directe ces questions. Le premier d’entre eux, à savoir « Comment ne pas parler », date de 1986, mais elles se verront reprises et développées quelques années plus tard, principalement en 1990 dans « Donner la mort », en 1993 dans Sauf le nom, et en 1994, dans « Foi et savoir ». C’est donc ce rapport « indécidable » au théologique et au religieux, qui ne conduit ni à une antithéologie de style positiviste, ni à une réaffirmation en un nouveau sens de la théologie traditionnelle, qui a suscité, en particulier outre-Atlantique, de nombreux travaux, du livre, publié en 1984, de Mark Taylor, sur « l’a-théologie
1. J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1967, p. 104.
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Déconstruction et théologie
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postmoderne » de Derrida 2, dans lequel la déconstruction est considérée comme « l’herméneutique de la mort de Dieu » à celui, paru en 1997, de John Caputo, dont le titre même « Les larmes et les prières de Jacques Derrida : religion sans religion 3 » indique qu’il y est paradoxalement considéré comme un penseur « religieux », la déconstruction devant être comprise comme relevant non d’un savoir, mais d’une foi. Avant donc de tenter d’entrer dans l’interprétation de ces textes tardifs de Derrida, il s’avère nécessaire de retracer succinctement la genèse de ces questions concernant le théologique et le religieux, dont on peut dire qu’elles étaient déjà présentes dès le départ et dont on peut retrouver la trace dans les tout premiers textes de Derrida. ***
Avant même que le terme de « déconstruction » ne devienne l’axe thématique de la pensée derridienne, la question du rapport entre phénoménologie et théologie avait déjà été abordée dans la lecture que le jeune Derrida faisait, au cours des années 1950 et 1960, de l’œuvre d’Edmund Husserl. Dans le tout premier texte qu’il a consacré à ce dernier, son mémoire de maîtrise, le normalien qu’était en 1954 Derrida notait déjà que Husserl, bien qu’il n’y ait chez lui « aucune “intemporalité” 4 », demeure cependant prisonnier de la tradition classique, « celle qui comprend la temporalité sur le fond d’une éternité possible ou actuelle 5 ». C’est 2. Mark C. Taylor, Erring : A Postmodern A/Theology, University of Chicago Press, 1984 ; trad. fr. : Errance, lecture de Jacques Derrida, un essai d’a-théologie postmoderne, Paris, Cerf, 1985. 3. John Caputo, The Prayers and Tears of Jacques Derrida : Religion without Religion, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 1997. Voir également les travaux plus récents de Steven Shakespeare, Derrida and Theology, Continuum, 2000, et de Kevin Hart, Other Testaments : Derrida and Religion, Y. Sherwood et K. Hart (dir.), New York, Routledge, 2004. 4. J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1990, p. 151, note 157. 5. Ibid., p. 41.
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en effet cette appartenance à la tradition classique qui explique « la profondeur étrange de certaines ressemblances entre les pensées hégélienne et husserlienne 6 », Husserl étant, tout comme Hegel, amené à penser le « devenir de l’Absolu 7 » dans le cadre d’une « histoire absolue et achevée ou d’une téléologie constituant tous les moments de l’histoire 8 ». C’est dans cette perspective que Derrida évoque brièvement en 1962, dans sa longue « Introduction » au petit texte posthume de Husserl intitulé L’origine de la géométrie, les fragments, également posthumes, qui traitent de la question de Dieu 9. La conscience transcendantale humaine est en effet considérée par Husserl comme porteuse d’un « Logos absolu » et d’une « Raison téléologique » qui constituent le pôle idéal de son accomplissement propre. C’est ce qui explique que puisse apparaître l’idée d’une « divinité transcendantale » qui, bien que située au-delà de l’histoire constituée, n’est pourtant que « le Pôle pour soi de l’historicité et de la subjectivité transcendantale historique constituantes 10 ». Il s’avère alors que pour Husserl la « méta-historicité du Logos divin », tout comme celle des idéalités qu’il caractérise, dans Expérience et jugement, comme « omnitemporelles 11 », se confond avec le mouvement même de l’histoire, cette dernière ne pouvant dès lors n’être comprise que comme « la tradition pure d’un Logos originaire vers un Telos polaire 12 ». Ce qu’implique une telle conception pour laquelle « l’Absolu est le Passage », c’est que la méthode qu’est la phénoménologie en tant que théorie de la réduction « n’est pas 6. Ibid., p. 12. 7. Ibid., p. 209 8. Ibid., p. 185. 9. E. Husserl, L’origine de la géométrie, traduction et introduction par J. Derrida, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1962, p. 161. 10. Ibid., p. 164. C’est Jacques Derrida qui souligne. 11. Cf. E. Husserl, Expérience et jugement, trad. D. Souche, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1970, § 64 c, p. 315-316, où Husserl affirme que la supratemporalité des objectivités d’entendement signifie omni-temporalité, laquelle est bien un mode de la temporalité. 12. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 165.
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la préface neutre ou l’exercice préambulaire d’une pensée, mais la pensée elle-même dans la conscience de son historicité intégrale 13 ». C’est cette même question du rapport entre l’absolu et l’histoire que pose Derrida dans le cours intitulé « Méthode et Métaphysique » qu’il fit pendant l’hiver 1962-1963 à la Sorbonne, où il était assistant, au moment même où paraissait sa traduction, accompagnée d’une longue introduction, de ce texte tardif de Husserl qu’est L’origine de la géométrie 14. Il y évoquait les figures de Parménide, penseur du chemin, de Platon, penseur de l’idée méta-méthodologique du Bien, et plus longuement, de Descartes, philosophe de la méthode, de Spinoza auquel s’oppose Descartes, et, pour finir, de Hegel, c’est-à-dire de celui qui renonce aux infinitismes classiques en révélant leur historicité de sorte que pour lui l’histoire elle-même devient méthode. Je cite : « La méthode devient avec Hegel le logos lui-même. L’itinéraire vers la vérité n’est ni humain, ni extrinsèque et statique en Dieu. Car Dieu n’est pas passif, il est en mouvement, il est la vie. Le chemin vers la vérité n’est ni hors ni dans la vérité. Il est la vérité se faisant. C’est là l’évidence fondatrice de la Phénoménologie de l’esprit ». Derrida en concluait, comme dans son mémoire de maîtrise, qu’il y a une « complicité profonde entre la philosophie de Hegel et celle de Husserl ». On peut en effet dire que, dans le savoir absolu, l’intentionnalité se voit résorbée. Le cours se terminait sur ces mots : « L’intentionnalité est-elle ou non un fait irréductible ? Il s’agirait alors d’interroger la philosophie de Husserl au niveau de la problématique de Dieu. » Le cours suivant, celui du printemps 1963, s’intitulait préci sément « Phénoménologie, théologie et téléologie chez Husserl », et Derrida commençait par y souligner que pendant la plus grande partie de l’itinéraire husserlien, Dieu n’est nommé que comme index ou comme prétexte à confirmer la légitimité de la phénoménologie, de sorte qu’il s’agit de comprendre comment 13. Ibid., p. 166. C’est Jacques Derrida qui souligne. 14. Je cite les cours de cette année universitaire 1962-1963, auxquels j’avais assisté en tant qu’étudiante, à partir des notes prises alors.
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et pourquoi le thème de Dieu devait peu à peu réapparaître et s’imposer à la pensée husserlienne, non de l’extérieur, mais au contraire sans rupture avec la projet initial de la phénoménologie. Après avoir longuement analysé le sens de la réduction de Dieu dans la première phase de la phénoménologie telle que Husserl la présente dans le premier volume des Idées directrices, en particulier dans le fameux § 43, qui détermine comme « absurde » la conception d’un Dieu qui « possèderait naturellement la perception de la chose en soi qui nous est refusée à nous, êtres finis 15 », Derrida en était venu à la période des années 1920, celle d’une deuxième phase de la phénoménologie, dans laquelle le concept de Dieu se voit modifié. Il est déjà apparu clairement, au niveau des Idées directrices de 1913, que Dieu ne peut pas être conçu comme un être transcendant, déterminant de manière extérieure la conscience, et qu’il ne peut pas non plus être considéré comme un Dieu créateur, puisqu’il est soumis aux mêmes lois eidétiques que les êtres finis. Derrida citait alors ce passage de la conférence que Husserl a prononcée à Vienne en mai 1935 sous le titre « La crise de l’humanité européenne et la philosophie », où il affirme que le concept de Dieu implique, du côté de l’homme, que son sens d’être et de valeur soit éprouvé comme une exigence interne absolue 16. Derrida en concluait que si la conscience découvre ainsi Dieu en elle-même, et non comme son dehors, cette dimension ou cette profondeur divine de la conscience n’est autre que le transcendantal lui-même. Il faut donc parler ici de « déité » plutôt que de Dieu, car il s’agit de reconnaître son sens avant même d’affirmer son être. Selon Derrida, ce thème de la déité est lié à celui de l’objectivité idéale, du fait que la conscience qui constitue un tel objet fait affleurer le divin en elle-même. Il doit également être mis en relation avec ce que Husserl nomme « idée au sens 15. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, p. 138-139. 16. E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie trans cendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 371.
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kantien 17 », cette idée d’un infini non pas actuel, mais d’un « à l’infini », c’est-à-dire de l’ouverture d’un horizon dans lequel tout se donne comme pouvant être l’objet d’une détermination infinie, Dieu apparaissant dans cette perspective comme l’ouverture et la fin de l’histoire, son horizon. Il doit enfin et surtout être mis en relation avec l’intersubjectivité, avec la communauté des monades, Dieu ne pouvant pas être une monade absolue, mais le telos que les monades posent elles-mêmes comme fin et valeur, Husserl allant jusqu’à affirmer, dans un manuscrit que citait Derrida, que « Dieu mourrait si tous les hommes mourraient ». Le cours se concluait sur ces paroles du vieil Husserl rapportées par Edith Stein : « La vie de l’homme n’est rien d’autre qu’un chemin vers Dieu. J’ai tenté de parvenir au but sans la théologie, ses preuves et ses méthodes ; en d’autres termes j’ai voulu atteindre Dieu sans Dieu 18 », paroles dans lesquelles Derrida voyait la reconnaissance par Husserl d’une inséparabilité de la méthode et de la méta physique, de l’infini et de l’intentionnalité. ***
Déjà en 1954, Derrida affirmait que la philosophie de Husserl, qui obéit à « un rationalisme et à un idéalisme foncier » en appelait à « une explicitation radicale qui sera toute une conversion 19 ». Cette « conversion » va prendre la forme d’une déconstruction, terme qui fait son apparition en 1967 dans La voix et le phénomène, cette Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl comme le précise le sous-titre, que Derrida considère alors comme « l’essai auquel [il] tien[t] le plus » et qui « viendrait en premier lieu », car « s’y pose […] un point […] décisif », à savoir la question du privilège donné à la « présence à soi dans
17. Cf. Idées directrices, op. cit., § 83, p. 281. 18. Cf. E. Stein, Par une moniale française, Paris, Seuil, 1954, p. 113, cité par R. Toulemont, L’essence de la société chez Husserl, Paris, Puf, 1962, p. 303. 19. Le problème de la genèse, op. cit., p. 41.
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la parole dite vive 20 ». Ce qu’il s’agit alors de « déconstruire », contre Husserl, c’est « la transcendance » de la voix 21, en même temps que la différence entre signifiant et signifié, présence simple et représentation 22. Mais c’est dans la première partie de De la grammatologie, texte qui fut écrit en 1965, que Derrida précise qu’il faut comprendre « la dé-construction » non comme « démolition », mais comme « dé-sédimentation 23 », attestant par là qu’il emprunte ce terme non seulement à Heidegger et à son projet de « destruction de l’histoire de l’ontologie 24 », mais aussi à Husserl et à l’entreprise qui est la sienne dans son dernier livre, Expérience et jugement, à savoir celle d’une généalogie de la logique qui a pour but d’exhumer, sous « les dépôts d’opérations subjectives 25 » qui donnent au monde son sens actuel, la source originaire sur laquelle il est fondé et qui n’est autre que ce qu’il nomme « expérience antéprédicative 26 ». C’est à ce sujet que Husserl utilise le terme d’Abbau, que la traductrice rend par « démantèlement », des idéalisations scientifiques, en vue de faire retour à leur source originaire, qui n’est autre que la doxa, qui se voit par là légitimée, à l’encontre de toute la tradition philosophique, comme le domaine ultime et originel où la connaissance scientifique puise son sens 27. C’est dans un sens analogue que Heidegger comprend ce qu’il nomme dans Être et Temps « destruction », dont il précise bien qu’elle n’a pas le sens négatif d’un rejet ou d’une liquidation (Abschüttelung) de la tradition ontologique, mais bien celui d’une élimination (Ablösung) des revêtements (Verdeckungen) qu’elle
20. J. Derrida, « Implications » (entretien avec Henri Ronse, 1967), Positions, Paris, Minuit, coll. Critique, 1972, p. 13. 21. J. Derrida, La voix et le phénomène. Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1967, p. 58. 22. Ibid., p. 57-58. 23. De la grammatologie, op. cit., p. 21. 24. M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1963, § 6, p. 19. 25. Expérience et jugement, op. cit., § 11, p. 56. 26. Ibid., § 6, p. 30. 27. Ibid., § 10, p. 55 et 53.
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a accumulés avec le temps 28. Heidegger n’utilise pas ici le terme d’Abbau, déconstruction, mais il apparaîtra dans le cours qu’il fera au cours de la même année 1927 sur Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, lequel ne sera publié qu’en 1975 29, de même que dans les cours suivants, ceux des années 1928 et 1929-1930 30. On trouve cependant ce terme dans des textes dont Derrida a pu prendre connaissance au cours des années 1960. C’est le cas de la conférence prononcée par Heidegger en 1955 à Cerisy sous le titre Qu’est-ce que la philosophie ? dont le texte a paru en 1956 et a été traduit en français en 1957, et où Heidegger rappelle que dans Être et Temps « Destruction ne signifie pas anéantissement (Zerstören), mais démantèlement (Abbauen), déblaiement (Abtragen) et mise à l’écart (Auf-die-Seite-stellen 31 ». Mais c’est sans doute dans le texte paru en 1956 et intitulé « Contribution à la question de l’être » – texte capital pour Derrida puisque Heidegger « n’y laisse lire le mot “être” que sous une croix », « rature » dans laquelle il voit la « dernière écriture d’une époque », qui « dé-limite l’onto-théologie, la métaphysique de la présence et le logocentrisme 32 » – qu’il l’a sans doute trouvé, dans un passage où Heidegger déplore la « mécompréhension superficielle de la Destruktion exposée dans Sein und Zeit » qu’il s’agissait de comprendre comme la « Dé-construction (Abbau) de représentations banales et vides » afin de « regagner les épreuves de l’être qui sont à l’origine celles de la métaphysique 33 ».
28. Sein und Zeit, op. cit., § 6, p. 22. 29. M. Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1985, § 5, p. 41. 30. Cf. M. Heidegger, Metaphysische Anfangsgründe der Logik, GA 26, Francfort, Klostermann, 1978, p. 27 (cours du semestre d’été 1928), et Die Grundbegriffe der Metaphysik, GA 29/30, Francfort, Klostermann, 1978 (cours du semestre d’hiver 1929-1930), § 60, p. 371. 31. M. Heidegger, Qu’est-ce que la philosophie ?, trad. K. Axelos et J. Beaufret, Paris, Gallimard, 1957, p. 38. Précisons que Derrida n’était pas présent à la décade de Cerisy consacrée à Martin Heidegger en août 1955. 32. De la grammatologie, op. cit., p. 38. 33. M. Heidegger, « Contribution à la question de l’être », trad. G. Granel, Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 240.
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Certes, la déconstruction derridienne ne répond nullement à la définition que donne Heidegger de la déconstruction, en tant que celle-ci a pour but de reconduire, comme le disait déjà le § 6 de Être et Temps, « aux expériences originelles dans lesquelles furent conquises les premières déterminations de l’être qui demeurèrent par la suite directrices 34 », ne serait-ce que parce que le concept d’expérience, qui, comme Derrida le souligne dans De la grammatologie, « a toujours désigné le rapport à une présence » doit être lui-même soumis à la déconstruction 35. Mais aussi parce que, dès cette époque, et bien que Levinas ne soit cité qu’une seule fois dans l’essai de 1967 36, c’est la « critique de l’ontologie » et le concept de « trace » de ce dernier qui vont devenir l’horizon déterminant de la pensée derridienne. Dans le long essai qu’il lui a consacré en 1964 sous le titre « Violence et métaphysique », Derrida soulignait en effet déjà que l’on trouve chez Levinas une manière de comprendre l’expérience qui relèverait alors d’une métaphysique comprise comme « méta-théologie, méta-ontologie, méta-phénoménologie 37 », comme « passage et sortie vers l’autre » en « ce qu’il y a de plus irréductiblement autre : autrui 38 », comme « rencontre de l’absolument-autre 39 ». Cette rencontre, qui n’a pas « la forme du contact intuitif », mais « celle de la séparation », celle d’un « au-delà » qui est cependant « présent » mais comme « trace », définit le caractère « eschatologique » de l’expérience « par origine et de part en part, avant tout dogme, toute conversion, tout article de foi ou de philosophie 40 ». Car il ne faut pas s’y tromper, « l’eschatologie messianique dont s’inspire Levinas », Derrida l’affirme, ne se développe ni comme une théologie, ni comme une mystique, ni comme une religion, mais « veut se 34. Sein und Zeit, op. cit, p. 22. Je souligne. 35. De la grammatologie, op. cit., p. 89. 36. Ibid., p. 103. 37. J. Derrida, « Violence et métaphysique. Sur la pensée d’Emmanuel Levinas », L’écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1967, p. 127. 38. Ibid., p. 123. 39. Ibid., p. 140. 40. Ibid., p. 141-142. C’est Jacques Derrida qui souligne.
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faire entendre dans un recours à l’expérience elle-même 41 ». Derrida montre néanmoins que la métaphysique de Levinas présuppose encore la phénoménologie transcendantale qu’elle veut mettre en question du fait que, la forme irréductible de toute expérience étant l’égoïté, cet a priori subjectif précède l’être de tout ce qui est pour moi, y compris Dieu. Le texte auquel il fait référence ici est un passage de Logique formelle et logique transcendantale où Husserl affirme que « Dieu, lui aussi, est pour moi ce qu’il est de par ma propre effectuation de conscience », ce qui ne veut cependant pas dire que « j’invente et que je fais cette transcendance suprême 42 ». On retrouve ici l’idée que, avant tout discours sur Dieu, la divinité de Dieu, tout comme l’altérité infinie de l’autre, doit avoir un sens pour un ego en général. Il s’agit donc bien de tenir compte du « pouvoir de résistance aux critiques de Levinas » du discours husserlien, mais la légitimité de sa mise en question de la phénoménologie transcendantale n’en paraît cependant pas moins radicale à Derrida 43, qui semble prêt ici à suivre la question ainsi posée par Levinas, « dans l’inversion de la dissymétrie transcendantale » par laquelle l’autre devient antérieur au même, à la philosophie elle-même 44. On trouve donc déjà ici, en 1964, la matrice de cette pensée du « messianique sans messianisme », comprise comme « pensée de l’autre et de l’événement à venir », et comme « structure universelle » de l’expérience qu’il commencera à développer, près de trente ans plus tard, dans Spectres de Marx 45. ***
41. Ibid., p. 123. C’est Jacques Derrida qui souligne. 42. E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, trad. S. Bachelard, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1957, p. 336. 43. Ibid., p. 194, note 1. 44. L’écriture et la différence, op. cit., p. 194 et 196. 45. Voir J. Derrida, Spectres de Marx. L’Etat de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1993, p. 102, 112 et 266.
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Il n’en demeure pas moins que Derrida ne peut développer sa propre conception de la déconstruction que sur la base de celle de Heidegger dans le sillage duquel il se situe, lorsqu’il déclare par exemple que déconstruire la philosophie, ce serait faire la généalogie de ses concepts de la manière la plus intérieure, mais en même temps à partir d’un certain dehors 46, et également lorsqu’il rappelle que Heidegger a dû se servir du langage de la métaphysique au moment même où il entreprenait de la déconstruire 47. Il souligne avec pertinence que, dès 1935, dans l’Introduction à la métaphysique, Heidegger « renonce au projet et au mot d’ontologie 48 », puisqu’il s’agit alors pour lui de penser le retrait de l’être, son occultation dans l’apparition même de l’étant, base sur laquelle seule il peut être question d’une « histoire de l’être », la détermination de l’être comme transcendant et l’ouverture de l’ontologie fondamentale dans Être et Temps n’ayant été que des moments certes « nécessaires mais provisoires 49 ». Il est donc nécessaire de « passer par la question de l’être, telle qu’elle est posée par Heidegger et par lui seul, à et au-delà de l’onto-théologie 50 » pour accéder à la pensée de la trace, c’est-à-dire à celle d’un au-delà de l’être. Ce concept de trace qui, dans De la grammatologie, sert de base à son propre concept d’écriture, Derrida l’emprunte à Levinas, qui, dans « La trace de l’autre », esquisse déjà toute une pensée de l’écriture 51. Derrida indique bien que le choix de ce terme lui a été imposé par des discours contemporains, mais le premier nom qu’il mentionne, avant ceux de Nietzsche et Freud, est celui de Levinas, dont il rappelle la définition qu’il en donne : « rapport à l’illéité comme à l’altérité d’un passé qui n’a jamais été et ne 46. Positions, op. cit., p. 15. 47. Ibid., p. 19. 48. De la grammatologie, op. cit., p. 36. 49. Ibid. 50. Ibid.,C’est Jacques Derrida qui souligne. 51. Rappelons que Derrida précisait bien en note dans « Violence et méta physique » qu’il n’avait pu faire que de brèves allusions au texte de Levinas intitulé « La trace de l’autre », paru en septembre 1963, soit au moment où Derrida achevait d’écrire son essai.
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peut jamais être vécu dans la forme, originaire ou modifiée, de la présence 52 ». Dans « La trace de l’autre », Levinas insistait en effet sur le fait que l’emploi du pronom « Il », qui désigne « l’absolument Absent » dans son passé irréversiblement révolu, renvoie à « toute l’énormité, toute la démesure, tout l’Infini de l’absolument autre, échappant à l’ontologie 53 ». Et il en concluait, invoquant Plotin et sa conception de la procession à partir de l’Un, que « seul un être transcendant le monde peut laisser une trace 54 ». Car si la trace peut certes devenir un signe prenant place dans le monde et renvoyant par là à une signification, elle n’est en elle-même que « le passage de celui qui a délivré le signe » et qui a ainsi « dérangé l’ordre d’une façon irréparable », et en tant que telle, elle ne révèle ni ne dissimule rien, car « être en tant que laisser une trace, c’est passer, partir, s’absoudre 55 ». Levinas ne recule pas en effet devant l’emploi du mot « être » pour parler de l’illéité. Ne définitil pas en effet la trace comme « l’indélébilité même de l’être, sa toute puissance à l’égard de toute négativité, son immensité incapable de s’enfermer en soi et en quelque sorte trop grande pour la discrétion, pour l’intériorité, pour un Soi 56 » ? C’est en consonance avec cette conception de la trace que Derrida pourra définir ce qu’il nommera lui-même, pour l’arracher à l’ordre de la présence et de l’étance, « archi-trace 57 », c’est-à-dire « l’ouverture de la première extériorité en général, l’énigmatique rapport du vivant à son autre et d’un dedans à un dehors 58 ». Mais ce dehors, cette extériorité, ce sont celles de l’autre, de celui qui est radicalement transcendant au monde et qui ne se montre que par sa trace et que
52. De la grammatologie, op. cit., p. 103. 53. E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967, p. 199. 54. Ibid., p. 201. 55. Ibid., p. 200. C’est Emmanuel Levinas qui souligne. 56. Ibid. 57. De la grammatologie, op. cit., p. 90. 58. Ibid., p. 103.
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Levinas n’hésite pas à nommer, à la fin de « La trace de l’autre », « le Dieu révélé de notre spiritualité judéo-chrétienne 59 ». Il est évident que l’entreprise qui est celle de Derrida en 1967, à savoir la constitution, sous le nom de « grammatologie », d’une science ou d’une philosophie de l’écriture, ne se donne pas pour présupposé la tradition judéo-chrétienne. Derrida prend en effet soin de préciser qu’il s’agit pour lui de donner à la notion de trace, en l’accordant à une « intention heideggérienne » et en la détachant donc « de la pensée de Levinas », la signification de « l’ébranlement d’une ontologie qui […] a déterminé le sens de l’être comme présence et le sens du langage comme continuité pleine de la parole 60 ». La déconstruction, telle qu’il la comprend, a pour enjeu l’ébranlement de l’onto-théologie et de la métaphysique de la présence 61, et c’est parce qu’elle ébranle « les sécurités de l’onto-théologie », c’est-à-dire de la détermination de Dieu comme étant suprême et logos absolu, et qu’elle contribue à « disloquer l’unité de sens de l’être 62 », qu’il est nécessaire de passer par la pensée heideggérienne de l’être, pour en venir à reconnaître que l’être n’est pas un signifié transcendantal, comme l’implique la notion de différence ontico-ontologique, mais une trace signifiante 63. Par la pensée de la non différence entre signifié et signifiant, ce qu’il nommera par la suite « différance », il s’agit donc pour Derrida d’aller plus loin encore que Heidegger dans sa critique de l’onto-théologie, dans l’époque de laquelle ce dernier est encore retenu, dans la mesure où le logocentrisme, c’est-àdire la subordination du signifiant au signifié, de l’écriture au
59. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 103. 60. De la grammatologie, op. cit., p. 103. 61. Ibid., p. 73. 62. Ibid., p. 35-36. 63. Ibid., p. 38. Le « second » Heidegger ne manquera d’ailleurs pas luimême de considérer la différence ontologique, parce qu’elle peut conduire à la représentation de l’être comme un étant, comme une « impasse nécessaire ». Voir à ce sujet, M. Heidegger, « Les séminaires du Thor » (1969) Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 63-64.
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langage parlé, n’est pas « tout à fait absent » de sa pensée 64. Ce qu’il s’agit alors de déconstruire, c’est donc bien le théologisme de la tradition métaphysique, lequel « a constitué l’obstacle majeur de toute grammatologie 65 ». Toutes les théologies infinitistes sont en effet des logocentrismes, affirme ici Derrida, car « Seul l’être infini peut réduire la différence dans la présence » et « Seul l’infini positif peut lever la trace, la “sublimer” 66 », et c’est dans la philosophie de Hegel, cette « théologie du concept absolu comme logos 67 » où a lieu cette sublimation ou Aufhebung de la trace, que cette essence foncièrement théologique du logocentrisme apparaît en pleine lumière. On comprend à partir de là qu’il s’agit pour Derrida, de faire porter la dé-construction sur la métaphysique logocentriste et son concept d’epistémè, c’est-à-dire sur la totalité de la tradition philosophique 68, dans un geste analogue à celui de Levinas, mais aussi à celui de Heidegger, qui a prononcé en 1964 une conférence précisément intitulée « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée 69 ». Derrida conclut en effet la première partie de son essai de 1967 en affirmant qu’une pensée de la trace « doit aussi pointer au-delà du champ de l’epistémè », de sorte qu’apparaissent les limites du projet poursuivi ici, celui d’une science de l’écriture, d’une grammato-logie, c’est-à-dire d’une pensée encore « murée dans la présence 70 ». Comme il le précise bien dans Positions, « il n’a jamais été question d’opposer un graphocentrisme à un logocentrisme », car « on ne s’installe jamais dans une transgression, on n’habite jamais ailleurs », de sorte que « De la grammatologie n’est pas une défense et une illustration de la grammatologie »,
64. Ibid., p. 23 65. Ibid., p. 112. 66. Ibid., p. 104. 67. Ibid. 68. Ibid., p. 68. 69. M. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », trad. J. Beaufret et F. Fédier, Questions IV, op. cit., p. 112 sq. 70. Ibid., p. 142.
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mais « le titre d’une question 71 ». Il n’en demeure pas moins, que, même prise dans la clôture de la métaphysique, une clôture qui « ne finira peut-être jamais », la déconstruction y produit « la faille par laquelle se laisse entrevoir, encore innommable, la lueur de l’outre-clôture 72 ». Cette lueur, à n’en pas douter, ce n’est pas pour Derrida celle de la pensée heideggérienne de la « clairière » de l’être, qui, sous le nom d’Ereignis, rompt décisivement avec l’idée qui a commandé toute l’histoire occidentale, celle de l’être pensé comme absolu – c’est-à-dire de ce qui n’entretient de lien avec aucune autre chose –, au profit de celle d’une co-appartenance de l’être et de l’homme 73, et donc d’une finitude propre à l’être lui-même. C’est plutôt celle, obscure, et même ténébreuse, de cet « Autrement qu’être » qui rend seul possible la pensée de la trace « où se marque le rapport à l’autre », lequel « se présente dans la dissimulation de soi », et dont il faut bien reconnaître que « le “théologique” » constitue « un moment déterminé 74 ». ***
Il ne faut donc pas s’étonner de voir réapparaître par la suite, dans l’œuvre de Derrida, la question du rapport entre la pensée de la trace et de la différance et la théologie. Non certes la théologie traditionnelle, pour laquelle Dieu est l’étant suprême, mais la théologie dite « négative » qui en constitue pour ainsi le revers et qui consiste à insister plus sur ce que Dieu n’est pas que sur ce que Dieu est. Derrida avait dû, déjà dans sa conférence de 1968 sur « La différance », préciser que lorsqu’il dit que la différance n’est pas, son discours ne relève pas de la théologie, et « pas même de l’ordre le plus négatif de la théologie négative, celle-ci s’étant toujours affairée à dégager, comme on sait, une supra-essentialité 71. Positions, op. cit., p. 21-22. 72. De la grammatologie, op. cit., p. 25. C’est Jacques Derrida qui souligne. 73. Cf. M. Heidegger, « Identité et Différence », trad. A. Préau, Questions I, op. cit., p. 264. 74. De la grammatologie, op. cit., p. 69.
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par-delà les catégories finies de l’essence et de l’existence, c’està-dire de la présence 75 ». Derrida affirmait alors, de manière catégorique : « La différance est non seulement irréductible à toute réappropriation ontologique ou théologique – onto-théologique – mais, ouvrant même l’espace dans lequel l’onto-théologie – la philosophie – produit son système et son histoire, elle la comprend, l’inscrit et l’excède sans retour 76 ». C’est pourtant ce risque impliqué par une pensée de la trace et de la différance, celui d’une « interminable “théologie négative” 77 » que Derrida choisit d’affronter directement en 1986 dans sa conférence de Jérusalem, « Comment ne pas parler », dont le sous-titre, « Dénégations », fait signe vers son titre anglais How to Avoid Speaking, comment éviter de parler, c’est-à-dire « retarder le moment où l’on devra bien dire quelque chose et peut-être avouer, livrer, confier un secret 78 ». Ce secret, c’est que, bien qu’il affirme catégoriquement que ce qu’il écrit ne relève pas de la « théologie négative », il avoue avoir cependant toujours été « fasciné » par ce que recouvre cette dénomination 79. Car, après avoir refusé de s’inscrire dans le sillage de la théologie négative en raison de la « surenchère ontologique de l’hyperessentialité » à l’œuvre aussi bien chez Denys l’Aréopagite que chez Eckhart 80 et avoir affirmé que la pensée de la différance a peu d’affinité avec une démarche apophatique qui tend vers « l’union silencieuse avec l’ineffable 81 », il n’en reste pas moins que la via negativa dans son moment chrétien « a l’intérêt de définir un au-delà qui excède l’opposition entre l’affirmation et 75. J. Derrida, Marges. De la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 6. 76. Ibid. 77. J. Derrida, « Hors livre », La dissémination, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1972, p. 11. 78. J. Derrida, « Comment ne pas parler. Dénégations », Psyché, Inventions de l’autre, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1987, p. 549. 79. Ibid., p. 545. 80. Ibid., p. 541. 81. Ibid., p. 544.
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la négation 82 », de sorte qu’il faut reconnaître à l’hyper-essentialité de Dieu la valeur ambiguë d’un « plus d’être » et d’un « plus que l’être ». C’est ce qui constitue l’a-topie de Dieu, « qui n’est rien parce qu’il a lieu, sans lieu, au-delà de l’être 83 ». Quant au discours apophatique lui-même, même s’il ne dit rien, il a lieu, et il ne peut nommer Dieu que parce ce dernier est, comme le souligne Denys l’Aréopagite, celui « qui accorde d’abord le pouvoir de parler et de bien parler », de sorte qu’il faut reconnaître que ce que dit le nom de Dieu, c’est « la trace de ce singulier événement qui aura rendu la parole possible avant même que celle-ci ne se retourne, pour y répondre, vers cette première ou dernière référence 84 ». Derrida retrouve ici la pensée levinassienne de la trace, celle d’une injonction venue de l’autre et d’un « passé qui n’a jamais été présent et reste donc immémorable 85 », tout en précisant cependant que la distinction entre une cause finie et une cause infinie de la trace est ici secondaire. Car la pensée de la trace est ici mise en rapport avec un motif de pensée que l’on trouve chez le dernier Heidegger, celui du « langage qui a commencé sans nous, en nous avant nous » et que, selon Derrida, « la théologie appelle Dieu 86 ». C’est en effet à la pensée de Heidegger que Derrida consacre la fin de sa conférence, après avoir analysé les paradigmes grec et chrétien de la théologie négative – à savoir la khôra platonicienne, dans laquelle il voit la référence à un « tout-autre », « étranger à l’ordre de la présence et de l’absence 87 » et la pensée, chez Maître Eckhart, d’un « Dieu […] sans nom » et même d’un « Non-Dieu 88 » – et 82. Ibid., p. 552. 83. Ibid., p. 558-559. C’est Jacques Derrida qui souligne. 84. Ibid., p. 560. C’est Jacques Derrida qui souligne. 85. Ibid., p. 561. 86. Ibid., Cf. M. Heidegger, Acheminement vers la parole, trad. F. Fédier, Paris, Gallimard, 1976, p. 254 : « L’être humain n’est capable de parler que dans la mesure où, appartenant à la Dite (Sage), il lui prête écoute afin de pouvoir, disant à sa suite, dire un mot ». 87. Ibid., p. 570. 88. Ibid., p. 583.
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avoir décidé, dénégation finale, de ne pas parler « des mouvements apophatiques dans les traditions juive et arabe 89 », alors même que la voie de la théologie négative s’y trouve pour ainsi dire pré-tracée, tout particulièrement dans le judaïsme qui ne nomme Dieu que par un nom imprononçable, de manière à préserver sa foncière ineffabilité. Pour Derrida en effet, il n’y a pas de différence entre « écrire être, cet être qui n’est pas, et écrire Dieu, ce Dieu dont Heidegger dit aussi qu’il n’est pas », de sorte qu’il n’y aurait pas de « différence entre écrire une théologie et écrire sur l’être, de l’être, comme Heidegger n’a cessé de le faire 90 ». Affirmation que Heidegger contesterait sans aucun doute, lui qui dit dans la Lettre sur l’humanisme, ce que Derrida lui-même rappelle, que l’être n’est ni Dieu ni un fondement du monde 91 et que ce n’est qu’à partir de la vérité de l’être que peut être pensé et dit ce que doit nommer le mot « Dieu 92 ». La nomination de Dieu présuppose en effet pour Heidegger l’éclaircie du monde, qui forme le centre du Geviert, du Quadriparti, auquel renvoie la croix par laquelle Heidegger barre le mot être, le divin ne formant qu’une des contrées du monde et n’en étant donc nullement le centre 93. Ce qui importe en effet pour Heidegger, c’est de dénoncer cette « contamination » de l’idée de Dieu par la logique qui a conduit à voir en ce dernier un fondement premier, une causa sui, afin de parvenir, en laissant derrière soi le dieu des philosophes comme
89. Ibid., p. 584. 90. Ibid., p. 592. C’est Jacques Derrida qui souligne. 91. M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. R. Munier, Paris, Aubier Montaigne, 1964, p. 77. 92. Ibid., p. 135. 93. M. Heidegger, « La chose » (1950), Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 212 : « Si nous nommons les divins, nous pensons les trois autres avec eux » ; et p. 214 : « le jeu de miroir de la simplicité de la terre et du ciel, des divins et des mortels, nous le nommons “le monde” »
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celui de la théologie 94, jusqu’à l’idée d’un « Dieu divin 95 », de ce Dieu qui, comme Hölderlin l’avait montré, ne peut se révéler qu’à travers le retrait et de manière privative. Ce n’est qu’en 1994, dans le texte qu’il consacre, sous le titre « Foi et savoir », à la question de la religion, que Derrida fera une brève allusion 96 à la thématique du « dernier Dieu » que l’on trouve dans les Beiträge zur Philosophie. De ce dieu « extrême 97 », Heidegger nous dit qu’il s’agit d’attendre, non la « rédemption (Erlösung), c’est-à-dire au fond la soumission (Niederwerfung) de l’homme », mais « la reconnaissance de l’appartenance de l’homme à l’être à travers le dieu », lequel doit « avouer » qu’il « a besoin de l’être 98 », d’un être non plus opposé au devenir mais pensé au contraire à partir de son historialité essentielle. Il s’agit bien en effet pour Heidegger de trouver un nouvel espace de manifestation du divin par opposition à la “longue christianisation” de Dieu 99 » qui constitue l’armature même de notre tradition. Ce dieu est le dernier et le « plus haut » parce qu’en lui se rassemble, comme Hölderlin l’a pressenti, la multiplicité hétérogène des expériences du divin 100. C’est en ce sens qu’il y a « une unicité absolument unique » de la déité qui ne se confond pourtant nullement avec le monothéisme, lequel, comme c’est le cas pour toutes les espèces de « théisme », n’existe qu’à partir de l’horizon judéo-chrétien 101. Il n’y a donc pas d’opposition entre le pluriel des dieux en fuite dont parle Hölderlin et l’unicité du 94. Voir à ce sujet F. Dastur, « Théologie et philosophie », Heidegger et la pensée à venir, Paris, Vrin, coll. « Problèmes & Controverses », 2011, p. 135-154. 95. M. Heidegger, Identité et différence (1957), in Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 306. 96. J. Derrida, « Foi et savoir », La religion, Séminaire de Capri sous la direction de J. Derrida et G. Vattimo, Paris, Seuil, 1996, p. 66, note 26. 97. Voir F. Dastur, « Le dieu extrême de la phénoménologie (Husserl et Heidegger) », La phénoménologie en questions, Paris, Vrin, « Problèmes & Controverses », 2004, p. 243-252. 98. M. Heidegger, Beiträge zur Philosophie, GA Band 65, Francfort, Klostermann, 1989, § 256, p. 413. 99. Beiträge zur Philosophie, op. cit., § 7, p. 24. 100. Ibid., § 254, p. 406. 101. Ibid., § 256, p. 411.
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dieu dont Heidegger veut préparer l’attente, car la pluralité des dieux renvoie à la dimension proprement temporelle d’un dieu qui n’apparaît que dans l’instant de sa disparition et qui doit ainsi originairement se diviser afin de « passer » dans le temps. Cette thématique d’un dieu qui ne fait que « passer » implique en effet que soit abandonnée l’idée chrétienne d’une infinitude divine, puisque pour Heidegger ce qui se dévoile dans le signe que nous adresse en passant le dernier dieu, c’est « la finitude la plus intime de l’être 102 ». Mais pour Derrida, il s’agit d’entendre l’epekeina tès ousias de Platon, non pas comme le fait Heidegger, à savoir comme l’audelà de la totalité de l’étant, et donc comme l’être ou le monde tels qu’ils sont définis dans Être et Temps, mais bien comme l’au-delà de l’être lui-même, comme le fait la théologie négative, qui trouve dans cette affirmation son origine même. Ce qui, expliquait Derrida en 1993 dans Sauf le nom, signifie l’ouverture non seulement d’un au-delà de l’être et de Dieu compris comme étant suprême, mais aussi du nom même de Dieu, ce nom lui-même y paraissant parfois « n’y être plus sauf 103… ». Il n’en reste pas moins que, pour Derrida lui-même, cet au-delà de l’être ne renvoie pas à l’extériorité d’un Tout-Autre infini. Car, comme il le suggérait en 1990 dans « Donner la mort », il faudrait au contraire dire que « Dieu est le nom de la possibilité pour moi de garder un secret qui est visible à l’intérieur mais non à l’extérieur », car « dès que j’ai en moi, grâce à la parole invisible comme telle, un témoin que les autres ne voient pas et qui est donc à la fois autre que moi et plus intime à moi que moi-même […] il y a ce que j’appelle Dieu 104 ». Il se manifesterait alors dans sa non-manifestation même lorsque
102. Ibid., § 256, p. 410. 103. J. Derrida, Sauf le nom, Paris, Galilée, coll. « Incises », 1993, p. 74. 104. J. Derrida, « Donner la mort », L’éthique du don, Jacques Derrida et la pensée du don. Coloque de Royaumont 1990, J.-M. Rabaté et M. Wetzel (dir.), Paris, Métailié-Transition, 1992, p. 101-102. C’est Jacques Derrida qui souligne.
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105. Ibid., p. 102. 106. M. Heidegger, Le principe de raison, Paris, Gallimard, 1962, p. 103-109, 112, 115, 141, 159. 107. Sauf le nom, op. cit., p. 114.
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naîtrait en l’être vivant « le désir et le pouvoir de rendre absolument invisible et de constituer en soi un témoin de cette invisibilité 105 ». On comprend alors que Derrida puisse dire de la théologie négative – c’est la dernière phrase de Sauf le nom, texte consacré au Pèlerin Chérubinique d’Angelus Silesius, que Heidegger cite à plusieurs reprises dans Le principe de raison 106 – : « Elle tient le désir en haleine, et disant toujours trop ou trop peu, elle vous laisse chaque fois sans vous quitter jamais 107 ».
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IV
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Les questions du temps et de l’histoire, qui furent, depuis son début, au centre de la pensée de la pensée de Heidegger, ont constitué de manière plus latente et implicite le cœur de la déconstruction derridienne. Husserl a utilisé le mot Abbau, qui signifie littéralement déconstruction, pour décrire l’opération visant à démanteler les idéalisations scientifiques de manière à faire retour à leur source originelle, à savoir la doxa, l’opinion commune et la croyance, lesquelles trouvent ainsi, à l’encontre de toute la tradition philosophique, une nouvelle justification en tant qu’elles constituent le domaine ultime d’où la connaissance scientifique tire son sens. De la même manière Heidegger explique que ce qu’il nomme dans Être et Temps Destruktion, ne doit pas être compris comme une démolition de la tradition ontologique, mais comme le fait de « ranimer une tradition sclérosée et de dissoudre les revêtements et dissimulations qu’elle a produits 1 ». La déconstruction derridienne ne correspond cependant ni au projet husserlien d’une réhabilitation de cette sorte d’expérience antéprédicative qu’est la doxa, ni à la définition heideggérienne d’une déconstruction de l’histoire de l’ontologie permettant de faire retour « aux expériences originelles dans lesquelles furent conquises les premières déterminations de l’être qui ont été désormais directrices 2 ». 1. M. Heidegger, Sein und Zeit, Niemeyer, Tübingen, 1963, § 6, p. 22. 2. Ibid.
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Temps, histoire et déconstruction
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En effet, pour Derrida, qui rompt ainsi de manière décisive avec la manière phénoménologique de penser, le processus historique est sans origine. Dans La voix et le phénomène, il a montré que la phénoménologie de Husserl est commandée par le principe de la présence vive, une présence qui peut être donnée par une intuition originaire ou une perception. C’est ce qui explique l’injonction phénoménologique qui commande de faire retour aux choses elles-mêmes au lieu d’en rester, comme l’explique Husserl dans l’introduction à ses Recherches logiques, au niveau des significations purement verbales 3. Derrida, qui se fonde sur le modèle saussurien du langage dans lequel les signes ne signifient rien par eux-mêmes, mais seulement dans leur rapport systémique et le jeu qui les oppose les uns aux autres, et sont ainsi de pures différences dépourvues de toute positivité, considère que le processus de la signification n’a ni origine ni fin et ne prend place, comme il le déclare à la fin de La voix et le phénomène, que parce que « la chose se dérobe toujours ». De la même manière, il prend ses distances par rapport à la question de l’être telle que la pose Heidegger dans la mesure où elle peut être considérée comme une tentative de restauration d’un signifié transcendantal, du fait que l’être a bien été défini dans Être et Temps comme « le transcendant pur et simple 4 ». On comprend dès lors que, conformément au sens que Derrida donne à ce mot, la déconstruction ne peut ni être définie, ni considérée comme une analyse, c’est-à-dire une régression menant à une origine ellemême indécomposable. La déconstruction derridienne n’est pas par conséquent une opération ou un acte entrepris par le penseur, mais bien plutôt un processus historique qui a lieu par lui-même et qui constitue la destitution de la problématique ontologique qui a dominé l’ensemble de la tradition occidentale de pensée.
3. E. Husserl, Recherches logiques, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1969, t. 3, première partie, p. 6. 4. Ibid., § 7, p. 38.
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Bien que le nom de Levinas ne soit mentionné qu’une seule fois dans De la grammatologie 5, la critique levinassienne de l’ontologie et le concept levinassien de trace sont, déjà à cette époque, devenus l’horizon à partir duquel la pensée de Derrida s’est déterminée. Dans « Violence et métaphysique », le long essai qu’il a consacré à Levinas en 1964, Derrida mettait déjà l’accent sur le fait que Levinas comprenait l’expérience d’une manière méta-théologique, méta-ontologique, méta-phénoménologique 6 comme la « rencontre de l’absolument autre », une rencontre qui a la forme d’une « séparation » et non d’un contact intuitif 7. Une telle rencontre avec un « au-delà » qui n’est présent que comme une « trace » définit le caractère « eschatologique » de l’expérience indépendamment de toute relation à une croyance ou à un dogme religieux ou métaphysique 8. Derrida affirme en effet que « l’eschatologie messianique » dont s’inspire Levinas ne renvoie pas chez lui à une théologie, une mystique ou une religion, mais « veut se faire entendre dans un recours à l’expérience ellemême 9 ». Nous sommes ainsi déjà en présence de la matrice de cette pensée de l’histoire comme un « messianique sans messianisme » comprise comme la « pensée de l’autre et de l’événement à venir » et comme « la structure universelle de l’expérience » que Derrida commencera à développer, près de trente ans plus tard, dans Spectres de Marx 10. Il devient dès lors plus facile de comprendre la définition derridienne des signifiés comme « traces » et même « architraces » dans De la grammatologie, puisque cela implique la différance indéfinie de la « chose même », tout comme le concept saussurien du langage comme forme et non comme substance présuppose par lui-même la réduction de la référence. Une telle 5. J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1967, p. 103. 6. J. Derrida, Ecriture et différence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1967, p. 127. 7. Ibid., p. 140 et 141. 8. Ibid., p. 142. 9. Ibid., p. 123. C’est Derrida qui souligne. 10. J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1993, p. 102, et également p. 112, 124 et 266.
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différance est fondée sur une conception du temps qui ne voit plus en celui-ci l’horizon de l’être, comme c’est le cas pour Heidegger, mais le « mode de l’au-delà de l’être », tel que le définit Levinas 11. Cette conception du temps comme dia-chronie, inadéquation et non-coïncidence 12 constitue la base de la critique derridienne de la conception husserlienne et heideggérienne du temps.
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Dans son célèbre essai, La voix et le phénomène, Derrida voulait mettre l’accent, dans l’analyse qu’il donne de la première des Recherches logiques de Husserl, sur la différence que fait ce dernier entre expression et indication. Le soliloque, c’est-à-dire le discours intérieur, y est compris comme le royaume de l’expression pure, c’est-à-dire de la pleine présence du signifié, dans la mesure où il n’y est pas fait usage d’un quelconque langage de fait, comme c’est le cas au niveau de l’indication et de la communication avec les autres. Husserl considère par conséquent que, dans le soliloque, je ne me parle pas à moi-même, ce qui veut dire que je n’ai nul besoin d’indiquer de manière indirecte quelque chose à moimême, comme je dois le faire aux autres, au moyen de mots prononcés tout haut. Pour Derrida, le fait que, pour Husserl, la communication intérieure ne soit pas nécessaire provient de la « non-altérité, la non-différence dans l’identité de la présence comme présence à soi 13 ». Husserl a cependant développé dans ses Leçons de 1905 sur La phénoménologie de la conscience intime du temps une nouvelle conception du temps fondée sur la différence entre le « maintenant » et ce qu’il nomme le « présent vivant » qui inclut en lui-même la dimension du passé immédiat et du futur proche. Comme l’explique Derrida, la présence du passé 11. E. Levinas, Le temps et l’autre, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 1983, p. 8. C’est Levinas qui souligne. 12. Ibid., p. 10. 13. J. Derrida, La voix et le phénomène, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1967, p. 65.
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perçu est bien plus large que celle d’un « maintenant » ponctuel puisqu’elle « compose continûment avec une non présence et une non perception », c’est-à-dire avec la rétention de ce qui vient juste de passer et la protention de ce qui est immédiatement à venir 14. Cela signifie par conséquent que, pour Husserl lui-même, il y a une altérité dans l’identité à soi du sujet, cette altérité originelle étant précisément la condition de la présence et de la présentation, puisque seule une conscience non instantanée peut être conscience de quelque chose d’autre que soi. Il est possible d’être en accord avec Derrida lorsqu’il souligne que la relation à la non présence dans le présent vivant « détruit radicalement toute possibilité d’une identité à soi dans la simplicité 15 ». Mais cela ne signifie cependant pas, comme Derrida l’affirme, qu’il n’y ait pas de différence entre rétention et représentation, souvenir primaire et souvenir secondaire, et que le caractère représentatif du signe et de l’indication puisse déjà être trouvé au sein de la relation à soi du sujet. Car si c’était le cas, cela voudrait dire que nous pouvons opposer perception et rétention tout comme perception et protention comme s’il s’agissait de moments temporels différents, ce qui impliquerait qu’il n’y a pas de continuité réelle entre eux, en opposition à ce qu’en dit Husserl. Derrida déclare certes qu’il ne veut pas « réduire l’abîme qui sépare la rétention et la représentation », mais cherche néanmoins leur origine commune dans « la possibilité de la répétition en général », c’est-à-dire « la trace au sens le plus universel 16 ». Mais afin de re-présenter quelque chose, la conscience doit bien déjà être constituée, et cela n’est possible que sur la base de la rétention et de la protention. Cela implique que rétention et protention ne peuvent être considérées comme des « répétitions » du passé et du futur que si le temps est considéré comme discontinu, c’est-à-dire comme dia-chronie, si, en d’autres termes, cette altérité interne et temporelle à soi qui constitue la conscience est comprise, comme 14. Ibid., p. 72. 15. Ibid., p. 73. 16. Ibid., p. 75.
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le fait Levinas, non pas comme « le fait d’un sujet isolé et seul », mais comme « la relation même du sujet avec autrui 17 ». Pour Husserl au contraire, il n’y a pas d’instants distincts qui apparaîtraient sur la « ligne » du temps, comme on pourrait le croire à la vue du diagramme qu’il donne du temps, mais une modification continue de la même impression originaire, comme il l’explique dans le § 11 de ses Leçons de 1905. Cette continuité, qui doit être pensée comme un processus d’autodifférenciation, ne peut être expliquée en termes de « différance » ou de « trace », puisque pour Derrida comme pour Levinas, la trace, qui est la différence ellemême, retient « l’autre comme autre dans le même 18 ». Pour Husserl rétention, perception et protention ne sont jamais considérées comme des éléments distincts du flux temporel de l’expérience, lequel se modifie lui-même continuellement, alors que pour Derrida, qui se situe ici dans le sillage de Levinas, l’altérité, c’està-dire l’extériorité 19, est précisément ce qui constitue la structure diachronique de l’expérience qui ne peut jamais être totalisée. La phénoménologie leur apparaît ainsi à tous deux comme un discours relevant encore de la métaphysique traditionnelle du fait qu’elle comprend le processus temporel comme une unité et une continuité et, comme Derrida le souligne, ne parvient pas à expliquer « l’après-coup » du devenir conscient d’un contenu inconscient qui constitue « la structure de la temporalité qui est impliquée par tous les textes de Freud 20 ». Comme il l’affirme dans sa conférence de 1968 sur « La différance », Freud a donné le nom d’« inconscient » à une altérité radicale par rapport à tous les modes de présence, de sorte que nous avons affaire, avec l’inconscient, avec un « passé qui n’a jamais été présent et qui ne le sera jamais 21 », expression 17. Le temps et l’autre, op. cit., p. 17. 18. De la grammatologie, op. cit., p. 92. Je souligne. 19. E. Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris, Le Livre de Poche, 1971, p. 322. 20. La voix et le phénomène, op. cit., p. 71. 21. J. Derrida, Marges. De la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 21-22.
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explicitement empruntée à Levinas, qui dans « La trace de l’autre » explique que la face de l’autre est un « passé immémorial », « un passé absolument révolu 22 ». Cela implique par conséquent que la radicale altérité de l’inconscient freudien est considérée comme analogue à l’altérité de l’autre sujet, comme si le sujet contenait en lui-même un autre dont il serait séparé. Il semble donc qu’afin de déconstruire la « métaphysique de la présence » dont la phénoménologie est « la restauration la plus radicale et la plus critique 23 », Derrida ait dû faire sienne la métaphysique de l’extériorité et de la séparation que promeut Levinas. Il est donc devenu clair que dans La voix et le phénomène, Derrida, considérant que le privilège donné au présent constitue l’élément de la pensée philosophique, ne se situe plus à l’intérieur de la phénoménologie et de la philosophie, mais à leurs « marges », en proximité à la fois avec l’« hétérologie » levinassienne et la « destruction » heideggérienne de l’onto-théologie 24. Husserl est accusé de partager avec la métaphysique « le désir obstiné de sauver la présence et de réduire le signe 25 » alors que la trace et la différance sont dites « plus vieilles que la présence 26 », la nonidentité à soi étant considérée comme « l’origine », si ce mot peut encore être utilisé, de l’identité à soi. Levinas a montré dans Le temps et l’autre que la relation que nous pouvons avoir à la mort est la relation avec l’absolument autre, ce qui implique qu’en opposition à Heidegger, la solitude de l’existant n’est pas confirmée, mais au contraire brisée par la mort 27. Levinas en conclut que la relation à la mort place l’existant sur un terrain où la relation à l’autre devient possible 28. De la même manière, l’altérité de la mort et la contingence de l’existence de fait est pour 22. E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967, p. 198 et 200. 23. De la grammatologie, op. cit., p. 72. 24. La voix et le phénomène, op. cit., p. 70. 25. Ibid., p. 57. 26. Ibid., p. 76. 27. Le temps et l’autre, op. cit., p. 63. 28. Ibid., p. 64.
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Derrida ce qui demeure dissimulé dans la croyance métaphysique selon laquelle la présence est la forme universelle de l’expérience. Ce qui implique, comme Derrida le souligne, que « je suis » veut dire originairement « je suis mortel 29 ». Comme il l’explique dans l’introduction à La voix et le phénomène, la phénoménologie de Husserl est une philosophie de la vie qui donne à la mort seulement le sens empirique d’un accident mondain, découvrant ainsi, comme le fait toute métaphysique, dans la vie elle-même la possibilité d’une duplication entre le niveau empirique et le niveau transcendantal de l’expérience. Cette identité de la vie empirique et de la vie transcendantale peut être découverte dans le langage lui-même, qui est « cela même en quoi pourraient sembler s’unir la vie et l’idéalité 30 ». En prononçant un mot, le sujet s’élève en effet au niveau de son contenu idéal, lequel peut être indéfiniment répété de telle manière que le discours apparaît comme le moyen par lequel le sujet peut surmonter sa propre mortalité, l’idéalité étant ainsi, comme le dit Derrida, « le salut ou la maîtrise de la présence dans la répétition 31 ». ***
Une telle dénégation de sa propre mortalité ne peut certes pas être trouvée chez Heidegger. Mais c’est précisément parce que Derrida partage la conception de la mort et la critique de l’ontologie de Levinas qu’il demeure constamment dans une ambivalence marquée à l’égard de Heidegger. Il pouvait se voir lui-même comme un héritier de Heidegger lorsqu’il déclarait en 1967 que rien de ce qu’il a tenté jusqu’ici n’aurait été possible « sans l’ouverture des questions posées par Heidegger 32 ». Mais en même temps il pouvait aussi suspecter Heidegger de confirmer 29. La voix et le phénomène, op. cit., p. 60-61. 30. Ibid., p. 9. C’est Derrida qui souligne. 31. Ibid., p. 8. 32. J. Derrida, « Implications » (1967), Positions, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1973, p. 18.
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la « métaphysique de la présence » qui constitue selon lui le noyau de la pensée occidentale. Cela l’a amené en 1971 à déclarer qu’il avait parfois l’impression que la problématique heideggérienne était la plus profonde et la plus puissante défense de ce qu’il avait lui-même tenté de mettre en question sous la rubrique de la « pensée de la présence 33 ». À la fin de la première partie de De la grammatologie, Derrida dit à nouveau que le concept métaphysique de temps ne peut pas être utilisé pour décrire la structure de la trace, qui se réfère à un « passé absolu 34 », précisément parce que même dans la phénoménologie husserlienne de la conscience du temps, la linéarité du temps est encore présupposée. Derrida reconnaît cependant qu’un tel concept « linéaire » de temps est ce que Heidegger a nommé le « concept vulgaire du temps », montrant ainsi qu’il a déterminé de l’intérieur l’ensemble de l’ontologie 35. C’est précisément à ce sujet qu’il engage son premier débat critique direct avec Heidegger dans son texte de 1968 intitulé « Ousia et Grammè. Note sur une note de Sein und Zeit » qui fut d’abord publié dans un volume dédié à Jean Beaufret, le destinataire de la Lettre sur l’humanisme 36. Cet essai porte sur la plus longue note de bas de page d’Être et Temps 37, dans laquelle Heidegger donne un bref aperçu de l’histoire du temps dans la pensée occidentale d’Aristote à Hegel et Bergson. Le commentaire de Derrida concerne la manière dont Heidegger comprend la présence, mais il vise aussi à montrer qu’il y a « un passage dissimulé qui fait communiquer le problème de la présence et le problème de la trace écrite », problématique qu’il développe à la même époque dans De la grammatologie 38. Sa question porte sur la différence que fait Heidegger entre un concept « vulgaire » de temps, dans lequel il 33. Ibid., (Entretien de 1971), p. 75. 34. De la grammatologie, op. cit., p. 97. 35. Ibid., p. 128. 36. L’endurance de la pensée. Pour saluer Jean Beaufret, Paris, Plon, 1968. 37. M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1963, § 82, p. 432-433. 38. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 37.
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voit le concept traditionnel de temps qui gouverne toute l’histoire de la philosophie, et un concept existential de temps. Dans le concept vulgaire de temps, qui provient du nivellement du temps originel, le temps est compris comme une suite de « maintenant », d’où le nom de « temps du maintenant » que lui donne Heidegger 39. Une telle conception du temps provient de ce que l’existant est d’emblée absorbé par les étants qui le préoccupent, mais cette manière d’être que Heidegger nomme Verfallenheit, déchéance, constitue cependant, comme il le souligne expressément, une « possibilité positive » d’être dans le monde 40. C’est la raison pour laquelle il peut affirmer que « la représentation vulgaire du temps a sa justification naturelle » et ne la perd que lorsqu’elle prétend être le véritable concept de temps 41. Mais Derrida, quant à lui, ne croit pas qu’il puisse y avoir quelque chose comme un « vrai » concept de temps. Et bien qu’il reconnaisse que Être et temps constitue « un pas décisif au-delà ou en-deçà de la métaphysique 42 », il considère que la distinction entre une temporalité authentique et une temporalité inauthentique demeure dans la dépendance de l’idée de « chute », le concept de déchéance ne pouvant pas selon lui être extrait de son « orbe éthico-théologique 43 ». Il semble que Derrida ne veuille donc pas prendre en compte l’avertissement de Heidegger, qui refuse l’attribution d’une valeur négative à ce terme, lequel ne devrait pas être interprété, souligne-t-il, « comme une “chute” à partir d’un “état originel” plus haut et plus pur 44 ». Derrida va jusqu’à suspecter qu’il y aurait « quelque platonisme dans le Verfallen 45 », ce qui impliquerait donc que l’authenticité et l’inauthenticité pourraient être comprises sur la base de la différence platonicienne 39. Sein und Zeit, op. cit., § 81, p. 421. C’est Heidegger qui souligne. 40. Ibid., § 38 p. 176. C’est Heidegger qui souligne. 41. Ibid., § 81, p. 426. C’est Heidegger qui souligne. 42. Marges de la philosophie, op. cit., p. 53. 43. Ibid., p. 50. 44. Sein und Zeit, op. cit., § 38, p. 176. 45. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 74.
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entre le monde sensible et le monde intelligible. Il considère même que l’opposition entre ce qui est primordial et ce qui est dérivé est encore une opposition métaphysique tout comme l’est aussi la quête d’une origine 46. Pourtant la déchéance signifie selon Heidegger le simple fait d’être absorbé dans les tâches de la quotidienneté, ce qui implique quelque chose comme un oubli, de la part du Dasein, de sa propre transcendance, c’est-à-dire de son être dans le monde. Il est certes possible de donner un sens éthique ou théologique à cette différence entre deux modes d’existence, comme ce fut le cas, avec l’idée de la chute ou du « péché originel » dans le judaïsme et le christianisme, mais cela ne veut pas dire que Heidegger nous donne ici une version laïcisée d’une idée théologique. C’est bien plutôt en fait le contraire : la conception théologique de la chute originelle n’a été rendue possible que sur la base d’une expérience existentiale, laquelle est aussi celle qui est à la base de la conception philosophique d’une « élévation » et d’un « éveil » à partir d’un état d’immersion dans la quotidienneté. La conclusion de Derrida n’en consiste pas moins à suggérer que, à l’encontre de ce que dit Heidegger, il n’y a pas de « concept vulgaire du temps », parce que, affirme-t-il, « le concept de temps appartient de part en part à la métaphysique et il nomme la domination de la présence 47 ». Cela implique qu’on ne peut donc pas lui opposer un autre concept de temps, puisqu’en tentant de produire cet autre concept, on devrait nécessairement faire usage d’« autres prédicats métaphysiques et onto-théologiques 48 ». Mais en même temps, Derrida reconnaît que sa question demeure « intérieure à la pensée de Heidegger » et il suggère ainsi avec pertinence que, puisque Heidegger utilisait encore dans Être et Temps « la grammaire et le lexique de la métaphysique 49 », il lui
46. Ibid., p. 73. 47. Ibid. 48. Ibid. 49. Ibid., p. 73.
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faudra par la suite « changer d’horizon 50 ». C’est précisément ce que Heidegger lui-même expliquait à Jean Beaufret dans la Lettre sur l’humanisme, lorsqu’il mettait l’accent sur le fait qu’il avait dû renoncer à la publication de la troisième section de la première partie de Être et Temps parce qu’il n’était pas parvenu à montrer que le temps est l’horizon de l’être au moyen « du langage de la métaphysique 51 ». C’est ce qui explique que Derrida puisse découvrir « deux gestes » chez Heidegger, ou, comme il le dit aussi, « deux mains » et « deux textes », l’un par lequel, demeurant à l’intérieur de la métaphysique, il voudrait montrer que le présent temporal des étants provient d’une pensée plus originelle de l’être comme présence (Anwesenheit), et un autre par lequel la détermination de l’être comme présence deviendrait elle-même problématique et définirait en tant que telle les limites de la manière occidentale de penser, ouvrant ainsi la possibilité d’aller « au-delà ou en-deçà » de la Grèce, ce qui veut dire, selon Derrida, que ce qui serait alors à penser serait une « différence peut-être plus vieille que l’être lui-même 52 ». Mais il y a là, concernant la question de la présence, un véritable malentendu. La question n’est nullement pour Heidegger de mettre en question le privilège donné à la présence dans la tradition occidentale, que Derrida caractérise comme une « métaphysique de la présence ». Ce qui est en question, c’est le privilège donné à la présence permanente, qui caractériserait plutôt ce que l’on pourrait nommer une « métaphysique de la substance », c’est-àdire une métaphysique qui comprend l’être comme une présence déjà accomplie par opposition à laquelle Heidegger veut penser l’événement de la venue en présence afin de mettre en évidence le caractère temporel de l’être. Pour Derrida, la déconstruction de la métaphysique de la présence ne peut venir que d’un « certain
50. Ibid., p. 74. C’est Derrida qui souligne. 51. M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. R. Munier, Paris, Aubier Montaigne, 1964, p. 69. 52. Ibid., p. 77.
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dehors » de la tradition occidentale 53, comme le montre bien la critique levinassienne de la métaphysique, alors que pour Heidegger la « destruction » de la métaphysique de la substance implique au contraire un renouvellement interne de la pensée occidentale de l’être.
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Le concept de temps, tout comme ceux de passé, futur et présent, doivent par conséquent être abandonnés, puisque ces concepts appartiennent tous à la métaphysique de la présence. Se modelant sur le mode hyperbolique de pensée de Levinas, Derrida va même jusqu’à affirmer que « le temps est violence » dans la mesure où il réduit le même à l’autre et définit ainsi, compris dans les termes du présent vivant husserlien, l’égoïté comme « la forme absolue de l’expérience 54 ». Il en va de même du concept d’histoire, du fait que ce mot a toujours été mis en rapport avec « le schème linéaire du déploiement de la présence 55 ». Il s’agit par conséquent de déconstruire le concept métaphysique d’histoire au sens d’histoire idéale et téléologique, lequel est « beaucoup plus généralement répandu qu’on ne le croit 56 » et implique les concepts de linéarité, traditionnalité et continuité 57. Derrida souligne cependant qu’aucun concept n’est en tant que tel métaphysique, mais ne le devient que dans un contexte déterminé, ce qui explique qu’il puisse continuer à utiliser le mot « histoire » dans le contexte d’une « nouvelle logique de la répétition et de la trace 58 ». Il n’en souligne pas moins en même temps que la ré-appropriation métaphysique du concept d’histoire est toujours possible, puisque la tradition philosophique « revient toujours à comprendre l’historicité sur 53. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 161. 54. L’écriture et la différence, op. cit., p. 195. 55. De la grammatologie, op. cit., p. 127. 56. Positions, p. 68. 57. Ibid., p. 77. 58. Ibid., p. 78. C’est Derrida qui souligne.
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un fond ontologique 59 ». C’est la raison pour laquelle il est nécessaire d’élaborer une stratégie qui consiste à emprunter un vieux mot à la philosophie, mais afin d’en produire une nouvelle conceptualisation 60. Il n’est donc pas possible d’accuser Derrida de rejeter l’histoire en elle-même, comme le montre l’intérêt qu’il a manifesté très tôt pour les questions de l’histoire et de l’historicité. Il faut souligner ici qu’il a commencé, dans un climat très marqué par l’interprétation merleau-pontienne de Husserl qui cherchait son « impensé » dans la direction d’une réhabilitation du sensible et du corps, à tenter de comprendre l’unité d’un double geste apparemment contradictoire qui combine dans la pensée husserlienne un idéalisme strict avec une philosophie de l’histoire et une réduction transcendantale qui neutralise la sphère mondaine dans sa totalité avec une genèse transcendantale qui rend possible la compréhension de l’histoire concrète. Son tout premier ouvrage, écrit en 1954, mais publié beaucoup plus tard, traite de la philosophie husserlienne de la genèse et montre que le problème à résoudre à cet égard provient du fait que le produit génétique de la genèse transcendantale, à savoir l’idéalité, transcende sa propre genèse et la neutralise, de sorte que ce produit de l’histoire, dans la mesure où il peut être indéfiniment répété, apparaît comme non-historique. Il semble donc qu’il soit nécessaire de partir du produit dérivé afin de faire retour à sa source constitutive, ce qui implique que le mouvement de la philosophie est la répétition inverse du mouvement génétique de la vie elle-même, comme le soulignait bien Derrida dès 1954 61. C’est ce que Husserl lui-même reconnaît lorsqu’il finit par comprendre que la question philosophique est véritablement une Rückfrage, un questionnement qui regarde en arrière. Derrida n’a pas manqué de souligner, lorsqu’il a proposé dans son introduction à L’origine de la géométrie de traduire ce terme en français par 59. Ibid., p. 81. 60. Ibid. 61. J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1990, p. 226.
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« question en retour », que cette dernière est marquée par « la référence ou la résonance postale et épistolaire d’une communication à distance 62 », ce qui implique que la tradition doit être comprise comme l’ouverture de l’espace d’une possible ré-pétition. En 1962, Derrida semble donc voir l’idéalisme de Husserl dans une meilleure lumière. Il reconnaît qu’il y a une « priorité juridique » de la phénoménologie, c’est-à-dire du transcendantalisme, parce que seule la phénoménologie peut « dénuder la pure matérialité du Fait » en s’épuisant elle-même dans la détermination eidétique 63. C’est pourquoi, dans De la grammatologie, il met l’accent sur le fait que la pensée post-philosophique de la trace, si elle ne peut être réduite à la phénoménologie transcendantale, ne peut pas non plus rompre avec elle 64. Ce qui par conséquent est requis, c’est de surmonter le transcendantalisme sans retomber dans un empirisme non philosophique ou un criticisme qui réduit à l’intuitus originarius le privilège attribué à la présence pleine, mais ne rompt pas réellement avec un tel idéal. Le retard nécessaire de la pensée a reçu le nom traditionnel d’intuitus derivativus lorsqu’il est opposé à l’actualité d’un infini intemporel qui ne peut être conçu que dans un intuitus originarius instantané. Mais, comme Derrida le souligne avec force, le retard nécessaire de la pensée à l’égard de la monstration d’un être qui est déjà là conduirait à une compréhension d’une finitude seulement empirique de la pensée humaine si l’être n’était pas de part en part historique. Derrida dit maintenant qu’on peut trouver dans la phénoménologie une « finitude essentielle » et, dans une parenthèse, il remarque que « le motif de la finitude a peut-être plus d’affinité qu’il n’y paraît d’abord avec le principe d’une phénoménologie 65 ». Cette finitude essentielle provient, selon Derrida, de la nécessité de l’apparition de la fondation absolue du sens de l’être dans une 62. J. Derrida, Introduction à E. Husserl, L’origine de la géométrie, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1962, p. 226. 63. L’origine de la géométrie, op. cit., note, p. 169. 64. De la grammatologie, op. cit., p. 91. 65. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 151.
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région, la protorégion de la conscience, ce qui veut dire que le fondement se dissimule lui-même sous l’apparence d’un domaine de l’être et que l’absolu prend une forme empirique afin d’appa raître comme un fondement. Il y a par conséquent une nécessité de la limitation eidétique et la réduction reçoit par là son sens véritable d’humilité critique et de prudence. L’idéalisme transcendantal semble ainsi être requis par une philosophie qui veut rendre compte de sa propre genèse et prendre conscience de son retard nécessaire à l’égard d’un être qui est en lui-même histoire, qui est un « Être-Histoire », comme le dit Derrida 66. Dans la lumière d’une telle « finitude essentielle », il devient possible de comprendre que « le retard soit la destinée de la Pensée elle-même comme Discours » et que « seule une phénoménologie peut le dire et faire affleurer en une philosophie 67 ». La réduction phénoménologique signifie en effet la neutralisation du constitué, mais elle reconnaît en même temps qu’il offre un point de départ nécessaire. Elle ne signifie pas seulement qu’il n’est jamais possible de commencer par l’origine 68, mais aussi que le sens originaire ne peut être déchiffré que « rétroactivement et à partir de son résultat 69 ». Il y a donc par conséquent une « authenticité du retard phénoménologique » et Derrida peut légitimement en conclure que « la Réduction n’est que la pensée pure de ce retard, la pensée pure en tant qu’elle prend conscience de soi comme retard dans une philosophie 70 », laquelle n’est rien autre que la ré-pétition dans le discours de l’origine. L’élément de la réduction est en effet le langage lui-même qui opère une neutralisation spontanée de toute facticité dans la mesure où « la parole n’est donc que la pratique d’une eidétique immédiate 71 ». Derrida montre que c’est par une sorte de « vire-volte » que, dans 66. Ibid., p. 170. 67. Ibid., C’est Derrida qui souligne. 68. Ibid., p. 20. 69. Ibid., p. 53. C’est Derrida qui souligne. 70. Ibid., p. 170. 71. Ibid., p. 58.
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L’origine de la géométrie, Husserl, après avoir réaffirmé avec vigueur l’indépendance de l’objectivité idéale par rapport à son expression linguistique, semble redescendre au niveau de l’assertion inverse selon laquelle l’incarnation linguistique est le medium indispensable de la constitution de la vérité elle-même 72. Ce renversement soudain constitue l’intérêt principal de ce court manuscrit du fait qu’il annonce un autre geste, encore plus « décisif 73 », par lequel Husserl montre que la constitution de l’idéalité requiert en ellemême l’apparition de l’écriture. La vertu de l’écriture réside précisément dans son pouvoir de virtualisation, la communication écrite étant possible en l’absence du locuteur, de sorte qu’elle est ainsi « devenue, pour ainsi dire, communication sur le mode virtuel 74 ». L’écriture est ainsi la réalisation de ce que Derrida nomme « un langage transcendantal 75 », à savoir un langage qui n’exprime pas seulement, mais constitue l’idéalité comme objet intersubjectif et qui, en tant que tel, ne peut être identique à aucun langage de fait. Le langage transcendantal n’est pas seulement le medium de la réduction eidétique, mais aussi « l’élément de la tradition en laquelle seule sont possibles, au-delà de la finitude individuelle, la rétention et la prospection du sens 76 ». Le langage transcendantal dans son être accompli, c’est-à-dire l’écriture, est libéré de toute référence à une intersubjectivité de fait et donne seul à l’objectivité l’être perpétuel d’une idéalité qui est le corrélat d’une intersubjectivité absolument universelle. L’écriture confère en effet aux idéalités objectives un être permanent et leur octroie l’identité qui les rend réellement objectives. Cet être perpétuel des idéalités objectives n’a cependant rien à voir avec une infinité actuelle. Il n’est en réalité rien autre que la pure forme d’une itération infinie, d’un infini
72. Ibid., p. 69. C’est Derrida qui souligne. 73. Ibid., p. 83. 74. Ibid., p. 84. 75. Ibid., p. 71. 76. Ibid., p. 72.
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immer wieder, toujours encore 77, de sorte que l’ouverture à l’infinité qui a lieu dans l’histoire humaine avec l’apparition de la philosophie n’est pas l’ouverture de ce domaine anhistorique d’entités éternelles que sont les idées platoniciennes. Il s’agit au contraire de l’ouverture de l’histoire elle-même, non pas certes de l’histoire empirique qui, naturellement, précède l’apparition très récente de la philosophie, mais de ce que Derrida nomme, au moyen d’une expression trouvée dans l’un des manuscrits de Husserl, une « histoire transcendantale 78 » qui n’est rien autre que l’histoire paradoxale de ce qui demeure identique et peut être indéfiniment répété, l’histoire de la vérité elle-même, « la tradition de la vérité » étant, pour Husserl, « l’histoire la plus profonde et la plus pure 79 ». Il n’est donc pas surprenant de voir que Derrida, dans les années qui suivent, lesquelles constituent la période la plus cruciale du développement de sa pensée, continue de montrer un certain intérêt pour la question de l’histoire. En 1954 le jeune Derrida affirmait déjà que Husserl, en dépit du fait qu’il n’y a place dans sa philosophie pour aucune « intemporalité 80 », demeure cependant captif de la tradition classique, laquelle comprend la temporalité « sur le fond d’une éternité possible ou actuelle à laquelle il [l’homme] a pu ou pourrait participer 81 ». Cela explique qu’il y ait « certaines ressemblances entre les pensées hégélienne et husserlienne 82 », du fait que Husserl a tenté, comme Hegel, de penser le devenir de l’absolu dans le cadre de l’« idée d’une histoire absolue et achevée ou d’une téléologie constituant tous les moments de l’histoire 83 ». Derrida avait alors montré que Husserl a par conséquent été conduit à considérer la conscience transcendantale comme le porteur d’un logos absolu et d’une raison 77. Ibid., p. 148. 78. Ibid., p. 129. 79. Ibid., p. 48. 80. Le problème de la genèse, op. cit., p. 151, note 57. 81. Ibid., p. 41. 82. Ibid., p. 12. 83. Ibid., p. 185.
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téléologique qui constituait le pôle idéal de son développement. Cela expliquait l’apparition de l’idée d’une « déité transcendantale » qui se situe au-delà de l’histoire, mais qui n’en constitue pas moins « le Pôle pour soi de l’historicité et de la subjectivité transcendantale historique constituantes 84 ». Cela veut dire que pour Husserl, la méta-historicité du logos divin – tout comme la méta-historicité des idéalités, qui dans Expérience et jugement, sont dites être « omnitemporelles 85 » – ne peut être révélée que par le mouvement de l’histoire qui n’est rien autre que « la tradition pure d’un Logos originaire vers un Telos polaire 86 ». Cette même question de la relation de l’absolu et de l’histoire était au centre des cours que Derrida a fait à la Sorbonne en 1962-1963 87. Dans le premier, dont le titre était « Méthode et métaphysique » et qui fut consacré aux figures de Parménide, Platon, Descartes, Spinoza et Hegel, Derrida montrait qu’avec Hegel la méthode devient le logos lui-même, puisque pour lui le chemin menant à la vérité n’est ni humain, ni déjà accompli en Dieu, lequel est lui-même mouvement et vie. Derrida en concluait à nouveau qu’à cet égard il y a une profonde complicité entre Hegel et Husserl et se proposait de développer ce thème dans le cours suivant, intitulé « Phénoménologie, théologie et téléologie chez Husserl ». Derrida y soutenait que la thématique de la déité transcendantale doit être mise en relation avec ce que Husserl nommait « une idée au sens kantien », laquelle n’est pas l’idée d’un infini actuel, mais l’ouverture de l’horizon infini d’une histoire dont Dieu est le telos. Il citait à cet égard un manuscrit dans lequel Husserl affirmait que « Dieu mourrait si tous les êtres humains mouraient », ainsi que les derniers mots de Husserl déclarant que la vie humaine n’est qu’un chemin menant à Dieu 84. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 164. C’est Derrida qui souligne. 85. E. Husserl, Expérience et jugement, trad. D. Souche, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1970, § 64 c, p. 312 sq. 86. L’origine de la géométrie, op. cit., p. 165. 87. Je m’appuie dans ce qui suit sur les notes que j’avais prises de ce cours de 1962-1963 auquel, étant alors étudiante à la Sorbonne, j’avais assisté.
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et qu’il avait, en ce qui le concerne, tenté d’atteindre ce but sans la théologie – mots dans lesquels Derrida voyait un témoignage de la reconnaissance par Husserl de l’inséparabilité de la méthode et de la métaphysique. La question de l’histoire fut à nouveau au centre du premier cours que Derrida fit en 1964-1965 à l’Ecole normale supérieure, mais il s’agissait cette fois de l’aborder à partir de la question de l’être chez Heidegger 88. Ce qu’il importait pour Derrida de montrer, c’est que « le point de départ de la réflexion heideggérienne sur l’histoire […] est en discontinuité radicale avec le hégélianisme et le husserlianisme et en suppose la destruction préalable 89 ». Le dégagement de la structure de l’historicité du Dasein suppose en effet la destruction du privilège du présent qui régit aussi bien la thématique husserlienne du présent vivant comme « forme absolue, absolument universelle et inconditionnée de l’expérience 90 » que la conception hégélienne du cheminement de l’expérience de la conscience vers « le savoir absolu comme conscience absolue de soi et être absolument auprès de soi, c’est-à-dire vers une présence où la mort une fois de plus est résumée dans la Présence 91 ». Derrida en concluait que « l’historicité ne peut pas être pensée tant que la Présence est la forme absolue du sens 92 ». Mais en même temps, parce que Derrida avait montré, à partir du fameux passage de la Lettre sur l’humanisme qui dit que « le langage est la maison de l’être », que l’usage du langage est toujours métaphorique et que « la métaphoricité est l’essence même de la métaphysique 93 », il était amené à conclure que le mot « être », que « Heidegger avait jugé nécessaire de biffer d’une croix » dans son essai de 1965, « Contribution à la question de l’être », est lui-même une métaphore, 88. J. Derrida, Heidegger, la question de l’être et l’histoire. Cours de l’ENSUlm 1964-1965, éd. par Th. Dutoit, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2013. 89. Ibid., p. 174. 90. Ibid., p. 210. 91. Ibid., p. 224. 92. Ibid., p. 263. 93. Ibid., p. 106.
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et que « si la signification histoire est pensable seulement comme histoire de l’être », elle est elle aussi « une métaphore à détruire 94 ».
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Tout ceci constituait une préparation à une nouvelle conception de l’histoire comme « jeu » et comme « écriture », conception qui a émergé dans les textes publiés entre 1968 et 1972. Le thème de la répétition avait été convoqué très tôt afin de critiquer l’idée d’un commencement originaire auquel il se serait agi de faire retour. C’est la raison pour laquelle Derrida a mis en question dès le départ l’opposition heideggérienne de l’authentique et de l’inauthentique, comme il le fait en ce qui concerne le temps originaire et le temps non originaire dans « Ousia et Grammè ». L’écriture de la dissémination implique en elle-même l’absence de toute originarité, dans la mesure où l’idée d’origine présuppose par elle-même l’idée de l’unité d’un processus. Aussitôt que l’on tente d’imaginer une multiplicité originaire ou une origine multiple, la différence entre l’originaire et le non originaire disparaît et toute singularité historique semble n’être que la simple répétition d’une autre. Si chaque signe est une marque et donc une re-marque dans la mesure où elle n’est pas originaire, s’il n’y a que des marques dérivées, il n’est pas possible d’établir entre elles une hiérarchie, ni non plus de penser l’histoire sous la forme d’un flux continu de temps. La métaphore qui peut être utilisée ici est celle, spatiale, du labyrinthe, laquelle apparaît déjà à la fin de La voix et le phénomène, en relation avec la description que fait Husserl d’un tableau de Teniers vu dans la galerie de Dresde, tableau qui représente des tableaux qui sont eux-mêmes des représentations d’autres tableaux et ainsi de suite à l’infini. Il n’y a donc plus ni passé ni futur, et l’idée même d’une destination devient obsolète. Nous sommes condamnés à une sorte de vagabondage nomade, lequel a été aussi défini par Heidegger 94. Ibid., p. 325.
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comme constituant la situation fondamentale d’errance de l’être humain dans son essai « De l’essence de la vérité 95 ». Cela explique l’importance donnée par Derrida au concept de « jeu » dans la conférence qu’il a faite à Baltimore en 1966 – conférence qui fut à l’origine de sa célébrité aux États-Unis – sur « Structure, signe et jeu dans le discours des sciences humaines 96 ». Pour Derrida le concept de jeu pensé comme jeu du monde est le résultat de l’absence de signifié transcendantal, en accord avec sa propre définition du jeu qu’il donne dans De la grammatologie 97. Il y a jeu, c’est-à-dire substitutions infinies dans la clôture d’un ensemble fini, lorsque et s’il y a défaut de présence, lorsque et si quelque chose manque, un centre, une origine ou une archè absolus. On comprend à partir de là que Derrida puisse hésiter à accepter la pensée de l’époqualité et la détermination de l’époque qui caractérise ce que Heidegger, à partir des années 1930, nomme « histoire de l’être ». Il est néanmoins possible de dire, suivant en cela Heidegger, que ce qui caractérise notre époque est l’interprétation des étants comme objets de représentation, de sorte que toute expérience de l’étant devient essentiellement une représentation. Parce que le sens moderne de l’être comme objectivité ne peut faire son apparition, avec Descartes, que sur la base du sens grec de l’être comme présence, il ne faut donc pas mettre l’accent sur la différence entre la modernité et l’antiquité ou le Moyen Âge, mais au contraire resituer les différentes « époques » de l’histoire de l’être au sein de la grande époque de la métaphysique, laquelle pourrait être appelée l’époque de la « re-présentation ». Mais re-présentation veut dire ici « rendre présent en général » et non pas rendre présent toutes choses pour le bénéfice du sujet, ce qui constitue le trait particulier de la modernité. C’est ce que
95. M. Heidegger, « De l’essence de la vérité », trad. A. de Waelhens et W. Biemel, Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 187. 96. Cf. L’écriture et la différence, op. cit., p. 409 sq. 97. De la grammatologie, op. cit., p. 73.
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Derrida semblait suggérer dans la conférence intitulée « Envoi » de juin 1980 98. Dans cette même conférence, il soulignait le fait que Heidegger ne considère pas du tout le règne de la représentation comme une calamité du fait précisément que la métaphysique accomplie – à savoir ce qu’il nomme le Gestell, le dispositif, dont l’autre face n’est autre que l’Ereignis, l’événement de l’appropriation – est l’annonce de ce qui ne fait plus époque. C’est ce qui explique qu’il puisse évoquer « un monde moderne qui commence à se soustraire à l’espace de la représentation et du calcul 99 ». Mais si c’est bien là la pensée heideggérienne de l’époqualité en général, si, comme Derrida le soulignait expressément dans la conférence de 1978 intitulée « Le retrait de la métaphore », Heidegger comprend bien la métaphysique comme l’époque ou le retrait suspensif de l’être dans l’époqualité de toutes les époques 100, on peut alors se demander ce qui peut empêcher Derrida de souscrire à la conception heideggérienne de l’histoire de l’être. Derrida évoque en effet lui-même dans La carte postale la « grande époque » du Geschick, de la destination, qui va de Socrate à Freud et Heidegger 101. Ce qui demeure en fait pour lui problématique, c’est le Ge de Ge-schick et sa valeur de rassemblement, selon laquelle dans la destination l’être se destine lui-même comme s’il était le sujet unifié de cette destination. C’est la raison pour laquelle dans De l’esprit Derrida parle par « convenance provisionnelle » de « l’axio matique de la Destruktion et du schème époqual en général 102 ». Il veut par là mettre l’accent sur la téléologie cachée qui peut être trouvée dans le schème époqual. Dans La carte postale, il avait déjà exprimé le soupçon selon lequel la destination en général 98. J. Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1987, p. 121. 99. Ibid., p. 122. 100. Ibid., p. 79. 101. J. Derrida, La carte postale de Socrate à Freud et au-delà, Paris, AubierFlammarion, 1980, p. 205-206. 102. J. Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1987, p. 23. C’est Derrida qui souligne.
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était un « leurre » : « Car ordonner les différentes époques, haltes, déterminations, bref toute l’histoire de l’être, à une destination de l’être, c’est peut-être là le leurre postal le plus inouï 103 ». Ce que Derrida se propose de penser, c’est la multiplicité des dispensations, des envois, en tant qu’ils viennent de l’autre et non de l’être lui-même, c’est-à-dire en tant qu’envois en retour, en tant que renvois, de sorte qu’il n’y ait pas de rassemblement de la destination, mais une dissémination originelle ou une division de la destinée. C’est ce qu’il soulignait avec force en 1980 : « Cet envoi pré-ontologique, en quelque sorte, ne se rassemble pas. Il ne se rassemble qu’en se divisant, en se différant […] Il ne fait pas un et ne commence pas avec lui-même, bien que rien de présent ne le précède ; il n’émet qu’en renvoyant déjà, il n’émet qu’à partir de l’autre, de l’autre en lui sans lui. Tout commence par le renvoi, c’est-à-dire ne commence pas 104 ». On peut se demander si la conception « messianique » de l’histoire que Derrida développe dans ses derniers textes, à un moment où la pensée de Levinas est devenue plus que jamais pour lui une référence capitale, est compatible avec sa première critique des concepts « métaphysiques » de temps et d’histoire. Même si Derrida prend soin de distinguer entre messianicité et messianisme et entre un programme téléo-eschatologique et la promesse messianique 105 qui ouvre, sans nul horizon d’attente, sur ce qui est à venir, ne peut-on cependant considérer que, lorsqu’il déclare que « l’appel messianique appartient en propre à une structure universelle, à ce mouvement irréductible de l’ouverture historique à l’avenir, donc à l’expérience même et à son langage 106 », il fait retour à une conception linéaire du temps ? Et même s’il ne veut pas identifier le messianisme abrahamique à ce qu’il nomme « messianicité », il n’en continue pourtant pas moins à utiliser
103. Ibid., p. 73-74. 104. Psyché. Inventions de l’autre, op. cit., p. 141.C’est Derrida qui souligne. 105. Spectres de Marx, op. cit., p. 126. 106. Ibid., p. 266.
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107. Derrida ne semble en effet pas savoir que l’invention « eschatologique » d’un temps orienté vers ce qui est à venir doit être attribué au mazdéisme persan et au zoroastrisme, dans lequel nous trouvons la toute première mentions d’un sauveur, le Sasohyant, qui est supposé restaurer la justice au moyen d’une régénération totale du monde et qui est ainsi la préfiguration du Messiah, mot hébreu qui signifie « l’oint », tout comme le mot grec Christos. 108. Spectres de Marx, op. cit., p. 147.
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ce mot d’origine hébraïque 107, donnant ainsi une prééminence à une conception historique particulière du temps et de l’histoire. Une dernière question, et la plus difficile, se poserait alors : comment une pensée de la déconstruction peut-elle finalement se référer à l’indéconstructibilité de l’idée de justice qui demeure toujours à venir 108 ?
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DERRIDA-HEIDEGGER
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PARTIE III
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V
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La pensée de Jacques Derrida est dans une large mesure inséparable de celle de Heidegger, ce qui ne veut pourtant pas dire qu’il faille le considérer comme un épigone de Heidegger, mais simplement reconnaître que sa pensée trouve son point de départ dans la problématique heideggérienne. Heidegger n’est pas en effet seulement pour Derrida une référence parmi celles qu’il considère comme les plus importantes, tels Freud et Nietzsche, car la « destruction » heideggérienne de la métaphysique est vue comme « plus radicale » que la critique nietzschéenne de la méta physique et que la critique freudienne de la présence à soi du sujet 1. Son œuvre, plus encore que celle de Husserl, constitue le milieu au sein duquel s’est d’abord déployée sa pensée. Cela implique par conséquent que la compréhension de la pensée derridienne requiert celle de la pensée heideggérienne – ce qui est bien loin d’être le cas en ce qui concerne nombre de soi-disant « derridiens » en Europe et Outre-Atlantique –, non pas certes parce que Derrida se bornerait à s’en faire l’interprète, mais parce qu’il est engagé dans un débat de fond avec elle. Sa position, qui est celle d’un post-heideggérien, explique son ambivalence marquée envers Heidegger. Il peut se considérer en effet d’une part comme l’héritier de Heidegger : « Rien de ce que je tente n’aurait été possible sans 1. Voir à ce sujet « La structure, le signe et le jeu », L’écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1967, p. 412, où les noms de Nietzsche, Freud et Heidegger sont cités en tant qu’auteurs de discours destructeurs de la différence entre signifié et signifiant.
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La question de la différence
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l’ouverture des questions heideggériennes » affirmait-il dans un entretien en 1967 2 –, et en même temps suspecter Heidegger de confirmer la métaphysique de la présence que celui-ci a pourtant détectée comme ce qui constitue le cœur de la pensée occidentale : « J’ai parfois le sentiment que la problématique heideggérienne est la défense la plus “profonde” et la plus “puissante” de ce que j’essaie de mettre en question sous le titre de pensée de la présence » déclarait-il dans un autre entretien, en 1971 3. C’est la raison pour laquelle il découvre deux « gestes » différents chez Heidegger, ou encore, selon ses propres termes, « deux mains », « deux regards » et « deux textes 4 » : un par lequel Heidegger, demeurant à l’intérieur de la métaphysique, montrerait comment le présent temporel des étants viendrait d’une pensée plus originelle, celle de l’être lui-même comme présence (Anwesenheit), et un autre par lequel la détermination de l’être comme présence deviendrait en ellemême problématique et définirait en tant que telle la limite du mode occidental de penser, ouvrant ainsi la possibilité de penser l’être selon une autre dimension que celle de la présence, comme retrait ou absence. ***
L’ambiguïté que Derrida découvre dans le texte heideggérien provient, selon lui, de la détermination insuffisante de la différence en tant que différence ontico-ontologique ou différence entre l’être et l’étant, dans la mesure où l’être ne peut être pensé comme présence que dans sa relation aux étants considérés eux-mêmes comme des étants présents. La pensée de la différence, qui est en elle-même le plus grand coup porté à la métaphysique de la présence, n’en est ainsi pas moins, sous la forme de la différence ontologique, le plus grand renforcement de la valeur de présence 2. Cf. J. Derrida, Positions, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 18. 3. Ibid., p. 75. C’est Derrida qui souligne. 4. Cf. J. Derrida, « Ousia et Grammè » (1968), Marges. De la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 75.
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de l’être : de moyen de « dépasser » la métaphysique, elle devient ainsi la meilleure manière de retenir la pensée à l’intérieur de la métaphysique. Voici en effet ce qu’il déclarait en 1967 : « La détermination ultime de la différence en différence ontico-ontologique – si nécessaire et si décisive qu’en soit la phase – me semble encore, d’une étrange manière, retenue dans la métaphysique 5. » C’est la raison pour laquelle il invoque alors un autre geste « un geste qui serait plus nietzschéen que heideggérien » afin de s’ouvrir à une différance (avec un a) qui ne serait plus déterminée comme différence entre l’être et l’étant 6. Nietzsche semble en effet, selon Derrida, être un meilleur penseur de la différence que Heidegger, parce qu’il est le penseur de forces dont la conscience n’est jamais que l’effet et non la cause, et que ces forces sont seulement en elles-mêmes des différences et non pas des présences. Nietzsche pense la dissension dynamique de forces différentes qui ne sont rien en dehors de leurs différences 7 alors que Heidegger donne le nom de différence ontico-ontologique à une simple distinction entre deux termes dont il est dès lors difficile de ne pas considérer qu’ils sont également présents. L’opposition entre Nietzsche et Heidegger peut alors être présentée sous la formule simplifiée suivante : Nietzsche voit dans l’être l’effet fallacieux du mouvement dynamique de la différence commandant la croyance métaphysique en la grammaire – cette grammaire ou logique métaphysique qui extrait du pur événement un sujet imaginaire 8 – et se range ainsi aux côtés d’Héraclite qui pense le Hen diapheron 5. Positions, op. cit., p. 19. 6. Ibid. 7. Cf. « La différance » (1968), Marges. De la philosophie, op. cit., p. 18. Dans sa lecture de Nietzsche, Derrida reprend l’interprétation du concept nietzschéen de force qui est donnée par Gilles Deleuze dans Nietzsche et la philosophie (Paris, Puf, 1962), livre décisif à l’égard de ce que l’on peut nommer le « nietzschéisme français » des années soixante (Foucault, Deleuze, Derrida). 8. Voir ce fragment datant de 1887 qui dit : « C’est toujours notre représentation du moi qui nous souffle d’interpréter le devenir comme un acte, grâce à une mythologie qui crée un être correspondant au “je” » (F. Nietzsche, La volonté de puissance, trad. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1947, t. I, § 153, p. 84-85).
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eautô, la différence de l’un avec lui-même 9, c’est-à-dire l’unité de ce qui est discordant et de ce qui est concordant, comme il est dit dans le fragment 51, où il est question d’une palintropos harmoniè, d’une harmonie de forces opposées semblable à celle de l’arc ou de la lyre. Heidegger par contre pense la différence comme un effet de l’être et demeure ainsi plus un penseur de l’être qu’un penseur de la différence. C’est pourquoi, contre Heidegger et avec Nietzsche, Derrida invoque une différance qui est « plus “vieille” que la différence ontologique ou la vérité de l’être 10 ». Jouer ainsi Nietzsche contre Heidegger sur le thème fondamental de la pensée de la différence pourrait être le signe qu’après tout, c’est Nietzsche, et non pas Heidegger, qui constitue la référence philosophique majeure de Derrida. Pourtant, même en cette période de la fin des années soixante, marquée par l’épanouissement de ce que l’on pourrait nommer le nietzschéisme français, c’est la problématique heideggérienne qui demeure l’élément de fond de la pensée derridienne, parce que, si Nietzsche est effectivement invoqué dans des occasions stratégiques, nous ne pouvons cependant pas découvrir dans le corpus derridien, en dépit de certains textes ultérieurs, tels Epérons et Otobiographies, parus respectivement en 1978 et 1984, un véritable débat mené avec la philosophie nietzschéenne. Est-il en effet suffisant de considérer Nietzsche comme un écrivain, c’est-à-dire comme non soumis au logos et à la vérité 11, et non comme un philosophe ? Il semble que produire cet autre type de lecture du texte nietzschéen qui pourrait contrebalancer l’interprétation qu’en donne Heidegger requiert plus qu’une analyse de style, simplement parce que Nietzsche ne fait pas qu’écrire, mais qu’il parle aussi, qu’il dit quelque chose concernant la Sache selbst, même si la Sache selbst n’est rien d’autre pour lui que le chaos lui-même 12. 9. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 23. 10. Ibid., p. 23. 11. L’écriture et la différence, op. cit., p. 32-33. 12. Voir à ce sujet Heidegger, Nietzsche I, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971, p. 436 sq.
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Dans De la grammatologie, si Derrida insiste bien en effet sur la nécessité de passer par la question de l’être, que Heidegger seul pose, afin d’avoir accès à la pensée de la non-différence entre signifiant et signifié 13, c’est parce que, selon lui, il est nécessaire de commencer avec la détermination de la différence comme différence ontologique avant d’en venir à biffer cette détermination 14. La différance (avec un a) n’est donc pas quelque chose d’autre que la différence ontologique, mais simplement le pas suivant à faire après la pensée de l’être 15. Comparé à Nietzsche qui libère le signifiant de sa subordination au signifié – au sens de sa fameuse affirmation : « Non, justement il n’y a pas de faits, rien que que des interprétations 16 » –, Heidegger, qui veut instituer une « science » de l’être, une ontologie, restaure un signifié transcendantal, un primum signatum, lorsque, dans Être et Temps, il détermine le statut de l’être comme transcendens schlechthin, comme le transcendant pur et simple 17. Néanmoins, à cause de l’ambiguïté déjà mentionnée, le sens de l’être chez Heidegger n’est pas strictement celui d’un signifié pour une intelligence divine – ce qui est le propre du primum signatum –, il n’est pas indépendant de l’histoire de la pensée, mais au contraire absolument déterminé par son historicité intrinsèque – de sorte que
13. De la grammatologie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1967, p. 37. 14. Ibid., p. 38. 15. La nouvelle graphie proposée par Derrida pour « différance » lui a sans doute été suggérée par Henry Corbin, le premier traducteur de Heidegger, qui avait précisément choisi en 1937 de traduire Existenz par ek-sistance et expliquait qu’il devait recourir à l’étymologie latine de ce terme « pour lui restituer sa force élémentaire » afin que l’Existenz au sens heideggérien ne puisse pas être confondue avec l’existence au sens traditionnel (M. Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ? trad. H. Corbin, Paris, Gallimard, 1951, p. 14). MerleauPonty lui emprunte cette graphie dans la Phénoménologie de la perception (Paris, Gallimard, 1945, p. 485), et l’on peut raisonnablement penser que cela n’a pas échappé à Derrida. 16. La volonté de puissance, op. cit., t. I, § 133 (1884), p. 239. C’est Nietzsche qui souligne. 17. M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1963, p. 38.
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finalement ce sens n’est pas externe au mouvement des signifiants eux-mêmes 18. Il semble dès lors possible de reconnaître, avec Heidegger et après lui, que le sens de l’être n’est pas un signifié transcendantal, mais déjà ce que Derrida nomme une trace 19. Les signifiants sont des traces, non pas parce qu’ils se réfèrent à des signifiés présents qui auraient une positivité en tant que représentations des choses elles-mêmes, ils sont des traces – mieux, des architraces – parce que, comme dans le modèle saussurien de la langue, ils sont des différences dénuées de toute positivité et ne signifiant pas par elles-mêmes, mais seulement dans leur rapport « systématique », dans le jeu qui les oppose les uns aux autres. Le concept derridien de trace présuppose la différance indéfinie – la différance au sens de différer, de remettre à plus tard – de la Sache selbst, tout comme le concept saussurien de la langue comme forme et non comme substance présuppose la mise entre parenthèses du référent. Le processus de la signification n’a ni commencement ni fin, il a lieu seulement parce que, comme Derrida le dit à la fin de La voix et le phénomène, « la chose même se dérobe toujours », citant alors à l’appui l’exemple que prend Husserl dans les Idées directrices 20 : « Tout a sans doute commencé ainsi : “Un nom prononcé devant nous nous fait penser à la galerie de Dresde… Nous errons à travers les salles… Un tableau de Teniers… représente une galerie de tableaux… Les tableaux de cette galerie représentent à leur tour des tableaux, qui de leur côté feraient voir des inscriptions qu’on peut déchiffrer etc.” 21. » En 1967, Derrida déclara que tous les textes qu’il avait écrits jusqu’ici ne faisaient que commenter cette
18. De la grammatologie, op. cit., p. 38. 19. Ibid. Notons que l’origine de ce terme est à chercher chez Levinas, penseur que Derrida fut l’un des premiers à découvrir. Voir « Violence et métaphysique », L’écriture et la différence, op. cit., p. 117-228. 20. Cf. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, § 100, p. 350. 21. J. Derrida, La voix et le phénomène, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1967, p. 116-117.
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phrase de Husserl 22, que l’on peut trouver à la fois en exergue et en conclusion de La voix et le phénomène, donnant ainsi une importance démesurée à l’idée husserlienne de la réflexivité remarquable de l’imagination. Une fois que l’image n’est plus considérée comme une modification de la perception, c’est-à-dire de la présence, nous entrons dans le monde de cette réflexivité infinie qui a déjà été envisagée par Platon dans la critique qu’il fait de la théorie des idées séparées dans le Parménide (132b), critique plus connue sous le nom d’« argument du troisième homme ». Pour Derrida, nous sommes depuis toujours et pour toujours dans ce monde labyrinthique où nous ne trouvons que des images qui ne sont pas des images des choses réelles du monde, mais des images d’images d’images à l’infini. Pour Derrida, la phénoménologie husserlienne est commandée par le principe de la présence vivante, de la présence « en chair et en os » qui doit être donnée par l’intuition ou perception originaire. Parce que la phénoménologie est soumise, comme la tradition occidentale tout entière, au désir de la présence, elle est par définition une phénoménologie de la perception 23, dans la mesure où elle prétend faire voir le phénomène lui-même, le rendre présent au sujet. La phénoménologie demeure ainsi un rêve humaniste, celui de « la présence pleine, [du] fondement rassurant, [de)] l’origine et [de] la fin du jeu 24 », dans la mesure où le jeu – mais ne serait-ce pas plutôt le cauchemar labyrinthique ? – commence et finit pour Husserl avec la perception. Le jeu ou procès de la signification est en effet pour Husserl un interlude entre deux présentations. Mais Derrida ne croit pas à l’existence de quelque chose comme la perception ou la présentation, si, comme il l’explique dans la discussion suivant sa conférence de 1966 sur « La structure, le signe et le jeu », sous le nom de perception nous entendons « le concept d’une intuition ou d’une donnée provenant de la chose même, 22. Positions, op. cit., p. 13-14. 23. La voix et le phénomène, op. cit., p. 117. 24. Cf. « La structure, le signe et le jeu », L’écriture et la différence, op. cit., p. 427.
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présente elle-même dans sa signification, indépendamment de tout langage, de tout système de référence 25 ». Pourtant, parce que la trace – ou la différance – est seulement « une biffure de la présence », Derrida reconnaît la nécessité de passer par la phénoménologie pour échapper au risque de tenir la trace pour une simple marque empirique. Il déclare ainsi dans De la grammatologie qu’« une pensée de la trace ne peut pas plus rompre avec une phénoménologie transcendantale que s’y réduire 26 ». Mais la biffure de la présence – dont il faudrait souligner qu’elle ne signifie en fait rien d’autre que la prise en compte des possibilités 27 que contient la phénoménologie dans la mesure où, comme Derrida le reconnaît, le processus de dé-présentation ou de non-présentation apparaît comme étant aussi « originaire » que celui de la présentation pour Husserl lui-même dans les expériences cruciales de la temporalité et d’autrui 28 – en tant que biffure des concepts traditionnels a déjà eu lieu, comme Derrida lui-même le souligne, à l’intérieur de la pensée de Heidegger, avec la rature de l’être dans le texte qu’il publie en 1956 sous le titre Contribution à la question de l’être 29. Sous la croix qui barre le mot Sein, Derrida découvre le processus 25. Voir la transcription de la discussion suivant la conférence de 1966 « Structure, Sign and Play » in The Structuralist Controversy, édité par R. Macksey et E. Donato, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1970, p. 272. Mais si conserver la perception est un signe de conservatisme extrême (« As to perception, I should say that once I recognised it as a necessary conservation. I was extremely conservative. Now I don’t know what perception is and I don’t believe that anything like perception exists »), faudrait-il alors considérer que le concept de trace est au contraire un « progrès » ? Ne faut-il pas plutôt reconnaître que ces qualifications (conservatisme ou progressisme) n’ont rien à voir avec le processus historique de la pensée qui ne peut être considéré ni comme linéaire ni comme circulaire ? 26. De la grammatologie, op. cit., p. 91. 27. Voir Sein und Zeit, op. cit., § 7, p. 38, où Heidegger se propose de comprendre la phénoménologie non pas à partir de sa réalité de mouvement philosophique historique, mais comme possibilité, ce qui implique une reprise originale de sa problématique. 28. De la grammatologie, op. cit., p. 91. 29. Ibid., p. 38.
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d’un tracer et effacer simultanés qui constitue la trace elle-même 30. La rature du mot être, parce qu’elle donne à lire l’effacement du signifié transcendantal, est pour Derrida « la première écriture 31 », en d’autres termes « l’avènement de l’écriture ». Mais si « l’avènement de l’écriture est l’avènement du jeu 32 », au sens de l’illimitation du procès de la signification, dans lequel le signifié peut toujours fonctionner aussi comme un signifiant, nous ne devrions pas être étonnés de trouver le thème du jeu, non seulement chez Nietzsche, mais aussi chez Heidegger lui-même, comme Derrida le souligne dans une courte note de De la gram matologie 33. Nietzsche est ici, une fois de plus, la référence majeure, en ce qui concerne le jeu, parce que, lecteur d’Héraclite – en particulier du fragment 52 qui dit que l’aiôn, la vie ou le temps cosmique, est un enfant jouant avec des pions – il est parvenu à concevoir grâce au modèle du jeu l’innocence du devenir et l’absence de finalité de la vie et du monde 34. En s’aidant de la métaphore héraclitéenne, Nietzsche a été en mesure de briser l’opposition métaphysique entre paidia et spoudè, entre le jeu au sens de l’enfantillage et la gravité sérieuse et adulte, opposition par laquelle le jeu a toujours été délimité comme une forme de vie prenant place à l’intérieur du monde au lieu d’être compris comme le modèle du monde lui-même – comme Weltspiel, jeu du monde 35. Pour Derrida, le concept de jeu pris au sens de jeu du monde est le résultat de l’absence de signifié transcendantal, selon sa propre définition du jeu qui s’énonce ainsi : « On pourrait appeler jeu l’absence du signifié transcendantal comme illimitation
30. Cf. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 77 : « Il n’y a pas de contradiction à penser ensemble l’effacé et le tracé de la trace ». 31. De la grammatologie, op. cit., p. 38. 32. Ibid., p. 16. 33. Ibid., p. 73, note 14. 34. Cf. F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque tragique des Grecs, trad. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1938, p. 55. 35. De la grammatologie, op. cit., p. 73.
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du jeu, c’est-à-dire comme ébranlement de l’onto-théologie et de la métaphysique de la présence 36. » Il y a jeu, et jeu illimité, lorsque et si le signifié transcendantal fait défaut, lorsque et si la présence fait défaut, lorsque manquent un centre, une origine ou une archè absolus. Le jeu requiert en effet quelque chose comme un espace vide afin de pouvoir se déployer, il requiert un champ de substitutions infinies où chaque signifié puisse à son tour devenir signifiant puisque rien n’interdit ou ne prohibe la permutation sans exception de tous les termes. Le mouvement de la signification devient alors ce que Derrida nomme un mouvement de supplémentarité : il a lieu en suppléance au manque de fondation de la signification, il est « surabondant », c’est-à-dire superflu, parce que, étant sans origine ni finalité, il manque de toute espèce de nécessité. Mais il est aussi un supplément au sens où il a une fonction de vicariance : il prend la place de la présence manquante et c’est la raison pour laquelle le jeu peut être dit « la disruption de la présence 37 ». Le jeu est ainsi toujours jeu de présence et d’absence, car il est ce qui permet la substitution d’un terme à un autre, la suppléance d’un terme par un autre. Mais cette alternance de présence et d’absence est seulement l’effet du jeu et non pas ce qui en serait la condition : présence et absence ne sont que des fonctions du jeu, tout comme le sujet, le centre, l’origine, lesquels n’ont pour Derrida que des valeurs fonctionnelles. Nous devons penser l’être (présence et absence) à partir du jeu et non pas le jeu à partir de l’être. C’est alors seulement que nous parviendrons à nous « réveiller du cauchemar de l’histoire », selon ce mot de Joyce que citait Derrida dans son Introduction à L’origine de la géométrie 38, et à cesser de nous sentir perdu dans le labyrinthe de Dresde : 36. Ibid., Le mot « jeu », qui vient du latin jocus, est un terme hautement polysémique : le Littré, souvent cité par Derrida, ne distingue pas moins de trente-et-une significations différentes de ce mot. 37. L’écriture et la différence, op. cit., p. 426. 38. Cf. E. Husserl, L’origine de la géométrie, introduction et traduction de J. Derrida, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1962, p. 105.
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l’expérience du labyrinthe est l’aspiration nostalgique à la présence perdue tandis que « l’affirmation joyeuse du jeu du monde 39 » n’a plus rien à voir avec une philosophie de la déception et de la perte. Le défaut de présence, au lieu d’être ressenti comme une perte, devrait être une invitation à une interprétation « active ». On pourrait ainsi dire, en termes nietzschéens, que nous devrions être capables de transformer le nihilisme passif, qui est une négation de la vie, en nihilisme actif, libre de toute nostalgie et de toute espérance, indifférent aussi bien à l’égard de tout discours sur l’origine, de toute archéo-logie que de tout discours sur les fins, de toute eschato-logie. Il est devenu clair que la pensée de la différence implique une pensée du jeu : c’est vrai pour Héraclite, à l’aube de la pensée occidentale, c’est vrai pour Nietzsche, qui entreprend le renversement du platonisme, et c’est aussi vrai pour Heidegger, qui a dit au moins une fois clairement que le déploiement de l’être lui-même est jeu, précisément dans Identité et Différence, texte dans lequel il entreprend de repenser la différence ontologique 40. La grande exception à cette règle est évidemment Hegel « le penseur de la différence irréductible 41 », en dépit de la filiation qu’il revendique à l’égard de la pensée héraclitéenne 42. Hegel n’est cependant pas totalement aveugle à l’importance du jeu, comme Eugen Fink, le penseur du Jeu du monde, l’a souligné 43, car il fut capable dans une de ses œuvres de jeunesse de considérer que le jeu a une supériorité, eu égard au sérieux, sur le travail lui-même ; mais plus tard il a interprété la négativité comme travail et ce faisant, comme 39. L’écriture et la différence, op. cit., p. 427. 40. M. Heidegger, « Identité et différence », trad. A. Préau, Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 300 : « L’essence de l’être est le jeu lui-même » (Das Wesen des Seins ist selber das Spiel). 41. De la grammatologie, op. cit., p. 41. 42. Voir sa célèbre affirmation dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie : « Il n’y a pas une seule sentence d’Héraclite que je n’ai reprise dans ma Logique » (G.W. Hegel, Werke, Band 18, Francfort, Suhrkamp, 1971, p. 320). 43. E. Fink, La philosophie de Nietzsche, trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Minuit, 1965, p. 239.
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Derrida le souligne, il a parié contre le jeu, contre la chance 44. Le « déplacement à la fois infime et radical » que Derrida tente d’opérer par rapport au discours hégélien, comme il le déclare dans « La différance 45 », a à voir avec la signification même de la différence comme contradiction chez Hegel, qui l’insère ainsi dans le discours et en fait une différence logique, de sorte qu’elle peut être intégrée et dissoute dans la synthèse, l’Aufhebung étant l’opération par laquelle l’identité est restaurée « en internant la différence en une présence à soi 46 ». Au lieu de penser la différence comme contradiction, Widerspruch, Derrida préfère parler de la différence en termes de conflit, Widerstreit, parce que, vue dans cette lumière, la différence n’est plus référée au logos, mais comprise comme différence de forces qui ne peuvent jamais être ramenées à l’identité. Et seule une différence comprise comme conflictualité peut finalement être impliquée dans un jeu – comme c’est le cas chez Héraclite, chez Nietzsche, mais aussi, ce que Derrida ne dit pas, chez Heidegger. ***
On s’est jusqu’à présent efforcé de présenter aussi fidèlement que possible la lecture que Derrida a faite de Heidegger dans ses premières œuvres. Le temps est venu maintenant de formuler quelques questions relatives à l’ensemble de l’interprétation derridienne du projet heideggérien et au rôle qu’y jouent les concepts de présence, de différence et de jeu. En ce qui concerne le premier de ces concepts, celui de présence, on peut présumer que c’est d’abord dans la phénoménologie de Husserl que Derrida a trouvé le paradigme de ce qu’il nomme « métaphysique » ou « pensée de la présence », du fait que Husserl, par son concept large d’intuition qui inclut à côté de l’intuition 44. « Un hégélianisme sans réserve » (1967), L’écriture et la différence, op. cit., p. 381. 45. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 15. 46. Positions, op. cit., p. 59.
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sensible ce qu’il nomme, contre Kant, l’intuition catégoriale, a porté à son achèvement la tradition philosophique occidentale. Celle-ci a en effet dès le départ considéré le voir et le percevoir comme un moyen privilégié de connaissance, dans la mesure où ils permettent de présenter les choses, comme le dit Husserl, « en personne » ou encore « en chair et en os » (leibhaft). Mais comme nous l’avons vu, Derrida a aussi découvert chez Husserl l’importance de ce qui résiste à l’intuition dans la constitution de l’objet de la perception et dans celle de l’autre sujet. Ce lecteur attentif, mais peu apprécié de Derrida, de la dernière philosophie de Husserl qu’est Merleau-Ponty a fort bien compris pour sa part que, comme l’explique le vieil Husserl, « la perception est essentiellement aperception », c’est-à-dire « anticipation 47 », du fait que « voir, c’est par principe voir plus qu’on ne voit, c’est accéder à un être de latence 48 ». Husserl reconnaît d’ailleurs, à l’époque où il continuait à rédiger ses Méditations cartésiennes, qu’autrefois « il tenait pour certain que l’objet était perçu dans une donnée en personne originaire », mais qu’« aujourd’hui il s’aperçoit que l’objet lui-même est corrélat de l’horizon » et que « l’être est toujours et seulement donné comme le corrélat d’un horizon » et « jamais donné originairement en personne 49 ». Mais si le principe des principes de la phénoménologie, à savoir le principe de l’intuition donatrice trouve ainsi ses limites au niveau des choses elles-mêmes, dans la mesure où elles sont « transcendantes », c’est-à-dire non susceptibles d’être entièrement présentes à la conscience, cela signifie-t-il pour autant que rien n’apparaisse et puisse être perçu, qu’il n’y ait donc pas de phainomenon et par conséquent pas non plus de phénoménologie possible, mais seulement – étant donné qu’il est nécessaire de suppléer au manque de présence –, des traces, des grammes et donc quelque chose 47. Cf. D. Cairns, Conversations avec Husserl et Fink, trad. J.-M. Mouillie, Grenoble, Millon, 1997, p. 168. 48. M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 29. Cf. également Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 244 et 248. 49. Conversations avec Husserl et Fink, op. cit., p. 97.
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comme une grammatologie, bien que, comme le souligne Derrida lui-même, une telle « science » soit finalement impossible ? Ne déclare-t-il pas en effet, et c’est là la phrase finale de la première partie du grand essai de 1967 : « Grammatologie, cette pensée se tiendrait encore murée dans la présence 50 » ? Ne peut-on pas penser qu’ici le geste derridien ressemble fort à une inversion du rêve métaphysique de la présence pleine, inversion qui demeure, comme le montre Heidegger à propos du renversement sartrien de l’essentialisme traditionnel en existentialisme, elle-même métaphysique 51 ? Heidegger, pour sa part, a toujours considéré que le principe fondamental de la phénoménologie n’est pas le principe de l’intuition donatrice, mais celui du retour aux choses elles-mêmes 52, ce qui lui a permis, en dépit de sa critique de l’intuition comme mode originaire de présentation de l’étant, de continuer jusqu’au bout à définir sa pensée comme une phénoménologie, bien qu’il s’agisse alors d’une « phénoménologie de l’inapparent 53 ». Le phénomène de la phénoménologie ne peut pas en effet être interprété comme une « présence », car comme Heidegger le souligne dans l’introduction à Être et Temps, 50. Cf. De la grammatologie, op. cit., p. 142. C’est Derrida qui souligne. 51. M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. R. Munier, Paris, Aubier Montaigne, p. 71 : « Le renversement d’une proposition métaphysique demeure une proposition métaphysique ». Soulignons que Derrida a reconnu dans une interview donnée le 9 septembre 1983 au Nouvel Observateur que Sartre a joué pour lui un grand rôle et qu’il fut pour lui un « modèle qu’(il) a jugé depuis néfaste et catastrophique, mais qu’(il) aime », à l’opposé, semble-t-il, de Merleau-Ponty, dont il se contente de critiquer l’interprétation qu’il donne de la conception husserlienne de l’histoire dans son Introduction à L’origine de la géométrie (op. cit., p. 116-119) texte que Merleau-Ponty fut pourtant le premier à commenter dans son avant-dernier cours (1959-1960) au Collège de France (cf. M. Merleau-Ponty, Notes de cours sur « L’origine de la géométrie » de Husserl, suivi de Recherches sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, R. Barbaras (dir.), Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1998). 52. Cf. M. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée » (1968), trad. J ; Beaufret et F. Fédier, Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 123 sq. 53. Cf. Séminaire de Zähringen (1973), Questions IV, op. cit., p. 339.
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« les phénomènes ne sont le plus souvent et la plupart du temps pas donnés 54 », précisément parce qu’ils ne se montrent justement pas, mais n’en appartiennent pas moins de manière essentielle, en lui procurant sens et fondement, à ce qui se montre 55. Cette étrange détermination du phénomène comme quelque chose d’inapparent est le fondement de l’identité que Heidegger établit entre phénoménologie et ontologie, dans la mesure où « “derrière” les phénomènes de la phénoménologie, il n’y a essentiellement rien d’autre 56 ». L’identité de la phénoménologie et de l’ontologie, de la méthode et du thème, ne signifie pas pour Heidegger la même chose que pour Hegel, à savoir la logicisation de l’être, le processus de pensée constituant par lui-même ce qui doit être pensé, die Sache selbst. Pour Heidegger, au contraire, « l’ontologie n’est possible que comme phénoménologie 57 », parce que l’être peut apparaître, bien que non de manière immédiate et jamais en tant que tel, mais avec les étants, et c’est là ce qui rend la pensée possible. C’est bien en effet parce que l’être ne peut être identifié à une présence actuelle que Heidegger déclare qu’il est « le transcendens pur et simple 58 », et non pas parce qu’il occuperait ainsi la place d’un signifié transcendantal, c’est-à-dire d’une présence externe au jeu des significations. C’est ici, semble-t-il, que le malentendu entre Heidegger et Derrida atteint son point culminant. On peut en effet se demander si Derrida, en dépit de ses dénégations, ne persiste pas à concevoir le rapport qu’entretient le Dasein à l’être comme un rapport entre deux entités distinctes. Il reconnaît certes que le Dasein n’est pas simplement l’homme au sens métaphysique de ce terme 59, c’est-à-dire qu’il n’est pas un sujet caractérisé par la présence à soi, mais sans voir que, si tel est bien le cas, cela implique que ce qui le constitue « en “propre”, 54. Sein und Zeit, op. cit., p. 36. 55. Ibid., p. 35. 56. Ibid., p. 36. 57. Ibid., p. 35. C’est Heidegger qui souligne. 58. Ibid., p. 38. 59. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 148.
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c’est l’ouverture à l’autre que soi, ce que Heidegger nomme ekstase ou transcendance. Nous n’avons donc jamais affaire avec Sein et Dasein à deux termes séparés 60, mais à un unique rapport, ce Verhältnis, dont Heidegger précise dans la Lettre sur l’humanisme qu’il n’est autre que l’être lui-même 61. Après ce qu’on a nommé le tournant, la Kehre, de la pensée de Heidegger à partir des années trente, il devient en effet totalement impossible, à supposer que cela l’ait jamais été auparavant, de penser l’être comme pure présence, du fait que Heidegger met alors l’accent sur le retrait de l’être et se dirige vers une pensée de l’Ereignis, de l’événement appropriant l’homme et l’être. Si Heidegger peut alors dire que la pensée métaphysique est caractérisée par l’oubli de l’être, c’est au sens où elle demeure incapable de penser le retrait de l’être qui advient en même temps que et avec l’apparition de l’étant. La pensée métaphysique ne pense que l’étant et non l’être, précisément parce que l’être signifie pour elle seulement la présence de ce qui est présent, l’étantité, et non pas l’événement de la présence, qui est simultanément présence et absence, le retrait de l’être advenant au profit de l’apparition de l’étant. C’est cette dimension a-léthéique de l’être, et conséquemment l’inflexion de la phénoménologie en aléthéiologie, à laquelle Heidegger lui-même donne le nom de « phénoménologie de l’inapparent » dans son dernier séminaire 62, que Derrida ne semble pas avoir prise en compte dans sa lecture, en particulier lorsqu’il affirme dans « Les fins de l’homme » que « si Heidegger a radicalement déconstruit l’autorité du présent sur la métaphysique, c’est pour nous conduire à penser la présence du présent 63 ». Ce qu’il s’agit au contraire de penser pour Heidegger, c’est cet inapparent qu’est l’entrée en présence du présent, sa sortie du retrait. Car ainsi l’accent est mis sur le retrait, sur la lèthè 60. Ibid., p. 160. 61. Lettre sur l’humanisme, op. cit., p. 81 : « Comment l’être se rapporte-t-il donc à l’ek-sistence, s’il nous est toutefois permis de poser une telle question ? L’être lui-même est le rapport. » 62. Cf. « Séminaire de Zähringen (1973) », Questions IV, op. cit., p. 339. 63. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 157.
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elle-même, qui, loin de disparaître dans l’éclaircie, perdure au contraire en son sein même, de sorte que la venue en présence, l’avènement de la vérité, ne peut être compris que comme un conflit entre lumière et ténèbres, comme un jeu mutuel entre présence et absence. En ce qui concerne maintenant la question même du statut de la différence chez Heidegger, il faut commencer par reconnaître que la première critique de la différence comme différence ontologique provient de Heidegger lui-même 64. Celle-ci ne représente en effet qu’un premier pas dans l’élaboration de la question de l’être, et elle demeure une détermination insatisfaisante de la différence dans la mesure où l’être y est encore considéré du point de vue de l’étant, de sorte qu’il ne peut apparaître que comme « quelque chose » d’autre que l’étant au lieu d’être conçu comme la dimension même de son apparaître. Nous avons vu que dans De la gramma tologie, Derrida affirmait qu’il est nécessaire de prendre comme point de départ la différence en tant que différence entre être et étant avant de l’effacer pour accéder à une pensée plus originaire de la différence 65. Or c’est là la position même de Heidegger lorsqu’il tente, après la Kehre, de penser la différence non plus comme trouvant son origine dans la transcendance du Dasein, mais comme une dimension appartenant à l’être lui-même, comme ce double-pli de l’être et de l’étant qui les rend inséparables l’un de l’autre. Dans Identité et différence, texte paru en 1957 et traduit en français en 1968, mais peu pris en compte par Derrida, Heidegger 64. Voir M. Heidegger, Beiträge zur Philosophie (1936-1938), GA 65, Francfort, Klostermann, 1989, § 132, p. 250, où la différence ontologique est dite « funeste », mais aussi Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 89-90, 290-293, Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, p. 112, 115, 118, 119, 126, 132, où la différence est pensée comme Zwiefalt, double-pli, et enfin les séminaires du Thor de 1968, où elle est dite constituer « le plus grand danger pour la pensée » parce qu’elle amène à la représentation de l’être comme un étant, et de 1969, où Heidegger affirme que la référence à celle-ci de 1927 à 1937 doit être considérée comme une « impasse nécessaire » (Questions IV, op. cit., p. 237 et p. 302). 65. De la grammatologie, op. cit., p. 38.
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entreprend de redéfinir la différence comme entbergend-bergender Austrag, comme Unter-schied 66, afin de montrer que l’intervalle, l’entre-deux (Zwischen) qui sépare les différents, à savoir l’être et les étants, est, pour reprendre une expression de Derrida, « plus vieux » qu’eux-mêmes. Le terme d’Austrag 67, que l’on emploie dans l’allemand ordinaire pour parler de la solution donnée à une querelle et à l’arrangement auquel on aboutit ainsi, mais qui est en fait la traduction littérale du grec dia-phero ou du latin dis-fero, et qui a en outre le sens de porter quelque chose jusqu’à son terme, en particulier lorsqu’il s’agit d’enfantement, est alors le nom choisi par Heidegger pour dire le déploiement de la différence et indiquer par là qu’elle ne peut être comprise comme une simple relation entre deux termes donnés, mais au contraire comme l’avènement simultané de leur séparation et de leur mise en relation. C’est cette pensée du processus même de la différence, plutôt que des différents eux-mêmes qui n’en sont que le résultat, qui conduit Heidegger à renverser le rapport primitivement instauré entre la différence et l’être : alors que la différence ontologique était encore pensée comme une différence dans l’être, c’est maintenant l’être lui-même qui est pensé comme provenant de la différence. Heidegger déclare en effet que die Sache des Denkens – ce qui est en question dans la pensée – n’est rien autre que « l’être pensé à partir de la différence 68 ». La différance derridienne a certes plus d’un sens (rappelons que, dans Positions, Derrida distingue au moins quatre sens de la différance : la différance comme différer, la différance comme racine commune des oppositions, la différance comme production des oppositions, et la différance comme déploiement de la différence 69), mais une des raisons essentielles qui l’ont conduit à transformer le e en a fut le besoin
66. « Identité et différence », Questions I, op. cit., p. 299. 67. Ibid., p. 302 sq. Entbergend-bergender Austrag est ici traduit par « conciliation dé-couvrante et abritante ». 68. Ibid., p. 300. 69. Positions, op. cit., p. 17 sq.
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d’exprimer le caractère actif de la production de la différence 70 et d’en rendre ainsi manifeste la nature dynamique. Or c’est très exactement aussi ce que Heidegger tente de faire dans Identité et différence, en usant des possibilités propres à la langue allemande et en remplaçant le terme d’origine latine de Differenz, par ceux d’Austrag et d’Unter-schied. Derrida veut certes se distinguer de Heidegger en soulignant que « la différance n’est un processus de propriation en aucun sens du mot 71 ». Mais Heidegger lui-même ne pense pas le déploiement de la différence comme un simple processus de propriation, non seulement parce que l’avènement de l’être est un jeu de présence et d’absence et non le règne de la pure présence, mais aussi parce qu’à ses yeux, il n’y a pas de propriation qui n’implique en elle-même la dimension plus originaire encore de la dépropriation. C’est en effet ce qu’il affirme dans sa conférence de 1962, Temps et être : « À l’Ereignis, à l’événement appropriant comme tel, appartient le dépropriement (Zum Ereignis als solchem gehört die Enteignis) 72 ». Le phénomène le plus originel est en effet pour Heidegger non pas la co-propriation de l’homme et de l’être, cette ouverture en tant que structure commune à l’être et au Dasein qu’il nomme à partir des années trente Ereignis, mais la dépropriation des deux, l’Enteignis, qui n’est autre que l’abyssale profondeur de la léthè d’où provient et où retourne toute présence 73. Parce que Heidegger est le penseur de la léthè, il est, plus peut-être encore que Nietzsche, celui de l’oubli « actif » de la face métaphysique de l’être sous laquelle ce dernier apparaît comme présence pure et constante, inentamée par la mort et le temps, au profit de la prise en garde de cette autre face de l’être sous laquelle il apparaît comme le « don » de la mort, de la nuit et de l’oubli lui-même. La différance derridienne est donc une pensée de l’aspect dynamique de la différence. Mais d’autre part, Derrida précise 70. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 14. 71. Ibid., p. 27, note 1. 72. « Temps et être », trad. F. Fédier, Questions IV, op. cit., p. 45. 73. Ibid., p. 74.
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bien que le mot de différance avec un a a été préféré au terme plus commun de différenciation, parce que celui-ci n’exprime pas l’idée d’un différer qui constitue un autre aspect, tout aussi fondamental, de la différance 74. Or cet aspect de la différance renvoie chez Derrida à l’idée d’un différer infini de la présence qui est totalement absent chez Heidegger, pour lequel il n’y a jamais retrait de l’être qu’au profit de la venue en présence de l’étant. Mettre en question le privilège du présent signifie pour Heidegger tenter de penser l’être sans l’étant, ce qui veut dire sans égard pour une fondation de l’être à partir de l’étant 75, et cela requiert la critique de la logique de la fondation qui n’est autre que ce que Nietzsche nommait la « grammaire métaphysique ». Mais cela n’implique nullement la critique de la notion d’être ou de présence en elle-même, mais bien plutôt la tentative de penser l’être lui-même comme Ereignis, ce qui veut dire penser la venue en présence, l’Anwesung elle-même, et non pas simplement la présence déjà donnée sous l’aspect de ce que Heidegger a nommé dans Être et Temps Vor-handenheit. Heidegger n’est en effet pas seulement le penseur de la lèthè, mais aussi celui de l’alètheia, c’est-à-dire de la présence en tant qu’elle provient de l’absence, et non de l’absence en tant que ce qui y supplée n’est rien autre que l’ombre de la présence. Si l’on tentait de résumer cela en une formule, on pourrait dire que Derrida est le penseur de l’absence de la présence, d’une présence indéfiniment différée, alors que Heidegger est celui de la présence de l’absence, de l’étrangeté de l’étant qui émerge du rien et est porté par le rien 76. Ce qui les réunit cependant, c’est une commune pensée du jeu, seul moyen, comme Nietzsche l’a bien montré, de rompre avec une interprétation théologique de l’existence. Pour Heidegger en effet, l’être est jeu, parce qu’il est « sans pourquoi », comme il l’explique
74. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 14. 75. Questions IV, op. cit., p. 13. 76. « Qu’est-ce que la métaphysique ? », trad. H. Corbin, Questions I, op. cit., p. 70 sq.
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à la fin du Principe de raison 77. La pensée métaphysique a toujours vu dans l’être, entendu comme étantité, le Grund, le fondement et la raison des étants. C’est la pensée du fondement qui a déterminé, au moins depuis Aristote, le domaine de la philosophie définie comme science des premiers principes et des premières causes, et qui a fourni son cadre au mode de pensée onto-théologique. Penser l’être autrement que comme fondement, et donc comme jeu, implique par conséquent la mise en question de ce mode de pensée. Mais Heidegger pense l’absence de fondement de l’être, son Ab-grund, comme la profondeur abyssale de l’être et non pas comme son manque. C’est pourquoi le jeu de l’être est libre de tout arbitraire, en dépit du fait qu’il échappe au principe de raison 78. Le jeu dont parle Heidegger ne constitue pas « le champ de substitutions infinies dans la clôture d’un ensemble fini 79 », car au lieu de penser que le jeu trouve son origine dans le manque de centre, Heidegger pense le jeu du monde comme ce quadruple mouvement d’excentration qu’il nomme le Geviert. Les Quatre, terre et ciel, divins et mortels, sont liés les uns aux autres, non pas parce qu’ils trouveraient leur centre dans une cinquième entité, mais parce qu’ils ne sont rien autre que le mouvement de transpropriation par lequel ils deviennent quatre sans perdre la simplicité de leur appartenance mutuelle 80. Ce qui constitue le propre de chacun des Quatre est le résultat d’un mouvement d’expropriation par lequel ils perdent leur être substantiel séparé 81. Et lorsque Heidegger nomme le jeu du monde la ronde de la propriation (der Reigen des Ereignens) 82, il veut indiquer par là que le propre de chaque chose est toujours le résultat d’un processus d’expropriation par lequel une face momentanée du monde 77. M. Heidegger, Le principe de raison, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1962, p. 240. 78. Ibid. 79. L’écriture et la différence, op. cit., p. 423. 80. M. Heidegger, « La chose », Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1954, p. 213. 81. Ibid. 82. Ibid., p. 215.
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s’offre à l’être également momentané que nous sommes – un être toujours déjà engagé dans le jeu du monde, mais qui n’en a pas moins à s’insérer en lui 83. La notion de jeu est, chez le dernier Heidegger, la manière la plus appropriée de penser l’événement de l’être et d’échapper au postulat métaphysique d’un être infini et éternel. Il revêt une tout autre fonction chez Derrida, qui voit en lui un processus infini dont l’origine est un ensemble fini, là où Heidegger pense à la fois la finitude de l’existant et celle de l’être. Pour Derrida l’infini peut trouver son origine dans le fini, parce que la finitude n’est plus pensée de manière classique comme une limite par rapport à un infini actuel, mais comme le manque d’un tel infini actuel et comme le processus, indéfini parce qu’infructueux, de supplémentarité. L’infinité derridienne présente ainsi une forte affinité avec ce que Hegel nomme dans sa Logique « die schlechte Unendlichkeit », la mauvaise infinité, c’està-dire l’indéfinité de la répétition qui n’est selon Hegel rien autre que « das perennierende Sollen », la permanente obligation de la négation du fini 84. Cela veut par conséquent dire que le processus de la signification n’a pas d’ancrage externe, rien qui l’excède et le commande en dernière instance 85, ni non plus d’intentionnalité, et qu’il ne signifie donc rien. Derrida n’a pas hésité en effet à affirmer, dans l’entretien déjà précédemment cité de 1967, que « se risquer à ne-rien-vouloir-dire, c’est entrer dans le jeu de la différance 86 ». De là provient l’image d’un « échiquier sans fond », dénué de toute profondeur, c’est-à-dire d’un jeu qui n’est supporté par aucun fondement 87. 83. Le principe de raison, op. cit., p. 188. 84. Cf. G.W.F. Hegel, Science de la logique, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Paris, Aubier Montaigne, 1972, t. I, p. 117. 85. Seul le pourrait en effet un signifié transcendantal. Cf. Positions, op. cit., p. 41. 86. Ibid., p. 23. 87. Marges. De la philosophie, op. cit., p. 23. Dans la discussion faisant suite à sa conférence du 28 janvier 1968 sur « La Différance », Derrida a déclaré qu’il s’était souvent référé à Mallarmé, à l’admirable préface à « Un coup de dès » et qu’il avait aussi trouvé chez lui l’idée de l’échiquier et du jeu (voir Bulletin
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L’absence de fondement du jeu, dont se réclament à la fois Heidegger et Derrida, a cependant une signification différente pour chacun d’eux. Pour Heidegger, cela signifie le caractère « chaotique » de l’être – le chaos étant pris au sens d’un abîme qui s’ouvre et qui ne peut être expliqué par aucune sorte de principe théologique ou humaniste 88. Pour Derrida, cela veut dire l’absence de profondeur de l’être, sa radicale impropriété et non vérité, le triomphe de l’apparence et de la superficialité sur la profondeur et le chaos. On peut certes penser, de ce côté-ci du Rhin, que Heidegger, comme tant d’autres penseurs allemands depuis Maître Eckhart, a été enclin à plonger son regard trop longtemps et trop intensément dans l’abîme de l’être. Il nous reste cependant à espérer que Derrida l’a lui aussi regardé assez longtemps pour parvenir à être, comme Nietzsche le disait des Grecs, « oberflächlich – aus Tiefe », « superficiel – par profondeur 89 ».
de la Société française de philosophie, juillet-septembre 1968). Mais l’idée mallarméenne du jeu peut-elle être mise en rapport avec la vision nietzschéenne du jeu du monde comme affirmation du devenir ? Voir à ce propos ce que dit Gilles Deleuze dans Nietzsche et la philosophie, Paris, Puf, 1962, p. 39 : « En vérité, on poussa rarement aussi loin, dans toutes les directions, l’éternelle entreprise de déprécier la vie. Mallarmé, c’est le coup de dés, mais revu par le nihilisme, interprété dans les perspectives de la mauvaise conscience ou du ressentiment ». 88. Cf. M. Heidegger, « Comme au jour de fête », trad. M. Deguy et F. Fédier, Approche de Hölderlin, Paris, Gallimard, 1973, p. 81 et Nietzsche I, op. cit., p. 274. Voir également J. Beaufret, « Heidegger et la théologie » in Dialogue avec Heidegger IV, Minuit, 1985, p. 38-50. 89. Cf. F. Nietzsche, Le gai savoir, trad. A. Vialatte, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1950, Avant-propos, p. 15.
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VII Geschlecht et Geist
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En dépit de l’intérêt que Derrida a toujours montré pour la pensée de Heidegger, il est bien évident qu’il ne partage pas sa conception de la littérature et de la poésie. Dans la lettre qu’il adresse à Jean Beaufret en 1946, la fameuse Lettre sur l’huma nisme, Heidegger demande en effet pour la pensée qui est à venir « la rigueur de la réflexion, l’attention vigilante du dire, l’économie des mots », ce qui implique selon lui « moins de philosophie et plus d’attention à la pensée, moins de littérature et plus de soin donné à la lettre comme telle 1 ». Quelques années plus tard, dans le cours qu’il fait en 1951-1952 sous le titre « Qu’appelle-t-on penser ? », il explique que, s’il y a d’une part une proximité essentielle entre poésie et pensée, un abîme sépare d’autre part poésie et littérature 2. Pour lui la littérature inclut tout ce qui est couché par écrit et destiné à devenir accessible à un public de lecteurs, ce qui conduit à l’inclusion fallacieuse de la science, de la pensée et de la poésie dans le domaine du « littéraire », lequel relève de ce phénomène de grande portée qui caractérise de manière essentielle les temps modernes et qui est celui de cette objectivation de toutes choses qui trouve son origine au commencement même de la philosophie. 1. M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. R. Munier, Paris, Aubier, Montaigne, 1964, p. 171. 2. M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser, trad. A. Becker et G. Granel, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1959, p. 233-234.
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Derrida, Heidegger, Trakl
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Selon Heidegger, tous les philosophes occidentaux ont cherché dans l’écriture un refuge contre ce qui donne proprement à penser et qui ne cesse de se détourner de nous. C’est ainsi, selon lui, que la pensée est entrée dans la littérature. Socrate qui, sa vie durant, n’a rien fait d’autre que de se tenir dans ce mouvement qui mène vers ce qui se retire, est le plus pur penseur de l’Occident, précisément parce qu’il n’a rien écrit 3. Une telle conception de la pensée dans son opposition à la philosophie est fondée sur la primauté de la parole par rapport à toutes les formes d’objectivation du langage que sont aussi bien la sonorité sensible du mot que le signe écrit, lesquelles ne peuvent être considérées comme des données immédiates. C’est la raison pour laquelle Heidegger insiste sur le fait que « poésie et pensée ne se bornent jamais à utiliser la langue », que ni l’une ni l’autre ne consiste à utiliser des termes (Wörter), mais qu’elles disent au contraire toutes deux des paroles (Worte) et qu’elles sont ainsi « le parler initial, essentiel et par conséquent du même coup le parler ultime que parle la langue à travers l’homme 4 ». Le point de départ de Derrida est tout autre car il se fonde sur la relation essentielle entre la science et l’écriture qui fut mise en évidence par Husserl dans son petit texte posthume intitulé « L’origine de la géométrie », l’écriture n’étant plus considérée comme « l’auxiliaire mondain et mnémotechnique » de la vérité, mais au contraire comme ce qui la constitue comme vérité « idéale, intelligible pour tout le monde et indéfiniment perdurable 5 ». C’est apparemment ce qui le conduisit à mettre en question la primauté traditionnellement attribuée au langage par rapport à l’écriture et à promouvoir l’idée d’une « archi-écriture » incluant en ellemême à la fois l’écriture et le langage, considéré comme relevant lui-même de l’écriture et non de la parole vive 6. C’est donc bien 3. Ibid., p. 91. 4. Ibid., p. 139. 5. E. Husserl, De l’origine de la géométrie, Introduction et traduction de J. Derrida, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1962, p. 87. 6. J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1967, p. 83.
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la littérature au sens large de ce mot qui devient ainsi pour lui le domaine universel de toutes les productions humaines. La poésie elle-même n’échappe pas à ce processus d’objectivation, comme en témoigne ce que, dans Qu’est-ce que la poésie ?, un petit texte publié en 1990, Derrida dit du poème, comparé à un hérisson, qui, précisément parce qu’il est « roulé en boule », croyant ainsi se défendre, court le risque de se faire écraser sur l’autoroute de la traduction et demeure ainsi exposé à cette catastrophe qu’est « la naissance de la prose 7 ». C’est pourtant dans l’interprétation que Heidegger donne de la poésie de Georg Trakl que Derrida a trouvé, au début des années 1980, une occasion de s’engager à nouveau dans un dialogue avec lui. Durant cette période, il a centré sa lecture de Heidegger sur deux thèmes, qui apparaissent tout deux dans la poésie de Trakl et dans le texte que lui a consacré Heidegger en 1953, « La parole dans l’élément du poème » : celui d’abord de la race ou du sexe, deux choses qui se disent d’un même mot en allemand (Geschlecht), et celui de l’esprit (Geist). À côté en effet du texte de la conférence qu’il a donnée à Paris en 1987 dans le cadre d’un colloque consacré à Heidegger et qui a été publié peu après sous le titre De l’esprit, Derrida a consacré plusieurs textes à la question du Geschlecht chez Heidegger. Il y a d’abord « Geschlecht : différence sexuelle, différence ontologique », texte de 1983, qui a paru dans le cahier de l’Herne consacré à Heidegger et a été repris en 1987 dans Psychè, volume réunissant plusieurs essais, dont « La main de Heidegger (Geschlecht II) », texte d’une conférence faite à Chicago en 1985, dans la deuxième partie duquel Derrida livre une première interprétation du texte de Heidegger sur Trakl. Il y a ensuite le texte de la longue conférence également prononcée à Chicago en 1989, « L’oreille de Heidegger. Philopolémologie (Geschlecht IV) », publiée en anglais dans les actes du colloque, puis ajoutée en appendice en 1994 à Politiques de l’amitié. Quant à Geschlecht III, le texte n’en a pas à ce jour été publié et renvoie à un séminaire 7. J. Derrida, Qu’est-ce que la poésie ?, Berlin, Brinkmann & Bose, 1990.
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que Derrida a fait en 1985 aux États-Unis et qui était tout entier consacré à une lecture du texte de Heidegger sur Trakl. Dans tous ces textes, Derrida, tout en étant attentif à ce que dit Heidegger et respectueux des nuances de sa pensée, n’hésite cependant pas à mettre en question certains présupposés qu’il croit déceler dans le texte heideggérien, pratiquant ainsi ce que Ricœur a nommé une « herméneutique du soupçon ». Il semble d’ailleurs que cela le conduise souvent, sans qu’il méconnaisse entièrement l’ampleur de la vision heideggérienne, à se focaliser sur un certain nombre de passages-clés au détriment du mouvement même de la pensée de Heidegger dans son ensemble. Il est évident en effet que Derrida pose ses questions à partir d’un site qui est le sien et qui le situe à distance de Heidegger, une distance qui a toujours marqué les textes qu’il lui a consacrés, tels que, par exemple, « Ousia et Grammé », écrit en 1968, ou aussi « Les fins de l’homme », qui date de la même époque, deux textes qui ont été publiés dans Marges. De la Philosophie. Sans doute faudrait-il, avant de lire ces textes que Derrida a consacrés de 1983 à 1989 à Heidegger, tenter de caractériser sommairement le « site » de Derrida lui-même. Il suffit, semble-t-il, de prononcer le nom de Levinas, qui est depuis le début une référence majeure de l’œuvre de Derrida, pour marquer sa distance par rapport à Heidegger, bien qu’il faille sans doute ajouter d’autres noms à celui-là, comme ceux de Freud et Nietzsche, pour donner le ton de la pensée derridienne. Dès ses premiers travaux en effet, qu’il consacre à Husserl, on peut dire que la pensée derridienne est marquée par la lecture que Levinas a fait de Husserl et de Heidegger, même si Derrida prend lui-même à cette époque quelque distance par rapport à Levinas. Il partage en effet la méfiance dont fait montre Levinas à l’égard de l’ontologie et, la pensée de l’altérité de l’autre prenant au fil des années de plus en plus d’importance dans son œuvre, ses derniers textes attestent d’une grande proximité avec cette « métaphysique de la séparation » dont se réclame Levinas dans Totalité et infini et dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, deux livres où la critique de Heidegger est des plus vives. Il ne faut donc pas s’étonner de voir mis en question de manière
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Le premier texte paru sous le titre « Geschlecht » en 1983 ne porte pas directement sur le texte consacré à Trakl par Heidegger, mais, comme Derrida le souligne lui-même dans une note postérieure dans Psyché, c’est cependant vers ce texte que la lecture qu’il entreprend ici d’un autre texte de Heidegger est « déjà aimantée 8 ». Ce que Derrida se propose en effet dans ce texte qui a comme sous-titre « Différence ontologique, différence sexuelle », il le dit dans la même note, c’est de « situer Geschlecht dans le chemin de pensée de Heidegger ». Il s’agit donc de retracer le trajet d’un mot chargé de sens multiples au sein de l’œuvre, exactement comme en 1987, dans sa longue conférence consacrée à De l’esprit, il tentera de suivre à la trace le chemin du mot « esprit » dans l’œuvre de Heidegger. Or ce terme de Geschlecht, qui a le sens en allemand à la fois de race, d’espèce, de génération, de lignée et de sexe, apparaît d’abord dans l’œuvre heideggérienne dans son sens de « sexe » – apparition remarquable, du fait justement que Heidegger semble avoir toujours fait silence sur le sexe, à la différence d’autres penseurs de l’Occident, tels Platon ou Nietzsche, qui en parlent souvent, ou même tels que Kant, Hegel et Husserl qui en parlent au moins quelquefois. Tout se passe comme si, note Derrida, la différence sexuelle n’était pas à la hauteur de la différence 8. J. Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1987, p. 395, note 1.
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massive dans les textes de Derrida le privilège que Heidegger accorde à la notion de rassemblement (Versammlung). Le différend qui oppose Derrida à Heidegger est en effet celui d’un penseur de la dissémination au penseur du rassemblement, et c’est bien finalement le privilège dévolu à ce dernier par Heidegger qui sera constamment soumis à la critique par Derrida. C’est par rapport à ce contexte général qu’il s’agit maintenant de s’engager dans le détail des questions adressées par Derrida à Heidegger en suivant les deux fils conducteurs indiqués : Geschlecht et Geist.
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ontologique, comme si elle n’était qu’un prédicat ontique, une détermination empirique que la pensée pourrait négliger, le discours sur la sexualité étant par conséquent abandonné aux sciences de la nature ou de l’homme, ou encore à la religion et à la morale. Derrida met donc d’abord en question le silence « impressionnant » de Heidegger sur le sexe 9, impressionnant précisément parce que la modernité est on ne peut plus bavarde à ce sujet. Mais la différence sexuelle n’appartenant pas à la structure existentiale du Dasein, il va de soi que l’analytique existentiale n’en fasse pas mention. Ce silence est donc on ne peut plus justifié. Car ce qui intrique Derrida, ce n’est pas tant ce silence, aussi « impressionnant » soit-il, que le fait que Heidegger le rompe dans un texte contemporain de Être et Temps, le cours du semestre d’été 1928 10. Le passage dont il s’agit a trait au choix par Heidegger du terme Dasein pour désigner cet étant que l’on nomme traditionnellement l’homme. Heidegger s’en explique en soulignant que le terme de Dasein est « neutre », et par là il veut indiquer qu’il en a éliminé tout prédicat empirique pour ne garder que ce qui constitue l’être même de l’homme, à savoir le rapport à l’être en tant que tel. Il faut ici souligner qu’en allemand, on emploie pour dire « homme » le mot Mensch, qui, au contraire du français, n’a pas de sens sexuel. Mensch désigne l’être humain au neutre, et Mann, l’être masculin par opposition à l’être féminin. Neutre veut donc d’abord dire simplement non prédéterminé. Or Heidegger ajoute, et c’est cet ajout qui intéresse Derrida : « Cette neutralité signifie aussi que le Dasein n’est d’aucun des deux sexes 11 ». Pourquoi, demande-t-il, alors qu’il n’en était pas question dans Être et Temps, Heidegger éprouve-t-il maintenant le besoin de préciser que la neutralité du Dasein signifie aussi l’asexualité ? Car cette
9. Ibid., p. 396. 10. Cf. M. Heidegger, Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz, Francfort, Klostermann, GA 26, 19, § 10, p. 171 sq. Noté par la suite GA 26. 11. Ibid., p. 172.
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asexualité n’est pas, ajoute-t-il, une indifférence, elle n’a rien de négatif, mais elle est au contraire positivité et puissance. Heidegger veut visiblement dire qu’il s’agit de penser une telle neutralité du Dasein à l’égard de l’un ou l’autre sexe comme constituant la puissance même de son être, laquelle lui permet, selon la manière dont elle se déploie, d’être effectivement l’un ou l’autre, alors que Derrida y voit une « sexualité pré-différentielle 12 », c’est-à-dire antérieur à la dualité des sexes. Mais que pourrait donc bien être une sexualité qui viendrait avant la différence des sexes ? Heidegger pense le Dasein comme source de la sexualité et voit donc en cette source quelque chose de non sexuel, un peu comme il dira plus tard que le Wesen de la technique, c’est-dire ce qui commande le déploiement de celle-ci, n’est pas lui-même quelque chose de technique, énoncé qui est d’ailleurs également contesté par Derrida 13. Ce que ce dernier semble dans les deux cas mettre en question, c’est le fondement même de l’attitude philosophique, à savoir moins la pensée de l’« essence », la question platonicienne ti esti, que celle qui concerne ce qui commande le déploiement temporel de l’être de quelque chose 14. Et avec elle la possibilité même d’une analytique existentiale, ou encore de la différence qu’installe Heidegger entre l’existential et l’existentiel, entre le structurel et le factuel. D’où son soupçon : et si la sexualité était une structure intrinsèque du Dasein et si la neutralisation qu’opère Heidegger des prédicats ontiques était une violence faite à l’être même du Dasein ? 12. Psyché, op. cit., p. 402. 13. Cf. J. Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1987, p. 26. 14. Déjà dans Sein und Zeit, où l’on trouve cette affirmation : « L’“essence” du Dasein réside dans son existence » (op. cit., § 10, p. 42), on voit clairement que le terme Wesen, tel que le comprend Heidegger, ne peut être traduit par « essence » et ne renvoie nullement à l’invariance d’une espèce, mais à la manière éminemment temporelle dont une chose déploie son être. Comme il l’explique par la suite dans sa conférence de 1953 sur « La question de la technique » (Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 41), ce terme doit être compris à partir du verbe wesan qui a le même sens que währen, durer.
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Le texte du cours de 1928 qu’invoque ici Derrida contient une référence à la « dispersion factuelle » (faktische Zerstreuung) du Dasein « dans la corporéité (Leiblichkeit) et par là dans la sexualité (Geschlechtlichkeit) 15 ». Comme Derrida le souligne, « l’enchaînement proposé par Heidegger paraît très clair 16 » : la dispersion provient d’abord de l’incarnation et non pas de la sexualité. Mais cette dispersion n’est pas un phénomène négatif. Il ne faut pas en particulier la concevoir comme une chute dans la corporéité. Il s’agit d’une structure originaire du Dasein qui n’existe jamais autrement que comme « mien », de sorte qu’il est donc toujours d’emblée divisé par la sexualité. La position de Heidegger est à ce sujet sans ambiguïté : on ne peut considérer le Dasein comme une « essence » séparée qui se diviserait postérieurement en Dasein singuliers. Il y a donc une multiplication inhérente au Dasein lui-même qui constitue ce que Heidegger nomme sa « dispersion transcendantale 17 » et qui est au fondement de cet existential qu’est la Geworfenheit, l’être jeté du Dasein. C’est cet être-jeté qui fait qu’il n’est pas au fondement de sa propre existence, et c’est également cet être-jeté qui est au fondement de l’être avec les autres, le Mit-sein, de sorte que c’est à partir de ces deux structures existentiales que la sexualité peut elle-même être pensée, loin qu’elle les rende possibles. Jusqu’ici Derrida nous a livré une admirable lecture de ce texte de 1928. Mais ensuite son commentaire relève de l’herméneutique du soupçon, en particulier lorsqu’il suggère que Heidegger, en voyant dans la sexualité un phénomène dérivé et non structurel, confirme les philosophèmes les plus traditionnels et ne parvient pas réellement à nous convaincre que la neutralité du Dasein dont il part est quelque chose de positif. Derrida invoque à l’appui de son soupçon le fait que, dans Être et Temps, Heidegger affirme que l’ontologie de la vie, et donc tous les phénomènes en relevant, ne sont accessibles que par voie privative à partir de l’ontologie 15. GA 26, p. 173. 16. Psyché, op. cit., p. 406. 17. GA 26, p. 174.
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du Dasein. En d’autres termes, le Dasein ne partage pas l’expérience de cet être dont il est dit qu’il n’est « plus que vie 18 ». Il doit donc, pour le comprendre, opérer par abstraction à partir de sa propre expérience, ce qui implique que seuls des énoncés négatifs pourront être émis sur le vivant. La zoologie – le discours sur la vie et les vivants –, est par conséquent « négative » au sens où une certaine théologie l’est aussi. Derrida souligne donc avec raison les difficultés que soulève l’élaboration, dans le cadre de la pensée heideggérienne, d’une ontologie de la vie, dont le thème de la différence sexuelle ne saurait être dissocié, mais affirme de manière inexacte que Heidegger ne l’a « jamais élaborée 19 », car nous en trouvons les linéaments, comme Derrida le reconnaîtra plus tard, dans le cours fait par Heidegger en 1929-1930, dont toute la seconde partie est consacrée à la question de la différence entre l’homme et l’animal. Derrida conclut son texte en notant l’importance de « l’ordre des implications » dans le discours heideggérien 20, la sexualité étant un phénomène dérivé par rapport aux existentiaux du Dasein. Mais il y voit la possibilité d’une ouverture à une différence sexuelle qui ne serait pas déjà dualité, alors que Heidegger a, lui, identifié, comme on le fait généralement, sexualité et dualité. La question de Derrida porte donc sur la nécessité de la dualité. Comment, demande-t-il, la différence s’est-elle déposée dans le deux, pourquoi en ce qui concerne la sexualité, la multiplication s’est-elle arrêtée au deux ? Geschlecht I s’arrête là et ne constitue donc que le point de départ d’une question adressée à Heidegger et portant sur le caractère selon lui dérivé et donc non ontologique de la différence sexuelle. ***
18. M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1963, § 10, p. 50. 19. Psyché, op. cit., p. 411. 20. Ibid., p. 414.
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Deux ans plus tard, dans sa conférence prononcée à Chicago et intitulée Geschlecht II, dont le sous-titre est cette fois « La main de Heidegger », Derrida poursuit son questionnement en donnant à entendre à ses auditeurs que c’est là le travail qu’il est en train de mener dans le cadre de son séminaire parisien. La conférence est constituée de deux parties, et c’est seulement dans la deuxième partie que Derrida aborde le texte de Heidegger sur Trakl. Derrida part d’un texte de Fichte, dans le septième des Discours à la nation allemande, où apparaît le mot Geschlecht. Fichte écrit : « Tout ce qui croit à la spiritualité et à la liberté de l’esprit […] est de notre Geschlecht, nous appartient et a affaire avec nous, où qu’il soit né et quelque langue qu’il parle 21. » Le Geschlecht dont parle ici Fichte n’est donc déterminé ni par le sang, ni par le sol, et pas davantage par la langue, il est de nature uniquement spirituel. Et pourtant note Derrida, ce mot, dans sa polysémie, est un mot qui caractérise l’idiome allemand. Fichte en appelle donc à la constitution d’une communauté spirituelle universelle, mais il le fait à partir d’un mot qui demeure étroitement attaché à une langue singulière, la langue allemande. C’est pourtant là, rappelons-le, la situation normale de toute pensée, qui ne peut viser une signification universelle que dans et à travers une langue singulière. On sait en effet, depuis au moins Herder et surtout Humboldt, que toute langue est une vision du monde, qu’elle n’est donc pas le simple instrument d’expression de significations préexistantes, mais qu’elle les constitue. Derrida rappelle à ce sujet que Fichte, dans ses Discours à la nation allemande, condamne l’usage de mots d’origine latine, tels que Humanität, car ce sont des mots abstraits qui ne renvoient à aucune intuition concrète et dont l’usage risque d’abaisser le niveau moral de la manière de penser des allemands 22. Condamner l’usage de ces mots abstraits ne signifie donc pas nécessairement, comme le suggère Derrida, 21. Psyché, op. cit., p. 417. Cf. J. G. Fichte, Discours à la nation allemande, Paris, Aubier Montaigne, 1975, Septième discours, p. 164. 22. Ibid., p. 419. Cf. Discours à la nation allemande, Quatrième discours, p. 117.
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que pour Fichte, l’humanité s’annoncerait par excellence dans l’idiome allemand 23, mais que leur signification ne peut être immédiatement saisie, car elle dépend d’un autre « système » linguistique. Il en va de même pour nous en ce qui concerne le mot Geschlecht, dont Derrida rappelle d’ailleurs qu’il ne le traduit pas pour l’instant et qu’il ne le traduira « sans doute à aucun moment 24 ». Le détour que fait ici Derrida par le texte de Fichte lui permet donc, d’une part, de souligner la difficulté de la traduction du mot Geschlecht et, d’autre part, d’indiquer que ce terme demeure irréductiblement lié à la question de l’homme, de l’espèce humaine. C’est alors qu’il se tourne vers Heidegger et commente un passage du cours de 1951-1952, Qu’appelle-t-on penser ?, dans lequel Heidegger, après avoir cité Hölderlin, définit le propre de l’homme à partir de la main. Derrida s’attache ici à la traduction que donnent Aloys Becker et Gérard Granel, les traducteurs de Qu’appelle-t-on penser ?, du vers du poème de Hölderlin intitulé « Mnémosyne » : Ein Zeichen sind wir, deutungslos, par « Nous sommes un monstre privé de sens 25 ». Le mot Zeichen qui veut dire « signe » est ici traduit par « monstre », selon un emploi ancien de ce mot qui renvoie au verbe montrer, comme en témoigne le mot « montre » qui s’écrivait autrefois « monstre », car c’est un objet qui montre l’heure. C’est à partir de la citation de Hölderlin que Heidegger est amené à dire que « la main trace des signes (zeichnet), elle montre,
23. Ibid., p. 418. Fichte ne donne une prévalence à l’allemand que parce qu’il considère que cette langue n’a jamais cessé d’exprimer la vie communautaire d’un peuple et est donc demeurée, comme le grec, une langue vivante, par contraste avec le latin, langue qui a admis en elle des éléments étrangers et est ainsi « à demi morte ». C’est le même argument que reprend Heidegger lorsqu’il affirme que, dans un passage de l’Introduction à la métaphysique que cite avec ironie Derrida dans De l’esprit (op. cit., p. 109), que la langue grecque est, avec l’allemande, la plus « puissante » du point de vue des conditions du penser. 24. Ibid., p. 416. 25. Qu’appelle-t-on penser ?, op. cit., p. 28.
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probablement parce que l’homme est ein Zeichen, un monstre 26 ». Derrida veut exploiter la traduction ici proposée de Zeichen par monstre et en tire l’idée que la main, « ce serait la monstruosité, le propre de l’homme comme être de monstration 27 ». Heidegger, il faut le préciser, ne dit rien de tel. Il se contente d’affirmer que « la main est quelque chose à part 28 ». C’est à partir de là que Heidegger en vient à définir le travail de la pensée comme un Handwerk, une œuvre de la main, et qu’il le compare au travail du menuisier. Pour expliciter la pensée de Heidegger, Derrida déclare qu’il entend souligner ainsi que le penser n’est pas cérébral, qu’il renvoie donc à la corporéité, à la main, mais que celle-ci n’est pas simplement l’instrument de la pensée, mais est déjà par elle-même une pensée. Car la main humaine ne se laisse pas déterminer comme un organe de préhension, et Heidegger laisse entendre qu’il ne s’agit pas pour lui de la considérer, de manière biologique, comme organe d’un vivant. Car, expliquet-il, la main est séparée « par un abîme », qui tient à son être, de tous les organes de préhension, du fait que « seul un être qui parle, c’est-à-dire pense, peut avoir une main 29 ». Devant l’éloge que fait Heidegger du travail artisanal en disant que « penser est peut-être simplement du même ordre que travailler à un coffre 30 », Derrida rappelle que, après la guerre, Heidegger a présenté son discours sur la technique comme un acte de résistance contre la soumission du national-socialisme aux impératifs de la productivité technique. Derrida se demande ensuite, et c’est son soupçon constant, si cette condamnation du biologisme, qui provient de motifs, chez Heidegger, de ce que l’on pourrait, en un sens large et non métaphysique, nommer « humanistes », suffit à justifier 26. Ibid., p. 90. Il faut souligner que « elle montre » n’est pas dans le texte allemand et a été ajouté par les traducteurs, qui s’appuient ainsi sur le fait que zeichnen (dessiner) dérive de la même racine que Zeichen (signe) et zeigen (montrer). 27. Psyché, op. cit., p. 424. 28. Qu’appelle-t-on penser ?, op. cit., p. 90. 29. Ibid. 30. Ibid., p. 89.
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l’abîme ainsi installé entre l’homme et l’animal, dans lequel il voit pour sa part une représentation traditionnelle et dogmatique à laquelle Heidegger n’échappe pas et qui, en quelque sorte, trahirait la pureté transcendantale de son discours 31. Il reprend ici une argumentation qu’il a déjà exposée ailleurs : installer une limite oppositionnelle entre humanité et animalité conduit à négliger tout un savoir biologique sur l’animal qui fait apparaître de grandes différences dans ce domaine et donc à le reconduire à une homogénéité que défend « la tradition métaphysico-dialectique 32 ». L’accusation de dogmatisme est l’objet d’une note dans laquelle Derrida affirme que l’analyse que fait Heidegger de l’animalité dans son cours de 1929-1930 est « fort embarrassée 33 ». En réalité il serait facile de montrer, contre Derrida, que ce cours fait au contraire apparaître que Heidegger est fort bien informé de la science biologique de son époque et qu’il poursuit dans ce texte la voie d’une interprétation privative cohérente de l’ontologie de la vie. On peut à cet égard se demander si Derrida ne se targue pas de montrer que Heidegger demeure encore pris dans la métaphysique afin de retourner contre Heidegger lui-même le geste critique de ce dernier à l’égard de l’ensemble de la tradition. Il voit ainsi dans la différence absolue que Heidegger installe entre l’homme et l’animal la reconduction d’un motif traditionnel, celui du propre de l’homme, sans apercevoir que cette différence, qui est uniquement constituée selon Heidegger par la possession du langage, n’est nullement ce qui enferme l’homme dans ce qui constituerait son « propre », mais au contraire ce qui l’ouvre à l’étant et le décentre radicalement. Derrida cite d’ailleurs lui-même, mais sans le commenter, un passage de Qu’appelle-t-on penser ?, dans lequel Heidegger prend ses distances par rapport à la métaphysique qui voit dans l’homme un être de pensée, par opposition à l’être
31. Psyché », op. cit., p. 428. 32. Ibid., p. 429. 33. Ibid.
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sensible de l’animal : « Ce n’est qu’autant que l’homme parle qu’il pense et non l’inverse, comme la métaphysique le croit encore 34. » Pourtant, en ce qui concerne l’analyse que fait Heidegger de la main humaine, le commentaire de Derrida présente un grand intérêt. Il souligne avec raison que le nerf de l’argumentation de Heidegger repose sur l’opposition du donner humain et du prendre animal, laquelle est au fondement de la possibilité qu’à l’homme de se rapporter à l’étant comme tel, alors qu’une telle possibilité demeure refusée à l’animal. Il relève avec pertinence que le mot Hand joue à cet égard « un rôle immense » dans la pensée de Heidegger qui opposait dans Être et Temps deux modes de présence, Vorhandenheit, ce qui se tient devant ou avant la main et Zuhandenheit, ce qui est pris en main, maniable. Derrida retrace en quelques pages d’une grande densité le discours heideggérien sur la main de Être et Temps à Qu’appelle-t-on penser ? en évoquant le rapport étroit que Heidegger installe entre la main (Hand), l’agir (Handeln), la pensée comme œuvre de la main (Handwerk), puis la liaison de la main et de la parole dans l’écriture manuelle à partir d’un texte de Heidegger condamnant l’usage de la machine à écrire dans le cours qu’il consacre en 1941-1942 à Parménide 35, et enfin la référence à la main (cheir) dans le mot grec chréon que Heidegger, dans son texte de 1946 sur « La parole d’Anaximandre 36 », avait choisi de traduire en allemand par Brauch, mot qui exprime pour lui la manière dont l’être humain déploie son être dans son rapport à l’être et que la traduction française traduit justement par « maintien ». Tout ceci pouvant être résumé par cette phrase du cours de 1941-1942 que cite Derrida : « L’homme n’“a” pas de mains, mais la main a en elle l’essence (Wesen) de l’homme 37. »
34. Ibid., p. 430. Cf. Qu’appelle-t-on penser ?, op. cit., p. 90. 35. Ibid., p. 434-35. Cf. Parmenides, Francfort, Klostermann, GA 54, 1982, § 5, p. 124 sq. 36. Ibid., p. 437. Cf. Chemins qui ne mènent nulle part, trad. A. Brokmeier, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1980, p. 441. 37. Ibid., p. 434. Cf. Parmenides, op. cit., § 5, p. 119.
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C’est de cette phrase que part Derrida dans la seconde partie de son texte pour souligner que Heidegger pense toujours la main au singulier, car selon lui les mains au pluriel n’ont pas de valeur ontologique, mais renvoient à l’ordre organique ou technique. On voit bien ici le soupçon derridien : le privilège donné à l’un va de pair avec le niveau ontologique, alors qu’il n’y a multiplicité qu’au niveau empirique. On peut cependant penser que Heidegger ne parle que de la main et non des mains non pour exclure la dualité, le pluriel, mais simplement parce que, du point de vue de l’« essence », il n’y a pas de différence fondamentale entre les deux mains, et qu’il n’est pas nécessaire, comme le fait cependant Kant dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, de réfléchir sur la différence de la gauche et de la droite, problème que d’ailleurs Derrida a abordé auparavant dans La vérité en peinture à propos du tableau de Van Gogh représentant des chaussures évoqué par Heidegger dans « L’origine de l’œuvre d’art 38 ». Mais, comme il finit par le reconnaître, Heidegger mentionne pourtant bien « les mains » au pluriel dans son cours lorsqu’il déclare : « Les mains se joignent (falten sich) quand ce geste doit conduire l’homme à la plus grande simplicité (Einfalt) 39 ». Cette phrase, dans laquelle Derrida décèle la même référence implicite au rassemblement, joue sur la correspondance entre le verbe « plier » (falten) et la simplicité pensée comme un unique pli (Einfalt). Heidegger veut ici indiquer que le mouvement des mains qui se touchent l’une l’autre et ainsi s’auto-affectent est une expérience tout à fait singulière par laquelle advient le rassemblement de celui qui joint ainsi les mains, et il pense bien évidemment au geste de la prière qui n’est en rien un geste « technique », mais bien un geste que nous nommerions « symbolique », par lequel l’être humain manifeste son propre être de « répondant ». Mais ce rassemblement n’a rien d’une unité statique, puisqu’il est pensé justement comme l’unité d’un pli, d’un mouvement. On ne peut pas ne pas penser ici, quoique ni Heidegger ni Derrida n’en disent mot, à l’importance 38. J. Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 291 sq. 39. Qu’appelle-t-on penser ?, op. cit., p. 90.
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donné par Husserl à ce geste des mains qui se touchent 40, lequel constitue l’expérience fondamentale que nous faisons de notre propre corps, comme Merleau-Ponty le soulignera, y voyant le paradigme de ce qu’il nomme la réversibilité de la chair ou encore le chiasme 41. Ce n’est en effet pas le phénomène d’auto-affection qui intéresse Derrida, mais plutôt le rapport de la main à l’autre main ou à l’autre chair et c’est pourquoi il se demande pourquoi Heidegger ne dit rien ici de la caresse ou du désir 42. Là encore la stratégie de Derrida est toujours la même : il imagine la protestation de Heidegger devant une question portant sur un exemple empirique qui présuppose tout ce qui a déjà été dit de la main au sens ontologique ou transcendantal comme main advenant depuis l’éclaircie du langage dans lequel se tient originairement l’homme. Mais ce qu’il reproche plus précisément à Heidegger, c’est de ne pas dire explicitement que la caresse est une question dérivée et donc de ne pas faire allusion au sexe. C’est en effet à partir de là que Derrida retrouve le thème du Geschlecht et il explique dans une parenthèse qu’il ne prononcera pas le texte qui aurait dû s’intituler Geschlecht III, dont le manuscrit a été photocopié et distribué à certains des participants du séminaire américain de 1987 et qu’il s’en tiendra à une esquisse sommaire 43. Derrida commence par affirmer que ce mot polysémique en allemand ne renvoie peut-être à aucun référent unifiable, c’est pourquoi il préfère parler plutôt de « marque » que de mot, au sens où la marque ne renvoie pas à une unité sémantique, mais à la discontinuité d’une histoire. On pense ici à ce que dit Nietzsche, dans Pour une généalogie de la morale, du sens de certains mots qui réunissent en eux de manière aléatoire différents sens provenant 40. E. Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution, trad. D. Tiffeneau et A. L. Kelkel, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1982, § 36, p. 207. 41. Cf. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 109 ; Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 172-204. 42. Psyché », op. cit., p. 439. 43. Ibid., p. 439. Derrida, à ma demande, m’a communiqué ce texte en 1988 et m’a autorisée à en faire état publiquement.
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de l’histoire 44. Ce que Derrida se propose, c’est de faire la généalogie de la marque « Geschlecht », ce qui ne veut nullement dire en faire l’étymologie, ce qui impliquerait la remontée à un sens originel. C’est Foucault, dans sa lecture de Nietzsche, qui a le premier promu, par opposition à l’étymologisme heideggérien et à sa recherche d’un sens originel des mots, la méthode généalogique 45. Derrida se tourne alors vers le texte de Heidegger sur Trakl, et d’abord vers sa traduction en français par Jean Beaufret, traduction dont il fait l’éloge 46. Puis il annonce qu’il va, sans autre préliminaire, « sauter d’un coup au milieu du texte » de Heidegger 47. ***
Mais avant de s’engager plus avant dans le commentaire que Derrida donne ici de ce texte, il est nécessaire de présenter succinctement les grands traits de la lecture que Heidegger fait de la poésie de Trakl 48. Ce que Heidegger tente d’élaborer, dans ce texte dont le sous-titre est Eine Erörterung von Georg Trakls Gedicht, c’est bien en effet une Erörterung, une « situation » de la poésie de Trakl, dans laquelle il cite ou mentionne plus d’une trentaine de poèmes sur la centaine de ceux que nous a laissés Trakl. Il s’agit 44. Cf. F. Nietzsche, Pour une généalogie de la morale, trad. H. Albert, revue par M. Sautet, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques de la philosophie », 1990, Deuxième dissertation, § 13, p. 135 : « Tous les concepts où se résume un long développement sémiotique échappe à une définition : n’est définissable que ce qui n’a pas d’histoire. » 45. Voir l’article fameux de M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », paru dans Hommage à Jean Hyppolite, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1971, où il affirme : « Le généalogiste a besoin de l’histoire pour conjurer la chimère de l’origine, un peu comme le bon philosophe a besoin du médecin pour conjurer l’ombre de l’âme » (op. cit., p. 150). 46. Psyché, op. cit., p. 440-441. Cf. M. Heidegger, « La parole dans l’élément du poème », Acheminement vers la parole, trad. F. Fédier, Paris, Gallimard, 1987, p. 39-83. 47. Ibid., p. 441. 48. Voir, pour une analyse plus détaillée, F. Dastur, « Heidegger et Trakl : le site occidental et le voyage poétique », Noesis, n° 7, mars 2004, p. 19-41.
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en effet pour lui de parvenir à désigner par un seul mot le « site » de la poésie de Trakl, le mot Ort (site) signifiant originellement, comme il le rappelle, la pointe de la lance où se rassemble toute la puissance de l’arme, et donc ici le point de rassemblement ou de convergence de toute l’œuvre du poète. Ce mot unique, c’est le terme, emprunté à Trakl lui-même, d’Abgeschiedenheit, qui a le sens en allemand courant de « retraite », « isolement », état de celui qui est séparé ou décédé (abgeschieden) et qui a pris congé (Abschied). C’est autour de ce terme, qui, selon Heidegger, témoigne de la compréhension profonde de l’histoire de l’Occident qu’avait Trakl, que tourne tout le commentaire qu’il nous livre de sa poésie. Questionner en direction du site du dire poétique de Trakl, c’est donc chercher la source à partir de laquelle se répand l’onde mouvante de la multiplicité des poèmes et qui en demeure l’origine voilée. C’est cette origine des poèmes multiples que Heidegger nomme « Gedicht », un mot utilisé en allemand pour désigner un poème singulier, mais qui a lui aussi, à cause de la particule ge-, le sens du rassemblement de l’ensemble de ce qui est œuvre poétique. Sans source unique, sans site un, il n’y a pas en effet pour Heidegger de « grande » poésie, la grandeur, préciset-il, se mesurant à l’ampleur de la confiance que le poète fait à l’unicité de la source de son dire poétique 49. Evoquant « le ton fondamental » (Grundton) de la poésie de Trakl qui donne leur unisson à l’ensemble de ses poèmes, Heidegger suggère ainsi que l’unité dont il parle est celle d’une Stimmung et d’une Stimme, d’une tonalité affective et d’une voix 50. Mais pour parvenir à entendre l’unité du ton fondamental de la poésie de Trakl, il faut bien partir des poèmes isolés et de leur élucidation (Erläuterung) qui fait voir ou fait entendre ce qui est dit dans chaque poème singulier. Or une bonne élucidation présuppose déjà la situation, car ce n’est qu’à partir de la source de la poésie que les poèmes singuliers brillent et retentissent. Et inversement la situation a besoin, pour accéder au site, pour faire entendre le ton fondamental 49. Acheminement vers la parole, op. cit., p. 41-42. 50. Ibid., p. 43.
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qui traverse tous les poèmes, que ceux-ci soient préalablement parcourus et élucidés. Heidegger suggère ainsi que tout dialogue pensant avec la poésie d’un poète demeure pris dans ce « cercle herméneutique » où situation et éclaircissement se présupposent réciproquement l’une l’autre. Cela explique qu’il soit nécessaire de se donner un point de départ apparemment arbitraire dans l’un des poèmes de Trakl. Ce point de départ, Heidegger le trouve dans un vers du poème intitulé « Printemps de l’âme », qui dit : Es is die Seele ein Fremdes auf Erde, « L’âme est en vérité quelque chose d’étranger sur terre », vers qui, selon Heidegger, ne doit pas être interprété, de manière platonicienne, comme la description de l’exil de l’âme sur terre après sa chute, mais, en accord avec le sens originel du mot fremd, étranger, qui signifie « être en chemin », comme celle de l’être même de l’âme qui est d’être en constante pérégrination. Ce vers quoi elle marche, c’est, affirme Heidegger, le déclin auquel elle est appelée, comme le dit un autre poème, vers ce « crépuscule spirituel » qui « bleuit », comme le dit un autre poème encore. Et dans le poème précisément intitulé Sommersneige, « Déclin de l’été », il est aussi question du Fremdling, de l’étranger qui marche dans la nuit et d’un bleu gibier qui doit garder « mémoire de son sentier ». Ce bleu gibier a donc, selon Heidegger, délaissé son apparence humaine, l’homme sous sa forme traditionnelle d’animal rationale, il a perdu son être, il est entré dans un processus de décomposition (Verwesung), il est entré dans ce déclin qui n’est nullement négatif auquel l’étranger se voit appelé. Heidegger, en parlant d’appel à se séparer, d’appel à décliner, à se perdre dans le clair-obscur spirituel de l’azur, montre que le déclin n’est nullement décadence, mais au contraire entrée dans l’esprit, le contraire même de ce qui advient au « dernier homme » nietzschéen, qui déchoit dans la bassesse. Un tel déclin court certes le danger de la destruction, il doit passer par l’hiver. Ici il faudrait souligner l’importance qu’a le cours des saisons pour Trakl et, comme le notait plus haut Heidegger, comprendre que la marche de l’étranger suit celle du soleil, qui le conduit à parcourir l’année, dont le nom, ier en indo-européen, est de même racine
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que le ienai grec qui signifie marcher, tout comme c’est le cas de l’allemand Jahr (année), mot qui provient de la même racine que gehen (marcher). Se perdre dans le sacré, abandonner ainsi la crispation dans l’isolement, la guerre des espèces, c’est paradoxalement se détacher (los-lösen) et ce détachement de l’étranger le conduit à glisser lentement, à disparaître en tant qu’individu isolé dans la destruction hivernale, non pour s’y engloutir, mais pour, passant par elle, accéder au soir, au crépuscule spirituel occidental. C’est là ce que Heidegger lit dans une des strophes du long poème « Helian », qui consonne avec ce vers de « Âme d’automne » qui dit : « Le soir change sens et image » (Abend wechselt Sinn und Bild). Un tel soir est en effet le lieu d’une transfiguration (Verklärung), autre mot souvent utilisé par Trakl et qui s’oppose diamétralement à la Verwesung, à la décomposition. Heidegger explique que le soir a le pouvoir de changer sens et image parce qu’il change lui aussi, parce qu’il n’est pas séparé du jour, pas plus que ne l’est la source de l’onde qui en jaillit, mais parce qu’il est simplement le déclin du jour, une inclinaison vers un nouveau commencement, celui du voyage de l’étranger, de celui qui est toujours « en chemin », unterwegs, expression que l’on retrouve dans le titre du volume dans lequel Heidegger a publié sa conférence. Le soir, l’Occident, est donc le lieu d’un changement qui, en abritant en lui le congé donné au précédent règne du jour et de l’année, ouvre la voie d’un autre lever de l’astre, et d’une autre année. Car l’ancienne espèce à laquelle l’étranger appartient est frappé par une malédiction, qui n’est pas en elle-même la séparation des Geschlechter, des espèces ou des sexes, mais plutôt leur dissension ou leur discorde. Ce n’est pas, précise en effet Heidegger, la dualité elle-même des espèces qui est la malédiction, mais bien leur dissension ou leur discorde, ce qui fait de la dualité une guerre des espèces. La malédiction, c’est l’isolement, la Vereinzelung des espèces, leur séparation dans la guerre. Il y a donc une bonne et une mauvaise manière de vivre l’individuation : la bonne « frappe » (Schlag), c’est celle qui permet l’acceptation de la dualité des espèces, ce qui est le cas de l’étranger qui, tout en séparant des autres, de ceux qui demeurent pris dans la guerre des espèces,
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demeure attaché à eux par la vénération et l’amour. L’âme voyageuse de l’étranger devient ainsi « âme d’azur » (blaue Seele), une âme qui s’ouvre alors à l’unicité du sacré. Néanmoins, elle se sépare, elle prend congé de l’espèce en décomposition. C’est par là que l’étranger devient celui qui est appelé à se séparer des autres, à s’en départir, celui qui prend congé, der Ab-geschiedene, et qui prend le large, qui se sépare des autres non dans la violence du refus, mais pour répondre à l’appel spirituel. Selon Heidegger, c’est de ce lieu que jaillit la poésie de Trakl comme un unique chant, Gesang, mot qui renvoie à l’idée du rassemblement et de l’unisson de toutes les voix. Une nouvelle figure apparait alors dans un autre poème, celle de l’enfant Elis, qui représente la figure dans laquelle la dualité n’est pas encore devenue dissension et qui renvoie à cet état très ancien que Trakl nomme celui des Ungeborene, des « ingénérés », des non encore nés, qui est celui de ce Matin vers lequel l’étranger est en chemin, un matin qui est pour Trakl le véritable temps spirituel, die geistliche Zeit. La véritable temporalité, comme Heidegger le montrait dans Être et Temps, n’est pas linéaire, comme la métaphysique se la représente depuis Aristote, mais se caractérise par le fait qu’en elle avenir et passé sont dans un rapport réciproque, sont en co-appartenance ou en co-originarité. Ce temps, Trakl le nomme spirituel, geistlich. Le mot geistlich, dont le sens originel signifie « ce qui va dans le sens de l’esprit », a été restreint à son contraste avec le temporel et associé à l’état ecclésiastique, celui du prêtre. Heidegger note que Trakl évite l’emploi du mot geistig qui est, lui, dans l’usage courant, non pas opposé au temporel, mais au matériel, et fait donc ainsi partie de la grande opposition métaphysique du sensible et de l’intelligible. Or une telle façon de voir est celle de l’espèce en décomposition. C’est la raison pour laquelle, explique Heidegger, le crépuscule dans lequel entre l’étranger ne peut nullement être nommé geistig. C’est afin de clarifier le sens de ce temps « spirituel » que Heidegger cite un dernier poème qui parle de la « flamme de l’esprit » et souligne que chez Trakl l’esprit n’a pas le sens de pneuma ou spiritus, mots qui renvoient tous deux à l’idée de souffle, mais celui
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de la flamme qui illumine et fait resplendir, mais aussi détruit et consume. Or c’est bien là le sens originel du mot allemand Geist, qui signifie « être soulevé (aufgebracht), transporté (entsetzt), hors de soi (ausser sich sein) 51 », selon un mouvement analogue à ce « “hors de soi” originaire” qui est aussi la définition de la temporalité authentique dans Être et Temps 52. L’esprit qui « déploie son être selon la double possibilité de la douceur et de la destruction 53 » – ce qui implique, comme Heidegger le souligne, qu’il est à l’origine du bien comme du mal – est par conséquent ce qui jette l’étranger sur le chemin menant au matin originel et lui fait don de l’âme, laquelle à son tour nourrit l’esprit. L’étranger, en allant ainsi vers le matin de l’espèce des ingénérés, des non nés, laisse derrière soi l’espèce décomposée. Heidegger en conclut que le site de la poésie de Trakl est précisément l’Occident, le pays du soir, dont le déclin ne doit pas être compris de manière négative, mais au contraire positive, dans la mesure où il mène au matin d’une nouvelle naissance, d’une nouvelle espèce et d’un nouveau commencement. Trakl est ainsi pour Heidegger le poète de ce pays spirituel qu’est l’Abendland, ce pays du soir, une terre spirituelle qui, en tant que telle, s’oppose aussi bien à l’Occident métaphysico-chrétien qu’à l’Europe économico-technique, aussi bien au passé qu’au présent. Ce pays du soir vers lequel nous appelle Trakl est le pays des ingénérés, un Occident encore en latence (verborgen). Trakl est ainsi, aux yeux de Heidegger, le poète d’un tel Occident à venir. Heidegger fait alors allusion à ce poème intitulé « Chant occidental » (Abendländisches Lied) où, après s’être plaint des heures amères du déclin, Trakl évoque 51. Ibid., p. 63. Comme le confirme bien le dictionnaire étymologique Duden, le mot allemand Geist provient de la racine gheis, qui est aussi à l’origine de l’anglais ghost, dont le sens renvoie à la fois à l’idée d’irritation, de colère (aufgebracht signifie aussi fâché, indigné, courroucé) et d’effroi (entsetzt veut dire épouvanté). 52. Sein und Zeit, op. cit., § 65, p. 329. 53. Ibid., p. 63. Le mot sanft renvoie certes à l’idée de douceur, mais il se rattache du point de vue étymologique au verbe sammeln, qui signifie assembler, réunir.
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les amants qui, rayonnants, soulèvent leurs paupières, puis, à la suite d’un signe de ponctuation ici inattendu, deux points, écrit simplement ces deux mots : « Une espèce » (Ein Geschlecht) en soulignant le ein. C’est dans ces deux simples mots que Heidegger découvre le ton fondamental de la poésie de Trakl, car l’unité de cette espèce provient de la souche de ceux qui, en se séparant, ont rassemblé la dissension des espèces dans la douceur d’un double pli, ce qu’il ne s’agit pas, précise bien Heidegger, de comprendre comme le rétablissement d’une indifférenciation. Il faut entendre le mot Geschlecht à partir de la poésie de Trakl, à partir de son chant qui est chant du déclin. C’est pourquoi ce mot conserve la pluralité de ses sens et désigne aussi bien l’espèce historique de l’homme, par opposition à l’ordre du vivant, que les espèces et les familles à l’intérieur de l’humanité, et que les sexes. Il s’agit donc là d’une unité qui provient d’un retour à l’enfance, d’une sortie de la discorde, qui permet de vivre sereinement la pluralité. ***
Il est maintenant possible de revenir à l’interprétation que donne Derrida du texte de Heidegger dans la seconde partie de Geschlecht II. Derrida part de deux passages du texte où Heidegger souligne la polysémie du mot Geschlecht, non pour la réduire à une identité, mais, tout en la laissant à sa multiplicité de significations, pour indiquer la voie menant à une certaine unité qui la rassemble. On voit ici que Derrida est lui-même attentif à cette modalité particulière de l’unité qui, étant « au-delà de toute dérivation étymologique », ne supprime pas les différences, comme le fait l’identité, mais les sauvegarde dans la « simplicité du même 54 ». Le premier passage traite précisément du mot Geschlecht et de la multiplicité de ses sens 55. Il nomme d’abord l’espèce humaine, les espèces au sens des souches ou familles, puis tout cela à nouveau en tant que marqué par la dualité des sexes. Derrida souligne la différence 54. Psyché, op. cit., p. 441. 55. Acheminement vers la parole, op. cit., p. 53.
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entre le premier coup (Schlag) qui frappe l’humanité, la souche ou la famille, c’est-à-dire leur donne leur empreinte spécifique, et le deuxième coup qui vient à nouveau frapper le Geschlecht dans les sens énumérés précédemment. Le second passage porte sur le vers de Trakl qui parle d’« Une race 56 » et sur le commentaire qu’en fait Heidegger, précisant que « un » ne signifie pas ici uniformité insipide, ni un quelconque état de choses biologique, unité de l’espèce (unisexualité) ou égalité des espèces ou des sexes. Dans ce passage Heidegger note à nouveau la polysémie de Geschlecht et souligne que ce mot nomme « en même temps » la différence sexuelle. Derrida souligne par conséquent à son tour le caractère idiomatique du mot Geschlecht, et son rapport avec Schlag, mot qui a aussi le sens de sorte ou d’espèce, et donc son caractère intraduisible, non seulement dans l’idiome allemand, mais aussi et surtout dans l’idiome poétique propre à Trakl, lui-même surdéterminé par l’idiome pensant de Heidegger. Derrida affirme sans s’expliquer davantage que ni ce que Heidegger fait avec le texte de Trakl, ni ce que lui-même fait avec le texte de Heidegger sur Trakl ne peut être nommé « lecture ». Puis il indique cinq foyers ou points focaux autour desquels se concentrent ses interrogations et ses questions. Le premier concerne l’homme et l’animalité, et la différence qu’installe entre eux Heidegger. Le second concerne la polysémie que Derrida oppose à la dissémination précisément parce qu’elle peut se laisser rassembler dans l’univocité supérieure d’une harmonie (Einklang). Derrida voit dans le fait que Heidegger distingue le grand poète qu’est Trakl, capable d’une telle harmonie, de poètes médiocres qui n’en sont pas capables, un motif traditionnel, dogmatique et contradictoire avec d’autres motifs heideggériens. Le soupçon de Derrida ici, c’est que Heidegger se soumet ainsi au principe aristotélicien d’univocité, alors qu’une pensée de la dissémination est fidèle à la singularité de chaque « coup » et rompt avec tout idéal d’unité. La pensée de la dissémination, qui obéit au principe de l’autre, est une pensée de la séparation 56. Ibid., p. 80. C’est Beaufret qui traduit ici Geschlecht par « race ».
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et non pas de l’unification, et c’est là ce qui révèle l’influence de la pensée de Levinas sur Derrida. Levinas est en effet celui qui, reprenant le motif de pensant déterminant de Franz Rosenzweig, penseur juif allemand contemporain de Heidegger, reproche à la tradition philosophique occidentale d’avoir été une pensée de la totalité 57. Le troisième point focal de questionnement est celui de la méthode suivie par Heidegger. Derrida questionne l’opposition que fait Heidegger entre Gedicht et Dichtung, entre d’une part le lieu d’origine et de rassemblement non prononcé des poèmes, et d’autre part l’ensemble des poèmes en tant qu’ils disent quelque chose, car là aussi réapparaît la notion de rassemblement et de source unique. Il questionne ensuite la différence entre Erörterung et Erlaüterung, situation et élucidation, et le rapport de réciprocité que Heidegger installe entre elles. Ici ce sont les difficultés liées au double point de départ que se donne Heidegger qui sont l’objet des questions de Derrida et la circularité de la démarche. Son soupçon implicite ici est le suivant : la figure du cercle, et donc l’herméneutique en général 58, sont liées à la présupposition que la poésie de Trakl est une, qu’elle forme une totalité. Le quatrième point vise le recours de Heidegger au caractère idiomatique de la langue et à ce qu’il nomme « notre langue originelle », à savoir un état plus ancien de la langue que celui de l’allemand moderne, la langue médiévale, le vieil haut allemand. Derrida fait la liste de mots auxquels Heidegger applique cette méthode étymologique : Geschlecht, Ort, Geist, Fremd, Wahnsinn. Cette insistance sur l’idiome, et l’importance ainsi reconnue au 57. Cf. E. Levinas, Totalité et infini, Paris, Le Livre de Poche, 2003, Préface, p. 14 : « L’opposition à l’idée de totalité nous a frappé dans le Stern der Erlösung de Franz Rosenzweig, trop souvent présent dans ce livre pour être cité. » 58. Sans entrer dans le débat qui oppose la déconstruction à l’herméneutique et Derrida à Gadamer, il suffit de rappeler ici que ce qu’il s’agit en priorité de déconstruire pour Derrida, c’est bien ce « tympan » qu’est la figure du cercle herméneutique, en tant qu’il reprend en lui une idée maîtresse de la philosophie, celle de l’« enveloppement » selon lequel « le tout est impliqué, sur le mode spéculatif de la réflexion et de l’expression, dans chaque partie » (Marges. De la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972, p. XIV).
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propre d’une langue semble, selon Derrida, rendre problématique le caractère non prononcé du Gedicht. Le cinquième et dernier point, le plus intéressant, concerne la décomposition de l’essence de l’homme et la malédiction, ce deuxième coup qui frappe la différence sexuelle et la transforme en dissension. Derrida met en question la prétention de Heidegger à situer Trakl en deçà du platonisme et du christianisme. Il ne voit, dans cet appel à quelque chose de plus originaire que le platonisme et le christianisme, que la présupposition de la condition de possibilité et de pensabilité de ceux-ci, une sorte de démarche « transcendantale » qui consiste en une répétition en mode ontologique de ce que disent platonisme et christianisme. Cette démarche est repérable selon lui chez Heidegger dès Être et Temps, où il est question de « déchéance » (Verfallenheit), d’appel et de souci, en un sens soi-disant plus originaire que ce qu’en dit le christianisme 59. Ce soupçon de Derrida, partagé d’ailleurs par d’autres, consiste à suggérer que Heidegger n’aurait fait que reprendre, d’un point de vue philosophique, et en les débarrassant de leur teneur théologique, des motifs de pensée chrétiens, il serait un « cryptothéologien 60 », et il n’y aurait par conséquent rien de véritablement nouveau dans l’analyse existentiale qu’il donne de l’être de l’homme. Derrida considère donc que Heidegger ne fait que répéter dans un contexte différent, le contexte ontologique, les schèmes de pensée chrétiens. Heidegger au contraire, considère que le christianisme n’est pas seulement un schème de pensée, un ensemble doctrinal, mais une expérience, un mode de vie, et c’est d’ailleurs pourquoi il distingue la christianité du christianisme doctrinal 61. Il peut ainsi considérer que la structure de l’appel, de la 59. Voir en particulier « Ousia et Grammè », Marges. De la philosophie, op. cit., p. 50. 60. L’expression est de Karl Löwith dans Ma vie en Allemagne avant et après 1933, Paris, Hachette, 1988, p. 47. 61. M. Heidegger, Phänomenologie und Theologie, Francfort, Klostermann, 1970, p. 15 ; trad. fr. « Théologie et philosophie », Débat sur le kantisme et la philosophie (Davos, mars 1929), Paris, Beauchesne, 1972, p. 106.
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faute, de la déchéance ne sont pas originairement des schèmes chrétiens, mais qu’ils ont un sens existential « neutre » à l’égard de toute doctrine. Le motif de la répétition est très important dans la pensée de Derrida, et il est toujours invoqué pour les mêmes raisons : pour critiquer l’idée d’une originalité ou d’une originarité à laquelle on pourrait remonter. C’est pourquoi il a très tôt mis en question chez Heidegger l’opposition de l’authentique et de l’inauthentique, en particulier celle qui serait à l’origine de la différence entre un concept existential et d’un concept vulgaire du temps 62. Une pensée de la dissémination est nécessairement une pensée de la non-originarité, puisque l’idée d’origine présuppose en elle-même l’idée d’unité. En effet, dès que l’on pense une origine multiple, la différence entre l’originaire et le non-originaire s’avère caduque, et toute singularité historique semble n’être alors que la répétition d’une autre. C’est ce même schème de pensée qui gouvernait la lecture que faisait Derrida de la première Recherche logique de Husserl dans La voix et le phénomène. Il y mettait en question le privilège accordé par Husserl à la perception, au rapport à la chose même, et critiquait ainsi la phénoménologie dans son ensemble, en soulignant que nous n’avons jamais affaire qu’à des signes ou à des images sans original 63. On comprend mieux à partir de là pourquoi il refuse de nommer Geschlecht un mot, pourquoi il préfère le terme de « marque ». Il n’y a pas pour Derrida d’unité sémantique, il y a simplement l’usage de certains signes ou de certaines marques dans des contextes différents. Il y a donc une essentielle discontinuité entre les différentes acceptions d’un terme qui provient du contexte dans lequel il apparaît à chaque fois. Faire la généalogie d’une de ces marques consiste à inventorier ses différents contextes, sans que l’on ne puisse jamais les ramener à une unité quelconque. On est là dans une certaine proximité avec ce que dit le « second » Wittgenstein, qui parle de « jeux de langage » et 62. Ibid., p. 73. 63. J. Derrida, La voix et le phénomène, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1967, p. 117.
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qui refuse l’idée d’une essence du langage 64. Si tout signe est une marque et donc une re-marque puisqu’il n’est pas originaire, s’il n’y a que du dérivé, non seulement aucune hiérarchisation n’est possible, mais on ne peut plus penser l’histoire comme mouvement continu, à l’image du fleuve. La métaphore qui s’impose ici est plutôt celle, spatiale, du labyrinthe, déjà présente dans La voix et le phénomène. Du coup, il n’y a plus ni passé ni avenir, et l’idée même d’une destination est obsolète. Nous sommes dans l’errance ou le nomadisme, errance que pourtant Heidegger a lui-même évoqué comme situation fondamentale de l’homme dans De l’essence de la vérité 65. Mais surtout, c’est ce qu’il faut tout particulièrement souligner, l’idée même de commencement, et donc d’originarité, si chère à Heidegger, n’a plus de sens. N’est-ce pas là une vision « négative » de l’histoire ? Derrida s’en défend, et se veut un penseur de l’affirmation, comme Nietzsche. Mais ne peut-on à son égard formuler le même soupçon que celui qu’il formule à l’égard de Heidegger, à savoir que, de même qu’il est difficile de penser une neutralité comme positive, il est difficile de penser la répétition comme affirmative ? ***
C’est entre cette « esquisse très sommaire » (ce sont les mots même de Derrida) 66 de l’interprétation du texte de Heidegger sur Trakl dans Geschlecht II et la reprise qu’il en fera en 1987 dans De l’esprit que s’intercale Geschlecht III. C’est là le titre que Derrida a donné aux trente-trois pages de la transcription du séminaire 64. Cf. en particulier L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. F. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, E. Rigal, Paris, Gallimard, 2004, § 65. Derrida ne se réfère que fort rarement, pour ainsi dire jamais Wittgenstein, mais sans doute accepterait-il l’idée d’une telle proximité, et il y a d’ailleurs déjà un certain nombre de travaux aux États-Unis qui ont été consacrés à ce rapprochement. 65. Cf. M. Heidegger, « De l’essence de la vérité », trad. A. de Waehlens et W. Biemel, Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 187. 66. Psychè, op. cit., p. 440.
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fait en 1965, pages qui furent distribuées à certains participants du colloque de Chicago, mais qui ne représentent, comme Derrida le précise en note, qu’une transcription très partielle des premières séances du séminaire 67. Il s’agit en vérité d’une admirable « explication » du texte et de sa traduction française. Mais Derrida se défend pourtant d’y voir une « lecture », d’abord parce qu’il nous dit procéder de manière non suivie, par bonds, sauts brusques et zigzags, comme il le fait toujours dans tous ses textes. La discontinuité est en effet pour lui la loi, et toute continuité et discursivité est selon lui le résultat d’un artifice méthodologique qui vise à nous donner l’illusion du « sens » et à nous faire sortir de l’univers du non-sens dans lequel nous sommes depuis toujours et pour toujours immergés, cet univers de l’écriture, de la marque et de la remarque dans lequel nous errons sans fin sur le mode de ce que Derrida désignait dans un de ses premiers textes comme « l’errance joyeuse du graphein 68 ». Ce qu’il nous propose n’est donc pas une lecture, car, comme Heidegger le souligne à plusieurs reprises, lecture veut toujours dire recueil, rassemblement, le mot lesen en allemand provenant de la même racine qui veut dire rassembler et qui a aussi donné legein en grec, legere en latin et lire en français 69. Derrida considère que Heidegger, dans son texte, ne « lit » pas non plus et procède comme lui par sauts, de manière discontinue, en sautant d’un poème à l’autre, selon ce qu’il nomme pourtant un « enchaînement métonymique » qui consiste à chercher la réponse à la question que pose un vers dans un poème dans un vers d’un autre poème en se réclamant du fait que le même mot y apparaît. Il déclare ainsi : « Heidegger nous conduit en glissant d’un poème à l’autre, d’un vers à l’autre 67. Voici le texte de cette note : « La transcription du séminaire a dû s’arrêter ici, faute de temps. Restent à transcrire 5 séances, soit environ une centaine de pages. Prière de ne pas faire circuler cette ébauche d’une esquisse : provisoire et incomplète ! ». Voir également, Psychè, op. cit., p. 446. 68. Cf. L’écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1967, p. 429. 69. Voir en particulier M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 1954, p. 136.
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suivant la pente et le tournant d’un mot ; chaque fois un mot de passe intercédant discrètement dans l’inclinaison, et c’est l’inclinaison qui fait la loi 70 ». Derrida se réfère ici à l’inclinaison du soleil qui détermine le passage des saisons chez Trakl et il voit donc à l’œuvre chez Heidegger le même principe de continuité ou de transitivité qui gouverne le mouvement général de la poésie de Trakl et qui se retrouve aussi dans le cheminement de celui que ce dernier nomme « l’étranger ». Derrida trouve donc chez Heidegger à la fois la discontinuité, le saut d’un poème à l’autre et la continuité, le glissement métonymique. Il y voit aussi une « stratégie » des « limitations », d’un mot que Heidegger utilise au début de son texte 71 pour indiquer les limites dans lesquelles il prétend rester et qui font de la « situation » de la poésie de Trakl quelque chose qui ne peut ni remplacer l’écoute des textes poétiques, ni servir de guide à celle-ci, mais tout au plus la rendre plus questionnante et plus méditante. C’est cette stratégie qui, selon Derrida, conduit Heidegger à demeurer dans les limites de sa propre langue lorsqu’il se demande : « Que veut dire fremd (étranger) 72 ? », au contraire, il faut le souligner, de Derrida qui, dans ses textes, en appelle toujours à plus d’une langue et multiplie le croisement des idiomes, anglais, allemand, grec, français, latin, hébreu etc. Rester dans sa propre langue, cela implique que le sens n’est pas séparable de la langue, en d’autres termes, qu’il n’y a pas de significations translinguistiques qui seraient les mêmes pour toutes les langues, mais que, comme l’a soutenu Humboldt, ce théoricien de la diversité des langues auquel Heidegger se réfère dans le dernier texte de Acheminement vers la parole 73, toute langue est une « vision du monde ». Pourtant Derrida voit dans cette absence de référence à une langue étrangère pour répondre à la question « que veut dire étranger ? » l’exclusion de tout ce qui, dans le mot « étranger », participe du latin extraneus, 70. Geschlecht III, p. 25. 71. Acheminement vers la parole, op. cit., p. 43. 72. Ibid., p. 44. 73. Ibid., p. 232.
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ce qui se trouve au dehors, ce qui est externe. Car dans les langues romanes, Derrida le rappelle, étranger en français, stranieri en italien ou encore estrangeiro en portugais proviennent d’extraneus, alors que le fremd allemand ne se réfère plus à l’opposition de l’interne et de l’externe. Par la référence au sens originel de ce mot sous sa forme médiévale fram, Heidegger fait apparaître une autre signification que celle de l’extériorité, celle de la marche en avant, du détachement par rapport au passé et du rapport à un autre lieu de destination. L’étranger est en chemin, mais cette marche n’est pas une errance, encore moins un état de nomadisation, souligne Derrida à la suite de Heidegger 74. Car l’étranger suit un appel et, le suivant, il se met en route vers ce qui lui est propre. Ce mouvement vers le propre, vers le foyer (Heim), est un mouvement de retour, non vers une « patrie » autrefois habitée et quittée, mais vers ce qui est le plus matinal, le plus originaire, ce qui implique donc paradoxalement que le mouvement de retour ne ramène pas là où l’on était autrefois, mais demeure une aventure. Derrida est attentif à tout cela et n’accuse ici ni Heidegger ni Trakl de prôner un quelconque patriotisme ou nationalisme du retour aux racines. Il n’en demeure pas moins qu’il conclut que le recours au vieil allemand et au sens idiomatique de fram a pour résultat un profond déplacement de la sémantique de l’étranger et nous a éloignés du sens courant d’étranger qui est le « non familier », aussi bien en allemand que dans nos langues romanes. Le sens courant d’étranger auquel se réfère ici Derrida provient de l’opposition habituelle de l’intérieur et de l’extérieur, de la maison et du dehors, qui permet précisément à ce penseur de l’extériorité qu’est Levinas de voir dans l’autre ou l’étranger, celui qui m’est extérieur, alors que Heidegger y verra plutôt celui qui chemine et dit adieu. Il ne pense pas en effet l’étrangeté de l’étranger à partir de son extériorité, de son état de séparation déjà accomplie, mais à partir du mouvement par lequel il se sépare des autres. Car ce qui est « chose étrange », ou « étrangeté », c’est 74. Ibid., p. 45.
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précisément l’unité dans la dualité entre l’étranger et les autres, le fait qu’il demeure lié à eux par l’amour même dans la distance. Et Heidegger, comme le souligne bien Derrida, rappelle alors que le démonstratif jener, par lequel Trakl désigne de temps à autre l’étranger, qui veut dire celui-là, celui qui est là-bas, signifie originellement l’autre 75. Geschlecht III ne porte que sur première partie de la conférence et n’aborde pas la question de l’esprit chez Trakl. Mais Derrida va revenir, deux ans plus tard, sur cette question dans sa conférence de mars 1987, une conférence-fleuve de plus de trois heures, qui sera publiée quelques mois après sous le titre De l’esprit. Heidegger et la question. Il s’agissait en effet dans cette conférence de reconstituer tous les contextes dans lesquels Heidegger fait intervenir le terme de Geist, de Être et Temps à son texte de 1953 sur Trakl. C’est donc seulement dans les dernières pages de ce texte qu’il est question de Trakl et de la définition qu’il donne de l’esprit comme flamme. Derrida fait ici un éloge appuyé du texte de Heidegger qu’il juge « un des textes les plus riches de Heidegger : subtil, surdéterminé, plus intraduisible que jamais. Et bien entendu des plus problématiques 76 », et reconnaît qu’en focalisant son attention sur le seul thème de l’esprit il fait violence à la richesse de ce texte. Il commence donc par souligner que, chez Trakl, le mot geistlich (spirituel) détermine le crépuscule, la nuit et l’année, selon les différents vers que cite à l’appui Heidegger. C’est donc la marche elle-même du soleil qui est spirituelle, mais Derrida insiste sur le fait que cette marche, qui est aussi celle de l’étranger, va vers le matin et donc y fait retour, y revient, car, comme l’affirme Heidegger, le matin et la nuit de cette spiritualité sont plus originaires que toute l’histoire de l’Occident platonico-chrétien. Sa question va donc porter sur le sens à donner à ce qu’il nomme « un supplément d’originarité » par rapport au platonisme et au christianisme. Dans l’étranger de Trakl, Derrida voit un « revenant » qui s’achemine vers ce qui n’est pas encore né, vers l’ingénéré, et il 75. Ibid., p. 54. 76. De l’esprit, op. cit., p. 137.
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joue sur le double sens de ce mot en français qui veut dire à la fois celui qui re-vient de la nuit vers l’aube et ce fantôme que l’on nomme aussi l’esprit. Tout le travail de Derrida a pris pour thème, au cours des années précédentes, le revenant ou le fantôme, dans le cadre de ce qu’il nomme, dans Spectres de Marx, une hantologie, laquelle s’oppose à cette pensée de la présence qu’est l’ontologie 77. Ce qui est à nouveau souligné fortement ici, c’est que le trajet de l’esprit est un retour vers ce qui est un Occident plus originaire que l’Occident platonico-chrétien. Mais ce qui intéresse surtout Derrida, c’est le passage où Heidegger déclare que Trakl « évite » le mot geistig 78. C’est en effet dans les mêmes termes que Heidegger recommandait dans Être et Temps d’éviter dans l’analytique existentiale l’emploi d’un certain nombre de termes, dont « esprit », à côté de « personne », « âme », « conscience », « sujet 79 ». Heidegger explique que l’emploi de ce mot présuppose l’opposition platonicienne entre le sensible et l’intelligible et qu’il constitue donc une approche négative de l’esprit. Pour déterminer l’esprit de manière positive qui ne se confonde ni avec l’approche méta physique du geistig, ni avec l’approche chrétienne de la Geistlichkeit, il faut donc mettre l’esprit en rapport avec la flamme. Derrida reconnaît que Heidegger ne rejette pas la définition traditionnelle de l’esprit comme spiritus et pneuma, mais montre simplement qu’elle est dérivée à l’égard d’une définition plus originaire de l’esprit comme flamme. Mais il souligne aussi que c’est dans le seul idiome allemand qu’il trouve cette signification originaire de l’esprit et que cela lui permet d’affirmer que le mal a son origine dans l’esprit même et non, comme on le pense traditionnellement, dans ce qui s’oppose à l’esprit, à savoir la matière. Derrida remarque alors qu’il y a là un triangle de langues, le grec pneuma, le latin spiritus et l’allemand Geist, et que, par rapport au grec et au latin qui voient dans l’esprit le souffle, Heidegger 77. Cf. J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1993, p. 89 et 255. 78. Acheminement vers la parole, op. cit., p. 59 ; De l’esprit, op. cit., p. 155. 79. Sein und Zeit, op. cit., § 10, p. 46 ; De l’esprit, op. cit. p. 35-36.
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assigne à l’allemand ce « supplément d’originarité » par lequel on accède à la vérité de l’esprit. Ainsi Heidegger nous propose-t-il une histoire du sens de la chose pneuma-spiritus-Geist. Ce que met en question Derrida, c’est la fermeture de ce triangle par ce qu’il nomme une « brutale forclusion 80 », une omission violente d’une autre langue qui parle elle aussi du souffle de l’esprit. Cette langue est l’hébreu, et c’est le terme hébraïque de ruah qui a été traduit dans le grec du Nouveau Testament par pneuma puis dans le latin par spiritus. Ce que Derrida conteste donc, c’est la compréhension heideggérienne de l’histoire occidentale qu’il pense à partir du platonisme et du christianisme sans rien dire de l’origine judaïque de ce dernier. Prendre en compte cette autre langue, c’est pour Derrida commencer à déconstruire le concept heideggérien d’histoire. Derrida rappelle que, déjà dans la pensée hébraïque, l’esprit, la ruah, peut porter le mal et qu’il faut distinguer à cet égard l’esprit saint de l’esprit malin. Or Heidegger s’efforce de montrer que cette même pensée du mal chez Trakl n’a rien à voir avec le christianisme, comme déjà, dans son cours sur Schelling de 1936, il s’efforçait de soustraire la métaphysique schellingienne du mal à l’horizon éthique et au christianisme 81. Pour Derrida, il s’agit là d’une entreprise vaine, car cette conception du mal comme étant d’essence spirituelle que Heidegger présente comme non platonicienne, non métaphysique, a en réalité son origine dans le judaïsme sur la base duquel s’est développé le christianisme. Un autre point qui intéresse particulièrement Derrida, c’est le rapport de l’esprit à l’âme, qui renvoie lui aussi à un motif chrétien, l’opposition pneuma-psychè chez St Paul, lequel correspond luimême à la distinction hébraïque entre ruah, le souffle, et néphéch, l’être vivant 82. Ce rapport renvoie, souligne Derrida, à la différence 80. De l’esprit, op. cit., p. 164. 81. Ibid., p. 169. Cf. M. Heidegger, Schelling, trad. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1971, p. 251-252. 82. Notons cependant que c’est le présocratique Anaximène (585-525 av. J.-C.), qui soutenait que l’air est la substance première qui a le premier
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sexuelle et à partir de là on peut en effet voir l’origine du mal dans la dissension, la discorde entre l’esprit et l’âme, le masculin et le féminin. C’est l’esprit qui, nous dit Heidegger, fait don de l’âme dans son mouvement extatique de déportation hors de soi. Mais inversement c’est l’âme qui « nourrit » l’esprit et le garde de manière si essentielle que, sans âme, il n’y aurait pas d’esprit, formule qui rappelle celle de Être et Temps, « c’est seulement aussi longtemps que le Dasein, c’est-à-dire la possibilité ontique d’une compréhension de l’être, est, qu’“il y a” de l’être 83 ». Ce que Derrida retrouve ici, il le remarque dans une note, c’est la masculinité du spirituel qui est aussi un trait du judaïsme et en particulier du judaïsme de Levinas. Quant au rôle de l’âme, il est celui, féminin, de la garde et de la nourriture : c’est donc elle qui doit aller à la rencontre de l’esprit. Heidegger, citant Trakl, voit la « grandeur de l’âme », d’une âme qui en se séparant s’ouvre à l’esprit dans la douleur, la douleur se voyant ainsi associée au bien et à la vérité. C’est pourquoi Heidegger peut affirmer que l’Abgeschiedenheit, la séparation, se déploie comme l’esprit pur, et qu’en tant que telle, elle est ce qui rassemble 84. Nous sommes donc ici face à un paradoxe, puisque c’est la séparation qui rassemble, ce qui implique, comme le souligne Heidegger, que dans la séparation, l’esprit du mal n’est ni anéanti ni laissé libre, il est transmué, et il ne peut l’être que si l’âme est grande, que si elle s’ouvre à la douleur de la séparation et retourne ainsi à l’enfance, à la sérénité d’une dualité qui n’est pas dissension. C’est donc, pur oxymore, la séparation qui rassemble. C’est ce que souligne à son tour Derrida, qui voit dans le motif de la douleur l’essence même du bien, lequel consiste dans la division de l’esprit qui donne l’âme, mais afin que celle-ci se joigne à lui et qu’ainsi ait lieu le rassemblement dans une dualité qui n’est pas dissension. C’est cette dernière qui est le mal, et aussi la décomposition, la Verwesung dont parle Trakl, c’est-à-dire l’absence d’ajointement entre l’âme et l’esprit. mis en rapport dans sa cosmologie pneuma (le souffle, le vent, l’air) et psychè (le souffle, l’haleine). 83. Sein und Zeit, op. cit., § 43, p. 212. C’est Heidegger qui souligne. 84. Acheminement vers la parole, op. cit., p. 69.
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Derrida note en effet que Heidegger, qui voit dans l’esprit ce qui jette sur le chemin, et donc le mouvement même de déportation hors de soi, nomme aussi Geist le rassemblement. Derrida met ainsi l’accent sur le caractère paradoxal de ce que nous donne ici à penser Heidegger, à savoir une scission qui rassemble, au sens où comme le disait déjà Schelling, pour qu’il y ait rassemblement, unité, paix, douceur, amour, il faut que soit couru le risque de la guerre, qu’il y ait division, déchirement, douleur. Derrida conclut son texte en montrant que, selon lui, Heidegger ouvre ici deux chemins de pensée. Le premier chemin conduirait où, selon Heidegger, Trakl veut nous mener, vers un Occident plus originaire que l’Occident platonico-chrétien et qui serait en même temps hétérogène à toute la métaphysique, de même qu’au christianisme et à son origine hébraïque. Heidegger dit de cet Occident plus originaire qu’il est plus « prometteur » que l’Occident platonico-chrétien 85 et Derrida y voit l’appel à un salut ainsi proposé à l’homme occidental, que connote le mot retten 86, mot que Heidegger nous a cependant appris à entendre autrement, car il ne doit pas être pris en un sens sotériologique, mais signifie originellement « libérer une chose, la laisser revenir à son être propre 87 ». Derrida exprime ses doutes au sujet de cette voie que veut ouvrir Heidegger, car il lui semble impossible d’arracher Trakl à la pensée chrétienne du Geist 88. C’est pourquoi il évoque un deuxième chemin qui lui semble plus vraisemblable, mais que Heidegger aurait sans aucun doute récusé, le « dernier dieu » dont il parle dans les Beiträge étant au contraire présenté comme 85. Acheminement vers la parole, op cit., p. 79. 86. Ibid., p. 81. 87. Cf. M. Heidegger, Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1954, p. 177-178. Voir également p. 38. Dans Die Geschichte des Seins (19391940), GA 69, Francfort, Klostermann, 1998, § 32, p. 31, Heidegger affirme que le commencement de l’histoire n’est ni chrétien ni païen, le paganisme n’existant lui-même que du point de vue chrétien, et qu’il n’est donc pas religieux, ce qui veut dire que seul il se tient dans une attente non frelatée, qui ne compte pas sur la délivrance ou le salut de l’homme. 88. De l’esprit, op. cit., p. 178.
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« le tout autre contre ceux qui furent, en particulier contre le Dieu chrétien 89 ». Ce deuxième chemin conduirait en effet à l’origine du christianisme 90, et c’est précisément ce que certains théologiens chrétiens pourraient objecter à Heidegger, eux qui veulent précisément s’opposer à l’image d’un christianisme conventionnel et faire retour à une vision plus originaire de celui-ci, à cette christianité dont parlait le jeune Heidegger, qui pourrait aussi être acceptée non seulement par « le juif messianique », mais même par « le musulman et quelques autres », du moins par tous ceux qui ont parlé sous divers noms de l’esprit 91. C’est à partir de là qu’il faut revenir pour finir sur la question de cette « brutale forclusion » qu’aurait opérée Heidegger en réduisant à trois les langues de l’esprit. On peut en effet se demander si l’hébreu est bien la seule langue dont la traduction a été « incorporée » dans les idiomes grec, allemand et latin 92 et si ce « triangle » de langues à l’intérieur duquel Heidegger veut « violemment » enfermer l’Européen n’est ouvert « dès l’origine et par sa structure même 93 » que sur l’hébreu ? Derrida n’est-il pas ici en train de retomber lui-même dans cette « mythologie » de l’origine qu’il a plus que tout autre contribué à mettre en question ? Car si Heidegger a effectivement « oublié » la ruah, comme le souligne ironiquement Derrida 94, ce qu’ils ont en revanche tous deux totalement méconnu, c’est la lointaine provenance de cette grande sémantique du souffle et de la respiration qui est à l’origine des définitions grecques et latines du pneuma et du spiritus. Il faut pour cela remonter jusqu’à ce concept essentiel de la pensée védique qu’est le prāna, mot sanskrit 95 qui 89. M. Heidegger, Beiträge zur Philosophie. Vom Ereignis, GA 65, Francfort, Klostermann, 1989, p. 403. 90. De l’esprit, op. cit., p. 178. 91. Ibid., p. 181. 92. Ibid., p. 167. C’est Derrida qui souligne. 93. Ibid. 94. Ibid., p. 182. 95. Le mot prāna est composé de la racine an, qui signifie respirer (voir le grec anemos, vent, et le latin anima, âme) et du préfixe pra, qui veut dire antérieur. Prāna désigne ainsi ce qui est antérieur à la respiration, à savoir le principe vital
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renvoie aux notions de souffle et de principe vital et dont on trouve également un équivalent dans le qi chinois et le ki japonais. Et s’il y a bien en effet une « inépuisable pensée du feu 96 » qui appartient, au même titre qu’à la pensée juive, à ce triangle linguistico-historial privilégié par Heidegger, c’est aussi du côté de l’Orient indo-européen qu’il faut aller la chercher, non seulement dans la direction de l’Inde où Agni, le feu, premier nommé dans le Rigveda, accompagne tous les rituels, ou de la Grèce et du culte rendu à ce feu qui brûle constamment dans les temples d’Apollon d’Athènes et de Delphes, mais aussi et surtout du côté de la Perse zoroastrienne, où le feu (Atar, Atesh) est considéré comme l’unique symbole terrestre du dieu unique, Ahura Mazda. N’est-ce pas en effet de là que vient, en particulier dans « l’énorme corpus des textes prophétiques », textes qui portent incontestablement la marque de ce premier monothéisme que fut le zoroastrisme 97, cette « inépuisable pensée du feu » qui caractérise la pensée juive, dont l’origine est elle-même, comme c’est le cas pour toute tradition, inéluctablement plurielle ? C’est donc pour ne pas céder à l’illusion d’une origine « une » de la pensée métaphysique, qu’il est nécessaire de réveiller les « fantômes » de l’étymologie 98, car l’esprit, Heidegger a raison de le souligner, n’y a pas seulement été associé au souffle, mais aussi à ce feu dont on peut retrouver la trace dans cette autre sémantique de l’esprit qui est celle non de la respiration et du souffle, mais de la fureur
qui en est l’origine, l’énergie ou le pouvoir de vivre et de respirer. C’est la même sémantique de la respiration qui est à l’origine du concept védique d’ātman, l’âme (voir l’allemand atmen, respirer) et du concept grec de psychè, qui signifie souffle, et par extension âme. 96. Ibid., p. 165. 97. Précisons que l’on trouve dans déjà dans le zoroastrisme non seulement la référence à la venue d’un Saoshyant, le sauveur et bienfaiteur qui annonce le Messie invoqué par les prophètes de l’Ancien Testament, mais aussi les notions de jugement dernier, d’enfer et de paradis, qui deviendront le thème principal du prophétisme apocalyptique post-exilique, ainsi que celle de cette Verklärung, cette transfiguration dont parle Trakl, qui advient avec la résurrection générale et dont il est question dans le Nouveau Testament. 98. Ibid., p. 162.
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et de l’emportement associés aux noms védique et avestique de l’esprit, manyu et mainyu. C’est en effet dans le zoroastrisme que l’on trouve d’abord l’attestation que le mal est d’origine spirituelle et non matérielle, avec l’opposition de ces deux esprits créés par le dieu sage, Ahura Mazda, dont l’un choisit le bien, Spenta Mainyu et l’autre le mal, Angra Mainyu. C’est la figure de ce dernier qui est à l’origine de cet « ange déchu » dont parle le livre d’Ezéchiel, qui sera nommé Lucifer, « porteur de lumière », dans la Vulgate, et auquel Trakl a dédié un poème, dont le premier vers, comme le souligne Heidegger, dit la nécessité, pour l’âme de se dresser contre l’esprit tout en lui prêtant son ardeur mélancolique et sa flamme 99. C’est cette autre sémantique de l’esprit, du mens, que l’on retrouve dans les mots grecs mainesthai, être transporté de folie, rendu furieux, et mania, ce délire divin dont l’âme se voit saisie et qui la met hors d’elle-même dans cette anamnèse, ce re-souvenir de l’originaire qu’est pour Platon la pensée 100. N’est-ce pas cette dernière en effet qui est à l’origine même de cette « monstruosité » humaine dont Derrida trouve l’idée chez Heidegger, le mot latin monstrum appartenant lui aussi, comme le grec anamnèsis, à cette même autre sémantique de ce « retour de flamme » qu’est l’esprit ? De cette folie, qui pousse à jouer avec ce qui est le plus dangereux, avec le mal, il est aussi question dans un poème de Trakl, « Psaume », que cite Heidegger, dans lequel l’étranger est nommé le Wahnsinnige, non celui qui a perdu le sens, mais qui est dépourvu du sens des autres, car il a pris un tout autre chemin 101. Ce chemin, que fraye ce « fou » qu’est celui qui, en se séparant des autres, a répondu à l’appel de la pensée, Heidegger le souligne en conclusion, ne mène à nulle autre délivrance que celle que procure un retour à la terre, en tant qu’elle est la Heimat, le « pays natal et le foyer » de l’espèce humaine 102.
99. Acheminement vers la parole, op. cit., p. 63-64. 100. Platon, Phèdre, 249 a. 101. Acheminement vers la parole, op. cit., p. 56. 102. Ibid., p. 82.
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Bibliographie
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Déconstruction et phénoménologie
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Bibliographie 233
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Déconstruction et phénoménologie
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— Parmenides, Francfort, Klostermann, GA 54, 1982. — Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles, GA 61, Francfort, Klostermann, 1985. — Beiträge zur Philosophie. Vom Ereignis, GA 65, Francfort, Klostermann, 1989. — Die Geschichte des Seins (1939-1940), GA 69, Francfort, Klostermann, 1998. — Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, GA 24, cours du semestere d’été 1927, trad. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1985. — Interprétation phénoménologique de la « Critique de la raison pure » de Kant, GA 25, cours du semestre d’hiver 1927-1928, trad. E. Martineau, Paris, Gallimard, 1977. — Kant et le problème de la métaphysique, trad. A. de Waehlens et W. Biemel, Paris, Gallimard, 1953. — Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958. — Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn, Paris, Puf, coll. « Epitméthée », 1958. — Qu’appelle-t-on penser ?, trad. A. Becker et G. Granel, Paris, Puf, coll. « Epiméthée », 1959. — Le principe de raison, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1962. — Lettre sur l’humanisme, trad. R. Munier, édition bilingue, Paris, Aubier Montaigne, 1964. — Nietzsche I, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971. — Schelling, trad. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1971. — « Souvenir », trad. J. Launay, Approche de Hölderlin, Paris, Gallimard, 1973, p. 99-194. — Acheminement vers la parole, trad. F. Fédier, Paris, Gallimard, 1976. — Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1980. — Vom Wesen des Grundes, Francfort, Klostermann, 1955 ; « Ce qui fait l’être-essentiel d’un fondement ou “raison” », trad. H. Corbin, Questions I, Paris, Gallimard, 1968. — « Qu’est-ce que la métaphysique », trad. H. Corbin, Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 21-84. — « De l’essence de la vérité », trad.A. de Waehlens et W. Biemel, Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 159-198.
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Bibliographie 235
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— « Contribution à la question de l’être », trad. G. Granel, Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 197-252. — « Identité et différence », trad. A. Préau, Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 253-308. — Qu’est-ce que la philosophie ?, trad. K. Axelos et J. Beaufret, Paris, Gallimard, 1957 ; republié dans HEIDEGGER M., Questions II, Paris, Gallimard, 1968, p. 7-40. — « Ce qu’est et comment se détermine la physis », trad. F. Fédier, Questions II, Gallimard, Paris, 1968, p. 165-276. — « Sérénité », trad. A. Préau, Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 159-225. — « Temps et être », trad. F. Fédier, Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 9-51. — « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », trad. F. Fédier et J. Beaufret, Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 109-139. — « Les séminaires du Thor », Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 196-306. — « Le séminaire de Zähringen », Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 307-339. — Séminaire de Zürich, 6 novembre 1951, Poésie n°13, 1980. — De l’origine de l’œuvre d’art. Première version inédite (1935), trad. E. Martineau, édition bilingue, Paris, Authentica, 1987. HÖLDERLIN Friedrich, Douze poèmes, trad. F. Fédier, Paris, Orphée, La Différence, 1989. HUSSERL Edmund, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, Puf, 1954. — Logique formelle et logique transcendantale, trad. S. Bachelard, Paris, Puf, coll. « Epiméthée », 1957. — Zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins, Den Haag, Nijhoff, 1966, trad. H. Dussort, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, Puf, coll. « Epiméthée », 1964. — Idées directrices pour une phénoménologie (Ideen I), trad. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950. — L’origine de la géométrie, traduction et introduction de J. Derrida, Paris, Puf, coll. « Epiméthée », 1962.
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Déconstruction et phénoménologie
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— Expérience et jugement, trad. D. Souche, Paris, Puf, coll. « Epiméthée », 1970. — La phénoménologie et le fondement des sciences (Ideen III), trad. D. Tiffeneau et A.L. Kelkel, Paris, Puf, coll. « Epiméthée », 1993. — La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976. — Méditations cartésiennes et les Conférences de Paris, trad. M. de Launay, Paris, Puf, coll. « Epiméthée », 1994. KANT Emmanuel, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1974. LEVINAS Emmanuel, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967. — Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris, Le Livre de Poche, 1971. — De l’évasion, Montpellier, Fata Morgana, 1982. — Le temps et l’autre, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 1983. — Entre nous. Essai sur le penser à l’autre, Paris, Grasset, 1991. LOTZE Rudolf Herman, Logik, Drittes Buch, Vom Erkennen, Hamburg, Meiner, 1989. LÖWITH Karl, Ma vie en Allemagne avant et après 1933, trad. M. Lebedel, Paris, Hachette, coll. « La force des idées », 1988. MACKSAY Richard et DONATO Eugenio (dir.), Discussion of « Structure, Sign and Play in the Discourse of the Human Sciences », The Structuralist Controversy, Baltimore, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1970, p. 265- 272. MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945. — Signes, Paris, Gallimard, 1960. — Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964. — Résumés de cours, Paris, Gallimard, 1968. — Notes de cours sur « L’origine de la géométrie » de Husserl, suivi de Recherches sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, R. Barbaras (dir.), Paris, Puf, coll. « Epiméthée », 1998. NIETZSCHE Friedrich, La naissance de la philosophie à l’époque tragique des Grecs, trad. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1938. — La volonté de puissance, t. I, trad. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1947.
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Bibliographie 237
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— Le gai savoir, trad. A. Vialatte, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1950. — Pour une généalogie de la morale, trad. H. Albert, revue par M. Sautet, Paris, Livre de Poche, coll. « Classiques de la philosophie », 1990. RICŒUR Paul, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975. SHAKESPEARE Steven, Derrida and Theology, New-York, Londres, Continuum, 2000. SHERWOOD Yvonne et HART Kevin (dir.), Other Testaments : Derrida and Religion, New York, Routledge, 2004. SINGER Peter, La libération animale, Paris, Grasset, 1993. TAYLOR Mark C, Erring : A Postmodern A/Theology, Chicago, University of Chicago Press, 1984 ; Errance, lecture de Jacques Derrida, un essai d’a-théologie postmoderne, trad. M. Barat, Paris, Cerf, 1985. TOULEMONT René, L’essence de la société chez Husserl, Paris, Puf, 1962. WITTGENSTEIN Ludwig, Recherches philosophiques, trad. F. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, E. Rigal, Paris, Gallimard, 2004.
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Table des matières
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Derrida-Husserl I. Finitude et répétition chez Husserl et Derrida .......................... 13 II. La question de la présence. Une relecture de La voix et le phénomène ................................................................. 39
Derrida-Husserl-Heidegger III. Déconstruction et théologie ............................................................ 63 IV. Temps, histoire et déconstruction ................................................ 85
Derrida-Heidegger V. La question de la différence ............................................................ 113 Liminaire.......................................................................................................... 137 VI. Pour une zoologie « privative » ou Comment ne pas parler de l’animal ....................................... 139 VII. Geschlecht et Geist. Derrida, Heidegger, Trakl .................. 191 *** Bibliographie ............................................................................................ 231
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Origine des textes ............................................................................................ 5 Avant-propos ..................................................................................................... 7
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