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French Pages 714 [717] Year 2022
COLLECTION TURCICA Vol. XXVII
Déchiffrer le passé d’un empire Hommage à Nicolas Vatin et aux humanités ottomanes Études réunies par
Elisabetta BORROMEO, Frédéric HITZEL et Benjamin LELLOUCH
PEETERS 2022
Illustration de couverture: Houchang, Tahmouras et Djamshid, rois du Shâhnâmeh de Ferdowsi Zübdetü-t-tevarih, ms. BnF Supplément turc 126, fol. 4 r°
DÉCHIFFRER LE PASSÉ D’UN EMPIRE
La COLLECTION TURCICA est publiée sous l’égide de la revue Turcica et de l’équipe de recherche « Centre d'études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques » (CETOBaC) – UMR 8032 (CNRS, École des hautes études en sciences sociales, Collège de France).
Direction Nathalie CLAYER et François GEORGEON Comité éditorial Olivier BOUQUET, Université Paris Diderot Edhem ELDEM, Université de Boğaziçi (Istanbul) Christoph HERZOG, Université de Bamberg Elias KOLOVOS, Université de Crète Benjamin LELLOUCH, Université Paris 8 Nicolas MICHEL, Aix-Marseille Université Alexandre PAPAS, CNRS Leslie PEIRCE, Université de New York Akşin SOMEL, Université Sabancı (Istanbul) Nicolas VATIN, EPHE/CNRS
Cette publication a bénéficié d’un soutien spécifique du CETOBaC.
COLLECTION TURCICA VOL. XXVII
Déchiffrer le passé d’un empire Hommage à Nicolas Vatin et aux humanités ottomanes
Études réunies par
Elisabetta BORROMEO, Frédéric HITZEL et Benjamin LELLOUCH
PEETERS PARIS - LOUVAIN - BRISTOL, CT 2022
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. ISBN 978-90-429-4367-4 eISBN 978-90-429-4368-1 D/2022/0602/38
© PEETERS, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven
Tous droits de reproduction, d’adaptation ou de traduction, par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays sans l’autorisation écrite de l’éditeur ou de ses ayants droits.
Nicolas Vatin, à l’occasion de son entrée à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le 14 février 2019 (© Juliette Agnel)
AVANT-PROPOS Lancés en janvier 2018, les « Mélanges Vatin » ont aussitôt rencontré un large enthousiasme et la grande majorité des contributeurs que nous avons pressentis ont accepté chaleureusement d’y participer. L’amitié pour Nicolas Vatin, le respect pour son œuvre, la reconnaissance envers un chercheur d’une rare générosité intellectuelle et dont l’implication dans le travail collectif ne s’est jamais démentie, sont de toute évidence à l’origine de cet assentiment immédiat. Avec ses 34 contributions, le volume que nous avons le plaisir d’offrir à Nicolas est donc plutôt épais, même s’il paraîtra un rien maigrichon à côté des chantiers pharaoniques qu’il a dirigés, à commencer par le Dictionnaire de l’Empire ottoman (avec François Georgeon et le regretté Gilles Veinstein comme autres maîtres d’œuvre). Parce que le passé ottoman se déchiffre avant toute chose, parce que la lecture de vieux textes couchés sur le papier ou gravés dans la pierre par des mains habiles est un prérequis à toute réflexion historique, plusieurs contributeurs de ce volume ont ici translittéré et traduit certains des matériaux sur lesquels ils ont fondé leurs analyses1 : il s’agissait pour certains de leur pratique professionnelle habituelle, mais d’autres ont suivi pour l’occasion l’exemple de N. Vatin, défenseur patenté de la translittération et de la traduction des sources ottomanes. Les textes de Nathalie Clayer et Johann Strauss sur la traduction à la fin de l’Empire ottoman peuvent en outre être lus comme un clin d’œil amical. N. Vatin a en effet traduit trois importantes chroniques ottomanes du XVIe siècle : les Vakı‘at-ı Sultan Cem, qui ont servi de base à un article consacré à l’exotisme, thème sur lequel son élève Hayri Gokşin Özkoray revient dans ce volume ; la Nüzhetü-lesrar de Feridun Bey, sur laquelle porte la contribution de Claudia Römer ; enfin les Gazavat-ı Hayreddin Paşa qui sont l’objet depuis plusieurs années de son séminaire à l’École Pratique des Hautes Études2. 1 Les éditeurs scientifiques du volume ont laissé aux auteurs le choix de leur système de translittération. 2 Sultan Djem. Un prince ottoman dans l’Europe du XVe siècle d’après deux sources contemporaines : Vâkı‘ât-ı Sultân Cem, Œuvres de Guillaume Caoursin, Ankara, Société Turque d’Histoire, 1997 ; « À propos de l’exotisme dans les Vâkı‘ât-ı Sultân Cem : le regard porté sur l’Europe occidentale à la fin du XVe siècle par un Turc ottoman », Journal Asiatique CCLXXXII (1984), p. 237-248 ; Ferîdûn Bey. Les plaisants secrets de la campagne de Szigetvár. Édition, traduction et commentaire des folios 1 à 147 du Nüzhetü-l-esrâri-l-ahbâr
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Comme la traduction, l’inventaire des fonds d’archives est insuffisamment valorisé dans le monde de la recherche, alors qu’il s’agit d’un travail peut-être plus fondamental encore. N. Vatin a réalisé celui des documents ottomans de Saint-Jean-de-Patmos (avec Michael Ursinus et les regrettés Gilles Veinstein et Elizabeth Zachariadou3) et travaille actuellement avec Elisabetta Borromeo, dans le cadre d’un projet franco-italien, à celui des archives du baile de Venise. C’est précisément à un autre fonds conservé à l’Archivio di Stato di Venezia, les Documenti turchi, et aux enjeux scientifiques et politiques des débuts de son catalogage, que Marie Bossaert consacre une contribution dans ce volume. N. Vatin a été formé aux humanités classiques jusqu’à l’agrégation de lettres classiques. Sans doute le long article d’Edhem Eldem sur les avatars de la légende d’Alexandre et Candace dans le monde pré-ottoman et ottoman lui rappellera-t-il sa jeunesse à l’École normale supérieure. Cette formation a à coup sûr façonné sa démarche d’historien du monde ottoman. D’abord, parce qu’au début de sa carrière d’ottomaniste il a mobilisé non seulement les sources ottomanes, mais aussi les sources latines pour déchiffrer l’histoire des premières relations entre l’Empire ottoman et l’Occident. La question de la piraterie, au cœur de sa réflexion sur les relations entre les Ottomans et les Chevaliers de Rhodes4, est ici examinée, pour une période plus tardive, par Elias Kolovos. Plusieurs chapitres de ce volume rendent hommage à ses travaux sur les échanges diplomatiques entre les Ottomans et la Chrétienté. Ils s’appuient non seulement sur des sources ottomanes, mais aussi sur des sources latines, françaises, allemandes ou anglaises des XVe-XIXe siècles. Güneş Işıksel, Colin Heywood et Klaus Kreiser introduisent des figures méconnues des diplomaties ottomane et européennes, Hidâyet (m. 1566), John Evans (m. 1727) et Alexander von Hessen (m. 1888). Marinos Sariyannis soulève la question de la manipulation de diplomates français (à la fin du XVIIe siècle) et Matei Cazacu celle de l’influence politique des boyards roumains (au XIVe-XVIe siècle) dans les relations avec l’Empire ottoman.
der sefer-i Sigetvâr (ms. H 1339 de la Bibliothèque du Musée de Topkapı Sarayı), VienneBerlin, LIT Verlag, 2010. La traduction annotée des Gazavat est à paraître. 3 N. Vatin, G. Veinstein et E. Zachariadou, Catalogue du fonds ottoman des archives du Monastère de Saint-Jean à Patmos. Les vingt-deux premiers dossiers, Athènes, Fondation Nationale de la Recherche Scientifique, Institut d’Études Byzantines, 2011. M. Ursinus a publié de son côté le catalogue des dossiers 21 à 38 aux éditions Peeters, en 2020. 4 L’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, l’Empire ottoman et la Méditerranée orientale entre les deux sièges de Rhodes (1480-1522), Louvain-Paris, Peeters, 1994.
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La contribution de Dan Ioan Mureşan porte elle aussi sur la politique des principautés roumaines, mais dans le cadre spécifique du siège et de la prise de Constantinople. N. Vatin a travaillé à maintes reprises sur l’événement, d’un point de vue résolument ottoman, et en collaboration étroite avec les byzantinistes. Vincent Déroche, qui a dirigé avec lui le recueil de sources Constantinople 1453. Des Byzantins aux Ottomans, propose ici, en byzantiniste, à son co-directeur ottomaniste, l’explication d’un intrigant passage de Tursun Bey que celui-ci a traduit dans le même recueil5. Michel Balivet, qui n’est plus parmi nous, revient quant à lui sur la construction de l’image du Conquérant. Par ses travaux plus ou moins anciens sur les prises de Constantinople et de Rhodes et ceux, en cours, sur les origines et les débuts de la domination ottomane à Alger, Nicolas Vatin a fait de l’expansion ottomane un de ses centres d’intérêt privilégiés. Il était essentiel de maintenir le moral de la troupe (Colin Imber), fer de lance de l’expansion. Celle-ci marquait le pas pendant l’hiver, quand pour la cour, il faisait bon séjourner à Edirne (Amy Singer). Les tapu tahrir defterleri permettent de préciser le rythme et les modalités de l’expansion et de l’ottomanisation dans la Zagorje, en Croatie (Michael Ursinus). Nicolas Vatin a une connaissance intime de la langue ottomane. Il est depuis des années le directeur de la rédaction de la revue Turcica, spécialisée avant tout en histoire turque et ottomane, mais qui a aussi apporté une contribution notable à d’autres disciplines, notamment la linguistique et à la philologie historique des langues türk. On trouvera dans ce volume un texte sur les variantes dialectales du karamanlı (Edith Ambros). Autre héritage de la formation de N. Vatin dans les humanités classiques, son rapport aux sources ottomanes est nourri par un intérêt pour la philologie (comme le rappelle ici Marc Aymes, qui l’invite à méditer le cas de Sa‘ib Paşa) et plus généralement par une grande attention portée à la lettre même des textes. Avec Edhem Eldem, il a montré dans L’Épitaphe ottomane musulmane (XVIeXXe siècles) tout ce que l’historien pouvait tirer d’infimes variations dans le formulaire des épitaphes6. À ces dernières font écho les menues variations du formulaire poétique, du divan de Mir ‘Ali Shir Nawa’i à celui de Soliman le Magnifique alias Muhibbi (Marc Toutant), ou encore dans la Nüzhetül-esrar de Feridun (Claudia Römer). Le chapitre d’Antonis Anastasopoulos 5 V. Déroche et N. Vatin eds, Constantinople 1453. Des Byzantins aux Ottomans, Toulouse, Anacharsis, 2016. 6 E. Eldem et N. Vatin, L’épitaphe ottomane musulmane (XVI e-XXe siècles). Contribution à une histoire de la culture ottomane, Louvain, Peeters, 2007.
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sur l’épigraphie funéraire en milieu rural invite quant à lui à bien des comparaisons avec les publications de stèles urbaines par N. Vatin. Variations du formulaire, mais aussi variations sur un thème : celui d’Alexandre et Candace comme on l’a vu, mais aussi celui de Tamerlan, nouvel Alexandre, dans l’historiographie ottomane et européenne (Michele Bernardini), enfin celui du pasteur dans le discours politique ottoman du dernier siècle de l’Empire (Özgür Türesay). Avec la métaphore pastorale, on touche à l’idéal du bon gouvernement. Les vaines tentatives de la jeune assemblée d’Ankara pour imposer la prohibition (François Georgeon) rappellent, trois siècles et demi plus tard, l’ordre moral que Soliman le Magnifique cherchait à établir quand il ordonnait au cadi de Plovdiv de lutter contre la consommation de vin par les musulmans7. Philippe Pétriat nous apprend qu’en 1892, des négociants du Najd appelèrent la Porte à intervenir pour garantir la sécurité et la justice que l’impéritie des pouvoirs locaux compromettait. Ce faisant, il soulève aussi la question de l’ottomanité de musulmans non ottomans : ses analyses, comme d’ailleurs celles de Marie-Carmen Smyrnelis sur les passeports helléniques au XIXe siècle, sont à rapprocher des réflexions de N. Vatin sur l’identité ottomane dans Les Ottomans par eux-mêmes. Mais avant que tous les sujets de l’Empire ne fussent « indistinctement appelés Ottomans », comme le proclame la Constitution de 1876, les Ottomans étaient d’abord ceux auxquels l’Empire appartenait. L’identité ottomane était au premier chef transmise par le sang d’Osman, et partagée par celles et ceux qui contractaient des liens du sang avec les descendants d’Osman. Auteur, avec Gilles Veinstein, du Sérail Ébranlé8 — un des livres les plus importants que nous ayons lus sur l’Empire et sa dynastie —, N. Vatin découvrira ici les réflexions de Juliette Dumas sur les frontières de la famille régnante. L’identité ottomane, c’était aussi bien sûr celle des esclaves de la Porte, un milieu traversé par des lignes de fracture ethniques : on pense, en lisant le texte de Jane Hathaway, à l’ethnicité comme ciment de la solidarité dans la troupe, pas encore ottomane, de Hayreddin « Barberousse » au Maghreb9. 7 C. Römer et N. Vatin, « La société ottomane était-elle soluble dans le vin ? », dans E. Borromeo et N. Vatin eds, Les Ottomans par eux-mêmes, Paris, Les Belles Lettres, 2020, p. 295-298. C. Römer et N. Vatin préparent l’édition du mühimme defteri de 1563-1564 (Österreichische Nationalbibliothek Mxt 270) dont est tirée la copie de l’ordre donné au cadi de Plovdiv. 8 N. Vatin et G. Veinstein, Le Sérail ébranlé. Essai sur les morts, dépositions et avènements des sultans ottomans (XIVe-XIXe siècle), Paris, Fayard, 2003. 9 « Arabes et Turcs au Maghreb dans les années 1513-1520 d’après les Ġazavât-ı Ḫayrü-ddîn Paşa », Osmanlı Araştırmaları / The Journal of Ottoman Studies XL (2012), p. 365-397.
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Barberousse avait commencé comme marchand de blé dans l’Égée. Dans la région d’Izmir, l’orge allait laisser place au blé, entre le milieu du XVIe et la fin du XVIIe siècle (Suraiya Faroqhi). N. Vatin n’a pas travaillé sur les productions et les échanges de biens (sauf les esclaves), mais il s’est intéressé aux fondements légaux de l’activité économique. Il a montré comment des Grecs orthodoxes de Patmos qui faisaient des affaires à Venise choisirent en 1640, dans une affaire de commandite (muzaraba), de se placer sous l’arbitrage d’experts hanéfites en droit maritime10. Le texte de Kate Fleet lui offre une synthèse sur les savoirs et pratiques économiques partagés dans les mondes ottoman et européen. Le vakf, sur lequel N. Vatin a également travaillé dans le cadre de ses recherches sur les cimetières d’Istanbul ou sur les biens monastiques confisqués sous Selim II (avec les regrettés Stéphane Yerasimos et Elizabeth Zachariadou), fait ici l’objet de deux études11. À Salonique au XVIIIe siècle, les vakf servaient à financer des mosquées et tekke de quartier (Eyal Ginio). Les vakf monétaires étaient bien établis dans le Bilâd al-Châm, et pas seulement dans les provinces centrales (Brigitte Marino). Des humanités classiques aux humanités ottomanes, le parcours de Nicolas Vatin est celui d’un historien appliqué à déchiffrer le passé de l’Empire ottoman, et pour qui rien de ce qui est ottoman n’est tout à fait étranger. Les 34 amis et collègues contributeurs et les trois directeurs de l’ouvrage ont voulu lui rendre hommage. Si, haşa li-llâh, nous avons commis des imperfections dans le travail éditorial, nous espérons que personne ne nous traitera de tous les noms d’oiseaux (étudiés ici par Bernard Lory). Nous sommes heureux de remercier les éditions Peeters, particulièrement Paul Peeters pour l’accord immédiat et inconditionnel qu’il nous a donné, et Vladimir Randa pour sa bienveillance et sa disponibilité ; Gabriel Doyle, Edhem Eldem, et Johann Strauss, pour l’aide qu’ils nous ont apportée à l’édition des textes en anglais et du texte en allemand . Paris, le 11 mai 2020 E. BORROMEO, F. HITZEL, B. LELLOUCH 10 « Ces Messieurs de Galata. Note sur deux rapports d’expertise en droit maritime rédigés en août 1640 à Galata au profit d’un capitaine patmiote », Journal of the Economic and Social History of the Orient 49/1 (2006), p. 48-67 ; 49/3 (2006), p. 280-284. 11 N. Vatin et S. Yerasimos, Les Cimetières dans la ville. Statuts, choix et organisation des lieux d’inhumation dans Istanbul intra-muros, Paris-Istanbul, Institut Français d’Études Anatoliennes - Librairie d’Amérique et d’Orient (Maisonneuve), 2001. N. Vatin et E. Zachariadou, « L’application à Patmos de la loi de confiscation des “biens monastiques” (kenîse vaḳfı), avril-mai 1570 », Turcica XLVIII (2017), p. 65-111.
LISTE DES AUTEURS Ambros (Edith) Anastasopoulos (Antonis) Aymes (Marc) Balivet (Michel) † Bernardini (Michele) Bossaert (Marie) Cazacu (Matei) Clayer (Nathalie) Déroche (Vincent) Dumas (Juliette) Eldem (Edhem) Faroqhi (Suraiya) Fleet (Kate) Georgeon (François) Ginio (Eyal) Hathaway (Jane) Heywood (Colin)
Imber (Colin) Işıksel (Güneş) Kolovos (Elias) Kreiser (Klaus) Lory (Bernard) Marino (Brigitte) Mureşan (Dan Ioan) Özkoray (Hayri Gökşin) Pétriat (Philippe) Römer (Claudia) Sariyannis (Marinos) Singer (Amy) Smyrnelis (Marie-Carmen) Strauss (Johann) Toutant (Marc) Türesay (Özgür) Ursinus (Michael)
BIBLIOGRAPHIE DE NICOLAS VATIN Ouvrages L’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, l’Empire ottoman et la Méditerranée orientale entre les deux sièges de Rhodes (1480-1522), Louvain-Paris, Peeters, 1994, 571 p. (trad. turque, Rodos Şövaliyeleri ve Osmanlılar, Doğu Akdeniz’de Savaş, Diplomasi ve Korsanlık, Istanbul, Tarih Vakfı Yurt Yay., 2004). Sultan Djem. Un prince ottoman dans l’Europe du XVe siècle d’après deux sources contemporaines : Vâkı‘ât-ı Sultân Cem, Œuvres de Guillaume Caoursin, Ankara, Société Turque d’Histoire, 1997, 379 p. Rhodes et l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, Paris, CNRS Éditions, 2000, 119 p. Les cimetières dans la ville. Statuts, choix et organisation des lieux d’inhumation dans Istanbul intra-muros (avec Stéphane Yerasimos), Paris - Istanbul, Institut Français d’Études Anatoliennes - Librairie d’Amérique et d’Orient (Maisonneuve), 2001, 270 p. Le Sérail ébranlé. Essai sur les morts, dépositions et avènements des sultans ottomans. XIVe-XIXe siècle (avec Gilles Veinstein), Paris, Fayard, 2003, 523 p. L’épitaphe ottomane musulmane (XVIe-XXe siècles). Contribution à une histoire de la culture ottomane (avec Edhem Eldem), Louvain, Peeters, 2007, X + 377 p. Ferîdûn Bey. Les plaisants secrets de la campagne de Szigetvár. Édition, traduction et commentaire des folios 1 à 147 du Nüzhetü-l-esrâri-l-ahbâr der sefer-i Sigetvâr (ms. H 1339 de la Bibliothèque du Musée de Topkapı Sarayı), Vienne-Berlin, LIT Verlag, 2010, 542 p. Catalogue du fonds ottoman des archives du Monastère de Saint-Jean à Patmos. Les vingt-deux premiers dossiers (avec Gilles Veinstein et Elizabeth Zachariadou), Athènes, Fondation Nationale de la Recherche Scientifique, Institut d’Études Byzantines, 2011, 973 p. Recueil d’articles Les Ottomans et l’Occident (XV e-XVI e siècles), Istanbul, Isis, 2001, 196 p. Directions d’ouvrage collectif Oral et écrit dans le monde turco-ottoman, Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée 75-76 (1996), 314 p. Insularités ottomanes (avec Gilles Veinstein), Paris, Institut Français d’Études Anatoliennes - Maisonneuve & Larose, 2004, 310 p. Stelae Turcicae II. Cimetières de la mosquée de Sokollu Mehmed Paşa à Kadırga Limanı, de Bostancı Ali et du türbe de Sokollu Mehmed Paşa à Eyüp (avec
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ALEXANDRE ET SON DOUBLE
ALEXANDRE (İSKENDER) ET CANDACE (KAYDEFA) DANS LA TRADITION TURQUE ET OTTOMANE, OU LA RÉÉCRITURE DU ROMAN D’ALEXANDRE Edhem ELDEM*
Introduction. Un récit d’Evliya Çelebi C’est évidemment une platitude que de comparer l’histoire ottomane à un palimpseste, mais il est des cas très particuliers qui donnent à ce cliché toute la force de son évocation. Si, au cours de ses recherches, un historien du XIXe siècle est amené à découvrir un texte du XVIIe qui lui fournit le contexte qui manquait à son analyse d’une découverte archéologique ; si en grattant la surface de ce texte, il découvre un lien le rattachant à un des « classiques » du tournant du XVe siècle ; et si celui-ci, que l’on savait déjà apparenté à l’une des plus anciennes épopées de l’époque hellénistique et que l’on pensait s’y rattacher par le biais de la littérature persane, s’avérait s’en écarter sérieusement suite à un détour narratif indien s’inspirant indirectement de la mythologie grecque, je pense qu’il y a de quoi soutenir l’argument d’une complexité historique peu commune1. Plus encore, je soutiens que si nous nous en étonnons aujourd’hui, c’est bien parce que jusqu’ici nous n’avons fait qu’effleurer les strates culturelles qui caractérisent les transmissions textuelles et culturelles au Proche et Moyen-Orient, particulièrement dans le monde ottoman. * Collège de France, université de Boğaziçi (Istanbul). 1 Cette étude m’a mené dans des eaux qui m’étaient fort peu familières. Si je ne m’y suis pas noyé, c’est grâce à l’aide et au soutien de plusieurs collègues et amis bien plus compétents que moi dans le domaine et la période concernés. Je tiens donc à exprimer toute ma reconnaissance à Serpil Bağcı (Hacettepe Üniversitesi, Ankara), Lale Uluç (Boğaziçi Üniversitesi, Istanbul), Dimitri Kastritsis (University of St Andrews), İpek Hüner Cora (Boğaziçi Üniversitesi, Istanbul), Marc Toutant (CNRS, Paris), Benjamin Lellouch (Université Paris-8), Hakan Karateke (University of Chicago), Zeinab Alsadat Azarbadegan (Columbia University, New York), Farrokh Derakhshani (Aga Khan Trust for Culture, Genève), Gonda Van Steen (King’s College London), Alex Drace-Francis (Universiteit van Amsterdam) et Constantin Ardeleanu (New Europe College, Bucarest).
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EDHEM ELDEM
Évidemment, il fallait un accident pour enclencher cette espèce de réaction en chaîne. Mes récentes recherches sur l’histoire de l’archéologie dans l’Empire ottoman et, plus précisément, sur l’histoire des collections du Musée impérial, m’avaient amené à prouver qu’une célèbre statuette de Diane censée provenir de Lesbos avait en fait été découverte au lieu-dit des « Bains de Diane », en turc Halkapınar, à peu de distance de Smyrne/Izmir2. En recherchant des traces de traditions locales concernant cet emplacement, j’étais tombé sur ce que disait Evliya Çelebi de la source de Halkapınar comme étant sous le sort de la « Reine Kaydefa »3. Or cette même Kaydefa apparaissait fort souvent dans ce célèbre récit de voyage (Seyahatname), notamment à Izmir même, dont la citadelle, appelée Kadifekale, devait — selon certains — son nom à ce personnage féminin mythique4. Evliya Çelebi décrivait ainsi un buste en marbre situé à l’entrée de la forteresse comme étant celui de « Mère Kaydefa », qui veillait sur un trésor ensorcelé, fixant de son regard une imposante tour où il était déposé. Son effigie de pierre semblait elle-même avoir acquis des propriétés magiques : Lorsqu’on arrive de l’extérieur et que l’on doit pénétrer par cette porte, à environ deux hauteurs d’homme de la tour qui se trouve à droite, il y a, sous une petite arche, une image de Mère Kaydefa, sculptée dans du marbre brut. Et où que l’on aille, elle semble regarder dans cette direction. Si l’on sourit, elle en fait de même. Si l’on se met à pleurer, on observe qu’elle aussi pleure. C’est étrange à voir. Cependant, elle n’a pas de corps en-dessous du cou. C’est un visage radieux de déesse, représentée avec un collier autour du cou, un teint rosé, des pendants aux oreilles, la tête entourée de boucles, et des yeux de biche et de gazelle, soulignés au khôl. Mais elle n’a point d’âme5.
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Eldem, « Et si Diane n’était pas lesbienne ? ». Evliya Çelebi, Seyahatname, t. IX, p. 87-88. 4 Cette étymologie est tentante, mais pose problème. Il est évident que le toponyme n’a rien à voir avec kadife (velours), mais le lien avec Kaydefa est difficile à établir. En effet, Evliya Çelebi lui-même, lorsqu’il parle de cette forteresse, ne lui donne pas ce nom et se contente de l’appeler kale (château, forteresse, citadelle). Les sources occidentales donnent à la colline son nom antique de Pagus et n’utilisent guère de toponyme local. Une étymologie possible pourrait être le nom de Coryphé (Κορυφή, sommet) que lui donnaient les Anciens selon Galland (Meyer, « Les ruines de Smyrne », p. 296). Voir aussi MüllerWiener, « Die Stadtbefestigungen von Izmir », p. 69, n. 32. Les folkloristes Carnoy et Nicolaïdes reprennent cette étymologie, sans pour autant la documenter (Carnoy et Nicolaïdès, Folklore de Constantinople, p. 16, n. 1), 5 Evliya Çelebi, Seyahatname, t. IX, p. 91. La tête en question a été intégrée dans les collections du Musée impérial, même si nous ne disposons d’aucune indication quant à sa date d’acquisition (Mendel, Catalogue des sculptures, t. III, p. 367-368, sub n° 1133). 3
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Une lecture plus attentive du récit d’Evliya Çelebi révèle à quel point ce personnage mythique était présent dans le folklore ottoman. En plus de la forteresse d’Izmir et de la source de Halkapınar, bon nombre de villes d’Anatolie occidentale lui devaient leur fondation. C’était le cas notamment de Sard (Sardes)6, de Nif (Nymphée)7, de Manisa (Magnésie)8, de Balat (Milet)9 et de Bergama (Pergame)10. Sa descendance est aussi fortement impliquée dans les mythes fondateurs de la région. L’une de ses filles, Ulice, était censée avoir bâti la citadelle d’Urla (Klazomenai) pour se protéger d’Alexandre11 ; une autre, Mamaça, aurait bâti le château de Bozca Ada (Ténédos) pour la même raison12 ; son fils Dimo aurait été le fondateur de Dimetoka (Didymoteicho)13 ; Akhisar (Thyateira) aurait été la capitale de sa sœur Cimcime14. Fait rare, voire exceptionnel, pour des phénomènes aussi subjectifs que la culture et les savoirs populaires, nous possédons un témoignage occidental pratiquement identique concernant cette histoire. Paul Rycaut (1629-1700), diplomate anglais et auteur de plusieurs ouvrages sur l’Empire ottoman, avait lui aussi relevé cette légende et son rapport à la forteresse de Smyrne. Ce qui est encore plus surprenant, c’est que ces deux récits sont pratiquement contemporains, à quelques années près : Evliya Çelebi avait visité Izmir en 1671 ; Rycaut y avait séjourné en 1678. Rycaut rapportait donc la même légende, presque mot pour mot : À la porte du mesme chasteau, est une grande teste de pierre, cimentée dans le mur. Elle ressemble à une teste d’Amazone ; & les Turcs la prennent pour une certaine Coidafa, dont ils font ce conte ; Qu’anciennement l’Archipel estoit terre ferme ; & qu’en ce temps là, Coidafa, qui en estoit Reine, ayant refusé passage par ses Estats à Alexandre le Grand, qui alloit à la conqueste des Indes Orientales, ce Prince avoit résolu de s’en venger ; Que pour cet effet, il avoit coupé l’Isthme que nous appellons Hellespont, & ainsi avoit submergé ces grands espaces de terre, qui sont aujourd’huy une vaste mer. Ils ajoutent, que de tant d’Estats, il ne reste rien, que les pointes de quelques montagnes ; & c’est selon eux ce qui fait les isles de l’Archipel15. 6
Evliya Çelebi, Seyahatname, t IX, p. 55. Evliya Çelebi, Seyahatname, t. IX, p. 65. 8 Evliya Çelebi, Seyahatname, t. IX, p. 69. 9 Evliya Çelebi, Seyahatname, t. IX, p. 146. 10 Evliya Çelebi, Seyahatname, t. IX, p. 81. 11 Evliya Çelebi, Seyahatname, t. IX, p. 100. 12 Evliya Çelebi, Seyahatname, t. V, p. 308. 13 Evliya Çelebi, Seyahatname, t. V, p. 299. 14 Evliya Çelebi, Seyahatname, t. IX, p. 60. 15 Ricaut, Histoire de l’estat présent, p. 34. 7
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Évidemment, il y avait une différence fondamentale entre l’attitude des deux auteurs. Evliya Çelebi reprenait à son compte ce récit et s’en faisait le témoin. Rycaut, au contraire, prenait ses distances par rapport à ce qu’il considérait être une légende et, du haut de ses connaissances, tentait de corriger ces superstitions en proposant de voir en Coidafa/Kaydefa une émanation de l’Amazone éponyme de la ville : Ce trait d’Histoire est digne des Turcs. Mais nous ne nous y arrêterons guères. Car il est bien plus probable, que la femme qu’ils appellent Coidafa est Smyrne, cette célèbre Amazone, qui, si nous en croyons un Ancien, a donné son nom à la ville dont nous parlons : Et c’est encore sans doute le visage de cette mesme Amazone, que nous trouvons sur des médailles, avec le mot de Σμυρναιων16.
Il ne m’appartient pas d’entamer un débat sur la part de la légende amazonienne dans l’histoire de la fondation de Smyrne17 ; je me contenterai de remarquer que ce personnage apparaît aussi dans le récit d’Evliya Çelebi, sous le nom d’İzmirne, de manière assez fugace et sans aucun rapport avec une identité d’Amazone18. De toute façon, mon fil d’Ariane est lié non à cet aspect de la question mais à la remarque de Rycaut concernant le mythe entourant cette mystérieuse créature et ses relations avec Alexandre. En effet, si ce passage d’Evliya Çelebi ne dit rien d’Alexandre et n’évoque rien de la carrière politique de Kaydefa, il suffit de se reporter au premier volume de l’ouvrage pour y retrouver, parmi les mythes fondateurs, un récit détaillé de l’extraordinaire mais bien malheureuse histoire de cette souveraine : 5075 années après la chute d’Adam, Alexandre le Grand devint l’empereur et conquérant du monde sur toute la surface de la terre à qui tous les rois se soumirent et jurèrent allégeance. Toutefois, Kaydefa, souveraine grecque de Macédoine et de Smyrne, ne lui céda pas et s’opposa fortement à lui. Comme Alexandre ne pouvait vaincre cette reine Kaydefa, il sortit de son isolement et se mit en route, pénétra dans les domaines de Kaydefa et accéda à la cour de Mère Kaydefa. Alors qu’il observait son attitude et son comportement, ses décisions et ses mesures, ses gestes et ses actions, par la volonté divine, un soldat de Kaydefa reconnut Alexandre et après l’avoir saisi et ligoté, l’amena devant Kaydefa. Kaydefa avait fait peindre le portrait d’Alexandre 16
Ricaut, Histoire de l’estat présent, p. 35. Voir à ce sujet Meyer, « Les ruines de Smyrne », p. 277, n. 13, p. 293-295. 18 Le nom d’İzmirne apparaît une fois pour décrire, avec la Macédoine, les terres de Kaydefa (Evliya Çelebi, Seyahatname, t. I, p. 13). Ce même nom apparaît trois fois pour définir une reine (avret krale, melike et krale) dont il est dit une fois qu’elle descend de Kaydefa (Kaydefa neslinden) (Evliya Çelebi, Seyahatname, t. IX, p. 59, 87). 17
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et lorsqu’ils comparèrent Alexandre à ce portrait, ils surent que c’était lui. Sans pitié, Kaydefa fit emprisonner Alexandre, qui demeura ainsi longtemps en captivité. Enfin, Kaydefa le relâcha de prison et lui fit jurer qu’il ne la combattrait ni ne l’attaquerait jamais, après quoi elle le libéra. De là Alexandre se rendit dans sa capitale d’Irak-ı Dadyan, au pied du mont Alborz et tint conseil avec tous ses sages. Les ministres d’Alexandre dirent : « Seigneur, quelle dignité peut bien avoir cette femme du nom de Kaydefa ? Avançons avec une armée semblable à la mer, détruisons et anéantissons ses terres, passons son peuple au fil de l’épée et rôtissons leurs cœurs ». À ceci Alexandre répondit : « L’honneur est dans le respect de la promesse19. Lorsque Kaydefa me relâcha de prison, j’ai promis et juré de ne lever ni armée ni épée contre elle ; trouvez-moi donc un remède à cela afin que je puisse me venger de Kaydefa ». Le saint Hızır20 leva alors la tête et dit : « Ô Alexandre, si tu désires te venger de Kaydefa sans même livrer bataille et combat, ou sans massacre et carnage, tu devrais immédiatement ouvrir la mer Noire près de la ville de Macédoine et la faire couler dans la mer Blanche. Toutes les terres et demeures de Kaydefa seront alors envahies par l’eau et tu auras eu ta revanche tout en gardant ta parole. Alors tous les philosophes d’Alexandre s’exclamèrent : « Dieu le bénisse ! C’est bien la meilleure solution, inspirée de Dieu ! » Tous les ingénieurs les plus sages, les plus excellents et les plus loyaux mesurèrent la hauteur de la mer Noire et de la mer Blanche et ayant établi que la mer Noire était plus élevée, ils réunirent sept fois cent mille ouvriers mineurs qui entreprirent de creuser la mer Noire pendant que Hızır inspectait les travaux d’excavation. […] Bref, alors que cette mer humaine de soldats ouvriers creusaient la mer Noire et que celle-ci était sur le point de s’ouvrir, sur la décision de Hızır les musulmans furent persécutés et leurs salaires retenus, tandis que les infidèles étaient bien traités et leurs salaires payés en avance. Après trois années de cette situation, une fois que le travail fut accompli et la mer Noire céda, elle noya tous les infidèles, tandis que pas un seul musulman ne fut inquiété. Et parmi les villes de Kaydefa, la Macédoine, l’ancienne Istanbul, la cité de Liryos, la citadelle de Yoros, et en tout mille sept cents villes furent submergées et de Kaydefa et son armée pas une seule âme ne survécut, car ils furent tous noyés dans l’eau.21
Il faut donc distinguer deux aspects de la question : d’une part, le phénomène purement local de l’attribution de la tête monumentale à Kaydefa 19 ( الکريم اذا وعد وفیal-karîm idhâ wa‘ada wafâ), parole attribuée à Ali, gendre du Prophète, selon le Nahj al-Balâghat. Information fournie par Marc Toutant. 20 Hızır en turc, al-Khaḍir ou al-Khiḍr en arabe, personnage dans la tradition musulmane à qui des dons mystiques, magiques et de sagesse sont attribués. Voir Wensinck, « al-Khaḍir ». Guide de Moïse selon le Coran (XVIII : 65-82), il a souvent pour fonction de guider Alexandre. Dans l’İskendername d’Ahmedi, c’est lui qui dévoile à Alexandre son futur, signe de sa supériorité sur les philosophes grecs. Avec tous mes remerciements à Marc Toutant. 21 Evliya Çelebi, Seyahatname, t. I, 1996, p. 13-14.
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et, de l’autre, l’existence d’une légende fondatrice expliquant la formation des détroits et de la mer Égée par un conflit opposant cette même Kaydefa au plus grand héros légendaire de l’époque, Alexandre le Grand. Pour Rycaut, la description de la forteresse de Smyrne était l’occasion de relater cette tradition populaire sans plus s’y attarder ; pour Evliya Çelebi, il s’agissait d’un mythe fondateur qui sous-tendait son récit et qui refaisait surface au fil des pages. Les nombreuses apparitions de Kaydefa tout au long du récit d’Evliya Çelebi ne sont pas sans rappeler l’usage qu’il fait d’une autre personnalité féminine tout aussi mythique et omniprésente dans la tradition ottomane, Belkıs, reine de Saba, épouse de Salomon. Il est donc clair que cet auteur se faisait l’interprète d’une tradition orale bien vivante. Cependant, en grattant un peu plus la surface de ce texte, il apparaît qu’Evliya Çelebi s’était vraisemblablement inspiré de sources écrites, notamment de l’İskendername de Taceddin Ahmed bin İbrahim Germiyani (1334-1413), plus connu sous son nom de plume d’Ahmedi. Cette « épopée d’Alexandre », terminée vers 1390, avait pris la forme d’un mesnevi/mathnavî dont le nombre de distiques varie, selon les manuscrits, d’environ 7 000 à 9 00022. Ahmedi et son épopée d’Alexandre Le rapport entre le texte d’Evliya Çelebi et l’épopée en vers d’Ahmedi a déjà été remarqué par Meşkûre Eren en 196023. Depuis, ce lien a été relevé par d’autres auteurs qui n’ont pas pour autant approfondi la question24. Or s’il est un indice qui prouve la filiation entre les deux textes, c’est bien le distique qui suit le récit des vicissitudes de Kaydefa dans le texte d’Evliya Çelebi : Fursatında düşmene veren aman / Kaydefa gibi olısar bi-güman25 22 Pour un facsimilé commenté de l’ouvrage, voir Ünver, İskender-nāme. Pour une traduction en turc moderne, voir Öztürk, İskendernâme. Sur Ahmedi, voir Kut, « Ahmedî ». Il faut noter toutefois que si l’İskendername constitue le « noyau dur » de l’ouvrage, il comporte aussi deux ajouts, probablement postérieurs d’une dizaine d’années, dont l’un, sous le nom de Mevlid, raconte l’histoire de la naissance du prophète Mahomet et l’autre, Tevarih-i Müluk-i Âl-i Osman, est une histoire des premiers sultans ottomans. 23 Eren, Evliya Çelebi Seyahatnâmesi Kaynakları, p. 38-45. Voir en particulier les deux textes mis en parallèle, p. 43-45. 24 Sarıcaoğlu, « Evliya Çelebi Seyahatnamesi’nin Kaynakları », p. 29 ; Aynur, « Seyahatname’de Türkçe Edebî ve Biyografik Eserler », p. 247 ; Avcı, « Evliya Çelebi’nin Seyahatnâmesi’nde İskender-i Zülkarneyn », p. 411, n. 1. 25 Evliya Çelebi, Seyahatname, t. I, p. 14 ; Eren, Evliya Çelebi Seyahatnâmesi Kaynakları, p. 42, 45.
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En effet, ces deux vers reprennent presque mot pour mot le distique 4 779 de l’İskendername d’Ahmedi : Fursatında düşmene veren aman / Ola ol Kaydafe gibi bi-güman26
C’était là la morale de l’histoire : « Qui fait grâce à son ennemi quand il le tient / Sans aucun doute comme Kaydefa devient »… Kaydefa, bien qu’elle ait pris Alexandre en flagrant délit d’espionnage et qu’elle l’ait eu à sa merci, avait commis l’erreur de lui faire confiance et de croire en sa parole. Elle devait s’en mordre les doigts, puisque le Macédonien, trouvant le moyen de contourner sa promesse, n’avait eu cesse de détruire celle qui avait fait preuve de clémence à son égard. Cela suffit-il à prouver qu’Evliya Çelebi ait eu accès à un manuscrit de l’İskendername d’Ahmedi ? Pas forcément, surtout quand on sait à quel point la transmission par voie orale pouvait souvent l’emporter sur celle de textes écrits. Après tout, citer deux vers d’un auteur « classique » n’impliquait pas nécessairement de connaissance livresque, mais simplement une maîtrise d’un répertoire de citations littéraires et poétiques, avec des variations minimes. D’ailleurs, Evliya Çelebi lui-même ne cite à aucun moment l’İskendername d’Ahmedi ni même son auteur. De fait, sa seule référence à un İskendername concerne celui de Figani de Karaman, dont il dit, de manière assez laconique : « l’İskendername en vers est de lui. Il fut pendu par la suite27 ». Or l’existence de cette épopée d’Alexandre et celle de son auteur est enveloppée de mystère, du fait d’une confusion entre plusieurs poètes portant le même nom de plume et qu’il paraît difficile de départager, quand on sait, par Evliya Çelebi lui-même, que « son » Figani avait eu deux successeurs dont l’un, probablement Figani de Trabzon, fut lui aussi pendu28, tandis que l’autre, accusé d’hérésie, fut écorché vif29. De toute façon, il n’existe apparemment pas d’exemplaire de cet İskendername30 et un manuscrit en prose attribué à Figani de Trabzon ne correspond guère à cette description31. 26 Ünver, İskender-nāme, f. 41b. On trouve les deux orthographes de Kaydefa et Kaydafe au gré des manuscrits et des auteurs. 27 Evliya Çelebi, Seyahatname, t. I, p. 142. 28 Ce Figani, de son vrai nom Ramazan de Trabzon, est connu pour avoir été étranglé en 938/1532 du fait d’un couplet accusant le grand vizir İbrahim Paşa d’idolâtrie pour avoir dressé trois statues devant son palais sur l’hippodrome (Niyazioğlu, « Figani »). 29 Evliya Çelebi, Seyahatname, t. I, p. 142. 30 Avcı, « Türk Edebiyatında İskendernâmeler », p. 63-65. 31 Il s’agit du manuscrit n° 4201 de la bibliothèque de la Süleymaniye, portant le titre assez surprenant de « Tarih-i İskendername Tevarihi » (Les histoires de l’histoire de l’épopée
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Ce qui est plus étonnant, c’est que c’est dans un autre İskendername, celui d’Ahmed Rıdvan, daté d’environ 1500, que l’on retrouve une version de ces deux vers encore plus proche de celle d’Evliya Çelebi. En fait, le phénomène devient bien moins surprenant lorsqu’on voit à quel point Ahmed Rıdvan semble s’être inspiré de l’œuvre d’Ahmedi32. L’argument le plus convaincant dans le sens d’une transmission orale et sélective est la manière dont ces deux vers apparaissent de manière tout à fait décontextualisée dans d’autres ouvrages ottomans. L’un des cas les plus flagrants que j’aie pu trouver est celui de l’historien Abdüssamed Diyarbekri (fl. 1542) qui, dans son récit de la conquête ottomane de l’Égypte, insère ces deux vers à la fin d’un passage décrivant une occasion manquée face à l’ennemi33. Si au milieu du XVIe siècle, Diyarbekri pouvait citer cette référence au destin de Kaydefa sans même se référer à la légende de cette infortunée reine et de ses déboires avec Alexandre, on ne peut qu’en conclure que c’était là une citation qui faisait office de proverbe, une sorte de « to be or not to be » ottoman. D’une manière ou d’une autre, il est donc clair qu’Evliya Çelebi avait puisé dans une tradition ottomane de langue turque qui remontait jusqu’à la première épopée d’Alexandre dans cette langue, l’İskendername d’Ahmedi. Nous savons, même si la plupart des spécialistes de la littérature ottomane ne semblent pas avoir attaché beaucoup d’importance à la question, que cette épopée s’inscrit dans la filiation de ce que l’on appelle généralement le « roman d’Alexandre », une histoire souvent fabuleuse du héros macédonien qui a circulé dans pratiquement toutes les cultures et les langues du monde hellénistique et médiéval. Sans entrer dans le détail d’une généalogie extrêmement complexe et dont certaines ramifications sont encore inconnues, il suffira de dire que la version turque reste la partie la moins étudiée de cette constellation de textes. d’Alexandre !), long de 209 feuillets, rédigé essentiellement en prose avec quelques passages en vers, copié en 1056/1646 par un certain Mustafa bin İbrahim et dont l’attribution à Figani n’est nullement documentée. D’ailleurs, nulle part dans le texte ne voit-on apparaître la moindre référence à Kaydefa (Altuğ, « 16. Yüzyıla Ait Figani İskendernamesi »). 32 La seule différence est un effet de « belle marquise » au second vers : « Olısar Kaydafe gibi bi-güman » chez Ahmed Rıdvan (distique 5 051) et « Kaydefa gibi olısar bigüman » chez Evliya Çelebi (Avcı, « Türk Edebiyatında İskendernâmeler », p. 879). 33 « Ol fevt oldı bârî bu olmasun bundan eyü furṣat ele girmez dâim şikâr éle düşmez beyt // furṣatında düşmânına véren amân / Ḳaydefâ-veş olısar ol bî-gümân (Nous avons perdu cette occasion-là ; ne perdons pas celle-ci. Une occasion meilleure ne se présentera pas : la proie ne s’attrape pas toujours. Distique : //Qui laisse à l’ennemi la possibilité de sauver sa vie,/ devient, sans nul doute, comme Ḳaydefâ) » (Lellouch, Les Ottomans en Égypte, p. 314-315). Je remercie mon collègue et ami Benjamin Lellouch d’avoir attiré mon attention sur ce passage.
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Généalogies textuelles du roman d’Alexandre Si la première version recensée du roman d’Alexandre date du IIIe siècle de l’ère commune, il semblerait que des textes antérieurs aient remonté jusqu’au Ier siècle avant notre ère, voire même jusqu’aux lendemains de la mort d’Alexandre34. Ainsi que l’explique Richard Stoneman, le texte grec dit du Pseudo-Callisthène serait à l’origine des Res Gestae Alexandri Macedonis de Julius Valerius Alexander Polemius, rédigées entre 270 et 340 de notre ère35 et une version arménienne datant du Ve siècle36. Les siècles suivants virent l’apparition des versions syriaque37, arabe38, éthiopienne39, hébraïque40 et grecque byzantine41 dont la généalogie est à rattacher soit à l’ouvrage du Pseudo-Callisthène, soit à des versions antérieures aujourd’hui disparues42. Les ramifications orientales du récit sont tout aussi complexes. À l’origine, semble-t-il, une version en pahlavi du VIe ou de la première moitié du VIIe siècle, aujourd’hui disparue, aurait servi de source à la version syriaque qui elle-même aurait inspiré une traduction arabe ; et c’est de là que non seulement la version éthiopienne, mais toutes les autres versions islamiques seraient nées43. Encore une fois, loin de moi toute prétention de m’immiscer dans un domaine et une discipline qui dépassent de beaucoup mes compétences44 ; je me contenterai de retracer les grandes lignes d’une lignée textuelle rattachant cette tradition à l’İskendername d’Ahmedi, par le 34 Pour une traduction de ce texte voir Haight, The Life of Alexander of Macedon et Richard Stoneman, The Greek Alexander Romance. La traduction de Stoneman est précédée d’une introduction et d’une notice sur le texte (p. 1-32) qui donnent une excellente idée de la nature et de la complexité de ce récit dans une perspective historique. Voir aussi Nawotka, The Alexander Romance. 35 Valerius, Res gestae Alexandri Macedonis. 36 Wolohojian, The Romance of Alexandre the Great. 37 Wallis Budge, The History of Alexander the Great ; Ciancaglini, « The Syriac Version of the Alexander Romance ». 38 Doufikar-Aerts, Alexander Magnus Arabicus. 39 Wallis Budge, The Life and Exploits of Alexander the Great ; Idem, The Alexander Book in Ethiopia ; Asirvatham, « The Alexander Romance Tradition from Egypt to Ethiopia ». 40 Bekkum, A Hebrew Alexander Romance ; Kazis, The Book of the Gests of Alexander of Macedon. 41 Aerts, The Byzantine Alexander Poem. 42 Pour une étude succincte de la généalogie du texte, voir Stoneman, The Greek Alexander Romance, p. 28-32. 43 Boyle, « The Alexander Romance in the East and West », p. 13-14 ; Rubanovich, « Re-writing the Episode of Alexander and Candace », p. 125-126. L’existence et la filiation d’une version en pahlavi est remise en question par Frye, « Two Iranian Notes ». 44 Voir notamment Stoneman, Erickson et Netton éds, The Alexander Romance in Persia and the East et Manteghi, Alexander the Great in the Persian Tradition.
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biais de Ferdowsi (ca 940-ca 1020) et son Châhnâma (ca 1000)45 et de Nizami Gandjavi (ca 1141-1209) et son Eskandarnâma (1198)46. Je dois aussi souligner que mon intérêt ne porte que sur un épisode particulier de la tradition d’Ahmedi, celui que je traite depuis le début et qui oppose Alexandre à Kaydefa. Il n’y a guère de mystère : pour qui connaît un peu le roman d’Alexandre, Kaydefa n’est autre que Candace/ Kandake, reine de Méroé, que l’on retrouve avec des noms et titres différents dans pratiquement toutes les versions du récit. Or, la raison pour laquelle je m’intéresse à cet épisode, au-delà de la question de la filiation entre Ahmedi et Evliya Çelebi, est que la fin de l’histoire chez ces deux auteurs n’a rien à voir avec le dénouement de la même aventure dans le roman d’Alexandre, du Pseudo-Callisthène jusqu’à ses versions persanes censées avoir inspiré Ahmedi. Distinguons tout de suite transformation et variation. La différence dont il est question est d’une nature radicale et ne peut être confondue avec les nombreuses variations, ajouts ou omissions que l’on rencontre fréquemment d’une version à l’autre. Ce qui est remis en question par cette modification n’est pas la forme du récit, mais son essence même, par le biais de sa structure narrative. Alors que, dans tous les romans d’Alexandre avant celui d’Ahmedi, Candace finit par avoir raison de son formidable ennemi, les auteurs ottomans, à commencer par Ahmedi, ont choisi de retourner la situation contre elle, et l’ont sacrifiée à une vengeance aussi terrible que déloyale de celui qu’elle avait tenu à sa merci. On est donc bien loin des variations que l’on peut facilement observer dans plusieurs versions de l’épopée. Beaucoup d’entre elles sont purement cosmétiques et font penser à des ajustements et des adaptations imposées ou provoquées par des références culturelles, religieuses, linguistiques différentes. Après tout, comment ignorer qu’Alexandre lui-même pouvait facilement changer d’identité et devenir le fils d’une princesse de Perse et le demi-frère de Darius47 ou que, de manière encore plus radicale, la plupart des versions islamiques faisaient de lui un musulman, que dis-je, presque un prophète — Zulkarneyn, celui aux Deux-Cornes — dont la 45 Poème d’environ 50 000 distiques rédigé entre 977 et 1010 relatant l’histoire de l’Iran de la création au VIIe siècle. Pour la partie relative à Alexandre, voir Mohl, Le livre des rois, t. V, p. 79-212. 46 L’Eskandarnâma de Nizami fait partie de son Khamsa (Quintette) dont les autres parties sont intitulées Makhzan al-Esrâr (Trésor des mystères), Khosrow o Chîrîn, Laylî o Madjnûn et Haft Paykar (Sept beautés/portraits). 47 Boyle, « The Alexander Romance in the East and West », p. 20.
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mission première était de propager la foi parmi les infidèles48 ? Ces « variations », si tant est qu’on puisse les appeler ainsi, sont bien connues et, malgré l’ampleur que ces conversions et changements d’identité peuvent parfois acquérir, elles s’inscrivent dans une continuité et une cohérence narratives remarquables. Il en va tout autrement de l’histoire de Candace, dont le récit de base peut se résumer en quelques phrases. Alexandre, conquérant du monde, est informé de l’existence de cette souveraine qui règne sur le riche pays de Méroé ; curieux de connaître cette femme dont la puissance n’avait d’égale que sa beauté, il lui écrit afin de lui proposer de la rencontrer à la frontière de son royaume. Prudente, connaissant sa soif de conquêtes, Candace refuse, mais lui envoie de riches présents ; elle prend aussi la précaution d’envoyer un artiste avec pour mission de faire son portrait en secret. Alexandre imagine alors un stratagème : il se fait passer pour Antigone, son propre bras droit, et vole au secours de Candaule, fils de Candace, dont la femme a été enlevée par le roi des Bébryces. Ayant réussi, Alexandre alias Antigone accompagne Candaule jusqu’au palais de Candace, où il est accueilli en héros. La reine n’est cependant pas dupe ; elle a reconnu Alexandre et le confronte à sa propre image. Elle l’assure cependant de garder son secret, par égard pour le service qu’il lui a rendu en sauvant son fils. « Antigone » est confronté à une deuxième épreuve : Thoas, second fils de Candace, veut la mort de cet envoyé d’Alexandre, car ce dernier a vaincu et tué Porus, son beau-père. Les deux frères sont prêts à en venir aux armes, mais « Antigone » parvient à les convaincre de faire la paix et de le laisser en vie, prétendant que c’est là un moyen d’attirer Alexandre vers eux en lui offrant des présents. Pleine de reconnaissance, Candace le laisse repartir en pleine liberté, chargé de cadeaux49. La plupart des autres versions sont fidèles à ce scénario et n’y apportent pas grand-chose de nouveau ou de différent. Les noms changent, bien sûr. Candace devient Qaydâfa chez Ferdowsi et Nûchâba chez Nizami ; elle est reine d’al-Andalus chez le premier, de Barda‘ chez le second50. Le roman éthiopien veut que les deux héros aient fait l’amour51 ; Nizami, lui aussi, évoque une nuit de festin et d’amour, certes moins explicite52. 48 49 50 51 52
502.
Rubanovich, « Re-Writing Alexander and Candace », p. 126-127. Stoneman, The Greek Alexander Romance, p. 135-142. Rubanovich (Julia), « Qaydâfa ». Wallis Budge, The Life and Exploits of Alexander the Great, p. 205. Nizami, İskәndәrnamә, p. 215-219. Voir aussi Nizami, The Sikandar Nāma, p. 480-
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Les deux poètes persans ajoutent deux éléments qui reviendront dans les versions turques et qui n’existaient pas auparavant : d’abord, la manière dont Alexandre — par l’intermédiaire de son soi-disant émissaire — défie Candace en lui demandant de se soumettre à lui et de lui payer tribut53 ; ensuite, une fois confondu, la promesse qu’il fait à Candace de ne jamais lever les armes contre elle54. Chez Nizami, cette promesse est couchée sur le papier55. Ahmedi conserve les grandes lignes de l’intrigue. Kaydafe, cette fois-ci, est devenue reine du Maghreb et elle est la cible des ambitions d’Alexandre56. Toutefois, plutôt que de proposer de la rencontrer comme dans les autres versions, il la défie d’emblée et lui demande de faire acte de soumission57. Celle-ci refuse, d’autant plus qu’elle a un pressentiment du malheur qui la guette : le portrait qu’elle a fait faire d’Alexandre par un artiste envoyé en cachette a provoqué chez elle à la fois une profonde admiration et le sentiment qu’il est destiné à dominer le monde58. Le refus de Kaydafe, doublé d’une longue leçon de morale59, ne fait qu’enflammer l’appétit d’Alexandre qui, réunissant une armée, se met en marche vers le Maghreb60. C’est alors qu’apparaît le fils de Kaydafe, Kanderuş, prisonnier d’un roi nommé Varka, dont la ville se trouve sur le chemin d’Alexandre. Celui-ci assiège et prend la ville et voyant Kanderuş tomber entre ses mains, il imagine la ruse de se faire passer pour un de ses généraux pour demander que celui-ci soit gracié61. Ce stratagème lui permet de gagner sa confiance 53
Mohl, Le livre des rois, t. V, p. 137. « Il jura par Dieu, le distributeur de la justice, le tout puissant, par la foi du Messie et l’épée du combat, que jamais, aussi longtemps que son pays, ses fils et les grands de sa famille existeraient, il n’agirait envers eux qu’avec bonté et droiture, et ne songerait à le tromper et à les amoindrir » (Mohl, Le livre des rois, t. V, p. 141). Il réitère ce serment plus tard devant la reine assise sur son trône (p. 147). 55 « Gedәrkәn Nûşabә bağladı peyman / İskender vermәsin mülkünә ziyan. / Vәsiqә yazmağa şah verdi fәrman, / O cәnnәtdәn çıxıb getdi hökmüran » (Nizami, İskәndәrnamә, p. 212) ; voir aussi Nizami, The Sikandar Nāma, p. 479. Pour une description et une comparaison du récit d’Alexandre et de Candace selon Ferdowsi et Nizami, voir Safavî, Eskandar va Adabiyāt-e Īrān, p. 148-159. 56 Ünver, İskender-nāme, d. 4520-4525. 57 Ünver, İskender-nāme, d. 4541-4554. 58 Ünver, İskender-nāme, d. 4526-4539. 59 Ünver, İskender-nāme, d. 4555-4589. 60 Ünver, İskender-nāme, d. 4590-4597. 61 Cette différence d’avec le récit « souche » où Candaule n’est pas prisonnier mais vient demander l’aide d’Alexandre pour sauver sa femme des griffes du roi des Bébryces semble avoir été inspirée de la version de Ferdowsi (Mohl, Le livre des rois, t. V, p. 131-133). 54
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et de s’introduire ainsi chez Kaydafe qui, reconnaissante, l’accueille à bras ouverts62. Pourtant, elle ne tarde pas à le reconnaître et s’en assure en se faisant apporter le portrait d’Alexandre peint sur soie63 — détail de toute évidence emprunté à Ferdowsi64 et Nizami65. Alexandre, prétendant encore être envoyé par son maître, répète ses demandes de tribut et d’allégeance66. Kaydafe est rendue furieuse par ces prétentions, mais elle n’en organise pas moins une fête en l’honneur de son hôte67 ; elle en profite alors pour le confronter à son image68. Alexandre prend peur, mais Kaydafe le rassure : elle lui est reconnaissante d’avoir sauvé son fils et ne lui causera aucun tort ; en revanche, elle lui demande de lui jurer son amitié et de promettre de ne jamais l’attaquer69. Alexandre s’exécute et prête serment ; Kaydefa le couvre de présents et se prépare à lui faire ses adieux70. Toutefois elle le met en garde contre son autre fils, Taynus, qui lui en veut d’avoir tué son beau-père, Fur71. Un dénouement original C’est à ce moment que le récit prend une tout autre tournure que ses antécédents. Alexandre retourne chez lui, chargé de cadeaux, mais frustré de ne pas avoir pu soumettre Kaydafe. Il ne pense plus qu’à se venger et c’est alors que lui vient l’idée — sans l’aide de qui que ce soit — de déverser sur les terres de Kaydafe les eaux de la Méditerranée (Bahr-i Rum). Ses talents d’ingénieur lui permettent de concevoir le projet et toute la population s’attelant à la tâche, un détroit est creusé qui portera son nom et par lequel l’eau s’écoule dans le Maghreb, noyant et détruisant le royaume de Kaydafe72. Suit le fameux distique qui, plutôt que de mettre fin au récit, 62
Ünver, İskender-nāme, d. 4598-4651. Ünver, İskender-nāme, d. 4652-4665. 64 « Elle apporta et plaça devant lui la pièce soie sur laquelle était dessiné un portrait ravissant, et tel, que si une peinture pouvait remuer, celle-ci serait le roi Iskender luimême » (Mohl, Le livre des rois, t. V, p. 139). 65 « Göndәrdim hәr yerә bilikli adam / Ağıllı, sınaqlı, mahir bir rәssam / Böyük fatәhlәrı öyrәnim deyә / Rәsmini aldırdım incә ipәyә / […] / İpәkde gördüyün surәtlәr ki, var, / Tәk sәnin xәyalın könlümә yatar » (Nizami, İskәndәrnamә, p. 207) ; voir aussi Nizami, The Sikandar Nāma, p. 470-471). 66 Ünver, İskender-nāme, d. 4666-4671. 67 Ünver, İskender-nāme, d. 4672-4694. 68 Ünver, İskender-nāme, d. 4695-4709. 69 Ünver, İskender-nāme, d. 4710-4733. 70 Ünver, İskender-nāme, d. 4734-4745. 71 Ünver, İskender-nāme, d. 4746-4753. 72 Ünver, İskender-nāme, d. 4754-4778. 63
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entame une longue leçon de morale bâtie autour du thème de la méfiance à l’égard de l’ennemi que l’on pensait tenir et de la nécessité de ne pas manquer la moindre occasion de s’assurer des fruits d’une victoire73. Les influences, mais aussi les différences sont claires. Si l’on sent bien une continuité entre Ferdowsi et Nizami d’une part et Ahmedi de l’autre, la fin du récit turc est inédite, sans le moindre rapport avec la tradition pluriséculaire du roman d’Alexandre. La continuité s’explique assez facilement quand on connait l’engouement des Ottomans et de leurs prédécesseurs pour le Châhnâma de Ferdowsi74. La question n’est donc pas de savoir ce qu’Ahmedi a retenu de Ferdowsi ou de Nizami, mais bien de voir comment il s’écarte nettement de leur récit et, éventuellement, pourquoi et comment. La différence est claire et nette : alors que l’histoire d’Alexandre et Candace « finit bien » dans tous les récits depuis celui du Pseudo-Callisthène jusqu’à l’épopée en vers de Nizami, elle a une fin tragique chez Ahmedi, provoquant la perte de celle qui, normalement, aurait dû conserver l’avantage. Encore une fois, c’est là une différence qui va au-delà de toutes les variations que l’on rencontre dans le roman d’Alexandre et ses dérivés. D’ailleurs l’importance de ce dénouement malheureux est telle qu’il finit par déteindre sur tout l’épisode. J’en veux pour preuve les quatre distiques qui précèdent l’histoire elle-même, où Ahmedi annonce déjà la couleur en anticipant la morale qu’il faudra en tirer : Almayan fursatda düşmenden demâr Beslemişdir cîbinün içinde mâr Düşmene eylük mürüvvet olmaya Akreb oğşamak fütüvvet olmaya Ol kişi kim düşmene fursat bula Pes mürüvvetden ana eylük kıla Göre ânı kim gördü Kaydefa yakîn Şâh-ı Zûlkarneyn’den etdükde kîn
73
Qui ne détruit son ennemi quand il le tient Aura nourri un serpent en son sein Protéger son ennemi n’est point noblesse Caresser un scorpion n’est guère hardiesse Si l’on obtient un avantage sur son ennemi Pourquoi lui faire grâce comme à un ami ? Regardez donc bien ce que Kaydefa a vécu Quand la vengeance d’Alexandre s’est abattue75
Ünver, İskender-nāme, d. 4779-4799. Jan Schmidt dénombre 66 manuscrits de l’ouvrage dans les bibliothèques de Turquie, dont 53 au palais de Topkapı. Les plus anciens de ces manuscrits sont datés du XIVe siècle (Schmidt, « The Reception of Firdausi’s Shahnama », p. 122-123). À ce sujet, voir aussi Uluç, « The Shahnama of Firdausi ». 75 Ünver, İskender-nāme, d. 4516-4519. 74
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Au-delà de la surprise que provoque un tel détournement de l’histoire, on ne peut s’empêcher de s’étonner des implications qu’il a sur la perception des qualités intrinsèques et morales d’Alexandre. En effet, même si l’on peut prétendre que ce revirement finit par donner à Alexandre une suprématie qui lui avait été refusée dans les versions précédentes, cette victoire n’est atteinte qu’au prix d’une altération sérieuse de sa réputation de héros et de sage. La morale de l’histoire est bâtie contre lui : c’est lui qui est traité d’ennemi, de serpent, de scorpion ; c’est contre des gens déloyaux comme lui que le lecteur est mis en garde. Il suffit de se reporter au titre en persan qu’Ahmedi donne à son histoire, bien avant de l’entamer véritablement : Dâstân-e Eskandar bâ Qaydâfa malika-e Maghrab va ḥîle-i û bâ Qaydâfa, soit « la légende d’Alexandre et de Candace, reine du Maghreb, et son stratagème contre Kaydefa ». En fait, ḥîle est un mot fort qui évoque bien plus qu’un simple stratagème : « supercherie » rendrait probablement mieux la notion de malhonnêteté qui s’y attache. Un héros malhonnête et tricheur qui, se voyant incapable de soumettre une femme à sa volonté, n’hésite pas à recourir à une ruse qui lui permet de renier sa parole et de détruire sa proie lâchement et sans pitié : voilà l’impression que donne le récit d’Ahmedi, surtout dans ses derniers distiques, où l’auteur ne mâche pas ses mots lorsqu’il décrit le caractère et la pensée d’Alexandre : « Il était fort jaloux, le Roi aux Deux Cornes / Il était tyrannique et rancunier » (Katı gayretlüydi Zülkarneyn Şâh / Hem-dahı cebbâr-ıdı vü kîne-hâh)76 ; « Le feu de l’envie lui brûla l’âme / Son sang se figea dans ses veines / Le Roi de Grèce fondit sous la flamme de l’envie / Telle une bougie face au foyer (Gayret odı yaḳdı anun cânını / Tamarında huşk kıldı kanını / Gayret odından eridi Şâh-ı Rûm / Nitekim ocağa karşu ola mum)77. Face à tant de violence et de calcul, Kaydefa fait l’effet d’une victime dont le sort devient — littéralement, semble-t-il — proverbial. Pourtant, elle avait toutes les qualités humaines que l’on pouvait imaginer, de la magnanimité jusqu’à la clémence qui finit par la perdre. « Kaydafe était une bien grande reine / Son esprit comprenait tout sans peine / Mais envers Alexandre elle fut sourde et aveugle / En vérité, quand tombe l’arrêt du destin, l’œil est aveugle » (Gerçi kim Kaydafe ulu şâh-idi / Aklı anun her nesneden agâh-idi / Oldı İskender işinde kûr ü ker / Lâ şekk idhâ jâ‘a 76 77
Ünver, İskender-nāme, d. 4757. Ünver, İskender-nāme, d. 4760-4761.
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al-qaḍâ‘ ῾amiya al-baṣar ( )) إذا جاء القضاء عمي البصر78. Suivent plusieurs distiques qui reprennent encore une fois le thème de la méfiance envers l’ennemi, clôturant ainsi l’histoire avec la leçon de morale qui l’avait introduite79. La méfiance, la crainte, voire le mépris ressentis envers un tyran cèdent la place à des sentiments de pitié, de sympathie et d’empathie pour une femme qui a payé cher son aveuglement et la confiance qu’elle avait eu le tort de montrer à l’égard d’un homme qui ne le méritait guère. Quelles pouvaient bien être les raisons derrière les choix d’Ahmedi ? Julia Rubanovich s’est penchée sur la question des variations observées entre diverses versions de l’histoire d’Alexandre et de Candace. Même si ces variantes sont loin d’avoir la même ampleur et le même impact que les réécritures d’Ahmedi, elle n’en tire pas moins des conclusions fort intéressantes sur les causes possibles de ces différences. Elle constate notamment que les questions de genre et de sexualité jouent un rôle important dans les transformations observées dans certaines versions de cet épisode. Elle note ainsi que l’histoire d’Alexandre et de Candace « est une élaboration évidente du thème littéraire bien connu du victor victus — le vainqueur vaincu », doublé de l’inversion du rapport de puissance traditionnel entre les genres : un homme, qui plus est un puissant empereur, se retrouvait soudain à la merci d’une femme80. Or, selon Rubanovich, l’une des particularités frappantes des versions européennes de ce récit, écrites aux XIIe et XIIIe siècles, était la tournure érotique qui leur était donnée et qui finissait par renverser la situation, forçant Candace à se soumettre par amour à la volonté d’un homme dont elle s’était éprise. L’histoire était ainsi mise au goût de l’amour courtois qui dominait la culture médiévale européenne. Il suffisait pour cela de faire d’Alexandre un « véritable amant », ce qu’il n’était guère dans les versions hellénistiques et latines, et d’atténuer l’altérité de Candace, à commencer par la couleur de la peau de cette reine africaine81. La situation est fort différente dans la tradition islamique persanoarabe. Mis à part une version populaire et anonyme de l’Iskandar-nâma, qui reprend le thème de la soumission de Candace à la volonté et aux prouesses d’Alexandre tout en en étouffant les connotations explicitement 78
Ünver, İskender-nāme, d. 4780-4781. Ünver, İskender-nāme, d. 4782-4789. 80 Rubanovich, « Re-writing the Episode of Alexander and Candace », p. 125. 81 Rubanovich, « Re-writing the Episode of Alexander and Candace », p. 128 et p. 146, n. 21-23 pour une riche bibliographie sur les versions européennes du récit. Voir aussi Gaullier-Bougassas, « Alexandre et Candace », p. 18-44. 79
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sexuelles, les principales sources historiques semblent avoir tout simplement écarté ou minimisé cet épisode82. Rubanovich y voit une grande part de misogynie ou, plus précisément, une incapacité à « absorber la saveur “féministe” » du récit d’origine83. En revanche, ce silence est rompu dans l’œuvre poétique de Ferdowsi et de Nizami. Le premier, resté fidèle à la tradition du roman d’Alexandre, met l’accent sur les qualités d’un souverain idéal dont Qaydâfa, devenue reine d’al-Andalus, fournit un exemple parfait, indépendamment du fait qu’elle soit une femme : elle est juste, noble, généreuse, sage et mesurée dans ses réactions, ce qui moralement parlant la place bien au-dessus d’Alexandre, aveuglé par l’ambition et la soif des conquêtes84. C’est ce qui permet à Qaydâfa de lui donner conseil (naṣîḥat), voire même de lui faire la leçon, une fois qu’il était à sa merci, ce qui provoqua chez lui un retour à la raison et l’engagea à promettre de ne jamais lever les armes contre cette femme qui avait fait preuve de tant de sagesse et de magnanimité à son égard85. Ce qu’elle perd en féminité, elle le gagne en une sagesse exemplaire qui fait d’elle un exemple moral et politique. Il en va tout autrement du même personnage dans l’épopée de Nizami. Pour commencer, ce dernier la rebaptise Nûchâba (élixir de vie), un renvoi probable à la quête d’immortalité d’Alexandre ; elle est aussi relocalisée comme souveraine du royaume de Barda‘, non loin de la Gandja natale de l’auteur86. L’histoire est beaucoup plus vivante et sensuelle, ne serait-ce que par les fastes d’une cour où s’affairent de chastes suivantes servant et entourant leur reine vierge Nûchâba, qui n’a nul besoin d’homme. C’est lors d’un banquet donné en son honneur qu’Alexandre sera confronté à la sagesse de la souveraine. Tout le monde est servi des mets les plus fins et les plus exquis, à l’exception d’Alexandre qui n’a devant lui qu’un plateau en or avec quatre bols en cristal de roche remplis d’or, de rubis, de cornaline et de perles. Nûchâba l’invite à se servir et lorsqu’il lui fait remarquer qu’il ne peut s’en nourrir, elle se rit de lui et lui fait remarquer 82 Rubanovich donne notamment les exemples du Pseudo-al-Aṣma‘î (Nihāyat al-Arab fī Akhbār al-Furs wa’l-‘Arab), al-Ṭabarî (Ta’rīkh al-Rusul wa’l-Mulūk), al-Mas‘ûdî (Murûj al Dhahab wa Ma‘ādin al-Jawhar), l’auteur du Kitāb al-Tanbīh wa’l-Ishrāf et al-Tha‘âlibî (Rubanovich, « Re-writing the Episode of Alexander and Candace », p. 129). 83 Rubanovich, « Re-writing the Episode of Alexander and Candace », p. 128-132. 84 Rubanovich, « Re-writing the Episode of Alexander and Candace », p. 132. Pour une traduction de l’épisode d’Alexandre et Candace, voir Mohl, Le livre des rois, t. V, p. 128-153. 85 Mohl, Le livre des rois, t. V, p. 139-141. 86 Rubanovich (Julia), « Qaydâfa ».
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qu’il est bien mesquin de passer sa vie à amasser ces pierres et métaux lorsqu’on sait qu’elle s’achève elle-même par une pierre (tombale)87. Au-delà de ce festin moralisateur, la version de Nizami comportait des épisodes sensuels qui mettaient en scène Alexandre et Nûchâba, ainsi que la myriade de jeunes femmes qui l’entouraient et la servaient. C’est notamment le cas du grand festin qu’Alexandre donnera en l’honneur de la reine dans son propre camp et dont le récit, truffé de références plus ou moins ouvertes au vin et à l’amour, clôture l’histoire88. Rappelons par ailleurs que dans le texte de Nizami, les rapports d’Alexandre et de Nûchâba ne se terminent pas vraiment avec ce banquet final. Dans un rebondissement qui suit les aventures d’Alexandre en Chine, Nûchâba se fera enlever par les Rus, lors du pillage de son royaume89. Alexandre lèvera une armée contre les envahisseurs et, après sept jours de combat, parviendra à les vaincre et à libérer Nûchâba, qu’il donnera en mariage à Davali, chef des Abkhazes90. Quoi qu’il en soit, si les variations observées chez Ferdowsi et, plus encore, chez Nizami prouvent bien que la tradition persane amenait une contribution originale qui enrichissait un épisode que Boyle qualifie de « long et quelque peu insipide »91, la question de la continuité avec les versions turques d’Ahmedi et de ses successeurs n’en reste pas moins fort problématique. Certes, il est évident qu’Ahmedi s’est inspiré de cette littérature, notamment de Ferdowsi, dont il suit très fidèlement le scénario et les protagonistes : Kaydafe est reine du Maghreb (al-Andalus chez Ferdowsi) ; Alexandre lui lance un défi, exigeant tribut et soumission ; elle le relève en lui rappelant que la vraie grandeur est dans l’humilité ; il marche sur son royaume et assiège une forteresse tenue par Varka (Veryan chez Ferdowsi) ; il y trouve le fils de Kaydafe, Kanderuş (Kayderûch chez Ferdowsi) et sa femme, aux mains d’un certain Şehrgir (Chahrgîr chez Ferdowsi) ; il place son lieutenant sur son propre trône et prétend être à ses ordres ; il gracie et libère Kanderuş et sa femme et se fait ordonner de les accompagner auprès de Kaydafe comme soi-disant émissaire 87 Rubanovich, « Re-writing the Episode of Alexander and Candace », p. 133-134 ; Nizami, İskәndәrnamә, p. 210-211; Nizami, The Sikandar Nāma, p. 475-478. Il est à noter que Rubanovich voit dans cette parabole les traces d’une généalogie textuelle arabe et, surtout, juive (Rubanovich, « Re-writing the Episode of Alexander and Candace », p. 135142). 88 Nizami, İskәndәrnamә, p. 215-219 ; Nizami, The Sikandar Nāma, p. 480-502. 89 Nizami, İskәndәrnamә, p. 301-304 ; Nizami, The Sikandar Nāma, p. 663-671. 90 Nizami, İskәndәrnamә, p. 301-304 ; Nizami, The Sikandar Nāma, p. 762-764. 91 Boyle, « The Alexander Romance in the East and West », p. 15.
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Ill. 1. — Kaydafe, reine d’al-Andalus, reconnaît İskender qui s’est introduit à sa cour déguisé comme son propre ambassadeur et le confronte au portrait qu’elle avait fait exécuter de lui. Tercüme-i Şehname (traduction du Châhnâma de Ferdowsi) par Şerif Amidî (fl. 1500-1501), calligraphié par Derviş Abdi, ca 1616-1620. New York Public Library, Spencer Collection Turk. Ms. 1. New York Public Library Digital Collections. http://digitalcollections.nypl.org/items/510d47e3-75aa-a3d9-e040-e00a18064a99.
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d’Alexandre sous le prête-nom de Kaytafun (Bithekûn chez Ferdowsi) ; il est accueilli par une Kaydafe reconnaissante qui lui ouvre les portes de son palais ; elle se doute de son identité réelle et en obtient confirmation lorsqu’elle demande à ce qu’on lui apporte le portrait sur soie qu’elle avait fait dessiner de lui. Il s’ensuit la confrontation que l’on sait92 (Ill. 1), qui se termine par la promesse d’Alexandre de ne jamais lever les armes contre celle qui vient de lui faire grâce. C’est là que le récit turc bifurque, abandonnant le scénario « classique » retenu par Ferdowsi. Alors que ce dernier décrit longuement les derniers moments d’Alexandre à la cour de Qaydâfe, les relations tendues entre les deux princes, et la manière dont il finit par avoir raison des doutes et de la haine de Taynûch, Ahmedi évoque en passant l’inimitié de ce fils, nommé Taynus, pour enfin se consacrer à la tragique vengeance d’Alexandre. Inutile de revenir sur la nature et les péripéties de cette revanche ; il suffira de rappeler qu’Alexandre trouva le moyen de détruire la reine du Maghreb et son royaume en usant d’un stratagème qui lui permit de ne pas se dédire de sa promesse. À la recherche des origines Je crois donc avoir démontré que la version d’Ahmedi n’avait pas d’antécédent dans la tradition du roman d’Alexandre, de quelque origine qu’elle fût. Ferdowsi était de toute évidence sa principale inspiration, mais ce retournement extraordinaire qui permettait à Alexandre de sauver la face en annihilant son ennemie n’apparaissait nulle part dans le Châhnâma. Faut-il dès lors en déduire que c’était là une création, une invention de toutes pièces d’Ahmedi ? Pas vraiment. S’il est effectivement impossible de trouver un antécédent de la version d’Ahmedi dans les ramifications pourtant riches et complexes du roman d’Alexandre, d’autres indices permettent de supposer une filiation tout à fait différente. Le tout est de laisser de côté Candace/ 92 Il est surprenant de voir que ce moment de l’histoire, lorsqu’Alexandre est confronté à sa propre image, semble avoir eu beaucoup de succès, si l’on en croit la fréquence avec laquelle cette scène est représentée dans les manuscrits illustrés de l’İskendername. C’est notamment le cas des exemplaires de Saint-Pétersbourg (Académie des sciences de Russie, Institut des manuscrits orientaux, C-133, f. 150 v° ; Bibliothèque nationale de Russie, Dorn 565, f. 147 r°), New York (New York Public Library, Spencer Collection, Turk. Ms. 1) et d’Istanbul (Bibliothèque du musée du palais de Topkapı, H. 679, f. 254 v° et H. 813, f. 163 r°). Je remercie ma collègue Serpil Bağcı pour ces précieux renseignements.
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Qaydâfa pour se concentrer sur ce que cette version a de plus marquant : un déluge provoqué par Alexandre en s’attaquant à un obstacle faisant rempart contre la mer. Or ce thème apparaît clairement dans une version orientale de l’épopée d’Alexandre, sans pour autant avoir le moindre rapport avec Candace. Il s’agit de l’Âyina-e Sikandarî, ou « Miroir alexandrin », sorti de la plume d’Abu’l-Hasan Yaminuddin Khosrow, plus connu sous le nom d’Amir Khosrow Dihlavi (1253-1325), mystique et poète indien, auteur d’un Khamsa dans la plus pure tradition persane. Ce texte, est daté de 1298, soit deux siècles après celui de Ferdowsi et un siècle après celui de Nizami, dont il s’inspire ouvertement avec, bien sûr, l’ambition de le surpasser93. Il est inutile et bien au-delà de mes compétences d’évoquer ici l’ampleur et la nature de l’œuvre littéraire d’Amir Khosrow94. Je me contenterai donc de narrer la partie de l’Âyina-e Sikandarî décrivant la manière dont Alexandre usa des mêmes moyens pour noyer dans un déferlement d’eau un peuple qui l’avait défié. Cette fois-ci il ne s’agissait pas de Candace et de son royaume, mais des Grecs qui avaient refusé de suivre son appel et de se convertir à l’islam. Plus précisément, c’est Platon lui-même qui était responsable des événements, puisqu’Alexandre, connaissant la prédilection des Grecs pour la philosophie, avait voulu engager le philosophe à le servir dans cette mission sacrée. Il lui avait donc envoyé un messager, mais Platon avait rejeté cette offre et répondu que les Grecs n’avaient nul besoin d’un autre prophète. Sur ce, Alexandre avait décidé de combattre ces mécréants, levant une armée contre eux. Ceux-ci s’étaient réfugiés dans une région montagneuse et avaient réussi à résister à l’envahisseur. Alexandre s’était alors tourné vers al-Khiḍr, qui lui avait proposé de percer une des montagnes près de la mer, afin de laisser le passage aux eaux qui envahiraient ainsi la Grèce. Le résultat escompté fut obtenu et tous, à l’exception de Platon et de deux de ses proches, furent noyés dans le déluge (Ill. 2).
93 Le Khamsa d’Amir Khosrow se compose évidemment de cinq parties qui font écho à celles du Khamsa de Nizami : Maṭla‘ al-Anvâr (Le lever des lumières, Makhzan al-Asrâr chez Nizami) ; Chîrîn o Khosrow (Khosrow o Chîrîn chez Nizami) ; Majnûn o Laylî (Laylî o Madjnûn chez Nizami) ; Âyina-e Sikandarî (Miroir alexandrin, Eskandarnâma chez Nizami); et Hacht Behecht (Les huit paradis, Haft Paykar chez Nizami). 94 Sur Amir Khosrow et son œuvre, voir, entre autres, Mirza, The Life and Works of Amir Khusrau ; Memorial Volume: Amir Khusrau ; Ansari éd., Life, Times & Works of Amīr Khusrau Dehlavi ; Seyller, « Pearls of the Parrot of India » ; Sharma, Amir Khusraw.
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Ill. 2. — Alexandre fait percer un canal à travers la montagne pour punir les Grecs d’avoir rejeté sa prophétie et d’avoir renié Dieu. Peinture attribuée à l’artiste Sûradâsa Gujarâtî (fl. 1596-1597), Khamsah de Amîr Khusraw Dihlavî, f° 153v°. Walters Art Museum, W.624. http://thedigitalwalters.org/ Data/WaltersManuscripts/html/W624/.
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Cette catastrophe fit réaliser son erreur au philosophe qui finit par trouver le droit chemin. Alexandre lui envoya alors un messager pour l’inviter à le rencontrer. Sur le refus de Platon, Alexandre se vit dans l’obligation d’aller jusqu’à lui afin de le convaincre de venir le conseiller aux côtés d’Aristote. Platon refusa à nouveau, mais sur l’insistance du souverain accepta de venir lui donner conseil de temps en temps95. Il n’y a guère de doute : Ahmedi s’était tout simplement inspiré de l’histoire d’Alexandre et de Platon par Amir Khosrow pour en tirer un dénouement aussi nouveau que dramatique à sa propre version de l’histoire d’Alexandre et Candace. Évidemment, le contexte était tout à fait différent : une reine victorieuse contre un philosophe récalcitrant ; un souverain ambitieux contre un propagateur de la foi ; le Maghreb contre la Grèce ; annihilation totale contre des survivants qui se rachètent… Clairement, Ahmedi s’était contenté de retirer à cette histoire son côté « technique » : comment noyer son ennemi lorsque ses territoires sont situés près de la mer ? Détail amusant, il n’avait pas ressenti le besoin d’emprunter à Amir Khosrow le rôle du célèbre Hızır/al-Khiḍr, connu pour les solutions qu’il savait trouver aux situations les plus désespérées ; pourtant ce personnage ressurgirait, comme par magie, trois siècles plus tard dans la version narrée par Evliya Çelebi. Évidemment, il reste à savoir par quel moyen Ahmedi a pu prendre connaissance de l’œuvre d’Amir Khosrow. Nihad Çetin a identifié près de vingt manuscrits conservés dans des bibliothèques de Turquie, dont dix au palais de Topkapı, contenant l’Âyina-e Sikandarî ; le plus ancien comportant une date précise remonte à 867 de l’Hégire, soit 1462. D’autres sont approximativement datés du IXe siècle de l’Hégire, XVe de notre ère. Dans le meilleur des cas certains pourraient donc à la rigueur être contemporains des dernières années d’Ahmedi96. Il me paraît toutefois inutile de pousser le zèle aussi loin : ces chiffres suffisent largement à suggérer qu’Amir Khosrow et son Khamsa étaient bien connus en Anatolie du temps d’Ahmedi, à une époque où le persan était particulièrement prisé des cercles plus ou moins lettrés97. De plus, rien n’empêche que la 95 Un court résumé en anglais accompagne la seule illustration connue de cet épisode dans un manuscrit du Khamsa d’Amir Khosrow (Seyller, « Pearls of the Parrot of India », p. 86-87). Safavî donne une version synoptique de l’épisode en question dont il note bien qu’il n’existe pas dans l’Eskandarnâma de Nizami (Safavî, Eskandar va Adabiyāt-e Īrān, p. 247-248). Pour une traduction italienne, voir Piemontese, Lo Specchio Alessandrino, p. 115-124. 96 Çetin, « Amir Xusraw-i Dihlawi », p. 74-76, 80-82. 97 On se souviendra peut-être de l’épisode assez cocasse de la conversation entre Ibn Batouta et un demi lettré de Geyve qui prétendait parler l’arabe mais ne parlait en fait que
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transmission se fût faite oralement, même s’il est bien peu probable qu’un auteur comme Ahmedi n’ait pas eu accès au corpus « classique » des textes arabes et, surtout, persans98. La question de savoir où Amir Khosrow lui-même avait puisé l’inspiration de cette histoire est bien plus intéressante, puisqu’il semble bien avoir été le premier à introduire l’image d’un déluge associé à la personne d’Alexandre. Angelo Michele Piemontese s’est penché sur cette question et retient deux sources probables : le Dârâbnâma de Abû Ṭâher Ṭarsûsî, auteur du XIIe siècle, et le Modjmal al-Tavârîkh va’l-Qeṣaṣ, une cosmographie persane anonyme datée de 112699. Effectivement, le Dârâbnâma contient un épisode de la vie d’Alexandre où celui-ci, éprouvant des revers dans son attaque contre deux villes tenues par deux frères, finira par les anéantir par l’eau, grâce à l’aide d’Hippocrate100. Quant au Modjmal alTavârîkh va’l-Qeṣaṣ, il semble bien qu’Amir Khosrow lui devait l’histoire d’un déluge grec où Platon joue un rôle central, sans le moindre rapport avec Alexandre. L’auteur y explique en effet qu’il a entendu dire de source sûre qu’il existait autrefois en Grèce un grand sage — peut-être Platon, croyait-il se souvenir — qui avait prédit qu’un déluge engloutirait tout le pays. Il en avait averti ses compatriotes et les avait incités à le rejoindre au sommet d’une montagne pour faire face à cette catastrophe. Peu d’entre eux l’avaient suivi et le jour où le déluge eut lieu, seul le philosophe et ses quelques fidèles survécurent tandis que tout le reste de la population était noyé sous les flots101. Évidemment l’histoire et la mythologie grecques ne manquaient pas de légendes diluviennes susceptibles d’avoir nourri le récit contenu dans le Modjmal al-Tavârîkh va’l-Qeṣaṣ102. La première de ces légendes cataclysmiques était celle du déluge d’Ogygès, roi mythique de Béotie ou d’Attique, évoqué par Platon comme le plus ancien des cataclysmes (Κατακλυσμός). le persan et s’en expliquait en disant que les visiteurs parlaient l’arabe ancien tandis que lui parlait l’arabe moderne (Ibn Batouta, Voyages, t. II, p. 326-327). Le phénomène est étudié dans Yıldız, « Ottoman Historical Writing in Persian ». 98 Caroline Sawyer note que le vocabulaire persan de l’İskendername d’Ahmedi est fort riche et sophistiqué, mais que son propre style est beaucoup plus cru, ce qui la pousse à supposer qu’il n’avait probablement pas eu souvent accès aux versions écrites du Châhnâma (Sawyer « Revising Alexander », p. 228). 99 Piemontese, « Amir Khosrou’s “The Alexandrine Mirror” », p. 38-40. 100 Marina Gaillard, « Hero or Anti-Hero », p. 324. 101 Kiyâni éd., Modjmal al-Tavârîkh, p. 148-149. 102 Piemontese évoque en passant le cataclysme de la tradition stoïque et les légendes diluviennes scandinaves et celtes (Piemontese, « Amir Khosrou’s “The Alexandrine Mirror” », p. 40).
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On y retrouve notamment l’image de rares rescapés réfugiés au sommet des montagnes103. De même, la légende du déluge de Deucalion va exactement dans le même sens et présente une ressemblance frappante avec les mythes diluviens mésopotamiens et bibliques, puisqu’on y découvre Deucalion, averti par son père Prométhée, se réfugier avec sa femme Pyrrha sur une embarcation qui finit par échouer sur le mont Parnasse, où le couple sera chargé de repeupler le monde après la destruction de l’humanité104. Enfin, rappelons la légende de Dardanos, fils de Zeus et d’Électre, demeurant en Arcadie et qui, ayant lui aussi survécu à un déluge avec ses fils, se réfugia sur ce qui était devenu l’île de Samothrace avant de fonder en Troade la ville qui porterait son nom105. Je laisserai aux spécialistes le soin de spéculer sur les rapports possibles — voire probables — entre ces mythes et des transformations plus ou moins catastrophiques des derniers millénaires : fonte des glaciers, tsunamis causés par des séismes et éruptions et théories récentes — André et Denise Capart (1986), William Ryan et Walter Pitman (1998) — concernant le rôle central de la mer Noire dans l’apparition de légendes diluviennes106. Je me contenterai d’évoquer une seconde dimension de la question, celle de l’idée de percer une montagne ou tout simplement la terre ferme pour permettre à l’eau de franchir cet obstacle. C’est là une question centrale, puisque quelle qu’ait pu être l’importance des mythes cataclysmiques dans l’élaboration de l’image d’Alexandre noyant ses ennemis sous les flots, il manquait à ces récits de catastrophes naturelles ou divines une dimension humaine qui eût permis d’assigner un rôle concret à Alexandre. Or l’histoire — et non la mythologie — grecque en fournissait un exemple frappant dans le percement du canal de Xerxès, vers le début du Ve siècle avant notre ère107. Ce fait historique, repris par de nombreux auteurs108, survenu vers 480 avant notre ère, veut que Xerxès, lors de la Seconde guerre médique, ait voulu éviter de contourner la péninsule orientale de 103
Platon, Les Lois, liv. III, p. 677. Pseudo-Apollodore, Bibliothèque, liv. I, ch. 7, 2 ; Ovide, Les Métamorphoses, liv. I, v. 253-312, p. 14-19. 105 Pseudo-Apollodore, Bibliothèque, liv. I, ch. 61, 1-5. 106 Capart, L’homme et les déluges ; Ryan et Pitman, Noah’s Flood. 107 Piemontese évoque cette idée, sans la développer (Piemontese, « Amir Khosrou’s “The Alexandrine Mirror” », p. 40). 108 Hérodote, Histoire, liv. VII, ch. 22-24, t. II, p. 85-87 ; Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, liv. IV, ch. 109, t. I, p. 438-439 ; Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, liv. XI, ch. 2-3, t. II, p. 84-85 ; Strabon, Géographie, liv. VII, fr. 38, t. II, p. 83-84. 104
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la Chalcidique — connue sous les noms d’Aktè ou de Mont Athos — afin de ne pas devenir la proie d’une tempête comme celle qui avait coûté sa flotte à Mardonios environ dix ans auparavant. Pour cela il avait fait creuser un canal de 2 km, large de 30 m et profond de 15, au niveau d’un resserrement au nord de la péninsule109. Évidemment le percement d’un canal destiné à raccourcir ou modifier la trajectoire d’une flotte n’a pas vraiment de rapport avec le déclenchement d’un déluge, mais il ne fait pas de doute que la nature extraordinaire de cet exploit fournissait un exemple parfait d’une tâche herculéenne digne d’un souverain comme Alexandre. D’ailleurs Hérodote, lorsqu’il évoquait ce projet de Xerxès, insistait bien sur l’idée que le souverain perse « fit percer le Mont Athos par orgueil, pour faire montre de sa puissance, et pour en laisser un monument »110. De même, Diodore de Sicile notait que ce canal avait été creusé « dans le but d’ouvrir à ses troupes un passage sûr, et en même temps dans l’espoir d’épouvanter les Grecs par la grandeur de ses travaux »111. Il est clair que le canal avait été perçu non seulement comme un exploit technique, mais aussi comme un acte de violence ; dès lors, il n’est guère difficile d’imaginer comment ces sentiments purent venir se greffer sur les mythes diluviens pour créer un récit hybride qui accordait à Alexandre le pouvoir de déchaîner un déluge artificiel contre ses ennemis. À cela il faut probablement ajouter la description que fait Hérodote du chantier du canal, dont l’ampleur et le nombre impressionnant d’ouvriers contribuent grandement à renforcer l’impression d’un exploit surhumain : Voici comment on perça cette montagne. On aligna au cordeau le terrain près de la ville de Sané, et les barbares se le partagèrent par nations. Lorsque le canal se trouva à une certaine profondeur, ceux qui étaient au fond continuaient à creuser, les autres remettaient la terre à ceux qui étaient sur des échelles. Ceux-ci se la passaient de main en main, jusqu’à ce qu’on fût venu à ceux qui étaient tout au haut du canal ; alors ces derniers la transportaient et la jetaient ailleurs. Les bords du canal s’éboulèrent, excepté dans la partie confiée aux Phéniciens, et donnèrent aux travailleurs une double peine. Cela devait arriver nécessairement, parce que le canal était sans talus, et aussi large par haut que par bas. Si les Phéniciens ont fait paraître du talent dans tous leurs ouvrages, ce fut surtout en cette occasion. Pour creuser la partie qui leur était échue, ils donnèrent à l’ouverture une fois plus de largeur que le canal ne devait en avoir, et, à mesure que l’ouvrage avançait, 109 110 111
Isserlin, « The Canal of Xerxes ». Hérodote, Histoire, liv. VII, ch. 24. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, liv. XI, ch. 2.
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ils allaient toujours en étrécissant, de sorte que le fond se trouva égal à l’ouvrage des autres nations112.
En quête d’explications Cette incursion en amont des versions orientales d’un déluge alexandrin aura probablement suffi à démontrer la complexité de la filiation textuelle menant jusqu’à l’İskendername d’Ahmedi. Évidemment, cette étude s’en tenant au seul épisode d’Alexandre et de Candace, il m’est impossible de spéculer sur l’incidence possible de ces sources sur le reste du texte. Je me contenterai de noter toutefois que la plupart des chercheurs qui se sont penchés sur cette œuvre et son auteur ont fait preuve de bien peu d’intérêt pour cette dimension de la question et se sont limités à évoquer Ferdowsi et Nizami, tout en notant, sans l’étudier vraiment, la tendance d’Ahmedi aux modifications et aux digressions113. L’un des pionniers du domaine, Gibb, le notait déjà dans son histoire de la poésie ottomane en 1901114. Un peu plus d’un siècle plus tard, Caroline Sawyer dit à peu près la même chose, tout en donnant plus de poids à l’influence de Nizami et à celle, hypothétique, d’historiens arabes comme al-Mas‘ûdî. Quant aux « innovations » d’Ahmedi, elle insiste avant tout sur l’épisode de Gülşah, absent chez Ferdowsi, qu’elle juge lié au mariage du sultan ottoman Bayezid avec Devlet Hatun, la fille de Süleyman Şah, bey de Germiyan. Elle note aussi la nouveauté d’un voyage maritime initiatique et, bien sûr, d’un Mevlid relatant la nativité du Prophète et d’une « Histoire des rois de la maison d’Osman » (Tevarih-i Müluk-i Âl-i Osman), ces deux derniers étant clairement des ajouts tardifs au texte d’origine115. Mais aucun des spécialistes, pourtant nombreux, d’Ahmedi et de son œuvre ne semble s’être rendu compte de l’étrange et très originale tournure que prenait l’histoire de Candace116. 112
Hérodote, Histoire, liv. VII, ch. 23. Voir, par exemple, Ünver, İskender-nāme, p. 11-12, 17-18. 114 Gibb, A History of Ottoman Poetry, t. I, p. 268-269. 115 Sawyer « Revising Alexander », p. 228-234. Il paraît douteux qu’Ahmedi ait véritablement innové en introduisant le thème d’un voyage initiatique sur les mers, quand on sait que c’est là un thème développé par Amir Khosrow, qui le fait voyager de la même manière en compagnie d’al-Khiḍr. 116 Ünver est le seul qui l’évoque brièvement et qui remarque, en note, que dans l’ouvrage d’Amir Khosrow, Alexandre détruit de la même manière les philosophes grecs qui rejettent sa religion. Cependant, plutôt que d’y voir la source d’inspiration d’Ahmedi, il se reportera sur la Chronique de Tabari pour expliquer la présence de ce dénouement dans l’İskendername (Ünver, İskender-nāme, p. 18 et n. 192-194). C’est là une erreur sur laquelle 113
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Il me semble que cette lacune peut s’expliquer par des tropismes opposés mais convergents des deux domaines d’étude susceptibles de s’intéresser à la question. D’une part, les spécialistes du roman d’Alexandre, pourtant passionnés par la découverte de variantes dans chacune des versions de ce texte, semblent peu intéressés par sa filiation turco-ottomane, ou en tout cas peu au courant de cette veine très particulière. Pour eux, la dimension « orientale » de la question se limite essentiellement aux versions syriaque, hébraïque, arabe et persane du roman, dont Ferdowsi et Nizami représentent en quelque sorte l’aboutissement final117. Le soin de s’occuper d’Ahmedi et de ses successeurs est donc laissé aux turcologues et ottomanistes qui, de leur côté, font preuve d’une myopie en sens inverse qui les coupe en grande partie des antécédents aussi nombreux que variés de l’İskendername. Leur regard se porte donc plutôt sur le contexte historique de cet ouvrage, soit les conditions politiques de l’Anatolie au tournant du XVe siècle, ce qui explique certainement leur engouement pour l’annexe « ottomane » de son ouvrage118. Or, dans le cas de la variante que j’ai découverte, je ne pense pas trahir ma propre discipline en n’y trouvant rien qui puisse être lié aux circonstances de l’Anatolie et des beylicats de Germiyan ou d’Osman à la fin du XIVe et au début du XVe siècle. Il me paraît impossible d’établir ou même de supposer l’existence d’un lien entre la trahison et la destruction de Candace par Alexandre et les événements politiques majeurs de l’époque, que ce soit la victoire ottomane à Kossovo (1389), la défaite de Bayezid à Angora aux mains de Tamerlan (1402), le violent interrègne opposant les quatre fils de Bayezid (1402-1413) ou les vicissitudes des rivalités entre les beylicats d’Anatolie, d’autant plus que cet épisode semble bien faire partie du texte rédigé avant 1390. Si le contexte politique ne permet pas d’expliquer le choix d’Ahmedi pour ce violent dénouement, il est tout aussi difficile d’y trouver une justification morale ou culturelle. Certes, ainsi que je le suggérais plus haut, on pourra toujours invoquer l’argument d’un parti pris misogyne qui ne je reviendrai car elle s’inscrit à merveille dans ma réflexion sur les avatars de l’histoire de Candace jusqu’au XIXe siècle. 117 Sinon, comment expliquer que Julia Rubanovich n’ait pas inclus la version d’Ahmedi dans son étude sur les variations de l’épisode d’Alexandre et de Candace ? Ce texte n’étant disponible qu’en turc, il est fort probable qu’elle n’ait jamais eu vent de son caractère très particulier, d’autant plus qu’aucune des rares études en langues étrangères sur le sujet ne relève cette idiosyncrasie de l’histoire d’İskender et de Kaydafe. 118 Voir, par exemple, Turna, « Perception of History » ; Toutant, « Le premier roman d’Alexandre » ; Kastritsis, « The Alexander Romance », p. 254-271.
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supporte pas l’idée d’un homme soumis à une femme, et encore moins celle d’un conquérant du monde rançonné par une reine. S’il est indiscutable que les vers d’Ahmedi étaient truffés de références misogynes119, il n’en reste pas moins vrai que cette hypothèse se trouve sérieusement infirmée par le traitement contradictoire que reçoivent les deux protagonistes : Alexandre est victorieux mais orgueilleux, immoral et fourbe et Candace, au contraire, est vertueuse, sage, magnanime et victime des machinations d’un tyran. Si la dimension purement morale de l’histoire est douteuse, on peut penser, avec Marc Toutant, que l’objectif premier de cet ouvrage étant purement didactique, l’épisode en question avait été remanié de la sorte pour en tirer un enseignement destiné à ses nobles lecteurs120. En effet, comment ne pas remarquer que le récit en question se conforme parfaitement à cette caractéristique si particulière du roman d’Ahmedi, la répétition, avant et après chaque récit, d’une leçon à l’intention du lecteur. Nous l’avons vu, le récit est précédé par des vers qui annoncent déjà la tournure tragique que les faits finiront par prendre pour Candace ; il se termine par une série de distiques qui rappellent au lecteur l’erreur que celle-ci a commise en faisant confiance à Alexandre. Si l’on voulait extraire une seule leçon, un seul exemple de cette histoire, ce serait bien le distique qui, apparemment, traversa les siècles comme un proverbe : « Qui fait grâce à son ennemi quand il le tient / Sans aucun doute comme Kaydefa devient » ou, de manière plus prosaïque, « il faut saisir l’occasion au vol si l’on ne veut pas se retrouver le bec dans l’eau ». À l’inverse de la plupart des leçons de l’İskendername où c’est Alexandre lui-même qui donne l’exemple par la vertu et la sagesse, dans ce cas très particulier, la leçon est négative : il ne s’agit pas de faire comme Alexandre, mais de ne pas faire comme Candace. Évidemment, il reste aussi la possibilité, déjà évoquée et tout à fait compatible avec ce qui précède, que l’objectif d’Ahmedi était aussi de pimenter une histoire qu’il trouvait trop fade en saisissant l’opportunité d’un récit qui lui paraissait refléter mieux les ambitions d’un conquérant. Quoi qu’il en soit, je mettrai fin ici à des spéculations qui dépassent de beaucoup mes compétences pour me tourner vers la dernière phase de ce travail, qui traitera de la transmission de la version ahmedienne 119 De manière générale, selon Ahmedi, les femmes sont inconstantes, fourbes, trompeuses, ne méritent aucune confiance et portent malheur. Voir à ce sujet Ayçiçeği, « Ahmedî ile Behişti », p. 155-157. 120 Toutant, « Le premier roman d’Alexandre », p. 11-18.
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du récit de Candace et d’Alexandre pendant les siècles suivants. Cela me permettra de « boucler » cette étude qui, partie d’un texte de la fin du XVIIe siècle, en avait identifié l’origine à la fin du XIVe, avant d’en proposer une généalogie en amont, tant du côté de la littérature persane que des sources grecques. Le temps est venu d’effectuer le même exercice en aval, en essayant de jalonner le parcours que le texte d’Ahmedi a pu suivre dans le temps et dans l’espace, au moins jusqu’à Evliya Çelebi et, si possible, au-delà. Impact et influences La première piste à suivre, bien sûr, est celle des İskendername et autres textes similaires dont il serait intéressant de voir si, dans le cas de l’épisode qui nous intéresse, bien sûr, ils reprennent l’innovation d’Ahmedi ou, au contraire, s’ils retournent au format original tel que l’avaient consacré Ferdowsi et, jusqu’à un certain point, Nizami. La tâche n’est pas aussi facile qu’il n’y paraît, quand on sait que certains de ces textes n’ont pas survécu. C’est notamment le cas de l’İskendername de Figani et du Hıredname de Lamii Çelebi qui, bien que cités dans certains ouvrages, n’ont pas encore été retrouvés121. Loin de prétendre à l’exhaustivité, je me contenterai de noter que l’influence d’Ahmedi semble avoir été considérable, notamment pendant le siècle qui suivit sa mort. En tête de la liste de ses émules possibles se trouve son propre frère, Hamzavi, dont on sait qu’il composa un İskendername. Toutefois, devant l’impossibilité d’accéder à la totalité de cette épopée-fleuve — elle aurait compté 24 tomes dont la plupart n’ont pas encore été trouvés — il paraît impossible de se prononcer de manière catégorique à ce sujet.122 Les quelques travaux qui ont été effectués sur un tome de l’œuvre laissent supposer que l’histoire de Candace ne faisait tout simplement pas partie de l’İskendername de Hamzavi123. Tout à la fin du XVe siècle, vers 1500, Ahmed Rıdvan rédigera à son tour un ouvrage intitulé İskendername et dont la structure — y compris l’histoire de Candace — et le style sont tellement proches d’Ahmedi 121
Avcı, « Türk Edebiyatında İskendernâmeler », p. 63-66. Toutant, « Le premier roman d’Alexandre », p. 18-20 ; Avcı, « Türk Edebiyatında İskendernâmeler », p. 47-52 ; Kastritsis, « The Alexander Romance », p. 271-279. 123 Akyol, « Hamzavi Kıssa-i İskender » ; Seçkin, « Hamzavi Kıssa-i İskender » ; Bağdemir, « Kitab-ı İskender » ; Kalfa, « Kıssa-i İskender » ; Feyzioğlu, « İskendernāme ». 122
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qu’on a souvent l’impression de lire une version plagiée de son œuvre124. Quelques années plus tard c’est un certain Behişti Ahmed qui s’y essaiera, rédigeant en 1505 son İskendername. Cette fois-ci on est bien loin du plagiat, tant par le style que par le contenu, mais on y relève une étrange convergence entre les deux textes, même si le scénario est quelque peu différent125. En effet, Behişti reprend la structure de base du récit : Alexandre, venant de convertir Alger, est confronté à la puissance de Kaydafe, reine de Tunis, et décide de l’observer sur place en se faisant passer pour son propre émissaire. Lorsque Kaydafe le reçoit, il l’invite à se convertir à l’islam ; elle s’y refuse, mais organise quand même un festin en son honneur. Évidemment, elle se souvient d’un portrait sur soie qu’elle avait fait faire d’Alexandre, ce qui lui permet de démasquer l’imposteur. Il promet — comme toujours — de ne pas l’attaquer et il la quitte, chargé de magnifiques présents. L’histoire prend alors un tour surprenant : Kayderuş, le fils de Kaydafe, apprenant la présence d’Alexandre, décide de l’attaquer. Il est défait et lorsqu’il se réfugie chez sa mère, celle-ci lui reproche amèrement de lui avoir causé un grand tort : Bozup ahdi olduk yanında yalan Bize ondan erse gerekdür ziyan
En rompant le serment nous lui avons menti Par lui nous serons sans aucun doute punis126
C’est en effet cette erreur qui scelle le destin de Kaydafe, même si l’on ne comprend pas tout à fait ce que l’auteur entend par « détruire le royaume par la douceur127 » (Nezaket ile ede mülkün harab)128 : Ne leşker çeküp çekdi ne tiğ-ı kin Sans lever d’armée ni même brandir d’épée Ne Kaydafe kaldı ne Mağrib-zemin De Kaydafe et du Maghreb il s’est ainsi défait129
Ni déluge, ni destruction : on est bien loin du dénouement apocalyptique d’Ahmedi. Pourtant, Behişti rejoint son prédécesseur dans le bilan final de l’affaire : Kaydafe est vaincue et Alexandre vainqueur. D’ailleurs Behişti parvient aussi à exonérer ce dernier des défauts moraux que lui attribuait Ahmedi : ce n’est pas lui qui renie sa parole, mais le fils de Kaydafe ; le combat qu’il livre contre ce prince est donc non seulement 124
Avcı, « Türk Edebiyatında İskendernâmeler », p. 263, 410-411, 418-419, 422, 426427, 442, 515, 854-882. 125 Ayçiçeği, Behiştî Ahmed, d. 4 960-5 056. 126 Ayçiçeği, Behiştî Ahmed, d. 5 052. 127 On peut aussi comprendre « avec douceur ». 128 Ayçiçeği, Behiştî Ahmed, d. 5 054b. 129 Ayçiçeği, Behiştî Ahmed, d. 5 055.
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noble, puisqu’il ne s’agit pas d’une agression détournée, mais légitime, car c’est Alexandre qui a été trahi. Quoi qu’il en soit, il ne fait guère de doute que Behişti a choisi de retenir la formule d’Ahmedi plutôt que la version classique, même s’il l’a lui-même réécrite à sa manière, en radoucissant quelque peu une fin qu’il trouvait peut-être trop violente et immorale. Évidemment, deux hirondelles ne font pas le printemps, mais ces exemples montrent bien que l’histoire d’Ahmedi avait fait souche. Un siècle après sa disparition, sa création littéraire avait réussi à s’implanter dans la littérature d’un empire en passe de devenir la première puissance du monde musulman130. Toutefois, cet état des choses ne doit pas nous faire oublier que la cour et les milieux lettrés de l’Empire restaient en même temps fidèles à la tradition persane que dominaient Ferdowsi et Nizami. Il suffit pour cela de rappeler le nombre de Châhnâma conservés aujourd’hui dans les bibliothèques de Turquie, à commencer par celle du palais de Topkapı, tout à fait comparable à celui des İskendername d’Ahmedi et bien supérieur à celui de ses quelques émules131. Lale Uluç a montré de manière fort convaincante que les bibliophiles ottomans du XVIe siècle rivalisaient pour obtenir des manuscrits persans de Chiraz, parmi lesquels le Châhnâma de Ferdowsi et le Khamsa de Nizami figuraient en tête132. Pour comprendre la diversité qui caractérisait l’environnement culturel de la période, nous disposons d’un exemple tout à fait fascinant : un roman d’Alexandre byzantin richement illustré et — fait exceptionnel — « sous-titré » en turc. Selon les études menées sur le sujet, il s’agirait d’un manuscrit du XIVe siècle ; quant aux légendes turques, elles sont datées des années 1460, parce que le manuscrit était conservé à Trébizonde qui tomba aux mains des Ottomans en 1461133. Sur les 250 images du manuscrit, 130 Le commentaire suivant de Dimitri Kastritsis concernant l’İskendername d’Ahmed Rıdvan le dit bien : « If nothing else, the fact that someone at the end of the fifteenth century would take the trouble to produce an “improved” version of Ahmedi shows that by that time, the earlier work had already achieved the status of a classic » (Kastritsis, « The Alexander Romance », p. 250). 131 Schmidt, « The Reception of Firdausi’s Shahnama », p. 122-123 ; Uluç, « The Shahnama of Firdausi », p. 159-180. Selon Ünver, il y aurait plus de cent exemplaires de l’İskendername d’Ahmedi conservés aujourd’hui dans la région s’étendant des Balkans à l’Iran (Ünver, « İskender. Edebiyat », p. 559). 132 Uluç, « Ottoman Book Collectors ». 133 Il s’agit du manuscrit Gr. 5 de l’Institut hellénique de Venise. Voir à ce sujet Trahoulias, The Greek Alexander Romance ; Eadem, « The Venice Alexander Romance » ; Kastritsis, « The Trebizond Alexander Romance » ; Bellingeri, « Il «Romanzo d’Alessandro» ».
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41 sont consacrées à l’épisode de Candace, une bonne indication de la popularité de cette histoire. Dans le contexte de cette étude, toutefois, je m’en tiendrai à deux points qui vont dans le sens de mon argument de la survivance de plusieurs traditions, même contradictoires, concernant Alexandre et Candace. Première constatation, le manuscrit conserve, à peu de chose près, le scénario d’origine du roman d’Alexandre, sans révéler la moindre contamination turque ; il ne faut pas s’en étonner puisqu’il s’agit de toute évidence d’un texte antérieur à celui d’Ahmedi. Toutefois, même s’il avait été plus tardif, une certaine étanchéité entre deux traditions que séparent à la fois la langue et la religion n’aurait rien eu de surprenant. Le tout, bien sûr, est de savoir si cette situation se maintint au cours des siècles à venir. Deuxième point, les légendes turques du manuscrit témoignent d’une méconnaissance de l’histoire et de ses protagonistes. Ainsi, lorsque Candace est nommée pour la première fois, elle l’est par une version phonétique de son nom grec ( — قان َذ ِکسQânḏhakis), ce qui laisse supposer que l’auteur de l’annotation ne connaissait ni Kaydafe, ni Nûchâba, ou du moins qu’il ignorait qu’il s’agissait du même personnage. Le contexte de cette ignorance est difficile à cerner : la qualité de la graphie et du vocabulaire laissent penser que l’annotateur était turc ; l’exactitude de sa restitution phonétique fait plutôt penser à un Grec. Quoi qu’il en soit, le nom de Candace disparaîtra immédiatement pour être systématiquement remplacé par une formule assez parlante : « la femme empereur » (avret padişah). La contradiction que semble évoquer cette expression va tout à fait dans le sens des sentiments misogynes prêtés à Alexandre dès le début de l’histoire : Sa Majesté Alexandre ayant entendu qu’une femme nommée Kandakis était un grand empereur et possédait des troupes nombreuses, et Sa Majesté Alexandre s’offusquant de ce qu’en son temps une femme fût empereur, Sa Majesté Alexandre écrivit et envoya une lettre à cette femme empereur disant : Donne-moi ton royaume et soumets-toi à ma volonté, sinon je t’effacerai de ce monde134.
Or ces propos sont apparemment un ajout turc ; le texte grec ne mentionne aucune menace ou animosité, mais parle au contraire d’échange de cadeaux et de lettres entre les deux souverains. Sachant que les légendes 134 Roman d’Alexandre, Institut hellénique, Venise, codex Gr. 5, f. 141 r° ; Trahoulias, The Greek Alexander Romance, p. 331. Pour une excellente version en ligne du manuscrit, voir http://eib.xanthi.ilsp.gr/gr/miniatures.asp.
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turques sont probablement de la seconde moitié du XVe siècle, faut-il y voir une influence de l’agressivité et de la violence qui sous-tendent cet épisode dans sa version turque ? Dans un milieu encore dominé par les classiques persans et ouvert à des survivances byzantines, il est évident que l’influence d’Ahmedi ne pouvait qu’être limitée. Pourtant, il est un phénomène qui, bien au-delà du genre de l’épopée alexandrine, permet de mesurer encore mieux l’impact d’Ahmedi et de sa création littéraire sur la culture ottomane. Il s’agit de l’usage fait par bon nombre d’auteurs de références décontextualisées à l’histoire d’Alexandre et de Candace. Nous en avions vu un exemple flagrant dans la manière dont Diyarbekri citait un distique d’Ahmedi pour parler d’une occasion manquée. Il existe de nombreux cas similaires d’auteurs qui reprennent à leur compte cette histoire et, plus particulièrement, son dénouement pour l’insérer dans un contexte tout autre, uniquement pour sa valeur d’illustration et d’exemple. Un ancrage littéraire L’un des exemples les plus frappants est celui de Lutfi Paşa (?-1564), l’auteur d’une Histoire de la famille d’Osman (Tevarih-i Âl-i Osman), qui, exactement comme Diyarbekri une trentaine d’années avant lui, utilisera les vers d’Ahmedi pour conclure une anecdote concernant, encore une fois, un abus de confiance. Cette fois-ci, il s’agissait de l’interrègne qui suivit la mort de Bayezid II en 1402 et, plus particulièrement, de la rivalité entre les deux derniers survivants de ses quatre fils, Musa Çelebi (1388-1413) et Mehmed Çelebi (1389-1421). Selon Lutfi Paşa, Musa Çelebi avait décidé de faire exécuter Gazi Evrenos Bey (?-1417) mais se contenta de le faire aveugler. Pour s’assurer qu’il avait bien perdu la vue, il le fit asseoir à sa table et lui offrit une assiette de viande qui, en vérité, contenait des grenouilles. Evrenos, se laissant guider, en mangea plusieurs. Convaincu, Musa Çelebi le laissa partir ; en réalité, Evrenos l’avait trompé et s’empressa de rejoindre son rival, Mehmed Çelebi, qui finit par s’accaparer du trône en 1413. « Lorsqu’il fut au courant, Musa Çelebi fut fort attristé, mais que faire ? Le regret de la fin ne sert plus à rien »135. Suivaient trois distiques, dont le dernier nous est bien familier : 135
« Musa Çelebi işitip hayli melül oldu illa ne fayda son pişmanlık fayda vermez » : Lutfi, Tevarih-i Âl-i Osman, p. 64.
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Çün olasın düşmanına destres Fursatını tehir etme bir nefes Düşmanını ki göresin çu kim zaif Bulmadan kuvvet koyasın bi herif Fursatında düşmana veren aman Kaytafe gibi olısar bi güman
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Lorsque tu auras atteint ton ennemi Ne retarde pas ta chance d’un instant Lorsque tu verras ton ennemi affaibli Avant qu’il ne se relève, laisse-le sans ami Qui fait grâce à son ennemi quand il le tient Sans aucun doute comme Kaytafe devient136
Ce qui rend ces exemples extrêmement significatifs est la connaissance qu’ils révèlent de l’histoire elle-même sans jamais avoir à la répéter. Il s’agit par conséquent de la preuve la plus éclatante de l’implantation dans la culture ottomane de l’histoire de Candace, telle qu’Ahmedi l’avait repensée. Ils sont d’ailleurs assez nombreux pour ne laisser aucun doute quant à l’impact, direct ou indirect, d’Ahmedi sur les auteurs des siècles suivants. Un cas précoce et fort parlant est celui du Hikmetname (Livre de la sagesse), une sorte de cosmographie mêlée de géographie rédigée par İbrahim ibn-i Bali en 1488. L’ouvrage n’a évidemment rien à voir avec le roman d’Alexandre, mais le Macédonien y figure souvent dans le contexte des mythes fondateurs de certains monuments ou espaces géographiques. À deux reprises c’est Candace elle-même qui est évoquée, en référence à « l’incident » diluvien, mais dans un contexte qui en est complètement dissocié. La première fois, il s’agit d’une section consacrée à la pluie : Deşildi Kaydafe mülkine umman Ya akdı millet-i Nuh üzre tufan
Dans le royaume de Kaydafe l’océan a coulé Sur le peuple de Noé le déluge a déferlé137
Aucun indice ne permettant de reconstituer l’histoire, pour comprendre l’allusion à Kaydafe, il fallait déjà la connaître, ce qui prouve bien que l’auteur utilisait une référence qu’il savait être familière à la plupart de ses lecteurs. Quant à la seconde référence à Kaydafe dans l’ouvrage, elle est tout aussi décontextualisée que la première, puisqu’il s’agit simplement des deux vers qui terminaient une description de la mer Rouge (Bahr-i Kulzüm) : Bu şol deryaya benzer kim Sikender Cela ressemble à la mer qu‘Alexandre a déversée Düşüpdür Kaydefa mülkine yik-ser Sur le royaume de Kaydefa tout entier138 136
Lutfi, Tevarih-i Âl-i Osman, p. 65. Avcı, « Türk Edebiyatında İskendernâmeler », p. 70 ; Altun, Hikmet-nâme, p. 81, d. 1 340. 138 Altun, Hikmet-nâme, p. 281, d. 4 625. 137
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Presque un siècle et demi plus tard, le poète Kafzade Faizi (?-1622) fait à deux reprises allusion à cette image de la destruction des terres de Kaydafe par Alexandre dans des éloges dédiés aux sultans Ahmed I (r. 1603-1617) et Osman II (r. 1618-1622). Dans le premier cas, lors d’une longue description de ses exploits guerriers, il compare le souverain à Alexandre : İşitdün ab salmış bir diyar üstüne İskender Ne kuvvetdür bu kıldı bahri bir İskender-i sani
Tu sais qu’Alexandre avait déversé l’eau sur un royaume Avec quelle force ce second Alexandre a-t-il attaqué la mer
Hele deryadan aldı kişver-i Kay- Sur la mer il a pris la revanche du pays dafe’nin kinin de Kaydafe Şehinşâh-ı cihanın himmet-i tevfik Et de l’empereur du monde, l’aide et le ü unvanı prestige de son zèle139
Dans le cas d’Osman II, Candace n’est pas citée, mais le distique ne laisse aucun doute quant à la nature de l’allusion : Kişver-i düşmeni garkabe-i hun-ab etti Hasma İskender akıtmış dediler deryayı
Il a noyé dans le sang le pays de l’ennemi On dit qu’Alexandre a déversé l’eau sur l’ennemi140
À peu près au même moment, en 1625, le célèbre poète Nevizade Atayi (1583-1635) reprenait le même thème dans son Sohbetü’l-Ebkâr der Cevab-ı Sübhatü’l-Ebrar (Conversation des vierges en réponse au Chapelet des justes [d’Abdel-Rahman Djami’]). Au cours de la dix-neuvième conversation (sohbet), consacrée à l’intelligence et à son importance dans la vie des hommes, Alexandre ressurgit en tant que destructeur du royaume de son ennemie : Kaydefa kişverini etti tebah Ateş-i fitneye su saldı o şah
Ce roi a anéanti le pays de Kaydafe En déversant l’eau sur le feu de la sédition141
Bien des métaphores sont ainsi construites à partir de cette histoire exemplaire. Ainsi, lorsque Taşlıcalı Yahya Bey (?-1582) veut vanter un coup d’épée, il parle de « plonger dans le déluge d’une lame, tel le pays de Kaydafe » (Kaydafe mülkü gibi tufan-ı tiğe gark eder)142 ; lorsque 139 140 141 142
Okatan, « Kafzâde Fâ’izî », p. 119. Okatan, « Kafzâde Fâ’izî », p. 110. Nevizade Atayi, Sohbetü’l-Ebkâr, p. 100, d. 1738. Çağlayan, « Yahyâ Bey Dîvânı », p. 241.
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Fehim-i Kadim (?-1647) compose des vers de louange à l’intention de son patron et protecteur, Eyüb Paşa, gouverneur d’Égypte, la même image vient décrire les bienfaits qu’il a répandus sur cette province : Sikender-veş kesüp ol seddi tufan saldı Mısır içre Cihan Kaydafe-veş gark oldu lîkin bahr-i ihsana
Tel Alexandre, il brisa cette digue et déversa un déluge sur l’Égypte Comme Candace, le monde fut englouti, mais dans une mer de bienfaits143
Il n’est pas jusqu’à certains poèmes d’amour qui ne s’inspirent de la même métaphore ; il suffit pour cela, d’établir un parallèle entre les larmes de l’amant désespéré et les flots qui engloutirent le royaume de Candace, comme le fait vers 1550 Edincikli Ravzi : Fürkatünde cuy-ı eşküm cuş edüp derya-sıfat Âlemi gark eyledi manend-i mülk-i Kaydefa
Avec ton départ mes larmes ont jailli comme la mer Elles ont noyé le monde, tout comme le royaume de Kaydefa144
Hasan Ziya’i (?-1584) était semble-t-il particulièrement friand de ces comparaisons, au point d’en composer au moins deux, fondées sur le même motif : Ruhun terk eylesün bu reng ü âli Kaydefa-asa Sirişküm üstüne derya çeker yohsa Sikender-var
Que ton âme abandonne ces pièges dignes de Kaydefa Sinon, comme Alexandre, je te noierai dans mes larmes145
Akıttı bahr-i eşki Sikender sıfat o şah Gark eyledi vücudumu çün mülk-i Kaydefa
Tel Alexandre, ce prince a déversé une mer de larmes Il a noyé mon corps, tel le royaume de Kaydefa146
Vers une culture populaire Il est probable, voire certain, qu’une quête plus approfondie et systématique révèlerait bon nombre d’exemples similaires tout au long des siècles. Faut-il tirer des conclusions du fait que la plupart de ces citations s’étagent de la fin du XVe siècle au milieu du XVIIe ? N’ayant effectué de recherche exhaustive sur le sujet, j’éviterais de me prononcer de manière catégorique 143 Felek, « Fehîm-i Kadîm’in Dîvânı », p. 217 ; Avcı, « Divan Şiirinde İskender-i Zülkarneyn », p. 64. 144 Aydemir, Ravzî Divanı, p. 166, gazel 82, d. 3. 145 Gürgendereli, « Hasan Ziyâ’î », p. 87. 146 Gürgendereli, « Hasan Ziyâ’î », p. 88.
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à ce sujet. Il me semble possible toutefois de voir dans l’absence apparente de références à Kaydafe chez les auteurs des XVIIIe et XIXe siècles le reflet du passage d’un genre littéraire et poétique à un registre populaire. Evliya Çelebi se trouve peut-être à la charnière des deux genres, reprenant un distique du texte d’origine, mais fondant son récit sur une tradition orale et populaire que seule la prose pouvait rendre. Évidemment, pour étayer cet argument, il faudrait pouvoir recenser tous les manuscrits et, à partir du XIXe siècle, toutes les publications susceptibles de contenir des passages plus ou moins complets de cette histoire. S’il s’agit effectivement d’un transfert vers un registre littéraire mineur, voire populaire, il y a de fortes chances que ces passages, plus ou moins déformés, se retrouveront dans quelques exemplaires des milliers de mecmua (recueils) des bibliothèques de Turquie et, peut-être, dans quelques publications à deux sous (chapbooks) qui restent encore à découvrir et à étudier. Je n’ai donc pas grand-chose à offrir dans cette direction, si ce n’est un exemple assez frappant du « recyclage » de l’İskendername dans une publication dont le titre extrêmement trompeur est loin de faire supposer qu’il puisse contenir la moindre référence à cette histoire : la « Traduction de Tabari » (Tercüme-i Taberi), ouvrage dont on connaît plusieurs éditions entre 1260/1844 et 1328/1910147. Si, contre toute attente, j’ai pu découvrir l’histoire de Candace dans cette traduction de la Chronique de Tabari, c’est grâce au facsimilé de l’İskendername d’Ahmedi publié par İsmail Ünver, où celui-ci, dans une note, notait que le dénouement diluvien de l’histoire apparaissait dans cet ouvrage, « avec quelques petites différences »148. Effectivement, l’ouvrage en question ne consacre pas moins de six pages à l’histoire de Kaydafe. Sans entrer dans le détail du récit, je me contenterai d’en citer la fin : Il quitta [le pays de Kaydafe] et arriva à Constantinople où il s’installa. Il était fort embêté par cette affaire : « Je n’ai subi de personne au monde ce que cette femme m’a fait ». Il fit amener Belinas149 et Platon et leur dit : « Ô sages, savez-vous dans quel état je me trouve ? Voilà bien longtemps que je suis près de mourir de honte. Ce qu’une femme a fait de moi ! Trouvezmoi donc une solution afin que me venge de Kaydafe. Je ne veux pas lever d’armée ; j’ai fait une promesse mais je ne supporte plus cette honte ». Les sages répondirent au roi : « Fais ce qui te plaît, qu’avons-nous à dire ? » Le roi sortit de là et se rendit au bord de la mer. On raconte qu’Alexandre 147
Ünver, « İskender. Edebiyat », p. 559. Ünver, İskender-nāme, p. 18, n. 194. 149 Généralement identifié comme le philosophe néopythagoricien Apollonius de Tyane (16-97/98). 148
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était un grand ingénieur et qu’il était versé dans toutes les sciences. Il observa les alentours d’un œil de géomètre et il se rendit compte que la mer était élevée, tandis que le pays de Kaydafe était plus bas. Il lui vint à l’esprit de faire couler l’eau dans le pays de Kaydafe et de se venger d’elle par ce moyen. Il ordonna que l’on amenât des ouvriers de la ville ; ils furent enregistrés et envoyés. Il y avait une montagne devant la mer Noire ; il la fit percer. Trente mille hommes y travaillèrent par jour ; il les plaça sous surveillance et regagna la ville. Un ambassadeur arriva du pays des Francs et lui paya tribut. Il se fit construire deux maisons de dimensions royales. Après avoir travaillé quelque temps l’eau déferla sur les trente mille ouvriers qu’elle emporta et engloutit ; tout le pays fut noyé sous les flots. On en voit encore les forteresses au fond de l’eau. Une fois l’eau écoulée il s’en fut pour Konya150.
Malgré quelques différences, on reconnaît bien le dénouement d’Ahmedi. Un seul problème subsiste cependant et il est de taille : la Traduction de Tabari, dont on connaît jusqu’à quatre éditions ottomanes et une républicaine151, n’a pas grand-chose à voir avec le texte original de Abu Dja’far Muhammad ibn Djarir ibn Yazid, connu sous le nom de Tabari (839-923). En effet, si la Chronique de cet historien iranien, généralement connue sous le nom d’Histoire des prophètes et des rois (Tawârîkh al-Rusul wa’lMulûk) ou d’Histoire des peuples et des rois (Tawârîkh al-Umam wa’lMulûk), comporte bien une section consacrée à la vie d’Alexandre, celle-ci ne contient pas la moindre référence à Candace ; on n’y trouve que le récit de la construction par Alexandre d’un mur pour retenir Gog et Magog, emprunté en partie au Coran (XVIII : 92-99)152. Je ne tenterai même pas d’expliquer l’existence d’une fausse traduction de Tabari ; cela n’a pas vraiment d’incidence sur la question qui nous intéresse et, par ailleurs, elle ne semble pas encore avoir attiré l’attention des spécialistes153. Je ne retiendrai que quelques points directement en 150
Tarih-i Taberi-i Kebir Tercümesi, t. II, p. 45-46. Fayda, « Târîhu’l-Ümem ve’l-Müluk », p. 93. 152 Tabari, Chronique, t. I, p. 518-523. 153 Zotenberg notait déjà que « la version persane primitive a subi, à une époque que l’on ne saurait déterminer quant à présent, une nouvelle rédaction qu’offrent la plupart des manuscrits, ainsi que la traduction turque. Je me suis attaché à reproduire, non cette version remaniée par un auteur qui ne semble pas avoir eu sous les yeux l’ouvrage original de Tabari, mais la version de Bel‘amî, conservée dans un manuscrit, très incorrect à la vérité, mais fort ancien » (Tabari, Chronique, t. I, p. III). Mustafa Fayda, de son côté, remarque que l’auteur de ces traductions n’est pas connu, mais que Matrakçı Nasuh, vers le milieu du XVIe siècle, avait inséré une traduction de l’ouvrage de Tabari au début de son histoire ottomane et que cette traduction pourrait être à l’origine des « traductions » du XIXe siècle. Il note toutefois que l’absence d’études comparatives entre ces textes et l’original interdit de se prononcer avec certitude sur cette question (Fayda, « Târîhu’l-Ümem ve’l-Müluk », p. 93-94). 151
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rapport avec le sujet de cette étude. Tout d’abord, la constatation générale que la version d’Ahmedi avait la vie dure : presque six siècles après son invention elle ressurgissait dans un ouvrage qui prétendait appartenir au corpus des classiques, mais en réalité appartenait à une tradition devenue populaire. Deuxièmement, au-delà du récit lui-même, son aspect fortement misogyne avait lui aussi survécu à travers les siècles : la motivation première qui pousse Alexandre à se venger est la honte qu’il ressent à l’idée d’avoir été dominé par une femme. Enfin, notons un phénomène surprenant, celui de la localisation croissante de l’histoire selon les paramètres culturels de l’auteur. Pour Ahmedi, le récit se situait au lointain Maghreb, avec une vague référence possible au détroit de Gibraltar ; Evliya Çelebi s’en servait pour expliquer la formation des détroits et de la mer Égée ; dans la pseudo-traduction de Tabari, cette vision s’était encore plus rétrécie pour se concentrer sur la mer Noire et le détroit de Constantinople. À la fin du XIXe siècle, Henry Carnoy et Jean Nicolaïdès rapportent une version extrêmement intéressante de ce récit, particulièrement en raison du mélange qu’il recèle de la version que nous connaissons de la plume d’Evliya Çelebi et d’ajouts et modifications qui s’en distinguent très nettement. La base commune est reconnaissable dans le conflit qui oppose Alexandre à Candace, nommée ici Katifé, le rapport entre ce nom et la forteresse de Smyrne, la décision du Macédonien de creuser un détroit pour engloutir son ennemie, le traitement apparemment injuste que subissent les ouvriers musulmans qui finit par leur sauver la vie et, bien sûr, le dénouement final de l’histoire154. Les différences sont tout à fait fascinantes et confirment avec force la nature populaire de cette version. Dès le début, l’antagonisme entre les deux protagonistes est amplifié par la manière assez crue dont Candace/ Katifé s’insurge contre les exigences d’Alexandre : « Qu’Iskender […] me laisse en paix ; qu’il se repose dans son royaume, et qu’il ne songe plus à me soumettre au tribut ! Sinon j’ouvrirai mes jambes et je le noierai dans mon urine155 ! » Ce défi était particulièrement significatif et utile, puisqu’il offrait une transition rapide vers la vengeance d’Alexandre sans avoir à passer par les détours de l’histoire d’origine : « Iskender-Iulcarni (sic), irrité de cette réponse, jura de se venger. Il voulut punir Katifé de la même mort dont 154 « Le Bosphore et le détroit de Gibraltar », Carnoy et Nicolaïdès, Folklore de Constantinople, p. 16-18. 155 Carnoy et Nicolaïdès, Folklore de Constantinople, p. 16.
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elle l’avait menacé ; il résolut de la noyer sous les eaux ». C’est là l’occasion d’un raccourci téléologique qui nomme déjà le résultat de cette vengeance : « Je percerai le Bosphore […] et j’en ferai un détroit156 ». En quelques lignes, l’affaire était réglée ; suivait une leçon de géographie diluvienne qui se nourrissait des éléments épars qui s’étaient accumulés au cours des siècles et qui mérite d’être citée in extenso : Les flots inondèrent la plaine de Bithynie, le royaume dont Smyrne était la capitale, et plusieurs villes d’Afrique. Katifé périt dans ce cataclysme. Le monde n’allait point tarder à être submergé. Des ambassadeurs vinrent de partout prier Iskender-Iulcarni de protéger l’univers de l’inondation. Alexandre ordonna de percer le détroit de Gibraltar afin de permettre aux eaux de la Méditerranée de s’écouler dans l’Océan. Grâce à ce nouveau canal, les villes de l’Asie Mineure sortirent du lit de la mer. Depuis cette inondation, une ville de l’Asie Mineure — située à quelque distance en arrière de Smyrne — s’appelle en turc : Dénizli — ville à la mer — ; mais les cités d’Afrique demeurèrent ensevelies. On voit, aujourd’hui encore, sur la côte d’Afrique, les ruines sous-marines des villes englouties. La mer Noire couvrait la majeure partie du Caucase. Après le percement du Bosphore, l’isthme de Crimée apparut. Aux alentours d’Inépolis157 — côte asiatique de la mer Noire, — à une distance de trois heures de la côte, sur une hauteur assez élevée, on trouve le lieu où l’on attachait les navires158.
Tout dans cette histoire trahissait son caractère oral et démotique. Elle avait perdu tous les éléments poétiques et moralisateurs des versions antérieures pour ne garder plus que l’essentiel du récit : le conflit, la vengeance et une vague légende fondatrice des terres et des mers de la Crimée jusqu’à Gibraltar. Il n’y a guère de doute qu’elle s’inscrivait pleinement dans la tradition populaire du temps. Carnoy et Nicolaïdès étaient des folkloristes qui notaient leurs sources. Dans ce cas particulier, la légende avait été recueillie auprès d’un certain Hacı İbrahim, aveugle, âgé de 63 ans et originaire de « Kéréout-Monoul »159. S’il paraît difficile d’identifier ce toponyme, il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’une preuve éclatante de la popularité qu’avait acquise cette légende, colportée par des conteurs d’horizons très divers. Pour terminer cet inventaire des textes dérivés de l’İskendername d’Ahmedi, quelques détours dans les provinces de l’Empire dévoileront 156 157 158 159
Carnoy et Nicolaïdès, Folklore de Constantinople, p. 17. İnebolu. Carnoy et Nicolaïdès, Folklore de Constantinople, p. 17-18. Carnoy et Nicolaïdès, Folklore de Constantinople, p. 18, n. 1.
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une dimension spatiale assez inattendue de la diffusion de ce récit. Deux textes orientalistes du XIXe siècle — dans le sens contemporain du terme — révèlent ainsi que l’histoire de Kaydafe avait circulé dans l’espace comme dans le temps. Le premier est un passage d’un ouvrage du docteur Nicolas Perron (1798-1876) consacré aux Femmes arabes avant et depuis l’islamisme, portant le titre prometteur de « Histoire de la reine Kaïdafâ : Alexandre en Égypte »160. On y découvre une héroïne qui, selon Perron, est peu connue, car « elle n’est guère en relief que dans des livres arabes, et les lecteurs véritables de livres arabes sont d’une rareté de cygne noir »161. Il s’agit donc d’une « femme belliqueuse, une enchanteresse, exercée à toutes ruses et malices. Elle avait réduit au silence les rois voisins ; nul n’osait et ne pouvait plus s’élever contre cette puissance audacieuse ». Prévenue des visées d’Alexandre sur son pays voisin de l’Égypte, Kaïdafâ avait fait faire le portrait du conquérant et l’avait affiché aux portes de la ville. Alexandre réussit quand même à pénétrer, déguisé en mendiant162 ; mais reconnu et appréhendé, il fut traîné devant la reine et ne se tira d’affaire qu’en lui proposant un engagement mutuel à ne pas faire la guerre. Une fois libre, « il imagina de détacher un immense quartier de montagne qui roula derrière la ville de Kaïdafâ, refoula les flots de la mer sur les terres environnantes, lesquelles alors furent entièrement submergées ». Sauvée de justesse du déluge, Kaïdafâ se réfugia dans une forteresse qu’elle se fit bâtir au sommet d’un rocher élevé et sur le fronton de laquelle « cette reine déchue fit tracer ces paroles : “Qui lâche l’ennemi qu’il a sous la main, trouvera ce qu’a trouvé Kaïdafa”163 ». Fascinante ressemblance avec l’épisode de Candace selon Ahmedi avec, en guise de cerise sur le gâteau, un vers qui fait écho au célèbre distique de la version ottomane de l’épopée. Ce texte n’est d’ailleurs pas le seul du genre que les orientalistes français aient relevé vers la même époque. Quelque vingt ans plus tard, un certain Ferdinand Chaulnes reprenait cette histoire dans le Journal officiel, dans un petit feuilleton intitulé « Les 160 Perron, Femmes arabes, p. 147-149. Perron, médecin français, professeur puis directeur de l’école de médecine d’Abouzabel, au Caire, de 1839 à 1850, se lia d’amitié avec les Saint-Simoniens, apprit l’arabe et s’intéressa à la médecine, à la science et à la législation arabes. Il publia les relations de voyage au Darfour et au Ouaday du cheikh Mohammad ibn Omar al-Tounsy. Il étudia par ailleurs l’histoire et la littérature arabes préislamiques dont cet ouvrage était le fruit. Voir à ce sujet Lançon, Le destin du lettré Nicolas Perron. 161 Perron, Femmes arabes, p. 147. 162 Perron, Femmes arabes, p. 148. 163 Perron, Femmes arabes, p. 149.
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muses d’Orient » dont le troisième épisode était consacré à « la reine Kaïdafa ». L’histoire était pratiquement identique à celle de Perron, si ce n’est qu’elle incluait aussi la légende de l’établissement de la ville d’Alexandrie164. En tout cas, elle se terminait de la même manière, avec une légère modification du poème qui venait orner le fronton du dernier refuge de Kaïdafa : « Celui qui voit la vipère lever la tête et ne l’écrase pas aussitôt, sera piqué et mourra/ Celui qui rouvre sa main fermée sur un ennemi finira comme finit la reine Kaïdafa !165 » Toutefois, cette dernière recension est à prendre avec précaution, lorsqu’on sait que Ferdinand Chaulnes était en fait le nom de plume de la célèbre Judith Gautier, de son vrai nom Louise Charlotte Ernestine Gautier (1845-1917), fille de Théophile Gautier, épouse de Catulle Mendès, muse de Richard Wagner, dont ce texte sur « la reine Kaïdafa » fut publié dans un recueil posthume intitulé Les parfums de la pagode166. Gautier avait des connaissances en chinois et en japonais, mais ne connaissait guère le Moyen-Orient ; il faut donc en déduire qu’elle avait repris et peut-être enjolivé une recension antérieure, probablement celle de Perron. Quoi qu’il en soit, il est évident que ces deux cas, même s’ils devaient n’en faire qu’un, suffisent à attester d’une diffusion « impériale », dans diverses langues et cultures de l’Empire ottoman. La remarque de Perron sur la rareté des livres arabes et de leurs lecteurs pour expliquer la méconnaissance de Kaïdafa, combinée avec l’absence de la moindre référence littéraire ou bibliographique pour étayer sa recension laissent supposer qu’il avait probablement déniché ce récit dans un ouvrage secondaire, certainement anonyme, peut-être un recueil d’histoires dans le style des mecmua mentionnés plus haut. Jules Mohl, qui connaissait bien Perron, note ce qui suit à propos de cet ouvrage : L’auteur ne cite presque jamais ses sources ; je crois qu’une grande partie des anecdotes qui contiennent des poésies sont tirées du Kitab el Aghani167, les autres de quelques-uns de ces grands recueils de traits de mœurs, qui sont généralement divisés en chapitres, dont chacun traite d’une qualité ou d’un vice168.
Il semblerait qu’il y ait là une concordance avec la dernière des quatre catégories de la tradition alexandrine en arabe recensées par Faustina 164 165 166 167 168
Chaulnes, « La reine Kaïdafa », p. 6537. Chaulnes, « La reine Kaïdafa », p. 6538. Camacho, Judith Gautier ; Gautier, Les parfums de la pagode, p. 31-42. Recueil de poèmes et de chansons compilés au Xe siècle par Abu al-Faraj al-Isfahani. Mohl, Vingt-sept ans d’histoire, t. II, p. 238.
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Doufikar-Aerts, soit celle de la Sîrat al-Iskandar, ou des épopées populaires d’Alexandre169. Ces textes, dont on sait qu’ils inspirèrent des conteurs locaux au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle, se nourrissaient apparemment d’une grande variété de sources arabes et persanes170 ; il faudra désormais y ajouter des sources turques, dont celles dérivées d’Ahmedi, probablement responsables de l’apparition de la légende de la submersion du royaume de Candace. Il est intéressant de noter, par exemple, que lorsqu’une recension d’un manuscrit de l’« Histoire d’Alexandre aux deux cornes le Grec et de son vizir Hidir par le cheikh Ibrahim ibn Mufarradj al-Souri » mentionne la construction d’un pont enjambant le détroit de Gibraltar, le commentateur anonyme note bien que « certains chroniqueurs rapportent cet exploit différemment », notamment en évoquant la destruction de certaines villes d’Europe du sud par le déferlement soudain des eaux après qu’Alexandre eut fait creuser un chenal à travers l’isthme qui séparait la Méditerranée de l’Atlantique171. La question des influences intertextuelles est rendue encore plus complexe par le fait qu’en dehors du récit d’Ahmedi, Alexandre est souvent associé à des travaux d’ingénierie concernant le percement de canaux et l’inondation des terres, ou, au contraire, la construction de ponts enjambant les mers ; nous venons d’en voir un exemple, auquel je devrais ajouter celui d’Amir Khosrow. Il y a donc toujours un risque d’attribuer à Ahmedi la parenté de tout déluge dû à l’action d’Alexandre. C’est probablement le cas du rapport que le regretté Stéphane Yerasimos proposait de voir entre Ahmedi et Maqrizi, en suggérant que ce dernier, lorsqu’il parlait de la séparation de l’Espagne et du pays des Berbères par Alexandre, reprenait, tout en la modifiant, l’histoire de Candace172. En réalité, hormis le fait que le nom de la reine n’y figure pas, les dates de Maqrizi (13641442) rendent peu probable le transfert d’Anatolie en Égypte d’un récit créé au tournant du XVe siècle. Par conséquent, il semble bien que l’histoire de Maqrizi ait été inspirée par de nombreux travaux de ce genre attribués à Alexandre, voire même à Hercule173. Fait encore plus surprenant, 169
Doufikar-Aerts, « Sîrat al-Iskandar », p. 506-520. Doufikar-Aerts, « Sîrat al-Iskandar », p. 509-511. 171 Anon., « The Story of Iskender Zulcarnain », p. 190. 172 Yerasimos, La fondation de Constantinople, p. 124, n. 209. 173 Dans le chapitre sur « la mer de Roum » (la Méditerranée), Maqrizi parle du détroit de Gibraltar, creusé par Alexandre sur la demande des Espagnols pour tenir les Berbères à l’écart. Après avoir réalisé cette tâche, il aurait bâti un pont dont les gardes devaient empêcher leur passage. Toutefois, « le niveau de l’Océan étant plus élevé que le plafond de ce canal, l’eau l’envahit, couvrit les maçonneries ainsi que le pont, inonda une quantité 170
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Maqrizi parlait aussi de l’inondation par Alexandre des terres comprises entre Alexandrie et Constantinople, ce qui rappelle étrangement la légende de Kaydefa rapportée par Evliya Çelebi. Mais outre que celle-ci n’y figure toujours pas, il est probable que là aussi nous soyons confrontés à une légende diluvienne bien antérieure à tout ce que les auteurs ottomans ont pu dériver du texte d’Ahmedi174. Conclusions Ces quelques exemples montrent bien que les légendes fondatrices s’emboîtent et se superposent sans qu’il soit vraiment possible de les distinguer clairement les unes des autres. La légende d’Alexandre se fond dans ses propres avatars, sans oublier d’autres légendes qui viennent la nourrir ou la modifier par des chemins souvent détournés. Dans le cas ottoman, il est clair qu’il existait une veine à tendance historique fortement axée sur l’explication d’une géographie physique et humaine plus ou moins distante. La question de la formation de certains détroits, Gibraltar, bien sûr, mais de plus en plus le Bosphore et l’Hellespont, se retrouvait ainsi propulsée au centre d’un discours qui se nourrissait d’un grand nombre de légendes qui s’entremêlaient dans le temps et dans l’espace. C’est ainsi que Mustafa Âli (1541-1599), dans son Essence de l’histoire de terres sur son passage et détruisit nombre de pays » (Maqrizi, Description topographique, p. 45). Il ne s’agit donc pas vraiment d’une inondation voulue par Alexandre, mais d’un « accident » survenu à la suite du percement d’un canal. Par ailleurs, il faut noter que Maqrizi rejette cette histoire comme « de pures fables », ajoutant que l’époque d’Alexandre était bien trop récente pour qu’on y ajoutât foi (Maqrizi, Description topographique, p. 46). Il est donc peu vraisemblable qu’il y ait la moindre parenté entre les textes d’Ahmedi et de Maqrizi, si ce n’est que tous deux s’inspirent d’une légende presque universelle d’un Alexandre perceur de canaux et bâtisseur de ponts. Il est surprenant de voir qu’une traduction turque de ce texte, datée du milieu du XVIe siècle, reprend cette histoire très fidèlement, mais remplace le nom d’Alexandre par celui d’Héraclès (Herkeleş el-Cebbar) (Tercüme-i Hitat-ı Makrizi, BnF, suppl. Turc 216, f. 14 v°, l. 2-11). Ceci nous rappelle bien sûr que l’ouverture du détroit de Gibraltar était parfois aussi attribuée à Hercule qui, pour se rendre au jardin des Hespérides, avait préféré se fendre un passage à travers l’Atlas plutôt que de l’escalader. Le même chapitre sur « la mer de Roum » contient d’ailleurs une autre histoire de canal, cette fois-ci reliant la Méditerranée à la mer de Qolzoum, soit la mer Rouge. Cet ancêtre du canal de Suez aurait été réalisé par Archimède, au service de Ptolémée III, mais aurait ensuite été comblé par les empereurs romains (Maqrizi, Description topographique, p. 47). 174 « Les philosophes qui se sont occupés de l’histoire prétendent que l’espace compris entre le territoire d’Alexandrie et Constantinople était autrefois une terre plantée de sycomores et peuplée, mais infecte ; que les habitants étaient des Grecs ; que ce fut Alexandre qui y amena la mer, et que depuis lors cette terre est sous les eaux » (Maqrizi, Description topographique, p. 47).
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(Künhü’l-Ahbar) raconte comment le souverain légendaire de Constantinople, Yanko bin Madyan, avait envisagé de percer le détroit du Bosphore afin de faciliter la navigation et qu’Alexandre avait été celui qui avait finalement mené ce projet à bien175. C’est probablement dans cette logique que s’inscrit la chronique roumaine de Georges Brancović (1645-1711), où l’auteur explique que le détroit de Constantinople fut creusé par Pompée (sic), que les eaux de la mer Noire coulèrent ainsi vers la mer Blanche et que la Moldavie, la Valachie et la Transylvanie acquirent les terres qu’elles possèdent aujourd’hui176. Tout ceci pour conclure en séparant nettement deux domaines qui, certes, se recoupent et se chevauchent, mais doivent rester distincts. D’une part, l’inépuisable sujet de l’utilisation d’Alexandre à des fins littéraires et historiographiques, phénomène observé dans le monde ottoman à travers les siècles et dans des versions linguistiques et culturelles aussi variées que l’Empire lui-même. Ce n’était pas là le sujet de mon enquête, mais je ne pouvais pas non plus l’ignorer entièrement, ne serait-ce que pour montrer où se situaient les frontières séparant ma propre étude de ce vaste domaine de l’histoire de la culture ottomane. Ce sujet n’a guère été étudié de manière systématique ; il reste encore un immense terrain à défricher. Pour ma part, je me suis consciemment limité à un épisode bien concret d’un récit beaucoup plus vaste, autant par manque de compétence pour traiter un sujet qui relève directement de l’histoire de la littérature que par désir de cohérence au sein d’une structure narrative clairement identifiable. Je m’en suis donc tenu très précisément aux cas qui combinaient la présence de Candace/Kaydafe avec la terrible vengeance que lui réservait Alexandre. Dès lors, je pense avoir prouvé sans équivoque que cette version « noire » de la légende avait été créée de toutes pièces par Ahmedi. Je pense aussi avoir réussi à identifier avec quelque précision les « pièces » en question, soit les éléments qui lui avaient permis d’échafauder cette version alternative d’une histoire restée inchangée pendant au moins un millénaire. Par ailleurs, j’espère être parvenu à mener mon enquête également en aval et à montrer que la création d’Ahmedi fit rapidement souche, 175 Yerasimos, La fondation de Constantinople, p. 124, n. 209 ; Mustafa Âli, Künhü’lAhbar, t. V, p. 266. 176 Brancovici, Cronica Românească, p. 42 ; la surprenante allusion à Pompée semble être une erreur de Brancovici ou du copiste, qui auraient pu déformer la référence à Ptolémée dans un roman d’Alexandre utilisé pour cette chronique (Bogrea « Legende istorice paralele », p. 507). Tous mes remerciements vont à mes collègues Alex DraceFrancis et Constantin Ardeleanu pour avoir guidé mes recherches dans ce domaine.
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atteignant le statut non seulement d’une référence littéraire, mais aussi d’une sorte d’anecdote exemplaire, presque proverbiale. Il semble en avoir résulté un transfert graduel d’un contexte plutôt littéraire vers un registre de plus en plus populaire. Le défi qui reste à relever concerne cette seconde phase de la diffusion du récit. La nature même de ce nouveau registre — populaire et très souvent oral — rend le travail de recension particulièrement ardu, d’autant plus que l’histoire tend de plus en plus à se fondre dans des survivances plus générales de la légende alexandrine. À cela il faut ajouter la dimension linguistique de ces transferts et glissements, que j’ai à peine effleurée à travers quelques exemples de la diffusion du récit dans certaines provinces de l’Empire. Pour se faire une idée plus claire de l’ampleur et de la nature du phénomène, il faudrait absolument poursuivre cette enquête dans les deux grandes traditions ottomanes non musulmanes, grecque et arménienne, dont la littérature et la culture populaire ne peuvent avoir été insensibles et imperméables à celles de leurs voisins musulmans. Dans le cas particulier d’Evliya Çelebi, peut-on imaginer que sa mythologie concernant Constantinople, les détroits et l’Archipel ait pu se former sans interagir avec des traditions — orales ou écrites — d’une région caractérisée par une des plus fortes concentrations de la population grecque orthodoxe de l’Empire ? C’est ce qui reste à étudier par ceux que le sujet pourrait intéresser. En effet, je serais ravi de voir cette étude, pour ciblée qu’elle puisse paraître, trouver quelque écho au-delà du cercle parfois un peu trop restreint des études ottomanes. Je me plais à imaginer que j’aie pu un tant soit peu contribuer à briser l’isolement dans laquelle les versions « turques » du roman d’Alexandre ont été étudiées jusqu’ici. Ce huis clos était peut-être en partie justifié par le fait que ces textes étaient considérés comme de simples dérivés de la tradition persane. Ayant désormais prouvé que les « Turcs » avaient innové dans ce genre littéraire et que cette créativité avait donné naissance à une tradition particulièrement féconde, j’ose espérer que les spécialistes du domaine y verront une raison pour se pencher avec plus d’intérêt et d’attention sur la question, peut-être en ligne avec la remise en question de l’idée reçue du manque de créativité et d’originalité des auteurs ottomans177.
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Voir à ce sujet Paker « Anxiety of Imitation ». Je remercie İpek Hüner Cora d’avoir attiré mon attention sur ce débat.
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Évidemment, bien des questions restent à aborder et à étudier. Par exemple, la créativité d’Ahmedi n’a-t-elle eu cours que dans le cas particulier des aventures d’Alexandre et de Candace ou s’est-elle étendue au reste du texte ? De telles questions dépassent à la fois mes compétences et mes ambitions. En revanche, je reste encore sur ma faim en ce qui concerne mes tentatives d’expliquer les raisons pour lesquelles Ahmedi peut bien avoir ressenti le besoin de modifier cette histoire. L’argument que j’ai avancé de la misogynie me paraît central et indiscutable, mais suffit-il à expliquer ce choix, quand on sait qu’il s’accompagne d’une condamnation morale d’Alexandre ? Faut-il y ajouter le désir compréhensible d’épicer l’histoire, de surprendre le lecteur, voire même de greffer sur ce récit une légende diluvienne qui circulait déjà mais qui n’avait pas encore trouvé sa place dans le canon littéraire ? Enfin, peut-on vraiment, comme j’ai préféré le faire, dissocier un choix moral, culturel ou littéraire du contexte politique dans lequel cette création a eu lieu ? Autant de questions auxquelles d’autres répondront peut-être, à moins que cette étude ne finisse par être reléguée au statut d’un épiphénomène culturel ou d’une curiosité littéraire. Bibliographie Aerts (Willem J.), The Byzantine Alexander Poem, Boston et Berlin, De Gruyter, [2014]. Akyol (Aysun), « Hamzavi Kıssa-i İskender, Metin Sözlüğü ve Dilbilgisi Özellikleri », mémoire de maîtrise, Ankara Üniversitesi, Ankara, 1990. Altuğ (Murat), « 16. Yüzyıla Ait Figani İskendernamesi Üzerinde Bir Sentaks İncelemesi », thèse de doctorat, Gazi Üniversitesi, Ankara, 2014. Altun (Mustafa), İbrâhim ibn-i Bâli’nin Hikmet-nâmesi (1b-149a), Ankara, Kültür Bakanlığı, 2017. Anon., « Analysis of Eastern Works. No. XI. — The Story of Iskender Zulcarnain », The Asiatic Journal and Monthly Register for British and Foreign India, China, and Australasia, XXXI (janvier-avril 1840), p. 184195. Ansari (Zoe) éd., Life, Times & Works of Amīr Khusrau Dehlavi, New Delhi, National Amir Khusrau Society, 1975. Asirvatham (Sulochana), « The Alexander Romance Tradition from Egypt to Ethiopia », dans Bosman (Philip) éd., Alexander in Africa, Pretoria, Classical Association of South Africa, 2014. Avcı (İsmail), « Divan Şiirinde İskender-i Zülkarneyn », Uluslararası Sosyal Araştırmalar Dergisi, 7/29 (2014), p. 47-69. —–. « Evliya Çelebi’nin Seyahatnâmesi’nde İskender-i Zülkarneyn », Türük. Dil, Edebiyat ve Halkbilimi Araştırmaları Dergisi, I/2 (2013), p. 409-431.
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ALEXANDRE-TAMERLAN À L’ÉPOQUE DE KARLOWITZ Michele BERNARDINI*
Hé quelles obligations le monde a-t-il aux Césars, aux Alexandres, & aux Tamerlans ? Est-ce d’avoir troublé son repos par des cruautés1 ?
Au lendemain de Karlowitz Le traité de Karlowitz (1699) marque la fin de la guerre entre les Ottomans et la Sainte Ligue, formée par l’Autriche, la Pologne, Venise, la Papauté et la Russie, après le siège de Vienne en 1683 et la débâcle des Ottomans à Zenta (1697). Le traité changea pour différentes raisons l’histoire des rapports entre Orient et Occident2 : du côté ottoman un parti ne considérait plus l’expansion de l’Islam comme prioritaire, et estimait les limites du dâr al-islâm satisfaisantes pour les résultats obtenus jusqu’à l’époque du traité ; le fait que les deux parties acceptaient le principe de l’uti possidetis dans la définition des frontières3 marque décidément ce remarquable changement politique et historique. La présence d’un grand nombre de protagonistes imposa non seulement la rédaction de différents traités, mais aussi une redéfinition du rôle des monarques présents, théoriquement tous égaux, notamment le pâdışâh de l’Islam4. * Professeur de langue et littérature persane et d’histoire de l’Iran moderne et de l’Empire ottoman à l’Università di Napoli « L’Orientale ». Je dédie avec grand plaisir cet article à Nicolas Vatin, grand savant dont je m’honore d’être ami. En effet la lecture de ses ouvrages, tous de véritables monuments scientifiques, invite chaque fois à des réflexions profondes, au delà des analyses superficielles dont on se contente souvent. C’est le cas du volume qu’il a écrit avec Gilles Veinstein, Le Sérail ébranlé, où l’enquête historique progresse avec celle, symbolique, psychologique et finalement anthropologique de la société ottomane, laquelle ne mérite pas d’être réduite à de simples lieux communs. 1 Margat de Tilly, Histoire de Tamerlan, empereur des Mogols et conquérant de l’Asie, p. xx. 2 Sur cette période voir Aksan, Ottoman Wars 1700-1870. 3 Voir à ce propos Stoye, Marsigli’s Europe 1680-1730. The Life and Times of Luigi Ferdinando Marsigli, p. 101 et 164-165. 4 Kołodziejczyk, « Between the Splendor of Barocco and Political Pragmatism of the Polish-Ottoman Treaty Documents of 1699 », p. 671.
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En termes politiques les guerres nordiques ralentirent la Russie et la Pologne dans leurs rêves d’expansion vers le sud. Le roi de Suède Charles XII, s’alliant aux Ottomans lors de la campagne du Prut (1711), leur permit de reprendre Azaq (Azov) qui retourna en leur possession, ainsi que la Moldavie. Les ambitions russes sur la mer Noire étaient donc repoussées pour une longue période. Dans cette incertitude la Pologne se montra incapable de tirer grand profit du traité de Karlowitz. La principale victime des traités fut Venise, qui n’obtint aucun avantage et finit par perdre la Morée en 1718. Seuls les Habsbourg, après avoir mené une guerre de seize ans (1683-1699), furent capables de gérer pleinement leurs succès. Après le traité de Ryswick entre Louis XIV et la Ligue d’Ausgbourg, qui mit fin à la guerre de la Ligue d’Augsbourg en septembre 1697, l’empereur Léopold Ier eut la possibilité de redéployer une partie de ses armées du Rhin le long du Danube. Cet article ne prétend pas aborder les conséquences du traité de Karlowitz sur l’histoire ottomane et celle de l’Europe au début du XVIIIe siècle. Il faut souligner toutefois, que pour presque trente ans l’Europe et le monde ottoman entrèrent dans une période de transformations radicales, au cours de laquelle les modèles de référence furent tous mis en question. On notera avant tout la présence de fortes personnalités qui, à travers différentes visions de l’absolutisme, tentèrent de donner à la figure du souverain une dimension particulière, avec un nouveau type de représentation : Pierre Briant a identifié dans son Alexandre des Lumières5 une figure cruciale parmi celles offertes par l’Antiquité. On voudrait ici prendre en compte un autre personnage, également de très haut niveau symbolique : Tamerlan. Ce personnage était considéré comme un successeur naturel du Macédonien, ainsi qu’un nouveau modèle à imiter dans une conception de l’histoire émulative et philosophique. Objet d’un débat très ancien, Tamerlan s’imposa comme un modèle de prince idéal grâce à de nombreuses traductions et au travail des historiens qui le redécouvrirent parallèlement au Macédonien. On reviendra sur cette comparaison entre les deux figures, ainsi que sur leur impact historiographique. En identifiant la paix de Karlowitz comme un moment crucial dans la construction du pouvoir, on la prendra comme le terminus post quem d’un débat qui vit apparaître de fortes traditions « nationales » souvent très différentes les unes des autres. Pour comprendre cet aspect il faudra partir d’une dimension moins philosophique 5
Briant, Alexandre des Lumières.
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de la question, mûrie chez les Habsbourg qui adoptèrent une attitude fort pragmatique, contrastant ainsi avec leurs contemporains européens. Le Tamerlan de Sa‘deddîn/Bratutti (1649) C’est par les Habsbourg que l’on commencera cette présentation en soulignant l’apparition d’un nouveau modèle de Tamerlan, contraire aux constructions antérieures, souvent imaginaires, qui avaient prospéré depuis le XVIe siècle. Si l’Italie, l’Espagne et la France furent les matrices de la construction d’un modèle politique et philosophique qui reliait Alexandre à Tamerlan, c’est auprès des Habsbourg que cette figure allait réapparaître comme un élément fondamental de l’histoire ottomane6. Cette « redécouverte » à partir des sources historiques vit le jour à la cour de Ferdinand III (1648-1657). Pendant le règne de ce dernier l’image de Tamerlan fut totalement réinterprétée : le Ragusain Vincenzo Bratutti (Vicko Bratutović) rédigea pour Ferdinand III en 1649, une version italienne de la Chronique ottomane de Sa‘deddîn Efendi, le Tâcü-t-tevârih. Il s’agit d’une des premières traductions intégrales directes d’une source ottomane en Europe7. Il existait cependant une version résumée en latin (15888) et en allemand (15959) par Johannes Gaudier. Toutefois la traduction de Bratutti ne fut pas seulement la première version intégrale. Outre le fait qu’elle était rédigée avec un soin tout particulier, elle s’adressait au souverain dans un esprit nouveau, avec pour ambition de faire mieux connaître l’adversaire. 6 On pourrait mentionner ici une vaste littérature qui inclut des ouvrages parus en Italie, en Espagne et en France. Il s’agit d’un répertoire important étudié par de nombreux chercheurs, dont on se limitera ici à mentionner les études les plus récentes. Sur le Tamerlan « humaniste », voir Mahmud al-Helmy, Tra Siena, l’Oriente e la Curia. Beltramo di Leonardo Mignanelli e le sue opere ; Piemontese, « Beltramo Mignanelli senese biografo di Tamerlano » ; Sánchez García, « “Saber a bulto lo que passó” : el Gran Tamerlán de Pero Mexía » ; Fourniau, « Quelques aspects du thème timouride dans la culture française du XVIe au XIXe siècle » ; Bernardini, « Tamerlano, i Genovesi e il favoloso Axalla » ; Bernardini, « ‘Tamerlano e Bāyazīd in gabbia’ ». Le sujet de la cage est l’objet d’un récent énième article : Milwright and Baboula, « Bayezid’s Cage: A re-examination of a Venerable Academic Controversy ». 7 [Sa‘deddin], Chronica dell’origine, e progressi della Casa Ottomana. 8 Faisant partie de Löwenklau, Annales Sultanorum Othmanidarum, a Turcis sua lingua scripti. 9 Gaudier, Chronik oder Zeitbuch der Fürsten osmannischen Stammes, Gitabi Teuarich. Sur les différentes versions de Sa‘deddîn, voir Babinger, Die Geschichtsschreiber der Osmanen, § 109.
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Reprenant le Tâcü-t-tevârih de Sa‘deddîn Efendi, Bratutti tenta en effet d’offrir une vision complète et bien construite de l’Empire ottoman, à travers l’une des sources les plus « fiables » à une époque où circulaient encore de nombreuses « légendes » qui s’étaient formées aux XVe et XVIe siècles10. Si Bratutti ne manque pas de souligner les qualités du texte de Sa‘deddîn11, il en remarque en même temps les limites12. Celui-ci avait sans aucun doute élaboré un nouveau modèle historiographique avec des choix raffinés. Dans sa chronique, il avait certes conservé le modèle historiographique timouride, mais aussi inclus de longs passages consacrés à Timur en utilisant notamment des arguments empruntés à la tradition ottomane. De fait, Bratutti se révéla être un grand expert en littérature ottomane en plus de ses qualités de drogman. Reprendre Sa‘deddîn signifiait donc aussi adopter une position neutre par rapport à l’historien persan du XVe siècle, Sharaf al-dîn Alî Yazdî, dont le Ẓafarnâme (Chronique de victoires) avait servi de modèle à l’auteur ottoman ; ce dernier avait toutefois aussi censuré certains passages du Ẓafarnâme, afin de donner à son récit un tour pro-ottoman. Cette façon d’écrire l’histoire en recourant aux sources ottomanes a fortement influencé l’approche orientaliste d’autres auteurs. L’ouvrage de Sa‘deddîn eut en effet un grand succès auprès d’Antoine Galland, qui le 10 En France un rôle important a été joué par un ouvrage qui se présentait comme une traduction de l’arabe de l’ouvrage d’un certain Alhacent, auquel ne correspond aucune source qui ne soit italienne ou latine : Jean du Bec, Histoire du Grand Empereur Tamerlanes (1595). À l’époque de Louis XIV, ce livre (qui avait été traduit en différentes langues), fut repris par le Sieur de Sainctyon qui en dédia une version plus ample que l’original au roi de France, Histoire du Grand Tamerlan, tirée d’un excellent manuscrit ; et de quelques autres originaux par le Sieur de Sainctyon. Sainctyon écrivit dans une note qui précède le volume que Louis XIV aurait été le protecteur de Tamerlan en tant que personnage du volume [p. XII-XIII]. Sur Du Bec et Sainctyon, voir Minuti, Oriente barbarico e storiografia settecentesca, p. 22-24. 11 « Quantunque, molti Historici Christiani habbino scritto dell’Origine, e progressi della Casa Ottomana: nulla di meno nessuno di loro hà scritto con quella puntualità e compitezza, e con quell’ordine di cose, e serie di tempi, come hanno scritto gli Historici Turchi; i quali senza dubbio hann’havuto, e maggior contezza, e miglior certezza delle cose Ottomane degli Historici Christiani. E sè bene anche molti Historici Turchi hanno scritto le vite, e le guerre degll’Imperatori Ottomani: Contuttociò a mio parere nessuno hà scritto, nè trattato con quella puntualità, copia e distinsione di cose, e di tempi come Saidino », [Sa‘deddin], Chronica dell’origine, e progressi della Casa Ottomana, p. [IX]. 12 « La Chronica di Saidino; la qual è composta di tre linguaggi, cotanto difficili e differenti l’uno dall’altro, com’è il Turchesco, l’Arabico & il Persiano & con stile non meno oscuro che elegante », [Sa‘deddin], Chronica dell’origine, e progressi della Casa Ottomana, ibid.
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traduisit et en laissa une version manuscrite qui ne fut jamais publiée, même si différents auteurs l’utilisèrent13. Le Tamerlan des Habsbourg, celui dont traite la traduction de Bratutti, n’était donc pas le grand vainqueur des Ottomans chanté sur un ton apologétique, mais suivant le modèle emprunté aux Ottomans, un homme décrit avec froideur et dont les traits les moins édifiants étaient relevés : Mentione d’Alcune Tirannie, e crudeltà di Timur: Ogni saggio, & intelligente, che considererà l’Historie di Timur, e ponderererà le sue attioni, troverà che il suo scopo, & intento, non è stato altro che di rovinar il Mondo, e seminar discordie, e guerre frà il genere humano. Egl’è stato invero un huomo senza pietà, e misericordia ; senza ragione, e conscienza, e tanto avaro & insatiabile, che l’ammazzar un huomo, e spogliarlo di robba, e facoltà, riputava per cosa buona, & era così dato alla rapina, e preda, che ovunque calcava co’l suo piede per tutto rovinava, e guastava quel Paese: et era in sommo grado avaro, crudele, insolente, e distruttore del genere humano. Nel commettere impietà haveva cuor di sasso, e nel far crudeltà haveva cuor di Tigre: Non si curava punto dell’honore, e della riputazione, e buona fama, & era dedito a ogni scelleratezza, e pronto a far ogni male.14
Des Habsbourg aux Français : Louis XIV et Alexandre/Tamerlan Ferdinand III et Léopold Ier (1658-1705) ne sont pas les seuls souverains à porter un regard nouveau sur l’Orient. Louis XIV (1643-1715), allié des Ottomans depuis les années 1670, n’hésita pas à se faire représenter en empruntant à la mythologie, à mi-chemin entre les séductions classiques (Apollon-Hercule/Alexandre)15 et les séductions orientales (Gengis Khan et Tamerlan). Parmi les contemporains du Roi-Soleil, Pierre Ier de Russie (1682-1725) et Charles XII de Suède (1697-1718), inspirés eux aussi par un esprit « alexandrin »16, se combattirent avec une férocité et un dédain de la vie humaine (y compris de leur propre existence) presque mythiques. Dans le cas de Charles XII, Voltaire brosse un portrait complet du personnage ; le grand penseur y montre sa perplexité mais aussi son admiration pour le souverain17. Pour Pierre le Grand c’est un esprit sauvage, presque naturel, qui le conduisit à entreprendre de grandes réformes. Il y a toujours Tamerlan derrière les considérations sur Alexandre : Voltaire 13 14 15 16 17
Antoine Galland, Ms. Fr. 6074, Bibliothèque nationale de France, Paris. [Sa‘deddin], Chronica dell’origine, e progressi della Casa Ottomana, p. 231. Voir à ce propos, Miquel, Les guerres de religion (trad. italienne, 2019, p. 518-520). Voir Briant, Alexandre des Lumières, p. 241-245. Voltaire, Histoire de Charles XII, Roi de Suède, p. xx.
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par exemple rapproche la politique du tsar de celle d’Alexandre en Tartarie18. La connaissance de Tamerlan devait être répandue en Russie, notamment son rôle joué en tant que conquérant de l’Asie centrale, et en tant qu’ennemi historique de la Horde d’Or. Dans ce cadre les nouvelles connaissances venues d’Europe s’y mélangeaient à des traditions plus anciennes. Au théâtre, les modèles marlowiens firent leur entrée sur scène : déjà en 1673, à Moscou, on avait représenté la Petite comédie de Bejazet et Tamerlan19. La France, inspiratrice de modèles pour les cours de l’Europe du nord, recherche elle aussi les connaissances sur l’Orient. Il est intéressant de noter que bien qu’ayant traduit le Ẓafarnâme de Sharaf al-Dîn ‘Alî Yazdî, les deux François Pétis de la Croix, le père et le fils, ne mentionnent jamais la traduction de Sa῾deddîn Efendi par Bratutti. Tamerlan est un deuxième Alexandre, en Orient et en Occident, parfois avec un caractère subalterne par rapport à son modèle. Ce n’est pas une nouveauté, et déjà au XVIe siècle Pero Mexía écrivait : « Llegó a ser tan grande en señorío y victorias como aquel grand Alexandre, o muy poco menos que él20 ». Au début du XVIIIe siècle, le Père François Catrou reprend Tamerlan dans son Histoire générale de l’Empire du Mogol (1705) en soulignant : Il est vray que le Conquérant Tartare commença ses Victoires à l’âge où Alexandre avoit déjà fini les siennes ; mais il ne vint pas au monde avec les mêmes avantages que le Roy de Macédoine. Alexandre naquit dans la pourpre, et Tamerlan s’acquit une couronne. L’un hérita des sujets, l’autre s’en donna. Le Macédonien trouva des Phalanges toutes formées, et le Tartare dressa lui-même ses Escadrons. Celui-là s’attira par le droit de succession l’hommage et l’attachement de ses sujets, et celui-cy les arracha à des étrangers par la supériorité de son génie et par l’ascendant que la nature lui avait donné sur les autres hommes. Sans avoir eu Aristote pour Précepteur, Tamerlank eut toutes ses vertus, et n’eut aucun des vices d’Alexandre21.
D’autres comparaisons apparaissent encore au XIXe siècle : elles montrent de l’hostilité et de l’admiration, comme on va le voir, et elles cherchent à établir des paradigmes pour justifier l’histoire ou pour la réfuter dans son ensemble. La compétition entre conquérants est un motif 18
Briant, Alexandre des Lumières, p. 244. Lemny, Les Cantemir, p. 35. 20 Mexía, Silva de varia lección, I, p. 700. 21 Catrou, Histoire générale de l’empire du Mogol, p. 6-7. Voir Minuti, Oriente barbarico, p. 28, n. 85. 19
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littéraire. Paul-Louis Courier écrit à Guillaume de Sainte-Croix en 1804 : « Ne me vantez point votre héros [Alexandre] ; il dut sa gloire au siècle dans lequel il parut. Sans cela qu’avait-il de plus grand que les Gengis-kan, les Tamerlan ? 22 ». Si l’on suit Pierre Briant dans son Alexandre des Lumières23, on constatera que le modèle pédagogique et moral d’Alexandre a représenté au XVIIIe siècle un élément politique fondamental. On pourrait ajouter que l’association de Tamerlan à Alexandre représente un saut qualitatif. Le Ẓafarnâme de Sharaf al-Dîn ‘Alî Yazdî traduit par François Pétis de la Croix (père et fils) et dédicacé à Colbert, est un excellent exemple d’usage propagandiste de l’Orient et de transposition littéraire des enjeux politiques : publié en 1722 en langue française, il avait en fait été terminé avant la mort de Jean-Baptiste Colbert en 1683, et offert à Louis XIV par l’intermédiaire de son fils, Jean-Baptiste Antoine Colbert, marquis de Seignelay (m. 1690), qui lui en recommanda la lecture24. L’avertissement qui précède le texte relève la similitude entre les hauts faits des rois de France et ceux de Tamerlan : il y est question de la « conformité entre les faits éclatants des Héros François et ceux du Conquérant Tartare, sans rencontrer dans le premier les excès de rigueur & de sévérité qu’on ne peut s’empêcher de reconnaitre & de blâmer dans le dernier »25. Le volume parut dans sa forme imprimée peu après la mort du Roi-Soleil. Pourtant tout au début du XVIIIe siècle, il sera l’objet d’un débat dont Voltaire est le protagoniste et sur lequel a beaucoup écrit Rolando Minuti, remarquant l’inclusion des orientalistes dans la polémique animée par Joseph de Guignes et le jésuite Claude Visdelou26. Cantemir : descendant de Timur et historien des Ottomans Dans le grand jeu de l’appropriation de la figure de Tamerlan, un autre personnage de cette époque doit être évoqué : Demetrius Cantemir. Pour quelle raison la famille des Cantemir a-t-elle utilisé le nom de Tamerlan ? 22
Briant, Alexandre des Lumières, p. 435. Ibid., p. 38-45. 24 [Sharaf al-dîn ‘Alî Yazdî] Cherefeddin Ali Yezd, Histoire de Timur-Bec, connu sous le nom du grand Tamerlan. Les éditions en persan diffèrent l’une de l’autre : parmi les plus modernes de Sharaf al-dîn Yazdî, Ẓafar-nâme, citons celle d’A. Urunbaev (Tachkent) et celle de Muḥammad ‘Abbâsî (Téhéran). 25 [Sharaf al-dîn ‘Alî Yazdî] Cherefeddin Ali Yezd, Histoire de Timur-Bec, « Avertissement », p. xx. 26 Minuti, Oriente barbarico, p. 141-189. 23
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Ce n’est pas tout à fait clair. Cette revendication généalogique est pourtant clairement énoncée dans la première édition de son Histoire de l’Empire ottoman, parue en anglais en 1735, non sans quelque naïveté (kan, qui signifie « sang » en turc, au lieu de khân, « seigneur ») : « According to tradition the Cantemirs derive their pedigree from Temur leng the great conqueror of Asia, which seems to be confirmed by the name, for Can Temur signifies the blood of Temur, or persons descended from the blood of Temur27 ». Il est certain que ce voïvode moldave joua un rôle politique important à l’époque de la campagne du Prut de 1711, marquée par sa trahison envers les Ottomans. L’échec qui s’ensuivit le condamna à s’exiler en Russie et conduisit à la perte du pouvoir par sa famille. Cela n’empêcha pas Cantemir de défendre avec vigueur son origine timouride, non sans provoquer une polémique avec Voltaire qui, dans son traité sur Charles XII roi de Suède, montra une certaine perplexité à ce sujet : La Moldavie était gouvernée alors par le prince Cantemir, grec d’origine, qui réunissait les talents des anciens Grecs, la science des lettres et celle des armes. On le faisait descendre du fameux Timur, connu sous le nom de Tamerlan ; cette origine paraissait plus belle qu’une grecque : on prouvait cette descendance par le nom de ce conquérant. Timur dit-on, ressemble à Témir ; le titre de kan, que possédait Timur avant de conquérir l’Asie, se retrouve dans le nom de Cantemir ainsi le prince Cantemir est descendu de Tamerlan. Voilà le fondement de la plupart des généalogies. De quelque maison que fût Cantemir, il devait toute sa fortune à la Porte ottomane. À peine avait-il reçu l’investiture de sa principauté, qu’il trahit l’empereur turc, son bienfaiteur, pour le czar, dont il espérait davantage. Il se flattait que le vainqueur de Charles XII triompherait aisément d’un vizir peu estimé, qui n’avait fait la guerre, et qui avait choisi pour son kaia, c’est-à-dire lieutenant, l’intendant des douanes de Turquie28.
La réaction du prince Cantemir aux mots de Voltaire, qui lui préférait une origine grecque, fut véhémente comme on peut l’imaginer. Non sans ironie, Voltaire lui présenta ses excuses en lui écrivant: « La multiplicité des talents de Monsieur le Prince votre père et des vôtres m’avait fait penser que vous deviez descendre des anciens Grecs et je vous avais soupçonné de la race de Périclès plutôt que de celle de Tamerlan29 ». 27
Cantemir, The History of the Growth and Decay of the Ottoman Empire, p. 333,
n. 80. 28 29
Voltaire, Histoire de Charles XII roi de Suède, p. 195. Lemny, Les Cantemir, p. 33.
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Parmi les interprétations, proposées par Stéfan Lemny, de l’enthousiasme montré par les Cantemir pour Tamerlan, on retiendra l’idée que Tamerlan était celui qui avait défait les Ottomans et donc le personnage bien connu qui apparaissait dans les drames musicaux de l’époque30. Mais l’ouvrage de Demetrius Cantemir est plus éclairant à ce sujet que tout le reste. L’édition anglaise de l’Histoire de Cantemir — écrite dans sa version originale en latin31 — parut en 1734. Elle fut suivie par des éditions française32 et allemande33. L’ouvrage fut l’objet de différents commentaires en roumain et dans d’autres langues. Dès le début le texte de Cantemir reçut des critiques, notamment celles, très sévères, de l’orientaliste Joseph Hammer von Purgstall. Ce dernier « démolit » radicalement le texte de Cantemir ainsi que l’Histoire de l’Empire Ottoman de Pétis de la Croix34. Au-delà de ces polémiques érudites, a posteriori sans grand intérêt dans l’ensemble, il est intéressant de souligner que le travail de Cantemir se fondait aussi sur des travaux existants, par exemple The generall historie of the Turkes, de Richard Knolles, paru pour la première fois en 160335. Dans l’ouvrage de Knolles on retrouve toutes les fantaisies du répertoire du XVIe siècle, et aucune référence à des sources orientales36. Au contraire, dans son ouvrage, Cantemir introduisit plusieurs éléments provenant des traditions aussi bien ottomane que persane. Sa version 30
Ibid., p. 34-35. Voir l’édition moderne : Cantemir, Demetrii principis Cantemirii incrementorum et decrementorum aulae Othmaninicae. 32 Cantemir, Histoire de l’Empire Othoman. 33 Cantemir, Geschichte des Osmanischen Reiches. 34 Voir par exemple la préface de son édition italienne dans laquelle von Hammer Purgstall critique aussi Pétis de la Croix : « E chi crederebbe che Cantemiro, e Petis de la Croix, che finora passano pei migliori autori europei di storia osmana, non abbiano considerato nelle loro opere che il solo Calcondila, per nulla servendosi degli altri storici bizantini contemporanei ? Chi crederebbe che il primo nulla abbia saputo dell’assedio di Costantinopoli fatto da Murad II, e che all’ultimo sia ignota la conquista di Tessalonica per opera dello stesso sultano, quando Duca, Franza, Calcondila stesso ne parlano, quando i bizantini Giovanni Canano, ed Anagnosta hanno lasciato delle opere particolari su quell’assedio, e su questa conquista ? Chi crederebbe che Cantemiro e Petis de la Croix, quantunque orientalisti ambedue, mozzino i veri nomi orientali in modo tale da non renderli più riconoscibili, e che particolarmente il primo abbia accumulato tale informe e confuso ammasso di filologici errori, che chiaramente manifesta la più grande mancanza di fondate cognizioni dell’arabo, del persiano e del turco ? », Hammer, Storia dell’impero osmano, vol. I, p. XXVIII-XXIX. 35 Knolles, The generall historie of the Turkes. 36 J’utilise ici l’édition revue de cet ouvrage, probablement plus connue par Cantemir : Knolles, The Turkish History from the Original of that Nation to the Growth of the Ottoman Empire, p. 145-158. 31
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laisse de côté de nombreuses incongruités introduites par Knolles pour faire place aux sources historiques ottomanes, surtout dans les riches notes qui accompagnent son texte. Il explique par exemple le terme tekfur qui désigne l’empereur byzantin, à l’aide d’une fausse étymologie grecque : For the more learned Turks, and the Emperor himself in his Mandates writes Costantinie Tekkur, if we may offer our conjecture, is corrupted from τοῦ χυρίου, but they sometimes write Caisar, Cæsar. Besides this the name of Tekkuri is given to other Christian Governors by the Turks, as Selanik Tekkuri, the Governor of Thessalonica, Geliboli Tekkuri, the Governor of Callipolis37.
Cette dernière remarque est bien conforme à l’usage des sources ottomanes. Il est fait aussi mention des florins vénitiens [filuri altun] que l’on retrouve dans les sources timourides, par exemple Sharaf al-Dîn ‘Alî Yazdî, ainsi que dans les sources ottomanes38. Dans son Histoire de l’Empire ottoman, pour évoquer la figure de Tamerlan, Cantemir semble bien s’appuyer sur les sources ottomanes, mais son regard est bienveillant : Tamerlane. He was born of the Chagata orda or Tribe, and indeed by his birth, was a Barbarian, but his manners were polite and civiliz’d. Temurleng (corruptly Tamerlane) in the Persian language signify one lame in his thigh, which tradition says, was his case. A proof of this was a story told of him by the Turks. Among other Persian Prisoners (say they) a Painter being led to execution desir’d Temurleng that he would not suffer the whole art of painting to die with Him; for he could easily evince the excellency of that art to belong to himself. Temurleng having heard this request, order’d him to draw his picture: The Painter observing that Prince to be lame of his right thigh and blind of his left eye, drew him with his right leg bent or inclining, his left eye shut and a bow apply’d to the other, as if he had been flooting at game. Temurleng admiring the ingenuity of the Painter pardon’d and set him at liberty.39
Selon Cantemir, c’est bien l’empereur de Byzance, Paleologus, qui appelle Tamerlan à l’aide au moment du siège de Constantinople par Bayezid Ier. Ce fait est documenté par les sources. Cantemir décrit cette aide avec emphase : « O unparallell’d generosity tho’ in a Barbarian !40 ». Il ajoute dans une note : 37
Cantemir, The History of the Growth, p. 51, n. 12. Pour l’étymologie du terme arménien tekfur (takavor), voir Bernardini, « Un’ambasceria del Tâkvur di Costantinopoli alla corte di Tamerlano », et Savvides, « On the Origins and Connotations of the Term “Tekfur” in Byzantine-Turkish Relations ». 38 Cantemir, The History of the Growth, p. 52. 39 Ibid., p. 53, n. 17. 40 Ibid., p. 53.
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Of him Wonderful certainly was the Magnanimity of the Barbarian, and his answer worthy to be transmitted in letters of Gold. Paleologus offers his City and Empire; Temurleng takes both under his protection and refuses the Empire with this generous answer, “That it was not right to change so ancient an Empire, and to put a Family so eminently illustrious as to have reach’d the Tartars themselves by its fame, under the yoke of a foreign sway”. It was this greatness of mind, which put him upon sighting such bloody Battles, and raising such a mighty army, which is compared to those of Darius or Xerxes will be found to be equal if not superior41.
L’exposé des faits est marqué par une confusion complète pour ce qui est du déroulement des événements. Ainsi, les personnages font l’objet de quelques superpositions, mais non sans fondement historique : Ahmed Halamir (Aḥmad Jalayir), seigneur de Bagdad, est ainsi sujet du sultan d’Égypte, ce qui est partiellement vrai, puisque Aḥmad Jalayir fut obligé de s’enfuir à la cour du sultan mamelouk Barqûq en 139442. Il est incontestable que l’enlèvement de la femme de Motahhartan (Tahhartan ; dans Cantemir Tahrinbeg) par Bayezid fut une des causes du conflit43. Toutefois la tradition d’une rencontre entre Timur et Naṣr al-Dîn Khwâja à Yenişehir relève du folklore turc. Cet épisode est inséré après une erreur topographique assez grave (la bataille entre Timur et Bayezid se serait déroulée à Bursa et non pas près d’Ankara) : Most Christian Writers tells us that this battle was thought upon the banks of the Euphrates. But the unanimus consent of all the Turkish Writers that Tamerlane immediately after the Battle enter’d Prusa the Metropolis of Bithynia, clearly proves it to have been sought in the plains of this place. But their distance from Mesopotamia is well known to Geographers. This opinion of ours is farther confirm’d by the same Historians saying, that before the engagement Tamerlane pitch’d his Tents near Jenishehir the Neapolis of Asia Minor, and there with the Turkish Aesop, Nasruddin Hoja spent three days, who so delighted him with his Fables that he left the City free and untouched44.
Les histoires de Naṣr al-Dîn font partie du répertoire lié à ce personnage et relèvent d’une vaste tradition, comme l’a souligné Ulrich Marzolph45. Le reste est conforme à la tradition et l’épisode de la cage dans laquelle Bayezid fut emprisonné, rapporté par Cantemir, n’est pas forcément 41 42 43 44 45
Ibid., p. 53, n. 18. Wing, The Jalayirids, p. 160-161. Bernardini, « Mottaharten entre Timur et Bayezid ». Cantemir, The History of the Growth, p. 54 n. 22. Marzolph, « Timur’s Humourous Antagonist Nasreddin Ḫoca ».
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une donnée fausse dans l’histoire des relations entre Timur et Bayezid, malgré les sérieuses réserves de Hammer von Purgstall (quot homines, tot sententiae). Dimitri Cantemir resta à Istanbul pendant dix-sept ans de 1693 à 1711, avant de rejoindre Pierre le Grand. D’un côté, c’est l’histoire d’une dramatique déception. En même temps, Cantemir était un personnage hybride, capable de revêtir des vêtements ottomans et européens dans une synthèse désinvolte, malgré les jugements sévères qu’elle va engendrer. Stefan Lemny écrit justement : « Personnage emblématique de cette rencontre entre l’Occident et l’Orient, il forge sa personnalité sous l’influence directe et simultanée des multiples traditions qui se croisent à Istanbul, de ses contacts avec ses coreligionnaires orthodoxes, mais aussi avec les ambassadeurs européens et, naturellement, avec les hauts représentants de la société ottomane46 ». Auteur d’un Divan (1699) et d’une Histoire hiéroglyphique (1703), Cantemir se présente avant tout comme un homme de lettres capable de mélanger les genres. Il demeure un auteur attentif au monde qui l’entoure. Ahmed III et Nâder Shâh L’Orient turco-persan célébrait lui aussi Alexandre et Tamerlan, dans une perspective pédagogico-historique. Ce type de perspective était présent déjà dans les gestes de Tamerlan en vers persans, qui reprenaient l’Eskandarnâme de Neẓâmî et Amîr Khosrow de Delhi, plutôt que Ferdowsî : on le voit dans le Timurnâme de Hâtefî à la fin du XVe siècle47 Ce genre littéraire eut un succès remarquable dans le monde safavide et dans l’Empire ottoman48. En Asie centrale la filiation entre Alexandre et Tamerlan apparaît dans la légende du Tâbut-e sakine (L’Arche de l’alliance). L’arche aurait été laissée en héritage à Alexandre par Adam et aurait été ouverte à l’époque d’Alexandre puis pendant le califat d’Omar. Finalement ce fut Timur qui la fit ouvrir, non sans difficultés, en découvrant qu’il était le Second Alexandre49. Mais que restait-il de toutes ces croyances au lendemain de Karlowitz, dans un Empire ottoman qui tendait à se rapprocher de l’Occident avec une incroyable finesse intellectuelle et un Occident qui redécouvrait le passé occidental et oriental sur des pistes parallèles ? 46
Lemny, Les Cantemir, p. 54. Mortażavî, Masâyel-e ‘aṣr-e Îlkhânân, p. 562-566. 48 Szuppe, « L’évolution de Timour et des timourides ». 49 Sela, The Legendary Biographies of Tamerlane. Islam and Heroic Apocrypha in Central Asia, p. 98-103. 47
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Comme nous avons eu l’occasion de le rappeler, la plupart des historiens voient dans le sultan ottoman Ahmed III (1703-1730) un souverain pacifique, encourageant les arts, grand calligraphe, promoteur des sciences et de l’imprimerie qui fait son apparition dans l’Empire ottoman grâce à İbrahim Müteferrika en 1727. Ahmed III est celui qui a impulsé « l’Âge de la tulipe ». Si l’on exclut la campagne du Prut et les conflits dans le Caucase dans les années 1720 — lorsque les Ottomans occupèrent Tiflis et les Russes Derbent et Baku —, le règne d’Ahmed III fut plutôt un règne de paix. Le sultan fut lui aussi objet d’une évocation alexandrine. Le poète Nedim le célébra dans une qaṣîde, où un parallélisme fut fait avec le Macédonien. Mais au lieu de Tamerlan, cette fois-ci, c’est Toli (Tolui) et Oktâ (Ögödei), premier successeur de Ginggis Khan, qui furent exaltés. Tolui, troisième fils de Ginggis Khan, à la tête de l’ulus qui produira les Ilkhanides et les Yuen, est un champion de férocité. Or le choix du poète d’exalter ce personnage est dû très vraisemblablement à la volonté de répondre à la propagande de Nâder Shâh, le souverain de l’Iran, qui disait être d’ascendance timouride. Nedim écrit : Sadr-i İskender-haşem kim dergehinde bir nice Nâme-ber Tâtarlar ve Toli vü Oktâ gibi Héritier d’Alexandre est le Sultan, qui dans sa famille réunit De nombreux descendants tatares de la lignée de Toli et Oktâ50
Le choix de ces deux personnages apparaît bien énigmatique. Rivaux dans la maison ginggiskhanide, ils deviennent ici les ancêtres de nombreux Tatares dont Ahmed III serait le descendant. En tout cas le choix s’oppose certainement à celui de Timur. Les sources persanes qui célèbrent Nâder Shâh et en particulier sa campagne indienne, s’attardent sur le fait que ce nouveau conquérant adopta intégralement le modèle timouride pour lui-même et pour ses entreprises. Il s’agissait d’une émulation a posteriori d’un personnage structurellement très ressemblant de son modèle. Les deux étaient issus des étages inférieurs de la société turco-mongole. Ils avaient également en commun des origines obscures et des méthodes implacables qui firent grande impression sur les monarques occidentaux ; ces derniers, en effet, étaient fascinés par le mythe presque ésotérique de Tamerlan. Si l’on se tourne vers les sources du XVIIIe siècle, comme le Nâme-ye ‘Âlamârâ-ye Nâderî de Moḥammad Kâẓem de Merv, on notera dès les 50
Nedîm, La canzone d’Istanbul nel primo Settecento, p. 32-33.
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premières pages que cette référence fut voulue, voire même construite avec des éléments de caractère magique. Je pense notamment au texte qui aurait été laissé en héritage par Timur sur une pierre après la difficile conquête du site de Kalât, non loin de Abivard. Selon Moḥammad Kâẓem de Merv, Nâder la retrouva après la rencontre avec un dragon, ce qui rend l’épisode encore plus fantastique. Le texte de l’inscription était le suivant : Tout individu qui entrera dans ce lieu, deviendra la rareté de son époque (nâder-e dowrân) et le seigneur de la conjonction astrale (ṣâḥebqerân). Maintenant écoute ce que l’Amîr Tîmûr Gûrkân m’a dit : pendant 36 ans j’ai régné, et j’ai conquis les royaumes de l’Iran, du Turan, la Géorgie, la terre des Alains, le Dašt-e Qipchaq jusqu’à la frontière de l’obscurité, les terres d’Égypte et de Syrie, Constantinople et tous les royaumes de Rum, jusqu’aux frontières des Francs ; et de là les frontières indiennes, et toute l’Inde jusqu’aux frontières du Dekkan, et quand je suis revenu au Khorassan, les gens de Kalât, n’acceptant pas la soumission, préférèrent être assiégés51.
Les gens de Kalât en effet s’opposèrent longtemps à Timur qui réussit finalement à prendre cette forteresse : la morale est que malgré tout, c’est grâce à Dieu que la victoire se réalise. Mais l’avènement comme nâdere dowrân et ṣâḥebqerân est annoncé avec l’énumération des conquêtes à entreprendre selon l’ancien modèle timouride. En parlant de Nâder Shâh on pourrait rappeler d’autres signes de cette ascendance, comme la nomination d’un souverain fantoche dans un grand kuriltai, selon l’usage mongol, qui aurait dû garantir la légitimité du souverain. Dans le cas de Timur ce souverain était un noble ögödeïde52, dans celui de Nâder un descendant de Timur lui-même, Moḥammad Shâh, qui fut placé sur le trône indien après la prise de Delhi en 173853. Nâder Shâh adopta aussi le titre de ṣâḥebqerân, « seigneur de la conjonction astrale » sur les monnaies, et n’hésita pas à suivre son modèle de toutes les manières possibles, y compris les tours de têtes humaines décapitées. ***
En guise de conclusion, une remarque nous vient naturellement à l’esprit : quel lien existe-t-il entre la tradition orientale que nous venons d’évoquer et celle qui se développa en Europe ? Ce lien est certainement structurel : Alexandre et Tamerlan sont deux conquérants dont la puissance militaire s’est déployée sur des territoires comparables ; ce sont 51 52 53
Moḥammad Kâẓem, Nāme-ye ‘Ālamārā-ye Nāderī, I, p. 11b-12a. Cf. Bernardini, « The Mongol Puppet Lords and the Qarawnas ». Lockhart, Nadir Shah, p. 150.
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deux héros titanesques dont la mémoire et la geste sont entretenus par une immense littérature. Une idée plus subtile permet de voir dans les intermédiaires, nombreux, des transmetteurs de connaissances : ce sont les souverains de royaumes frontaliers comme le voïvode Cantemir ou les khans de Crimée, mais aussi le lettré Marsigli, ou encore certains orientalistes qui consacrèrent une grande partie de leur existence à étudier l’Asie, comme Pétis de la Croix père et fils, et d’autres encore. Tous ces hommes modèlent ces deux personnages pour leurs usages personnels, ils s’approprient le nom d’Alexandre, ainsi que celui de Timur, pour introduire de nouvelles versions de l’histoire. Ils rédigent des traductions, parfois avec une application impressionnante, comme c’est le cas des Pétis de la Croix ; parfois ils composent un ouvrage en s’appuyant sur des traditions locales et même des notes autobiographiques, comme c’est le cas pour Cantemir. La paix de Karlowitz, en réduisant les prétentions européennes pour un certain temps, encouragea une extraordinaire ouverture de part et d’autre de la frontière. J’ajoute que l’étude de cette période pourrait donner d’autres résultats et que mon article ne prétend pas avoir réglé la question de manière définitive. Bibliographie Aksan (Virginia), Ottoman Wars 1700-1870: An Empire Besieged, New York, Routledge, 2013. Babinger (Franz), Die Geschichtsschreiber der Osmanen und ihre Werke, Leipzig, Harrassowitz, 1929. Bernardini (Michele), « ‘Tamerlano e Bāyazīd in gabbia’. Fortuna di un tema storico orientale nell’arte e nel teatro del Settecento », dans Marazzi (U.) et Gallotta (A.) éds, La conoscenza dell’Asia e dell’Africa in Italia nei secc. XVIII e XIX, vol. III, t. II, Naples, Istituto Orientale, 1989, p. 729-760. —–. « Un’ambasceria del Tâkvur di Costantinopoli alla corte di Tamerlano: riflessioni sul “Cesare” di Rum nelle fonti timuridi », dans Bisanzio e l’Occidente arte, archeologia, storia. Studi in onore di Fernanda de’ Maffei, Rome, Viella, 1996, p. 297-304. —–. « Tamerlano, i Genovesi e il favoloso Axalla », dans Bernardini (M.), Sánchez García (Encarnacíon), Cerbo (Anna) et Borrelli (Clara) éds, Europa e Islam tra i secoli XIV e XVI / Europe and Islam between 14th and 16th centuries, Naples, Istituto Universitario Orientale, 2002, p. 391-426. —–. « Mottaharten entre Timur et Bayezid : une position inconfortable dans les remous de l’histoire anatolienne », dans Veinstein (Gilles) éd., Syncrétisme et Hérésies dans l’Orient seldjoukide et ottoman (XIVe-XVIIIe siècle), Paris, Peeters, 2005, p. 199-211. —–. « The Mongol Puppet Lords and the Qarawnas », dans Hillenbrandt (Robert), Peacock (A.C.S.) et Abdullaeva (Firuza) éds, Ferdowsi, the Mongols and
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LA LANGUE ET LE FORMULAIRE : VARIANTES, VARIATIONS, TRADUCTIONS
THE SOUND OF POPULAR LANGUAGE TOWARDS THE END OF THE 19th CENTURY AS REFLECTED BY A KARAMANLI EDITION OF THE FOLK-TALE KÖROĞLU Edith Gülçin AMBROS*
The consensus now is that ‘Karamanlı’ is not and never has been an individual language or dialect. In Matthias Kappler’s summarizing words: “It thus seems evident that no ‘Karamanli variety’ has ever existed, and that Karamanlidika texts are the graphic reflection of a relatively large number of spoken and written varieties.” 1 The text studied in this article is such a graphic reflection. This is the Karamanlı edition of 1872 of the Turkish folk-tale Köroğlu. It reflects traits shared by various modern Turkish dialects. The reflection of phonetic features such as casual or careless pronunciation and the use of divergent, reduced and contracted forms show that this is informal language used in everyday communication (Umgangssprache), not language claiming literary refinement. In other words, this text reflects colloquial Turkish spoken familiarly by a part of the Ottoman population towards the end of the 19th century. The present study aims to contribute to our knowledge of spoken Turkish by describing the main features of this reflection. I hope my dear friend Nicolas Vatin, with his mastery of the Ottoman writing conventions and wry sense of humour, will enjoy this short excursion into ‘unconventional’ Karamanlı script and sound. This Karamanlı edition (henceforth: K)2 will be compared with the regular Ottoman edition of 1908 of Köroğlu (henceforth: O). Both K and O were printed in Istanbul, with an interval of only 36 years, K as a regular * Vienne, Institut für Orientalistik der Universität Wien. I am very grateful to Evangelia Balta, M. Sabri Koz, and M. Birol Ülker for putting material and literature at my disposal, without which this study would have been impossible. I also thank Bernt Brendemoen most sincerely for his invaluable comments. 1 Cf. Kappler, “Transcription Text, Regraphization, Variety,” p. 125. 2 Information on K is given by Koz, “Köroğlu Destanına Bakışlar,” p. 331.
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print in Karamanlı letters and O as the lithograph of a manuscript in AraboPersian script. They are very similar versions of a narrative of vulgar literacy, though K contains some small, not vital details that O does not.3 This study will also explore additional comparative information from Ottoman in general, from modern standard Turkish (henceforth: ST), and from modern Turkish dialects. The present study is complemented by my article “The Comparison of a Karamanlı Edition with a Regular Ottoman Edition of the Folk-tale Köroğlu: Morphological and Syntactic Aspects”.4 The editions under scrutiny in that article are also K and O. It gives general information on these two editions and other Karamanlı, regular Ottoman, and Armeno-Turkish editions (i.e., editions in Turkish written in Armenian script), as well as on studies of these editions. All the editions in question here represent the version of the Köroğlu tale called “the Istanbul tradition” (İstanbul rivayeti)5. Interpreting the Karamanlı script6 into a reflection of speech is partly problematic because, as Bernt Brendemoen succinctly writes: The Greek alphabet is poorly suited to represent the sounds of Turkish, as Greek has no unequivocal way of rendering ö, ü, ï, š, and basically not č or ǰ either, […] o may represent both o and ö; oυ may represent both u and ü; and ı and η may stand for both i and ï. Likewise, b may be written μπ, but is more often written π, which is also read as p; d may be written ντ, but is more often written τ, which is also read as t; and g may be written γκ, but is more often written κ, which also represents k. The letter γ has many functions; it may correspond to the modern Turkish letter ğ and be a voiced velar stop or a voiced postvelar fricative in contact with back vowels and y in contact with front vowels, etc.7 3 In spite of being so similar, the number of pages of the two editions (K: 33 pages versus, O: 15 pages) differs greatly because O is written in very dense script whilst K is printed with relatively sparse density. 4 In Balta ed., Karamanlidika Legacies, p. 13-38. It will further be complemented by my article comparing the Karamanlı version with the regular Ottoman version of the poems in the folk-tale Köroğlu (in preparation). The present article informs only on the prose part of the folk-tale. 5 Boratav, Köroğlu Destanı, p. 30-33. 6 We note that spelling inconsistencies (also of accents) and mistakes, some of which are probably printing errors, abound in K. Though not as extreme, inconsistencies in spelling are quite striking in O, too. 7 Brendemoen, “Karamanlidic Literature,” p. 17-18. For more detailed information see Kappler, “Note a proposito di ‘ortografia caramanlidica’,” p. 309-339; Gavriel, “Transcription Problems of Karamanlidika Texts,” p. 255-265; Irakleous, “On the Development of Karamanlidika Writing Systems,” p. 57-95; and, of course, Eckmann, “Anadolu Karamanlı Ağızlarına Ait Araştırmalar,” p. 165-200.
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Brendemoen’s remarks are relevant for K. In addition, the letter i indicates that a rounded vowel after a palatal consonant is a front vowel, as Brendemoen mentions about Karamanlı texts of the 18th century, giving the example gioz ‘göz’.8 This occurs in K, too; for example:9 göster (kıoϭτὲρ, K 3:3110); gün (kıoὺν, K 4:19). Where a choice between b and p; d and t; c and ç; g and k; y and ğ had to be made when transliterating K, the modern standard pronunciation was chosen because the contemporary pronunciation could not be determined. As to O: Plene writing of Turkish vowels in Ottoman texts (i.e., using the letters ا, و, ﻯto indicate the vowels), gives some information on pronunciation, but does not narrow down the choices to one (e.g., the letter وmay correspond to o, ö, u, or ü). Vocalization signs (ḥarekes ‘diacritics’) also indicate how a word should be pronounced, but with the same restriction (e.g., a ḍamma may indicate o, ö, u, or ü). In O, a vulgar (sade nesir ‘simple prose’) Ottoman text of a very late period, the script is in large measure plene and it is additionally fully furnished with ḥarekes. However, not only does being plene and having ḥarekes not eliminate all ambiguity, but the pronunciation in O is also ambiguous because of graphic variants in Turkish words (the orthography of Arabic and Persian loanwords is conservative). For example: The hero’s name that occurs innumerable times in the tale, that is Köroğlu, as he is called today, is written almost always as ﻛﻮﺭﺍوﻏلیin O, with a final ﻯand a kasra under the ﻯdenoting that this should be pronounced ı (see, e.g., O 2:1; O 3:18; O 4:2)11. ﻛﻮﺭﺍوغلوwith a final وand a ḍamma over it denoting that this should be pronounced u is exceptional (O 3:24-25). However, with attached suffixes the variant with a final u is more frequent than that with a final ı. It is written either with a وplus ḍamma ( ﻛﻮﺭﺍوغلونكe.g. O 3:21) or with only a ḍamma ( ﻛﻮﺭﺍوغلنكe.g. O 5:11), and the vowel of the genitive suffix is indicated by a kasra as ı: Köroġlunıñ. We also find Köroġluna in O, written mostly with only a ḍamma over the ﻛﻮﺭﺍﻮغلنه( ﻝe.g. O 6:23; O 8:11; 8 Brendemoen, symposium paper “Trabzon Sumela Manastırı’nın Kuruluşu,” p. 2. I thank Bernt Brendemoen sincerely for sharing his paper. 9 The transliteration of Karamanlı examples in Latin letters will be as faithful to the original as possible without including the accents; examples given in Karamanlı script will, however, include the accents as far as they can be read with certainty. 10 The first number following the letter symbol is the page number, the second is the line number. 11 Both K and O do not show any significant changes in language throughout the text, so that there was no need to take examples from all parts of the tale equally.
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O 11:4) and occasionally with وplus ḍamma ( ﻛﻮﺭﺍوغلونهO 11:1-2). In contradistinction, we encounter Köroġlını ( ﻛوﺭﺍوغلی نیsic!) in O 9:2. We know that in 1908, when this edition was published, labial harmony had reached completion in modern ST, so that this name must have been pronounced Köroğlu (Köroğlunuñ, Köroğluna, Köroğlunu, etc.), but O does not allow such a definitive conclusion. And we cannot rule out that such vacillation reflects an aspect of popular language. All the more since there are more instances of O not reflecting ST; for example, getürdigi (O 2:11; older Ottoman getürdügi; ST getirdiği); gitsün (O 2:11; ST gitsin). The Ottoman script is less suited than the Karamanlı script to reflect the sound of words of Turkish origin. Nor is it able to reflect the colloquial Turkified pronunciation of Arabic and Persian loanwords, whereas the Karamanlı script can do this up to a certain point. The convention-bound Ottoman script is also handicapped by sticking to historic orthography. For example: The three types of Arabic h written as ḥ, ḫ, and h in the Ottoman script were vulgarly pronounced h. Since the conventional Ottoman script adheres to the original Arabic and Persian orthography, it does not reflect the actually spoken h sounds. In contradistinction, all three h’s are written as χ in the Karamanlı script, so that this loss of differentiation is better reflected by it. For example: hükm (χούκμ) K 3:5 = ḥükm O 2:3; dahi (ταχὴ) K 3:19 = daḫi in Ott.12; her (χὲr) K 3:6 = her O 2:3. Dialectal pronunciation did not stop at unifying the pronunciation as h, but showed multiple replacements, according to Ahmet Caferoğlu.13 One of the examples given by him is h ˃ χ: aχd, aχt ˂ Arab. ‛ahd.14 We find this word in K, too: aχdı (ἄχτη, K 19:3). Unfortunately, the unified transliteration with χ of all three h’s in Karamanlı is unable to reflect dialectal replacements. The historical grapheme یof the ‘closed e’ is transliterated in this study as ė even though O dates from as late as 1908 and there was no primary /ė/ in the beginning of the 20th century in modern ST, this having 12 When there is no corresponding word in the parallel position in O, the word as generally used in Ottoman (henceforth: Ott.) and/or ST is given. 13 Caferoğlu, “Die anatolischen und rumelischen Dialekte,” § 232.14, p. 255: “Einem h der Schriftsprache (h, ḥ, ḫ der Grundsprache) entsprechen vielerlei Laute in den Dialekten.” 14 Caferoğlu, “Die anatolischen und rumelischen Dialekte,” § 232.14, p. 255-256.
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been replaced by /e/. We transliterate thus in order to better compare O and K regarding letters versus sounds. In K, the former initial /ė/ is alternately written with the letters i and e. The letter i may be a reflection of the historical Ottoman spelling of /ė/ with ی. On the other hand, it might be a phonetic relict. Another possibility is that the alternation of the letters i and e reflects dialectal influence. Lastly, this alternation may simply be the result of orthographical inconsistency. Some examples: iden (ἠδέν) K 6:26 < ėden Ott. (eden ST); ideridi (ἰτέρiτη) K 3:5, but ederidi (ἐτέρiδη) K 5:22 < ėderdi O 2:3 and ederdi ST respectively; idüp (ἰτοὺπ) K 3:31, but edip (ἐτὶπ) K 4:22 < ėdüb O 2:13 and edip ST respectively. As a matter of fact, K is full of variation. First of all, it contains a great deal of orthographical variation, so that there is the danger of mistaking a spelling irregularity for a phonological phenomenon. It is, moreover, very rich in phonological variation, but most of the variants have their regular counterparts in the text, too. However, some of these ‘variants’ may be one-time occurrences. Various elisions Elision of h Caferoğlu mentions the dialectal elision of h, giving the examples ärif ˂ Arab. ḥarīf and däral ˂ Pers. dar-ḥāl.15 K reflects this elision of h. The following examples16 also show that this elision may occur in initial, medial or final position and that it is not consistent, not even in one and the same word. The origin of Ottoman loanwords will not be given below because this is not necessary for the comparison of the Karamanlı text with Ottoman and modern standard Turkish. Elision in initial position: erif (ἐρὶφ) K 3:21 < herif ST < ḥerīf O 2:9; her angisini (χέρ ἀνκισηνὴ) K 5:21 < her hangisini ST; er gün (ἔρ κιοὺν) K 5:34 < her gün ST. 15
Caferoğlu, “Die anatolischen und rumelischen Dialekte,” § 232.14, p. 255. The examples given here and further below will strive to be representative without being exhaustive. 16
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Elision in medial position: Hem (χέμ) size yoldaş olur em (ἔμ) maslaatınıza (μασλαατινηζὰ) yarar K 6:18-19 < maslahat ST < maṣlaḥat Ott. An ensuing hiatus can lead to contraction; for example: tamil (ταμὶλ) K 22:28 < tahammül ST < taḥammül Ott. Elision in final position: müferi (μουφερὴ) K 19:12 < müferrih ST < müferriḥ Ott. Elision of γ (y, η, ğ, ġ) ˃ diphthong or long vowel The elision of some consonants in Turkish, above all of γ (y, η, ğ, ġ), leads to a diphthong or a long vowel arising from contraction. Tahsin Banguoğlu presumes that the elision of γ had not yet resulted in a long vowel in Old Ottoman, whereas it is very common though not general in Late Ottoman (“im Neuosmanischen”).17 Caferoğlu indicates that Anatolian and Rumelian dialects have this phenomenon in common with many Turkic languages, with the elision of especially -γ-, -g-, - η -, -y- resulting in a diphthong or a long vowel.18 Some of his examples: aγa (ağa ST) ˃ aa (diphthong, Terekeme), but aγa ˃ ā (long vowel, Sivas); iγi (iyi ST) ˃ ī (long vowel, Mihalıççık/Eskişehir). The script of K shows a high frequency of such consonant elision resulting in diphthongs with similar or dissimilar vowels. For example: ine delii (ἰνὲ [simple elision] τελιὴ) K 4:20 < iğne deliği ST < igne deligi O 2:19; 17 Banguoğlu, Altosmanische Sprachstudien, p. 28: “Die Kontraktionslänge, die im Inlaut aus y- und γ-Lauten entsteht und im Neuosmanischen, wenn auch nicht allgemein, so doch sehr verbreitet ist, war wohl noch nicht vorhanden: böylä […] mazed.[onisch] bȫlä […].” 18 Caferoğlu, “Die anatolischen und rumelischen Dialekte,” § 2321, p. 248-249: “Eine in vielen Türksprachen […] bekannte Erscheinung ist der Schwund in- und auslautender Konsonanten, meist unter Hinterlassung eines Diphthongs oder einer Vokallänge. Hiervon werden vornehmlich -γ-, -g-, - η -, -y- betroffen.”
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büyüüp (πουγουοὺπ) K 21:29 < büyüyüp ST; feraat (φεραὰτ) K 25:22 < feragat ST < ferāġat Ott.; neree (νέρεε) K 3:26 < nereye ST and O 2:11; dei (τέϊ 19) K 25:11, but also deyü (τεγιοῦ20) K 5:10 < deyü O 3:9 (diye ST); ei (ἐὶ) K 3:3), but bunun eysi (πουνοὺν ἐγισὴ) K 20:33 < eyü/eyi Ott. (iyi ST). However, as already mentioned, consistency is not a characteristic of K. So we have, for example, not only the variants beendiği (πεεντιγὴ) K 3:26 and beğeendiğin (πεγεεντιγὴν) K 3:22, but also the regular form beğendi (πεγεντὶ) K 3:15 (beğen- ST). Elision > elimination of gemination Caferoğlu states that the elimination of gemination in dialects occurs mainly in loanwords.21 This is true for K, where its frequency is moderate. Two examples: hakından (χακιντὰν) K 8:12-13 < hakkından ST < ḥaḳḳından Ott.; kuvet (κουϐὲτ) K 25:23 < kuvvet ST < ḳuvvet O 12:10.22 Gemination occurs when the initial letter of a Turkish suffix is the same as the final letter of the word to which it is attached, and in K this gemination may be eliminated; an example with the suffix -lIk: helalığa (χελαλιγὰ) K 6:7 < helal-lığ-a ST < ḥelāl-lıġ-a O 3:20. Occasionally gemination is eliminated in Turkish words, too; for example: gitiğiniz (κιτιγηνὴζ) K 6:19 < gittiğiniz ST; yatı (γιατὶ) K 30:16 < yattı ST. 19 Cf. Kappler, “Note a proposito di ‘ortografia caramanlidica’,” p. 325, on and ; e.g., “ἐγλετί - eyledi” and “ἐϊλικλερί - eylikleri”. 20 On the composite grapheme denoting /y/ before consonants and before /e, i, ı/ cf. Kappler, “Note a proposito di ‘ortografia caramanlidica’,” p. 325. 21 Caferoğlu, “Die anatolischen und rumelischen Dialekte,” § 232.13, p. 255: “Im Gegensatz hierzu [= zur Gemination] wird (vornehmlich natürlich in Fremdwörtern) die Gemination aufgehoben.” 22 Caferoğlu, “Die anatolischen und rumelischen Dialekte,” § 232.13, p. 255: noted by Caferoğlu as quvät.
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Gemination for emphasis In contradistinction to the elimination of gemination mentioned above, this Karamanlı edition also reflects occasional arbitrary gemination, a phenomenon that is seen in dialects as well as in the oral rendition of literary texts. O’s script does not reflect such gemination. Caferoğlu notes that gemination in dialects at times exceeds the rate found in literary language, especially with sibilants.23 Eckmann also gives some examples such as kappı (ST kapı) and sakkal (ST sakal).24 Examples in K: attı (ἀττὶ) K 4:21 < atı ST; illa (ἴλλα) K 6:30, K 12:5 but ila (ἰlὰ) K 20:34 < ile ST; akksamdan (ἀκξαμτὰν) K 27:21, akksama (ἀκξαμὰ) K 27:25 < akşam-dan/-a ST. Some of these instances of gemination presumably arise from faulty type-setting, especially if dictation played any role in the process.25 However, it is highly likely that gemination was used at least sometimes for emphasis in an oral rendition of a text. As a matter of fact, Karahan writes: “One of the reasons for the gemination that can be seen in every period and region since Old Turkish is emphasis.”26 A rather seldom example of gemination that is arguably for emphasis in K: K 4:21: “attı [ἀττὶ] orada bir sene besle” “Feed the horse there for a year”
The parallel in O 3:19 : “şu atı orada bir sene besle” “Feed that horse there for a year” 23 Caferoğlu, “Die anatolischen und rumelischen Dialekte,” § 232.13, p. 255: “Zuweilen findet sich Gemination über das in der Schriftsprache vorkommende Maß hinaus, besonders bei Sibilanten.” 24 Eckmann, “Anadolu Karamanlı Ağızlarına Ait Araştırmalar,” p. 198-199. 25 Cf. Brendemoen, “An Eighteenth-Century Karamanlidika Codex,” p. 272: “The fact that the text has been dictated becomes clear from notations such as anca-bbil (l. 13), where the person dictating must have stressed bil ‘know’ so strongly that it has been perceived by the scribe as having a geminate initial consonant.” 26 Karahan, Anadolu Ağızlarının Sınıflandırılması, p. 32, footnote 44: “Eski Türkçeden itibaren her dönem ve her sahada görülebilen ünsüz ikizleşmesinin sebeplerinden biri de vurgudur.” All translations are my own unless otherwise stated.
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Without such emphasis of the word atı, the Karamanlı version would actually fall rhetorically short of the Ottoman version; it might be said that the gemination stands in for the deictic şu ‘that.’ Doubling a vowel would seem at times to serve the same purpose and suggests that the text was dictated. For example, beğeendiğin (πεγεεντιγην) in the following sentence seems to reflect emphasis because it underlines the irate diction of the Beg of Bolu. He is very indignant about the meagre horse his groom has chosen for him and angrily asks: K 3:21-22: “bre herif şu kadar atların içinde beğeendiğin at bumudur [sic]” “Hey man, is this the horse you have chosen from among so many horses?”
O 2:9 has the more neutral: “bre ḥerīf begendigiñ at bu mıdır şu ḳadar atlarıñ içinde” “Hey man, is this the horse you have chosen from among so many horses?”
Elision > elimination of a consonant cluster27 a. Elision of a consonant within a word. For example: ng ˃g: Temürleg (Τεμουρλὲκ) K 8:11-12 < Timurleng O 4:21. ñl/nl ˃ l : beleri (πελερὶ) K 6:25 < benleri ST < beñleri (vulg. benleri) Ott. nl ˃ n: onardan (ὀναρτὰν) K 10:9 < onlardan ST; bunar (πουνὰρ) K 17:3 < bunlar ST. rl ˃ l: görülerta (κιορουλέρτα) K 19:16 < görürler de ST. st ˃ s: baş üsüne (πᾶς οὐςουνὲ) K 8:17 < baş üstüne ST. zs > s: eğer siz götürmesiniz (έγερ σὶζ κιοτουρμέσινιζ) K 7:6-7 < götürmezseniz ST (with regressive assimilation i < e); bir yere gidecek olursan o kızı yalınız brakmasın ve beraber götürmesin (πράκμασιν and κιοτουρμέσην) K 6:16-18 < bırakmazsın and götürmezsin ST. Some graphic lacunae, such as in yık ak (γìκ ἄκ, K 5:32, for yıkmak) probably reflect typescript errors rather than actual elision, especially because of variants like ö dürmege (ὀ δουρμεγέ, K 9:19, öldürmeğe) and öldürürsan [sic] öldür (ὀλτουρούρσαν ὀλτοὺρ, K 9:18) close to each other. 27 Cf. Eckmann, “Anadolu Karamanlı Ağızlarına Ait Araştırmalar,” p. 199-200 on consonant clusters (“Consonans düğümleri”); Caferoğlu, “Die anatolischen und rumelischen Dialekte,” § 232.10, p. 254.
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The wealth of variations in the orthography of Ott. bend (< Pers. band; ST bent) and Ott. bāzū-bend (< Pers. bāzū-band; ST pazıbent) suggests that some of the typescript peculiarities arise from hearing errors. nd ˃ d : bed (πὲτ, K 10:7); pazubed (παζουμπέτ, K 22:5); panzubedi (πανζουπεντὴ, K 22:25) or panzubendi if ντ stands for nd instead of d (note also z ˃ nz); nd ˃ n : pazuben (παζουπὲν, K 15:10). b. Elision of a consonant at a word boundary This is not frequent. Examples: k#b ˃ Ø#b: aya bastısa (ἀγιὰ παστῖσα) K 25:31< ayak bastısa ST. p#g ˃ Ø#g: açı geleni (ἀτζὴ κελενὴ) K 5:30 < açıp geleni ST. p#h ˃ Ø#h: alı heman (ἀλὴ χέμαν) K 23:1 < alıp hemen ST < alub hemān Ott. p#d ˃ p#Ø: varıpedi (βαριπετῆ sic) K 7:25-26 < varıp dedi ST. Elision > elimination of a vowel cluster through liaison In the case of V#V, there are also instances of liaison28 in K. This is not frequent. For example: besled_ondan soñra (πεσλὲτ ὀντὰν σόγρα) K 4:34 < besledi ondan sonra ST; dua eyled_oğlan (τουὰ ἐγλὲδ ὀγλὰν) K 5:12 < du‛ā eyledi oġlan O 3:9. Epenthesis, prothesis and metathesis Epenthesis The elimination of a consonant cluster in K occurs not only through the elimination of a consonant but also through the insertion of a vowel. This occurs occasionally. A few examples of such epenthesis: sıçıra(y)ıp (σιτζιραγὶπ) K 8:8-9 and (σιτζιραὶπ) K 23:26 < sıçrayıp ST; sıçaradı (σιτζαρατὴ) K 25:21-22 < sıçradı ST; kısırahııla (κισιραχήηλα) K 15:5) < kısrağı ile ST; 28
See Eckmann, “Anadolu Karamanlı Ağızlarına Ait Araştırmalar,” p. 181 for a few examples of sandhi.
THE SOUND OF POPULAR LANGUAGE
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doğuru (τογουροὺ) K 19:3 < doğru ST. deri hal (τέρι, χὰλ sic) K 7:10; (τερι, χὰλ sic) K 15:1 < derhal ST ˂ der-ḥāl Ott. Prothesis a. Prothesis of /y/ in Turkish words Caferoğlu notes that both the elision and the addition of y- is frequent.29 There are not many examples of the addition of y- in K. Two of these: yüzre (γουζρὲ) K 19:3 < üzre/üzere ST and Ott.; yüzerindendir (γουζεριντέντηρ) K 19:26-27 < corr. üzerindedir ST. yerişti (γεριστή) K 31:23 < erişti ST < ėrişdi Ott.; yerişeim (γερισεὶμ) K 31:15 < erişeyim ST < ėrişeyüm Ott. b. Prothesis in loanwords This is rather rare in K. For example: utamaşa (οὐταμασὰ) K 5:16, but also tamaşa (ταμασὰ) K 7:34 < temaşa ST < temāşā Ott. ilazım (ἰλαζὶμ) K 32:28 < lazım ST < lāzim Ott. Metathesis Eckmann remarks that metathesis is very frequent (“çok yaygın”) and that the sounds r, l and h tend the most to change place.30 As to Caferoğlu, he mentions that metathesis is quite frequent and specifies further as follows: “[…] ist die Erscheinung [Metathese] recht häufig, vor allem bei Gruppen mit l und r, besonders im Argot, meist bei Fremdwörtern, in Kontakt wie auch Fernstellung.”31 In K, metathesis is relatively frequent and occurs both in Turkish words and loanwords. Some examples: 29
Caferoğlu, “Die anatolischen und rumelischen Dialekte,” § 232.10, p. 254. Eckmann, “Anadolu Karamanlı Ağızlarına Ait Araştırmalar,” p. 195: “Yer değiştirme (metathesis) Karamanlıcada çok yaygın bir fonetik hâdisedir. Yer değiştirmeğe r, l ve h sesleri en çok temayül göstermektedir.” Numerous examples are on p. 195-196. 31 Caferoğlu, “Die anatolischen und rumelischen Dialekte,” § 232.11, p. 254. 30
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EDITH GÜLÇIN AMBROS
a. Metathesis involving r and l söliedi (σολїεδή) K 8:1 < söyledi ST; soieldikta (σοϊελτίκτα) K 13:5, but close by without metathesis soiledikta (σοϊλετίκτα) K 13:13 < söyledikte ST; pederinerdeki (πεδερινὲρδέκι) K 7:4 < pederine der ki ST; öldülerim (ὁλτουλερὶμ) K 18:31-32 < öldürelim ST. ezdrehaye (ἐζτρεχαγὲ) K 12:11 < ejderhaya ST < ejderhāya Ott.; kevran (κεϐράν) K 19:15, (κεϐρὰν) K19:27 < kervan ST < kārbān O 9:19, kārvān O 10:5; dribünü (τριπουνοῦ) K 23:10 < dürbünü ST < dūr-bīni O 11:2. b. Metathesis involving ı/i sımarlamış (σιμαρλαμίς) K 22:24 < ısmarlamış ST.32 iksmetidir (ἰκσμετίτιρ) K 25:33 < kısmetidir ST < ḳısmetidür Ott. Replacement, exchange, assimilation and dissimilation Replacement33 /‛/ (‛Ayn) is not pronounced in either colloquial speech or modern standard Turkish. In K it is not only elided (e.g., Arab./Ott. du‛ā ˃ dua [τουὰ] K 5:10, K 5:12), but can also be replaced. For example: ‛Ayn ˃ a: cumaa (τζουμαὰ) K 15:3 < cuma ST < cum‛a O 8:4. ‛Ayn ˃ ğ: kanağat (καναγὰτ) K 21:2 < kanaat ST < ḳanā‛at Ott. (Eckmann cites the variant kanahat (‛Ayn ˃ h: καναχὰτ)34. ‛Ayn ˃ v: dovası nı (τοϐασὶ νὴ sic) K 25:17 < duasını ST < du‛āsını Ott. ‛Ayn ˃ y: yinadına (γινατηνὰ) K 9:8 < inadına ST