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De l’oratoire privé à la bibliothèque publique
From Text to Written Heritage Interdisciplinary Perspectives
Volume 1 General Editor Fabienne Henryot, Enssib, Lyon Editorial Board Paul Bertrand, Université catholique de Louvain Jessica de Bideran, Université Bordeaux Montaigne Charlotte Denoël, Bibliothèque nationale de France Brenda Dunn-Lardeau, UQUAM, Montréal David McKitterick, Cambridge University Dominique Poulot, Université Paris 1 Dorit Raines, Università ca’Foscari, Venezia Yann Sordet, Bibliothèque Mazarine André-Pierre Syren, Enssib, Lyon
De l’oratoire privé à la bibliothèque publique L’autre histoire des livres d’heures
Fabienne Henryot
F
Ouvrage publié avec le soutien du LabEx COMOD. Illustration de couverture : Exposition de livres d’heures, Archivio di Stato di Torino, avec l’aimable autorisation de l’Archivio di Stato di Torino.
© 2022, Brepols Publishers n. v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2022/0095/17 ISBN 978-2-503-59377-7 eISBN 978-2-503-60208-0 DOI 10.1484/M.WRITHER-EB.5.131232 Printed in the EU on acid-free paper.
Remerciements
Au seuil de ce travail, il m’est agréable de remercier tous ceux qui l’ont rendu possible, qui ont fouillé leurs dossiers pour en extraire des données dont je n’aurais pas eu connaissance autrement, ou qui m’ont accordé de leur temps pour répondre à mes questions. J’adresse une pensée particulière à Jean-Christophe Stuccilli, Philippe Dufieux et Yann Sordet pour leur relecture attentive de la première version de cet ouvrage ; leurs remarques l’ont grandement amélioré. Catherine Granger, François Lenell, Pierre-Jean Riamond, Marc-Édouard Gauthier, Florent Palluault, Thierry Crépin-Leblond et bien d’autres m’ont communiqué des informations qui éclairent les usages patrimoniaux des livres d’heures dans les bibliothèques publiques et je les en remercie très vivement. Christophe Evans a formulé des remarques méthodologiques qui m’ont permis de ne pas trop m’égarer dans le territoire de la sociologie des publics. Hélène Jacquemard m’a reçue à Chantilly avec beaucoup de gentillesse. Philippe Masson reste, depuis quinze ans, le complice des archives lorraines ; son amitié fidèle m’est précieuse. Je remercie enfin les membres de mon jury, Emmanuelle Chapron, Evelyne Cohen, David Douyère, Xavier Hermant, Dominique Poulot, Isabelle Saint-Martin et Dominique Varry, pour le regard critique qu’ils ont porté sur cette enquête. Les étudiants et les élèves-fonctionnaires de l’Enssib, sur lesquels je teste mes théories depuis sept ans, ont fait progresser ce travail par leurs remarques, leurs questions, leurs critiques aussi. Je remercie particulièrement les étudiants du Master CEI 2018-2019 pour l’enquête très professionnelle qu’ils ont menée dans le monde de la librairie ancienne. J’associe à ces remerciements Mouhamadoul Wele qui m’a fait gagner un temps précieux dans l’exploration des manuels scolaires de la Bibliothèque Diderot, et Lubin Picard, le patient cartographe. Ma gratitude va au personnel de la Bibliothèque municipale de Lyon pour les facilités accordées à l’accès aux documents. Les dix formateurs à l’enluminure médiévale qui ont répondu à mes questions ont montré beaucoup d’intérêt à mon travail ; j’espère qu’il rend justice à leur art et à leur passion. Ma famille, qui n’ignore plus rien des cotes des livres d’heures à Drouot et de la communication des bibliothèques sur les réseaux sociaux, sait tout ce que je lui dois. Philippe, Pierre-François et Jean-Nicolas se sont montrés bien patients au cours de ces mois de recherche et d’écriture. Ces pages leur appartiennent. Le moment est enfin venu de leur rendre ce temps qu’ils m’ont donné.
Table des matières
Remerciements 5 Table des abréviations
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Introduction 13 Un livre d’heures, en 2017… 13 Une nouvelle histoire des livres d’heures 15 Faire l’histoire de la patrimonialisation du livre d’heures 19 Première partie Six siècles de livres d’heures Chapitre premier : Le temps des manuscrits Espaces et acteurs de la production Le contenu dévotionnel Appropriations spirituelles, matérielles et symboliques des Heures Survivances à l’âge moderne
29 29 38 43 56
Chapitre 2 : Imprimer les Heures : la naissance d’une catégorie éditoriale Le livre d’heures au premier siècle de l’imprimé (1485-1571) Les Heures au temps de la Réforme catholique (1571-vers 1730)
61 61 80
Chapitre 3 : Vers 1730 – vers 1900 : des Heures au Paroissien Essai de quantification Le grand siècle des Heures La nostalgie du gothique Une poétisation du temps : pastiches et détournements
109 109 115 129 135
8
ta b l e des matièr es
Deuxième partie La requalification du livre d’heures dans le champ du patrimoine : redécouvertes et mise sous protection 147 Chapitre 4 : Le temps des collectionneurs e Le livre d’heures dans l’ombre (xvi siècle – vers 1760) 148 Entre l’offre et la demande : émergence d’un marché du livre d’heures (v. 1760-v. 1860) 156 Un objet de distinction bibliophilique : de 1860 à nos jours 178 De la collection privée à l’institution publique 209
Chapitre 5 : Le temps de l’érudition Vue d’ensemble Avant 1820 : préhistoire d’une recherche 1820-1870 : histoire romantique, histoire nationale 1870-1940 : l’apogée de l’érudition chartiste 1970-2020 : une science du livre d’heures
223 225 229 233 243 256
Chapitre 6 : Le livre d’heures, objet d’attention politique Le livre d’heures au sein du patrimoine des bibliothèques Les bibliothèques face au marché du livre rare : procédures d’enrichissement Les sommets de la rareté : les livres d’heures protégés par classement
269 271 281 290
Troisième partie Le livre d’heures et ses médiations : lieux et acteurs Chapitre 7 : Le livre d’heures et le public : histoire d’une rencontre Une affaire d’images mentales Le livre d’heures à l’école Le livre d’heures au musée Le livre d’heures dans les pratiques culturelles, sociales et religieuses des Français
307 307 315 323 331
Chapitre 8 : De la médiation comme outil à l’enjeu social de la bibliothèque : valoriser les livres d’heures Les bibliothécaires face aux livres d’heures Exposer le livre d’heures Le livre d’heures numérisé : quels parcours dans les collections françaises ?
353 353 364 380
Conclusion 397 L’importance des mots 397 Une chronologie complexe 400 Livre d’heures et patrimoine écrit : quelle généralisation ? 405
ta ble des matières
Sources 407 I. Documents inédits (par dépôt) 407 II. Textes règlementaires (Codes, textes ministériels, rapports) 408 III. Sources imprimées 408 IV. Entretiens 456 V. Bases de données et répertoires en ligne 456 VI. Bibliothèques numériques patrimoniales 457 Bibliographie 459 I. Dictionnaires 459 II. Études sur la patrimonialisation 459 III. Bibliothéconomie / patrimoine en bibliothèque 462 IV. Histoire culturelle et religieuse 464 V. Collectionnisme et marché du livre rare 467 VI. Historiographie 469 Index des noms de personne
473
Index des livres d’heures manuscrits cités
481
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Table des abréviations
AD Archives départementales BEC Bibliothèque de l’École des Chartes BMC Bibliothèque municipale classée BMVR Bibliothèque municipale à vocation régionale BnF Bibliothèque nationale de France CCFr Catalogue collectif de France DGP Direction générale des patrimoines DLL Direction du livre et de la lecture DRAC Direction régionale des affaires culturelles FRAB Fonds régionaux d’acquisition des bibliothèques ISTC Incunabula Short Title Catalog MCC Ministère de la Culture et de la communication Ms. manuscrit RMN Réunion des Musées nationaux SFRMP Société française de reproductions des manuscrits à peintures SLL Service du livre et de la lecture (a remplacé la DLL) USTC Universal Short Title Catalog
Avertissement Tous les liens de pages web cités dans les notes ont été vérifiés le 24 juillet 2021.
Introduction
Un livre d’heures, en 2017… À l’automne 2017, qui pouvait ignorer, en France, l’existence du « livre d’heures de François Ier » et ne pas se représenter l’objet en question ? Il n’y a pas un quotidien, du Monde à 20 minutes, qui n’en ait parlé au cours de la dernière semaine d’octobre, et qui n’ait relayé l’appel au mécénat populaire lancé par le musée du Louvre pour l’acquisition de ce manuscrit détenu par un antiquaire londonien et estimé à dix millions d’euros. Un chiffre qui, en plein marasme économique, pouvait donner le vertige. La lecture des descriptions1 compose l’image que pouvaient s’en faire les Français. Tous les journaux recourent à un nombre limité d’expressions renvoyant toutes au caractère exceptionnel de ce livre d’heures, « objet admirable », « objet de grand luxe », « monument de joaillerie » (Le Figaro, 25 octobre 2017) ; « bijou » pour Le Monde (28 octobre 2017), « pièce exceptionnelle » pour le Midi Libre (16 février 2018), « chef d’œuvre éblouissant de la Renaissance française » pour Challenges (27 octobre 2017), « joyau d’orfèvrerie et d’enluminure de la Renaissance » selon une formule lancée par l’AFP la veille, et reprise en chœur par la quasi-totalité des journaux dans les jours suivants. Tout ce vocabulaire a ancré l’image d’un petit objet rutilant d’or, d’émaux et de pierres précieuses, tocade d’un roi du xvie siècle pour sa nièce et objet de convoitise ensuite pour de nombreux collectionneurs (Fig. intr. 1). Au-delà de la représentation ainsi imposée, un deuxième trait constant de ces articles mérite d’être relevé : l’emploi de l’imaginaire patrimonial et du récit fabuleux. Le livre d’heures en question « a eu un destin hors du commun », explique Paris-Normandie, le 25 mars 2018, qui insiste encore : « la préservation d’une telle merveille tient du miracle ». Tous citent les propos du directeur du Louvre, rappelant qu’il s’agit de l’« unique vestige du trésor des Valois » dispersé à la fin du xvie siècle. Les lecteurs de Challenges apprenaient quant à eux que le manuscrit « a connu une histoire extraordinaire » (27 octobre 2017). Une troisième catégorie de formules, d’un registre différent, revient dans la plupart des articles : « trésor sans équivalent dans notre patrimoine », « œuvre d’intérêt patrimonial majeur », « trésor national unique ». Elles font référence, mais les lecteurs l’ignorent probablement, à une terminologie juridique employée ici abusivement, le livre d’heures de François Ier, aussi précieux soit-il, n’étant en aucun cas un « trésor national » puisqu’il se trouve sur le sol anglais depuis le xviie siècle. On sourit d’ailleurs en lisant le lapsus commis par Sud-Ouest, le 25 octobre 2017, à propos de la « somme sans équivalent dans les collections françaises et étrangères » alors que c’est évidemment l’objet qui est « sans équivalent » et non son prix. Enfin, ce livre d’heures tire ses qualités de sa capacité à témoigner d’un âge faste : il est « représentatif du bouillonnement artistique de la Renaissance » selon Ouest-France, tandis
1 Enquête menée à partir de la base Europresse, le 30 janvier 2019.
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i n t roduction
Figure intr. 1 : Livre d’heures dit « de François Ier », Paris, Musée du Louvre, RFML.OA.2018.1.1.1 © 2018 Musée du Louvre / Philippe Fuzeau [https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010427461]
que le terme « témoin » revient sous toutes les plumes. Ce témoignage est instrumentalisé par le Louvre, qui veut faire de ce livre d’heures le « chef d’œuvre de la Renaissance […] conçu à un moment clé de l’excellence française » (cité par Le Figaro, 25 octobre 2017) tandis que le journaliste des Échos (no 22560, 27 octobre 2017) précisait que ce manuscrit permet de fonder l’idée que le luxe à la française est une longue tradition. À ces différents titres, il « mérite de revenir dans les collections nationales ». Le caractère patrimonial du livre d’heures relèverait donc du mérite (d’avoir bravé les siècles, le vandalisme, la déchristianisation et les appétits commerciaux de marchands sans scrupules) et non de qualités intrinsèques, ce qui, au seuil de cet essai, paraît parfaitement absurde mais, on va le voir, est en réalité justifié, car la preuve de cette patrimonialité ressort du récit que l’on produit, puis que l’on répand dans le public, des étapes par lesquelles l’objet est passé pour devenir ce qu’il est entre nos mains. Cette instrumentalisation est intéressante car elle conduit à dénaturer l’objet. Le soin apporté à la confection du manuscrit par les miniaturistes, relieurs et orfèvres montre certes qu’il n’était sans doute pas un objet du quotidien pour la princesse qui l’a reçu. Mais aucun de ces articles ne juge utile de préciser qu’un livre d’heures est avant tout un support de lecture et de prière pour les laïcs, un objet intime destiné à spiritualiser la journée du chrétien. Pour les observateurs du début du xxie siècle, il est avant tout un objet de curiosité. Paradoxalement, quelques journalistes, recopiant sans doute mot pour mot les explications fournies par le « plus grand musée du monde », poussent le souci du détail jusqu’à expliquer aux lecteurs que le signet, serti de rubis et de turquoises,
introduction
« enchâsse un camée représentant le Christ à la colonne » (Caractère, no 747), ce sur quoi insiste aussi Le Figaro (15 février 2018) tandis que Le Monde décrit la reliure ornée d’une Vierge à l’Enfant encadrée de sainte Barbe et sainte Catherine d’Alexandrie, et d’un Christ en croix aux pieds duquel sont agenouillés saint François et saint Jérôme. L’efficacité de cet appel à l’imaginaire chrétien paraît douteuse. Qui, dans le grand public, peut se figurer le « Christ à la colonne », image de la flagellation ? Qui sait que sainte Barbe se reconnaît à la tour à laquelle elle s’adosse, sainte Catherine à la roue de son supplice, saint François à ses stigmates et saint Jérôme au lion couché à ses pieds ? Il y a là un fossé, entre l’engouement du grand public pour les livres d’heures que révéla l’opération hautement fructueuse du Louvre, et la fonction profondément chrétienne et dévotionnelle de cet objet, difficilement perceptible aujourd’hui compte-tenu des mutations majeures qui affectent les croyances religieuses. Ce sont ces discours et ces paradoxes que ce travail entend explorer, aux fins de comprendre, à travers l’exemple du livre d’heures, comment un objet conçu pour une fonction donnée, est aujourd’hui reçu dans le public dépouillé de ses attributions premières, mais réinvesti de nouvelles significations : le goût du beau, l’adhésion à une certaine idée de l’excellence française dans l’artisanat d’art, la référence à une période dite faste de l’histoire nationale (ce qu’il faudrait nuancer concernant la Renaissance) et bien d’autres sans doute. Pour une catégorie de biens – le patrimoine écrit – qui a curieusement échappé aux travaux sur la patrimonialisation2, cet essai entend saisir le « comment » et le « pourquoi » du glissement entre l’usage naturel de l’objet (la prière) et ses réinterprétations successives. Une nouvelle histoire des livres d’heures Mais qu’est-ce qu’un livre d’heures ? La simplicité de l’expression masque des difficultés de définition qui ont duré plusieurs siècles. Horae en latin, Horarien ou Geteyden en néerlandais, Stundenbücher en allemand, Primers ou Books of Hours en anglais, Libri d’ore en italien, Libros de Horas en espagnol, l’expression naît, en France, au milieu du xive siècle pour désigner une pratique bien installée en milieu laïc : la récitation de prières codifiées aux heures dites « canoniales », c’est-à-dire prescrites par l’Église sur le modèle de la liturgie monastique. Ces prières sont inscrites dans un livre, le « livre d’heures », si bien que l’expression « Heures » désigne aussi métonymiquement ce recueil. De la sorte, le fidèle peut consacrer à Dieu tous les moments de la journée, à l’image des chanoines et des moines, en respectant les horaires et la récitation des psaumes à huit moments de la journée : matines, laudes, prime, tierce, sexte, none, vêpres et complies. Au xiiie siècle, la codification du temps liturgique par la prière des Heures paraît généralisée en Occident chez les moines, les chanoines et les prêtres. Les laïcs, dans leurs intérieurs, utilisent le psautier. Par contamination, ce psautier s’enrichit d’offices accessoires empruntés au bréviaire monastique, en particulier l’office de la Vierge et, à la fin du xiiie siècle, apparaissent des recueils combinant psaumes et Heures. En l’espace d’un siècle et demi, entre le milieu
2 À l’exception de J.-P. Oddos (éd.), Le patrimoine : histoire, pratiques et perspectives, Paris, Ed. du Cercle de la librairie, 1997 ; F. Henryot (éd.), La Fabrique du patrimoine écrit : objets, acteurs, usages sociaux, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2019.
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du xiiie et la fin du xive siècle, une « décantation »3 des offices monastiques aboutit aux premiers livres d’heures, marqués par une très nette tonalité mariale, ce qui n’a pas peu contribué au succès de cette spiritualité domestique4. Du fait de cette longue genèse et de son appartenance au genre liturgique, le livre d’heures demeure obstinément un « recueil aux contours irréguliers », et son caractère composite le rend « varié, touffu, pittoresque à souhait »5. Il pose de nombreux problèmes de définition6. Sous des dénominations ambigües (officium Beatae Mariae, liber precum, piae precum, preces piae, devotae preces, livre de prières) se cachent parfois des livres d’heures, tandis que d’autres dénominations, a priori sans rapport avec les Heures, comme les Hortulus animae et les Horologes de dévotion, et plus tard l’Ange conducteur, lui empruntent de nombreux éléments. Ces difficultés ne sont pas seulement catalographiques ; elles interrogent le contenu même du livre d’heures et ce qui dans ses pages le discrimine d’autres recueils dévotionnels conçus également pour la prière privée, voire de son cousin le bréviaire auquel il reste longtemps si ressemblant. Ces difficultés, qui traversent tous les efforts définitoires consacrés aux livres d’heures, montrent finalement l’écart d’appréciation entre les contemporains, pour lesquels la banalisation et l’usage répété de l’objet empêchent tout questionnement, et ceux qui, pour des raisons variées (collection, érudition, catalographie, pastiches littéraires par exemple) cherchent à en délimiter le périmètre liturgique, spirituel et social. Cet écart révèle à son tour deux moments disjoints, que ce travail entend à la fois documenter et réarticuler. Il y a, d’une part, le temps de la production et de la consommation, de la pratique et de l’usage qui répondent à des logiques économiques et dévotionnelles dont le principal caractère est l’immédiateté. Il y a, d’autre part, celui des relectures, interprétations et réinterprétations dont le livre d’heures a fait l’objet, dans le temps de sa consommation ou plus tardivement. Ces deux moments sont généralement distingués dans l’historiographie, et plus particulièrement dans l’histoire du livre telle qu’elle s’écrit depuis bientôt soixante ans, attentive aux aspects politiques, économiques et sociaux des échanges dont l’imprimé fait l’objet, et plus rarement aux instrumentalisations symboliques du livre à l’échelle individuelle et collective. Or, l’itinéraire du livre d’heures de François Ier invite justement à repenser dans un même mouvement cette double histoire : celle du manuscrit, de sa fabrication, du don dont il fait l’objet du roi à sa nièce Jeanne d’Albret (1528-1572) ; puis celle de sa transmission au sein de la famille royale jusqu’à ce que Marie de Médicis (1575-1642) l’emporte avec elle lors de son exil dans les Pays-Bas espagnols. Mis en gage auprès de prêteurs anversois, il est racheté par Mazarin (1602-1661) pour l’enrichissement de ses collections d’objets d’art. À la mort du cardinal, il est vendu et passe en Angleterre ; on le retrouve, au gré des ventes publiques, dans la bibliothèque de Richard Mead (1673-1754), médecin personnel de George II, puis dans celle d’Horace Walpole (1717-1797) lors de sa dispersion à son 3 Selon le mot d’A. Labarre, « Heures (Livres d’) », Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, t. VII, 1969, col. 410-431. 4 Sur l’histoire des livres d’heures, voir l’introduction de V. Leroquais, Les livres d’heures manuscrits de la Bibliothèque nationale, Paris, 1927, t. 1. et plus récemment, S. Hindman et J. H. Marrow (éd.), Books of Hours reconsidered, Londres, Harvey Miller ; Turnhout, Brepols, 2013. 5 V. Leroquais, op. cit., p. xii. 6 Comme le souligne H. Leclercq, « Livres d’heures », Dictionnaire de liturgie et d’archéologie chrétienne, t. IX, Paris, Letouzay et Ané, 1930, col. 1836-1882.
introduction
décès. En 1925, il est entre les mains d’Almina Helbert (1876-1969), fille naturelle d’Alfred de Rothschild, qui l’a vraisemblablement reçu de son père. On ne sait quand elle le cède à Harold Harmsworth (1868-1940), magnat de la presse britannique, mais le manuscrit refait surface en 1942 chez Sotheby’s lors de la vente de ses collections. À cette date, il est acquis par l’antiquaire londonien Phillips, celui-là même qui le cède au Louvre en 2017. Son entrée en musée, avec l’assentiment du public co-financeur de son acquisition, constitue une étape nouvelle, et peut-être pas la dernière, des appréciations qui en sont faites depuis sa fabrication en 1538. Livre de prières, bien familial, bien collectionné, expertisé, objet de transactions marchandes à l’échelle européenne, objet muséifié : le livre d’heures de François Ier est tout cela à la fois et chaque opération en transforme le statut. Ainsi, cet essai entend produire une histoire inédite des livres d’heures, par ailleurs fort connus (notamment dans leur genèse médiévale), au croisement de deux approches fécondes en sciences sociales. D’une part, il emprunte à l’histoire de la civilisation matérielle les problématiques de la production et de la consommation7, mais en s’attachant surtout à la réception des objets, et aux reconfigurations successives à travers cette réception. À cette culture matérielle s’adossent des gestes et des sentiments religieux, ce qui permet aussi d’écrire une « histoire intime de la foi »8 à travers les objets du culte et de l’expression de la croyance. Cette approche de l’objet par sa matérialité et ses usages permet de repérer les continuités et les ruptures à travers des formes éditoriales et technologiques très différentes, et à travers elles, d’écrire la généalogie à la fois historique, sociologique et ethnographique d’un objet et de ses instrumentalisations sociales9 et mémorielles10. Cette histoire conjugue producteurs, savoir-faire, circuits marchands, mais aussi représentations et références à un imaginaire du livre nourrissant sa capacité à capter le sacré. Elle est complexe à restituer, d’abord parce qu’elle se déroule sur six siècles et que les sources qui documentent le livre d’heures sont très dissemblables et parcellaires dans le temps, à l’image des objets qu’elles décrivent : manuscrits à peintures, incunables enluminés, livres gravés, livres imprimés en particulier. Par chance, des pans importants de cette histoire sont bien connus. Ceux qui ne le sont pas sont ici mis au jour à travers les sources désormais traditionnelles de l’histoire du livre : inventaires après-décès, archives de libraires et de la Librairie, règlementations, sources littéraires, écrits du for privé, pièces liminaires des livres eux-mêmes et bibliographie matérielle. De cette culture matérielle passée, le livre d’heures est autant le témoin qu’une image sublimée. Le cas du livre d’heures de François Ier montre bien cette capacité des « objets de mémoire » à réenchanter le monde grâce à la double temporalité dans laquelle ils s’inscrivent : son histoire propre dans les effets personnels et les pratiques dévotes d’une princesse de la Renaissance, et l’appel qu’il opère 7 Pour le Moyen Âge : L. Bourgeois et al. (éd.), La culture matérielle, un objet en question. Anthropologie, archéologie et histoire, Caen, PU de Caen, 2018. Pour l’époque moderne : A. Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime. 3000 foyers parisiens, xviie-xviiie siècles, Paris, Puf, 1988 ; B. Garnot, La culture matérielle en France aux xvie, xviie et xviiie siècles, Paris, Ophrys, 1995 ; D. Roche, Histoire des choses banales. Naissance de la consommation, xviie-xixe siècles, Paris, Fayard, 1997. Pour l’époque contemporaine, entre autres : M. Caraion, Usages de l’objet : littérature, histoire, arts et techniques, xixe-xxe siècles, Seyssel, Champ Vallon, 2014. 8 M. Lezowski, « Tours et détours des objets de dévotion catholiques : introduction », Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée, 126-2 (2014), p. 341-354 ; M. Lezowski et L. Tatarenko, « Introduction. La matière et la manière », Archives de sciences sociales des religions, 183 (2018), p. 11-28 et tout le dossier qui suit. 9 Réflexion nourrie par B. Blandin, La construction du social par les objets, Paris, Puf, 2015 ; Th. Bonnot, La vie des objets, d’ustensiles banals à objets de collection, Paris, Ed. de la MSH, 2002. 10 O. Debary et L. Turgeon (éd.), Objets et mémoires, Paris, Ed. de la MSH, 2007.
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aujourd’hui dans les « arrière-mondes de la mémoire »11. Il renvoie une image du temps vécu, d’autant mieux, d’ailleurs, mais la majorité des souscripteurs et des visiteurs du Louvre l’ignorent sûrement, qu’il est un objet de régulation du temps. D’autre part, ce rapport au temps intrinsèque au livre d’heures rend d’autant plus légitime l’exploration de ses requalifications successives à travers les acquis des Heritage studies et des sciences du patrimoine. L’exemple du livre d’heures de François Ier et des discours qu’il a suscités pendant quelques semaines dans la presse oriente notre réflexion vers plusieurs questions. Serait-il patrimonial, ce livre d’heures, et tant d’autres qui peuplent bibliothèques et musées, sans bénéficier d’un statut administratif et juridique particulier ? Sans impliquer autour d’eux de nombreux acteurs, État, mécènes, institutions culturelles, savants, collectionneurs, grand public et médias ? Sans travail de médiation pour faire adhérer le public à un stéréotype construit dans un réseau de références croisées – la Renaissance ou le Moyen Âge tardif, la préciosité, la technique manuscrite réputée plus mystérieuse et secrète que l’imprimerie… – et d’instrumentalisations visant à faire dire à l’objet tout autre chose que ce pour quoi on l’a un jour fabriqué ? Depuis près de quarante ans, un champ de recherche s’est constitué en France autour du patrimoine, en même temps que le terme entrait bruyamment dans l’espace politique et médiatique, avec ses administrations propres au ministère de la Culture, ses événements (les « journées du Patrimoine » depuis 1984) et ses prises de positions, pour ou contre la surenchère patrimoniale galopante. Au chevet de l’envahissant patrimoine se sont penchés les historiens de l’art d’abord12, puis les historiens des politiques culturelles13, suivis des anthropologues, ethnologues et sociologues14, enfin, et plus récemment, les spécialistes de l’information et de la communication15, les géographes16 et les juristes17, consacrant une solide tradition française d’études patrimoniales, bien qu’elle n’ait pas de structuration forte comme les Heritage studies anglo-saxonnes nées dans le sillage des dispositifs mis en place par l’Unesco pour construire un corpus patrimonial mondial depuis 197218. Ces approches, avec des épistémologies propres, ont construit le patrimoine comme discipline de recherche à part entière et l’ont institutionnalisée19. Avec des approches différentes, glissant de l’analyse lexicographique du terme « patrimoine » et de la caractérisation de l’objet patrimonial au « fait patrimonial » comme processus susceptible de modélisation, 11 P. Cuartas, « Les objets de mémoire ou la ruine au quotidien », Sociétés, 120 (2013), p. 35-47, ici p. 38. 12 K. Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris-Venise, xvie-xviiie siècle, Paris, Gallimard, 1987 ; J.-P. Babelon et A. Chastel, « La notion de patrimoine », Revue de l’art, 49 (1980), rééd. Paris, Liane Lévi, 1994 ; J.-M. Léniaud, L’utopie française : essai sur le patrimoine, Paris, Mengès, 1992. 13 D. Poulot, Patrimoine et Musée : l’institution de la culture, Paris, Hachette, rééd. 2014. 14 N. Heinich, La fabrique du patrimoine : de la cathédrale à la petite cuillère, Paris, Ed. de la MSH, 2009 ; D. Fabre, Domestiquer l’histoire : une ethnologie des monuments historiques, Paris, Ed. de la MSH, 2000 et Id. (dir.), Émotions patrimoniales, Paris, Ed. de la MSH, 2013. 15 J. Davallon, Le don du patrimoine. Une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris, Hermès, 2006 ; É. Flon, Les mises en scène du patrimoine : savoir, fiction et médiation, Paris, Hermès, 2012. 16 M. Gravari-Barbas (éd.), Habiter le patrimoine. Enjeux, approches, vécu, Rennes, PUR, 2005. 17 A. Dionisi-Peyrusse et J.-A. Benoît (éd.), Droit et patrimoine, Mont-Saint-Aignan, PU de Rouen et du Havre, 2015. 18 M.-Th. Albert, R. Bernecker et B. Rudolff (éd.), Understanding Heritage. Perspectives in Heritage Studies, Berlin, De Gruyter, 2013. 19 K. Hébert et J. Goyette (éd.), Entre disciplines et indiscipline, le patrimoine, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2018.
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tous ont admis l’idée d’une définition accueillante de cette notion : « tous les biens, tous les ‘trésors’ du passé » pour Jean-Pierre Babelon et André Chastel, ou plus récemment, tout ce qui fonde l’identité culturelle d’un lieu, d’un site, d’une communauté à partir des traces du passé20. Si les approches disciplinaires du patrimoine ne sont pas réductibles les unes aux autres, ni leurs conclusions, elles ont toutes souligné une donnée essentielle : l’existence d’un triangle reliant des agents « légitimes », cautionnés le plus souvent par l’État ; des objets, des espaces ou des pratiques sociales auxquelles ces agents confèrent des propriétés ou valeurs susceptibles d’appropriation collective ; enfin une communauté destinataire de discours et de dispositifs de médiation permettant cette appropriation. La préservation des objets n’est pas seulement une question de conservation matérielle, c’est aussi celle d’une « légitimation durable dans une configuration sociale spécifique »21. Ce sont cette légitimation et ces configurations changeantes dans le temps que cet essai entend interroger, à travers les acteurs de l’abandon, de la dépréciation, de la destruction, de la sélection, de la revendication et de la médiation qui nourrissent le processus patrimonial22. Faire l’histoire de la patrimonialisation du livre d’heures Si de nombreuses approches de la question sont possibles, c’est toutefois l’enquête historique que nous privilégions, et ce pour trois raisons. En premier lieu, parce que nous posons l’hypothèse que l’histoire du livre d’heures et celle de sa patrimonialisation ne peuvent être dissociées et que l’exploration de faits, de gestes et de pratiques situés chronologiquement dans le Moyen Âge tardif, l’âge moderne et les temps contemporains, ne peut se faire sans les outils de l’historien, en particulier la critique de sources produites historiquement dans un contexte donné. Même les gestes les plus contemporains qui transforment et le livre d’heures, et la lecture que le public peut en faire, à l’instar de la numérisation, ont une histoire au croisement de besoins individuels, de demandes sociales, de conditions technologiques, d’un contexte économique et d’une appréhension culturelle des objets qui doivent être parfaitement articulés. Ensuite, au nom de l’antériorité de la recherche historique dans l’initialisation des études patrimoniales. La méthode historique offre différents outils permettant de repérer, dans la patrimonialisation du livre d’heures, des acteurs, des moyens, des référentiels, des ambitions communes. « En saisissant les patrimoines comme ensembles matériels et indissolublement, comme savoirs, valeurs et régimes de sens, elle [l’histoire] peut interroger l’évidence patrimoniale elle-même, tout à la fois imaginaire et institution », et à travers elle, des « modes de vivre l’héritage inventé ou construit »23. La légitimité de l’histoire à interroger le patrimoine ressort aussi des apports de travaux de politologie comparée, qui ont montré le poids de l’histoire et des traditions nationales patiemment 20 P. Béghain, Patrimoine, politique et société, 2e éd., Paris, Presses de Sciences Po, 2012. 21 E. Amougou, La question patrimoniale. De la « patrimonialisation » à l’examen des situations concrètes, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 25. 22 S. Héritier, « Le patrimoine comme chronogenèse. Réflexions sur l’espace et le temps », Annales de géographie, 689 (2013), p. 3-23. 23 D. Poulot, « Patrimoine et histoire de l’art », in J.-Cl. Nemery, M. Rautenberg et F. Thuriot (éd.), Stratégies identitaires de conservation et de valorisation du patrimoine, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 19-29, ici p. 18-19 et 27.
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élaborées dans le développement de politiques patrimoniales différenciées selon les pays d’Europe qui les mettent en œuvre24. Une troisième raison qui nous conduit à privilégier l’approche historique tient aux difficultés de datation du processus de patrimonialisation des livres d’heures. Dans l’esprit commun, le livre d’heures a toujours été patrimonial, faisant partie, comme le soulignait le directeur du Louvre en 2017, de « trésors » dynastiques. Or, on sait ce que le patrimoine emprunte symboliquement et fonctionnellement au trésor au sens religieux et monarchique du terme25. C’est précisément l’un des objets de cette enquête de restituer les raisons de ce statut d’exception, ses conditions et ses effets sur le processus engendré. La patrimonialisation, en effet, est un processus inscrit dans le temps, au fil d’étapes qui se succèdent. Jean Davallon26, à la suite d’Umberto Eco27, a mis en évidence cinq moments. La patrimonialisation commence avec le temps de la « trouvaille », c’est-à-dire ce moment essentiel où la société redécouvre un objet en train de disparaître de son univers familier. Cette « trouvaille » permet de se dire héritier d’un univers fragilisé, ce qui est particulièrement vrai dans le cas du christianisme, malmené à partir de la seconde moitié du xviiie siècle. L’objet crée alors un lien matériel, donc tangible avec ce passé ; il est pour ainsi dire la preuve autant que la manifestation de ce lien entre la communauté et son passé. S’ensuit le second temps, celui de la certification par des experts, qui examinent l’objet pour en souligner la particularité et l’authenticité. Cette expertise est indispensable pour attester, dans un troisième temps, de la « réalité du monde d’origine », c’est-à-dire ici la contextualisation réaliste de l’objet dans le monde et le temps qui l’ont produit. Une représentation, fortement idéalisée et schématisée, de ce monde par la communauté, est alors possible et constitue une quatrième étape. Pour finir, la « trouvaille » est célébrée par une mise en scène : le plus souvent c’est une exposition dont la visite permet au public de « répéter les diverses opérations par lesquelles l’objet est devenu patrimoine ». Jean Davallon propose une sixième phase : celle de la sujétion de l’objet à un cadre légal pour favoriser sa transmission. Ce modèle, dont la pertinence devra être mise à l’épreuve dans le cas du livre d’heures, invite à considérer la chronologie des faits et des apports de différents agents, les « inventeurs », les « experts », les « médiateurs ». Pour mieux cerner les causes et les effets de ce long processus, cette enquête sur la patrimonialisation du livre d’heures s’en tiendra à l’espace français. La « France », avec ses frontières variables selon les périodes, a été le lieu de production d’un très grand nombre de ces recueils, au point que l’historiographie la plus récente a pu employer l’expression « livres d’heures français »28 pour évoquer les manuscrits enluminés du Moyen Âge. Les ateliers typographiques parisiens, lyonnais et rouennais se sont ensuite massivement emparés des Heures pour garnir les officines de libraires, au point que la majorité des Heures incunables aujourd’hui conservées sont françaises. Il va toutefois de soi que la production puis la patrimonialisation des livres d’heures est un phénomène occidental,
24 L. Bobbio, Le politiche dei beni culturali in Europa, Bologne, Il Mulino, 1992. 25 J.-P. Babelon et A. Chastel, op. cit. 26 J. Davallon, Le don du patrimoine…, op. cit. 27 U. Eco, « Observations sur la notion de gisement culturel », Traverses, 51 (1993), p. 9-18. 28 V. Reinburg, French books of hours: making an archive of prayer, c. 1400-1600, Cambridge (NY), Cambridge UP, 2012.
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perceptible aussi en Grande-Bretagne, en Belgique, en Suisse, en Italie, en Espagne et dans les pays germaniques. Mais notre propos est de comprendre les étapes, les modalités et les raisons de cette patrimonialisation à l’échelle d’une communauté nationale, terrain dont la fécondité a été démontrée dans les travaux précurseurs sur les musées français, les Monuments historiques ou l’Inventaire général du patrimoine29. Les travaux de Michel Rautenberg sur les processus patrimoniaux à différentes échelles, nationale, régionale et urbaine, ont montré les liens unissant patrimoine et territoire, le premier nourrissant l’identité culturelle et sociale du second, dans le flux et le reflux du jacobinisme parisien et de la décentralisation et de la reterritorialisation de l’espace français30. À cette échelle française, l’examen de la patrimonialisation du livre d’heures n’est possible qu’en faisant feu de tout bois. Documentation administrative et juridique de l’État et de ses institutions culturelles, guides, récits de voyage, correspondances, journaux d’information générale ou professionnelle, manuels pédagogiques, procès-verbaux de sociétés savantes, données catalographiques de salles de ventes ou de bibliothèques, archives des pratiques de médiation des équipements culturels : en somme, « toute la littérature de l’attachement aux monuments pertinents »31 et autant de sources qui contribuent à situer le livre d’heures, ou plutôt les représentations qui circulent à travers les évocations qui en sont faites, dans les coordonnées du temps et de l’espace. Et puis, bien sûr, le livre d’heures lui-même en situation de médiation : exposé, reproduit, rééditorialisé dans des dispositifs d’information, réduit à des notices catalographiques, dématérialisé dans des bibliothèques numériques par exemple. Autant d’avatars qui permettent de repérer les moments qui voient l’émergence de discours patrimoniaux inédits, reconfigurant la place du livre d’heures dans l’imaginaire collectif. L’hétérogénéité des sources pose évidemment des problèmes de mise en perspective. Les discours qu’elles véhiculent relèvent de registres différents, de points de vue d’énonciation ou de réception changeants. Ils opposent sphère privée (correspondances de collectionneurs, par exemple) et publique (arrêtés de classement de manuscrits en « trésors nationaux »), formation élémentaire (les manuels scolaires) et érudition (publications de sociétés savantes), réalité de l’objet (le livre d’heures) et artéfacts censés provoquer une mise en présence par l’artifice scénographique, numérique ou éditorial (expositions, bibliothèques numériques, fac-similés). Autrement dit, toutes ces sources ne sont pas réductibles les unes aux autres, et ne se prêtent pas à la comparaison. En outre, pour les six siècles qu’entend explorer ce travail, elles sont loin d’être continues : on aimerait disposer de textes autobiographiques ou épistolaires du duc de La Vallière comme on en a pour le duc d’Aumale, un siècle plus tard ; on voudrait pouvoir comprendre l’appréhension bibliothécaire du livre d’heures chez tous les membres de la profession, et pas seulement chez Léopold Delisle ; on voudrait pouvoir reconstruire les démarches actives des bibliothèques publiques dans le marché du livre d’heures, bien en amont des données conservées au ministère de la Culture. Ces contraintes, qui mettent en lumière des
29 D. Poulot, Musée, nation, patrimoine, 1789-1815, Paris, Gallimard, 1997 ; Fr. Bercé et B. Foucart, Des monuments historiques au patrimoine du xviiie siècle à nos jours ou les égarements du cœur et de l’esprit, Paris, Flammarion, 2000 ; N. Heinich, op. cit. 30 M. Rautenberg, La rupture patrimoniale, Paris, À la croisée, 2003. 31 D. Poulot, « Patrimoine et histoire de l’art », op. cit., p. 28.
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figures déjà très connues et laissent définitivement dans l’ombre celles qui s’y trouvaient déjà, composent une autre difficulté de ce travail : celle de remettre en perspective des éléments rarement méconnus ou inédits. En revanche, leur diversité permet d’interroger toutes les facettes de l’affaire patrimoniale. Au-delà de l’histoire de la patrimonialisation des livres d’heures, c’est aussi l’histoire du sensible, des attachements et des admirations éprouvés par différents groupes sociaux et à différents moments que l’on peut restituer ; c’est l’histoire d’une culture de l’image et du texte, celle de la délimitation des savoirs et des disciplines dans le champ de la science historique, celle, plus sociale, de l’invention et du décryptage des héritages du passé par ceux qui ont su les recevoir. Parmi ces sources surabondantes, il faut réserver une place à part au catalogue. Liste coordonnée de notices plus ou moins standardisées, le catalogue est à la fois inventaire, outil de travail de celui qui l’a produit ou des usagers potentiels d’une collection, carte et « géométral » de l’espace de la collection et de son classement, instrument scientifique, plaisir gratuit de catalographe, objet littéraire, outil promotionnel et moyen de pérennisation d’un ensemble éphémère (catalogue d’exposition, collection individuelle) voué tôt ou tard à la dispersion32. Qu’il énumère les livres d’un libraire (catalogue commercial), d’un défunt (inventaire après décès) ou d’un collectionneur (catalogue de vente ou catalogue domestique), il répond à des codes rédactionnels précis et les entretient en retour, mobilisant tout un vocabulaire, des abréviations usuelles, une typographie normalisée qui disent la tension entre le bavardage érudit et la concision. Dans cette étude sur la réception patrimoniale du livre d’heures, le catalogue n’est pas seulement une source, d’autant plus illusoirement commode qu’elle se prête de bon cœur à la mise en série ; il est à la fois le moyen et le produit de la patrimonialisation, en ce qu’il favorise le traçage, la description et l’appropriation des livres d’heures par différents agents. Ainsi, les notices du Catalogue général de la BnF (imprimés) et celles de BnF – Archives et Manuscrits ont été mobilisées comme des sources, en ce que leur construction et les modalités de leur rédaction rendent compte d’une certaine manière d’appréhender le livre d’heures à différents moments de l’histoire de la panthéonisation de celui-ci dans les bibliothèques publiques. Celles du Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques, aussi laconiques et critiquées soient-elles, sont le produit d’une entreprise savante et bibliographique intrinsèquement patrimoniale au beau milieu du xixe siècle. L’abondance documentaire rend la tâche ardue, même en procédant par échantillonnage ; aussi me suis-je surtout attachée à produire des indicateurs bibliographiques, bibliothéconomiques, économiques, géographiques et politiques de la circulation et des positionnements successifs du livre d’heures dans l’espace culturel et social des représentations et de l’imaginaire patrimonial. Pour ce faire, l’information catalographique est rarement autosuffisante : elle doit toujours être croisée avec des données biographiques, administratives et archivistiques, qu’ils comportent d’ailleurs souvent de manière liminaire (nécrologie d’un collectionneur défunt, enjeux d’une exposition, publications savantes…) Or, ces sources exigent un traitement différent : elles constituent des discours affectant souvent une forme narrative – qu’on songe au bibliophile racontant sa trouvaille, à l’érudit 32 Le catalogue, livraison de la Revue de la Bibliothèque nationale de France, 9 (2001) ; Fr. Barbier, Y. Sordet et A. Vanautgaerden (éd.), De l’argile au nuage : une archéologie des catalogues (iiie millénaire av. J.-C. – xxie siècle), Paris, Éditions des Cendres, 2014.
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ému devant un document rare et laissant sa plume révéler ses sentiments, à l’institution culturelle présentant un livre d’heures au public, à l’émotion universelle face aux aléas de conservation du patrimoine. Au fond, elles ont déjà la prétention de raconter sinon l’histoire, du moins une histoire ; elles font récit. Elles constituent, selon le mot de Dominique Poulot, un « journalisme patrimonial […] contribuant à normaliser les différences et à mettre en exergue la singularité d’un monument ou d’une pièce pour l’intelligence et la fierté collective »33. Ces sources doivent donc être comprises comme une pratique de communication conditionnant la patrimonialisation des Heures, devenues objet d’énonciation, objet de sociabilité, de partage, mis en scène, manipulé, réélaboré de nouveaux sens patrimoniaux34. On s’est donc attaché à repérer, dans les sources, toutes les tentatives de narrativisation. La fécondité de ces questions a été largement démontrée par les travaux de Bernard Vouilloux sur la notion de collection privée35. Une analyse minutieuse de ces narrations, que le discours se situe « dans l’action » ou qu’il porte « sur l’action », permet de construire un autre récit, celui de l’articulation de l’usage prescrit (l’autonomisation surveillée de la prière laïque) et du sentiment, voire des rêveries patrimoniales. Dans une perspective historique, cette démarche se double de la recherche de ruptures chronologiques significatives : quels récits a-t-on forgés successivement autour de chaque livre d’heures ? Qui les énonce ? Quel rôle joue la mise en récit dans les recharges symboliques dont ces livres ont fait l’objet au fil du temps ? Et comment la somme de ces récits peut-elle aussi composer un récit patrimonial intelligible et médiatisable ? Ce récit commence avec l’histoire propre du livre d’heures tout au long des six siècles durant lesquels il a été mis dans les mains des fidèles, afin de situer sa nature, sa fonction, ses évolutions éditoriales, formelles et spirituelles majeures (chapitres 1 à 3). Cette histoire de l’objet produit et vécu permet de mettre en évidence ensuite les ruptures qui se produisent dès que commence sa patrimonialisation et les aspects historiques qu’elle instrumentalise ou qu’elle escamote. On s’interrogera ensuite sur l’identité et les motivations des « découvreurs » des livres d’heures, sur les étapes de cette reconsidération et sur la manière dont celle-ci les a transformés en objets patrimoniaux. C’est d’abord l’œuvre des collectionneurs (chapitre 4), puis celle des érudits qui ont produit un discours savant sur le livre d’heures (chapitre 5), enfin les agents des institutions de l’État à l’aide de dispositifs juridiques encadrant de plus en plus fermement le patrimoine et contribuant ainsi à le créer (chapitre 6). On verra enfin comment se construit dans l’espace public un vaste arrière-plan de savoirs grâce à l’école, aux équipements culturels et aux pratiques récréatives prenant l’histoire pour appui (chapitre 7) et comment, dans cet horizon de savoirs et d’attentes culturelles fondés sur une idée schématique du livre d’heures, les bibliothèques s’en sont saisies dans la déclinaison de leurs missions traditionnelles et dans la construction d’une relation avec leurs usagers (chapitre 8). 33 D. Poulot, « Patrimoine et histoire de l’art », art. cit. 34 Fr. Laplantine et al., (éd.), Récit et connaissance, Lyon, PUL, 1998 ; C. Tardy, « L’entremise du récit du chercheur : une manière d’aborder le rôle des discours et des médias dans la patrimonialisation », Culture & Musées, 1 (2003), p. 109-135. 35 B. Vouilloux, « Le discours sur la collection », Romantisme, 112 (2001), p. 95-108 ; « Discours du collectionneur, discours de la collection au xixe siècle », Poétique, 127 (2001), p. 301-312. Voir aussi M. Bal, « Telling Objects: A Narrative Perspective on Collecting », in J. Elsner et R. Cardinal (éd.), The Cultures of Collecting, Cambridge, Harvard UP, 1994, p. 123-145.
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Première partie
Six siècles de livres d’heures
six siècles de livres d’heures
En 1969, Albert Labarre appelait de ses vœux une histoire longue et totale des livres d’heures, des productions à l’usage des aristocrates des xive et xve siècles aux Heures populaires publiées du début de l’âge moderne à Vatican II1. Il faut malheureusement admettre que son appel n’a pas été entendu : nul n’a encore entrepris l’histoire de ce genre dévotionnel à la fois omniprésent dans les pratiques spirituelles des laïcs, et si méconnu hors des plus célèbres productions manuscrites de la fin du Moyen Âge. Les pages qui suivent se veulent à la fois une réponse à cet appel, et la mise en évidence de la fonction du livre d’heures dans l’ordre des objets, et de ce qu’ils contribuent à fonder au cœur des distinctions sociales et individuelles. Elles livrent une lecture de l’imposante littérature scientifique consacrée aux livres d’heures2, mais aussi de sources moins ou pas connues dans l’historiographie (littéraires, économiques et réglementaires notamment), qui traque les caractéristiques tant fonctionnelles que symboliques de ces livres, pour les observer en tant qu’objets vécus. Cette quotidienneté vécue est conditionnée par la production et ses acteurs, ainsi que par les formes matérielles dans lesquelles les Heures se sont imposées, puis renouvelées. Elle interroge aussi la consommation, non pas comme « mode d’absorption passif des objets, mais comme mode actif de relations »3. Cette lecture interprétative entend alors mettre en évidence ce que ces livres engendrent en termes de relations sociales et de conscience de soi dans l’espace collectif : l’ecclesia, la cour, la famille, la ville par exemple. Au-delà de cette notion, ces trois premiers chapitres entendent prendre en compte la matérialité des Heures, qui permet justement leur entrée dans l’ordre des objets rêvés, consommés, délaissés, célébrés. La longévité des Heures dans l’économie du livre manuscrit puis imprimé, et dans les pratiques de consommation dévotionnelle, imposent de faire cette lecture sur le temps long, qui permet d’appréhender des mutations, des ruptures, des continuités, des retours en arrière qui mettent des années, voire des décennies pour prendre forme. Les six siècles envisagés, du courant du xive au début du xxe siècle, se dérobent aux césures chronologiques traditionnelles, qu’il s’agisse de la distinction entre les âges médiéval et moderne, du reste fortement remise en cause par les historiens du religieux ; ou des présumées ruptures entre le manuscrit, l’incunable puis l’imprimé plus tardif. L’histoire des Heures imprimées est traversée par des ruptures chronologiques inédites balisant une périodisation inégale. Trois tournants paraissent particulièrement décisifs : les années 1480 avec l’avènement des premières Heures imprimées ; les années 1570 avec la première tentative d’uniformisation liturgique des Heures à l’usage des laïcs ; enfin les années 1820-1830 qui voient les Heures se muer définitivement en livre liturgique généraliste et paroissial.
1 A. Labarre, « Heures (Livres d’) », Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, t. VII, 1969, col. 411. 2 Voir chapitre 5. 3 J. Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968.
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Chapitre premier
Le temps des manuscrits
L’historiographie s’accorde à faire du livre d’heures une invention franco-flamande, qui s’est ensuite répandue dans les espaces anglais, italien, germanique et espagnol. Il est à la fois le signe de, et la réponse à, une transformation profonde de la société laïque, engendrant de nouveaux besoins dévotionnels fondés sur un répertoire inédit de textes et d’images. Le monde monastique présente bien des attraits aux laïcs aux xive et xve siècles, comme en témoigne le succès des confraternités et des tiers ordres dans la mouvance des cloîtres, d’autant qu’ils sont alors le lieu d’une intense dévotion mariale, obligeant aussi les confrères à des exercices dévots plus exigeants, parmi lesquels la prière des Heures1. C’est certainement au sein de ces milieux semi-réguliers que s’est opéré le glissement de la prière fondée sur les psaumes, du cloître aux demeures des laïcs. Dans les anciens PaysBas et dans la France du Nord, soit en Flandre, Artois, Hainaut et Brabant, des livres de prières pour les fidèles sont produits massivement dès le xiiie siècle, notamment à Gand et à Bruges, et dans une moindre mesure à Cambrai, à Lille, à Arras, à Saint-Omer. Les livres en question sont des psautiers, qui évoluent ensuite pour devenir ces livres d’heures organisés autour de l’office de la Vierge. Le livre d’heures est donc apparu très progressivement dans les pratiques dévotionnelles des laïcs, témoignant de transformations sociales, culturelles et religieuses dans la société et son rapport à l’écrit à partir du xive siècle. Les pages qui suivent entendent situer le livre d’heures dans l’ensemble de la culture matérielle médiévale, et souligner les parentés qui l’unissent aux objets de régimes proches : les objets sacrés, les biens domestiques en particulier. Espaces et acteurs de la production Du point de vue de l’économie du manuscrit, le livre d’heures fait rupture, et ce à deux titres au moins, qui concourent tous deux à la « légende dorée » du manuscrit religieux laïc : la diversité des commanditaires et la profusion de lieux de création. Les commanditaires
La diversité des commanditaires à la fois confirme la puissance et l’efficacité du mécénat artistique d’origine princière et curiale à partir de Charles VI, et s’ouvre à de nouvelles catégories sociales. La rupture s’opère ici par rapport à la clientèle traditionnelle du manus 1 C. Vincent, Les confréries médiévales dans le royaume de France, Paris, Albin Michel, 1994, p. 116 ; S. Simiz, Confréries urbaines et dévotions en Champagne (1450-1830), Villeneuve-d’Ascq, PU du Septentrion, 2001, p. 66.
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crit, le clergé, les universitaires et les princes. Le répertoire dressé par Jean-Luc Deuffic, Heures manuscrites identifiées, qui compile les informations relatives aux commanditaires et possesseurs de 597 livres d’heures manuscrits, permet de brosser le tableau des milieux qui sollicitent les ateliers de copie et d’enluminure pour la fabrication d’un tel objet2. Ces 597 recueils sont répartis en 539 entrées nominatives. L’enquête montre la difficulté de situer correctement le commanditaire premier d’un livre d’heures : dans seulement 61% des cas, celui-ci est connu, ou peut faire l’objet d’hypothèses réalistes. Dans les autres cas, il demeure un hiatus entre le temps de production du recueil et le premier possesseur identifié. Du reste, ce hiatus n’est parfois qu’apparent, tant les possesseurs successifs ont pu modifier la structure et le contenu d’un livre d’heures déjà ancien. Le livre d’heures dit « de Jacques Cœur », attribué pour partie à l’atelier de Jean Colombe (v. 1430-1493), en offre un exemple éloquent. Les emblèmes et devises logés dans les bordures indiquent à coup sûr une commande de la famille du grand argentier de Charles VII, si ce n’est de Jacques Cœur en personne. Une fois le volume passé à une branche cadette de la famille, les Balliencourt, le nouveau propriétaire modifie astucieusement non seulement les armoiries de Jacques Cœur et les devises, pratique courante jusqu’au xviie siècle, mais l’organisation même du livre. De nouvelles sections sont ajoutées (prière O intermerata, suffrages des saints) dont l’illustration et l’écriture tranchent nettement avec la première partie du recueil. Des enluminures (sans doute anciennes et non produites pour cette révision) sont intercalées dans les cahiers primitifs, le calendrier est corrigé pour y adjoindre des saints arrageois, la famille Balliencourt étant puissante en Artois3. Cet exemple montre combien les commanditaires peuvent être multiples pour un même recueil. Certes, le roi et sa famille restent les clients les plus désirables pour tout atelier. Toutes les cours, française ou aux lisières du royaume, sont d’actifs foyers de commande de livres d’heures. Au moins neuf volumes ont été réalisés pour la puissante famille d’Anjou, étendant son pouvoir sur la Lorraine, la Sicile et la Provence4. Anne de Beaujeu (1461-1522), fille de Louis XI, en aurait commandité au moins trois pour son usage5. L’entourage royal prend modèle sur le mécénat princier. L’étude menée sur la Bretagne par Jean-Luc Deuffic rend compte de cette contamination du modèle princier, qu’il soit français ou breton. Les Hurault, famille d’origine bretonne et proches de Louis XII, auraient commandité au moins six livres d’heures6 ; Richard d’Espinay, chambellan du duc de Bretagne François II, ou Françoise de Dinan, gouvernante d’Anne de Bretagne, figurent également parmi les commanditaires de livres d’heures actifs auprès des ateliers locaux ou parisiens au xve siècle. Florimond Ier Robertet d’Alluye, conseiller de Charles VIII et trésorier de France à partir de 1495, fait réaliser également un livre d’heures7. Ces personnages sont parfois en mesure de rivaliser, par leur fortune et leur sens esthétique, avec les plus belles commandes princières. Les Heures du maréchal de Boucicaut en sont l’exemple le plus 2 J.-L. Deuffic, Heures manuscrites identifiées, [En ligne] : https://sites.google.com/site/heuresbookofhours/. Ce répertoire n’a pas été mis à jour depuis 2012. 3 Munich, Bayerische Staatsbibliothek, ms. c.l. m. 1013 ; Cl. Schaefer, « Le livre d’Heures dit de Jacques Cœur de la Bibliothèque de Munich », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1971, 1973, p. 143-156. 4 M.-Éd. Gautier (éd.), Splendeur de l’enluminure. Le Roi René et les livres, Arles, Actes Sud, 2009. 5 New York, Pierpont Morgan Library, ms. 677, et deux collections particulières. 6 J.-L. Deuffic, « Les Heures des Hurault de Cheverny », Pecia, 7 (2009), p. 13-30. 7 Baltimore, Walters Art Museum, W 452.
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célèbre. Le maréchal de Boucicaut, de son vrai nom Jean Le Meingre (1364-1421), est issu de la petite noblesse ; compagnon du Dauphin, il reçoit la même éducation que lui. Il est fait maréchal de France en 1391, à l’âge de 26 ans, puis gouverneur de Gênes entre 1401 et 1411. Il épouse en 1393 Antoinette de Turenne, l’une des plus riches héritières de France. Il meurt en 1421. Il s’affirme comme un protecteur des lettres, en particulier des poètes. Son livre d’heures, commandé à un artiste dont l’anonymat n’est pas encore levé, est personnalisé. Les suffrages des saints, qu’il affectionne particulièrement, sont placés au début et mettent en évidence son patron, saint Jean et celui de sa femme, saint Antoine ; saint Nicolas patron de leur fils mort jeune, saint Christophe protecteur des voyageurs (il a sillonné l’Europe), saint Denis et saint Michel protecteurs du royaume de France, Pierre, Paul et Sébastien, patrons de Rome (la famille de sa femme compte deux papes) ; saint Martin (il est tourangeau) et sainte Catherine (il a fondé un hôpital à Sainte-Catherine-de-Fierbois en 1406 et il est allé au tombeau de la sainte au Sinaï) ; le sanctoral génois avec Pancrace, Laurent, Georges, Brigitte et Augustin… La cour céleste est pensée comme un prolongement de la cour terrestre et de l’environnement familial et politique de Boucicaut8. Suivant ce mouvement, le cercle bigarré et hétérogène de l’aristocratie locale, seigneurs puissants localement, liés ou non au pouvoir central, devient un interlocuteur de plus en plus pressant des ateliers d’enluminure. Raoul d’Ailly, chevalier, seigneur et baron de Picquigny, seigneur du Haut-Clocher, de Rayneval et de Broye, vidame d’Amiens, mort en 1468, est le commanditaire d’Heures à l’usage de Rome et d’un office des morts à l’usage d’Amiens réalisés vers 1435 par Robert Campin (v. 1378-1444) ou son atelier, preuve que les pouvoirs laïcs locaux s’emparent du livre d’heures dès le milieu du xve siècle9. Le xve siècle est marqué par l’élargissement progressif du lectorat des Heures et en conséquence, par l’accession de nouvelles catégories sociales à l’écrit comme bien matériel distinctif. Thierry Delcourt, étudiant les livres d’heures troyens de la fin du Moyen Âge, observe la prédominance des marchands parmi les commanditaires, tels les Le Peley. Guyot II Le Peley est le fils d’un changeur et riche marchand, et le neveu de l’évêque de Troyes. Pour ces riches bourgeois, des ateliers locaux deviennent indispensables. L’atelier du Maître du Pierre Michault de Guyot II Le Peley produit un livre d’heures pour Jeanne Le Peley, un autre pour le deuxième maire de Troyes, Simon Libroron, et un troisième pour la famille Mauroy. Mais les commanditaires se tournent aussi vers Paris10. Ce phénomène est perceptible dans tout le royaume. Un certain Jean de l’Aigle, fondateur et bienfaiteur d’un hôpital sur le chemin du Mont-Saint-Michel, s’est fait représenter, selon l’usage, dans de nombreuses bordures des pages : on le reconnaît à sa coiffure et au rapace qu’il tient sur son bras, allusion à son nom de famille11. Le livre d’heures est ainsi un moyen d’affirmer une réussite au sein des réseaux familiaux. 8 Paris, Musée Jacquemart-André, ms. 1311 ; A. Châtelet, « Les heures du maréchal de Boucicaut », Fondation Eugène Piot. Monuments et mémoires, 74 (1995), p. 45-76. 9 S. Nash, « A Fifteenth-Century French Manuscript and an Unknown Painting by Robert Campin », The Burlington Magazine, 137 (1995), p. 428-437. Vente Sotheby’s, 11 juillet 1978, lot 48. 10 Th. Delcourt, « Un livre d’heures à l’usage de Troyes peint par Jean Colombe », Bulletin du bibliophile, 2 (2006), p. 221-244. 11 C. Fressart, « Un livre d’heures inédit : le ms. 94-1-1 de la bibliothèque municipale d’Avranches », Annales de Normandie, 51-3 (2001), p. 195-210.
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Comme l’écrit justement Léon-Marie-Joseph Delaissé, « il existait une véritable industrie du livre d’heures en marge de la production sélecte réservée aux mécènes ou commandée par eux »12 : ce que d’autres ont appelé « livres d’heures d’étal » en opposition aux volumes de commande13. Les recueils issus de cette production en série n’ont pas connu le même degré de personnalisation par adjonction d’armoiries, de devises ou par représentation de soi dans les enluminures, souvent moins nombreuses. C’est ce qui explique que la commande de peu de livres d’heures puisse être attribuée à de riches bourgeois, alors que de nombreux inventaires après décès, dès le début du xve siècle, révèlent la présence de ces objets dans les intérieurs domestiques. Chez les parlementaires du temps de Charles VI, psautiers et livres d’heures – on est au temps du basculement entre les deux types de recueils – constituent le socle commun des lectures14. La chose est plus nette encore à la fin du siècle. Bien des bourgeois ont acquis des livres copiés et décorés en dehors de toute commande préalable, pour être ensuite débités dans les boutiques de libraires. On relève ainsi, dans les minutes du notariat parisien du tournant des xve et xvie siècles, ces mentions explicites : « Une Heures en parchemain, escriptes à la main, commansant au premier feullet, après le calendrier : In principio, et fainisant au penultime, garnie de deux fermouez d’argent doré » dans l’inventaire après décès d’Andri Jouette, épicier et bourgeois de Paris, en 1515. Ou encore, prisées huit livres dans celui de Nicolas Boudier, marchand parisien, en 1519 : Unes Heures, escriptes en parchemin, en lettre de forme, enlumynées et hystoriée, commencent au second feuillet d’après le kalendrier : lumine, et finissant au penultime : visa, reliés entre deux ays, couvertes de cuir rouges, garnyes de deux fermouers d’argent doré, à tringles d’or, esmaillées, à un Sainct Jehan et Saincte Katherine, à deux boutonneuses de perles, rivés sur deux tissus de velours carmoisy, avec une chemisete de velour tenné, doublée de damas noir15. C’est le signe incontestable non seulement de l’émergence d’une nouvelle catégorie sociale, mais aussi et surtout de sa quête de légitimité, en copiant les usages dévotionnels de l’aristocratie. Le livre, et surtout le livre d’heures, accompagne les transformations sociales de la fin du Moyen Âge et favorise l’identification des nouvelles catégories sociales16. L’un des supports de celle-ci est précisément l’écrit : la capacité à produire de l’archive, à générer des inscriptions funéraires, à capitaliser les livres, assigne aux individus et aux communautés une place dans l’échelle sociale. Dans ce processus, le livre d’heures témoigne de l’appropriation élargie d’une culture légitime, mais aussi de l’intériorisation
12 L.-M.-J. Delaissé, « Une production d’un atelier parisien et le caractère composite de certains livres d’heures », Scriptorium, 2 (1948), p. 84. 13 I. Delaunay, « Livres d’heures de commande et d’étal : quelques exemples choisis de la librairie parisienne, 1480-1500 », in F. Joubert (éd.), L’artiste et le commanditaire aux derniers siècles du Moyen Âge, xiiie-xvie siècles, Paris, PUPS, 2001, p. 249-270. 14 Fr. Autrand, « Culture et mentalité : les librairies des gens du parlement au temps de Charles VI », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 28-5 (1973), p. 1219-1244. 15 E. Coyecque, Recueil d’actes notariés relatifs à l’histoire de Paris et de ses environs au xvie siècle, t. I, 1498-1545, Paris, Édouard Champion, 1905, p. 23 et 25. 16 J. Morsel, « Les logiques communautaires entre logiques spatiales et logiques catégorielles (xiie-xve siècles) », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, 2 (2008), [En ligne] : https://journals.openedition.org/cem/10082.
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et de la régulation dévotionnelle. Il crée des connivences sociales entre individus. Ce phénomène est perceptible à deux niveaux : celui de l’acquisition d’un livre d’heures, affaire de mécènes entretenant des artistes dans les milieux princiers et curiaux, et de « clients » dans les autres milieux sociaux, où le rapport à l’artiste est moins net et la construction du goût artistique, plus diffus17. Au niveau de la pratique, d’autre part, l’usage d’un livre d’heures divise les groupes sociaux. En 1396, Philippe de Mézières (v. 1327-1405), dans son traité sur les ordres militaires, préconise : « Derechief, nos chevaliers et combatans par nostre regle ne seront point obliges as heures canonians ne a grans oroisons, mais ceulz qui saueront les heures de Nostre Dame selonc l’usage de Romme, il les diront »18. C’est bien que le livre d’heures désigne, dans les communautés, des littératies distinctes et partant, des hiérarchies entre individus. On a souvent suggéré que le livre d’heures fut le livre féminin par excellence pendant plusieurs siècles19. L’étude du coffre à livres des princesses et des dames de grand lignage, les représentations figurées de celles-ci dans la peinture, le vitrail ou l’enluminure, le stéréotype de la Vierge lisant ses Heures à l’arrivée impromptue de l’Ange Gabriel dans les images de l’Annonciation ont pu favoriser cette idée. Il n’est pas faux que les bibliothèques féminines comportent majoritairement des livres de dévotion et parmi eux, des Heures, jusqu’à un stade avancé du xvie siècle20. La pratique du mécénat artistique, à la fin du Moyen Âge, devient à la fois l’occasion de prendre le pouvoir et celle de le manifester publiquement21. Une répartition des entrées du répertoire Heures manuscrites identifiées nuance toutefois le tableau. La moitié des commanditaires sont des hommes, et un quart, des femmes ; l’autre quart étant des couples faisant une démarche commune. L’intérêt masculin pour l’office divin tient sans doute au fait que celui-ci est avant tout, dans l’espace public au moins, l’affaire de clercs, de prêtres et de chanoines, donc une affaire d’hommes. Toutefois, plus que tout autre livre, le livre d’heures est associé au foyer et à sa protection et la lecture des Heures semble solliciter plus particulièrement l’intercession pour le bonheur conjugal et familial. Les Heures à l’usage de Rome exécutées à Poitiers vers 1440 constituent probablement le cadeau de mariage de Louis d’Amboise à son épouse Marie de Rieux22. Pour d’autres, le veuvage et la nécessité de restaurer la cohésion du foyer suscitent le désir de livre d’heures. On lit ainsi, au fol. 25r. d’un recueil : « Dame Charlotte Garnier, vefve de feu Gilbert Coquille, sieur des espoisses, pere de Maitre Anthoine Coquille, a fait faire
17 S. Hindman, « The Illustrated Book: An Addendum to the State of Research in Northern European Art », The Art Bulletin, 68-4 (1986), p. 536-542. 18 Ph. de Mézières, « La Sustance de la chevalerie de la Passion de Jhesu Crist en françois », A. H. Hamdy (éd.), Bulletin of the Faculty of Arts, Alexandria University, 18 (1963), p. 43-104, ici p. 91. 19 D. Alexandre-Bidon, « Prier au féminin ? Les livres d’heures des femmes », in A. Cabantous (éd.), Homo religiosus. Autour de Jean Delumeau, Paris, Fayard, 1997, p. 527-534 ; A.-M. Legaré, « Livres d’heures, livres de femmes : quelques exemples en Hainaut », Eulalie, 1 (1998), p. 53-68. 20 A.-M. Legaré, « Reassessing Women’s Libraries in Late Medieval France: the Case of Jeanne de Laval », Renaissance Studies, 10-2 (1996), p. 209-236 ; plus généralement, A.-M. Legaré (éd.), Livres et lectures de femmes en Europe entre moyen âge et renaissance, Turnhout, Brepols, 2007. 21 M. Gaude-Ferragu et C. Vincent-Cassy (éd.), « La dame de cœur ». Patronage et mécénat religieux des femmes de pouvoir dans l’Europe des xive-xviie siècles, Rennes, PUR, 2016. 22 New York, Pierpont Morgan Library, M 190 ; A. Le Part, « Le livre d’heures de Marie de Rieux : manuscrit à peintures du xve siècle », Bulletin et mémoires de la Société Polymathique du Morbihan, 128 (2002), p. 327-345.
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ces heures-cy dieu leur face Misericorde »23. Les représentations des commanditaires en couple, avec leurs enfants et parfois leurs serviteurs, est fréquente. C’est le cas dans un recueil commandité par une femme, qui s’est fait représenter à deux reprises, en prière dans les deux peintures de la Vierge à l’Enfant, et une troisième fois avec son époux et son fils dans une miniature des Heures de la Vierge24. Le livre devient ainsi la preuve rassurante de la stabilité familiale. Ces représentations de soi dans le corps même du livre interviennent à l’âge d’or des portraits de donateurs dans la grande peinture d’église, le vitrail ou la sculpture funéraire. Dans le cas du livre d’heures, elles attestent la propriété et un statut social, certes, mais elles servent aussi à rappeler la mémoire du commanditaire auprès de ses descendants ou des possesseurs ultérieurs, à solliciter des prières pour le repos de son âme. Il est possible enfin qu’elles servent de miroir à ceux qui utilisent le livre, pouvant y voir une invitation à la prière et à l’examen de conscience. Il s’agirait donc d’une image prescriptive25. Les centres de production
Le livre d’heures fait rupture, ensuite, par l’effervescence et la multiplication des lieux de création que suscite cette demande exponentielle. L’artisanat du livre s’en trouve modifié en profondeur. Si, à la fin du xive siècle, le principal centre de production de manuscrits est Paris, où la demande est stimulée par la présence de l’Université, le tableau change quelques décennies plus tard en faveur d’un polycentrisme de la confection de manuscrits. Dans le premier tiers du xve siècle, les ateliers se multiplient sous l’effet de l’essaimage d’artistes formés à Paris. Ces artistes apportent dans un premier temps des techniques parisiennes éprouvées, avant d’inventer localement de nouveaux styles. La production des manuscrits est placée sous la responsabilité de libraires qui, en fonction de la commande reçue, composent une équipe avec les compétences requises : parcheminier, scribe, enlumineur, miniaturiste, relieur. Ce libraire imagine un répertoire de bordures, un modèle type de calendrier et de formules paraliturgiques et les impose d’un livre à l’autre26. L’examen attentif des caractéristiques formelles des manuscrits, des réglures, des modalités de la justification, des modèles iconographiques, permet de trouver des « mains » constantes dans les ateliers et des matrices de pages identiques d’un manuscrit à l’autre. Cette organisation permet un meilleur rendement, grâce à la division du travail selon une unité, le cahier ; les différentes unités produites sont ensuite cousues ensemble. Le parisien Jean Dubreuil, scribe qui a copié les Heures de Jacques de Langeac en 1466 (elles sont, une fois n’est pas coutume, signées), et les Wharncliffe Hours, a ensuite copié au moins six autres recueils entre 1475 et 1485 environ : les Heures de René II de Lorraine, les Bigot Hours, les Heures de Bourbon Vendôme, les Heures
23 New Haven, Yale University, Beinecke Library, 217. Cité par J.-L. Deuffic, Heures manuscrites…, op. cit. 24 R. Chenu, « La découverte d’un nouvel enlumineur rouennais : le Maître de l’Arsenal », Annales de Normandie, 66-2 (2016), p. 3-40. Paris, Arsenal, ms. 643 Rés. 25 L. Campbell, Renaissance Portrait. European Portrait-Painting in the 14th, 15th and 16th Centuries, Yale, Yale UP, 1990. 26 M. et R. Rouse, Manuscripts and their Makers: Commercial Book Production in Medieval Paris 1200-1500, t. II, Turnhout, Brepols, 2000.
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de Francfort et les Heures de Catherine, enluminées par Jean Bourdichon27. À Paris, les libraires dépendent de l’Université et font travailler des enlumineurs. Ils sont groupés en deux quartiers, près de Notre-Dame et près de la Sorbonne. À proximité travaillent les parcheminiers, scribes, historieurs… Les artistes peuvent être attachés à plusieurs ateliers, et se partagent le travail à effectuer pour un même manuscrit. Ces pratiques donnent à certaines productions un caractère composite, voire confus, sans doute parce que la fabrication s’étend sur plusieurs années. Différents foyers paraissent particulièrement féconds. Au début du xve siècle, l’enluminure et plus généralement la peinture connaissent une surenchère dans l’innovation sur la perspective, le réalisme, l’ajout de détails du quotidien. La technique même de la peinture est transformée par la découverte de nouvelles substances permettant des couleurs plus vives et plus transparentes. À Paris, entre 1408 et 1420, le Maître de Boucicaut décore plusieurs livres d’heures témoignant de ces mutations (Heures de Jeanne Bessonneau ; Heures de Guise, Heures du Maréchal de Boucicaut). Son identité prête encore à débat. Après avoir été assimilé à Jacques Coesne28, sa proximité avérée avec l’environnement de l’université de Paris a suggéré aux spécialistes un rapprochement avec Regnault du Montet, libraire et fournisseur du duc de Berry, ou un enlumineur de cette officine29. Les plus virtuoses, sinon les plus célèbres, en la matière, sont les frères de Limbourg, Pol, Herman et Jean (v. 1380-1416), neveux de Jean Malouel († 1415), peintre attaché aux cours de France et de Bourgogne. Installés à Paris en 1402, ils travaillent d’abord pour le duc de Bourgogne, puis pour son frère le duc Jean de Berry (1340-1416). Les frères de Limbourg produisent les 158 miniatures des Belles Heures (New York, MMA, Acc.no.54.1.1), avant de s’atteler à la commande des Très Riches Heures (Chantilly, Musée Condé, ms. 65), qui restent inabouties en raison de l’épidémie de peste à laquelle ils succombent tous trois en 1416, de même que leur commanditaire30. Le travail est achevé soixante-dix ans plus tard par d’autres artistes sous la direction de Jacquemart de Hesdin, parmi lesquels ont été avancés les noms de Barthélemy D’Eyck, et plus sûrement celui de Jean Colombe. Au même moment, le Maître de Rohan, dans son atelier parisien, produit au moins six livres d’heures entre 1410 et 1435, grâce à la protection de Yolande d’Aragon31.
27 Th. Kren, « Seven illuminated Books of Hours written by the parisian scribe Jean Dubreuil, c. 1475-1485 », in B. J. Muir (éd.), Reading texts and images, essays on medieval and Renaissance art and patronage in honour of Margaret M. Manion, Exeter, Exeter UP, 2002, p. 157-200. 28 P. Durrieu, « Le Maître des Heures du maréchal de Boucicaut », Revue de l’Art ancien et moderne, 19 (1906), p. 401-415, et 20(1907), p. 21-35 ; du même, « Les Heures du maréchal de Boucicaut du musée, JacquemartAndré », Revue de l’Art chrétien, 1913, p. 73-81, 145-164, 300-314, et 1914, p. 27-35. 29 A. Châtelet, op. cit., p. 72-73. 30 M. Meiss, French Painting in the Time of Jean De Berry: Limbourgs and Their Contemporaries, Londres, Thames and Hudson, 1974 ; T. B. Husband, The art of illumination, the Limbourg brothers and the Belles Heures of Jean de France, Duc de Berry, Yale, Yale UP, 2008 ; P. Stirnemann et I. Villela-Petit, Les Très Riches Heures du duc de Berry et l’enluminure en France au début du xve siècle, Paris, Somogy éditions d’art / Musée Condé, 2004 ; R. Dückers et P. Roelofs, The Limbourg Brothers: Reflections on the origins and the legacy of three illuminators from Nijmegen, Leyde/Boston, Brill, 2009. En dernier lieu : L. Ferri et H. Jacquemard, Les Très Riches Heures du duc de Berry : un livre cathédrale, Paris, Sirka, 2018. 31 S. Panayotova, « The Rohan Masters: Collaboration and Experimentation in the Hours of Isabella Stuart », in C. Hourihane (éd.), Manuscripta Illuminata: Approaches to Understanding Medieval and Renaissance Manuscripts, Princeton, Princeton UP / Penn State UP, 2014, p. 14-46.
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Les choses changent au milieu du xve siècle : de nombreux ateliers proposent hors de Paris un travail soigné et original. Tandis que Fouquet (v. 1420-v. 1480) peint à la cour de Louis XI au moins quatre livres d’heures, en tout ou en partie32, Simon Marmion (14251489), célèbre par ses panneaux de retables, attire à Valenciennes une clientèle choisie, qui lui commande au moins cinq livres d’heures. Dans le Val de Loire, l’atelier du Maître du Jouvenel des Ursins produit les plus beaux livres d’heures du temps, notamment celui de Jeanne de France, et cinq autres à usage parisien ou angevin33. La composition sociale des commanditaires rend la présence d’ateliers indispensable dans les villes à forte identité ecclésiastique et commerçante. C’est le cas de Troyes, où exercent 16 à 22 enlumineurs au xve siècle34. La cité champenoise et ses élites attirent les grands artistes, tel Jean Colombe, venu de Bourges en passant par Paris, travaillant au service de la famille de Savoie grâce à l’appui de la reine, Charlotte de Savoie. À la fin du siècle, la même reine Charlotte de Savoie protège l’un de ses officiers, qui a travaillé ou travaillera pour Anne de Bretagne, Charles VIII et Louis XII. Il s’agit de Jean Poyer à qui l’on doit, dans la dernière décennie du xve siècle, les Heures Petau, les Heures Ladore, les Heures de Raoulette de Beaune, femme de Guillaume Briçonnet, les Heures dites de Marie d’Angleterre, les Heures de Copenhague, les Heures Teyler et peut-être les Heures Tilliot35. Poyer renouvelle la décoration des livres d’heures par l’emploi d’une écriture imitant l’humanistique italienne ; de coloris en camaïeu et pastel ; enfin de représentations des individus à mi-corps, dans des médaillons. Actif en Touraine entre 1483 et 1498, il est contemporain de Jean Bourdichon (1456-1520), également attaché aux Valois, de Louis XI à François Ier. Bourdichon a travaillé avec Fouquet et peut-être embauché dans son atelier les fils de ce dernier. On lui doit une série de livres d’heures dont la facture est très homogène, parmi lesquels les Grandes Heures d’Anne de Bretagne dans les premières années du xvie siècle36, les Heures de Louis XII aujourd’hui réduites à l’état de fragments dispersés37, les Heures de Catherine d’Armagnac38, les Heures de Francfort39 et les Heures de Frédéric III d’Aragon40. 32 Fr. Avril (éd.), Jean Fouquet, peintre et enlumineur du xve siècle, catalogue d’exposition, Paris, Bibliothèque nationale de France, 25 mars – 22 juin 2003, Paris, Hazan, 2010 ; notamment les Heures d’Etienne Chevalier (entre 1452 et 1460) ; Heures à l’usage d’Angers ; Heures de Simon de Varye (6 miniatures de la main de Fouquet), Heures de Jean Robertet (9 miniatures). 33 N. Reynaud, « Les Heures du chancelier Guillaume Jouvenel des Ursins et la peinture parisienne autour de 1440 », Revue de l’art, 126 (1999), p. 23-35. 34 Th. Delcourt, op. cit. 35 R. S. Wieck et W. Voelkle, The Hours of Henri VIII: a renaissance masterpiece by Jean Poyet, New York, G. Braziller, 2000 ; M. Hofmann, « Un chef d’œuvre de Jean Poyet peu connu : les Heures Petau de la collection Weiller », in M. Boudon-Machuel et P. Charron (éd.), Art et société à Tours au début de la Renaissance, Turnhout, Brepols, 2017, p. 115-127 ; P.-G. Girault, « Jean Poyet peut-il être l’auteur des Heures du Tilliot ? », Revue de l’art, 110 (1995), p. 74-78. Heures Ladore : cat. Héribert Tenschert, V, 27 ; Heures de Raoulette de Beaune : Harlem, Musée Teyler, ms. 78 ; Heures dites de Marie d’Angleterre : Lyon, BM, ms. 1558 ; Heures de Copenhague : Copenhague, Det Kongelige Bibliotek, ms. Thott 541.4o ; Heures Teyler : Haarlem, Musée Teyler, ms. 78 ; Heures Tilliot : Londres, British Libray, ms. Y.Th. 5. 36 Paris, BnF, ms. lat. 9474. 37 Th. Kren et al., A masterpiece reconstructed: the Hours of Louis XII, Los Angeles, JP Getty Museum et London, V&A Museum, 2005. 38 Los Angeles, JP Getty Museum, Ms. 6 (84.ML.746). 39 Francfort, Musée des Arts Appliqués, LM 48. 40 Paris, BnF, ms. lat. 10532.
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Loin des milieux princiers, et à l’image du processus troyen où la demande sociale se diversifie et suscite de nombreuses commandes, d’autres villes deviennent d’importants foyers de création. À Bourges, le Maître de Spencer 6, du nom d’un livre d’heures à l’usage de Rome conservé actuellement à la New York Public Library, aurait produit 26 livres d’heures à la fin du xve siècle41 : ce chiffre indique une progression quantitative spectaculaire de la production entre le début et la fin du siècle. À Rouen, le Maître de l’Échevinage de Rouen est à l’origine du renouveau de la production enluminée normande avant de devenir la source d’inspiration de nombreux artistes locaux. Il est précédé par un artiste anonyme, qui a décoré deux livres d’heures à l’usage du diocèse de Coutances. Il est concurrencé par le Maître de Talbot ou le Maître de Fastolf, deux élèves du Maître de Boucicaut actifs dans les années 1440-1460. À la fin du siècle, Robert Boyvin met en circulation une ample production manuscrite. Il appartient à une famille rouennaise active dans le commerce du livre depuis le début du xve siècle et exécute plusieurs manuscrits pour le cardinal d’Ambroise, ce qui lui assure une certaine notoriété. Sa production est repérée pour les années 1485-1515 mais les archives suggèrent qu’il a sans doute été actif avant, et encore après ces dates. On lui connaît 56 manuscrits, certains n’existant plus qu’à l’état de fragments, dont 42 livres d’heures, parmi lesquels 32 à l’usage de Rouen répondant à une demande locale, aristocratique et bourgeoise. Ces livres d’heures sont principalement des livres d’étal, remaniés après acquisition. Seuls trois possèdent des armes primitives, et quatre présentent des images additionnelles par rapport à un modèle standard. Deux livres d’heures à l’usage de Sarum témoignent de liens avec les Iles britanniques. Boyvin puise dans le répertoire stylistique du Maître de l’échevinage, auprès de qui il semble s’être formé42. Un peu plus à l’ouest, des ateliers sont connus à Nantes et à Guingamp. Les artistes bretons sont repérés, à de courtes périodes, en Bourgogne, en Avignon, à Paris, témoignant d’une mobilité qui est commune à toute la profession43. Susie Nash l’a étudiée pour Amiens, et a mis en évidence des carrières singulières. Des parisiens et des flamands, comme le Maître de Jacques de Rambures, voire des Normands s’installent à Amiens ; à l’inverse des Picards vont travailler à Bruges, tel le Maître des Heures Collins, à Lyon, à Tournai et Paris, à Valenciennes comme Simon Marmion. Si Amiens devient une plaque tournante des métiers du manuscrit au milieu du xve siècle, c’est parce que le passage de la ville sous contrôle bourguignon, après 1435, engendre un renforcement du mécénat picard avec de nouvelles élites fidèles au duc de Bourgogne. Au moins 31 manuscrits sont produits à Amiens entre la fin du xive et la fin du xve siècle, tous des livres d’heures44. Un processus semblable a sans doute eu lieu à Poitiers, Lyon et Rouen : le renouvellement des élites permet la naissance d’un marché, suscitant à son tour la migration des artistes, qui entreprennent de nouvelles expériences artistiques finissant par fonder un style local. 41 K. Airaksinen-Monier, « The Master of Spencer 6: Collaborators, Patrons, Artistic Achievement », in Chr. Seidel et N. Herman (éd.), French Painting ca. 1500: New Discoveries, New Approaches, Turnhout, Brepols, 2016, p. 140-158. 42 I. Delaunay, « Le manuscrit enluminé à Rouen au temps du cardinal Georges d’Ambroise : l’œuvre de Robert Boyvin et de Jean Serpin », Annales de Normandie, 45-3 (1995), p. 211-244. 43 J.-L. Deuffic, « Jehan Lavenant, écrivain du roi Charles V », Pecia, 7 (2009), p. 267-273. 44 S. Nash, Between France and Flanders. Manuscript Illumination in Amiens, Londres, British Library ; Toronto, Toronto UP, 1999.
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Le livre d’heures est donc avant tout un produit septentrional. En France méridionale, les ateliers paraissent plus tardifs et les commandes, moins importantes, malgré quelques exceptions. Géraut de Sales apparaît dans les comptes des Capitouls de Toulouse dans les années 1430 et 1440 ; puis Antoine de Lonhy, d’origine bourguignonne mais actif à Toulouse de 1454 à 1460. Enfin, Pèlerin Frison impose son style entre 1504 et 151845. Cette répartition géographique inégale, reflétant une demande culturelle tout aussi inégale, a donné au livre d’heures une certaine homogénéité, renforcée par la circulation des modèles. Le contenu dévotionnel Cette effervescence, mais aussi la spécialisation de certains ateliers qui ne produisent que des livres d’heures, ont eu deux effets contradictoires sur le contenu des recueils : elles ont engendré à la fois une grande diversité, masquée par l’expression générique « livres d’heures », et une grande standardisation. La marge d’innovation se situe dans la succession – changeante – des sections, dans les choix iconographiques, dans la formulation de certaines prières, dans l’insertion des saints au calendrier. Cette production s’est en effet heurtée au besoin de personnalisation des commanditaires, ou à la nécessité pour les libraires de proposer des livres d’étal attrayants et différenciés au sein de la concurrence. Un premier effort de personnalisation est perceptible au niveau de l’apparence des recueils. La grande majorité d’entre eux sont de format rectangulaire, mais on trouve des Heures à l’usage d’Amiens dont les pages sont découpées en forme de cœur46, ou des Heures de Diane de Poitiers en forme de fleur de lys47. À l’intérieur du livre, l’agencement des pages est parfois très ingénieux. Dans les Heures Petau, des trous circulaires sont ménagés dans les pages pour voir en permanence certains des seize médaillons en camaïeu d’or, dispositif qui crée des liens entre images et textes en principe dissociés48. L’usage liturgique impose en principe d’autres contraintes de contenu, puisqu’il s’appuie sur les traditions rituelles locales, concernant en particulier la vénération d’un sanctoral régional et la composition de l’office de la Vierge, qui diffère selon les diocèses tout en étant, paradoxalement, l’élément le plus stable des livres d’heures. L’abbé Leroquais a dressé une liste d’initia des offices de la Vierge, constituant « un jeu de fiches anthropométriques »49 permettant de déterminer l’usage pour lequel le livre a été conçu. Il a repéré, pour l’ensemble des offices, 200 variations. L’office des morts permet le même exercice. D’après les critères du savant abbé, une répartition des usages liturgiques des Heures manuscrites conservées dans les principales bibliothèques parisiennes (BnF, Bibliothèque
45 M. A. Bilotta, « Pour l’histoire de la production de livres d’heures à Toulouse au xve siècle : quatre livres d’heures conservés dans les collections de la Bibliothèque municipale de la ville », in Chr. Reynaud (éd.), Des Heures pour prier. Les Livres d’heures en Europe méridionale du Moyen-âge à la Renaissance, Paris, Le Léopard d’or, 2014, p. 103-123 ; Fr. Avril et J. Deschaux, Livre d’Heures enluminé par Pélerin Frison, peintre des Capitouls dans les années 1500, Toulouse, Bibliothèque Municipale, 2003. 46 Paris, BnF, ms. lat. 10536. 47 Amiens, BM, fonds Lescalopier 501. 48 M. Hofmann, op. cit. 49 V. Leroquais, op. cit., p. xxxvii.
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Figure 1.1 : Répartition diocésaine des usages des livres d’heures manuscrits des bibliothèques parisiennes. Source : catalogues des manuscrits de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, de la Bibliothèque Mazarine et de la Bibliothèque nationale de France (Paris).
Sainte-Geneviève, Bibliothèque Mazarine, Arsenal) montre la prédominance écrasante de l’usage romain, censé être universel, et dans une moindre mesure de l’usage parisien (Fig. 1.1). On se fonde ici sur les notices catalographiques de 498 manuscrits, en supposant que les bibliothécaires qui les ont rédigées s’appuient sur les préconisations de Leroquais. L’importance des usages indéterminés (18%) est sans doute défavorable aux usages locaux, plus difficiles à repérer. Il existe en effet, d’après ces catalogues, 41 usages différents à la fin du xve siècle. Cette donnée chiffrée montre que la foi des laïcs s’enracine aussi dans l’attachement à des rituels locaux, peut-être préconisés par des confesseurs. L’importance
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numérique de ces usages recoupe celle des centres de production : on trouve 38 livres d’heures à l’usage de Rouen, 11 à l’usage de Tours, 9 à l’usage de Troyes. Les autres usages liturgiques sont atomisés dans des livres parfois uniques : c’est le cas pour Arras, Autun, Châlons, Evreux, Saint-Brieuc, Saint-Omer, Sens, Noyon, Laon, Vannes par exemple (un seul cas connu), tandis que les usages de Besançon, Chalon, Meaux, Nantes, Quimper, Redon et Cambrai sont à peine plus répandus (deux cas connus à chaque fois). Les bibliothèques parisiennes conservent enfin onze livres d’heures – seulement – à usage non français, principalement Liège, Utrecht et Sarum, ce qui confirme le caractère très régnicole de ces manuels. Le livre d’heures se distingue des autres manuels liturgiques par son contenu. Il convient donc de déterminer, pour autant que la diversité de recueils non réductibles les uns aux autres le permette, le contenu-type d’un livre d’heures. Prenons, au hasard, l’exemple des Heures à l’usage de Paris réalisées dans la seconde moitié du xve siècle, soit à un moment où le genre s’est défini et stabilisé, et conservées aujourd’hui à la BnF50. Il comprend 163 feuillets. On y trouve, dans l’ordre, un calendrier indiquant un saint pour chaque jour de l’année, certains, particulièrement honorés dans le diocèse de Paris, figurant en lettres d’or, comme Geneviève, Cloud, Louis, Marcel ou Germain (fol. 1-12). Suivent des fragments des Évangiles (fol. 13-20) et la prière Obsecro te, Domina sancta Maria (fol. 20-24), puis O intermerata et in eternum benedicta (fol. 24-28). Au fol. 29 commencent les Heures de la Vierge qui occupent l’essentiel du recueil. On trouve ensuite les psaumes de la pénitence (fol. 89-102), les litanies des saints (fol. 102-106), les Heures de la Croix (fol. 107-109) et du Saint-Esprit (fol. 110-112), enfin l’office des morts (fol. 112-155). Le recueil s’achève avec les Quinze joies de la Vierge (fol. 156-159), diverses prières mariales, les Sept requêtes à Notre-Seigneur (fol. 160-162 et une prière à la sainte Croix (fol. 162). Cet exemple, confronté à d’autres, permet de déterminer les éléments communs à tous les livres d’heures, ceux qui sont secondaires et ceux qui sont accessoires. Parmi les premiers, qui définissent en quelque sorte le genre des Heures, figurent le calendrier, l’office de la Vierge, les sept psaumes de la pénitence (Ps. 6, 31, 37, 50, 101, 129 et 142), les litanies des saints, les suffrages et l’office des morts. L’absence des suffrages des saints dans notre exemple tient peut-être à la date de confection de ces Heures ; c’est en effet surtout dans le dernier tiers du xve siècle qu’ils se généralisent. Ainsi, on en compte 10 dans un livre d’heures à l’usage de Paris (BnF, ms. lat. 10548), 13 dans les Heures d’Éléonore d’Autriche, 24 dans les Grandes Heures de Rohan, 27 dans les Heures de Philippe le Bon, 28 dans les Grandes Heures d’Anne de Bretagne et celles de Louis de Savoie, 41 dans les Heures de Marguerite de Clisson… Quelques saints forment un socle inamovible : Michel, Jean-Baptiste, les Apôtres, les martyrs (Étienne, Christophe, Sébastien, Adrien, Denis, Laurent), les confesseurs (Martin, Nicolas, Antoine, Roch), les saintes (Anne, Marie-Madeleine, Catherine, Marguerite, Barbe, Apolline). Cette liste est allongée par des choix régionaux ou propres à la sensibilité du commanditaire. De manière secondaire, sont adjoints à cet ensemble des extraits des Évangiles, la Passion selon saint Jean, les prières mariales Obsecro te et O intermerata, les Heures et office de la Croix, du Saint-Esprit, les Quinze joies de la Vierge, les Sept requêtes à Notre-Seigneur.
50 Paris, BnF, ms. lat. 1164.
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Les fragments des Évangiles sont toujours les mêmes : Prologue de l’évangile de Jean, Annonciation relatée dans Luc, Épiphanie dans Matthieu, mission des Apôtres dans Marc. Les oraisons mariales deviennent systématiquement présentes à la fin du xve siècle. Elles sont toujours en latin. L’Obsecro te est une salutation à la Vierge, suivie d’une énumération de ses titres de gloire et une demande d’accompagner la mort : dans certains manuscrits, cette prière est illustrée d’une miniature montrant la Vierge apparaissant à une personne agonisante. Elle aurait été composée par Augustin le jour de sa mort. Certains recueils témoignent d’un usage superstitieux de cette prière, censée protéger celui qui la récite quotidiennement d’une mort violente. L’O intermerata s’adresse à la Vierge et parfois à saint Jean. Les Quinze Joies de la Vierge (en réalité, entre cinq et quinze selon les manuscrits51) confirment le caractère profondément marial de la prière des Heures. Elles ne figurent pas dans l’usage romain, ni dans les livres d’heures flamands, anglais et italiens. Dans les recueils produits au nord de la Loire, elles sont souvent en français. Dans des cas beaucoup plus rares, les livres d’heures intègrent les quinze psaumes graduels, des Heures en l’honneur de différents saints parmi les plus populaires de la chrétienté occidentale, diverses oraisons, des prières pour la journée chrétienne, les prières de la messe, le psautier de saint Jérôme, les dix commandements. Pour enrichir et personnaliser les livres d’heures, les copistes semblent avoir puisé dans les recueils anciens d’oraisons et les collections de prières. On relève ainsi, avec Victor Leroquais, une prière prétendument écrite par Joseph d’Arimathie, les Sept (ou Huit) vers de saint Bernard, qui reposent sur un épisode invraisemblable de sa vie concernant la prédiction de sa mort. Des introductions à ces prières précisent que leur récitation assure divers privilèges spirituels. Ainsi, dire le Mater digna Dei permet de ne pas mourir sans confession. La prière Precor te, amantissime Domine Iesu Christe confère 6666 jours d’indulgences, autant que de plaies sur le corps du Christ. Le record est détenu par la prière O mater Dei, rogamus te…, pour les péchés mortels et le temps perdu, qui procure 800 000 ans d’indulgences52. Cette profusion de prières non canoniques, ajoutée à la quantité de fautes due à des copistes mal informés sur la syntaxe latine, et à l’insertion de saints fantaisistes comme Riflard, Soufflet, Pantoufle, Grigo, Cottroulle ou Cuirache, ont déconsidéré en partie le genre des Heures. Sans être un trait propre aux livres d’heures, ni même caractériser l’ensemble de la production, la présence d’une riche iconographie a contribué à la popularité du genre dès son émergence. Il existe, certes, de nombreux livres d’heures de petites dimensions, aux bordures inexistantes, ou très sommaires, sans miniature aucune. Mais ces recueils montrent une indiscutable prédisposition à l’image, permettant d’adapter les formules aux moyens et desiderata des commanditaires. Selon la commande reçue, l’image s’invite partout : en pleine page, en miniatures latérales à gauche ou à droite du texte, dans la marge inférieure, souvent réservée au cycle biblique. La place de l’iconographie est le résultat d’une longue évolution. À partir de 37 psautiers-livres d’heures ou livres d’heures exécutés entre 1250 et 1320, Joanna Zietkiewicz-Kotz
51 Ce sont : l’Annonciation, la Visitation, les tressaillements de l’enfant dans le ventre de sa mère, la Nativité, l’Adoration des Bergers, l’Épiphanie, la Présentation au Temple, le Recouvrement au Temple, les Noces de Cana, la Multiplication des pains, la Mort du Christ, la Résurrection, l’Ascension, la Pentecôte, l’Assomption, le couronnement de la Vierge. 52 Paris, BnF, ms. lat. 1356, fol. 117.
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a pu démontrer que ces recueils d’un genre nouveau ont fait l’objet de tâtonnements et d’une véritable réflexion théologique et artistique pour déterminer l’articulation juste entre image et texte, en réponse à une demande sociale de la prière oralisée et de la contemplation par l’image. Les compilations les plus précoces sont d’abord peu illustrées. Puis, quand les Heures s’étoffent, la décoration prend plus d’importance. On observe petit à petit un effort de lier contenu dévotionnel et image ; ainsi, si l’office décoré est celui du Saint-Esprit, l’illustration sera le plus souvent une représentation du baptême du Christ ou de la Trinité. Les artistes, en l’absence de modèles, ont dû innover alors que la structure des heures canoniales, relativement décousue, ne présente aucun tronc narratif commun53. Le programme iconographique se stabilise au début du xve siècle et met en concordance le contenu de chaque section avec un élément visuel qui fait sens. Le calendrier, ainsi, est illustré soit par les signes du zodiaque et les travaux associés à chaque mois ; soit par une concordance entre l’ancien et le nouveau testament ; soit, plus rarement, par une allusion aux fêtes liturgiques et fêtes des saints du mois. Les Évangiles sont introduits par des portraits de Jean, Luc, Matthieu et Marc, dans cet ordre invariable. La Passion est illustrée par les souffrances endurées par le Christ, le plus souvent les épisodes du baiser de Judas et de l’arrestation. Les recueils les plus tardifs convoquent ici le sacrifice d’Abraham. Au commencement de l’Obsecro te figure souvent une Vierge à l’Enfant avec le destinataire agenouillé à ses pieds. L’office de la Vierge est la partie la plus richement illustrée. Chaque office est introduit par une scène immuable : Annonciation (matines), Visitation (laudes), Nativité (prime), Annonce aux Bergers (tierce), Épiphanie (sexte), Purification (none), Fuite en Égypte (vêpres), Couronnement de la Vierge (complies). Les Heures de la Croix sont peu illustrées, sinon par une Crucifixion, de même que celles du Saint-Esprit, où les artistes figurent volontiers la descente du Saint-Esprit sur les Apôtres au Cénacle, et plus rarement le baptême du Christ, la prédication des Apôtres, la Trinité, Abraham et les trois anges. Les psaumes pénitentiels s’ouvrent par une figuration de David en prière ou vainqueur de Goliath, et plus tardivement, par l’épisode de Bethsabée au bain54. L’office des morts est illustré par une scène de service funèbre ou d’inhumation, parfois par une figuration de Job ou de la résurrection de Lazare. Les suffrages des saints, dont l’importance va grandissant, constituent la partie la mieux décorée après l’office de la Vierge après la Guerre de Cent ans, jusqu’à former « de véritables galeries de peinture »55. L’inventaire des miniatures effectué par l’abbé Leroquais, malgré ses approximations quantitatives, permet de prendre la mesure de cette inflation iconographique, même si elle est moins vraie pour les livres d’étal. En tenant compte des formules imprécises du savant ecclésiastique (saint Jean Apôtre est ainsi « souvent traité », sans plus de précisions, de même que Marie-Madeleine), et des cas excessivement nombreux où les miniatures ont fait les frais des ciseaux des collectionneurs, il signale au moins 2000 images pour 337 livres d’heures, ce qui suggère au moins six images par manuscrit. Sans surprise, les plus courantes sont celles qui illustrent l’office de la Vierge, cœur du livre d’heures : il cite, sans
53 J. Zietkiewicz-Klotz, « Du psautier au livre d’heures. L’iconographie des livres de prières franco-flamands (1250-1320) », Gazette du livre médiéval, 54 (2009), p. 31-48. 54 E. Guyot, « Étude iconographique de l’épisode biblique Bethsabée au bain dans les livres d’heures des xve et xvie siècles », Reti Medievali Rivista, 14-1 (2013), p. 263-287. 55 V. Leroquais, op. cit., introduction.
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exhaustivité, au moins 300 Annonciations, 102 Couronnements de la Vierge, 116 Nativités, 111 Fuites en Égypte, 113 Épiphanies… Leroquais reste évasif sur le chapitre de la Crucifixion, mais nous nous permettons une prudente extrapolation qui permet d’avancer le chiffre de 340 représentations, ce qui en ferait le sujet le plus souvent traité. Les autres sujets sont nettement moins représentés, mais ce sont surtout les proportions qui importent. Les scènes mortuaires sont quantitativement importantes (42 inhumations, 47 services funèbres), maintenant actives l’angoisse de la fin et l’urgence du salut, mais de manière bien moins morbide que ne le fait, au tournant des xve et xvie siècles, la sculpture ou la peinture. Le livre d’heures semble plutôt indiquer la voie d’une mort paisible dans l’absolution56. Parmi les saints personnages, les évangélistes, David, les saints Michel, Nicolas et Louis sont les plus représentés, tandis que d’autres connaissent une fortune iconographique moindre : Étienne et Laurent par exemple, avec une vingtaine d’occurrences. Nombre d’entre eux n’apparaissent que dans un recueil, tels Agathe, Basile, Brigitte, Claude, Léon, Victor, Agnès, Julien, et même Paul ou Denis. Les scènes de l’Ancien Testament, si elles ne concernent pas David, sont extrêmement rares. Ces données, malgré leur incomplétude, soulignent l’importance des mystères mariaux dans l’imaginaire visuel véhiculé par les Heures, diffusant une image tour à tour souriante et éplorée de la Vierge, proche des femmes de tous temps lorsqu’elle est alitée après l’enfantement, ou qu’elle allaite son enfant57. Ces éléments visuels font du livre d’heures un objet mixte, qui se manipule, se contemple, suscite tour à tour rêverie et méditation, se referme, s’ouvre naturellement à la page de l’image favorite. Sans être un objet didactique, ce qui préjugerait des compétences théologiques des laïcs, l’image favorise par l’exemple l’adhésion à une liturgie en voie d’uniformisation. Les scènes représentant la messe de saint Grégoire, les processions, les inhumations, les hiérarchies de la cour céleste inculquent à ceux qui les contemplent une certaine orthodoxie de croyance et orthopraxie rituelle58, alors que la liturgie, dont le livre d’heures constitue un produit dérivé, est au Moyen Âge l’un des principaux vecteurs de transmission de la foi. Appropriations spirituelles, matérielles et symboliques des Heures Cette proximité visuelle et sensible entre la vie domestique et la piété invite à s’interroger sur l’usage réel des livres d’heures produits en si grand nombre. Certains portent la marque d’une consultation fréquente, sinon quotidienne, avec des marques digitales sur le texte ou les images, des tranches usées et des reliures fatiguées. C’est le cas d’un livre d’heures réalisé vers 1500 dans un atelier indéterminé, portant des traces de doigts à différents feuillets59. D’autres semblent sortir de l’atelier qui les a produits il y a cinq siècles sans avoir jamais vu la lumière du jour. Il faut donc chercher plutôt une diversité d’usages. 56 D. Vanwijnsberghe, « Le livre d’heures et la mort », in Le livre & la mort xive-xviiie siècle, catalogue d’exposition, Paris, Bibliothèque Mazarine, 21 mars-21 juin 2019, Paris, Ed. des Cendres, 2019, p. 27-51. 57 É. Lestrange, « Images de maternité dans deux livres d’heures appartenant aux duchesses de Bretagne », in Livres et lecture de femmes…, op. cit., p. 35-47. 58 É. Palazzo, « Foi et croyance au Moyen Âge. Les médiations liturgiques », Annales. Histoire, Sciences sociales, 53-6 (1998), p. 1131-1154. 59 Vente Alde, 31 octobre 2012, lot no 75, d’après la notice (notamment fol. 142 et 145).
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c h a p i t r e p r emier Un livre pour prier
Il y a, à un premier niveau, l’usage prescrit. On manque malheureusement de recommandations relatives à la spiritualité des laïcs à la fin du Moyen Âge. Plus généralement, l’historiographie de la spiritualité bas-médiévale a laissé de côté la révolution théologique que constitue, chez les élites, la récitation des Heures normalement réservée aux clercs, et ce qu’elle implique du point de vue de l’autonomie du fidèle, qui s’approprie ainsi les prières d’intercession et la médiation avec le ciel. Quelques mentions éparses assimilent la lecture des Heures à une saine occupation empêchant les divertissements futiles et les divagations de l’esprit. Ainsi peut-on lire dans un traité apocryphe de Pierre de Luxembourg adressé aux femmes : « Gardez vous d’estre oyseuse, ains soiez tous jours en aucune bone euvre, ou au fait de vostre mesnage, ou a Dieu prier ou a lire ou a escripre ou psalmodier vostre pseaultier ou a dire voz vigiles ; et ainsy ne vous pourra grever l’ennemy » ; ou encore, dans l’Epistre du miroir de chrestienté de Jean de Varennes : « Contre paresse, Dieu a ordonné diligence ; que chascun soit diligent de le servir a son plain pouvoir, comme de dire ses heures et lire vies de sains ou de saintes ou autrement de prier Dieu »60. Ces mentions qui encouragent la lecture des Heures sont rares mais la peinture religieuse contemporaine livre quelques indications sur leur fonction dans l’intimité domestique des laïcs. Le livre d’heures est, avant tout, un intercesseur. Sur le panneau berlinois du diptyque réalisé par Jean Fouquet pour Étienne Chevalier (v. 1410-1474), saint Étienne porte un livre richement relié qui pourrait bien être le livre d’heures du grand commis de Charles VII puis de Louis XI. Placé entre le commanditaire et le panneau de droite, le manuscrit est associé à la médiation exercée par saint Étienne61. Sa simple possession matérielle assure la sollicitation de la bienveillance du ciel. Poussée à l’extrême, cette peinture permet de poser l’hypothèse que le fait de faire copier et décorer un livre d’heures est en soi un acte de piété et une demande d’intercession, au même titre qu’une fondation pieuse. Il ne s’agit pas seulement d’une démarche de mécénat artistique, mais aussi d’un geste religieux dont le commanditaire serait le premier bénéficiaire. Il y a, ensuite, l’usage connu. Les sources sont extrêmement rares sur les pratiques spirituelles associées à la récitation des Heures. Le biographe du maréchal de Boucicaut rapporte : « chacun jour, sans nul faillir, [il] dit ses heures et maintes autres oroisons et suffrages de sains »62. La peinture, à nouveau, ouvre une fenêtre sur les manières d’utiliser le livre d’heures. Les représentations du commanditaire en orant ont en commun la présence d’un mobilier approprié, table, pupitre ou prie-dieu doté d’un agenouilloir assurant le confort nécessaire à une longue prière (Fig. 1.2). La pièce d’étoffe recouvrant la table ou la partie supérieure du prie-dieu protège la reliure des frottements, surtout quand cette reliure est très ouvragée et faite de tissus et métaux précieux. Virginia Reinburg a identifié, 60 Cité par G. Hasenohr, « Religious Reading amongst the laity in France in the fifteenth century », in P. Biller et A. Hudson (éd.), Heresy and Literacy 1000-1530, New York, Cambridge UP, 1996, p. 205-221. Voir aussi les citations convergentes de M. Hoogvliet, « Car Dieu veult estre servi de tous estaz: Encouraging and Instructing Laypeople in French from the Late Middle Ages to the Early Sixteenth Century », in S. Corbellini et al. (éd.), Discovering the Riches of the Word, Leyden, Brill, 2015, p. 111-140. 61 Cl. Schaefer, « L’art et l’histoire. Étienne Chevalier commande au peintre Jean Fouquet le Diptyque de Melun », in Y. Gallet (éd.), Art et architecture à Melun au Moyen Âge, Paris, Picard, 2000, p. 293-300. 62 Livre des fais du bon Messire Jehan Le Maingre dit Bouciquaut, D. Lalande (éd.), Genève, Droz, 1985, p. 395.
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Figure 1.2 : Heures latines, xve siècle (Lyon, ms. 5997, fol. 30v). La commanditaire, non identifiée, est représentée en son oratoire.
dans des inventaires après décès, des « chemisettes » à cet usage, rangées avec les Heures63. On peut donc supposer que l’agenouillement est la posture requise pour lire les Heures, en tous cas celle dans laquelle se reconnaissent les orants qui commanditent ces recueils64. Les mains jointes, et non plus les bras levés que l’on peut observer dans des représentations plus anciennes, suggèrent une immobilisation de la posture. Elles « dessinent avec le corps un espace corporel clos favorable à la méditation »65, et constituent une posture familière aux laïcs puisqu’elle est visible sur la majorité des scènes de l’Annonciation dans les livres d’heures. Le prie-dieu n’est cependant pas un meuble populaire ; sa présence reste rare dans les intérieurs. D’autres dispositifs mobiles semblent avoir existé, concordant avec le caractère portatif de ces petits recueils : des coffrets de bois dont le couvercle est décoré à l’intérieur par une image de piété. La boîte est faite aux dimensions du livre qu’elle doit contenir, ce qui explique la variété des formats. Une fois ouverte, la boîte fait office d’oratoire miniature. Sa solidité permet de l’emporter en voyage66. Le livre d’heures trouve donc sa place parmi les objets du quotidien. Cette place est visuellement signifiée par une véritable emblématique des reliures, au moins dans les milieux princiers. Le noir semble la couleur par excellence des cuirs qui consolident les livres de piété. Parmi les livres de Charlotte de
63 V. Reinburg, French Books of Hours… op. cit., p. 78-80. 64 B. Restif, « Les gestes et postures de la prière individuelle dans la production iconographique française, du milieu du xve au milieu du xviie siècle », Europa Moderna. Revue d’histoire et d’iconologie, 5 (2015), p. 14-31. 65 P. Saenger, « Prier de bouche et prier de cœur. Les livres d’heures du manuscrit à l’imprimé », in R. Chartier (éd.), Les usages de l’imprimé, Paris, Fayard, 1987, p. 191-227. 66 S. Lepape et al., Mystérieux coffrets Estampes au temps de la Dame à la Licorne, catalogue d’exposition, Musée de Cluny, 18 septembre 2019-6 janvier 2020, Paris, Liénard, 2019.
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Savoie et de Louis XI (1423-1483), les vies des saints, les récits bibliques historiés et les livres d’heures sont reliés de noir, couleur de la modestie, de la tempérance et de la pénitence, mais aussi de l’inquiétude de la mort67. Dans l’ensemble des livres de la reine, les livres entretenant ces sentiments sont aisément identifiables grâce à cette classification par la couleur. Le régime domestique du livre est ainsi dépassé par des attributions symboliques. Il est aussi connu, par les chroniques et la littérature hagiographique principalement, que le livre d’heures est le support de l’apprentissage de la lecture pour les enfants. Le fait est attesté dès le xiiie siècle, lorsque le livre est encore très proche du psautier. L’iconographie, au sein même de ces ouvrages, montre sainte Anne apprenant à lire à la Vierge avec un livre d’heures. La petite fille lit des antiennes tirées des psaumes dans une démarche associant prière, pédagogie, environnement et moment sécurisant dans le giron maternel. Dans l’hagiographie, les récits d’apprentissage miraculeux de la lecture par des fillettes, voire des femmes accomplies, se fait toujours avec un psautier et c’est la Vierge qui se fait intercesseur du désir d’apprendre à lire68. Le lieu et les circonstances exactes de la récitation des Heures sont malaisés à déterminer. L’iconographie, très stéréotypée, montre les fidèles dans un oratoire, domestique ou collectif, mais la littérature – non exempte de stéréotypes non plus – témoigne de pratiques plus variées. La chapelle et la présence d’un personnel clérical assurent à la récitation des Heures une forme de ritualisation, à la manière d’un office liturgique. Dans le Miracle de sainte Bautheuch, daté de 1376, un personnage dit : « Or avant : mes heures prenez, Et vous en venez, damoiselle, Avec moy en celle chappelle »69. Les comptes du roi René font différentes allusions à « frère Jehan Viande, qui dit les heures avecques le roy »70, ce qui indique que des clercs accompagnent et vérifient la pratique des Heures en milieu curial au moins. Par ailleurs, la lecture des Heures durant la messe est attestée dans la littérature, notamment comique. « Et la honnestement et de bon cuer oyant messe dictes voz heures », s’exclame un personnage de Jehan de Saintré (1456)71. Mais d’autres textes évoquent aussi une lecture intime, domestique, sans apparat. Un personnage féminin des Cent nouvelles nouvelles « se mist en cotte simple, print son attour de nuyt et ses heures en sa main, et commence devotement, Dieu le scet, a dire sept pseaulmes et paternostres »72, le vêtement de nuit suggérant une pratique dans la chambre à coucher. Il faut donc parler prudemment de lectures multiples des Heures, du contexte strictement privé à l’usage semi-public dans une chapelle conventuelle, paroissiale ou castrale. Ces éléments doivent être croisés avec l’usage induit par la forme et la nature du texte et des images que le livre renferme. Le livre d’heures introduit, là encore, une rupture en ce que les laïcs disposent fort peu, avant la généralisation de ces recueils, d’images
67 Chr. de Mérindol, « Couleurs des couvertures et contenus des livres à la fin du Moyen Âge », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1993, p. 212-226. 68 V. Rouchon-Mouilleron, « Enfance des Heures, Heures de l’enfance. Pratiques sociales d’Europe méridionale et septentrionale (xiie-xvie s.) », Chr. Raynaud (dir.), op. cit., p. 153-177. 69 Miracle de sainte Bautheuch dans Miracles de Notre Dame par personnages, G. Paris et U. Robert (dir.), t. 6, Paris, Firmon Didot, 1881, p. 114. 70 Les Comptes du roi René, publiés d’après les originaux inédits conservés aux Archives des Bouches-du-Rhône, G. Arnaud d’Agnel (éd.), Paris, A. Picard, 1910, t. 3, p. 5. 71 A. de La Sale, Jehan de Saintré, J. Misrahi et Ch. A. Knudson (éd.), Genève, Droz, 1965, p. 45. 72 Les Cent nouvelles nouvelles, F. P. Sweetser (éd.), Genève, Droz, 1966, p. 271.
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dans l’espace domestique. Leur mise en circulation marque le début d’une progression significative de la culture visuelle dans l’univers privé73. Elle est aussi, grâce à l’image, la condition de réalisation de la spiritualité promue par la devotio moderna au même moment : l’appropriation par les laïcs de la lectio divina, par la lecture, la méditation et la stimulation de la mémoire, dans un but de transformation de soi74. Comment se lit un livre d’heures ? Ceux-ci se généralisent au moment où s’impose la lecture silencieuse, grâce aux procédés graphiques de séparation des mots, rendant possible la fusion de la lecture et de la prière, deux compétences distinctes. La lecture de l’office de la Vierge suppose une capacité de déchiffrer en oralisant, sans forcément que le texte fasse sens – d’autant qu’il est en latin – ce qui est déjà un acte de piété, tandis que la prière implique de comprendre et d’intérioriser. La dissociation de la lecture et de la compréhension ne pose pas de problème : d’ailleurs, les premières représentations de femmes lectrices des Heures montrent des postures qui empêchent la lecture. Elles ne sont pas le fait d’artistes maladroits, mais le signe que la « lecture » est en réalité une offrande de soi devant l’autel, et non forcément une attitude mentale active. Les choses évoluent dans le courant du xve siècle. Certes, les livres d’heures sont en latin, mais comportent aussi des passages plus ou moins étendus en français, comme les rubriques explicatives des offices, certaines prières mises en vers, poèmes et lais religieux, traités d’édification75. Cette différenciation linguistique recoupe une différenciation des postures mentales et des usages. Les hymnes, antiennes et répons en latin font l’objet d’un déchiffrement dévot, les passages en français, d’une méditation. Quelques allusions glanées dans la littérature du temps en attestent : Jean de Léry (1536-1613), évoquant les rites des sauvages des Caraïbes, rapporte : « nous commençasmes d’ouir en la maison où estoyent les hommes […] un bruit fort bas, comme vous diriez le murmure de ceux qui barbotent leurs heures »76, laissant deviner que la pratique de ses contemporains est à la récitation des Heures à voix basse. Du reste, il est fréquent que le livre d’heures comporte des indications sur la manière de lire, exploitant les champs lexicaux du regard, suggérant que parcourir avec les yeux un texte spirituel est un acte de dévotion, et celui du cœur, considéré comme l’organe de la connaissance. Cette dualité s’observe dans les Heures de Jean de Montauban, amiral de France, réalisées vers 145077. Elles contiennent des Heures latines traditionnelles se prêtant à la lecture oralisée, et des Heures de la Passion en français, sans les réponses liturgiques, avec une rubrique « Cy commence une manière de penser en la passion de nostre seigneur Ihesuchrist », invitant à la méditation. Ces déductions ne doivent toutefois pas faire croire à une lecture figée et codifiée à l’extrême. Le faible nombre de feuillets de certains livres d’heures montre au contraire que certains commanditaires déterminent à l’avance l’usage qu’ils souhaitent en faire. Celui d’Antoine Bourdin, sergent et garde du château de Beaucaire à la fin du xve siècle, est très 73 D. Alexandre-Bidon, « Une foi en deux ou trois dimensions ? Images et objets du faire croire à l’usage des laïcs », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 53-6 (1998), p. 1155-1190. 74 L. Sterponi, « Reading and meditation in the Middle Ages: lectio divina and books of hours », Text & Talk, 28-5 (2008), p. 667-689. 75 É. Brayer, « Livres d’heures contenant des textes en français », Bulletin d’information de l’IRHT, 12 (1963), p. 31-102. 76 J. de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, 1e éd. 1578, ici Genève, A. Chuppin, 1580, p. 397. 77 Rennes, BM, ms. 1834.
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bref ; il consiste en 108 feuillets de petit format (100 × 150 mm). Il atteste une dévotion simple tournée vers la Vierge et les saints. La forme du recueil et la simplification liturgique induit « une pratique modulable au gré de sa disponibilité, comme d’ordinaire, mais plus encore ». Cette souplesse est le gage d’une utilisation régulière78. Plus généralement, nombre de textes, religieux ou profanes, à destination des laïcs à la même époque, sont copiés de manière à se prêter à une lecture fragmentée et discontinue, qui devait donc faire partie des habitudes des lettrés. Pourtant, dans l’appropriation même que font les individus de leur livre d’heures, qu’il s’agisse de l’appropriation du contenu ou de celle de l’objet, se met aussi au jour une autre fonction de ces recueils, davantage collective et sociale. D’abord parce qu’ils sont le support de la liturgie des Heures, c’est-à-dire d’une prière par nature collective à l’échelle de la chrétienté. L’usage du livre d’heures exprime à la fois une revendication d’individualité et un « être social » construit par l’éducation et les pratiques religieuses modelées collectivement au sein du corpus christianorum. La récitation des Heures est donc une « institution sociale »79. Le livre d’heures est à la fois le résultat et la cause de la stimulation de la conscience individuelle des laïcs par l’Église. Plusieurs dispositifs décoratifs en font foi. Les livres d’heures sont farcis de gravures, enseignes de pèlerinage, saintes faces, véroniques et broderies : autant de « corps étrangers » selon l’expression de Kurt Köster80, qui permettent au propriétaire d’individualiser son livre et d’y capitaliser le sacré qu’il véhicule déjà par nature. Denis Bruna a étudié huit recueils farcis. Les enseignes de pèlerinage ont souvent été retirées mais elles ont laissé une empreinte dans le parchemin qui permet malgré tout de les identifier. Produites dans le nord de la France et aux Pays-Bas au xve siècle, fondues sur une fine plaque de métal, argent ou cuivre et perforées pour être cousues directement sur la page, elles sont rapportées de sanctuaires et se trouvent ainsi chargées de sacralité, de même que les véroniques, petites pièces de cuir ou de parchemin représentant la sainte Face, fabriquées à Rome et dans les monastères de l’Empire après la redécouverte de la relique romaine au xiie siècle. L’épaisseur de ces objets les rend facilement repérables dans les livres, ce qui permet de les trouver instantanément en cas de détresse. Par contamination, l’ensemble du livre devient talisman ; porté sur soi, dans des bourses de toile prévues à cet effet et s’accrochant à la ceinture, il protège de nombreuses calamités. En plus des diverses représentations de soi commanditées par les plus riches, le propriétaire du livre « s’improvise donc décorateur de son bien »81. Le livre d’heures d’Oiselet de la Bibliothèque royale de La Haye (ms. 77 L 60), fait preuve d’une grande recherche de composition. Au dernier feuillet ont été cousues 23 enseignes d’argent au fil rose. Quatre définissent un axe vertical, les autres s’organisent symétriquement autour de cet axe. C’est sans doute Claude de La Chambre, voyageur dévot et l’un des propriétaires 78 Carpentras, Bibliothèque Inguimbertine, 59. Chr. Raynaud, « Les Heures d’Antoine Bourdin (Carpentras, B.M., ms. 59) », in Des Heures pour prier…, op. cit., p. 201. 79 Y. Frizet, « Une approche de l’individu au xve siècle à travers la pratique du livre d’heures et les œuvres littéraires de René d’Anjou », in Des Heures pour prier…, op. cit. 80 K. Köster, « Kollektionen metallener Wallfahrts-Devotionalien und kleiner Andachtsbilder, eingenaht in spatmittelalterliche Gebetbuch-Handschriften », in R. Fuhlrott et B. Haller (éd.), Erlesenes aus der Welt des Buches, Wiesbaden, L. Reichert, 1979, p. 77-130. 81 D. Bruna, « Témoins de dévotion dans les livres d’heures à la fin du Moyen Âge », Revue Mabillon, 70 (1998), p. 127-161, ici p. 135.
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du livre, qui a collectionné et disposé ces objets provenant de divers sanctuaires, de Provence jusqu’aux Flandres. L’écrit est toujours respecté, les ajouts n’empiètent pas sur le texte. Quand c’est possible, l’image est rapprochée du texte, par exemple, une enseigne à l’effigie de saint Nicolas en marge d’une prière à ce saint. Les véroniques sont également riches d’enseignement. Salies et usées, elles sont le signe d’une dévotion très fervente ; en parfait état de conservation, elles renvoient plutôt le livre d’heures à la fonction d’album de souvenirs. Il s’en trouve resacralisé. Si cette pratique est moins spectaculaire dans d’autres manuscrits, elle s’observe néanmoins très souvent (Fig. 1.3). Cette destination du livre d’heures s’impose précisément à ce moment, les xve et xvie siècles, où le livre-objet devient « le lieu symbolique […] assigné à Dieu »82. Il est à la fois l’expression et le réceptacle du sacré à l’échelle domestique. L’insertion de ces objets qui font référence à des sanctuaires et des saints montre aussi comment l’espace intime et le for privé recourent au sacré à travers l’imbrication d’objets dont le point commun est la portabilité. Cette sacralisation est confirmée par les reliures et les couvrures qui, chez les princes et les élites curiales au moins, sont ouvragées à l’extrême, en mobilisant les matériaux et les motifs ornementaux des vêtements et des objets liturgiques. Cette proximité matérielle exprime à la fois la déférence au sacré et l’assimilation du livre d’heures au rituel eucharistique et à la prière, collective ou solitaire, devant les saintes espèces. Parmi les livres d’heures de Charlotte de Savoie, sont mentionnées des Heures « couvertes de velours noir, à fremouers d’or, ou il y a quatre petites perles et quatre petits grenez de rubiz »83. Or, pierres précieuses, perles, textiles riches, parfois ivoires et émaux : ces reliures font du livre un véritable objet liturgique, ce que confirment les décors, christologiques et mariaux, qui rappellent la fonction médiatrice des objets liturgiques dans les rituels médiévaux et modernes. Un livre pour se raconter
Ces objets expriment aussi une autoreprésentation, en orant, en pèlerin, en dévot d’un saint ou de la Vierge. D’autres éléments ornementaux permettent d’aller plus loin dans cette hypothèse, en figurant l’attachement à la foi chrétienne et en insistant sur l’appartenance familiale, voire dynastique, du commanditaire ou du possesseur. La profusion de blasons, de devises, de cimiers et de chiffres dans certains livres d’heures indique une fonction quasiment totémique de l’objet. L’héraldisation du livre en général, et du livre d’heures en particulier, est une tendance croissante au Moyen Âge. Elle rend compte d’une représentation à la fois sociale, politique et religieuse. Quand le maréchal de Boucicaut fait peindre ses armes et sa devise, « ce que vous voudres », dans son livre d’heures, il se montre en proche du roi, dont il s’est approprié deux des quatre couleurs, le vert et le blanc. À partir du xiiie siècle, l’ensemble du corps social s’empare de l’héraldique, et non plus seulement l’élite féodale. Pour répondre à ce changement, l’emblématisation est prévue dès la fabrication du livre d’heures, grâce à des espaces laissés blancs par les copistes et historieurs en vue d’une future héraldisation. Les premiers ou les derniers feuillets des livres manuscrits sont les lieux prévisibles du discours de propriété ; on trouve dès la
82 Y. Johannot, Tourner la page. Livre, rites et symboles, Grenoble, Jérôme Millon, 1994, p. 114. 83 A. Tuetey, « Inventaire des biens de Charlotte de Savoie », Bibliothèque de l’École des Chartes, 26 (1865), p. 352.
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Figure 1.3 : Heures latines, xve siècle (Lyon, BM, ms. 580, fol. 1). Des enseignes de pèlerinage, autrefois cousues sur le parchemin (on voit encore une multitude de trous sur la page) ont disparu mais ont laissé leur empreinte circulaire.
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première image le commanditaire en prière, identifiable à ses armoiries et aux couleurs de son manteau. Les blasons sont aussi peints au milieu de la marge inférieure, ce qui est aussi, dans les documents officiels, la place du sceau84. Mais les armoiries peuvent aussi être envahissantes : mêlées au décor végétal, animal ou narratif, intégrées aux vignettes, rinceaux, bouts de ligne, flammes de trompettes85. Les Heures de Jacques de Langeac, qui se désigne lui-même comme « viconte de la Mole, conseiller et chambellan du roy, nostre sire », exécutées à Paris par Jehan Dubreuil et achevées le 20 janvier 1468, sont saturées d’élément héraldiques, de devises et de cimiers (Fig. 1.4). Les armes et les chiffres sont aussi portés sur la reliure, sur les fermoirs, sur les tranches. Cette saturation dit non seulement la propriété, mais aussi la piété du propriétaire et par extension, de toute sa famille, quand le livre d’heures se mue en armorial généalogique. Elle affirme que le possesseur est à la fois le conservateur et le promoteur de la foi et elle rapproche l’attachement religieux d’autres attachements : l’idéal chevaleresque avec les cimiers, les vertus morales avec les devises. Ainsi, l’héraldique n’a pas qu’une fonction informative, elle reflète des structures féodales, politiques, religieuses, lignagères. Cette fonction du livre d’heures doit être rapprochée d’un usage assez courant, celui d’utiliser les pages restées vierges pour tenir la chronique familiale, ou tout au moins le journal des événements majeurs, naissances et décès principalement. On y trouve aussi parfois la comptabilité domestique et d’autres choses prosaïques. À nouveau, cette pratique nourrit l’identité collective, et pas seulement individuelle, par la commémoration familiale. Le livre d’heures est un confident journalier pour celui qui l’utilise, et un mémorial pour ses descendants, qui peuvent y lire la trace du projet divin dans leur destinée collective, à travers la somme des joies et des malheurs. C’est aussi un moyen de construire une identité familiale, surtout pour une noblesse fraîchement acquise, ce qui explique que cette pratique du livre de raison perdure, chez les bourgeois et les robins au moins, jusqu’à la fin du xviie, voire au xviiie siècle. Le diaire de la famille Joly court de 1558 à 1659 ; celui de la famille Rolet d’Autun, de 1519 au xviiie siècle, avec des interruptions. Ce dernier exemple montre l’adhésion transgénérationnelle à des valeurs familiales, ou simplement domestiques : la stabilité du ménage, mais aussi le désir de relire l’histoire familiale comme une progression sociale dans un milieu urbain. Les annotations, d’abord sommaires et limitées aux baptêmes et aux décès, intègrent progressivement les événements urbains, militaires, civils et religieux86. Le livre d’heures exprime ainsi la mobilité sociale et la possibilité d’ordonner le monde en soulignant les continuités et les ruptures dans la famille et les clientèles. L’enjeu en est la conservation de la famille87. Le plus souvent, ces livres de raison sont le fruit d’annotations faites sporadiquement dans les marges et les folios blancs, avec des mains différentes, comme on peut le voir, par exemple, sur un 84 L. Hablot, « L’emblème et le livre entre appropriation et représentation », in K. Uelschi (éd.), L’univers du livre médiéval. Substance, lettre, signe, Paris, Honoré Champion, 2014, p. 257-285. 85 I. Villela-Petit, « Devises de Charles VI dans les Heures Mazarine, la personnalisation d’un manuscrit », Scriptorium, 55 (2001), p. 80-92. 86 Dijon, BM, ms. 2805 (famille Joly) et ms. 2969 (famille Rolet), étudiés par K. Ashley, « Creating Family Identity in Books of Hours », Journal of Medieval and Early Modern Studies, 32-1 (2002), p. 145-165. 87 J. Tricard, « Les livres de raison français au miroir des livres de famille italiens : pour relancer une enquête », Revue historique, 624 (2002), p. 993-1011. Voir aussi S. Mouysset, Papiers de famille. Introduction à l’étude des livres de raison (France, xve-xixe siècles), Rennes, PUR, 2007.
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Figure 1.4 : Heures de Jacques de Langeac, xve siècle (Lyon, BM, ms. 5154), fol. 82 : devise « jamaiz autre tant » et armoiries de la famille de Langeac, « D’or à trois pals de vair », surmontées d’un cimier.
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livre d’heures copié en 1411 par Jean Giraud, scribe, et passé à la fin du siècle entre les mains d’Antoine Baissey et de Jeanne de Lenoncourt. Le diaire de la famille court sur presque un siècle, et s’enrichit dans les derniers feuillets de notes sur la famille Beauvau, auxquels les Lenoncourt sont apparentés. C’est ainsi une véritable cartographie familiale que dessine le livre d’heures (Fig. 1.5). C’est plus net encore dans le cas du livre d’heures dit « des Fours », du nom d’une famille d’officiers ducaux en Lorraine, qui fait réaliser au début du xvie siècle un manuel à l’usage de Rome, tempéré par une forte coloration franciscaine et quelques allusions au sanctoral toulois88. À partir de Joachim des Fours, fils du commanditaire du recueil, les membres de la famille y ont consigné, deux siècles durant, dans les pages liminaires et finales, des dépenses, des événements familiaux ou civiques, fêtes de confréries, choix des parrains et marraines parmi les membres de la chevalerie lorraine ou des grands officiers de la cour, enfin les menus détails d’une famille d’officiers et de marchands. Au total, 197 personnes sont citées dans ce livre de raison. Ainsi, le livre d’heures devient une sorte de cartographie des liens familiaux, professionnels et clientélistes, qui tisse avec son environnement des liens solides, à même de stabiliser sa progression sociale. Mais parfois, comme c’est le cas pour celui de Pellegrin, le livre de raison a été copié d’une seule main, sur un cahier séparé, alors que neuf enfants étaient déjà nés, puis relié avec le livre d’heures. L’effet est celui d’une « mise en scène généalogique des naissances qui scandent la vie de cette famille lorraine »89. En effet, les parrains et marraines sont choisis parmi les personnages importants de la cour, y compris le duc René II lui-même. Le livre d’heures a donc un statut complexe à la fin du Moyen Âge : par ses caractéristiques formelles, liturgiques et iconographiques, il s’impose comme un objet emblématique, non seulement de pratiques dévotionnelles, mais aussi d’autoreprésentation spirituelle et sociale. Il est moins confiné qu’il n’en a l’air dans les coffres à livres, les armoires des prie-dieu ou les trésors familiaux ; il permet aussi de se montrer aux autres tel que l’on souhaite être vu. Les comptes domestiques des rois de France, signalent, pour Charles VII, une dépense « pour un estuy de cuir fermant à deux courroies, […] pour mectre et garder le livre où il dit ses eures chascun jour »90. Les courroies semblent indiquer un usage portatif de cet étui. Le poète Eustache Deschamps (v. 1340-1404), dès la fin du xive siècle, ironise : Heures me fault de Nostre Dame Si comme il appartient a fame Venue de noble paraige Qui soient de soutil ouvraige D’or et d’azur, riches et cointes Bien ordonnées et bien pointes De fin drap d’or tresbien couvertes Et quant elles seront ouvertes Deux fermaulx d’or qui fermeront 88 Nancy, BM, ms. 1874. Voir A. Markiewicz, Un livre d’heures nancéien : le manuscrit des Fours, Nancy, BM, 2003, avec l’édition du livre de raison. 89 Montréal, UQAM, Bibliothèque des Arts, ms. 3 ; A. Bergeron-Foote, « Personnaliser un livre d’Heures : l’exemple du livre de raison de Pierre Pellegrin, seigneur de Remicourt et de son épouse Madeleine Symier (14781500 », Memini, 15 (2011), p. 59-64. 90 Comptes de l’argenterie des rois de France au xive siècle, L. Douët-d’Arcq (éd.), Paris, J. Renouard, 1851, p. 140.
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Figure 1.5 : Heures latines, début du xve siècle (Lyon, BM, ms. 574, fol. 1) : extrait du diaire de la famille Lenoncourt, tenu entre 1482 et 1565, commençant avec le mariage d’Antoine de Baissey, bailli de Dijon, et de Jeanne de Lenoncourt.
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Qu’adonques ceuls qui les verront Puissent par tout dire et compter Qu’on ne puet plus belles porter91. « Ceux qui les verront » : le livre d’heures est un marqueur économique et social. Le livre d’heures quitte la maison et accompagne son ou sa propriétaire dans les boutiques, aux offices extérieurs et aux processions : autant d’occasions de faire étalage de dévotion et de richesse. Les reliures en aumônière, particulièrement adaptées aux livres d’heures, en facilitent le transport individuel et la disponibilité. Il n’en resterait qu’une trentaine dans le monde, mais l’iconographie compense en partie ces destructions. Le travail du cuir, combinant reliure traditionnelle, poche contenant le livre et courroie pour suspendre le tout à l’avant-bras ou à la ceinture, favorise ces usages itinérants et une forme d’ostentation. Ces « Heures à pendre », selon l’expression consacrée dans les inventaires après-décès, sont aussi faites pour être visibles et pour rendre compte de hiérarchies sociales92. Au-delà de la consommation ostentatoire, le livre d’heures est aussi une pièce maîtresse du « système des objets » que l’on reçoit et que l’on transmet, afin de résoudre par-delà la mort les inimitiés familiales et les facteurs de rancœurs. Blanche de Navarre (1331-1398), veuve de Philippe VI, teste ainsi en 1396 afin de répartir ses objets précieux entre 23 bénéficiaires. Pour chaque objet, dévotionnel ou domestique, elle fournit une sorte de généalogie qui le situe dans une chaîne de transmission, mais aussi de possession légitime. Ses sœurs reçoivent des livres qui avaient appartenu à leur mère : Agnès, un psautier et Jeanne la Jeune, les Heures de Notre-Dame « où nous disons tous les jours noz heures ». Quant à « nos plus belles heures » héritées de sa mère « à son trespassement », elles sont réservées à celui qui est sans contexte le plus capable d’apprécier un manuscrit enluminé : Jean de Berry. Il s’agit, finalement, de « déplacer les objets sur l’échiquier de la parenté »93. Ce faisant, il s’agit moins de pérenniser les Heures que d’affirmer, au sein de la famille, des filiations, que l’objet matérialise aux yeux de celui qui le reçoit. Ce fait perdure bien au-delà de l’avènement de l’imprimerie. Celle-ci, en effet, transforme en profondeur le marché du livre de dévotion, mais elle n’éteint pas le livre d’heures manuscrit, bien au contraire. Les volumes produits aux xive, xve et début du xvie siècle sont pieusement transmis dans les familles, pour fonder la prière ou comme objet mémoriel. La chaîne mémorielle est longue aussi pour les Heures de Philippe de Gueldre94, duchesse de Lorraine au commencement du xvie siècle. Une main du xviiie siècle a ajouté, sur la feuille de garde : « Ces heures appartenoient jadis à Philippe de Gueldres, duchesse de Lorraine, royne de Sicile, née en 1462, qui est decedée religieuse au monastere de Ste. Claire de Ponte Mousson en l’an de grace 1547 » et en dessous : « Philippe de Gueldres était epouse de René II, duc de Lorraine, vainqueur s. Charles le Téméraire ». Se rattacher à la pieuse duchesse est un geste de loyauté politique et patriotique au début du xviiie siècle, quand la Lorraine bascule dans le giron français. Car ces mentions ont vraisemblablement 91 E. Deschamps, Œuvres complètes, Q. de Saint-Hilaire et G. Raynaud (éd.), Paris, Firmin Didot, 1878-1904, t. IX, p. 45-46. 92 J. A. Szirmai, The archaeology of medieval bookbinding, Aldershot, Ashgate, 1999. 93 B. Buettner, « Le système des objets dans le testament de Blanche de Navarre », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 19 (2004), [En ligne] : https://journals.openedition.org/clio/644. 94 New York, Pierpont Morgan Library, M 263. D’après J.-L. Deuffic, Ibid.
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été portées par la famille Guillement de Russange et ses descendants, les Rouot, juristes lorrains et membres de père en fils et d’oncle en neveu de la Cour souveraine de Lorraine. Le manuscrit porte en effet la formule : « Ex bibliotheca Christophori Rouot in suprema Lotharingiae et Barri curia senatoris. Ex legato praedicti Guillement de Russanger avunculi sui anno 1720 ». Antoine-Charles Guillement de Russange est un ancien doyen de la Faculté de droit de l’université de Pont-à-Mousson, pris entre les feux de la fidélité à la dynastie lorraine et de la puissance française qui ne s’estompe qu’à peine après le retrait des troupes et des administrations françaises des duchés en 169895. Or, les doyens de cette faculté avaient le privilège de se faire enterrer à proximité du couvent des clarisses de Pont-à-Mousson, là où la duchesse avait fini ses jours sous la bure. La prise de possession de ce manuscrit, advenue on ne sait comment, est un signe fort. Sa transmission aussi. Le juriste le lègue à son neveu Christophe Rouot, qui le transmet à Catherine-Marthe Rouot, peut-être sa fille, qui épouse ensuite Charles-Nicolas Roguier, toujours conseiller à la Cour Souveraine avant sa disparition en 1766. Roguier ajoute sa signature à la longue liste de possesseurs. Mais en même temps que ces recueils médiévaux perdurent dans les maisons aristocrates et bourgeoises, d’autres recueils manuscrits, dans des proportions certes marginales, continuent d’être produits dans des ateliers spécialisés. Survivances à l’âge moderne La calligraphie et la peinture ont des atouts que l’imprimerie et la gravure n’ont pas : elles permettent de fabriquer un objet unique et personnalisé. On en trouve la trace dans plusieurs milieux sociaux. Les membres de la famille royale et les aristocrates de grand lignage passent commande de livres d’heures manuscrits, sans doute afin de distinguer leurs Heures des produits ordinaires vendus par milliers. Dans la première moitié du xvie siècle, la réalisation de livres d’heures manuscrits et enluminés reste importante, comme en témoignent les exemplaires d’exception réalisés pour les derniers Valois et leur entourage. Des ateliers sont connus pour perpétuer l’art de la miniature, occasionnellement pour décorer des livres d’heures, tel celui d’Etienne Colaud à Paris, l’un des artistes les plus sollicités de la capitale entre 1520 et 1540, dans la lignée de Jean Pichore. En 1557 encore, il reçoit 54 lt « pour l’enlumynure d’une paire d’heures pour le service de mondit seigneur », le commanditaire n’étant pas identifié, mais appartenant sans doute à l’entourage royal96. Ces livres d’heures manuscrits nourrissent désormais une économie de niche, celle des ateliers de calligraphes et d’enlumineurs qui travaillent principalement à Paris, au service des princes. Pour preuve, lorsqu’en octobre 1607, les enlumineurs parisiens demandent à Henri IV le droit de se constituer en corporation indépendante des peintres, la réponse qui leur est opposée par le lieutenant du roi est très condescendante, ne voyant parmi ces artistes que de simples coloristes de bois gravés, voire des imagiers peignant des éventails97.
95 J. Coudert, « Les fidélités successives d’un juriste lorrain : la carrière d’Antoine-Charles Pillement de Russange (1659-1720) », Revue d’histoire des facultés de droit, 29 (2009-2010), p. 77-113. 96 M.-Bl. Cousseau, Étienne Colaud et l’enluminure parisienne sous le règne de François Ier, Rennes, PUR, 2016, p. 80. 97 R. H. Rouse et M. A. Rouse, Renaissance illuminators un Paris. Artists and Artisans 1500-1715, Londres, Harvey Miller Publishers, 2019.
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Jean Le Manient produit quelques livres de prières au début du règne de Louis XIII. Vingt ans plus tard, le calligraphe Nicolas Jarry (v. 1615-1666) copie des missels, livres d’offices et livres d’heures, en grand ou petit format, pour la famille royale et les grands personnages de la cour. Son activité est attestée entre 1633 et 1670. Noteur de musique du roi, il se fait une extraordinaire réputation dans l’imitation à la plume des caractères d’imprimerie. Le seul témoignage contemporain qu’on ait sur lui, hormis ses productions calligraphiques, émane de Tallemant des Réaux (1619-1692), à propos des mondanités brillantes qui ont pour théâtre l’Hôtel de Rambouillet. Le polygraphe rapporte : Au dernier voyage qu’elle [Mme de Rambouillet] fit à Rambouillet, devant les barricades [avant 1649, donc], elle y fit des prières pour son usage particulier qui sont fort bien escrittes. Ce fut M. Conrart [Valentin Conrart, secrétaire du roi] à qui elle les donna pour les faire copier par Jarry, cet homme qui imite l’impression et qui a le plus beau caractère du monde. Il les fit copier sur du vélin, et après les avoir fait relier le plus galamment qu’il put, il en fit présent à celle qui en estoit l’auteur […]. Ce Jarry disoit naïvement : ‘Monsieur, laissez-moi prendre quelques unes de ces prières-là, car dans les Heures qu’on me fait copier quelques fois, il y en a de si sottes que j’ay honte de les transcrire’98. L’examen de son « catalogue », dressé par Roger Portalis, montre qu’il a copié deux livres d’heures au sens strict, dont les Heures de Nostre-Dame pour François de Beauvilliers ; mais aussi 18 « offices de la Vierge », qui se limitent au cœur des Heures, et 9 recueils de prières issues des livres d’heures, comme les litanies de la Vierge ou du saint Nom de Jésus et les psaumes de la pénitence. Ses clients, plus souvent des clientes, sont la duchesse de Chrevreuse, Mlle de Montpensier, Mlle de La Vallière, la duchesse de La Rochefoucauld, la marquise de Belle-Isle, la duchesse de Montbazon et bien d’autres. Le catalogue de Portalis signale encore 8 livres d’heures manuscrits non signés de la même époque. Ces recueils calligraphiés sont aussi confiés à des ornemanistes et des miniaturistes, qui n’ont laissé que des noms et peu de renseignements biographiques : Prévost, Aubriet, Rabel, Petitot, Du Guernier99. Louis XIV encourage et rétribue des enlumineurs, mais dans une démarche de mécénat qui n’est pas différente de celle qu’il mène à l’égard des peintres et il ne semble pas avoir porté un intérêt particulier pour cette technique. Il traite avec Charles Soyer, Philippe-Joseph de Bercy, Louis Ballon, Jean Boisseau, Nicolas Robert, Jean Joubert et bien d’autres. Quelques calligraphes se font également reconnaître du pouvoir royal. Damoiselet, professeur d’écriture du Grand Dauphin, copie un Office de la Vierge en 1662. Charles Gilbert, élève de Jarry, travaille pour le roi, le Grand Dauphin et le duc de Bourgogne. On lui doit un Office de la Vierge et deux offices du Saint Esprit entre 1688 et 1718. Siméon Le Couteux produit plusieurs livres d’offices, dont les célèbres Heures de Mme de Chamillart, soit 400 pages copiées en lettre romaine et en couleur. Mais ces calligraphes sont concurrencés par une institution parisienne à laquelle Jarry lui-même n’est pas totalement étranger : l’Hôtel des Invalides, où il entre en 1674 98 Les historiettes de Tallemant Des Réaux : mémoires pour servir à l’histoire du xviie siècle, Paris, Levavasseur, 1834, t. 2, p. 230. 99 R. Portalis, Nicolas Jarry et la calligraphie au xviie siècle, Paris, Techener, 1896.
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suite à des blessures reçues à la guerre. Cet atelier, très méconnu100, se situe aussi dans la perspective d’une fourniture princière. En 1682, Louis XIV visitant les Invalides remarque que certains pensionnaires, des soldats blessés, pratiquent avec talent la calligraphie et l’enluminure. Il leur passe commande de plusieurs manuscrits liturgiques destinés à la Chapelle de Versailles. Parmi les pièces les plus célèbres sorties de cet atelier, figurent un missel et un vespéral datés respectivement de 1688 et de 1692, connus sous le nom d’« Heures de Louis XIV »101. La décoration de ces deux volumes combine héritage médiéval (notamment les motifs floraux et animaliers des marges) et art baroque. D’autres recueils plus tardifs montrent la persistance des Heures manuscrites, telles les Heures de la Croix commandées par Louis XV en 1723 à Jean-Pierre Rousselet pour sa future épouse102. Au cours du xviiie siècle, d’autres milieux sociaux entretiennent l’usage des Heures manuscrites, par défiance envers les Heures imprimées jugées parfois trop hétéroclites. Dans le roman épistolaire Adèle et Théodore de Mme de Genlis (1746-1830), la mère d’une petite fille prénommée Constance s’inquiète de l’éducation religieuse de sa fille, et demande conseil à la mère d’Adèle : « je vous prie de me dire quels sont les livres d’heures que vous donnez à Adèle »103. Son amie lui répond que l’affaire est en effet délicate : certains livres d’heures comportent des examens de conscience trop détaillés qu’il n’est point séant de donner à lire à une petite fille. Elle a préféré donner à Adèle un livre d’heures de son cru (manuscrit donc), avec uniquement les éléments qui lui paraissaient utiles : la messe, les psaumes, les prières de l’Église, les prières de la journée104. D’autres indices corroborent cette persistance des Heures manuscrites au xviiie siècle. Claude Hastier, calligraphe lyonnais, copie des livres d’heures en laissant en blanc, sur la page de titre, un emplacement pour ajouter le nom de la destinataire. Des Heures chrétiennes conservées à la Bibliothèque municipale de Lyon et dues à cet artisan, portent ainsi le nom de Mlle Marie de Mongré. Le calendrier perpétuel au commencement du recueil court de 1709 à 1734105 (Fig. 1.6). Mais dans la bourgeoisie aisée, les filles sont aussi familiarisées avec la calligraphie et l’ornementation lors de leur éducation conventuelle, et elles réalisent parfois elles-mêmes des Heures manuscrites, aussi bien que d’autres manuels de piété106. Ainsi passée de la commande princière ou aristocratique à une forme de récréation pieuse en usage dans la bourgeoisie catholique, cette pratique de la copie et de l’enluminure est promise à un bel avenir au xixe siècle107.
100 J.-P. Bois, « Les soldats invalides au xviiie siècle : perspectives nouvelles », Histoire, économie et société, 2 (1982), p. 237-258 ; J. Vanuxem, « Les manuscrits peints à l’Hôtel des Invalides à la fin du xviie siècle », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français (1951), p. 42-51. 101 Paris, BnF, ms. lat. 946. 102 J.-B. Colbert de Beaulieu, « Le livre de prières de Marie Leczinska conservé par la Bibliothèque royale de Belgique (II 3640) », Scriptorium, 2 (1948), p. 103-112. 103 St.-F. de Genlis, Adèle et Théodore, ou Lettres sur l’éducation : contenant tous les principes relatifs aux trois différens plans d’éducation des princes, des jeunes personnes, & des hommes, Paris, 1782, p. 93. 104 Ibid., p. 99. 105 Lyon, BM, ms. 6061. 106 Ph. Martin, « Des livres de sagesse de fidèles ? », in N. Bruckner (éd.), Le livre de sagesse. Supports, médiations, usages, Berne, Peter Lang Verlag, 2007, p. 43-60. 107 Voir chapitre 7.
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Figure 1.6 : Heures chrétiennes de Mlle Marie de Mongré, Lyon, début du xviiie siècle (Lyon, BM, ms. 6021).
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Apparu à la fin du xiiie siècle, le livre d’heures connaît ainsi un succès spectaculaire.
Ce succès tient à son contenu, et en particulier à l’attachement généralisé à la dévotion mariale qui en est le cœur. Mais il s’explique aussi par sa plasticité, unique dans l’ample production écrite du Moyen Âge finissant. Le genre des Heures s’avérant finalement peu contraint, il permet d’adapter texte et images aux exigences des commanditaires ou aux modes de la décennie. C’est là tout le paradoxe du livre d’heures. Il contribue à fonder, à la fin du Moyen Âge, ces communautés de lecteurs dans des espaces sociaux de plus en plus variés. L’extraction sociale se trouve transcendée par l’usage d’un livre qui, sans être standardisé, reste extrêmement ressemblant d’un recueil à un autre, et par une temporalité et des gestes de lecture communs. Mais en même temps, il s’impose, mieux que tout autre livre, comme un objet de distinction et d’expression de l’individualité dans la masse confuse du corpus christianorum, tout en revendiquant d’y appartenir. Les artisans qui produisent ces livres sont conscients de cette demande sociale qui émane de cercles de plus en plus larges et se prêtent volontiers à ce jeu. Les caractéristiques fonctionnelles du livre d’heures (prier et normaliser le temps) sont largement dépassées par la dimension symbolique et imaginaire que lui prêtent les propriétaires de ces recueils. La permanence de ces fonctions multiples du livre d’heures bien au-delà du temps du commanditaire montre la capacité du livre d’heures à s’adapter à tous les contextes, en dehors des oratoires. En même temps, il n’en reste pas moins un objet de consommation, lié à des gestes, des lieux et des temps inscrits dans l’intimité domestique, ce qui n’interdit pas d’exhiber son livre à l’occasion. L’avènement de l’ère typographique, qui impose progressivement de nombreuses conventions formelles à l’objet-livre, aurait pu figer cette plasticité. Or, il n’en fut rien. En revanche, en introduisant de nouvelles logiques d’échange, de la production à la consommation, il a à la fois favorisé la naissance d’un véritable genre éditorial, et imposé progressivement une réflexion sur ses limites.
Chapitre 2
Imprimer les Heures : la naissance d’une catégorie éditoriale
C’est un lieu commun d’écrire que l’invention de la typographie à caractères mobiles a constitué une révolution économique, culturelle, religieuse et politique. Le recours au plomb plutôt qu’à la plume, et au bois plutôt qu’au pinceau, pourrait-on dire en paraphrasant François Moureau1, a constitué un indéniable changement dans la civilisation matérielle, en favorisant l’entrée du livre dans des catégories sociales de plus en plus larges, et en faisant de lui un véritable objet de consommation par le biais d’une fabrication de masse. Par d’autres aspects, la continuité entre manuscrits et imprimés a été soulignée par les historiens du livre, et il importe d’examiner les livres d’heures dans cette double perspective, en s’attachant à comprendre comment la forme d’un objet, résultat de technologies et de systèmes économiques en forte évolution, mettent en tension l’offre et la demande, et obligent les individus à reconsidérer la place de l’objet dans l’élaboration des liens sociaux. L’année 1571 mérite d’être considérée comme celle d’un basculement : pour la première fois depuis le xiiie siècle, et suite à un décret de Pie V (1504-1572) réformant la liturgie des Heures – un nouveau bréviaire avait été promulgué en 1568 – l’office de la Vierge, cœur des livres d’heures, connaît une uniformisation universelle. Le motu proprio du 5 mars 1571, publié l’année suivante, impose une version unique de l’office, et autorise sa récitation en langue vernaculaire par les fidèles des deux sexes. Cette réforme concerne aussi l’office des morts, les psaumes pénitentiels et diverses prières rénovées pour les purger de formules douteuses2. Avant cette date, le livre d’heures imprimé se place dans la continuité des manuscrits, qui continuent d’ailleurs d’être produits ; ils servent même de modèle aux premières éditions. Après cette date, la standardisation oblige l’historien à considérer autrement le livre d’heures et sa capacité à produire de l’attachement, des modes de reconnaissance et de distinction. Le livre d’heures au premier siècle de l’imprimé (1485-1571) La production : logiques commerciales et géographiques
L’approche quantitative de la production de livres d’heures au xvie siècle permet de prendre la mesure du saut économique qu’induit l’avènement de l’imprimerie. Pour ce 1 Fr. Moureau, La plume et le plomb : espaces de l’imprimé et du manuscrit au siècle des Lumières, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006. 2 Bullarium Romanum novissimum à B. Leone Magno, usque ad S.D.N. Urbanum VIII…, Rome, ex typographia Rev. Camerae Apostolicae, 1638, t. II, p. 249-251.
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Figure 2.1 : Chronologie de la production de livres d’heures imprimés par tranches décennales, 1485-1600.
faire, les sources sont nombreuses mais mal aisées d’utilisation. Les répertoires bibliographiques, comme ceux de Paul Lacombe3 et de Hans Bohatta4, permettent de disposer de séries homogènes mais qui ne sont pas sans défauts. D’abord, les bornes chronologiques ne concordent pas : si les deux bibliographes s’accordent à penser que l’année 1500, traditionnellement admise comme celle du passage de l’incunable à l’imprimé, n’a pas de sens, Bohatta met un terme à son enquête en 1599 alors que Lacombe préfère la date de 1609, voyant dans un Officium beatae Mariae Virginis imprimé à Paris cette année-là le dernier livre d’heures au sens strict. Nous montrerons plus loin que cette date ne constitue pas véritablement une rupture. L’un et l’autre ont admis le caractère parfois arbitraire de la dissociation de deux éditions, là où il s’agissait peut-être simplement du retirage d’une édition unique, à quelques semaines d’intervalle. Bohatta, ainsi, avec ses 1585 éditions, a certainement surévalué la production5. Des outils plus récents, comme l’Incunabula Short Title Catalog et l’Universal Short Title Catalog, permettent de relativiser ces répertoires. Il est donc possible de déterminer sinon des valeurs numériques certaines, au moins des tendances réalistes de la production de livres d’heures en France entre 1485 et 1570 (Fig. 2.1). La tendance la plus évidente est celle d’un tassement de la production à partir des années 1530. Le premier livre d’heures imprimé sort de la boutique d’Antoine Vérard († 1514), à Paris, en 1485. Dans les années qui suivent, la production progresse, pour s’élever 3 P. Lacombe, Livres d’heures imprimés au xve et au xvie siècle conservés dans les bibliothèques publiques de Paris, catalogue, Paris, Imprimerie Nationale, 1907. 4 H. Bohatta, Bibliographie des livres d’heures (Horae B. M. V., Officia, Hortuli animae, Coronae B. M. V., Rosaria et Cursus B. M. V.) imprimés aux xve et xvie siècles, Vienne, Gilhofer & Ranschburg, 1909. 5 V. Reinburg, French books of hours, op. cit., p. 38-39.
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à 248 éditions différentes dans les années 1501-1510. Après 1520, une chute inexorable commence, la production atteint sa valeur la plus basse en 1562. La rénovation liturgique de 1571 relance la production, dans des valeurs moindres que celles de la fin du xve siècle, mais malgré tout assez importantes pour que la date de 1540, considérée par Virginia Reinburg comme celle de l’extinction du livre d’heures, ne soit pas tenable. L’argument selon lequel les Heures auraient été concurrencées à partir de 1520 par d’autres types d’ouvrages religieux en français, plus adaptés à un laïcat en pleine rénovation, ne paraît pas pertinent. La production de livres de piété, avant 1560, reste en effet très faible au regard de la production liturgique, à Paris comme en province6. Vue de près, la production connaît en réalité dès le début des hauts et des bas, révélateurs de périodes de saturation du marché. Pour vingt éditions en 1490, on n’en compte plus que neuf l’année suivante ; pour 44 éditions en 1502, on en dénombre moins de la moitié (21) en 1503. La production n’est donc pas uniforme dans le temps ; elle témoigne de la constitution de stocks importants, qu’il faut ensuite résorber avant de se lancer dans une nouvelle édition. C’est visiblement la stratégie de Simon Vostre († 1504) et des frères Hardouyn, Gilles († 1529 et Germain († 1541), dont la production n’est pas égale d’une année à l’autre. Elle permet de sonder la demande et de s’y adapter. Il est surtout étonnant que le premier livre d’heures imprimé ne soit pas antérieur à 1485, les premiers typographes s’étant installés à Paris dès 1470 et des impressions d’Heures étant avérées en Europe avant les premières productions parisiennes, dans l’Empire (Augsbourg, 1471) et en Italie (à Rome, Venise, Ferrare, Naples et Milan)7. Cet écart chronologique tient peut-être à la perception du marché par les premiers artisans parisiens, ne voyant pas la typographie comme une technique révolutionnaire mais plutôt complémentaire des procédés manuscrits et picturaux mieux rôdés, remplissant largement la demande. La nature même du livre d’heures, exigeant un effort de personnalisation, l’insertion de prières propres au commanditaire ou à sa famille, n’invitait sans doute pas à se risquer dans une production massive de recueils dont la vente n’était en rien assurée. Une édition est mise sur le marché par Antoine Vérard en septembre 1485 avec la complicité de l’imprimeur Jean du Pré († 1504) ; deux autres l’année suivante et par le même duo, une seule en 1487. La production augmente significativement en 1488, Vérard faisant travailler plusieurs fournisseurs, tel Antoine Caillaut († 1506), en plus de Jean du Pré, pour produire dix éditions. Il est possible que le milieu des années 1480 ait vu un basculement dans la production de livres d’heures d’étal, désormais mieux vendus que les recueils de commande, invitant ainsi les libraires à se lancer dans des produits standardisés, fabriqués en série grâce à la presse. Suite à cette prise de conscience, 1047 éditions différentes ont été mises sur le marché français entre 1485 et 1570. Si les tirages sont extrêmement difficiles à apprécier, les calculs de Virginia Reinburg estiment à 1,4 millions le nombre d’exemplaires d’Heures diffusés à partir de presses parisiennes au xvie siècle. Les typographes parisiens construisent en quelques années un monopole de la production d’Heures, à l’échelle du royaume mais pas seulement. La librairie française, à partir 6 F. Higman, Piety and the People: Religious printing in French 1511-1551, Aldershot, Ashgate, 1996. 7 F. Henryot, « Produire et vendre des livres d’heures en Europe (1485-1571) », in Ph. Martin (éd.), Le monde de l’imprimé religieux en Europe occidentale (vers 1470-vers 1680), Lyon, PUL, à paraître.
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des années 1490, se met à produire et exporter des livres liturgiques à l’usage de diocèses étrangers. 94% des livres d’heures sont imprimés à Paris, la production provinciale étant dérisoire (25 éditions lyonnaises, 24 à Rouen et à Troyes, trois à Limoges, Metz et Nantes par exemple). Cette disproportion tient à la capacité des typographes et libraires parisiens à s’imposer comme les fournisseurs des pouvoirs ecclésiastiques locaux en proposant des recueils adaptés non plus à des individus ou des familles, mais à des communautés diocésaines bien identifiées. La production parisienne est en effet dominée par des Heures à usage de Rome, susceptibles de toucher un lectorat universel (65%) ; l’usage parisien n’y représente que 12,6%. Un livre d’heures sur quatre sortis de presses parisiennes est établi pour un usage diocésain propre : celui de Rouen (37 éditions), de Chartres (20 éditions), de Bourges (19 éditions) par exemple. Alors même que ces villes sont parmi les premières à se doter de presses : le cas de Rouen est particulièrement instructif car aux 37 éditions parisiennes, les typographes normands n’opposent que onze éditions locales au fil du siècle. Parmi les usages diocésains représentés dans le répertoire de Bohatta, seuls deux, ceux de Sées et de Belley, n’ont pas été produits par des imprimeurs parisiens. La rapidité d’exécution des presses de la capitale, servies par des matrices de textes et d’images toutes prêtes, un personnel d’atelier plus nombreux sans doute, et une grande expérience de la coordination des étapes de fabrication et de commercialisation des livres, ont favorisé ce monopole. Antoine Vérard, véritable entrepreneur sur le marché naissant du livre imprimé, s’est ainsi spécialisé dans l’édition liturgique, qui représente un tiers de sa production. En tant que libraire, il coordonne les rapports avec les imprimeurs, les enlumineurs, les relieurs, effectue un important travail éditorial, concernant le choix des textes, des illustrations, les modalités de la mise en page8. Simon Vostre, actif entre 1488 et 1520, a produit quelque 300 éditions de livres d’heures. Cette production massive doit toutefois être rapportée à l’ensemble du marché du livre qui se développe à partir des années 1470. Les 1321 livres d’heures imprimés à Paris entre 1485 et 1600 ne représentent que 3% de la production parisienne à la même période9. Cette proportion a considérablement évolué au premier siècle typographique. À l’âge de l’incunable, les livres d’heures constituent 1,4% des ouvrages mis sur le marché depuis Paris. Aux deux premières décennies du xvie siècle, cette proportion s’élève à 6%, et au milieu du siècle, elle s’effondre à 0,5%, tandis que de nouveaux champs littéraires et scientifiques s’imposent dans l’économie du livre, au détriment des livres religieux traditionnels. Du reste, l’examen des adresses typographiques montre que les ateliers sont finalement peu nombreux à éditer des Heures. Outre Vérard et Vostre, qui en tant que libraires font travailler un très petit cercle d’imprimeurs, notamment Philippe Pigouchet († 1518) et Guillaume Anabat, ce qui explique la constance et le réemploi de bois et de casses de caractères d’un livre d’heures à un autre, quelques officines construisent leur réputation et leur prospérité sur le livre d’heures. C’est particulièrement le cas des Hardouyn, qui produisent 137 éditions d’Heures entre les dernières années du xve siècle et 1521 depuis leur officine du quartier Notre-Dame où ils sont établis depuis 1476. De l’atelier des Kerver,
8 M. B. Winn, Anthoine Verard, Parisian publisher, 1485-1512: Prologues, Poems, and Presentations, Genève, Droz, 1997 ; « Antoine Vérard et l’art du livre », Le Moyen Français, 69 (2011), p. 133-160. 9 D’après l’USTC (recherche effectuée le 6 mai 2019).
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Thielman († 1522) et son épouse Yolande Bonhomme († 1557), puis Jacques Kerver († 1583), sortent 63 éditions différentes. En province, le tableau est très contrasté. Parmi les 171 centres d’impression connus au xvie siècle, 139 n’ont jamais produit de livres d’heures, restant dépendants de fournitures parisiennes ou de capitales régionales à l’économie du livre plus robuste. Parmi les 32 villes d’où ont été émis des livres d’heures, les choix économiques et les échelles de production et de diffusion s’avèrent très différents. D’abord, la carte des centres de production des manuscrits et celle des imprimés à la fin du xve et au début du xvie siècle ne se recouvrent pas. À Amiens, foyer de création manuscrite, ainsi, la typographie ne connaît son développement qu’au xviie siècle et ne produit aucun livre d’heures. À l’inverse, la Champagne, foyer fécond de création manuscrite, est aussi une des régions les plus actives pour l’impression et la diffusion d’Heures imprimées dès les premières années du xvie siècle avec Troyes puis au milieu du siècle avec Châlons. Dans les grands centres d’édition que sont au xvie siècle Lyon, Rouen et Troyes, les choix varient, du renoncement à publier des Heures pour les Lyonnais, au début comme à la fin du siècle (0,1% de l’ensemble de la production française d’Heures), à l’exploration d’une demande locale stable à Troyes (6%), tandis que les imprimeurs rouennais contribuent de manière constante à alimenter le marché français et, du moins au début du xvie siècle, anglais. Richard Goupil imprime ainsi en 1506 des Heures en anglais, et en 1509 des Heures à l’usage de Rouen, « à l’honneur de Dieu, et de la Vierge Marie & de monsieur saint Romain », pour Guillaume Benard. Le cas troyen est intéressant car il montre dans quelle logique économique s’inscrit la publication de livres d’heures. Nicolas Le Rouge, actif entre 1510 et 1532, publie des Heures, mais aussi des calendriers des bergers et des danses macabres, c’est-à-dire des éléments graphiques et typographiques recyclables dans des livres d’heures. Six des 22 impressions de l’officine Du Ruau sont des Heures ; le reste est constitué d’almanachs, d’exercices de piété, de recueils hagiographiques et liturgiques dont les éléments sont empruntés aux Heures, ou peuvent à l’inverse de se combiner dans les livres d’heures. Au sein des centres éditoriaux secondaires, les mêmes hésitations sont sensibles. À Tours, à Poitiers ou à Rennes, le clergé local et les fidèles profitent d’une production extérieure bien acheminée jusqu’aux librairies de leur ville. À Bourges ou à Nantes, où la production imprimée est encore faible au xvie siècle, les quelques livres d’heures imprimés montrent un encouragement épiscopal momentané à la mise en œuvre de livres liturgiques à usage local. C’est encore plus sensible dans des cités à faible production. À Provins, sept livres d’heures sont imprimés entre 1507 et 1520 par les soins de Jean Trumeau, soit 37% de la production, sans doute pour répondre à une demande de l’évêque de Meaux, dont le siège épiscopal est dépourvu d’imprimeur. Dans ces petites villes, ces travaux correspondent explicitement à une politique épiscopale d’uniformisation de la prière et du culte. La répartition des usages liturgiques, facilitée par le répertoire de Bohatta qui ventile justement les Heures sur ce critère, fournit quelques données intéressantes (Fig. 2.2 et 2.3). Les Heures imprimées entre 1485 et 1575 se répartissent en 45 usages propres. La majorité des diocèses du nord de la Loire ont cherché à un moment ou un autre à se doter d’Heures distinctes, au fur et à mesure des tentatives de rénovation liturgique qui marquent localement le xvie siècle. Avant 1500, vingt-trois diocèses ont déjà leurs Heures imprimées : Bourges dès 1487, Lyon, Poitiers et Tours en 1491, Rouen et Troyes en 1492,
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Figure 2.2 : Cartographie des usages liturgiques des livres d’heures imprimés aux xve et xvie siècles.
Figure 2.3 : Chronologie de l’apparition de nouveaux usages diocésains sur le marché du livre d’heures imprimé (1485-1570).
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Lisieux en 1494, Angers et Besançon en 1496… Le mouvement s’arrête vers 1507. Ces sièges épiscopaux ont l’avantage d’une réflexion déjà ancienne sur le propre diocésain : ces usages locaux existaient en effet déjà au temps du livre d’heures manuscrit (Fig. 1.1). Pour massif qu’il soit, ce mouvement de singularisation liturgique n’est donc pas induit par l’arrivée de l’imprimerie, et il ne concerne pas non plus tous les diocèses de France : un tiers d’entre eux seulement dispose d’un livre d’heures à usage propre avant 1570. On ne trouve aucune édition à l’usage de Laon, ou d’Angoulême, ou de Saint-Brieuc par exemple et plus généralement, les diocèses du sud de la Loire ne sont presque pas représentés dans ce répertoire. Le recours à l’usage romain a pu compenser localement la demande en livres d’heures, mais au détriment d’une identité ecclésiastique forte. Le caractère universel de l’usage romain permet aussi aux producteurs français de se positionner à l’étranger en s’adaptant aux caractéristiques sociales et dévotionnelles de ces clients lointains, à l’image du champenois Nicolas Jenson (v. 1420-v. 1480), qui s’installe à Venise comme imprimeur. Il profite d’une forte demande en livres liturgiques à l’usage des laïcs, engendrée par le développement de confraternités, pour produire des livres d’heures. Ses premiers recueils paraissent en 1472 et tirent des recueils parisiens leur iconographie et leur composition liturgique (on y trouve des saints français). Trente-six éditions vénitiennes suivront, affirmant toutes de fortes ressemblances avec les modèles parisiens10. Du manuscrit à l’imprimé : continuités et ruptures
Cette continuité d’usages liturgiques en suggère d’autres, de contenu comme de forme. Dans un premier temps, en effet, livres d’heures manuscrits et incunables restent très proches. Matériellement, les premiers livres d’heures sont imprimés sur vélin. Les échanges stylistiques sont perceptibles dans l’iconographie, où bois et miniatures se nourrissent les uns des autres. Le Maître du cardinal de Bourbon, connu pour des enluminures audacieuses, serait aussi le dessinateur de bois gravés que l’on retrouve dans les Heures publiées par Jean Du Pré à Paris en 1488, notamment Adam et Ève chassés du Paradis, une Annonciation et une Rencontre à la Porte Dorée. À l’inverse, les miniatures d’Heures manuscrites de la fin du xve siècle s’inspirent à l’évidence de gravures : les Heures conservées à la BnF sous la cote lat. 1173 sont inspirées, du point de vue de l’iconographie, de gravures au burin venues d’Allemagne, dues à Israël Van Meckenem (1440 ?-1503)11. Le contenu dévotionnel se prête aussi à des échanges entre manuscrits et imprimés. L’office de l’Immaculée Conception, répondant à une demande forte dans le public suite à la promotion faite par les prédicateurs et théologiens franciscains de cette dévotion, apparaît d’abord dans les imprimés, puis dans quelques manuscrits avec des transpositions iconographiques inédites. Un nouveau calendrier perpétuel, à l’usage de Paris, paraît chez Antoine Vérard (1490) et Thielman Kerver (vers 1497) ; il est également repris par les livres d’heures manuscrits au début du xvie siècle. En conséquence, les erreurs de dates et de fêtes de saints sont plus rares. Le contenu des livres d’heures ne change guère entre le manuscrit et l’imprimé. La structure se standardise avant même la réforme liturgique de Pie V, avec quelques innovations 10 C. Dondi, Printed Books of Hours from Fifteenth-Century Italy, Florence, Leo Olschki, 2016. 11 I. Delaunay, « Le livre d’heures parisien au premiers temps de l’imprimerie (1485-1500) », Gazette du livre médiéval, 46 (2005), p. 22-36.
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dès les premières années du xvie siècle, appelées à se pérenniser : les prières Obsecro te et O intermerata qui sont définitivement placées à la fin des suffrages à la Trinité et à la Sainte-Face par exemple. Signe d’échanges continus entre les deux modes de production, les manuscrits les plus tardifs entérinent aussi ce nouvel ordonnancement des prières. La comparaison de quinze livres d’heures répartis en trois groupes chronologiques (1498-1505 / 1540-1555 / 1571-1585) montre une remarquable stabilité des contenus, sinon dans le détail même du texte, qui connaît des variations, du moins dans l’organisation du recueil. Les Heures à l’usaige de Romme, sans riens requerir imprimées par Jean Poitevin le 15 octobre 1498 sont, parmi bien d’autres, le modèle type des Heures du premier âge typographique. Elles comportent 99 feuillets et sont imprimées en caractères gothiques. La page de titre est gravée et, selon les exemplaires, rehaussée de couleurs (Fig. 2.4a, b, c, d)12. Le recueil s’ouvre sur l’homme anatomique, une gravure qui s’impose dans de nombreux recueils, figurant un homme avec ses organes à nu, et la correspondance de ceux-ci avec les astres et les tempéraments. Suivent un almanach pour 21 ans, des extraits des Évangiles avec des gravures intercalées, et les Heures de la Vierge, chaque office étant introduit par l’image traditionnelle (Annonciation pour les matines, Visitation pour les laudes, Nativité pour prime…). Les Heures du saint Esprit et celles de la Croix sont intercalées dans l’office de la Vierge. Le fidèle peut ensuite consulter les sept psaumes pénitentiels, introduits par une peinture en pleine page représentant le bain de Bethsabée ; la litanie des saints, les vigiles des morts, les suffrages des saints et différentes oraisons à la Trinité, à la Vierge, aux saints et pour diverses circonstances de la journée. Le recueil s’achève sur l’office de la Conception. Ce schéma ne connaît que de faibles variations. Les Heures a lusaige de Romme tout au long sans rien requerir imprimées par Gillet Hardouyn en 1509 suivent très exactement cette trame, ajoutant seulement à la fin des « grâces de St Louis » et cinq oraisons « que sainct Jehan fist en l’honneur de la Vierge Marie ». Une table finale récapitule l’ensemble des prières, usage qui s’impose à partir des années 151013. Les livres d’heures du milieu du siècle respectent encore très fidèlement cette trame, telles les Heures de Nostre Dame à l’usage de Rome imprimées pour Charles L’Angelier en 1558 (Fig. 2.5). La seule particularité concerne les prières finales, plus nombreuses, associant l’oraison de sainte Geneviève, l’oraison de saint Augustin, les sept oraisons de saint Grégoire, déjà présentes occasionnellement dans les Heures manuscrites médiévales. On trouve aussi à la fin des exercices de piété pour la journée : lever, confession, communion, angélus, profession de foi, coucher14. Cet ajout, qui se généralise surtout à la fin du siècle, est décisif ; il annonce une transformation en profondeur des Heures, du livre du culte privé au recueil d’exercices de piété, qui sera le propre des Heures de l’âge classique. La trame reste inchangée à la fin du xvie siècle encore, si ce n’est un accent particulier mis sur la dévotion eucharistique, faisant l’objet de sections séparées, comme dans les Heures nostre Dame a lusaige de Rouen imprimées en 12 Notamment celui de la BnF, que nous avons consulté : velins-2863. 13 Heures a lusaige de Romme tout au long sans rien requerir. Avec ung commun antiennes suffrages et oraisons de plusieurs sainctz et sainctes selon ledit usaige et plusieurs autres comme on verra en la table, Imprimees a Paris par Gillet Hardouyn libraire demourant au bout du pont nostre Dame devant sainct Denis de la chartre a lenseigne de la Rose [ca 1509]. 14 Heures de Nostre Dame à l’usage de Rome, en latin, & en françois, A Paris, pour Charles l’Angelier, libraire de l’Université de Paris tenant sa boutique au perron de la salle des merciers, joignant la porte de la grand’salle du Palais [1558].
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Figure 2.4a : Heures à l’usaige de Romme, sans riens requerir, imprimées à Paris le XV jour d’octobre mil quatre cens quatre vintz dix huit, imprimées par Jean Poitevin (BnF, velins-2863) : page de titre
Figure 2.4c : Heures à l’usaige de Romme, sans riens requerir, imprimées à Paris le XV jour d’octobre mil quatre cens quatre vintz dix huit, imprimées par Jean Poitevin (BnF, velins-2863) : almanach
Figure 2.4b : Heures à l’usaige de Romme, sans riens requerir, imprimées à Paris le XV jour d’octobre mil quatre cens quatre vintz dix huit, imprimées par Jean Poitevin (BnF, velins-2863) : l’homme anatomique, gravure sur bois
Figure 2.4d : Heures à l’usaige de Romme, sans riens requerir, imprimées à Paris le XV jour d’octobre mil quatre cens quatre vintz dix huit, imprimées par Jean Poitevin (BnF, velins-2863) : Le bain de Bethsabée, gravure sur bois, fol. 47r.
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Figure 2.5 : Heures de Nostre Dame à l’usage de Rome, en latin, & en françois. A Paris, pour Charles l’Angelier, libraire de l’Université de Paris tenant sa boutique au perron de la salle des merciers, joignant la porte dela grand’salle du Palais (Paris, Arsenal, RESERVE 8-T-2552)
1580, qui introduit par une nouvelle page de titre une série de prières au saint sacrement, intitulée « Les grans suffraiges & oraisons contenans les grâces, fruicts et louenges du tres sacre et digne sacrement de l’autel. Extraicts de plusieurs saincts docteurs recueillis par feu de bonne mémoire Maistre Françoys Picart docteur en théologie à Paris, augmentez de plusieurs oraisons catholicques pour implorer la grâce de nostre Seigneur pour la rémission des pechez et parvenir à la gloire eternelle ». C’est dans cette section que figurent des prières typiques des livres d’heures : l’Obsecro te, l’oraison de sainte Geneviève, l’oraison de saint Augustin, les oraisons de sainte Brigitte, etc. Cette nouvelle page de titre suggère que ce fascicule pouvait être vendu séparément et qu’il a été soit relié avec les Heures, soit opportunément vendu avec elles pour donner plus d’attrait au recueil15. Il montre l’impact des polémiques confessionnelles sur les politiques éditoriales et les attentes des fidèles. D’autres éléments révèlent des changements plus décisifs encore, qui montrent que les contemporains ont moins perçu la filiation entre Heures médiévales et Heures renaissantes,
15 Heures nostre Dame a lusaige de Rouen toutes au long sans rien requerir : Enrichies de plusieurs histoires & quadrains. Avec les suffrages & oraisons des sainctz & sainctes de tous les moys de lan, Rouen, chez Robert Mallard libraire, a la grand Nef, rue de Lorloge [1580].
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que les mutations qui affectent les secondes. Les libraires ont tout fait pour conditionner le lectorat dans l’idée de ce changement. Pour attirer l’attention du public sur ces nouveaux produits, des dispositifs typographiques et des indications de nature commerciale sont ajoutées. La formule « tout au long sans rien requerir », en latin « ad longum sine require », ou « totaliter ad longum sine require », introduite pour la première fois par Thielman Kerver le 15 juillet 1495, indique que le texte n’est pas abrégé à partir d’une précédente édition et montre le désir des imprimeurs de convaincre l’acheteur de la commodité du produit qu’il a dans les mains. Le livre d’heures est aussi plus volumineux. Le format moyen des manuscrits est de 180 × 120 mm pour un volume de 140 feuillets, avec 17 lignes par page. Avec le passage à l’imprimerie, le format s’agrandit pour inclure des bordures historiées et de plus grandes gravures sur bois. On compte 24 lignes par page vers 1485, puis jusqu’à 28 dans les années suivantes. La typographie aussi fait l’objet d’une réflexion intense. L’analyse du matériel de Kerver montre que celui-ci, sans doute graveur de poinçons avant de s’établir imprimeur libraire à Paris en 1495, a tenté d’introduire le caractère romain dans les livres d’heures traditionnellement imprimés en gothique. Selon la clientèle visée, ouverte à l’innovation ou adepte des traditions, il propose une marchandise faite de gothique ou de romain. Après sa mort en 1522, sa veuve Yolande Bonhomme retourne définitivement au gothique, sans doute par facilité commerciale16. La mise en page fait aussi l’objet d’expérimentations qui témoignent d’un effort de prise en compte du travail visuel de lecture et ses effets sur la prière. Les Heures de Nostre Dame à l’usage de Rome imprimées pour Charles l’Angelier en 1558 sont bilingues. Pour faciliter le repérage, l’imprimeur a précisé en rouge le début des antiennes, hymnes, psaumes, oraisons, répons. Le recours à deux couleurs d’encre s’observe dès les dernières années du xve siècle ; il a certainement standardisé le déchiffrement des prières. La principale évolution induite par la presse concerne précisément l’iconographie, qu’il s’agisse de la mise en page ou du contenu des images. Dans un premier temps, de nombreux incunables sont enluminés et historiés à la manière traditionnelle, soit sur des espaces laissés blancs, soit sur la trame d’une gravure recouverte de peinture. Vérard organise toute une chaîne de traitement des livres d’heures imprimés pour leur donner l’apparence des manuscrits auxquels le public est d’abord habitué17. Cette pratique tend à disparaître au fur et à mesure que les recherches esthétiques et techniques sur la gravure sur bois progressent. Le progrès que représente la xylographie est d’abord économique : les bois gravés pour les livres d’heures peuvent servir à décorer des ouvrages profanes. On le voit dans les œuvres de Pierre Gringore (1475-1539), confiées à Philippe Pigouchet et à Simon Vostre et décorées de gravures, dont au moins un réemploi de livre d’heures, l’Arbre de Jessé18. Plus généralement, les mêmes bois vont servir pour les Heures, mais aussi pour les Vita Christi, Speculum Humanae Salvationis, Ars moriendi. La révolution est aussi esthétique. Vérard, d’abord fidèle à son équipe d’enlumineurs et de miniaturistes, s’en remet ensuite à des graveurs de talents capables de rivaliser avec
16 Th. Claerr, « Le rôle de Thielman Kerver dans l’évolution de la typographie à Paris à la fin du xve siècle et au début du xvie siècle », in Chr. Bénévent, I. Diu et Ch. Lastraioli (éd.), Gens du livre et gens de lettres à la Renaissance, Turnhout, Brepols, 2014, p. 323-339. 17 M. B. Winn, op. cit. 18 C. J. Brown, « Pierre Gringore et ses imprimeurs (1499-1518) : collaborations et conflits », Seizième siècle, 10 (2014), p. 67-87.
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l’enluminure et inventer une véritable esthétique du noir, voire une nouvelle esthétique du livre. Le livre d’heures représente un cas extrême : le nombre moyen d’illustrations par livre, plus de 660, est très élevé mais à partir de 50 bois seulement, alors que pour l’ensemble de l’édition parisienne d’avant 1500, l’illustration est à la fois moins présente et moins fondée sur les réemplois. Cette tendance s’explique par l’agencement des bordures, à partir de sept ou huit bois disparates, montés parfois maladroitement19. Les gravures sont parfois rehaussées de couleurs. Les réemplois peuvent s’étendre sur cinq ou six décennies, non sans déperdition due à l’usure des supports20. Cette esthétique du livre a une dimension internationale. Simon Vostre fait appel à des artistes allemands, tels Nicolas Higman et Wolfgang Hopyl († 1522) en 1496 et 1497. Pour un précédent livre d’heures imprimé en 1488, comptant 17 gravures en plus de l’homme anatomique et du Graal, et des bordures du calendrier évoquant les activités de chaque mois, l’artiste s’était visiblement inspiré de Martin Schongauer (v. 1445-1491)21. Le style montre des contours plus fermes que dans les précédentes gravures, une individualisation des expressions et des personnages, un effet de perspective plus marqué, une grande diversité des arrière-plans, un effort de recherche sur le costume. Les éditions suivantes introduisent une vie de Jésus et de la Vierge en 108 sujets dans les bordures. La danse des Morts, thème iconographique classique à la fin du Moyen Âge mais plus rarement représenté dans des livres d’heures manuscrits que les Trois morts et les trois vifs ou les scènes de veillées funèbres22, est le dernier cycle de ces bordures. Elle compte 66 sujets, 30 pour les hommes et 36 pour les femmes. Les livres d’heures imprimés après 1500 recourent à de nouveaux sujets : l’arbre de Jessé, Urie tué à la bataille, le Jugement dernier, le Paradis, l’Ensevelissement, l’Adoration des bergers. Cette dernière illustration montre l’amalgame des Heures avec d’autres genres paraliturgiques, notamment le théâtre sacré. Antoine Vérard, dans ses Heures du 8 octobre 1488, propose un Procès du Paradis qui s’inspire du Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, racontant un débat entre les Vertus pour décider si Dieu doit envoyer le Christ sur terre ou non, pour sauver les hommes23. Dans ses productions plus tardives, Vostre semble plus sensible à l’art italien : les personnages arborent de grands airs et l’espace est structuré par des portiques caractéristiques des créations italiennes contemporaines. Une génération après Vostre, l’atelier de Geoffroy Tory (v. 1480-1533) participe plus encore à l’évolution des formes livresques. Les Heures, produit standardisé et massivement diffusé, peut d’autant mieux devenir un terrain d’exploration des possibilités offertes par la typographie et les nouveaux dispositifs formels qu’elle permet. Le 16 janvier 1525 paraissent, avec la complicité financière et typographique de Simon de Colines (v. 1480-1546), des Heures qui expérimentent de nouvelles manières de composer un livre. L’effort artistique se double d’une hypothèse économique : les imprimeurs parisiens vendent alors leurs Heures
19 D. Sansy, « Texte et image dans les incunables français », Médiévales, 22-23 (1992), p. 47-70. 20 L. Delisle, « Les heures bretonnes du xvie siècle », Bibliothèque de l’École des Chartes, 56 (1895), p. 45-83. 21 J. Renouvier, Des gravures sur bois dans les livres de Simon Vostre, libraire d’heures, Paris, Aubry, 1862. 22 G. Bartz et E. König, « Die Illustration des Totenoffiziums in Stundenbüchern », in H. Becker et al. (éd.), Im Angesicht des Todes. Ein interdiziplin res Kompendium, St. Ottilien, EOS-Verlag, 1987, p. 487-528. 23 J. Desobry, « Les Heures de Simon Vostre à l’usage d’Amiens imprimées à Paris vers 1508 », Mémoires de la Commission départementale d’histoire et d’Archéologie du Pas-de-Calais, 25 (1987), p. 123-139.
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Figure 2.6 : Heures, a la louange de la vierge Marie, selon lusage de Rome [Texte imprimé]. Esquelles sont contenues les quatres Passions, le service commun pour le temps dapres Pasques et pour le Caresme, le service de Ladvent et dudit Advent jusques a la Purification Nostre Dame. Pareillement les heures de la Croix et du Saint Esperit, les sept Pseaumes, vespres, vigiles et commendaces des trespassez, avec raisonnable nombre doraisons et suffrages des sainctz et sainctes. A la fin sont les heures de la Conception Nostre Dame et le symbole de Athanase […] furent achevees de imprimer le mardy dixseptiesme jour de janvier mil cinq cens vingtcinq, pour maistre Geoffroy Tory de Bourges, libraire demorant a Paris sus Petit pont, joingnant Lhostel Dieu a lenseigne du Pot casse (BnF, velins-1529) : Annonciation, gravure sur bois.
dans toute l’Europe, ce qui élargit le lectorat à des catégories de dévots qui pourraient être sensibles à une nouvelle esthétique du livre. Tory obtient pour la publication des Heures de 1525 un privilège de François Ier pour six ans, pratique alors inédite qui témoigne d’une faveur particulière et de l’encouragement par le roi des arts du livre non limités à la reproduction des formes médiévales. Les Heures de 1525 ne ressemblent en rien aux Heures traditionnelles : composé en caractères romains, le texte est encadré de bordures à rinceaux et candélabres, et rythmé par des gravures au trait à la vénitienne (Fig. 2.6). Si certains concurrents ont déjà tenté d’insérer çà et là des éléments italianisants dans leurs Heures, comme les frères Hardouyn (1507) et Vostre (1512), la réalisation de Tory se distingue par son extrême cohérence et par son audace. Ainsi, le Triomphe de la Mort remplace les images traditionnelles des danses macabres par une composition à l’antique empruntée à Pétrarque. La réalisation des gravures est sans doute le fait d’un seul et même artiste, anonyme, mais qui pourrait être Etienne Colaud. L’influence des Heures de 1525 sur les formes livresques est indiscutable. Malgré le privilège qui protège l’œuvre de Tory, certains bois sont copiés ; des manuscrits s’inspirent de la mise en page et des choix graphiques
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du libraire parisien ; on décèle l’influence des Heures de Tory jusque dans l’art du vitrail dans les années 1530. Dans les années suivantes, il explore d’autres formes artistiques, notamment septentrionales, tandis que des artistes flamands s’introduisent à la cour24. Une dernière rupture, consécutive à la dissémination massive des heures imprimées, tient dans la surveillance dont elles font désormais l’objet, alors que la chrétienté est fragilisée par le schisme qui sépare catholiques et protestants. L’inventivité iconographique frôle parfois le blasphème et la traduction de passages des Évangiles ne va pas sans rappeler les revendications protestantes d’accès au texte biblique en langue vernaculaire. Il est en outre assez aisé d’inclure dans la succession des séquences du livre d’heures des professions de foi ou traités luthériens ou calvinistes. L’index de la Sorbonne signale ainsi des « Heures de Paris, petites, qui entre autres contiennent une confession luthérienne, sans Calendrier ne Vigiles des trépassez », non identifiées25. Pierre Gringore, littérateur et polémiste, fait aussi les frais de cette surveillance. Ses Heures, partiellement versifiées, sont soumises à la faculté de théologie de Paris, qui décide de ne pas accorder l’autorisation, du fait de la traduction en français d’extraits des Écritures. L’ouvrage est censuré par la Sorbonne le 28 août 1525 mais Gringore passe outre et tente d’autres leviers juridiques, hors de Paris, ce qui est d’autant plus commode en cette période où la surveillance du livre est fragilisée par l’absence du roi, captif en Espagne. Il obtient à Lyon un privilège, daté du 10 octobre 1525 et signé Louis Hernoet, pour le Roy. L’imprimeur parisien Jehan Petit met alors l’ouvrage sous la presse ; le colophon indique un achevé d’imprimer en date du 15 novembre 152526. Héraut d’armes du duc de Lorraine, Gringore a obtenu de l’imprimeur l’ajout de la mention factice « ces Heures ont esté imprimées audict pays de Lorraine et es Allemagnes et lesquelles il a monstrées et communiquées à aucuns docteurs de la faculté », le patronage lorrain, forte garantie catholique, servant de paravent à son audacieuse entreprise. C’est donc la traduction en français qui est visée par l’interdit, de même qu’une gravure irrévérencieuse montrant le Christ bafoué, où Jésus a les traits de Gringore, et la foule, des costumes de comédiens italiens (Fig. 2.7). Cette gravure disparaît des rééditions en 1527, 1534, (Jean Petit), 1539 (sans nom), mais réapparaît dans les éditions de 1540 (Pierre Regnault), v. 1540 (Oudin Petit), 1544 (Antoine Bonnemère). Le livre d’heures qui circule au xvie siècle reste donc fondé sur la matrice médiévale à laquelle il emprunte encore l’essentiel de son contenu liturgique et iconographique, mais il est renouvelé par des dispositifs permis par la typographie, la généralisation du français en parallèle des textes latins et une approche esthétique nouvelle. La dissémination des Heures donne la mesure de l’impact de ces innovations dans le public. Du libraire au fidèle : le commerce du livre d’heures
Les inventaires d’officines de libraires et d’imprimeurs donnent une idée des tirages. En 1520, l’inventaire de Didier Maheu († 1546) recense 6602 volumes, principalement
24 St. Deprouw, O. Halévy et M. Vène, « À l’enseigne du Pot Cassé : des livres d’heures d’un genre nouveau », in Th. Crépin-Leblond et al., Geoffroy Tory, imprimeur de François Ier, graphiste avant la lettre, Paris, RMN, 2011, p. 32-67. 25 Fr. M. Higman, Censorship and the Sorbonne. A bibliographical study of books in French censured by the Faculty of Theology of the University of Paris 1520-1551, Genève, Droz, 1979, p. 124, no B114. 26 Ibid., p. 79.
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Figure 2.7 : Bois gravé représentant le Christ bafoué dans les Heures en français de Gringore (ici dans l’édition parisienne d’Oudin Petit, 1540).
des livres liturgiques, dont 2954 sont des livres d’heures27. Chez Gillet L’Angelier, relieur mort à Paris en 1521, l’inventaire signale « quatre douzaines et demye de paires d’heures escriptes en mousle en papier, couvertes de cuyr », prisées 12 livres 13 sols parisis. Ce chiffre indique un prix de vente à l’unité extrêmement bas, et en conséquence, des livres de facture ordinaire et sommairement reliés28. En 1526, on trouve chez Pierre Déau († 1525) 1443 livres, dont 1280 livres d’heures ; chez Loys Royer, en 1528, ce sont 101 860 livres, dont 98 529 livres d’heures, dont les prix sont pour la plupart inférieurs à un sou l’unité29. L’inventaire du matériel d’imprimerie indique l’existence de typographes spécialisés dans cette production, tel Jean Janot († 1522), qui possède huit « histoires taillées en cuyvre » valant quatre sols parisis pièce, des gravures montées sur plomb servant à illustrer des livres d’heures ; une cinquantaine de « petiz carrez », sans doute de petites gravures également utilisées pour les différentes parties des livres d’heures, notamment les suffrages. Il dispose aussi de « lectres de gros traict [gothiques] a faire heures et le gros tiltre garnyz de deux moulles ». Galliot du Pré († 1561), chargé de l’inventaire de l’officine, trouve 750 feuilles de parchemin « imprimé tant en ABC que sepsciaulmes », prisés quatre deniers la feuille ; il s’agit de caractères d’imprimerie servant aux Heures30. Au moment où la production de livres d’heures semble baisser, sur la foi du nombre de nouvelles éditions ou de nouveaux titres, la composition des stocks d’imprimeurs 27 A. Labarre, Le livre dans la vie amiénoise du seizième siècle. L’enseignement des inventaires après décès, 1503-1576, Paris-Louvain, Nauwelaerts, 1971, p. 167. 28 P. Aquilon, « L’inventaire après-décès de Gillet l’Angelier, relieur de livres (1521) », Journal de la Renaissance, 1 (2000), p. 257-266. 29 A. Labarre, op. cit., p. 167-168. 30 G. A. Runnalls, « La vie, la mort et les livres de l’imprimeur-libraire parisien Jean Janot d’après son inventaire après décès (17 février 1522 n.s.) », Revue belge de philologie et d’histoire, 78 (2000), p. 797-851.
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libraires prouve au contraire que les tirages compensent cette baisse et que le livre d’heures reste le manuel de dévotion le plus populaire. L’inventaire de Guillaume Godard, libraire parisien, effectué en 1545 suite au décès de son épouse, révèle un stock de 263 696 livres, dont 148 717 livres d’heures, et des formes et des rames de livres d’heures en préparation qui représentent sans doute 15 000 à 20 000 exemplaires. Les livres sont très variés, « heures carrées », « heures longues », « heures gros traict », « heures hymnées », mais le prix moyen de l’unité atteint à peine cinq deniers, ce qui est extrêmement faible et met le livre d’heures imprimé à portée de toutes les bourses. La variété des formes, que l’on repère dans d’autres inventaires, doit sans doute répondre à une demande différenciée en termes de maniabilité, de familiarité avec le livre et la typographie. Sont ainsi signalés chez Godard des Heures « gros bastard », « lettre romaine », « grosse lettre », « lettre italicque », permettant à chaque client de trouver la forme visuelle qui lui est la plus commode. Cette variété est un argument commercial. Quoique plus modeste, l’inventaire de Pierre Ricouart dressé en 1563 fait état de 3000 livres d’heures reliés et 45 000 en blanc, estimés en tout à 1731 lt et 12 sous. La diversification des reliures, en veau ou en basane, « à filets » ou « à bouquets », dorée parfois, montre l’effort de toucher un public étendu et aux niveaux de fortune hétérogènes. Il diversifie aussi les usages, de Rome, de Soissons, de Sens, d’Orléans, pour séduire un plus large lectorat31. En 1571, l’inventaire après-décès de l’imprimeur-libraire parisien Richard Breton comprend 84 livres d’heures dont il n’est certainement pas l’imprimeur. Tout protestant qu’il est, il ne répugne pas à vendre des Heures « en françoys », tant le bénéfice est important. La prisée varie en fonction de la reliure et du format, les volumes octavo, reliés et dorés valant 5 sols tournois pièce, tandis que les volumes in-16 reliés en parchemin, 1 sol seulement. La faiblesse du prix dit bien le caractère désormais populaire de ces livres. Toute une gamme intermédiaire de matériaux, de décors de reliure (« veau à la bouquet », dorure sur parchemin) et de formats, de l’in-8o à l’in-32, sont disponibles à la librairie32. Les stocks de libraires de province montrent aussi la dissémination des productions parisiennes, qui se trouvent chez les libraires, mais aussi chez les merciers et les épiciers, des relais de leur production. À Amiens, au fil du xvie siècle, les fonds de librairie sont bien approvisionnés en livres d’heures, tel celui de Firmin Wassepasse, inventorié en 1579, qui signale 384 livres d’heures parmi un millier de livres33. Les inventaires de merciers comportent tous des livres d’heures, dans des quantités indiquant que le commerçant est certain d’écouler son stock : il se trouve ainsi 24 livres d’heures chez Antoine Baillet en 1562. Ces stocks importants répondent à une demande réelle, à en juger par l’enseignement des inventaires après-décès. Étudiant la situation amiénoise entre 1503 et 1576, Albert Labarre a montré la place prépondérante des livres d’heures dans la culture livresque : trois citadins lisant sur cinq en possèdent ; un tiers de la population dont l’accès au livre est avéré, ne pratique que le livre d’heures ; 764 références dans les inventaires après décès concernent un livre d’heures et ils sont répartis de manière égale tout au long du siècle34. Le portrait 31 A. Parent, Les métiers du livre à Paris au xvie siècle (1535-1560), Genève, Droz, 1974, p. 139. 32 G. Wildenstein, « L’imprimeur libraire Richard Breton et son inventaire après-décès, 1571 », Bibliothèque d’humanisme et Renaissance, 21-2 (1959), p. 364-379. 33 A. Labarre, op. cit., p. 168. 34 Ibid., p. 164-179.
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type du livre d’heures mis entre les mains du fidèle amiénois au cours du xvie siècle est impossible à déterminer, tant la variété s’impose : imprimés autant que manuscrits, sur papier aussi bien que sur parchemin, relié de cuir ou de tissu, illustré le plus souvent, décoré dans la moitié des cas de fermoirs, de clous, d’ornements métalliques, d’enseignes et d’images, et rangé dans des sacs de cuir ou des boîtes. La prisée de plus de la moitié de ces livres indique un propriétaire aisé, voire fortuné ; l’autre moitié est constituée de recueils de qualité médiocre, estimés moins de vingt sous. La reliure semble un élément décisif dans l’estimation. Un quart des inventaires en signalent plusieurs, ce qui exclut un caractère purement utilitaire : s’y trouvent sans doute des livres hérités, ou conservés pour leur préciosité ou leur valeur affective. Les indications de Labarre sont corroborées par bien des études moins étendues. Ainsi, à l’aube de l’émergence de la littérature de piété, le livre d’heures est le livre par excellence du croyant, au moins en France septentrionale. La popularisation amorcée avec les livres d’heures manuscrits dits d’étal, et de facture moins sophistiquée que les livres d’heures de commande, se confirme à l’âge du livre d’heures imprimé, qui atteint le monde des laboureurs aisés, de l’artisanat, des marchands et de la bourgeoisie modeste. La permanence des modèles dévotionnels et iconographiques invite toutefois à penser, avec Roger Chartier, que ce n’est pas le livre d’heures qui est populaire – il n’a pas changé depuis son apparition – mais l’usage qui en est fait35. Le livre d’heures est remarquable par sa circulation sociale. Le statut du livre d’heures
Cette popularisation du livre d’heures doit donc aussi être pensée en termes d’usages et de représentations. À trois niveaux au moins, rituel, littéraire et social, le statut du livre d’heures a changé. D’un point de vue rituel, d’abord, et même si son contenu est resté stable, le livre d’heures sort des intérieurs domestiques et accompagne le fidèle à la messe, ce pour quoi il n’est pas destiné. Des prières à réciter durant l’élévation ou la communion du prêtre apparaissent dans les Heures manuscrites et imprimées dans les dernières années du xve siècle ; ce sont les prières eucharistiques les plus répandues, comme l’Ave verum corpus ou l’Anima Christi. Elles s’imposent définitivement dans les premières années du xvie siècle. Leur uniformisation progressive suggère un usage de plus en plus collectif des Heures, même si la prière durant la messe reste silencieuse36. Ce glissement de l’espace privé à l’espace public de l’église a engendré de nouvelles appréciations des livres d’heures. Les emplois littéraires dont ils font l’objet au cours du xvie siècle montrent une certaine condescendance à l’égard du recueil et de la récitation qu’il supporte. Le livre d’heures accompagne les personnages les moins reluisants, tel Pasquier, « l’un des grands gaudisseurs qui soit d’icy à la journée d’un cheval », croqué par Noël Du Fail (v. 1520-1591) « le poulse passé à la ceinture, à laquelle pend celle grande 35 R. Chartier, « Culture as Appropriation: Popular Cultural Uses in Early Modern France », in S. L. Kaplan (éd.) Understanding Popular Culture. Europe from Middle Ages to the Nineteenth Century, Amsterdam, Mouton, 1984, p. 229-253. 36 V. Reinburg, op. cit., p. 188-198.
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gibessiere où sont des Lunettes et une paire de vieilles heures ». Avec ses compagnons, il « plus tost ha la main à la bourse pour donner du vin aux bons compaignons »37. Les plus simples personnages ont donc des Heures. Les jeunes filles bourgeoises qui passent leurs journées dans leurs Heures sont les symptômes de la niaiserie féminine, à l’instar du personnage de la pièce Les Contens d’Odet de Turnèbe (1552-1581). Son père, admiratif, explique : « Tout le long du jour, après qu’elle a donné ordre à mon mesnage, au lieu de lire dans les livres d’Amadis, de Ronsard et de Desportes, elle ne fait que de dire ses heures ou prier Dieu en son petit oratoire, à genoux devant un crucefis et une Nostre-Dame-de-Pitié. Je prie à Dieu qu’il la veuille tenir en sa saincte protection et luy donner un mary tel qu’elle merite »38. La parole du père est intéressante en ce qu’elle rend publique et visible une scène en principe solitaire et intime, qui s’en trouve aussitôt dénaturée. C’est évidemment chez François Rabelais (1494-1553) que la dévalorisation du livre d’heures est la plus nette. L’étude de Gargantua consiste, le matin, à retrouver « son diseur d’heures en place, empaletocqué comme une duppe, et très bien antidoté son alaine à force syrop vignolat ; avecques icelluy marmonnoit toutes ces kyrielles, et tant curieusement les espluschoit qu’il n’en tomboit un seul grain en terre »39. On ne peut mieux exprimer l’inefficacité de la prière des Heures. Le célèbre et fringant frère Jean des Entommeures est « beau despescheur d’heures », ce qui signifie qu’il les expédie en peu de temps, sans se soucier de prier40. Le livre d’heures sert aussi les causes les moins pieuses. Dans Le Printemps de Jacques Yver (v. 1548-1571), il permet à l’amant de négocier l’entrée du domicile de sa belle : A la fin des vespres, la damoiselle faisant signe à son suppliant (qui avoit tousjours l’oeil au bois) luy dist : Tenez mes heures, et feignant de les avoir trouvées icy par mon oubly, et mesgarde, les apporterez après le souper à ma maison. Sur ceste déliberation se séparèrent nos amans en aussi grand contentement que reçoivent ceux qui ont desja la moitié du bien qu’ils espèrent41. Le livre favorise un jeu social, devient un prétexte et un objet de reconnaissance entre amants clandestins. Une partie de la littérature déprécie ainsi le livre d’heures, désigné comme le propre des écervelés, des hypocrites et des individus les plus rustiques. Même l’usage le plus religieux des Heures est renvoyé à une prière mécanique, sans effet sur l’âme, permettant de se mettre en règle avec le ciel à peu de frais. Si cette appréciation ne reflète en rien la réalité, elle indique nettement le changement de statut des Heures. Celles-ci deviennent un marqueur, permettant de reconnaître au premier coup d’œil ou entre les lignes des romans et pièces de théâtre le catholique, le bigot, la jeune fille à marier, la femme riche. Dans la même logique, le livre d’heures devient un marqueur confessionnel, sans doute du fait de la place centrale qu’y tient la dévotion mariale. Calvin (1509-1564), dans
37 N. Du Fail, Les Propos rustiques de Maistre Leon Ladulfi champenois, Lyon, Jean de Tournes, 1547, p. 608. 38 O. de Turnèbe, Les Contens. Comédie nouvelle en prose française, Paris, F. Le Mangnier, 1584, p. 82. 39 Fr. Rabelais, Gargantua, 1e éd. 1542, chap. XXI. 40 Ibid., chap. XXVII. 41 J. Yver, Le Printemps d’Yver contenant cinq histoires discourues par cinq journées en une noble compagnie au chasteau du Printemps, Anvers, G. Silvius, 1572, p. 1241.
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l’Institution de la religion chrétienne, se montre nuancé sur la récitation des Heures, qui lui paraît un exercice de piété légitime, pourveu aussi que ce ne soit point une superstitieuse observation des heures, et que, comme nous estans acquitez en icelles de nostre devoir envers Dieu, nous pensions bien avoir satisfait pour tout le reste du temps ; mais que ce soit pour une discipline et instruction de nostre imbécillité, laquelle en soit ainsi exercée et aiguillonnée le plus souvent qu’il sera possible42. Cette nuance apparaît déjà dans les versions latines des premières éditions de l’Institution. Mais pour le consistoire de Genève, l’affaire est beaucoup plus schématique : le livre d’heures et les lectures qu’il permet sont un signe de papisme. Dans les années 1540, ainsi, le consistoire convoque plusieurs réformés pour leur faire expliquer la présence d’Heures dans leurs maisons, voire dans leurs poches. C’est le cas de Bartholomée d’Orsières, dénoncée par le voisinage pour lecture de livres d’heures. Le consistoire exige qu’ils soient brûlés en présence de son mari. Le même jour, l’assemblée traite le cas d’Antoina Vulliens, qui en introduit à Genève en contrebande, en les cachant sous les vêtements de sa sœur43. Ce symbole confessionnel n’est pas toujours perçu comme tel par les réformés, qui y restent attachés après leur conversion. Les personnes convoquées, lorsqu’elles doivent attester leur attachement à la foi calviniste, s’empressent d’affirmer qu’elles ne possèdent pas d’Heures. Jehan Bertheratz, qui ne comprend pas bien pourquoi on l’a fait venir, rappelle qu’il se rendait justement au sermon, qu’il a renoncé au chapelet, ne lit jamais l’Évangile en latin, « qu’il az ung Nouveaulx Testament et n’a poinctz d’heures »44. Le schisme tient dans ces représentations opposées du livre : le nouveau testament pour les réformés, les Heures pour les catholiques. Il faut dire qu’au même moment, certains éditeurs parisiens, comme Jean Le Blanc, introduisent dans les calendriers des éléments historiques relatifs aux conflits confessionnels, pour imposer une mémoire catholique des faits et montrer la stabilité de l’Église romaine par-delà les guerres. Il cite dans le calendrier le début du concile de Trente (6 janvier 1546), la procession générale du 29 janvier 1534 ordonnée par François Ier suite à l’affaire des Placards par exemple45. Tout au long du siècle, cette appréciation confessionnelle du livre d’heures reste sensible. Un personnage des histoires de Jacques Yver se fait faire une casaque blanche avec des poches dans lesquelles il range « en une pochette des heures, et en l’autre des pseaumes affin de s’accorder avec tous ceux qu’ils trouveroient, et estre tout ce qu’on voudroit »46. Quelques années plus tard, Pierre de l’Estoile (1546-1611) rapporte dans son journal, à la date du 21 mars 1594, le fait que les « pauvres femmes catholiques » qui se rendent à Saint Denis n’osent plus porter de livres d’Heures ou de chapelets à l’église, « pour ce que les hérétiques et Politiques qui estoient là crioient après elles, leur reprochans que c’estoient les marques de la Ligue »47. Les tableaux 42 J. Calvin, Institution de la religion chrestienne. Nouvellement mise en quatre livres et distinguées par chapitres… augmentée aussi de tel accroissement qu’on la peut presque estimer un livre nouveau, Genève, J. Crespin, 1560, p. 401. 43 W. McDonald (éd.), Registres du consistoire de Genève au temps de Calvin, t. V, Genève, Droz, 2010, 15 mai 1550. 44 Ibid., p. 268. 45 Heures à l’usage de Paris, Paris, Jean Le Blanc pour Julien Duval, 1556, préface et calendrier non foliotés. 46 J. Yver, op. cit., p. 1261. 47 P. de L’Estoile, Journal du règne de Henri IV, G. Schrenck et X. Le Person (éd.), Genève, Droz, 2014, 21 mars 1594.
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représentant les grandes processions de la Ligue entre 1590 et 1593 montrent justement les individus arborant des objets de piété : chapelet à la ceinture, livre d’heures sous le bras ou crucifix à la main. Cette ostentation au moment le plus critique de la guerre civile montre combien le livre d’heures s’est imposé comme un emblème, tout en continuant, à n’en pas douter, à nourrir la piété et les rituels des catholiques de toutes les catégories sociales. La trajectoire du livre d’heures à travers les décennies du siècle le plus tourmenté, d’un point de vue religieux, de l’âge moderne, se déploie entre la fidélité à la matrice médiévale et l’entrée dans une ère proto-industrielle qui nuit à la réputation de ces manuels. Le motu proprio de Pie V, en clarifiant progressivement le contenu et la finalité des Heures, place désormais cet objet sous le signe d’une surveillance ecclésiastique accrue, avec laquelle les imprimeurs doivent composer. Les Heures au temps de la Réforme catholique (1571-vers 1730) L’uniformisation des livres d’heures décrétée par Pie V en 1571 a certes commencé dès le début du xvie siècle, sous l’effet de la diffusion massive des recueils permise par l’imprimerie. Copiés à l’envi d’une officine à l’autre, ou bien réimprimés régulièrement par le même imprimeur à partir d’un modèle unique, les livres d’heures ont vu leur contenu et leur iconographie se stabiliser très tôt. Il n’est pas non plus certain que l’injonction de Pie V ait décidé les fidèles à remiser leurs vieilles Heures pour utiliser celles prescrites par Rome. Toutefois, la réforme liturgique du lendemain du concile de Trente, qui touche non seulement les Heures, mais aussi et surtout le missel et le bréviaire, rencontre l’émergence d’un nouveau genre apparaît sur le marché de la lecture, le livre de piété48. Cette mutation de l’économie du livre religieux rencontre une alphabétisation en progrès et des circuits de librairie élargis et mieux structurés. Enfin, l’épiscopat, suite aux prescriptions conciliaires, prend en main la surveillance du livre à l’échelle diocésaine, tout en favorisant aussi l’édition d’une littérature de piété normative49. Ainsi, l’avènement des Heures post-tridentines se produit en temps de ruptures. Au milieu de la longue période qui s’étend de la réforme de Pie V à la disparition pure et simple d’ouvrages dénommés « Heures », une inflexion se fait jour vers 1730-1740, lorsque les Heures perdent progressivement leur spécificité liturgique pour devenir un manuel diocésain permettant de suivre la messe et les vêpres, dont l’office de la Vierge est progressivement exclu. En amont de cette décennie charnière, et un siècle et demi durant, le livre d’heures reste fidèle au modèle romain, fait l’objet d’interrogations théoriques et historiques, et enfin devient progressivement, dans le cadre contraint de la librairie d’Ancien Régime, une catégorie éditoriale distincte. Les Heures sous le regard du clergé
La période est marquée par une reprise en main de la récitation des Heures, au sein du clergé même qui restaure l’obligation de l’office divin (le grand office canonial), et 48 Ph. Martin, Une religion des livres (1640-1850), Paris, Ed. du Cerf, 2003. 49 F. Henryot, « L’évêque, l’imprimeur et le contrôle de l’information dans le diocèse de Toul aux xviie et xviiie siècles », in M. Agostino et al. (éd.), Religions et information, Bordeaux, PUB, 2011, p. 283-302.
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qui surveille de près l’appropriation par les fidèles du petit office de la Vierge et autres offices adjacents qui composent les Heures. À destination du clergé, toute une littérature canonique ou dévotionnelle remet en exergue la récitation des huit offices : statuts synodaux, manuels de discipline ecclésiastique par exemple. Du côté des laïcs, en principe exclus de cet exercice (Pie V lui-même, dans son motu proprio, le voyait comme secondaire), d’autres manuels prennent acte de l’attachement des fidèles pour ce rituel, le plus souvent pour le critiquer. Le théologien Jean Grancolas (1660-1732), déplorant les irrégularités liturgiques qui se sont glissées dans les Heures à l’usage des laïcs, y relève des dévotions peu édifiantes & peu solides ; des pratiques sans autorité ; des Histoires suspectes & fausses ; des miracles suposés, des Indulgences ou révoquées, ou tout-à-fait fausses ; des promesses vaines & superstitieuses attachées à certain nombre de jours, même des erreurs & des choses reprouvées par la Foi50. Cette attention nouvelle du clergé à l’égard des Heures des laïcs tient aussi au renouveau que connaît leur pratique quotidienne dans certains cercles spirituels qui éveillent alors le soupçon. Autour du monastère cistercien de Port-Royal, au milieu du xviie siècle, les solitaires font de la lecture des Heures une obligation personnelle – à moins que leurs apologistes, au début du xviiie siècle, n’usent de cet argument pour prouver l’exemplarité de ces athlètes de la foi. Le groupe primitif formé autour d’Antoine Le Maistre (1608-1658) entre 1637 et 1643 est dépeint en train de lire l’office dans le bréviaire à l’usage de Paris, « sans chant et sans notes, mais en récitant avec attention et dévotion […] et toutes les heures de même, & en aiant demandé & eu permission de Monseigneur l’Archevêque de Paris lorsqu’il y vint la première fois, c’est-à-dire en 1639 »51. Certes, les solitaires utilisent un bréviaire et non un livre d’heures, signe de la séduction qu’opère alors, sur une frange des laïcs, le modèle sacerdotal. Mais cette pratique ouvre justement la porte à une restauration des Heures. Ces récits promouvant le modèle port-royaliste reconnaissent ainsi que les Heures sont une pratique de dévotion et non d’obligation, mais invitent les fidèles à s’unir de cœur et de prière aux clercs. Cette invitation n’est pas restée sans effets. Tout au long du Grand Siècle, les figures laïques les plus dévotes et désignées comme les plus exemplaires utilisent les Heures pour spiritualiser leur journée et celle de leur maisonnée. C’est le cas de Marie Hélyot (1644-1682), archétype de la dévote dont la journée est rythmée par l’usage croisé de différents livres. Au réveil, elle récite les prières du matin au pied du crucifix sans doute à partir d’un livre d’heures, mais préfère l’Imitation de Jésus-Christ pour se disposer à la communion. Elle se rend à la messe dans les Églises proches, selon l’endroit où le saint Sacrement est exposé, sans livre d’heures. Vers 11 heures, de retour chez elle, « elle achevoit le petit office de la Vierge, faisoit quelque lecture, puis Examen avant le disné ». Elle assiste aux vêpres à 3 heures l’après-midi et le soir, « elle recitoit Matines & Laudes du petit office de la Vierge pour le lendemain »52. Son biographe affirme par ailleurs : « elle récitoit chaque jour son
50 J. Grancolas, Commentaire historique sur le bréviaire romain. Avec les usages des autres églises particulières, & principalement de l’Église de Paris, Paris, N. Lottin, 1727, p. 355-356. 51 Ch.-H. Le Febvre de Saint-Marc, Supplément au nécrologe de l’abbaie de Notre-Dame de Port-Roïal des Champs, ordre de Cîteaux, s. l., 1735, p. 19-20. 52 J. Crasset, La vie de Madame Hélyot, seconde édition revue et augmentée, Paris, Estienne Michallet, 1683, p. 23.
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petit Office »53. Le livre d’heures accompagne ainsi, selon les préférences du croyant, les différents moments de la piété quotidienne, de la chambre aux salles communes. Le rôle des solitaires dans cette invitation est accentué par la production, en 1650, d’un livre d’heures en français, versifié54, qui connaît immédiatement un immense succès. Ces Heures, parce qu’elles sont en français à l’instar des psautiers protestants, sont mises à l’Index et provoquent une virulente querelle avec les jésuites, adversaires traditionnels des jansénistes. Ces polémiques montrent la surveillance qui s’exerce alors sur l’impression de livres paraliturgiques à l’usage des fidèles. Il s’agit, à travers le livre d’heures, de contrôler les croyances et les pratiques spirituelles de chaque fidèle. Lire ses Heures devient finalement aux yeux de l’épiscopat le symptôme d’un catholicisme conforme et mesuré s’il s’agit de manuels autorisés. Cette surveillance prend pour étalon le modèle romain établi par l’entourage de Pie V, qui marque d’importantes différences avec les livres d’heures du xvie siècle. Première différence, non anodine, les Heures prennent le nom d’Officium beatae Virginis Mariae. Elles conjuguent des éléments stables depuis le Moyen Âge et des ajouts décisifs. Dans la première catégorie, on trouve le calendrier, les extraits des Évangiles, l’office de la Vierge, l’office des morts, les psaumes pénitentiels, les litanies des saints, l’office de la Croix et du saint Esprit, des prières et oraisons traditionnelles comme l’Obsecro Te et l’O Intermerata. Dans la seconde, les prières des exercices quotidiens (Pater, Ave Maria, symbole des Apôtres, acte de contrition, Angelus, prières à dire au cours de la messe), les dix commandements, les vertus théologales et cardinales, les dons et fruits de l’Esprit, les prières pour avant et après la communion, la préparation à la confession et des méditations sur la Passion du Christ. Les suffrages des saints ont laissé la place à des hymnes pour les fêtes des saints. Ces sections nouvelles font du livre d’heures un véritable vademecum du chrétien55. Cette mutation des livres d’heures est instrumentalisée par les évêques, qui voient dans ce manuel extrêmement populaire un moyen de réguler les croyances et les prières des fidèles. Claude de La Baume (1534-1584), archevêque de Besançon, fait publier en 1574 des Heures de Nostre Dame à l’usage du diocèse, « ouvrage nouveau, simplifié et construit »56 prenant pour matrice l’Officium de Pie V. Elles contiennent une Institution chrestienne et un Exercice quotidien, qui se trouvaient précédemment dans les éditions des Statuts synodaux de 1560 et de 1575. Les textes soumis à l’apprentissage par les fidèles sont le Symbole, les sacrements, les commandements de Dieu et de l’Église, l’oraison dominicale et la salutation évangélique. Après une première édition lyonnaise une autre troyenne, l’artisanat typographique local perçoit tout l’intérêt financier de se saisir de tels ouvrages destinés à l’ensemble des foyers du diocèse. Une édition bisontine est donnée par Nicolas de Moingresse en 1619, puis le petit atelier de Pin, dirigé par Jean Vernier et Toussaint Lange, donne en 1627 puis en 1632 des « Heures à l’usage des peuples de la campagne », avant de remettre sur le marché les
53 Ibid., p. 277. 54 Office de l’Église et de la Vierge en latin et en français avec les hymnes traduites en vers [Heures de Port-Royal], Paris, Pierre Le Petit, 1650. Sur cet ouvrage, voir Ph. Sellier, Pascal et la liturgie, Paris, Puf, 1966. 55 Nous avons pris pour manuel de référence l’Officium beatae Mariae Virginis, nuper reformatum et Pii V Pont. Max. iussu editum, Paris, Eustache Foucault [1618]. 56 S. Tyvaert, Le chant des Heures. Liturgie paroissiale et catéchèse dans le diocèse de Besançon du Concile de Trente à l’époque contemporaine, Paris, Ed. du Cerf, 2020, p. 60.
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Heures à l’usage de Besançon en 1639, reprenant l’essentiel du manuel de 1574. Le privilège insiste sur l’attention portée par l’évêque à la consommation de ces recueils : « Mondit Seigneur deffend aux Estrangers, ou autres de n’apporter en ce pays semblables Heures & Usages, & à tous de s’en servir de contrefaites »57. Dans l’intervalle, l’archevêque a aussi ordonné l’impression d’un Officium fondé sur le modèle de Pie V, en 1591, les deux manuels visant visiblement des publics et des pratiques différents. Cette nuance est importante : elle explique l’hésitation qui traverse tout le Grand Siècle dans l’emploi des termes Officium et Heures chez les imprimeurs et ceux qui les emploient. Les Heures semblent avoir encouragé explicitement des pratiques plus variées, de l’apprentissage de la lecture à la prière durant la messe, en passant par l’initiation chrétienne dans le cadre paroissial. Si l’expérience bisontine paraît à la fois précoce et très réfléchie, on observe le même désir de surveiller la consommation des livres d’heures chez les fidèles dans d’autres diocèses au début du xviie siècle. Le 7 décembre 1629, le duc de Lorraine valide les ordonnances et décrets donnés par Charles Chrétien de Gournay († 1637), évêque de Sitie, vicaire général et administrateur du diocèse de Toul, le 2 octobre 1628 au cours de sa visite pastorale à Lamarche et alentours : « Enjoignons aux curés et à leurs vicaires de prendre garde que leurs paroissiens ne tiennent livres prohibés et ne se servent pour leurs prières d’Heures d’autre impression que celle qui a esté permise et approuvée par nous (l’usage de Rome excepté) »58. Les évêques du xviiie siècle poursuivent cet effort, ce qui indique que les livres d’heures restent, malgré tout, les réceptacles de prières douteuses. Les Heures dites « de Noailles » vont dans ce sens. Leur publication, voulue par Louis-Antoine de Noailles (1651-1729), archevêque de Paris, en 1701, est précédée par un mandement publié le 2 mai et reproduit en tête du volume. Il affirme : Pour perfectionner autant qu’il est en nous un exercice si saint & si nécessaire, nous avons fait examiner les Livres d’Instructions & de Prières connus sous le nom ordinaire d’Heures, qui sont répandus dans ce Diocèse. Dans le grand nombre de ces différentes Heures, nous en avons trouvé plusieurs peu propres à instruire et à nourrir la piété : quelques-unes mêmes capables de l’affoiblir […]. A la place de ces Prières, dont les unes vous seroient dangereuses, & les autres inutiles, recevez les Heures que nous avons fait dresser pour votre usage, dans lesquelles nous avons fait renfermer, avec quelques offices de l’Eglise, de solides prières, des instructions les plus nécessaires, tant sur les véritez de la Foi, que sur les règles de la conduite. Nous exhortons tous les Pasteurs & Confesseurs de ce Diocèse, & même leur enjoignons de s’informer avec soin des personnes commises à leur conduite, de la méthode qu’elles gardent, & des Livres dont elles se servent dans la prière & dans les exercices de piété, leur recommandant l’usage de ceux que nous avons fait imprimer pour les instruire, & pour les faire prier solidement59. Ce mandement souligne la popularité des Heures, la difficulté d’imposer un recueil « orthodoxe », et surtout le rôle normatif des évêques dans ce processus de surveillance
57 Ibid., p. 44. 58 Extrait des Ordonnances générales faictes par Mgr. Charles Chrestien de Gournay, administrateur du diocèse de Toul, s.l.n.d. [Nancy, Garnich], p. 8. 59 Heures imprimées par l’ordre de Monseigneur le Cardinal de Noailles, archevesque de Paris, à l’usage de son diocèse, Paris, Louis Josse, François H. Muguet, 1715, mandement n.p., 2 mai 1701.
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des livres de prières. Les curés peuvent d’autant plus facilement surveiller les Heures de leurs paroissiens que ces manuels sont souvent le support de l’apprentissage de la lecture, et que les enfants sont priés de les apporter à l’école en guise de manuel scolaire. Étienne Tabourot (1549-1590), dans ses Bigarrures, évoquant les progrès typographiques du temps, souligne combien les abréviations et l’aspect des lettres peuvent déconcerter les jeunes lecteurs, surtout si leur apprentissage s’opère dans les « Heures latines des femmes »60. Plus tard dans le siècle ou le suivant, le matériel scolaire admis par les évêques consiste principalement dans le recyclage de petites Heures, de livres de dévotion et d’histoires bibliques soit passés de mode, soit réécrits à l’usage des enfants61. Le 3 septembre 1702, ainsi, le libraire parisien Nicolas Rivière demande un privilège pour des « Heures de NotreDame réformées suivant le S. Concile de Trente » en précisant qu’il entend reproduire un « in-24 de grosse lettre à l’usage des enfants qui apprennent à lire, imprimé à Troyes, et dont l’office est en latin ». Une permission simple lui est alors accordée pour quatre ans, le 4 décembre 170262. Cet usage scolaire exploite et explique l’importance grandissante des prières de la messe et celles qui favorisent la spiritualisation de la journée, comme les prières du matin et du soir, débarrassées de la structuration contraignante des psaumes, antiennes, collectes et répons. Les développements sur les devoirs du chrétien répondent également à la volonté de fournir dans un manuel unique tout une pharmacopée favorisant le salut : examen de conscience, prières pour le travail, le repos, le repas, etc., et une série de prières et d’injonctions visant à cultiver le sentiment de la mort, du péché et de la pénitence. Les Heures de Noailles introduisent une rupture importante à la fois dans le processus de surveillance des prières des fidèles, qui se trouve renouvelé et copié ensuite par de nombreux diocèses, et en conséquence, dans l’économie de la production des Heures. Les demandes de permissions et de privilèges entre 1700 et 1715 en témoignent63. Jusqu’en 1703 environ, soit au lendemain de l’initiative de l’archevêque de Paris, les demandes de privilèges émanant des évêques pour protéger la production des livres d’office en usage dans leur diocèse ne concernent pas les Heures. Le libellé de la demande déposée par l’évêque de Condom le 20 mars 1702 se contente d’une rubrique générique « livres de prières » ; celle de l’évêque de Troyes, le 14 janvier 1702, n’y faisait même pas allusion. Les Heures sont revendiquées comme un genre liturgique placé sous le regard de l’évêque à partir de 1704, et ce changement est perçu par la direction de la Librairie. En 1703, ainsi, l’imprimeur-libraire Henneson, à Laon, dépose une demande de privilège pour les « Bréviaires, messels, manuels, diurnaux, antiphoniers, graduels, processionaux, épistoliers, psautiers, demi-psautiers, Heures, catéchismes, ordonnances, mandemens, statuts synodaux, lettres pastorales, institutions » à l’usage du diocèse de Laon. À quoi on lui répond qu’un précédent privilège, pour douze ans, lui avait été accordé le 2 juillet 1693 à la nomination de l’évêque Mgr d’Estrées. Le censeur ajoute, pour justifier son refus : « ces sortes de privilèges ne
60 E. Tabourot, Bigarrures, Rouen, David Gevefroy et Robert de Rouves, 1616, p. 5-6. 61 E. Chapron, « La culture scolaire au village : la place du livre », in Fr. Boutoulle et St. Gomis (dir.), Cultures villageoises au Moyen Âge et à l’époque moderne, Toulouse, PU du Midi, 2017, p. 39-58. 62 Paris, BnF, ms. fr. 21939 : Registre de Monsieur l’abbé Bignon contenant les ouvrages présentés à Mgr le chancelier Phélypeaux par les auteurs ou les libraires, la distribution desdits ouvrages à Mrs les examinateurs, avec les approbations ou motifs de réprobation (1696-1704), no 863. 63 Paris, BnF, ms. fr. 21939-21942.
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Figure 2.8 : Cartographie des demandes de privilèges pour l’édition de livres liturgiques diocésains (1700-1715)
doivent s’accorder qu’à un prélat et pour dix ans au plus. Celui-ci est demandé par un libraire et il a encore plus de deux ans de son ancien privilège »64. À partir de ce moment, 51 diocèses sur près de 130 que compte le royaume de France, réclament un privilège pour l’impression de leurs usages diocésains, en l’espace de douze ans. Ces données mettent en évidence la nouvelle cartographie des usages liturgiques au commencement du xviiie siècle (Fig. 2.8). L’attention portée aux livres diocésains reste forte dans le nord du Royaume, comme elle l’était déjà deux siècles plus tôt, et la constance de certains diocèses, comme 64 Paris, BnF, ms. fr. 21939, no 1184.
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ceux de Laon, Le Mans, La Rochelle ou Lyon dans la rénovation des usages révèle de puissants enjeux, au premier rang desquels l’identité locale et la remise à l’honneur du sanctoral régional. C’est aussi un geste symbolique qui permet à un évêque de pérenniser la notoriété de son épiscopat. Mais l’autre enseignement de cette répartition géographique des demandes est l’intérêt méridional pour cette démarche. Si les diocèses pyrénéens et atlantiques restent à l’écart de cette évolution, ceux du pourtour méditerranéen cherchent à singulariser leurs livres liturgiques, sinon dans leur contenu, du moins par la mise en place d’un travail conjoint entre presses locales et autorités diocésaines. S’il n’est pas certain que ces demandes théoriques aient effectivement donné lieu à l’impression de livres d’heures – missels, bréviaires, rituels et processionnaux étant alors les livres liturgiques les plus largement imprimés – la possibilité que les évêques se sont donnée d’en imprimer sous leur responsabilité pastorale est en soi remarquable. Les évêques sont aussi leurs propres censeurs, leurs demandes étant dispensées d’un examen par la chancellerie. Celle-ci accorde au fil du temps des privilèges généraux de plus en plus longs. Après 1710, il n’est pas rare que ceux-ci durent quinze à vingt ans, pour six à huit ans dans la décennie précédente. L’efficacité de cette surveillance épiscopale et sacerdotale mérite toutefois d’être questionnée. Grancolas, qui méprise les livres d’heures, fait la liste des énormités liturgiques qu’il y relève : On remplit ces Livres d’une multitude innombrable de dévotions mal arrangées, on y voit des petits Offices de Sainte Anne, de Saint Joseph, & autres Saints, & des Litanies pleines de faussetés : on y voit des considérations sur le Rosaire : des Regina sanctissimi Rosarii, des Obsecro, l’Oraison de trente jours, qui est superstitieuse, des prières à Sainte Marguerite pour les femmes enceintes (comme s’il ne conviendroit pas mieux que les femmes en cet état s’adressassent à la Sainte Vierge, lorsqu’elle étoit enceinte du Verbe Incarné, pour obtenir par ses prières une heureuse délivrance) des Offices de l’Immaculée Conception, pendant que l’Eglise dans son Office de la Conception et de la Messe, n’en dit mot [la question n’est pas théologiquement tranchée]65. Or, d’autres sources montrent l’attachement des fidèles à ces prières dénigrées par les théologiens et les évêques. Un cordelier comtois, Jean-Baptiste de Mièges, né près de Nozeroy en 1702, meurt en odeur de sainteté au couvent de Naples en mars 1726. Suite à plusieurs miracles opérés après sa mort par son intercession, une enquête est ouverte auprès de ceux qui l’ont connu pour certifier ses vertus. Cette enquête canonique met en évidence ses pratiques de piété. Son parrain, Claude Alpy, rapporte qu’enfant, il avait un désir particulier d’apprendre l’oraison Obsecro te Domina, qui est dans les Heures intitulées Le chemin du ciel ; que parmi les caresses de son grand-père, il répétait cent fois ces paroles : “Apprenez-moi donc l’oraison Obsecro te Domina” ; que si on voulait luy faire faire quelques petits ouvrages, on avait qu’à luy dire qu’on la lui apprendrait ; et qu’aussitôt il obéissait66.
65 J. Grancolas, op. cit., p. 372-373. 66 E.-A. Dutronchet, Notice sur la vie et la mort du Père Jean-Baptiste de Mièges…, Lons-le-Saunier, F. Gautier, 1853, p. 13.
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Or, au moment même de l’enfance de Jean-Baptiste, le théologien Thiers (1636-1703), mettant de l’ordre dans les croyances de ses contemporains, s’élève contre la prière Obsecro te : La sainte Vierge y est appellée le salut de ceux qui espèrent en elle, la fontaine de miséricorde, de grâce, de piété, de liesse, de consolation & de pardon, ce qui ne se peut dire que de Jésus Christ, si l’on veut parler juste & selon les règles de la saine doctrine. Il y est dit que la sainte Vierge eut quinze joies très saintes de son Fils, Notre Seigneur Jésus Christ, mais ce seroit bien peu si elle n’en avoit eu que quinze […] On y prie la sainte Vierge d’être notre support et notre conseil, mais il seroit plus à propos de faire cette prière à Jésus Christ67. La régulation dogmatique et liturgique et l’appropriation des croyances suivent donc deux dynamiques distinctes, entre la superstition dénoncée par Thiers et la sincérité des fidèles attachés à une dévotion mariale très concrète, fondée sur des symboles, des formules et des dénombrements caractéristiques d’une piété traditionnelle. La normalisation entreprise par le clergé depuis la fin du xvie siècle paraît finalement une cause perdue, tant les Heures relèvent du for privé et de formes d’appropriation engageant le croyant sur des terrains où le clergé n’a aucun pouvoir face à l’investissement sensible, émotionnel et spirituel du fidèle. Outre le contenu dévotionnel des Heures, la manière de les réciter et l’attachement à l’objet matériel sont sujets à débat. Selon un usage ancré dans le xvie siècle, s’est généralisée l’habitude de lire ses Heures à la messe, à défaut de suivre activement l’office. Les livres d’heures ouvrent leurs pages à des sections consacrées à l’ordo missae et à la communion, qui induisent justement que le fidèle transporte son manuel à l’église. Apparaissant dès la fin du xvie siècle, cette rubrique est probablement une concession de la hiérarchie ecclésiastique à une pratique déjà bien ancrée chez les fidèles. Si une part du clergé, promoteur de ces Heures enrichies, la cautionne, d’autres la récusent formellement. Une Méthode pour tous les fidèles afin de célébrer utilement la messe avec le prêtre, rédigée à Lille en 1676, proclame ainsi que « c’est un abus de croire que ce soit mieux fait durant la messe de réciter ses heures ou son chapelet ou autres dévotions, plutôt que de joindre son esprit et son intention à celle du prêtre »68. Le risque est en effet de privilégier la lecture des passages préférés du livre d’heures plutôt que de la section consacrée à la messe. Soixante ans plus tard, le P. Lefebvre, vicaire à Saint-Gery d’Arras, signe des Heures du calvaire dans lesquelles il entend donner « une méthode suivie pour entendre la Messe, laquelle, durant la célébration de ce divin Sacrifice, pût leur retracer la mémoire de celui de la Croix ». Il estime que « la plupart des Méthodes ne fournissent point assez de Prières pour occuper l’esprit tout le tems qu’on employe à les célébrer. On a cru devoir suppléer à ce défaut »69. » Cette contradiction montre d’une part que malgré son caractère très codifié, le livre d’heures reste en perpétuelle évolution entre le xive et le xixe siècle, et d’autre part que la fonction même du livre évolue. Lefebvre propose en effet non pas de lire l’office de la Vierge pendant la messe pour passer dévotement le temps, mais des prières adaptées aux circonstances, en rapport avec la rédemption promise par le Christ. 67 J.-B. Thiers, De la plus solide, la plus nécessaire et souvent la plus négligée de toutes les dévotions, Paris, J. de Nully, 1702, p. 733. En italique dans le texte. 68 Cité par A. Lottin, Lille, citadelle de la Contre-Réforme, rééd. Villeneuve-d’Ascq, PU du Septentrion, 2018, p. 326. 69 Heures du calvaire…, Douay, Jacques-Fr. Willerval, 1741, Avertissement, n.p.
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Enfin, l’attachement au livre d’heures se manifeste par des pratiques qu’une part du clergé observe d’un œil soupçonneux, pendant qu’une autre part semble les juger positivement. Parce qu’il est le support par excellence de la sacralité, et visiblement parce qu’il sert au quotidien, le livre d’heures fait partie des objets que l’on met au contact des objets saints ou des personnalités de grande réputation pour en renforcer les effets spirituels. Lors du dernier Carême qu’il prêche en Avignon, Antoine du Saint Sacrement (1601-1676) attire une foule si nombreuse qu’afin de « donner quelque chose à la devotion de ces bonnes gens », la messe et la bénédiction du Saint Sacrement sont suivies de la bénédiction « [des] heures et [des] Chapelets qu’on presentoit avec empressement »70. Un peu plus tard dans le xviie siècle, la clarisse toulousaine Germaine d’Armaing (1664-1699) meurt en odeur de sainteté. Son corps est exposé dans le chœur du couvent. La population, attirée par sa réputation, vient en foule. « A peine deux religieuses pouvoient-elles suffire à faire toucher à son corps les chapelets, les heures, les bréviaires & autres choses qu’on leur passoit par la grille »71. Le livre d’heures fait partie de ces objets qui, par leur destination, sont susceptibles de capitaliser le sacré. Il continue de faire office de talisman. Sous l’influence du clergé qui s’est ainsi emparé des Heures pour la formation religieuse élémentaire et la pratique dévote individuelle ou collective, le contenu de ces manuels s’émancipe de plus en plus du modèle médiéval. Certes, le livre d’heures moderne reste fidèle à ses origines. Il est toujours un outil de gestion du temps : journée, balisée par des prières, sinon des offices ; semaine, dont chaque jour est dédié à une dévotion ; année, présentée dès les premières pages dans le calendrier et de techniques pour situer les fêtes mobiles. En outre, l’office de la Vierge peut encore représenter jusqu’à 40% du volume, le plus souvent un quart jusqu’au début du xviiie siècle72. Cet élément central des Heures au sens traditionnel du terme constitue ainsi un indice pertinent de la fidélité aux racines du genre. Sa part s’amenuise dès lors que le livre d’heures inclut d’autres contenus et rares sont ceux, dans la seconde moitié du siècle, qui accordent encore une place centrale à l’office de la Vierge73. Le recours systématique à la Vierge reste toutefois un gage de salut et à tout le moins, de consolation. Il s’adapte à toutes les situations, au prix de quelques aménagements qui montrent bien la plasticité de ces Heures rénovées et qui échappent malgré tout à toutes les tentatives de les figer. Des Heures à l’usage des femmes enceintes publiées au milieu du xviie siècle évacuent ainsi les exercices du matin et du soir, les prières pour la confession et la communion et les psaumes pénitentiels, inappropriés en ces circonstances, surtout à l’approche de l’accouchement, mais restituent les litanies mariales et une partie de l’office de la Vierge. On trouve, avec des développements inédits, l’office de la Croix in extenso, plus adapté à une période d’intense souffrance. Des exercices relatifs
70 Archange Gabriel de l’Annonciation, La Vie du vénérable P. Antoine du Saint-Sacrement (Lequien), religieux de l’ordre des FF. Prêcheurs, instituteur de la congrégation du S. Sacrement du même ordre, fondateur du nouvel Institut des religieuses du Saint-Sacrement à Marseille, Avignon, A. Dupérier, 1682, p. 510. 71 La Vie et les vertus de la sœur Germaine d’Armaing, religieuse des pauvres filles de la première regle de Ste Claire, du Faux-Bourg de Saint-Cyprien de Toulouse, Toulouse, Vve J. Pech et ses fils, 1700, p. 219. 72 Ces lignes se fondent sur la comparaison d’une quarantaine de livres d’heures publiés entre 1571 et 1800. Voir F. Henryot, « Les Heures en France à l’âge moderne : histoire éditoriale et succès dévotionnel », Revue d’histoire ecclésiastique, 116 (2021), à paraître. 73 À l’exception des Heures royales dédiées à Reine, contenant les offices qui se disent à l’Église…, Paris, De Hansy, 1778, p. 122-267 des 563 pages du recueil.
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à des dévotions spécifiques sont enfin proposés, comme « la couronne de la glorieuse Vierge Marie », succession de douze Ave et de trois Pater que les femmes peuvent dire entre les contractions. Cette combinaison permet aux parturientes de s’identifier à la mère de Dieu et au Christ souffrant, et d’endurer cette période difficile74. Ainsi construits, malgré d’importantes variations d’un volume à l’autre, dans le contenu même des prières et dans leur organisation, les livres d’heures s’avèrent relativement interchangeables entre eux. Le recours à des titres différents masque un consensus certain sur ce que doit être un livre d’heures, pour l’éditeur qui le produit et pour le fidèle qui l’achètera. Ce consensus invite à considérer cet objet comme une catégorie éditoriale plutôt que comme un manuel liturgique parfaitement stabilisé, aux usages figés. La construction d’une catégorie éditoriale
Pour comprendre comment l’expression « Heures » est devenue, au cours du Grand Siècle, une dénomination commode balisant une production considérable, il paraît opportun de partir du marché lui-même, à travers ses procédures publicitaires – le catalogue de libraire, vitrine fondée sur la compréhension que celui-ci se fait du marché, contribuant en retour à le structurer –, les archives de la pratique éditoriale, engendrées par la réforme des métiers du livre au tournant des xviie et xviiie siècles, enfin à travers les livres subsistants, qui ont beaucoup à dire des dynamiques qui les ont engendrés. Il apparaît d’abord que l’emploi du terme « Heures » est extrêmement équivoque. Cette équivocité semble intrinsèque au genre, tant elle est ancienne. Aux xvie et xviie siècles en effet, aux côtés des Heures, d’autres ouvrages en renferment les principaux éléments sans employer ce terme. L’Hortulus animae imprimé à Paris en 1545, sous couvert d’un titre célèbre, contient aussi les Heures à l’usage de Rome75. Aux côtés de l’Officium romain, toute une série de titres très populaires, comme l’Ange conducteur, Le chemin du ciel ou les Etrennes spirituelles, empruntent aux Heures leurs éléments les plus distinctifs. L’Ange conducteur, par exemple, manuel initialement publié par le jésuite valenciennois Jacques Coret (16311721) pour la dévotion des confrères de l’Ange gardien, contient les exercices désormais traditionnels du matin et du soir, de la confession et de la communion, et une série d’offices qui l’apparentent à un livre d’heures : office de la Vierge, du saint Esprit, de la Passion, du saint Sacrement, litanies diverses, psaumes de la pénitence, vêpres du dimanche, offices pour tous les jours de la semaine, et même des éléments des livres d’heures médiévaux supprimés de la quasi-totalité des Heures modernes : oraisons de sainte Brigitte, allégresses de la Vierge par exemple. La principale différence avec un livre d’heures est la tonalité spirituelle de l’Ange conducteur, très attachée à la figure de l’ange gardien. Or ces titres vont connaître une remarquable carrière dans l’espace public, au point de devenir, eux aussi, une sorte de label sous lequel se cachent des sommaires changeants jusqu’à la fin du xixe siècle76. À l’inverse, 74 Heures particulières à l’usage des femmes enceintes. Ou souffrir, ou mourir, [1657]. La page de titre est manquante dans l’exemplaire consulté. 75 Hortulus animae, denvo repurgatus : in quo Horae beatissimae Virginis Mariae secundum usum romanum continentur : cum plurimis orationibus devote dicendis, Paris, Jehan Langloys, 1545. 76 M. Vernus, « Un best-seller de la littérature religieuse : l’Ange conducteur (du xviie au xixe siècle) », in Transmettre la foi : xvie-xxe siècles. Actes du 109e congrès national des sociétés savantes de Dijon (1984), Paris, Ed. du CTHS, 1984, vol. 1, p. 231-243.
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de nombreuses « Heures » qui se réclament explicitement de cette veine paraliturgique s’apparentent plutôt à des livres de piété généralistes avec tous les exercices de la journée, dans lesquels s’intercalent les offices mariaux. Le cas le plus étonnant d’intitulation « Heures » est celui des Heures Françoises ou matière d’occupations saintes pour les ames dévotes dont le titre aux relents très catholiques cache un manuel à l’usage des luthériens francophones77 qui fera l’objet de quatre éditions jusqu’en 1722. Son auteur, Jean-Balthasar Ritter (1644-1719), pasteur de la communauté de Francfort, a voulu faire œuvre utile au temps du Refuge et de la diaspora des protestants français. Au lecteur, il explique : Tout le monde étant occupé avec Marte aux affaires du siècle, personne ne cherchant avec Marie ce qui est uniquement nécessaire, le Royaume de Dieu & sa justice, on a besoin d’en avertir les hommes & de leur marquer du doigt quelles doivent être leurs occupations sur la terre, pour être un jour heureux dans toute l’éternité. C’est pour les instruire de ces obligations, & pour remédier à leur insensibilité à l’égard de leur salut que j’ai composé cet ouvrage. Le recueil est organisé en quatre parties, assez symétriques à celles des Heures catholiques, l’office de la Vierge en moins. On trouve d’abord les épîtres, évangiles des dimanches et fêtes, empruntés en partie à une traduction de la Bible en Allemand et à celle de PortRoyal ; des cantiques, psaumes et hymnes qui se chantent dans les églises allemandes ; un catéchisme pour les enfants avec une traduction de la confession d’Augsbourg et des extraits d’écrits de Luther ; enfin des pièces de la liturgie de Francfort. Or, l’édition de 1674 s’intitulait simplement Les Saintes occupations des ames fidelles. Le changement de titre indique que le terme « Heures » est suffisamment répandu pour que le public français, y compris huguenot, y voie un vademecum de la foi. L’usage massif de ces six lettres au fronton de manuels aussi redondants que divers désigne finalement dans le livre d’heures une valeur sûre pour peu que l’imprimeur sache mobiliser quelques artifices commerciaux. Le retour définitif de cette intitulation paraît acquis vers 1700 dans la librairie parisienne, en lieu et place de l’Officium, plus élitiste. En retournant à la terminologie médiévale, les imprimeurs renouent aussi avec la réputation d’un livre pour tous. Les registres de la censure et ceux de la régulation de la concurrence, tenus soigneusement par l’administration de la Librairie, montrent que si, jusqu’en 1705, les demandes d’approbation et de privilège sont plus nombreuses pour les Officium que pour les Heures, les premiers disparaissent ensuite complètement du vocabulaire des libraires78. Il s’agit de toute évidence d’un argument commercial, redoublé par d’innombrables variantes censées piquer la curiosité du public. L’épithète « nouvelles » dont abusent les imprimeurs doit faire croire au client qu’il s’agit d’un objet inédit, ou très retravaillé, ce qui n’est jamais le cas. On dénombre ainsi 23 demandes de privilèges pour des « Heures nouvelles » entre 1728 et 1739, pour 50 demandes concernant des Heures en général. La référence à la Cour est aussi souvent mobilisée, treize fois durant la même période79, beaucoup trop pour qu’il soit vraisemblable que ces ouvrages aient réellement été destinés 77 Heures Françoises ou matière d’occupation saintes pour les ames dévotes, Francfort, Walther, 1697. 78 Paris, BnF, ms. fr. 21 939-21940. 79 Paris, BnF, ms. fr. 21975 : Répertoire alphabétique d’ouvrages présentés et de privilèges obtenus ou refusés de 1728 à 1739.
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à la population curiale. Il s’agit sans doute plutôt d’un moyen de faire émerger des titres sur les étals de libraires ou dans les boutiques de merciers. Dans les Heures royales dédiées à Monseigneur Duc de Bourgogne (Paris, Claude de Hansy, 1701), ainsi, rien ne signale la Cour ou la famille royale, pas même une prière pour le roi. D’autres formulations disent encore l’inventivité de ceux qui approvisionnent le marché en entretenant une demande forte. Les « Heures latines et françoises à l’usage de ceux qui assistent au service de l’Eglise avec les prières et réflexions morales sur les Evangiles des dimanches et fêtes de l’année » (1692), « Heures à réciter et à pratiquer ou manuel de dévotion qui comprend l’exposition des prières ordinaires que font les Chrétiens et qui leur apprend à les faire avec esprit de religion », les « Heures à trois offices à l’usage de Rome contenant l’office qui se dit en l’église durant toute l’année », les « Heures nouvelles d’une méthode extraordinaire par l’ordre qui y est observé pour tous les dimanches et fêtes de l’année tant à l’usage de Paris qu’à celuy de Rome » pour lesquelles des privilèges sont demandés à quelques mois d’intervalle entre 1705 et 170780 font état de cette nécessité d’accrocher l’attention de la clientèle par la promesse de contenus toujours renouvelés. La diversité n’est que de façade, comme en témoigne la matérialité de ces recueils, formellement très homogènes. Le format in-8 ou in-12 est privilégié, ce qui implique un rétrécissement par rapport aux imprimés d’avant 1570. Cette donnée n’est guère significative puisque ce sont les formats par excellence de la maniabilité, de l’appropriation, de la lecture ambulatoire, donc ceux de la lecture divertissante ou spirituelle. Ceci dit, et même si leur fragilité les a condamnés à la disparition, des Heures au format bijou ont été produites en abondance, alors que ces formats sont peu usités pour les livres de piété. L’inventaire de l’imprimeur Claude Calleville, en 1647, signale des « heures du concile » in-32, 2500 « heures de la noblesse » du même format et 2500 heures d’un format minuscule, in-4881. Ces formats, qui n’apparaissent plus dans les inventaires après-décès d’imprimeurs et de libraires du xviiie siècle, semblent propres à l’âge classique et à la miniaturisation des objets personnels les plus intimes, bijoux, flacons et livres (Fig. 2.9). Ils indiquent aussi une rationalisation commerciale de l’opération, en faisant des économies sur le papier (ce que l’étroitesse des marges suggère aussi), celui-ci représentant souvent plus du quart de l’investissement nécessaire à une impression. Le nombre moyen de pages est de 450, ce qui indique cette fois un volume nettement plus épais qu’un livre de piété, se prêtant à des usages fragmentés. La mise en page est toujours serrée et sans effets visuels, hormis d’inévitables lettrines et bandeaux, souvent de recyclage, en tête des sections. La composition en deux colonnes, avec le texte latin à gauche et le texte français à droite, perdure tout au long de la période (Fig. 2.10). En somme, le typographe ne cherche pas à séduire le lecteur qui saura retrouver dans cette composition les éléments qu’il recherche, et ce d’autant plus facilement qu’il est sans doute familier des Heures depuis sa plus tendre enfance. Le terme « Heures » est donc d’abord un argument commercial. Les catalogues d’imprimeurs-libraires en témoignent. La veuve Hérissant, en 1736, prend bien soin de distinguer dans son catalogue les livres « pour le chœur » et « pour l’autel » à destination 80 Paris, BnF, ms. fr. 21940 : Registres des ouvrages manuscrits ou imprimés présentés à Mgr le chancelier pour obtenir des privilèges. 81 H.-J. Martin, Livre, pouvoir et société à Paris au xviie siècle, rééd. Genève, Droz, 1999, t. 1, p. 162.
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Figure 2.9 : Heures de cour, contenant les sept offices de la semaine sainte…, Paris, Vve Coignard, 1679, in-64 (46 × 30 mm).
des fabriques et des monastères ; les livres « pour les ecclésiastiques » c’est-à-dire les missels, bréviaires, rituels et cérémoniaux, enfin les livres « pour les laïcs », des très généralistes « livre d’église » et eucologes aux psautiers distribués pour la semaine ou l’année. Dans cette nomenclature, les livres d’heures recoupent à la fois une réalité liturgique et une donnée linguistique : ils incorporent une grande partie de passages en français, à la différence des autres livres d’offices et constituent de ce fait une rubrique séparée au sein des livres pour les fidèles. Au total, la veuve Hérissant débite cinq sortes de livres d’heures, de l’in-8 à l’in-2482. Les imprimeurs-libraires s’avèrent donc les principaux agents de ce changement de statut des Heures, passées du manuel de la prière laïque rénovée par Rome, à une rubrique éditoriale dans les catalogues par lesquels les libraires espèrent séduire les acheteurs. Aussi faut-il interroger le processus éditorial qui conduit à la mise en vitrine de ces manuels si ressemblants et si variés. Le marché est en ébullition au lendemain du motu proprio de Pie V. On voit des imprimeurs prendre divers arrangements afin de rentabiliser la production d’Heures. Jamet Mettayer, imprimeur du roi, Félix Le Mangnier, Jehan Houzé libraires, et Georges Drobet, relieur, tous parisiens, passent ainsi un contrat le 5 août 1588 « pour faire imprimer les heures du Roi et les heures du S. Esprit en bois et taille doulce de diverses marges et les heures de Rome latin et latin-françois, les heures de Paris et du Concille ». Chacun doit payer le quart des frais et reçoit ensuite un quart de la production pour l’écouler à un prix convenu83. Cet acte est intéressant car il montre que les « heures
82 Catalogue des livres à l’usage du diocèse de Paris, imprimés selon les nouveaux bréviaire & missel, par ordre de Monseigneur l’Archevêque, depuis & compris l’année 1736, lesquels se vendent chez la veuve Hérissant, imprimeur libraire, rue Notre-Dame, à la Croix d’or, 1736. 83 D. Pallier, Recherches sur l’imprimerie à Paris pendant la Ligue : 1585-1594, Genève, Droz, 1975, no 280.
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Figure 2.10 : Fin de l’office de sexte et début de l’office de none des Heures nouvelles dédiées aux dames de S. Cyr, contenant les devoirs du chrétien, les offices de l’Eglise selon l’usage de Rome, avec plusieurs prières tirées de l’Ecriture sainte, Paris, Hérissant, 1740.
du Concille », sans doute l’Officium de Pie V, ne s’imposent pas unanimement dans les officines de libraires et par conséquent, dans les mains des fidèles. D’autres contrats contemporains montrent que la production d’Heures associe toujours, par sécurité, imprimeurs et libraires pour ces travaux. Les tirages pharamineux dont les Heures font l’objet ne se démentent pas tout au long de l’époque moderne. La situation parisienne, étudiée par Henri-Jean Martin pour le xviie siècle, est éloquente. En 1625, la veuve de l’imprimeur-libraire Rémy Dallin possède dans son magasin 1603 « horae concilii » et 2602 « heures de la reine ». Le fonds de la veuve Dauplet, en 1636, est estimé à 2011 lt, et est composé de plus de 5000 livres d’heures de toutes sortes, un millier d’alphabets, 16 rames de livres de civilité et quelques centaines de livres de prières : ce que Henri-Jean Martin appelle « tout le matériel le plus fréquent de la piété parisienne et de la petite école »84. En 1644, l’enquête de police diligentée par les commissaires du Châtelet à la demande du syndic et de ses
84 H.-J. Martin, op. cit., t. 1, p. 297.
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adjoints auprès des imprimeurs parisiens, tenus de déclarer ce qu’ils ont sous la presse, révèle que sept ateliers au moins s’étaient spécialisés dans les Heures85. Imprimeurs et libraires s’ingénient à proposer une offre diversifiée, susceptible d’inciter la clientèle à posséder non pas un, mais plusieurs livres d’heures. Le Catalogue des livres de Michel Le Petit et Estienne Michallet dressé vers 1675 annonce des Heures latines et françaises in-12 et in-18, des Heures dédiées au roi de l’in-8 à l’in-48, des Heures de la Mission in-18 à in-32, à la Dauphine, à la cavalière, en vers de Desmarets de Saint-Sorlin, « à trois offices, rouge et noir, in-24 » etc.86 Chez Jean-Thomas Hérissant soixante-dix ans plus tard, le procédé n’a pas changé : il annonce dans son catalogue sept variantes des Heures du Cardinal de Noailles et précise : « on trouve aussi chez le même libraire plusieurs autres sortes d’Heures de M. le Cardinal de Noailles, soit amples, soit abrégées, en caractères fins, moyens, & très gros, toutes Latines ou toutes Françoises, & de différentes grandeurs depuis l’in-8o jusqu’à l’in-32 »87. Cette offre pléthorique est également confirmée par le rythme des demandes de privilège ou de permission. L’examen des années 1700 à 1715 fait surgir 168 requêtes en seize ans, soit une dizaine par an en moyenne, avec d’importantes variations, la seule année 1707 cumulant 38 demandes, pour seulement deux en 1702. Ce faisant, les imprimeurs cherchent à protéger les productions jugées les plus distinctives et les moins routinières. Si la permission simple, peu coûteuse et qui ne protège pas véritablement un projet éditorial, est plébiscitée jusqu’en 1707, les libraires préfèrent finalement demander un privilège général, pour une durée variant de trois à huit ans, qui protège leur production dans tout le royaume. Le privilège local, valable dans une seule ville, est choisi presque exclusivement par les imprimeurs-libraires de province, qui cherchent à copier la marchandise parisienne : on relève ainsi cinq demandes lyonnaises, neuf demandes troyennes – des officines spécialisées par ailleurs dans les livres de classe et les opuscules bleus – trois demandes rouennaises et deux amiénoises. Pour ainsi garnir son étal, l’imprimeur doit se conformer à une procédure rigoureuse. Il s’agit, d’abord, de passer à travers le tamis de la censure. Les manuscrits ou imprimés déposés auprès de la chancellerie pour être confiés aux censeurs ne passent pas tous cette étape, malgré le caractère anodin du titre, ou peut-être précisément à cause de lui, les censeurs craignant sans doute qu’il ne camoufle des opinions hétérodoxes. Le nombre de manuels réprouvés montre que si les imprimeurs ne pensent pas forcément à mal, l’exigence de renouvellement continuel du marché face à la concurrence ne permet pas de soigner convenablement les textes. Les « Heures nouvelles dédiées à Mad. La princesse et Heures royales et prières chrétiennes » présentées par le libraire Hansy le 23 septembre 1706 sont jugées « mal en ordre, remplies de prières apocrifes » et interdites de publication88. Les « Heures nouvelles dédiées à Madame la princesse » que la veuve Coignard se propose de mettre sous la presse sont estimées superstitieuses le 15 novembre 1706 ; elles reviennent, avec correction, entre les mains du censeur quelques semaines plus tard, et sont cette fois
85 Ibid., t. 1, p. 162. 86 Ibid., t. 2, p. 791. 87 Catalogue des livres de Jean-Thomas Herissant, libraire à Paris, rue S. Jacques, au coin de la rue de la Parcheminerie, à S. Paul & à S. Hilaire, Paris, [Hérissant], 1747. 88 Paris, BnF, ms. fr. 21940, no 1064.
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approuvées89. Il y a « beaucoup à retrancher » dans les « Heures dédiées à Madame la duchesse de Lorraine » présentées le 9 décembre 170690. Dans les « Heures chrétiennes à l’usage des confrères du rosaire de Notre Dame » que présente le libraire Delespine le 18 avril 1709, les censeurs relèvent des propos « excessifs et dangereux »91. Outre les formules hétérodoxes, les censeurs sont aussi vigilants face aux possibles plagiats. Les « Heures à huit offices à l’usage de Rome » soumises à la censure par la veuve Senecart le 5 mai 1707 sont révoquées car elles contiennent « des prières qui appartiennent à d’autres heures »92. Les « Heures à l’usage de Rome et à celuy de Paris » pour lesquelles le libraire Severesne espère un privilège général le 13 juin 1709, sont également rejetées le 27 du même mois, au prétexte que le manuscrit « ne contient rien qui ne soit dans les paires d’heures pour lesquelles il y a privilège »93. Pour renouveler l’offre, les libraires n’ont visiblement d’autre choix que de coudre ensemble des emprunts faits dans divers manuels, au risque de se voir refuser l’autorisation de publier. À moins de négocier un texte écrit par une autorité cléricale, tels les jésuites Simon Le Bossu († 1665), missionnaire et enseignant94, François Pomey (1618-1673), polygraphe et préfet des basses classes du collège de la Trinité à Lyon95, ou Jean Adam (1608-1684)96, ou encore le bénédictin François Maupin97. Cette donnée se vérifie à Paris comme en province, à plus forte raison au xviiie siècle. Le régime des privilèges à la fois protège et contraint les imprimeurs. Dans les modalités de sa mise en œuvre, il montre l’enjeu que représente l’impression de nouvelles Heures. En Lorraine ducale, deux imprimeurs nancéiens, Cusson et Balthazar, s’affrontent à ce sujet, en profitant de la frontière proche et de la souplesse de la législation lorraine par rapport à la France, pour explorer de nouveaux marchés. Le 30 mars 1721, Jean-Baptiste Cusson (1663-1732) obtient un privilège d’impression pour douze ans pour des Heures nouvelles et dès le 10 février 1724, il se fait octroyer une prolongation de dix années. En 1725, son concurrent Nicolas Balthazar (1669-1738) négocie une permission pour imprimer des Heures nouvelles ou les saints exercices de la journée chrétienne. Il fait enregistrer son privilège au greffe de la Cour souveraine de Nancy et donne deux éditions, en 1727 et 1729. Cusson s’en avise tardivement : en 1730, il s’adresse à la Cour souveraine pour demander la saisie provisoire des ouvrages de Baltazard et des dommages et intérêts, en application de ses deux privilèges de 1721 et 1724. Il explique alors que « occupé alors à des ouvrages considérables qui ne lui permettoient pas de penser à autre chose
89 Ibid., no 1123 et 1150. 90 Ibid., no 1137. 91 Paris, BnF, ms. fr. 21941, no 916. 92 Ibid., no 155. 93 Ibid., no 981. 94 S. Le Bossu, Heures royales et dévotes prières, dédiées au Roy, 1e éd. Paris, J. Cochart, 1670. 95 Fr. Pomey, Heures saintes, divisées en deux parties. La première contient une méthode très solide et très chrétienne pour faire saintement les actions ordinaires de chaque jour : avec une instruction fort utile pour se bien confesser, & pour communier dignement. La seconde partie n’est qu’un recueil de divers offices de dévotion, autorisez et consacrez par l’usage commun de la sainte Eglise, Lyon, L. Servant, 1687. 96 J. Adam, Heures catholiques en latin et en françois, suivant le saint Concile de Trente., 1e éd. Paris, D’Houry, 1690. 97 Fr. Maupin, Heures latines et françoises, à l’usage de ceux qui assistent au service de l’Eglise. Avec des Prières et des Réflexions morales sur les Evangiles des dimanches et fêtes de l’année. Tirées de la Ste Ecriture et des Saints Pères, 2e éd. Paris, Vaugon, 1697.
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[il] ne put être informé de la double contravention de Baltazard et ce n’est qu’en la présente année qu’il a pensé à vanger ses deux privilèges et à réparer la perte affreuse qui lui cause 1’indébit de ses différentes éditions du livre dont il s’agit »98. Or, la Cour ne connaît que le privilège de Baltazard, Cusson n’ayant jamais fait enregistrer le sien. Elle condamne Cusson à cent francs de dommages et intérêts envers Baltazard. Il ne se déclare cependant pas vaincu : il fait remarquer en appel que jusqu’alors personne n’avait fait enregistrer de privilège en Lorraine. Il obtient gain de cause et fait saisir les exemplaires non vendus de Baltazard. Celui-ci rétorque que l’ouvrage de Cusson est conçu d’une manière et le sien d’une autre, de sorte qu’il s’agit de deux livres différents, ce qui n’est jamais bien difficile à prouver s’agissant d’Heures. Enfin, Cusson triomphe en cassation et, en 1731, la Cour fait saisir les livres imprimés par Baltazard et le condamne à des dommages et intérêts envers son confrère99. De telles procédures judiciaires révèlent combien le livre d’heures est une affaire rentable et jalousement protégée. Les registres de la Librairie parisienne montrent bien comment les libraires surveillent le calendrier des privilèges et l’expiration prochaine de ceux-ci pour se positionner sur un titre, en prenant parfois une longueur d’avance sur les concurrents. Le libraire lyonnais Barbier se montre extrêmement habile dans cette opération. Le 25 novembre 1703, il demande un privilège local pour « L’office de la sainte Vierge en latin & en françois avec des instructions pour faire saintement toutes les actions pendant tout le cours de l’année ». Le censeur observe : « ce sont les Heures de M. Le Tourneux, imprimées par Hélie Josset, libraire à Paris, privilège accordé le 23 septembre 1677 pour 25 ans ». Barbier, qui s’attendait probablement à cette identification, se justifie en expliquant qu’il attendra l’expiration de ce privilège. Il cherche probablement à s’imposer comme le premier repreneur du texte. Le changement de titre est symptomatique de cette pratique du recyclage des contenus pour produire un effet de nouveauté100. Dans ces conditions, les imprimeurs et libraires surveillent jalousement leurs stocks. Jean Boudot (1651-1706), libraire à Paris, obtient en octobre 1692 un privilège pour huit ans pour les « Heures de la journée chrétiennes où sont enseignées les voyes du salut » au format in-12 et in-18. Il négocie ensuite, le 25 avril 1700, une continuation pour six ans à compter du jour de la réimpression. Or, les stocks accumulés, qui se vendent moins bien que prévu, rendent cette réimpression inutile et Boudot se rend compte que lorsqu’il aura écoulé ses exemplaires, son privilège aura à nouveau expiré ; il en réclame donc un troisième le 2 janvier 1705101. Le pouvoir s’avère ainsi attentif au respect de la procédure des privilèges et permission, mais éprouve aussi le besoin de la rappeler, signe qu’elle n’est pas toujours respectée. Un arrêt du conseil du roi, daté du 19 juillet 1707, « défend d’imprimer, vendre & débiter des
98 A son Altesse Royale. Supplie très humblement J.-B. Cusson… contre N. Baltazard, aussi imprimeur-libraire à Nancy, Nancy, Cusson, 1730. 99 A. Ronsin, « Un grand imprimeur lorrain : le parisien Jean-Baptiste Cusson », in Hommage de la Lorraine à la France à l’occasion du bicentenaire de leur réunion (1766-1966), Nancy, Berger-Levrault, 1966, p. 321-333. 100 Paris, BnF, ms. fr. 21939, no 1316. 101 Paris, BnF, ms. fr. 21939, no 208.
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Heures & Prières, sans Privilège ou Permission, à peine de cent livres »102. Ce faisant, il ne fait que réaffirmer les dispositions de l’arrêt du 7 septembre 1701 imposant la permission par lettres scellées du Grand Sceau préalablement à l’impression ou réimpression de tout ouvrage, mais il montre aussi que les imprimeurs ont cru pouvoir s’en dispenser dans le cas des Heures, perçues comme un objet particulier et dont les multiples rééditions rendent la procédure très lourde. L’application de ce règlement est stricte, pour la plus grande satisfaction de la chambre syndicale des libraires de Paris. Le 28 janvier 1738, l’imprimeur-libraire rouennais Charles Ferrand (1680-1739) est surpris à débiter des « Heures nouvelles dédiées à Madame la Princesse » alors que le privilège qu’il avait obtenu est expiré depuis longtemps. Les 10 000 exemplaires trouvés dans son officine sont saisis et confisqués au profit de la Chambre Syndicale de Paris103. Car c’est la vente, autant que la production d’Heures, qui est réglementée dans un cadre juridique identifiant ce titre générique comme un possible moyen de détourner le fonctionnement habituel du commerce du livre. Au-delà de la commodité de langage et de l’argument commercial, en effet, les Heures sont une réalité juridique qui s’émancipe progressivement de l’ensemble de la production typographique moderne, ce qui a un effet sur les circuits de vente. Sous le règne de Charles IX, en effet, un effort de structuration des réseaux de vente des livres est mené afin de déterminer la place des merciers et des grossistes face aux libraires qui s’inquiètent de cette concurrence. Le roi prend parti pour les merciers. Les décisions prises dès 1567 sont confirmées par Louis XIII en janvier 1613. À la fin de la très longue liste d’objets de quincaillerie, de mercerie, de métaux que ces boutiquiers sont autorisés à vendre, on trouve « images, tableaux, tant en bosse qu’autrement, peinture, Heures, catéchismes et autres livres de prières »104. Le nouveau Code de la librairie édicté en 1744 confirme ce rôle des merciers dans la distribution des Heures et en conséquence, le statut éditorial particulier de celles-ci. Et ce, malgré la méfiance qu’inspirent alors les « marchands d’Heures », en particulier les « porteurs de balles et soi-disans merciers » qui camouflent au milieu de cette marchandise abondante des libelles et ouvrages défendus ; aussi, cette concession faite aux merciers ne les dispense nullement de faire enregistrer leur marchandise auprès de la Chambre syndicale105. Ces dispositions ne valent en effet, et dès l’origine, que pour les Heures imprimées en province ou à l’étranger et débitées à Paris, pour ne pas opposer une trop forte concurrence aux libraires parisiens. Cette législation identifie donc précocement les Heures comme un genre éditorial distinct des bréviaires et psautiers qui font l’objet d’autres dispositions. Toutefois, le caractère de plus en plus confus des Heures impose des restrictions. Un arrêt du Conseil d’État privé du Roy en date du 13 Mars 1730 prévoit que « les Livres d’Heures & Priéres que les Marchands Merciers-Grossiers-Joailliers seront en droit de vendre » ne dépasseront pas « deux Feuilles du caractère dit Cicero », sous peine de mille livres
102 Code de la librairie et imprimerie de Paris, ou Conférence du réglement arrêté au Conseil d’État du Roy, le 28 février 1723, et rendu commun pour tout le royaume, par arrêt du Conseil d’Etat du 24 mars 1744. Avec les anciennes ordonnances, édits, déclarations, arrêts, réglemens & jugemens rendus au sujet de la librairie & de l’imprimerie, depuis l’an 1332, jusqu’à présent, Paris, Aux dépens de la Compagnie, 1744, p. 364. 103 Ibid. 104 Cité dans Code de la librairie…, op. cit., p. 54 et suivantes. 105 Ibid. p. 278-279.
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d’amende106. D’autres dispositions règlementaires attestent de la séparation des Heures dans le champ du livre religieux. Depuis 1686, les libraires doivent se regrouper dans le quartier de l’Université, sauf à avoir une permission particulière, à l’exception de ceux qui voudront se restreindre à ne vendre que des Heures & de petits livres de prières, des Edits, Déclarations & Arrêts seulement, auquel cas ils pourront encore demeurer aux environs du Palais, dans la ruë & Parvis Notre-Dame, Pont au Change & Quay de Gêvres ; à peine de confiscation des autres Livres dont ils se trouveront saisis, & d’amende arbitraire107. Les statuts locaux s’inspirent du modèle parisien, d’autant plus qu’ils sont édictés par le Parlement de Paris. Les libraires de Metz, qui obtiennent leur premier règlement en 1656, prévoient que « les personnes non membres de la communauté ne peuvent vendre que les Heures de Rouen et de Troyes et autres petits livres appelés billots ou fatras, A.B.C. et almanachs, à peine de confiscation et amende arbitraire108. » Cette mesure signale plus qu’un consensus législatif, elle montre une définition des Heures apparemment partagée par la profession dans son autorégulation, et par le pouvoir qui surveille l’impression et la distribution des livres. Un dernier témoignage nous en est donné par Joseph d’Hemery (1722-1806), policier auprès des librairies parisiennes après avoir été l’un des quatre inspecteurs de la librairie chargés de veiller notamment à la conduite des colporteurs. En 1752, il mène une enquête sans concession sur l’ensemble des officines d’imprimeurs et boutiques de libraires de la capitale109. Une dizaine de libraires sont des vendeurs d’Heures, à l’exclusion de toute autre marchandise et ils sont, conformément à la loi, regroupés autour de la cathédrale. Léonard Cuissart, reçu libraire en 1743 et demeurant rue Notre-Dame, « vend beaucoup de brochures et des livres d’heures » sans doute hérités du fonds de son père110. La veuve Fetil, demeurant au Palais, « ne vend que des heures et n’est point suspecte »111. Sa voisine, la veuve de Jean-Baptiste Théodore Legras, la quarantaine, est « une bonne bête qui ne vend que des livres d’heures »112. Dans cette liste, deux familles se distinguent : les De Hansy, au Pont-au-Change, des libraires spécialisés dans les Heures et les usages diocésains113, et les Hérissant, qui cumulent trois boutiques autour de la cathédrale, où ils vendent avec plus ou moins de bonheur des livres d’heures. Le vieux Charles, reçu libraire en 1697, est « très pauvre » et laisse la gestion de son affaire à sa femme114, de même que son cousin Jean-François115, mais Claude-Jean-Baptiste, à la fois libraire et imprimeur, est très riche116. 106 Ibid. p. 68. 107 Édit d’août 1686, art. 7, cité dans ibid. p. 97-98. 108 Cité par A. Ronsin, « La communauté des imprimeurs-libraires et relieurs de Metz (1656-1791) », Annales de l’Est, 3 (1960), p. 203-226. 109 La police des métiers du livre à Paris au siècle des Lumières. Historique des libraires et imprimeurs de Paris existans en 1752 de l’inspecteur Joseph d’Hemery, J.-D. Mellot, M.-Cl. Felton et E. Quevel (éd.), Paris, Éd. de la BnF, 2017. 110 Ibid., notice 48. 111 Ibid., notice 100. 112 Ibid., notice 160. 113 Ibid., notice 60. 114 Ibid., notice 125. 115 Ibid., notice 129. 116 Ibid., notice 126.
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À en croire cette enquête, le commerce de livres d’heures n’est pas un bon moyen de faire fortune, à moins d’être aussi imprimeur ; il est le propre de libraires qui survivent petitement au milieu des grandes officines. En province, ce commerce paraît plus solide, qu’il soit assuré par les libraires patentés ou par de simples merciers. Le dossier lorrain, particulièrement fourni mais plutôt pour le milieu et la seconde moitié du xviiie siècle, permet d’en relever les traits saillants. Il existe, d’abord, les libraires traditionnels. Le fonds de Claude-Nicolas-Emmanuel Laurent (1719-1787), imprimeur et surtout libraire à Remiremont, décrit dans l’inventaire de la communauté qu’il forme avec son épouse défunte en 1762117, montre bien comment fonctionnent ces échanges. Son fonds de librairie destiné au commerce avec la population romarimontaine est assez réduit : il compte 118 volumes estimés 56 lt et 7 sous. La piété y est prédominante, et il commerce un grand choix d’Heures : on trouve dans son stock six volumes d’Heures de la congrégation des filles, 14 volumes d’Heures de Cour, deux volumes d’Heures dédiées au roi, 16 volumes d’Heures nouvelles et 4 d’Heures royales. L’estimation totale de ces livres, qui représentent 35% de son stock, se monte à 8 lt et 16 sous, soit seulement 14% de la valeur totale du fonds. Une autre section de l’inventaire est consacrée à un stock constitué de ses propres impressions ou de celles de confrères vosgiens pour revente aux colporteurs. Les quantités sont phénoménales : pour les Heures nouvelles, l’officine conserve 222 exemplaires cousus, 110 endossés et 30 reliés. De tous les livres de piété destinés à ce commerce étendu, les Heures sont de loin celles pour lesquelles une demande sans doute forte justifie de telles réserves, si on exclut de petites feuilles ou brochures de quelques pages avec des oraisons à la Vierge. Le voisinage des Heures avec des ABC, des catéchismes et des opuscules de la bibliothèque bleue s’explique non seulement par la similitude des publics susceptibles d’acheter ces recueils, mais aussi par le statut commercial commun à ces objets : ce sont les seuls que les merciers sont autorisés à débiter dans leurs boutiques. Toutes les sources documentant les stocks des merciers aux xviie et xviiie siècles confirment que ces boutiques débitent des livres d’heures au milieu d’objets de quincaillerie, de vêtements, de produits pharmaceutiques, relayant ainsi les tirages pharamineux des imprimeurs de Paris et de province. À Épinal, petite ville dotée d’un collège et d’administrations relais du pouvoir central, ces marchands sont omniprésents. L’inventaire après-décès de Jean-François Vatot, imprimeur libraire à Bruyères, signale au chapitre des dettes actives deux merciers, Campagniard et France, et des marchands comme la veuve Colin, ou Treullir118 ; tous résident à Épinal. Dans cette ville, au cours du xviiie siècle, ils sont au moins 11 à vendre, au milieu d’une marchandise hétéroclite, des livres. Ces marchands généralistes ont un stock de 3,7 titres en moyenne, dans des quantités variables (un à 40), et les titres nous apprennent qu’il s’agit probablement des livres imprimés, plus ou moins légalement, dans les Vosges : à nouveau, des Heures, l’Imitation (chez Charles Bailly), des psautiers et demi-psautiers, l’Histoire de la bible (probablement celle de Royaumont), chez Joseph Febvrel. Le mercier est sans doute un intermédiaire commode 117 Epinal, AD Vosges : Fonds Friry, 6 I 101. Étudié par P. Heili, « Claude-Nicolas-Emmanuel Laurent (1719-1787) et les commencements de l’imprimerie à Remiremont », Le Pays de Remiremont, 8 (1986), p. 49-72. 118 Épinal, AD Vosges : 3B 28(2).
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et moins intimidant que le libraire, pour une population peut-être moins familière du livre. Ces merciers peuvent être ambulants, comme Philippe Villard, domicilié à Épinal, mais décédé à La Bresse en effectuant sa tournée, avec, entre autres marchandises, 9 titres, 49 volumes, dont la moitié de livres de piété, Heures, Ange conducteur, etc. L’inventaire de Jean-François Vivot (1725-1771) dressé à son décès révèle qu’il écoule sa production grâce à sept colporteurs, dont on ignore l’aire de travail. Il existe donc une intense circulation du livre à travers les Vosges, entre plaine et montagne, entre le cœur et les marges de la province. Ce rôle central des boutiquiers généralistes se confirme justement en zone rurale. Chez Dominique Dauchey, marchand à Favières, en Lorraine centrale, en 1774, on relève deux volumes d’Heures parmi 113 volumes, principalement des ABC et rudiments scolaires, ou des catéchismes et livres d’offices, estimés moins d’une lt pièce. À quelques lieues de là, chez Claude Rabel qui tient boutique à Vézelise, le stock présente exactement les mêmes caractéristiques. On y dénombre sept volumes d’Heures royales, estimés 10 sous pièce. Ce sont malgré tout les livres qui ont la plus grande valeur marchande avec les psautiers, en comparaison des livres scolaires et des catéchismes119. L’année suivante, chez la veuve Kayser à Saint-Avold, en Lorraine germanophone, on observe la même marchandise : deux livres d’heures à neuf sous pièce au milieu d’un fatras de livres scolaires et de manuels de piété en français et en allemand120. En l’espace de deux siècles, ainsi, le monde du livre a érigé le livre d’heures en objet commercial, caractérisé par un lectorat universel, des parentés camouflées avec le livre de piété et des possibilités de fabrication et de diffusions plus souples. Cette évolution est essentielle dans la longue histoire des livres d’heures : elle marque le passage d’un ouvrage au contenu codifié, malgré de nombreuses variations, à une « marque » relativement dissociée du contenu. Il reste à évoquer, en changeant radicalement d’échelle, la diffusion coloniale des livres d’heures produits à Paris ou en province. La Nouvelle-France étant colonie royale, le commerce des biens de part et d’autre de l’Atlantique y a été particulièrement réglementé, d’autant qu’il n’existe pas d’imprimerie dans ce territoire d’Amérique du Nord avant le régime anglais. Les Français installés à Québec, Montréal et dans les quelques postes de traite ont les mêmes besoins en livres que leurs compatriotes des villes et des champs en France ; les missionnaires apportent avec eux des livres pour leur usage ou pour la conversion des Indiens. Différentes études sur la consommation de livres ou leur commerce en Nouvelle-France au tournant des xviie et xviiie siècles montrent à la fois la dépendance de la colonie à la mère patrie, et la transposition des pratiques spirituelles outre-Atlantique. Les inventaires après décès des nobles canadiens témoignent de lectures principalement religieuses. Le livre le plus universellement possédé est le livre d’heures : Heures de vie, Heures de la Congrégation, Heures à l’usage du diocèse de Paris, Heures
119 T. Volpe, « Lectures lorraines sous l’Ancien Régime : l’exemple du Saintois », Annales de l’Est, 55-1 (2005), p. 97-117. 120 Ph. Martin, « Libraire et/ou épicier. Le commerce du livre dans les campagnes lorraines vers 1770 », in Église, Éducation, Lumières… Histoires culturelles de la France (1500-1830). En l’honneur de Jean Quéniart, Rennes, PUR, 1999, p. 119-126.
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à la Reine, Heures royales, etc.121. Dans les ménages non aristocratiques, un foyer sur trois possède au moins un livre d’heures, toutefois moins important que les vies des saints122. Tous ces livres viennent de France et sont débités principalement par des marchands généralistes. Claude Pauperet, berrichon d’origine, fait le voyage transatlantique une première fois en 1697, puis revient en 1699 et épouse l’hiver suivant la veuve d’un militaire établi à Champlain. Sa boutique propose à la clientèle une variété de livres d’heures, dont une paire garnie d’argent, « six paires [de] grandes heures Royalles », ainsi qu’une douzaine d’autres Heures royales, la moitié garnie de crochet, l’autre reliée de maroquin rouge – et deux douzaines d’Heures de la Congrégation. Il faut y ajouter sept exemplaires de l’Office de la semaine sainte, dont six sont exclusivement en latin et l’autre bilingue, une Imitation de Jésus-Christ, un exemplaire des Méditations de Joannes Busaeus, une douzaine d’exemplaires de la Conduite de la confession et de la communion, quatorze exemplaire du Livre de vie et une autre demi-douzaine d’Heures, cette fois, bilingues, français et latin. En tout, un peu plus de 75 lt d’imprimés. Un autre inventaire de sa boutique daté de 1703 détaille encore pour environ 60 lt de marchandise, entièrement renouvelée, hormis les œuvres de François de Sales et de Busée. En trois ans, il a donc liquidé les sept offices de la semaine sainte, les dix-huit Heures royales, et au moins quatorze Heures de la congrégation123. Cet exemple prouve l’existence d’un flux régulier de marchandises, et en conséquence, l’adéquation entre l’offre et la demande. Les marchands généralistes s’imposent comme des interlocuteurs familiers des colons pour toute transaction. Le livre d’heures figure dans les arrière-boutiques de 32 fonds de commerce en lot moyen de 30 exemplaires, de manière extrêmement homogène. Dans treize boutiques, le stock est inférieur à douze unités, et une seule boutique en offre plus de cent. Nicolas-Gaspard Boucault, ainsi, possède trente Heures et 24 Heures de la Congrégation124. La mise en marché est discrète. Chez Nicolas Volant, en 1703, les livres d’heures sont dispersés dans deux magasins sans logique aucune, au milieu de pierres à dégraisser, de plumes et de tissu, d’aiguilles, de fromages et de faux. L’approvisionnement se fait au fil des allers et retours de navires entre les ports atlantiques français et Québec. Le négociant François Berlinguet adresse en 1749 à son confrère québécois en route pour l’Europe, Guillaume-Joseph Besançon, une commande et lui remet à cette occasion une somme de 76 lt 19 s. « pour l’employer en Heures de vie et de la Congrégation »125. Les institutions locales, comme le Séminaire de Québec ou les armateurs, ne s’approvisionnent pas auprès des marchands locaux ; ils disposent de procureurs à Paris. Dans seulement cinq cas, on voit ainsi le séminaire acquérir des Heures pour les domestiques de la maison, les engagés Pierre Guignard (1674) et Jean de Loizelière dit Lafleur (1682), ainsi que pour les données Anne Cochon (1721) et Marie Pot (1731 et 1749), parce que c’est une marchandise ordinaire. Il faut enfin souligner le rôle
121 M. Robert, « Le livre et la lecture dans la noblesse canadienne 1670-1764 », Revue d’histoire de l’Amérique française, 56-1 (2002), p. 3-27. 122 Fr. Mélançon, Le livre à Québec dans le premier xviiie siècle : la migration d’un objet culturel, thèse de doctorat, Université de Sherbrooke, 2007, p. 138. 123 Ibid., p. 201-202. 124 Ibid., p. 204. 125 Ibid., p. 194.
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des voyageurs et des missionnaires, qui serrent dans leurs effets des Heures. En 1535 déjà, Jacques Cartier avait laissé aux autochtones d’Hochelaga une bible et un livre d’heures pour les remercier de leur accueil126. Les marins emportent avec eux quelques livres et les gardent quand ils s’établissent sur place. Les missionnaires aussi emportent des livres, de France vers la Nouvelle-France, puis de Québec ou Montréal vers le Haut-Mississippi, tel Jean-François Forget Duverger, qui fait circuler quinze exemplaires du catéchisme du diocèse de Sens, trois Journées chrétiennes et des Heures chrétiennes dans la mission des Tamarois. Quand ils en dépendent, ce sont (au xviiie siècle) les Missions Étrangères de Paris qui fournissent les livres. La fin de la présence française en Amérique du Nord ne met pas tout à fait un terme à cette circulation des Heures sur les deux rives de l’Atlantique. Une certaine francophilie, à Boston, à New York et à Philadelphie, engendre une demande en livres français, renforcée par l’émigration aristocratique française après 1791. Les imprimeurs anglo-américains et français installés à Philadelphie produisent ainsi, entre 1791 et 1800, plusieurs livres d’office français-latin, dont des livres d’heures et leurs avatars, les Etrennes spirituelles127. Une remondanisation du genre : Heures versifiées et Heures illustrées
La diffusion massive de petits volumes bon marché, de facture grossière, à la typographie peu soignée, a fait entrer le livre d’heures jusque dans la petite bourgeoisie puis jusque dans le monde paysan alphabétisé. D’Helix de Delnat, veuve d’un marchand de Villefranche-de-Rouergue qui en 1659 détient « une Heures à prier Dieu »128, à Vital Vidal, hôte de Pezens en Languedoc qui en 1774 possède parmi 14 volumes les Heures du diocèse129, jusqu’à cette paysannerie aisée chez laquelle deux ou trois volumes entrent à la fin du xviiie siècle130, les Heures sont partout. Ce processus de pénétration sociale a certainement éloigné les classes supérieures sinon de la prière des Heures, du moins de la possession de ces recueils qui ne correspondent pas aux codes formels du livre de la noblesse ou de la haute bourgeoisie. On peut alors poser l’hypothèse qu’à destination de ce public méprisant les volumes les plus largement vendus dans les boutiques de libraires et par les colporteurs, une nouvelle catégorie d’Heures a été pensée et mise en vente, dans l’idée de réconcilier une part mondaine du lectorat avec des livres correspondant à ses attentes esthétiques et littéraires. Cette rénovation des Heures a pris deux directions : la versification et l’adjonction d’eaux-fortes très soignées. La poétisation des Heures est un fait ancien. La liturgie des Heures, fondée sur les psaumes, porte en elle-même ce lien génétique entre poésie et temps chrétien : la forme
126 Brief récit de la navigation de Jacques Cartier, Paris, P. Roffet, 1545, p. 155. 127 C. Hébert, « French publications in Philadelphia in the age of the French Revolution: a bibliographical essay », Pennsylvania History, 58-1 (1991), p. 37-61. 128 P. Lançon, « Livres, libraires et lecteurs en Rouergue au xviie siècle », Revue du Rouergue, 63 (2000), p. 49-76, ici p. 65. 129 Cl. Marquié, « Bibliothèques carcassonnaises dans la seconde moitié du xviiie siècle », in Des moulins à papier aux bibliothèques. Le livre dans la France méridionale et dans l’Europe méditerranéenne (xvie-xxe siècles), Montpellier, CHMC, 2003, t. 2, p. 625-648, ici p. 638. 130 R. Chartier, « Lectures paysannes. La bibliothèque de l’enquête Grégoire », Dix-huitième Siècle, 18 (1986), p. 45-64.
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responsoriale des psaumes, la récitation, la forme des hymnes invitent à la scansion, tandis que les psaumes, « grand fond roulant de la prière chrétienne, […] sont repris inlassablement, du premier au dernier, non pas dans l’ordre du psautier, mais pour répondre à la poétique de l’‘heure’ »131. Ainsi, des quatrains accompagnent le calendrier dès le xve siècle, tandis que Gringore, en 1525, met en vers l’office de la Vierge. Les enjeux de cette poétisation sont toutefois changeants. Des procédés mnémotechniques et divertissants que représentent les quatrains des premiers livres d’heures, à la recherche d’un public qui associe poésie, génie littéraire, hommage à toute forme de puissance temporelle ou divine et accueil de la grâce, ce qui était déjà probablement l’idée de Gringore, la mise en vers des Heures devient au xviie siècle un désir de marquer une position sociale dont l’identité repose, entre autres, sur la capacité à apprécier à sa juste valeur la beauté littéraire qui sublime la prière. En 1584, Abel L’Angelier († 1610) publie des Heures à l’usage de Rome que complètent un Formulaire de prières, oraisons et instructions chrestiennes et des Prières enrôlant les poètes français qui se sont fait connaître par leurs paraphrases en vers français de textes latins, comme Desportes et sa Paraphrase sur le Libera me Domine, ou Ronsard et son Te Deum laudamus en vers. Cette distance avec le texte latin tient aussi à l’émergence de formulaires en vulgaire qui apparaissent au même moment et fournissent aux poètes une trame nouvelle aux prières traditionnelles. C’est que l’exercice est complexe : comment rendre en vers « une littérature hautement répétitive où la marge d’invention – au sens moderne du terme – est impérativement limitée132 » ? Par la versification, l’écriture de la prière s’émancipe des formes et du vocabulaire latin, le titre de la prière restant seulement un signe de reconnaissance sur la nature du recueil que le lecteur tient dans ses mains. La prière entre ainsi dans une conscience littéraire nouvelle. L’autonomisation du champ littéraire français dès le xvie siècle, avec la complicité des imprimeurs et libraires, qui aboutit plus sûrement au siècle suivant, donne lieu à un regain d’intérêt pour les Heures alors que l’humanisme dévot, lui-même promoteur de la poésie sacrée, s’éteint et est progressivement remplacé par des courants mystiques très divers, véhiculés par les cloîtres aussi bien que par les salons. À l’usage de ce lectorat dévot et lettré qui attend de la prière une émotion esthétique dans laquelle peut se réaliser l’accès au divin, de nouveaux livres spirituels sont conçus. Le « lecteur » des Heures est davantage qu’un consommateur de recueils à la fabrication plus soignée ; il investit les vers et leurs significations multiples de connaissances exégétiques et de sentiments religieux, tout en mettant au service de sa lecture une connaissance certaine des codes littéraires133. Dans cette production d’Heures à usage à la fois spirituel et mondain, il faut donc compter avec la virtuosité du versificateur et l’horizon d’attente littéraire et dévot du lecteur. Ces deux pôles définissent un espace où les vers sont lus, priés mais aussi appréciés par la critique littéraire et canonique. Les solitaires de Port-Royal, tenus de se défendre des accusations d’augustinisme forcené que leur ont adressées les jésuites dès la parution de leur office de la Vierge en vers, s’expliquent des libertés prises avec le texte latin :
131 I. Renaud-Chamska, « Poétique de la Liturgie des Heures. Notes brèves sur le bréviaire », in M. Bercot et C. Mayaux (éd.), Poésie et Liturgie (xixe-xxe siècles), Berne, Peter Lang, 2006, p. 177-197. 132 B. Petey-Girard, op. cit. 133 A. Mantero, « Avant-propos », in A. Cullière et A. Mantero, La poésie religieuse et ses lecteurs aux xvie et xviie siècles, Dijon, EUD, 2005, p. 8.
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Mais il n’est pas des vers comme de la prose. Car on est tellement lié par les mesures & par les rymes, qui sont les chaisnes de nostre poësie, & on est resserré dans des bornes si estroittes lors qu’il faut traduire quatre vers latins en quatre françois, qu’au lieu que d’une part je défie tous les Jesuites de trouver la moindre expression considérable quelle qu’elle soit dans toutes les Heures, que l’on n’ait pas traduite en prose selon le mesme sens du latin avec une exactitude toute entiere, il faut qu’ils reconnoisent de l’autre, que quelque exact qu’on ait esté dans la version des Hymnes, il y a neantmoins quelques expressions & épithètes des vers latins, que l’on n’a pas rendues tousjours, & qu’on n’a pas creu devoir tousjours rendre dans les vers françois, parce que l’élocution françoise est plus étendue & enferme moins de sens que la latine, qui est courte & seconde en sens, & que le Traducteur s’estoit obligé par tout à traduire vers pour vers134. Ce défi de la versification traverse toute la poésie chrétienne du siècle, accusée de rimaillerie et ses auteurs, de « poètes tourneurs » par certains jésuites135. La poésie doit entrer dans le champ des arts divins permettant de s’associer aux mystères du dogme et de la liturgie. Ces Heures de Port-Royal ont éveillé l’attention de la critique, mais d’autres recueils sont mis sur le marché tout au long du siècle, traduisant une demande d’un public d’« ames penitentes » amateurs de vers136. Chose intéressante, elles émanent toujours d’un cercle laïc de poètes mondains bien vus en cour. Les Heures du chrestien de Jean Magnon (1620-1662), historiographe du roi, paraissent en 1654, soit quatre ans après les Heures de Port-Royal et contiennent des « avis, réflexions & méditations » traduites en vers137. Ces Heures s’adressent à un lectorat parfaitement habitué à la récitation de l’office divin, comme le suggère l’auteur dans son avis au lecteur : « je n’ay point mis de table en ces Heures, parce que l’ordre y est bien observé ». Il propose aussi l’apprentissage par cœur des principales prières et des répons des offices, ce que la versification doit faciliter. Du même milieu curial que Magnon, et en recherche d’un même lectorat dévot, Claude Sanguin († 1680), conseiller et maître d’hôtel du roi puis du duc d’Orléans, met son art poétique au service de la traduction versifiée des hymnes et prières pour les vingt principales fêtes de l’année138. Tristan l’Hermite (1601-1655), d’abord protégé de Gaston d’Orléans, auteur précieux et baroque, donne à son tour en 1664 sa propre mise en vers des Heures139. La proximité des dates laisse deviner une forme d’émulation dans le travail versificatoire qui occupe les milieux mondains, les hymnes et prières de l’office offrant un matériau à la fois connu de tous et suffisamment riche en sens moral et mystique pour donner aux poètes un travail d’écriture et d’interprétation assez large. Cette concurrence s’exerce dans un 134 Lettre à une personne de condition. Par laquelle on justifie la Traduction des Hymnes en vers François dans les nouvelles Heures, contre les reproches injurieux du P. Labbé & d’autres jésuites, qui ont accusé le traducteur d’avoir voulu ôter à Jésus-Christ la qualité de Rédempteur de tous les hommes, s. l., s.n., 1651, p. 6. 135 Ibid., p. 16. 136 L’office de la glorieuse Vierge Marie. Traduit en vers françois. Pour le contentement de ceux qui ont son honneur en recommandation. Suivent aussi les psalmes penitentiaux & canoniaux pour l’exercice des ames penitentes, Paris, M. Henault 1621. 137 J. Magnon, Les Heures du chrestien…, op. cit. 138 Cl. Sanguin, Heures en vers francois. Contenant les CL Pseaumes de David, Paris, Jean de La Caille, 1660. 139 T. L’Hermite, Les Heures dédiées à la Sainte Vierge… contenantes les offices de l’Église pour tous les temps de l’année, accompagnées de prières, méditations et instructions chrestiennes, tant en vers qu’en prose, Paris, J.-B. Loyson, 1664.
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milieu confiné, celui de la cour et des grands aristocrates, ce qui n’empêche pas ensuite une appropriation par des cercles plus larges. La proximité de Corneille (1606-1684), dramaturge d’extraction robine, avec le pouvoir est moins nette mais son engagement littéraire est plus grand et il reçoit à partir de 1663 des gratifications royales régulières. Quand il publie en 1670 sa traduction de l’office de la Vierge, il est déjà connu pour celle de l’Imitation de Jésus-Christ presque vingt ans plus tôt. Comme ses prédécesseurs dans cet exercice, il dédie son œuvre à la reine, ce qui confirme l’hypothèse d’une mode toute curiale de ces offices en vers140. Ce public trouve ainsi dans ces recueils et dans les pratiques spirituelles et sociales qu’ils fondent, une manière de se démarquer du tout-venant éditorial tout en restant fidèle à la récitation des Heures. Le recueil de Tristan L’Hermite attire aussi notre attention sur une autre dimension de cette remondanisation d’un genre fortement popularisé. Il est « enrichi de figures dessinées par le sieur Stella et gravées par Antoine [pour Abraham] Bosse ». La gravure s’empare des Heures pour réinterpréter au burin les scènes majeures de la vie de la Vierge et du Christ. La filiation avec les pratiques anciennes, celles des miniaturistes puis des graveurs sur bois paraît évidente, mais là encore, l’adjonction de gravures semble répondre à un besoin de diversifier les produits mis sur le marché en faveur d’un public qui ne se reconnaît plus dans les Heures les plus couramment vendues chez les libraires. Cette démarche commerciale est d’ailleurs concomitante de la versification savante à la fin du xvie siècle. Elle ne tient pas seulement à l’évolution des techniques, du bois vers le cuivre. À Metz, ainsi, Abraham Fabert (1560-1638) donne en 1599 des Heures de Nostre Dame latin-français à l’usage de Rome qui font l’objet de deux éditions simultanées, l’une ornée de gravures d’Alexandre Vallée (v. 1558-v. 1618), l’autre avec une planche sur cuivre de Pierre Woeiriot (1532-1599) datée de 1596, et des gravures sur bois dans le corps de l’ouvrage141. Il s’agit donc bien de proposer deux produits différents, à des coûts également différents, pour un lectorat bien différencié pourvu de sensibilités esthétiques éloignées. À partir de la réforme de Pie V, qui relance d’édition des Heures dans toute l’Europe, des efforts sont faits pour illustrer certaines éditions. L’apport le plus original est probablement flamand, et plus précisément anversois, sous l’égide de Christophe Plantin (1520-1589) qui produit pour Philippe II et les milieux aristocratiques et curiaux espagnols des Heures illustrées. Plantin fait travailler des artistes anversois, qui explorent et synthétisent des sources d’inspiration variées : les bordures parisiennes du siècle précédent, les encadrements à l’italienne, les motifs naturalistes flamands par exemple. À l’inverse, les Heures publiées par Plantin ont une grande influence formelle sur les manuels publiés en France : l’Officium beatae Mariae Virginis produit par Guillaume Merlin en 1573, celui de Jacques Kerver de 1573, celui de Jean Exertier à Besançon en 1591, par exemple, copient de nombreux éléments graphiques des Heures anversoises142. Ces influences réciproques confirment qu’après plus de deux siècles, le livre d’heures, produit européen, est toujours à la recherche de ses caractéristiques esthétiques et formelles.
140 P. Corneille, L’Office de la sainte Vierge, traduit en françois tant en vers qu’en prose avec les sept pseaumes pénitentiaux, les vespres et complies du dimanche et tous les hymnes du bréviaire romain, Paris, R. Balard, 1670. 141 P. Chenut, Les éditions des Heures de Nostre Dame imprimées à Metz par Abraham Fabert en 1599, Nancy, 1932. 142 K. L. Bowen, Christopher Plantin’s books of Hours: illustration and production, Nieuwkoop, de Graaf Publishers, 1997.
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Au fil du xviie siècle, il est courant d’adjoindre quelques cuivres de récupération dans les Heures pour les rendre plus attrayantes ; les Heures nouvelles dédiées à Madame la Dauphine publiées en 1689 comprennent ainsi un frontispice avec l’adoration des Mages ; une Annonciation située avant l’office de la Vierge, un roi David composant les psaumes avant les psaumes pénitentiels, un Christ dans les nuées introduisant l’ordinaire de la messe, enfin une Cène avant les Hymnes. Ces gravures sont signées Pierre Landry (1630-1701), graveur parisien. Les Heures royales dédiées à Monseigneur le duc de Bourgogne, en 1701, comportent une série de trois gravures de Simon Thomassin (1655-1733), spécialisé dans les portraits et sujets religieux. On retrouve d’ailleurs certaines de ces gravures dans les Heures de la journée chrétienne publiées en 1705, ce qui montre que les cuivres circulent ou sont plagiés afin d’offrir au public une imagerie consensuelle. La démarche de l’éditeur des Heures particulières à l’usage des femmes enceintes, en 1657, est assez explicite sur ce point. Il insère entre les offices des gravures hétéroclites, dues au burin de Balthasar Montcornet (Vierge à l’Enfant, Annonciation, sainte Anne, Christ à la colonne, Portement de la croix par exemple), de Jaspar Isaac (sainte Marguerite, sainte Famille, saint Nicolas Tolentino), Bolswert (Marie-Madeleine embrassant les pieds du Christ), Matheux (sainte Geneviève), Martin vanden Enden… À moins que le propriétaire du recueil ait lui-même exécuté ces insertions à partir d’images qu’il ou elle possédait, il est plus probable que le libraire ait fabriqué ce patchwork pour attirer le client. À l’opposé de cette démarche commerciale, l’apport de graveurs célèbres à l’illustration des Heures indique une intention de toucher un public plus exigeant. Le cas de Sébastien Le Clerc (1637-1714) illustre bien cette recherche d’un autre lectorat qui peut trouver dans sa signature un nouvel intérêt pour les Heures. Le Clerc grave plusieurs séries d’images pour les Heures. Une première suite composée pour les Heures à la Dauphine, publiées à Metz chez Bouchard en 1680, se compose d’un frontispice, d’une Trinité, d’une Immaculée Conception, d’un Enfant-Jésus, d’un crucifix, d’une Descente du saint Esprit, d’une adoration du Saint-Sacrement, d’un saint Joseph et d’un Ange gardien. Il s’agit donc surtout d’images de dévotion à usage mondain, dont la place est généralement limitée dans les livres d’heures, mais courante dans le commerce de l’estampe, en particulier parisienne, au Grand Siècle143. Des éditions plus tardives de ces Heures à la Dauphine, devenues ensuite Heures à la Chancelière suite à un changement de dédicace, contiennent un frontispice représentant la princesse royale à genoux devant un ange qui tient ses armes, le roi David, une Annonciation, un Jardin des Oliviers, une Crucifixion, une Résurrection et une Apothéose de la Vierge144. Cette fois, l’artiste a privilégié l’imagerie traditionnelle des Heures. Sébastien Le Clerc travaille pour le roi ; c’est aussi le cas de Louis Senault (1630-v. 1680), écrivain, graveur, calligraphe et secrétaire ordinaire de la Chambre du Roi145. Il théorise dans plusieurs ouvrages la possibilité de rendre par la gravure l’écriture naturelle. Il donne à plusieurs reprises des Heures intégralement gravées, texte et image : un Office de la Vierge 143 M. Grivel, Le commerce de l’estampe à Paris au xviie siècle, Genève, Droz, 1986. 144 Ch.-A. Jombert, Catalogue raisonné de l’œuvre de Sébastien Le Clerc, chevalier romain, dessinateur et graveur du cabinet du roi, Paris, chez l’Auteur, 1774, t. 1, p. 265-266 (éd. de 1680) et p. 324-326 (éd. de 1683). 145 I. de Conihout et Fr. Gabriel (éd.), Poésie et calligraphie imprimée à Paris au xviie siècle : autour de la Chartreuse de Pierre Perrin, Paris, Bibliothèque Mazarine, 2004, p. 135.
i m p rimer les heur es : la n aissa nce d’une catég orie éditoria le
Figure 2.11 : Louis Senault, Heures nouvelles tirées de la Sainte Écriture, Paris, Louis Senault et Claude de Hansy [après 1690].
Marie, avec plusieurs prières et oraisons (1661), un Petit office de la sainte Vierge (1670), des Heures nouvelles dédiées à Madame la Dauphine (1685) et enfin des Heures nouvelles tirées de la Sainte Écriture achevées par sa fille Élisabeth (1690). Le décor, sobre et élégant, limité à des stylisations florales et des arabesques, a tout pour plaire à un public mondain (Fig. 2.11). Ces éléments convergent en faveur d’une appropriation différenciée des Heures selon la situation sociale du lectorat. Conscients de ce marché, éditeurs, poètes et artistes multiplient les propositions pour permettre à une communauté de lecteurs mondaine, urbaine, proche de la cour et de la famille royale, de renouer avec la pratique des Heures, mais aussi de fonder sur ces recueils des pratiques sociales, intimes ou collectives, d’émotion artistique et littéraire qui ne s’opposent pas, loin s’en faut, à la pratique liturgique privée ou publique, elle-même porteuse de sentiments et d’expériences sensibles et affectives146. De telles publications ne dépassent cependant pas les années 1720. Au fil du xviiie siècle, les éditions se multiplient sans laisser de place à de telles entreprises littéraires et artistiques et favorisent plutôt la standardisation d’un « produit ». * Jusqu’à la fin du xviie siècle, le modèle médiéval persiste dans la structure et le contenu des Heures, tandis que l’objet imprimé sous ce nom s’impose dans tous les foyers sous l’effet d’un effort commercial sans équivalent pour d’autres produits à la même époque. Mais les usages que les fidèles en font n’ont plus guère de rapport avec ceux des lecteurs du Moyen Âge et du début du xvie siècle. L’objet reste un bien individuel, mais utilisé dans un cadre communautaire, celui de la messe. En même temps, une série d’ajouts, comme les prières du matin et du soir ou l’examen de conscience, réactivent le caractère intime de ces recueils. Cette dualité est une nouveauté. Elle autorise de nouvelles appropriations, dont nous n’avons guère de traces. Curieusement, l’échantillon d’Heures que nous avons examiné ne porte pas de marginalia, à l’inverse des livres de piété souvent enrichis de mentions
146 R. McDonald, E. K. Murphy et E. L. Swann (éd.), Sensing the Sacred in Medieval and early modern Culture, Londres, Routledge, 2018.
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chapitre 2
manuscrites invasives dans les gardes et les marges147. Si le livre d’Heures est, comme il le prétend par son contenu, le mentor du catholique, il l’est uniquement par le biais d’un rituel, qui ne suscite pas de confidences dévotes ou de marques d’individualisation. Pour une partie de la population, les imprimeurs proposent une gamme d’objets favorisant la distinction sociale, mais dans une bien moindre mesure que ne le permettaient les recueils médiévaux. Cette standardisation des Heures connait son point culminant à partir des années 1740, et plus sûrement encore au siècle suivant, quand le terme n’est plus qu’un outil générique de désignation d’un produit définitivement émancipé des cadres spirituels et sociaux de l’Ancien Régime.
147 Ph. Martin, « Marginalia : Lire pieusement une plume à la main aux xviiie-xixe siècles », in Ph. Martin et L. Châtellier (éd.), L’écriture du croyant, Turnhout, Brepols, 2005, p. 101-111.
Chapitre 3
Vers 1730 – vers 1900 : des Heures au Paroissien
Pour apprécier la production et la nature exacte des livres d’heures mis sur le marché après 1730, les sources sont délicates d’utilisation. Celles qui documentent la production sont très inégales, presque inexistantes avant la Révolution, et au contraire abondantes après, grâce au dépôt légal, de plus en plus efficace au xixe siècle. En outre, la règlementation sur le livre est transformée en profondeur à partir de la Révolution et la fin des corporations facilite la mise sous la presse de livres d’heures dans un contexte concurrentiel désormais non régulé. Il reste évidemment la consultation des livres d’heures, mais l’ampleur de la production n’autorise que des sondages. La chronologie, par ailleurs, est complexe. La ligne continue que nous suggérons entre le règne de Louis XV et la Troisième république est bien évidemment artificielle à certains égards : le fidèle de 1740 n’est pas celui de 1840, ni celui de 1900. Il faut faire la part entre les continuités et les changements entre l’Ancien Régime et le catholicisme du xixe siècle. Toute une historiographie a souligné ce que le xixe siècle emprunte spirituellement à l’âge classique1 et ces emprunts expliquent sans doute que l’Église ait pu se remettre en deux ou trois décennies de la Révolution. Mais après la Révolution et l’Empire, les temps ont aussi changé. La pratique liturgique s’est émancipée des codifications en l’absence de prêtres ; les pratiques hétérodoxes et superstitieuses, tenues à distance par le clergé tout au long du xviiie siècle, ont regagné du terrain ; enfin, les grilles d’interprétation de l’ordre politique et social à partir d’une théologie du pouvoir qui a duré plusieurs siècles sont définitivement caduques2. Le renouveau catholique du xixe siècle est tout à la fois local et romain ; il est le fait des structures paroissiales rénovées, du retour progressif des ordres religieux à proximité des communautés d’habitants, des missions rurales et urbaines et de la fascination qu’exerce le modèle romain. Pourtant, le livre d’heures d’après 1730 reste fidèle à lui-même pendant plus d’un siècle et demi. On s’interrogera donc ici sur cette continuité et sur les usages permis par des livres d’heures en perpétuelle mutation. Essai de quantification Prendre la mesure de toute la production d’Heures, à Paris comme en province, avant la Révolution, n’est pas chose aisée. À défaut de pouvoir l’appréhender sur les six décennies qui courent de 1730 à 1790, il est possible d’observer les manières de travailler des
1 Cl. Savart, Les catholiques en France au xixe siècle. Le témoignage du livre religieux, Paris, Beauchesne, 1985, p. 519-540. 2 J. Le Goff et R. Rémond (éd.), Histoire de la France religieuse. Du Roi Très-Chrétien à la laïcité républicaine (xviiie et xixe siècles), Paris, Seuil, 1991, p. 415-452.
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chapitre 3
imprimeurs sur dix années importantes, celles qui suivent la réforme de la règlementation du livre de 1777. Celle-ci institue la permission simple, qui dispense les imprimeurs du cachet du grand sceau et permet de republier un ouvrage qui n’est pas, ou plus, protégé par un privilège, tels « les livres classiques & usuels comme les auteurs grecs ou latin, sacrés ou profanes, dont les ouvrages étoient connus avant l’invention de l’imprimerie ; & les ouvrages de dévotion intitulés : Imitatio Christi, la Journée du chrétien, les Sages entretiens, l’Ange Conducteur, les Cantiques de l’âme dévote, &c, &c, &c »3. La permission est valable trois ans et l’imprimeur ne peut en faire usage que dans sa ville d’exercice. Cette réforme est le point d’aboutissement de la généralisation des permissions tacites, largement multipliées au milieu du xviiie siècle. Les officines provinciales ont particulièrement tiré bénéfice de cette nouvelle situation, même si l’on doit soupçonner cette source4 de ne pas refléter avec exactitude les agissements de la profession – l’absence des hommes du livre lyonnais pose en effet question. Les registres dénombrent 1780 demandes entre 1777 et 1789, dont seulement 55 émanent d’ateliers parisiens. Ils permettent de quantifier une frange de la production et donc d’opérer des comparaisons régionales. Le nombre de permissions demandées pour des livres profanes (52,5%) et des livres religieux (47,5%) est presque équivalent, mais les tirages, que les imprimeurs doivent signaler au moment de la demande, sont nettement plus importants pour les livres religieux (67,5%) que pour les ouvrages profanes. Les Heures représentent 14% des demandes et 279 300 exemplaires au moins mis sur le marché en 13 ans, étant entendu que les demandeurs pouvaient sans vergogne augmenter le tirage au moment de l’impression, ce qui resterait invérifiable aux yeux du pouvoir royal. Le tirage moyen d’un livre d’heures, d’après cette source, est alors de 2387 exemplaires, ce qui est un peu supérieur à la moyenne des livres de piété (1939 exemplaires). Quelques entreprises audacieuses dépassent les 5000 exemplaires. Monnoyer, à Neufchâteau dans les Vosges, demande le 22 juillet 1782 une permission pour des « Heures de cour » in-32 dont il prévoit un tirage de 5000 exemplaires ; la même année, le 4 juillet, Huart à Dinan (Bretagne) songe à un tirage de 8000 exemplaires pour des « Heures de Notre-Dame à l’usage de Rennes » in-16o. Ces chiffres indiquent une faible prise de risque : l’impression de livres d’heures est une affaire nécessairement rentable. La chronologie des demandes (Doc. 3.1) ne met en évidence aucune tendance à la hausse ou à la baisse, mais plutôt une grande stabilité, les années où les permissions d’imprimer des Heures sont moins nombreuses étant immédiatement compensées l’année suivante par des demandes accrues. Ce rythme traduit vraisemblablement celui du délai pour écouler un tirage. Des imprimeurs lorrains, et parmi eux vosgiens émanent 80% des demandes. Si les presses nancéiennes, traditionnellement actives depuis le début du xviiie siècle, émettent 25 demandes en treize ans, depuis les ateliers de Lamort, Haener, Barbier et Leseur, les officines vosgiennes sont encore plus entreprenantes. La veuve Vivot à Bruyère, redoutable femme d’affaires5, cumule 18 demandes de permission : le quart de ses demandes concerne
3 Encyclopédie méthodique, Paris-Liège, Panckoucke-Plomteux, 1784, t. 3, p. 578-579. 4 R. L. Dawson, The French Bookstrade and the permission simple of 1777: copyright and public domain with an edition of the permit registers, Oxford, The Voltaire Foundation, 1992. 5 A. Ronsin et P. Heili, « L’imprimerie Vivot à Bruyères (Vosges), 1763-1816. Cinquante ans de publications de livres bleus », in Bruyères, entre montagne et plateau lorrain, Saint-Dié, Société d’Émulation des Vosges, 2006, p. 155-196.
ver s 1730 – vers 1900 : des heures au pa roissien Document 3.1 : Demandes et estimation des tirages pour la réédition d’Heures d’après le registre des permissions simples (1779-1789)
Nombre de demandes
Tirages estimés cumulés
Tirage moyen annuel
1779 1780 1781 1782 1783 1784 1785 1786 1787 1788 1789
10 11 9 13 7 17 5 17 14 10 5
24500 31000 24000 41500 17500 38300 12000 37000 25000 19000 9500
2450 2818 2667 3192 2500 2253 2400 2176 1786 1900 1900
des Heures et elles ont lieu, en effet, une année sur deux. À Neufchâteau, les Monnoyer agissent de la même manière. À Épinal, Vautrin et Bugeard exploitent aussi ce marché. Les autres régions sont très peu représentées, les demandes émanant de Normandie et de Bretagne principalement. Cette géographie confirme et souligne tout à la fois la place essentielle de la Lorraine, même et surtout après son rattachement à la France, dans l’édition religieuse, pour un public sans doute local mais plus encore éloigné. Marchands, voituriers et colporteurs permettent en effet d’étendre ce commerce au marché extérieur à la Lorraine, en particulier en direction de la toute proche Franche-Comté mal pourvue en presses et en imprimeurs6. L’inventaire après décès d’Anselme Dumoulin, d’Épinal, nous apprend qu’il est en relations avec le libraire Fantel de Besançon7. François Monnoyer, lui, s’est attaché une clientèle langroise, par le biais d’un accord avec le libraire Pierre Héron, à qui il vend, entre 1761 et 1774, 19 256 volumes, presque tous livres de piété. L’abandon du système des privilèges en 1789, et le rétablissement de la censure dès le Consulat ne change rien à cet état de fait. Les Heures restent le filon traditionnel d’une économie du livre qui recycle les principaux succès religieux d’avant la Révolution. Suite au décret du 5 février 1810, le dépôt en préfecture est rendu obligatoire et des registres sont tenus dans chaque département, mentionnant le nom de l’éditeur, le titre, le tirage, le format, les dates de la procédure légale et le temps nécessaire à l’impression. Les délais sont très rapides. Entre la demande d’impression et le dépôt des cinq exemplaires réglementaires contre le « certificat » qui met en règle l’éditeur, il s’écoule seulement trois à quatre mois. La situation des Vosges permet de mesurer la continuité des pratiques entre l’Ancien Régime et l’Empire puis la Restauration8. La firme la plus active dans cette région est sans aucun 6 M. Vernus, « La diffusion du livre en Franche-Comté sous l’Ancien Régime », in F. Barbier et al. (éd.), Réseaux et pratiques du négoce de la librairie xvie-xixe siècles, Paris, Klincksieck, 1996, p. 173-190. 7 A. Ronsin, « Imprimeurs et libraires à Épinal », op. cit. 8 Épinal, A.D. Vosges, 8 T 11. Cette source a été exploitée par Ph. Martin, « Une piété bleue : le livre de colportage de Pellerin et la religion (1810-1828) », Revue française d’histoire du livre, 133 (2012), t. 133, p. 167-198.
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doute celle de la famille Pellerin à Épinal. Outre pour les images auxquelles ce nom est associé, Jean-Charles Pellerin dépose 236 demandes de publication auprès de la préfecture entre 1810 et 1828. Plus d’un tiers (41%) de ces titres relèvent de la religion et évoquent des publications choisies parmi les textes hagiographiques, catéchétiques et spirituels de l’âge moderne. Pellerin ne fait qu’élargir une démarche commerciale qui fait ses preuves, au même moment, avec les textes les plus célèbres de la bibliothèque bleue qu’il republie alors. Les Heures comptent dans cette stratégie : il formule quatre demandes, en 1810, 1822, 1826 et 1828, pour des « Heures nouvelles », avec un tirage moyen de 3750 exemplaires, ce qui est supérieur à celui de l’ensemble des livres religieux qu’il publie, mais inférieur à celui des Étrennes spirituelles (11958 exemplaires), dont le contenu est extrêmement proche des Heures. Le cas de Pellerin montre à la fois la permanence d’une littérature dévote d’un siècle à l’autre, et le remplacement progressif des livres d’heures par d’autres recueils, inflexion essentielle du genre après les années 1820-1830. À partir des années 1810, on dispose d’une source plus universelle : le dépôt légal, dont rendent compte les notices catalographiques produites par la BnF. Une extraction des livres d’heures fait apparaître 1358 éditions différentes entre 1801 et 1897. Ce chiffre est considérable. Même s’il est peut-être exagéré, les retirages étant probablement nombreux dans ce décompte, il se publie en moyenne 15 éditions de livres d’heures par an en France au xixe siècle. Ce chiffre affirme la popularité et le caractère indispensable d’un manuel qui emprunte au Moyen Âge son titre, et beaucoup moins son contenu. Au lendemain de la Révolution, les éditions des Heures connaissent une reprise progressive (Fig. 3.1), qui commence véritablement sous la Restauration, signalant le désir, partagé par l’épiscopat et les fidèles, de renouer avec les traditions séculaires du catholicisme. Le livre d’heures participe en somme de la reconstruction religieuse d’autant plus sûrement que d’une part il réactive des attitudes de prière que les générations nées avant les troubles n’ont pas abandonnées et qu’il permet d’autre part de donner à ceux que les événements politiques ont tenu éloignés de l’initiation catholique élémentaire les rudiments de la foi et du culte. La production est ensuite forte pendant tout le siècle. La courbe est conforme à d’autres chronologies significatives : celle de la production de livres de piété9, celle du redéploiement d’une pastorale de l’encadrement, celle enfin de la codification des rites qui provoque de violents débats, entre particularisme local et centralité romaine10. Cette période d’expérimentations, de mises en ordre, d’argumentations face à l’anticléricalisme en train de s’institutionnaliser s’avère donc favorable à la prière des Heures, repère commode et universel d’un catholicisme de bon aloi. La production connaît ensuite une régression rapide après le Second Empire, c’est-àdire dès lors que le rite romain de la messe finit par s’imposer en France, que les paroisses traditionnelles éclatent avec l’essor urbain, enfin et peut-être surtout, que la révolution sociale provoque une lente déchristianisation. Les liens entre ces phénomènes apparaissent plus clairement si l’on tient compte, comme on le verra plus loin, du contenu des Heures, qui n’ont plus qu’un très lointain rapport avec celles des ateliers d’enluminure parisiens, de Vostre ou même de l’âge classique. Dans la poursuite d’une évolution amorcée au xviie siècle
9 Ph. Martin, Une religion des livres (1640-1850), Paris, Ed. du Cerf, 2003. 10 V. Petit, Église et nation : la question liturgique en France au xixe siècle, Rennes, PUR, 2010.
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Figure 3.1 : Répartition chronologique des éditions des Heures au xixe siècle. Source : Catalogue général de la BnF.
et plus flagrante encore au xviiie siècle, les « Heures » se dénaturent au profit de l’office dominical et de dévotions annexes. Le développement du missel à l’usage des fidèles à partir du milieu du siècle vient faire concurrence aux livres d’heures qui proposent peu ou prou le même contenu. En 1882, sous l’influence des religieux de Maredsous en Belgique, spécialement Joseph van Caloen, est promu le « missel des fidèles » dans une traduction publiée à Tournai chez Castermann. En 1913, le missel dit de Fleury, du nom du jésuite, Alexandre Fleury, qui l’a conçu, commence par les prières du matin et du soir… comme le livre d’heures ancien. Dans ces conditions, le recours à l’argument des « Heures » sur la page de titre n’a plus guère de sens. Dès les années 1880, la production de livres d’heures s’essouffle et durant la décennie suivante, elle s’effondre. À en croire ces chiffres, le xixe siècle a été le grand siècle des Heures. Cette production est servie par le dynamisme de l’édition et de l’imprimerie, qui a favorisé la naissance de petits centres très actifs au service d’une demande imprimée locale, tandis que des maisons d’éditions déjà anciennes, ou au contraire nouvellement implantées, assoient progressivement leur importance économique dans le domaine religieux. La production des Heures, atomisée entre 127 villes d’édition différentes, est le symptôme de cette vitalité, qui ne va pas non plus sans fragilité. Elle se déploie entre trois types de cités éditoriales. En premier lieu, les petites villes où s’installent ou se maintiennent des officines sur le modèle de l’Ancien Régime : à Abbeville, ainsi, P. Bries donne une édition d’Heures en 1855 et Retaux, une autre en 1878 ; à Auch, L.-A. Brun produit trois éditions successives en 1843, 1845 et 1855, tandis que son concurrent J. A. Portes en produit deux en 1843 et 1851. Ce sont le plus souvent de simples imprimeurs qui travaillent pour l’évêque, tel J. A. Lebel et J. Angé à Versailles. La plupart d’entre eux disparaissent cependant vers 1840. Il existe, ensuite, des centres de moyenne importance, qui diffusent au long du siècle au moins 30 éditions d’Heures. C’est le cas d’Avignon (50 éditions), Besançon (47) ou Clermont-Ferrand (32). À Avignon, la maison
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Figure 3.2 : Répartition des éditions de livres d’heures par format (1730-1900).
Aubanel, fondée en 1744 par Antoine (1724-1804) qui travaille pour le pape et l’archevêque, est reprise par son fils, Laurent (1784-1854) qui joint à l’impression l’activité de libraire et de fondeur de caractères. Il se spécialise dans l’édition religieuse. La maison Aubanel donne des Heures en 1823, 1852, 1853, 1868, 1873, 1882, 1884. Il faut faire une place, enfin, aux trois grands centres qui, lentement, s’imposent : Lyon (425 éditions, principalement pour le diocèse), Paris (151) et Limoges (112). Avant 1840, ces trois villes cumulent 32% de la production, après 1870 elles pèsent pour 70% de la production. Cette concentration est caractéristique de l’édition religieuse11. On voit nettement s’affirmer les maisons d’édition qui sont celles du monde catholique : Mame, Poussielgue, Barbou, Périsse… La plus puissante maison est Pélagaud (Lyon et Paris) qui, sous ses différentes déclinaisons (Pélagaud & Lesne ou Pélagaud & Roblot) réalise 12,5% des éditions. Hors du champ des Heures, déjà gigantesque, cette firme s’impose comme une des plus puissantes maisons de France, la troisième en 1856 avec 105 titres annuels12. Pour autant, ce classement est un peu surprenant car dans l’édition religieuse du xixe siècle, Lyon occupe la deuxième place derrière Paris et avant Limoges. La ville se spécialise donc dans le livre d’heures, en particulier au temps où Mgr Bonald, artisan d’un compromis liturgique avec Rome pour préserver le rite lyonnais de la standardisation romaine, multiplie les chantiers éditoriaux visant à valoriser le rite « romano-lyonnais »13. L’ouvrage qui est mis sur le marché est extrêmement homogène matériellement. Il s’agit d’ouvrages de petit voire de très petit format, comme on les produisait aux deux siècles précédents (Fig. 3.2). Le choix de ces formats, rapporté à l’ampleur des textes à publier, engendre de forts volumes, de 430 pages en moyenne mais pouvant parfois compter jusqu’à 700 pages ou davantage encore. Les Heures royales dédiées à Reine publiées par De Hansy à Paris en 1780 comptent 563 pages ; les Heures de Noyon latin français publiées à Saint-Quentin, chez Moureau, en 1844, 1115 pages ; les Heures nouvelles à l’usage de Paris et 11 Cl. Savart, op. cit. ; Ph. Martin, Une religion…, op. cit. 12 Cl. Savart, op. cit., p. 130-135. 13 B. Dumons, « Romaniser la liturgie lyonnaise au xixe siècle. Les conditions d’une alliance entre Lyon et Rome », Revue d’histoire ecclésiastique, 106 (2011), p. 168-187.
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de Rome préparées par l’abbé Dassance (1801-1858) et publiées par Curmer en 1841, 800 pages. Cela tient aussi à des choix de mise en page singuliers : les Heures choisies contenant les prières durant la Sainte Messe… (Tours, A. Mame et Cie, 1863), ne comptent que 15 lignes par page d’un format in-18 et la typographie est particulièrement grosse. Le tout forme 720 pages. Cette tendance nette à l’amplification a accouché de livres maniables mais très denses, à l’usage d’un public capable de se repérer dans ces prières touffues. Il faut s’imaginer de petits et épais recueils d’une facture très sommaire, à la typographie ordinaire, voire grossière. Les observateurs du temps le déplorent : A l’exception d’un très petit nombre qui sont revus avec soin dans quelques diocèses, c’est un fait malheureux, mais reconnu depuis long-temps, que les livres d’usage, et en général les livres de piété sont exécutés d’une manière pitoyable. C’est un fait si bien senti, que depuis quelques années plusieurs maisons s’étoient mises en évidence, bien résolues de faire mieux. Mais l’amélioration qu’elles y ont apportée est un peu plus sensible, et voilà tout. Rien, ou presque rien, on peut le dire intrinsèquement parlant, n’est changé dans la fabrication de ce genre de livres […]. Non, rien dans les livres usuels que répand parmi les fidèles la religion prêchée par les apôtres, ne rappelle aujourd’hui ni l’humble grandeur du sentiment religieux, ni la sublimité de cette divine et merveilleuse synthèse chrétienne, qui embrasse l’infini et relie le ciel à la terre. Point de physionomie particulière, point de couleur locale, de cachet caractéristique qui élève entre cette grande famille de petits livres saints et les autres familles de livres profanes, une ligne de démarcation plus ou moins marquée […] Non seulement on a peine à distinguer un livre d’heures ou de prières d’un livre de littérature ou d’histoire, et souvent même d’un misérable conte bleu ; mais plus que tout autre encore, ils fourmillent de fautes d’impression, d’orthographe et de langage ; plus qu’en aucun autre surtout on y trouve toutes les parties du texte en proie à une multitude d’erreurs grossières et d’omissions coupables. On diroit, à les feuilleter, qu’éditeur, imprimeur et correcteur se sont donné la main ; et que cette trinité bibliopolique, au règne d’un jour, s’est élevée contre la Trinité dont le règne est éternel, en stygmatisant de ses honteuses macules les monumens liturgiques élevés à la gloire de Dieu, en ne faisant de toutes les feuilles d’un livre d’usage, rien autre chose qu’un hideux faisceau d’inepties14. L’auteur anonyme de cette note amère critique ensuite la composition des pages et l’ajout de lettrines aussi alambiquées qu’inutiles. Le grand siècle des Heures Sur la définition même de l’objet, les auteurs du temps s’accordent à rester vagues. Avant même 1730, le P. Le Bossu, en tête des Heures royales, le décrit comme un « livre de prières chrétiennes »15. Autour d’une « colonne vertébrale » qui n’est plus qu’un prétexte à appeler le livre du nom d’Heures, ces recueils connaissent une transformation essentielle, qui les apparente de plus en plus à un succédané de livre de piété généraliste 14 Bulletin du bibliophile, 1845, p. 474-475 : « Sur les livres d’usage ». 15 Heures royales dédiées à Monseigneur Duc de Bourgogne…, Paris, Cl. de Hansy, 1701, Epistre, n.p.
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et élémentaire. En réalité, sous le vocable « Heures », toute une littérature paraliturgique sans aucun rapport avec l’ancienne liturgie des Heures est mise en vente. Les Heures, un livre d’office
Le seul fil conducteur, depuis la fin du xive siècle, tient dans le rapport au temps, que ce manuel doit exprimer et expliquer. Tous les livres d’heures, au xixe siècle encore, fournissent des calendriers et des explications des recoupements entre temps astronomique et temps liturgique. Les Heures paroissiales romaines imprimées à Belfort en 1849 contiennent une explication de l’année qui est divisée en « 12 mois ou 52 semaines, ce qui fait 365 jours et environ 6 heures », suivie d’une table des fêtes mobiles, d’une méthode de calcul de la date de Pâques, et d’un tableau de l’épacte. Le calendrier des saints est donné pour tous les jours de l’année. Après ces traditionnelles explications qui assimilent le livre d’heures à une sorte d’almanach ou d’éphéméride, le corpus des prières s’avère très changeant, à la fois chronologiquement, rapporté à la période précédente, et transversalement. Tous les titres usent du terme Heures mais la diversité est grande. Les Petites Heures à la Reine Blanche publiées en 183716 constituent un exemple à la fois aléatoire et symptomatique de cette diversité. Ce livre d’heures témoigne à la fois de continuités et de changements par rapport à la période précédente. Quatre thèmes traditionnels restent importants : la messe (12% des pages), d’abord, pour laquelle le livre propose un accompagnement pour toutes les séquences du rite avec des prières adéquates, plutôt qu’une traduction-explication qui ne viendra que bien plus tard dans le siècle. Ensuite, le temps quotidien du fidèle est scandé par des prières (7,5%) : les litanies du Nom de Jésus le matin sont associées aux prières du lever et de la consécration de la journée à Dieu ; elles clôturent le cycle de l’oraison dominicale, salutation angélique, symbole des Apôtres, confession des péchés, invocation de la Vierge, de l’ange gardien et du saint patron qui ritualisent le début de la journée17. Les prières du soir sont liées aux litanies de la Vierge ; il est suggéré, à ce moment de la journée, de prier en famille18. En troisième lieu, le temps est annuel : il exprime la succession des jours et des semaines, avec des prières pour chaque jour de la semaine (ainsi, le mardi est le jour de la dévotion à l’ange gardien), des hymnes et des proses pour tous les jours de l’année (25%). La Fête-Dieu y occupe une place particulière. Enfin, ce livre d’heures, comme bien d’autres, entretient le sentiment du péché et de la pénitence, en rappelant l’importance de l’examen de conscience et de la confession (10%). On retrouve encore, comme au Moyen Âge, les sept psaumes de la pénitence19. En retrait des permanences, d’autres thèmes traditionnels des Heures tendent à s’effacer. La figure mariale, à qui les Heures doivent leur succès originel, semble désormais réduite à une convention dévote, ce qui ne manque pas de surprendre au grand siècle marial qui a vu apparitions et pèlerinages se multiplier. C’est que la dévotion mariale est désormais ailleurs, dans des recueils de prières spécialisés, des manuels de pèlerins et des livres de 16 17 18 19
Petites Heures à la Reine Blanche à l’usage de tous les fidèles, Dôle, Prudont, s. d. [1837]. Ibid., p. 11-20. Ibid., p. 21-29. Ibid., p. 77-96.
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cantiques. Les exercices qui la concernent sont dénaturés par des dévotions annexes ; ainsi, au chapitre du rosaire, on trouve aussi une neuvaine à saint François-Xavier. Le livre se finit par les hymnes et proses pour les fêtes de la Vierge (Conception, Purification, Annonciation, Assomption, Nativité), en lieu et place de l’office particulier aux huit heures canoniales. Ces Heures, malgré l’évocation médiévale de la « reine Blanche », n’ont plus aucun lien avec le recueil du xve siècle. À l’autre extrémité de la période, les Heures à l’usage du diocèse de Lyon publiées en 189720 rendent particulièrement visible l’évolution qui affecte ces livres d’heures. La part des offices collectifs envahit littéralement le recueil : fêtes du temps et des saints représentent les quatre cinquièmes du volume, l’assimilant définitivement au Paroissien, ce manuel né au xviiie siècle pour stimuler la participation des fidèles aux temps liturgiques collectifs. Le livre d’heures devient donc de plus en plus nettement le compagnon de la prière collective lors des offices. À ce titre, une autre évolution fondamentale du contenu des Heures est la présence grandissante des vêpres dominicales, qui deviennent la strate commune de tous les recueils publiés sous ce titre en lieu et place de l’office de la Vierge. Dès le xviie siècle, les vêpres en latin entrent dans le livre d’heures, et bientôt les mêmes textes en français. En effet, les vêpres dominicales et celles des fêtes solennelles sont vraisemblablement le seul lieu habituel de pratique de l’office divin après Trente. La messe devient le pivot du culte, reléguant progressivement la liturgie des Heures pratiquée par les fidèles dans l’ordre des pratiques marginales. Tout y concourait : insistance des évêques et des curés à l’accomplissement du devoir dominical, stabilité des prières, décorum. Les vêpres constitueraient la dernière survivance de la liturgie des Heures dans les pratiques laïques, mais au prix de leur transformation en prière collective et souvent chantée21. L’auteur des Heures paroissiales publiées à Paris en 1726 expose : « Ce dernier volume des Heures paroissiales contient les Offices de l’Après-midi, & on a tâché de n’y rien omettre de ce que peuvent souhaiter ceux qui aiment à faire en publique (sic) ou en particulier les mêmes prières que l’Église, & qui regardent l’assistance à ses offices comme une partie essentielle de la piété chrétienne »22. Les offices du milieu de journée sont de moins en moins développés, voire absents des recueils, alors que ceux du matin et ceux de none, vêpres et complies sont systématiquement présents, sans doute pour s’adapter aux obligations domestiques et professionnelles des fidèles. On voit ainsi dans les Heures à l’usage de la chapelle et paroisse du Roy (1750) un effort de relancer la piété en faisant l’économie d’offices qui sont de toutes façons négligés, en ne conservant que ceux qui font écho aux préparations spirituelles du matin et du soir. L’office de la Vierge en est totalement absent, mais les vêpres occupent l’essentiel du volume, selon les dimanches, les fêtes du propre du temps ou celles du propre des saints23.
20 Heures à l’usage du diocèse de Lyon, selon le rit romano-Lyonnais, Lyon, librairie E. Vitte, 1897. 21 A. Join-Lambert, « Du livre d’heures médiéval au Paroissien du xxe siècle », Revue d’histoire ecclésiastique, 101 (2006), p. 618-655. 22 Heures paroissiales qui contiennent l’office de l’après-midi pour toute l’année à l’usage des laïques, Paris, J. Desaint, 1726, Avertissement, n.p. 23 Heures à l’usage de la chapelle et paroisse du Roy, contenant les prières qui s’y disent le matin, le soir, & au salut. Avec les prières de la Messe, les Psaumes de la Pénitences, & les Vêpres des principales fêtes de l’année, selon les usages de Rome et de Paris, Paris, J.-Fr. Collombat, 1750.
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Au xixe siècle, les vêpres constituent, après les prières individuelles particulières et la messe, la troisième raison d’être des livres d’heures. Les parties didactiques de ces manuels le disent explicitement : Vous vous ferez une loi de ne jamais manquer d’assister à Vêpres sans de bonnes raisons. Les Vêpres sont un tribut d’adoration, de louanges d’invocations que le Clergé et le peuple fidèle, rassemblés avant le déclin du jour, ont coutume d’offrir à Dieu dans le chant des psaumes et autres prières, les jours de Dimanches et Fêtes ; tribut bien convenable et dans l’ordre. N’est-il pas juste, en effet, qu’après le sacrifice du matin [la messe] l’Église sanctifie encore la seconde partie de la journée, qui doit être consacrée entièrement au service de Dieu. Et de plus, cet office est un des moyens les plus efficaces pour satisfaire au précepte de la sanctification des Dimanches et des Fêtes. Assistez-y donc avec piété et recueillement, et en élevant votre voix pour chanter les louanges du Seigneur, élevez votre esprit et votre cœur vers le ciel24. La participation laïque aux vêpres s’est ainsi substituée à la récitation privée des huit offices, que peu de livres d’heures proposent encore au xixe siècle. Ainsi, le vocable « Heures » permet d’insister sur une permanence multiséculaire à partir d’un terme banal dans le vocabulaire populaire et aisément compréhensible tout en masquant un contenu variable. Cette donnée a un inévitable impact sur les logiques commerciales : comment l’éditeur peut-il espérer vendre des ouvrages dont le titre annonce tant de ressemblances entre eux ? Et comment décider le client à acheter un livre d’heures alors qu’il en a probablement déjà un ou plusieurs ? Ces questions, confrontées à l’extinction si rapide d’un genre auparavant si prospère, invitent à considérer la page de titre non pas seulement comme une carte d’identité du livre ou un ensemble de données descriptives, mais en postulant que les « discours intitulants »25, entre la monarchie de Juillet et la Troisième république, affirment tout à la fois une entreprise commerciale, le ciblage d’un public, des formes de séduction censées attirer le lecteur vers ce livre-là plutôt qu’un autre, et réveillent en même temps des réflexes d’appréciation esthétiques et spirituels grâce aux choix de vocabulaire et de mise en page adoptés par l’éditeur. Arguments de vente
On se souvient qu’au commencement du xviiie siècle, les Heures constituent dans la librairie une catégorie distincte d’objets imprimés, aux yeux du pouvoir qui régule le commerce du livre comme aux yeux des libraires qui vendent ces manuels. Dans l’ensemble de la production entre 1740 et 1900, seuls 18,5% des titres usent de la simple mention « Heures », sans plus de précisions. C’est beaucoup certes, mais cette proportion indique aussi que la grande majorité des ouvrages mis sur le marché cherche au contraire des éléments de distinction, en les combinant éventuellement pour atteindre sinon un lecteur, du moins un client. Un quart (26,3%) des éditions se présentent comme des « Heures nouvelles ». 24 P. Seigeot, Heures paroissiales romaines à l’usage de tous les fidèles, Belfort, Librairie Pélot, 1849, p. 105. 25 L. H. Hoek, La marque du titre : dispositifs sémiotiques d’une pratique textuelle, Berlin, Walter de Gruyter, 2011, p. xii.
ver s 1730 – vers 1900 : des heures au pa roissien Document 3.2 : intitulation des Heures sur la page de titre, 1740-1900
Intitulation
% du corpus
… de cour / royales … romaines … universelles … diocésaines … paroissiales … des écoles … des confréries
7% 6% 4% 46% 12% 16% 9%
L’argument est purement commercial et ne se vérifie pas dans le contenu : les Heures en question sont le plus souvent des rééditions avec des changements mineurs, voire inexistants. D’autres qualificatifs permettent aussi de démarquer un produit de l’ensemble du marché (Doc. 3.2). Jusqu’aux années 1830, le motif monarchique, évoqué par les « Heures de Cour »26 ou les « Heures royales »27, ou encore les manuels dédicacés dans le titre, est encore très présent. Heures dédiées à la duchesse d’Angoulême28, à Monseigneur le duc d’Anjou29, à la duchesse de Berry30, à la Dauphine31, à la Reine32… de tels titres évoquent des liens avec la famille royale, sans reprendre obligatoirement le contenu des manuels publiés sous le même titre au xviiie siècle. L’aspect très conservateur de ces ouvrages est manifeste dans le Journal chrétien ou heures nouvelles, où l’on a joint le testament de Louis XVI33. Ils disparaissent après la Restauration, marquant ainsi la fin de l’espoir d’effacer l’épisode révolutionnaire. Tout aussi anachroniques et marginaux sont les recueils qui assimilent le livre d’heures au journalier, selon une confusion déjà entretenue sous l’Ancien Régime et qui s’éteint, là encore, avant 183034. Les éditeurs, renonçant donc à ces procédés de vente, proposent d’autres subterfuges. Ils tentent, d’abord, de viser un public particulier en adressant les Heures, dès la page de titre, à un lectorat auquel on prête des besoins particuliers (7,5% du corpus). Les Heures complètes du prisonnier (Lyon, Guyot frères, 1853) sont dues à l’abbé Jean-Pierre Jouvent qui veut produire un « recueil d’instructions, de prières, de maximes, de pratiques pieuses, de cantiques les plus adaptés aux besoins des condamnés ». Les soldats constituent une catégorie visée de part et d’autre de la Révolution par les éditeurs d’Heures et à ce titre, révélatrice de cette nouvelle approche éditoriale. Des Heures à l’usage des soldats sont publiées en 177635. Le livre compte 235 pages, ce qui est assez peu pour un livre d’Heures, Par exemple : Heures de Cour, dédiées à la Noblesse. Nouvelle édition, Le Puy, J. B. La Combe, 1814. Par exemple : Heures Royales. Contenant les Offices qui se disent a l’église…, Saint-Dié, Trotot, 1825. Heures dédiées à Madame, Duchesse d’Angoulême, Paris, Le Fuel, 1814. Heures françaises, dédiées à Monseigneur le Duc d’Anjou. Nouvelle édition, Rodez, Carrère, 1814. Heures dédiées à son Altesse Royale Madame la Duchesse de Berry, Besançon, Outhenin-Chalandre, 1828. Heures nouvelles dédiées à la Dauphine, Saint-Dié, Trotot, 1817. Heures latines et françaises, dédiées à la Reine…, Lyon, Lambert-Gentot, 1824. Journal chrétien ou heures nouvelles, Lyon, Savy, 1816, p. 639-644. Par exemple : chez Perisse frères à Lyon en 1810 ; Lambert-Gontot à Lyon en 1823 ; Juguet-Busseuil à Nantes en 1826. 35 Heures et instructions chrétiennes à l’usage des gens de guerre, Strasbourg, J.-Fr. Le Roux, 1776, p. 76-77. 26 27 28 29 30 31 32 33 34
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mais qui procède de l’idée qu’un soldat ne peut lire quotidiennement des livres très épais. Le tiers du texte est spécifique aux gens de guerre et repose sur une série de correspondances avec des figures militaires de sainteté. Pour plus de commodité, le texte est structuré en questions / réponses, sur le modèle du catéchisme, genre dont tout un chacun, à la fin du xviiie siècle, est censé être familier. Les instructions énoncent aussi les devoirs propres à cette profession. Les obligations de l’officier et celles du simple soldat sont dissociées. Suivent enfin des conseils qui répondent aux critiques du siècle contre la religion. Les soldats doivent s’affirmer chrétiens dans leur troupe, même face aux sceptiques36. L’usage réel de ce recueil pose question. Qui l’a véritablement lu ? Les officiers ? Les aumôniers chargés d’encadrer les troupes ? Ne s’agit-il pas aussi d’une entreprise de promotion d’un idéal militaire dans l’opinion ? Quatre-vingts ans plus tard, les Heures du soldat données par l’abbé Faivre et approuvées par les archevêques de Lyon, Besançon et Bordeaux insistent à leur tour sur la spécificité du métier de soldat37. Dans son approbation, Mgr Matthieu (1796-1875), archevêque de Besançon, écrit que le métier des armes est un rude métier ; « c’était donc une chose grandement utile de leur apprendre à le faire chrétiennement »38. Le manuel est divisé en 24 « heures » (en réalité des chapitres sans lien avec le temps), dans lesquelles on retrouve les parties traditionnelles : prières du matin et du soir ; messe ; explication du Symbole… Il ne s’agit donc pas stricto sensu d’un livre d’heures, mais plutôt d’un manuel de piété, mais l’appeler « Heures », alors que toute une littérature à l’usage des soldats est déjà disponible sur le marché, permet d’identifier ce manuel au milieu des autres, et d’attirer le lecteur. Hormis ces publics spécifiques, ce sont le plus souvent les femmes ou des membres de congrégations régulières ou laïques qui sont visés par ces pages de titre, c’est-à-dire des publics catholiques captifs. Dans ce procédé, il faut toutefois distinguer les enfants, pour lesquels une part importante des manuels titrés « Heures » sont publiés (16%). Ces manuels, inexistants avant la Révolution, apparaissent dans les premières années du xixe siècle, avec les Nouvelles heures à l’usage des enfans (Paris, Maradan, 1801). Ils recèlent des textes éducatifs pour les mères et les instituteurs, des prières pour le premier âge, des prières pour les enfants en âge de communier, vers 7 ou 8 ans, l’ordinaire de la messe, un examen de conscience approprié au jeune âge, prenant en compte par exemple la négligence, la dissipation au catéchisme, l’impolitesse, les caprices39 ; enfin des méditations formulées à la première personne du singulier, pour mieux impliquer l’enfant dans l’apprentissage. Ils tentent de se substituer au catéchisme, comme l’indiquent les titres qui contiennent, dans 10% des cas, le terme « instruction ». On relève dans le corpus une trentaine d’éditions des Heures à l’usage d’institutions éducatives ciblées : les élèves de l’institut des Frères de l’Instruction chrétienne fondé en 1819 par Jean-Marie de La Mennais (1780-1860), vicaire général du diocèse de Saint-Brieuc et actif dans la restauration du catholicisme, et les Écoles chrétiennes lassalliennes. D’autres livres d’heures visent le lectorat du collège, sinon comme instruments d’enseignement, au moins comme manuel de piété requis dans les groupements confraternels des institutions scolaires : entre 1822 et 1878, soit avec une 36 37 38 39
Ibid., p. 137-142. Les heures du soldat, Lyon, Bauchu, 1854, p. xiii. Ibid., p. xix-xx. Nouvelles heures à l’usage des enfans…, Paris, Maradan, 1801, p. 147-154.
ver s 1730 – vers 1900 : des heures au pa roissien Document 3.3 : Parentés soulignées dans les pages de titre des livres d’heures avec d’autres genres liturgiques
Intitulation
% du corpus
Référence à des offices Référence à des exercices particuliers Référence à un recueil de prières Référence au paroissien Référence à un manuel de piété Référence au psautier Référence au bréviaire Référence au missel
37% 21% 16,5% 10,5% 7,5% 3,5% 2% 2%
belle constance, sont diffusées depuis Lyon des Heures à l’usage des Congrégations de la Sainte Vierge, érigées dans les Collèges, rééditions qui se justifient par l’arrivée annuelle de nouveaux collégiens qu’il faut munir de ce recueil. La tendance à préciser le contenu des Heures sur la page de titre va croissant au cours du siècle : si 61% des éditions le font tout au long du siècle, cette proportion s’élève à 84% après 1860 ; ainsi, au moment où la production de manuels sous ce titre va décroître, les éditeurs jugent nécessaire de clarifier le contenu de ce produit « mélangé », qui cultive les parentés avec des genres liturgiques et paraliturgiques proches (Doc. 3.3). Cela signifie aussi que le terme « Heures » n’est plus vraiment lisible pour le public et qu’il convient de le charger de sens nouveaux pour en renouveler l’efficacité commerciale, alors que d’autres livres concurrencent ce produit dans les librairies. Il s’agit tout d’abord de produire des manuels complets et mobilisables en toutes circonstances. C’est ce qu’affirment 7,5% des pages de titres. Dès 1822, les Heures à l’usage du diocèse de Lyon imprimées par Bohaire dans la capitale des Gaules précisent : édition complète, et augmentée des Prières pour une Messe Basse (en plus gros caractères) ; des Offices de S. Louis et de S. Vincent de Paul ; des Messes de la Ste. Vierge ; des Litanies de l’Enfant Jésus ; des Sept Psaumes de la Pénitence, en français ; du Testament de Louis XVI ; de la Lettre de Marie-Antoinette ; de la Prière de Madame Élisabeth ; des Neuf Indulgences plénières, perpétuelles ; Indulgence en visitant l’église de Fourvières (sic) ; etc. Le livre d’heures se réclame donc de l’immense univers des livres de piété qui, à partir du xviiie siècle, entend devenir un manuel de formation unique pour le croyant. Même dans les communautés où le recours à plusieurs livres au fil de la journée est chose habituelle, par exemple dans les communautés religieuses, il paraît opportun de réunir dans un seul volume « presque tout ce qu’on peut souhaiter & qu’on ne trouve que dispersé dans plusieurs autres »40, peut-on lire au seuil des Heures destinées aux religieuses de la Compagnie de Notre-Dame, ordre enseignant fondé par Jeanne de Lestonnac en 1607. Conçu pour les 40 Heures nouvelles à l’usage des religieuses de la Compagnie de Notre-Dame, Clermont-Ferrand, Pierre Viallanes, 1747 (rééd.), p. viii.
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novices qu’il doit accompagner durant les douze années précédant l’accession au statut de Mère, ce volume rassemble des exercices comme l’examen de conscience, les jeûnes et pénitences de chaque semaine, la prière avant la lecture ; l’office conforme au bréviaire ; l’office de la Vierge et un digest de pieuses lectures. Mais les Heures présentent aussi cette différence avec les livres de piété, qu’elles sont contrôlées par les évêques alors que la littérature de dévotion ne l’est généralement pas. C’est très net avec les Nouvelles heures à l’usage du diocèse de Lyon contenant un manuel de piété (Lyon Lambert-Gentot, 1841), publiées sous le patronage de Mgr de Bonald (1787-1870) archevêque de Lyon. Dans l’avertissement, l’éditeur signale des corrections théologiques importantes, dont « une expression très inexacte que nous avions employée, en exposant la doctrine de l’Eglise sur le mystère de la sainte Trinité ». Dans l’approbation, datée du 8 avril 1841, l’archevêque confirme : « après avoir examiné avec soin cette édition, et avoir prescrit les changements qui y ont été introduits »41. C’est la garantie d’un contenu dévotionnel et dogmatique parfaitement orthodoxe, et pas seulement de formules liturgiques uniformes. Cette attention épiscopale tient au fait que le livre d’heures entend favoriser la formation chrétienne chez l’adulte. La première partie en est un manuel de piété « qui renferme la substance de tout ce qui peut contribuer à ranimer la foi et nourrir la piété », à savoir : un abrégé de la doctrine chrétienne rédigé sous la surveillance de Bonald ; une « manière de sanctifier la journée » ; des « exercices pour la confession suivis des psaumes de la pénitence » ; un exercice pour la communion ; des exercices pour la confirmation ; un exercice pour la retraite et une préparation à la mort ; une manière de sanctifier les maladies ; les principales dévotions du chrétien (sacré Cœur de Jésus, sainte Enfance de Jésus, Passion…) ; diverses prières « en rapport avec les besoins les plus ordinaires et les diverses circonstances de la vie » ; deux méthodes pour entendre la messe. Le livre peut tenir lieu de catéchisme. La seconde partie contient l’ordinaire de la messe et les offices du dimanche, ainsi que des prières. Une autre catégorie de titres met en avant la dévotion : soit en liant l’ouvrage à un recueil de prières (16,5%), soit à des exercices particuliers (21%). Ces prières sont données à lire et à méditer, dans la veine, à nouveau, des livres de piété qui, au xixe siècle, privilégient cette proposition dévotionnelle pour la moitié d’entre eux42. Dès le xviiie siècle, on remarque de tels ouvrages. Les Heures nouvelles imprimées à Lyon en 1780 ne comportent ni calendrier, ni office de la Vierge ; c’est une compilation de prières pour les différents moments de la journée, un manuel pour les vêpres des dimanches et des grandes fêtes, enfin un recueil de méditations sur les dogmes et les devoirs du chrétien. On y trouve ainsi une longue digression « De l’amour de Dieu »43 qui l’apparente plutôt à un livre de piété. Le même titre, allongé de « prières choisies », revient tout au long de la première moitié du xixe siècle. C’est celui que choisit Mame à Angers en 1812 ; Rusand à Lyon ou F. Chambeau à Avignon en 1816 ; Chambet à Lyon en 1827 ; Courtiat à Aurillac en 1836… Même en dehors de ces titres explicites, la prière est partout, conformément à un changement de vocation des Heures qui transcende les formes rhétoriques de la page de titre. La prière peut être liée à des exercices particuliers. Un des best-sellers du siècle est Heures Catholiques d’Ars : prières 41 Nouvelles heures à l’usage du diocèse de Lyon contenant un manuel de piété…, Lyon Lambert-Gentot, 1841, p. vii. 42 P. Martin, Une religion…, op. cit., p. 277-281. 43 Heures nouvelles ou prières choisies pour rendre la journée sainte, Lyon, Aimé de La Roche, 1780, p. 166-173.
ver s 1730 – vers 1900 : des heures au pa roissien
d’un serviteur de Dieu… avec des réflexions spirituelles et des prières, dont la 32e édition est donnée à Lyon, par H. Pélagaud fils et Roblot, en 1875. Ce grand succès est lié à Jean-Marie Vianney (1786-1859), curé d’Ars, dont la béatification n’est proclamée qu’en 1905. Ce « livre d’heures » contient des prières composées par le curé d’Ars, c’est-à-dire « son esprit de piété et les pratiques de dévotion qu’il affectionne d’une prédilection particulière, et parmi lesquelles on distingue les dévotions au saint Enfant Jésus, au Saint-Esprit, à la passion de Jésus-Christ, aux douleurs de la très sainte Vierge, à saint Jean-Baptiste, à saint Joseph, à sainte Philomène, à saint François d’Assise et autres. » L’ouvrage fait clairement référence au sanctuaire d’Ars décrit avec ses cinq chapelles dans l’église, l’oratoire de la Providence « d’une beauté remarquable », les statues et les reliquaires « contenant de précieuses reliques »44. Suit un chapitre sur les « pèlerinages » qui « excitent la ferveur des fidèles ; ils aident la piété par les sens et la sortent de la routine ; ils nous obtiennent la protection des saints et les faveurs du ciel »45. Tout cela occupe les 21 premières pages de l’ouvrage avant que le fidèle entre dans le livre d’heures à proprement parler avec les prières du matin, du soir, les exercices pénitentiels, etc. Les éditions successives de ce recueil ont sans doute été rendues nécessaires par le succès dévotionnel du site d’Ars, lorsque commence la construction de la basilique en 1862, puis sa décoration par Pierre Bossan, Paul Borel et Charles Dufraine. Ces « Heures » sont autant un manuel de prière qu’un guide de pèlerinage au sanctuaire qui abrite la dépouille de Jean-Marie Vianney (1786-1859). Cette mutation montre combien les Heures au xixe siècle accompagnent les grands changements spirituels et les nouvelles dévotions. Le livre d’heures est aussi rapproché de livres d’offices, ce terme apparaissant explicitement sur la page de titre. Il fait parfois référence à l’eucologe, recueil de prières liturgiques pour le dimanche et les principales fêtes. C’est le cas de l’Eucologe dédié à Marie ou Heures nouvelles du diocèse de Lyon (Lyon, J.-B. Pélagaud, 1860). D’autres rapportent les Heures au psautier comme les Heures et petit psautier contenant l’office de l’Eglise à l’usage des écoles chrétiennes (Marseille, M. Olive, 1853). Ou encore, au bréviaire et au missel. C’est surtout avec le Paroissien que le livre d’heures tend progressivement à se confondre, et ce précocement. En 1824, en effet, Jacquet au Puy publie un Paroissien complet, ou heures nouvelles à l’usage du Diocèse Du Puy, qui combine à la fois la référence à l’exhaustivité dans un seul manuel (il est « complet »), l’allusion au Paroissien, la nouveauté et l’usage diocésain. Les titres sont éloquents : Heures nouvelles. Choix de prières contenant tous les offices de l’église (Limoges, E. Ardant, 1887), Heures paroissiales à l’usage du Diocèse de Tulle, contenant dans une première partie : tous les offices ordinaires du jour et du Dimanche… (Tulle, J. Son, 1867). Le retour aux logiques diocésaines
Les livres d’heures, réactivant la tradition anté-tridentine qui s’était effacée sous l’effet de la réforme de Pie V, deviennent un instrument de revendication des particularismes diocésains. Entre 1740 et 1800, 43 éditions portent une mention d’usage local, au profit de 44 Heures Catholiques d’Ars : prières d’un serviteur de Dieu… avec des réflexions spirituelles et des prières, Lyon, H. Pélagaud fils et Roblot, 1875 (32e édition), p. 2-3. 45 Ibid., p. 4.
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19 diocèses différents46. Ce chiffre est certainement très sous-estimé. Les Heures révisées et imprimées par ordre de l’archevêque de Paris, Mgr de Noailles en 1701, donnent lieu à 17 éditions avant la Révolution, et même une après, en 1816, signe d’une réelle continuité de l’entretien de ce particularisme parisien. À Limoges, Mgr Louis-Charles Du Plessis d’Argentré (1723-1808) renouvelle les manuels mis entre les mains des fidèles de son diocèse en 1788, insistant dans son mandement sur la continuité éditoriale en la matière, ces nouvelles Heures n’étant pas les premières à usage de Limoges. L’imprimeur François Dalesme, poussant à l’extrême le particularisme local, fait réaliser une suite de gravures inspirées de l’œuvre de Jean-Pierre et Amy Huault, peintres émailleurs limougeauds47. Au xixe siècle, les données sont plus sûres et plus éloquentes. Près de la moitié de ces recueils sont produits à l’usage d’un diocèse. À l’inverse de cette démarche, la mention du rite romain est quantitativement insignifiante : 5% des titres y font allusion. Ils sont le fait de prélats ultramontains qui instrumentalisent la publication de livres d’heures pour marquer le progrès réel ou rêvé de la romanisation liturgique qui finit par triompher à la fin du siècle. Non sans paradoxes : Mgr André Raess (1794-1887) sur le siège de Strasbourg, est connu pour ses positions ultramontaines et sa défense de l’infaillibilité pontificale. Il demande à l’abbé Seigeot de composer les Heures paroissiales romaines (Belfort, Pélot, 1849)48. Il affirme avec force l’importance de Rome mais il fait ouvrir le livre par le Propre des saints du diocèse de Strasbourg comme sainte Odile patronne de l’Alsace fêtée le 3 décembre ; saint Arbogaste patron du diocèse de Strasbourg le 25 juillet ; la fête de la restitution et réconciliation de la cathédrale de Strasbourg le 23 octobre… Cette contradiction exprime le rôle essentiel des Heures dans les débats liturgiques du siècle, d’autant mieux que leur publication est placée sous le contrôle de l’évêque. Elles permettent de résoudre la quadrature du cercle, entre uniformisation du culte et maintien d’une piété locale intégrée dans le rite romain qui s’impose – rappelons qu’au début du xixe siècle, seule une douzaine de diocèses le suit, ils sont 70 en 185949. Si le diocèse de Lyon occupe une place étonnante dans ce tableau (Fig. 3.3) avec 259 éditions différentes, d’autres cités épiscopales imposent plus modestement des formes locales de dévotion. À Besançon, Le Mans, Clermont-Ferrand, Séez et Vienne, les Heures semblent obéir à une véritable offensive de reconstruction diocésaine sur la base de traditions multiséculaires qu’il convient de restaurer. Le cas de Besançon est le plus connu50. La Franche-Comté a été l’avant-dernier diocèse français à adopter, en 1874, la liturgie romaine. Les individus impliqués dans la querelle liturgique sous l’épiscopat de Mgr Mathieu sont associés à des réseaux d’information, à des relations hiérarchiques, à des connivences générationnelles qui influent sur leur appréciation du gallicanisme et de l’ultramontanisme. Ils mobilisent l’histoire pour alimenter la dispute sur les questions du rapport à l’apostolicité, au siège romain, au concile de Trente, au jansénisme, etc. L’évêque doit donc s’opposer à la fois à Rome, peu coopérante
46 D’après les collections de la Bibliothèque nationale de France. 47 J.-L. Lemaître, François Dalesme, Jean-Pierre Huault et les Heures à l’usage du diocèse de Limoges de 1788, Ussel, Musée du Pays d’Ussel, 1992. 48 Heures paroissiales romaines…, Belfort, Libraire de Pélot, 1849, mandement, n.p. 49 X. Bisaro, Une nation de fidèles. L’Église et la liturgie parisienne au xviiie siècle, Turnhout, Brepols, 2006, p. 31. 50 V. Petit, Catholiques et Comtois : liturgie diocésaine et identité régionale au xixe siècle, Paris, Éd. du Cerf, 2011.
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Figure 3.3 : Répartition géographique des usages liturgiques des livres d’heures du xixe siècle.
dans les négociations visant à faire approuver un rite romano-bisontin, et à une part romanisatrice de son clergé, qui a finalement le dessus. C’est bien un débat sur la notion de tradition qui perdure sous la querelle liturgique. Le cas de Vienne est également intéressant : ce diocèse n’existe plus en tant que tel, au contraire de ce qu’affirment les pages de titre des Heures ; il s’agit en réalité du diocèse de Grenoble-Vienne, mais faire allusion à l’antique cité gauloise attire justement l’attention sur l’héritage glorieux ainsi revendiqué : celui du premier évêché fondé en Gaule, dès 160 par saint Crescent, compagnon de saint Paul. À l’inverse, des cités qui ont diffusé leur usage dans tout le pays, comme Paris, s’estompent dans l’ensemble de la production. Les usages bretons et flamands disparaissent complètement,
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alors qu’ils existaient depuis le xve siècle. Cette redistribution de l’attachement aux Heures et des particularismes locaux qu’elles permettent est intéressante, quoiqu’elle ne remette pas fondamentalement en cause la partition nord-sud qui prévaut depuis l’origine même des livres d’heures. Sous ce nom encore, même s’il cache tout autre chose que l’office de la Vierge, cet ouvrage de dévotion reste une tradition du nord. Quelques sièges épiscopaux du sud, comme Albi, Apt, Cahors, Montauban, Carcassonne ou Narbonne, montrent toutefois une tentative d’appropriation de cet argument à la fois spirituel et économique que constituent les Heures dans la vitrine d’un libraire. Ce sont d’abord les prélats qui se montrent sensibles à cet argument. Soucieux de renforcer l’attachement des populations à ces livres, ils cherchent à contrôler à la fois le contenu et la production de ces recueils. Trois jours après son intronisation le 4 novembre 1819, Monseigneur Alexis Saussol (1759-1836), évêque de Sées, accorde une permission pour imprimer des Heures51. L’éditeur, Herfort de Bonnange, reçoit permission « exclusive » pour ce travail. L’évêque se réserve un droit de regard et l’éditeur ne peut rien « changer, augmenter, diminuer ou retrancher, que par nous, ou de notre consentement, par écrit ; sera, la présente Permission, imprimée textuellement en tête de chaque exemplaire desdits livres ». Ainsi, au xixe siècle, le livre d’heures présente trois caractéristiques. Il s’oppose d’abord au livre de piété qui ne dépend pas réglementairement des autorités diocésaines, alors même que son contenu s’en rapproche de plus en plus, en particulier par l’ampleur des matières qu’il traite. Il est tout entier entre les mains de l’épiscopat qui y voit, à raison, un moyen de contrôler les rites et les prières des fidèles. Enfin, il est un moyen pour l’évêque de se faire connaître et respecter. Les armes des prélats figurent souvent sur la page de titre, comme l’a souhaité Mgr Guillaume-Aubin de Villèle (1770-1841) au commencement des Heures du diocèse de Bourges de 1836. Celui-ci, archevêque de Bourges après avoir été évêque de Verdun (1817-1820), de Soissons (1820-1824), est aussi primat des Aquitaines (1824-1841) et pair de France où il siège dans la majorité. Il donne mandement le 23 février 1836 pour l’édition de nouvelles Heures diocésaines52. Il y rappelle que ces manuels constituent un livre nécessaire, voire indispensable ; or, les anciennes Heures sont épuisées, signe de leur importance. Il en appelle au clergé : « Nous vous recommandons de répondre à notre charité pastorale en faisant un usage fréquent de ce livre ». Cette emprise épiscopale et locale brouille la notion d’auteur, tant les évêques accaparent, au moins sur les pages de titre, la paternité de ces manuels. Seulement 9,2% des éditions sont placées sous l’autorité d’un auteur spirituel et toutes sont produites avant 1840. Les Heures choisies de la marquise Claude-Agathe Jacquot-Rouhier d’Andelarre (1769-1820) constituent un exemple patent du travail épiscopal pour capter des textes et y apposer leur « label ». La première édition est donnée en 1816, la 8e, en 1838. Celle que produit Barbou, à Limoges en 1847, exploite donc une certaine notoriété. Elle est revue par François-Nicolas Morlot (1795-1862) ordonné prêtre en 1820 et nommé à Dijon où il est fait chanoine de la cathédrale en 1833 ; il devient archevêque de Tours en 1842, puis
51 Texte inséré dans Heures nouvelles à l’usage du diocèse de Séez…, Séez, G. C. Herfort de Bonnange, 1820. 52 Texte inséré dans Heures du diocèse de Bourges, Bourges, Manceron, 1836.
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de Paris en 1857. Le texte de la pieuse marquise est donc repris en main par le clergé, non sans d’importantes transformations. D’autres auteurs sont plus connus. Un curé dijonnais compose des Heures eucharistiques, ou Mémorial de l’âme fervente à partir de textes spirituels de Bossuet (1627-1704)53. Or, Bossuet fut évêque ; il constitue donc un patronage de première importance pour l’épiscopat français54. Sous cette forme renouvelée, le livre d’heures joue un rôle certain dans l’élaboration spirituelle de certains personnages essentiels du xixe siècle catholique. Ainsi, dom Guéranger (1805-1875), le grand restaurateur de l’ordre bénédictin qui a eu une influence déterminante dans la liturgie contemporaine, a longuement lu les Heures nouvelles à l’usage du diocèse du Mans, contenant tous les offices et fêtes de l’année (Fougères, J.-M. Vannier, 1814). Ultérieurement, il regrettera le temps où les fidèles unissaient leurs voix à celle du clergé, ce qui souligne, au moins dans l’imaginaire spirituel, l’importance du livre d’heures55. Les différents mouvements liturgiques du xixe siècle et jusqu’au concile de Vatican II posent durablement la question des survivances de la liturgie des heures chez les laïcs, quand même elle serait marginale. Paul Doncœur (1880-1961), ainsi, tente la promotion des vêpres dominicales, prière essentielle qui permettra, selon ses vœux, « la restauration de la piété des heures »56. La dernière initiative en la matière est le fait des bénédictins d’En-Calcat, dans le Tarn, qui publient à l’intention des fidèles un livre d’heures révisé. Mgr Maurice Feltin (1883-1975), archevêque de Paris, y voit une réponse à une redécouverte de la liturgie par les fidèles, à rebours des prières moins riches de sens : « La prière officielle de l’Église prend chaque jour une place plus grande dans la piété des fidèles. Ceux-ci abandonnent volontiers les formules qui constituaient jadis un Manuel du chrétien, pour adopter des expressions liturgiques. On ne peut que les en féliciter57. » Pour le clergé, les défis sont triples. Il s’agit d’inviter les fidèles à la compréhension, et non plus de susciter des formules mécaniquement récitées ; tout en évitant les formes de piété trop personnalisées, qui n’auraient plus de rapport avec une prière commune et communautaire ; enfin, il s’agit d’affirmer à travers cette pratique l’autorité de l’Église sur le laïcat. L’abbaye bénédictine d’En-Calcat est alors en plein essor. Les vocations affluent ; la communauté compte 120 moines. L’abbaye est dirigée par le Père Marie de Floris depuis 1943. La communauté s’investit dans une intense réflexion sur la liturgie. Un projet d’édition d’un nouveau livre d’heures est mené par un groupe de moines, avec des traducteurs extérieurs pour certaines sections, comme Mgr Garrone (1901-1994), archevêque-coadjuteur de Toulouse, pour les psaumes. L’ouvrage est préfacé par le cardinal Jules-Géraud Saliège (1870-1956), archevêque de Toulouse : « C’est un signe des temps.
53 Heures eucharistiques, ou Mémorial de l’âme fervente textuellement extrait de Bossuet, Auxonne, X.-T. Saunié, 1844. 54 Lettre du 3 novembre 1869 insérée dans A. Réaume, Histoire de Jacques Benigne Bossuet et de ses œuvres, Paris, Vivès, 1869, tome 3, n.p. 55 P. Lacombe, Livres d’heures imprimés au xve et au xvie siècle conservés dans les bibliothèques publiques de Paris, Paris, Imprimerie Nationale, 1907, p. xxi. 56 P. Doncoeur, « La liturgie et le monde rural. Nos paroissiens iront-ils à matines dans vingt ans ? », La MaisonDieu, 3 (1945), p. 91-97 (citation p. 97). 57 Livre d’heures latin-français, Dourgne, Éditions de l’abbaye d’Encalcat, 1952, Partie Matière de l’office, p. viii-ix, lettre du 5 juillet 1951.
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Beaucoup de chrétiens et de chrétiennes désirent prier avec l’Église et par l’Église. » Il affirme l’universalité du recueil. « Ce livre n’est pas fait pour les moniales, n’est pas fait pour les prêtres. Il est fait pour toutes les âmes de bonne volonté, religieuses ou autres, qui y trouveront un aliment à leur piété ; il les fera pénétrer plus avant dans l’esprit de l’Église. Car c’est l’Église qui nous apprend à prier et c’est avec elle que nous prions. »58 Or la prière la plus essentielle est l’office car il est communautaire, même pour le fidèle isolé. Le projet des moines d’En-Calcat est donc à replacer dans les débats qui, dans les années 1940-1950, portent sur la participation des fidèles à l’office et sur la compréhension de la messe. Le Livre d’heures latin-français est destiné à compléter le Missel à le rendre plus intelligible. Le modèle du bréviaire est délibérément écarté, à cause du latin et des rubriques, qui composent dans le manuel des clercs un « art subtil »59 fort peu traduisible. Les moines se proposent plutôt de « composer un Office quotidien très bref et très simple, à la portée des personnes les plus occupées et n’exigeant presque aucun apprentissage ». Le livre d’heures ne revendique aucune parenté avec le manuel médiéval, hormis le titre, qui relève plutôt du réemploi d’une expression commode et évocatrice60. Il repose, selon l’usage, sur le psautier, « base de la prière liturgique »61. Par sa composition, il ressemble plutôt aux Heures du xixe siècle, les exercices de piété en moins. Il s’adresse à des fidèles soucieux de renouer avec une vie réglée. « Ce livre n’apportera pas grand-chose à la dévotion bouillonnante de ceux qui voudraient tout dire à Dieu en quelques secondes, lorsqu’ils n’ont rien de mieux à faire. Il s’adresse aux âmes sages qui consentent à se laisser guider au pas mesuré de l’Église. En arracher quelques bribes décousues serait le trahir : son unité de temps est l’année. Toute formation exige une discipline ; la Liturgie ne fait pas exception et sa discipline principale est la patience »62. Le livre d’heures d’En-Calcat est donc une réaction contre certaines formes de piété trop libérées, et entend inviter les fidèles à retrouver un rapport au temps plus sain. Le résultat est monumental : la première partie comprend 1487 pages, la seconde, 799 pages. Le tout est imprimé sur papier bible très fin. Les recommandations qui ouvrent la première partie, intitulée « Matière de l’office » et qui comprend le psautier pour les jours de la semaine et le dimanche, les fêtes du Propre du Temps, le Sanctoral et le Propre des Saints, insistent sur la hiérarchie entre les heures63. S’il n’a guère de temps, le fidèle devra privilégier les laudes et les vêpres. La lecture doit être oralisée et, quand c’est possible, être communautaire. La seconde partie, intitulée « Lectionnaire », rassemble les lectures de prime, matines, complies et des fêtes des saints. Elle propose « pour les plus grandes 58 Livre d’heures latin-français, op. cit., p. vi-vii. 59 Ibid., p. xi. 60 Échange par messagerie électronique avec le frère Jean-Roch, 30 août 2019. À l’abbaye, la même expression recouvre progressivement l’édition de chants liturgiques d’abord pour l’office divin, puis pour la liturgie en général. Les chants composés par dom Clément Jacob à En-Calcat portent d’ailleurs une cote « LH ». 61 Livre d’heures latin-français, op. cit., p. xii. 62 Ibid., p. xxii. 63 Ibid., p. xxiv-xxv.
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fêtes, une lecture spéciale tirée des Pères de l’Église et, pour chaque jour, un bref rappel des Saints dont on célèbre en ce jour l’anniversaire »64. On l’aura compris, cet office rénové n’a qu’un très lointain rapport avec celui qui était donné à réciter aux fidèles jusqu’au xviie siècle. Il ne s’agit plus de l’office de la Vierge, mais d’un décalque, à usage laïc, de l’office canonial. Les réactions, en ces années 1950 agitées par des débats qui trouveront leur point culminant au concile de Vatican II, ne se font pas attendre. Le recenseur de la Nouvelle revue théologique constate : « L’énorme publicité faite autour de ce livre nous avait plutôt mis en méfiance lorsque nous avons entamé sa lecture, mais force nous est de reconnaître qu’il s’est avéré dépasser largement tout le bien qu’en ont annoncé les éditeurs. C’est à la fois un livre de prière, bien présenté et profond, qui puise aux sources anciennes et modernes de la piété catholique ; un livre d’heures, qui constitue une introduction dans la grande prière ininterrompue de l’Église : une livre de méditation avec une excellente introduction »65. Si le Bulletin critique du livre français se contente pour sa part de souligner le recul du latin, motif de cette publication66, la Revue thomiste, avec une décennie de recul, reconnaît que « le livre d’Heures latin-français, réalisé par un groupe de moines d’En-Calcat, connaît depuis dix ans le succès »67. L’évêque de Châlons le recommande aux militants et militantes de l’Action catholique, et des réguliers de tous ordres le font connaître à leurs retraitants68. La nostalgie du gothique Si le livre d’heures ne se ressemble plus, l’usage de ce titre se justifie malgré tout par un ensemble de codes graphiques qui rappellent son origine médiévale. Le xixe siècle renoue avec un Moyen Âge souvent fantasmé, alimenté par les rêveries romantiques et les relectures nationalistes d’une période censée être la matrice de la nation française, de sa langue et de ses coutumes. On verra plus loin comment l’érudition médiévaliste s’est saisie du livre d’heures dès la première moitié du xixe siècle ; mais avant même les grilles d’interprétation de la science historique ou de l’appréciation artistique des premiers historiens de l’art, une réappropriation plus sensible et plus immédiate de l’héritage médiéval est visible dans l’adjonction d’enluminures, voire de miniatures, dans les livres d’heures imprimés du xixe siècle. La chromolithographie, inventée en 1808 mais perfectionnée vers 1840, permet de mettre sur le marché des reproductions convenables des enluminures médiévales. Ces planches sont le signe de la transition d’une société rurale vers une société industrielle et mécanisée, et du décloisonnement des milieux sociaux. La miniature est un moyen de légitimation permettant de dépasser les révolutions en montrant la continuité historique, y compris revendiquée par des pouvoirs opposés. Comme l’écrit Jean-Michel Leniaud,
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Ibid., Partie Lectionnaire, p. 5-6. Nouvelle revue théologique, 74 (1952), p. 211. Bulletin critique du livre français, 1955, p. 224. Revue thomiste, 60 (1960), p. 136. Abbaye d’En-Calcat, Quatre années d’expériences avec le livre d’heures, Dourgne, 1956.
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« l’attrait que le Moyen Âge exerce s’inscrit comme porteur d’utopie en un siècle qui, plus qu’un autre, mêle imagination et passé, histoire et idéal »69. Les œuvres produites au Moyen Âge méritent d’être étudiées et prises comme modèle afin de purifier le goût dans tous les domaines de la production artistique, le plus monumental et visible étant bien sûr l’architecture, mais pas seulement : les arts décoratifs également s’inspirent désormais des réalisations médiévales. L’Église ne peut qu’encourager cette vogue, le Moyen Âge représentant un âge d’or fondé sur la concorde. Le retour au Moyen Âge est le signe de ce primitivisme qui marque l’histoire de l’Église, sans renoncer aux acquis du Concile de Trente. Or, le livre d’heures constitue la synthèse par excellence de cette tension. Quelques éditeurs font alors le pari du style médiéval pour les Heures qu’ils publient à partir des années 1840, soit précisément dans ces années où « se joue effectivement le destin de la renaissance de ‘l’art ogival’ »70 en pleine restauration catholique qui tout à la fois prend acte de la déperdition de sens qui s’est opérée depuis plusieurs décennies et des possibilités qu’offre le néo-gothique pour réinvestir de sacré les lieux et objets de la pratique religieuse. La couleur, en outre, entre dans les stratégies de développement de clientèle des libraires, en direction des femmes, des enfants, et de toute une bourgeoisie montante. Pour ces publics, l’usage de la couleur sur les reliures et dans le corps des livres compense le renoncement au luxe par une extraordinaire diversité visuelle et matérielle de la production71. Les libraires exploitent de la sorte l’invasion de la couleur dans l’univers quotidien : affiches dans l’espace public, tissus et papiers peints dans la maison. Par ces rapprochements, le livre en général et le livre d’heures en particulier confirment leur insertion dans l’univers des biens de consommation. Pierre-Jules Hetzel (1814-1886), en 1837-1838, met sur le marché des Heures royales (1837-1838) dans une édition de semi-luxe avec des dessins de Gérard Séguin (1805-1875) et Daniel Ramé (1806-1887). Aline Guilbert, libraire quai Voltaire, produit à partir de 1843 de petits recueils de missels et heures, soit illustrés, soit à illustrer72, à partir d’échantillons d’enluminures repérées dans la collection de la Bibliothèque du Roi. Léon Curmer (1801-1870), éditeur de bibliophilie, publie des Heures nouvelles dont les 800 pages sont largement illustrées de motifs également empruntés dans les livres d’heures des collections publiques parisiennes73. Le même éditeur donne ensuite des fac-similés des Heures d’Anne de Bretagne et d’Étienne Chevalier, contribuant ainsi lui-même à élargir le répertoire des chromolithographes soucieux d’agrémenter les recueils de prières, tout en s’en tenant au contenu ancien des Heures. Son stock de modèles est tel qu’il peut encore, en 1890, mettre sur le marché un Livre d’heures au frontispice chromolithographié, ainsi que 8 illustrations hors texte et toutes les marges des 180 pages. L’allusion au Moyen Âge est, là encore, purement esthétique : le livre d’heures en question ne comprend pas l’office de
69 J.-M. Leniaud, « Le rêve pour tous : néogothique entre art et industrie », Sociétés & Représentations, 20 (2005), p. 120-132. 70 Ph. Boutry, « Y a-t-il une spiritualité néogothique ? Réflexions sur un ‘passage à l’acte’ », Sociétés & Représentations, 20 (2005), 2005, p. 41-58. 71 A. Renonciat, « Les couleurs dans l’édition au xixe siècle : spectaculum horribile visu ? », Romantisme, 157 (2012), p. 33-52. 72 Livre d’Heures ou Offices de l’Eglise illustrés d’après les Manuscrits de la Bibliothèque du Roi par Mlle A. Guilbert et publiés sous la direction de M. l’abbé Des Villiers Chanoine honoraire de Langres, Paris, A. Guilbert, 1843. 73 Heures nouvelles. Paroissien complet latin-français, à l’usage de Paris et de Rome, par l’abbé Dassance, Paris, L. Curmer, 1841.
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la Vierge, mais les prières pour le matin, le soir, la messe, la confession, la communion, les vêpres et la messe de mariage, ce qui en fait un cadeau de noces idéal. En 1860, L. Lesort, éditeur, relieur et libraire parisien publie des Heures choisies des dames chrétiennes avec l’approbation de l’évêque de Dijon. Il s’agit de 208 chromolithographies montées sur onglets, affectant la forme du livre d’heures médiéval : le texte en lettres gothiques, délimité par un filet noir, est encadré sur trois côtés d’enluminures d’inspiration changeante selon les pages : motifs floraux sur fond d’or, grotesques surgissant d’un décor végétal, arabesques dorées, motifs héraldiques ou géométriques. On dénombre aussi cinq miniatures et plusieurs lettres historiées présentant des personnages saints ou le Saint-Sacrement. L’ensemble compose une théorie hétéroclite de morceaux d’enluminure de styles et d’époque différents. Le tout a été réalisé par A. Leroy, lithographe installé à Dijon et spécialisé dans l’illustration religieuse (Fig. 3.4). L’artiste s’est (très librement) inspiré de « manuscrits du xiie au xviie siècle provenant du Cabinet de M. H. Baudot à Dijon ». Henri Baudot appartient en effet à une famille de juristes et érudits dijonnais collectionneurs de documents sur l’histoire de la Bourgogne, mais aussi et surtout d’objets relatifs au Moyen Âge : peintures, meubles, objets du quotidien, étoffes, ivoires, émaux, miniatures, etc. Lui-même est archéologue, conservateur du musée de l’académie de Dijon, président-fondateur du musée de la Commission des antiquités de la Côte-d’Or. Le catalogue de vente de ses collections, qui ne rend sans doute pas compte de l’étendue des objets possédés, mentionne effectivement des feuillets enluminés isolés, telle cette « page de livre d’heures avec la Nativité et l’Annonce aux bergers »74. Si de telles publications, et notamment celles de Curmer, sont très coûteuses, si on en croit les souscriptions qui sont lancées avant publication, un nombre grandissant de livres d’heures ornés de motifs néo-gothiques voient le jour à l’attention d’un public plus modeste auprès duquel il devient ainsi possible d’imposer les grandes lignes d’un « véritable art chrétien »75. Le prix baisse dès lors que l’éditeur renonce à la couleur ou limite son usage. Dans le Livre d’heures selon le rite romain imprimé à Tours en 1855, la chromolithographie est appliquée seulement à la page de titre et à deux illustrations en pleine page, dues à un des membres de la dynastie Engelmann, qui a donné beaucoup d’illustrations aux livres d’heures. Les autres pages sont décorées de bordures monochromes d’inspiration fantaisiste conjuguant éléments architecturaux gothiques et entrelacs végétaux stylisés. Les 432 pages des Heures de la sainte Vierge avec figures publiées par Mame en 1878 sont plus simplement illustrées d’enluminures au trait noir d’inspiration vaguement médiévale, parfois mâtinées de figurations d’inspiration plus tardive : autour d’une page des matines de l’office de la Vierge, l’enluminure est ainsi constituée d’un long chapelet qui fait le tour de la page avec les lettres A, V et E d’esthétique classique (Fig. 3.5)76. Onze planches en couleur rehaussent l’ouvrage, restituant l’iconographie mariale traditionnelle, Annonciation, Visitation, Nativité, Purification, etc. 74 Voir Catalogue des tableaux et objets d’art et de haute curiosité composant la collection de feu M. Henri Baudot, ancien président de la Société archéologique de la Côte d’Or, dont la vente aux enchères aura lieu à Dijon du 14 au 24 novembre 1894, Dijon, Impr. Darantière, 1894, no 1213. 75 I. Saint-Martin, « Rêve médiéval et invention contemporaine. Variations sur l’enluminure en France au xixe siècle », in Th. Coomans et J. de Maeyer (éd.), Nineteeth-Century Belgium Manuscripts and Illuminations from a European Perspective. The Revival of Medieval Illumination. Renaissance de l’enluminure médiévale. Manuscrits et enluminures belges du xixe siècle et leur contexte européen, Leuven, Leuven UP, 2007, p. 109-135, ici p. 132. 76 Heures de la sainte Vierge avec figures par A. Queyroy, Tours, A. Mame, 1878, ici p. 75.
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Figure 3.4 : Extrait des Heures choisies des dames chrétiennes, Dijon, 1860.
D’autres formules sont employées : la librairie Bachelin-Deflorenne, qui a joué un rôle important dans la redistribution des livres d’heures manuscrits médiévaux dans la seconde moitié du xixe siècle, propose ainsi dans son catalogue de 1875 des Heures du Moyen Âge, illustrées par Ch. Mathieu etc., in-18o, en feuilles dans un carton. Charmant volume orné de 8 sujets principaux tirés des plus beaux manuscrits du Moyen Âge et de bordures or et couleurs à toutes les pages. Ce bijou typographique et chromolithographique est le plus beau présent que l’on puisse faire pour les étrennes, mariages et premières communions ; c’est le moins cher et le plus beau livre de prières qui ait paru jusqu’à ce jour dans ce genre77. Hors de l’inspiration fournie par les miniatures anciennes, d’autres éditeurs tentent d’introduire des motifs moins convenus, mais toujours empruntés au xve siècle. Le Livre d’heures de la première communion, contenant les offices du dimanche et des principales fêtes de l’année écrit par la comtesse Louise Mathilde de Flavigny (1811-1883) reproduit à chaque page des dentelles médiévales ou plus tardives. L’éditeur entend faire ainsi « connaitre les broderies 77 Catalogue de livres anciens et modernes dont la vente aura lieu le 24 mars 1875 et jours suivants…, Paris, BachelinDeflorenne, 1875, no 332.
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Figure 3.5 : Heures de la sainte Vierge avec figures par A. Queyroy, Tours, A. Mame, 1878.
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Figure 3.6 : Extrait du Livre d’heures de la première communion de la comtesse de Flavigny (vers 1890)
qui, pendant les xve, xvie et xviie siècles, ont orné les vêtements sacerdotaux »78. À nouveau, il a fallu solliciter les collectionneurs et l’éditeur a puisé dans la collection de Frédéric Spitzer (1815-1890), amateur d’art médiéval qui entasse aussi bien les pièces d’orfèvrerie que les textiles anciens, la verrerie, les tableaux, et plus rarement les livres : au total, 3 350 pièces. Ses dentelles sont en effet remarquables ; on y trouve des devants d’autels, italiens, français ou espagnols, et surtout et des vêtements liturgiques, dalmatique, chape, chasubles des xvie et xviie siècles notamment79. Les décors ont ensuite été gravés par Henri Carot (Fig. 3.6). Cette inspiration néo-gothique perdure jusqu’à la Première Guerre mondiale, non sans se mâtiner d’éléments nouveaux, parfois sans grand rapport avec la spiritualité. Un livre d’heures illustré par des eaux-fortes de Louis Legrand (1863-1951) et publié en 189880, s’apparente davantage au livre d’artiste qu’au livre d’office. Le tirage est limité à 78 L. M. de Flavigny, Livre d’heures de la première communion, contenant les offices du dimanche et des principales fêtes de l’année, avec des instructions pour le jour…, Tours, A. Mame et Fils, vers 1890. 79 F. de Mély, « La collection Spitzer », Revue de l’art chrétien, 1894. Voir aussi le Résumé du Catalogue des objets d’art et de haute curiosité antiques du moyen-age et de la Renaissance composant l’importante et précieuse collection Spitzer dont la Vente publique aura lieu à Paris… du lundi 17 avril au Vendredi 16 Juin 1893, Paris, E. Menard, 1893. 80 L. Legrand, Le livre d’heures, Paris, Gustave Pellet, 1898.
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Figure 3.7 et 3.8 : Extraits du Livre d’heures de Louis Legrand (1898).
165 exemplaires numérotés. Si la table des fêtes mobiles est encadrée de motifs évoquant des gargouilles médiévales ou renaissantes, d’autres illustrations paraissent pour le moins incongrues dans un livres d’heures (Fig. 3.7 et 3.8). Le recours à l’esthétique néo-gothique ne flatte pas seulement l’œil à l’aide de motifs assez convenus ; elle unifie dans les esprits une certaine imagerie chrétienne, mariale et hagiographique le plus souvent, christologique parfois, imposant l’héritage médiéval comme un horizon indépassable des figurations du sacré. Mais l’ouvrage de Louis Legrand invite aussi à considérer le livre d’heures à la fois comme un objet familier de tous et comme une expression accueillante où artistes et écrivains peuvent désormais investir leur créativité. Une poétisation du temps : pastiches et détournements L’évocation de ces publications néo-gothiques, qui entremêlent des textes fortement transformés et des images elles-mêmes très détournées de leur contexte, pose la question de savoir si au fond, ces documents ne seraient pas des formes de pastiches, malgré
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l’usage spirituel qui en est recommandé et l’idéologie médiévaliste qu’ils véhiculent. À la même époque, dans le domaine de l’architecture, cette question se pose aux yeux des observateurs, qui voient dans les églises « néo » une forme de pastiche archéologique à la fois anachronique et sans rapport avec les réalités médiévales, tant l’interprétation est grande dans ces édifices81. Or, la citation, y compris liturgique ou iconographique, est en soi une forme de détournement. Elle concourt à fonder des stéréotypes, formes d’énonciation inconscientes, et des pastiches, clairement intentionnels. Dès lors, le livre d’heures s’impose comme un espace de transformation des formes textuelles et iconographiques. Or, on doit noter l’émergence, dès le milieu du xviiie siècle et plus massivement, au xixe siècle, de nombreux détournements du genre des Heures au profit de causes littéraires, politiques et sociales. C’est que les Heures constituent dans la chrétienté occidentale un référentiel universel. Le stéréotype ainsi construit autour d’un livre associé à une récitation mécanique, une obligation pieuse et l’appartenance à une confession en situation de domination autorise beaucoup de métaphores, compréhensibles sans effort par l’ensemble de la société. Le premier avatar de ces détournements, assez isolé dans le temps, est Les Heures françoises, ou les vêpres de Sicile, et les matines de la Saint-Barthélemy, publié anonymement à Amsterdam en 1690, sans doute par un membre du Refuge huguenot, un de ces protestants qui peut « chanter [son] Marot à [son] aise dans des terres étrangères »82. L’auteur explique le recours au champ lexical des Heures : « Je qualifie cet écrit les Heures françoises, quoique je ne face mencion que des Matines & des Vepres, conformément aux Chapitres qui donnent le fruit aux chanoines, pourvu qu’ils assistent à l’un de ces deux offices ». La charge contre le clergé est immédiate. L’ouvrage rapporte les événements de 1282 en Sicile, ce soulèvement contre la domination du roi Charles d’Anjou qui occasionna le massacre des Français et la libération de la tutelle angevine au profit de la dynastie d’Aragon. Il ne s’agit pourtant pas d’un manuel d’histoire. L’auteur profite de l’évocation de ces faits pour contester la politique étrangère et militaire de Louis XIV contre l’Espagne et ses incursions italiennes contre les règlements commerciaux espagnols entre 1675 et 1678. Tout le texte file la métaphore des Heures : à propos de la domination autrichienne en Sicile, l’auteur écrit ainsi : « la France essaia de la lui disputer en 1647, mais elle manqua d’i chanter Complies, & le plus bel exploit que La Feuillade [missionné par le roi en Italie] ait jamais fait, est de s’en être retiré avant qu’elles ne se chantassent »83. Au xviiie siècle, la vocation liturgique et spirituelle des Heures autorise de nombreux détournements au profit de l’antimonachisme qui impose dans la littérature la figure du moine gourmand, libidineux et sans vocation, cynique parasite social. Souvent outrée, cette littérature trouve un écho auprès des lettrés acquis à la pensée des Lumières, mais aussi auprès des polémistes qui suivent de près les affaires jésuites et celles, plus tardives, de la Commission des Réguliers chargée de rationaliser la population monastique de France. Sous forme manuscrite circulent des Heures canoniales, à l’usage de l’abbaye de 81 S. Kang, « Les églises en France sous le Second Empire : deux illustrations du type idéalisé », Livraisons de l’histoire de l’architecture, 17 (2009), p. 107-117. 82 Les Heures françoises ou les vepres de Sicile et les matines de la-Saint-Bartelemi, Amsterdam, A. Michils, 1690. 83 Ibid., p. 9.
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Thélème, dédiées à son fondateur, frère Jean des Entomeures, avec une fausse page de titre situant l’impression à Lanternopolis, chez Panurge, à l’enseigne de la Dive-Bouteille, en 597184. On ignore le contenu de ces « Heures » au titre fort évocateur, qui parodie les usages monastiques. Les Journée de l’Amour ou Heures de Cythère parodient Le temple de Gnide de Montesquieu, un recueil poétique écrit en hommage à la maîtresse de l’écrivain, mademoiselle de Clermont et paru pendant la semaine sainte, ce qui avait attiré la colère du clergé. L’ouvrage mettait en scène deux bergers, Aristée et Antiloque, échangeant des vers pompeux et naïfs. Les Heures de Cythère constituent donc un double détournement : du genre liturgique des Heures, et des vers de Montesquieu. Le temps est découpé en huit heures, où l’on égrène les huit troubles du cœur amoureux : la nécessité d’aimer ; l’imagination ; l’absence ; la jalousie, le caprice et les épargnes de l’amour, les reprises ou souvenirs du premier moment heureux ; l’occasion et la récolte de l’amour ; enfin les glânes. Chaque Heure est composée d’un discours, d’un appel, d’un ou plusieurs textes, adaptation très libre des sections de chaque office. À la place des traditionnelles miniatures ou cuivres qui ornent les livres d’heures, on trouve de charmants culs-de-lampes allégoriques dus au pinceau de Taunay et au burin de Macret85. Ce recueil n’a rien de libertin ; mais d’autres exploitent cette veine, comme Les Heures de Paphos, contes moraux par un sacrificateur de Vénus, publiées en 1787, où la gravure du frontispice, parfaitement pornographique, donne le ton. Il s’agit d’une suite de textes en vers et d’images licencieuses. Le titre seul use des Heures comme référence provocatrice au catholicisme ; le reste n’a aucun rapport avec la liturgie des heures, mais on y trouve tous les ingrédients traditionnels de l’antimonachisme du xviiie siècle : gourmandise illimitée, luxure, ignorance, avarice. Passées la suppression puis la restauration des ordres religieux, cette veine s’épuise. Elle refait surface un siècle plus tard sous la plume des anticléricaux, qui utilisent cet objet-marqueur pour développer leurs attaques contre le catholicisme. Un des plus virulents est Henri Kistemaeckers (1851-1934)86, d’abord commissaire-comptable de la Compagnie générale de navigation de Londres puis éditeur. Spécialiste de la littérature naturaliste, il publie Maupassant, Lemonnier ou Huysmans. Il est également connu pour ses engagements politiques, au nom desquels il produit une série de brochures sur la Commune de 1871 avant de lancer une « petite bibliothèque socialiste » à un franc le volume. Enfin, il se fait une réputation sulfureuse avec ses textes érotiques, comme Les Contes ou les Trois Cents leçons de Lampsaque. Tout ceci lui vaut scandales et procès : il est mêlé à 18 affaires judiciaires entre 1880 et 1902. C’est dans cette veine qu’il publie Le livre d’heures satyrique et libertin du xixe siècle (sans doute 1888). La mise en texte et l’ornementation pourraient le faire confondre avec un véritable livre d’heures, mais ces éléments graphiques sont aussi détournés. Les décors comprennent des bordures de fleurs parsemées de médaillons qui cachent aussi un homme en frac observant une femme nue entrant dans son bain, voire des dessins obscènes. La structure du livre reprend
84 Ce manuscrit aujourd’hui non localisé est cité en 1841 dans le Catalogue des livres composant la bibliothèque de feu M. Fr. Noel, ancien conseiller de l’université, inspecteur général des études etc., dont la vente se fera le 2 août 1841 et jours suivants…, Paris, Galliot, 1841, no 552. 85 Journée de l’Amour ou Heures de Cythère, Gnide, 1776. 86 C. Baudet, Grandeur et misère d’un éditeur belge : Henry Kistemaeckers, Bruxelles, Labor, 1986.
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toutes les rubriques du livre d’heures, mais en les détournant ; même les pages blanches, généralement occupées par la liste des événements familiaux, sont ici remplacées par des « souvenirs d’amour ». Enfin, les prières sont transformées. Le matin, le galant demande : « Avec tact tu me donneras de la galette abondamment ». Les Litanies des saints débutent par : « Seigneur, ayez pitié des gens sérieux et des imbéciles ». Le symbole des apôtres est ainsi pastiché : « Vous me demanderez si je suis très catholique ! Oui. J’aime aussi les dieux Lath et Nésu. Tartak et Pimpcau me semblent sans réplique. Que dites-vous encore de Parabavastu ! J’aime Bidi. Khoda me paraît un bon sire. C’est un bon petit dieu que le dieu Michapous. Mais je hais les cagots, les robins et les cuistres »87. Ce texte reprend la dédicace de La coupe et les lèvres d’Alfred Musset88. Il cite aussi Voltaire, Théo Hannon qui voisinent avec les prophètes Ezéchiel, Salomon, Daniel. Cette publication lui vaut une descente de police, la confiscation des exemplaires et un procès qui s’ouvre le 26 avril 189089. Si la veine anticléricale s’épuise, ce n’est pas le cas de l’utilisation du vocable « Heures » pour de nombreux recueils qui entretiennent un rapport ambigu avec cette littérature paraliturgique. Les détournements peuvent être classés en deux catégories : les recueils religieux versifiés qui paraissent sous le titre « Heures » pour entretenir l’ambiguïté avec les manuels si prisés des catholiques, et les recueils poétiques entièrement profanes. À un premier degré, des poètes catholiques revisitent les grandes scansions chrétiennes du temps, annuel ou quotidien, pour reconstruire en vers les sentiments du fidèle. CharlesAntoine Dujardin (1761-1825), bourguignon, conseiller puis président de chambre à la cour royale de Dijon, publie en 1823 une Poésie sacrée pour la célébration de l’office divin90. La poétesse mauricienne Hortense de Céré-Barbé (1766-18 ?), active dans le cercle de la Muse française, donne des Heures poétiques et religieuses en 1828, jugées par la critique catholique comme « un volume de beaux vers » dont les sujets « demandaient une profondeur de pensées et une élévation de style dont les femmes avaient jusque-là fourni peu d’exemples, et qui distinguent éminemment la plupart des pièces de son recueil »91. Cette poésie pieuse n’est pas à proprement parler une versification des Heures : elle est plutôt une somme de poèmes religieux présentés dans un ordre aléatoire, sur des sujets conventionnels : la Passion, la Vierge, la foi, la mort du juste, le confessionnal, etc.92. En 1857 encore, Édouard Colomb-Ménard (1799-18 ?), juge au tribunal civil de Lodève, publie les Heures poétiques du chrétien, somme versifiée des prières traditionnelles du catholicisme93. L’auteur est connu pour la publication, trois ans plus tôt, d’un Précis en vers de la doctrine chrétienne. Dans cette opération de versification, une grande liberté d’adaptation est assumée par les auteurs ; au fond, ces Heures n’en sont pas vraiment.
87 Le livre d’heures satyrique et libertin du xixe siècle, Bruxelles, Kistemaeckers, s. d. p. 17. 88 A. de Musset, Œuvres, Paris, Charpentier, 1867, p. 47. 89 C. Baudet, op. cit., p. 69. 90 Ch.-A. Dujardin, Poésie sacrée, pour la célébration de l’office divin et des saints mystères, ou Heures nouvelles, selon le rit parisien, Dijon, Douillier, 1823. 91 G. Collombet, Le livre de Marie, Mère de Dieu, t. 2, Lyon, Impr. Sauvignet, 1837, p. 221. 92 H. de Céré-Barbé, Heures poétiques et religieuses dédiées au Roi, Paris, Ladvocat, 1828. 93 É. Colomb-Ménard, Heures poétiques du chrétien. Principales prières romaines, mises en vers français et divisées en deux parties, Paris, A. Vaton, 1857.
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C’est que la poétisation du temps et du sentiment religieux éloigne finalement de la structure contraignante des Heures et de l’ordinaire de la Messe, dont il ne subsiste, dans le meilleur des cas, que la trame. La grande majorité des recueils poétiques parus sous le titre « Heures » usent de la métaphore d’un livre tout à la fois intime au cœur et à l’esprit, élevant l’âme vers des territoires imaginaires dépourvus de la trivialité quotidienne. Adolphe Cazalet, chef d’institution secondaire libre dans les Pyrénées, se pique de poésie, ce qui n’est pas du goût de certains critiques. Cazalet avait en effet dédié ses Heures poétiques à Sainte-Beuve, qui n’y avait vu que des rimes insipides et convenues94. À la même époque, Les Heures, poésies de Louis de Ronchaud (1816-1887), historien français, critique d’art, fondateur de l’École du Louvre, constituent une suite de vers mi-profanes, mi-religieux, évoquant l’amour et les arts. Certains passages sont malgré tout troublants : les vers « oh, le premier réveil d’une âme qui s’ignore / Quand, pareille à la mer, au lever de l’aurore / Elle sent un rayon pénétrer dans son sein ! / Secouant le sommeil et le voile de l’ombre / Elle voit, d’un regard, tous ces trésors sans nombre / Que la nuit lui cachait dans son propre bassin » ne vont pas sans évoquer les matines et toute la tradition classique évoquant, depuis Racine, la difficulté de s’arracher au sommeil lors de cet office nocturne, et le trésor de grâces auquel accède celui qui y parvient. L’un des poèmes de Ronchaud s’intitule entre outre « Les cloches de vêpres ». Cette poésie entretient le motif sous-jacent du temps sacré. Cette poétisation du temps puise à une même référence littéraire, Lamartine, et à la puissance méditative de la poésie. Hortense de Céré-Barbé, mais aussi d’autres poètes mineurs de l’âge romantique composent des Heures qui se veulent hommage au poète. Or, les liens de Lamartine avec le catholicisme sont pour le moins ambigus. Les Heures poétiques de Casimir Clausade (1794-1863), notaire toulousain, expriment la déférence de l’auteur à Lamartine, cité cinq fois dans le corps même des alexandrins, et aux « Heures fugitives » dont il a tenté de rendre la teneur et l’évocation mélancolique95. Les Heures, manuel de normalisation spirituelle et liturgique et partant, sociale, sont également détournées dans le sens d’une moralisation des classes visées par la recatholicisation de la société au xixe siècle. Claudius Hébrard (1820-1885), poète et écrivain lyonnais, choisit l’allusion aux Heures dans ses Heures poétiques et morales de l’ouvrier (Lyon, Waille, 1844), apologie de la famille, de l’atelier, de la patrie et de l’église comme structures favorisant la stabilisation de la classe ouvrière. Ainsi, toute une littérature catholique ou trouvant dans un catholicisme revisité la possibilité de nouvelles formes de méditation et d’introspection, détourne le sens du terme « Heures » pour revendiquer une appréciation non sacrée du temps quotidien et de la fuite inexorable du temps. Le livre d’heures est ainsi devenu un objet culturel, une expression lexiculturelle, un assemblage de deux mots désormais figés favorisant les métaphores et l’approche poétique de la langue96. L’intitulation, là encore, est éloquente. Paul Blaquière († 1868) publie en 1864 une chanson intitulée Le livre d’heures ; Prosper Lambert publie la musique du Livre d’heures de ma grand-mère en 1874, à partir d’un livret d’Auguste Hébrard, poète. La même année, Paul Milliet (1848-1924) fait paraître à la Librairie des bibliophiles un recueil intitulé Premières poésies : Avril, le livre d’heures de l’amour, de tout un peu. En 1896, Louis Raymond (1869-1928) exploite encore cette veine 94 A. Cazalet, Heures poétiques, Paris, Ledoyen, 1851. 95 C. Clausade, Heures poétiques, Toulouse, Senac, 1827. 96 O. Diaz, « Les expressions idiomatiques », Communication & Langages, 58 (1983), p. 38-48.
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avec son Livre d’heures du souvenir, poème. « Les Heures, en leurs robes mauves drapées / passent ; des cloches pleurent leurs mélopées », écrit-il au seuil d’un recueil tout entier consacré au chagrin amoureux. Charles Dodeman (1873-1934) donne en 1912 un roman, Le Secret du livre d’heures illustré par Robida (1848-1926), dont l’intrigue est fondée sur le déchiffrement d’un code contenu dans un « livre d’heures », en réalité une chronique du xiie siècle97. Le recueil poétique de Rilke (1875-1926), Das Stundenbuch, vaste interrogation sur la transcendance, paru pour la première fois en allemand en 1899, renouvelle le succès de cette expression toute faite et de ses enjeux poétiques. Ce détour par les pastiches, parodies et détournements montre in fine qu’au terme de six siècles, l’expression « livre d’heures » est devenue une formule vide et accueillante, raccourci d’un recueil symbolique qui n’a plus du livre que la forme, conservatoire du temps qui passe et des sentiments les plus intimes. Au livre d’heures dont l’orant n’était que le lecteur, s’est substitué celui qui met des mots sur les états d’âme de son auteur. Le livre d’heures cristallisant une tradition cultuelle s’éteint dans l’espace public pour n’être plus que l’examen attentif des sentiments de l’individu. Le lien avec le Moyen Âge, souligné dans les manuels paraliturgiques par le recours à une iconographie néo-gothique, est évacué dans l’usage lexiculturel de cette expression. Structure vide du christianisme, le livre d’heures se remplit de tous les questionnements, non sans réduction à une simple image, un stéréotype occasionnellement religieux, le plus souvent universel. * L’historiographie a privilégié, dans la dissémination spectaculaire des livres d’heures à partir de la fin du xvie siècle, les ruptures plutôt que les continuités. Certes, les Heures connaissent à partir du xviie siècle deux évolutions sensibles : d’une part l’adjonction de prières diverses et particulières composant une sorte de formulaire de piété, et d’autre part, le développement de la partie liturgique avec la place croissante de la messe et du cycle annuel du temps dans ces recueils, qui s’apparentent, à partir du xviiie siècle et plus nettement encore au siècle suivant, à l’eucologe, au paroissien et au missel. Mais on peut tout aussi bien souligner la stabilité d’une partie des Heures au long des siècles : la dévotion mariale y est restée importante jusqu’au xviiie siècle, et l’organisation des prières selon les huit offices quotidiens également. Le rapport texte-image, évacué en partie entre 1650 et 1850 pour des raisons commerciales, reste malgré tout un élément constant du « livre d’heures » comme objet-type. Il est, à travers les siècles, recueil de prières codifiées, forge et recyclage d’une imagerie religieuse, production de masse, mentor intime, espace poétique, genre éditorial prospère avant de se fondre dans une expression idiomatique creuse autorisant les réinvestissements les plus audacieux. Il reste, toujours, un objet à soi, un miroir de soi, ce dont attestent les efforts de personnalisation dont il fait l’objet ; un objet caractérisé par son unicité, évoluant vers une catégorie éditoriale englobante et schématique au sein de laquelle se sont opérés ses renouvellements. Cette histoire des livres d’heures met en avant trois éléments susceptibles de transformer, à un moment ou un autre, le statut de ces livres et de les déplacer des intérieurs domestiques à l’univers des représentations. En premier lieu, précisément, cette émergence
97 Ch. Dodeman, Le secret du livre d’heures, Tours, Mame, 1912.
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du livre d’heures non seulement comme objet et comme support de prière, mais aussi comme catégorie de livres identifiable, qu’il s’agisse d’une simple convention verbale ou d’une réalité matérielle et économique dans l’ordre des livres. Cette catégorisation favorise sa notoriété, sa stabilité, sa reconnaissance et le rapprochement, au sein d’une communauté linguistique donnée, d’une multitude d’avatars au principe premier de ce qu’est un livre d’heures. Elle conditionne alors un « imaginaire ethnosocioculturel » décisif dans l’avènement de la mémoire et du patrimoine98. Ensuite, il ressort de cette histoire un ensemble de faits, de gestes, de producteurs et de consommateurs, c’est-à-dire un référentiel historique dans le cadre duquel peuvent ensuite s’opérer des distorsions, des éliminations, des réécritures de l’histoire du livre d’heures. Enfin, la permanence des livres d’heures et des pratiques spirituelles qu’ils fondent au long de ces six siècles est en soi un élément remarquable, non seulement en terme de tradition religieuse, mais aussi et surtout parce qu’elle favorise la prise de mesure des distances temporelles et culturelles entre la modernité et l’âge médiéval. Objet à la fois fossile et changeant, le livre d’heures permet la prise de conscience à la fois de ce qui survit au temps, et de l’action du temps sur l’objet. Ce double mouvement de mise à distance est parfaitement illustré par le réemploi d’enluminures anciennes dans les Heures contemporaines, démarche qui relève à la fois de la muséification et de la réappropriation : deux processus essentiels dans la patrimonialisation. L’affadissement du genre, souligné par les contemporains dès le xviie siècle, permet aussi un sursaut esthétique et la recherche des caractéristiques graphiques et typographiques des premiers livres d’heures, dans l’idée d’un retour aux sources oubliant que dès l’origine, le livre d’heures fut un objet incertain, hybride, en perpétuelle gestation. En somme, l’histoire éditoriale des Heures contient en elle-même les possibilités de leur patrimonialisation, voire leurs prémices. Les possibilités seulement, et non leur développement. Celui-ci a dû conjuguer d’autres facteurs, d’autres dynamiques, en dehors du monde du livre et des lettres.
98 H. Boyer, « Stéréotype, emblème, mythe. Sémiotisation médiatique et figement représentationnel », Mots. Les langages du politique, 88 (2008), p. 99-113 et « Mots et patrimoine, mots du patrimoine », in H. Mahé de Boislandelle (éd.), Le Patrimoine dans tous ses états, Perpignan, PU de Perpignan, 2011, p. 33-41.
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Deuxième partie
La requalification du livre d’heures dans le champ du patrimoine : redécouvertes et mise sous protection
L a r equalif ication du livr e d’heu res da ns le cha mp du patrimoine
En même temps que le livre d’heures continue d’être le compagnon du croyant, il fait progressivement l’objet d’appréciations nouvelles dont témoignent déjà les réemplois iconographiques « gothiques » ou les pastiches, qui l’inscrivent dans une temporalité diffuse. Les observateurs notent bien que le produit éditorial du Grand Siècle, celui des Lumières ou celui du Second Empire sont très loin des compositions médiévales et des premiers temps de la typographie. Ces attitudes sont permises par la cohabitation, dans les bibliothèques un tant soit peu fournies, de livres d’heures très divers, dont le rapprochement sur les rayons met nécessairement en évidence la disparité et les évolutions. Armand-Thomas Hue de Miromesnil (1723-1796), président du Parlement de Normandie avant de devenir garde des sceaux de Louis XVI, possède en 1781 un recueil d’« Heures anciennes, manuscrites sur vélin, format in-4o, avec des vignettes & les grandes lettres d’or, écriture du 15. siècle, ancienne reliure », des « Heures à l’usage de Rome, tout au long, sans rien requérir, avec les figures de la vie de l’homme, & la destruction de Jérusalem, imprimées à Paris par Gillet Hardouin, sans date in-4o, sur vélin, basane », des « Heures anciennes à l’usage de Rouen, imprimées à Paris par Germain Hardouin, sans date in 8 avec fig[ures] sur vélin en velours violet » ; enfin, quatre volumes d’heures du xviiie siècle, à l’usage de Rouen (1735, d’Orléans (1751), « à l’usage des peuples de la campagne, mêlés parmi les protestants » imprimées à Périgueux en 1777 et un autre enfin sans usage précisé1. On pourrait y ajouter un « Petit office de la Vierge » gravé par Senault. Ces livres sont regroupés « dans le premier cabinet au fond de l’alcôve » avec une foule d’autres livres de théologie, à l’exception du manuscrit qui se trouve dans le second cabinet, et du livre d’heures à l’usage de Rouen de 1735, relié en maroquin rouge et doré sur tranche, « dans le petit cabinet de ma chambre »2. Cette disposition dans l’espace domestique pourrait indiquer une bibliothèque d’apparat, un cabinet de livres rares et, à proximité de la chambre, les livres à usage quotidien et intime. Quoi qu’il en soit, cet exemple montre bien que le livre d’heures, à la fin du xviiie siècle encore, perdure sous des formes variées, l’une ne chassant pas l’autre des coffres et rayonnages, sinon pour la pratique effective des prières quotidiennes et pour suivre l’office. Cette stratification, qu’on relève dans bien d’autres bibliothèques nobiliaires ou bourgeoises du xviiie siècle, ne rend donc pas les livres d’heures indistincts aux yeux de leurs possesseurs. Les uns et les autres sont intégrés à des usages, des hiérarchies esthétiques, sociales et spirituelles indiquant, pour certains d’entre eux, une perte d’usage tandis que d’autres restent « utilisés », y compris symboliquement, pour la tenue d’un diaire familial par exemple. Ces changements de régime sont complexes à apprécier, tant le livre d’heures est originellement, la première partie de cet essai l’a démontré, un bien tout à la fois utilitaire et symbolique, intime et ostentatoire, patrimonial puisqu’il se prête à des transmissions familiales codifiées, mais aussi destiné à être remplacé au fur et à mesure du renouvellement de l’offre dans les librairies. Toutefois, la relégation de nombreux recueils médiévaux, manuscrits ou imprimés, dans des cabinets séparés dont le statut reste à éclaircir, est un fait nouveau. À défaut de situer dans le temps une « perte d’usage » qui 1 Catalogue des livres qui composent la bibliothèque de Mgr Hue de Miromenil, garde des sceaux de France, Paris, Valade, 1781, no 45, 58, 59, 61, 64, 66. 2 L’exemplaire de la British Library (11902.h.33) porte ces mentions manuscrites en marge des notices, qui sont vraisemblablement de la main de Hue de Miromesnil, la bibliothèque étant vendue de son vivant.
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constituerait une rupture essentielle rendant possible la patrimonialisation, comme l’ont démontré André Chastel et Jean-Pierre Babelon3 puis Jean-Michel Leniaud4, force est de constater, à la suite du marquis de Hue de Miromenil et de ses contemporains, que le livre d’heures est progressivement investi, à l’âge moderne, de valeurs étrangères à ce que pour quoi il a été pensé et fabriqué. Le recyclage des livres d’heures, au fur et à mesure de leur vieillissement et de leur distance avec les normes spirituelles et les pratiques du livre, se fonde sur un rapport au temps et aux héritages dont les individus ont pu se saisir pour le requalifier. C’est la naissance de ce rapport au temps que l’on se propose d’examiner ici, et de ce qu’il fait au livre d’heures dans le jeu des comparaisons, observations, définitions et autres opérations de mise en ordre dont il fait l’objet. Cette requalification est le fait d’acteurs variés, dont une première typologie se dégage, à titre d’hypothèse au moins, des travaux de Dominique Poulot sur les musées français et des théories de la patrimonialisation de Jean Davallon5. Collectionneurs et antiquaires, érudits, enfin agents de l’État participent, successivement et avec un opportunisme dont il faut dégager les motifs, à ce processus de « trouvaille » puis d’institutionnalisation du caractère patrimonial des livres d’heures.
3 J.-P. Babelon et A. Chastel, La notion de patrimoine, Paris, Liane Lévi, 1994 (1e éd. dans Revue de l’Art, 1980). 4 J.-M. Leniaud, L’utopie française. Essai sur le patrimoine, Paris, Mengès, 1992. 5 D. Poulot, Musée, nation, patrimoine, 1789-1815, Paris, Gallimard, 1997 ; J. Davallon, Le don du patrimoine. Une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris, Hermès, 2006.
Chapitre 4
Le temps des collectionneurs
Le xixe siècle fut le grand siècle de la collection, à la fois comme réalité matérielle, comme théorisation de l’ordre du monde et comme rapport au monde. Ce n’est pas pour rien que romanciers, poètes, peintres et caricaturistes, entre autres, y ont prêté une vigilance nouvelle. Dans l’œuvre de Huysmans (1845-1907), par exemple, l’on rencontre à chaque page de ces collectionneurs furieux1, tel M. Lampre dans L’Oblat, ne s’intéressant qu’aux enluminures. « Il en détenait des collections très complètes ; il possédait surtout d’admirables livres d’heures du quatorzième et du quinzième siècle que lui enviait l’abbaye à laquelle il avait promis d’ailleurs de les léguer. Il avait naguère dépensé d’importantes sommes à ces achats »2. Ils produisent sous les yeux de Durtal, le héros du roman, un étrange spectacle : C’était toujours un régal que l’apparition de ces fraîches merveilles ; je n’en ai pas beaucoup disait-il, mais je crois n’avoir raflé dans les ventes que des pièces de choix et il soupirait, avouant le prix de trente mille francs payé pour l’un de ces livres, magnifique du reste « Horae beatae Mariae Virginis », un petit in-quarto avec reliure du seizième siècle, à larges dentelles, un manuscrit de l’école flamande francisée de la fin du quatorzième siècle, en lettres gothiques, sur vélin, paré de cadres de branchages et de rinceaux, à chaque page ; et ce volume de près de 300 feuilles contenait une cinquantaine de miniatures à fonds d’or plat ou diapré, étonnantes, des vierges de nativité, à peine pubères, mélancoliques et mutines, des saint Jean, jeunes et imberbes, écrivant près d’un aigle, dans des intérieurs charmants, éclairés de croisées à résilles de plomb ouvertes sur de verts paysages à allées très pâles, menant à de petits donjons ; et de grandes scènes, telles que l’annonciation aux bergers, la visitation, le Calvaire étaient traitées avec une bonhomie de réalisme et un sentiment de piété naïve, vraiment touchants. Quelques années plus tard, Proust (1871-1922), dans les dernières pages du Temps retrouvé, fait la même observation, évoquant les « livres d’heures que l’amateur n’ouvre jamais pour lire le texte, mais pour s’enchanter une fois de plus des couleurs qu’y a ajoutées quelque émule de Foucquet (sic) et qui font tout le prix de l’ouvrage »3. Les deux romanciers ont observé avec justesse l’ambiguïté des collectionneurs de leur temps, voyant dans les livres d’heures une catégorie esthétique engendrant l’émotion, et non plus un livre de prière. Ce changement de statut de l’objet pose trois questions. Pour quelles qualités le livre d’heures est-il collectionné ? Quand se produit cette rupture entre l’usage de l’objet, ou tout au moins le souvenir immédiat de cet usage, et sa mise en collection ? Quelles portes, enfin, le collectionnisme ouvre-t-il à une possible patrimonialisation ? 1 D. Grojnowski, « Les usages de la collection dans A rebours », Poétique, 162-2 (2010), p. 167-176. 2 J.-K. Huysmans, L’Oblat, Paris, P.-V. Stock, 1903, p. 92. 3 M. Proust, Le temps retrouvé, Paris, Ed. de la N.R.F., 1927, p. 887.
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Le livre d’heures dans l’ombre (xvie siècle – vers 1760) Pour saisir ce basculement de l’usage à la collection, il faut préalablement s’interroger sur ce qui différencie possession et collection. Cette dernière implique spécifiquement une mise en série, portée par une quête consciente et active et par un rapport affectif aux objets, comme le suggère le personnage de Huysmans. C’est à ces trois éléments qu’il faut être attentif pour discerner, dans la possession de livres d’heures, un véritable exercice de mise en collection. Or, ces trois conditions ne semblent réunies que tardivement. L’indifférence des amateurs de livres
Dans son célèbre Advis, en 1627, le bibliothécaire Gabriel Naudé (1600-1653) affirme péremptoirement : « les bibliothèques ne sont dressées ny estimées qu’en considération du service & de l’utilité que l’on en peut recevoir, & que par conséquent il faut négliger tous ces livres & Manuscripts qui ne sont prisez que pour le respect de leur antiquité, figures, peintures, relieures & autres foibles considérations »4. Il donne l’exemple, entre autres manuscrits, des « Heures que l’on dit bien souvent n’avoir point de prix à cause de leurs figures & vignettes ». Il existe donc, dès le début du xviie siècle, une quête de ces objets, mais en marge des canons reconnus et partagés de la collection bibliographique. Cette remarque invite à chercher, assez tôt dans l’âge moderne, la rupture entre l’usage spirituel du livre d’heures et sa mise en collection. Pour ce faire, il faut tâtonner dans les sources susceptibles de la renseigner, sans préjuger du moment où elle a pu se produire. Catalogues de ventes, inventaires après décès, correspondances et quêtes documentaires d’érudits, vigilance des premières institutions publiques vouées aux livres peuvent témoigner de ce moment essentiel où le livre d’heures (mais lequel ? le manuscrit du xve siècle ? l’incunable orné de bois gravés ? l’imprimé soigné et illustré du Grand Siècle ?) s’affranchit des oratoires pour rejoindre les cabinets des collectionneurs. Au siècle encore faste de la production de livres manuscrits et décorés, le xvie siècle, tout pourrait converger vers un intérêt antiquaire pour le livre d’heures, notamment le changement de mains de bibliothèques entières à la faveur des guerres de religion et l’émergence de l’histoire littéraire française, qui suscite une quête de manuscrits médiévaux5. Et pourtant, l’examen des collections de livres des grands personnages de la haute robe, de l’élite du Parlement, des secrétaires d’État, indique le contraire. Certes, les trente-trois inventaires après décès de secrétaires du roi établis entre 1530 et 1600 et étudiés par Hélène Michaud mentionnent tous ou presque des Heures, plus ou moins richement confectionnées6. La succession d’Antoine Bohier, en 1566, signale ainsi « une paire d’heures à pendre, couvert de velours rouge garnies d’or avec une chesne » prisée soixante-dix livres, et conservée avec l’argenterie et les bijoux du défunt. D’autres livres
4 G. Naudé, Advis pour dresser une bibliotheque. Presenté à Monseigneur le President de Mesme, Paris, F. Targa, 1627, p. 115-116. 5 I. de Conihout, « Les bibliophiles avant la bibliophilie (xvie-xviie siècles) », Revue d’histoire littéraire de la France, 115 (2015), p. 49-72. 6 H. Michaud, « Les bibliothèques des secrétaires du roi au xvie siècle », Bibliothèque de l’École des Chartes, 126 (1968), p. 333-376.
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d’heures de moindre prix et une Bible, dans un cabinet attenant à la chambre d’Anne de Poncher, son épouse, sont mentionnés. C’est aussi la logique de Jean de Baillon (mort en 1567), qui range ses Heures recouvertes de velours noir à coins d’or avec son argenterie, ce qui indique peut-être un changement de statut pour ce livre, passé de l’oratoire aux biens de famille. Mais d’autres cas tendent plutôt à montrer que les Heures sont encore un objet du quotidien : André Blondet (mort en 1548) a emporté les siennes lors du voyage qui lui a été fatal, c’est la raison pour laquelle elles ne figurent pas dans l’inventaire de son domicile. Et que faut-il penser du Missale et des heures enluminées de Guybert (mort en 1589), qui sont l’un et l’autre qualifiés de « vieilz » ? Du côté des collectionneurs aujourd’hui identifiés comme tels, les choses sont différentes mais tout aussi délicates d’interprétation. Beaucoup de ces individus, tels Claude Fauchet (1530-1602), magistrat et historien, l’humaniste Claude Dupuy (1545-1594), l’évêque de Chartres Philippe Hurault (1579-1620) ou Nicolas Moreau d’Auteuil (1544-1619), trésorier de France puis maître d’hôtel ordinaire du roi, n’en ont pas dans l’espace de leur collection : ils en ont peut-être pour prier, mais ils n’apparaissent pas dans les inventaires7. Le cas de la célèbre bibliothèque de Paul (1568-1614) puis d’Alexandre Petau (1610-1672), parlementaires et collectionneurs, est troublant : le catalogue de vente de leurs manuscrits, survenue tardivement à La Haye en 1722, soit cinquante ans après la mort d’Alexandre, fait état de quelques livres d’heures seulement8, ce qui ne permet pas de parler véritablement de collection, mais l’examen de ceux-ci montre un double effort de recherche de ces livres sur le marché du manuscrit dans la seconde moitié du xviie siècle, et aussi un effort d’appropriation personnelle, comme pour créer une filiation au cœur de l’objet entre possesseurs non apparentés. Dans les célèbres « Heures Petau »9, Alexandre a fait repeindre l’encadrement du folio IV, comportant la miniature représentant les quatre évangélistes, en y apposant dans sa partie supérieure les armes de la famille. Dans un autre livre d’heures acheté en 1666 au prix de 30 lt, le même Alexandre s’est contenté d’apposer la date et le prix10, signalant plus sûrement un geste de collectionneur affichant l’effort consenti pour cette acquisition. L’objet suscite donc des réflexes très divers, de la dévotion encore active à la fierté de posséder un livre rare. Chez le chancelier Pierre Séguier (1588-1672), contemporain d’Alexandre Petau et possesseur de la seconde bibliothèque parisienne après celle de Mazarin11, la situation est toute autre. 7 Voir U. T. Holmes et M. L. Radoff, « Claude Fauchet and his Library », Publications of the Modern Language Association of America, 1929, p. 229-242 ; J. Delatour, Les livres de Claude Dupuy, une bibliothèque humaniste au temps des guerres de religion, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 1998 ; M.-P. Laffitte, « Les manuscrits chez les amateurs, fin xvie-fin xviie siècle », in I. de Conihout et P. Michel (éd.), Mazarin, les Lettres et les arts, Paris, Saint-Rémy-en l’Eau, Bibliothèque Mazarine et Editions Monelle Hayot, 2006, p. 326-337 ; A. Shapovalova, « Nicolas Moreau d’Auteuil et ses livres », Bulletin du bibliophile, 1 (2014), p. 7-61. Le détail des livres de Ph. Hurault se trouve dans H. Omont, Anciens inventaires et catalogues de la Bibliothèque Nationale, Paris, E. Leroux, 1909, p. 401-429. 8 Bibliothecae Petaviana et Mansartiana ou catalogue des bibliothèques de feu Messieurs Alexandre Petau… et François Mansart,… auxquelles on a ajouté le cabinet considérable des manuscrits du fameux Justus Lipsius, La Haye, Abraham de Hondt, 1722, lots 27, 28, 29, 30 et 145. 9 M. Hofmann, « Un chef d’œuvre de Jean Poyet peu connu : les Heures Petau de la collection Weiller », in M. Boudon-Machuel et P. Charron (éd.), Art et société à Tours au début de la Renaissance, Turnhout, Brepols, 2017, p. 115-127. 10 Genève, BGE, ms. lat. 35. Voir H. Aubert, « Notices sur les manuscrits Petau conservés à la bibliothèque de Genève (fonds Ami Lullin) », Bibliothèque de l’École des Chartes, 70 (1909), p. 247-302, ici p. 269-270. 11 Y. Nexon, Le chancelier Séguier (1588-1672) : ministre, dévot et mécène au Grand Siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2015.
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Il tient cent vingt manuscrits médiévaux et modernes de son oncle Antoine Séguier. À sa mort, la section des manuscrits de sa bibliothèque compte plus de 4000 pièces, dont 300 manuscrits à figures, latins ou français, saut quantitatif qui révèle une quête volontaire. Le catalogue de vente, établi en 1686 visiblement d’après les inventaires rédigés par les bibliothécaires de Séguier, réserve une section pour les « miniatures »12. On y décompte tout à la fois des incunables et des manuscrits enluminés. Dix-neuf sont identifiés comme des « Heures », et plusieurs dizaines comme des « livres de prières » peu décrits, nombre d’entre eux étant vraisemblablement des livres d’heures au sens admis aujourd’hui. Si la quantité de manuscrits ainsi rassemblés signale une véritable intention bibliophilique, ces incohérences bibliographiques montrent aussi l’absence d’une logique de collection, qui présuppose une connaissance fine de l’objet recherché, pour mieux en apprécier la rareté et les particularités. Si Claude Boucot († 1699), garde-rôle des offices du roi, conseiller et secrétaire du roi, possède 36 « paires d’heures » manuscrites et enluminées dans sa bibliothèque, celui qui en assure la vente en 1699 ne croit visiblement pas à l’existence d’une demande du côté des amateurs. Il les regroupe en sept lots, sans effort de description ni d’individualisation des recueils pour faire ressortir l’originalité de chacun13. Ce qui manque donc finalement pour apprécier le collectionnisme à l’œuvre, ou non, dans ces bibliothèques du xviie siècle, c’est l’approche des usages, de la mise en scène pensée par le bibliophile pour mettre en valeur à la fois l’unicité et la série qui font la collection. On est mieux renseigné, de ce point de vue, pour François-Roger de Gaignières (1642-1715). Issu d’une famille bourgeoise du Lyonnais, au service de Louis-Joseph de Guise puis de Marie de Lorraine, nommé par elle gouverneur de Joinville, Gaignières est un antiquaire. Féru d’histoire de la noblesse et de la monarchie française, il constitue une collection documentaire exceptionnelle sur les époques médiévale et moderne. Il multiplie les voyages en province pour amasser sa documentation, principalement dans le Nord de la France (Île-de-France, Normandie, Picardie, Bretagne, Orléanais, Touraine, Anjou, Poitou et Champagne). Pour les autres régions, il utilise les services de correspondants complaisants. En 1711, soucieux du devenir de sa collection, Gaignières en fait don à Louis XIV, tout en en gardant la jouissance jusqu’à sa mort, contre une rente de quatre mille livres par an, une autre somme de quatre mille livres remise à la signature du contrat ainsi qu’une promesse de vingt mille livres supplémentaires à son décès pour ses héritiers14. Pierre de Clairambault (1651-1740), généalogiste des Ordres du roi, est désigné pour exécuter le contrat qui stipulait de dresser un état de la collection. Cet inventaire signale douze livres d’heures manuscrits et enluminés (cotés 15 à 27 dans la collection primitive), avec quelques remarques qui permettent d’en saisir la logique15. Quand la date d’acquisition est mentionnée, il apparaît systématiquement que 12 Catalogue des manuscrits de la bibliothèque de defunt Monseigneur le chancelier Séguier, Paris, F. le Cointe, 1686, pag. séparée, 1-24. 13 Catalogue de la bibliothèque de défunt M. Boucot, garde-rolle des offices de France, composée de plus de dix-huit mille volumes de livres imprimez très bien conditionnez, plusieurs des in-folio étant de grand papier et reliez en maroquin, de plus de soixante et dix mille estampes entre lesquelles il y a dix-sept mille portraits ; d’un très grand nombre de livres d’Arts, d’éloges de descriptions, de médailles, d’emblêmes, de plantes et autres remplis de figures ; et de plusieurs manuscrits en velin ornez de très belles mignatures, [Paris], 1699, p. 31-32 du « catalogue d’estampes ». 14 A. Ritz-Guilbert, La collection Gaignières. Un inventaire du royaume au xviie siècle, Paris, CNRS Éditions, 2016. 15 Paris, BnF, ms. Clairambault, 1032, fol. 333-732.
le temps des collectionneurs
Gaignières a commencé à s’intéresser aux livres d’heures à la fin de sa vie seulement, entre 1705 et 1709. Les « Heures en lettres gothiques avec mignatures sur velin, maroquin verd » portent au folio 123v, de la main du collectionneur : « D’un libraire, le 22 aoust 1705, 4 l. »16. À la même vente, et pour la même (modique) somme, il acquiert les « Heures de Macé Prestesaille en lettres gothiques avec des mignatures et des figures et portraits »17. Les « Heures du roi Charles 7 avec mignatures sur velin, couvert de velours cramoisy et feuillemorte avec fermoirs d’argent, des C d’argent d’un costé et de l’autre des S aussy d’argent »18 portent la mention « Boucot, du 6 jan. 1700, n. 10 ». Gaignières l’a visiblement acheté à la vente aux enchères de la collection de Claude-Nicolas Boucot, décédé en 1699, après que Nicolas Clément (1647-1712), bibliothécaire du Roi, lui a écrit en août 1699 pour lui signaler l’intérêt de cette vente pour l’enrichissement de ses collections19. Outre les libraires, Gaignières peut compter sur de généreux donateurs, tel La Bastide (1648-1710), trésorier de France à Limoges, qui lui offre des « Heures en lettres gothiques sur velin avec mignatures, maroquin noir » le 20 février 170920. En antiquaire scrupuleux, il s’intéresse, pour la première fois, aux provenances : il ajoute aux « Heures d’Isabelle d’Ecosse, duchesse de Bretagne » deux pages de notes évoquant les propriétaires successifs : Isabelle Stuart, duchesse de Bretagne puis Renée de Rohan, femme de Jean de Coëtquen, et fait relier le tout à son chiffre21. Ce goût pour les livres d’heures tient à l’intérêt documentaire des miniatures, qui témoignent de l’architecture, des usages vestimentaires et de la civilisation urbaine ou rurale du Moyen Âge. Gaignières y récolte aussi nombre de portraits qui enrichissent ses dossiers sur les grands personnages du xve siècle, notamment dans l’entourage royal. Il fait copier certaines enluminures, tel le portrait de Louis II d’Anjou figurant dans le manuscrit connu aujourd’hui sous le nom d’« heures latines du roi René »22. Gaignières a eu entre les mains le manuscrit et en a donné une description détaillée, soucieux visiblement de contextualiser ses croquis et ses relevés. Il en attribue la commande à René, précisant : « le portrait de Louis, duc d’Anjou, son père, est au folio 61, et le sien au folio 81, avec sa devise au bas, aussi bien qu’à toutes les pages du livre. Elle a pour corps un voile sur lequel est écrit en diev [en] soit »23. Cette approche purement documentaire du livre d’heures montre bien que Gaignières ne s’y intéresse pas en bibliophile, mais en fonction des éléments qu’il y peut piocher pour restituer l’univers de la France médiévale. La destinée de sa collection montre d’ailleurs la fécondité de son approche. Le bénédictin Bernard de Montfaucon (1655-1741) utilise abondamment les portefeuilles de Gaignières pour constituer ses Monumens de la Monarchie françoise publiés en cinq volumes entre 1729 et 1733, qui se proposent de reconstituer sous les yeux du lecteur les faits survenus depuis
16 Aujourd’hui Paris, BnF, ms. lat. 1182. 17 Aujourd’hui Paris, BnF, ms. lat. 1179 : Heures à l’usage de Tours. 18 Aujourd’hui Paris, BnF, ms. lat. 1370 : Heures à l’usage de Paris, dites Heures de Charles VIII (et non Charles VII comme l’écrit Gaignières). 19 Paris, BnF, ms. fr. 24986, Correspondance de Gaignières, fol. 220. 20 Aujourd’hui Paris, BnF, ms. lat. 1396 : Heures à l’usage de Limoges. 21 Aujourd’hui Paris, BnF, ms. lat. 1369 : Heures d’Isabelle Stuart, duchesse de Bretagne. 22 Paris, BnF, ms. lat. 1156A. 23 Paris, BnF, ms. fr. 25691, cité par J.-B. de Vaivre, « Représentations de Louis Ier d’Anjou et portraits de Louis II », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 128 (1984), p. 722-745.
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Clovis jusqu’à Henri IV, non seulement à partir des textes anciens, dont le bénédictin était familier, mais aussi et surtout – c’est là l’idée novatrice – des « monuments », c’està-dire les vestiges architecturaux, pierres tombales, peintures, portraits, etc., largement reproduits au fil des cinq volumes24. Il ne cache jamais dans son œuvre sa dette à l’égard de Gaignières. L’apport des livres d’heures dans son iconographie est toutefois infime : seulement quatre planches sur les 69 que compte le tome 3 (de Charles V à Louis XI) et aucune dans le tome 4 (de Charles VIII à François Ier). Il admet pourtant l’abondance et la qualité – variable – des miniatures à partir du xive siècle : Ce goût de peinture s’accrût comme un torrent dans les Regnes suivans, où l’on fit une infinité de Tableaux & de Portraits des Rois, des Princes &c des Grands Seigneurs des Histoires & des Assemblées en peinture ; des Miniatures à la tête des Livres, & sur-tout des Heures & des Livres de dévotion, avec la figure de celui qui les a fait faire, de grands Manuscrits d’Histoires où l’on montre en peinture les actions, les Batailles les Sièges &c, les autres choses remarquables que les Historiens décrivent. La fin du quatorziéme & tout le quinzième siècle peuvent fournir une quantité prodigieuse de ces sortes de Monumens. Ceux qui sont faits depuis le milieu du quinzième siècle montrent plus d’art & d’élégance, comme approchant du tems où la peinture fut portée à sa perfection25. Il le réaffirme plus loin : « Dès le quatorzième siècle & encore plus dans le quinzième on faisait beaucoup de peintures dans les Livres & dans les Heures parmi lesquelles il s’en trouve qui sont assez bon goût »26. À la manière de Gaignières, il compare les vêtements, les traits des visages, les accessoires représentés sur les miniatures pour déterminer le réalisme des portraits. L’apparence de Jean de France duc de Berry, est restituée d’après « une paire d’heures faites pour son usage où on le voit debout, tel que nous le donnons ici [pl. XXVIII.2] »27. Pour le portrait de Charles VII, dont il compare diverses représentations, il s’interroge sur ses vêtements. « L’espèce de casaque qu’il porte est verte dans la peinture originale, qui est au commencement d’une paire d’Heures faite pour Etienne Chevalier, Trésorier général de France sous ce Prince, dit M. de Gagnieres (sic) »28. [pl. XLVII.1]. Ces efforts érudits utilisant le livre d’heures comme une source historique nous éloignent quelque peu de l’univers des collectionneurs ; en réalité, ils nous y ramènent aussi, car ils expliquent le désintérêt des bibliophiles autant que des savants à l’égard de ces recueils de prières. La miniature ne présente que peu d’intérêt esthétique et documentaire au regard des peintures d’histoire qui ornent les recueils de chroniques de la fin du Moyen Âge. Le gothique, période « sans élégance » selon Montfaucon29, a suscité un mépris durable auprès des collectionneurs. 24 B. de Montfaucon, Les monumens de la monarchie françoise, qui comprennent l’histoire de France avec les figures de chaque règne que l’injure des tems a épargnées, Paris, J.-M. Gandouin et P.-F. Giffart, 1729-1733, 5 vol. 25 Ibid., t. III, « Au lecteur », n.p. 26 Ibid., t. III, p. 282. 27 Ibid., t. III, p. 182. 28 Ibid., t. III, p. 253. 29 Plan pour les souscriptions aux ‘Monumens de la monarchie françoise’, par le R. P. Dom Bernard de Montfaucon, Paris, E. Ganeau, 1727.
le temps des collectionneurs Les errements des bibliographes
La transformation de cet état de fait ne pouvait venir que de ceux-là même qui détiennent l’expertise de ces échelles de valeur concernant la rareté et la singularité des livres, qui les observent et en régulent la circulation, qui sont dès lors susceptibles de constater la fin du livre d’heures médiéval comme objet de consommation dévotionnelle, et d’y adosser d’autres raisons de les posséder. L’indigence et le désordre des notices décrivant les livres d’heures de Pierre Séguier constituent un indice d’un non-esprit de collection dans le rassemblement de ces documents. D’autres indices de même nature montrent que les livres d’heures sont véritablement invisibles sous le regard des observateurs du temps. Le même Bernard de Montfaucon, pourtant averti de l’intérêt de la miniature de la fin du Moyen Âge, n’en signale qu’une poignée parmi les milliers de manuscrits recensés dans sa Bibliotheca Bibliothecarum manuscriptorum nova publiée en 1739, en cinq lieux de conservation seulement30. Ce qui frappe aussi, c’est la difficulté lexicographique de s’entendre sur l’expression « livre d’heures » dans les travaux des bibliographes. On relève, des décennies durant, nombre de malentendus sur la nature de livres de prières qui sont certainement des Heures mais ne sont pas signalés comme telles, ou à l’inverse des recueils de prières qui ne sont pas des Heures, mais auxquels on donne ce nom. Dom Martène et dom Durand, les célèbres voyageurs bénédictins du début du xviiie siècle, outre qu’ils passent devant bien des livres d’heures sans les mentionner, se trompent aussi sur ce qu’ils voient. Ils observent, à Bourges, l’un des plus curieux manuscrits de la sainte Chapelle, […] celui qu’on appelle les heures du duc Jean. C’est un pseautier latin avec une version angloise de six ou sept cents ans. Ceux qui me la montrèrent, croyoient que c’étoit de l’allemand ou de l’hébreu. Mais si-tôt que je l’eus vû, je connus le caractère anglo-saxon. J’en fus encore plus convaincu, lorsqu’examinant les litanies qui sont à la fin, je trouvai que la plupart des Saints etoient d’Angleterre. Ce livre est conservé dans le chartier31. De toute évidence, ces « Heures » n’en sont pas à proprement parler : elles sont trop anciennes et leur proximité avec le psautier, ainsi que la présence de litanies, ne suffisent pas à en faire des Heures. Ces approximations sont amenées à durer longtemps, faute d’un signalement catalographique correct et d’une véritable expertise bibliographique. Les catalogues des bibliothèques font aussi involontairement l’aveu de cette relégation dans l’ombre. Dans les fascicules annonçant les ventes publiques, les livres d’heures manuscrits ou incunables font, au moins jusqu’au milieu du xviiie siècle, l’objet de notices minimalistes qui ne présentent ni les particularités de l’ouvrage, ni son histoire, ni son contenu. On découvre ainsi, dans le catalogue de la vente des livres de Balthasar-Henry de Fourcy, abbé de Saint-Wandrille 30 B. de Montfaucon, Bibliotheca bibliothecarum manuscriptorum nova : ubi, quae innumeris pene manuscriptorum bibliothecis continentur, ad quodvis litteraturae genus spectantia & notatu digna, describuntur & indicantur, Paris, Briasson, 1739. Deux à la Bibliothèque du Roi (no 4461, Heures d’Anne de Bretagne enluminées et no 42993, Heures de Louis de Laval) ; un à l’abbaye Saint-Ouen de Rouen (p. 1237) ; un, en copte, à Saint-Germain-des-Prés (p. 1045) ; à la Bibliotheca Coisliniana sous les no 889-911 ; enfin chez les oratoriens de Paris (p. 1405). 31 E. Martène et U. Durand, Voyage littéraire de deux religieux bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur, Paris, Montalant, 1717, 2e partie, p. 29.
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(1669-1754), en 1737, cinq notices d’Heures manuscrites (lots no 50 à 54) libellées cinq fois de suite : « Heures anciennes. Ms sur vélin avec des miniatures, in 8 », seule la reliure de velours ou de maroquin (sans précision de couleur) différenciant les lots32. Le catalogue de la belle bibliothèque du duc d’Estrées (1660-1737), en 1740, n’est guère plus explicite, avec trois manuscrits dont la description, peu ou prou, s’apparente à « Heures latines, 8o, ms sur vélin avec miniatures » (lot 742)33. La vente des manuscrits des bibliophiles normands Jean, Nicolas et Louis Bigot en 1706 pose la même difficulté. Les descriptions sont très imprécises, au point que pour le lot no 383, sous le titre « Horae Virginis Deiparae, cum piis orationibus, in membr[anis] »34, on ne peut déterminer s’il s’agit d’un manuscrit ou d’un incunable sur vélin. Ces notices sont l’aveu de l’embarras de libraires non compétents pour décrire ces documents, et peu soucieux de le faire en l’absence d’un public averti. Le livre d’heures semble aussi avoir un statut mineur dans le vaste ensemble des manuels liturgiques : parmi les manuscrits de Mazarin (1602-1661), par exemple, on n’en trouve qu’un, des « Heures latines, avec miniatures ; relliées en velour, avec boucles d’argent, 8o » (no 1899) alors que les bréviaires, missels et psautiers sont très nombreux, sans qu’ils impliquent un usage réel35. Le livre d’heures « de François Ier », entré au Louvre en 2017, ne figure pas dans l’inventaire du cardinal, alors qu’il l’a possédé. Sur le marché du manuscrit ancien, ces mêmes livres d’offices sont mieux prisés que les Heures. En 1757, le catalogue de la vente de Girardot de Préfond (1722-1808), riche négociant, annonce deux livres d’heures manuscrits enluminés, et un incunable orné de miniatures. On trouve au début du catalogue des « Eclaircissemens sur les ouvrages les plus précieux à la vente », dans lesquels ces lots (43-45) ne figurent pas. Par contre, on est surpris de découvrir un « livre de prières, mss sur velin de l’an 1524, en lettres rondes, orné de 41 miniatures d’une beauté parfaite & très bien conservées in-4o maroquin bleu » (lot no 42), que les amateurs font monter à 302 livres et 19 sous alors que les trois autres lots avaient cumulé seulement 40 livres et 1 sou. Il s’agit probablement d’un livre d’heures. Faut-il en conclure que l’expression « livre d’heures » est dépréciative ou à tout le moins, peu engageante pour le public et qu’il vaut mieux ne pas l’utiliser pour espérer vendre un manuscrit enluminé ? Les classifications aussi montrent la difficulté des libraires à intégrer ces lots dans les ventes. Dans le catalogue de la bibliothèque du cardinal Dubois (1656-1723), les livres d’heures, qu’ils soient manuscrits, incunables ou modernes, sont rangés en « histoire ecclésiastique particulière »36. Les hésitations classificatoires sont nombreuses jusqu’au milieu du siècle, lorsque le consensus s’impose autour de leur insertion dans les « liturgies 32 Catalogue des livres de M.*** dont la vente se fera en détail le Lundy 13 May 1737…, Paris, G. Martin, 1737, p. 4. 33 Catalogue des livres de la bibliothèque de feu Monseigneur le maréchal d’Estrées, pair, premier maréchal et vice-amiral de France, chevalier des ordres du Roy, Grand d’Espagne, Viceroy de l’Amérique…, t. 1, Paris, J. Guérin, 1740. 34 Bibliotheca Bigotiana. Seu catalogus librorum, quos (dum viverent) summa cura & industria… Joannes, Nicolaus, & Lud. Emericus Bigotii… Horum fiet auctio die I. mensis Julii 1706, Paris, Osmont, Martin, 1706. 35 Paris, BnF, n.a.f. 5763, Catalogue des Manuscrits de la Bibliothèque de feu Monseigneur le Cardinal Mazarin, fait par nous Me Pierre de Carcavy et Me François de la Poterie, en conséquence de l’arrest du Conseil d’Estat du douziesme janvier mil six cens soixante et huict, fol. 142-236. Reproduit dans H. Omont, Anciens inventaires et catalogues de la Bibliothèque Nationale (tomes I-IV, plus le tome avec l’introduction et les concordances), Paris, B.N., 1913-1921, vol. 4, p. 280-361. Cet inventaire a été publié en ligne : https://www.unicaen.fr/services/puc/sources/ mazarin/accueil. 36 Bibliotheca Duboisiana : ou catalogue de la Bibliothèque de feu son Eminence Mgr le Cardinal du Bois, recueillie ci devant par Monsieur l’abbé Bignon. La vente publique se fera le 27 août 1725, La Haye, J. Swart, 1725.
le temps des collectionneurs
particulières », voire, comme le pratique le libraire Jean-François Née de La Rochelle (1751-1838) pour le catalogue de la vente des livres du chancelier d’Aguesseau, dans une classification plus fine, différenciant les « Liturgies de l’Église latine, & en premier lieu de l’Église romaine » pour les Heures latines, et « Liturgies de l’Église gallicane » pour les Heures en français37. La rédaction d’un grand nombre de ces catalogues de vente par un petit cercle de libraires, tels De Bure, Martin ou Barrois, a indiscutablement facilité la stabilisation de ce classement. Les incunables comme les manuscrits échappent aux compétences descriptives des bibliographes. L’incunabulophilie naissante dans l’Empire et surtout en Angleterre38 n’a pas alors d’équivalent en France. C’est un antiquaire allemand, Charles-Etienne Jordan (1700-1745), issu d’une famille du Refuge huguenot dans l’Empire, futur bibliothécaire de Frédéric II39, qui fouille dans les bacs le long de la Seine à Paris en 1733, et y fait une découverte fortuite : un Morceau d’Heures, imprimées chez Jehan de Brie, auquel on a joint une partie d’un autre livre d’heures ; je trouve à la fin ces paroles, en caractère gothique : “Ces présentes Heures à lusaige de Rome ont esté nouvellement imprimées à Paris par Nicolas Higman, pour Loys Royer, libraire demeurant audit lieu en la rue S. Jacques, près S. Yves, à l’enseigne de la Lymace”. Il donne une longue description de ces deux productions, transcrit une oraison à la Vierge, résume les Miracles de Notre-Dame, la création du monde, du soleil et de la lune « & plusieurs aultres belles Histoires » et reproduit le calendrier versifié qui lui paraît particulièrement remarquable40. Il poursuit : « Cet ouvrage est rempli de figures gravées sur bois, & peut être regardé comme un des meilleurs morceaux que nous ayons des Progrès que faisoit l’imprimerie peu de temps après sa naissance »41. Les historiens français du livre commencent à s’intéresser aux incunables mais dédaignent les livres d’heures, tel Jean de La Caille (1645-1723), lui-même imprimeur, dans son Histoire de l’imprimerie, où il évoque les De Brie, Estienne, Anabat, Hardouin ou Prévost qui se sont distingués par des livres d’heures particulièrement soignés42. Ces livres sont le symptôme d’une artification de la typographie et ne sont pas intéressants par eux-mêmes. Nous sommes donc vers 1740 et le livre d’heures apparaît négligé par les amateurs de livres qui, lorsqu’ils en conservent, ne semblent pas lui vouer un intérêt particulier. La « rupture fondatrice »43 constatée vers 1720 dans l’histoire de la bibliophilie n’affecte pas le 37 Catalogue des livres imprimés et manuscrits, de la bibliotheque de feu monsieur d’Aguesseau, doyen du conseil, commandeur des ordres du roi, &c. Disposé par ordre des matieres ; avec une table des auteurs, Paris, Gogué & Née de la Rochelle, 1785. 38 K. Jensen, Revolution and the Antiquarian Book. Reshaping the Past, 1780-1815, Cambridge, Cambridge UP, 2011. 39 J. Häseler, Ein Wanderer zwischen den Welten: Charles Etienne Jordan (1700-1745), Ostfildern, Jan Thorbecke Verlag, 1993. 40 Ch.-E. Jordan, Histoire d’un voyage littéraire, fait en 1733 en France, en Angleterre, et en Hollande…, La Haye, A. Moetjens, 1735, p. 40-44. 41 Ibid., p. 47. 42 J. de La Caille, Histoire de l’imprimerie et de la librairie : où l’on voit son origine & son progrès, jusqu’en 1689. Divisée en deux livres, Paris, J. de La Caille, 1689, p. 78, 83, 101. 43 J. Viardot, « Livres rares et pratiques bibliophiliques », in R. Chartier et H.-J. Martin (éd.) Histoire de l’édition française, t. II, Le livre triomphant (1660-1830), Paris, Fayard, Ed. du Cercle de la librairie, 1990, p. 588-598.
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livre d’heures ; elle ne concerne encore que les manuscrits et premières éditions grecques et latines, et quelques fictions supposées fondatrices du génie littéraire français. Le livre dans son ensemble est entré dans le champ des biens symboliques constituant un marché spécifique, mais le manuscrit enluminé ou l’incunable, s’ils ne sont pas une chronique historique ou un récit de chevalerie, n’en font pas partie. Le livre d’heures reste confiné dans le triple sentiment de son caractère barbare, à l’image de la période qui l’a engendré, de sa banalité et de son inutilité, puisque les livres d’heures modernes, conformes aux canons esthétiques et dévotionnels du temps, satisfont les besoins spirituels des laïcs. Toutefois, le rôle grandissant joué par les libraires dans l’émergence d’un marché du livre rare invite l’historien à observer la sphère de la librairie comme possible « médiatrice »44 des valeurs du livre d’heures hors du champ strictement religieux, à travers les principaux documents qu’elle produit en vue de construire à la fois son identité sociale et un marché économique solide et profitable. Entre l’offre et la demande : émergence d’un marché du livre d’heures (v. 1760-v. 1860) Le monde de la librairie est précisément en pleine redéfinition au milieu du xviiie siècle. Un nouveau groupe de professionnels, caractérisé par des pratiques économiques inédites, s’impose : les libraires spécialisés dans le livre de seconde main, rare ou non. Ce changement majeur, qui suscite polémiques mais aussi redéfinition de l’expertise dans le domaine du livre, nous invite à nous tourner vers les catalogues de ventes de bibliothèques, organisées le plus souvent au décès de leur possesseur par un libraire au bénéfice des héritiers du défunt. Ces documents, très nombreux pour le xviiie siècle, sont fort bien connus des historiens45 grâce à divers répertoires analytiques qui restent malheureusement partiels et d’interrogation peu commode46. Sans s’attarder sur les inévitables limites de la source, qui ne répertorie que ce que les héritiers souhaitent vendre, on s’interrogera moins, ici, sur la possession de livres d’heures que sur les indices de la création d’un marché pour cet objet. Dans cette perspective, prendre le catalogue de vente pour source, ce n’est pas seulement céder à la commodité qu’offrent l’abondance documentaire et les possibilités de la mise en série. C’est aussi observer de près un outil d’appréciation et de validation du caractère collectionnable du livre d’heures. Par son caractère schématique fondé sur la juxtaposition ordonnée de notices, faussement total, durable en opposition au caractère éphémère de la collection, le catalogue de vente est un instrument de pérennisation de pratiques bibliophiliques d’abord expérimentales, et parfois amenées ensuite à s’imposer durablement. Il permet aussi de mesurer l’existence et la solidité de paradigmes dans ces 44 Selon le mot de J.-M. Leniaud, op. cit. 45 Par exemple : M. Marion, Collections et collectionneurs de livres au xviiie siècle, Paris, Honoré Champion, 1999 ; A. Charon et É. Parinet (éd.), Les ventes de livres et leurs catalogues, Paris, ENC, 2000. 46 Voir la base de données de l’École nationale des Chartes Esprit des livres [En ligne] : http://elec.enc.sorbonne.fr/ cataloguevente/ et celle de l’Enssib, du même nom [En ligne] : http://ihl.enssib.fr/bases-de-donnees/cataloguede-vente-de-livres-anciens. Sur ce double projet, voir D. Bougé-Grandon, « L’Esprit des livres. Nouvelles approches pour l’étude des bibliothèques privées en France », Bulletin des bibliothèques de France, 43-3 (1998), p. 87-87.
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rassemblements de livres : la déclinaison d’objets non réductibles les uns aux autres mais relevant de critères communs, voire – et c’est un indice important – d’une dénomination commune. Le témoignage des catalogues de vente
À partir d’un corpus de 346 catalogues choisis aléatoirement dans les riches fonds de la bibliothèque de l’Arsenal (Paris), aussi représentatifs que possible de la chronologie mise en évidence par l’enquête de Michel Marion, qui situe dans la seconde moitié du siècle l’augmentation la plus significative des ventes, ou tout au moins des catalogues produits pour leur publicité, l’analyse des transactions autour des livres d’heures permet de dégager quelques éléments importants. Le corpus, tout d’abord, fait surgir 842 transactions ayant pour objet un livre d’heures, dont 408 manuscrits et 159 incunables, certains d’entre eux ayant pu passer dans plusieurs ventes et changer de mains au fil du siècle. La répartition chronologique de ces transactions (Fig. 4.1) montre qu’un premier changement quantitatif s’opère vers 1740, avec la coïncidence des ventes du courtisan Louis-Basile Charost (1674-1742) en 1742 (sept Heures manuscrites), de Jean-Louis Barré († 1741), auditeur des comptes, en 1743 (12), de l’abbé Rothelin (1691-1744) en 1746 (14), du Président Bernard de Rieux (1685-1745) en 1747 (7), suivi d’un nouveau saut à partir de 1760. D’après cet échantillon, 58% des transactions ont eu lieu après 1760. Le nombre de transactions augmente mécaniquement du fait d’un plus grand nombre de catalogues conservés, mais cette évolution profite principalement aux Heures manuscrites, et dans une moindre mesure aux incunables. Les Heures modernes, elles, omniprésentes dans les ventes du début du siècle, sont toujours aussi nombreuses mais leur proportion dans l’ensemble des ventes n’affiche plus de progression. Enfin, il importe de souligner que 48% des ventes ne comportent aucun livre d’heures, médiéval ou moderne, et que ce pourcentage est nettement plus important pour la seconde moitié du siècle que pour la première, signe que si le nombre de ventes de bibliothèques entières ou de « cabinets choisis » augmente, le nombre de livres d’heures, précieux ou non, ne suit pas cette évolution. Quand les ventes en comportent, il s’agit rarement d’une réalité massive et visible (Fig. 4.2) : 50 ventes n’en comportent qu’un, 80 entre deux et cinq. Les collections vendues où il s’en trouve plus de vingt sont extrêmement rares : c’est le cas de celle du duc de La Vallière (1708-1780), bibliophile bien connu, de Dufaure gouverneur du Rouergue en 1763, et de l’énigmatique Picard dont la collection, vendue en 1780, rassemblait 18 livres d’heures manuscrits et deux incunables. En somme, les possesseurs de livres d’heures ne sont pas, ou rarement, des collectionneurs, jusqu’aux années 1760 au moins ; la présence de ces objets dans leurs bibliothèques ne s’explique pas obligatoirement par une quête assidue en fonction de critères de rareté et de beauté faisant consensus chez les bibliophiles. D’autres éléments quantitatifs abondent encore dans le sens de ce découpage chronologique. Dans le premier tiers du siècle, il s’écoule en moyenne 7 livres d’heures par vente, principalement modernes ; seulement 22 manuscrits médiévaux sont vendus, et quelques incunables. Seule la vente, en 1725, de la bibliothèque de Charles-Jérôme de Cisternay du Fay (1662-1723), capitaine aux gardes françaises et bibliophile connu dans toute l’Europe, semble témoigner d’un intérêt particulier pour les Heures, médiévales (5 lots) et incunables
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Figure 4.1 : Répartition chronologique des ventes de livres d’heures au xviiie siècle
Figure 4.2 : Répartition des catalogues selon le nombre de livres d’heures annoncés en vente au xviiie siècle.
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(2 lots)47, Dans les trente années suivantes, ce chiffre s’abaisse à 2,1, mais désormais la moitié de ces lots sont manuscrits. Parmi les ventes les plus importantes de la période, il faut signaler celle de la bibliothèque de l’évêque de Soissons, Charles-François Le Fevre de Laubrières (1688-1738), dont le catalogue mentionne huit livres d’heures, tous manuscrits du xve siècle48. Dans le dernier tiers du siècle enfin, le nombre moyen de livres d’heures proposés en vente n’augmente guère (2,5) et près de 62% sont des livres d’heures médiévaux, et 21%, des incunables, alors que ceux-ci ne représentaient que 17% des lots dans le milieu du siècle. On voit donc le livre d’heures se raréfier dans les ventes au fil du siècle, au profit d’une marchandise plus choisie, plus précieuse, appelant l’attention des collectionneurs. L’évolution des prix est à cet égard éloquente. Dans nombre de catalogues, les marges sont envahies par les valeurs d’adjudication rapportées de manière manuscrite. S’il n’est pas possible de traiter cette information de manière sérielle, quelques données convergentes permettent d’observer une mutation dans l’économie du manuscrit dévot médiéval. En 1742, lors de la vente de la bibliothèque de Charost (1674-1742), les sept volumes d’Heures manuscrites totalisent 100 lt, et ce grâce aux Heures du Téméraire (no 138) et celles de François Ier (no 139), vendues respectivement 30 et 36 lt, les cinq autres ayant eu moins de succès, quand bien même elles ont appartenu à Charles de Bourbon (no 137) ou Henri II (no 140)49. Quant aux Heures plus ordinaires, elles se vendent pour quelques livres : la même année, à la vente de la bibliothèque du négociant Coucicaut, les Heures de Port-Royal dans une édition de 1700 ont la même valeur marchande que des « Heures latines, ms. sur velin, avec miniatures, in 8. Velours bleu »50 : les acheteurs ont déboursé 4 lt à chaque fois. L’année suivante, à la vente qui suit le décès de Barré, les enchères restent basses : les Heures manuscrites, même ornées de miniatures, se vendent 7 lt en moyenne. Les Heures à l’usage d’Avranches (lot 6557), visiblement un incunable, partent pour 19 sous seulement51. Des « Heures sur velin, avec des lettres capitales peintes en miniature & dorées » présentes à la vente du Président Crozat de Thugny (1696-1751) atteignent péniblement les 6 lt en leur adjoignant un autre manuscrit de prières indéterminées (lots 104-105)52. En 1753, à la vente de la bibliothèque de Giraud de Moucy, un livre d’heures manuscrit sur vélin avec miniatures est vendu 7 lt, tandis qu’un post-incunable sur parchemin est vendu 5 lt et 6 sous. Les Heures du xviie siècle, de facture banale (Heures du chrétien de 1654 et Heures de la journée chrétienne de 1693) sont vendues une livre chacune, sans doute sauvées par leur reliure de maroquin rouge ; celles du xviiie siècle, en particulier les Heures du P. Lebrun de 1729, 5 lt53. Passé le milieu du siècle, les prix s’inversent au profit du manuscrit ancien. À la vente orchestrée par Guillaume-François de Bure (1732-1782) pour la dispersion des livres de Gaignat, conseiller du roi et bibliophile renommé, les
47 Bibliotheca Fayana, catalogus librorum bibliothecae ill. viri D. Car. Hieronymi de Cisternay du Fay, gallicanae cohortis praetorianum militum centurionis, Paris, G. Martin, 1725. 48 Catalogue des livres de la bibliothèque de feu Messire Charles-François Le Fevre de Laubrieres, évêque de Soissons, etc., Paris, Barois, 1740. 49 Catalogue des livres de la bibliothèque de feu monsieur le Chevalier de Charost, Paris, Barrois, 1742. 50 Catalogue des livres de M. C****, Paris, G. Martin, 1742. Le possesseur est identifié sur l’exemplaire Delta-856 de la BnF. 51 Catalogue des livres de feu M. Barré, auditeur des comptes… t. 2, Paris, G. Martin, 1743. 52 Catalogue des livres de Monsieur le président Crozat de Tugny…, Paris, Thiboust, 1751. 53 Catalogue des livres de feu M. Giraud de Moucy. Commandant des gardes de feu S A R. Madame la Duchesse d’Orléans, & Chevalier de S. Lazare. Dont la vente se fera en detail Lundy 12 mars 1753, Paris, Barrois, 1753.
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enchères flambent. Le prix initialement fixé est parfois multiplié par deux ou trois pour peu que le commanditaire du recueil soit une célébrité, ou qu’il présente des caractéristiques inhabituelles : les Horae beatae Mariae Virginis à l’usage de Rome, manuscrit sur parchemin du xvie siècle, dont les enchères commencent à 72 lt, partent finalement à 130 lt, sans doute du fait de sa technique de peinture à base de camaïeu de bleu (lot 198)54. En 1780, à la vente Picard, le livre d’heures manuscrit se vend 92 lt en moyenne, avec des écarts considérables : de 4 à 558 lt pour des « Heures, mss, sur vélin, en lettres gothiques, très-bien conservé, & décoré de XXXIX belles miniatures, avec des cartouches dans lesquels sont pareillement exécutés différents sujets d’histoire naturelle, in-12 de forme quarrée, relié en bois, couvert de velours verd » (no 37). La reliure est un élément déterminant : le lot 34 est vendu 161 lt, sans doute grâce à « son ancienne reliure à compartimens », car pour ses autres caractéristiques, il n’est guère différent des autres55. Les incunables restent peu prisés : les deux volumes qui figurent au catalogue (lots 46 et 48) sont vendus 10 lt et 19 sous pour le premier, portant la marque de Vostre, et 3 lt pour des Heures de Notre-Dame en français avec les poèmes de Pierre Gringoire. À la vente Sandras quelques années plus tôt, on avait déjà pu constater que la présence de figures et la marque d’imprimeurs célèbres était déterminante dans l’adjudication à la hausse des incunables de dévotion : ceux qui ont été imprimés pour Simon Vostre, les Hardouin ou De Brie se vendent un peu mieux que les autres. Les De Bure organisent aussi les différentes vacations d’enchères des livres de La Vallière. Lors de la première vente en 1767, du vivant même du duc qui souhaitait se composer une collection plus précieuse, Guillaume-François de Bure avait écoulé 17 manuscrits médiévaux, pour la somme assez modeste de 122 lt ; certains d’entre eux étaient partis à seulement une lt., à la fois parce que la demande était encore faible sans doute, et aussi parce que La Vallière se débarrassait à cette occasion de pièces assez grossières ; c’est le cas du no 276, un petit recueil in-16 relié en veau brun et à fermoirs de cuivre, donc orné d’une reliure peu précieuse à un moment où celle-ci fait bien souvent le prix d’un livre d’heures. Seize ans plus tard, après son décès survenu en 1780, Guillaume de Bure aîné organise une vente événement rassemblant des amateurs de toute l’Europe, avec vingt-six Heures manuscrites dont la valeur d’adjudication moyenne atteint 331 lt, soit presque trois fois plus qu’en 1767. Certes, les pièces présentées sont autrement plus prestigieuses, mais il se trouve aussi dans le public des amateurs sans doute encore peu nombreux lors de la première vente, et le duc et le libraire ont su aussi largement assurer la publicité autour de la collection. Les Heures de Louis II d’Anjou atteignent la somme record de 1850 lt. À l’échelle parisienne donc (les prix restent bas en province), émerge un véritable goût pour les Heures manuscrites. Celles-ci escamotent les incunables auxquels personne ne s’intéresse vraiment alors56. Les Heures contemporaines, qui se vendaient assez bien au début du siècle, ne rapportent qu’une livre ou deux quelques décennies plus tard. Le cas de la collection de Gaignat éclaire ce changement d’appréciation au tournant des années 1760. La vente de cette bibliothèque a été administrée par Guillaume-François De
54 Supplément à la Bibliographie instructive, ou catalogue des livres du cabinet de feu M. Louis Jean Gaignat…, Paris, G.-Fr. De Bure, 1769. 55 Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. Picard, contenant environ cent mss sur vélin, décorés de miniatures & de beaucoup d’articles rares et singuliers, Paris, Mérigot, 1780. 56 M. Marion, op. cit., p. 164.
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Bure, l’un des plus influents libraires du dernier tiers du xviiie siècle. Il a conçu le catalogue comme une suite de sa Bibliographie instructive (1763-1768), elle-même censée attirer l’attention des amateurs de livres sur les pièces les plus rares à collectionner, et fonctionnant ainsi comme un dispositif de consécration bibliophilique. Or, la section consacrée aux liturgies est extrêmement maigre, avec seulement 36 entrées choisies dans l’immense maquis des livres de culte et traités sur les rites. Parmi eux, il attire l’attention sur un « livre de prière » (no 219) conservé alors dans la bibliothèque de Louis-Jean Gaignat (1697-1768), désigné comme l’un des plus importants bibliophiles du xviiie siècle, ce qui permettait de faire languir le public dans l’attente d’une possible vente. Là encore, la terminologie nous trompe, car il s’agit très vraisemblablement d’un livre d’heures « manuscrit sur vélin, en lettres rondes, écrit en 1524, & orné de 41 sujets peints en miniature ; de la plus grande beauté & de la conservation la plus parfaite. Petit vol. in-4o ou grand in-8o, relié en maroquin rouge, avec dentelles. La beauté singulière de ce Manuscrit, que l’on peut regarder comme un des plus beaux livres de ce genre, nous le fait annoncer ici comme un article digne de toute l’attention des Curieux & des Amateurs. » On reconnaît le livre d’heures apparu à la vente de Girardot de Préfond, autre collectionneur de mérite, ce qui assure au manuscrit un pedigree auquel nombre de ces livres de prières ne peuvent prétendre. De Bure rédige cette notice alors que Gaignat n’est pas encore décédé, révélant ainsi des accointances anciennes entre le libraire, parmi les mieux installés de la corporation, et la famille du conseiller du roi, le premier étant le principal fournisseur du second et le second, le protecteur du premier57. De Bure crée ainsi un effet d’annonce susceptible de faire monter les enchères le moment venu. Le calcul est sans doute bon, car en 1769, lors de la vente, ce manuscrit du xvie siècle qui constitue le lot no 194 est vendu 751 lt alors qu’il avait été estimé 300 lt. De Bure avait aussi ajouté, dans sa Bibliographie instructive en 1763 : « il est d’autant plus rare de trouver de ces sortes de livres dans un degré aussi parfait de beauté, qu’il est plus ordinaire de les trouver dans la médiocrité & comme le nombre de ces derniers est très considérable, les Amateurs sont très difficiles à contenter dans ce genre »58. Il témoigne ainsi d’une autre difficulté, pour convaincre les bibliophiles d’investir dans le livre d’heures médiéval : celle de faire surgir des pièces d’exception dans une masse de manuscrits, ou tout au moins de créer cette valeur de rareté et d’exception pour allécher les amateurs. Enfin, la collection prestigieuse rassemblée par Gaignat est symptomatique de l’ambition culturelle d’une élite robine, soucieuse de se fabriquer de toutes pièces un passé symbolique, à l’instar de celui de la noblesse d’épée, en s’enracinant dans le passé grâce à des objets qui ont longtemps été le propre de l’aristocratie. Ces trois éléments, le rôle des libraires, l’intérêt pour l’enluminure et l’appartenance à l’élite robine, méritent d’être généralisés. Des libraires offensifs
La corporation des libraires connaît au xviiie siècle une professionnalisation grandissante au sein de dynasties familiales qui constituent une véritable aristocratie du négoce du 57 Sur leurs liens, voir J. Viardot, « Un épisode du collectionnisme en fait de livre au xviiie siècle : le Musæum typographicum ou le goût des raretés superlatives », Littératures classiques, 66 (2008), p. 161-178. 58 G.-Fr. De Bure, Bibliographie instructive ou traité de la connaissance des livres rares et singuliers. Volume de théologie, Paris, De Bure, 1763, p. 197-198.
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livre. Longtemps considérés comme incultes et incapables de discerner les objets rares du tout-venant dans les ventes de livres, les libraires se saisissent justement de ces ventes qui, grâce à leur caractère public et aux catalogues produits en amont, leur permettent de « conquérir leur dignité »59. Parmi les premiers d’entre eux, il faut citer Gabriel Martin, qui a rédigé 148 catalogues de vente et a fait beaucoup pour attirer les particuliers dans les ventes. Les officines des De Bure, Barrois, Née de La Rochelle reprennent les grands principes commerciaux développés par Gabriel Martin (1679-1761) : mise au point d’un classement universel et lisible ; constructions de tables thématiques ou par auteur dans les catalogues pour faciliter leur consultation ; annonce des vacations d’enchères par voie d’affichage en particulier. Ces procédés attirent un public de plus en plus exigeant, pour lequel il devient nécessaire de mettre en évidence les caractéristiques bibliophiliques des exemplaires, voire énoncer leur provenance, comme le fait De Bure avec Gaignat. Ces libraires deviennent les interlocuteurs privilégiés des amateurs de livres. Les libraires parisiens y sont sans doute poussés par leurs confrères hollandais, qui publient en français, à destination des bibliophiles de toute l’Europe, des catalogues de vente nettement plus sophistiqués que ceux qui s’impriment à Paris. Il faut, à l’égard du livre d’heures, réserver une place à part au libraire hollandais Pierre Gosse (1676-1755), qui participe à l’émergence d’un marché du manuscrit dévot médiéval par des ventes auxquelles il donne une publicité européenne grâce aux catalogues diffusés en amont de ces ventes, en 1740 et 174260. La pratique est loin d’être nouvelle, et elle est même précoce dans les Provinces-Unies. Le caractère publicitaire de ces recueils est attesté par la précision de la description des livres d’heures, notamment des graphies manuscrites, des papiers et des reliures, et par la mise en exergue des marques d’appartenance, enfin par l’effort de datation. Pierre Gosse met ainsi en liquidation, avec la complicité de son confrère Adriaen Moetjens, les collections réunies par Pierre I Gosse (1676 ?-1755) et Adriaen II Moetjens (1696 ?-1753), associés jusqu’en 1744. Le catalogue de la vente de juin 1740 mentionne treize livres d’heures, et non des moindres : celui d’Isabelle de Castille (no 780), de Catherine de Médicis (no 800) et du connétable Charles de Bourbon (no 801). Les descriptions sont superlatives : « superbes miniatures, d’un goût fin et délicat », « d’un grand goût et d’une beauté achevée » pour les Heures de la reine de Castille ; « d’une délicatesse enchantée » pour les heures de la dame de Salmonsart (no 781) ; d’une « écriture […] d’une propreté étonnante, enrichi de 10 miniatures d’une beauté achevée et d’un travail le plus exquis » pour les Heures de Catherine de Médicis. Il différencie plusieurs techniques de peinture, « fond d’or bruni antique », « lettres grises » par exemple, et prend le temps d’observer la succession de plusieurs mains au fil des enluminures d’un même manuscrit (no 806). Il note aussi les particularités de chaque manuscrit ; par
59 J. Viardot, « Qu’est-ce que la bibliophilie ? », Revue d’histoire littéraire de la France, 115 (2015), p. 27-47. 60 P. Gosse, Bibliotheca universalis vetus & nova, complectens libros in omni scientiarum genere selectissimos, & magni pretii opera horumque optimas editiones. Quibus adhuc accedet appendix exquisitorum librorum, quorum nondum advectorum pleni tituli dari hic non potuerunt. Omnes vendentur plus offerenti 7. junii & seq. anno 1740. Hagae Comitum in aedibus Petri Gosse, in Platea, vulgo de Plaats / per Adrianum Moetjens. = Bibliotheque universelle choisie ancienne & nouvelle, contenant dans chaque faculté les livres les plus capitaux & les meilleurs éditions ; à laquelle cependant on joindra un supplement de divers articles qui manquent & que l’on attend de divers endroits & dont on n’a pas pû donner des titres justes. La vente s’en fera à La Haye au plus offrants le 7. juin 1740. dans la maison de Pierre Gosse, sur la Place, par Adrien Moetjens. Le catalogue publié sous le même titre en 1742 pour la seconde vacation annonce un seul manuscrit, des Heures latines ayant appartenu à la duchesse de Bourgogne (no 94, p. 40).
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exemple, la confection des « Horae ad usum Ecclesiae Romanae » (no 782) repose sur la présence de miniatures peintes en milieu de page, et les pages non illustrées présentent une sorte de fenêtre qui permet de voir une image située aux pages antérieures ou postérieures. Le même procédé, mais sous forme d’ouvertures rondes, est visible aux « Horae ad usum Ecclesiae Romanae » (no 783). Ce lexique à la fois précis et limité participe de la création d’un imaginaire du livre d’heures occidental : fraîcheur des miniatures et des coloris, représentations bucoliques, végétales ou animalières, mise en scène du commanditaire du manuscrit (il décrit le portrait de Charles de Bourbon), abondance des miniatures, finesse des ornements et des initiales. Il participe aussi de l’invention de la rareté en matière de livres, à laquelle Gosse a grandement contribué au milieu du xviiie siècle et pas seulement pour les manuscrits61. Les libraires parisiens s’emparent de ce modèle hollandais, qui permet aussi de ne pas laisser les plus belles bibliothèques parisiennes se vendre à l’étranger pour une meilleure rentabilité. On peut en effet soupçonner que la vente de la collection de Jean-Jacques Charron marquis de Menard (1643-1718) à La Haye en 1720 relève de cette logique ; les 12 Heures manuscrites et les 3 incunables sont assortis de longues notices comme savaient déjà les faire les libraires hollandais62. Les livres d’heures font donc l’objet de notices nettement plus riches à la fin du siècle qu’au début, au moins chez les libraires parisiens. À propos du lot no 196 de la vente Gaignat, Guillaume-François De Bure décrit un « Ancien Livre de Prières, fait à l’usage de Louis I du nom, Duc d’Anjou, Roi de Hiérusalem & de Sicile. Mss sur vélin exécuté l’an 1390 & décoré de très belles miniatures ; in-4o, mar[oquin] violet ». Il note : « ce mss, que l’on peut regarder comme un des plus précieux que l’on connoisse en ce genre, renferme différens Traités particuliers dont nous allons donner le détail ». Suit toute la composition du recueil : calendrier, vie de saint Louis, Heures de Notre-Dame, psaumes de la pénitence, Passion, Heures du saint Esprit, Dit des trois morts et des trois vifs… Estimé 72 lt, il est finalement vendu 152 lt. Le catalogue de la vente après-décès du duc de La Vallière est un véritable traité sur l’art de faire des livres d’heures à la fin du Moyen Âge. De Bure s’y pose en expert de la question. À propos des Heures de Louis II duc d’Anjou (no 284), il écrit : « parmi le grand nombre d’Heures manuscrites qui nous ont passé entre les mains, nous n’en avons rencontré qu’une seule qui fût décorée des mêmes miniatures »63. Le lot suivant, correspondant aux Heures de René d’Anjou, donne lieu à un répertoire des historiens qui ont utilisé ce manuscrit à des fins codicologiques ou documentaires, et à une évocation assez précise des autres Heures ayant appartenu à ce prince et disséminées dans toute l’Europe. Pour chacun des vingt-six manuscrits décrits, il tente une datation, une description de la graphie, une édition partielle du livre de raison quand il y en a un, une explication sur les circonstances de son exécution, et s’étend sur les particularités du dessin, des coloris, des sujets des miniatures, qu’il décrit parfois une à 61 D. McKitterick, The Invention of rare books: private interest and public memory, 1600-1840, Cambridge, Cambridge UP, 2018, p. 145, 214. 62 Bibliotheca Menarsiana, ou Catalogue de la bibliothèque de feu Messire Jean Jaques Charron, chevalier marquis de Ménars,… dont la vente publique se fera par Abraham de Hondt le 10 Juin 1720, La Haye, De Hondt, 1720. 63 Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. le Duc de La Vallière, Première partie, contenant les manuscrits, les premières éditions, les Livres imprimés sur vélin et sur grand papier, les Livres rares et précieux par leur belle conservation, les Livres d’Estampes etc., dont la vente se fera dans les premiers jours du mois de décembre 1783, Paris, G. De Bure aîné, 1783, additions, p. 13.
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une. De tels procédés affectent aussi d’autres productions médiévales, comme les romans de chevalerie, les chroniques et les coutumiers ; le libraire s’ingénie à s’imposer sur le marché comme le spécialiste des manuscrits médiévaux. Mais le phénomène est aussi occasionnellement perceptible en province. Un document d’une nature un peu différente, le catalogue domestique de ses manuscrits que le marquis de Cambis (1706-1772) publie en 1770 à l’attention de ses amis et avec la complicité du libraire avignonnais Louis Chambeau, en atteste. Le collectionneur a produit pour chaque manuscrit, et donc pour chaque livre d’heures, une notice érudite qui témoigne d’une convergence de pratiques entre ceux qui commercent les livres et ceux qui les assemblent en collection. Il tente ainsi de trancher la question de savoir, pour le manuscrit XIII, s’il a été écrit à la plume ou au pinceau. Il relève au manuscrit XVII « les signes du Zodiaque parfaitement représentés », signe d’un examen minutieux et savant, voire codicologique, de ces documents64. Les pages de titre insistent désormais sur la présence de ces produits dans la vente, ainsi celle de la bibliothèque de Picard, inventoriée par Mérigot, qui présentera « environ cent mss sur vélin, décorés de miniatures & de beaucoup d’articles rares et singuliers » (1780). Cinq ans plus tard, lors de la vente de la collection du baron d’Heiss, le catalogue annonce nombre de « manuscrits sur vélin, avec de superbes miniatures, […] premières éditions, livres imprimés sur vélin, etc. »65. D’autres catalogues prennent le soin de distinguer les « bréviaires et livres d’heures » dans une rubrique spéciale. C’est ainsi que procède le libraire Bertoud à Cambrai en 1775 pour annoncer la vente de la bibliothèque de Mutte, doyen de la cathédrale, alors qu’il s’agit principalement, une fois n’est pas coutume, d’incunables66. Le livre d’heures devient un produit important d’une vente aux enchères, même s’il n’a toujours pas le succès d’un missel ou d’une bible manuscrite, et encore moins d’un document non liturgique. Ces notices exploitent un changement d’appréciation de l’art médiéval, en fabriquant le « gothique » comme valeur esthétique. Un livre d’heures passé en vente à Lille en 1765 en témoigne sous la plume du libraire Jacquez, qui lui consacre une notice spéciale : Quiconque n’ignore pas combien les Beaux Arts étoient imparfaits dans l’Europe, avant la renaissance des Lettres, doit s’étonner toutes les fois qu’il découvre des Monumens dans lesquels le génie ou les talens ont su s’élever au dessus des bornes, où la barbarie du siècle retenoit le reste des hommes. Quoique dans une multitude de manuscrits, on admire dans nos ayeux, l’art d’appliquer l’or, & la vivacité de leurs couleurs, cependant on désire toujours plus de perfection dans leur dessein. On voit dans les Heures que nous annonçons, des morceaux qui méritent moins le blâme qu’une infinité d’autres. On y découvre des figures d’une petitesse infinie, on en remarque quelques unes dont le dessein ne seroit pas désavoué par d’habiles peintres de notre siècle67.
64 Catalogue raisonné des principaux manuscrits du cabinet de M. Joseph Louis Dominique de Cambis, marquis de Velleron, seigneur de Cayrane & de Fargues, ancien capitaine des dragons…, Avignon, L. Chambeau, 1770, p. 230-232. 65 Catalogue des livres rares et précieux de M***…, Paris, De Bure, 1785. 66 Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. Mutte, doyen de l’église métropolitaine de Cambrai, Cambrai, Bertoud, 1775, p. 32-37. 67 Catalogue des livres de la bibliothèque de feu Monsieur l’abbé Favier, prêtre à Lille, Lille, F. Jacquez, 1765, no 231, notice p. xii-xiii.
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Mieux vaut ainsi attirer l’attention sur une pièce rare que sur un lot indistinct de manuscrits d’exécution ordinaire. C’est le meilleur moyen, d’un point de vue commercial, d’éviter une vente médiocre. Cette vente lilloise le prouve : le manuscrit ainsi mis en valeur est vendu 208 lt, tandis que les six autres recueils manuscrits sur vélin cumulent la somme plus que modeste de 18 lt et 10 sous. En 1781, lorsque le libraire Mérigot se voit confier la vente de Doyen de Mondeville (1678-1746), fermier des diligences et des messageries, il prend le parti de mettre en exergue, dès la page de titre, la présence de « quelques manuscrits sur vélin, décorés de miniatures », afin d’attirer les amateurs pour écouler les huit livres d’heures enluminés que comprend cette collection68. Des robins en quête de reconnaissance
Ces nouveaux procédés commerciaux exploitent un double mouvement culturel et social qui traverse la société du xviiie siècle. Compte-tenu des valeurs d’adjudication qu’il atteint, le livre d’heures devient d’une part un objet de distinction sociale. Les milieux concernés s’homogénéisent au fil du siècle, tandis que l’objet devient un élément véritablement discriminant des collections de livres rares. Si on en trouve un peu partout dans le début du siècle, même en très faible quantité, à partir des années 1770, les possesseurs de ces objets appartiennent tous aux mêmes cercles, cercles entretenus par la manière dont les libraires présentent le possesseur des biens vendus sur la page de titre des catalogues. Les mondes de l’érudition autour des Académies, de la médecine et des armes négligent complètement cet objet. On n’en voit ni chez le baron d’Holbach, ni chez Dortous de Mairan quelques décennies plus tard ; ni chez le médecin Burette, doyen des professeurs royaux, en 1748. Le clergé, principalement des évêques, y reste attaché, sans que l’on puisse déterminer s’il s’agit de livres hérités ou circulant dans l’entourage épiscopal et finalement captés par l’évêque. Etienne-Charles Loménie de Brienne (1727-1794), ministre d’État, dont la bibliothèque est mise en vente en 1797, possède ainsi trois Heures manuscrites, et quatre modernes. Les amateurs de livres issus de la noblesse ont un rapport ambigu aux Heures : les manuscrits richement enluminés sont peut-être des biens de famille, dont on se défait progressivement au xviiie siècle, à rebours de toute logique collectionniste. Les héritiers du duc de Chaulne mettent ainsi en vente la bibliothèque du château en 1770, parmi laquelle se trouvent deux livres d’heures médiévaux69. On en compte douze chez Charles de Soubise (1715-1787), maréchal de France, en 178870. La marquise Mancini en possède quatre en 1773. Les collections les plus riches sont finalement visibles dans les bibliothèques de la robe, parlementaire, financière ou proche des institutions centrales, enfin, du négoce. Non seulement c’est pour cette catégorie sociale que le nombre de ventes va en augmentant le plus au long du siècle, mais c’est aussi chez elle que l’on trouve le plus grand nombre d’Heures. L’adjudication des livres du négociant Bonnemet, en 1772, met en circulation cinq manuscrits et un incunable imprimé sur vélin
68 [Catalogue de la vente des livres de Doyen de Mondeville, 10 janvier 1781], Paris, Mérigot, [1781], BnF DELTA-1297. 69 Catalogue des livres manuscrits et imprimés et des estampes de la Bibliothèque de M. le duc de Chaulnes, dont la vente se fera, en son Hôtel, rue d’Enfer, le 19 mars 1770, Paris, Le Clerc, 1770. 70 Catalogue des livres, imprimés et manuscrits, de feu Monseigneur le prince de Soubise, Maréchal de France, Paris, Leclerc, 1788, lots 593-604.
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et soigneusement enluminé, avec des motifs historiques souvent plus prisés que l’imagerie dévotionnelle classique des mystères de la Vierge et de la vie du Christ71. Sandras, avocat au Parlement, en possède une douzaine (huit manuscrits et quatre incunables), vendus en 177172. Jean-Philibert Peysson de Bacot († 1770), procureur général de la Cour des monnaies à Lyon, en détient cinq73. Dans cette opération, les collectionneurs français sont loin d’être précoces : lorsqu’ils s’emparent des livres d’heures à la fin du xviiie siècle, les anglais ont sauté le pas depuis plusieurs décennies : un Lord Richard, Vicomte Fitzwilliam, possède 130 manuscrits en 1816, dont 97 livres d’heures74. Toute cette noblesse de robe et ces négociants fortunés sont en recherche de légitimation sociale, et la quête de manuscrits gothiques, ceux-là mêmes qui sont plutôt délaissés par les amateurs traditionnels de livres rares, s’avère une entrée possible dans le milieu aristocratique. En Hollande, la collection de livres s’est aussi révélée un marqueur de légitimité pour nombre de parvenus enrichis grâce au négoce. Sur un modèle semblable, les robins parisiens ont constitué un capital culturel distinctif susceptible de dorer un blason trop neuf, ou d’associer à une charge parlementaire ou financière un rayonnement culturel reconnu, que le catalogue de vente vient justement publiciser. Collectionner le livre d’heures, c’est un peu attirer à soi les valeurs aristocratiques du luxe, de la dévotion et du mécénat. De Bure sait en jouer, lorsqu’il écrit à propos d’un recueil de « praeces piae cum calendario », dans le catalogue de vente du duc de La Vallière : « tout y annonce au suprême degré le luxe qu’on mettoit dans les manuscrits sur la fin de ce siècle [le xive s.] ; luxe qui fut porté dans le suivant à la plus grande magnificence » (lot 284). En convoquant dans son discours la notion de luxe75 et en l’appliquant aux livres d’heures, De Bure fait rentrer ces objets dans une dynamique de consommation somptuaire qui vise principalement l’aristocratie et la culture matérielle au sein des hôtels particuliers parisiens, où se copient les usages de la cour. D’autre part, cette élite robine en mal de reconnaissance exploite non seulement un champ des « collectionnables » totalement négligé, mais rejoint aussi utilement la quête des sources médiévales en train de naître dans la France du xviiie siècle. Si le Moyen Âge s’avère un parfait repoussoir pour les Lumières et l’idée de raison et de progrès, une part de la société s’intéresse de plus en plus à cette période supposée obscure. Travaux linguistiques sur l’ancien français, recherche de textes du Moyen Âge tardif, republications, non sans un toilettage discutable, contribuent à remettre à l’honneur le Moyen Âge76. Il n’est pas anodin que la plupart des médiévistes du xviiie siècle soient précisément des robins, qui trouvent dans le Moyen Âge différents arguments permettant de légitimer la place de la 71 Catalogue des livres du cabinet de feu M. Bonnemet, dont la vente se fera en détail, en la manière accoutumée, au plus offrant & dernier enchérisseur, le lundi 10 février 1772, Paris, Mérigot, 1772, lots 78-82 et 83 pour l’incunable. 72 Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. Sandras, Avocat en parlement, au nombre de dix mille volumes, la plupart rares & singuliers. La vente se fera en sa maison, rue de la femme-sans-tête, au coin du quai de Bourbon, Isle S. Louis, dans le courant du mois de novembre prochain, Paris, J.-B. Gogué, 1771. 73 Catalogue des livres de feu M. Jean-Philibert Peysson de Bacot, Lyon, Jacquenod, 1779, lots 78-82, 86. 74 A. N. L. Munby, Connoisseurs and Medieval Miniatures 1750-1850, Oxford, Clarendon Press, 1972. 75 N. Coquery, « Hôtel, luxe et société de cour : le marché aristocratique parisien au xviiie siècle », Histoire & Mesure, 10 (1995), p. 339-369. 76 B. G. Keller, The Middle Ages Reconsidered: Attitudes in France from the Eighteenth Century through the Romantic Movement, New York, Peter Lang, 1994 ; A. Montoya, S. Romburgh et W. Anrooij (éd.), Early Modern Medievalism. The Interplay Between Schlarly Reflecion and Artistic Production, Leyde-Boston, Brill, 2010.
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robe et de la magistrature dans la société, tels Denis-François Secousse (1691-1754), avocat au Parlement, académicien et censeur royal, par ailleurs amateur de livres et de manuscrits et historien de la Guerre de Cent ans77, ou Jean-Baptiste La Curne de Sainte-Palaye (16971781), fin connaisseur de manuscrits médiévaux au siècle des Lumières78. La valeur des livres d’heures : le témoignage du marquis de Paulmy
Ces mutations en croisent une autre, celle qui permet à la bibliophilie de conquérir sa légitimité au cours du xviiie siècle, après avoir été désignée tout au long du Grand Siècle comme une fantaisie douteuse79. Les efforts pour attribuer une « valeur » aux livres d’heures ne sont pas seulement le fait des libraires. Les collectionneurs aussi y réfléchissent et les traces qu’ils ont laissées concernant la constitution de leurs collections montrent la constitution empirique de critères de rareté. Antoine René de Voyer d’Argenson, marquis de Paulmy (1722-1787), fils et petit-fils d’hommes d’État et de lieutenants-généraux de police, est membre de l’Académie française à partir de 1748, ambassadeur du roi de 1748 à 1768 puis ministre de la guerre. C’est dans le cadre de ces fonctions qu’il obtient de Louis XV, en 1757, un logement à l’Arsenal de Paris, où il installe sa bibliothèque. Il y étoffe ses collections, soit plus de 60 000 volumes, jusqu’à son décès en 1787. Il publie entre 1779 et 1788 les Mélanges tirés d’une grande bibliothèque, compilation d’extraits de textes, principalement littéraires, tirés de ses collections80. Il est frappant de constater que Paulmy voit dans les livres d’heures ce qu’il veut bien y trouver, et non pas ce qu’ils sont intrinsèquement. Il en fait des « livres de Liturgie à l’usage des Dames et des Laïcs, qui ne savent que leur Langue maternelle », contenant certes les prières de l’office, mais aussi « des Almanachs, & l’on y inséroit des remarques curieuses, que l’on croyoit être d’une grande utilité et d’un grand amusement »81. Il décrit et cite les quatrains et textes versifiés qui ponctuent ces recueils et les étonnantes représentations de l’homme anatomique que recèlent les Heures imprimées du tournant des xve et xvie siècles. Le principal mérite de ces livres tient donc dans ses motifs et contenus profanes, de même que les notices de libraires insistent sur les animaux, insectes, végétaux et scènes non religieuses qui figurent dans les manuscrits et les incunables. On le voit au même moment chez les collectionneurs anglais, tel Charles Spencer (1674-1722) qui juge les psautiers et les livres d’heures manuscrits et incunables remarquables par leur aspect formel et esthétique, et non pour leurs offices et litanies82. Trois générations plus tard, Francis Douce (1757-1834), anticatholique et antimonarchiste, les recherche dans une perspective de compréhension du Moyen Âge comme temps de peur et de superstition, afin d’appréhender 77 J. Synowiecki, « Écrire l’histoire de la guerre de Cent ans au 18e siècle : les travaux historiques de Denis-François Secousse », Dix-huitième siècle, 48 (2016), p. 587-605. 78 L. Gossman, Medievalism and the Ideologies of the Enlightenment: the World and Work of La Curne de Sainte-Palaye, Baltimore, Md. John Hopkins Press, 1968. 79 J.-M. Châtelain, « Bibliophilie et tradition littéraire en France au début du xviiie siècle », Revue d’histoire littéraire de la France, 115 (2015), p. 91-102. 80 V. Sigu, Médiévisme et Lumières. Le Moyen Âge dans la “Bibliothèque universelle des romans”, Oxford, Voltaire Foundation, 2013. 81 De la lecture des livres françois. Sixième partie : livres de théologie et de jurisprudence du seizième siècle, Paris, Moutard, 1780, p. 9-10. 82 K. Jensen, op. cit. et K. Swift, « Bibliotheca Sunderlandiana: The Making of an Eighteenth-century Library », in R. Myers et M. Harris (éd.), Bibliophily, Cambridge, Chadwyck, 1986, p. 63-89.
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des comportements populaires que son époque a heureusement rejetés83. Ce regain d’intérêt pour les productions de la fin du Moyen Âge suit la même chronologie que celui pour la bibliothèque bleue, rééditée dans des formules éditoriales soignées, à l’usage des élites, en vantant le sel de ces récits de Mélusine ou des Quatre Fils Aymon, et leur place dans la généalogie d’une littérature nationale, première étape d’une patrimonialisation certaine84. La condescendance du marquis de Paulmy est intéressante car elle ne s’exerce pas indistinctement sur toutes les Heures disponibles sur le marché. Il invente de subtiles hiérarchies au sein de ce genre. En rédigeant le catalogue de son extraordinaire collection rassemblée à l’Arsenal, il ajoute des appréciations en marge des titres référencés. À propos des manuscrits, il nuance : ce mss et les autres du même genre compris dans ce catalogue sont la plupart assés beaux et curieux mais en général, les Heures manuscrites sont les manuscrits les plus communs […] on ne doit rechercher que les plus belles et les plus singulières. Il y en a ici quelques unes de cette espèce et d’époques assés anciennes, on les reconnaîtra à l’inspection85. Et de citer avec gourmandise ses propres trouvailles, des « Heures mss sur vélin avec ornemens et min[iatures], relié à compartiment » dont il estime que « les devises répétées sur les feuillets de ce mss et ecrittes sur des rubans peints font une partie du mérite et de la singularité de l’ouvrage » ; des « Heures avec grand nombre de mignatures et ornemens à chaque page, ms sur vélin, 2 vol. in-4o, maroquin rouge » qu’il juge « belles, chaque page est ornée de fleurs en miniature ». Il est moins convaincu par ses « Heures en latin et en allemand ms in-8o sur vélin, avec mignatures, velours noir » ; il ajoute en marge : « à en juger par les mignatures qui sont très mal faittes, ce manuscrit doit être ancien ». Il peine à remettre la main sur ses « Heures mss sur vélin avec ornemens et min[iatures] », et écrit, contrarié, sous la notice : « Volé dans ma bibliothèque ». Il le regrette car c’est un « très beau manuscrit surtout pour les mignatures, l’expression des visages et la perfection des barbes blanches ». Il se montre plus circonspect encore à l’égard des incunables. Les Heures à l’usage de Rome imprimées par Gillet Hardouin en 1509 sont « assez belles pour des Heures imprimées ». Si celles qui sont enluminées comme les manuscrits méritent d’entrer dans sa collection, les bois gravés l’intriguent mais il ne se prononce pas sur leur caractère artistique, signe de sa perplexité. En marge d’une série de livres d’heures de Simon Vostre, il note une courte biographie du libraire et remarque : « il a imprimé des Heures à l’usage de divers diocèses mais toutes sont à peu près les mêmes pour les desseins des gravures, cartouches, culs de lampe et autres ornements qui sont dans toutes ces Heures très singulières et en très grand nombre ». Il confesse d’ailleurs qu’il s’intéresse peu aux livres de théologie, surtout s’ils ne sont pas datés, ce qui a dû le détourner des livres d’heures, dont le colophon est souvent peu bavard sur l’achevé d’imprimer86. 83 K. Jensen, op. cit., p. 177-180. 84 Ph. Martin, « Du livret méprisable à l’objet de luxe : la bibliothèque bleue », in F. Henryot (éd.), La Fabrique du patrimoine écrit : objets, acteurs, usages sociaux, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2019, p. 77-103. 85 Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 6298 : Mr de Paulmy. Catalogue théologie 1er état incomplet. Non folioté ; les citations qui suivent sont dans les rubriques 47 à 63, consacrées à la liturgie. 86 M. Lefèvre, « Les incunables du marquis de Paulmy », in P. Aquilon et Th. Claerr (éd.), Le berceau du livre imprimé. Autour des incunables, Turnhout, Brepols, 2010, p. 257-265.
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Son appréciation des Heures modernes est intéressante car elle montre qu’à la fin du xviiie siècle, une partie de ces livres pourrait devenir collectionnable, pour peu qu’elle réponde à certains critères. L’édition anversoise de l’Officium Beatae Mariae virginis Pii V Pont. Max. jussu editum, sortie de la boutique de Plantin-Moretus, lui fait écrire : « l’impression de ce livre est très belle et les gravures qui sont en très grand nombre sont ou de Crispin de Parf, ou de Thomas Gal et sont très belles ». Il est plus réticent devant le Beatae Mariae Virginis Officium (Venise, Pasquali, 1740), relié de maroquin bleu avec dentelle d’or. « Ce livre a été entièrement gravé aux frais d’un libraire de Venise avec magnificence mais les figures, quoiqu’assez bien dessinées, ne sont pas d’ailleurs trop bonnes ». La qualité littéraire du texte rehausse aussi les Heures. Il trouve un certain charme à l’Exercice spirituel contenant la manière d’employer toutes les heures du jour au service de Dieu, dont « les traductions des hymnes en vers sont de différents auteurs anciens et modernes […] Ces Heures sont anciennement dédiées à Mme la chancelière Séguier, Mrs Cousin et Pelisson y ont travaillé », ce qui dénote une recherche bibliographique approfondie87. L’office de la Vierge traduit par Corneille, dont il possède l’édition de 1670, est bien moins intéressant. Il écrit, ironique : « C’est ici la première édition de ces poésies dévotes qui aussi bien que l’Imitation, furent prescrites au grand Corneille comme pénitence. L’on voit bien que son génie n’etoit pas à son aise en faisant ces traductions […]. Ce livre a de très belles gravures ». Sans ces qualités littéraires et artistiques, ces Heures ne valent rien. L’Office de la très glorieuse Vierge Marie pour les trois temps de l’année à l’usage de Rome, in-32 imprimé en 1735, est sauvé par sa reliure de maroquin rouge dans un étui maroquin bleu à dentelle ; en effet, « ce livre d’office n’a rien d’extraordinaire que l’étuy dans lequel il est renfermé. Il m’a été donné comme un chef d’œuvre de reliure ». Les Heures nouvelles, d’une méthode extraordinaire par l’ordre qui y est observé pour les dimanches et fêtes de l’année à l’usage de Paris et à celui de Rome, utiles à toutes sortes de personnes (Paris, 1699), méritent à peine d’être conservées ; « quoi qu’en dise le titre, je n’ay rien trouvé d’extraordinaire dans ces Heures ». Quant aux « Heures de Notre Dame des Hermites par M. Jacquet, 11e édition, Einsiedeln, 1763 », elles marquent le sommet de la médiocrité de ces manuels de prières. « Ces Heures pourront paroitre édifiantes à ceux qui les liront dans de bonnes dispositions, mais fort ridicules aux autres ». Il est difficile de dire si le marquis de Paulmy exprime ici une opinion de collectionneur isolé, ou si ses contemporains ont aussi reconsidéré les Heures illustrées du siècle précédent comme des curiosités bibliographiques. D’autres sources indiquent un intérêt convergent vers ces réalisations qui attestent la virtuosité des graveurs du Grand Siècle. Un dictionnaire de calligraphie et de gravure évoque ainsi Louis Senault : Cet artiste a donné au public beaucoup d’ouvrages, où la fécondité du génie paroît, où l’adresse des mains triomphe, où l’on trouve une belle forme de caractères […]. Ce grand artiste a écrit plusieurs livres d’heures, qui sont extrêmement précieux ; il en est 87 Paulmy possède l’édition de 1735. La première est ainsi libellée : Exercice spirituel, contenant la maniere d’employer toutes les heures du jour au service de Dieu. Par V. C. P. Dedié à madame la chanceliere, Paris, veuve de D. Foucault, 1682. Le pseudonyme V. C. P. désigne peut-être Louis Cousin pour l’initiale ‘C’ et Paul Pellisson-Fontanier, pour l’initiale ‘P’. Ces deux auteurs sont explicitement mentionnés comme ayant révisé l’édition de ce texte, dans l’avis au lecteur de l’édition donnée à Paris par Jacques Collombat en 1719-1720.
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un que j’ai vu, lequel m’a surpris par sa correction & sa beauté. Dans le nombre de ceux que Senault a multipliés par son burin, on trouve que celui qui est dédié à Madame la Dauphine, mérite beaucoup d’attention88. La curiosité d’un public averti est donc éveillée face à ces productions d’élite du xviie siècle et les relectures que les Lumières opèrent du « siècle de Louis XIV » auraient pu favoriser l’intégration de ces livres d’heures entièrement gravés dans le champ du collectionnable. Mais à l’inverse des manuscrits à peintures, ces recueils sont restés dépendants de la fantaisie de quelques amateurs. Après la Révolution, ces Heures modernes disparaissent complètement du champ de vision des collectionneurs. Les livres d’heures constituent ainsi dans le marché du livre rare un cas très particulier en ce qu’ils expriment un rapport paradoxal entre l’offre et la demande. À la différence des autres manuscrits médiévaux, il existe beaucoup de livres d’heures sur le marché, et ce n’est donc pas arithmétiquement un objet rare, tant on en a produit entre le xive et le xvie siècle ; cette offre abondante est canalisée par une demande étroite qui trie ces biens en fonction de critères très sélectifs. Comme l’a souligné Jean Viardot, « la rareté est une propriété conférée ; elle est le fait d’un marquage social, d’une opération de violence symbolique et il faut admettre que ce marquage suppose le partage d’une croyance, la participation à un culte »89. Un marché instable
Les catalogues de vente révèlent aussi, quand les notices sont assez précises à ce sujet, que les livres d’heures passent de main en main entre collectionneurs dont la réputation valide aussi le caractère possiblement patrimonial de l’objet. Les « Heures de Jeanne d’Eu », apparues dans la vente de la bibliothèque de Le Fevre de Laubrière en 1740 (no 25), refont surface en 1780 dans la bibliothèque de Picard à l’occasion de sa dispersion (no 30). La circulation des Petites Heures du duc de Berry témoigne aussi de ces changements de mains. Après avoir fait partie de la bibliothèque du duc Charles III de Lorraine, elles passent entre les mains de Madame du Chasnay, qui les cède à Roger de Gaignères au commencement du xviiie siècle. Vendues en 1711, elles sont acquises par Gaignat puis par Le Boullenger de Chaumont. Au décès de celui-ci, en 1763, le manuscrit est acquis par le duc de La Vallière pour 100 lt, avant d’être remis en vente en 1783, et d’entrer alors à la Bibliothèque du Roi90. La collection est en effet affaire de réputation : l’origine patricienne d’un manuscrit renforce son prestige et par contrecoup, celle de ses possesseurs suivants. Ceux-ci partagent ainsi le sentiment d’appartenir à une chaîne d’amateurs liés entre eux par la capacité à appréhender l’exceptionnel – et plutôt, de le créer. Pour le collectionneur, il faut que la valeur de l’objet préexiste à son acquisition, sinon celle-ci serait un simple caprice. Cette donnée n’est pas propre aux livres d’heures : dans tout l’écosystème de la 88 Pouget, Dictionnaire de chiffres et de lettres ornées, à l’usage de tous les artistes, contenant les vingt-quatre lettres de l’alphabet, combinées de manière d’y rencontrer tous les noms et surnoms entrelassés, Paris, Tiliard, 1767, p. lxxx. 89 J. Viardot, « La curiosité en fait de livres : phénomène européen ou singularité française ? », in D. BougéGrandon (éd.), Le livre voyageur. Constitution et dissémination des collections livresques dans l’Europe moderne (1450-1830), Paris, Klincksieck, 2000, p. 195-206. 90 M. Marion, op. cit., p. 428.
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bibliophilie, la provenance, ce que Jean Viardot a appelé « l’historialité » est un critère essentiel de sélection et plus encore, d’élection. Cette circulation est adroitement instrumentalisée par les libraires, qui usent du prestige de certaines collections pour faire grimper les enchères, en insistant sur le pedigree de certains manuscrits et sur les valeurs atteintes dans d’autres ventes. Ainsi, lors de la vente des restes de la bibliothèque du baron d’Heiss en 1785, organisée conjointement par Guillaume de Bure et le marquis de Paulmy qui avait acquis la totalité de la collection au décès du baron, le libraire fait valoir, à propos des « Preces Piae cum calendario », livre d’heures manuscrit italien du début du xvie siècle de 146 feuillets et 40 miniatures, que sa « richesse surpasse tout ce que l’on a fait de mieux en ce genre. La délicatesse du pinceau, la fraîcheur et la vivacité des couleurs leur donne un rare mérite, & les placent à côté des peintures dont etoit enrichi le Livre de Prières annoncé dans la première partie du Catalogue de M. le Duc de la Vallière, no 303, & qui a été vendu 1499 liv. 19 s. »91, sans doute afin de faire monter l’enchère. Pour les collectionneurs, cette circulation permet d’appréhender le marché et de s’y positionner. À cet usage, les catalogues de vente s’imposent comme des outils. D’autres outils de repérage arrivent sur le marché à la fin du siècle. Le Dictionnaire bibliographique, historique et critique des livres rares, précieux, singuliers, curieux, estimés et recherchés de l’abbé Duclos, qui paraît à partir de 1790, signale vingt-quatre livres d’heures parmi les plus intéressants, manuscrits ou incunables, susceptibles de ressurgir sur le marché. Si la description n’est guère développée, il rappelle les prix de vente passés et les précédents possesseurs, ce qui permet de tracer chaque document. Cette sorte de mercuriale du livre rare stimule à la fois la confiance des amateurs et leur appétit. Il écrit par ailleurs : « on ne peut fixer de prix à ces sortes d’ouvrages ; c’est la beauté des ornemens et des miniatures dont ils sont décorés qui en peuvent déterminer la valeur. On en trouve des exemplaires vendus jusqu’à 600-800 livres »92. À cet état de fait, la Révolution ne va rien changer en profondeur. Certes, la dissémination accélérée des bibliothèques ecclésiastiques et nobiliaires contribue à redistribuer à grande échelle les livres rares par le biais de ventes, d’échanges ou de trafics illégaux. Mais plusieurs familles de libraires, comme De Bure ou Barrois, enjambent la Révolution, favorisant les continuités dans les processus économiques qui règlent la circulation des livres rares. La clientèle, française parfois, internationale surtout, a dû rester fidèle à ses goûts d’avant les événements révolutionnaires et les libraires le savent, qui insistent justement sur ces continuités. On lit ainsi dans l’avertissement d’un catalogue de vente de De Bure en 1804, que l’amateur anonyme dont on s’apprête à disperser la collection a fait ses premières armes à la vente du comte d’Hoym en 1738, puis à celle de Boze, « et s’est toujours successivement augmentée dans toutes les ventes qui ont eu lieu depuis, soit en France, soit chez l’étranger »93, supposant que l’imaginaire des grands événements bibliophiliques d’Ancien
91 Catalogue des livres de M ***. Dont la vente se fera le lundi 6 juin 1785, à 4 heures de relevée, en l’une des salles de l’hôtel de Bullion, rue Plâtrière, Paris, De Bure aîné, 1785, lot 22, p. 7. 92 Abbé Duclos, Dictionnaire bibliographique, historique et critique des livres rares, précieux, singuliers, curieux, estimés et recherchés qui n’ont aucun prix fixe, tant des auteurs connus que de ceux qui ne le sont pas, soit manuscrits, avant & depuis l’invention de l’imprimerie ; soit imprimés… avec leur valeur…, Paris, Cailleau et fils, 1791, p. 325-326. 93 Catalogue des livres rares et précieux et des manuscrits composant la bibliothèque de M***, dont la vente se fera le jeudi 22 germinal (12 avril 1804) et jours suivans…, Paris, G. De Bure, 1804.
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Régime est toujours actif. À cette occasion sont vendus deux livres d’heures manuscrits (no 69-70) et deux livres d’heures modernes, l’un entièrement gravé au burin, l’autre étant les Heures de Port-Royal (no 71). Entre 1790 et 1810, au moins vingt-cinq catalogues de vente insistent, dès leur page de titre, sur le caractère exceptionnel des articles vendus, en employant les épithètes « rares » et « précieux » voire « singuliers » pour les qualifier. C’est le cas pour la vente des collections de Mel de Saint-Ceran (1791), de Bourgevin de Moligny (1795), de Méon (1803), de Duquesnoy (1803), de Cotte (1804) par exemple. Ce changement de statut doit compter avec une augmentation exponentielle des ventes. Les libraires de l’Ancien Régime, tels les De Bure ( Jean-Jacques et Marie-Jacques, enfants de Guillaume l’aîné), restent très actifs : la librairie familiale organise encore 118 ventes entre 1800 et 1836 ; celle des Barrois, 51 ventes entre 1800 et 1849 ; celle des Brunet, Thomas puis Jacques-Charles, 77 ventes entre 1800 et 1828. Ils sont toutefois concurrencés par de nouveaux venus : Antoine-Augustin Renouard (1765-1853), entré en librairie en l’an II, est le fondateur d’une dynastie spécialisée dans le livre rare. Les Labitte s’imposent durablement à Paris entre 1807 et 1899 (841 ventes, soit une dizaine par an), de même que les Techener entre 1828 et 1899 (397 ventes) et enfin Potier (199 ventes entre 1846 et 187294). La librairie parisienne éclipse toujours le marché provincial, pourtant en plein essor95. Le marché, toutefois, n’est pas encore fermement stabilisé. En témoigne l’attitude d’Amans-Alexis Monteil (1769-1850), tout à la fois collectionneur, historien et libraire amateur, qui exploite à son avantage la faible structuration de l’offre96. Il publie à partir de 1828 une Histoire des Français de divers états aux cinq derniers siècles, qui se veut le contrepied de l’« histoire-bataille », expression qu’il a forgée et qui a eu la fortune que l’on sait. Il entend produire une histoire plus proche des peuples, tenant compte des coutumes, des croyances et des réalités locales. Dès 1833, il engage la vente des sources collectionnées pour cette œuvre, profitant du succès de son livre pour faire un intéressant bénéfice97. Cette ruse commerciale repose justement sur l’incertitude du marché. Il ne s’en cache pas, expliquant avoir fixé la valeur de départ de l’enchère sur l’estimation du papier, du vélin ou de la reliure, sans préjuger de l’intérêt ; ce sera le rôle des enchères de faire valoir « la rareté, la valeur historique et monumentaire ». Les notices des quatre livres d’heures qui s’y trouvent sont pour le moins pittoresques. Les « Heures manuscrites sur papier coton noir, en lettres d’argent et d’or renfermé dans une boîte de maroquin » (no 410) font l’objet de ce commentaire : « on présume qu’elles ont appartenu à Charles V dit le Sage. La notice qui établit cette présomption se trouve dans la boîte ». Il se défausse ainsi de toute expertise sur des rumeurs et des suppositions. Le lot suivant, décrit parcimonieusement, est estimé 75 francs ; « ce qui en fait le prix, c’est une des miniatures où le diable, avec ses griffes, déterre un mort ». Les Heures du xvie siècle signalées sous le no 412 sont
94 Tous ces chiffres sont donnés d’après le Catalogue général de la BnF (consulté le 6 décembre 2018). 95 J.-Y. Mollier (éd.), Le commerce de la librairie en France au xixe siècle. 1789-1914, Paris, IMEC Éditions, Éd. de la MSH, 1997. 96 J.-L. Lemaître, « Amans-Alexis Monteil (1769-1850) et les manuscrits », Bibliothèque de l’École des Chartes, 164 (2006), p. 227-250. 97 Vente de livres rares et de manuscrits précieux cités dans l’Histoire des Français des divers états…, Silvestre, 1833 : 473 numéros.
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« ferrées comme un petit coffre-fort ». Monteil n’est donc pas un libraire et il n’en a pas les compétences ; il est un bonimenteur sur la scène de la bibliophilie. En 1835, il publie son Traité de matériaux manuscrits de divers genres d’histoire, ensemble désordonné de notices de documents ramassés au petit bonheur lors des ventes au poids et au sac des vestiges archivistiques des monastères d’Ancien Régime. Les descriptions sont, là encore, indigentes et le ton est celui d’un marchand des Halles. Il écrit ainsi : Ces Heures sont belles, superbes. Je remarquerai sur celles du xive siècle, qu’au-dessus de l’évangile secundum Marcum est peint un personnage assis, ayant devant lui un grand rouleau de bois où se déroule un antique volumen, un long rouleau écrit. Je parlerai plus longuement de celles du xvie siècle, qui, ainsi qu’on le voit par une petite pièce des vers de ce temps, ont été données en présent d’amour. La Manufacture de la Savonnerie me les emprunta, il y a quelques années, pour en copier les bordures ; véritablement elles sont peintes avec un goût et un éclat dont aujourd’hui même les gens de l’art sont étonnés. Ces Heures, ou de pareilles Heures, devraient se trouver en plus ou moins grand nombre dans les bibliothèques des célèbres manufactures, surtout des manufactures de rubanerie ; aussi me prend-il envie d’écrire au maire de Saint-Etienne la lettre suivante : « Monsieur le Maire, il est fort singulier, il n’en est pas moins vrai que les modèles des plus jolis rubans, dans le goût du jour, se trouvent peints le long des psaumes de l’église à des Heures du xvie siècle qui vont être mises en vente avec mes autres manuscrits. J’ai l’honneur de vous en prévenir »98. Il évoque aussi une enluminure où est figuré « le diable sur le bord d’une tombe, qui avec ses griffes déterre un mort »99, ce qui signifie que ce manuscrit n’a pas trouvé preneur en 1833. Dans le catalogue dressé pour la vente de sa bibliothèque à son décès en 1851, enfin, il reste encore un livre d’heures manuscrit et un incunable100. Cet exemple, pour exceptionnel qu’il soit, indique tout de même une certaine anarchie dans le marché du document ancien, qu’il relève ou non du collectionnable. Au cours du xixe siècle, les critères d’appréciation des livres d’heures s’affinent, marginalisant définitivement les amateurs peu éclairés tel que Monteil. Un corpus de 258 catalogues publiés entre 1801 et 1914 et choisis pour moitié parmi les membres de la Société des bibliophiles françois fondée en 1820, et pour l’autre moitié de manière aléatoire, permet à nouveau de sonder l’offre et la demande. Jusqu’au milieu du siècle environ, les livres d’heures restent rares dans l’ensemble des collections privées, confirmant ainsi la tendance observée à la fin du xviiie siècle. L’objet ne semble pas collectionné massivement chez les amateurs de livres. Sur l’ensemble du siècle, près d’un quart des collections n’en signalent aucun (Fig. 4.3), et 64 en comptent moins de cinq, ce qui n’exclut pas l’hypothèse d’une présence purement accidentelle de ces objets dans les bibliothèques. Au mieux, le livre d’heures est l’objet de prestige qui rehausse une collection mais n’est pas en lui-même l’objet de la collection. Abel-Rémusat (1788-1832), professeur de langues 98 A.-A. Monteil, Traité de matériaux manuscrits de divers genres d’histoire, Paris, E. Duverger, 1835, t. 1, p. 47-48. 99 Ibid., p. 49. 100 Catalogue des manuscrits et d’une partie des livres imprimés composant la bibliothèque de feu M. Amans-Alexis Monteil, Paris, Jannet, 1850, no 10 ; Paris, Jannet, 1851, no 3.
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Figure 4.3 : Répartition des catalogues selon le nombre de livres d’heures annoncés en vente (1801-1914)
orientales au Collège de France et amateur de livres, a ainsi ajouté à la longue liste des propriétaires successifs d’un livre d’heures manuscrit : « je tiens ce livre de l’amitié de mon respectable confrère et ami M. Gossellin, qui me l’a donné en 1823 »101. Au-delà de six livres d’heures par collection, le nombre d’amateurs va en s’amenuisant. Passé ce seuil, l’accumulation prend vraiment l’allure d’une collection. Hérisson, ancien juge et conservateur à la bibliothèque de Chartres, possède ainsi dix Heures, quatre manuscrites et cinq incunables. Ces collections, déjà célèbres en leur temps, servent d’étalon pour les amateurs, telles celle de Toussaint Grille (1766-1850) à Angers (17 livres d’heures), dont la vente est relatée avec force détails dans le Bulletin du bibliophile102, celle du comte de Bruyères Chalabres (1762-1838, 19 livres d’heures), celle de Félix Solar (1815-1870, 11 livres d’heures) ou de Charles-Alexandre Sauvageot (1781-1860), conservateur au Louvre (14 livres d’heures). Ces collections sont également réparties tout au long du siècle, si toutefois on considère la date de leur dissémination comme un point d’aboutissement. À l’autre extrémité du tableau, les collections de plus de 50 livres d’heures sont rares (5). Si l’on ajoute les collections connues mais qui n’ont pas fait l’objet de ventes, comme celle de James de Rothschild (1792-1868), il apparaît que l’intérêt des collectionneurs pour cet objet trouve son point culminant après 1860. Dans les quatre dernières décennies du xixe siècle percent des collections d’exception, en quantité (jusqu’alors inégalée) et en qualité, concentrant les livres d’heures, faisant monter les prix et empêchant aussi mécaniquement d’autres amateurs de les collectionner. Ce phénomène engendre une certaine homogénéisation du milieu des collectionneurs. Comme avant la Révolution, le monde de l’érudition et de l’enseignement en est exclu, hormis quelques figures d’exception comme Constant Leber (1780-1859), historien orléanais, et Pierre de La Mésangère (1761-1831), co-fondateur et rédacteur principal du Journal des dames et des modes de 1797 à 1831. Les membres des administrations intermédiaires, si attirés 101 Catalogue des livres, imprimés et manuscrits, composant la bibliothèque de feu M. J.-P. Abel-Rémusat, Paris, J.-S. Merlin, 1833, lot no 80. 102 Bulletin du bibliophile, 9 (1851), p. 439-443.
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par les livres d’heures avant la Révolution, s’en désintéressent après 1840. La famille de juristes Sensier pouvait encore, jusqu’en 1828, rassembler une vingtaine de livres d’heures dans sa bibliothèque103 ; à la fin de la Monarchie de Juillet, ce milieu social n’accueille plus de collectionneurs. En revanche, à la fin du siècle, l’aristocratie s’est ressaisie à la fois du pouvoir, et ce depuis longtemps, et du livre d’heures dont, un siècle avant, elle se désintéressait. Cette mutation du marché résulte de la convergence de plusieurs conditions favorables. Les quelques libraires qui contrôlent la circulation du livre d’heures (dans notre échantillon, quatre officines se partagent les deux tiers du marché : De Bure, Potier, Techener et Labitte) ont su mettre au point des procédés commerciaux qui, sans rompre avec ceux d’avant 1789, s’affinent. Le livre d’heures apparaît sur les pages de titre, mention qui consacre l’importance de cet objet pour les amateurs les plus distingués, et les libraires de moindre importance s’inspirent ensuite de ce procédé : Catalogue des livres rares et curieux provenant de la bibliothèque de M. de M***, dont la vente se fera le lundi 16 mars 1840 et les vingt-deux jours suivants…, Paris, Bohaire, 1840 […] Les bibliophiles trouveront dans ce catalogue de belles heures manuscrites et des livres imprimés sur peau-vélin, avec des miniatures peintes en or et en couleur, des poètes français des xiie, xiiie et xive siècles, des mystères, des romans de chevalerie, de beaux Elzevirs, reliés et brochés104… Le contenu des notices se précise également, proposant parfois une description feuillet par feuillet. La famille De Bure, qui avait tant innové en la matière à la fin du xviiie siècle, se laisse doubler par de nouveaux libraires plein d’initiatives, tel Techener, qui soigne ses notices, compare les manuscrits entre eux pour mettre en valeur la singularité de celui qu’il vend. En 1860, le catalogue qu’il dresse de la bibliothèque du comte de Clinchamp décrit en marge de la section des manuscrits une pièce phare de la vente, le lot no 23, sur trois pages105. Sur la page de titre de la vente de la bibliothèque du comte de L***, en 1866, Aubry se présente comme « libraire-expert ». Bientôt, ces libraires spécialisés, qui savent s’adresser à des amateurs aux goûts bien délimités, favorisent leur passion en facilitant le repérage dans les catalogues. La classification s’affine. Pour la vente Chédeau, en 1865, Potier répartit les 58 livres d’heures selon diverses subdivisions, séparant les Heures manuscrites et les Heures imprimées, puis distinguant parmi celles-ci les imprimeurs les plus célèbres : « 1. Ph. Pigouchet et Simon Vostre / 2. Vérard / 3. Les Kerver / 4. Germain et Gilles Hardouin / 5. G. Tory et ses successeurs / 6. Divers libraires de Paris, de Lyon et d’Allemagne »106. Autre indice, le degré de raffinement des notices. En 1862, lors de la seconde vente de la bibliothèque de Noël-François Huchet de la Bédoyère (1782-1861), ancien militaire et légitimiste, Potier convoque tous les critères de la rareté pour attirer l’amateur : No 24 : Preces Piae cum calendario, grand in-4o, caractères gothiques, mar rouge compart, tranche dorée, étui. – « Superbe manuscrit sur vélin, orné de 183 miniatures 103 Catalogue des livres rares et précieux composant la bibliothèque de M. S[ensier], membre de la Société des bibliophiles français, Paris, Galliot, 1828. 104 Nous reproduisons la typographie. 105 Catalogue d’une belle collection de livres rares et précieux…, Paris, Techener, 1860, p. 184-186. 106 Catalogue des livres rares et précieux, manuscrits et imprimés composant la bibliothèque de M. Chedeau, de Saumur, Paris, Potier, 1865.
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dont 38 de la grandeur des pages, et 145 plus petites et de diverses dimensions ; 96 de ces dernières, offrant les plaisirs et les travaux champêtres de chaque mois de l’année, ainsi que les portraits des principaux saints, entourent le calendrier et en font un des plus riches qu’on puisse voir. Les grandes miniatures, placées dans des encadrements en forme de portiques, ont 24 millimètres de hauteur. La dernière et la plus importante représente le Christ portant sa croix ; elle occupe le verso d’une page et le recto de celle qui lui fait face. Onze personnages soutiennent la croix sous laquelle fléchit le Sauveur ; ce sont de pauvres malades ladres et infaitz, des prisonniers sans méfaitzs, des laboureurs, des mendiants, des veuves et des orphelins. Plusieurs autres de ces peintures sont également remarquables par l’exécution et la singularité des sujets. La Mort personnifiée figure dans quatre d’entre elles ; l’une la représente tenant un cercueil sous son bras et chevauchant un taureau qui foule à ses pieds un pape, un évêque, un roi etc. ; d’autres montrent des damnés brûlant dans une chaudière immense, et la gueule de l’enfer engloutissant des pécheurs qui y sont précipités par des démons. Des vers français sont placés au-dessous de ces sujets. […] En tête se trouve un almanach pour dix-huit ans, de 1513 à 1530, ce qui fixe la date du manuscrit au commencement du seizième siècle. Ce beau livre d’heures provient de la bibliothèque de Morel de Vindé, no 94 du catalogue ». Le livre d’heures dans la quête des incunables
Un répertoire de critères de rareté se fait jour aussi, et c’est une évolution importante, pour les Heures incunables. Cet intérêt nouveau est sans doute le résultat des mutations que le monde de la chose imprimée connaît à partir des années 1820-1830, en particulier l’industrialisation de la chaîne du livre. La nostalgie s’empare alors des bibliophiles, qui accordent une nouvelle considération à l’incunable et la xylogravure. Cette inflexion est tardive : les collectionneurs français sont parmi les derniers à s’intéresser aux incunables, alors que les amateurs anglais et italiens les recherchent assidûment depuis le début du xviiie siècle107. Les Heures échappent à ce mouvement, car elles sont souvent non datées, or la datation est essentielle aux yeux des collectionneurs. Quelques amateurs distingués, comme le comte MacCarthy (1744-1811), s’y étaient intéressés au commencement du xixe siècle, mais cet intérêt relevait de la pure fantaisie individuelle, et non de la consécration de l’incunable au sein de la bibliophilie. C’est De Bure lui-même, administrateur de la vente, qui qualifie Mac Carthy de redécouvreur, sans doute dans un but commercial, pour amplifier la réputation d’une collection atypique. Les livres d’heures incunables – près de 80 unités – représentent le sixième de cette collection considérable lors de la dernière vente en 1825 : « tous ne sont pas également remarquables par leur beauté ; cependant cette classe en renferme d’excessivement rares et curieux »108 vante le libraire, mettant le doigt sur la difficulté de faire une place à ces recueils : innombrables, donc possiblement banals, ils doivent encore faire leurs preuves sur le marché du 107 Y. Sordet, « Les incunables chez quelques collectionneurs français des xviie et xviiie siècles : élection, distinction, manipulation », in Le berceau du livre imprimé…, op. cit., p. 267-286. 108 Catalogue des livres rares et précieux de la bibliothèque de feu M. le comte de Mac-Carthy Reagh, t. 1, Paris, De Bure frères, libraires du roi et de la bibliothèque du roi, 1825, p. vii.
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livre rare. Le libraire souligne d’ailleurs la mise en regard, dans la collection, des Heures gothiques imprimées et des Heures manuscrites, comme pour évaluer les secondes à l’aune des premières, mieux connues. Cette incertitude autorise un processus inédit : les amateurs sont pris de vitesse par les institutions publiques, en particulier la Bibliothèque du Roi, qui se lance dans une véritable chasse aux « impressions gothiques » et sur vélin. En 1822, Joseph Van Praet (1754-1837), bibliothécaire et premier organisateur de la Réserve précieuse, dresse un Catalogue des livres imprimés sur vélin qui se trouvent à la Bibliothèque du Roi. Il y dénombre 141 livres d’heures. Les dates d’entrée dans la Réserve, quand elles figurent, révèlent une active politique d’acquisition à la fin de l’Empire et au début de la Restauration, lors des grandes ventes de MacCarthy ou de Trudaine, entre autres. Van Praet s’impose comme l’un des premiers experts français des incunables. Il s’attelle ensuite à un Catalogue de livres imprimés sur vélin qui se trouvent dans des bibliothèques tant publiques que particulières (1824), dans lequel il signale des mouvements de livres d’heures sur le marché depuis une quarantaine d’années, avec les prix de vente. La rédaction de ces catalogues est un moyen de confisquer l’expertise en matière d’incunables au sein de la bibliothèque censée incarner l’État, alors que la compétence en matière de livres anciens, jusqu’alors, était le fait de particuliers souvent autoproclamés, libraires ou bibliophiles109. Cet intérêt pour les Heures gothiques se confirme ensuite. Chedeau à Saumur (43 incunables en 1865), Firmin-Didot à Paris (134 incunables en 1867) constituent simultanément de remarquables collections. En même temps, des outils bibliographiques facilitent le discernement des amateurs. Le plus complet est indiscutablement le Manuel de Jacques-Charles Brunet (1780-1867), libraire et lui-même bibliophile. Dans la lignée de la Bibliographie instructive de De Bure, Brunet a souhaité récapituler à la fois les éditions anciennes rares et précieuses, et les livres modernes à l’exécution soignée qui les rend candidats à la collection. Son Manuel est une liste de « livres choisis », et non un dictionnaire systématique de bibliographie. Toutefois, avec 30 000 notices, il atteint une certaine exhaustivité. Pour chaque entrée, il donne les éditions intéressantes, leur valeur, et signale les contrefaçons. Dans la quatrième édition en 1842 (la première datant de 1814), il ajoute une notice sur les Heures gothiques imprimées à Paris à la fin du xve siècle et au commencement du xvie, avec une description des ornements gravés sur bois représentant la danse macabre et d’autres sujets. Il consacre des notices générales à Simon Vostre, Philippe Pigouchet, Antoine Vérard, les Kerver, les Hardouin, Guillaume Eustace, Guillaume Godard, François Regnault et quelques libraires secondaires. À chaque atelier est rattachée une liste des Heures qu’ils ont publiées. Quelques bois sont reproduits, d’abord à partir d’exemplaires de la librairie Brunet, puis à partir d’exemplaires issus de la collection de Firmin-Didot. Ce manuel, comme les Catalogues de Van Praet quelques décennies plus tôt, s’attache principalement aux caractéristiques formelles des Heures imprimées, reproduisant parfois pages de titres et colophons en respectant la disposition typographique pour mieux en montrer la beauté et l’équilibre. Il discute la datation et la complétude des exemplaires. Ces nouveaux instruments d’expertise sont relayés par les bibliophiles eux-mêmes. Ambroise Firmin-Didot (1790-1876), en 1867, envisage l’édition
109 F. Henryot, L’État bibliophile. Collections publiques et quête des incunables au xixe siècle, Paris, Maisonneuve et Larose, 2021.
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du catalogue de sa bibliothèque110 comme une addition au Manuel de Brunet ; éditeur et libraire, il a par ailleurs donné une édition séparée de la Notice sur les Heures gothiques en 1864111. Il rappelle qu’il s’est intéressé aux livres gothiques dans une perspective d’histoire de la gravure sur bois et s’évertue à regrouper ses livres par école, motifs et styles, et essaie d’identifier les artistes. Reprenant les modalités taxinomiques de Brunet, il classe ses livres d’heures par pays puis par ville, et leur dédie des notices très développées, contribuant ainsi avec précision à l’histoire de l’incunable. Un peu plus tard, avec la vente de la collection Yemeniz (35 Heures imprimées), le livre d’heures est désigné comme la réalisation majeure de l’édition incunable : Dans la théologie, il a recherché les livres à gravures sur bois, parmi lesquels on distingue les Heures en caractères gothiques ; puis tous ces recueils d’offices ornés de fleurons et d’images exécutés souvent par des mains habiles, ouvrages curieux et singuliers que l’on rencontre assez souvent couverts de reliures magnifiques, qui de plus se recommandent par le nom des personnes qui les ont possédés, et y ont ajouté leurs armes ou leurs devises112. Ces années 1860 paraissent donc un point d’aboutissement sociologique et commercial de la réunion de livres d’heures en collection raisonnée. À cette date, les amateurs disposent d’outils solides, qui ne sont pas destinés à se renouveler pendant cinquante ans. Le changement advient désormais non pas dans le monde de la librairie, mais dans celui des collectionneurs, qui se réduit à une poignée d’individus accaparant les plus beaux objets du marché. Un objet de distinction bibliophilique : de 1860 à nos jours Nouveaux profils bibliophiliques
Le monde des collectionneurs de livres d’heures, après 1860, se divise en deux groupes. Le plus visible et le plus important est celui dont les membres réunissent individuellement plus de trente recueils. Il est naturellement restreint : les Rothschild, le duc d’Aumale (18221897), la duchesse de Berry (1798-1870), la famille Brödemann et Paul Desq (1816-1877) à Lyon, Charles-Joseph Van der Halle, le comte de Lignerolles, Nicolas Yemeniz (1781-1871), et c’est tout. Le second, à peine plus large, est composé d’amateurs dont les moyens ne leur permettent pas de rivaliser avec ces grands collectionneurs : Gustave Guyot de Villeneuve (1825-1898), Charles de L’Escalopier (1812-1861), Raoul de Lignerolles, Alexandre Lantelme (1832-1903) à Grenoble et quelques autres peuvent s’offrir, sur une vie, dix à vingt recueils, rarement davantage. Ce cercle semble diminuer à mesure que le premier, à la faveur des ventes, s’empare de trésors. Les quelques collections qui recueillent les livres d’heures, 110 Catalogue raisonné des livres de la bibliothèque de M. Ambroise Firmin Didot. Tome Premier : livres avec figures sur bois. Solennités. Romans de chevalerie, Paris, A. Firmin-Didot, 1867. 111 J.-Ch. Brunet, Notice sur les Heures gothiques imprimées à Paris à la fin du quinzième siècle et dans une partie du seizième, Paris, Impr. F. Didot frères, 1864. 112 Catalogue de la bibliothèque de M. N. Yemeniz, membre de la société des Bibliophiles françois, de la société française d’archéologique…, Paris, Bachelin-Deflorenne, 1867, p. xxii, notice introductive de Le Roux de Lincy.
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mais en très grande quantité, en tirent leur prestige, et ce fait est le signe de l’aboutissement du processus de collectionnabilité. Ce n’est définitivement plus un objet hérité, mais un objet désiré et protégé. Ce changement de statut tient à des mutations importantes de la bibliophilie et de ses motifs. D’abord, la possession de manuscrits et d’imprimés gothiques n’est plus une question de situation sociale, mais de niveau de fortune. Tous ces collectionneurs comptent parmi les plus grandes fortunes de France et c’est leur seul point commun : les Brödemann sont des industriels et des négociants ; le duc d’Aumale, un descendant des rois de France et héritier de l’immense fortune des princes de Condé ; Yemeniz, un émigré grec devenu consul en Turquie et en Grèce ; les Rothschild, des banquiers. Les observateurs du marché soulignent – et parfois regrettent – les « valeurs exorbitantes » (catalogue Dinaux, 1864) de certains livres rares, les « tournois de ventes de livres » (catalogue Solar, 1860), enfin la domination des « bibliophiles de la Finance et de l’Aristocratie » qui sont aussi « les plus passionnés et les plus généreux » selon le mot de Paul Lacroix, plus connu sous le pseudonyme du Bibliophile Jacob. Ces fortunes considérables sont mises au service d’une nouvelle idée de la bibliophilie. À rebours de l’idéal encyclopédique des Lumières et de l’âge romantique, chaque collectionneur déploie sa passion à travers une logique conductrice de plus en plus étroite. Chez les Rothschild, famille de banquiers aux vastes ramifications européennes, la collection assure la respectabilité et fait partie d’une certaine conformité sociale. Ils raisonnent à l’égard des livres en banquiers. Ferdinand de Rothschild écrit dans ses mémoires : « un commerce s’est créé en matière d’art, universel, international et systématique comme n’importe quel autre »113. Anselm-Salomon de Rothschild (1803-1874), de la branche viennoise, a possédé 14 manuscrits enluminés, dont 8 livres d’heures du xvie siècle et des enluminures séparées provenant de livres de prières. Les deux catalogues de sa collection dressés de part et d’autre de l’année 1866 montrent qu’après cette date, il s’attache à des manuscrits beaucoup plus précieux. Ils sont légués par son fils Ferdinand James à la British Library en 1898. James de Rothschild (1844-1881) et son épouse Thérèse, installés à Paris, affinent aussi leur goût au fil du temps, et au contact des libraires de Paris et de Londres. James affirme dans une lettre à Quaritch, antiquaire londonien, son « goût exclusif pour les pièces gothiques »114. En 1873, un premier inventaire signale vingt livres d’heures imprimés et deux manuscrits. Trente ans plus tard, Thérèse, devenue veuve et faisant dresser le catalogue de leur collection, en a acquis encore sept, et des plus précieux. James était plutôt un érudit, il avait constitué une bibliothèque littéraire ; Thérèse s’intéresse plutôt aux manuscrits à peintures. Elle en a sans doute aussi récupéré auprès de Charles de Rothschild, son grand-père de la branche de Francfort, ou auprès de cousins. Leur fils Henri (1872-1947), pédiatre, achète encore un livre d’heures avant-guerre. Leurs cousins de Naples, en particulier Adolphe (1823-1900), est connu pour sa joute contre le duc d’Aumale à l’occasion de la vente des Très riches heures du duc de Berry, dont il sort perdant en 1855. Il parvient à acquérir quatre remarquables manuscrits entre 1855 et 1884. Un autre James achète les grandes heures de Bourdichon à la vente Renouard de 1854 (lot no 50) et le livre d’heures Baroncelli-Bandini
113 Cité dans Chr. de Hamel, Les Rothschild, collectionneurs de manuscrits, Paris, Ed. de la BnF, 2004, p. 22. 114 Cité dans ibid., p. 93.
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à la vente De Bure en 1853 (lot no 63). Son fils Edmond-James (1845-1934) possédera 45 livres d’heures, italiens, français, anglais, flamands et germaniques parmi 94 manuscrits115. L’estimation réalisée par un libraire anglais en vue d’un partage équitable entre ses trois enfants pour sa succession, les évalue à 35 215 livres sterling, alors que l’ensemble des manuscrits s’élève à 61 298 livres sterling : les livres d’heures se trouvent donc parmi les pièces les plus précieuses. Les Heures du duc de Berry, achetées à la famille d’Ailly en 1880, valent 10 000 livres à elles seules, de même que celles de Simon Bening. La numérotation des manuscrits suivant l’ordre de leur acquisition au fil de la vie d’Edmond-James, il apparaît que les Heures sont le genre de manuscrits auquel il a été le plus fidèle, puisqu’elles sont réparties uniformément dans la liste, du no 18 au no 91. Cette frénésie à collectionner les Heures a eu une influence importante sur le marché : les Rothschild, par leurs pratiques, ont contribué à réviser l’appréciation de ces manuscrits ; ainsi, certains motifs floraux qui leur paraissent mièvres font baisser la cote des livres qui en sont ornés, et d’autres décors font au contraire augmenter les prix s’ils sont appréciés de ces banquiers. Cette influence des grands amateurs sur le marché montre l’importance du débat sur la rareté et la préciosité de ces livres. Trois procédés sont convoqués pour l’alimenter publiquement, en plus des discussions feutrées qu’on imagine dans les librairies et les salons de ces riches financiers : l’écriture de portraits narrativisés de collectionneurs amis ; la fréquentation de cercles associatifs spécialisés, enfin l’usage commun d’espaces de publication dédiés à la bibliophilie. Ces procédés confortent l’existence d’un cercle d’amateurs capables de se reconnaître entre eux à partir d’objets symboliques. Le livre d’heures est précisément de ceux-là. Le premier procédé est celui de la publicisation de la figure du collectionneur, de ses pratiques et de ses manies, jusqu’à construire un profil type de ces individus qui sacrifieraient volontiers femme et enfants à un livre rare. Ce discours renouvelle grandement, au tournant des xixe et xxe siècles, la figure romantique élaborée par Nodier (1780-1844) dans les années 1830116. Une série de textes, généralement placés en tête des catalogues de vente en vue de présenter le collectionneur à l’origine des objets qui vont être dispersés, participe de cette construction et de cette schématisation de l’« amateur distingué ». Paul Lacroix (1806-1884) et Le Roux de Lincy (1806-1869) sont les deux auteurs de ces notices les plus fréquemment rencontrés ; or ils sont eux-mêmes collectionneurs et parlent au nom d’un groupe en train de se constituer. Ils créent ainsi une posture à la fois collective et individuelle, celle de l’amateur couronné par son ou ses livre(s) d’heures. Dominique Pety situe précisément vers 1860 le moment où le collectionneur acquiert une légitimité sociale, à rebours des représentations caricaturales qu’en avait données le début du xixe siècle117. Ce discours fonde une hiérarchie et une sorte d’autorité morale, philosophique, matérielle et esthétique à l’attention du public et des cercles bibliophiliques. C’est tout à fait net sous la plume du duc d’Aumale, qui use d’un procédé un peu différent, le récit autobiographique. Le 22 mars 1850, il écrit à son secrétaire particulier : « je m’amuse, dans les soirées, à faire
115 Ibid., liste p. 58-59. 116 W. S. Zilvermann, The new bibliopolis. French book collectors and the culture of print, 1880-1914, Toronto, Toronto UP, 2008. 117 D. Pety, « Le personnage du collectionneur au xixe siècle : de l’excentrique à l’amateur distingué », Romantisme, 112 (2001), p. 71-81.
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sur des feuilles volantes le catalogue de mes manuscrits »118. Ce travail aboutit en 1897 et le catalogue est publié en 1900. Vingt-deux livres d’heures y sont dénombrés et décrits, et pour plusieurs d’entre eux, le duc rapporte les circonstances dans lesquelles il les a obtenus. Le récit le plus intéressant concerne le « roi des manuscrits enluminés », selon le mot de Georges Hulin de Loo (1862-1945)119. Il s’agit des Très Riches Heures du duc de Berry (ms. 65). Quand le catalogue paraît, le manuscrit a déjà une très grande renommée. Le duc sait donc que le récit de son acquisition est attendu de tous les amateurs. Il rassemble alors les ingrédients d’une histoire touchante. Au mois de décembre 1855, je quittais Twickenham pour aller faire visite à ma mère, alors malade à Nervi, près de Gênes. Panizzi m’avait mis en mesure de voir un manuscrit intéressant qui lui était signalé par un de ses amis de Turin. Et je fis connaissance avec les « Heures du duc de Berry », déposées alors dans un pensionnat de jeunes demoiselles, villa Pallavicini, banlieue de Gênes. Une rapide inspection me permit d’apprécier la beauté, le style, l’originalité des miniatures et de toute la décoration. Je reconnus le portrait du prince, ses armes, le donjon de Vincennes etc. On me dit, suivant l’usage, que les compétiteurs étaient sérieux ; je ne répondis rien à cet avertissement, qui me semblait banal et qui était cependant plus fondé que je ne pensais. Mon parti était pris, et je mis l’affaire aux mains de Panizzi. Au bout d’un mois, le « livre d’heures avec miniatures, portant sur la couverture les blasons Serra et Spinola de Gênes » (ainsi défini dans le reçu), était en ma possession, cédé par le baron Félix de Margherita, de Turin, qui le tenait lui-même par héritage du marquis Jean-Baptiste Serra, pour la somme principale de 18000 francs. En ajoutant 1280 francs, commissions, frais d’expertise et d’expédition, on arrive au prix total de 19280 francs que j’ai réellement déboursés120. L’histoire est authentique, mais la manière de la tourner met en exergue la mère malade (et ce n’est pas n’importe qui : Marie-Amélie de Bourbon-Sicile, épouse de Louis-Philippe), la rencontre dans un lieu insolite où le charme du manuscrit ressort d’autant mieux, l’attirance au premier regard (« une rapide inspection »), les concurrents empressés dont le duc ressort vainqueur : le manuscrit est une jeune fille convoitée, c’est le duc d’Aumale qui l’épouse. Ce genre de récit rapproche les amateurs, ou attise leur envie, pose un collectionneur. Les amateurs font corps dans des associations spécialisées qui constituent aussi une caisse de résonnance à ces postures sociales et esthétiques. C’est particulièrement vrai de la Société des bibliophiles françois, fondée en 1820 et qui siège à la Bibliothèque de l’Arsenal. « Instituée pour entretenir & propager le goût des livres, pour publier ou reproduire des ouvrages inédits ou rares, mais surtout pouvant intéresser l’histoire, la littérature ou la langue françoise, & pour perpétuer dans ses publications les traditions de l’ancienne imprimerie françoise » (art. 1er des statuts de la Société), elle rassemble 35 membres, remplacés au fur et à mesure des départs. La Liste des membres publiée en 1911 118 Correspondance du duc d’Aumale et de Cuvillier-Fleury, Paris, Plon et Nourrit, 1910-1914, t. II, p. 60. 119 G. Hulin de Loo, « Les Très Riches Heures de Jean de Berry », Bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie de Gand, 11 (1903), p. 1-178. 120 H. d’Orléans, Chantilly. Le cabinet des livres. Manuscrits, t. 1, Paris, Plon et Nourrit, 1900, p. 59-60.
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signale 108 bibliophiles occupant ou ayant occupé l’un de ces 35 fauteuils121. Le recrutement est principalement aristocratique et parisien, sans doute par le principe même de la cooptation qui impose des amis ou des pairs. C’est un fait important : la noblesse, qui s’était relativement détournée de la bibliophilie à la fin de l’Ancien Régime, y revient comme vers un marqueur de son identité nobiliaire. C’est aussi une singularité de cette société, car en province, la composition sociale de ces cercles bibliophiles est plus nuancée. À Lyon, ainsi, la Société des bibliophiles lyonnais fondée en 1885 réunit plutôt des bourgeois ou des héritiers des grandes dynasties industrielles, le profil dominant étant celui de l’érudit rentier122. La Société parisienne rassemble l’élite de la bibliophilie française et la tournure que prend la quête de la rareté s’en ressent. Les membres de la Société possèdent douze livres d’heures en moyenne, pour six chez les collectionneurs qui n’appartiennent pas à cette association. Parmi les 64 membres pour lesquels on dispose d’un catalogue de leur collection, 50 ont des livres d’heures et pour certains d’entre eux, en grande quantité. L’académicien Monmerqué (1780-1860) en possède 11, dont 7 manuscrits, de même que Charles de L’Escalopier. Le vicomte de Morel-Vindé (1759-1842), qui a acquis la totalité de la collection de Paignon-Dijonval pour la continuer, en a rassemblé 35, dont 25 manuscrits. Duriez, de Lille, en possède 74, dont 45 manuscrits et 22 incunables, ce qui a donné lieu à une vente mémorable en 1827. Ainsi, à travers le siècle et plus encore dans sa seconde moitié, le livre d’heures est un signe de reconnaissance entre collectionneurs d’exception. Tous les grands amateurs de cet objet font d’ailleurs partie de la Société, hormis James de Rothschild : Yemeniz, Brödemann, le duc d’Aumale ancien président d’honneur par exemple. Les collectionneurs de livres d’heures apparaissent comme l’élite des bibliophiles et pour le rester, il faut bien qu’ils soient peu nombreux. Paul Lacroix, membre de cette société, écrit ainsi en 1872 : « Les amateurs de manuscrits à miniatures (ces amateurs-là ne sont pas nombreux, il est vrai, mais ils ont toute l’ardeur d’une passion qui manque d’aliments) ne regarderont pas à payer au poids de l’or quelques beaux livres d’heures, qui pourtant ne sont pas trop chers, eu égard à la beauté des peintures et à la richesse des ornements »123. Pointant ainsi la rareté du livre d’heures sur le marché, cette remarque confirme qu’il est aussi un objet d’exception. Les amateurs le savent, qui spectacularisent leur collection. Chez James de Rothschild, un précieux meuble signé Boulle abrite les livres royaux, dont les livres d’heures ; Armand Cigongne (1790-1859), lui, a fait faire par un ébéniste, Fourdinois, un pied d’ébène pour des Heures de la Vierge, « charmant petit volume […] relié en vermeil, avec ornements d’ivoire et camées, dont aucune description ne peut rendre exactement la finesse et l’éclat. J’ai entendu dire au possesseur qu’il avait payé ce bijou trois mille francs ; il en vaudrait aujourd’hui trois fois autant, peut-être plus encore »124. Alexandre Du Sommerard (1779-1842), qui a littéralement remeublé l’hôtel 121 Liste des membres de la société des Bibliophiles françois fondée en MD CCC XX, suivie de ses statuts et de la liste de ses publications, Paris, pour les membres de la Société, 1911. 122 D. Galindo, Érudition et bibliophilie en France au xixe siècle : la Société des bibliophiles lyonnais (1885-1914), cénacle d’amis des livres, société savante et association d’éditeurs amateurs en province sous la Troisième République, thèse de doctorat, Université Lyon 2, 2008. 123 Catalogue des livres anciens et modernes, rares et curieux de la Librairie Auguste Fontaine, Paris, A. Fontaine, 1872, p. x-xi. 124 Catalogue des livres manuscrits et imprimés de M. Armand Cigongne, membre de la Société des Bibliophiles, Paris, L. Potier, 1861, p. xiii.
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de Cluny avec ses collections d’objets d’art du Moyen Âge et de la Renaissance, a imaginé une scénographique un peu rudimentaire, mais visiblement efficace. Les observateurs contemporains remarquent d’une part qu’on est fort bien reçu chez ce collectionneur un peu fantasque, et que d’autre part, les objets sont répartis thématiquement selon la destination initiale de la pièce qui les accueille. Les objets du culte sont à la chapelle, où « sur de curieux pupitres sont disposés des manuscrits à miniatures, des livres d’heures et des missels ; et contre les murailles, de précieux tableaux à volets de vieux maîtres ; et aux croisées, des vitraux éclatants du commencement du xvie siècle »125. Le duc d’Aumale pousse à l’extrême cette logique. C’est indiscutablement lui qui a fait de ses Très Riches Heures un mythe, en dévoilant et occultant alternativement le manuscrit pour susciter la curiosité et l’envie. Le 21 mai 1862, il ouvre Orleans House aux membres du Fine Arts Club auquel il appartient et publie un petit fascicule à cette occasion. C’est lui qui impose la dénomination « Très Riches Heures » alors que dans les premières publications qui sont consacrées à ce manuscrit, notamment celle de Delisle en 1884, il s’agissait des « belles heures » ou « Heures de Chantilly ». Dans le petit monde de la bibliophilie, les bibliothèques les plus riches et les plus curieuses n’ont donc pas besoin de la publicité de la vente pour être connues. La collection est en effet un espace de sociabilité bibliophilique. La vente publique y est du reste assez mal vue car elle montre la déliquescence d’une famille ou d’une fortune obligée de se dessaisir d’un bien ; on préfère les tractations entre collectionneurs, plus discrètes, avec éventuellement l’intervention d’un marchand. En 1880, ainsi, le comte Dailly est disposé à se défaire d’un manuscrit précieux, les Très belles heures du duc de Berry, recueil incomplet dont une partie se retrouvera à Turin, où elle disparaîtra dans un incendie, et l’autre, à Milan dans les collections des princes Trivulzio. Il entre en discussion avec le duc d’Aumale qui ne donne pas suite, sans doute parce que le manuscrit est incomplet et c’est finalement Adolphe de Rothschild qui l’achète126. En somme, collectionner le manuscrit favorise commerce et plaisir entre soi. Si la vente aux enchères reste un événement suivi, voire un spectacle, les collectionneurs les plus exigeants trouvent d’autres biais pour alimenter leur passion. Au début du siècle, le marquis de Bruyères-Chalabre extorquait à force d’insistance et d’arguments les plus belles pièces de ses concurrents : « il ne suivait pas seulement la marche ordinaire des ventes pour y arrêter les belles choses qui s’y présentaient, il pénétrait dans les cabinets des amateurs et souvent il leur arrachait, à force d’argent, les objets dont ils étaient le moins disposés à se dessaisir »127 et ces procédés lui avaient permis de rassembler ses manuscrits, parmi lesquels dix Heures enluminées. Pour éviter la concurrence, Sauvageot fouine chez les bouquinistes, plutôt que chez les libraires spécialisés, et compte sur leur ignorance pour les avoir à bon prix : Si par hasard il rencontrait chez les marchands de bric-à-brac un livre d’heures bien conservé et d’une bonne exécution, ou tout autre livre orné d’une vieille reliure en 125 L. Batissier, « Salons de M. Du Sommerard dans l’hôtel de Cluny, à Paris », in L’art en province. Cours d’archéologie nationale, Moulins, Impr. P.-A. Desrosiers, 1836-1837, p. 210-212. 126 Cité par R. Cazelles, Le duc d’Aumale, Paris, Taillandier, 1994. 127 Catalogue des livres imprimés et manuscrits et des autographes composant le cabinet de feu M. de Bruyères Chalabre, Paris, Merlin, 1833, avertissement.
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bon état, il s’en emparait ; mais il le cachait à tous les yeux, afin de ne pas laisser croire qu’il joignait la manie des livres à celle des curiosités ; ne voulant pas surtout exciter la convoitise des bibliophiles émérites qu’il pouvait rencontrer128. Dans ces conditions, la collection relève peut-être d’un certain conformisme. Renouard, dans le premier catalogue de sa bibliothèque, ne signalait que deux livres d’heures modernes, assez dédaigneusement d’ailleurs : il écrivait à propos des Heures imprimées sur ordre du cardinal de Noailles en 1736 et de leur belle reliure en maroquin citron à compartiments : « malgré tout mon respect pour les choses saintes, j’aimerois autant que cette magnifique et tout à fait extraordinaire reliure fût sur quelque bonne et vieille édition de l’un des classiques grecs et latins, ou sur un bon ouvrage de littérature françoise »129. Il y ajoute cinq incunables, dont deux vénitiens dont le principal intérêt est de sortir de l’atelier aldin ; enfin, trois manuscrits enluminés. En 1854, dans le catalogue dressé pour la dispersion de sa bibliothèque après son décès, les livres d’heures ont changé de statut. Ils ne sont pas plus nombreux, mais font désormais partie de la légende du vieux bibliographe : « nous avons sous les yeux une note qu’il écrivait, moins d’un mois avant sa mort, sur son fameux livre d’Heures avec miniatures, la merveille de sa bibliothèque130 ». Cette mention est d’autant plus intéressante que Renouard n’est pas à proprement parler collectionneur de livres d’heures : son libraire utilise l’objet pour marquer une posture, une manière de rejoindre un cercle de fins connaisseurs unis par la recherche de manuscrits raffinés. Ces éloges bibliographiques et les catalogues qu’ils précèdent montrent à ce titre une rupture importante avec la période précédente. Ils assurent la publicité autour de cabinets de référence tout en fermant le cercle de circulation des biens131. Un autre espace de construction de la posture de l’amateur raffiné est le Bulletin du bibliophile, fondé en 1834 par Nodier et quelques confrères, sous l’égide du libraire Joseph Techener (1802-1873), tout en se voulant indépendant du commerce. Cette ambiguïté souligne combien les liens entre collectionneurs et les agents du commerce du livre, ayant par ailleurs acquis une véritable expertise sur leur marchandise, s’inscrivent dans un rapport dialectique, entre concurrence, opposition et encouragement mutuel. Le Bulletin est le lieu de signalement de ventes d’Heures, et progressivement, de notices érudites sur les plus beaux manuscrits et incunables qui font surface dans les salles des ventes. Ce qui nous intéresse ici, c’est surtout l’identité des contributeurs du Bulletin. On y retrouve en effet les mêmes individus qu’à la Société des Bibliophiles françois : Jacques-Charles Brunet, dont le Manuel reste la référence indépassable, mais qui ne peut être mis à jour annuellement, et à qui le Bulletin offre ainsi un espace pour compléter le signalement des livres dignes d’être collectionnés et pour noter l’évolution de leur cote ; Gabriel Peignot, Paulin-Paris, Duplessis, Leber, Du Roure, Monmerqué, Nugent, Aimé-Martin, Chalon, Delmotte, Jules Olivier, Polain, Reiffenberg, Taillandier, Paul de Malden, Arthur Dinaux, Achille Jubinal,
128 Catalogue des livres manuscrits et imprimés composant la bibliothèque de M. Charles Sauvageot,… avec une notice biographique par M. Le Roux de Lincy, Paris, L. Potier, 1860, p. xxvi. 129 A.-A. Renouard, Catalogue de la bibliothèque d’un amateur, Paris, Renouard, 1819, t. 1, p. 40. 130 Catalogue d’une précieuse collection de livres, manuscrits, autographes, dessins et gravures composant la bibliothèque de feu M. Antoine-Augustin Renouard, Paris, L. Potier, 1854, p. xii. 131 A. Calderone, « Les bibliothèques d’amateurs au xixe siècle. Œuvres transitoires cherchent mémoire », Romantisme, 177 (2017), p. 54-63.
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Chenu, le comte de Clinchamp, Desbarreaux-Bernard, Ernouf, Granger de La Marinière, J. Lamoureux, B. Haureau, Clément de Ris, Jérôme Pichon, Paul Lacroix, le baron de Rubles, Léopold Delisle : tous, ou presque, bibliophiles reconnus, se sont aussi fait un nom dans l’expertise des livres d’heures. Les mêmes peuvent compter sur le financement de la Société des bibliophiles françois, s’ils en font partie, pour publier des notices savantes sur leurs plus belles pièces, dans un format lui-même bibliophilique. Guyot de Villeneuve publie, sous l’adresse typographique de la Société, une notice sur les Heures du maréchal Boucicaut, entrées en sa possession en 1887. Le grand format, les grandes marges, la réglure, le titre en rouge et noir, l’incipit rehaussé de gouache et d’or, l’emboîtage soigné montrent la volonté de fabriquer un bijou à l’image de celui dont il est question dans le texte132. Les enluminures sont reproduites en lithographie, en noir surtout, parfois en couleur. L’année suivante, Quentin-Beauchart (1830-1909) fait paraître sous la même adresse une notice de 32 pages sur les Heures d’Henri II, notice qui imite le livre ancien, avec des réglures rouges, de grandes marges et une typographie soignée et des « s » longs à la manière de l’Ancien Régime133. L’exploration du marché
Pour tous ces bibliophiles, les modalités de l’investigation n’ont guère changé. Les libraires restent leurs interlocuteurs privilégiés, tels Techener ou Potier, ou plus tard Bachelin-Deflorenne, omniprésent dans le marché du livre ancien à Paris sous le Second Empire134. Pour les marchands, vendre un manuscrit aux plus prestigieux amateurs confère une grande crédibilité professionnelle, aussi beaucoup d’entre eux tentent de leur présenter leur marchandise. Les archives familiales des Rothschild, consultées par Christopher de Hamel, regorgent de lettres et de propositions flattant le goût de James pour le nombre élevé d’enluminures dans un livre d’heures, et pour la qualité de l’exécution. Il refuse ainsi les Heures Farnèse proposées par la librairie Kende de Vienne le 24 mai 1898 car elles sont trop chères (300 000 francs) mais le libraire lui a envoyé le manuscrit à domicile pour qu’il puisse l’examiner à son aise. En 1919, Quaritch le tente avec les Heures de Jeanne de Navarre, ornées de 108 miniatures, il envoie une commission de 12 000 livres au libraire (lors de la vente Yates Thompson) et emporte le lot pour 11 800 livres. La correspondance du duc d’Aumale montre toute l’ingéniosité du bibliophile pour accaparer, sans attirer l’attention de ses concurrents, les pièces les plus intéressantes. Entre le collectionneur, son secrétaire et agent dans les ventes Cuvillier-Fleury, et enfin les libraires, les relations sont complexes, entre caprices du premier, choix raisonnables du deuxième et séduction du dernier. Léon Techener (1832-1888) écrit ainsi au duc, en décembre 1856, alors que tout le petit monde de la bibliophilie a entendu parler du fabuleux manuscrit qu’il vient d’acquérir, les Très Riches Heures du duc de Berry : Monseigneur, j’ai pris la liberté de vous addresser (sic) par la poste, avec l’autorisation toutefois de Monsieur Cuvillier-Fleury, une petite notice sur un manuscrit précieux 132 G. Guyot de Villeneuve, Notice sur un manuscrit du xive siècle : les Heures du maréchal de Boucicaut, Paris, pour la Société des bibliophiles françois, 1889. 133 E. Quentin-Bauchart, Le Livre d’heures de Henri II, Paris, pour la Société des bibliophiles françois, 1890. 134 R. Jimenez, « Le Bibliophile français et la librairie Bachelin-Deflorenne », La Nouvelle Revue des Livres Anciens, 2 (2009), p. 59-64.
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dont j’ai fait l’acquisition ; ce manuscrit est au prix de 15000 fr (quinze mille francs) et il a été admiré ces jours-ci par les amateurs et les bibliophiles parisiens. Le Baron Sellières a offert 12000 fr ; le Baron de Rotschild (sic) n’a pas voulu encore dire son dernier mot. Ce manuscrit, sans égaler la beauté exceptionnelle et royalle du manuscrit que vous avez acquis à Gênes, serait digne de figurer cependant à côté, sur la même ligne et dans la collection des autres manuscrits que vous possédez déjà presque uniquement dans le monde après les bibliothèques publiques. Il me semble, Monseigneur, qu’il ne peut pas me passer par les mains un objet aussi précieux, sans que vous en ayez connaissance et que je n’en dispose qu’après votre refus135. Le ton suave de la lettre montre bien les efforts de persuasion du libraire, agitant le spectre de la concurrence pour décider le duc. Mais en la matière, c’est toujours le collectionneur qui a le dernier mot. Les relations entre le duc d’Aumale et Techener sont houleuses. Au printemps 1862, le libraire se plaint auprès de Cuvillier-Fleury d’une « crise financière qui pèse considérablement sur les affaires » et annonce vouloir se séparer de ses manuscrits pour cette raison. La vente est alors en préparation136. La séduction n’opère visiblement pas, car il regrette dans une lettre, au lendemain de la vente, avoir mis de côté des manuscrits pour lesquels le duc avait manifesté son intérêt, mais qui finalement n’en a pas voulu, ce qui occasionne une perte importante pour le libraire. La vente en question a fait l’objet d’un catalogue qui a demandé un an de travail à Techener, et « qui ne contient que des volumes uniques, par cette raison qu’ils sont manuscrits » et qu’ils constituent « une série remarquable et si variée de documents historiques les plus intéressants sous le rapport des miniatures, de l’âge et de l’antiquité des manuscrits »137. Parmi les manuscrits rejetés par le duc figurent peut-être l’un ou l’autre des huit livres d’heures, dont les Heures de Catherine de Clèves dont il vend finalement la première partie pour 15 000 fr au duc d’Arenberg à Bruxelles. Techener se dit déçu, car il a le sentiment que le duc d’Aumale a méprisé son envoi138. Quelques mois plus tard, l’énervement monte. Il insiste : J’ai à cœur de contribuer le plus et le mieux possible à la formation de la bibliothèque du duc d’Aumale, qui lui fera certainement autant honneur que toute autre gloire politique […] c’est pour la Bibliophilie un grand honneur de pouvoir compter le Prince pour un de ses mécènes comme l’ont été autrefois François Ier et Grolier (qui ne serait rien sans cela) […] jusqu’au prince de Soubise et au duc de La Vallière139. Le libraire ne manque pas d’arguments, mais le duc aime se faire prier. En réalité, le duc et son secrétaire travaillent aussi avec Potier, Tross et d’autres officines parisiennes, au grand dam de Techener qui souhaite nouer un lien exclusif avec son illustre client. Le traçage des livres d’heures imprimés du duc, soit 36 documents, montre la diversité de ses fournisseurs : treize sont achetés à Paris, 10 à Londres, un à Gand, un en Italie ; trois sont des 135 Chantilly, Musée Condé, Archives, 1PA 21, 30 décembre 1856. 136 Chantilly, Musée Condé, Archives, 1PA 21, 12 avril 1862. 137 Description raisonnée d’une collection choisie d’anciens manuscrits, de documents historiques et de chartes réunis par les soins de M. J. Techener, Paris, Techener, 1862, 1e partie. 138 Chantilly, Musée Condé, Archives, 1PA 21, 14 mai 1862. 139 Chantilly, Musée Condé, Archives, 1PA 21, 8 janvier 1863.
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dons, de la part d’amis ou de membres de sa famille140. Ces querelles montrent combien le collectionneur et le libraire sont dans une interdépendance complexe, entre concurrence et service. Les acteurs d’une vente sont du reste nombreux, comme en témoigne le cas de l’achat des Très riches Heures du duc de Berry. Le 11 janvier 1856, le duc confie à son secrétaire particulier : « Je suis en marché pour acheter à Gênes le manuscrit le plus beau que j’aye vu, au point de vue de l’art, après le Julio Clavio du roi de Naples ; gardez cette grande nouvelle pour vous jusqu’à ce que j’aye conclu »141. Il a pu voir le manuscrit quelque temps avant lors d’un séjour en Italie. L’entremetteur est Panizzi, italien exilé à Londres pour suspicion de carbonarisme, et devenu bibliothécaire adjoint à la British Library en 1831. Panizzi fait jouer ses relations italiennes, en particulier un certain chevalier Mengaldo, agent de la vente à Gênes. De son côté, le duc doit convaincre son banquier, un certain Wüst, relais de la banque Coutts de Londres, et très regardant compte-tenu de la somme en jeu (qui n’est précisée à aucun moment, discrétion oblige). Le 21 janvier 1856, Panizzi rend compte de sa mission au duc : Monseigneur, Je viens de recevoir une lettre du Chev. Mengaldo datée le 15 au soir, qui m’annonce que M. Wüst refuse de payer sans avoir préalablement le manuscrit chez lui. Et comme le propriétaire est à Turin, M. Wüst dit au Chev. qu’il irait lui-même chercher le manuscrit et le payer directement au propriétaire. V.A.R. peut s’imaginer comme cela a confondu M. Mangaldo à qui j’avais écrit que M. Wust avait ordre de lui compter l’argent sitôt que le marché était conclu. M. Wust dit qu’il agira d’après les ordres qu’il a reçu (sic). Du reste, M. Mengaldo m’annonce qu’il espérait obtenir le volume même au-dessus des limites qui lui ont été fixées142. Les autres lettres évoquent la fabrication d’une caissette en carton fort, sur mesure, matelassée de velours et destinée au transport d’un certain objet précieux. Le manuscrit arrive à Londres le 15 février, ce qui met le duc au comble de la joie. Il commandite à Vechte, ébéniste, un boîtier spécial, avec serrures, pour conserver son trésor. Le 18 février, il écrit à Cuvillier-Fleury : Je me livre en ce moment au plaisir d’étudier le manuscrit que j’ai acheté à Gênes et qui vient enfin d’arriver. Les conservateurs du British Museum l’ont proclamé unanimement a wonderful book, et n’ont jamais rien vu de pareil. Il a été évidemment commencé pour le duc de Berry dont il porte les armes, les emblèmes et dont il contient, je crois, le portrait. Il paraît avoir été achevé pour sa petite fille, la marquise de Montferrat. On y trouve des vues de Vincennes, du Mont-Saint-Michel et de plusieurs autres édifices que je n’ai pu reconnaître. Trois artistes de premier ordre ont dû y travailler143. Techener n’est donc pour le duc qu’un interlocuteur parmi d’autres, au milieu d’une vaste scène commerciale européenne. Techener et le duc d’Aumale ne se sont peut-être jamais rencontrés directement. L’homme de terrain, dans la négociation des livres d’heures sur le marché parisien, c’est 140 141 142 143
Chantilly, Musée Condé, Bibliothèque, catalogue sur fiches de la main du duc, avec commentaires. Correspondance du duc d’Aumale…, op. cit., t. II, p. 277. Chantilly, Musée Condé, Archives, 1PA 18, 21 janvier 1856. Correspondance du duc d’Aumale…, op. cit., t. II, p. 286-287.
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Cuvillier-Fleury, à une exception près, la vente de la bibliothèque d’Armand Cigongne en 1861. Le duc charge à cette occasion Édouard Bocher de s’entremettre près des héritiers de Cigongne pour acquérir la collection dans sa globalité, et court-circuiter la vente que Potier prépare. Il l’obtient pour 375 000 francs et la fait envoyer en Angleterre. En toute autre occasion, c’est le secrétaire qui travaille, voit les livres, discute les prix, assiste aux enchères. Le duc est en effet en exil en Angleterre suite à la révolution de 1848 et jusqu’en 1872. Il suit donc ses affaires de loin, en particulier la restauration du domaine de Chantilly et l’augmentation de sa bibliothèque, dont il a fait venir une toute petite part à Orleans House, sa demeure anglaise. Pour l’historien, cette manière de procéder complique l’appréciation des pratiques collectionnistes du duc, car les lettres devaient être accompagnées de listes qui ne sont pas reproduites dans l’édition. Les transactions dont il est question entre les deux épistoliers ne sont guère détaillées, à la fois par souci de confidence et aussi parce qu’ils savent de quoi ils parlent sans avoir besoin de détailler. Nombre d’achats évoqués sont peut-être des livres d’heures, mais rien ne permet de l’affirmer. Le 10 janvier 1853, le duc écrit à son secrétaire qu’il a sous les yeux un catalogue de vente dont le no 70 est un « chef d’œuvre de Jarry » pour lequel il l’invite à pousser le prix si nécessaire pour l’emporter144. C’est une rare allusion à l’intérêt porté par les collectionneurs pour les livres d’heures manuscrits de facture moderne. Le duc l’obtient, comme en témoigne une lettre triomphale du 2 janvier suivant. Je recevais de Paris le plus admirable livre d’Heures qui se puisse voir, écrit pour François de Beauvilliers en 1647 par le célèbre Jarry [no 88 du cat. de Chantilly], et décoré de miniatures que ne désavouerait pas Mignard ; c’est une des rares perles que j’ai pu conquérir à la vente de Bure où j’ai été, d’ailleurs, battu sur toute la ligne par de plus grands fous que moi ; jamais les vrais bibliophiles n’ont rencontré une concurrence aussi insensée de la part de ces collecteurs improvisés à la Bourse, qui poursuivent les livres rares comme Rothschild achète les tableaux de grands maîtres145. Traître coup de pied à un concurrent, et expression du mépris d’un aristocrate pour un parvenu. Le 5 janvier, il s’inquiète pour la reliure, qui ne correspond pas à la description du catalogue La Vallière où ce manuscrit avait déjà fait surface, et qu’il ferait bien refaire « à la janséniste ». Le secrétaire prend l’avis d’Armand Bertin (1801-1854), grand collectionneur de livres d’heures et fin spécialiste des reliures anciennes, et rapporte au duc que cette reliure pourrait effectivement être remplacée146. Lors de la vente de la bibliothèque de Renouard en 1854, Cuvillier-Fleury se fait l’écho de l’émoi des bibliophiles. Le 21 mars 1854, il écrit : « on évalue son produit probable à deux ou trois cents mille francs, […] on parle d’un livre d’heures de vingt mille francs et autres folies »147. Le duc se propose d’acheter la collection en bloc, son secrétaire, effaré, lui suggère la discrétion pour ne pas faire monter artificiellement les prix. En novembre, les estimations tombent. Cuvillier-Fleury est dubitatif, jugeant que Potier a forcé les prix.
144 Catalogue des livres rares et précieux, manuscrits et imprimés, de la bibliothèque de feu M. de Bure, Paris, L. Potier, 1853. 145 Correspondance du duc d’Aumale…, op. cit., t. 2, p. 125. 146 Ibid., p. 127. 147 Ibid., p. 137.
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La hausse des effets de librairie continue – peut-être pour tenir lieu de celle de la Bourse. La fureur y est plus que jamais ; la mort des bibliophiles fameux n’y fait rien ; un bibliophile meurt, vivent les livres ! […] Tant il y a que Potier s’effraie, et à bon droit, de ce qui s’apprête. Les Anglais se sont mis, à ce qu’il paraît, à s’engouer de cette vente, et ces bons alliés nous feront une concurrence effroyable148. Le duc lui donne commission, entre autres, pour le no 50, des « Preces piae cum calendario » dont les 19 miniatures sont dues au même pinceau que celui qui a décoré les Heures d’Anne de Bretagne. Le duc demande seulement de s’assurer préalablement de l’authenticité des miniatures. Personne ne pouvant la prouver, il annonce le 7 décembre qu’il renonce à l’acheter149. Pour le duc d’Aumale, comme pour ses concurrents, les outils d’appréciation du marché restent les mêmes qu’au début du siècle : le Manuel de Brunet, le Bulletin du bibliophile et ses divers concurrents qui arrivent sur le marché au fil du siècle, comme Le bibliophile français. La correspondance du duc confirme encore le caractère essentiel du catalogue comme outil d’investigation à travers un marché surabondant. On le surprend, au fil des lettres, dans la lecture des catalogues La Bédoyère, Bertin – son ami, ce qui lui arrache des larmes – Valkenaer et bien d’autres. La bibliothèque du château de Chantilly renferme plusieurs de ces catalogues annotés de la main du duc. Dès 1836, le prospectus du Bulletin du bibliophile le soulignait : « Les catalogues de ventes qui se succèdent si promptement à Paris sont en général exécutés d’une manière fort satisfaisante, et il y en a d’excellens qui deviennent des trésors de renseignements pour les amateurs »150. Les libraires soignent donc plus que jamais leurs catalogues et recourent à des dispositifs typographiques très étudiés pour attirer l’œil de l’amateur. On le voit sur un catalogue de 1914, dont la page de titre est prometteuse : elle annonce un « Catalogue de livres anciens et curieux (théologie – livres d’heures – jurisprudence – sciences et arts – belles-lettres – livres illustrés – voyages – histoire – ouvrages sur le Maine) »151. Cette page de titre est intéressante pour deux raisons. Elle mêle en effet les catégories bibliographiques traditionnelles et d’autres qui n’en relèvent pas, comme les livres d’heures, les livres illustrés et le régionalisme, désignant ainsi les espaces propices à la collection. En outre, elle annonce des livres d’heures, mais on en trouve seulement trois : il s’agit donc de « piéger » le lecteur avec un produit prestigieux et recherché. À l’intérieur du catalogue, les livres d’heures sont rangés, selon l’usage, au sein de la théologie, mais deux d’entre eux se signalent visuellement par l’emploi des majuscules et des caractères gras. Le troisième, plus quelconque et surtout incomplet, est présenté avec une typographie plus discrète. D’autres libraires, depuis les années 1860, autonomisent le livre d’heures jusqu’à publier à part sa description. Les collectionneurs ont pu ainsi prendre connaissance d’un « superbe manuscrit du xve siècle » avant la vente de la bibliothèque de Charles de Gauvain (1805-1868) en 1875152. En 1877, le même
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Ibid., p. 171-172. Ibid., p. 178. Bulletin du bibliophile, prospectus, Paris, Techener, 1836, p. 5. Paris, Emile Paul et Fils et Guillemin, 1914. Livres d’Heures, superbe manuscrit du xve siècle dépendant de la succession de M. Ch. de Gauvain…, Paris, Hôtel Drouot, salle no 5, 11 décembre 1875, Paris, Labitte, 1875.
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libraire récidive avec les notices de trois livres d’heures dans un fascicule séparé du reste du catalogue153. L’évolution la plus nette, à partir des années 1860, concerne la systématisation des cotes, publiées à intervalles réguliers et permettant d’évaluer les objets qui constituent les meilleurs placements du temps. Gustave Brunet (1805-1896), ainsi, bibliographe important dans le Paris du second xixe siècle, publie régulièrement des listes de livres qui, en vente aux enchères, ont dépassé 1000 francs, seuil qui détermine l’appartenance d’un livre à l’univers du luxe154. Dans la liste de 1867, le prix moyen des livres d’heures ayant dépassé cette somme est de 1 685 francs ; ils sont apparus dans la vente Yemeniz pour la plupart. Même sans ces cotes, l’explosion du prix du livre d’heures est sensible. Lors de la vente Brunet, en 1868, des « Heures à lusage de Rome, Paris, Jehan Dupré, 1488 », seul exemplaire connu alors et relié en maroquin noir, est emporté 2 050 francs par Fontaine, contre l’enchère de Firmin Didot. Brunet l’avait acheté chez Techener en 1846 pour 140 francs. En 1888, un manuscrit enluminé de l’école flamande de 209 feuillets réalisé au xve siècle fait le meilleur score de la vente de la bibliothèque de Laroche-Lacarelle, avec 22 250 francs ; l’ouvrage provenait des bibliothèques de De Bure et de Firmin-Didot. C’est Eugène Paillet (1829-1906) qui l’emporte à cette occasion. Il est remis en vente en 1902 lors de la dispersion de la bibliothèque de ce dernier et cédé au libraire anglais Quaritch pour 35 000 francs155. Le tournant des xixe et xxe siècles semble marquer une inflexion. Sous le triple effet du monopole des très belles pièces par les grands collectionneurs d’une part, de la hausse des prix qu’il engendre, enfin de la participation des institutions publiques les collectionneurs moins fortunés doivent se contenter de livres d’heures de moindre intérêt. Les motifs de la collection
Pour atteindre des sommes pareilles, il faut que les raisons de collectionner ces livres d’heures soient devenues impérieuses. De fait, on observe un changement majeur dans le courant du xixe siècle au niveau des pratiques bibliophiliques. La collection répond désormais à une logique propre et gratuite, et non plus seulement didactique ou sociale. Elle se prend alors elle-même pour fin156. On en sait un peu plus, désormais, sur ce qui pousse les amateurs vers les livres d’heures. Les raisons ne sont pas réductibles les unes aux autres ; chaque collectionneur est guidé par sa lubie, qui n’est pas celle de son concurrent même si elle les conduit à chasser les mêmes objets. Malgré cela, plusieurs de ces raisons convergent vers une appréciation du livre d’heures dans le champ de l’objet d’art, et non pas du livre. Pour les collectionneurs
153 Notice d’un beau manuscrit orné de huit grandes miniatures provenant de la bibliothèque du Duc de La Vallière… et de deux livres d’heures manuscrits avec miniatures…, Paris, Hôtel des commissaires-priseurs, salle 3, 20 mars 1877, Paris, Labitte, 1877. 154 G. Brunet, Curiosités bibliographiques et artistiques. Livres, manuscrits et gravures qui, en vente publique, ont dépassé le prix de mille francs. Tableaux payés plus de cinquante mille francs, Genève, J. Gay, 1867. 155 La Bibliothèque de feu M. Eugène Paillet… Première partie, Paris, Librairie E. Rahir, 1902, lot no 1 (vente à Paris, Hôtel Drouot, 19-20 mars 1902). 156 B. Vouilloux, « Le collectionnisme vu du xixe siècle », Revue d’histoire littéraire de la France, 109 (2009), p. 403-417.
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d’art médiéval, le livre d’heures prend sa place dans un système d’objets emblématiques de la période. Anthelme Trimolet (1798-1866), peintre et amateur d’orfèvrerie médiévale, acquiert ainsi un livre d’heures avec une reliure formant reliquaire pour la singularité de ce dispositif157. Le livre d’heures est donc considéré comme un bibelot, et les miniatures, comme des tableautins, flattant le sens esthétique du collectionneur. Dans le même ordre d’idée, les incunables sont collectionnés pour leur proximité chronologique avec les commencements de l’imprimerie, et surtout pour leurs bois, qui entrent définitivement dans le domaine de l’art. Pour Firmin-Didot et les amateurs d’incunables du milieu puis du second xixe siècle, c’est la reconnaissance de la xylographie comme technique artistique à part entière, d’ailleurs grandement renouvelée au xixe siècle158, qui les décide à examiner et rassembler des livres d’heures imprimés du premier siècle typographique. Jean Masson (1856-1933), industriel amiénois et collectionneur de dessins et d’estampes, spécialiste reconnu des bois gravés au début du xxe siècle, possède 184 feuillets enluminés, la majorité tirés de livres d’heures159. À travers ces figures apparaît un trait distinctif de la réception du livre d’heures chez les collectionneurs : son statut ambigu, d’objet-livre non reconnu dans le marché de l’art, et d’objet d’art qui dénie sa fonction première de lecture. D’autres sont attirés vers les livres d’heures du fait de leur goût pour l’histoire, qui doit s’incarner dans des objets emblématiques et tangibles. C’est la logique de Sauvageot et de son musée domestique. Il considère les règnes des Valois comme la matrice de la nation et se pique d’intérêt pour le Moyen Âge et la Renaissance pendant la Terreur, en réaction au vandalisme révolutionnaire. Sa collection s’ouvre aussi aux meubles, bijoux, vaisselle, etc., en plus des 14 livres d’heures qu’elle rassemble et des récits de funérailles princières et d’entrées royales. La plupart de ses livres d’heures ont appartenu à François Ier ou à des membres de sa famille160. Sauvageot est loin d’être le seul à avoir construit sa sensibilité artistique sur le malaise ressenti face aux dégradations révolutionnaires. Le dijonnais LouisBénigne Baudot (1765-1844), le premier d’une dynastie de collectionneurs, est présenté comme un de ces inquiets que la Révolution, avec ses démolisseurs et ses pragmatiques, a plongés dans l’angoisse161. Il y a un côté aventureux dans la collection : il faut être celui qui a l’intuition de ce qu’il faut conserver à contre-courant du discours ambiant. Cette capacité de discernement fait partie de la mythologie du collectionneur. Alexandre Du Sommerard en est encore un avatar. Ses collections, rassemblées dans l’Hôtel de Cluny, dernier vestige de l’architecture civile médiévale à Paris, comportent sept livres d’heures entiers manuscrits, trois fragments peints et six incunables enluminés162. Sommerard n’est pas bibliophile, mais il fait partie des redécouvreurs de l’art médiéval dans le Paris
157 N. Hatot, « Anthelme Trimolet, artiste et collectionneur d’émaillerie et d’orfèvrerie médiévale », Bulletin des Musées de Dijon, 11 (2008-2009), p. 46-59. Le livre d’heures en question est au MBA Dijon, CA T 1381. 158 R. Blachon, La gravure sur bois au xixe siècle. L’âge du bois debout, Paris, Les Éditions de l’Amateur, 2001. 159 V. Leroquais, La donation Jean Masson à l’École des beaux-arts, Macon, Protais, 1928. 160 Catalogue des livres manuscrits et imprimés composant la bibliothèque de M. Charles Sauvageot…, op. cit., notice p. xxix-xxx. 161 Catalogue de la bibliothèque d’un amateur bourguignon et des manuscrits de feu Louis-Bénigne Baudot… dont la vente aura lieu à Dijon le mercredi 28 mars 1900, Dijon, E. Nourry, 1900, introduction par Nourry. 162 E. Du Sommerard, Catalogue et description des objets d’art de l’Antiquité du Moyen âge et de la Renaissance exposés au Musée / [Musée des Thermes et de l’hôtel de Cluny], Paris, 1847 : no 782-788 (livres d’heures), 796, 805, 823 (fragments) ; 818-823 (incunables).
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de la Monarchie de Juillet. Le livre d’heures est ainsi un objet ambigu, tenant à la fois de la pièce de musée et du volume de bibliothèque. L’objet comporte aussi une forte dimension sociale et symbolique permettant aux riches banquiers et financiers, à l’image des Rothschild, de se placer dans la filiation de leurs homologues de la Renaissance, comme les Médicis ou les Strozzi, qui surent s’imposer aussi comme des mécènes et des protecteurs des arts. Ce désir de légitimer leur profession de cette manière est d’autant plus intéressante que dans leur cas, l’observance d’un judaïsme strict s’accordait mal avec l’imagerie chrétienne des livres d’heures. Plusieurs membres de la famille ont hésité pour ces raisons religieuses. Adolphe de Rothschild, ainsi, achète le premier volume des Heures de Catherine de Clèves en 1855, parce que c’est le volume concernant l’Ancien Testament, répugnant à posséder chez lui le cycle sur le Nouveau Testament. Il faut croire qu’il a changé d’avis, car il s’engage ensuite plus fermement dans la collection de recueils célébrant les mystères de la Vierge et la vie du Christ (Heures de Charles le Noble roi de Navarre, Heures de Jeanne d’Évreux et Très belles heures du duc de Berry). Ces goûts ont pu prêter à reproche, la collection étant pointée du doigt par les observateurs comme le symptôme du triomphe du matérialisme sur la spiritualité163. À l’inverse, c’est l’art chrétien qui séduit les Brölemann et a fait d’eux, par « l’intuition du beau », des « amateurs distingués ». Ce sentiment du beau s’applique principalement à l’art sacré, à travers les bibles, Heures et livres de dévotion, emblèmes chrétiens164. La logique documentaire est nettement plus rare que la logique artistique. Le duc d’Aumale cherche à rassembler une collection qui a les princes de Condé pour alpha et oméga, lui qui a pu obtenir la restitution des livres et archives de ses ancêtres, et qui écrit une histoire de la dynastie. À son secrétaire, qui le gourmande respectueusement en 1850, il répond : « ne croyez pas, d’ailleurs, que j’achète au hasard : sauf quelques fantaisies, je ne recherche que des livres qui appareillent mes manuscrits, c’est-à-dire les éditions imprimées qui s’en rapprochent le plus par la date et le texte, et les livres qui se rattachent à mes études historiques »165. Il n’est peut-être pas tout à fait sincère. Henri d’Orléans est en effet duc et fils de roi, comme Jean de Berry. Cette analogie permet au collectionneur de se situer dans un monde en train de changer complètement ; s’imposer comme mécène est aussi une façon de copier les manières du célèbre prince du Moyen Âge. Un seul collectionneur semble voir dans le livre d’heures ce qu’il était à l’origine : un recueil paraliturgique. C’est le prince Charles-Louis de Bourbon (1799-1883), qui rassemble dans la seconde moitié du xixe siècle une « bibliothèque liturgique » composée de missels, de bréviaires, de processionnaux, de rituels et de livres d’heures. Les deux tiers de sa bibliothèque de 17 000 volumes concernent la liturgie et l’histoire ecclésiastique. Il possède près d’une centaine de livres d’heures imprimés, dont 79 à usage diocésain et d’autres pour les ordres religieux. Le bibliothécaire en charge de cette masse documentaire, Anatole Alès (1840-1903), entreprend une comparaison des figures gravées à la suite du catalogue imprimé de cette collection. Les livres d’heures sont collectionnés pour eux 163 D. Pety, op. cit. ; P.-M. de Biasi, « Système et déviances de la collection à l’époque romantique (Le Cousin Pons) », Romantisme, 27 (1980), p. 77-93. 164 Catalogue des manuscrits & livres rares de la bibliothèque d’Arthur Brölemann, Lyon, A. Rey, 1897, introduction. 165 Correspondance du duc d’Aumale…, op. cit., p. 61-62.
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mêmes, en vue d’explorer l’histoire des rites propres à chaque diocèse, notamment les diocèses disparus166. Aux antipodes de l’attitude tout à fait marginale du duc de Bourbon, l’exemple de Jean Masson et de ses feuillets séparés met en évidence une véritable dénaturation du livre d’heures, à la fois symptôme et condition de sa patrimonialisation. Les collections d’art du Moyen Âge s’intéressant uniquement à la peinture et aux techniques d’enluminure, elles dissocient sans vergogne le support (le livre) et les miniatures, donnant lieu au découpage et à la mise en circulation de pages prélevées organisées en recueils artificiels par un remontage sur onglet parfois très soigneux. Cette logique est visible dès le xviiie siècle, et se justifie, si l’on peut dire, par l’approche purement documentaire des Heures d’un Gaignières ou d’un Montfaucon. Dès cette époque, on voit des livres d’heures, mais aussi des missels et des bréviaires dépecés pour enrichir des collections d’estampes ou de peintures, ou des recueils à fonction archivistique, qui évacuent à la fois le contexte de ces enluminures et leur support originel. Lors de la vente Barré en 1742, on avait pu voir une liasse de « miniatures en or & couleurs, tirées d’Heures anciennes sur velin », qu’un amateur emporte pour 9 lt. Dans la bibliothèque de Lamy, expertisée par Renouard en 1808, le lot 2115 consiste en « 44 miniatures sur vélin, coupées de diverses anciennes heures manuscrites ». Benzon (1819-1873), magnat de l’industrie de l’acier, citoyen américain résidant à Londres, dont la bibliothèque est vendue à Paris par Bachelin-Deflorenne en 1875, possède un recueil de 18 miniatures sur vélin du xve siècle, remontées sur papier de format petit in-4o, reliure en velours rouge avec 4 fermoirs en métal doré et ciselé, tranche dorée. Ces miniatures, d’une beauté hors ligne, sont autant de tableaux du XVe et méritent d’être comparées, pour la composition et l’exécution, aux miniatures du Livre d’heures d’Anne de Bretagne. Elles proviennent d’un livre d’heures de format grand in-4o et sont dignes de l’attention des plus grands amateurs. Nous recommandons particulièrement la Descente de croix, les Trois morts et les trois vifs et la Représentation de la sainte Trinité167. Le même libraire semble s’être fait une spécialité de l’enquête autour des miniatures hors contexte. Il s’ingénie à retrouver la provenance de plusieurs peintures découpées : celle qui porte le no 50, une Conception de la Vierge, serait extraite du livre d’heures d’Henri IV déposé au Musée des Souverains ; la no 24, une Nativité extraite de la p. 56 des Heures du duc de Bedford et la no 26, une Adoration des mages du même recueil168. Cette pratique témoigne d’un déplacement de la convoitise des collectionneurs, de quelques items au sein d’une marée de livres d’heures communs, vers quelques feuillets au sein d’un volume dont le contenu textuel est tenu pour rébarbatif et redondant. Les cabinets d’arts graphiques des musées français regorgent de ces enluminures découpées et cette destination confirme le changement de statut de l’objet, compris comme un objet d’art, sans prise en compte de son usage originel. À ce titre, il est digne d’être exposé à la vue de tous, alors même qu’il avait été produit pour un usage intime et privé, hors des regards
166 A. Alès, Bibliothèque liturgique. Description des livres de liturgie imprimés aux xve et xvie siècles faisant partie de la bibliothèque de Mgr Charles-Louis de Bourbon comte de Villafranca, Paris, A. Hennuyer, 1878. 167 Catalogue des livres rares et précieux, manuscrits et imprimés, provenant de la bibliothèque de feu M. Benzon, Paris, Bachelin-Deflorenne, 1875, lot 22, p. 10. 168 Ibid.
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publics. La destinée des célèbres Heures d’Etienne Chevalier dues au pinceau de Fouquet entre 1452 et 1460, « dernier mot de l’art français du Moyen Âge » selon l’appréciation de leur possesseur, le duc d’Aumale, éclaire la réduction du livre d’heures à ses images. Il n’en subsiste aujourd’hui que 49 feuillets dont 47 peintures : les pages échappant à la destruction sont donc bien celles qui sont protégées par leur miniature. Ce démembrement commence au début du xviiie siècle ; en effet, Roger de Gaignières semble l’avoir examiné intact à la fin du xviie siècle et en a fait copier deux images pour ses dossiers : le Charles VII de l’Adoration des mages et Étienne Chevalier dans la Présentation à la Vierge. En 1731, Montfaucon ne peut que se fier aux copies de Gaignières, car le manuscrit original a déjà disparu. Les fragments qui circulent sont remontés comme de petits tableaux, les parties textuelles étant masquées par de petits morceaux de parchemin ornés de bordures fleuries issues d’un autre manuscrit, voire gratté et repeint de fleurs et de motifs religieux. C’est bien le signe d’une dissociation du texte liturgique et de l’image. Celle-ci, décontextualisée, est considérée comme signifiante par elle-même et tirant sa valeur de ses caractéristiques artistiques, et non des conditions de sa production. Quarante de ces feuillets sont ainsi montés sur bois au début de la Révolution, et passent entre les mains du marchand d’art bâlois Peter Birmann, qui les revend dans les premières années du xixe siècle au banquier allemand Georg Brentano (1774-1851). Il les cède pour 250 000 francs au duc d’Aumale en 1891 (Musée Condé, ms. 71), qui les présente dans son Santuario, petite pièce abritant ses collections les plus précieuses. Les sept autres feuillets connaissent des tribulations variées, en Angleterre, en France, aux États-Unis, en Suisse et en Belgique, où ils sont aujourd’hui conservés169. Le dépeçage est une pratique commune en Europe. Nombre d’antiquaires anglais pratiquent le cutting. John Bagford (1650-1716), fondateur de l’Antiquarian Society, aurait mutilé 25 000 volumes à lui tout seul. Les dispersions de collections à la suite de la Révolution apportent de l’eau au moulin des antiquaires qui trouvent de nouveaux matériaux pour fabriquer de ces petits tableaux qui plaisent tant aux collectionneurs. John Ruskin (1819-1900) rapporte dans la correspondance passer des journées entières à découper des missels et des livres d’heures pour les encadrer ensuite ; une partie forme les collections de la Ruskin Drawing School à Oxford170. Ce n’est que très récemment que la pratique a été considérée comme du vandalisme. Cette pratique a ouvert la porte à des entreprises de falsification, la plus célèbre étant l’atelier du Spanish Forger, dont l’identité reste à ce jour un mystère171. 169 Sur le manuscrit et son dépeçage, parmi une abondante littérature depuis le xixe siècle, voir en dernier lieu Nicole Reynaud, Jean Fouquet. Les Heures d’Etienne Chevalier, Dijon, Faton, 2006. 170 Cité par R. S. Wieck, « Folia Fugitiva: The Pursuit of the Illuminated Manuscript Leaf », The Journal of the Walters Art Gallery, 54 (1996), p. 233-254. Sur le même sujet, voir les mises au point de R. Watson, Vandals and Enthusiasts: views of Illumination in the Nineteenth Century, catalogue de l’exposition au Victoria et Albert Museum, 21 janvier – 30 avril 1995, Londres, V&A Museum, 1995 ; Chr. de Hamel, Cutting up Manuscripts for Pleasure and Profit, Charlottesville, Book Arts, 1996 ; S. Hindman, « Reconstructions: Recuperation of Manuscript Illumination in Nineteenth and twentieth Century America », in S. Hindman et N. Rowe (éd.), Manuscript Illumination in the Modern Age. Recovery and Reconstruction, Evanston, Northwestern UP, 2001, p. 215-274. 171 J. Backhouse, « The Spanish Forger », The British Museum Quarterly, 33 (1968), p. 65-71 ; J. Block Friedman, « Medievalism and a New Leaf by the Spanish Forger », in T. Shippey et M. Arnold (éd.), Appropriating the Middle Ages: Scholarship, Politics, Fraud, Cambridge, D. S. Brewer, 2001, p. 213-237 ; W M. Voelkle, « The Spanish Forger. Master of Manuscript Chicanery », in Th. Coomans et J. De Maeyer (éd.), The Revival of Medieval Illumination. Renaissance de l’enluminure médiévale. Manuscrits et enluminures belges du xixe siècle et leur contexte européen, Leuven, Leuven UP, 2007, p. 207-226.
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Les collectionneurs d’outre-Atlantique, à la fin du xixe siècle et au début du siècle suivant, achètent massivement ces « feuilles volantes » : John Pierpont Morgan (18371913), Henry Walters (1848-1931) qui se fournit, entre autres, auprès de l’antiquaire parisien Léon Gruel, qui lui en a cédé 210, ou encore Robert Lehman (1892-1969), qui acquiert 200 miniatures isolées, dont une feuille des Heures de Chevalier. Cette dispersion internationale est perçue par les amateurs de livres d’heures de ce xixe siècle finissant. Elle est le signe de l’élargissement du consensus autour de la valeur artistique de ces recueils. Elle est rendue possible par l’existence d’officines de libraires spécialisés dans plusieurs pays, afin d’élargir l’audience de leurs ventes. C’est le cas d’Antoine Bachelin-Deflorenne, qui ouvre en mars 1869, à Londres, au 26 Garrick-Street, une succursale « dont le but principal sera la commission entre la France, l’Angleterre et l’Amérique, pour tous les ouvrages anciens et modernes publiés dans ces pays »172. Les collectionneurs eux-mêmes, ou leurs héritiers, organisent la vente de leur collection en plusieurs tranches, réparties entre libraires de chaque côté de la Manche. Le baron Alfred-Auguste Ernouf (1816-1889), membre de la Société des bibliophiles françois, met en vente sa collection en 1861. Il confie aux soins de Techener les livres rares modernes, dont la vente est organisée début juin, et à Sotheby’s à Londres, les pièces les plus prestigieuses. La vente londonienne, en juillet 1861, fait apparaître trois livres d’heures manuscrits et un incunable, alors qu’aucun lot de ce genre n’est présenté à Paris. Le marché semble plus prometteur outre-Manche ou au moins, les amateurs plus avertis, donc les enchères, plus vigoureuses173. S’intéresser aux collections de livres d’heures impose donc de quitter le territoire français, pour appréhender plus justement les espaces de leur patrimonialisation. Or, on vient de le souligner, l’intérêt pour le livre d’heures tient à une appréciation nouvelle, et très enthousiaste, de l’art médiéval. Cette appréciation est partagée par l’ensemble des sociétés occidentales issues de la Révolution industrielle ; mais elle ne peut avoir les mêmes fondements selon qu’elle s’exprime et se déploie dans la Vieille Europe, tirant de son passé pluri-centenaire sa fierté et le fondement de son récit des origines, et sur le Nouveau-Continent, dépourvu de « Moyen Âge ». L’importance des collectionneurs en Amérique du Nord est pourtant une tendance importante du collectionnisme en matière de productions écrites médiévales au xixe et plus encore, au xxe siècle. Hors de France : de nouveaux collectionneurs
Il n’est ni possible, ni pertinent de cartographier les collections de livres d’heures d’Amérique, d’Europe et de Russie aux xixe et xxe siècles. La tâche est trop considérable malgré l’apparition d’annuaires de collectionneurs en Angleterre et en France dès la fin du xixe siècle. Les archives de libraires, restées dans la sphère privée, demeurent inaccessibles pour reconstituer les réseaux internationaux de clientèle des grandes firmes comme
172 Cité par R. Jimenez, op. cit. 173 Catalogue d’un choix de livres anciens et modernes composant la bibliothèque de M. le Baron E. de V*** (Ernouf) dont la vente aura lieu le 4 juin et jours suivants, Paris, J. Techener, 1861 ; A most choice collection of books, forming the library of Mons. Le Baron Ernouf, de la Société des Bibliophiles Français; in which will be found a valuable selection of works in the Greek, Latin, French, Italian, Spanish and other languages, London, Sotheby’s, 1861.
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Sotheby’s ou Quaritch. Plus modestement, la mesure de la réception de la circulation des manuscrits « français » hors des frontières de France permet de percevoir ce que les collectionneurs français ont pu savoir de ces mouvements, et quelle « carte mentale » ils se faisaient de la géographie des collections à l’échelle internationale. La Bibliothèque de l’École des Chartes [BEC], fondée en 1840 pour diffuser les travaux de ses membres, entend « explorer le vaste héritage que le Moyen Âge a légué à nos bibliothèques et à nos archives » sans s’interdire de prospecter dans les autres périodes historiques. Elle s’attache particulièrement à l’étude de l’histoire et de la littérature nationales d’après les documents originaux174. Elle constitue ainsi une véritable tribune scientifique reconnue et alimentée par des spécialistes appartenant aux mêmes cercles, puisqu’ils ont été formés par les mêmes maîtres et qu’ils sont au service des mêmes institutions. Ils partagent des codes professionnels, un vocabulaire bibliographique et savant qui confère une indiscutable homogénéité à la revue. Il s’agit, à nouveau, d’un espace d’entre soi. À ces différents titres, elle se prête bien à une étude de la réception des mouvements de manuscrits et livres rares hors de France. Sa longévité permet par ailleurs de mesurer la circulation de l’information sans préjuger de son commencement. Celui-ci peut être situé en 1861, précisément l’année où Ernouf, qui n’est peut-être pas le premier, vend ses plus beaux manuscrits à Londres plutôt qu’à Paris. Cette année-là, la BEC commence une chronique discontinue des grandes ventes londoniennes, avec la dispersion des manuscrits de la famille Savile175. Durant le premier siècle d’existence de la revue, 54 articles s’emploient à décrire des collections privées ou publiques étrangères, relatent des ventes et signalent des catalogues (Fig. 4.4). C’est beaucoup et c’est peu. Beaucoup, en ce que le lecteur de la BEC est presque certain de trouver une fois par an, au moins entre 1877 et 1903, les principales informations sur le sujet. Peu, aussi, compte-tenu de l’importance du commerce du livre rare dans les dans les grandes villes du Royaume-Uni et d’Amérique du Nord et dans les villes d’Empire durant cette même période176. Il n’est qu’à voir les réseaux de fournisseurs du duc d’Aumale, évoqués plus haut, pour s’en convaincre. Cette chronologie inégale et relativement concentrée dans un peu plus de deux décennies s’explique de deux manières. D’abord, cette chronologie correspond à la période où la BEC a le monopole de ce type d’information ; à partir de 1911 et jusqu’en 1937, le Bulletin de la Société française de reproductions de manuscrits à peintures se propose précisément de faire ces repérages et de les publier, ce qui dispense la BEC de le faire. L’auteur anonyme d’un recensement des manuscrits à peintures français ou flamands conservés en Italie souligne justement ce point dès 1912177. Dans les années 1920, enfin, le public français averti s’ouvre aux publications spécialisées étrangères, en particulier américaines, vendues à Paris grâce au réseau des libraires spécialisés. Ensuite, ce sont aussi les décennies des grands chantiers catalographiques français (Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque nationale, catalogues des principales bibliothèques municipales) 174 Bibliothèque de l’École des Chartes, 1840, no 1, avertissement. 175 P. Meyer, « Vente des manuscrits de la famille Savile », Bibliothèque de l’École des Chartes, 22 (1861), p. 272-280. 176 G. Madelbrote (éd.), Out of print & into profit: a history of the rare and secondhand book trade in Britain in the twentieth century, New Castle, Oak Knoll Press, 2006. 177 BEC, 73 (1912), p. 403-405.
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Figure 4.4 : Nombre annuel d’articles évoquant des ventes de livres d’heures dans la Bibliothèque de l’École des Chartes (1861-1939)
et dans l’esprit de la revue, rendre compte des richesses bibliographiques hors de France entre dans la même logique de repérage et de cartographie : une logique scientifique, et non bibliophilique. Le Ministère de l’Instruction publique commissionne d’ailleurs, depuis 1835, différentes missions de signalement de manuscrits intéressant l’histoire et la littérature françaises conservés à l’étranger. Sous le Second Empire, c’est Paul Meyer (1840-1917), par ailleurs chartiste et rédacteur assidu dans la BEC, qui assure les missions bibliographiques. Le signalement n’est pas qu’une opération bibliographique ; il est aussi une prise de conscience du patrimoine au sens premier du terme, c’est-à-dire des biens que l’on possède collectivement. La propriété des documents n’est pas seulement juridique, elle recouvre aussi une dimension symbolique. Plusieurs publications s’attachent ainsi à inventorier les manuscrits « français » des collections privées britanniques, telles celles de Thomas Philipps à Cheltenham, celle de Sunderland, de John Soane, de Chatsworth, de Thomas Brooke ou du comte d’Ashburnham, à partir de visites sur place et de catalogues publiés178. Les amateurs sont ainsi avertis de possibles redistributions de livres rares à la faveur d’une possible vente à venir, des livres d’heures étant presque systématiquement présents non seulement dans les catalogues sur lesquels se fondent les rédacteurs de la BEC, en particulier Léopold Delisle, Paul Durrieu et Henri Omont, mais aussi dans les succédanés qu’ils en donnent, signe que cet objet est un critère hautement distinctif. On repère ainsi, chez Thomas Brooke à Armitage Bridge House, les Heures de Claude de Lorraine, premier duc de Guise, réalisées en 1527 ; il y en a une douzaine chez Thomas Philipps. 178 Chatsworth : BEC, 40 (1879), p. 650-652 ; Cheltenham : BEC, 41 (1880), p. 150-154 et 49 (1888), p. 694-703 ; BEC, 50 (1889), p. 381-432 ; Soane : BEC, 41 (1880), p. 316-319 ; Sunderland : BEC, 42 (1881), p. 613-614 ; Brooke : BEC, 53 (1892), p. 182-186 ; Ashburnham : BEC, 44 (1883), p. 202-224.
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Enfin, et surtout, cette chronologie montre que le public savant français a une vision assez juste des changements qui affectent la carte des grandes collections de livres d’heures à travers le monde. La BEC signale l’arrivée sur le marché de nouveaux collectionneurs très entreprenants, les riches Américains. Un article anonyme, publié en 1902, rend compte de l’inquiétude européenne face au drainage des livres rares opéré par les collectionneurs américains à partir des dernières années du xixe siècle. L’auteur explique : Les journaux anglais ont jeté un cri d’alarme en voyant les proportions que prend l’exportation en Amérique des livres rares, manuscrits ou imprimés, qui sont mis en vente dans les différents pays de l’Europe. En apprenant qu’un milliardaire, M. Pierpont Morgan, venait d’acquérir d’un collectionneur anglais, pour environ quatre millions de francs, une collection de sept cents volumes, ils se demandent quel sort est réservé aux richesses bibliographiques non encore immobilisées dans nos dépôts publics179. La collection ainsi captée outre-Atlantique compte au moins soixante-dix manuscrits « français », dont les Heures de Marie Stuart, « plusieurs livres d’heures [qui] se recommandent par d’illustres provenances : l’un a appartenu à Anne et à Françoise de Saligny ; un autre a été offert à Louis XI ; un troisième a été exécuté par l’ordre de Louis, bâtard de Bourbon, qui en fit présent à son fils Charles de Roussillon ; il a depuis appartenu à Louis XIII ». On s’étonne de la coalition franco-anglaise contre les collectionneurs américains, alors que quelques années plus tôt, les collectionneurs anglais provoquaient l’inquiétude chez les amateurs français, qui les accusaient de dérober à grand renfort de livres sterling les plus belles pièces des ventes parisiennes. Du reste, le chauvinisme le cède vite à la curiosité : dès 1908, Henri Omont est heureux de rendre compte dans la BEC du catalogue de la bibliothèque de Pierpont Morgan, que ce dernier vient de publier, et qui comporte 56 livres d’heures manuscrits180. Une des dernières publications dont Henri Omont rend compte est le monumental recensement des collections de manuscrits occidentaux situées en Amérique du Nord, due aux efforts de Seymour de Ricci (1881-1942), personnage cosmopolite né en Angleterre, formé en France, ayant voyagé en Italie, en Égypte, en Allemagne et en Russie, puis longuement aux États-Unis. Son répertoire, qui prend probablement pour modèle les Reports on collections of manuscripts of private families, corporations and institutions in Great Britain and Ireland parus entre 1870 et 1914, offre une photographie saisissante de l’importance des collections américaines de manuscrits à peintures au milieu des années 1930181. Le tableau qui s’offre aux observateurs européens est à la fois touffu et hétéroclite. Le répertoire décrit 442 collections situées dans les cinquante États américains ou au Canada (Québec, Ontario, Alberta et Provinces-Maritimes uniquement), et en leur sein, 30 310 manuscrits, sans prétention d’exhaustivité. La définition même de la collection pose question : Seymour de Ricci a visiblement accepté dans son répertoire toute habitation privée, congrégation religieuse, bibliothèque universitaire ou publique qui héberge au
179 BEC, 63 (1902), p. 761-762. 180 BEC, 69 (1908), p. 412-422. 181 S. de Ricci et W. J. Wilson, Census of medieval and Renaissance manuscripts in the United States and Canada, New York, H. W. Wilson, 1935-1936, 2 vol. Continué dans le « Directory of collections in the United States and Canada with pre-1600 Manuscript Holdings », publication périodique dans Papers of the Bibliographical Society of America.
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Figure 4.5 : Répartition géographique des livres d’heures dans des collections de manuscrits européens signalés dans le Census de Seymour de Ricci.
moins un manuscrit. La géographie des collections de manuscrits en Amérique du Nord n’est pas égale (Fig. 4.5). Pour treize États, aucune collection n’est mentionnée. Pour les autres, les collections sont très inégalement réparties : concentrées sur la côte atlantique, en Californie et dans l’Illinois, et presque inexistantes dans les États du centre et du sud des États-Unis. Dans le Mississippi, le Nouveau-Mexique, l’Idaho, l’Alabama ou l’Arkansas, par exemple, une seule collection est signalée. Cette géographie est celle des grandes métropoles américaines, et celle de la richesse et du pouvoir. Dans ces collections, les livres d’heures représentent, à l’échelle du continent, 3,6% des manuscrits recensés, ce qui est proportionnellement marginal, à deux réserves près : il s’agit tout de même, en valeur absolue, de 1083 unités, et d’autre part, d’un genre bien défini, alors que les traités théologiques ou historiques, les chartes, autographes et autres documents
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manuscrits se prêtent beaucoup moins à une délimitation aussi stricte. Seymour de Ricci, qui n’est pas un spécialiste des manuscrits liturgiques ni de la miniature médiévale, sait fort bien les signaler sous le vocable « Horae », et se montre beaucoup plus imprécis pour d’autres types de recueils. Là encore, la réalité varie localement. À l’échelle continentale, il y aurait 2,5 livres d’heures par collection, mais dans les faits, cette moyenne s’élève à 13 dans le Maryland (217 livres d’heures pour 16 collections), et seulement trois à New York, pourtant ville des collectionneurs par excellence – le répertoire y dénombre 103 lieux de collection. Ces chiffres indiquent des attitudes différentes à l’égard du livre d’heures : les établissements universitaires et publics du Maryland le collectionnent pour lui-même, et massivement, alors que dans la métropole new yorkaise, chaque collectionneur en possède un ou deux, parfois plus, comme un signe distinctif permettant d’affirmer une position bibliophilique, mais n’en fait pas le cœur de sa collection. Il faut faire une exception pour la Pierpont Morgan Library, qui abrite 155 livres d’heures parmi les 755 manuscrits. C’est la Walters Art Gallery de Baltimore (Maryland) qui détient le record, avec 185 livres d’heures. En valeur absolue, ce sont les collectionneurs privés qui rassemblent le plus d’Heures – quasiment un recueil sur deux se trouve dans une maison privée – mais ces collections sont plus souvent de petits ensembles documentaires, sauf dans quelques cas illustres, comme celui d’Henry E. Huntington (1850-1927), new yorkais qui a rassemblé en quelques années une série de 68 livres d’heures, puis a rendu publique sa collection en Californie182. Les musées sont en moyenne mieux dotés (17 livres d’heures en moyenne) mais la plupart de ces institutions doivent leur existence et leurs collections à un ou des legs de la part de collectionneurs ; ainsi, l’initiative revient toujours à un individu. Les congrégations religieuses sont peu concernées par ce phénomène, de même que les sociétés savantes américaines, et les bibliothèques publiques, qui visent souvent d’autres objectifs que la concentration patrimoniale, n’ont pas fait de la quête des livres rares un objectif. Rapporté à la diversité des collections, le livre d’heures se trouve fortement relativisé au milieu d’autres objets, notamment les autographes de personnages célèbres. Ainsi, près de 24% des manuscrits dans les musées sont des livres d’heures, 20% dans les bibliothèques publiques, mais cette proportion est seulement de 1,7% dans les collections privées. Il n’en reste pas moins que la collection privée trouve son point d’aboutissement dans le livre d’heures ; c’est presque un dénominateur commun de ces ensembles, puisque plus de la moitié des collections privées mentionnées par Seymour de Ricci en comptent au moins un, plus ou moins précieux. Parmi celles-ci, la moitié ne renferment que des livres d’heures, ou presque. Dans cette course aux manuscrits, les femmes ne sont pas en reste, qu’elles collectionnent pour elles-mêmes ou qu’elles administrent les biens d’un défunt mari. L’une des plus belles collections de l’Illinois est celle de Coella Lindsay Ricketts (1859-1941), artiste enlumineure qui possède 29 livres d’heures parmi 319 manuscrits ; en Californie, Mrs. Milton E. Getz, à Beverly Hills, en possède presque autant (28). L’ancienneté de ces ensembles est impossible à apprécier sur la seule foi du Census de Seymour de Ricci ; la majorité des collections paraît de constitution récente, mais certains visionnaires ont pu commencer à collectionner précocement, tel Rushton M. Dorman,
182 R. O. Schad, « Henry Edwards Huntington: the Founder and the Library », The Huntington Library Bulletin, 1 (1931), p. 3-32.
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dont les manuscrits sont désormais disséminés dans d’autres collections privées quand est dressé ce répertoire183. Parmi les bibliothèques publiques, équipement culturel indispensable des villes américaines dès le xixe siècle, le livre d’heures occupe une place variable. Il est au cœur de la réserve précieuse lorsqu’une collection importante a été offerte à la ville. C’est le cas à la Free Library of Philadelphia (Pennsylvania), qui a reçu la collection de John Frederick Lewis (1860-1932), soit 40 livres d’heures, ou de la New York Public Library, qui en a reçu 41. Les bibliothèques des villes secondaires paraissent moins aptes à recueillir les dons prestigieux et les livres d’heures y sont en conséquence peu nombreux. De ces éléments, il ressort que le livre d’heures est l’objet par excellence qui incarne des valeurs culturelles essentielles pour les Américains du premier tiers du xxe siècle : l’ancienneté, la rareté (si l’on peut dire, vu l’abondance d’objets que signale Seymour de Ricci), la capacité à absorber puis réfléchir une certaine idée de l’Occident. Quand le bibliographe publie ce Census, en effet, l’Amérique s’est littéralement entichée du Moyen Âge. Tel est le paradoxe en ces années 1935-1936 : cette société du profit, du progrès et de l’industrie s’est dotée d’institutions propres à l’étude du Moyen Âge, du latin, de la théologie médiévale, et surtout des matériaux textuels et iconographiques produits entre le ve et xve siècle. Dans cette logique, le déplacement des manuscrits paraît une nécessité, qu’il s’agisse d’originaux ou de reproductions. Les Américains, au lendemain de la Première Guerre mondiale où les soldats ont été frappés par l’ampleur des destructions patrimoniales dans les villes proches du front, vivent cette fondation des Medieval Studies comme un véritable transfert de pouvoir entre le Vieux Continent et le Nouveau. Seymour lui-même observe : « les chercheurs américains ont été les principaux bénéficiaires du processus migratoire des matériaux de recherche ; ce processus semble loin d’avoir atteint son sommet […] Un nombre vraiment énorme de manuscrits, livres et œuvres d’art ont été rendus accessibles pour les chercheurs américains et cela a enrichi la vie intellectuelle des États-Unis et du Canada. Une telle situation confère cependant une lourde obligation ». La collecte s’amplifie précisément à partir de la guerre : l’Art Institute de Chicago, voué à l’histoire de l’enluminure, commence à développer ses collections en 1915. Entre 1926 et 1942, les grandes universités américaines se dotent d’instituts d’études médiévales, afin de comprendre ce qui s’est passé dans l’histoire de la pensée, schématiquement, entre Marc-Aurèle et Descartes. Ce regain d’intérêt pour le Moyen Âge, relayé par les institutions culturelles comme le Cloisters Museum de New York, fondé en 1938 grâce à une donation de John D. Rockfeller, atteint le grand public, fragilisé par la crise économique et sociale, en quête de sens et de valeurs, qui trouve dans le passé et dans une certaine idée du christianisme un refuge184. Pendant ce temps, dans la vieille Europe, le goût pour les livres d’heures se stabilise. Certes, il est toujours la pièce phare d’une vente, celle qui attire de manière certaine les amateurs les plus avertis. Mais il est aussi concurrencé par d’autres types d’objets illustrés. Dans les années 1930, l’engouement semble se tasser. Le catalogue annonçant 183 S. J. Rogal, The Rushton M. Dorman, Esq. library sale catalogue (1886): the study of the dispersal of a nineteenthcentury American private library, Lewiston, Edwin Mellen Press, 2002. 184 F. Michel, « Le Moyen Âge au Nouveau Monde. L’enjeu culturel des Mediaeval Studies », Archives de sciences sociales des religions, 149 (2010), p. 9-32.
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la vente Fonteneau, en 1903, annonce des livres d’heures sur la page de titre ; une section individualisée du fascicule leur est réservée et comporte 39 numéros. À y regarder de près, seuls 15 lots sont vraiment des livres d’heures, le reste s’apparente à la dévotion ou au rite sans relever de la liturgie des heures : Imitation de Jésus Christ, offices de la semaine sainte, bréviaires par exemple185. Cette confusion s montre que si, au xviiie siècle, les marchands évitaient soigneusement le terme de « livres d’heures » pour espérer réaliser une bonne vente, ces recueils étant jugés inférieurs aux missels et bréviaires, cette réalité s’est inversée 150 ans plus tard : le livre d’heures est le produit d’appel par excellence, celui qui fera rêver les amateurs et électrisera la vente. Les trois premières décennies du xxe siècle sont propices aux ventes événement, qui entretiennent, de loin en loin, l’intérêt des collectionneurs. La dispersion de la bibliothèque d’Édouard Rahir (1862-1924), qui se déroule en plusieurs épisodes entre 1931 et 1937, en est un exemple. Rahir est une figure importante de la bibliophilie contemporaine. D’abord commis de librairie chez Morgand et Fatout, qui s’impose au début de la Troisième république comme un acteur essentiel de l’expertise du livre rare à Paris, il reprend la librairie à la mort de Damascène Morgand en 1897. La librairie devient le lieu de rendez-vous et de discussion d’un cénacle bibliophile et littéraire. S’y croisent James de Rothschild, Émile Picot, le prince d’Essling, Ernest Quentin-Bauchart, Eugène Paillet, La Roche-Lacarelle, Lignerolles, Roger Portalis, Henri Béraldi, ainsi que des Anglais et des Américains. Le livre d’heures est sans nul doute le dénominateur commun de tous ces collectionneurs, qui peuvent en consulter de très beaux à la librairie du Passage. C’est Rahir, ainsi, qui sous la raison commerciale Morgand et Fatou, organise la vente de la bibliothèque d’Alexandre Lantelme, bibliophile grenoblois, au cours de laquelle sont présentés 41 livres d’heures, six manuscrits et 34 incunables186. Dans le catalogue de la vente Rahir, ils sont présentés dans une rubrique propre. Il s’agit presque uniquement d’incunables dans un parfait état de conservation. La vente a été un grand succès commercial, le prix atteint étant en moyenne à 410% de la valeur initiale187. Le lot 326, une rare impression de Kerver, atteint un record ; estimé 2000 francs, il est vendu 31 000 francs ; le lot 324, une des premières éditions parisiennes de Dupré, estimé 3000 francs, est vendu 39 000. Le lot 332, présenté dans le catalogue comme l’un des chefs d’œuvre de l’officine de Simon Vostre, est vendu 50 000 francs. Au total, les livres d’heures rapportent 747 650 francs et se sont vendus en moyenne 29 906 le recueil. L’heure n’est toutefois plus vraiment aux manuscrits à peintures et aux incunables illustrés. La littérature contemporaine s’est imposée dans la bibliophilie ; Balzac, Stendhal ou Hugo, surtout en éditions illustrées, intéressent davantage les collectionneurs. La quête de livres d’heures relève plutôt de la posture du dandy fortuné que de l’amateur averti188.
185 Bibliothèque de M. H. Fonteneau. Première partie : livres d’heures manuscrits et imprimés. Livres armoriés, Paris, Durel, 1903. 186 Catalogue de la bibliothèque de M. Alexandre Lantelme de Grenoble. Première partie : beaux manuscrits avec miniatures, incunables et curiosités typographiques, livres d’heures sur vélin, ouvrages des grands écrivains, livres sur le Dauphiné, riches reliures anciennes et modernes, Paris, librairie D. Morgand, 1904. 187 La Bibliothèque de feu Edouard Rahir,… Deuxième partie. Livres anciens illustrés des xve et xvie siècles. Livres d’heures. Riches reliures anciennes et modernes, Paris, F. Lefrançois, 1931, BnF, Réserve précieuse, COLLECT-I-44 (avec les valeurs d’adjudication). 188 G. Lanoé, « Ce sont amis que le vent emporte : quelques réflexions autour des collections privées, des collectionneurs, du marché du manuscrit », Gazette du livre médiéval, 32 (1998), p. 29-39.
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Les Américains trouvent donc une faible concurrence en France pour assouvir leur goût pour les productions médiévales et renaissantes. Cette évolution confirme l’aboutissement d’un processus commencé au milieu du xviiie siècle : le livre d’heures est devenu un produit de luxe, que peu de collectionneurs peuvent s’offrir, nourrissant ainsi une forme de fétichisation. Tendances actuelles
Il est délicat d’apprécier les postures collectionnistes contemporaines. La discrétion des libraires et des amateurs renvoie l’identité des collectionneurs, leurs motivations et les prix payés à une certaine confidentialité. Les commissaires-priseurs et les libraires escamotent le plus souvent le nom du propriétaire dans la publicité précédant les ventes ; cette information jusqu’alors capitale n’est donc plus, ou à de rares exceptions, un label assurant le succès de la vente. Quelques indicateurs peuvent toutefois être construits à partir des données de la Schoenberg Database produite par l’Université de Pennsylvanie. Il s’agit d’une base de données de recensement et de traçage des manuscrits d’avant 1600, à partir du dépouillement de catalogues de ventes du xxe siècle principalement. Près de 14 000 catalogues ont été dépouillés, émanant de maisons de ventes du monde entier. Cette base tente aussi de faire le lien entre ventes successives d’un même manuscrit, pour décrire le parcours d’un document dans l’espace bibliophilique189. Depuis 2017, elle est co-portée par un projet transatlantique, « Mapping Manuscript Migrations : Digging into Data for the History and Provenance of Pre-modern European manuscripts ». Ce mode de fonctionnement garantit pour notre enquête une mise à jour régulière des données et une approche scientifique, et non pas seulement commerciale, du manuscrit. Cette approche est certes réductrice, car elle part de l’hypothèse que le livre d’heures est nécessairement manuscrit et médiéval, définition certes validée, on l’a vu, depuis la fin du xviiie siècle par les collectionneurs, mais qui pourrait être sujette à changement, ce que nous ne pouvons pas vérifier à travers cette ressource. Mais elle a le mérite d’être massive et donc fidèle à la réalité de la circulation du livre d’heures manuscrit dans les réseaux bibliophiliques internationaux. Sous le tag « book of hours », on trouve en effet 16 221 entrées (14 février 2021). Un échantillonnage par année témoin, à intervalle décennal, permet de se faire une idée de l’état du marché et de l’appétit des collectionneurs pour les livres d’heures. Les millésimes retenus sont ceux en « 4 ». Nous avons aussi dépouillé systématiquement les résultats des ventes de l’Hôtel Drouot, disponibles depuis 2002, et s’appuyant sur des notices extrêmement précises produites par quarante maisons de vente, parisiennes pour la plupart190. Nous avons complété cette approche purement chiffrée par huit entretiens191 avec des acteurs du marché, libraires ou experts travaillant pour des commissaires-priseurs, à partir d’un guide d’entretien unique permettant de
189 [En ligne] : https://sdbm.library.upenn.edu/ (les statistiques sont relevées au 14 février 2021). 190 [En ligne] https://www.gazette-drouot.com/ventes-aux-encheres/passees?type=past&isForAgenda=true&isDr ouotHotel=true&selectedLieux=HOTEL-DROUOT (résultats des ventes recueillis jusqu’en mars 2019). 191 Ces entretiens ont été conduits dans le cadre d’un exercice pédagogique avec les étudiants du master « Cultures de l’Écrit et de l’Image » en janvier et février 2019. Je les remercie très sincèrement pour l’enthousiasme et le professionnalisme dont ils ont fait preuve à cette occasion.
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recueillir une appréciation empirique de la situation du livre d’heures dans la circulation du livre rare actuellement. La Schoenberg database confirme d’abord le bien-fondé de notre intuition de renoncer à brosser le tableau détaillé des pratiques bibliophiliques en matière de livres d’heures pour la période très contemporaine. Malgré une grille de dépouillement très riche, de 36 items, beaucoup d’informations ne sont pas fournies, tout simplement parce qu’elles n’existent nulle part : l’identité du vendeur et celle de l’acheteur, à moins que celui-ci soit une institution publique et que le manuscrit puisse être repéré ensuite au catalogue de celle-ci. En 1984, ainsi, les seuls livres d’heures dont la destinée est connue sont achetés par la Pierpont Morgan Library de New York (2 recueils), et par Yale University (Connecticut, 1 recueil). Le prix de vente reste le plus souvent inconnu. On voit ici les limites de la source, et plus généralement de toute approche du marché fondée sur les catalogues de vente. Elle fournit malgré tout un tableau sommaire de la situation depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le sondage porte sur 491 transactions à l’échelle internationale. C’est très peu, signe que le marché ralentit considérablement. L’évolution chronologique le confirme : les ventes se font, de dix ans en dix ans, moins nombreuses après une petite embellie entre les années 1960 et les années 1990. Le même exercice sur une autre année témoin (années en 7) aboutit aux mêmes conclusions. Cette première donnée reflète probablement la réalité, mais il ne faut pas être dupe de la source. Pour autant qu’on puisse en juger, les dépouillements s’appuient surtout sur des transactions américaines et anglaises au détriment des catalogues européens, français et allemands surtout, très peu visibles dans les résultats. La localisation des ventes fait la part belle à New York, Los Angeles et Londres. À titre de comparaison, 169 ventes de livres d’heures192 ont été opérées dans les salles de l’Hôtel Drouot à Paris entre 2002 et mars 2019, la plupart n’apparaissant pas dans la Schoenberg database. Néanmoins, des données plus fiables iraient sans doute dans le même sens. La stabilisation d’un marché à la baisse est ressentie intuitivement par les libraires, qui jugent aujourd’hui les échanges marchands en perte de vitesse, mais toujours réels puisque le marché du livre rare, du manuscrit et de l’autographe représente un peu moins d’un milliard d’euros annuels en Europe193. Bernard Perras, expert établi à Paris, met cette situation sur le compte d’une « cyclicité » des pratiques de collection, de modes qui passent et qui reviennent194. Il y a à la fois moins d’objets qui circulent, et surtout de manière totalement imprévisible, et moins de collectionneurs. La chronologie des ventes de livres d’heures dans les murs de l’Hôtel Drouot (Fig. 4.6) confirme cette appréciation empirique. Les périodes fastes, notamment le début des années 2000 et les deux années qui viennent de s’écouler, alternent avec de basses eaux, qui ne trouvent pas d’explication économique ou culturelle. Le marché est soumis aux aléas des dispersions de collections privées. Dans les années 1950 à 1990, Sotheby’s exécute entre 30 et 45% des ventes de livres d’heures manuscrits, ce qui montre la force des grandes maisons de vente, dont la réputation attire les plus grands collectionneurs. Ces firmes ont aussi la capacité d’absorber 192 Sans compter les feuillets isolés et les fac-similés produits à partir du xixe siècle. 193 D’après Patrick Sourget, libraire, cité par A. Marolleau, « Les livres rares et anciens et les maisons de vente », Le nouvel économiste, 31 mai 2012. 194 Entretien le 20 mars 2019.
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Figure 4.6 : Répartition chronologique des livres d’heures passés en vente à l’Hôtel Drouot (2003-2018)
progressivement d’autres maisons de vente moins solides, comme le fit Sotheby’s en 1964 en rachetant Parke-Bernet Galleries, qui tenait déjà une place non négligeable dans le marché américain. Mais cette proportion reste sans doute exagérée, faute de tenir compte du marché français dans son exacte mesure. Christie’s apparaît aussi en bonne place, en-deçà toujours de Sotheby’s. Avec la galerie Les Enluminures, apparue sur le marché au début des années 2000 et qui coordonne des ventes entre Paris, Chicago et New York, les firmes internationales restent puissantes. Mais l’échantillon montre aussi, en dehors d’elles, l’atomisation du marché qui est certainement une réalité : près de la moitié des ventes est le fait d’une kyrielle de libraires situés partout en Europe et en Amérique du Nord (l’Asie restant non concernée sinon par le marché, au moins par le dépouillement à l’origine de la Schoenberg database). Des ventes sont signalées à Stockholm, à Francfort, à Munich, dans des villes françaises de province, en Italie, à Amsterdam et à Utrecht, à Bruxelles et ailleurs. Certains libraires, identifiés comme des spécialistes du livre d’heures et sans doute mobilisés pour cette raison dans la base de données, y sont très bien représentés, à l’image de Heribert Tenschert, libraire allemand installé en Suisse, auquel la base attribue 269 ventes de livres d’heures. On doit à ce libraire un catalogue-monument de 1335 pages, de facture luxueuse, reproduisant en partie 158 livres d’heures imprimés passés en vente dans sa librairie, avec des notices réalisées par les meilleurs spécialistes195. On ne peut donc pas parler de confiscation du marché par les grandes firmes, Sotheby’s, Christie’s et Drouot notamment. Le petit monde de la librairie spécialisée dans le livre rare reste extrêmement actif, quand bien même le livre d’heures n’apparaît dans ses catalogues qu’une fois tous les trois à cinq ans, et malgré la concurrence des grandes maisons de vente. On ne peut compter sur la Schoenberg database pour établir un profil type des collectionneurs. Selon les libraires interrogés, les particuliers qui achètent des livres d’heures appartiennent à deux profils différents. Il y a, d’une part, l’individu, homme le 195 H. Tenschert et I. Nettekoven (éd.), Horae B.M.V.: 158 Stundenbuchdrucke der Sammlung Bibermühle, 14901550, Rotthalmünster : H. Tenschert, Ramsen : Antiquariat Bibermühle AG, 2003.
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plus souvent, femme parfois, d’origine occidentale, vieillissant, très fortuné et amateur d’art, assez proche en somme des bibliophiles des générations précédentes196, si ce n’est qu’il tient à jouir de son bien en toute discrétion, ce qui n’était pas le cas jusqu’aux années 1920-1930. Il appartient au monde des affaires, du patronat, du journalisme, de la politique. Il y a, d’autre part, l’individu indéterminé, désireux de réaliser un placement. Sur ce point, les experts sont loin de s’accorder. Plusieurs libraires interrogés évoquent cette possibilité, tout en restant évasifs, faute sans doute de disposer d’exemples concrets. Alain Ajasse, expert-conseil en librairie ancienne après avoir été lui-même libraire, suppose qu’« on peut acheter un lingot d’or comme on peut acheter un livre d’heures »197 et Bernard Le Borgne, de la librairie L’œil de Mercure à Paris, évoque des spéculateurs qui comptent sur le livre rare pour faire un confortable bénéfice198. Leur identité est impossible à établir, puisque « ces gens-là n’avancent pas à découvert ». À défaut de pouvoir établir l’existence réelle de ces spéculateurs, on peut au moins supposer que la profession a été ébranlée par les agissements douteux de la société Aristophil, qui a tenté de créer une bulle financière autour des manuscrits et des autographes à travers un « Musée des manuscrits », et aujourd’hui en liquidation et jugement pour escroquerie. Sans aller jusqu’à la spéculation, les libraires les plus spécialisés se fournissent chez des confrères moins réputés, avec la certitude que le client viendra plus sûrement chez eux que dans une boutique non connue pour ses manuscrits précieux et ses incunables. Anne Lamort, libraire à Paris, en a fait l’expérience199. Plus sûrement, les libraires comptent sur la demande des bibliothèques publiques, surtout quand les prix escomptés sont importants. Ils vont jusqu’à devancer la demande des établissements200. C’est l’autre donnée importante et convergente de la Schoenberg Database, des archives Drouot et des entretiens menés avec les libraires : la cote du livre d’heures paraît extrêmement haute, au point que l’on peut parler, avec Sandra Hindman, historienne et consultante en manuscrits précieux, de « bibliophilie hors norme »201. Entre octobre 1987 et mai 1989, Christie’s est chargé de la vente de la collection Estelle Doheny, collection qui apparaissait déjà dans le Census de Seymour de Ricci. La firme édite ensuite un index complet des six catalogues, avec le prix de vente réalisé. Les huit livres d’heures manuscrits ont produit 2 339 413 dollars, le no 174, un recueil du xvie siècle d’origine espagnole admirablement peint en grisaille ayant été emporté pour 1 605 600 de dollars202. Les archives Drouot, malheureusement limitées à la période 2002-2019 (ce qui fait tout de même sens en matière monétaire, puisque toutes les transactions se sont faites en euros), donnent des indications plus fiables sur les prix, puisque la valeur d’estimation et celle d’adjudication sont toujours
196 Entretien avec Gaia Grizzy, 8 mars 2019. Voir aussi J. Mousseau, Le siècle de Paul-Louis Weiller 1893-1993 : as de l’aviation de la Grande guerre, pionnier de l’industrie aéronautique, précurseur d’Air France, financier international, mécène des arts, Paris, Stock, 1998. 197 Entretien avec Alain Ajasse, 23 janvier 2019. 198 Entretien avec Bernard Le Borgne, 1er mars 2019. 199 Entretien avec Anne Lamort, 3 mars 2019. 200 Entretien avec Alain Ajasse, le 23 janvier 2019. 201 S. Hindman, « Les livres d’heures, une bibliophilie hors normes », Le magazine du bibliophile et de l’amateur de manuscrits & autographes, 2016, no 128, p. 20-25. 202 The Estelle Doheny collection. Index, an alphabetical check-list, with prices realized, of the six sale catalogues of printed books and manuscripts, New York, Christie, Manson and woods International, 1989.
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précisées. Le total des estimations pour 169 ventes opérées durant cette période s’élève à 3 949 100 euros ; le produit après enchères, à 17 287 786 euros, soit une marge de 437%, proche finalement de ce qu’on pouvait constater dans les années 1930. Certes, tous les livres d’heures ne connaissent pas le destin commercial exceptionnel des Heures Petau, apparues sur le marché en 2011 sous le marteau de Gros & Delettrez, estimées alors 400 000 euros et vendues 1,8 millions d’euros, avant de repasser en vente lors de la liquidation de la société Aristophil, en juin 2018 (maison Aguttes), et vendues 4,29 millions d’euros à un acheteur inconnu. Le livre d’heures, s’il présente des caractéristiques exceptionnelles, peut ainsi s’avérer un bon placement, mais seulement cinq transactions, en 16 ans, ont dépassé le million d’euros. Le prix d’un livre d’heures dépend de nombreux critères, et de cela les libraires sont parfaitement conscients : leurs propos corroborent ce que disent les chiffres des archives Drouot. Alain Ajasse estime que le texte est banal, « c’est le même depuis toujours », et que l’intérêt d’un livre d’heures réside dans son iconographie uniquement. D’après les chiffres, le premier critère est celui de la technique. Un livre d’heures manuscrit se vend en moyenne 164 547 euros à Drouot, un incunable, 9964 euros, dans un contexte globalement peu favorable aux incunables, dont la cote ne cesse de chuter depuis la fin des années 1990, alors que les imprimés des xviie et xviiie siècles restent des valeurs sûres du marché203. Ces moyennes recouvrent des réalités variées. La répartition des 101 manuscrits passés en vente dans l’hôtel parisien montre que « le tout-venant », le produit intermédiaire et le recueil d’exception se répartissent assez également, si bien que commercialement, l’affaire reste très aléatoire : voir arriver un livre d’heures manuscrit dans une vente ne signifie pas obligatoirement faire une excellente affaire. Tout dépend de l’attribution, confiée aux experts, de la complétude du manuscrit (un recueil incomplet se vend en moyenne sept fois moins qu’un volume complet, or, 40% des manuscrits qui circulent sont mutilés), du nombre de miniatures (ceux qui n’en comportent pas se vendent en moyenne moins de 10 000 euros), de la reliure, du prestige des anciens possesseurs : finalement, le répertoire de critères de la rareté constitué à la fin du xviiie siècle reste une référence solide. La branche belge de Million crée l’événement le 25 juin 2011 avec un recueil de facture très raffinée, attribué à l’atelier de Fouquet (no 26). Le catalogue précise, à propos de ce « Livre d’heures de sainte Catherine aux Paons » : « Ces heures sont un manuscrit de la plus haute exception. Jusqu’à ce que notre Cabinet d’expertise ait identifié & avéré son origine fouquettienne, on pensait qu’il ne pouvait encore exister en mains privées un si extraordinaire Livre d’heures. Les meilleures collections privées sont démunies d’un tel manuscrit enluminé ». Ce discours est destiné à attiser la gourmandise des acheteurs potentiels en mobilisant le vocabulaire de l’événement et de l’extraordinaire. C’est le signe que la majorité des livres d’heures sur le marché sont a contrario assez quelconques. D’une manière générale, le principal critère de rareté, et donc de préciosité, est celui de l’attribution, tant il est rare de pouvoir identifier, même de manière hypothétique, le peintre qui a réalisé les miniatures. Seulement 27 des livres d’heures manuscrits passés en vente à Drouot, soit moins d’un tiers, ont fait l’objet d’une attribution, certifiée par un expert ; pour ceux-là, les prix s’envolent : 545 342 euros en moyenne.
203 Y. Sérane, B. Ancel et J.-M. Arnaud, Essai sur la vente publique des livres anciens, 2012 [En ligne] : artciboldo.com/lobbying%20livre/publication_ebibliophilie_2012_04.pdf
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chapitre 4 Document 4.1 : Valeurs d’adjudication des Heures imprimées des xve et xvie siècle selon l’atelier qui les a produites d’après les Archives Drouot (2002-2019)
Atelier / libraire Nombre de transactions
Produit total (euros)
Valeur moyenne d’un livre d’heures (euros)
Simon de Colines Guillaume Eustace Famille Hardouyn Famille Kerver Antoine Vérard Simon Vostre
27184 129500 98570 99074 11905 166500
9 061 21 583 8 214 7 621 11 100
3 6 12 13 1 15
Document 4.2 : Valeurs d’adjudication des Heures imprimées des xve et xvie siècle selon leur date d’édition d’après les Archives Drouot (2002-2019)
Date d’édition
Nombre de transactions
Produit total (euros)
Valeur moyenne d’un livre d’heures (euros)
Avant 1500 1501-1520 1521-1540 Après 1540
12 33 11 11
130139 380203 94536 71676
10 844 11 521 8 594 6 516
Du côté des incunables, les critères de rareté qui attirent les collectionneurs sont un peu différents. L’atelier qui a commandité l’ouvrage n’est plus décisif (Doc. 4.1). Les livres sortis de la boutique des Hardouyn, si prisés au temps de Brunet, de Firmin-Didot ou de Yemeniz, ne font plus recette. Les livres portant la grande marque de Vostre ou de Vérard ont plus de succès, mais ce critère n’explique pas tout : les six volumes de Guillaume Eustace doivent leur prix au fait que cinq d’entre eux sont enluminés. Le cas le plus flagrant est celui de la vente Alde du 2 octobre 2010 (no 20), imprimé par Gillet Couteau pour Guillaume Eustace en 1513, estimé 30 000 euros et vendu le double, pour ses 18 enluminures. Ces critères, l’impression sur vélin plutôt que sur papier, la reliure et la condition générale du volume sont plus importants dans la détermination de l’enchère finale. Ainsi, un livre d’heures imprimé par Simon de Colines en 1543, passé en vente chez Binoche et Giquello le 7 décembre 2018 (no 90), orné de quatorze gravures (ce qui est faible pour un livre d’heures imprimé), a été vendu 20 678 euros du fait de son exceptionnelle reliure du xvie siècle. L’ancienneté serait aussi décisive : les 12 incunables au sens strict et les volumes parus au tout début du xvie siècle sont mieux prisés que les livres d’heures plus tardifs (Doc. 4.2). Ce marché est marqué en définitive par une tendance inévitable depuis le xixe siècle : le nombre d’objets en circulation diminue mécaniquement au fur et à mesure que les équipements culturels publics, européens d’abord, américains ensuite, accaparent lentement mais sûrement les livres d’heures qui circulent et les soustraient aux règles juridiques du commerce, puisqu’ils deviennent inaliénables. C’est un fait important dans l’histoire de la patrimonialisation : sa reconnaissance non seulement au sein d’un cercle
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d’amateurs que leur fantaisie d’abord, le conformisme ensuite, poussent vers ces objets, mais aussi par les institutions qui incarnent et manifestent, par leurs collections, une pensée politique du patrimoine. Dans ce contexte, et pour renouveler le marché, les libraires et les commissaires-priseurs tentent de déjouer le mécanisme de la patrimonialisation, nécessairement sélectif, en remettant à l’honneur des biens qui ont d’abord été écartés par les bibliophiles. À rebours de deux siècles d’une quête de plus en plus exigeante de livres d’heures, éliminant progressivement les impressions de l’âge moderne et limitant les incunables aux productions les plus rares et les mieux illustrées, ces professionnels essaient d’attirer l’attention des amateurs vers les livres d’heures modernes les plus rares, les mieux reliés et illustrés par les meilleurs graveurs. L’effort porte notamment sur les livres gravés par Senault. Si on les trouve fréquemment sur le marché, le discours sur ces recueils évolue depuis dix ans vers une mise en valeur et des estimations de plus en plus hautes – jusqu’à 2 500 euros – pour persuader l’acheteur qu’il s’agit là d’une pièce rare. La démarche est évidemment artificielle et les résultats des ventes montrent que le livre d’heures gravé du xviie siècle ne s’est pas encore tout à fait taillé une place dans le périmètre des Heures collectionnables ; l’enchère la plus haute s’est élevée à 2 500 euros chez Kâ-Mondo le 16 juin 2017, pour l’édition de 1680 Heures nouvelles tirées de la Sainte Écriture, mais cette valeur s’explique surtout par la reliure « maroquin olive, caissons ornés aux petits fers, pièce de titre rouge, plats ornés d’une large dentelle dorée composée de feuillages, fleurs et pampres encadrant un rectangle central de maroquin rouge serti d’une fine roulette dorée, roulette dorée aux coupes et bords des contreplats, doublure de soie rouge, tranches dorées sur marbrure ». Les experts ne manquent pas de signaler le pedigree prestigieux des possesseurs du livre, et d’ériger Senault en artiste d’exception du Grand Siècle. Cette valeur d’adjudication paraît toutefois exceptionnelle : le même ouvrage a été vendu 1 000 euros chez Oget-Blanchet le 11 octobre 2013, et dépasse rarement 500 euros. Il est même resté invendu lors de la vente Collin du Bocage du 14 avril 2016. Ces procédés montrent toutefois que les libraires maintiennent, plus que jamais, leur vigilance sur le marché du livre et tentent d’y déceler les objets à la fois suffisamment nombreux pour que leur récurrence dans les ventes attire l’attention des acheteurs, mais point trop pour préserver leur rareté, et assez singuliers pour motiver leur acquisition auprès des amateurs avertis. De la collection privée à l’institution publique Dans ce mouvement de redécouverte du livre d’heures, le rôle des institutions publiques mérite d’être interrogé. D’abord parce que le xviiie siècle est celui de la théorisation de la bibliothèque comme organe de gouvernement et que celle-ci s’empare, un peu partout en Europe, de la formation des citoyens et de la fabrique d’une culture officielle. Ensuite parce que la bibliophilie, démarche jalousement individuelle par nature, trouve certes le plus souvent son point d’aboutissement dans la dissémination promise par la vente aux enchères, mais pas toujours : l’enrichissement des bibliothèques publiques ou cléricales par voie de dons et de legs est un phénomène continu depuis la Renaissance, relevant, selon les circonstances, de la philanthropie, du désir de pérennisation d’une collection ou de la reconnaissance de la bibliothèque comme centre de gravité de la République des Lettres. L’économie du livre rare, enfin, est aussi contrôlée par les institutions publiques,
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dès lors qu’elles viennent en concurrence des collectionneurs. Le phénomène est connu en différents lieux d’Europe assez précocement dans le xviiie siècle. Pour ces trois raisons, les relations et concurrences entre bibliothèques publiques et collectionneurs privés méritent d’être éclaircies. Un test : les collections de manuscrits de l’Arsenal et de la BnF
Pour ce faire, l’enquête doit nécessairement s’appuyer sur des institutions à la fois anciennes et riches en livres d’heures. Les deux dépôts parisiens liés administrativement depuis 1977, la Bibliothèque nationale de France et la bibliothèque de l’Arsenal, se prêtent bien à l’enquête : on dénombre 397 recueils manuscrits dans la première, et vingt dans la seconde204. Le comptage sur la base catalographique est plus complexe à mener pour les incunables et nous n’avons pu le mener à bien. Le croisement des informations contenues dans les notices des manuscrits, notamment sous la rubrique « Historique de la conservation » quand elle existe, de la rubrique « Nouvelles acquisitions latines et françaises de la Bibliothèque nationale » suivie continûment par la Bibliothèque de l’École des Chartes entre 1871 et 1982205, enfin du très précieux Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque impériale publié en 3 volumes par Léopold Delisle en 1868 permet de reconstituer la stratification de ces deux collections. À l’Arsenal, l’histoire est très simple. Dix-huit des vingt livres d’heures qui y sont conservés proviennent de la collection du marquis de Paulmy, fondateur de la bibliothèque. La démarche du marquis de Paulmy est originale, d’une part parce qu’il est, en cette fin du xviiie siècle, l’un des principaux collectionneurs de livres d’heures actif sur le marché, avec des pratiques hors normes : il est connu pour acheter des bibliothèques entières, telle celle du baron d’Heiss, capitaine au régiment d’infanterie allemande d’Alsace et résidant à Paris, pour 100 000 lt, opérant ensuite un tri pour éliminer les doublons et remettre en vente les éléments inutiles à sa collection. Plus classiquement, il achète des livres d’heures aux ventes Rothelin, Milsonneau, Picard et La Vallière, circonstances d’approvisionnement où se sont croisés les plus grands amateurs du temps. Il ouvre sa bibliothèque au public parisien. En outre, il témoigne d’une réflexion inédite sur le sort d’une collection privée. En 1785, soucieux de sa pérennisation, il décide de la vendre au comte d’Artois, frère du roi, pour la somme de 400 000 lt, afin de créer une seconde bibliothèque royale et publique dans Paris sans faire d’ombre à la Bibliothèque du Roi. Devenue dépôt littéraire à la Révolution et de la sorte, protégée des déprédations, la bibliothèque de Paulmy est restée relativement intacte dans les murs de l’Arsenal206. Les livres et manuscrits échus à l’Arsenal au fil des séquestres de la Révolution n’ont pas enrichi l’apport initial du marquis en matière de livres d’heures. La politique d’enrichissement de l’établissement ne cible pas, ni au xixe siècle, ni au siècle suivant, ces documents, s’orientant plutôt vers les archives et œuvres littéraires. À la Bibliothèque successivement royale, nationale, impériale et à nouveau nationale, des logiques plus complexes se sont entrecroisées. La chronologie et les modalités d’entrée 204 D’après l’instrument de recherche BnF-Archives et Manuscrits (archivesetmanuscrits.bnf.fr). 205 Rubrique tenue par Léopold Delisle (1871-1874), puis Henri Omont (1891-1931), Philippe Lauer (1932-1940), Jean Porcher (1941-1945), Solange Solente (1946-1957), puis de manière anonyme. Il manque les années 1875-1891. 206 H. Martin, Catalogue des manuscrits de la bibliothèque de l’Arsenal, Paris, Plon, 1899, t. VIII, p. 228-229.
le temps des collectionneurs Document 4.3 : Modalités d’entrée des livres d’heures à la Bibliothèque nationale
Avant 1645 1646-1718 1719-1740 1741-1783 1784-1790 1791-1802 1803-1860 1861-1975 1976-2018
Dons
Acquisitions
Séquestres et dépôts
48 5 6 0 0 0 62 6
3 62 2 7 0 12 10 20
0 0 0 0 89 0 3 0
Cumul 12 63 130 138 145 234 246 321 347
des manuscrits sont connues pour 347 volumes, soit 87% de l’ensemble, ce qui paraît tout à fait représentatif. Le mouvement des dons et des acquisitions suggère une chronologie inégale, qui épouse en partie celle de l’appréciation bibliophilique des livres d’heures à partir des années 1760 (Doc. 4.3). Au moment de la rédaction du catalogue de la Bibliothèque du Roi en 1645 par les frères Dupuy, on y décompte 12 livres d’heures manuscrits, entrés par des voies indéterminées. Le règne de Louis XIV est propice aux dons, qui affluent vers la bibliothèque. Grâce au seul Philippe de Béthune, ce sont 26 livres d’heures qui entrent en 1658, parmi lesquels les « Heures d’Anne de Bretagne, reyne de France, femme des roys Charles VIII et Louis XII » (no 43) et celles de Charles de Bourbon (no 48)207. La convention de transfert de manuscrits de Mazarin vers la bibliothèque du Roi en 1668 en ajoute cinq, puis, en 1700, l’archevêque de Reims Le Tellier donne en 1700 l’ensemble de ses manuscrits, dont deux Heures latines (no 138 et 139) de 200 ans environ, les secondes « cum figuris elegantibus »208. Cette première période est difficile à interpréter. Le nombre de livres d’heures possédés par Béthune laisse entrevoir une « collection » orientée vers les manuscrits à peintures, ce qui est, on l’a vu, très marginal au début du xviie siècle, et ce n’est par ailleurs pas le seul centre d’intérêt du duc, qui collectionne aussi les bronzes, les statues, les tableaux, etc. En outre, ces transferts ne visent pas les livres d’heures, mais des ensembles savants et surtout archivistiques de première importance. L’arrivée de ces manuscrits paraît donc accidentelle. À partir de 1719, la politique d’enrichissement de la Bibliothèque du Roi change ; elle renforce cette vocation archivistique d’agrégation de grands ensembles documentaires produits par les grands commis du royaume, et l’État s’avère prêt à débourser des sommes importantes pour y parvenir. Dans les négociations, les « manuscrits », qui sont le plus souvent des archives, sont traités d’un seul bloc à la demande du collectionneur ou de ses héritiers, à la fois pour simplifier les démarches et aussi parce que la distinction
207 H. Omont, op. cit., t. IV. 208 Ibid. Voir aussi Bibliotheca Tellariana sive catalogus librorum bibliotheca Caroli Mauritii le Tellier archiepiscopi ducis Remensis, Paris, Ex typ. Reg., 1693.
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entre ces deux réalités documentaires est encore artificielle dans la première moitié du xviiie siècle209. Les tractations pour faire entrer les collections de Baluze, de Colbert ou de Noailles ne visent pas les manuscrits à peintures, mais les documents politiques, historiques, fiscaux et juridiques assemblés par ces individus au fil de leur carrière. Trente mille livres tournois sont ainsi déboursées pour l’acquisition des manuscrits de Baluze, transférés à la bibliothèque en 1719210, et cent mille écus pour ceux de Colbert en 1732. Même s’ils ne sont pas visés, les livres d’heures entrent en nombre : 11 dans les collections de Baluze, 37 dans celles de Colbert, 11 encore dans les collections du maréchal de Noailles en 1740. En somme, ces indications renseignent plus sur un commencement d’intérêt des élites pour les livres d’heures au tournant des xviie et xviiie siècles, à l’instar du chancelier Séguier, que sur une active politique d’acquisition de la Bibliothèque du Roi dans le domaine des manuscrits à peintures. Dons et acquisitions s’éteignent ensuite entre les années 1740 et 1770 ; quelques documents entrent accidentellement dans la bibliothèque, par exemple deux livres d’heures dans la succession tardive de l’évêque d’Avranches Pierre-Daniel Huet (1630-1721), qui avait d’abord légué sa bibliothèque aux jésuites de Paris. À la fermeture de l’établissement en 1762, les documents étaient retournés aux héritiers de l’évêque, et Charcigné, neveu de l’évêque, les donne à la Bibliothèque du Roi en 1764. Il s’y trouve deux livres d’heures. Jusqu’à cette date, ainsi, l’institution joue un rôle ambigu dans la redécouverte des livres de prière du Moyen Âge. Sans du tout y manifester d’intérêt, elle confisque dans les collections d’État près de 150 recueils, soustraits à la curiosité des collectionneurs qui, vers le milieu du siècle, commencent à s’y intéresser. À partir des années 1780, l’État se positionne sur le marché des manuscrits précieux, avec un certain retard par rapport aux collectionneurs, actifs sur ce terrain depuis plus de dix ans. Il est présent aux ventes La Vallière (1783) et Heiss (1785), emportant sept livres d’heures parmi de nombreux autres livres. Pressentant ce changement, les libraires se positionnent en interlocuteurs de la Bibliothèque du Roi. De Bure aîné écrit ainsi aux commis de l’institution, le 27 novembre 1784 : J’ai l’honneur de vous envoier cy inclus la première feuille du catalogue de M. le Baron d’Heiss [effectivement annexé à la lettre] […]. Vous y verrés, Monsieur, au no 16 la description des Heures du duc d’Alençon et aux no 27 et 28, celle des Heures du Marquis de Bade. Il est à désirer, Monsieur, que vous fassiés faire l’acquisition de ces Heures uniques, pour Sa Majesté car il n’y a rien dans ce genre qui lui soit comparable211. La Révolution interrompt ce mouvement. Les confiscations opérées dans les collections monastiques et nobiliaires entre 1791 et 1795 rapportent aux collections nationales 88 livres d’heures, prélevés chez les cordeliers, jacobins, bénédictins des Blancs-Manteaux et de Saint-Germain, à Versailles et rarement, chez les émigrés. Quatre recueils seulement arrivent par cette voie, venant tous de la bibliothèque de la famille Planelli de Maubec
209 E. Chapron, « The ‘Supplement to All Archives’: the Bibliothèque Royale of Paris in the Eighteenth-Century », Storia della storiografia, 68-2 (2015), p. 53-68. 210 L. Auvray, « La Collection Baluze à la Bibliothèque nationale », Bibliothèque de l’École des Chartes, 81 (1920), p. 93-174. 211 Paris, BnF, Département des manuscrits, Archives d’Ancien Régime, 66, fol. 144.
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mise sous séquestre en 1794212, ce qui confirme le fait que les aristocrates, à la fin de l’Ancien Régime, se sont dessaisis de leurs manuscrits au profit des robins et de la bourgeoisie. Le livre d’heures, du reste, n’est pas un objet conventuel, ou fort peu. Le cas de Saint-Germain-des-Prés, haut lieu de l’érudition parisienne depuis le dernier tiers du xviie siècle, est un peu particulier. Les bénédictins ont su attirer les libéralités, dont celle de l’évêque Henri-Charles du Cambout de Coislin (1665-1732), aumônier du roi avant ses prises de positions jansénistes, évêque de Metz et académicien. Héritier des collections du chancelier Séguier, il rassemble une bibliothèque remarquable, laissée en grande partie aux bénédictins de Paris. Parmi les cinquante livres d’heures entrés à la Bibliothèque nationale en 1791 dans les collections de Saint-Germain, 35 portent l’ex-libris du prélat, peut-être sensibilisé à l’enluminure par Séguier. Là encore, ces apports ne relèvent pas d’une démarche active à l’égard des livres d’heures, apparentés aux croyances et aux pratiques que les révolutionnaires cherchent précisément à éradiquer. Les débats naissants sur le patrimoine, et la masse des documents à traiter, ont épargné aux livres d’heures et autres manuscrits religieux le mépris qu’on constate ailleurs pour la littérature dévote, que son support soit ancien ou non. Il est plus intéressant de souligner trois apports, quoique marginaux. L’administration de Lyon, alors nommée Ville-Affranchie, envoie en juin-juillet 1794 à Paris quatre livres d’heures prélevés dans les séquestres des communautés religieuses de la ville, au terme d’une négociation visant à rassembler à Paris les pièces exceptionnelles repérées dans les dépôts provinciaux213. Dans le même ordre d’idée, Maugérard (1735-1815), personnage douteux commerçant incunables et manuscrits entre Meuse et Rhin et participant à ce mouvement centralisateur parisien, envoie en 1802 à la Bibliothèque un livre d’heures à l’usage de Metz prélevé dans le trésor de la cathédrale de la cité lorraine214. D’Italie arrivent aussi des caisses de manuscrits au fur et à mesure de l’avancée de l’armée française dans la péninsule. En 1797, ainsi, 44 manuscrits provenant du cabinet du pape Pie VI sont expédiés à Paris, parmi lesquels un livre d’heures215. Ces éléments, sans doute minoritaires dans l’ensemble des saisies de manuscrits en France et en Europe, sont toutefois révélateurs d’une nouvelle appréciation des livres d’heures hors du petit monde de la bibliophilie parisienne d’Ancien Régime. Les séquestres portent aussi sur les collections du roi à Versailles, et on y trouve quatre livres d’heures royaux216, faits pour Anne de Bretagne, Louis XII et Louis XIV. À partir de l’Empire, et jusqu’en 1860, les entrées de livres d’heures sont rares et toujours le fait d’acquisitions, signe d’un effort de positionnement de la bibliothèque dans la quête généralisée de livres d’heures. Sans qu’on puisse le mesurer avec autant de précision, l’effort a sans doute porté plutôt sur les incunables et les imprimés sur vélin. Sous l’Empire, on voit arriver quelques recueils après différentes ventes publiques : des Heures de Louise de Savoie, restées dans les collections royales jusqu’à Louis XIV au moins, puis inexplicablement arrivées entre les mains de la famille Papillon de La Ferté, sont achetées en 1803 auprès du
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Paris, BnF, ms. lat. 10549, 10559, 10560, 10561. Voir Département des Manuscrits, Archives Modernes 494. Paris, BnF, ms. lat. 10558, 10543, 10548, 10563, Voir Département des manuscrits, Archives modernes, 493bis, fol. 109. Paris, BnF, ms. lat. 10533, Voir Lat. 17173, fol. 270. Paris, BnF, ms. lat. 10553 ; Voir département des Manuscrits, Archives Modernes 492, registre des acquisitions du département des Manuscrits an II-an XIV (1793-1805), fol. 48v. 216 Paris, BnF, ms. lat. 9474, 9476, 9477, 10539.
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« citoyen Papillon », sans doute Louis-Victoire-Xavier Papillon de La Ferté217. À la vente Duchesne, en 1807, sont acquises des « Horae diurnae. Volume petit in 4o couvert de velours bleu-noir usé, orné de miniatures »218. Dans les années 1820 encore, l’intérêt de la Bibliothèque royale est constant : à la vente Chardin administrée par De Bure, est acheté un « Livre de prières ou diurnal, en latin, en forme de cœur, dont la couverture est ornée de chaque côté des armes de Béthune, ms. in 8o, sous le titre d’Horae cum calendario »219. Les Heures dites de Frédéric d’Aragon sont acquises en 1828 auprès du collectionneur anglais Fergusson, pour 1000 francs, avec quatre autres manuscrits220. La même année, la Bibliothèque est en lice à la vente Durette, le 1er décembre, et acquiert des « Heures de la Vierge, ms. sur vélin avec 13 vignettes et beaucoup d’encadrements rehaussés en or » (lot 21) pour 60 francs, compris un livre imprimé. À partir de 1830, et jusqu’au début de la Troisième République, on ne relève plus aucune entrée de livres d’heures. Ce fait est peut-être imputable à l’augmentation des prix sensible dès 1850, à laquelle le budget de la bibliothèque ne permet peut-être pas de répondre. Cette difficulté d’acquérir, quelle qu’en soit la raison, est compensée à partir de 1870 par un massif mouvement de dons, contribuant inégalement à augmenter l’ensemble des livres d’heures manuscrits de la Bibliothèque nationale. Ce sont la baronne Davilliers en 1886, un certain Torcy, dijonnais, en 1903, Maurice Audéoud en 1909, Smith-Lesouef en 1913 (16 livres d’heures). Le mouvement reprend de plus belle après la guerre, avec l’américaine Susan Dwight Bliss en 1928, Mme des Vergers en 1935, les Rothschild en 1947 (12 manuscrits), le comte de Boisrouvray en 1961 (16), composant une nouvelle strate dans les collections. Ce mouvement s’éteint au début des années 1970. En revanche, durant la longue période où François Avril, spécialiste de la miniature française de la fin du Moyen Âge, travaille au département des manuscrits (1967-2003), un effort renouvelé d’acquisitions est produit : 19 livres d’heures sont acquis sur les grandes places marchandes de la bibliophilie, Paris, Londres et New York. Au moment où le marché se stabilise, et tandis que l’État se dote progressivement de cadres règlementaires et financiers propres à soutenir les acquisitions exceptionnelles221, la bibliothèque redevient donc un interlocuteur important des salles des ventes. Au terme de ce mouvement, la Bibliothèque nationale a rendus inaliénables près de 400 livres d’heures. Cette opération, qui témoigne d’une prise de conscience très progressive du statut précieux des manuscrits à peintures, accompagne et renforce les modalités de la distribution, entre musées et bibliothèques, des pièces témoignant de l’art de l’enluminure. Au Louvre, « pendant » de la Bibliothèque nationale pour les objets d’art, les miniatures paraissent d’abord naturellement exclues du périmètre de collecte du musée. C’est sous le Second Empire que l’ambiguïté s’installe222. D’abord, avec l’installation en son sein du
217 Paris, BnF, ms. lat. 9473. 218 Paris, BnF, ms. lat. 10529. Voir Département des Manuscrits, Archives Modernes 492bis, registre des acquisitions du département des Manuscrits 1806-1820, fol. 20. 219 Paris, BnF, ms. lat. 10536. Voir Département des Manuscrits, Archives Modernes 492ter, registre des acquisitions du département des Manuscrits 1821-1830, fol. 142-143. 220 Paris, BnF, ms. lat. 10532, Voir Département des Manuscrits, Archives modernes, no 492ter, fol. 206. 221 Voir chapitre 6. 222 D. Cordellier, « Note sur la formation de la collection », in Fr. Avril, D. Cordellier et N. Reynaud (éd.), Les Enluminures du Louvre. Moyen Âge et Renaissance, Paris, Musée de Louvre, 2011, p. 11-19. Voir aussi Les Donateurs du Louvre, Paris, Éd. de la Réunion des musées nationaux, 1989.
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Musée des Souverains par Louis Napoléon Bonaparte en 1852, rassemblant des objets dispersés entre le Garde-meuble, le musée d’Artillerie et la Bibliothèque nationale. Onze manuscrits passent de la Bibliothèque au Musée, dont les Heures d’Anne de Bretagne et celles d’Henri II. Ils ne font le chemin inverse qu’à la suppression du Musée des Souverains en 1872. Mais pendant ces vingt années, deux conservateurs du Louvre fortement associés à cette entreprise se sont pris de passion pour les enluminures. On a déjà parlé de Sauvageot, dont les collections firent des envieux jusqu’à Orleans House, demeure anglaise du duc d’Aumale. Le comte Horace de Viel-Castel, homme de lettres et amateur d’art, collectionne les miniatures, de préférence précoces, celles du premier âge gothique, mais aussi occasionnellement plus tardives. Sa collection est principalement fondée sur des fragments de manuscrits. Il en fait don au Louvre en 1854. Cette donation, suivie de celle des enluminures de Sauvageot en 1856, donne une inflexion inattendue aux collections du Louvre et brouille définitivement la frontière entre les deux institutions publiques. La présence de Paul Durrieu au Louvre, chartiste spécialiste de la peinture aux xive et xve siècles, a fait le reste. Il fait notamment acheter au Louvre un feuillet des Heures d’Etienne Chevalier représentant saint Martin partageant son manteau. La principale ligne de partage, on l’a déjà souligné, consiste dans la conservation, en bibliothèque, de manuscrits complets ou presque, et en musée, de feuillets découpés. Les donateurs au Louvre deviennent plus nombreux à la fin du xixe siècle, tel Jules Maciet, dont les libéralités s’étendent certes à la Bibliothèque nationale, mais qui préfère confier les quatre feuillets des Très belles Heures de Notre-Dame de Jean de Berry au Louvre. Cette donation montre que cette répartition entre musées et bibliothèques relève avant tout d’une perception de collectionneurs, plus que du statut des établissements. À une toute autre échelle, la ventilation des collections des Rothschild entre le Louvre et la Bibliothèque nationale au cours du xxe siècle montre aussi que la différence entre musée et bibliothèque est d’abord affaire de sensibilité. Si Henri de Rothschild préfère la Bibliothèque pour pérenniser la collection de son père James en 1957, Edmond, avant lui, avait donné ses manuscrits et enluminures au Louvre, y compris des livres d’heures imprimés et enluminés par Jean Pichore. Ces dons deviennent rares après 1940. En somme, la chronologie des entrées d’enluminures au Louvre suit d’assez près celle des dons à la Bibliothèque nationale. Les mêmes générations de collectionneurs partagent donc visiblement les mêmes valeurs, mais ont une perception différente des missions des institutions culturelles publiques. Il convient donc de s’interroger sur les intentions sous-jacentes au geste du don. Donner ses livres (d’heures) : le sens d’un geste
Si le don de collections de manuscrits, sous l’Ancien Régime, relève du désir de pérennisation d’un bien privé et d’un ultime témoignage de fidélité et de service au prince, les choses changent au xixe siècle. Devenu objet d’exception, le livre d’heures mérite aussi un geste d’exception. Le geste peut être occasionnellement rattaché à une logique toute personnelle et intéressée. Compte-tenu des dénonciations littéraires et journalistiques dont fait l’objet le collectionnisme au xixe siècle, il n’est pas impossible que les financiers et industriels, c’est-à-dire ceux-là même qui incarnent cette ambiguïté de l’œuvre d’art, objet marchand qui confère un statut, aient justement préféré donné leurs collections
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pour se racheter en quelque sorte et situer leur collection dans l’ordre du bien commun. Le don fait du collectionneur un mécène, et non plus seulement un individu replié sur son bien, convertissant sa fortune en objets d’art. Plus généralement, le fait de donner ses livres les plus précieux revient à se substituer au discernement de l’État et de ses agents pour décréter le rare, l’ancien, le précieux, quand même il y a consensus autour de ces valeurs. La collection porte à ce titre une dynamique prospective : le collectionneur anticipe aujourd’hui ce qui intéressera toute la société demain. Krzysztof Pomian l’a montré pour les musées223, c’est vrai aussi pour la part la plus précieuse des bibliothèques. En passant d’un statut privé à un statut public, le livre devient un instrument de négociation et de reconnaissance de ce qui fera ensuite patrimoine à l’échelle nationale224. Or, la collection qui fait l’objet de la donation est toujours, ou presque, précédée par une réputation flatteuse, mettant l’État dans l’obligation de l’accepter. Différents procédés de publicité autour des collections montrent que l’intention du don va avec un besoin de reconnaissance. Les frères Dutuit, qui ont légué leurs livres et œuvres d’art à la Ville de Paris, fondant ainsi le noyau du Petit Palais, ont fait montre avant cette donation d’un sens certain de la mise en scène. Leurs collections ont été exposées à plusieurs reprises de leur vivant, au Palais de l’industrie par l’Union centrale des Beaux-Arts en 1869 (68 ouvrages), à l’Exposition universelle de 1878, à l’Exposition de l’Union centrale de 1882 (91 ouvrages). En 1899, le catalogue de leurs livres et manuscrits édité avec la complicité d’E. Rahir confirme ce désir de publicité. Ce catalogue n’est pas seulement un outil de travail, comme tous ceux de son espèce, c’est un véritable monument, par son poids et ses dimensions (45 par 30 cm), mais aussi par le luxe de sa confection. Il comprend des reproductions, certaines en couleur, notamment pour les livres d’heures manuscrits et incunables. Texte et images prennent place dans une économie de la page qui s’inspire du livre ancien, avec des fausses réglures rouges225. L’ouvrage doit rendre visible et désirable la collection, et constituer son exposition pérenne, avant même le transfert à la ville de Paris. Une troisième raison de donner ses livres d’heures à la Bibliothèque nationale tient à la reconnaissance de l’institution comme membre à part entière de la sociabilité bibliophilique. Un livre d’heures d’Anne de Bretagne a ainsi été donné en 1935 « par Hélène Des Vergers, marquise de Toulongeon, en souvenir de madame Des Vergers, née Firmin-Didot, Gaston Noël Des Vergers, Ambroise Firmin-Didot »226. En 1989 encore, Maurice de Charnacé offre des Heures à l’usage de Paris à la Bibliothèque nationale en mémoire de son grandpère le comte Paul Durrieu227. Dans ce contexte, il s’agit de rattacher la figure de l’érudit amateur de livres à l’institution par excellence qui a pour vocation de conserver les livres : les donateurs ou leurs descendants admettent donc l’existence d’un « trésor » protégé par l’État en vue du bien commun, et cherchent à y rapporter leur propre trajectoire bibliophilique. La situation du legs Smith-Lesouef se rattache probablement à cette vision de la bibliothèque. Auguste Lesouef (1829-1906) avait entassé d’importantes collections
223 K. Pomian, « Collection : une typologie historique », Romantisme, 112 (2001), p. 9-22. 224 H. Roued-Cunnliffe, « Collection building amongst heritage amateurs », Collection Building, 36-3 (2017), p. 108-114. 225 La collection Dutuit : livres et manuscrits, Paris, Damascène Morgand, 1899. 226 Paris, BnF, nouv. acq. lat. 3027. 227 Paris, BnF, nouv. acq. lat. 3203.
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d’imprimés, de manuscrits, d’estampes, de dessins et d’objets d’art. Il ne semble pas qu’il ait pris de dispositions particulières mais à son décès sa sœur et ses nièces, ainsi que l’époux de l’une d’elle, Pierre Champion, figure importante de l’édition érudite, donnent les collections à l’État en 1913 et dressent même un catalogue des manuscrits228. Ceux-ci sont rapidement acheminés vers Paris mais les autres ensembles patientent jusqu’en 1940 pour être transférés. Une ultime raison de donner relève d’une forme de patriotisme. Petit à petit, et particulièrement sous la Troisième république, la Bibliothèque nationale est identifiée comme le creuset d’une mémoire nationale, de l’érudition européenne et tout simplement comme l’ensemble le plus imposant de manuscrits qui soit en Europe. Il est en réalité assez difficile de se prononcer sur l’inflexion patriotique des dons, d’abord parce que les donateurs restent très secrets sur leurs motivations, ensuite parce que c’est du côté du récepteur et de l’interprétation du don qu’est mis en exergue ce possible patriotisme. Jean Porcher se réjouit ainsi, en 1961, en énumérant les livres d’heures donnés par la veuve du comte de Boisrouvray : Presque tous ces volumes, d’origine française en majorité, viennent de collections étrangères et nous les retrouvons après parfois de longues absences. Saluons ces retours, trop rares pour bien des raisons : car s’il est bon que des pièces de qualité s’en aillent porter au loin le renom français, mieux vaut encore contribuer à la reconstitution d’un capital que les siècles ont entamé de façon sévère. Dans le cas présent ces retours ne sont pas dus au hasard, aux occasions qui s’offrent de par le monde : ils résultent d’une politique délibérée229. En rappelant que la Bibliothèque nationale a pour vocation de rassembler les émanations les plus prestigieuses des savoir-faire français, il laisse aussi entendre une convergence de vues entre la famille du collectionneur et la Bibliothèque sur ce point. Si ce patriotisme ne peut être démontré, le geste du don s’y rattache tout de même, et ce pour deux raisons. À un premier niveau, le don est un acte patriotique en ce qu’il conforte la bibliothèque dans sa mission, excluant donc toute concurrence entre l’État et les collectionneurs sur le marché du livre et du manuscrit. L’intensification de cette pratique sous la Troisième République tend justement à montrer l’adhésion des élites au régime et aux institutions qui en émanent. Les dons montrent aussi la possibilité de réconcilier les Français autour d’une histoire glorieuse, comme s’y emploient au même moment l’école publique et l’historiographie. Les donateurs du Louvre se situent souvent dans cette logique230, et on peut soupçonner des valeurs semblables chez les donateurs de la Bibliothèque nationale. À une exception près, et non des moindres : le duc d’Aumale, léguant le domaine de Chantilly et tout ce qu’il contient à l’Institut de France plutôt qu’à tout autre corps ou institution d’État, s’en justifie en soulignant que ce « monument complet et varié de l’art
228 P. Champion et S. de Ricci, Inventaire sommaire des manuscrits anciens de la Bibliothèque Smith-Lesouëf à Nogentsur-Marne, Paris, Lib. H. Champion, 1930. 229 Manuscrits à peintures offerts à la Bibliothèque nationale par le comte Guy du Boisrouvray, catalogue par J. Porcher, Paris, 1961. 230 V. Long, « Les collectionneurs d’œuvres d’art et la donation au musée à la fin du xixe siècle : l’exemple du Musée du Louvre », Romantisme, 112 (2001), p. 45-54.
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français dans toutes ses branches et de l’histoire de ma patrie à des époques de gloire » doit être géré par un organisme « qui, sans se soustraire aux transformations inévitables des sociétés, échappe à l’esprit de faction, comme aux secousses trop brusques, conservant son indépendance au milieu des fluctuations politiques. »231 Ayant vécu dans la douleur les changements de régime et le renoncement aux espoirs légitimistes, il ne donne pas sa confiance aux institutions de l’État et préfère s’en remettre à un corps d’Ancien Régime qui a prouvé sa capacité à surmonter les vicissitudes politiques. Sa décision permet aussi de protéger pour l’éternité l’ordonnancement de la collection dans son écrin. Il ne faut toutefois pas être dupe des négociations autour des dons. Quand on peut les documenter et les faire sortir des discours feutrés officiels, la réalité paraît plus complexe. Le cas des Très belles Heures de Notre-Dame, passées de la collection de Maurice de Rothschild (1881-1957) au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale en 1957232, montre les deux faces de cette négociation. Le baron de Rothschild avait été spolié de ses collections d’art pendant la Seconde Guerre mondiale. Les opérations de restitutions lancées après l’armistice lui avaient ensuite permis, en 1948, de recouvrer la quasi-totalité de ses biens. Seules manquaient à l’appel les Très belles Heures. Elles sont retrouvées en 1956 et restituées à leur propriétaire. La Bibliothèque nationale, et particulièrement Jean Porcher (1892-1966) alors conservateur du Département des manuscrits, l’avaient particulièrement aidé dans ses démarches et réclamations. Avec, peut-être, une arrière-pensée. Julien Cain (1887-1974) profite de sa correspondance avec lui et de leur proximité à l’Institut de France, où ils siègent tous deux, pour entretenir le baron dans l’idée d’un don à la Bibliothèque nationale. Jean Porcher écrit fébrilement à l’administrateur général, le 14 décembre, à 16h : Je viens de recevoir un coup de téléphone de Maurice de Rothschild, de Genève : il donne à la BN les Très belles Heures de Jean de Berry. Les papiers nécessaires seront adressés dès aujourd’hui à Genève. Je pense que le manuscrit sera chez nous dès lundi. C’est là une acquisition magnifique, et je ne doute pas que la conversation que vous avez eue dernièrement n’ait été déterminante dans ce geste inattendu233. « Geste inattendu » : cette formule laisse entendre que malgré les démarches de Julien Cain, le vieux baron réservait sa réponse. Le manuscrit a visiblement été extorqué à son propriétaire. Le 26 décembre, un chef de service de la Conservation des Musées de France écrit à Julien Cain : Le geste princier que vient de faire le Baron Maurice de Rothschild en faveur de la Bibliothèque m’a donné l’occasion d’évoquer avec Monsieur Porcher la conversation que j’avais eue avec le donateur il y a deux ans. La fidélité de celui-ci dans sa parole a peut-être à mes yeux presque autant d’importance que son magnifique présent. Vous connaissez les difficultés que nous avons eues avec lui, les espoirs aussi que, pour ma part, je conserve et que je continue d’entretenir. S’il était conforme à vos vues de donner 231 E. Toullet, « La Donation de la Bibliothèque du château de Chantilly à l’Institut de France », in R. Mouren (éd.), « Je lègue ma bibliothèque à … ». Dons et legs dans les bibliothèques publiques, Arles, Atelier Perrousseaux, 2010, p. 141-155. 232 Paris, BnF, nouv. acq. lat. 3093. 233 Paris, BnF, Mission Archives, E46/b157 : don d’un livre d’heures par Maurice de Rothschild (1956-1957).
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un certain éclat au geste qu’il vient de faire, notamment dans la presse, et de rappeler à cette occasion ce que bibliothèques et musées doivent au mécénat de sa famille, les conséquences dépasseraient peut-être nos prévisions234. Le don est ainsi le résultat d’une forme de manipulation : en flattant Maurice de Rothschild, en lui promettant une grande publicité autour de son geste afin d’entretenir la mythologie familiale, les équipements culturels français peuvent espérer des dons en chaîne alors même que les relations entre les Rothschild et le Louvre ne sont pas au beau fixe. Dès le 16 décembre, le Conseil d’administration de la bibliothèque valide ce don et le manuscrit arrive le lendemain à Paris. Un entrefilet paraît dans Le Monde quelques jours plus tard, « désolant de brièveté et d’inexactitude », mettant alors Jean Porcher dans l’inquiétude quant aux réactions du baron ; il négocie avec son administrateur une dépêche AFP, en argumentant : « Après des mois d’efforts patients et de diplomatie couronnés par le coup de grâce donné par vous à l’homme considéré par tous comme le plus difficile qui soit, après un succès inespéré qui permettait d’autres espoirs […] vous disiez justement qu’il fallait orchestrer avec grand soin la publicité de ce don ». La dépêche espérée est publiée le 19 décembre à 14h35 et met en avant « un manuscrit à peintures de valeur inestimable » dont les « admirables miniatures […] ont été attribuées aux plus grands maîtres de l’époque ». Des articles relaient l’information dans les jours suivants, dans Arts, Nouvelles littéraires (par Louis Réau), Le Berry Républicain, Le Lorrain, Paris Presse, L’Est Républicain, Le Provençal, Nice Matin, Le Figaro littéraire, Combat, L’Humanité, Connaissance des Arts. Une exposition est organisée du 10 janvier au 9 février 1957 et accompagnée d’une publication présentant 25 reproductions photographiques des miniatures. Cette exposition est mise au programme des Informations touristiques diffusées par le Ministère des Travaux Publics, des Transports et du Tourisme, le 10 janvier 1957, démarche assurant une publicité internationale au geste de Maurice de Rothschild. En septembre de la même année, le manuscrit est encore mis en avant pendant dix jours dans une vitrine à l’occasion du 23e conseil de la fédération internationale des associations de bibliothécaires. Le don est commémoré encore jusqu’en novembre 1957, lorsque les journaux annoncent le décès de Maurice de Rothschild. Cet exemple – et il y en eut sans doute d’autres – montre que le don ne résulte pas seulement du bon vouloir d’un donateur bienveillant et philanthrope. La bibliothèque assume une attitude prospective dans l’espoir d’éveiller l’idée d’un don, et vise explicitement des pièces connues dans le monde des collectionneurs, en espérant ainsi les soustraire aux ventes publiques. Les complicités entre institutions patrimoniales, les relations associatives, la mise en scène dans la presse sont autant d’éléments qui, sous prétexte de mettre en valeur un geste généreux et désintéressé, profite beaucoup à la bibliothèque destinataire et permet de poser les bases d’autres dons futurs. Ainsi, le don de livres d’heures en bibliothèque – ou au musée – n’est pas étranger à la construction de la figure du bibliophile d’élite, en donnant à cet acte une résonnance aussi efficace qu’un catalogue de vente. Il construit des accointances avec des institutions 234 Ibid.
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par ailleurs concurrentes sur le marché du livre rare, en construisant précisément en amont du don, puis au moment de celui-ci, les critères de la rareté. Il s’agit donc d’une étape essentielle dans le processus de patrimonialisation, celle où convergent les intérêts individuels et l’intérêt national dans le rassemblement d’objets possiblement emblématiques de l’histoire de la communauté. C’est toute la différence entre les 37 livres d’heures entrés un peu par hasard avec les portefeuilles d’archives de Colbert au moment où ces manuels de prières, désignés « gothiques », suscitaient le rejet, et les 16 manuscrits de Boisrouvray 240 ans plus tard, qui procèdent cette fois d’une logique de conservation et d’étude pour des biens considérés comme la quintessence de l’art de la fin du Moyen Âge. * Le livre d’heures s’est imposé comme un objet de collection, devenu progressivement parmi les plus discriminants dans les cercles de bibliophiles. La raison d’être, spirituelle et liturgique, de ces recueils s’est perdue ; ils sont progressivement rassemblés en séries signifiantes au sein de cabinets d’amateurs qui construisent sur ces collections un rapport plus collectif qu’il n’y paraît au passé : la fascination qu’inspire la culture aristocratique pour les robins du xviiie siècle ; l’exercice du pouvoir économique associé au mécénat artistique et religieux pour les industriels et banquiers du Second Empire et de la Troisième république ; la captation de l’héritage médiéval européen pour les riches collectionneurs américains au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce processus de mise en collection des livres d’heures a été très progressif. Il a d’abord fallu clarifier les contours et les définitions de l’objet désirable et faire aboutir une réflexion classificatoire, plus exclusive qu’inclusive, sur ces manuels de prière. Il en est résulté une mise à l’écart des livres d’heures modernes. Il a fallu, ensuite, nombre d’initiatives individuelles conjuguées en réflexes collectifs distinguant et légitimant tout à la fois des groupes sociaux changeants. Ceux-ci ont trouvé dans le livre d’heures un moyen de se tailler une part dans un imaginaire collectif en train de se recomposer autour du Moyen Âge. Il a fallu, aussi, l’action décisive de médiateurs, sans doute opportunistes mais bien informés sur l’offre et la demande : les libraires qui tentent de diriger les goûts des collectionneurs et d’affiner avec eux les critères de la rareté, dans une logique de séduction réciproque. Il a fallu, enfin, la mise en place d’espaces et d’instruments de reconnaissance entre-soi, pour structurer le champ social de la collection de livres d’heures, au moment décisif, les années 1860 à 1910, où ces derniers sont devenus l’élément discriminant par excellence d’une collection de livres rares. La mise en collection des livres d’heures reste en-deçà de la patrimonialisation, en ce qu’elle ne mobilise que des intérêts individuels, même organisés de manière associative. Elle constitue toutefois l’amorce de ce processus. D’abord, elle contribue, par la dissémination du livre, à sa visibilité. C’est d’autant plus important dans le cas du livre d’heures, qui présente des traits contradictoires. D’une part, par ses dimensions modestes et par sa vocation à être approprié individuellement et dans le for intérieur, il resterait sans cette dissémination un objet caché. D’autre part, parce qu’il a été dès l’origine un marqueur social fort, il est aussi dans sa nature de nourrir des postures culturelles et des hiérarchies de fortune. La bibliophilie fonctionne donc comme une instance de validation du caractère possiblement patrimonial du livre d’heures, en imposant les critères distinguant les objets dignes d’attention de ceux qui sont plus ordinaires. Ces critères, formels (reliure, vélin) ou
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esthétiques (qualité des miniatures et des xylogravures) ont été décisifs dans l’opération de dénaturation du livre d’heures, devenu un bibelot précieux et décoratif. On ne saurait trop insister sur le caractère essentiel de cette étape : à notre connaissance, il n’existe aucun objet en bibliothèque qui n’ait émergé comme relevant du patrimoine sans avoir d’abord suscité l’intérêt des collectionneurs privés. Qu’on songe, par exemple, aux fascicules de la bibliothèque bleue, aux enfantina, aux ephemera, aux manuels de cuisine235. La bibliophilie constitue une instance de vigilance collective, sous des dehors hautement individualistes, et d’expérimentation de la capacité d’un objet à absorber des valeurs communes, en même temps qu’évolue le récit national. Toutefois, à cette étape du processus de patrimonialisation, le livre d’heures se situe encore en dehors de l’histoire. Il ne fait pas l’objet d’une appréciation historique, mais seulement esthétique et symbolique. Mais précisément parce que les critères de la rareté sont formels et esthétiques, ils rencontrent (ce n’est pas un hasard), l’émergence de disciplines nouvelles, la bibliographie d’abord à la fin du xviiie siècle, puis la codicologie cent vingt ans plus tard, qui vont trouver dans le livre d’heures un objet à scruter, à comparer, à dater : en un mot, à expertiser à l’aide d’outils qui dépassent l’enjeu marchand auquel sont confrontés le libraire et le collectionneur.
235 F. Henryot (éd.), La Fabrique du patrimoine écrit : objets, acteurs, usages sociaux, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2019.
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Les bibliophiles restent des spécialistes autoproclamés même si des codes de reconnaissance existent entre eux et entre le groupe qu’ils constituent et le reste de la société. Avec eux, mais aussi en dehors d’eux, ce discours d’expertise s’est trouvé consolidé par l’apport de nouveaux énonciateurs. Toute une production savante a été engendrée par l’intérêt pour le livre d’heures né dans le courant du xviiie siècle. Il convient donc de déterminer dans quelle mesure cette expertise a contribué à modifier le statut du livre d’heures dans l’ordre des biens collectifs et individuels, en assurant aussi la certification et l’authentification des différents avatars apparaissant sur le marché ou conservé dans les bibliothèques publiques. La bibliographie rassemblée pour cet essai servira ici de corpus de textes participant de la réinterprétation du livre d’heures, à l’invitation de Jean Davallon à examiner les textes comme agents de patrimonialisation1, en particulier ceux qui relèvent des sciences de référence : la codicologie, la bibliographie, l’histoire du livre et l’histoire de l’art. Cette démarche fondée sur les textes autorise différentes approches. Elle peut révéler les principales étapes de l’historiographie des livres d’heures, jamais tentée à notre connaissance. Cette enquête serait intéressante en ce qu’elle mettrait en évidence les différents outils méthodologiques et conceptuels mis en œuvre pour scruter le livre d’heures, et ce que ces évolutions ont apporté à la construction d’un discours patrimonial. Mais il est probable que cette historiographie ne serait guère originale, au sens où il n’est pas judicieux d’isoler les livres de la prière privée de l’ensemble des documents manuscrits, incunables ou imprimés plus tardifs convoqués dans les études sur la miniature, la gravure sur bois, la liturgie, etc. Nombre de travaux croisent souvent le livre d’heures et d’autres types de documents appartenant au même vaste ensemble de la « religion écrite » singularisant le christianisme dès le Moyen Âge. Aussi, nous nous proposons plutôt d’étudier la participation de l’expertise scientifique à la patrimonialisation du livre d’heures d’un point de vue bibliométrique. Cette approche a le mérite de s’attacher plutôt au positionnement intellectuel et institutionnel des auteurs, aux réseaux qu’ils forment et au sein desquels s’élabore une histoire critique de l’objet et avant tout, son identification certaine, ce que la bibliophilie, on l’a vu, n’a pas vraiment permis. Pour ce faire, nous avons recensé les publications concernant les livres d’heures depuis la généralisation de la presse savante, c’est-à-dire depuis le xixe siècle, en interrogeant différents réservoirs bibliographiques2 dont l’hétérogénéité garantit l’élargissement maximal
1 J. Davallon, Le don du patrimoine. Une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris, Hermès, 2006, p. 19. 2 L’argument de recherche est « livre d’heures » et « livres d’heures », en expression exacte. L’occurrence de ces expressions dans le corps des publications, repérable dans Gallica par exemple, ne suffit pas à en faire le sujet principal de l’ouvrage. Nous n’avons pas tenu compte des notules de quelques lignes à deux pages, sans contenu
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du corpus. Les répertoires bibliographiques spécialisés ont fourni l’essentiel des références collectées : le Répertoire international de la littérature de l’art (RILA) couvrant les années 1975-1989 et la Bibliography of the History of Art (BHA) constituée de 1990 à 2007 à partir du dépouillement de 2000 revues disciplinaires3 ; et l’Annual Bibliography of the History of the Printed Book and Libraries (ABHB) publié entre 1973 et 2000 par la section Rare and precious books and documents de l’IFLA ; enfin la Bibliographie annuelle de l’histoire de France (BAHF) compilée sous l’égide du CNRS entre 1953 et 2010. Cette première moisson a été élargie dans un second temps à des catalogues généralistes : le CCFr qui additionne les ressources documentaires des bibliothèques municipales et spécialisées françaises de toutes tailles4, et le Catalogue général de la Bibliothèque nationale de France qui, au double titre du dépôt légal et de son effort de documentation encyclopédique, a rassemblé une masse considérable d’imprimés des xixe et xxe siècles5. Dans un troisième temps, nous avons interrogé des bases d’articles généralistes, dont la conception permet d’explorer des angles morts des dépouillements des bases spécialisées. Ainsi, l’espace dédié aux périodiques régionaux dans Gallica permet d’entrer dans des publications peu accessibles autrement6 ; le portail Persée donne accès à des archives de périodiques francophones sous forme numérisée7 tandis que le portail Jstor8 ouvre les mêmes perspectives pour les productions savantes d’outre-Manche et d’outre-Atlantique. La Bibliographie générale du CTHS pour les années 1887-19149 a permis de contrôler l’exhaustivité des références pour la fin du xixe siècle et la première moitié du xxe siècle. Les portails universitaires français et anglo-saxons recensant les thèses et mémoires universitaires10 ont élargi le corpus à la littérature grise. Ces investigations ont permis de recenser 591 titres. Ainsi menée, la recherche est à la fois trop précise et trop large. Trop précise car nous avons exclu les papiers dans lesquels le livre d’heures n’est pas le sujet central, ce qui a pour effet de surévaluer les études de cas et de laisser de côté les synthèses ou les travaux où le livre d’heures n’est qu’une source parmi d’autres. Bien sûr, les ouvrages généraux sur l’enluminure à la fin du Moyen Âge comportent de longs développements sur les livres d’heures et que ceux-ci servent, à titre de comparaison, à évaluer d’autres manuscrits produits à la même période. D’un point de vue géographique, et pour rester en cohérence avec notre ambition qui se limite aux démarches patrimoniales françaises, nous n’avons retenu que les références se rapportant à des livres d’heures français (quel que soit le lieu de leur conservation). C’est, du reste, la démarche suivie par les bibliographes de la BAHF. Il est
scientifique réel, résumant des communications publiques dans les académies savantes par exemple. Toutes les recherches effectuées dans les bases ci-dessous ont été contrôlées le 26 février 2021. 3 Ces deux bases, produites par le Getty Research Institute, sont en cours de fusion dans l’International bibliography of Art commercialisée par ProQuest. [En ligne] : https://primo.getty.edu/primo-explore/ search?vid=GRI&lang=en_US&fromRedirectFilter=true. 4 https://ccfr.bnf.fr/portailccfr/jsp/public/index.jsp?action=public_formsearch_patrimoine. 5 https://catalogue.bnf.fr/index.do. 6 https://gallica.bnf.fr/accueil/?mode=desktop. 7 https://www.persee.fr/. 8 https://www.jstor.org/. 9 R. de Lasteyrie, E. Lefèvre-Pontalis et al., Bibliographie générale des travaux historiques et archéologiques publiés par les sociétés savantes de la France, Paris, Imprimerie Nationale, 1887-1940. 10 Pour la France : www.theses.fr et le Système universitaire de documentation : http://sudoc.abes.fr; pour les ÉtatsUnis : Dissertation abstracts [En ligne] : https://dissexpress.proquest.com/search.html.
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toutefois évident que cette distinction est artificielle : les frontières ont changé de place à plusieurs reprises au cours des siècles entre la France, l’Italie, la Flandre et l’Empire, et par ailleurs, un artiste flamand peut aussi exercer à Paris, ou un artiste français peut travailler pour des clients anglais, comme le soulignent de nombreuses études contemporaines, insistant justement sur les influences culturelles dans l’art de l’enluminure11. Par ailleurs, un chercheur peut étudier tour à tour des livres d’heures français, flamands et germaniques sans que cela ne fasse rupture dans sa recherche. Malgré ces limites, le corpus ainsi rassemblé est suffisamment fourni pour permettre une approche à la fois chronologique et qualitative de l’expertise érudite qui entoure le livre d’heures, pour clarifier les circonstances de sa naissance et son évolution, et in fine, sa participation au processus de patrimonialisation de cet objet. Vue d’ensemble Ainsi constitué, ce corpus de 591 titres met en évidence quelques tendances fortes et structurelles dans la construction de ce discours savant. Il montre, d’abord, que la production scientifique et sa diffusion opèrent comme un nouveau filtre dans la définition commune du « livre d’heures » qui, partant de la communauté des chercheurs, est ensuite assimilée par la société. En effet, alors que les collectionneurs avaient éliminé de leurs quêtes les Heures modernes et néo-gothiques, les spécialistes ont rejeté l’incunable de leurs champs de recherche, puisqu’il ne représente que 8,5% des travaux (12% si l’on ajoute les publications qui comparent manuscrits et incunables) même si les études incunabulistes semblent se renouveler aujourd’hui (Fig. 5.1). En somme, au fil de la construction de ce discours savant, le livre d’heures n’est plus que médiéval, manuscrit et enluminé, c’est-à-dire un objet fortement stéréotypé et à ce titre, aisément identifiable. Le corpus éclaire, ensuite, les modalités de circulation des découvertes et des interprétations dont le livre d’heures fait l’objet (Fig. 5.2). La voie de prédilection de la communication scientifique est l’article, de 19 pages en moyenne, et ce de manière constante tout au long des deux siècles : 80% des références identifiées relèvent de ce type de publication, auquel s’identifie, depuis le xviiie siècle et la naissance de la presse savante, le « chercheur »12. Cette donnée est intéressante, car elle montre que le livre d’heures est bel et bien un objet de recherche scientifique, et non pas seulement de description bibliographique ou d’émerveillement artistique. L’article prend souvent la suite d’une identification ou d’une première expertise esquissée dans une notice dans un catalogue d’exposition, un catalogue de libraire ou une rubrique de revue destinée aux notes courtes par exemple,
11 M. W. Driver, « ‘Me fault faire’: French Makers of Manuscripts for English Patrons », in J. Wogan-Browne et al. (éd.), Language and Culture in Medieval Britain: The French of England, c. 1100-c. 1500, Suffolk-Rochester, York Medieval Press / Boydell Press, 2009, p. 420-443 ; M. Lalanne, « Nouvelles identifications concernant trois enluminures du livre d’heures de Claude d’Urfé (Rome, 1549, Huntington Library, San Marino, HM 1102) », Les Cahiers de l’École du Louvre, 6 (2015), [En ligne] : https://journals.openedition.org/cel/308. 12 Voir J. Peiffer et J.-P. Vittu, « Les journaux savants, formes de la communication et agents de la construction des savoirs (17e-18e siècles) », Dix-huitième siècle, 40 (2008), p. 281-300 ; D. A. Kronick, A History of scientific and technical periodicals, New York, Scarecrow, 1962 ; Ch. Bazerman, Shaping written knowledge: the genre and activity of the experimental article in science, Madison, University of Wisconsin Press, 1988.
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Figure 5.1 : Répartition des études sur les Heures selon la technique de fabrication du recueil (1820-2020).
Figure 5.2 : Origine géographique des auteurs des travaux érudits consacrés aux livres d’heures.
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modalités de communication propres à l’art et permettant de faire connaître de nouvelles découvertes en s’épargnant les délais d’une publication plus argumentée et contextualisée. L’importance des articles montre ensuite que les auteurs de ces publications scientifiques sont familiers et des pratiques formelles d’écriture dans le monde savant, et des moyens de diffuser leurs trouvailles et de discuter celles des autres : on est donc bien en présence d’érudits, quel que soit le périmètre de rayonnement de leur discours. Enfin, le caractère public de ces articles indique que le livre d’heures fait véritablement son entrée dans le monde savant, et s’ouvre aux débats, aux polémiques et aux réinterprétations. Le restant de la production savante relève de la monographie (14,7%) et de la littérature grise (3,8%). La première est problématique : si elle est, dans le monde des lettres, l’œuvre par excellence du chercheur, elle ne permet pas de suivre dans le détail l’actualité des découvertes et des querelles d’interprétation. Aussi est-elle progressivement délaissée, passant de 23% des publications relatives au livre d’heures au xixe siècle, à 12,3% au siècle suivant, tendance qui semble se confirmer aujourd’hui (10,7% des publications entre 2001 et 2018). Quant aux thèses et mémoires, à la diffusion nécessairement confidentielle, ils contiennent souvent les informations les plus novatrices, mais qui restent confinées aux cercles immédiats de l’étudiant, à moins qu’il ne publie son travail selon les voies de l’article ou de la monographie. Cette littérature grise, nécessairement sous-estimée ici puisqu’elle reste mal signalée, attire toutefois notre attention sur la diversité des approches du livre d’heures. Celui-ci se prête à l’analyse linguistique par ce qu’il dit de l’évolution de la langue française aux xve et xvie siècles13 ; à l’approche théologique autour des heures et de la spiritualisation du temps chrétien14 ; aux arts plastiques15, et enfin, de manière plus conventionnelle, à l’histoire et à l’histoire de l’art. L’ensemble de cette production est le fruit de travaux menés par des chercheurs très majoritairement français (60,2%), ou du monde anglophone (30,4%), les autres émanant du monde germanique, d’Europe de l’Est ou plus rarement, d’Italie (Fig. 5.2). La sous-représentation de l’Allemagne et des pays d’Europe du Sud tient aux modalités d’interrogation des catalogues à partir desquels nous avons construit ce corpus, qui s’intéresse aux livres d’heures français ; les chercheurs italiens se sont emparés des livres d’heures depuis une quinzaine d’années16 et les espagnols ne sont pas en reste17. Puisque les auteurs exercent sur les deux rives de l’Atlantique, tout en s’intéressant à un petit nombre de documents finalement, une continuité est relativement aisée à tracer dans le temps – articles qui se succèdent et se complètent sur un même manuscrit – et dans l’espace, lorsque des spécialistes étudient simultanément, ou presque, le même manuscrit. 13 P. Rezeau, Les prières aux saints en langue et dialectes d’oil dans les livres d’heures et de prières (xiiie-xvie s.), thèse de doctorat, Université de Strasbourg, 1980. 14 Par exemple : M. Lortie, La liturgie des Heures : une célébration sacramentelle et mystagogique, mémoire de master, Université catholique de Paris, 2014. 15 Par exemple : N. Fontanella, Réflexions poïétiques autour du Livre d’heures, comme motif et modèle de parcours pour une pratique plastique, mémoire de maîtrise, Université de Strasbourg, 1997. 16 F. Manzari, « Les livres d’heures en Italie : réception et diffusion d’un livre d’origine septentrionale », Gazette du livre médiéval, 45 (2004), p. 1-16. 17 A. D. Rodriguez, Libros de horas del siglo xv en la Biblioteca nacional, Madrid, Fundacion universitaria española, 1979 ; ead, « Libros de Horas de la corona de Castilla. Hacia un estado de la cuestión », Anales de Historia del Arte, 2000, p. 9-54 ; E. Colomer Amat, « Libros de horas impresos en España en el primer tercio del siglo xvi : Reseña de una edición perdida », Locus amoenus, 4 (1998), p. 127-135.
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Figure 5.3 : Répartition chronologique des études sur le livre d’heures (1820-2020).
Cette continuité implique l’existence de réseaux informels à des époques données, mais aussi de reconnaissances de filiations avec les érudits des générations précédentes. Ces parentés sont malgré tout limitées par le choix des canaux de publication, à l’audience souvent limitée aux communautés scientifiques locales et nationales. Plus d’une publication sur cinq (22,5%), toutes périodes confondues, a lieu dans une revue régionale à diffusion nécessairement limitée, du moins au moment de sa parution, la numérisation rétrospective des revues des sociétés savantes régionales ayant désormais aboli les frontières. Ce chiffre massif montre que l’érudition autour des livres d’heures est portée aussi bien par des cercles très réduits, quand même ils font appel aux meilleurs spécialistes, que par des structures de plus grande ampleur – laboratoires universitaires, institutions érudites comme l’Institut de France de ce côté de l’Atlantique ; gazettes des Musées et bibliothèques en Amérique du Nord qui s’imposent comme de véritables lieux de production et de diffusion de la connaissance. À l’inverse, les publications à rayonnement international (15,1%) sont finalement peu nombreuses. Ceci dit, on est surpris de constater que la littérature consacrée aux livres d’heures a très bien circulé dans l’espace, comme les livres d’heures eux-mêmes finalement. D’après les citations, les chercheurs américains ont eu accès aux notules de chercheurs français les plus difficiles à trouver, de même que les chercheurs français n’ignorent pas les publications anglo-saxonnes parues dans des revues à faible diffusion. Ce sont ces reconnaissances que l’on va reconstruire, en respectant la périodisation que met en évidence la répartition chronologique de ces publications. Celle-ci montre (Fig. 5.3) que l’intérêt scientifique pour le livre d’heures n’est guère antérieur à la Troisième République. Avant les années 1870, en effet, les publications sont rares et clairsemées dans le temps. On retrouve ici, avec un léger décalage, la rupture chronologique qui affecte aussi le monde des collectionneurs dans la seconde moitié du xixe siècle. Trois générations d’historiens s’emparent de ces recueils de prières et commencent à les étudier, mais la Première Guerre mondiale marque un coup d’arrêt à cette activité érudite, qui reste discrète
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jusqu’aux années 1970 environ, avant de connaître une progression spectaculaire, révélant un intérêt qui ne se dément pas à l’heure actuelle. Avant 1820 : préhistoire d’une recherche La première publication scientifique, au sens actuel du terme, a lieu en 1822 : la « Notice sur les anciens livres d’heures » est le fait de Frédéric Pluquet (1781-1834) historien local, pharmacien puis libraire, bibliophile et membre de la Société des antiquaires de Normandie. Il esquisse en 29 pages une histoire très générale des livres d’heures. Cette date paraît tardive ; l’auteur met son article en relation avec l’intérêt naissant pour l’architecture médiévale, estimant qu’il n’est pas moins intéressant de se pencher sur les livres d’heures et sur les modalités de la prière au Moyen Âge. Le parallèle est intéressant car les miniatures des livres d’heures reposent souvent sur des procédés architecturaux (ogives, portiques…) qui lient science du bâtiment et peinture religieuse. Pluquet fournit ainsi une première explication de la naissance d’une science critique du livre d’heures, enracinée dans la redécouverte du Moyen Âge et de ses vestiges, dans un mouvement naissant qui se renforce dans les années 1830. Mais cette publication n’est guère significative : elle est à la fois très isolée, la suivante ne paraissant que vingt ans plus tard, en 1841, et très éloignée chronologiquement des débuts du collectionnisme en matière de livres d’heures. Cette première étrangeté mérite d’être éclaircie. On a beau chercher, en effet, on trouve peu, voire pas, de publications relatives aux livres d’heures avant les années 1820, hormis quelques notules éparses sous l’Ancien Régime, mais tellement rares qu’elles confirment plutôt le désintérêt des savants pour le Moyen Âge constaté tout au long de l’âge moderne. Ces notules ont été rendues publiques selon des modalités propres à la communication scientifique du siècle des Lumières. Ces procédures de « publication » – le mot est impropre, on va le voir – confinent encore ces réflexions sur l’historicité du livre d’heures dans des cercles très réduits. Avant même Gaignières, le polymathe Nicolas-Claude Fabri de Peiresc (1580-1637) semble s’être intéressé épisodiquement aux livres d’heures, dans une logique archéologique. Ses épais Mémoires pour la vie de saint Louis comprennent une « Description des figures d’enluminure mises au commencement de chascune des heures de l’office de St Louis… » à partir de relevés dans les Heures de Jeanne de Navarre, effectués vraisemblablement en 1621, grâce à la complaisance des clarisses de Lourcines qui possédaient alors le manuscrit, et à l’aide de Charles du Lys, ancien conseiller d’Henri IV et surtout l’un des premiers historiens de Jeanne d’Arc18. Les deux érudits trouvent donc un point de connivence autour du xve siècle et de la figure johannique, à laquelle Peiresc a également consacré quelques pages. C’est au titre des armoiries qu’il étudie aussi un livre d’heures imprimé en 1488, dans le cadre d’une étude plus générale sur l’héraldique19. Le cas de Peiresc est trop isolé pour qu’on décèle à travers sa démarche un intérêt généralisé pour les livres d’heures, et
18 Carpentras, BM, ms. 1779 ; dans le livre d’heures (BnF nouv. acq. lat. 3145), le savant provençal a porté une note manuscrite au fol. 2. Sur Peiresc et ses pratiques documentaires, voir P. N. Miller, Peiresc’s Europe: learning and virtue in the seventeenth century, New Heaven, Yale UP, 2000. 19 Carpentras, BM, ms. 1771.
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ceux-ci comptent pour peu de chose dans l’ensemble gigantesque des sources mobilisées par le savant provençal. Un siècle plus tard, Jean-Gabriel Petit de Montempuys (mort en 1763), professeur de philosophie au Collège de Plessis-Sorbonne puis recteur de l’Université de Paris, commet quelques pages sur un livre d’heures non identifié, qu’il a peut-être possédé personnellement. Ce sont visiblement des notes à usage personnel, non destinées à la communication scientifique et elles ne sont malheureusement pas datées, si bien qu’on ne peut pas les situer plus précisément que dans la première moitié du xviiie siècle20. Il décrit page par page les 134 feuillets du recueil en s’attardant surtout sur les miniatures, mises en lien avec les prières qu’elles suivent ou précèdent. L’approche reste descriptive ; conformément à la sensibilité documentaire de son temps, il ne tente aucune hypothèse sur le ou la commanditaire, les possesseurs, l’atelier d’où est sorti ce recueil. À nouveau, ces pages ne préjugent aucunement d’une démarche plus ample sur les livres de prières du Moyen Âge. Elles ne permettent pas non plus de supposer une quelconque approche scientifique de l’objet, même si la description est extrêmement précise au regard de ce que feront, deux ou trois décennies plus tard, les bibliographes français. Le théologien a par ailleurs peu publié, sinon pour nourrir la querelle antijésuite. En somme, rien ne permet d’affirmer que Montempuys s’est positionné en chercheur face au livre d’heures qu’il avait sous les yeux. À peu près au même moment, le 14 novembre 1722, Antoine de Jussieu (1686-1758), botaniste, donne à l’Académie des Sciences la lecture d’un essai sur les plantes peintes en marge du livre d’heures d’Anne de Bretagne. Le duc de Brancas, quelques jours plus tard, témoigne de cette conférence dans sa correspondance avec Mme de Balleroy21. Jussieu a visiblement pu consulter le manuscrit conservé dans le Cabinet du Roi, avec la complaisance de Louis XV lui-même et l’aide de l’abbé Bignon. Curieusement le Mercure de France qui relate la séance du 14 novembre 1722, passe sous silence cette lecture, de même que les Mémoires de l’Académie. Les registres manuscrits de l’Académie gardent toutefois la trace de ces Réflexions sur diverses dénominations françoises des plantes qui sont dépeintes dans un manuscrit du Cabinet du Roi22. Jussieu a su tirer des bordures du manuscrit, ornées de 339 plantes avec leur nom français et latin, une image des connaissances botaniques au xve siècle et un glossaire des plantes selon leur nom latin, français et leur appellation antique23. La lecture publique à l’Académie des sciences montre cette fois un effort de communication savante dans des réseaux constitués à cet effet, devant des érudits réceptifs à ces discours. L’échec de la publication, que Ludovic Lalanne, publiant le mémoire en 1886, met sur le compte de l’implication de la personne du roi dans la mise en lumière du manuscrit, limite toutefois l’impact de ce morceau d’érudition. Qui plus est, le sujet choisi, l’histoire de la botanique, n’obligeait en rien Antoine de Jussieu à s’interroger sur la nature d’un livre
20 Paris, Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne, ms. 674. 21 É. de Barthélemy, Les correspondants de la marquise de Balleroy, Paris, Hachette, 1883, t. II, p. 499. 22 Elles ont été publiées par L. Lalanne, « Mémoire inédit d’Antoine de Jussieu sur le Livre d’heures d’Anne de Bretagne », Bulletin historique et philologique du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1886, p. 227-236. 23 Catalogus stirpium elegantissime depictarum in margine unius cujusque folii libri precum in folio, olim ad usum reginae potentissimae Annae Britonum ducissae, Ludovici XII Galliarum regis sponsae, nunc un Ludovicu XV Musaeo asservati (BnF d’après Lalanne).
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d’heures (on l’appelle alors « livre de prières de la reine Anne »), sur le miniaturiste à l’œuvre dans ce recueil, ni sur la datation précise de son exécution et il s’est bien gardé de se prononcer sur ces questions qui, au début du xviiie siècle, n’intéressent personne. Ce n’est donc pas un morceau d’histoire, mais de terminologie botanique. C’est aussi dans une Académie savante, celle de Besançon, qu’en 1770 Eugène Droz (1735-1805), avocat, conseiller au parlement de Besançon et Secrétaire perpétuel de l’Académie de la ville, présente devant les membres réunis en séance un livre d’heures incunable qui lui a été soumis pour expertise par un certain Athalin24. Le volume lui paraît imprimé avec soin, « orné de gravures en tailles douces enluminées en or et en couleurs vives ». Il s’agit d’Heures à l’usage de Rome imprimées pour Simon Vostre par Philippe Pigouchet, et achevées le 16 septembre 1498. L’appréciation porte sur les gravures des bordures, « exécutées en bois fort délicatement, quelquefois singulières et sans goût, d’autres fois assés bien ordonnées et allégoriques à ce qui est contenu dans chaque page souvent grotesques dans le goût de Calot (sic) », dont il donne un détail précis. Les Sibylles gravées dans les coins avec les attributs de la Passion retiennent particulièrement son attention, ainsi que l’homme anatomique et les allégories des vertus cardinales et théologales. Il conclut : « toutes ces figures amusent, et celles des sacremens instruisent, on y voit la conformité exacte des cérémonies de l’église sans altération malgré le laps de près de trois siècles qui se sont écoulés depuis cette édition jusqu’à nos jours et les révolutions intermédiaires »25. La danse macabre lui paraît composer un inventaire complet de l’habillement au xve siècle : costume du pape, des abbés, de l’astrologue, des bourgeois, des laboureurs, des marchands, des femmes de toutes conditions par exemple. Il décrypte enfin devant le public le mystérieux codage de l’almanach, « qui n’a rien de singulier que les nombres mis à la marge des jours, ils ne passent pas le nombre 19 et vont toujours en rétrogradant mais assés irrégulièrement en sorte qu’au mois de janvier qui commence par le nombre III, le second jour en est en blanc, le 3e est marqué X […] ». Il suppose que ces chiffres indiquent « une certaine disposition du nombre d’or pour indiquer les phases de la lune ou pour rendre l’almanach perpétuel »26. Pour Eugène Droz, le livre d’heures est moins un monument de l’ancienne France, comme le voyaient Gaignières ou Monfaucon, qu’un manuel d’iconologie de la fin du Moyen Âge. Il confirme aussi la parfaite stabilité de l’Église catholique et de l’ordre social, puisque tous les personnages de la danse macabre peuvent correspondre à une catégorie d’individus du xviiie siècle. C’est donc un objet à la fois rassurant et savant. Les érudits improvisés ont sans doute été nombreux, dans les deux dernières décennies de l’Ancien Régime, à regarder ces curiosités typographiques et à tenter de leur donner un sens. Dans une livraison de 1780 des Affiches du Poitou, on peut lire une « Note liturgique et typographique » à propos d’un livre en vélin, d’impression gothique, sorti de l’officine de Simon Vostre en 1506. Réduite à une colonne et demie, annonçant un article plus développé qui n’est pas paru, cet articulet voit le livre en question comme une curiosité :
24 Besançon, BM, Ms Académie 7, travaux des membres de l’Académie, t. III : Observations sur le livre imprimé en vélin en caractères gothiques communiqué à l’Académie par M. Athalin à la séance du 7 février 1770, par M. Droz, fol. 355-259v. 25 Ibid., fol. 356v. 26 Ibid., fol. 356.
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« nous le regardons comme le monument le plus plaisant et le plus bizare de l’esprit, du goût & de la piété du temps où il a paru », notamment par son iconographie profanisante, les représentations de costumes – là encore – et les quatrains versifiés qui s’y trouvent. L’auteur s’y dit sensible à ce que le recueil dévoile des anciens rites liturgiques du Poitou. Il s’agit vraisemblablement de René-Alexis Jouyneau-Desloges (1736-1816), fondateur et unique rédacteur de ce journal paru à partir de 1778. Dans Les affiches du Poitou, il mobilise nombre de correspondants pour recenser « tout ce qui peut particulariser la province ou telle ou telle localité : recherches à caractère proto-ethnographique, descriptions d’usages et de coutumes dont le sens n’est plus alors perçu, recherches étymologiques à propos de certains termes de terroir, études d’archéologie et d’histoire locale »27. Ce livre d’heures lui a été soumis par un bibliophile poitevin, Le Prieur Laurence, mais qui n’est pas connu par ailleurs pour avoir été collectionneur d’incunables, et encore moins de livres d’heures. Il est tout de même intéressant de souligner le rôle premier, là encore, des collectionneurs dans l’émergence d’un discours patrimonial. Toutefois, les canaux de communication privilégiés, réunions fermées entre académiciens ou presse locale, n’ont pas permis à cette érudition de prendre corps et de susciter de véritables débats d’où l’expertise aurait pu surgir. Les projets plus ambitieux qui s’intéressent à la miniature laissent totalement de côté le livre d’heures, perçu comme un genre mineur, malgré la naissance, au xviiie siècle, des études médiévales, principalement par le biais de l’archéologie et de la littérature. Jean-Joseph Rive (1730-1791), bibliothécaire du duc de La Vallière à Paris et qui connaît donc parfaitement ces livres de prières qu’affectionne son patron, n’en touche mot dans le prospectus de son Essai sur l’art de vérifier l’âge des miniatures des manuscrits28 et les 26 planches gravées et coloriées à la main, seules témoins d’un projet inachevé, ne rendent compte d’aucun livre d’heures. Ce silence est d’autant plus étonnant que Rive se propose de construire une histoire visuelle des temps anciens, et fournir les éléments d’une évaluation économique du livre, dont le prix peut être augmenté par la caractérisation de ses enluminures29. Son concurrent Jean-Baptiste Séroux d’Agincourt (1730-1814), qui prétendait avoir eu le premier l’idée de publier les plus belles miniatures des manuscrits de La Vallière, laisse également dans l’ombre les Heures manuscrites et peintes. Dans son Histoire de l’art par les monumens qui commence à paraître en 1823, quoiqu’elle ait été écrite bien plus tôt30, il confine le manuscrit à peintures dans les techniques artistiques secondaires, estimant qu’elles « pouvaient difficilement devenir propres à des artistes qui ne travaillaient qu’en petit : quand nous voyons des miniatures […] accomplies […], il est fort à présumer qu’elles sont dues à des peintres
27 G. Feyel, « Affiches du Poitou (1773-1789) », in J. Sgard (dir.), Dictionnaire des journaux (1600-1789), Oxford, Voltaire Foundation, 1991, p. 75-84. 28 J.-J. Rive, [Prospectus d’un ouvrage proposé par souscription], Paris, Didot l’Ainé, 1782. 29 A. Worms, « Reproducing the Middle Ages: Abbé J. Joseph Rive and the shidy of Manuscript Illumination at the turn of the Early Modern Period », in A. Montoya, S. Romburgh et W. Anrooij (éd.), Early modern Medievalism. The Interplay between Scholarly Reflection and Artistic Production, Leyden, Brill, 2010, p. 347-390 ; A. delle Foglie et F. Manzari, Riscoperta e riproduzione della miniatura in Francia nel Settecento. L’abbé Rive e l’Essai sur l’art de vérifier l’âge des miniatures des manuscrits, Rome, Gangemi editore, 2016. 30 I. Miarelli Mariani, Seroux d’Agincourt e l’histoire de l’art par les monumens : riscoperta del Medioevo, dibattito storiografico e riproduzione artistica tra fine xviii inizio xix secolo, Rome, Bonsgnori, 2005.
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exercées dans le grand genre »31. Les références au « livre d’heures » du roi de Hongrie Mathias Corvin reposent sur une confusion avec un autre livre liturgique. Si Séroux d’Agincourt, plus encore que l’abbé Rive, contribue à créer dans le public une attente en termes de représentations visuelles des arts anciens et du Moyen Âge, comme l’avait fait, à la manière, une part de la littérature des Lumières32, le livre d’heures reste en dehors de cet imaginaire. Ainsi, les notules de Peiresc, les bribes de Montempuys, un entrefilet dans la presse régionale, enfin l’échec du projet éditorial de l’abbé Rive ne sauraient constituer des jalons efficaces d’une histoire de la redécouverte du livre d’heures. Peut-être tout simplement que le livre d’heures ancien, encore bien présent dans les intérieurs aristocratiques et bourgeois à titre dévot ou conservatoire, et son pendant moderne, sont encore trop familiers au public et aux savants pour devenir autre chose que de vieux livres de prières. Les premières publications relatives aux livres d’heures au début du xixe siècle marquent de ce point de vue un tournant, non pas quantitatif – cette production est faible – mais dans la manière de le considérer. 1820-1870 : histoire romantique, histoire nationale Le long xixe siècle à peine interrompu par la Grande Guerre, clos par les travaux bibliographiques de Paul Lacombe en amont du conflit (1911), et ceux de Victor Leroquais en aval (1927), est marqué par deux périodes, durant lesquelles la production scientifique sur les livres d’heures est quantitativement inégale : faible d’abord, puis en augmentation sensible après 1870. Cette production sépare deux moments historiographiques : l’histoire romantique du premier xixe siècle, qui redécouvre le livre d’heures et l’histoire nationaliste du second, qui va l’instrumentaliser. L’une comme l’autre sont appelées à participer à l’édification d’une mémoire collective. La première période, malgré le peu de publications sur le livre d’heures, s’inscrit tout à fait dans une production historique qui « invente ainsi des formes de continuité décrochée, d’immédiateté mélancolique, d’empathie distanciée, voire de rigueur hallucinée, qui lui donnent pour les contemporains comme pour nous encore le puissant attrait d’une pensée sensible d’un type inédit »33. En pleine époque romantique, le recours au Moyen Âge est une manière de s’opposer à l’académisme et à l’art classique, en revendiquant au contraire trois données supposées propres à l’art médiéval : énergie, couleur, émotions. Cette instrumentalisation du Moyen Âge contribue à le transfigurer, voire à l’inventer à travers des clichés véhiculés par la littérature, l’art, l’architecture et la décoration34. Dans ce processus, le livre d’heures présente en effet plusieurs avantages qui l’intègrent plus sûrement que tout autre document dans le matériau des historiens. 31 J.-B. Séroux d’Agincourt, Histoire de l’art par les monumens depuis sa décadence au ive siècle jusqu’à son renouvellement au xvie, Paris, Treuttel et Würtz, 1823, t. 2, p. 83. 32 P. Damian-Grint (éd.), Medievalism and manière gothique in Enlightenment France, Oxford, Voltaire Foundation, 2006. 33 P. Petitier, « Entre concept et hypotypose : l’histoire au xixe siècle », Romantisme, 144-2 (2009), p. 69-80. 34 Fr. Pupil, Le style troubadour ou la nostalgie du bon vieux temps, Nancy, PU Nancy, 1985 ; « Peinture troubadour et Moyen Âge gothique », Sociétés & Représentations, 20-2 (2005), p. 85-102.
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chapitre 5 Le livre d’heures saisi par l’histoire
D’abord, précisément, sa matérialité et ses caractéristiques esthétiques. Il se présente comme une archive de l’intime, au moment où l’archive change précisément de statut – dans les années 1830, avec Michelet (1798-1874) particulièrement, qui replace la source au cœur de la démarche historique, censée livrer « le sang des peuples »35. Le livre d’heures, parce qu’il est un exemplaire unique lorsqu’il s’agit d’un manuscrit, et s’il comporte des traces d’appropriation familiale, autorise l’entrée dans les intérieurs domestiques. Auguste Vallet de Viriville (1815-1868) y est sensible, qui évoque le « cachet d’individualité » qui frappe les livres d’heures, avec l’apposition d’armoiries, la personnalisation de la reliure et les pages de vélin laissées blanches et servant au diaire familial36. Il révèle ainsi plus que lui-même, en ce xixe siècle où le détail documentaire prend un relief nouveau, devenant « l’élément d’un sens général particulier »37. Grâce à ces éléments, le livre d’heures provoque un saisissant effet de mise en présence. Il est empreint d’une véritable « éloquence matérielle », diminuant et tout à la fois rappelant de manière aiguë la coupure avec un passé éloigné de quatre siècles. Eustache-Hyacinthe Langlois (1777-1837) le rappelle lorsqu’il tente une histoire de l’écriture en soulignant ce que ce geste a tout à la fois d’éloquent et d’intime, le livre d’heures incarnant cette dualité puisque le copiste doit maîtriser les codes d’une rhétorique graphique qui manifeste la prière qui sera ensuite lue silencieusement, et qu’en même temps le propriétaire utilise le même support pour reporter par l’écrit les événements familiaux les plus importants38. Du reste, Langlois ne distingue pas vraiment calligraphie et miniature, qui relèvent d’un même geste de mise en présence du sacré. Cette éloquence du livre d’heures est d’ailleurs, au même moment, instrumentalisée par la littérature qui y fait référence à titre métaphorique. Ainsi George Sand (1804-1876), mettant en scène la relation amoureuse entre François et Madeleine dans François le champi (1848), écrit à propos de Blanchet, le meunier : « il était quasi honteux de ce qu’il allait lui dire, car la vertu était écrite sur la figure de sa femme comme une prière dans un livre d’Heures. » Le livre d’heures permet aussi diverses représentations mentales, alimentées notamment par l’iconographie (paysannerie, architecture castrale, urbanité, vie quotidienne au Moyen Âge), s’intégrant ainsi mieux dans l’histoire telle que le siècle la conçoit, attentif à en faire une expérience sensible, un véritable spectacle pour l’esprit. De la sorte, le livre d’heures nourrit le goût pour le pittoresque recherché par toute cette génération romantique d’historiens. Frédéric Pluquet invite ainsi le lecteur à la formation d’images mentales fortes : Qu’on se figure une foule de dames et de chevaliers rassemblés sous de majestueuses voûtes romanes ou ogives éclairées par des vitraux peints qui fournissaient des reflets d’un effet admirable, chantant les prières de l’église dans des livres enrichis de miniatures, 35 P. Petitier, Jules Michelet, l’homme histoire, Paris, Grasset, 2006. 36 A. Vallet de Viriville, La Bibliothèque d’Isabeau de Bavière, femme de Charles VI, roi de France ; suivie de la Notice d’un livre d’heures qui paraît avoir appartenu à cette princesse, Paris, J. Techener, 1858. 37 P. Petitier, op. cit. 38 E.-H. Langlois, Essai sur la calligraphie des manuscrits du Moyen Âge et sur les ornements des premiers livres d’heures imprimés, Rouen, J.-S. Lefevre, 1841.
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où l’or brillait au milieu des plus vives couleurs ; on conviendra que jamais spectacle plus beau et plus grandiose ne fut offert à l’homme39. De cette manière, le livre d’heures concourt à l’enjeu essentiel de l’histoire au temps d’un Guizot ou d’un Michelet, qui est de reconstituer l’état d’une société, lequel seul explique les événements politiques et les révolutions. Pluquet conclut d’ailleurs : En voilà assez pour faire sentir combien les anciens livres de prières, qu’on n’avait pour ainsi dire considérés jusqu’à ce jour que comme de simples objets de curiosité, sont importants pour l’histoire des arts, du langage, des mœurs et des usages religieux du Moyen Âge40. Ensuite, le livre d’heures présente à l’historien l’avantage d’avoir été produit (manuscrits et incunables) au xve et au commencement du xvie siècle, période désignée comme celle de la naissance de l’esprit français, et d’une civilisation à laquelle le xixe doit encore l’essentiel de ses valeurs41. Les livres d’heures, en conséquence, servent une cause nationaliste, en ce qu’ils témoignent du génie national. Plusieurs notices témoignent de cette relation affective et politique avec ces manuscrits et ces incunables. La vente des manuscrits précieux d’Auguste Lebrument (1808-1884), bibliophile réputé, est attendue impatiemment par les spécialistes. Y figure le livre d’heures du prieuré de Saint-Lô à Rouen. Paulin Paris (1800-1881), de l’Institut, s’émeut : Il serait bien à regretter qu’un monument si remarquable de l’ancien art français ne demeurât pas en France, et je crois pouvoir assurer qu’à peine enlevé par ces grands accapareurs de l’art du moyen âge, les Anglais, il n’est pas un cabinet d’amateurs français qui ne se repente de n’avoir pas pris les devants, et de ne l’avoir pas conservé à la France42. À propos du livre d’heures de la Maison de Schoenborn, le libraire parisien Antoine Bachelin-Deflorenne s’enflamme : Combien il serait douloureux pour tous ceux qui s’intéressent aux chefs-d’œuvre artistiques du xve siècle et qui ont pu contempler ce manuscrit, unique en son genre, de le voir enlever par l’Etranger ! Il nous souvient encore de la vente du manuscrit de Madame la duchesse de Berry où figura le Livre d’heures du roi Henri II. Il fut acquis pour le Musée des Souverains au prix de 60000 francs contre le British Museum. Dès que la voix du commissaire-priseur eut annoncé que le Musée des Souverains remportait la victoire, des bravos enthousiastes éclatèrent dans la salle des ventes, démontrant ainsi combien le public intelligent et cultivé s’intéresse à ces victoires pacifiques remportées par les amateurs français sur les amateurs étrangers43.
39 Fr. Pluquet, Notice sur les anciens livres d’heures, Caen, Chalopin, 1822, p. 7. 40 Ibid., p. 29. 41 Chr. Amalvi, Le goût du Moyen Âge, Paris, Plon, 1996. 42 Lettre du 2 septembre 1867, cité par A. Bachelin-Deflorenne. 43 A. Bachelin-Deflorenne, Description du livre d’heures du cardinal Albert de Brandebourg (archevéque de Mayence, né en 1490, mort en 1545), ayant appartenu depuis à la maison de Schoenborn, Paris, A. BachelinDeflorenne, 1868.
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En troisième lieu, et paradoxalement, le livre d’heures sert la cause du régionalisme, en ce qu’il exprime des usages et des mémoires locales, notamment diocésaines, dans son calendrier et la liste des saints à honorer. Alors que le Second Empire puis la République maintiennent fermement le projet d’unité nationale autour de la langue, de l’éducation, des usages et la consolidation de l’État centralisé, se déploie une attention nouvelle, chez les littérateurs, les historiens ou les folkloristes, au particularisme local censé dire quelque chose d’un « génie régional », qui s’appuie sur l’histoire (celle d’avant l’intégration à la nation), sur la littérature et sur la géographie44. Ces disciplines constituent autant d’instruments intellectuels permettant de penser la province en termes d’identité régionale. La notice que Bachelin-Deflorenne consacre ainsi au livre d’heures de Saint-Lô, prieuré rouennais, insiste sur cet aspect et sur cette tension entre le local et le national, probablement pour en faire monter le prix ; il souligne : Dans plusieurs des miniatures, on reconnaît plusieurs anciens monuments rouennais, tels que l’église Saint-Ouen, la Cathédrale, la Montagne Sainte-Catherine ; dans plusieurs autres, on a cru distinguer des scènes de la vie de Jeanne d’Arc, dont le nom retentissait encore dans la mémoire de toutes les âmes pieuses et patriotiques. Il est vrai que le livre d’heures en question comprend deux vignettes, l’une représentant une petite bergère et l’autre, la même fillette à genoux, mains jointes, recevant d’un ange un bouclier. Plus loin, il remarque que dans la vignette de l’Annonciation, on voit sur la table qui sépare Marie de l’ange un pot « type de la faïence rouennaise de cette époque »45. Ainsi, la mise en lumière du livre d’heures dans l’espace public, même réduit au monde savant, a deux causes. D’une part, il s’impose comme un morceau de choix dans l’éventail des sources de l’histoire médiévale telle qu’elle est désormais conçue, et d’autre part, il permet au public de prendre conscience que sa propre existence s’enracine dans une histoire, ce qui est aussi une des nouvelles fonctions assignées à la discipline historique, sous le Second Empire en particulier46. Le livre d’heures à l’âge romantique, entre image et imaginaire
Or, ces années 1820 à 1860 sont aussi celles où convergent deux nouvelles tendances esthétiques et éditoriales affectant le livre d’heures : la production de manuels de piété dans le genre néo-gothique d’une part, et la mise sur le marché des premiers fac-similés. Ces deux genres tendent d’abord à se confondre, les Heures mises entre les mains des fidèles utilisant des motifs pris dans différents recueils médiévaux de la Bibliothèque nationale ; puis avec la lente extinction des Heures au profit du Paroissien, le fac-similé devient un outil scientifique. Si le fac-similé a connu une belle carrière dans le domaine de l’étude des manuscrits médiévaux, il occupe en cette première moitié du xixe siècle un statut différent et relève plutôt de l’appropriation de modèles esthétiques jugés insurpassables. Frédéric Pluquet relève ce lien entre l’imagerie hagiographique ancienne et celle de son temps : 44 Chr. Grad et G. Livet (éd.), Régions et régionalisme en France du xviiie siècle à nos jours, Paris, Puf, 1977. 45 A. Bachelin-Deflorenne, Description du livre d’heures du prieuré de Saint Lô de Rouen, Paris, BachelinDeflorenne, 1869. 46 L. Babic, L’interprétation et la représentation du Moyen Âge sous le Second Empire, Paris, L’Harmattan, 2015.
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Rien ne frappait davantage l’imagination, et ne disposait plus à l’enthousiasme religieux que ces peintures d’un coloris si brillant où tout était imité souvent avec une effrayante fidélité ; le sang des martyrs semblait jaillir et le diable hurler sous Saint Michel47. La miniature médiévale devient donc un produit commercial, sous l’égide, entre autres, de la maison d’édition Léon Curmer (1801-1870) à Paris. Faisant appel aux souscriptions des élites en France et ailleurs, il met sur le marché un objet inédit, le livre d’heures reproduit avec soin – bien plus que les planches de Rive ou de Séroux d’Agincourt – permettant à tout un chacun d’avoir son exemplaire d’un recueil médiéval. Il est parmi les premiers à utiliser la chromolithographie à cet effet48. Catholique convaincu, il mène cette entreprise avec un double objectif. Il entend d’abord lutter contre la sécularisation de la société en s’appuyant sur la collaboration de prêtres comme Henry Delaunay (1804-1881), curé de Saint-Etienne du Mont, collectionneur de livres de piété, notamment la célèbre Imitatio Christi dont la rédaction est contemporaine des livres d’heures les plus célèbres, et le jésuite Charles Cahier, iconologue réputé49. Il profite aussi d’une demande diffuse dans le public : celle d’une évocation spectaculaire et intime du passé. L’ambition d’Auguste de Bastard d’Estang (1792-1883) relève à la fois de cette logique, de refabriquer des images médiévales pour mieux les ancrer dans l’esthétique de son temps, et d’une autre, davantage historique. Ancien militaire, il se consacre à partir du milieu des années 1830 à des travaux historiques et archéologiques. Il est nommé membre du Comité historique des monuments et des arts en 1837, et de la section d’archéologie du Comité de la langue, de l’histoire et des arts de la France en 1851. Il obtient un brevet d’imprimeur lithographe en 1835 et fonde un atelier qui rassemble trente artistes et artisans, afin de publier ses Peintures et ornements des manuscrits, fac-similés de manuscrits enluminés coloriés à la main. D’abord décidé à produire des reproductions des plus belles enluminures des manuscrits à peintures du duc de Berry, il se laisse convaincre par les ministères de l’Instruction publique et de l’Intérieur, lui demandant conjointement d’élargir son projet à une histoire de la peinture d’après les manuscrits, du vie au xvie siècle. Durant presque cinquante ans, vingt arrêtés ministériels (1834-1884) sont pris pour régler l’allocation annuelle, les modalités et le rythme de versement des livraisons, etc. Bastard reconnaît sa dette à l’égard de Séroux d’Agincourt mais au lieu de s’intéresser à tous les arts, il privilégie la miniature, qui, selon lui, fait autorité car elle est le seul témoignage de la peinture médiévale. Il écrit dans ses Études de symbolique chrétienne : « les miniatures seront désormais assimilées aux peintures monumentales : elles auront même sur celles-ci, d’un nombre d’ailleurs très restreint, l’insigne avantage d’être comme une mine épuisable de documents variés, où l’art n’est pas seul intéressé, et qui se rattachent d’une manière intime à la science des Antiquités de l’Europe chrétienne ». La démarche de Bastard est cependant moins historique qu’esthétique. Il entend fournir des modèles aux artistes de
47 F. Pluquet, op. cit., p. 12. 48 M. Cloche, « Un grand éditeur du xixe siècle, Léon Curmer », Arts et Métiers Graphiques, 33 (1933), p. 28-35. 49 Le Livre d’heures de la reine Anne de Bretagne, traduit du latin et accompagné de notices inédites par M. l’abbé Delaunay, Paris, L. Curmer, 1841 ; J. Foucquet, Heures de maistre Estienne Chevalier, trésorier général de France sous les rois Charles VII et Louis XI. Reproduction des miniatures… avec un texte composé de l’office de la Sainte Vierge, l’Office de la Passion, Prières aux saints et aux saintes, et de lectures et méditations, par M. l’abbé Delaunay… Notices descriptives des miniatures, par le R. P. Cahier, Paris, L. Curmer, 1866.
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son temps qui redécouvrent et réinterprètent le Moyen Âge. Le contexte est de ce point de vue favorable. Il note lui-même l’importance prise dans le marché du livre par les recueils dévots illustrés d’anciennes miniatures : « Quant aux Livres d’heures ou de Prières, dits illustrés, véritable macédoine d’ornements de tous les âges, de tous les pays, accumulés sans choix ni discernement, et souvent sans goût, le nombre en est trop considérable pour s’y arrêter ». Malgré tout le mal qu’il pense des livres d’heures en fac-similés de Curmer et d’autres, il lui prête ses calques pour l’édition en chromolithographie des Heures d’Anne de Bretagne et celles d’Étienne Chevalier50. Le travail de Bastard, et les longueurs de réalisation qui le caractérisent, ont créé une forte attente dans le monde érudit. Parmi les antiquaires qui s’intéressent au Moyen Âge et à la Renaissance dans la première moitié du xixe siècle, tous ou presque disent attendre impatiemment les livraisons promises et le corpus qu’elles composeront pour entreprendre alors des études poussées sur des manuscrits encore méconnus. Durant ce délai, une série de publications de moindre envergure, et recourant à des procédés de reproduction plus sommaires, entretient la curiosité pour un Moyen Âge à la fois réaliste et fortement idéalisé. Réaliste, d’abord, par l’attention portée à la vie quotidienne et aux « choses banales » ; mais idéalisé, aussi, parce que la représentation, au sens iconographique et mental de l’expression, du mobilier, du costume ou des décors intérieurs de l’âge gothique contribue à fonder le stéréotype d’un Moyen Âge confortable et raffiné. En 1839, la fille de Nicolas-Xavier Willemin (1763-1833), Élisabeth, fait aboutir la publication des Monuments français inédits pour servir à l’histoire des arts entamée par son père, avec la complicité du bibliothécaire rouennais André Pottier, qui se charge d’annoter les planches. Willemin était avant tout un graveur, et occasionnellement un antiquaire. Les 50 livraisons promises des Monuments dès 1806 doivent couvrir, selon la promesse faite aux souscripteurs, la période du ixe au début du xviiie siècle, mais le Moyen Âge en forme la majeure part. Willemin se proposait de construire « le plus exact et le plus magnifique répertoire qu’on eût consacré dans ces derniers temps à réunir les productions de l’art et de l’industrie du moyen âge, persuadé que cette collection était destinée à prendre place à côté des immortels ouvrages de Montfaucon et de D’Agincourt »51. Le prétexte initial se trouve être le costume français. C’est donc bien une histoire de la vie quotidienne et des marqueurs sociaux que Willemin a entreprise, en s’inspirant de l’historiographie anglaise, beaucoup plus avancée, et en conservant la logique documentaire de Gaignières, à qui le graveur dit avoir beaucoup emprunté. C’est aussi, d’une certaine manière, une réflexion sur les sources au moment où des champs disciplinaires commencent à s’émanciper et se circonscrire, avec des enjeux et des épistémologies propres, qui tous, plus tard, contribueront à fonder les sciences du patrimoine. L’archéologie naissante en est un. Elle 50 J. Bouquillard, « Les fac-similés d’enluminures à l’époque romantique », Nouvelles de l’estampe, 160-161 (1998), p. 6-17 ; ead., « Les Peintures et ornements des manuscrits du comte de Bastard. Histoire d’une entreprise de reproductions lithographiques d’enluminures sous la Monarchie de Juillet », Bulletin du bibliophile, 1 (1996), p. 109-150. Les notes et archives de Bastard, calques d’enluminures, etc. sont aujourd’hui conservés à la BnF, au Département des Estampes. 51 N.-X. Willemin et A. Pottier, Monuments français inédits pour servir à l’histoire des arts : depuis le vie siècle jusqu’au commencement du xviie : choix de costumes civils et militaires, d’armes, armures, instruments de musique, meubles de toute espèce et de décorations intérieures et extérieures des maisons ; dessinés, gravés et coloriés d’après les originaux, Paris, E. Willemin, 1839, vol. 1, avant-propos p. iv.
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est plus qu’une investigation minutieuse dans le temps passé ; elle est une célébration de celui-ci, un émerveillement que le hasard des trouvailles favorise aussi. Les vestiges de la vie quotidienne sont de ce point de vue les plus touchants, parce qu’ils permettent d’entrer dans l’intime, le vécu. Dans cette entreprise, l’apport des livres d’heures est mineur, car rares sont les traces du quotidien dans l’iconographie stéréotypée des cycles marial et christologique, et de l’immense répertoire hagiographique fondé surtout sur l’emblématique. Mais le travail de Willemin a favorisé la redécouverte de quelques recueils qui s’imposent comme de véritables modèles définitoires de ce qu’est un livre d’heures, en même temps que les libraires affirment leur expertise sur cet objet et contribuent à en délimiter les contours. Le plus emblématique est indiscutablement le livre d’heures d’Anne de Bretagne conservé à la Bibliothèque royale. Willemin est catégorique : Les Heures d’Anne de Bretagne […] semblent clore par le plus éclatant des chefsd’œuvre la longue série des productions de cet art [la miniature]. On dirait que celui-ci, sentant sa fin prochaine, aurait appelé à lui toutes ses ressources et concentré toute sa puissance, afin de laisser à la postérité un irrécusable témoignage du haut degré de perfection auquel il lui avait été donné d’atteindre. Il est impossible, à moins de l’avoir vu, de se faire une idée de tout ce que la miniature, dans le cadre étroit d’un volume de moins d’un pied de hauteur, peut déployer de luxe et de prestige. Et qu’on ne s’y méprenne pas, nous ne voulons pas parler ici de cette magnificence, un peu commune peut-être qui, dans les manuscrits du Moyen Âge, résulte de la profusion et du contraste de couleurs splendides et de dorures scintillantes, magnificence toute matérielle et créée seulement pour le plaisir des yeux, mais bien de ce luxe harmonieux et simple qui, ménageant ses trésors et tempérant son éclat, réussit, par la combinaison savante des effets, l’accord suave des tons, le choix délicat et varié des détails, à satisfaire l’esprit encore plus que les yeux52. À l’en croire, la majorité des livres d’heures sont des colifichets tout juste jolis, mais celui-ci est une véritable œuvre d’art. Pottier estime même que Willemin aurait dû en copier l’intégralité. Le détail reproduit, un portrait en pied de la duchesse, montre à la fois la mise à l’écart de la spécificité du livre d’heures, puisque rien ne permet de voir que l’illustration provient d’un livre de prières, et l’efficacité d’une image colorée montrant la silhouette hiératique de la princesse en costume royal (Fig. 5.4b). À vrai dire, Willemin s’est très librement inspiré de ce qu’il pense être la figuration de la reine dans le livre d’heures. Son portrait est extrait de la miniature du fol. 3ro (Fig. 5.4a), la partie droite d’un diptyque montrant Anne en prière, agenouillée mains jointes devant son livre d’heures, devant la descente de croix, le corps supplicié du Christ étant recueilli par sa mère. Trois saintes entourent la reine : Anne sa patronne figurée en femme âgée et deux reines couronnées vêtues d’hermine. Pour composer son portrait royal, Willemin a choisi l’une des saintes reines, et non pas Anne de Bretagne elle-même. Il lui a fallu par ailleurs compléter la silhouette un peu cachée par un autre personnage dans la miniature originale et les coloris ne sont pas rigoureusement les mêmes.
52 Ibid., t. 2, planche 181, « costume royal d’Anne de Bretagne, tiré des Heures de cette reine », p. 19.
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Figure 5.4a : Miniature des Grandes Heures d’Anne de Bretagne par Bourdichon, BnF ms. lat. 9474, fol. 3ro.
Figure 5.4b : « Costume royal d’Anne de Bretagne tiré des Heures de cette princesse », planche 181 des Monuments français inédits pour servir à l’histoire des arts, 1839.
Quelques années plus tard, Alexandre Du Sommerard (1779-1842) commence la publication d’un traité sur l’art médiéval dans tous ses développements. L’ouvrage paraît en 25 livraisons mensuelles de 80 pages environ et 4 planches gravées. Il compte in fine 510 planches gravées ou lithographiées en couleur, avec l’aide d’une dizaine d’artistes. Dans le plan d’ensemble annoncé au prospectus, il évoque ainsi l’art du manuscrit : « la miniature, régulatrice du style des autres productions, s’affranchissant des formes droites et empesées,
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acquiert, sous l’influence protectrice du frère de Charles V, de ce Jean, duc de Berry, dont les libraires furent si célèbres, le mouvement, la finesse et l’éclat qui brillent déjà dans les beaux manuscrits dus à ses encouragements »53. Le chapitre VIII est consacré à cette question. La mort de Du Sommerard, survenue en 1842, ne lui permet pas d’achever ce travail, et c’est son fils Edmond (1817-1885) qui s’en charge dans le cinquième et dernier volume, paru en 1846, non sans réduire l’argumentation prévue initialement à de simples descriptions de planches. Le répertoire étudié est principalement constitué des manuscrits collectionnés par Alexandre, et disposés dans l’hôtel de Cluny, mais aussi de documents de la Bibliothèque royale et de collectionneurs amis, comme Debruge-Labarte. Du Sommerard s’enorgueillit de posséder un livre d’heures dont la planche correspondante atteste qu’il s’agit d’ un des petits chefs-d’œuvre d’enluminure de la fin du xve siècle. Chacune des pages initiales est ornée d’un sujet de dimension égale à la reproduction, et la scène est toujours entourée d’un encadrement varié. Ce petit missel (sic, alors que le début du commentaire nomme bien un livre d’heures) a été mis en 1574 à l’usage du roi Henri II, lors de la mort de Marie, princesse de Condé, ainsi qu’en témoignent les ornements qui décorent la reliure reproduite au milieu de la planche, les flammes et les têtes de mort mêlées aux fleurs de lys étant devenues les attributs favoris du roi54. La maladresse est encore visible dans la description de vignettes et miniatures à sujet religieux qui proviennent très vraisemblablement de livres d’heures, ce qu’Edmond Du Sommerard ignore visiblement, lui qui met fin à la prospection de ces objets après la mort de son père pour enrichir l’hôtel de Cluny, désormais propriété de l’État. Il commente aussi six miniatures reproduites d’un livre d’heures en possession de M. Carrand55, et un échantillon de celles des Heures d’Anne de Bretagne, « un des livres les plus remarquables de la fin du xve et du commencement du xvie siècle »56. Sommerard père et fils contribuent donc également à la redécouverte des livres d’heures comme clef d’entrée dans l’univers médiéval, avec moins d’efficacité qu’un Willemin, mais dans la même perspective de recréation du Moyen Âge à partir d’une série d’objets supposés la permettre. Cette approche culmine avec Jules Labarte (1797-1880), archéologue fasciné par les « monuments de la vie privée et [les] productions de l’industrie »57 et soucieux de réhabiliter l’art médiéval, bien plus méritant à son goût que le grandiose louis-quatorzien, l’ornementation du xviiie siècle, les lourdeurs et des exagérations de l’art impérial. Il se place dans la lignée des Willemin, Sauvageot, Du Sommerard, mais aussi des amateurs d’art comme Pourtalès, Brunet-Denon, Debruge-Duménil… La miniature flamande est pour lui la quintessence de la peinture du xve siècle, elle a ensuite influencé la peinture italienne, française et germanique. Avec 38 manuscrits cités à travers les bibliothèques et
53 A. et Ed. Du Sommerard, Les arts au moyen âge, en ce qui concerne principalement le palais romain de Paris, l’hôtel de Cluny… et les objets d’art de la collection classée dans cet hôtel, Paris, Techener, 1838-1846, t. 1, avant-propos, p. 7. 54 Ibid., t. 5, 1846, p. 145-146. 55 Ibid., t. 5, p. 164. 56 Ibid., t. 5, p. 174-176. 57 J. Labarte, Histoire des arts industriels au Moyen Âge et à l’époque de la Renaissance, Paris, A. Morel, 1864, t. 1, p. xvii.
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musées européens, les livres d’heures constituent sans conteste la matérialisation la plus massive et concrète de cette application de l’art aux objets domestiques. Ces projets éditoriaux, relativement éloignés finalement de la démarche historique, nous y ramènent tout de même, car on décèle dans cette production tout un débat sur le livre d’heures comme marqueur social, débat qui se renforce vers 1850-1860. Vallet de Viriville, en historien aguerri, examine le livre d’heures d’Isabeau de Bavière du point de vue non pas de son contenu liturgique, ni de sa décoration artistique, mais de celui des pratiques bibliophiliques curiales au xve siècle. Il s’est penché moins sur le manuscrit lui-même, que sur les comptes royaux du règne de Charles VI conservés aux Archives nationales, pour repérer le mécénat de la princesse et ses dépenses en manuscrits. Il s’interroge sur les usages du livre, le recours à des coffres pour les ranger, l’organisation de la collection, l’apprentissage de la lecture à partir de livres de prières, le coût de fabrication, les frais de réparation répétés sur ce livre d’heures, dont il déduit un usage plus assidu, enfin les gestes de la lecture, subodorant que les lanternes d’ivoire achetées par la princesse lui servaient à réciter les heures nocturnement. Cette approche quasi anthropologique du livre d’heures est extrêmement neuve et plutôt rare au xixe siècle ; toutefois, elle rejoint un questionnement constant sur le positionnement social des propriétaires de ces recueils. De ce point de vue, les interprétations divergent. Pour Amédée Tarbouriech (1834-1870), le livre d’heures est un bien bourgeois, au moins à la fin du xve et au xvie siècle ; c’est pour cette classe sociale, suppose-t-il, qu’il a été adapté en langue vulgaire, à la différence du missel, obligatoirement en latin, possédé exclusivement par des châtelaines et de riches seigneurs ; enfin, le peuple se contente des Bibles historiées, Miroir de la Mort, Jardin de dévotion, Légende dorée, Imitation de Jésus Christ et autres « livres enthousiastes légués par le mysticisme du Moyen Âge »58. À partir de cette segmentation des genres ascétiques et paraliturgiques et des classes sociales, il échafaude une théorie selon laquelle le livre d’heures aurait été un rempart contre la culture de cour. La morale scrupuleuse et le souci permanent de la vie future qu’il véhicule (notamment avec l’apparition de la danse macabre dans les bois des premiers recueils imprimés) viennent en contrepoint de la futilité aristocratique et de l’ostentation des missels, dont la riche reliure masque des recueils assez pauvres sur le plan spirituel. Cette théorie est excessivement simpliste, même si les contemporains ont bien perçu qu’avec l’imprimerie, le livre d’heures était entré dans une ère de diffusion nouvelle, touchant désormais un public socialement élargi. À l’inverse, pour nombre d’auteurs, ces recueils ont été, quel que soit leur mode de fabrication, un produit d’élite, princier ou seigneurial. Cette appréciation résulte d’un effet de source : les livres d’heures étudiés sont pour la plupart associés à des possesseurs très prestigieux. Or, les fac-similés de livres d’heures mis en circulation à partir des années 1840 sont explicitement destinés à une élite : la liste des souscripteurs du Livre d’heures de la reine Anne de Bretagne mentionne Napoléon III, le pape Pie IX, le tsar Alexandre II, Isabelle II d’Espagne, Léopold Ier de Belgique par exemple. Enfin, une troisième théorie, défendue par Eustache-Hyacinthe Langlois, et plus attentive au contenu dévotionnel des livres d’heures, fait de ces volumes (notamment imprimés)
58 A. Tarbouriech, Les Livres d’Heures au xvie siècle, Paris, Aubry, 1865, p. 5.
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les témoins d’une spiritualité populaire, empreinte de superstitions et de bizarreries que son temps ne tolèrerait plus. L’Église avait répudié certaines oraisons répréhensibles par leur extrême ridicule. Si cette prohibition, maintes fois réitérée, ne put jamais cependant purger nos anciennes heures de ces appendices étrangers à la sainte orthodoxie, c’est que le peuple, dans son ignorante simplicité, n’apercevait pas dans les textes canoniques les remèdes contre tous les maux de la vie et tous les gages de salut éternel que lui offraient, comme infaillibles, les formules en question. Du grand nombre de ces dernières qui formaient une espèce de culte à part, en effet, la superstition avait forgé pour ainsi dire une panoplie mystique à l’abri de laquelle l’homme croyait pouvoir affronter le sort et braver l’enfer59. Langlois fait fausse route en projetant les normes du catholicisme du xixe siècle sur celui du xve siècle mais son analyse est symptomatique de l’émergence de la pensée sociale dans la réflexion autour des vestiges documentaires du Moyen Âge. Ainsi, à la veille du conflit franco-allemand, le livre d’heures offre un répertoire de valeurs positives (l’intime et le privé, le raffinement curial, la grandeur régionale, la foi des élites et des simples gens) qui l’inscrit sûrement dans les objets d’étude des médiévistes des générations suivantes, même si tout l’enjeu de la science historique, sous la Troisième république, sera précisément de débarrasser les récits de ces rêveries. Cette imagerie du livre d’heures constitue une première strate de représentations appelée à durer et qui, à partir d’un simple manuscrit, permet de figurer tout le Moyen Âge. 1870-1940 : l’apogée de l’érudition chartiste Les choses changent après la guerre franco-allemande. Tout au long de la Troisième république, la recherche sur les livres d’heures est marquée par deux renouvellements majeurs : une nouvelle catégorie d’auteurs issus des milieux de la documentation patrimoniale ; et la construction d’un discours visant à définir les grands traits d’un génie artistique français que les livres d’heures illustrent pour les xve et xvie siècles. Un milieu érudit homogène
Cette érudition autour du livre d’heures est, en premier lieu, le fait d’un groupe de spécialistes qui présente une grande cohérence interne. Quatre pôles d’expertise apparaissent. Le premier, et le plus important, est celui des agents des institutions culturelles. Beaucoup d’entre eux ont été formés à l’École nationale des chartes, fondée en 1821, où l’initiation au manuscrit a dû être une véritable révélation. On ne saurait trop insister sur l’importance sinon de l’École des Chartes, du moins d’un « drapeau » chartiste unissant plusieurs générations de spécialistes des manuscrits en France, repoussant l’érudition désordonnée des bibliophiles et des amateurs d’images et de vélin pour construire une approche plus raisonnée et méthodique des livres d’heures : les deux tiers des auteurs de publications sur ce sujet entre 1870 et 1940 sont passés par cette École. 59 E.-H. Langlois, op. cit., p. 168-169.
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C’est le cas d’Henri Bouchot (1849-1906), auteur d’une étude sur le livre d’heures de Marguerite de Rohan60, ou d’Alfred Gandihon (1877-1946), archiviste du Tarn-et-Garonne puis du Cher et auteur d’une analyse d’un fragment de livre d’heures du diocèse de Dax61. La plupart dirigent un service d’archives, un musée ou une bibliothèque publique. Georges Ritter (1881-1957), spécialiste des livres d’heures normands62, archiviste-paléographe (promotion 1907), est d’abord bibliothécaire adjoint de la ville de Rouen, puis conservateur en chef à la section moderne des archives nationales. On trouve encore, ayant occupé les mêmes fonctions, Léon Mirot (1870-1946), auteur d’une étude du livre d’heures de Jean sans peur, ou avant lui, Jacques Meurgey (1891-1973), également chartiste (1920), conservateur aux Archives nationales, qui fit connaître les « Heures de Tournus »63. Ces individus font carrière dans les archives aussi bien que dans les bibliothèques. Jules-Marie Gauthier (1848-1905), ainsi, est archiviste du Doubs et bien introduit dans les sociétés savantes bisontines, comme tous ses homologues d’ailleurs, qui composent les forces vives des académies locales. On lui doit divers travaux, parus dans les périodiques régionaux, sur des livres d’heures franc-comtois64. Du côté des bibliothèques, il faut citer Henri Jadart (1847-1921), conservateur à la Bibliothèque municipale de Reims et des musées de peinture et d’archéologie de la même ville, qui fait connaître le livre d’heures de Marie Stuart65, Alcius Ledieu (1850-1912), bibliothécaire et correspondant du Ministère de l’Instruction publique66, ou plus tard, Jacques Guignard (1912-1980), conservateur en chef à l’Arsenal et spécialiste de Bourdichon dans les années 193067. Amédée Boinet (1881-1965), qui s’intéresse aux livres liturgiques de Picardie68, a été conservateur à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Enfin, sensibles au statut d’objet d’art du livre d’heures, les directeurs des musées s’y intéressent également, tel Louis Le Clert (1835-1935), conservateur du musée archéologique de Troyes, examinant des fermoirs de manuels de prières69. Cette catégorie de chercheurs est alors connue pour construire une vision du Moyen Âge plutôt catholique et conservatrice, comme en témoignent les écrits de Léon Gautier (1832-1897), chartiste, archiviste puis professeur de paléographie à l’École des Chartes pendant vingt-cinq ans. Ses travaux sur l’épopée médiévale montrent qu’il voit dans le Moyen Âge « un monde que nous avons perdu et qu’il faut absolument retrouver, voire ressusciter, un idéal à part
60 H. Bouchot, Le livre d’heures de Marguerite de Rohan comtesse d’Angoulême : étude historique et critique, Paris, H. Leclerc, 1903. 61 A. Gandihon, « Étude sur un livre d’heures du xive siècle : fragment d’un bréviaire du diocèse de Dax », Bulletin historique et philologique (1904), p. 631-643. 62 G. Ritter, Manuscrits à peintures de l’école de Rouen. Livres d’heures normands, Rouen, Lestringant, 1913. 63 J. Meurgey, « Les Heures de Tournus. Étude sur un manuscrit du xve siècle aux armes des Visconti, conservé à l’hôpital de Tournus », Mémoires de la Société des Amis des arts et des sciences de Tournus, 33 (1931), p. 1-18. 64 J.-M. Gauthier, « Le livre d’heures du chancelier Nicolas Perrenot de Granvelle au British Museum », Réunion des Sociétés des Beaux-Arts des Départements, 20 (1896), p. 104-109 ; « Note sur le livre d’heures de Catherine de Montbozon », Académie de Besançon (1879), p. 201-212. 65 H. Jadart, « Le Livre d’heures de Marie Stuart à la Bibliothèque de Reims », La bibliofilia, 4 (1902), p. 145-157. 66 A. Ledieu, « Notice sur deux livres d’heures du xive siècle », Revue de l’art chrétien (1891), p. 404-411. 67 J. Guignard, « Quelques œuvres de l’atelier de Bourdichon conservées en Italie », Mélanges d’archéologie et d’histoire, 56 (1939), p. 356-395. 68 A. Boinet, Notice sur deux livres d’Heures à l’usage d’Amiens et sur un manuscrit à miniatures du xive siècle d’origine picarde, Amiens, Yvert et Tellier, 1910. 69 L. le Clert, « Note sur les fermoirs armoriés d’un livre d’heures conservé à la bibliothèque de Chaumont-enBassigny », Bulletin archéologique (1903), p. 237-243.
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entière sur le plan politique, religieux, social et culturel, un modèle d’inspiration vers lequel il convient absolument de se trouver pour régénérer une société malade, gangrenée par la Réforme, les Lumières et naturellement l’œuvre satanique de la Révolution »70. Sa contribution à l’histoire des livres d’heures porte sur les « dentelles », ces motifs d’une grande finesse remplissant les bandeaux dans les peintures des livres71. Il est par ailleurs l’auteur d’un livre de prières conçu comme un florilège de formules dévotes latines tirées de manuscrits anciens, principalement des livres d’heures72. Le petit format (in-32), les nombreuses rééditions et le choix d’un éditeur acquis à la cause catholique montrent l’attachement de l’auteur, par ailleurs érudit critique, au renouveau catholique de la fin du siècle. Parmi les auteurs, certains s’imposent comme de véritables spécialistes du livre d’heures et publient abondamment, le plus emblématique étant sans aucun doute Léopold Delisle (1826-1910), « incarnation de l’institution chartiste »73, administrateur général de la Bibliothèque nationale de France de 1874 à 1905, historien du livre normand. Le goût de Léopold Delisle pour les manuscrits à peintures lui vient de sa femme, née Laure Burnouf (1828-1905), qui est aussi sa collaboratrice. Il écrit dans ses souvenirs : « elle ne dissimula jamais son plaisir à admirer les peintures des manuscrits du Moyen Âge. Elle en appréciait d’autant mieux le mérite qu’elle-même avait pratiqué avec un certain succès l’art de la miniature »74. Au-delà du souvenir tendre et touchant, cet élément est intéressant pour notre enquête : le livre d’heures médiéval garde une certaine actualité pour les miniaturistes du dimanche au xixe siècle75. Léopold a offert à Laure deux livres d’heures, aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France, pour leur premier anniversaire de mariage puis pour leurs noces d’argent76. Les travaux de Delisle sur les livres d’heures sont assez tardifs dans sa carrière, et somme toute peu représentatifs de ses publications : seulement 4,5% d’entre elles concernent l’histoire de l’enluminure ; ce sont, qui plus est, des publications « courtes », puisqu’elles ne représentent que 2,2% de la masse totale publiée, aux antipodes de ses travaux sur la diplomatique (26,6% des pages publiées) ou sur la bibliothéconomie (22,1%)77. Il observe les livres d’heures en archiviste, cherchant avant tout à les dater, à identifier les commanditaires et à les situer dans la géographie diocésaine du Moyen Âge. Il n’a rien d’un historien de l’art, ce que l’historiographie jugera durement par la suite. Il n’en reste pas moins que Léopold Delisle a joué un rôle essentiel dans la connaissance des livres d’heures, notamment ceux commandités par Jean de Berry,
70 Chr. Amalvi, « Les deux Moyen Âge des savants dans la seconde moitié du xixe siècle », in L. Kendrick et al. (éd.), Le Moyen Âge au miroir du xixe siècle (1850-1900), Paris, L’Harmattan, 2003, p. 11-25. 71 L. Gautier, Notice sur le Livre d’Heures illustré d’après les dentelles de toutes les époques et de tous les styles, Tours, Alfred Mame et fils, 1888. 72 L. Gautier, Choix de prières tirées des manuscrits du xiiie au xvie s. et traduites pour la première fois…, Paris, V. Palmé, 1861. 73 Fr. Hildesheimer, « Institutions savantes. Les institutions du savoir », in S. Bernard-Griffiths et al. (éd.), La Fabrique du Moyen Âge au xixe siècle, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 86. 74 Fr. Vielliard et G. Désiré dit Gosset (éd.), Léopold Delisle, Saint-Lô, Archives départementales de la Manche, 2007, cité p. 23. 75 Voir chapitre 7. 76 Fr. Avril, « La contribution de Léopold Delisle aux études sur les manuscrits à peintures », in Léopold Delisle, op. cit., p. 109. 77 Y. Potin, in Léopold Delisle, op. cit., p. 171.
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en publiant les inventaires des bibliothèques du duc au fil de la publication de son Cabinet des manuscrits78 : il a ainsi identifié des manuscrits produits par les frères de Limbourg ou d’autres artistes. C’est d’ailleurs vers lui que se tourne, en janvier et février 1856, le duc d’Aumale afin de se prononcer sur l’attribution des Très Riches Heures acquises quelques semaines plus tôt. Léopold Delisle répond obligeamment au prince79, puis publie une note dans la Gazette des Beaux-Arts80. Si on relève aujourd’hui des inexactitudes dans ses publications, il reste un des premiers, en France, à élaborer une histoire des manuscrits à peinture digne de ce nom, fondée sur l’archive et non sur les critères stylistiques, ce qui sera la marque de fabrique de l’école française d’histoire de l’art. Il publie dans l’exercice de ses fonctions de très nombreuses notes sur des livres d’heures, notamment dans les comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dans la Bibliothèque de l’École des Chartes et dans diverses revues de codicologie et d’histoire. Ses travaux examinent principalement des exemplaires conservés à la Bibliothèque nationale, et il s’impose comme l’un des premiers spécialistes des Heures d’Anne de Bretagne. Il n’est pas rare, de surcroît, que des collègues étrangers lui proposent des énigmes bibliographiques ou codicologiques. Wilhelm Meyer (1845-1917), professeur à Göttingen, ainsi, lui soumet le manuscrit A48 de la bibliothèque de Wernigerode en Saxe. En conséquence, et en retour de ces échanges de bons procédés, la publication est une manière de nourrir un réseau savant : Léopold Delisle explique ainsi qu’il a sollicité de son ami des photographies du manuscrit en question ; à leur réception en France, « je m’empressai de le remercier en lui annonçant le prochain envoi de quelques publications relatives à des livres d’heures et à divers manuscrits »81. Bientôt, le confrère allemand lui expédie le manuscrit lui-même, pour l’expertiser d’abord82, pour l’intégrer dans les collections françaises ensuite. Paul Durrieu (1855-1925), un peu plus jeune que Delisle mais qui l’a longuement fréquenté, inscrit quant à lui le livre d’heures dans l’histoire de l’art, étant, au contraire de son maître, un spécialiste du sujet, reconnu dans toute l’Europe au début du xxe siècle. Diplômé de l’École des Chartes en 1878, membre de l’École française de Rome, conservateur au département des peintures du Louvre, membre du Comité des travaux historiques et de la Société française de reproduction des manuscrits à peintures, il s’impose comme un historien de l’art talentueux. Dans les dernières années du xixe siècle, ses travaux passent de la peinture à l’enluminure, ce qui lui fait croiser les livres d’heures. Durrieu et Delisle mènent des recherches parallèles et entrecroisées ; c’est grâce à Delisle que Durrieu a pu produire sa monographie sur les Très riches Heures du duc de Berry83. Mais c’est aussi 78 L. Delisle, Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque impériale [puis nationale] : étude sur la formation de ce dépôt, comprenant les éléments d’une histoire de la calligraphie, de la miniature, de la reliure et du commerce des livres à Paris avant l’invention de l’imprimerie, Paris, Imprimerie impériale, 1868-1881, 3 vol. 79 Chantilly, Musée Condé, Bibliothèque, 1PA8, lettre de Léopold Delisle, 14 février [1856]. 80 L. Delisle, « Les livres d’heures du duc de Berry », Gazette des Beaux-Arts (1884), p. 97-110. 81 L. Delisle, « Les Heures de Blanche de France, duchesse d’Orléans », Bibliothèque de l’École des Chartes, 66 (1905), p. 489-539, ici p. 491. 82 Léopold Delisle l’évoque dans sa correspondance privée avec sa sœur Stéphanie (lettre du 16 septembre 1905), publiée dans Fr. Veilliard (éd.), op. cit., p. 284-285. Il discute ensuite du manuscrit avec François Gruyer (1825-1909), chargé de l’inventaire des peintures à Chantilly puis conservateur du domaine après la mort du duc d’Aumale. 83 P. Durrieu, Les Très Riches Heures de Jean de France, duc de Berry, Paris, Plon, 1904.
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Durrieu qui a fait prendre conscience à Delisle vieillissant de l’importance de certaines de ses observations sur les livres d’heures. C’est lui qui fait acheter au Louvre un feuillet des Heures d’Etienne Chevalier en 1889. Ses travaux envisagent l’art de la miniature de Charles V à François 1er. C’est lui qui a mis en évidence le changement de décor dans les peintures sous le règne de Charles VI, le paysage et la perspective remplaçant les toiles de fond. Il démontre aussi, parmi les premiers, la spécificité du métier de miniaturiste et d’historieur, différent de l’enlumineur moins habile et exécutant des travaux plus répétitifs, et a reconstitué les pratiques et hiérarchies d’atelier. Enfin, il a fait progresser l’identification des artistes en rassemblant les signatures observées sur nombre de feuillets. Son nom reste associé aux Très riches Heures, pour lesquelles il a mis en évidence plusieurs mains et plusieurs phases de travail ; et aux Heures du maréchal de Boucicaut dont il a révisé l’attribution. Ces spécialistes tirent de leur contexte professionnel la possibilité, précieuse, de mettre en commun leurs compétences. On le voit dans les explications que donne Natalis de Wailly (1835-1868), conservateur au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale, à propos d’un livre d’heures imprimé sur vélin en 1500 et rehaussé de miniatures qui aurait appartenu à Marguerite de Lorraine, duchesse d’Alençon84 ; il convoque, pour parfaire ses comparaisons qui lui permettront d’établir la technique du miniaturiste (a-t-il été guidé par un bois préalablement imprimé en noir ?), le savoir-faire de ses confrères Delaborde et Duplessis, et enfin Thierry, conservateur adjoint au département des imprimés à la Bibliothèque nationale. Le même Natalis de Wailly a fait venir le jeune Delisle au Cabinet des manuscrits. Plus tard, lorsque Delisle est nommé administrateur de la Bibliothèque nationale, il travaille avec Henri Bouchot, qui dirige le Cabinet des estampes, et avec Alexandre de Laborde (1853-1944), fondateur en 1911 de la Société française de reproduction des manuscrits à peintures. Cette société, défunte dès 1933, a été un des lieux de rassemblement des érudits s’intéressant aux livres d’heures (Durrieu, Boinet, Lacombe, Mély, Omont, Seymour de Ricci par exemple), où ils pouvaient retrouver aussi les collectionneurs les plus prestigieux, comme James de Rothschild, et les directeurs des plus importantes bibliothèques d’Europe (Bruxelles, Londres, Berlin, Genève…) et obtenir ainsi un accès privilégié à de nombreux documents85. La figure d’Henry Martin (1852-1928) est à ce titre emblématique. Chartiste diplômé en 1876, nommé à l’Arsenal en 1879, où il fait toute sa carrière, auteur du premier catalogue de la bibliothèque, il a publié plusieurs sommes comme Les miniaturistes français (1906), Les Peintres de manuscrits et la miniature en France (1909), Les Fouquet de Chantilly (1919). Il a été président de la Société des Antiquaires de France, de l’École des Chartes, de l’Association des bibliothécaires français : autant de cercles où se croisent les dix ou quinze spécialistes du livre d’heures dans les dix premières années du xxe siècle. Si cette catégorie d’individus, les agents des institutions documentaires nationales, est la plus nombreuse, elle est aussi celle qui s’impose le plus durablement dans le domaine de la codicologie, témoignant du tournant pris par l’érudition en histoire du livre après la 84 N. de Wailly, « Notice sur un livre d’heures donné par l’impératrice Marie-Louise à la duchesse de Montebello », lecture faite à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, le 6 mai 1879, Compte-rendu des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 23 (1879), p. 113-121. 85 Bulletin de la Société française de reproduction des manuscrits à peinture, 1 (1911), liste de sociétaires.
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guerre de 1870 : ces disciplines se professionnalisent et impliquent des compétences plus nombreuses, que le seul goût pour les beaux livres anciens ne justifie plus. À leurs côtés, mais de manière désormais marginalisée, trois autres types d’auteurs s’intéressent au livre d’heures : les bibliophiles et les spécialistes du marché de l’art (9% des auteurs) ; les ecclésiastiques érudits (7%) ; enfin les membres de l’immense nébuleuse des académies savantes régionales dont l’essor est spectaculaire au xixe siècle, jusqu’à rassembler 200 000 membres à travers la France dans un millier de structures86. Si les bibliophiles sont devenus quasi inexistants sur la scène érudite, les ecclésiastiques érudits restent relativement présents, tirant leur légitimité de leur statut clérical, dès lors qu’il s’agit d’examiner des livres liturgiques au contenu rendu abscons par les réformes liturgiques successives depuis Trente. D’autant que ce sont les mêmes clercs qui s’impliquent dans les réformes liturgiques du xixe siècle, visant précisément à restaurer l’identité diocésaine à rebours de l’uniformisation romaine des xviie et xviiie siècles. Ces prêtres exploitent la richesse des fonds des bibliothèques de séminaires, reconstituées après la Révolution, tel l’abbé Jouy (1844-1903) au diocèse de Meaux, historien local et promoteur d’une identité épiscopale locale87. La figure la plus emblématique en est Mgr Xavier Barbier de Montault (1831-1901). Prélat de la maison du pape, historiographe officiel du diocèse d’Angers sous l’épiscopat de Mgr Guillaume Angebault, il s’intéresse de près à l’histoire pontificale, à l’iconographie chrétienne et aux livres d’heures angevins, sur lesquels il rédige huit notices. Il appartient à cette génération d’historiens ecclésiastiques actifs, fort savants, mais encore très marqués par une histoire apologétique au service de l’institution cléricale, diocésaine ou congréganiste88 ; cette histoire, précisément, qui va perdre en crédibilité avec la consolidation de la science historique au cours du siècle. Dans ses travaux, on devine la volonté de ne jamais perdre de vue les normes religieuses émanant de Rome et l’intention de construire un répertoire de critères devant régner sur l’art chrétien89. Le dernier avatar de cette catégorie d’érudits, dans le domaine du livre d’heures, est Victor Leroquais (1875-1946), autodidacte et spécialiste de l’histoire de la liturgie, qui s’improvisa brillamment bibliographe des sacramentaires, puis des livres d’heures (1927) et enfin des bréviaires. C’est un projet d’histoire de la messe, finalement abandonné, qui l’avait poussé en direction des livres liturgiques. Sa participation est importante aussi à cet égard, car rares sont ceux qui envisagent le livre d’heures du point de vue de sa fonction première, c’est-à-dire la codification liturgique. Au seuil de son répertoire, il revendique cette approche liturgique. Il observe que cette littérature [concernant les livres d’heures] est à la fois très riche et très pauvre : très riche en ce qui concerne la partie décorative des manuscrits, très pauvre en ce qui
86 J.-P. Chaline, Sociabilité et érudition. Les sociétés savantes en France, Paris, Ed. du CTHS, 1995. 87 E. Jouy, « Un livre d’heures du xve siècle à la bibliothèque du séminaire de Meaux, notes et extraits », Conférences d’histoire et d’archéologie du diocèse de Meaux (1900), p. 488-523. 88 Sur l’érudition ecclésiastique au xixe siècle, voir Cl. Langlois, « Des études d’histoire ecclésiastique locale à la sociologie religieuse historique. Réflexions sur un siècle de production historiographique », Revue d’histoire de l’Église de France, 62 (1976), p. 329-347 ; G. Cholvy, « Clercs érudits et prêtres régionalistes », Revue d’histoire de l’Église de France, 71 (1985), p. 5-12 et l’ensemble des contributions du même numéro. 89 B. Neveu, « Entre archéologie et romanité : Mgr Xavier Barbier de Montault (1830-1901) », Bibliothèque de l’École des Chartes, 163 (2005), p. 241-264.
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regarde le texte lui-même. Toute l’attention des érudits et des chercheurs paraît s’être portée exclusivement sur l’illustration. Chaque fois qu’ils se sont hasardés à étudier le contenu du livre d’heures, ils l’ont fait avec crainte et timidité, n’osant s’y attarder et comme pressés de quitter un terrain peu sûr pour aborder des régions plus faciles à explorer. C’est l’aspect extérieur du manuscrit qui les a attirés et retenus90. Il suppose que comme le livre d’heures n’appartient pas à proprement parler aux livres d’église, bien qu’il soit un ouvrage liturgique, il n’a pas intéressé les liturgistes. Il cherche ainsi à marquer un tournant dans leur appréciation. Son modèle, en la matière, est anglais, car il estime que quelques spécialistes anglais ont eu cette intuition d’étudier les Prymers pour leur contenu dévotionnel et rituel91. Prennent aussi la plume, çà et là, des membres de sociétés savantes. Ils ne sont pas nombreux, et ne s’en revendiquent pas spécialistes ; ils écrivent sur des sujets divers et occasionnellement sur ces objets. C’est le cas d’Hervé de Broc (1848-1916), historien, président de la Société historique de l’Orne, qui tente une synthèse assez médiocre sur les livres d’heures dans le Bulletin de la Société historique et archéologique de l’Orne92. Auguste de Loisne (1853-1943), membre résident du CTHS et de la Commission des monuments historiques du Pas-de-Calais, observe un livre d’heures flamand du xve siècle, et publie ses remarques dans une mince brochure de 24 pages en 189593. En réalité, cette segmentation est un peu artificielle, en ce que les catégories ne sont pas étanches les unes aux autres ; un conservateur de musée ou de bibliothèque est aussi souvent actif dans les sociétés savantes, et parfois bibliophile pour lui-même. Ulysse Chevalier (1841-1923), prêtre et érudit, est ainsi élu à l’Académie des Inscriptions et belles lettres en 1912 ; Paul Lacombe (1848-1921), l’un des premiers bibliographes français des livres d’heures, bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, est aussi membre de la Société des Amis des livres et de la Société des bibliophiles françois. En l’absence de véritable chaire universitaire d’histoire du Moyen Âge avant 1883, des érudits de postures et d’engagements intellectuels variés ont pu ainsi s’emparer du livre d’heures, et projeter sur cet objet des questionnements différenciés : prouver la vitalité du catholicisme local à l’aune de la richesse de son histoire liturgique, faire émerger des curiosités codicologiques, enfin alimenter la grande fresque historique du Moyen Âge telle qu’elle se peint alors, avec de nouveaux détails documentaires. Le livre d’heures, symbole du génie artistique français
Le fait est qu’au lendemain de la guerre de 1870, l’histoire de l’art peine en France à s’autonomiser, alors que c’est chose faite en Allemagne depuis longtemps. Elle reste
90 V. Leroquais, op. cit., t. 1, p. i. 91 Il se réfère à E. Bishop, « On the origin of the Prymer », Liturgica historica (1918), p. 211-237 ; E. Hoskins, Horae beatae Mariae Virginis or Sarum and York Primers, 1901 ; C. Wordworth, Horae Eboracenses. The Prymer or Hours of the blessed virgin Mary, 1920. 92 H. de Broc, « Les Livres d’heures au moyen-âge et au xvie siècle », Bulletin de la Société historique et archéologique de l’Orne (1908). 93 A. de Loisne, Le Livre d’heures du président Quenson, notice sur un manuscrit à miniatures du temps de Louis XII, Arras, Ségaud, 1895.
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fortement liée à l’archéologie d’une part, et à la philosophie esthétique d’autre part. En 1882, toutefois, la fondation de l’École du Louvre suivie, en 1899, de la première chaire d’histoire de l’art à la Sorbonne, recompose le paysage institutionnel et favorise la transmission de la discipline. Il faut toutefois attendre 1921 pour que les Français soient vraiment présents dans les congrès internationaux d’histoire de l’art. Ces jalons chronologiques montrent combien l’histoire de l’art reste une discipline fragile avant la Première Guerre mondiale. Or, le xixe siècle a consacré beaucoup d’efforts à l’étude de la Renaissance italienne, perçue comme brillante, dont Raphaël aurait été l’aboutissement parfait, et à laquelle on accole très vite une forte dimension normative. C’est précisément contre ce récit historique que se met en place, en France comme en Allemagne, une histoire d’arts « nationaux ». Ce contexte est important, car le nationalisme culturel du xixe siècle aura été l’une des conditions de la genèse d’une histoire de l’art professionnelle, comme l’a magistralement souligné Michela Passini94 et en provoquant un débat agité autour des notions d’« antique », de « médiéval » et de « renaissant », il a fait émerger l’idée de « Primitifs », profondément politique. Au fond, l’histoire de l’art au tournant des xixe et xxe siècles, c’est-à-dire dans son premier âge, « étudie, reconstitue, classe et raconte le patrimoine de la nation »95, en ce qu’elle doit produire le récit de l’art national. Et c’est là que l’on retrouve des bibliothécaires, en l’espèce Henri Bouchot, Henri Omont (1857-1940), Léopold Delisle et Henry Martin, chevilles ouvrières (surtout le premier), de l’exposition Primitifs français qui s’est tenue au Louvre et à la Bibliothèque nationale en 1904, dans laquelle les livres d’heures ont été mobilisés en vue d’une véritable nationalisation de la culture. Cette exposition constitue un moment fort de l’écriture de ces histoires nationales, d’autant qu’elle a suscité ensuite de nombreuses recherches sur ces « Primitifs ». Elle témoigne de la naissance d’une histoire de l’art universitaire, d’une professionnalisation rapide du monde des musées et de la mise en œuvre de politiques culturelles et symboliques qui se saisissent des arts comme d’un enjeu central dans la compétition entre nations. Elle donne à voir au public un récit historique, et introduit de la sorte un « régime de publicité de l’art »96. Elle dit aussi, et pour la première fois, l’émergence de modalités nouvelles d’inscription de l’art dans l’espace du politique. Il y avait eu à Bruges en 1902 une exposition sur les Primitifs flamands, destinée à renforcer la conscience civique dans un État de récente unification. Parmi les œuvres présentées à Bruges, on en retrouve quelques-uns deux ans plus tard à Paris, présentées avec une attribution française. Et pour cause : l’enjeu de ces expositions (une se tient, en 1902 à Düsseldorf sur les Primitifs rhénans) est de préciser la propriété symbolique d’œuvres prestigieuses. Il s’agit de démontrer l’existence d’une école artistique française ancienne et puissante au temps des Valois, entre Charles VI et Henri III (1326-1589), en un temps d’internationalisation des biens culturels qui s’oppose précisément à cette écriture d’une histoire nationale des arts. Henri Bouchot, conservateur aux Estampes, principal promoteur de l’exposition, la conçoit après avoir vu celle de Bruges. L’expression « primitifs français » est alors inusitée ; elle a suscité beaucoup de réactions et les contemporains ont perçu qu’elle répondait à un 94 M. Passini, La fabrique de l’art national. Le nationalisme et les origines de l’histoire de l’art en France et en Allemagne, 1870-1933, Paris, Éd. de la MSH, 2012. 95 Ibid., p. 3. 96 Ibid., p. 79.
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besoin de construction d’une mythologie rétrospective et au désir de réparer une sorte d’injustice historiographique97. Il est intéressant de souligner que l’exposition, sous la houlette de Bouchot, a mis tout le monde d’accord : politiques, collectionneurs, agents des institutions culturelles, ecclésiastiques, diplomates et savants. Bouchot expose, dans le riche et savant catalogue puis dans le Complément documentaire publié quelques mois plus tard, les fondements de cette école française : elle trouve son unité dans la langue des artistes, qui peuvent ainsi communiquer – et il démontre ici que les artistes flamands étaient en réalité francophones, ce qui les intègre à cette mouvance française – et dans le réalisme des représentations, contre l’idéalisme italien, mais mesuré par rapport au naturalisme des flamands98. C’est donc dans le giron des bibliothèques qu’est née la théorie des « Primitifs français ». Une section spéciale de l’exposition est réservée aux miniatures, et près de 500 pièces sont exposées dans une galerie au-dessus de l’arcade Colbert à la Bibliothèque nationale. Léopold Delisle, administrateur de l’institution, aurait tout fait pour empêcher le déplacement de ses manuscrits à quelques rues de la bibliothèque, sous divers prétextes99. La méfiance du vieux conservateur tient moins à des questions de sécurité et de conservation qu’à une volonté d’individualiser la démarche de la bibliothèque et la place du manuscrit dans cette revendication d’une école artistique française surpassant toutes les autres. À la bibliothèque, la muséographie est soignée : 28 vitrines présentent les manuscrits dans l’ordre chronologique de leur réalisation, sauf les plus belles pièces qui se trouvent dans une vitrine centrale. Des reproductions sont accrochées aux murs du vestibule. Le catalogue, rédigé par Delisle, Durrieu, Omont et Bouchot, signale le numéro de la vitrine où on peut admirer l’ouvrage et à l’inverse, le manuscrit exposé est accompagné du numéro de sa notice dans le catalogue. C’est donc une exposition savante et pédagogique, dépassant le simple émerveillement de l’œil pour ancrer dans la conscience du visiteur l’idée même de « Primitifs français » et de l’existence d’une école artistique nationale. Le guide expose comment se mouvoir dans la pièce pour voir les manuscrits dans le bon ordre. Le récit historique est donc essentiel. L’ampleur des prêts dit aussi à la fois la coopération nationale qui a conditionné la réussite de cette entreprise, et l’enracinement de cette école artistique dans tout le territoire national. Ont en effet contribué la Bibliothèque Sainte-Geneviève, la Bibliothèque Mazarine, la Bibliothèque Méjanes à Aix-en-Provence, les bibliothèques municipales de Besançon, Bourges, Poitiers, Verdun, Soissons, enfin des collectionneurs de renom, tels Mme Jacquemart-André, Tancrède de Scitivaux de Greische (1858-1907), Marcel Gallice (1854-1930), et des étrangers, comme John Crichton-Stuart (1847-1900) et Henry Yates Thompson (1838-1928). Les fac-similés présentent des manuscrits du Musée Condé, de la Bibliothèque royale de Munich (Heures de Jacques Cœur), et de la Bibliothèque Royale de Belgique (Heures du duc de Berry). Au total, l’exposition présente 97 H. Bouchot, « L’Exposition des Primitifs français », Revue des Deux Mondes, 20 (1904), p. 420-443. 98 M. Passini, op. cit., p. 79-112 ; ead., « Pour une histoire transnationale des expositions d’art ancien : Les Primitifs exposés à Bruges, Sienne, Paris et Düsseldorf (1902-1904) », Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques / Intermediality: History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, 15 (2010), p. 15-32 ; Fr.-R. Martin, « L’administration du génie national. L’exposition des primitifs français de 1904 », in E. Castelnuovo et A. Monciatti (éd.), Medioevo/Medioevi: Un secolo di esposizioni d’arte medievale, Pise, Edizioni della Normale, 2008, p. 93-108. 99 D. Thiébaut et al., Primitifs français. Découvertes et redécouvertes, Paris, RMN, 2004, p. 15.
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Figure 5.5 : Affiche réalisée par A.-F. Gorguet pour l’exposition Primitifs français, Paris, 1904. BnF, Département des estampes, ENT DO-1 (GORGUET, Auguste)-ROUL.
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242 manuscrits, dont 52 livres d’heures100. Cette abondance a certainement popularisé dans l’opinion la convergence entre l’idée de « primitifs français » et sa matérialisation la plus nette, le livre d’heures. L’affiche de la manifestation, réalisée par l’illustrateur AugusteFrançois Gorguet (1862-1927), montre une femme vêtue à la mode gothique, avec une robe parsemée de fleurs de lys ne laissant aucun doute sur son appartenance nationale, tenant à la main droite un précieux livre, son index glissé à l’intérieur pour marquer la page où s’est interrompue sa lecture (Fig. 5.5). Rien n’interdit de voir dans cet ouvrage de petit format un livre d’heures, que l’exposition contribue justement à désigner comme le livre ordinaire et commun des croyants du xve siècle. Le rôle moteur de la Bibliothèque nationale, aux côtés du Louvre, montre aussi combien les bibliothèques centrales ont changé de mission au tournant du xixe et du xxe siècle, passant d’un instrument de formation et de progrès à « l’un des môles d’identification pour la collectivité nationale, un ‘lieu de mémoire’ au symbolisme tout particulier en même temps que le témoignage d’une position favorable de telle ou telle nation sur l’échelle globale de la civilisation »101. En empruntant au musée des dispositifs de spectacularisation de l’écrit, ancien ou contemporain, la bibliothèque construit sur le référentiel de l’écrit (esthétique graphique, éloquence matérielle du livre, autorité juridique ou religieuse) l’idée d’une supériorité nationale. Le livre d’heures se prête d’autant mieux à la démonstration qu’il permet de nombreuses et contradictoires interprétations. Bien qu’il s’agisse d’un livre de prières, il permet d’affirmer, au plus fort des débats qui mèneront, l’année suivante, à la loi de séparation de l’Église et de l’État, la « prééminence du laïque sur le prêtre »102. Comme appropriation de l’office monastique échappant à la surveillance ecclésiastique, du moins à ses débuts, le livre d’heures est instrumentalisé dans la querelle qui oppose les partisans d’une interprétation de l’art médiéval comme « civil » et « populaire » (Viollet-le-Duc, Corroyer par exemple) et ceux qui, comme Émile Mâle (1862-1954), estiment au contraire que l’art de cette époque ne peut se comprendre qu’à travers une grammaire sacrée. Bouchot souligne ainsi : « Les Français, laïcisés de bonne heure, grâce aux communes, se créent des canons spéciaux, des usages à eux »103. Ces débats, explorant les vestiges du Moyen Âge pour argumenter sur la situation politique du xxe siècle, constituent une modalité neuve de l’appréhension des biens culturels : on n’observe rien de semblable autour de la grande « Exposition rétrospective de l’Art français avant 1800 », qui s’était tenue en 1900 au Petit Palais en marge de l’Exposition universelle. Pour la première fois, des manuscrits étaient sollicités, symptôme intéressant d’un effort sinon de médiation, au moins de construction d’un discours de vulgarisation, mais les organisateurs avaient décidé de se passer des services des bibliothèques parisiennes (à moins que celles-ci n’aient pas souhaité participer), et il avait fallu explorer les collections départementales, encore insuffisamment décrites par le Catalogue général des manuscrits
100 H. Bouchot et al., Exposition des primitifs français au Palais du Louvre (Pavillon de Marsan) et à la Bibliothèque nationale. Catalogue, Paris, 1904. 101 Fr. Barbier, « Le livre exposé : le livre et les bibliothèques dans les expositions industrielles, 1850-1914 », in Fr. Barbier et I. Monok (éd.), Les bibliothèques centrales et la construction des identités collectives, Leipzig, Leipziger Universitätverlag, 2005, p. 297-324, ici p. 301. 102 D. Thibaut et al., op. cit., p. 32. 103 H. Bouchot, Exposition…, op. cit., p. 1.
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des bibliothèques publiques. Les livres d’heures n’avaient alors pas véritablement trouvé leur place dans le long récit de l’art français. On ignore combien et quels spécimens étaient présentés au Petit Palais, mais les observateurs du temps se sont obstinés à ne pas les voir dans les vitrines, tel Émile Molinier (1857-1906), chartiste et conservateur du département des Objets d’art au Louvre, qui rend compte de la section des manuscrits dans l’exposition. À l’en croire, aucun livre d’heures n’y figure, sinon pour le xvie siècle, illustré entre autres par un recueil de prières prêté par la Bibliothèque publique de Grenoble : « un travail lourd et sans grâce, où l’artiste a abusé des couleurs brillantes et des lacis d’or ». Celui de Diane de Poitiers présente des miniatures médiocres, sauvées par le découpage des pages en forme de fleur de lys104. Rien de tel en 1904 : le livre d’heures est au contraire le symptôme le plus éclatant, par sa banalité et le renouvellement esthétique constant dont il témoigne, de l’excellence française en matière d’enluminure et de miniature. La date de 1904 marque donc une rupture essentielle dans la patrimonialisation du livre d’heures, par la généalogie de textes savants dans laquelle les catalogues s’inscrivent alors, par le rôle de la Bibliothèque nationale dans ce processus et aussi par la naissance d’une pensée érudite prenant à témoin l’ensemble des citoyens cultivés, au lieu de se confiner dans les colonnes des journaux savants. Tandis que les visiteurs découvrent l’exposition, plusieurs spécialistes interviennent dans le débat. Paul Durrieu choisit de ne pas dissocier peinture et miniature, faisant observer que le temps des Valois a laissé davantage de peintures dans les livres que de panneaux peints. C’est sur l’enluminure qu’il s’appuie pour prouver qu’il y a eu « école », c’est-à-dire conscience des artistes d’appartenir au même courant artistique, ce qui est peut-être discutable mais contribue, en ce début du xxe siècle, à ancrer le concept de « primitifs français »105. Les Très Riches Heures du duc de Berry cumulent selon lui toutes les caractéristiques de cette école : née à la cour de Valois, elle est marquée par le réalisme et le sens du pittoresque. L’ouvrage qu’il donne en 1904 sur la peinture des Primitifs est illustré pour moitié d’enluminures choisies dans des livres d’heures, à commencer par celle qui introduit le volume, qui montre Anne de Beaujeu agenouillée avec son manuel de prières. Dans cette autosatisfaction ambiante – quoique le concept de primitifs français ait eu aussi ses détracteurs – quelques voix, sans contester l’idée générale d’un style français ayant façonné ensuite les formes des autres écoles, s’étonnent malgré tout de la difficulté à médiatiser l’enluminure. Émile Mâle, se réjouissant d’abord de cette première exposition de miniatures en France, trouve le résultat décevant. Il constate : « jadis on ne les montrait pas, et maintenant qu’on les montre, elles demeurent presque inconnues ». Il met le doigt sur la difficulté d’exposer le livre, objet en principe fermé, et dont on ne peut rendre compte des trois dimensions : « les Heures d’Anne de Bretagne sont ouvertes à une admirable page mais qui donc pourrait deviner ce qu’il y a, derrière, toutes les fleurs des champs et des jardins ? »106. Les livres d’heures du xve siècle constituent à ses yeux la quintessence du genre, « la délicate fleur du vrai Moyen Âge. Certaines pages sont la grâce, la poésie
104 E. Molinier, « L’exposition rétrospective de l’art français. Les manuscrits », Gazette des Beaux-Arts, 24 (1900), p. 104-121, ici p. 120. 105 P. Durrieu, La peinture à l’Exposition des Primitifs français, Paris, Librairie de l’Art ancien et moderne, 1904, p. 52-53. 106 É. Mâle, « La miniature à l’exposition des primitifs français », Gazette des Beaux-arts, 32 (1904), p. 41-60, ici p. 42.
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même […] il monte de ces pages un arôme léger qui est le génie de l’Île-de-France107 ». Il tranche avec la même netteté que Bouchot et Durrieu la question des nationalités : « On entrevoit dans les Heures de Chantilly plus d’un souvenir de l’art italien, mais tout cela fondu en un tout harmonieux qui est l’art de Paris, au commencement du xve siècle » ; « toutes ces œuvres, nées à Paris, nous appartiennent »108. Cette exaltation d’un génie national artistique, dont le livre d’heures est la preuve ultime et déclinée dans de nombreuses bibliothèques françaises, ce qui permet aux institutions locales de s’associer à cette reconnaissance, constitue un second répertoire de valeurs associé à ces livres de prières, parfaitement compatible avec le premier, celui de l’âge romantique. Si l’historiographie de la miniature a incontestablement évolué, le livre d’heures reste investi d’imaginaires superposés qui l’enrichissent d’interprétations nouvelles à chaque génération d’érudits, et favorisent ensuite son instrumentalisation en vue de constituer des « communautés imaginées »109. Ce nationalisme culturel reste vivace jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, cette étape essentielle de la mobilisation des livres d’heures dans les représentations du passé n’a pas suscité en France de renouveau érudit. C’est plutôt dans le monde américain qu’on observe un nouveau foyer d’étude des livres d’heures. Timidement certes : dans la décennie 1920, on ne trouve qu’un auteur américain, Austin M. Purves, un financier et mécène qui décrit, sans guère de profondeur, deux nouveaux livres d’heures du Musée de Pennsylvanie110. Falconer Madan est nettement mieux positionné pour écrire sur le sujet : il est bibliothécaire à la Bodléienne et historien du livre britannique, président de la Library Association et de la Bibliographical Society. Il tente un bref essai sur la localisation des livres d’heures111. Dans la décennie suivante, ils sont deux, et non des moindres : David M. Robb de l’Université de Pennsylvanie, qui publie un long article sur l’évolution des représentations de l’Annonciation112 et Erwin Panofsky, familier de la période par ses travaux sur les primitifs flamands, qui réexamine certaines productions sorties de l’atelier du Maître des Heures de Rohan à l’aide d’outils iconologiques peu familiers aux chercheurs français113. C’est surtout après-guerre que la contribution américaine aux études sur les manuscrits à peintures s’avèrera décisive. Avant-guerre, les échanges sont unilatéraux. Les Français sont assez bien avertis des publications anglo-saxonnes, répertoriées et résumées dans des publications spécialisées ; mais l’inverse est moins certain. La bibliographie de Leroquais fait l’objet d’une seule recension dans une revue anglophone, alors même qu’il a souligné l’antériorité des chercheurs anglais dans l’approche liturgique des livres d’heures ; l’ouvrage de Durrieu sur la miniature flamande à la cour de Bourgogne aussi114. 107 Ibid., p. 46. 108 Ibid., p. 49. 109 B. Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, tr. fr. Paris, La Découverte, 1996. 110 A. M. Purves, « Two French Books of Devotion », Bulletin of the Pennsylvania Museum, 82 (1924), p. 65-72. 111 F. Madan, « Hours of the virgin Mary. Tests for localization », The Bodleian quaterly record, 3 (1920), p. 41-44. 112 D. M. Robb, « The Iconography of the Annunciation in the Fourteenth and Fifteenth Centuries », The Art Bulletin, 18 (1926), p. 480-526. 113 E. Panofsky, « Reintegration of a Book of Hours executed in the workshop or the ‘Maître des Grandes Heures de Rohan’ », in W. R. Koehler (éd.), Medieval studies in memory of A. Kingsley Porter, Cambridge (Mass.), Harvard UP, 1939, t. II, p. 479-499. 114 The Art Bulletin, 10 (1928), p. 396-397 pour Leroquais ; The Burlington Magazine for Connoisseurs, 41 (1922), p. 95-96 pour Durrieu. D’après le portail Jstor (consulté le 29 janvier 2019).
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Au terme de cette longue gestation des études sur le livre d’heures, deux évolutions importantes se sont produites. D’une part, vers 1910, et plus sûrement encore dans les deux décennies suivantes, s’est constitué au fil des études un référentiel des livres d’heures constituant une sorte d’archétype de ce qu’est le livre d’heures. Entrent dans ce référentiel un tout petit nombre de recueils : ceux d’Anne de Bretagne, de Boucicaut, d’Etienne Chevalier, du duc de Berry principalement, et dans une moindre mesure ceux de Louis de Laval ou de Jeanne d’Évreux. D’autres sont connus très tôt mais n’y ont jamais trouvé leur place, telles les Heures de Marguerite de Valois. Ces livres d’heures servent d’étalon pour mesurer la qualité stylistique et historique des centaines d’autres livres d’heures conservés dans les bibliothèques publiques ou congréganistes et dans les musées. Ce référentiel est fixé quasi définitivement : il n’évolue plus jusqu’aux années 2000 et aux travaux de François Avril renouvelant les attributions et les datations. La construction de ce référentiel tient à une approche scientifique par objets singuliers, écartelée entre l’item et la série. Cette démarche rapproche peu, et surtout isole dans le vaste corpus des livres d’heures quelques objets auxquels elle assigne la valeur de balise (pour l’évolution du style) ou de pierre de touche (pour l’attribution à un atelier). À l’inverse, une approche par la série (celle de Leroquais par exemple), qui repose sur la répétitivité relative des formules et des contenus, optimisée par les ateliers eux-mêmes, a sans doute contribué à maintenir dans l’indifférence des livres d’heures de facture plus modeste. D’autre part, l’incunable, entré tardivement dans le champ de vision des collectionneurs, reste à la porte des cabinets d’érudits, sinon par le biais des études liturgiques qui connaissent un renouveau spectaculaire à partir de 1860. Plus exactement, l’incunable fait l’objet de nouveaux chantiers catalographiques à partir des années 1880, de manière désordonnée d’abord, avant que le ministère de l’Instruction publique ne donne le coup d’envoi d’une entreprise coordonnée et uniforme dans toutes les bibliothèques publiques. Sont associés au projet des savants connus par ailleurs pour leurs travaux sur les livres d’heures : Léopold Delisle, Henri Omont, Paul Lacombe, Ulysse Robert, aux côtés de spécialistes de l’imprimerie au xve siècle, comme Olgar Thierry-Poux (1838-1894), et de bibliographes aguerris comme l’infatigable Marie Pellechet, chargée par arrêté du 13 avril 1888 de la rédaction du Catalogue général des incunables. Mais ces travaux ne donnent pas lieu à une focalisation sur l’importante production d’Heures que ces bibliographes ont nécessairement croisées. Leur curiosité, un instant éveillée, s’éteint aussitôt la description catalographique achevée. Si l’incunable connaît une patrimonialisation accélérée dans le périmètre des bibliothèques publiques au tournant des xixe et xxe siècle, ce processus ne nourrit pas celui qui affecte les Heures au même moment. 1970-2020 : une science du livre d’heures La chronologie des publications après la Seconde Guerre mondiale montre une augmentation continue (Fig. 5.3) des travaux sur les livres d’heures, modérée jusqu’au début des années 1970 puis forte ensuite : deux tiers des publications relatives aux livres d’heures sont parues après 1970. Cette chronologie recouvre l’évolution de l’histoire médiévale depuis l’après-guerre. Les médiévistes s’intéressent majoritairement à la ville, à la famille, à la culture populaire, à la mort, aux images, aux marginaux, à l’oralité ; bref, à tous ces éléments jugés structurants de la
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vie des sociétés du passé, dont les livres d’heures offrent une saisissante cristallisation. Mais ceux-ci, encore aux mains des historiens de l’art préoccupés de construire des répertoires de styles, ne fait pas son entrée dans l’histoire médiévale. Les 81 publications répertoriées entre 1945 et 1975 relèvent encore pour la majorité d’entre elles des débats d’attribution, de description de manuscrits conservés dans les collections américaines pour la plupart. Plus d’un tiers des travaux de cette période sont dus à des Américains, et prennent place dans les organes de publication des bibliothèques et des musées de la Côte Est, qui construisent ainsi leur visibilité institutionnelle et scientifique sur la base d’un objet emblématique. Les travaux de William F. Wixom ou de Margaret B. Freeman115, par exemple, participent de ce mouvement à la fois scientifique, en ce qu’ils affinent la connaissance des styles en matière d’enluminure, et culturel, en situant ces institutions dans l’éventail des interlocuteurs désormais inévitables des chercheurs français. Les bibliothèques universitaires d’Harvard, de Princeton, de Chicago, celle du Metropolitan Museum, du Detroit Institute of Arts, et du Cleveland Museum of Arts s’imposent comme des lieux de recherche complémentaires des dépôts français, aux côtés des institutions déjà considérées comme telles depuis la fin du xixe siècle, notamment britanniques. La réception enthousiaste, quoique dans un tout petit cercle français, des travaux des plus brillants chercheurs américains, révèle que le renouveau vient justement d’Amérique. Dans le compte-rendu qu’il publie de l’ouvrage de Millard Meiss (1904-1975), French painting in the time of Jean de Berry (1967), Francis Salet, qui connaît visiblement bien la littérature, distribue les points entre chercheurs français d’autrefois et chercheurs américains d’aujourd’hui : à propos des attributions et des datations, il donne çà et là raison à Delisle ou à Meiss. Il conclut : C’est à une tâche colossale que s’est attelé depuis quelque trente ans M. Millard Meiss, […] Ce monument d’érudition, tel qu’il se présente déjà, suscite l’admiration par sa densité intellectuelle, par la précision des analyses, par l’abondance de la documentation, par l’ardeur presque toujours convaincante des conclusions. Il prouve que l’étude de l’enluminure médiévale qui a connu un si long sommeil entre les premiers pionniers et le regrétté Jean Porcher, est décidément entrée dans son âge scientifique116. Les choses changent à la fin des années 1970. En 1974, Léon-Marie Delaissé (1914-1972), curateur au département des manuscrits de la Bibliothèque royale de Belgique, propose dans un article important117 une répartition sociale des livres d’heures, en partant du principe que le degré de raffinement est proportionnel à la fortune et au statut du commanditaire. Il souligne l’existence de nombreux livres d’heures répondant à une demande bourgeoise, et non plus aristocratique, obligeant à réviser les méthodes d’appréciation stylistique et à considérer l’objet du point de vue des pratiques sociales et culturelles au tournant des xve et xvie siècles. Cette réévaluation des livres d’heures sur des critères qui ne relèvent plus seulement de l’œil, mais plutôt de la commande et de l’usage, autorise de nouvelles
115 W. F. Wixom, « The Hours of Charles the Noble », Bulletin of Cleveland Museum of Art, 52 (1965), p. 50-83 ; M. B. Freeman, « A book of Hours made for the Duke of Berry », Bulletin of Metropolitan Museum, 15 (1956), p. 93-104. 116 Fr. Salet, compte-rendu de M. Meiss. French painting in the time of Jean de Berry. The late fourteenth Century and the patronage of the duke, dans Bulletin Monumental, 127 (1969), p. 60-62. 117 L.-M.-J. Delaissé, « The importance of Books of Hours for the history of medieval books », in Gatherings in honor of D. E. Miner, Baltimore, The Walters Art Gallery, 1974, p. 203-225.
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études, d’autant mieux que l’histoire médiévale, au même moment, s’attache à de nouveaux questionnements, portant sur la construction (architecturale et par extension, sociale) ; la structuration des espaces ; les représentations qui remplacent les mentalités ; enfin l’histoire des parentés. Plusieurs de ces pistes trouvent un écho dans l’exploration des livres d’heures, vaste corpus auquel on demande désormais de révéler les dynamiques profondes de la fin du Moyen Âge118. L’analyse de la production savante depuis 1970 met en évidence à la fois la stabilité des conditions de la production savante, et des changements majeurs. Des conditions stables de production savante
Trois dynamiques anciennes restent à l’œuvre dans la stimulation des forces érudites consacrées aux livres d’heures : la mobilisation américaine qui prend la suite naturelle du collectionnisme dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, le rôle décisif des agents des bibliothèques, et les manifestations culturelles qui mettent ces manuscrits à l’honneur. Le renouveau, tout d’abord, est en partie venu d’Amérique et dans une moindre mesure, de Grande-Bretagne. La moitié ou presque des travaux publiés durant cette période émanent de ces espaces anglophones. Millard Meiss peut être à bon droit considéré comme le fondateur de ces études aux États-Unis, au cours de sa carrière universitaire à Columbia, à Harvard puis à Princeton, et comme conservateur au Fogg Art Museum119. Meiss est aussi emblématique de l’insertion toute américaine de la recherche dans l’idée d’une urgence de sauvegarde de la culture européenne. Il s’est impliqué personnellement dans les structures de recouvrement et de restauration des œuvres mises en péril par les guerres et a été expert dans le comité de restauration du patrimoine italien suite aux inondations de 1966. Il fait le lien entre les générations d’avant-guerre, plutôt tournées vers les collections, et celles d’après-guerre, impliquées dans la recherche. Or, aux États-Unis, l’étude des livres d’heures bénéficie de deux conditions propices : d’une part, l’abondance des matériaux rassemblés dans les collections privées et les fondations publiques120, et d’autre part l’importance des cultural studies, nées dans les années 1960 en Grande-Bretagne en vue de construire une histoire de la culture de masse et une histoire sociale de longue durée. Dans les années 1970-1980 se développent des Centers for Medieval Studies en Grande-Bretagne et aux États-Unis en vue de favoriser l’interdisciplinarité en matière d’enseignement et de recherche. À ce moment, les Américains font plus volontiers de l’histoire européenne que les Européens. Les travaux de Stephen Clancy, diplômé de Cornell University, comparent les influences réciproques entre enluminure flamande et française121, comme le fera ensuite Susie Nash122, au lieu de s’en tenir à la notion de « foyer »
118 G. T. Clark, et al., « Les manuscrits à peintures au Moyen Âge : bilan et perspectives de la recherche », Perspective, 2 (2010), p. 312. 119 J. Cooke, Millard Meiss. Tra Connoisseurship, Iconologia e Kulturgeschichte, Turin, Ledizioni Publishing, 2015. 120 Voir chapitre 4. 121 S. Clancy, Book of hours in the Fouquet style: the relationship of Jean Fouquet and the Hours of Etienne Chevalier to the French ms. illuminations in the xvth century, PhD, Cornell University, 1988 ; « The illusion of a Fouquet workshop: the Hours of Charles de France, the Hours of Diane de Croy, and the Hours of Adélaïde de Savoie », Zeitschrift für Kunstgeschichte, 57 (1993), p. 207-233 entre autres. 122 S. Nash, Between France and Flanders. Manuscript Illumination in Amiens, Londres, British Library ; Toronto, Toronto UP, 1999.
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régional admise en France. Cette curiosité tient probablement à l’histoire américaine. Comme le notent Paul Freedman et Gabriel Spiegel, « toute tentative d’argumenter sur l’importance et la validité de l’histoire médiévale aux États-Unis, donc, doit d’abord circonvenir son évidente ‘altérité’ (otherness), son manque de connexion à quelque passé ‘américain’ national et culturel, visible et partagé ». Collectionnisme et érudition s’inscrivent dans un processus constant et nécessaire d’autojustification, qui permet aussi un recul plus important que ce que l’on constate en Europe123. Avec un petit décalage temporel, les Canadiens se sont pris d’intérêt pour les livres d’heures. L’engouement est récent mais symptomatique du désarroi généralisé face au concept d’« occident » et de sa signification profonde. Une fois de plus, les premiers à s’y intéresser sont les collectionneurs, tel Frederick Cleveland Morgan (1881-1962), qui donna ensuite sa collection au Musée des Beaux-Arts de Montréal ; le P. Wilfried Corbeil (1893-1979), à qui le Musée Joliette doit une partie de ses fonds, ou encore G. E. Hart, avocat (1849-1936), et membre de la Society for Historical Studies de Montréal. À partir des années 1987-1988 commencent des chantiers de signalement de ces collections au Canada anglophone et au Québec, dans les collections publiques et universitaires. Cet intérêt répond à des enjeux sociaux et culturels majeurs, en particulier pour les Québécois. Il survient ainsi après des décisions politiques essentielles comme la reconnaissance du français en tant que deuxième langue nationale en 1969, mais aussi après une vague de célébrations des relations franco-anglaises à travers l’histoire dans tout le Canada. Le Québec, dont les structures universitaires dédiées au Moyen Âge en sont pleine recomposition124, trouve alors dans cette période le prétexte à développer un discours qui reconstruit les relations franco-québécoises en les ancrant dans une histoire très ancienne et rend visible un cousinage qui repose sur la langue et la religion125. Il est tout aussi étonnant de constater l’intérêt récent des historiens de l’art australiens pour l’art médiéval européen ; un récent ouvrage collectif consacre trois contributions aux livres d’heures126. Par ces différents traitements historiographiques, celui-ci est devenu l’emblème d’un vaste Occident uni par une même origine linguistique (le latin), religieuse (le christianisme), et temporelle (le xve siècle). La France n’est pas identifiée, et à raison, comme le berceau de cette idée fantasmée de l’Occident, mais plutôt un vaste espace européen à la fois anglais, flamand, français et italien. En second lieu, les agents des bibliothèques et des musées contribuent encore massivement à la construction des savoirs autour des livres d’heures, et plus généralement des manuscrits à peintures. L’amertume exprimée par Alain Guerreau à propos de l’érudition des bibliothécaires, qui ne serait plus ce qu’elle était, ne rend pas justice à l’investissement
123 P. Freedman et G. M. Spiegel, « Medievalisms Old and New: The Rediscovery of Alterity in North American Medieval Studies », The American Historical Review, 103 (1998), p. 677-704. 124 M. Potter et Y. Gingras, « Des études médiévales à l’histoire médiévale : l’essor d’une spécialité dans les universités québécoises francophones », Historical Studies in Éducation / Revue d’histoire de l’éducation, 18 (2006), p. 27-49. 125 E. Guyot, « Les représentations du Moyen Âge au Québec à travers les discours muséaux. Pour une histoire du goût, du collectionnement et de la mise en exposition de l’art médiéval au Québec », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 20 (2016) [En ligne] https://journals.openedition.org/cem/14378. 126 A. Dunlop (éd.), Antipodean Early Modern: European Art in Australian Collections, c. 1200-1600, Amsterdam, Rodopi, 2018.
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scientifique de la profession dans l’analyse des documents qu’elle conserve127. Il n’est qu’à citer Thierry Delcourt (1959-2011), François Avril, Inès Villela-Petit et Edmond Pognon (1911-2007) à la BnF, Roger S. Wieck au Department of Medieval and Renaissance Manuscripts de la Morgan Library (New York). Les travaux de l’anglaise Janet M. Backhouse (1938-2004), adjointe au département des Manuscrits du British Museum à partir de 1962, montrent la permanence du regard anglais sur les livres d’heures128. François Avril, chartiste et ancien membre de l’École française de Rome, qui a fait toute sa carrière au Département des Manuscrits de la BnF, a construit son autorité sur ses compétences scientifiques mais aussi sur sa proximité avec les documents. Parmi une abondante bibliographie personnelle, on lui doit au moins quinze articles ou monographies entièrement consacrés à un ou plusieurs livres d’heures. Cette appétence pour le livre de prière illustré se vérifie localement : Philippe Hoch à Metz, Jean Jenny à Bourges, Prisca Hazebrouck à Abbeville par exemple, ont travaillé à l’échelle de leurs institutions sur les livres d’heures qui s’y trouvent. Du côté des musées, apparaissent les noms de Germain Bazin et Nicole Reynaud (Louvre), de Claire de Lalande (Musée Dobrée de Nantes), de Pierre-Gilles Girault (Blois), de Thomas Kren (Paul Getty Museum), de Rowan Watson (Victoria & Albert Museum), de Lilian C. Randall (Walters Gallery)… Cet investissement prolonge l’ambiguïté déjà perceptible avant la Seconde Guerre mondiale : au fond, ceux qui écrivent sur le livre d’heures sont aussi ceux qui ont la charge de leur conservation et de leur médiation, cette dernière activité étant de plus en plus impérative dans les professions de la culture à partir des années 1980 justement. Si l’expertise savante n’est pas censée être productrice de patrimoine, le cas du livre d’heures révèle combien les experts peuvent être à la fois juges et parties. Agents de l’État ou des structures territoriales, ces experts parlent aussi, d’une certaine manière, au nom de la puissance publique ; le discours savant est un peu celui de l’État. Il est alors peu surprenant que la recherche, à laquelle participent activement les agents des bibliothèques et des musées, soit à ce point dépendante des grandes manifestations culturelles. Elle est aussi largement stimulée par le positionnement des administrations du patrimoine (bibliothèques, musées et monuments historiques principalement) qui créent entre le public et les professions de la culture un consensus autour de la valeur patrimoniale du livre d’heures, celle-ci requérant une certification renouvelée de l’historicité des objets et de leurs champs d’interprétation. Ce n’est pas la même chose de disséquer un livre d’heures avant 1900, quand le document intrigue et fascine sans qu’on sache exactement comment le nommer et expliquer sa place majeure et dans la culture du xve et xvie siècles, et dans les réserves des bibliothèques, et après 1900 (et plus encore après 1945), quand le livre d’heures a commencé une brillante carrière dans l’espace des représentations publiques du patrimoine français, dont il est (ou tout au moins désigné comme) un des fleurons. Cet avènement dans un espace public non savant est la conséquence d’un important travail de médiation effectué autour de ces recueils manuscrits, travail qui tout à la fois restitue les avancées des connaissances sur le livre d’heures et donnent à questionner de nouvelles pistes de recherche et favorise la célébration collective des œuvres tout en 127 A. Guerreau, op. cit., p. 95-101. 128 J. M. Backhouse, « Two Books of Hours of Francis 1 », British Museum Quarterly, 31 (1967), p. 90-96 ; « Bourdichon’s Hours of Henri VII », British Museum Quarterly, 37 (1973), p. 95-102.
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invitant à un nouveau « déchiffrement des œuvres »129. Les innombrables expositions et publications mettant à l’honneur des livres d’heures ont souvent été de véritables incubateurs historiographiques. Nous dénombrons dans le monde, depuis 1904, 43 manifestations d’envergure nationale ou internationale mobilisant des livres d’heures pour au moins un tiers des objets présentés. Or, 36 d’entre elles ont été organisées après 1980. Cette conjonction entre la médiation, la publicisation et la recherche n’est pas fortuite, car les institutions qui organisent ces manifestations sont aussi des lieux regroupant à la fois une forte concentration de livres d’heures et des universités. Les expositions sont implantées à Paris, Bruxelles, Londres, La Haye, Munich, Vienne, Cambridge, Toronto, Baltimore, Philadelphia, Los Angeles ou New York : autant de villes où l’on situe, de longue date, des collectionneurs et des érudits isolant le livre d’heures parmi les innombrables matériaux médiévaux et renaissants. Mais la répartition géographique de ces événements excède aussi ces critères, en montrant le caractère universel de la démarche et la contamination qui s’opère en des pays où le livre d’heures ne saurait se prêter aux mêmes lectures : Hong-Kong130 ou New Korcia en Australie131 par exemple. Ainsi, érudition et manifestations culturelles se nourrissent l’une de l’autre. On pourrait croire que ce sont les travaux des chercheurs qui réveillent les fonds des musées et des bibliothèques, en mettant en lien les dernières expertises scientifiques et les objets ainsi réévalués. Mais c’est probablement le processus contraire qui se produit. Albert Châtelet, rendant compte des grandes expositions françaises sur les manuscrits à peintures, écrit à propos de celle de 1955 à la Bibliothèque nationale : « Ce fut un grand moment, une découverte éblouissante pour de nombreux historiens de l’art venus souvent de loin pour profiter d’un tel rassemblement »132. À propos de celle de 1994 organisée par François Avril et Nicole Reynaud, il prédit qu’elle « marquera, au moins autant que celle de Jean Porcher [en 1955], comme une étape essentielle à la connaissance de l’enluminure en France à la fin du Moyen Âge ». Entre les deux manifestations, il souligne la révision des attributions, l’identification de nouveaux enlumineurs, les connaissances nouvelles sur la mobilité des artistes. En somme, l’exposition est l’occasion d’une révision complète des savoirs. Elle attire aussi l’attention des chercheurs sur des documents mal identifiés. Ainsi, l’exposition new-yorkaise The Splendor of the Word, en 2005, entendait inviter les spécialistes à l’étude d’une des plus importantes collections américaines de manuscrits à peintures arrivés le plus souvent à la suite de dons, et restée inexplorée133. Outre la révision des hypothèses communément admises, l’événement culturel, parce qu’il se fonde sur une narrativisation de l’histoire à l’intention du public, est aussi l’occasion d’élargir le spectre des interprétations auxquelles se prête tel ou tel livre d’heures, ouvrant
129 L. Marin, « La célébration des œuvres d’art », Actes de la recherche en sciences sociales, 5-6 (1975), p. 50-64. 130 Illustrious illuminations: Christian manuscripts from the High Gothic to the High Renaissance (1250-1540), HongKong, University Museum and Art Gallery, 2015. 131 M. M. Manion et Ch. Zika (éd.), Celebrating word and image 1250-1600, illuminated manuscripts from the Kerry Stokes Collection, exposition, New Korcia Museum and art Gallery, 4 October 2013-17 March 2014. 132 A. Châtelet, « De Jean Porcher à François Avril et Nicole Reynaud : l’enluminure en France entre 1440 et 1520 », Bulletin Monumental, 152 (1994), p. 215-226. 133 J. J. Alexander, J. H. Marrow et L. Freeman Sandler (éd.), The Splendor of the Word. Medieval and Renaissance Illuminated Manuscripts at the New York Public Library, NY, The NY Public Library / Harvey Miller Publishers, 2005.
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d’autant mieux la voie à une patrimonialisation populaire. Or, la « réserve », au double sens de l’espace de conservation des documents les plus précieux des bibliothèques et du « stock » documentaire disponible, étant nécessairement finie, les mêmes objets sont sans cesse sollicités dans de nouvelles problématiques scientifiques et opérations de médiation, au service de nouveaux récits. L’exemple des Grandes Heures d’Anne de Bretagne est éloquent134. Le public a pu le voir au Musée des Souverains entre 1852 et 1872 (no 51) ; puis à l’exposition des Primitifs français en 1904 (no 178). En 1937, il figure dans la sélection des « plus beaux manuscrits français du viiie au xvie siècle dans les Bibliothèques nationales de Paris » sous le no 190. Il quitte Paris pour Tours entre juillet et septembre 1952 pour prendre place dans l’exposition L’art du Val de Loire de Jean Fouquet à Jean Clouet. 1450-1540 (no 38), pour nourrir le récit d’une renaissance brillante à l’ouest du royaume. En 1955, il figure à nouveau parmi les fleurons de l’art de la miniature français dans les galeries de la Bibliothèque nationale (no 349) où le public peut l’observer pendant neuf mois. Au printemps 1961, il est prêté pour deux mois au Musée Dobrée de Nantes dans le cadre d’une exposition intitulée Anne de Bretagne et son temps (no 53). En 1977, il est présenté à l’Orangerie des Tuileries le temps d’une exposition consacrée aux collections de Louis XIV (no 116), comme témoignage de la constitution d’un « trésor » dynastique à Versailles. En 1789, prenant le contrepied de cette lecture, l’exposition mal nommée Le Patrimoine libéré. 200 trésors entrés à la Bibliothèque Nationale de 1789 à 1799 sollicite à nouveau le manuscrit (no 147), comme témoignage cette fois de la mise à disposition de la Nation d’un manuscrit confisqué jusqu’alors par les rois. Deux ans plus tard, la perspective est à nouveau bretonne : le Musée Dobrée obtient le manuscrit pour illustrer La Bretagne au temps des ducs (no 205) et faire mémoire de la prospérité et de la richesse du duché avant son intégration au royaume de France. Les Grandes Heures figurent encore, en 1994, dans l’exposition-événement Les manuscrits à peintures en France, 1440-1515 organisée à la Bibliothèque nationale (no 164). En 2010, il est présenté au Grand Palais comme manifestation du basculement entre Moyen Âge et Renaissance (no 50). Enfin, en 2015, il figure à Blois dans l’exposition Trésors royaux. La bibliothèque de François Ier (no 84), où il se prête à nouveau à une lecture dynastique. On voit ici les discours contradictoires et inépuisables que peut nourrir un même manuscrit, tant d’un point de vue historiographique que dans les récits nationaux et locaux proposés au public. La continuité qui ressort de cet exemple depuis la Troisième République montre bien que ces réinvestissements successifs d’un même manuscrit, pour l’expertiser en profondeur sous de nouveaux angles et mieux en favoriser l’appropriation par le public, sont permis par la stabilité des dynamiques de la recherche. D’autres éléments ont cependant transformé le paysage historiographique de manière décisive depuis les années 1970. Des changements majeurs
Parmi les 388 publications recensées entre 1975 et 2020 (soit près de neuf publications par an, ce qui dépasse de loin les valeurs des périodes précédentes), nous pouvons suivre avec précision la carrière et les réseaux de 247 chercheurs. Une ventilation des titres
134 M. Hermant, notice BnF, ms. lat. 9474 [En ligne] : https://archivesetmanuscrits.bnf.fr/ark:/12148/cc774972.
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selon l’affiliation de celle ou celui qui les a produits met en évidence plusieurs mutations importantes. Le premier constat qui s’impose est celui de l’institutionnalisation universitaire d’une « science des livres d’heures » construite dans les laboratoires de recherche en histoire de l’art, histoire médiévale, et parfois à l’IRHT fondé en 1937. Près de la moitié des auteurs sont désormais des (enseignants)-chercheurs ; ils appartiennent à une population de médiévistes plus nombreuse, et appelée à se renouveler par le jeu des doctorats. Toutefois, malgré un fort renouvellement des structures de la recherche des deux côtés de l’Atlantique, le livre d’heures reste l’affaire des historiens de l’art. Les médiévistes au sens strict qui s’intéressent aux livres d’heures le font de manière marginale : l’objet est abordé latéralement, dans les accidents d’une recherche consacrée à tout autre chose. Les historiens de l’art sont nettement plus nombreux à les étudier, et s’en disent plus volontiers spécialistes, à l’instar de Marc Gil, historien de l’art du Moyen Âge à Lille qui, suite à un doctorat consacré au milieu des peintres et des enlumineurs de Picardie (1400-1480), travaille sur l’enluminure dans le nord de la France135, ou Marie-Blanche Cousseau, dont la thèse portait sur l’œuvre d’Etienne Colaud136. Les interactions entre chercheurs montrent comment s’établissent des affinités intellectuelles (à travers les recensions), voire une sociabilité savante (à travers les recueils d’hommages). Ces modalités de circulation des savoirs et ces espaces de reconnaissance sont sans commune mesure avec les pratiques académiques observées avant la Seconde Guerre mondiale ou juste après. Les recensions, en premier lieu, font ressortir la réception des travaux exogènes et l’européanisation élargie de cette « science des livres d’heures ». Ainsi, les travaux d’Eberhard König, professeur d’histoire de l’art à l’université libre de Berlin et principalement publiés en allemand, sont introduits en France par les compte rendus qu’en donne Albert Châtelet. Le professeur strasbourgeois a été un passeur historiographique entre la France et l’Allemagne en soulignant à chaque publication le mérite de König, voire son « audace » de reprendre en les contestant les conclusions de Paul Durrieu et de Jean Porcher137. Non sans mettre en cause de nombreuses attributions, par exemple à propos des Très belles Heures de Notre-Dame de Jean de Berry138, ou des interprétations iconographiques, comme celle que livre König à propos de la miniature de l’Annonciation dans le fac-similé des Heures de Marguerite d’Orléans139. Les sommaires de mélanges, d’autre part, témoignent d’un tissu amical et savant et de la dimension collective de la recherche, malgré le caractère inévitablement formel et 135 M. Gil, « Un livre d’heures inédit de l’atelier de Simon Marmion à Valenciennes », Revue de l’art, 121 (1998), p. 43-48 ; « D’Italie du nord en Artois, le portrait de saint Bernardin de Sienne des Heures d’Antoine de Crèvecoeur, vers 1450-55 (Leeds, University Library, The Brotheton Collection, ms. 4) », in J. F. Hamburger et A. S. Lorteweg (éd.), Tributes in honor of James H. Marrow. Studies in Painting and Manuscript Illumination of the Late Middle Ages and Northern Renaissance, Londres, H. Miller, 2006, p. 207-218. 136 M.-Bl. Cousseau, Etienne Colaud et l’enluminure parisienne sous le règne de François Ier, Rennes, PUR, 2016. 137 A. Châtelet, compte-rendu de E. König, Französische Buchmalerei um 1450. Der Jouvenel-Maler, der Maler der Genfer Boccacio und die Anfänge Jean Fouquets, dans Bulletin Monumental, 145 (1987), p. 248-249. 138 A. Châtelet, compte-rendu de E. König, Les Très Belles Heures de Notre-Dame de Jean, duc de Berry (Die Très Belles Heures de Notre Dame des Herzogs von Berry), Lucerne, Ed. Fac-Similé, 1992, dans Bulletin Monumental, 151 (1993), p. 539-540. 139 A. Châtelet, compte-rendu de Les Heures de Marguerite d’Orléans, E. König (éd.), Paris, Ed. du Cerf/ Bibliothèque nationale, 1991, dans Revue de l’Art, 99 (1993), p. 83.
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rhétorique de cette littérature universitaire qui vise à la fois la célébration et la mise en scène de soi comme débiteur de la personne célébrée. Comme le souligne Françoise Waquet à propos des contributeurs des mélanges, « ces groupes aux configurations variables rassemblent des personnes qui ne se connaissent pas nécessairement toutes entre elles, mais qui, toutes, sont unies au dédicataire par un lien d’ordre professionnel, amical ou idéologique »140. Bien que le nombre de chercheurs actifs dans la « science des livres d’heures » soit assez limité, l’étude des sommaires des mélanges offerts à quelques spécialistes des livres d’heures révèle des sociabilités assez étanches. Un groupe international lie François Avril et ses confrères du département des Manuscrits de la BnF (Marie-Pierre Laffitte, Marie-Hélène Tesnière, Marie-Françoise Damongeot-Bourdat, Inès Villela-Petit), ceux des musées comme Nicole Reynaud conservatrice au Louvre, des historiens de l’art des universités françaises comme Anne-Marie Legaré ou Marc Gil (Lille) ; ou des personnalités américaines comme Alison Stones (Pittsburgh University) et Jonathan Alexander (Institute of Fine Arts University of Chivalry) ; enfin allemandes avec Eberhard König. On trouve encore dans ce cercle des conservateurs de musées et de bibliothèques américains et anglais comme Thomas Kren ( J. Paul Getty Museum, Los Angeles) ou Stella Panayotova (Fitzwilliam Museum, Cambridge)141. La réciprocité se vérifie : plusieurs de ces auteurs ont pris la plume dans l’hommage à James Marrow, notamment Thomas Kren, Anne-Marie Legaré, Eberhard König et Marc Gil142. Bien que plus américano-centrée, elle se vérifie encore dans les mélanges Adelaide Bennett143 et Jonathan J. G. Alexander144, de même que dans les mélanges König auxquels ont participé François Avril, Catherine Reynolds, Thomas Kren, James Marrow et d’autres145. Un autre cercle rapproche les chercheurs de l’IRHT (Patricia Stirnemann, Jean-Baptiste Lebigue, Claudia Rabel), des consultants en manuscrits enluminés comme Mara Hofmann (Sotheby’s Londres) ou Isabelle Delaunay146, les chercheurs belges de l’Institut royal du Patrimoine de Bruxelles comme Dominique Vanwijnsberghe ou Ilona Hans-Collas. Cette distribution des chercheurs, qu’ils viennent des institutions culturelles ou des universités, en deux micro-réseaux tient peut-être à deux approches différentes du livre d’heures à partir des années 1970 ; deux savoirs de niche, de haute expertise. Les uns, en effet, se consacrent plutôt à la reconnaissance des mains des peintres, comme François Avril, Sandra Hindman, Ariane Bergeron, Eberhard König par exemple, tandis que les autres élucident l’identification fine des contenus textuels, des sources liturgiques et des usages, comme Jean-Baptiste Lebigue ou le danois Erik Drigsdahl. 140 Fr. Waquet, « Les ‘mélanges’ : honneur et gratitude dans l’Université contemporaine », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 53 (2006), p. 100-121. 141 Voir le sommaire de M. Hofmann, E. König et C. Zöhl (éd.), Quand la peinture était dans les livres. Mélanges en l’honneur de François Avril, Turnhout, Brepols, 2007. 142 J. F. Hamburger et A. Korteweg (éd.), Tributes in Honor of James Marrow. Studies in Painting and Manuscript Illumination of the Late Middle Ages and Northern Renaissance, Turnhout, Brepols, 2006. 143 P. A. Patton et J. K. Golden (éd.), Tributes to Adelaide Bennett Hagens. Manuscripts, Iconography and the Late Medieval Viewer, Turnhout, Brepols, 2017. 144 S. L’Engle et G. B. Guest (éd.), Tributes to Jonathan J. G. Alexander. The Making and Meaning of Illuminated Medieval & Renaissance Manuscripts, Art and Architecture, Turnhout, Brepols, 2006. 145 M. Hofmann et C. Zöhl (éd.), Von Kunst und Temperament. Festschrift für Eberhard König, Turnhout, Brepols, 2007. 146 Voir Le manuscrit enluminé. Études réunies en hommage à Patricia Stirnemann, Paris, Le Léopard d’Or, 2014.
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Ces réseaux grossièrement reconstitués montrent aussi un processus de reconnaissance de l’expertise scientifique des agents des bibliothèques et des musées. Cette reconnaissance paraît évidente hors de France. La carrière de Rowan Watson, à la fois conservateur et directeur du développement des collections à la National Art Library, Victoria and Albert Museum de Londres, et professeur d’histoire du livre à l’Institute of English studies, School of advanced study, University of London au début des années 2000 le prouve assez. Celle de Myra Dickman Orth le confirme aussi : diplômée de l’université de New York, où elle a consacré sa thèse, soutenue en 1976, aux évolutions de la miniature française au début du xvie siècle à travers les travaux de Godefroy le Batave, elle est ensuite commissaire d’exposition pour le Getty Research Institute à Los Angeles, puis enseignante à l’Université de Californie et à l’université de Virginie ; elle travaille enfin chez Christie’s à Paris147. En France, toutefois, cette reconnaissance pose un véritable problème identitaire dans la profession de bibliothécaire148. En 1988, Bernadette Seibel observait que « les pratiques des bibliothécaires s’opposent aux pratiques de ‘distinction’ liées à l’excellence et la notoriété que confèrent directement les activités de production intellectuelle (recherche par exemple), ou, par délégation, la rareté de l’héritage du passé ou la cohérence du patrimoine de demain »149. Le livre d’heures présente dans ce domaine une double vertu : celle de faire surgir dans les bibliothèques des figures savantes occupant un savoir de niche, reconnues internationalement, et celle de permettre au même savant d’œuvrer pour l’homogénéité culturelle et sociale que les bibliothèques sont censées produire dans les territoires, par la médiation de ces objets auprès du plus grand nombre. De ces réseaux savants, deux inflexions historiographiques ressortent et ont modifié l’approche contemporaine du livre d’heures : l’usage des grilles de lecture de l’anthropologie historique d’une part, et l’apport des digital humanities qui amènent à explorer, pour la première fois depuis Leroquais, les contenus textuels. En marge des discussions toujours actives concernant les attributions et la datation des manuscrits, les livres d’heures sont de plus en plus souvent scrutés pour ce qu’ils peuvent dire des manières de vivre et de croire au Moyen Âge, et pour accéder au monde des représentations de la société des xve et xvie siècles. Au sein du volume collectif dirigé par Christiane Raynaud en 2014, la pratique des Heures et les aspects sociologiques de la possession et utilisation d’un livre d’heures au Moyen Âge sont au cœur de la réflexion, tandis que les contributeurs réservent une place importante aux archives, qu’elles soient notariales (testaments, inventaires après décès, ventes, ventes aux enchères, prêts, mises en gages de livres) ou domestiques (prix-faits, quittances de paiement) du moment qu’elles éclairent l’activité des producteurs et leurs liens avec les commanditaires. La forme matérielle du livre d’heures est également mise en relation avec l’usage, ce qui est 147 M. Orth, « Geoffroy Tory et l’enluminure. Deux livres d’heures de la collection Doheny », Revue de l’Art, 50 (1980), p. 40-47 ; « Two books of hours for Jean Lallemand le Jeune », Journal of the Walters Art Gallery, 38 (1980), p. 70-93 ; « French Renaissance Manuscripts: The 1520s Hours Workshop and the Master of the Getty Epistles », The J. Paul Getty Museum Journal, 16 (1988), p. 33-60 ; « Antwerp Mannerist Model Drawings in French Renaissance Books of Hours: A Case Study of the 1520s Hours Workshop », The Journal of the Walters Art Gallery, 47 (1989), p. 61-75, 77-90. 148 A. Kupiec, « Qu’est-ce qu’un(e) bibliothécaire ? », Bulletin des bibliothèques de France, 48 (2003), p. 5-9. 149 B. Seibel, Au nom du livre, analyse sociale d’une profession : les bibliothécaires, Paris, La Documentation française, 1988, p. 167-168.
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relativement nouveau. Cette approche archéologique des livres d’heures, devenus un document d’archive et non plus seulement une œuvre d’art, est héritée des travaux américains, qui depuis trente ans interrogent ces recueils dans cette direction. Roger S. Wieck a ainsi étudié le livre d’heures pour ce qu’il dit du rapport au temps et au sacré au Moyen Âge150, ou de la fonction de la prière dans la représentation du monde profane et sacré151. Virginia Reinburg, professeur associée en histoire de l’Europe au xvie siècle au Boston College, poursuit depuis vingt-cinq ans une exploration des livres d’heures orientée vers l’usage et la croyance plutôt que vers l’image. Son œuvre majeure, French Books of Hours, s’appuie sur l’examen de 183 livres d’heures manuscrits et imprimés français, renonçant ainsi à la césure artificielle entre les deux techniques. Elle en tire une « ethnographie de la prière » aux xve et xvie siècles, décrivant les rites, les paroles, la part de l’oralité et la dévotion mariale dans les gestes et les croyances des chrétiens avant la Réforme152. Rachel Fulton Brown, historienne médiéviste à l’université de Chicago, prend pour point de départ la dévotion mariale au Moyen Âge pour reconstruire la perception du monde des croyants à travers les Heures, et la place essentielle de la lecture dans la formation de cet imaginaire153. Enfin, dans le cadre d’une histoire de l’art renouvelée, historiens de l’art et historiens du livre ont tenté d’articuler l’examen des livres d’heures avec celui d’autres productions potentiellement sérielles, comme les cartons de vitraux, les plaques à reliure, les coffrets à images par exemple154. Les humanités numériques permettent de revisiter les livres d’heures non plus au moyen du « grand œil » ou de l’anthropologie, mais en sollicitant des corpus massifs autorisant une analyse informatisée des informations descriptives ou textuelles. Ces moyens inédits ont été mobilisés selon deux objectifs opposés. Il s’agit, d’abord, de recourir à l’analyse statistique, à même de produire une sorte de « portrait-robot » de ce manuel, par-delà les variantes. À partir d’un corpus de 185 livres d’heures provenant des bibliothèques de l’université de Pennsylvanie, deux chercheurs américains ont tenté l’expérience et restitué le livre d’heures type, français, du xve siècle, enluminé et parfois orné de lettrines, plus rarement de miniatures. L’étude montre aussi les variations de l’iconographie selon la région d’origine du recueil155. Si l’analyse reste encore sommaire, elle pourrait progresser à l’avenir en comparant des données codicologiques plus précises. Prenant le contrepied de cette approche globalisante gommant les particularités, d’autres s’attachent au contraire à reconstituer finement l’évolution textuelle des Heures. Récemment, ainsi, les moyens fournis par l’exploration automatisée des textes a permis de reconsidérer le livre d’heures sous l’angle de la liturgie, en redonnant toute sa place au texte occulté par l’image. Le projet Horae (Hours – Recognition, Analysis, Editions), soutenu par l’ANR et piloté par
150 R. S. Wieck, Time Sanctified: The Book of Hours in Medieval Art and Life, New York, G. Braziller, 2001. 151 R. S. Wieck, « Prayer for the People: The Book of Hours », in R. Hammerling (éd.), A History of Prayer. The first to the fifteenth century, Leyden, Brill, 2008, p. 389-416. 152 V. Reinburg, French Books of Hours. Making an Archive of Prayer, c. 1400-1600, Cambridge, Cambridge UP, 2012. 153 R. Fulton Brown, The Hours of Virgin, Mary and the Art of Prayer: The Hours of the Virgin in Medieval Christian Life and Thought, Columbia UP, 2017. 154 I. Nettekoven, Der Meister der Apokalypsenrose der Sainte Chapelle und die Pariser Buchkunst um 1500, Turnhout, Brepols, 2005. 155 R. Ma et K. Li, « Telling Multifaceted Stories with Humanities Data: Visualizing Book of Hours Manuscripts », 2000 [En ligne] : https://www.ideals.illinois.edu/handle/2142/106561.
le temps de l’érudition
l’IRHT depuis 2018, entend étudier les pratiques religieuses et l’univers mental de la fin du Moyen Âge à travers les livres d’heures. L’originalité du projet est de combiner fac-similés numériques, très nombreux mais sous-utilisés, reconnaissance d’écriture manuscrite et identification automatisée des textes à l’aide de logiciels de détection de plagiat adaptées aux manuscrits médiévaux. Cette méthode a permis de reconstituer finement la structure générale du livre d’heures en segmentant les textes156. Les premiers résultats ont permis de déceler les processus de circulation des textes entre manuels de liturgiques. Par exemple, l’observation de 772 versions de l’Obsecro Te a fait apparaître l’existence de 21 000 variantes textuelles que l’ordinateur peut ensuite rassembler en typologies à partir d’une classification lexico-sémantique construite automatiquement157. L’analyse fait ressortir un maximum de variations au début du xve siècle, le texte connaissant une certaine standardisation ensuite. Les Pays-Bas ont été le terrain le plus propice à l’écriture de ces variantes. On imagine toutes les possibilités offertes par de tels outils dans un avenir proche, en termes d’identification d’ateliers, de possesseurs, d’influences liturgiques notamment. * L’érudition au service du livre d’heures a fortement contribué à la requalification patrimoniale des livres d’heures, et ce de trois manières. D’abord, il existe depuis les années 1870 un réseau de spécialistes tirant leur légitimité de leurs relations professionnelles et amicales et de la fréquentation de lieux consacrant leur expertise (Académies, bibliothèques, écoles de formation des bibliothécaires, événements universitaires), et qui a fait du livre d’heures sinon l’objet central de leur recherche, du moins un morceau de choix de l’écriture d’une histoire de l’art gothique et renaissant. Ce réseau et les reconnaissances internes et externes qu’il favorise garantissent en quelque sorte le discours savant ainsi produit. Ce discours a progressivement gagné en solidité épistémologique et méthodologique, en conjuguant l’approche archivistique et l’analyse des formes esthétiques, ce qui n’a pas peu contribué à dégager la singularité du livre d’heures. Ce n’est plus seulement la beauté du manuscrit qui justifie qu’on s’y intéresse, mais le caractère massif de la production de ces recueils, qui autorise d’infinies comparaisons et combinaisons. Par ces multiples approches, oscillant entre l’objet et la série, la production de savoirs s’avère donc une autre instance de validation du caractère patrimonial du livre d’heures, après, chronologiquement, la mise en collection à titre privé. Ensuite, l’étude des livres d’heures a mis à distance les césures séculaires traditionnelles dans le récit national. Dans l’instrumentalisation qui en est faite dès l’âge romantique, par une série de discours visant à construire un héritage (ne parlons pas encore de patrimoine) et une mémoire adossée à cet héritage, le xve et le xvie siècle sont associés dans un système de continuité gommant certains faits majeurs dont il n’est jamais question (la Guerre de
156 A. Hazem et al., « Books of Hours: the First Liturgical Corpus for Text Segmentation », Proceedings of the 12th Conference on Language Resources and Évaluation, 2020, p. 776-784. 157 A. Hazem et al., « Réutilisation de textes dans les manuscrits anciens », conférence sur le Traitement automatique des langues naturelles, 2019 [En ligne] : https://www.aclweb.org/anthology/2019.jeptalnrecitalcourt.28/; « Towards Automatic Variant Analysis of Ancient Devotional Texts », Proceedings of the First International Workshop on Computational Approaches to Historical Language Change, p. 240-249 [En ligne] : https://aclanthology.org/W19-4730/.
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Cent ans, la Réforme, la violence interconfessionnelle). Le xve est l’amorce du xvie, le xvie confirme et fait aboutir l’élan créatif et dévotionnel du xve siècle. L’exposition de 1904 a d’ailleurs balisé la chronologie des « primitifs », de Philippe VI à Henri III, soit de 1328 à 1589. Cette perception du temps n’est pas sans rappeler des procédés mémoriels équivalents, joignant xviie et xviiie siècles dans une nouvelle écriture de l’histoire littéraire en éliminant ce que ces deux siècles ont de profondément opposé. Stéphane Zékian a forgé à ce propos l’expression de « raccordement patrimonial des deux siècles »158. Les historiens ont validé ce raccordement et les usages patrimoniaux que d’autres pourraient ensuite en faire. Le livre d’heures du xvie siècle est encore gothique, celui du xve est déjà renaissant. Dans ce découpage inédit du temps, le livre d’heures, avec d’autres objets picturaux, participe d’une autoreprésentation de la France en nation brillante au cœur de dynamiques civilisatrices dont les autres nations furent redevables. Enfin, cette instrumentalisation a engendré un rapport des chercheurs au processus patrimonial très ambigu. D’un côté, ces experts, quelle que soit l’époque, n’ont pas cherché à produire du patrimoine. Ce n’est pas l’objet de l’érudition, qui se fonde sur d’autres justifications : la mise en évidence du vrai, de l’authentique, et ce dans le souci du détail historique qui fait sens. La convocation des livres d’heures comme moyen d’entrer dans le Moyen Âge par la petite porte, celle de la vie quotidienne, est la preuve de cette recherche d’authenticité, même si elle a nourri ensuite bien des détournements159. D’un autre côté, ancrés dans des institutions culturelles et chargés de conservation et de signalement, une partie non négligeable de ces mêmes experts ont entériné la dimension patrimoniale de ce qu’ils étudiaient ou bien, expertisant des pièces tirées des musées et des bibliothèques, ont tenu pour acquise cette valeur des livres d’heures. L’insistance à rappeler, en 1904, les heureux hasards ayant permis à quelques rescapés de survivre à la Guerre de Cent Ans, aux guerres de religion, au vandalisme révolutionnaire et au manque de goût artistique de plusieurs générations, montre que d’une certaine manière, ces érudits y voient déjà un objet patrimonial. Cette même exposition est le moment le plus explicite de cette ambiguïté. La littérature qu’elle a engendrée a quelque chose des travaux hagiographiques produits en amont des causes de canonisation, émanant des témoins les plus fiables certes, mais qui ont aussi le plus à gagner à l’élévation sur les autels de leur héros. L’expertise est ainsi construite sur une imbrication étroite d’actions en principe dissociées, mais conduites ici par les mêmes agents : acquisition, certification scientifique, médiation. Elle a d’autant mieux soutenu une troisième étape, celle de la protection juridique des livres d’heures, ou au moins d’une partie d’entre eux.
158 S. Zékian, « Patrimoine littéraire et concurrence mémorielle. Hypothèses sur les usages du passé au lendemain de la Révolution française », Revue d’histoire du xixe siècle, 2010, t. 40, no 1, p. 11-25, ici p. 23. 159 Voir chapitre 7, en particulier les usages scolaires des livres d’heures.
Chapitre 6
Le livre d’heures, objet d’attention politique
En mars 2016, la bibliothèque municipale d’Angers dépose au Fonds Régional d’Acquisition des bibliothèques Pays-de-la-Loire une demande de subvention dans le cadre d’une procédure d’urgence, relative à un livre d’heures manuscrit devant passer en vente le 12 mars à La Rochelle sous le marteau des Maîtres Lavoissière et Gueilhers (no 200)1. Le manuscrit avait été expertisé par Guy Martin et Danyela Petitot, tous deux membres du Syndicat français des Experts Professionnels (SPEF). L’argumentaire de Marc-Édouard Gautier, conservateur du fonds ancien, doit justifier l’acquisition de ce manuscrit, somme toute mutilé, usé, ordinaire, d’une réalisation artistique sans grande envergure si on lit entre les lignes de la formule : « le côté naïf des représentations des personnages ». L’acquisition s’impose d’une part par la provenance du manuscrit, du Val-de-Loire ou du Poitou, et d’autre part par une lignée de possesseurs modernes tous angevins, comme Pascal Marchais, Marguerite Frémond, Louis de La Jacopière et Frère Prégent. Le conservateur conclut : « Autant le style des peintures que les ex-libris rapprochent ce manuscrit de l’Anjou. Il a toute sa place parmi les livres d’heures de la bibliothèque municipale d’Angers ». Comme l’impose la procédure, la bibliothèque s’assure que les autres établissements patrimoniaux de l’Ouest ne comptent pas enchérir. Louis-Gilles Pairault, directeur des Archives départementales de Charentes-Maritimes, est désigné pour préempter l’objet au nom de l’État au profit de la bibliothèque municipale d’Angers, du moment que l’enchère ne dépasse pas le prix-plafond de 12 500 euros au marteau, soit 15 259,25 euros avec les taxes et les frais de la vente2. La vente commence à 4 000 euros et elle est conclue positivement pour la Bibliothèque d’Angers, qui intègre le manuscrit dans ses fonds, sous la cote ms. 2849 et l’intitulé « Livre d’heures en français et latin, attesté en Anjou aux xviie et xviiie siècles, [ca. 1450-1460] ». Ce cas angevin est révélateur d’une étape nouvelle franchie par le livre d’heures, et ce bien antérieurement à l’année 2016 : la quête qu’en font les bibliothèques publiques sur le marché du livre rare. Le phénomène est bien français. Un recensement, malheureusement interrompu depuis une dizaine d’années, des manuscrits passés en vente et achetés par un équipement culturel où qu’il se trouve dans le monde3, montre que la moitié des livres d’heures manuscrits acquis par une institution publique entre 1994 et 2009 l’ont été pour une bibliothèque française (41), et les trois-quarts pour un équipement européen. Dans l’imaginaire politique et culturel, l’implantation des livres d’heures, objet européen, reste
1 Voir [En ligne] : http://www.dpetitot.fr/Ventes_passees/Pages/2016-03-12.html. 2 Informations et documents préparatoires à la vente aimablement communiqués par Marc-Édouard Gautier. 3 Association paléographique internationale : culture – écriture – société, Répertoire international de manuscrits et incunables récemment acquis par les bibliothèques publiques [En ligne] : http://www.palaeographia. org/acquis/acq.htm.
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fortement corrélée à son espace de production. Il ne se passe pas une année sans qu’un livre d’heures, ou plusieurs, entre(nt) dans une collection publique. Cette récurrence forte s’explique par un vif encouragement à l’enrichissement des collections des bibliothèques depuis trente ans. Le cas angevin montre que les bibliothèques acquièrent des documents patrimoniaux avec l’assentiment de leurs tutelles, grâce aux dispositifs d’aide aux acquisitions précieuses mis en place par l’État, grâce au financement des collectivités, enfin grâce au levier permis par la préemption au nom de l’État pour intégrer dans les collections nationales des objets en libre circulation commerciale. Ces procédures tendent à transformer le rapport de force culturel et économique entre la puissance publique et la sphère privée des collectionneurs depuis le xixe siècle. La relation entre ces deux pôles est profondément paradoxale. En effet, la bibliophilie est une instance de validation de la patrimonialité, mais la régulation du marché, grande affaire du second xxe siècle, repose sur des logiques contraires : l’entrée en scène de l’État, qui confisque cette « validation » et doit légitimer cette confiscation d’une part, et le retrait d’un certain nombre d’objets du marché, entravant leur circulation et figeant leur caractère patrimonial d’autre part, puisqu’une fois entrés dans les collections publiques, ces documents deviennent inaliénables4. Le pouvoir de séduction des livres d’heures dans l’imaginaire bibliophilique et érudit ne suffit toutefois pas à entraîner automatiquement une reconnaissance patrimoniale administrative et juridique. La mainmise de l’État et des collectivités sur les manuscrits et les incunables ne concerne pas tous les objets en circulation, loin s’en faut. C’est précisément ces logiques de reconnaissance qu’il convient de décrire et d’analyser. Pour ce faire, les instruments d’action publique permettent « de saisir les mécanismes de construction d’une action patrimoniale par les acteurs publics »5 à travers des dispositifs juridiques et les applications et marges d’interprétation qu’ils autorisent. Il importe alors de se pencher sur les représentations sociales et surtout politiques qui produisent le patrimoine au sein même de l’appareil d’État et localement, dans les instances publiques qui gouvernent les bibliothèques6. Si le livre d’heures est partout, en bibliothèque, au musée, et même parfois aux archives ou dans les collections à statut privé des bibliothèques congréganistes ou des académies savantes, on se limitera ici aux procédures de reconnaissance qui affectent les livres et manuscrits de la sphère privée vers les bibliothèques publiques, sans ignorer que de semblables logiques font aussi entrer des feuillets de livres d’heures dans les musées, et que les dépôts d’archives familiales dans les dépôts départementaux renferment parfois des livres d’heures. Le contexte des bibliothèques est en effet très différent de ce qu’ont connu musées et archives. Ces deux dernières catégories d’équipements patrimoniaux n’ont jamais eu à justifier leur mission de collecte et de sauvegarde ; leurs collections sont patrimoniales depuis la constitution de ces entités. Ce n’est pas le cas des bibliothèques. Elles ont dû et doivent encore faire une place au patrimoine en leur sein, et l’argumenter
4 R. Moulin, « Patrimoine national et marché international : les dilemmes de l’action publique », Revue française de sociologie, 38 (1997), p. 465-495. 5 M. Gigot, « Le patrimoine saisi par les instruments d’action publique », Cahiers Construction politique et sociale des territoires, 1 (2012), p. 33-45, ici p. 36. 6 Comme y invite M. Rautenberg, La rupture patrimoniale, Paris, A la croisée, 2003, p. 118.
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face aux tutelles et aux publics, qui voient dans la conservation et la mise à disposition des collections patrimoniales un frein à la lecture publique, estimée prioritaire et plus utile socialement. Dans ce contexte troublé, on cherchera donc depuis quand et pourquoi le livre d’heures fait l’objet d’une reconnaissance par la puissance publique, et par quels dispositifs juridiques. Le livre d’heures au sein du patrimoine des bibliothèques La réception du livre d’heures dans les bibliothèques publiques de province
Alors que la Bibliothèque nationale a fait des livres d’heures une priorité d’enrichissement dès la Restauration et bénéficie précocement d’experts en manuscrits et en incunables, à l’image de Van Praet, les bibliothèques municipales ont mis beaucoup plus de temps à s’approprier cet objet et à y voir autre chose qu’un vieux livre de prières. Les catalogues des bibliothèques publiques publiés dans la première moitié du xixe siècle montrent moins les livres d’heures qu’elles possèdent, que les carences bibliographiques et scientifiques des professionnels qui les conservent. On a dit beaucoup de mal des bibliothécaires nommés suite aux saisies révolutionnaires, en charge de mettre en place les premières bibliothèques publiques. À leur décharge, les procédures administratives édictées entre 1791 et les années 1840 n’ont pas permis de travailler sereinement et l’érudition des plus savants ne peut que constater l’incurie dans laquelle les collections nationales ont été maintenues, et faire le deuil de livres et manuscrits précieux. Romain Duthilloeul (1788-1862), bibliothécaire à Douai dans les années 1840, livre un témoignage amer mais éclairant sur le statut de ces documents durant les trois premières décennies suivant les séquestres. À la Révolution, environ 100 000 volumes avaient rejoint le dépôt littéraire de Douai ; il n’en reste pas un quart en 1830. Dès les années 1790, des manuscrits sont volés, sans doute parmi les plus beaux, car les pillards sont aussi des connaisseurs, comme le soulignait l’abbé Grégoire dans son rapport sur le vandalisme. Un bûcher de livres est allumé en 1794 sur la place publique. Dans la maison des Chartreux, des jeunes filles sont employées à vendre à l’unité des vignettes et miniatures découpées dans les manuscrits, dont les habitants de la ville raffolent alors, pour décorer les murs des chambres et les manteaux de cheminée, ce qui confine l’art gothique à une sorte d’art populaire, au même titre que l’imagerie xylographique, le plus souvent religieuse, qui envahit depuis le xve siècle les intérieurs de la petite bourgeoisie, de l’artisanat et de la paysannerie. Des ventes de livres au poids ou au sac sont organisées, d’abord anarchiquement, puis avec l’autorisation de l’administration centrale à Paris. Duthilloeul prend à témoin l’opinion dans l’introduction de son catalogue : Citons un seul fait qui fera apprécier, mieux qu’une foule d’autres, la perte énorme en monuments historiques ou bibliographiques causée par ces ventes, tristes effets de la cupidité et de la plus crasse ignorance. Dans l’une d’elles fut livré aux enchères le précieux livre d’heures de l’infortunée reine Marie Stuart, pour quelques sols peut-être ! Et le bibliothécaire de décrire le petit in-octavo relié de maroquin rouge, imprimé par Jacques Kerver en 1574 et annoté par la reine, à partir d’une notice rédigée par un
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érudit qui l’a eu dans les mains. Il aurait été vendu dès 18017. Pour réparer ces injustices, Duthilloeul soigne ses descriptions. Les Heures manuscrites figurant sous les numéros 908, 909 et 911 font l’objet de notices détaillées ; des prières en français sont reproduites et des spéculations sont formulées sur les commanditaires. Toutefois, l’intercalation d’une notice d’orationes devotissimae (no 910) montre l’incertitude qui plane encore pour identifier les Heures parmi les manuels de prière médiévaux. Au même moment, Joseph Le Glay (1785-1863), son collègue lillois, ne se donne pas tant de peine. Les « Heures latines » portant le no 6 du catalogue ne sont pas décrites précisément, alors qu’elles possèdent de belles miniatures, non dénombrées ni détaillées, de même que les notices no 7 et 8. Le numéro 40 consiste en des « Horae antiquae » avec une « reliure primitive » ; le numéro 41 sont des « Preces piae » contenant toutefois les Heures de Notre-Dame, celles de la Croix et celles du Saint-Esprit ; les ornements du numéro 43 sont « bizarres ». Plusieurs manuscrits portent sur le dos de la reliure la mention « Heures antiques » sans que cette dénomination ne soit interrogée8. Le cas des incunables est tout aussi éloquent. Si Dominique Maillet, bibliothécaire à Rennes, parvient à produire des notices savantes des livres d’heures manuscrits et incunables de sa bibliothèque9, on ne peut pas en dire autant de son confrère grenoblois, Pierre-Amédée Ducoin, qui rédige des notices indigentes, signes de la difficulté pour lui d’identifier les livres d’heures et de leur attribuer un statut autre que celui que déterminent les caractéristiques bibliographiques. Par exemple, sous le numéro 1098, il annonce des « Heures latines imprimées sur vélin, avec gravures. Paris, 1502, in-8 »10. Des notices inégales, donc, qui témoignent de la lenteur d’appropriation des normes de description et au-delà, de l’appréciation esthétique et documentaire des livres d’heures hors des cercles bibliophiliques. Ce traitement inégal des manuscrits et des incunables, et plus spécifiquement des Heures jugées communes et souvent redondantes, est peut-être le fait des usages prescrits du catalogue. Pour le bibliographe, cet outil imprimé n’est pas une œuvre d’érudition, mais un répertoire qui doit permettre d’identifier vite et bien le document recherché. C’est le choix explicite du bibliothécaire de Nantes, qui livre dans la rubrique « Heures » (catégorisation qui dénote une certaine réflexion sur la typologie des manuels liturgiques) des notices courtissimes, mais qui précise, suite à la notice 1174 « Horae – manuscrit du xve siècle, sur vélin, in-16 goth[ique], longues lignes 18 à la page, 156 ff., init[iales] r[ouges] et bl[eues] reh[aussées] d’or, nombr[euses] et jolies miniatures » : « on trouvera quelques détails sur ces miniatures et sur celles de nos autres manuscrits, dans notre Notice descriptive des manuscrits, des estampes et des livres les plus précieux de la Bibliothèque de Nantes, s’il nous est jamais accordé de publier cet ouvrage »11. Il doute, à la notice 1177, 7 R. Duthilloeul, Catalogue descriptif et raisonné des manuscrits de la bibliothèque de Douai, Douai, CeretCarpentier, 1846, p. xix-xx. 8 J. Le Glay, Catalogue descriptif des manuscrits de la bibliothèque de Lille, Lille, Vanackere, 1848. 9 D. Maillet, Catalogue des livres de la bibliothèque publique de Rennes, publié sous l’administration de M. de Lorgeril, Rennes, Impr. Jausions, t. 1, 1823, no 396-409, 415 (manuscrits) et 410, 416 (imprimés). 10 P.-A. Ducoin, Catalogue des livres que renferme la bibliothèque publique de la ville de Grenoble, Grenoble, Baratier frères et fils, 1831. 11 É. Péhant, Catalogue méthodique de la bibliothèque publique de la ville de Nantes, Nantes, André Guéraud et Cie, 1859, vol. 1, p. 62.
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que ces « Horae – manuscrit du xve siècle […] nombreuses et riches miniatures », aient jamais appartenu à la reine Anne, comme le prétend la tradition. Concision et efficacité bibliographique sont considérées comme le gage d’un catalogue réussi et véritablement utile à l’usager. Les choses changent progressivement au xixe siècle. Les livres d’heures, quand ils sont correctement identifiés, sont plus souvent mis en exergue pour leurs qualités esthétiques, leur rapport à l’identité régionale, leurs caractéristiques codicologiques ou bibliographiques. Gaston Lavalley (1834-1924), bibliothécaire à Caen, ne manque pas de souligner dans son catalogue des manuscrits publié en 1880, combien l’institution peut s’enorgueillir de ses Heures manuscrites et incunables12. Il faut dire que la pression est aussi plus forte sur les professionnels des bibliothèques ; le contrôle de l’État s’impose sur les collections nationales – celles issues des séquestres de la Révolution – et le projet de Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France invite nombre de conservateurs piqués au vif par les reproches d’incompétence formulés par l’administration parisienne à livrer des notices sinon savantes, du moins bien informées dans les catalogues de manuscrits publiés en marge de ce projet national. Enfin, ces bibliothécaires étant impliqués dans les milieux savants et académiques, ils ne peuvent plus ignorer que le livre d’heures devient, dans ces années 1870, un objet d’histoire à part entière. Jacques Mangeart (1805-1874), le bibliothécaire de Valenciennes, est aussi membre correspondant de la Société impériale d’agriculture, sciences et arts de Valenciennes et de l’Académie impériale de Reims. Le catalogue des manuscrits de la bibliothèque de la ville n’est pas publié localement, comme c’est souvent l’usage, mais chez Techener à Paris13. Cette connivence avec un éditeur proche des milieux bibliophiliques et libraire investi dans l’identification des manuscrits à peintures et des incunables est révélatrice d’un nouveau niveau d’exigence dans la catalographie nationale. Il faut malgré tout rester prudent à l’égard des livres d’heures, si nombreux dans les collections malgré les déprédations. Même chez les catalographes les plus avertis, cette matière documentaire abondante et répétitive, souvent médiocre et mutilée, ne donne pas lieu à une expertise très poussée. L’absence fréquente de datation pose de nombreuses difficultés et leur composition à partir d’éléments non discriminants (danse macabre, prières communes à toute l’Église romaine par exemple) suscite la perplexité. C’est particulièrement vrai pour les Heures incunables. L’enquête diligentée par le Ministère de l’Instruction publique pour constituer un catalogue collectif des incunables des bibliothèques françaises, confiée à Marie Pellechet (1840-1900), fournit un instantané des compétences des bibliothécaires de province en la matière14. En certain lieux, l’incompétence est notable : le catalogue fourni décrit « des incunables de 1486 à 1540 », chronologie aberrante. La liste principale ne signale aucun livre d’heures, mais le supplément liste un « livre d’heures incomplet » de 1517, comme si les membres du Comité d’inspection et d’achats, auteurs de ce manuscrit, n’avaient identifié qu’après-coup ces livres comme des éditions des premiers temps de
12 G. Lavalley, Catalogue des manuscrits de la bibliothèque municipale de Caen, Caen, LeBlanc-Hardel, 1880, introduction. 13 J. Mangeart, Catalogue descriptif et raisonné des manuscrits de la bibliothèque de Valenciennes, Paris, Techener, 1860, no 137 et 618 pour les Heures. 14 U. Baurmeister, « Marie Pellechet ou ‘l’odyssée bibliothécaresque’ », Bulletin du bibliophile, 1 (2005), p. 91-147.
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l’imprimerie15. Mais la plupart du temps, l’outillage bibliographique des bibliothécaires s’est homogénéisé et leur permet d’observer sans erreur majeure les documents qu’ils ont sous les yeux. À Chambéry, le bibliothécaire, Jules Carret (1844-1912), envoie ses notices à Marie Pellechet le 24 novembre 1886. Dépassant largement la commande normalisée faite par le ministère de l’Instruction publique, il détaille des Heures imprimées en 1498 par Pigouchet pour Simon Vostre. On y trouve 19 grandes gravures peintes en miniature, d’un dessin assez correct et gardant une naïveté particulière à cette époque (xve siècle). Les couleurs sont vives et bien conservées. De petits sujets finement coloriés, se trouvent au commencement des alinéas. Toutes les pages sont encadrées de gravures sur bois, souvent coloriées, représentant des allégories avec un sujet religieux et en regard un sujet profane ou mythologique. Cet ouvrage, d’une grande valeur, représente un des beaux spécimens d’incunables illustrés16. « D’une grande valeur » : Carret semble averti quant à la préciosité des incunables qui s’imposent depuis quarante ans sur le marché du livre rare, et leur attribue aussi, sous certaines conditions, une valeur esthétique. À Evreux, à Angers, à Châteaudun, à Orléans, les bibliothécaires s’émerveillent devant les bois gravés des Heures. Celui de Gap décrit la marque d’imprimeur de Kerver sur les Heures à l’usage des Chartreux : Au frontispice qui est très beau, de même que les gravures, deux licornes se dressent pour indiquer les initiales de l’imprimeur […] 36 gravures représentant l’élection de Marie pour être la mère de Dieu, Marie est debout au milieu et le Père en évêque ou en abbé de couvent, en haut […] p. 293 et dernière17 !. Cette grandiloquence ne va pas sans maladresse : Marie Pellechet doit retourner vérifier la datation par elle-même, car les Heures, que le bibliothécaire datait de 1509, sont en réalité de 1514, signe des embûches que recèle un colophon pour un bibliothécaire insuffisamment expérimenté. On peut donc situer aux années 1880 un réel progrès dans l’approche catalographique des Heures, et les prémisses d’une qualification positive : les livres d’heures sont beaux, bien décorés, richement illustrés. La nouvelle vague de séquestres engendrée par les lois de Séparation de 1901 et 1905 fait entrer dans certaines collections publiques des livres liturgiques manuscrits et imprimés sortis des collections des paroisses et surtout des cathédrales. Cette capitalisation nouvelle est particulièrement spectaculaire à Lyon, avec la captation en 1905 de la belle collection du cardinal de Bonald déposée au Trésor de la Primatiale18. Mais cette reconsidération reste très superficielle, sans doute du fait de l’implantation provinciale des collections. La gestion centralisée des collections publiques, depuis Paris, a eu des effets délétères sur l’appréciation des documents non parisiens, et toutes les tentatives de les sortir de l’ombre émanant des administrations centrales,
15 Paris, BnF, Réserve précieuse, Rés. m. Q. 460(1), Albi. 16 Ibid., Chambéry. 17 Ibid., Gap. 18 J. Birot et J.-B. Martin, Notice sur la collection des livres d’heures conservés au trésor de la primatiale de Lyon, Paris, Impr. Nationale, 1903.
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elles avaient peu de chance de les mettre en lumière. En 1924 est lancée une publication périodique, intitulée Trésors des bibliothèques de France, dont le premier fascicule paraît en 1925. Cette publication, dirigée successivement par Richard Cantinelli (1870-1932) et Amédée Boinet (1881-1965), puis Richard Cantinelli et Émile Dacier (1876-1952), est suspendue après sept volumes et vingt-six fascicules, en 1942. Elle se proposait de faire connaître l’actualité des collections de tout le pays. Chaque livraison est composée de sept ou huit articles sur des documents rares. En tout et pour tout, trois articles sont consacrés aux livres d’heures, dont un seul conservé en province19. Quelques années plus tard, en 1928, Pol Neveux (1865-1939) et Émile Dacier, conservateurs à la Bibliothèque nationale, lancent une enquête nationale visant à recenser les richesses bibliographiques françaises afin d’offrir un outil de travail au chercheur qui voudrait explorer des fonds non parisiens. Après quatre ans de travail, le résultat est publié sous la forme de deux forts volumes20. Les notices ont été commandées aux conservateurs des bibliothèques dans les départements, à partir d’un questionnaire comprenant dix rubriques : Historique du dépôt, Œuvres d’art, Manuscrits, Livres, Reliures, Musique, Dessins et gravures, Monnaies et médailles, Fonds local, Spécialités. Les bibliothèques municipales classées ont d’abord été privilégiées, puis l’enquête a été élargie aux fonds de plus de 10 000 volumes, y compris dans les bibliothèques universitaires et celles des grandes écoles. La trame du questionnaire est conservée dans la publication, ce qui permet de comparer les collections entre elles, non pas dans leur teneur, mais dans la manière d’en parler et de mettre en exergue les documents supposés les plus prestigieux. Au total, sont décrites 191 collections. Au fil des notices sont évoqués sommairement 169 livres d’heures, soit moins d’un par bibliothèque, alors que ces recueils, manuscrits et a fortiori imprimés, sont légion dans les réserves précieuses ; 117 établissements n’en mentionnent aucun, et les BMC (déjà classées ou qui le seront à l’avenir) rassemblent 79 de ces livres, soit 46% de ceux qui sont présentés, alors qu’elles ne forment que 28% des établissements ayant participé à l’enquête. Certes, le questionnaire ne portait pas explicitement sur les livres d’heures et les bibliothécaires n’étaient pas tenus de les mentionner. Mais alors que ces recueils sont extrêmement répandus, le fait que beaucoup de professionnels n’aient pas jugé utile de les signaler montre que l’appréciation des livres d’heures varie selon l’établissement et son prestige. Nombre de bibliothèques, ignorent qu’elles en possèdent, ou le savent mais n’ont pas les ressources scientifiques pour les apprécier. À quelques exceptions près : à Libourne, par exemple, la notice indique : « parmi les livres d’heures, les manuscrits 56 et 60, avec miniatures ». Les incunables sont, une fois de plus, très sous-estimés : ils représentent seulement 11% des livres d’heures mentionnés. Au début des années 1930, donc, le livre d’heures n’est pas encore identifié comme une pièce qui donne sens et valeur à un fonds patrimonial. Les choses ne changent pas véritablement après-guerre, si ce n’est dans des domaines de la conscience et de la parole bibliothécaires qui laissent peu de traces : les expositions de
19 V. Leroquais, « Un livre d’heures de la collection Dutuit au Petit Palais », t. III, p. 95-111 ; J. Billioud, « Très anciennes Heures de Thérouanne à la Bibliothèque de Marseille », t. V, p. 165-185 ; J. Guignard, « Livres d’heures de Germain Hardouyn à la BN », t. VII, p. 30-42. 20 P. Neveux et É. Dacier (éd.), Les Richesses des bibliothèques provinciales de France, Paris, Ed. des Bibliothèques nationales de France, 1932, 2 vol.
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fortune, les communications savantes devant le public ou les élites savantes et culturelles de la ville par exemple. Du reste, les années d’après-guerre confirment l’élan politique en faveur de la lecture publique, escamotant les collections patrimoniales au profit d’une approche plus sociale de la consommation de livres par le plus grand nombre21. On sait toutefois qu’à partir des années 1960, ces documents sont très souvent exposés, dans des contextes thématiques et scientifiques très différents, ce qui indique que les professionnels ont conscience de leur présence dans les réserves et du parti qu’ils peuvent en tirer pour valoriser, à travers eux, toute la bibliothèque et construire ainsi un discours de légitimation de la collection patrimoniale comme outil de formation du plus grand nombre22. On sait aussi que la génération des bibliothécaires formée au début des années 1960 est fortement sensibilisée aux livres d’heures. Le 20 juin 1957, l’Association des bibliothécaires de France organise une journée d’études en histoire du livre à l’École nationale des chartes ; une des communications, donnée par Mlle Hébert, est consacrée aux « xylographies et décoration des livres d’heures »23. Parmi les sujets des épreuves écrites du Diplôme supérieur de bibliothécaire organisées à Paris du 9 au 14 juin 1960, les candidats devaient traiter « le livre d’Heures en France du xive au xvie siècle. Caractères essentiels, ornementation, illustration »24. L’histoire du livre est alors au programme du concours et il est probable que certains futurs bibliothécaires se soient alors découvert un intérêt pour la question. Cartographie des collections nationales
S’il n’est pas possible de mesurer les cycles d’enrichissement de ces réserves non parisiennes et de la place qu’occupent, en leur sein, les livres d’heures, un état des lieux actuel est en revanche rendu possible par les progrès spectaculaires du signalement collectif. Le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques, avec ses défauts et ses qualités, permet de prendre la mesure de l’accumulation de livres d’heures dans les bibliothèques publiques. Initié par Guizot en 1833 par une circulaire aux préfets demandant aux bibliothécaires de dresser « une liste raisonnée, contenant des indications sommaires sur les matières traitées dans les manuscrits, sur le nombre des feuilles, sur la conservation et la beauté des caractères, vignettes, etc., etc. », il n’est pas suivi d’effets concluants. La plupart des départements n’envoient au Ministère de l’Instruction publique que des listes très sommaires. En 1841, le successeur de Guizot, Villemain, propose de rédiger, « sur un plan uniforme, un Catalogue général renfermant le détail sommaire et précis de tous les manuscrits des bibliothèques communales, avec des extraits de ceux qui présenteraient le plus d’intérêt ». Il s’agit de « rendre la science plus facile aux érudits de toutes nations qui ont besoin d’explorer nos dépôts ». Une ordonnance royale est signée le 3 août 1841 pour lancer le projet. La publication connaît plusieurs phases de progrès et de ralentissement : une
21 D. Lindenberg, « Les bibliothèques dans les politiques éducatives et culturelles », in M. Poulain (éd.), Histoire des bibliothèques françaises, t. 3 : Les bibliothèques au xxe siècle (1914-1990), Paris, Promodis – Éd. du Cercle de la librairie, 1992, p. 252-271. 22 Cf. chapitre 8. 23 [En ligne] : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1957-06-0482-007 24 [En ligne] : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1960-08-0295-003.
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Figure 6.1 : Cartographie des livres d’heures manuscrits dans les bibliothèques publiques en 2020 (Paris excepté). Source : Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France.
première série in-4o, comptant sept volumes, est publiée de 1848 à 1885, puis une série in-8o commence en 1886 et s’arrête en 1933, au volume 48. En 1951, la Direction des bibliothèques relance la publication ; les volumes 49 à 59 paraissent jusqu’en 1975. Enfin, depuis 1978, c’est l’IRHT qui est chargée de la poursuite du Catalogue général des manuscrits25. Au fil d’un siècle
25 F. Plazannet, « Le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France : la conversion rétrospective », Bulletin des bibliothèques de France, 48 (2003), p. 74-78 ; Fl. Palluault, « Le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France : informatisation et avenir », Bulletin des bibliothèques de France, 54 (2009), p. 68-72.
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et demi, les formats de catalogage ont évolué et les notices sont aujourd’hui hétérogènes, sans compter le problème des corrections et des mises à jour. Entre 2002 et 2008, le catalogue est progressivement rétroconverti dans une structure en ligne. Cette ressource permet de cartographier les fonds manuscrits français dans des bibliothèques de toutes tutelles. Appliquée aux livres d’heures, cette cartographie révèle plusieurs tendances intéressantes (Fig. 6.1). En l’état actuel du signalement, défavorable aux petites et moyennes bibliothèques, 96 institutions municipales possèdent des livres d’heures, et ces recueils sont au nombre de 642 à travers la France. Ce chiffre doit être compris comme une estimation basse, car certaines bibliothèques municipales conservant pourtant des livres d’heures n’apparaissent pas dans le Catalogue général des manuscrits : celle d’Autun, celle de Chalon-sur-Saône, de Limoges ou de Saint-Étienne par exemple. Même dans les grandes bibliothèques, comme à Lyon, l’avancement très progressif du signalement des manuscrits laisse encore actuellement dans l’ombre des livres d’heures. L’accumulation est évidemment inégale, puisqu’elle tient à des logiques historiques locales voire micro-locales, mais la présence de livres d’heures sur tout le territoire, au nord comme au sud, est d’autant plus remarquable, même si la partie méridionale du pays en conserve moins. Le livre d’heures est donc le document le plus communément possédé dans les bibliothèques administrant un fonds patrimonial. Les BMC sont à nouveau les mieux dotées, parce qu’elles disposent de budgets plus importants, qu’elles ont depuis longtemps du personnel en mesure de surveiller le marché du livre rare, enfin par leur rôle territorial central qui permet à la population de les identifier comme les destinataires naturels de dons prestigieux. Ainsi, six établissements cumulent à eux-seuls le tiers des livres d’heures conservés dans une bibliothèque publique française : les bibliothèques municipales classées de Besançon, Rouen, Dijon, Lyon, Grenoble et Carpentras. Mais nombre de bibliothèques aux collections réduites en possèdent aussi. Un tiers des bibliothèques figurant sur cette carte n’en possèdent qu’un, comme celles de Tonnerre, Bergues, Loches ou Charleville-Mézières. Le livre d’heures s’avère donc une composante commune, susceptible de favoriser les reconnaissances, voire les connivences patrimoniales, d’une institution à une autre. Cette large répartition a contribué à faire du livre d’heures un objet cristallisant à lui seul la notion de patrimoine des bibliothèques. La démarcation entre une France du nord plus riche en livres d’heures et une France du sud où ce type de document se fait rare dans les réserves précieuses, n’est pas sans rappeler la tradition ancienne et septentrionale de la fabrication et de l’usage diocésain de livres d’heures à partir de la fin du xiiie siècle. La tension entre l’usage universel romain et les particularismes régionaux qui travaillent les livres d’heures six siècles durant les ont confusément assimilés à l’expression d’un régionalisme. Cet argument connaît depuis trente ans un grand succès dans les négociations budgétaires autour des acquisitions de livres d’heures. Les menées de la ville de Besançon, en 2009, en offrent un exemple flagrant. L’acquisition d’un livre d’heures en vente publique à Paris donne ainsi lieu, en Conseil municipal, au rapport de l’adjoint Yves-Michel Dahoui, sans doute soufflé par le conservateur de la bibliothèque et qui insiste sur l’intérêt culturel local de ce livre d’heures, croisé aux autres critères de l’ancienneté et de la rareté. Il s’agit, expose l’adjoint, d’un manuscrit médiéval réalisé vers 1470 dans un atelier bisontin pour un personnage non identifié appartenant à la famille dauphinoise Faure de Vercors. Il s’agit d’un livre
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d’heures à l’usage de Rome comportant douze très belles enluminures. L’artiste qui a réalisé ces peintures est connu sous le nom du Maître de Charles de Neuchâtel. Trois autres livres de cet artiste sont conservés dans des collections publiques dont un livre d’heures à usage de Besançon à la Pierpont Morgan Library de New-York (Ms 28) et un missel à la Central Library Sir Georges Gray d’Auckland en Nouvelle-Zélande (Ms 14). La bibliothèque de Besançon conserve déjà un pontifical à l’usage de Toul réalisé pour Antoine de Neuchâtel, évêque de Toul de 1461 à 1495 (Ms 157). Ce livre d’heures est un des rares témoignages de l’activité de cet atelier bisontin […]. C’est un rare témoignage de l’activité artistique régnant alors à Besançon à la fin du Moyen Âge26. La rareté tient à la faible production connue de ce mystérieux miniaturiste ; la préciosité tient à une sorte d’injustice régionale, la Franche-Comté ne possédant pas de manuscrit réalisé par ce maître, alors que les Américains et les Néo-Zélandais en ont. Le manuscrit doit réhabiliter, politiquement, le statut de Besançon comme foyer d’activité artistique à la fin du Moyen Âge. À l’invitation du Maire, l’adjoint donne quelques clés d’appréciation « du chef-d’œuvre que nous allons acquérir ». Le verbatim de l’élu, qui a bien étudié son dossier, est rapporté : C’est un livre d’heures, c’est-à-dire un livre de dévotion, religieux, personnel à l’usage des laïques. Ce n’était pas fait spécialement pour les religieux et ce sont des livres qui étaient commandés dans des ateliers notamment celui-là dans un atelier de Besançon ce qui est assez rare pour être signalé, on n’a pas beaucoup de réalisation de ce genre, et qui étaient illustrés par des artistes. […] C’est une œuvre importante, même essentielle parce qu’elle a été réalisée encore une fois dans cet atelier bisontin et qu’il n’y a pas d’autres exemples ou peu d’illustrations aussi magnifiques que celle-là. Je vais vous faire circuler, ça n’a rien à voir évidemment avec l’original, deux planches qui vous donnent un peu une idée de ce qu’est cette superbe réalisation27. Ce discours de réintégration des productions régionales dans les bibliothèques des villes qui les ont vu naître est un poncif de ces argumentaires, jusqu’à n’être plus questionné. Les marchands de livres rares vont souvent solliciter les bibliothèques des villes auquel l’usage liturgique fait référence pour tenter de leur vendre un livre d’heures, comme le concède Alain Ajasse, expert conseil en librairie ancienne : Et puis le troisième type [d’acheteur], c’est la bibliothèque. Si l’on sait cerner le livre, de quelle région, de quel atelier vient ce livre, on peut s’adapter. Si l’on découvre qu’il a été fabriqué dans la région de Lyon, la bibliothèque de Lyon a intérêt à l’avoir plutôt que de le laisser à la bibliothèque de Paris28. Ainsi, l’entassement de livres d’heures dans certaines bibliothèques n’est pas le fait du hasard. Il est le fruit de politiques documentaires à long terme et de patientes négociations avec l’État et les tutelles pour pouvoir les financer. À Angers, six Heures manuscrites enluminées à l’usage d’Angers ou d’anciens possesseurs angevins ont été acquises depuis
26 Bulletin officiel de la ville de Besançon, Délibération du Conseil municipal du 12 mai 2010, p. 759. 27 Ibid. 28 Entretien avec Alain Ajasse, 23 janvier 2019.
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197829, ainsi que trois incunables30. Sans compter les tentatives infructueuses, comme celle qui visait l’achat des Heures dites de Marie Stuart, attribuées à l’atelier de Fouquet, passées en vente chez Christie’s à Londres le 6 juillet 2011, et dont l’adjudication finale a dépassé les possibilités financières de la ville31. À Poitiers, la Médiathèque François-Mitterrand conserve 43 livres d’heures et 2 psautiers enluminés (25 manuscrits et 20 imprimés). Une ambitieuse politique documentaire vise l’acquisition des Heures à l’usage du diocèse de Poitiers ou copiées/enluminées dans les ateliers poitevins. En vingt ans, l’établissement s’est enrichi de 10 livres d’heures (8 manuscrits et 2 incunables), augmentant ainsi d’un tiers ses collections32. Pour y parvenir, la bibliothèque s’est montrée active auprès des libraires parisiens où se jouent la quasi-totalité des ventes françaises de ces documents, et aussi à Londres, en enchérissant à quatre reprises pour des Heures manuscrites ou incunables chez Christie’s33 ou Sotheby’s34. Cette politique d’acquisition est justifiée par des programmes d’études scientifiques répétés depuis dix ans, jusqu’au projet en cours Horae Pictavienses en partenariat avec l’IRHT. La proximité des Collections d’excellence (CollEx) en civilisation médiévale à l’Université de Poitiers, soutenues par l’État, n’est sans doute pas étrangère à cette priorité accordée aux Heures. À Lyon, l’entrée régulière de livres d’heures dans les collections publiques depuis trente ans n’est pas non plus le fait du hasard. La dernière acquisition a eu lieu en décembre 202035, et confirme que la Bibliothèque municipale maintient sa vigilance sur la circulation de ce type d’objet sur le marché du livre rare, espérant même ne laisser passer aucune occasion d’enrichissement. À nouveau, les critères de sélection sont régionaux : usage lyonnais, possesseur lyonnais, fabrication lyonnaise sont les points d’attention des services effectuant une veille sur le marché36. Sur ces critères, quatre livres d’heures manuscrits ont été acquis depuis 1990, et un incunable, des Heures à l’usage de Rome imprimées par Gillet Hardouin en 1504, et ayant appartenu à Symphorien Champier (1471-1539), humaniste lyonnais37. Certes, cette vigilance ne s’attache pas qu’aux livres d’heures. D’autres catégories de manuscrits liturgiques (missels et bréviaires en particulier) sont susceptibles de répondre à ces critères et plus généralement, les manuscrits à peinture constituent un moyen efficace de sensibilisation d’élus par définition non-experts. De belles productions illustrées, en couleur, dotées d’une histoire souvent touchante, peuvent conduire à réapprécier politiquement les collections patrimoniales des bibliothèques, souvent le parent pauvre des budgets des collectivités. La conservatrice de la Bibliothèque municipale de Verdun, se confiant à la presse à l’occasion de son départ en retraite en 2016, se rappelle avec émotion l’acquisition d’un livre d’heures à l’usage de Verdun : c’est « le seul exemplaire manuscrit connu », ce
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Angers, BM, mss. 2047, 2048, 2104, 2111, 2350, 2849. Angers, BM, Rés. A31617, Rés. A31664, Rés. B50034. Échange avec Marc-Édouard Gautier, 9 mai 2019. Échange avec Émilie Chamouleau et Florent Palluault, 10 mai 2019. 2015 : INC D54. 1997 : ms. 1097 ; décembre 2000 : ms. 1104 ; juin 2002 : ms. 1106. Lyon, BM, ms. 7798, Livre d’heures à l’usage de Besançon (heures de la Vierge) et à l’usage de Lyon (office des morts), xve siècle. 36 Entretien avec Pierre Guinard, directeur des collections à la Bibliothèque municipale de Lyon, 16 avril 2021. 37 Lyon, BM, Rés. B 513010 : A la louenge de dieu et de sa tressaincte et glorieuse mere a ledification de tous bo[n]s catholiques furent comences ces presentes heures a lusaige de Romme, Paris, Gillet Hardouin, 1504.
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qui peut faire sourire concernant ces documents nécessairement uniques. L’ouvrage était aux États-Unis et le retour du précieux recueil lui fait dire, trente ans plus tard : « C’est un de mes plus beaux souvenirs. À partir de là, il y a eu une vraie dynamique et une vraie prise de conscience des élus de l’importance du fonds extraordinaire de Verdun38. » Le livre d’heures est donc un objet patrimonial en soi (il répond rigoureusement aux épithètes canoniques « ancien, rare et précieux ») mais aussi un instrument de négociation financière et politique. À ce titre, il est un objet d’attention politique, à partir de critères scientifiques empruntés au monde de l’érudition auquel les bibliothécaires ne sont pas étrangers et qui trouvent une application dans la catalographie, et cependant, cette attention est née fortuitement, le livre d’heures étant aussi un moyen de tenir en éveil la capacité des pouvoirs publics à financer la bibliothèque comme institution. Ce changement, difficile à dater précisément, a abouti à une capitalisation patrimoniale équivoque : si l’abondance de biens tend à banaliser le livre d’heures, sorte de « tout-venant » de la réserve précieuse, elle permet aussi d’identifier à coup sûr une collection patrimoniale. L’observation précise des mécanismes d’entrée de livres d’heures dans les bibliothèques publiques met en évidence les discours et les imaginaires culturels portés par ces objets que rien ne prédestinait à cela. Les bibliothèques face au marché du livre rare : procédures d’enrichissement Les procédures d’enrichissement se jouent certes au niveau de la bibliothèque et de la ville qui en a la tutelle, mais elles mobilisent aussi d’autres ressorts au niveau de l’État, qui peut soutenir financièrement ces acquisitions, contrepartie d’un contrôle des collections qui s’étend sur toutes les bibliothèques, quelle que soit leur catégorie juridique39. Ce faisant, l’État arbitre des choix et valide des décisions émanant des bibliothèques et des collectivités dont elles dépendent. Un bilan des acquisitions
L’enrichissement patrimonial des bibliothèques est progressivement revendiqué comme une mission essentielle des bibliothèques. Cette démarche répond à la nécessité d’accomplir une mission citoyenne conforme à l’idéal d’égalité, qui impose de permettre l’usage collectif et commun des biens patrimoniaux sur le très long terme, voire à l’échelle de plusieurs générations : une « demande d’option » selon le mot de Dominique Sagot-Duvauroux40, que cet accès soit effectif ou non. La confiscation du bien se fait pour l’intérêt de tous et autorise des usages que les bibliothèques sont en mesure d’assumer : communication, reproduction, médiation. En outre, les bibliothèques patrimoniales en quête de légitimité ont développé, de manière plus ou moins consciente et revendiquée, un déplacement de vocation. En plus de redistribuer la culture à travers l’offre éditoriale contemporaine – c’est
38 L’Est Républicain, édition de Verdun, 28 décembre 2016. 39 Loi du loi du 22 juillet 1983 ; décret du 9 novembre 1988. Code du patrimoine, art. L310-2. 40 D. Sagot-Duvauroux, « Les approches économiques de la culture », Bulletin de l’Association des bibliothécaires français, 184-185 (1999), p. 11-23.
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Figure 6.2 : Nombre de livres d’heures acquis annuellement par une bibliothèque publique avec l’aide financière de l’État.
la mission de lecture publique – elles entendent produire de la culture en exerçant leur vigilance et leur sélection sur les biens qui circulent sur le marché41. Les indicateurs quantitatifs permettent de mesurer la convoitise des bibliothèques à l’égard des livres d’heures, rapportée à celle qu’attisent d’autres catégories d’objets écrits et/ou illustrés. On dispose pour ce faire de données sur les acquisitions aidées par l’État depuis trente ans. Ces données ne décrivent pas l’ensemble des livres d’heures acquis par les bibliothèques territoriales, mais seulement celles dont l’acquisition s’est faite avec la participation financière de l’État, combinée à d’autres apports des municipalités, départements, régions et mécénat. Cette réserve émise, on peut toutefois soupçonner que les montants des ventes, en matière de livres d’heures, imposent presque toujours une aide financière de l’État pour mener à bien l’acquisition et en conséquence, ces données sont probablement presque exhaustives. Elles sont issues de deux sources : le bilan annuel du ministère de la Culture intitulé Patrimoine des bibliothèques. Acquisitions précieuses aidées par le ministère de la culture et de la communication, réalisée de 1986 à 2001, et les chiffres que le Bureau du patrimoine a bien voulu nous communiquer, notamment pour les années 2000-2018. La répartition chronologique de ces acquisitions (Fig. 6.2) confirme d’abord la vigilance constante des bibliothèques publiques à l’égard des livres d’heures en circulation. Les 99 livres d’heures acquis en trente ans – soit une moyenne de 3,1 par an – représentent un volume considérable, rapporté aux 642 livres d’heures signalés aujourd’hui dans le Catalogue général des manuscrits. Ainsi, 15% des livres d’heures aujourd’hui présents dans 41 J. Deville, « Les Bibliothèques dans le marché du patrimoine écrit et graphique », Bulletin des bibliothèques de France, 45 (2000), p. 52-62.
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une bibliothèque territoriale s’y trouvent depuis seulement trente ans, voire moins. La progression spectaculaire des acquisitions au milieu des années 1990 est à mettre en relation avec l’effervescence érudite qu’entretient la Bibliothèque nationale autour des manuscrits à peintures. Pour 25 manuscrits médiévaux achetés avec le soutien de la Direction du livre et de la lecture par les bibliothèques municipales entre 1987 et 1993, on en compte 34 entre 1994 et 1998, après l’exposition organisée par la BnF Quand la peinture était dans les livres et la publication à laquelle elle a donné lieu42. Le ministère de la Culture n’est pas dupe de cet engouement. Jean-Sébastien Dupuit, chef du bureau du Patrimoine, observe en 1995 : Huit manuscrits à peintures des xive et xve siècles, acquis en France et à l’étranger, auront enrichi, de manière significative, les fonds anciens de plusieurs villes de notre pays : Lille, Lyon, Périgueux, Rennes, Rouen et Tours. Objets de contemplation, mais aussi d’étude et de recherche, ces pièces constituent aujourd’hui des témoignages exceptionnels d’une époque où la peinture et les arts du livre, encore indissociables, connurent en France d’insignes développements grâce à l’activité de nombreux ateliers d’artistes qu’abritaient les régions françaises43. D’ailleurs, de manière constante entre 1986 et 2001, l’illustration en tête du bilan des acquisitions aidées est, une fois sur deux, une miniature de livre d’heures, désigné donc comme la quintessence du patrimoine en bibliothèque. Trente-sept bibliothèques ont profité de ces enrichissements. Les mieux dotées sont celles qui pouvaient justifier ces acquisitions par une collection déjà riche en livres d’heures : Rennes en a acquis 17 en trente ans, Troyes 7, Besançon 6, Angers, Le Mans, Poitiers et Toulouse 5. La collection nourrit la collection, selon un principe élémentaire de politique documentaire explicite ou non. L’encadrement juridique du patrimoine en bibliothèque s’attache d’ailleurs à la notion de collection et non pas d’objet, que cette série soit de constitution ancienne, ou en cours d’enrichissement44. La Bibliothèque municipale d’Angers utilise précisément cette notion pour défendre ses acquisitions. En septembre 2016, elle doit justifier une nouvelle demande d’aide financière à la région Pays-de-la-Loire pour un achat de livre d’heures, six mois seulement après celui du ms. 2849. Il s’agit cette fois d’un livre d’heures manuscrit à l’usage d’Angers, probablement réalisé à Tours vers 1510-1520, comportant cinq enluminures en pleine page et 18 de petite taille, mis en vente par la galerie Les Enluminures. L’argumentaire précise : La Ville d’Angers possède 18 livres d’heures manuscrits datés du milieu du xive à la fin du xve siècle. Si elle possède également 5 livres d’heures imprimés et gravés du xvie siècle, elle n’en possède aucun de cette période qui soit manuscrit et enluminé. Ce livre complète chronologiquement la collection d’Angers. Son iconographie complète également celles des livres d’heures conservés à Angers par la diversité des décors architecturés et par la présence d’enluminures pour les suffrages des saints (seul exemplaire à l’usage d’Angers présentant cette particularité).
42 Ibid. 43 Ministère de la Culture, Service du livre et de la lecture, Bureau du Patrimoine : Patrimoine des bibliothèques. Acquisitions précieuses aidées par le ministère de la culture et de la communication, 1995, édito. 44 Code de la propriété des personnes publiques, art. R111-3.
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Les livres d’heures acquis sont, sans surprise principalement des manuscrits (73) mais aussi des incunables (13) et même des imprimés modernes (8). La bibliothèque de Nancy a ainsi acquis en 2009 des Heures nouvelles imprimées en 1776 dans la cité lorraine ; la bibliothèque de Rennes, un livre d’office en breton, intitulé Office bihan er uéries (Vannes, 1788). Les productions typographiques locales intéressent en effet les bibliothèques territoriales depuis les grands chantiers catalographiques des années 1970-1980 publiés sous le titre général de Bibliotheca bibliographica aureliana, recensant les produits typographiques des villes de province depuis le xvie siècle. Ces chantiers, et la prise de conscience d’une identité typographique locale ravivée encore par les travaux d’histoire du livre de ces mêmes années, ont permis de faire surgir nombre d’éditions rares et de médiocre qualité, mais très intéressantes du point de vue de l’économie régionale du livre avant la Révolution. En revanche, les innombrables feuillets séparés issus de livres d’heures circulant sur le marché ne sont pas convoités par les bibliothèques. Cinq seulement entrent dans les collections publiques. La bibliothèque de Rennes acquiert ainsi en 1986 un feuillet du livre d’heures Françoise de Dinan, dont elle possède d’autres fragments. Ces acquisitions représentent des budgets considérables. Aussi, pour s’insérer parmi les acquéreurs de livres rares, les bibliothèques disposent de plusieurs leviers juridiques et administratifs, en particulier le droit de préemption et le recours aux Fonds régionaux d’acquisition des bibliothèques (FRAB). Dans les deux cas, c’est bien l’État qui contrôle le fonctionnement de la procédure et son application, contribuant ainsi, au niveau territorial, à fabriquer du patrimoine. L’argent de l’État, les Heures de la ville : les effets des FRAB
Les FRAB sont nés en 1990, au moment où les bibliothèques territoriales cherchaient précisément à se ressaisir de leur patrimoine. Après une expérience concluante en Bretagne, d’autres régions45 se dotent de ces réserves financières impliquant pour moitié l’État, et pour l’autre moitié, la Région. Ils doivent permettre de « compléter et enrichir les fonds anciens, rares ou précieux et d’importance nationale de certaines bibliothèques municipales prestigieuses, développer les fonds dans le sens de leur spécificité locale ou régionale, accueillir les productions contemporaines, éditions bibliophiliques, reliures contemporaines, manuscrits littéraires, estampes ou photographies ». Les FRAB sont au service d’une territorialisation des patrimoines, qui semble la logique aujourd’hui privilégiée par l’État. Par les compléments financiers qu’ils apportent, ils suscitent aussi l’intérêt des pouvoirs des autres échelles de territoire, pour lesquelles les acquisitions onéreuses deviennent envisageables. Il semble en effet que les villes sont les premières à supporter le coût des acquisitions patrimoniales et qu’elles dédient un budget à cet effet, stable ou renégocié chaque année, dans un contexte de consolidation des politiques culturelles municipales46, même si les domaines les plus
45 Pays-de-la-Loire, la Bourgogne, la Champagne-Ardenne, l’Aquitaine, la région Rhône-Alpes, la Lorraine, la Haute-Normandie, la région Centre, l’Auvergne et la région Midi-Pyrénées. La modification de la carte territoriale en 2015 a transformé la géographie de ces FRAB : il subsiste aujourd’hui six structures, en Bretagne, Pays-de-la-Loire, Centre-Val-de-Loire, Normandie, Occitanie et Grand-Est. 46 Ph. Poirrier, « Les Politiques culturelles municipales des années soixante à nos jours ». Bulletin des bibliothèques de France, 39 (1994), p. 8-15.
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exposés aux coupes budgétaires décidées au sein des collectivités territoriales sont les bibliothèques47. Mais les FRAB constituent sans doute la manière la plus subtile et efficace de l’État d’assurer son contrôle sur les fonds patrimoniaux, qu’ils lui appartiennent ou non, en incitant les collectivités à investir dans le patrimoine écrit en multipliant les partenaires de financement. La Bibliothèque municipale de Lyon a pu doubler son budget patrimonial en 1995 grâce à des crédits extérieurs : État, région, et partenaires privés (la Lyonnaise de Banque). Ces fonds ont permis d’acquérir cette année-là plusieurs pièces importantes, dont un livre d’heures à l’usage de Chalon du début du xvie siècle et un livre d’heures à l’usage de Rome réalisé vers 145048. Le livre d’heures acquis en décembre 2020 a aussi mobilisé le FRAB et surtout une aide du fonds d’Acquisition patrimoniale d’intérêt national (APIN). On peut dire aujourd’hui que ces dispositifs, combinés à d’autres, ont fortement accompagné le réveil de la vocation patrimoniale des bibliothèques territoriales49. Les effets de cette incitation sur les acquisitions de livres d’heures sont assez paradoxaux. En effet, l’appétit des bibliothèques pour ces recueils est bien antérieur aux années 1990 et a pu se satisfaire, pendant toute la décennie 1980 et peut-être auparavant, de financements moins formalisés. Entre 1981 et 1990, 24 manuscrits médiévaux sont entrés dans les collections publiques sans les FRAB (qui n’existaient pas), dont sept livres d’heures (Doc. 6.1). Ce chiffre est assez faible. À ce moment, de telles acquisitions profitent uniquement à des bibliothèques municipales classées et à la Bibliothèque nationale. Le livre d’heures introduit donc des hiérarchies symboliques entre établissements documentaires, entre ceux qui peuvent en acquérir, et les autres. Le sud de la France est une fois de plus exclu de ce processus, pour autant que cette liste soit complète. Toutefois, le rôle des FRAB après 1990 n’est pas nul, et ce à deux titres au moins. D’abord, en prenant le relais des financements préexistants et en les systématisant localement, ils ont permis à toutes les régions ou presque de concrétiser cette quête de livres d’heures. Près de trente ans après la fondation du premier FRAB, il ressort en effet que chaque région ou presque a pu acheter son ou ses livres d’heures. C’est même le dénominateur commun de ces dispositifs. Sans minimiser les budgets déployés, il semble que, par les opérations qu’ils ont pu soutenir, ils ont eu aussi un impact sur les régions dépourvues de ces dispositifs, qui par mimétisme ont cherché à se procurer aussi des manuscrits médiévaux prestigieux. Ils ont facilité et stimulé les acquisitions. Les bibliothèques plus modestes ont pu concourir dans cette course. Celle de Langres a pu acquérir, avec l’aide du FRAB Champagne-Ardenne, les Heures manuscrites à l’usage de Saint-Mammès de Langres lors de leur vente à Dijon le 10 mars 200150. Celle de Toul s’est offert en 2003 un livre d’heures à l’usage de Toul auprès de la Librairie Thomas-Sheler à Paris, puis un autre en 2006 auprès d’un libraire danois. Les édiles toulois, préparant les demandes d’aide au 47 M. Saint-Marc, Quelles politiques de soutien aux acquisitions patrimoniales des bibliothèques territoriales ?, mémoire pour le diplôme de conservateur de bibliothèque, Villeurbanne, Enssib, 2019, p. 33, citant une « Note de conjoncture sur les dépenses culturelles des collectivités territoriales » publiée par l’Observatoire des politiques culturelles en 2017. 48 P. Guinard, « Pratiques patrimoniales de la bibliothèque municipale de Lyon ». Bulletin des bibliothèques de France, 37 (1996), p. 36-41. 49 Service du livre et de la lecture, bureau du Patrimoine, Bilan des interventions en ventes publiques, 2015. 50 Ministère de la culture et de la communication, Direction du livre et de la lecture, Patrimoine des bibliothèques. Acquisitions précieuses aidées par le ministère de la culture et de la communication, 2001, p. 20.
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chapitre 6 Document 6.1 : quelques cas d’acquisitions de livres d’heures entre 1980 et 1990 (source : Trésors de l’écrit. Dix ans d’enrichissement du patrimoine écrit, Paris, rmn, 1991).
Opération et bénéficiaire
Motifs
BM Caen, inc. 98 Livre d’heures à l’usage de Lisieux (p. 47) Achat après retenue à l’exportation en 1983
Paris, chez Ph. Pigouchet pour Simon Vostre, 1501 ou 1502, avec un matériel typographique identique à celui utilisé pour d’autres diocèses – destination normande – unicum
BM Dijon, rés. 211 Livre d’heures à l’usage de Rome, 1532 (p. 52) Acheté en 1984
Paris, Yolande Bonhomme, Veuve Kerver, 1532. – a appartenu à Jean Bouhier, parlementaire dijonnais et quelques feuillets mss au début contiennent sa généalogie.
BM Rennes, ms. 1277 Livre d’heures d’Isabeau de Pontbriand (p. 38) Acheté chez Sotheby’s le 26 novembre 1986
– origine bretonne
BM Autun, ms. 269 Livre d’heures à l’usage d’Autun (p. 41) Acheté Drouot le 19 mai 1987
– sanctoral autunois. – réalisé pour une famille d’Autun – peint par le « maître des prélats bourguignons », actif à la cour de Bourgogne d’après l’expertise de Nicole Reynaud
BM Metz, ms. 1581 Livre d’heures à l’usage de Toul (p. 39) Acheté chez Sotheby’s le 5 décembre 1989
– origine lorraine (le sanctoral est toulois) – réalisation régionale, de la main d’Henri d’Orquevaultz, maître messin du milieu du xve siècle d’après l’expertise de Fr. Avril.
BnF, n.a.lat. 3187 29 miniatures subsistantes sur 28 ; 7 seraient de Jean Heures dites d’Anne de Beaujeu, Fouquet dame de Beaudricourt (p. 40) Acheté à la famille Durrieu en 1982 BnF, n.a.lat. 3210 Attribution à Georges Trubert, actif notamment à la cour Heures dites de Belmont (p. 44) de René II de Lorraine. Acheté en 1990
Conseil général de Meurthe-et-Moselle, à la Région Lorraine et au FRAB, témoignent de ce besoin de reconnaissance que vient combler le livre d’heures. La note d’intention jointe aux dossiers de subvention expose : « la Médiathèque de Toul possède un fonds ancien dont plus de 4 000 volumes sont antérieurs à 1800, et les conditions de conservation sont très convenables (bâtiment réhabilité en 1993 équipé d’une protection contre le vol et l’incendie, contrôle de la température et de l’humidité dans les magasins, armoire forte, etc.) »51. Cette 51 Ville de Toul, administration municipale, affaires culturelles, dossier d’acquisition du livre d’heures (2002-2003) ; note du premier adjoint à destination de la Région et de la DRAC Lorraine.
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demande de financement doit donc d’abord attirer l’attention des pouvoirs publics sur la petite institution touloise, restée dans l’ombre des grandes bibliothèques classées de Nancy et de Metz. Elle nourrit ensuite toute une appréciation qui n’a rien de scientifique, mais qui fonctionne. À l’occasion de la seconde acquisition, en 2006, le ministère de la Culture opine : « Compte tenu de la place singulière de Toul dans les arts du livre à la fin du Moyen Âge, l’entrée de ce manuscrit dans les collections publiques me paraît effectivement présenter un intérêt certain »52. Cette « place singulière » est historiquement plus que discutable. Elle est sans rapport avec celle de Metz ou de Verdun au xve siècle53. Mais l’entrée d’un livre d’heures en collection municipale permet de revisiter le passé et de construire une série d’arguments plus ou moins bien établis, mais efficaces. Toutefois, l’acquisition de livres d’heures reste l’apanage des bibliothèques qui jouent un rôle central sur le territoire régional. Sur 99 livres d’heures acquis avec l’aide de l’État entre 1986 et 2018, 88 le sont pour un établissement classé (Fig. 6.2). Ainsi, en 2001, la bibliothèque de Rennes parvient à réunir les fonds nécessaires à l’acquisition des Heures manuscrites à l’usage de Saint-Brieuc, réalisées vers 1430, renfermant 110 miniatures dont 37 grandes peintures, avec des scènes rares comme le Mont-Saint-Michel (fol. 121) ou le Christ au milieu des docteurs (fol. 58). Le ministère reconnaît : « Il s’agit là sans doute de la plus belle acquisition réalisée par la bibliothèque de Rennes depuis longtemps »54. Or, la même année, la bibliothèque de Saint-Brieuc est elle-même candidate à une subvention du FRAB Bretagne pour acheter les archives littéraires de Louis Guilloux. Mais le livre d’heures, fût-il à l’usage de Saint-Brieuc, entre dans les collections rennaises. Ce fait tient sans doute à des aspects purement financiers – la part restante hors FRAB devait être importante et il fallait la robustesse d’une municipalité comme Rennes pour l’assumer – mais pas seulement. Cela tient aussi à une représentation politique du livre d’heures : il doit manifester la centralité de la bibliothèque, son rayonnement régional, sa solidité culturelle. Cette tendance se confirme encore aujourd’hui. Les acquisitions de livres d’heures se font toujours au profit de bibliothèques classées d’un vaste septentrion français : Chartres (2004), Orléans (2004), Troyes (2005), Metz (2006), Rennes (2007), Reims (2007), Arras (2009), Le Mans (2009), Besançon (2010), Angers (2007 et 2013), Poitiers (2012), Grenoble (2013), Le Mans (2016)… Les quatre acquisitions toulousaines de 2002, 2004 et 2013 et 2018 avec l’aide du FRAB Midi-Pyrénées ne changent rien à ce déséquilibre entre deux France, celle qui fonde son prestige patrimonial sur les livres d’heures, et celle choisit d’autres objets. Les FRAB ont en outre eu un effet important sur l’uniformisation du discours de justification élaboré par les bibliothécaires, décrivant l’achat d’un livre d’heures comme l’entrée d’un bien d’exception dont le prestige fera finalement celui de la bibliothèque. Là encore, ce discours préexistait aux FRAB, mais on observe après les années 1990 une meilleure maîtrise des arguments en fonction des lieux et des situations. Trois raisons
52 Ville de Toul, administration municipale, affaires culturelles, dossier d’acquisition du livre d’heures (2005-2006), courrier de la DLL du 24 octobre 2005. 53 A.-O. Poilpré et M. Beyssere (dir.), L’écrit et le livre peint en Lorraine, de Saint-Mihiel à Verdun (ixe-xve siècles), Turnhout, Brepols, 2014. 54 Ministère de la culture et de la communication, Direction du livre et de la lecture, Patrimoine des bibliothèques. Acquisitions précieuses aidées par le ministère de la culture et de la communication, 2001, p. 33.
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majeures sont convoquées ensemble ou séparément dans les dossiers de subvention. Les livres d’heures alimentent les fonds constitués par rapport à une aire de production documentaire ; les fonds rassemblant des documents de même provenance, souvent un possesseur localement illustre ; enfin les fonds constitués par référence au contenu régional ou régionaliste des documents. Or, ce sont là trois des cinq motifs possibles d’acquisition de documents patrimoniaux avec l’aide de l’État55. On voit combien les livres d’heures peuvent être, administrativement parlant, des objets consensuels, mais cette donnée montre aussi que les livres d’heures ne sont pas patrimoniaux pour ce qu’ils sont, mais pour ce qu’ils représentent. Ils relèvent en outre du texte et de l’image, du patrimoine écrit et du patrimoine graphique, ce qui démultiplie encore leur intérêt dans la mise en œuvre d’une demande de subvention. Si le texte est quelconque, on peut toujours argumenter de la qualité des images ; si celles-ci sont mutilées ou ordinaires, on peut toujours faire valoir des prières et un calendrier à usage régional. Françoise Legendre, alors directrice de la Bibliothèque municipale de Rouen, évoque ainsi l’achat, en 199956, d’un livre d’heures à l’usage de Rouen du xvie siècle, enluminé par un artiste rouennais, Robert Boyvin, qui travailla entre autres pour le cardinal d’Amboise : Il s’agissait d’un livre d’heures à l’usage de Rouen, manuscrit de 93 folios sur vélin en parfait état de conservation, illustré de 16 grandes miniatures et d’un calendrier en début du livre, lui-même illustré de 24 petites miniatures. On identifie dans le calendrier des saints propres au diocèse de Rouen : saint Sever, sainte Austreberthe… Il était de plus possible de dater assez précisément ce livre d’heures dans l’œuvre de Robert Boyvin (vers 1502-1503), lui-même disciple d’un grand enlumineur rouennais, dit le Maître de l’échevinage de Rouen. Enfin, sur certaines miniatures, on apercevait une ville fortifiée longée par un fleuve formant des méandres, et qui rappelait fortement la représentation de Rouen de la « Grande Vue » de Jacques Le Lieur, issue de Livre des Fontaines. La bibliothèque ne possédait justement pas de manuscrit complet illustré par Boyvin57. Dans la mesure où il venait enrichir une collection déjà bien pourvue en livres d’heures, dont il renforçait en quelque sorte le fil directeur, celui-ci s’avérait un bon candidat aux subventions. Pour 836 948 francs en partie pris sur la dotation FRAB de la région, la bibliothèque avait pu s’offrir ce livre d’heures. Ainsi se conjuguent, sous l’effet des règlements publics et des dispositifs d’arbitrage des subventions, l’érudition, les études sur Boyvin quelques années plus tôt ayant relancé l’intérêt pour cet artiste58 et l’appréciation de la « couleur locale » du manuscrit, compris comme un témoignage de la vie urbaine rouennaise au début du xvie siècle. Le fonctionnement même du FRAB, en uniformisant ces arguments, a donc contribué à construire le livre d’heures en objet patrimonial, dans le raisonnement des bibliothécaires tenus de produire ces dossiers de subvention comme dans celui des élus, tenus de porter ces dossiers pour la part non couverte par le FRAB. 55 J. Deville, « Typologie des acquisitions patrimoniales effectuées par les bibliothèques municipales avec le soutien de l’État », in Enrichir le patrimoine des bibliothèques en Région, Rennes, Apogée, 1996, p. 51-58. 56 Ministère de la Culture et de la communication, Service du livre et de la lecture, Patrimoine des bibliothèques. Acquisitions précieuses aidées par le ministère de la culture et de la communication, 1999, p. 32. 57 Fr. Legendre, dans Enrichir le patrimoine…, op. cit., p. 89-90. 58 En particulier I. Delaunay, « Le manuscrit enluminé à Rouen au temps du cardinal Georges d’Amboise : l’œuvre de Robert Boyvin et de Jean Serpin », Annales de Normandie, 45 (1995), p. 211-244.
le livr e d’heu res, obj et d’attention politique Le droit de préemption
L’encouragement – mais aussi le contrôle – de l’État sur la constitution de nouvelles strates patrimoniales dans les bibliothèques territoriales passe également par l’exercice du droit de préemption, prérogative régalienne instituée par l’article 37 de la loi de finances du 31 décembre 1921. En revendiquant ce droit, l’État peut, dans une vente aux enchères, se substituer au dernier enchérisseur, pour son profit ou pour une collectivité territoriale59. D’abord réservé aux œuvres d’art, le droit de préemption a vu son champ d’application s’élargir aux « curiosités, antiquités, livres anciens et tous objets de collection, peintures, aquarelles, pastels, dessins, sculptures et tapisseries originales »60. Cette extension est précisée par le décret du 19 juillet 2001 qui énumère, parmi les biens concernés par le droit de préemption, « manuscrits, incunables, livres et autres documents imprimés », mais aussi les « photographies […], estampes, affiches ». Jusqu’à la fin des années 1970, les préemptions de l’État sont restées exceptionnelles, se limitant à une dizaine par an pour des pièces confiées ensuite au Louvre ou à la Bibliothèque nationale. Puis, à partir des années 1980, ces préemptions sont devenues plus fréquentes, alors que l’attention politique et budgétaire revenait lentement vers la strate patrimoniale des bibliothèques publiques. Il s’agissait désormais d’aider les bibliothèques en région à enrichir leurs fonds61. En 1993, ainsi, la Direction du livre et de la lecture (ancien nom du Service actuel du même nom) a préempté 239 fois au cours de l’année62. La préemption est revendiquée dans plus de la moitié des acquisitions faites pour l’État ou les collectivités territoriales, même si le nombre de préemptions tend aujourd’hui à décroître63. Dans l’ensemble des documents ainsi acquis de cette manière, les livres d’heures forment un corpus marginal. Entre 2002 et 2008, on en dénombre sept, soit un par an en moyenne, au bénéfice des bibliothèques de Troyes, Châlons-en-Champagne, Chartres, Langres et Poitiers. C’est peu, et c’est beaucoup. Peu, au regard de l’abondance de biens sur le marché du livre rare. C’est beaucoup, malgré tout, car les livres d’heures préemptés atteignent parmi les valeurs financières les plus élevées des biens ainsi acquis. Le livre d’heures à l’usage de Châlons qui rejoint les collections de la bibliothèque de Châlons en 2003 atteint 50 000 euros au marteau ; celui que convoitait la bibliothèque de Langres en 2005, 47 500 euros. Un livre d’heures portant les armes de Jean Bouhier, magistrat dijonnais ayant vendu sa bibliothèque à l’abbaye de Clairvaux en 1784, est acquis pour 42 500 euros au bénéfice de la bibliothèque de Troyes. Ces valeurs ne sont guère éloignées de pièces aussi prestigieuses qu’un manuscrit autographe de Stendhal ou un portefeuille de lettres échangées par Max Jacob et Maurice Sachs. Dans l’ensemble des biens acquis par préemption, le livre d’heures fait figure d’événement, d’une part parce qu’il rompt
59 Loi du 23 juillet 1987, art. 24. 60 Loi du 10 novembre 1965, art. 2. 61 Y. Davrieux, L’usage du droit de préemption par les bibliothèques patrimoniales, mémoire pour le diplôme de conservateur de bibliothèque, Enssib, Villeurbanne, 2010, p. 36. 62 D. Coq, « Le marché du livre rare face aux bibliothèques », in Enrichir le patrimoine…, op. cit., p. 272. 63 Les données rassemblées par Y. Davrieux sont un peu inférieures à celles que le Ministère de la Culture a bien voulu nous communiquer pour la période 2000-2018, et à celles que nous avons reconstituées grâce à la publication annuelle du Ministère Patrimoine des bibliothèques. Acquisitions précieuses aidées par le ministère de la culture et de la communication entre 1986 et 2001.
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avec ces pratiques liées aux sources de la création littéraire qui constituent depuis vingt ans le principal type d’objet écrit acquis par préemption, et aussi parce que celle-ci, dans l’atmosphère fébrile, voire survoltée des salles des ventes, constitue une chute théâtrale et spectaculaire participant à la mise en scène de la prérogative patrimoniale de l’État. L’État met ainsi au service de ses institutions centrales et des bibliothèques régionales son droit régalien en vue d’enrichir les collections patrimoniales. Si l’on ne peut que dans de très rares cas (Rennes, Angers, Besançon, Troyes, Lyon) parler de « collections de livres d’heures » constituées méthodiquement et en mobilisant tous les dispositifs financiers, juridiques et administratifs possibles, il semble bien que toutes les bibliothèques publiques françaises aient fait de la quête de livres d’heures un moyen de faire reconnaître une collection patrimoniale en cours de restructuration. Au milieu de l’ensemble des biens acquis, le livre d’heures constitue en effet une entité uniforme et identifiable, quand les brouillons d’un écrivain limougeaud ou une série de cartes postales provençales ne seront pas strictement comparables à des objets du même ordre dans une bibliothèque alsacienne ou bretonne. Il est donc un marqueur de la respectabilité patrimoniale d’une bibliothèque. Mais en finançant ainsi les acquisitions – de livres d’heures ou d’autres objets, l’État impose aussi sa validation dans le processus de patrimonialisation de l’écrit, confisquant dès lors l’autorité ancienne des experts du livre rare – bibliophiles, libraires et érudits – à son seul profit. Les procédures de classement, protection ultime de biens d’exception, confirment cette capacité de l’État à décréter le patrimoine. Les sommets de la rareté : les livres d’heures protégés par classement Cette compétence de l’État s’exprime plus nettement encore, depuis le xixe siècle, par les procédures de classement qui permettent de protéger un bien, public ou privé, et de le sortir des circuits marchands. Le classement est par nature discriminatoire : il ne saurait être question de tout classer. Cette discrimination est essentielle dans le domaine du patrimoine écrit, dont les contours extrêmement imprécis délimitent – si l’on peut dire – les biens « relevant de la propriété publique ou privée, qui présentent un intérêt historique, artistique, archéologique, esthétique, scientifique ou technique » (Code du patrimoine, art. L1). Cette définition très large, fondée sur un concept extra-légal et à contenu variable64 exige des procédures d’exception pour caractériser par la pratique, et non plus seulement par le droit, ce qui fait patrimoine. La simple notion de classement relève d’une idéologie du patrimoine avant d’être un instrument de régulation des hiérarchies culturelles et symboliques qui traversent les biens culturels. En effet, l’action publique en la matière est sous-tendue par la problématique de l’intérêt public opposé aux intérêts privés. Dans la régulation du marché de l’art, à quoi aboutit le principe de classement, l’État doit faire la part du patrimoine à protéger
64 M. Cornu et J.-M. Leniaud, « L’évolution des critères de patrimonialité : la notion plastique d’intérêt d’histoire ou d’art », in J.-P. Bady et al. (éd.), De 1913 au Code du Patrimoine. Une loi en évolution sur les monuments historiques, Paris, La Documentation française, 2018, p. 86-99.
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et du patrimoine à acquérir65. Ceci dans un contexte délicat, celui de l’incertitude et de l’instabilité du marché de l’art, donc les indicateurs restent difficiles à interpréter, tant les cotes sont volatiles, les acheteurs mobiles, et le marché concentré aux mains d’un petit nombre d’opérateurs. L’économie du livre rare reste informelle et éclatée, « marquée par des risques spéculatifs importants, par une très large imprévisibilité de l’offre, et par des phénomènes de ‘rotation lente’, voire d’accumulation, à l’échelle d’une ou plusieurs génération(s) »66. Il faut aussi ajouter, face aux critères de rareté et d’ancienneté, « ce que l’on appelle communément le jugement de l’histoire »67 et qui introduit une immense subjectivité dans la surveillance du marché. Cette subjectivité, croisée aux impératifs politiques et financiers du moment, permet d’aborder les valeurs attribuées aux livres d’heures à chaque opération de classement. Le classement Monument historique
La procédure la plus ancienne et plus pérenne dans le temps d’un point de vue législatif, consiste à classer un bien mobilier « Monument historique », ce qui a pour conséquence d’empêcher son aliénation et donc de stabiliser sa conservation. Après la loi du 30 mars 1887 créant la catégorie des Monuments historiques et enregistrant les conséquences réglementaires d’un classement sous ce label, la loi du 31 décembre 1913 élargit sa portée, notamment aux objets mobiliers appartenant à des personnes privées, et fait valoir l’intérêt public plutôt que l’intérêt artistique ou historique national pour justifier le classement d’un bien. Le consentement des propriétaires n’est plus nécessaire, qui aurait sans doute été un frein dans la décennie suivant la séparation des Églises et de l’État. Cette loi déclare aussi imprescriptibles les objets classés et met en place de possibles contrôles de leur état de conservation et de leur aliénation. Malgré une soixantaine de retouches, cette loi de 1913 s’est avérée assez robuste pour régler encore aujourd’hui le fonctionnement du classement au titre des Monuments historiques. Dans sa teneur, puis au fil des milliers d’applications dont elle a fait l’objet (300 000 objets mobiliers en 2015), cette loi a entériné l’idée d’un État qui a confisqué à l’érudition historique, archéologique, artistique, littéraire ou ethnologique la production de discours d’enracinement visant à prouver l’unité de la nation, à partir d’un double principe : l’usage de l’autorité publique juridique et administrative, et la possibilité d’intervenir dans la sphère privée. Ce dernier point est particulièrement important en ce qui concerne les livres d’heures. Cinquante livres d’heures entiers ou à l’état de fragments ont été classés68, pour partie avant 1913 selon les principes de la loi de 1887, la plupart après. Neuf d’entre eux relèvent de la propriété privée ; 17, de la propriété publique au sein d’une collectivité territoriale ; enfin 21 à l’État, principalement à la suite des séquestres opérés à partir de 1906. C’est donc entre le clergé et l’État que s’est joué, par épisodes successifs, la prise en main symbolique
65 R. Moulin, op. cit. 66 J. Deville, « Les Bibliothèques dans le marché… », op. cit. 67 R. Moulin, op. cit. 68 Source : Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Ministère de la Culture et de la communication, Base Palissy [En ligne] : http://www2.culture.gouv.fr/public/mistral/dapapal_ fr?ACTION=NOUVEAU&USRNAME=nobody&USRPWD=4$4P, (consulté le 16 juillet 2019).
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Figure 6.3 : Chronologie des classements et inscriptions de livres d’heures au titre des Monuments historiques (1902-2019).
de ce petit corpus liturgique par la puissance publique, plaçant désormais ces biens sous le regard de l’État. La chronologie des classements est révélatrice de l’enchaînement de plusieurs logiques affectant à la fois les relations entre le religieux et le politique, et d’autre part, l’élargissement du champ patrimonial à partir des années 1960. Une périodisation grossière se fait jour (Fig. 6.3). Une première vague de classements a lieu dans le sillage des séquestres qui suivent les lois de Séparation en 1905-1906, au sein des fabriques d’églises dont les biens sont devenus propriété de l’État (la loi de 1913 prend précisément ce point en considération) et des séminaires dont les bibliothèques ont été mises sous séquestre, et confiées parfois à la bonne garde des bibliothèques municipales69. Même le dossier de classement des deux livres d’heures de la Primatiale Saint-Jean, à Lyon, validé dès le 21 octobre 1903, est alimenté a posteriori par l’inventaire des Domaines réalisé le 22 janvier 1906 et jours suivants suite aux lois de Séparation. Le classement justifie les dizaines de récolements menés ensuite dans les collections de la Primatiale et renforce l’effet des lois de 1905 (et réciproquement) : un arrêté du 6 mai 1911 impose au clergé le transfert de l’ensemble de la bibliothèque de l’Église métropolitaine de Lyon à la bibliothèque de la Ville, transfert réalisé le 8 janvier 1913. On y dénombre 33 manuscrits, dont 14 livres d’heures, et 54 imprimés. Seuls deux livres d’heures sont protégés par classement, sans que l’on sache pourquoi70. À Toulouse, par arrêté du 9 novembre 1906, 17 objets sont classés – d’autres l’avaient été dès juin 1897, d’autres encore suivront jusqu’aux années 1970. À cette date, le « Missel, manuscrit, orné de miniatures sur vélin, xive s. », n’est pas perçu comme un livre d’heures ; c’est seulement lors du récolement 69 M. Hallot-Charmasson, « Des bibliothèques ecclésiastiques aux bibliothèques publiques : les bibliothèques de séminaires après la séparation des Églises et de l’État », in F. Henryot (éd.), Bibliothèques, religions, laïcité, Paris, Maisonneuve et Larose, 2018, p. 19-38. 70 Charenton, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, dossier 69114 : Rhône / Lyon / Primatiale Saint-Jean.
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du 9 septembre 1921 que l’inspecteur corrige : « livre d’heures, 8 miniatures sur vélin, xive s. (coffre-fort dans la crypte) » et en observation : « je précise : livre d’heures et non missel ». Là encore, les séquestres semblent avoir accéléré la prise de conscience patrimoniale71. À Auxerre, 14 livres d’heures des xve et xvie siècles sont classés le 8 mai 1907, dans le contexte troublé des saisies des biens ecclésiastiques. Les classements se font aussi par cercles concentriques. Gélis, architecte en chef des Monuments historiques, venu visiter en 1932 la pharmacie ancienne de l’hôpital de Tournus classée depuis 1903 pour vérifier son état, observe de près un « livre d’heures latin suivant l’usage de Rome, manuscrit enluminé aux armes des Visconti, art flamand, xve s., reliure moderne », et en propose le classement, acté le 11 avril 193272. Le renouveau qui s’observe après la Seconde Guerre mondiale ne doit pas faire illusion : il s’agit en réalité de 17 enluminures conservées à la cathédrale de Bordeaux. En réalité, entre les années 1930 et les années 1960, le corpus des livres d’heures classés ou inscrits ne change presque pas. De nouvelles procédures commencent à partir des années 1970, mais elles sont numériquement trop faibles pour être vraiment significatives (10 arrêtés depuis 1972). On peut toutefois poser l’hypothèse que la reprise des classements est consécutive à la mise en route des enquêtes de terrain sous l’égide de l’Inventaire national à partir de 1964 pour « recenser et décrire l’ensemble des constructions présentant un intérêt culturel ou artistique ainsi que l’ensemble des œuvres et objets d’art créés ou conservés en France depuis les origines »73. Les enquêteurs missionnés auprès des paroisses et édifices religieux ont pu repérer des manuscrits et suggérer un examen plus approfondi, heureux de croiser autre chose dans les placards des sacristies que des curés d’Ars en plâtre écaillé. Elles indiquent toutefois que l’écrit n’est pas absent de la vigilance des services des Monuments historiques au fil des expertises menées dans les lieux privés ou publics, ecclésiastiques ou laïcs. Cette attention est intéressante au double titre du caractère symbolique des écrits anciens, qui partagent avec toutes les formes d’inscription une certaine monumentalité74, et de la situation de ces objets dans un environnement ecclésiastique qui engendre des conflits sur la manière d’en assurer la conservation. Le cas du trésor de la cathédrale d’Arras, où l’État pousse son expertise dès les années 1930, est éclairant à cet égard. Un inventaire du trésor en 1935 signale sous le no 13 des Heures à l’usage de Rome imprimées par Pigouchet pour Vostre en 1488. Il s’agit d’un incunable sur parchemin comportant la figure de l’homme anatomique, rehaussé de majuscules d’or sur fond rouge ou bleu. La première page manque. Il signale aussi, sous le no 47, un psautier-livre d’heures du xiiie à l’usage de Thérouanne extrêmement mutilé, étudié par l’abbé Leroquais. C’est ce livre d’heures, et non l’incunable, qui est classé le 14 décembre 1955 avec une longue série d’objets liturgiques et d’ornements. Or, les biens du trésor appartiennent à l’État depuis 1905, mais sont laissés sous la garde de l’évêché qui a instauré en 1934 un musée d’art sacré. Fermé en 1939 sous la menace des combats, il n’a pas rouvert après-guerre. L’État, au nom de son droit de contrôle sur les objets classés, se fait ouvrir les lieux en
71 Charenton, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, dossier 31222 : Haute-Garonne / Toulouse / Saint-Sernin. 72 Charenton, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, dossier 71347 : Saône-et-Loire / Tournus / Hôpital. 73 N. Heinich, La fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère, Paris, Ed. de la MSH, 2009. 74 M. Melot, « Qu’est-ce qu’un objet patrimonial ? », Bulletin des bibliothèques de France, 49 (2004), p. 5-10.
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1979, et s’émeut de la dégradation des pièces dans ce local laissé à l’abandon75. C’est aussi au nom d’une conservation optimale que le clergé n’est pas en mesure d’assurer, qu’un conflit menace au Puy-en-Velay entre les services de l’État et l’administration diocésaine, à propos d’une série de manuscrits médiévaux, parmi lesquels figurent les « Heures de Lobeyrac, parchemin, fin xive ou début xve », classées le 23 octobre 1972. Deux ans plus tard, le vol d’un des manuscrits, un évangéliaire carolingien, entraîne des recherches pour clarifier la propriété de ces documents. La correspondance échangée au sein du Ministère de la Culture montre combien l’affaire est délicate et doit être documentée le plus précisément possible. L’enquête, qui mobilise archivistes, bibliothécaires et juristes, aboutit à la conclusion que ces livres appartiennent à l’État puisqu’ils se trouvaient au Grand Séminaire au moment du séquestre en 190876. S’ensuit une négociation diplomatique pour obtenir le dépôt des manuscrits à la bibliothèque municipale du Puy sans vexer l’administration diocésaine. Cette attention à la conservation des biens classés n’a jamais faibli. En 1978, le livre d’heures de l’hôpital de Tournus est volé la nuit du 13 au 14 décembre. Parce qu’il s’agit d’un objet classé, le ministère est averti, mais sans hâte : il reçoit l’information le 28 décembre. Il transmet l’information au service des douanes pour organiser le contrôle aux frontières. Le livre d’heures est retrouvé le 6 mars dans un fossé près de l’hôpital, pas trop endommagé77. Les motifs de classement ne sont jamais explicités par des arrêtés toujours très laconiques. Seul un dossier concernant Alençon donne une idée des raisons qui poussent l’État à placer un livre d’heures sous son contrôle. Le 7 septembre 1975 sont classés divers objets mobiliers du couvent des clarisses d’Alençon ayant appartenu à Marguerite de Lorraine (1461-1521), duchesse d’Alençon et fondatrice de la communauté. Le classement concerne une toile représentant sainte Claire, un portrait de Marguerite, un coffret, une ceinture et le livre d’heures de la duchesse réalisé à la fin du xve siècle. Après demande de consentement – purement formelle – de l’abbesse et de l’évêque de Sées, le classement est décrété. Le 13 juin 1988, une nouvelle série d’objets, principalement des panneaux peints et une huile sur toile, sont classés sur suggestion de la Commission départementale des objets mobiliers de l’Orne qui s’est penchée sur ces œuvres au moment où les Archives départementales de l’Orne préparaient une exposition sur Marguerite de Lorraine. L’argument avancé est alors la sauvegarde de « documents historiques liés au souvenir d’une grande figure religieuse de la contre réforme catholique en Normandie »78, ce qui n’a guère de sens : la Réforme catholique est bien postérieure au décès de Marguerite survenu en 1521. Aussi exagérée soit-elle, cette lecture des objets en vue d’en faire les représentants d’une tradition locale à protéger, au milieu d’autres traditions locales toutes équivalentes et aussi défendables que l’intérêt national, montre que les temps ont changé. Comme le souligne Yvon Lamy, les années 1970 sont celles où la monumentalité a cédé le pas à la patrimonialité, par l’intérêt croissant porté aux objets très localisés, les
75 Charenton, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, dossier 62030 : Pas-de-Calais / Arras / Cathédrale. 76 Charenton, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, dossier 43156 : Haute-Loire / Le Puy-en-Velay / Grand séminaire. 77 Charenton, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, dossier 71347 : Saône-et-Loire / Tournus / Hôpital. 78 Charenton, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, dossier 61006 : Orne / Alençon / couvent des clarisses.
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transformant en monuments « dans la sphère du symbolique et dans le domaine d’un patrimoine national assis sur la multiplicité de ses expressions territoriales »79. Encore, ce livre d’heures princier correspond-il à une définition relativement traditionnelle du patrimoine comme objet lié à une lignée ou une fonction prestigieuse, mais cet argumentaire détourne finalement l’usage princier du livre d’heures pour privilégier ce qui fait de lui un signe et une présence du passé. Ainsi re-codé, le livre d’heures de Marguerite se trouve au point de croisement de deux revendications – heureusement non-conflictuelles dans ce cas : pour les clarisses, il est une relique de la fondatrice du couvent ; pour l’État, son ancienneté et sa richesse disent quelque chose des croyances et des coutumes des Normands de la Renaissance, la « communauté » régionale étant considérée comme la possibilité d’un attachement politique sincère et durable à la Nation. Ce faisant, il est à nouveau relique, sur un mode guère différent des usages religieux et conventuels : il fait l’objet de « reconnaissances » au sens canonique du terme, de vérifications de son incorruption, et de restaurations au besoin. Le 14 juin 1983, la Conservation régionale des bâtiments de France, émanation du Ministère de la Culture, signe un formulaire d’engagement de travaux pour la restauration du livre d’heures en question, pour un montant de 3500 francs : la description du travail à réaliser, débrochage, nettoyage, réparation de plusieurs feuillets de parchemin, couture sur trois doubles nerfs, remontage entre les ais en bois d’origine eux-mêmes restaurés aux angles, couvrure avant la peau d’origine, tranchefiles extérieurs en soie, montage de garde en parchemin en début et fin de volume et reconstitution d’un fermoir en laiton, montre qu’il s’agit surtout de conserver l’intemporalité de l’objet patrimonial, ainsi consolidé, et son inscription dans une temporalité, celle où l’on reliait les livres en bois et où on écrivait sur du parchemin. Ce livre d’heures est toutefois maintenu dans son environnement originel, de même que les enluminures bordelaises ou les trois livres d’heures classés le 5 décembre 1996 et conservés à la cathédrale de Troyes, où ils sont propriété de l’association diocésaine et non de l’État, étant vraisemblablement arrivés en ce lieu bien après les séquestres. C’est une différence notable entre un classement « monument historique » et un classement « trésor national ». La procédure de classement « trésor national »
Le 7 juin 2011, le ministre de la Culture prend l’arrêté suivant : Par arrêté du ministre de la culture et de la communication en date du 7 juin 2011, est refusé le certificat d’exportation demandé pour un livre d’heures à l’usage de Paris de Jeanne de France, manuscrit enluminé sur vélin, milieu du xve siècle, 336 feuillets, cet important manuscrit enluminé, probablement exécuté en 1462 à l’occasion du mariage de la troisième fille de Charles VII, Jeanne avec Jean de Clermont, futur duc de Bourbon, dont la facture raffinée et la calligraphie soignée marquent l’attribution à la princesse, constituant un témoin magistral de l’art de cour en Val de Loire sous Charles VII, qui
79 Y. Lamy, « Du monument au patrimoine. Matériaux pour l’histoire politique d’une protection », Genèses, 11 (1993), p. 50-81, ici p. 67.
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résulte peut-être une commande du roi de France lui-même pour sa fille, réalisée par les meilleurs artistes du temps, et susceptible de compléter les collections publiques françaises qui n’en conservent pas d’équivalent80. Cet arrêté vise à empêcher que le manuscrit en question quitte le territoire national, alors qu’il était promis à la vente publique chez Christie’s suite à la liquidation de la succession Marquet de Vasselot. La Commission consultative des trésors nationaux qui a statué sur ce « refus de certificat » a aussi élaboré l’argumentaire repris dans cet arrêté et il est intéressant d’en examiner la rhétorique et la construction. Le manuscrit, d’abord, attire les superlatifs. Il est « important », de « facture raffinée », d’une « calligraphie soignée », « un témoin magistral de l’art de cour », réalisé « par les meilleurs artistes ». Ces qualificatifs se méritent sans doute, mais s’imposent aussi dès lors que l’on veut justifier qu’un objet entre dans le périmètre des « trésors nationaux ». C’est le classement qui exige cette rafale d’éloges, plus que le manuscrit lui-même. Dans le même ordre d’idée, l’arrêté signale que « les collections publiques françaises n’en conservent pas d’équivalent ». Certes, puisque c’est un manuscrit, une pièce unique. La phrase est donc superflue. Mais cette formule consacre le trésor national ; elle l’adoube en quelque sorte. Enfin, le livre d’heures serait le cadeau d’un royal père pour sa fille à l’heure de se marier, ce qui confère au manuscrit une patine sentimentale qui en rehausse l’intérêt et réévalue le rôle de Charles VII dans le mécénat des arts. Sauf que des études plus approfondies que celles menées par les experts de la Commission consultative ont prouvé que le livre d’heures n’a jamais été réalisé pour le mariage de Jeanne de France, mais pour une sienne cousine, quelques années plus tôt, qui l’a offert à Jeanne à son mariage en prenant soin de faire modifier les armoiries81. L’argument sentimental ne tient donc plus aussi bien. Mais son inscription dans un texte administratif l’impose durablement dans l’appréciation du manuscrit. Ce que contient cet arrêté, au-delà de sa portée juridique qui empêche effectivement son exportation et permet à l’État de faire une offre au propriétaire pour l’inclure aux collections nationales, c’est d’une part un ensemble de critères qui permettent de trier, dans la masse indistincte des livres d’heures passant en vente après la procédure de la demande de certificat, ceux qui méritent la plus grande attention : leur appartenance à des personnages de la cour et leur provenance d’ateliers franciliens ou tourangeaux. D’autre part, cet arrêté signale la patrimonialité de l’objet par une décision administrative qui a d’importantes conséquences juridiques. En quelque sorte, que cette décision soit fondée ou non, elle décrète le patrimoine. Par cette mesure d’exception, la puissance publique se donne le droit d’ordonner le champ patrimonial et d’assurer aux objets qui le composent la pérennité même de l’État, c’est-à-dire l’indissolubilité et la non-limitation dans le temps. Elle devient la principale instance de régulation du patrimoine, au nom du bien public. Le statut de « trésor national », consolidé à partir de 1992, en est la manifestation la plus autoritaire. Avant 1992, en effet, l’État disposait de trois moyens pour s’opposer à la sortie du territoire national d’un bien culturel : le droit de préemption ; le classement d’office dans
80 JORF no 0145, 24 juin 2011, texte no 28 : Arrêté du 7 juin 2011 refusant le certificat prévu à l’article L 111-2 du Code du patrimoine. 81 Ph. Contamine et M.-H. Tesnière, « Jeanne de France, duchesse de Bourbon, et son livre d’heures », Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, 92 (2013), p. 5-65.
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la liste des Monuments historiques ; enfin, la loi protectionniste du 23 juin 1941, connue sous le nom de « loi Carcopino », qui permettait en théorie d’empêcher l’exportation d’un bien lors de son arrivée à la douane. Des conservateurs étaient alors appelés pour expertise et disposaient ainsi d’un important pouvoir de sélection. En théorie, parce que l’Occupation a rendu cette loi inefficace à ses débuts, et après-guerre, jusqu’en 1992, l’État a fait un usage modéré de ce dispositif, en déclarant seulement 41 prohibitions de sortie, tous objets confondus. En 1983, ainsi, a été immobilisé aux frontières un livre d’heures à l’usage de Lisieux, imprimé par Pigouchet pour Simon Vostre, un unicum immédiatement identifié comme tel. Saisi à cette occasion, il a été acheté par la Bibliothèque municipale de Caen82. La loi du 31 décembre 1992, rendue nécessaire par l’ouverture du marché européen le 1er janvier 1993, a abrogé la loi Carcopino et institué une entorse majeure au principe de libre circulation dans les États membres. Elle renferme dans un même texte la surveillance des biens culturels aux frontières et la procédure de classement « trésor national ». Selon le Code du patrimoine, Sont des trésors nationaux : 1o Les biens appartenant aux collections des musées de France ; 2o Les archives publiques, […] ; 3o Les biens classés au titre des monuments historiques […] ; 4o Les autres biens faisant partie du domaine public mobilier, au sens de l’article L. 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques ; 5o Les autres biens présentant un intérêt majeur pour le patrimoine national au point de vue de l’histoire, de l’art ou de l’archéologie. (art. L 111-1). La procédure est désormais bien rôdée. Les libraires anciens et commissaires-priseurs, plus rarement des particuliers quittant la France, organisant la vente d’un manuscrit ou d’un imprimé, déposent une demande de certificat s’il répond à des critères de valeur et d’ancienneté définis dans le Code du patrimoine83. Ces biens doivent être présents sur le territoire national depuis au moins cinquante ans. Cette clause indique que la notion de patrimoine artistique est largement étendue à celle de richesse artistique nationale. Les demandeurs déposent auprès du ministère de la Culture une demande d’exportation, principalement dans le cas où un acheteur étranger se présenterait pour l’acquérir. Dans un délai de quatre mois, le ministère rend un avis motivé pour autoriser l’exportation, ou la refuser, ce qui revient à classer l’objet « trésor national ». La BnF est consultée pour avis scientifique pour les livres et manuscrits. Cette procédure, malgré sa lourdeur et combinée à d’autres instances de vigilance actives sur le marché du livre, permet aussi de repérer les cas de documents sortis illicitement des collections publiques. Elle a fait surgir celui des Heures à l’usage de Paris probablement commencées par les frères de Limbourg au début du xve siècle et jamais achevées, sorties illégalement du territoire français vers Bruxelles en 2013 pour être vendues aux enchères par la maison Millon. Elles sont alors acquises par le libraire Heribert Tenschert pour 2,05 millions d’euros. Il tente de les revendre en 2016 à Maastricht pour 12 millions d’euros, ce qui attire l’attention de l’Office Central de
82 Cité par I. Mróz, Trésors de l’écrit : 10 ans d’enrichissement du patrimoine écrit, Paris, RMN, 1991, p. 47. 83 Code du Patrimoine, « Catégories de biens culturels soumises à autorisation d’exportation pour leur sortie du territoire douanier national » (art. R 111-1).
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lutte contre le trafic de Biens Culturels. Ces Heures ont été classées trésor national sans se trouver sur le territoire français, au titre de leur provenance84. Ce système repose sur une définition complexe et profondément subjective du concept de « trésor national ». Les critères retenus pour déterminer si un bien est un trésor national ou non, sont l’importance qu’il revêt pour l’histoire de l’art et la recherche ; ses liens avec l’histoire nationale ; ses liens avec l’ensemble de l’œuvre d’un artiste ou d’un écrivain français ; son importance esthétique et littéraire ; l’absence ou la rareté de biens équivalents dans les collections nationales85. Autant dire que ces critères ne sont guère objectivables. Du reste, l’analyse des procédures montre que la décision finale de classement obéit à d’autres logiques. Le cas du livre d’heures de Jeanne de France, documenté par le dossier d’acquisition classé dans les archives de la BnF86, est très instructif. Il semblerait d’abord qu’un accord avec Christie’s sans passer par le refus de certificat a été tenté ; il y est fait allusion dans des échanges entre Jacqueline Samson, directrice générale de la BnF et Denis Bruckmann, directeur des collections, en avril 2011. Il faut croire que la maison de vente n’a pas voulu entrer en matière, préférant déposer sa demande de certificat en sachant qu’il lui serait refusé. Quand la Commission consultative des trésors nationaux est saisie pour examiner trois pièces de la succession Marquet de Vasselot, dont le livre d’heures, l’avis qu’elle rendra ne fait aucun doute : sa réunion est une formalité. Le rapport scientifique sur le manuscrit a été établi par Marie-Françoise Damongeot, tandis que Bruno Racine, président de la BnF appuie aussi en faveur d’un classement dans un courrier à MarieChristine Labourdette, directrice à la Direction générale des patrimoines au ministère de la Culture. Le rapport scientifique conclut, dans les termes mêmes du rapport concocté par la BnF, à un « extraordinaire petit volume, chargé d’histoire, […] l’une des réalisations les plus exquises et les plus raffinées de l’art de cour en Val de Loire sous le règne de Charles VII […] ». L’artiste est identifié comme un précurseur de Fouquet et le manuscrit « est assurément l’une des créations les plus raffinées du Maître de Jouvenel ». Même les traces d’usage (couche picturale légèrement écaillée par endroits, reliure de velours rouge usée) font patrimoine. Cette vigilance de l’institution à l’égard du livre d’heures de Jeanne de France est fortement conditionnée par une longue attente, savamment entretenue par les collectionneurs qui l’ont possédé. Les vendeurs sont en effet les héritiers de Jean-Joseph Marquet de Vasselot (1871-1946), conservateur au Louvre puis directeur du musée de Cluny, collectionneur d’art médiéval réputé. Par son mariage avec Jeanne Martin Le Roy, il est le gendre d’un des plus célèbres collectionneurs d’art ancien, Victor Martin Le Roy (1842-1918). Le livre d’heures a été parcimonieusement exhibé : il a été exposé lors de l’Exposition universelle de 1900 à Paris et depuis cette date, la Bibliothèque nationale ne le quitte plus des yeux. Ce conditionnement explique que dans un contexte de vente très concurrentiel, le livre d’heures de Jeanne de France ait été classé et non d’autres manuscrits présentant tout autant « un intérêt majeur pour le patrimoine national au point de vue de l’histoire, de l’art ou de l’archéologie ». La vente Marquet de Vasselot, en effet, survient alors que la vente Weiller, événement dans le monde de l’art, fait apparaître les Heures de 84 JORF no 0274 du 24 novembre 2017, texte no 150. 85 S Le Ray, « La Protection des trésors nationaux et la circulation des biens culturels », Bulletin des bibliothèques de France, 43 (1998), p. 8-15. 86 Paris, BnF, Mission Archives, 2014/073/292 : acquisition du livre d’heures de Jeanne de France.
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Claude de France, et alors que la galerie Les Enluminures propose à la BnF des Heures de François Ier. Le Département des manuscrits, rue de Richelieu, est alors en ébullition en ce printemps 2011. Anne-Sophie Delhaye, sa directrice, estime qu’il faudrait très rapidement faire classer aussi les Heures de Claude de France pour bloquer la vente, tout en admettant, dépitée, que l’estimation de 400 000 à 600 000 euros, est trop basse et que l’expertise, et à plus forte raison les enchères, la feront grimper. De fait, ces Heures sont vendues 2,6 millions d’euros à Drouot le 8 avril 2011. Quant aux Heures de François Ier, la BnF privilégie l’idée d’une négociation, repoussée par la galerie, qui les vend finalement au Metropolitan Museum de New York. La décision de classement est donc nettement subordonnée aux possibilités financières de l’État pour acquérir l’objet, ce qu’il n’est pas tenu de faire suite à un refus de certificat, mais qu’il se doit malgré tout de faire pour pousser à son terme cette logique de confiscation d’un bien du marché. D’autres dossiers d’acquisitions le montrent bien, en particulier celui des Heures de Châtillon87, compensant pour nous l’impossibilité d’accéder aux procès-verbaux de la Commission consultative des trésors nationaux. En janvier 1999, François Avril reçoit pour avis une demande de certificat de libre circulation transmise à la Direction du livre et de la lecture le 18 décembre 1998. Cette demande concerne les Heures de Jacques II de Châtillon que Sotheby’s s’apprête à vendre. Le conservateur argumente en faveur d’un refus de certificat. La BnF n’a pas les moyens de préempter en vente publique, ni aucune autre institution publique française ; la forte personnalisation et héraldisation du manuscrit par les Châtillon puis les Roncherolles, l’attribution à un maître méconnu, le Maître des Heures Collins, artiste amiénois dont aucun manuscrit n’est conservé en France, sont deux points d’attention qui singularisent ce recueil. Le certificat est refusé le 1er avril 1999. La famille Chabot, propriétaire du manuscrit, accepte de négocier avec la BnF, et un compromis est trouvé à hauteur de 20 millions de francs. Il faut un an et demi de négociations avec le Fonds du Patrimoine et la Direction des Musées de France, qui acceptent de coopérer. Le manuscrit entre dans les collections nationales le 22 novembre 200188. Le refus de certificat a donc d’abord une fonction pragmatique : il permet de bloquer le document le temps de trouver une solution d’acquisition ; y renoncer évite de léser le propriétaire si l’État sait qu’il ne pourra pas faire d’offre. Ce n’est donc pas la valeur patrimoniale des objets qui compte, mais leur possible insertion dans les collections publiques, en fonction des priorités budgétaires, voire d’équilibres entre services du ministère (Archives, Musées, bibliothèques). L’examen du marché de l’écrit ancien ces dernières années le montre encore, à travers l’affaire Aristophil, médiatisée à partir de 2011, et saturant le marché de manuscrits et d’autographes suite à la liquidation de la société de Gérard Lhéritier. L’État a obtenu l’étalement des ventes sur six ans pour pouvoir organiser ses priorités d’achat en contexte de restriction budgétaire. Les « Heures Petau », un des biens vendus les plus prestigieux, n’ont fait l’objet ni d’un classement, ni d’une préemption, non pas parce qu’elles ne répondaient pas aux critères énoncés – elles valent bien celles de Jeanne de France – mais parce que l’État n’était pas en mesure de se positionner sur
87 Paris, BnF, Mission Archives, SJ422 : projet d’acquisition des Heures de Jacques de Châtillon. 88 Paris, BnF, nouv. acq. lat. 3231.
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une vente dont l’estimation basse était fixée à 700 000 euros, et qui a finalement atteint 10 millions d’euros. Cette application hasardeuse de critères subjectifs n’enlève cependant rien à un fait essentiel : « le faisceau de critères retenus par les responsables […] pour définir un trésor national met en évidence les privilèges que l’État collectionneur tient des prérogatives de l’État protecteur »89. Cet exemple nous conduit à examiner la place du livre d’heures dans les procédures de refus de certificat d’exportation. Depuis 1993, 249 biens, quelle que soit leur nature, ont fait l’objet d’un tel refus, soit une moyenne de 9,2 classements annuels90. Ce chiffre montre à la fois la vigilance de l’État et l’usage parcimonieux qui est fait de cette confiscation des biens pour l’intérêt public. Cette vigilance s’exerce surtout sur les arts graphiques et décoratifs, tandis que le patrimoine écrit et graphique (PEG) est concerné par moins du quart des arrêtés. À l’intérieur de cette catégorie, qui compte 51 objets, une typologie plus fine montre la prépondérance des manuscrits littéraires dans les biens ainsi protégés, organisant une véritable histoire officielle de la littérature nationale. Les manuscrits médiévaux constituent le tiers de ces classements tandis que les manuscrits modernes et les imprimés ne font presque jamais l’objet de classement. Cette typologie rend une image quantitativement inversée de la production écrite depuis le début du Moyen Âge : les imprimés devraient être beaucoup plus nombreux que les manuscrits si les classements étaient représentatifs de l’histoire de la culture écrite. Cet état de fait résulte d’une conscience patrimoniale qui attribue au manuscrit un prestige et une fonction archivistique et mémorielle plus grande qu’à l’imprimé. L’ancienneté ne compte pas dans cette appréciation, comme l’indique la place des manuscrits littéraires. Destinés aux bibliothèques publiques dans la majorité des cas, ces objets redoublent en quelque sorte l’idéaltype qui fonde cette institution : un lieu où s’élaborent et se conservent le génie littéraire national et les racines chrétiennes de la civilisation. La procédure du classement ne fait finalement que renforcer cette image stéréotypée et restrictive de la bibliothèque. Parmi les manuscrits médiévaux classés trésors nationaux, les livres d’heures représentent le tiers des biens, soit six objets, auxquels on pourrait ajouter trois autres manuscrits liturgiques et deux recueils hagiographiques qui montrent le lien opéré entre écrit, sacré et mémoire dans cette conception pour le moins traditionnelle du patrimoine. Les procédures de classement de ces six livres d’heures sont très également réparties dans le temps : elles ont eu lieu en 1995 (psautier-livre d’heures à l’usage de Metz du début du xive siècle), en 1998 (livre d’heures enluminé par le Maître d’Antoine de Roche, vers 1500), en 1999 (Heures de Jacques II de Châtillon, vers 1440), en 2011 (Heures de Jeanne de France, milieu du xve siècle), en 2017 (Heures à l’usage de Paris probablement dues aux frères Limbourg, inachevées) et en 2019 (feuillet des Heures de Louis XII attribué à Bourdichon). Ces six cas représentent évidemment bien peu de chose par rapport à la vigueur du marché du manuscrit ; ils montrent que l’État, dans la désignation du champ patrimonial, cherche finalement une situation de compromis permettant de rassembler dans les collections publiques des pièces qui jalonnent avec éclat l’histoire de la miniature, à défaut de l’illustrer 89 R. Moulin, op. cit. 90 Ministère de la Culture et de la communication, Liste des trésors nationaux ayant fait l’objet d’un refus de certificat – État au 30/04/2019 [En ligne] : https://www.culture.gouv.fr/content/download/97673/875581/version/4/file/ Liste%20des%20refus%20de%20certificat%2030-04-2019.pdf.
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dans son entier. Et c’est bien de miniature qu’il s’agit : les argumentaires de ces refus de certificat portent tous sur la valeur artistique des enluminures et des miniatures, et jamais sur la fonction liturgique du livre d’heures. Les « trésors nationaux » dessinent ainsi un roman national schématique, voire outré, mettant en exergue des productions stéréotypées exprimant le génie artistique national. Dans la longue histoire de la culture écrite, le livre d’heures tient ainsi une place de choix. La Bibliothèque nationale est la principale dépositaire de ces trésors, ce qui renforce dans l’espace public sa vocation à la thésaurisation pour le bien commun et ne contribue pas peu au prestige de l’institution. Mais cette procédure est aussi, plus exceptionnellement, un moyen pour l’État d’arbitrer les déséquilibres entre territoires et de décréter les missions des bibliothèques, notamment classées. En 1996, le « psautier-livre d’heures à l’usage de Metz » classé trésor national et acquis pour 2,5 millions de francs, rejoint la Bibliothèque municipale de Metz. On ne dispose malheureusement pas de l’argumentaire de refus de certificat91, mais on peut présumer que l’annonce de l’événement en a repris les grandes lignes. Le manuscrit est précieux par son ancienneté – il date des premières années du xive siècle – et par sa réalisation dans un atelier messin « particulièrement brillant […] dont les rares témoins sont aujourd’hui conservés dans des collections étrangères (Dresde, Liège, Florence, Londres, Baltimore, Aschaffenburg) ». Le Bureau du Patrimoine au ministère de la Culture explique ce dépôt inhabituel en province : Des raisons historiques profondes plaidaient en faveur du maintien en Lorraine de ce chef-d’œuvre de l’enluminure gothique : la plupart des manuscrits enluminés lorrains ont été, en effet, détruits ou dispersés par l’histoire, notamment au xviiie siècle et en 1944. […] Le Psautier-livre d’heures, désormais conservé à Metz, est exposé actuellement à la bibliothèque municipale classée de cette ville, et les précieuses miniatures qu’il recèle devraient être prochainement consultables sur Internet92. Il s’agit en somme de réparer les injustices de l’histoire. Ville sinistrée, Metz pouvait revendiquer une remise à niveau de ses collections patrimoniales endommagées pendant la Seconde Guerre mondiale. Un argument similaire est d’ailleurs avancé la même année pour l’acquisition des Heures à l’usage de Chartres copiées dans la seconde moitié du xve siècle, et considérées comme un « témoin très rare de l’enluminure médiévale chartraine, la quasi-totalité des manuscrits conservés à Chartres ayant été détruite lors du bombardement du 24 mai 1944 »93. * Au fil de l’édification d’un ensemble de dispositifs juridiques et réglementaires complexes, entre la fin du xixe et le début des années 2000, l’État s’est progressivement imposé dans le processus patrimonial. Sans évidemment viser explicitement les livres d’heures, ces
91 Jusqu’en juin 2000, les refus de certificat d’exportation ne font pas l’objet d’un arrêté, mais seulement d’une lettre ministérielle de notification du refus qui n’est pas publiée au Journal officiel. 92 J. Deville, « Acquisitions exceptionnelles de la direction du livre et de la lecture », Bulletin des bibliothèques de France, (41) 1996, p. 103. 93 Ministère de la Culture et de la Communication, Direction du livre et de la lecture, Patrimoine des bibliothèques. Acquisitions précieuses aidées par le ministère de la culture et de la communication, 1996, p. 9.
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leviers d’action publique, en particulier les procédures de classement, ont conféré au livre d’heures un statut juridiquement patrimonial, d’abord parce qu’une fois entré dans les collections publiques, il est nécessairement patrimonial ; ensuite parce que ces acquisitions ont été suffisamment récurrentes pour que le livre d’heures s’impose comme l’emblème d’une réserve précieuse digne de ce nom aux yeux de l’État, des bibliothécaires et des élus. Jean-Paul Oddos rapporte ainsi une anecdote révélatrice de cette métamorphose du livre d’heures, définitivement sorti des cabinets feutrés de collectionneurs et des cabinets des érudits. En 1984, un livre d’heures d’un maître troyen doit passer en vente à Drouot. La notice dans le catalogue de vente a été rédigée par « un expert reconnu, conservateur au cabinet des manuscrits de la BN » en qui on peut reconnaître François Avril, habitué à ces sollicitations. Or, il vient de rédiger un catalogue d’exposition où figurent des livres d’heures troyens et à l’examen de ce nouveau venu, il reconnaît la main d’un maître. Il alerte alors la Direction du livre et de la lecture au ministère et la bibliothèque de Troyes. Une négociation s’engage entre l’État et la ville, l’État proposant de préempter puis d’assumer la moitié du prix de vente. Évidemment, le prix d’adjudication est impossible à prévoir et la ville hésite à s’engager. L’estimation initiale de 120 000 francs atteint 320 000 francs au marteau. « Finalement, le conseil municipal au grand complet viendra découvrir ce manuscrit prodige, avec le recueillement du petit commerçant devant un lingot d’or : 2 000 autres manuscrits médiévaux que conserve la même bibliothèque, n’avaient jamais provoqué pareille ferveur… » écrit, amusé, Jean-Paul Oddos. Pour l’ancien conservateur, la conviction s’est imposée auprès de la ville grâce à l’expertise, certes, mais aussi grâce à la mise en scène de la vente publique, grâce à la pression du calendrier, à l’assentiment populaire, acquis à Troyes où « la conscience d’une prise en charge effective (j’ai envie de dire, militante) du patrimoine par la collectivité était déjà forte, appréciable à la hauteur des sommes engagées » depuis plusieurs années. Il conclut, un peu désabusé : « c’est donner aux pauvres qui est scandaleux, pas l’inverse ». Puis le livre est soumis à l’approbation populaire, par une exposition au Musée des Beaux-Arts où « une foule recueillie se précipita. Par là les autres documents exposés prenaient une valeur nouvelle, les collections dans leur ensemble se trouvaient éclairées d’un nouveau jour […] la foule chuchotant dans la pénombre devant le manuscrit éclairé à 50 lux est un de mes meilleurs souvenirs de bibliothécaire »94. Cette anecdote souligne jusqu’à quel point cette panthéonisation des livres d’heures en bibliothèque se situe au point de croisement de la certification érudite, d’un marché extrêmement incertain, des croyances patrimoniales politiques, de l’adhésion des élites urbaines à la fonction rassembleuse et identitaire de ces recueils, toutes ces composantes pesant les unes sur les autres jusqu’à provoquer un moment de forte conviction sur la nécessité de se priver un peu, dans les finances publiques, pour acquérir beaucoup : beaucoup plus que du parchemin et un peu de couleur, une véritable communion politique autour d’un objet qui, par sa forme et par les narrations auxquelles il se prête, permettra de multiples mises en scène. Jean-Paul Oddos introduit ainsi une nouvelle donnée dans le processus patrimonial : celui de la confrontation avec un public.
94 J.-P. Oddos, in Enrichir le patrimoine…, op. cit., p. 192-193.
Troisième partie
Le livre d’heures et ses médiations : lieux et acteurs
le livr e d’heur es et ses médiations : lieux et acteurs
À l’issue de ces processus de protection juridique, la patrimonialité du livre d’heures ne saurait plus être mise en doute. Mais pour être pleinement efficace, elle doit aussi rencontrer un certain consensus dans l’opinion publique. La protection n’est opérante qu’à partir du moment où la population, avec des raisons qui lui appartiennent, le reconnaît et y adhère, sans quoi elle reste une simple mesure administrative et conservatoire. Le patrimoine est aussi un fait social ; il répond à un besoin d’identification d’une communauté territorialisée à un objet qui manifeste ses valeurs ou qui constitue l’indice probant de ses racines1. Cette motivation sociale est redoublée d’une construction communicationnelle. Le classement ne prend sens qu’à partir du moment où le livre d’heures est le support d’une relation entre celui qui lui a attribué sa valeur patrimoniale – l’État, une bibliothèque, un musée, un collectionneur, un commissaire-priseur… – et l’individu ou les groupes sociaux invités à s’y confronter. Ou, pour le dire autrement, à partir du moment où le producteur de cette valeur patrimoniale s’appuie sur le livre d’heures pour renouer avec le citoyen, le visiteur, le lecteur, le grand public et faire reconnaître à ses yeux son pouvoir de classer et protéger2. Or, le discours sur le patrimoine, à l’échelle de l’État, repose aujourd’hui sur le bénéfice qu’il apporte au citoyen, pouvant ainsi user du bien commun dans le cadre d’institutions dédiées à la sauvegarde, la conservation et la communication des biens ainsi mis à part dans l’espace public3. Cette conception du patrimoine implique de donner de la lisibilité et de l’attrait à ce qui n’en a pas d’emblée, ou qui n’en a plus depuis longtemps : l’iconographie chrétienne, le temps de la prière et le temps social, la dévotion privée, le livre manuscrit. Cet impératif implique un effort de communication, afin d’attribuer au livre d’heures à la fois un sens historique et une existence symbolique dans l’ensemble des valeurs nationales ou régionales tout en désignant l’État ou les pouvoirs publics locaux comme arbitres du patrimoine. L’entrée massive de livres d’heures dans les bibliothèques publiques a nécessairement exigé un effort proportionnel pour cette fabrique de sens et pour renouveler le lien entre l’individu et les instances publiques garantes du bien commun. Ce lien et ses rénovations périodiques posent différentes difficultés. Objet de petites dimensions et en conséquence, peu éloquent, le livre d’heures est confiné du fait de sa fragilité dans des espaces de conservation à l’abri de la curiosité du public et des manipulations trop fréquentes. Même si ce sont principalement ses qualités artistiques qui l’ont fait émerger de la masse des écrits anciens, ces qualités ne sont pas immédiatement en mesure de susciter l’admiration du public, tant le style et le référentiel chrétien compliquent la construction de discours efficaces pour le faire apprécier. L’évocation du Moyen Âge dont les livres d’heures peuvent être le support est enfin assez éloignée de l’imaginaire médiéval qui imprègne aujourd’hui la littérature, le jeu ou le tourisme4. Le rôle des bibliothèques dans cette médiation ne saurait être présupposé, tant le livre d’heures relève d’acteurs variés et d’interactions institutionnelles puissantes, incluant aussi musées, éditeurs, journalistes et sans doute d’autres dont il conviendra de dresser l’inventaire.
1 P. Beghain, Patrimoine, politique et société, Paris, Presses de Sciences Po, 2012. 2 J. Davallon, Le don du patrimoine. Une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris, Hermes, 2006. 3 K. Pomian, « Patrimoine et identité nationale », Le Débat, 2010, no 2, p. 45-56. 4 P. Fraysse, « Les mises en scène du Moyen Âge dans les fêtes populaires médiévales », Communication et langages, 164 (2017), p. 29-50.
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Chapitre 7
Le livre d’heures et le public : histoire d’une rencontre
Le classement des livres d’heures se fonde sur l’appréciation de leur valeur scientifique et esthétique, et sur les possibles mises en collection qu’il valide. La reconnaissance de cette valeur par le public constitue l’ultime temps de la requalification des livres d’heures dans le public. Elle ne peut être antérieure aux premières années du xxe siècle, lorsque le livre d’heures quitte les cercles feutrés des bibliophiles, des érudits et des experts de l’État pour être mis sous les yeux du grand public. Mais leur appropriation n’est pas spontanée. Elle relève plutôt d’une éducation du public. Comment lui inculquer l’idée que le livre d’heures est un chef d’œuvre de la peinture du xve siècle, pour lui faire reconnaître dans tout livre d’heures du xve siècle un chef d’œuvre ? Une affaire d’images mentales On ne peut investiguer les pratiques de médiation autour des livres d’heures hier et aujourd’hui, sans prendre préalablement la mesure du niveau de connaissance du public sur ce sujet pointu et de son positionnement dans la culture des individus selon leur niveau d’études, leur milieu social et éventuellement, l’arrière-plan convictionnel où peut s’enraciner cette connaissance. L’enquête mérite d’être poussée aux véhicules de cette connaissance, afin de déterminer l’écart entre l’effort de médiation, d’où qu’il vienne, et le niveau de savoir des individus, sans préjuger de leur fréquentation des institutions culturelles. Qui, dans le grand public, sait ce qu’est un livre d’heures ? Comment l’a-t-il appris ? En quoi consiste le système de représentation des publics de cet objet à la fin des années 2010 ? Méthodologie
Pour s’en tenir à une méthode raisonnable, nous avons mené pendant trois semaines une sorte de « micro-trottoir » en ligne1 par le biais de comptes personnels et professionnels sur les réseaux sociaux. Le questionnaire tenait en cinq questions auxquelles chaque répondant était prié de répondre du tac au tac2. Une minute ou deux devaient 1 Du 23 juin au 10 juillet 2019. Le questionnaire a été relayé sur la page Facebook de l’Enssib. 2 1o Si je vous dis ‘livre d’heures’, à quoi pensez-vous ? Que vous évoque cette expression ? Vous pouvez simplement mettre les mots qui vous viennent à l’esprit, sans rédiger. Ou dire ‘je ne sais pas’ 2o En quelles circonstances avez-vous déjà entendu cette expression, ou vu cet objet ? 3o Vous êtes un homme / une femme 4o Choix d’une tranche d’âge 5o Quelle est votre profession (exprimée librement).
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chapitre 7 Document 7.1 : représentativité démographique des répondants
Tranche d’âge
Population française (2018)
Échantillon du microtrottoir
15-24 ans 25-39 ans 40-59 ans Plus de 60 ans
11,8% 18% 26,1% 26,1%
7% 23% 48,5% 21,5%
suffire pour répondre à ces questions, ou exprimer son ignorance aux deux premières. La méthode est loin d’être parfaite et elle ne fait pas l’unanimité chez les sociologues. Elle s’imposait malgré tout, en particulier par sa présence sur le web, permettant d’éviter les lieux topographiques où se concentrent ceux qui savent nécessairement ce qu’est un livre d’heures – les cercles professionnels de la culture, les bibliothèques, les salles des professeurs des établissements secondaires par exemple) ou ceux qui l’ignorent le plus souvent, comme les grandes surfaces et les commerces de quartier. Elle a permis aussi de rassembler en quelques jours 427 réponses, ce qui constitue une masse d’informations, sinon de données, exploitable pour esquisser une photographie de l’idée schématique que se fait une partie des Français de cet objet documentaire et patrimonial. Comme il fallait s’y attendre, l’échantillon recueilli n’est guère représentatif de la société française. La grande majorité (71,9%) des répondants sont des femmes, pour seulement 28,1% d’hommes, alors que la démographie s’équilibre actuellement à 52% de femmes et 48% d’hommes3. La pyramide des âges n’est pas non plus respectée : les actifs sont surreprésentés tandis que les adolescents et jeunes adultes (15-24 ans) ainsi que les personnes âgées de plus de 60 ans sont sous-représentés (Doc. 7.1). Le choix du web comme lieu de l’enquête a eu aussi des incidences sur la composition de l’échantillon. Les frontières nationales y perdent leur sens, tant les communautés se fondent sur d’autres affinités ; aussi, il n’est pas certain que tous les répondants soient français. En outre, le choix des réseaux sociaux risquait de privilégier des profils d’individus composant un ensemble homothétique des pratiques culturelles, savoirs, valeurs et croyances de l’administratrice de l’enquête : bibliothécaires, universitaires, classes moyennes, etc., tant les communautés du web épousent les contours des groupes professionnels, convictionnels et culturels, ces traits identitaires relevant parfois de la revendication4. Une bibliothécaire qui se rappelle ainsi avoir entendu parler des livres d’heures durant sa formation à l’Enssib fait ainsi probablement allusion à nos propres cours. Ce biais est partiellement corrigé par le jeu de relais qui est au fondement de Facebook : le micro-trottoir a été relayé par un nombre inconnu de personnes, ce qui a pu élargir le panel, comme en atteste la répartition socioprofessionnelle des personnes interrogées (Doc. 7.2).
3 L’ensemble des données démographiques de la population française ont été recueillies sur le site de l’INSEE [En ligne] : https://www.insee.fr/fr/statistiques/1912926 (consulté le 11 juillet 2019). 4 F. Granjon et J. Denouël, « Exposition de soi et reconnaissance de singularités subjectives sur les sites de réseaux sociaux », Sociologie, 1 (2010), p. 25-43.
le livr e d’heur es et le public : histoire d’une rencontre Document 7.2 : représentativité socioprofessionnelle de l’échantillon
CSP
Population française (2018)
Échantillon du microtrottoir
Ouvriers Employés Agriculteurs Artisans, commerçants, chefs d’entreprise Professions intermédiaires Cadres et professions intellectuelles supérieures Sans emploi Étudiants Indéterminé
12,4% 16,3% 0,8% 3,5%
0,2% 7,8% 0,5% 2,6%
14,1% 9,2%
22,5% 49,2%
1,6% 5,8% 9,8%
Notre échantillon est excessivement composé de cadres supérieurs et d’individus fortement diplômés. Ceux-ci sont employés dans l’enseignement secondaire et supérieur, l’exercice de la médecine ou les institutions culturelles. La même surreprésentation s’observe pour les professions intermédiaires. Les biais de l’enquête n’ont pu donc être évités ; mais en en tenant compte, il reste possible de tirer de ce tableau quelques leçons intéressantes. Résultats
Un quart des répondants n’a pas la moindre idée de ce que peut être un livre d’heures et cette proportion semble liée à la catégorie socioprofessionnelle de la personne interrogée. Parmi les cadres supérieurs et les professions intellectuelles, une personne sur cinq ignore ce que recouvre cette expression ; parmi les employés, ils sont un sur trois. La catégorie professionnelle étant le plus souvent corrélée au diplôme, ce sont donc les personnes qui ont suivi un cycle d’études long qui sont les mieux renseignées, non pas tant du fait de leurs études que par l’imprégnation culturelle qui résulte de leurs pratiques de loisirs. Une autre strate des personnes interrogées a proposé une définition fausse du livre d’heures (14,3%). Il est intéressant de souligner que l’expression est évocatrice en elle-même d’un rapport au temps et à la lecture. Les propositions suggèrent un registre de pointage des heures de travail, l’indicateur des chemins de fer, une concordance des fuseaux horaires, une lecture courte : « un livre qui se lit en une heure » pour une jeune commerciale, ou une lecture pour insomniaques pour une enseignante. C’est aussi un organisateur, un « agenda » pour une préparatrice en pharmacie, un journal intime (« écrire ce qui se passe au fur et à mesure » pour un jeune pharmacien), « un livre pour apprendre à lire l’heure aux enfants » pour un enseignant, voire un livre de développement personnel, « qui permet d’être dans des émotions positives » pour une cadre de direction. L’expression peut en effet suggérer ces images ou ces rapprochements avec des éléments du quotidien connus des interrogés, qui avouent déduire leur proposition des champs lexicaux liés à « livre » et à « heures ». Il est plus intéressant encore de constater que parmi ces répondants qui font erreur, certains se souviennent avoir entendu l’expression en d’autres circonstances.
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Une jeune cheffe de projets y associe l’idée de « légendes, contes » et se rappelle une évocation scolaire de ces « livres d’heures » sans pouvoir préciser son idée. Un pharmacien en retraite y voit une biographie de personnages historiques importants, en relation avec l’expression « riches heures du duc de… » qui lui est revenue à l’esprit à l’énoncé de la question. De même, un enseignant y voit « une forme de calendrier rappelant pour chaque saison les activités d’un prince, d’un noble ou aristocrate ou d’un clerc », pour en avoir vu dans ses livres d’écolier et dans les musées. Cette réminiscence n’est pas erronée mais elle est tronquée. Une infirmière songe à « un livre avec des textes courts », et se rappelle en avoir entendu parler dans les milieux catholiques qu’elle fréquente. On retrouve enfin, mais à deux reprises seulement, la confusion attendue entre « livre d’heures » et « livre d’or », sorte d’album amicorum. Il reste donc une large part de l’échantillon (60,2%) qui se fait une idée vague ou précise, mais juste, du livre d’heures. Parmi ces 257 réponses exploitables, des associations lexicales se font jour. La qualité des définitions est évidemment variable et c’est en cela que l’enquête est intéressante. Les répondants alignent en moyenne quatre mots-clés par définition, du simple « livre religieux » à des définitions très complexes. Une enseignante est capable de répondre sans réfléchir : « Au Moyen Âge ; livre pour méditer, d’abord pour les clercs, puis pour la noblesse ; textes bibliques et prières – bréviaire ; souvent agrémenté de très belles miniatures ». Un consultant – qui précise avoir fait dix ans de séminaire – s’exprime également avec précision : « Un livre servant à la prière quotidienne, au moyen-âge, richement enluminé (et donc pour un public pieux mais riche). Je me le représente comme constitué de psaumes et de textes bibliques (et non comme composé de compositions liturgiques). Mais je suis incertain sur ce point ». L’expression est plus maladroite chez ce dentiste, qui situe ainsi le livre d’heures : « En fonction de l’heure à laquelle je consulte le livre je lis un chapitre différent ». Parmi ceux qui sont capables de donner une définition correcte du livre d’heures, on trouve des individus relevant des cadres supérieurs et des professions intellectuelles dans une proportion bien supérieure à leur représentation dans l’échantillon. Ils constituent 57,7% des réponses correctes et parmi eux, les deux tiers relèvent de l’enseignement secondaire ou des bibliothèques et des musées. Les autres catégories sociales sont toutes sous-représentées, mais représentées tout de même, ce qui est remarquable et tient, on va le voir, à la diversité des modes de médiation de cet objet. Cette relative homogénéité des individus identifiant correctement le livre d’heures montre que cet objet est potentiellement diviseur, en ce qu’il pointe l’attachement d’une part de la population à une certaine forme de patrimoine. Le consensus patrimonial est donc tout relatif. La relative homogénéité des répondants explique sans doute la richesse et l’ampleur du périmètre lexical convoqué pour qualifier, situer et définir le livre d’heures : 65 termes différents (Doc. 7.3). Si plus de la moitié n’apparaît qu’une fois, 24 dépassent les 10 occurrences, et 6, les 30 occurrences. Un livre d’heures se définit par six éléments combinés ou invoqués séparément par les répondants. C’est avant tout sa fonction qui lui donne son identité : celle de soutenir la prière inscrite dans le temps quotidien. Le consensus est absolu sur cette définition, ces deux mots étant non seulement les plus fréquemment notés, mais aussi associés. Quelques personnes bien informées évoquent des offices (6 occurrences) voire citent matines, complies, laudes et vêpres et jamais les quatre autres petits offices. Le livre est mis
le livr e d’heur es et le public : histoire d’une rencontre Document 7.3 : Nombre d’occurrences des principaux termes pour définir un livre d’heures
Terme
Nombre d’occurrences
Prière Enluminure Moyen Âge Quotidien / journée Religion Liturgie / liturgique Église catholique / Christianisme Manuscrit
118 68 67 44 37 37 18 9
en rapport avec les rites (2 occurrences), la dévotion (3 occurrences), le culte (1), la piété personnelle (1). La Vierge n’est citée qu’une fois, mais la place des psaumes est soulignée par sept personnes. Le livre véhicule un imaginaire domestique, voire, par confusion avec le monde monastique, déambulatoire : il est fait « pour prier en se promenant ». En second lieu, le livre d’heures se caractérise par son appartenance à une famille de livres : « liturgiques » (37), ce qui le rapproche du bréviaire (13 réponses) et du missel (4). Ensuite, il se définit par ses usagers, des gens riches et pieux, éventuellement des femmes (6). Une confusion classique s’opère avec le monde clérical, régulier ou séculier, cité 15 fois. Les laïcs sont assez bien identifiés comme les destinataires des livres d’heures (18 fois), de même que les nobles, les princes, les rois et les reines (14 fois), ce qui évoque pour une bibliothécaire l’ostentation de la richesse, « hier et aujourd’hui », en référence sans doute aux collectionneurs. Curieusement, la définition par l’ancrage chronologique ne prime pas. Le Moyen Âge est évoqué 67 fois seulement, et la Renaissance est à peine évoquée (3). Une définition par l’aspect formel et la technique de réalisation se fait jour mais elle reste marginale. Pour un petit nombre de répondants, le livre d’heures évoque enluminure, peinture, lettrines (2), marges ornées (1)… non sans difficultés lexicales qui montrent une appropriation très relative de ces procédés iconographiques : l’enluminure est « illumination » ou « enluminaire », la « mignature » remplace la « miniature » sous certaines plumes et dans certaines bouches. La petitesse du livre et sa maniabilité sont évoquées par deux personnes. Paradoxalement, le mode de fabrication manuscrit est évoqué neuf fois seulement. Enfin, et très rarement, le livre d’heures se définit par sa valeur patrimoniale : il est précieux (3 occurrences), beau, voire magnifique, splendide (6 occurrences), ancien (4 occurrences), ce qui signifie que les répondants ne l’associent pas obligatoirement à une pièce de musée ou de bibliothèque. En outre, ce référentiel est associé aux avatars les plus médiatisés et aux images auxquels ils donnent lieu dans l’espace public. Le duc de Berry et ses Très Riches Heures s’imposent dans les esprits dans 22 cas, François Ier deux fois, Jeanne de France, une fois et Anne de Bretagne, deux fois. D’autres évocations, sans faire la relation avec les Très Riches Heures, y sont inconsciemment liées : les « villes du royaume », « fortifications » évoquées par une bibliothécaire viennent probablement du référentiel iconographique de ce fastueux recueil, de même que les « ouvriers dans les champs » qui naissent dans l’esprit d’une enseignante ou « les différentes saisons » chez un de ses confrères. Il est étonnant que
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le terme « calendrier » soit si peu présent (4 occurrences) alors que c’est cette section du livre d’heures qui renferme les scènes profanes auxquelles ces réponses font allusion. Le lecteur / visiteur / auditeur qui se confronte au livre d’heures dans le cadre des activités d’animation des institutions culturelles vient avec des « compétences » qu’il « mobilisera lorsqu’il sera engagé dans la compréhension de tout ce qui sera présenté »5. On le voit avec ce micro-trottoir, malgré ses défauts : le livre d’heures est moins un document qu’une « image » ou, pour reprendre les termes de Jean Davallon, des « condensations consistantes de l’ensemble des idées, sentiments, références, que recouvre le thème », voire un « bruit de fond informe, continuellement présent avec lequel il faut compter »6. Ces représentations initiales conditionnent la réception de toutes ces activités d’animation, et imposent parfois à celles-ci de délivrer un discours qui confortera ces représentations pour séduire le public. Le livre d’heures est moins un objet documentaire qu’une catégorie symbolique pour le grand public éduqué, en ce qu’il cristallise des valeurs – nationales, culturelles – mais aussi des croyances du grand système chrétien. Tout en étant un objet pratique et fonctionnel, il schématise aussi un Moyen Âge chrétien, stable, qui fut à la fois la naissance de l’art et celle de la Nation. Au-delà de ces images mentales du livre d’heures, se dessine une appréciation collective qui prend la forme d’une représentation sociale fondée sur une catégorisation construite7 : le livre d’heures est précieux et non vil, il est ancien, il est esthétiquement remarquable. À ce point de sa trajectoire dans l’espace public et dans l’imaginaire, le livre d’heures se trouve donc définitivement réduit à un objet très standardisé, médiéval, enluminé, compilant les prières de la journée pour les pieux et riches laïcs. Si cette schématisation a commencé au xviiie siècle dans les procédures identificatoires des collectionneurs puis, au siècle suivant, sous la plume des érudits, elle nourrit aussi le jeu d’autres acteurs de la médiation des savoirs. En effet, les livres d’heures sont partout dans l’espace public (Doc. 7.4). Ils envahissent les programmes scolaires et les propositions pédagogiques de l’enseignement secondaire. Ils s’installent dans la presse où un vétérinaire se souvient avoir vu de nombreux articles consacrés aux livres d’heures, probablement lors des appels au mécénat populaire de la BnF (2011, livre d’heures de Jeanne de France) et du Musée du Louvre (2017, livre d’heures de François Ier). Ils forment un consensus culturel par les références qu’y font romans et films ; plusieurs répondants évoquent Le Nom de la rose (où en réalité il n’y a pas de livres d’heures, ni dans le roman d’Umberto Eco, ni dans le film), frère Cadfael, ce moine bénédictin anglais héros de romans policiers historiques dus à la plume d’Ellis Peters entre 1977 et 1994 ou encore le best-seller Les femmes qui lisent sont dangereuses de Stefan Bollmann et Laure Adler. Ils figurent aussi dans la presse spécialisée comme Connaissance des Arts, cité par un répondant. Ils font l’objet de documentaires télévisuels et d’émissions de radio. Ils font le prestige des musées et, plus rarement, des bibliothèques. C’est la seconde leçon à tirer de cette enquête : les bibliothèques ne sont citées que dans 14% des témoignages comme un lieu de confrontation aux livres d’heures,
5 J. Davallon et J. Le Marec, « Exposition, représentation et communication », Recherches en communication, 4 (1995), p. 15-36, ici p. 18. 6 Ibid., p. 22. 7 D. Jodelet, « Représentation sociale : phénomènes, concept et théorie », in S. Moscovici (éd.), Psychologie sociale, Paris, Puf, 1984, p. 357-378.
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Figure 7.1 : Évocation des lieux et circonstances où les répondants ont appris ce qu’est un livre d’heures (% du nombre de réponses hors « je n’en ai jamais entendu parler »).
le musée étant plus naturellement, dans la mémoire des répondants, le lieu où l’on voit et admire cet objet. Un pharmacien retraité, époux d’une enseignante en histoire, se souvient de livres d’heures observés de près « à la maison Jacques Cœur à Bourges et bien sûr dans les musées parisiens ». Les bibliothèques qui sont citées par des répondants non bibliothécaires sont d’ailleurs sans doute assimilées dans leur esprit à des espaces muséographiques : une orthophoniste se rappelle en avoir vu au Scriptorial d’Avranches. L’enquête détermine aussi un point sociologique important dans la constitution d’une représentation des livres d’heures : l’importance des expériences, témoignages, pratiques familiales et personnelles (Fig. 7.1). La pratique de l’enluminure amateur ou la collection de livres rares reste très minoritaire dans les souvenirs d’« initiation » mais elle n’est pas inexistante : un consultant indépendant évoque « un terme que j’ai entendu adolescent. Ma mère, libraire de livres anciens, en vendait de temps en temps. Graals de sa profession, j’ai eu la chance d’en avoir eu en main dans sa librairie ou chez des collègues à elle lors de jobs de vacances. » Les pratiques professionnelles comptent aussi, toujours marginalement, dans l’appréhension individuelle du livre d’heures. Des enseignants avouent un faible pour ces documents dans la préparation des cours ; une restauratrice d’objets métalliques admet avoir une familiarité particulière avec ces livres, qu’elle doit étudier de près pour son travail. Au-delà de ces cas peu représentatifs, la part des pratiques religieuses est plus importante (9%) qu’on aurait pu le penser. Une enseignante, visiblement catholique fervente, confie : « je prie au quotidien la prière des heures » tandis qu’une infirmière explique : « je le prie régulièrement ». Cette réalité indique que pour une part des répondants, le livre d’heures
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n’appartient pas seulement, ou en tous cas très secondairement, au champ patrimonial : c’est un objet qui a encore une actualité. Beaucoup de répondants établissent un lien entre la connaissance théorique et scolaire des livres d’heures à partir de reproductions, et les expositions qui permettent de réactiver ces savoirs et de les déplacer dans le champ des expériences sensibles, voire émouvantes. Un libraire souligne : « dans les manuels scolaires il y a souvent des illustrations tirées de livres d’heures, notamment pour illustrer le Moyen Âge, et j’en ai déjà vu en vrai, par exemple au musée de Cluny ou au château de Chantilly. » Un ingénieur UX se souvient de livres d’heures vus dans des expositions, sans préciser si elles étaient implantées dans des musées ou des bibliothèques, mais regrette : « c’est tellement rare de voir des belles expositions de livres ou manuscrits ! » Il est tout à fait remarquable qu’Internet n’apparaisse dans aucun des témoignages recueillis. La connaissance des livres d’heures est scolaire, livresque ou s’opère par le truchement d’un équipement culturel ; blogs, littérature scientifique, bibliothèques numériques, expositions virtuelles ne sont jamais cités par les répondants, qui revendiquent au contraire des pratiques culturelles en dehors du web. Objet traditionnel, le livre d’heures semble enserré dans un imaginaire de la médiation lui-même très traditionnel. Le caractère vénérable et sacré de l’objet semble incompatible avec l’innovation technologique. Or, tous ces modes de transmission des savoirs, dans des cadres sociaux, culturels et éducatifs très différents, plus ou moins contraignants ou ludiques, savants ou en quête de démocratisation, n’impliquent pas le même rapport au destinataire de cette transmission. Les bibliothèques partagent avec les musées la nécessaire prise en compte du visiteur / lecteur et du système de références et de représentations dans lequel il situe le livre d’heures. Toute médiation est « un moyen terme entre l’inconnu du savoir savant (des arts et des sciences) et le déjà-là du savoir profane »8. Les témoignages recueillis dans cette enquête montrent l’association de plusieurs opérations dans le traitement des savoirs, et la manière dont les équipements culturels se situent dans ces processus. Les réminiscences scolaires, les visites culturelles, les lectures fictionnelles ou documentaires fabriquent les « images » du livre d’heures une fois ces informations passées au filtre de la mémoire. La part de l’imaginaire peut déjà y être importante. Une médecin de l’Éducation nationale en retraite évoque, nostalgique : « dans mes lointains souvenirs d’école : j’avais été fascinée par les enluminures des ‘riches heures du duc de Berry’ et avais beaucoup rêvé en détaillant les dessins… ». Les éléments qui survivent à ce tri s’organisent en une schématisation structurante, qui donne sens à l’objet. En une troisième étape, ces éléments, qui ne sont pas intrinsèquement liés aux Heures, y sont réduits par naturalisation : le livre d’heures transforme ces faits – les fondements chrétiens de l’occident médiéval, la naissance de l’individu avec celle du laïcat, l’essor de l’artisanat de l’enluminure, le renforcement des principautés et des États – en réalités évidentes qu’il matérialise et certifie à la fois. Même si ces termes ne sont pas les plus fréquemment mobilisés chez les personnes sondées, il est révélateur qu’apparaissent ceux de « femmes », « princes », « monarchie », « intime », « rituels religieux » qui attestent de cette capacité du livre d’heures à être autre chose qu’un livre de prières pour le public : une sorte de mise en présence construite d’un Moyen Âge entièrement redessiné.
8 B. Schile, « L’invention simultanée du visiteur et de l’exposition », Publics et Musées, 2 (1992), p. 71-98.
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Aussi, cette enquête invite-t-elle à interroger l’ensemble de l’écosystème culturel français pour comprendre comment différentes instances parlant au nom de l’État ou d’un pouvoir local utilisent le livre d’heures pour refonder les liens avec la population : l’école, le musée, la bibliothèque, toutes constructions du xixe siècle, ainsi que, dans un autre cercle, le monde associatif et la presse. Le livre d’heures à l’école Les volontés politiques l’expriment depuis Guizot et Duruy : l’école est le lieu où se forge un récit national qui s’appuie sur une imagerie stéréotypée mais efficace : Vercingétorix déposant ses armes aux pieds de César, le vase de Soissons, Jeanne d’Arc au bûcher, Louis XIV en majesté, Napoléon à Arcole… Apprendre l’histoire à l’école, c’est aussi accueillir et mémoriser des images. Si les textes ont le statut de source le plus affirmé, l’iconographie s’est progressivement taillée une place de choix dans la recherche historique et dans les manuels scolaires. Or, le livre d’heures ne pouvait trouver sa place dans le segment médiéval du récit national qu’à travers les images, le corps du texte et les formules liturgiques en latin ne s’y prêtant pas du tout. On cherchera donc ici à vérifier, dans une perspective historique, l’inclusion des miniatures de livres d’heures dans les manuels d’histoire du Second Empire à aujourd’hui et à reconstituer les savoirs et l’imaginaire historiques qu’elles permettent. Des Heures dans les manuels scolaires : une tradition ancienne
Dans l’univers scolaire, l’imagerie historique est partout. Elle s’affiche aux murs des classes, elle envahit les manuels, elle nourrit toute une économie des supports pédagogiques visuels à caractère collectif, en particulier par le biais des projections. Mis à part les images murales, qui sont le plus souvent des images d’interprétation et non des documents historiques en tant que tels, le livre d’heures a connu une diffusion par l’ensemble de ces vecteurs. Parmi les plaques de projection pour lanterne magique proposées aux écoles, une série intitulée Histoire de la miniature, dont la notice descriptive est due à Amédée Boinet (1881-1965), conservateur à la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, présente six images issues des Très Riches Heures et des Belles Heures du duc de Berry, des Heures d’Etienne Chevalier, enfin des Heures d’Henri II9. Dès 1908, date de cette publication, le monde scolaire puise donc dans le corpus des livres d’heures d’exception pour fasciner les enfants. Une autre série, intitulée Paris au xve siècle, enrôle deux vues des Très Riches Heures pour montrer le Louvre et le Palais de Justice dessinés par les frères de Limbourg. La brochure et sans doute la sélection des images sont cette fois le fait de Paul Cornu (18811914), chartiste et bibliothécaire au musée des arts décoratifs10. Des films d’éducation sont 9 A. Boinet, Histoire de la miniature, Paris, G. Vitry, 1908, brochure accompagnant une série de vues sur verre de la collection « Enseignement par les projections lumineuses. Notices rédigées sous le patronage de la Commission des vues instituée près du Musée pédagogique » (Musée national de l’Éducation, Rouen, inv. 0003.00690.18, 0003.00690.19, 0003.00690.21 et 0003.00690.27). 10 P. Cornu, Paris au xve siècle, Paris, G. Vitry, 1912, brochure accompagnant une série de vues sur verre de la collection « Enseignement par les projections lumineuses. Notices rédigées sous le patronage de la Commission des vues instituée près du Musée pédagogique » (Musée national de l’Éducation, Rouen, inv. 0003.00955.3 et 0003.00955.6).
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mis en circulation dans les années 1930 sous le titre générique L’Histoire par le document. Différents numéros combinent des miniatures explicitement tirées de livres d’heures : celui d’Henri IV (curieusement enrôlé dans un film sur Charles VIII), et celui d’Henri II en particulier. Le spectateur voit les miniatures confrontées à des tapisseries, des tableaux, des portraits de la famille royale et des vues des châteaux de la Loire11. Mais le support iconographique le plus courant est sans conteste le manuel scolaire, qui s’ouvre aux images dès les années 1880. Les manuels scolaires constituent en effet une source essentielle de l’imaginaire du passé tel qu’il se construit par rapport à un récit national écrit au nom de l’État, des pratiques didactiques et des valeurs civilisationnelles et citoyennes au service desquelles elles sont mises12. L’histoire médiévale, approchée dès l’école primaire, a été enseignée selon les périodes à des niveaux scolaires différents : Première, Seconde, Troisième, Quatrième, Cinquième13. À partir de la grande réforme de 1902 qui conduit à fractionner le « lycée » en deux cycles, l’enseignement de l’histoire médiévale s’installe définitivement en classe de Cinquième, pour s’y trouver encore aujourd’hui. Pour comprendre comment l’imagerie des Heures est convoquée dans ces programmes, nous avons réuni un corpus de 96 manuels scolaires (soit cinq par décennie) publiés depuis le Second Empire, lorsque les programmes d’histoire connaissent une première structuration. À partir des années 1950, nous n’avons retenu que les manuels de Cinquième, tandis qu’avant la Seconde Guerre mondiale, tout manuel de l’enseignement secondaire portant « Moyen Âge » dans le titre a été retenu dans le corpus. La sélection des ouvrages est arbitraire, mais reste attentive à s’ouvrir à l’ensemble des firmes éditoriales spécialisées dans ce produit. Les recherches ont été facilitées par les ressources exceptionnelles de la Bibliothèque Diderot de Lyon en Sciences de l’éducation, labellisées « Collections d’excellence », ce qui assure une excellente couverture du domaine. Héritière des collections patrimoniales de l’ancien Institut national de recherche pédagogique (INRP) – Centre national de documentation pédagogique (CNDP), et par là, des collections du Musée pédagogique et de la Bibliothèque centrale de l’enseignement primaire, créés à Paris en 1879 par Ferdinand Buisson, les collections de la Bibliothèque Diderot regroupent entre autres une collection de 90 000 manuels scolaires14. Pour la seule classe de Cinquième, la bibliothèque posséderait plus de 900 manuels, parfois en doublons. Ce corpus montre d’abord que l’inclusion de miniatures tirées de livres d’heures reste très mesurée. À peine un manuel dédié à l’histoire du Moyen Âge sur cinq comporte une image de ce type à travers les seize décennies envisagées, mais cette proportion s’accroît
11 L’Histoire par le document. Illustrations par la projection fixe, Paris, impr. Huguet, 1930, no 1505 (livre d’heures d’Henri IV) et no 1506 (livre d’heures d’Henri II). 12 A. Choppin, « L’histoire des manuels scolaires. Une approche globale », Histoire de l’éducation, 9 (1980), p. 1-25 ; Chr. Amalvi, De l’art et la manière d’accommoder les héros de l’histoire de France. De Vercingétorix à la Révolution. Essai de mythologie nationale, Paris, Albin Michel, 1988. 13 E. Hery, Un siècle de leçons d’histoire. L’histoire enseignée au Lycée, 1870-1970, Rennes, PUR, 1999, p. 27 et 316 ; Ph. Marchand (éd.), L’histoire et la géographie dans l’enseignement secondaire : textes officiels. 1795-1914, Paris, INRP, 2000. 14 Cl. Giordanengo, « La patrimonialisation des livres scolaires : l’exemple de la Bibliothèque Diderot de Lyon », in F. Henryot (dir.), La Fabrique du patrimoine écrit : objets, acteurs, usages sociaux, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2019, p. 167-177.
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nettement dans le temps. À partir des années 1970, plus d’un tiers des manuels comprend une miniature d’un livre d’heures. Cette mutation s’explique d’une part par la forme de ces livres, longtemps des in-8o de 600 ou 700 pages où le texte, constituant un récit dense et touffu, cède très peu de place à l’image. Le fameux manuel « Malet-Isaac », écrit par Albert Malet (1864-1915) et Jules Isaac (1877-1963) sur commande d’Ernest Lavisse (1842-1922) suite à la réforme des programmes de 1902 et publié, cinquante années durant, par les éditions Hachette, contribue à normaliser et la forme, et le contenu des manuels d’histoire : densité du propos, narration très classique dans une langue très littéraire, mise en avant de la continuité chronologique comme facteur d’explication, organisation autour d’une galerie de grandes figures nationales et mondiales. L’image y est inexistante, à l’exception des cartes. Au-delà des explications éditoriales, il s’agit sans doute d’un choix pédagogique car les manuels du primaire sont au contraire très illustrés à la même époque15. La mise sous les yeux du grand public de livres d’heures, n’est guère antérieure à 1904 et à l’exposition parisienne consacrée aux Primitifs français. Ce n’est pas un hasard si les vues pour projections lumineuses arrivent sur le marché en 1908. Les modalités de l’enseignement de l’histoire, qui restent magistrales et sans recours aux documents jusqu’aux années 1970, n’ont pas été propices à une intégration des documents en général, et d’images médiévales en particulier, dans ces manuels. La réforme de René Haby, en 1975, modifie la situation. Désormais, les programmes qui en découlent insistent justement sur la place de l’image dans la transmission des savoirs historiques. Les compétences d’analyse et de déduction exigées des élèves à partir des années 2000 achèvent de convier l’image dans l’ensemble des supports pédagogiques pour apprendre l’histoire médiévale. De manière très progressive, donc, l’image appartient au « langage propre aux manuels scolaires »16. Cette présence en pointillés des livres d’heures dans l’imagerie scolaire est toutefois renforcée par une donnée importante : peu d’images sont présentes de manière aussi continue dans les manuels d’histoire que celles du calendrier des Très Riches Heures du duc de Berry, si l’on excepte le portrait de Louis XIV en costume de sacre par Hyacinthe Rigaud et celui de Joffre en généralissime des armées. Ce fait saute aux yeux des observateurs les plus avertis, les enseignants sollicités pour l’écriture de ces manuels, confrontés au choix des documents à proposer aux élèves. L’existence d’un corpus attendu d’images fait visiblement partie des contraintes du rédacteur. Claude Gauvard, sollicitée pour un manuel scolaire rendu nécessaire par la réforme Chevènement (1987), remarque ainsi : « Il y a certes les passages obligés que peuvent constituer la statue de Charlemagne ou les Riches Heures du duc de Berry ; mais la quête de l’iconographie ne doit pas seulement consister à reprendre les documents du manuel précédent ! »17. Les couleurs saturées du calendrier du plus fameux manuscrit du monde permettent de nuancer implicitement la réputation de déclin du xve siècle que les programmes doivent inculquer. De fait, l’étroitesse du corpus de livres d’heures mobilisés dans cette opération doit être soulignée. Dans la quasi-totalité des cas, l’image est issue du calendrier des Très Riches Heures. Tout au plus relève-t-on dans quelques manuels des choix plus originaux, comme 15 Y. Gaulupeau, « Les manuels scolaires par l’image : pour une approche sérielle des contenus », Histoire de l’éducation, 58 (1993), p. 103-135. 16 Ibid., p. 135. 17 Cl. Gauvard, « Vulgariser le Moyen Âge : entre l’ascèse et l’enthousiasme », Médiévales, 13 (1987), p. 53-59.
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les Heures de la duchesse de Bourgogne18, les Grandes Heures de Rohan19 ou les Heures de Marguerite d’Orléans20. Parmi les douze mois qu’offre ce répertoire d’images, seuls cinq sont représentés dans les manuels scolaires, et deux miniatures semblent parées de vertus didactiques exceptionnelles, à en juger par la fréquence de leur mobilisation : ce sont les images du mois de mars, où l’on voit un paysan labourant les champs à l’aide d’une lourde charrue tirée par un bœuf au premier plan, le long des murailles du château de Lusignan, et celle du mois de juin représentant une fenaison en bordure de Seine, l’arrière-plan étant occupé par le Palais de la Cité. Cette étroitesse réduit donc le manuscrit à quelques images fortes, à quelques couleurs dominantes – le bleu, le vert, le brun – et à une évocation placide de la vie paysanne. La reproduction en couleur du manuscrit, qui se généralise dans les années 1960, renouvelle ce stéréotype mais ces deux images sont déjà visibles, en niveaux de gris, dans des manuels plus anciens comme le « Malet-Isaac » de quatrième publié en 193221, ou le manuel de cinquième publié par Hatier en 193822. Cette consécration des Très Riches Heures comme matériel scolaire ne s’est pas faite sans détourner un peu plus la fonction et la nature du manuscrit. L’usage de ces images à des fins pédagogiques revient à prêter aux frères de Limbourg un œil ethnologique qu’ils n’avaient certainement pas. Le calendrier des Très Riches Heures est une combinaison de figures stylisées et de poncifs sociaux destinés à matérialiser le temps d’un prince, à faire la synthèse des temps saisonnier, astronomique, astrologique et social. C’est aussi une compilation d’une imagerie littéraire et historique, tant les douze images empruntent des thèmes et des motifs graphiques traités dans les romans et les chroniques de la même époque, en particulier dans les manuscrits non liturgiques commandités par le duc de Berry. Non réalistes, donc, ces images ne se prêtent pas, en principe, à la lecture schématique qui en est proposée aux élèves. Ensuite, les légendes sont le plus souvent indigentes et évacuent toutes les données religieuses. Du reste, comme le constate déjà Véronique Sot en 1987, les élèves de Cinquième « sont très mal armés pour comprendre la place du religieux dans les civilisations byzantine, musulmane et chrétienne d’Occident, où tout phénomène politique, social, culturel voire économique, est aussi un phénomène religieux »23. Une enquête sur les représentations du Moyen Âge chez les collégiens un an ou deux après la classe de Cinquième au début des années 1990 observait déjà cette incompréhension24. Aux yeux des élèves, le Moyen Âge est l’exact opposé de ce vers quoi tend le récit national construit dans les manuels scolaires : l’avènement de l’instruction, de l’égalité et de la liberté, notions positives qui sont aussi le fondement de l’école républicaine. Le terme « Heures » n’est jamais expliqué, ce qui conduit à des usages aberrants de l’image. Dans
18 Histoire : livre de l’élève cycle d’observation Classe de cinquième conforme à l’arrêté du 7 mai 1963, Paris, Lib. Istra, 1964, p. 177. 19 Histoire géographie, 5e : [programme 2010], Paris, Bordas, 2010, p. 35. 20 Histoire géographie, 5e : programme 2010, Paris, Nathan, 2010, p. 84. 21 Le Moyen Âge jusqu’à la guerre de Cent ans : ouvrage rédigé conformément aux programmes officiels du 30 avril 1931 classe de quatrième, Paris, Hachette, 1932, p. 225. 22 Le Moyen-âge : de la fin de l’empire romain au début des temps modernes classe de 5e et première année des E.P.S., Paris, Hatier, 1938, p. 259. 23 V. Sot, « Le Moyen Âge et les contraintes de la classe de Cinquième », Médiévales, 13 (1987), p. 49-52. 24 D. Lett, « Le Moyen Âge dans l’enseignement secondaire français et sa perception par l’élève : entre mémoire scolaire et mémoire buissonnière », Revista d’Historia Medieval, 4 (1993), p. 291-310, ici p. 297.
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ces conditions, les élèves n’ont aucun moyen de savoir que les Très Riches Heures, parmi une vaste production de manuels de prières chrétiennes, constituent au contraire une marque de la mobilité sociale et d’une première et timide extension de l’accès au livre dans la société occidentale. À aucun moment, du reste, les élèves ne sont censés restituer l’idée que le livre, en ces temps-là, est manuscrit et requiert un artisanat particulier, pas plus qu’on ne leur explique qui sont Jean de Berry et les frères de Limbourg. Ces pratiques pédagogiques décontextualisantes ont sans doute des vertus didactiques, mais elles ne permettent certainement pas à l’élève, à quelque niveau scolaire que ce soit, de prendre conscience de la singularité, voire de l’écrit dans la culture occidentale25. Ainsi, les Très Riches Heures sont instrumentalisées à des fins documentaires, en vue d’introduire une approche sociale de l’histoire très schématique et figée. Les intitulés des chapitres où figurent ces images sont révélateurs de cette restitution de l’histoire médiévale. Deux cas de figures se présentent. Dans le premier cas, les images doivent illustrer le principe de la féodalité. Les figurations castrales, opposées aux laborieux paysans du premier plan, doivent faire surgir immédiatement l’idée de la domination des suzerains sur leurs serfs. C’est très net dans le manuel publié par Belin en 2010, le discours étant réitéré dans l’édition 2016, l’image du mois d’août remplaçant celle de juillet. Les élèves sont invités, en décrivant l’image, à mettre en opposition la vie seigneuriale et la vie paysanne. Dans le second cas, plus fréquent, l’image doit témoigner de l’économie rurale au Moyen Âge. Les travaux agricoles sont en effet un point d’attention important de l’enseignement du Moyen Âge, au point que les souvenirs des élèves sur cette période se résument très souvent à la notion d’assolement triennal26. En 1963, déjà, le manuel publié par Delagrave fournit une longue explication sur le principe de la charrue à versoir et les systèmes d’attelage médiévaux, illustrés par l’image du mois de mars tirée des Très Riches Heures27. En 2010, les auteurs du manuel commandé par Hachette consacrent un chapitre à « la vie quotidienne des paysans », illustrée par l’image du mois de février, montrant l’extérieur et une partie de l’intérieur d’une maison paysanne28. Le manuel Bordas de 2010 entend faire prendre conscience aux élèves des progrès de l’agriculture, et comprendre le principe de la faux et de la charrue29, tandis que les auteurs du manuel Hatier de 2017, eux, fondent toute la contextualisation de l’image sur la notion de « progrès ». La même image de mars, celle où l’on voit la scène de labour, est confrontée à trois autres images ou textes qui convergent vers l’idée d’avancées techniques spectaculaires au xve siècle, tant dans le domaine agricole qu’en matière de défrichement, de métallurgie et d’architecture. La consigne invite ainsi l’élève : « Vous êtes un médiéviste, c’est-à-dire un historien du Moyen Âge. Le rédacteur en chef du magazine Histoire junior vous demande de rédiger un article sur les découvertes et inventions dans le monde chrétien en Europe, au Moyen Âge »30. Les intitulés des chapitres laissent songeur : inviter les élèves à « découvrir la vie
25 V. Castagnet-Lars, « La place du patrimoine écrit dans l’enseignement de l’histoire à l’école primaire (20022018) », in La Fabrique du patrimoine…, op. cit., p. 215-240. 26 D. Lett, op. cit. 27 Histoire : Moyen âge et xvie siècle, cycle d’observation, classe de 5e, Paris, Delagrave, 1963, p. 93. 28 Histoire-géographie 5e, Paris, Hachette, 2010, p. 35. 29 Histoire géographie, 5e : [programme 2010], Paris, Bordas, 2010, p. 35. 30 Histoire géographie, 5e : méthodes et outils pour apprendre, Paris, Hatier, 2017, p. 32.
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dans les campagnes au Moyen Âge »31 a-t-il du sens quand les écoliers n’ont pas la moindre idée de la vie dans les campagnes au début du xxie siècle et ne peuvent donc prendre la mesure du changement, sinon en posant face à face deux stéréotypes aussi douteux l’un que l’autre ? Cette insistance démesurée sur le monde paysan se justifie certes par le poids social et économique de la paysannerie à la fin du Moyen Âge, mais pas seulement. Elle tient aussi à la patrimonialisation progressive des savoir-faire ruraux à partir des années 1970, quand advient la prise de conscience d’une déperdition de savoirs, d’outillages et de gestes suite à la mécanisation de l’agriculture et à la marginalisation démographique de la paysannerie. Cette prise de conscience donne lieu à la naissance des premiers écomusées32. Les adolescents ont une vision à la fois romantique et terrifiante du Moyen Âge, où le château et la chevalerie sont omniprésents, et où les paysans constituent un repère stable et rassurant, au contraire de la ville qu’ils évacuent complètement des représentations mentales. Le Moyen Âge est « un monde que nous avons perdu », ce qui permet de voir dans cette période un possible « lieu de repos précieux de l’illusion » selon la formule du psychanalyste Winnicott33. Ces représentations sont moins le fait du programme que des parasites médiatiques qui troublent cette perception : BD, littérature, et cinéma en particulier. Les images des manuels de Cinquième « agissent de manière autonome sur l’imaginaire de l’élève »34. Le manuel, qui dispose d’un fort pouvoir normatif du fait de sa large diffusion, des artifices de la présentation, de la séduction de l’image, enfin du prestige de l’écrit35, constitue donc un véritable livre d’images susceptible d’engendrer rêverie et élaboration d’un imaginaire du Moyen Âge affranchi du discours énoncé en classe. Cette rêverie est prolongée et renouvelée grâce à l’imagerie d’autres manuels scolaires, tel le célèbre Lagarde et Michard, dont le volume consacré au Moyen Âge est illustré dès la couverture par deux enluminures des Très Riches Heures36. En somme, si la patrimonialisation du livre d’heures profite presque par hasard de cette mobilisation récurrente de miniatures dans les manuels scolaires, celle des traditions paysannes est beaucoup plus clairement assumée. D’autant qu’en examinant les images du calendrier des Très Riches Heures, le collégien ne sait pas forcément qu’il est devant un livre d’heures, puisque rien ne le lui indique, hormis des légendes sur lesquelles il n’est pas censé se pencher – elles semblent surtout répondre seulement à l’obligation légale de signaler l’origine d’un document et les crédits photographiques. Quand il associe ces images à un livre d’heures, il ne peut que voir en lui un album d’us et coutumes pittoresques et colorés. Le manuel scolaire joue donc un rôle ambigu dans le processus de patrimonialisation des livres d’heures ; il en prend acte mais la prolonge peu. Du reste, l’interprétation des images, en dehors de la contemplation rêveuse que peut en faire le collégien, tient surtout aux éléments que dispense ou non l’enseignant pour traiter les exercices qui se fondent sur les miniatures de livres d’heures. Or, on sait combien les professeurs du secondaire se montrent
31 Histoire-géographie, 5e, Paris, Bordas, 2005, p. 87. 32 D. Poulot, « Vous avez dit Patrimoine rural ? », Pour, 2 (2015), p. 39-47. 33 D. Lett, op. cit., cité p. 303. 34 Ibid. 35 A. Choppin, op. cit. 36 A. Lagarde et L. Michard, Moyen Âge. Les grands auteurs français du programme, Paris, Bordas, 1964.
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méfiants à l’égard des manuels, et les malaises que déclenchent les programmes37. Aussi avons-nous prolongé l’enquête en explorant le matériel pédagogique mis à disposition par les académies, à l’usage des enseignants du secondaire et parfois du primaire. Sur de telles sources, l’enquête ne peut être historique : elle exploite des ressources évolutives, qui s’accroissent et parfois disparaissent en l’espace de quelques mois. Elle permet au moins d’approcher les manières d’aborder les livres d’heures dans l’enseignement. Modalités pédagogiques et système de représentation
Les sites internet des académies proposent en effet des moyens pédagogiques mutualisés sous forme d’exercices, d’ateliers, de « valisettes » à l’usage d’enseignants. Pour une interrogation efficace de ces ressources, on s’est limité ici au repérage des usages pédagogiques des Très Riches Heures du duc de Berry. Mais à la différence des manuels scolaires, on ne préjuge pas ici du cycle scolaire concerné, ni de la discipline dans laquelle l’étude des miniatures s’inscrit. Le résultat donne une image moins figée, mais pour le moins étonnante des instrumentalisations possibles de ces images. La collecte a permis de réunir douze propositions. Tous les niveaux scolaires sont concernés, du CE2 à la Seconde, ce qui suggère que le livre d’heures n’est plus guère qu’un prétexte à fonder des récits et des imaginaires, et non pas à enseigner. Cette hypothèse est confirmée par la variété des disciplines invitées à se saisir de cette imagerie : lettres, histoire, histoire de l’art, sciences de la vie et de la terre, arts plastiques, anglais, éducation musicale, voire informatique… Les disciplines scolaires peuvent d’ailleurs se combiner entre elles, au nom de l’interdisciplinarité qui est devenue un dogme dans l’enseignement secondaire38. Dans l’académie de Nantes, un exercice proposé en Cinquième invite les élèves à s’interroger sur les représentations de l’espace et du temps au Moyen Âge. Il peut être traité en Français, en histoire ou dans le cours d’arts plastiques. Les documents proposés à l’analyse sont les Très Riches Heures, aux côtés des vitraux de la cathédrale de Chartres, d’extraits de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, de fabliaux, de la littérature arthurienne et de poèmes de troubadours. Tous les poncifs de la culture médiévale se trouvent réunis dans cette évocation qui doit permettre aux élèves de s’approprier le vocabulaire de l’art religieux et de reconnaître une œuvre du Moyen Âge39. À Dijon, l’expérience est poussée encore plus loin : les élèves doivent comprendre le calendrier des Très Riches Heures comme un « témoignage des conditions de vie et de travail des communautés paysannes et de l’aristocratie foncière » dans le cadre de la classe d’histoire. La restitution doit prendre la forme d’un diaporama, permettant de mesurer aussi leurs capacités informatiques40. Enseigne-t-on encore l’histoire ? Et n’est-ce pas une lecture superficielle des Très riches Heures que d’y voir un « reportage » sur la condition paysanne et aristocratique à la fin du Moyen Âge ? 37 N. Lucas, Enseigner l’histoire dans le secondaire. Manuels et enseignement depuis 1902, Rennes, PUR, 2001 ; P. Legris, Qui écrit les programmes d’histoire ?, Grenoble, PUG, 2014. 38 Fr. Baluteau, « Ce que les dispositifs interdisciplinaires introduisent dans les collèges », Carrefours de l’éducation, 19 (2005), p. 77-92. 39 Académie de Nantes [En ligne] : https://www.pedagogie.ac-nantes.fr/histoire-des-arts/enseignement/college/ moyen-age-quelle-s-representation-s-du-temps-et-de-l-espace--683622.kjsp?RH=1160493164750. 40 Académie de Dijon [En ligne] : http://histoire-geographie.ac-dijon.fr/spip.php?article369.
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Les Très Riches Heures sont donc devenues un objet culturel qui se prête alors au pastiche, à l’imitation, à l’inspiration. Elles sont, du reste, présentées ainsi aux enseignants et par leur truchement, aux élèves. Il n’y a guère que dans les ressources de l’académie de Versailles que l’on trouve un exercice, proposé en primaire, qui s’attache aux miniatures pour ce qu’elles sont : une œuvre artistique située dans le temps, et résultat de techniques et de matières oubliées41. Dans l’académie de Grenoble, les collégiens, après examen des douze miniatures du calendrier, doivent proposer un travail d’imitation en classe d’arts plastiques, de même que dans l’académie de Lyon, les élèves de cinquième peuvent travailler sur les images du calendrier pour imaginer un scénario de bande dessinée42. Dans l’académie de Poitiers, les élèves doivent, à partir de l’observation du même corpus, imaginer un récit sur le mode de vie des seigneurs au Moyen Âge43. Le détournement est plus net encore dans une proposition pédagogique mise à disposition par l’académie de Paris. Les élèves de Quatrième sont invités à effectuer un travail transdisciplinaire autour de la chevalerie. L’exercice combine le visionnage du film Sacré Graal, en anglais de préférence pour évaluer la compréhension orale des élèves ; la lecture de textes littéraires ; et la réalisation de pastiches en arts plastiques. La consigne précise que les élèves doivent comparer des films comme Perceval Le Gallois de Rohmer (1978) et des « enluminures et des images réelles du Moyen Âge comme les Très riches Heures du duc de Berry des frères Limbourg et la Tapisserie de Bayeux »44. Outre que le sens de l’expression « images réelles » appliquée au Moyen Âge pose question, la comparaison entre des miniatures du début du xve siècle et une tapisserie du xie siècle ne favorise certainement pas les capacités critiques des élèves. L’exercice ne peut que générer anachronisme et vision caricaturale du Moyen Âge, de même qu’un exercice proposé dans l’Académie de Besançon sur le thème du travail à partir de films, de musique, de photographies et d’œuvres picturales, parmi lesquelles figurent les Très Riches Heures45. En somme, ces amalgames n’invitent pas les élèves à avoir une idée nette de ce qu’est un livre d’heures, et encore moins une vision critique et nuancée du Moyen Âge. La chronologie est escamotée, ainsi que les données contextuelles élémentaires (règnes des rois de France, guerre de Cent Ans par exemple). En revanche, ils contribuent à insérer les Très Riches Heures dans un ensemble d’images et d’imaginaires médiévaux extrêmement plastiques, propres à fonder des représentations vigoureuses et colorées du Moyen Âge, qui aurait vu la naissance de la civilisation moderne, des hiérarchies sociales et de l’imaginaire militaire. Il manque toujours à ce tableau la place structurante du christianisme dans la civilisation médiévale. Le meilleur exemple de cette entrée des Très Riches Heures dans l’imaginaire occidental et dans les représentations du Moyen Âge est le roman policier de Christine Beigel, L’Assassin du calendrier, écrit à l’intention des collégiens français et publié en 2015 par le CNRP, et qui prend pour prétexte les Très riches Heures du duc de Berry. Sorti du collège, l’adolescent français peut convoquer ces réminiscences dans toute évocation du Moyen Âge.
41 Académie de Versailles [En ligne] : http://succab.ac-versailles.fr/educ/CE2-TourGuinette/TresRichesHeures/. 42 Académie de Lyon, Référentiel d’œuvres d’art et de bandes dessinées, janvier 2014 [En ligne] : http://artsplastiques. enseigne.ac-lyon.fr/spip/spip.php?article167. 43 Académie de Poitiers [En ligne] : www2.ac-poitiers.fr › IMG › doc › Les_tres_riches_heures_du_Duc_de_Berry. 44 Académie de Paris [En ligne] : https://www.ac-paris.fr/portail/jcms/p6_215314/what-a-beautiful-knight. 45 Académie de Besançon [En ligne] : culturehumaniste.circo25.ac-besancon.fr › Fiche-Le-travail-dans-les-arts.
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Le livre d’heures au musée La pratique de la collection de livres d’heures comme objets d’art, le lieu d’exercice de l’érudition de Paul Durrieu à Nicole Reynaud, la tradition de la médiation documentaire solidement appareillée à l’institution muséale : tout nous ramène, à un moment ou l’autre, au musée autant qu’à la bibliothèque. Les répondants du micro-trottoir associent d’ailleurs plus volontiers le livre d’heures au musée qu’aux institutions de lecture. L’appréciation quantitative de la place des livres d’heures en musée, comme nous l’avons faite pour les bibliothèques, aboutit à une impasse, car le catalogage des objets des musées est loin d’être abouti, et par ailleurs, les musées possèdent surtout des feuillets indépendants. L’inventaire des enluminures du Louvre est achevé et publié46 ; il recense 179 enluminures, en incluant l’art byzantin. Du reste, sauf dans quelques cas bien documentés, qui peut affirmer qu’une enluminure isolée, découpée de manière à escamoter le texte, provient d’un livre d’heures plutôt que d’un missel ou d’un bréviaire ? Une partie du programme iconographique de ces manuels liturgiques est commune. Les descriptions de ces feuillets se limitent donc souvent à des hypothèses sur leur provenance. À défaut d’une cartographie des fonds, on s’interrogera plutôt sur la manière dont le livre d’heures peut faire sens dans les collections des musées, et comment ceux-ci les mettent en scène à destination du public. Un objet hérité
Si les feuillets enluminés, voire les manuscrits entiers, sont repérables dans des musées, certains lieux semblent en concentrer davantage et à ce titre, ont inclus la médiation de l’enluminure dans l’éventail des thèmes qui fondent leur visibilité. L’essentiel des collections, en tous lieux, a été constitué par des dons. Les exemples sont légion. Le Musée Condé, à Chantilly, réunit 27 livres d’heures parmi quelques 200 manuscrits enluminés, tous acquis par le duc d’Aumale. Il faut y ajouter 36 Heures incunables. Ce cas est un peu particulier tant le Musée Condé est à la fois un musée, certes, mais aussi une bibliothèque, pensée comme telle par son propriétaire, et un dépôt d’archives à la fois historiques – celles des princes de Condé – et familiales. À l’exception des Heures d’Etienne Chevalier, présentées sous forme de petits tableaux dans le Santuario et à ce titre, perçues par le duc d’Aumale et le public actuel comme des objets de musée, les autres livres d’heures sont bien des objets de bibliothèque. Le Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la ville de Paris, est né du legs des frères Dutuit en 190247. On y décompte trois livres d’heures parmi 19 manuscrits. Là aussi, l’ambiguïté subsiste : sans doute afin de respecter l’organisation initiale des collections, les manuscrits, incunables et imprimés sont encore réunis en bibliothèque. Le Musée des Beaux-Arts de Lyon reçoit en 1870 les Heures manuscrites, puis en 1905 les livres d’heures incunables d’Henri-Auguste Brölemann (1826-1904), collectionneur lyonnais du milieu du xixe siècle, ce qui permet au musée de créer un petit département d’objets d’art, compte 46 Fr. Avril, N. Reynaud et D. Cordellier, Les enluminures du Louvre. Moyen Âge et Renaissance, Paris, Hazan – Louvre éditions, 2011. 47 J. de Los Llanos, « La collection Dutuit, deux frères, un musée », in Ch. Georgel (éd.), Choisir Paris : les grandes donations aux musées de la Ville de Paris [En ligne] : https://journals.openedition.org/inha/6913.
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tenu de la préciosité des reliures48. Le Musée Jacquemart-André (Paris) conserve, au milieu d’une collection principalement vouée à la peinture, deux livres d’heures, dont les célèbres Heures du maréchal de Boucicaut. Ces manuscrits, comme le reste des collections, ont été rassemblés par Édouard André (1833-1894) et Nélie Jacquemart (1841-1912), qui en ont fait don à l’Institut de France avec leur hôtel particulier49. Le Musée Marmottan (Paris), surtout connu pour ses collections d’art impressionniste, a recueilli la collection de 322 enluminures découpées de Georges Wildenstein (1892-1963), historien et marchand d’art, léguées à l’Académie des Beaux-Arts dont dépend aussi ce musée50. Les livres d’heures du Musée de Cluny proviennent essentiellement des collections d’Alexandre et Edmond Du Sommerard, divisées en 1977 entre l’ensemble strictement médiéval et la composante plutôt renaissante, celle-ci étant présentée au Musée national de la Renaissance à Ecouen. Les livres d’heures des Sommerard ont très tôt attiré l’attention des spécialistes : Amédée Boinet catalogue les miniatures détachées pour le compte de la Société française de reproduction des manuscrits à peintures en 1922, tandis que Paul Lacombe signale les livres d’heures imprimés dans son répertoire des livres d’heures des bibliothèques parisiennes. Cette collection s’enrichit en 1890 par le don de reliures anciennes que fait Charles Piet-Lataudrie (1837-1909), collectionneur parisien de premier ordre51. Les enluminures du Louvre, serrées dans les réserves du département des Arts graphiques, ont été données par trois générations de collectionneurs : Horace de Viel-Castel (1802-1864), secrétaire général des Musées de France, Alexandre Sauvageot, Jules Maciet (1846-1911), Maurice Fenaille (1855-1937) historien de la tapisserie et surtout Edmond de Rothschild (1845-1934). Hors de Paris, la même stratification liée à des dons se vérifie. La ville de Caen hérite en 1872 de 62 manuscrits ou imprimés enluminés de Bernard Mancel (1798-1872), libraire et collectionneur de dessins et de peintures, mais aussi de livres, à destination du musée de la ville. Le musée d’Amiens a hérité en 1905 des collections d’art ancien d’Albert Maignan (1845-1908), peintre décorateur parisien, parmi lesquelles figurent des fragments de manuscrits. On pourrait ainsi multiplier les exemples. L’ampleur des dons en direction des musées commence tout juste à faire l’objet d’investigations croisées et comparatives. Dans les cas des manuscrits et des livres imprimés, pour lesquels le musée n’est pas une destination naturelle, sinon dans la logique de collection qui est celle du donateur, ces dons ont plusieurs conséquences. D’abord, la médiation du livre en musée pose des problèmes spécifiques au regard des contraintes de conservation engendrées par l’exposition temporaire ou permanente des objets. La fragilité des supports et des pigments, susceptibles de s’altérer par une trop longue exposition à la lumière, et des reliures qui se déforment lorsqu’elles restent ouvertes, n’invite pas à montrer les objets de manière aussi évidente qu’un tableau ou une sculpture conçus dès l’origine pour être montrés. La petitesse des objets exige une confrontation rapprochée entre le visiteur et la page, que les dispositifs d’exposition ne permettent pas
48 J.-B. Giraud, Le legs Arthur Brölemann au Musée de Lyon, Lyon, 1905. 49 G. Lafenestre, « Le Musée Jacquemart-André : ses origines, ses fondateurs et son organisation », Revue des Deux Mondes (1829-1971), 20 (1914), p. 767-795. 50 Y. Brayer, « La donation Wildenstein (enluminures du xiiie au xvie siècle) au Musée Marmottan », La Nouvelle Revue des Deux Mondes, février 1981, p. 429-432. 51 Th. Crépin-Leblond, « Reliures et manuscrits à peintures au musée national de la Renaissance », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1995, p. 64-70.
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toujours. Face à ces difficultés, la majorité des musées renonce à montrer leurs manuscrits à peintures et leurs livres imprimés. Voir des livres d’heures, dans les musées parisiens, relève de la gageure. Ceux de Jacquemart-André et du Louvre sont invisibles, même si les Heures de Boucicaut ont été, jusqu’à une période récente, exposées à tout va avant que la fondation ne préfère les confiner dans les réserves pour limiter les dégradations. Au Musée Condé, les livres d’heures du duc d’Aumale ne sont pas montrés au public et le visiteur attiré par la notoriété des Très Riches Heures doit se contenter d’un fac-similé d’ailleurs présenté sur un pupitre à plusieurs mètres de la barrière qui sépare l’espace de circulation de la bibliothèque proprement dite, si bien qu’on ne peut que deviner de loin le décor de la page présentée. Au Louvre, les Heures de François Ier sont conservées au département des Objets d’art (pour sa reliure orfévrée) et les autres, qui appartiennent à la collection Edmond de Rothschild, au département des Arts graphiques, dans la mesure où le donateur voyait lui-même dans ces recueils des livres à peintures. Mais peu importe pour le visiteur, qui ne les voit pas. Ils sont consultables sur demande dans la salle de lecture du cabinet des dessins, dont les conditions de communication sont plus ou moins celles d’une bibliothèque patrimoniale52. Il faut aller au Petit-Palais, au Musée de Cluny et à Ecouen pour voir des livres d’heures entiers, et à Marmottan pour admirer l’accumulation des feuillets enluminés aux murs d’une salle dédiée à la collection Wildenstein (Fig. 7.2, 7.3 et 7.4). Le livre d’heures est donc un objet caché ; quand il ne l’est pas, l’atmosphère feutrée, la pénombre des salles d’exposition destinée à limiter les effets des rayons UV sur les enluminures et les matériaux de reliure impliquent une grande parcimonie de moyens et de discours, qui n’est pas à l’avantage des livres d’heures. L’ouverture minimaliste des recueils ne donne qu’une idée médiocre de leur contenu, tandis que l’exposition de miniatures, par son organisation visuelle dans les vitrines verticales, ne restitue pas l’idée de livre liturgique et de continuité entre les images. Surtout quand les enluminures ne sont pas légendées ; à Marmottan, le visiteur est prié de se reporter à une grande fiche en carton où figurent, en petits caractères, des éléments d’identification de chaque enluminure à partir de numéros de repérage. Si le spectacle offert à l’œil est incontestablement agréable, la compréhension de l’enluminure est à peu près impossible. Cette parcimonie contraste, on le verra, avec l’essor des expositions en bibliothèque, où l’ostension de livres d’heures est devenue une véritable tradition professionnelle depuis bientôt cinquante ans53. Musées et bibliothèques entretiennent donc des réflexes de médiation très différents à l’égard des supports écrits et des manuscrits peints, prudente chez les premiers, décomplexée chez les secondes. Faute de pouvoir les montrer, et pour ne pas créer d’effet d’attente auprès du public, les livres d’heures ne sont pas non plus mis en valeur dans la communication opérée par les musées via leurs sites web. Dans la rubrique « chefs d’œuvres » ou « à ne pas manquer », ou encore « collections incontournables », les livres d’heures ne sont jamais mentionnés. Il est vrai aussi que le discours à y associer paraît technique et ardu. Sur le site internet du Petit Palais, le seul manuscrit présenté comme une pièce phare du musée, parmi les 19 donnés par Eugène Dutuit, est le Livre des conquestes et faitz d’Alexandre de Jean Wauquelin, écrivain à la cour de Philippe le Bon. Il faut fouiller dans la bibliothèque
52 Entretien avec Dominique Cordellier, Conservateur général au département des Arts graphiques, 20 décembre 2019. 53 Voir chapitre 8.
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Figure 7.2 : Vue du Santuario au Musée Condé (Chantilly, mars 2019, photo de l’auteur).
Figure 7.3 : Un livre d’heures exposé au Musée de Cluny (Paris, juillet 2019, photo de l’auteur).
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Figure 7.4 : Vitrine de miniatures au Musée Marmottan (Paris, juillet 2019, photo de l’auteur).
numérique – dispositif emprunté au monde des bibliothèques – pour trouver les livres d’heures54. Les supports de médiation numérique permettraient sans doute de changer l’approche de l’enluminure et de rapprocher des œuvres qui, par leurs dimensions et leurs supports, impliquent une médiation et une conservation différentes, comme les vitraux, les tapisseries, les monnaies, les émaux, les ivoires et les enluminures. Mais ils ne sont guère utilisés encore, au moins dans les musées que nous venons de citer. C’est, curieusement, en sortant du musée et en traversant la boutique que le visiteur comprend qu’il a parcouru un lieu où l’on conserve des miniatures et parfois, des livres. Les présentoirs de cartes postales, à Cluny, à Marmottan, à Chantilly et au Louvre, proposent des reproductions de livres d’heures propres à chaque musée et, systématiquement, celles du calendrier des Très Riches Heures du duc de Berry, ainsi qu’une série de livraisons de la revue Art de l’enluminure. Les mêmes miniatures sont déclinées en différents goodies et accessoires décoratifs. À travers ces démarches marchandes, le livre d’heures se trouve résumé à une douzaine de miniatures emblématiques, reconnaissables entre toutes, non nécessairement liées aux collections du musée qui les vend. Tel est le paradoxe : les musées ne savent pas très bien quoi faire de leurs livres d’heures, mais concourent dans les librairies qu’elles hébergent (mais qu’elles ne gèrent pas) à fabriquer une icône standardisée, une représentation schématique de ce qu’est un livre d’heures55.
54 [En ligne] : https://www.petitpalais.paris.fr/content/manuscrits-et-incunables-de-la-collection-dutuit. 55 Ces réflexions font suite aux visites faites au Musée de Cluny (8 juillet 2019) malheureusement en travaux ; au Musée Marmottan (10 juillet), au Musée Condé (3 mars 2019) et au Petit Palais (10 juillet).
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Ces indices donnent à penser que les enluminures, dans les musées, constituent un héritage pesant, qui trouve mal sa place dans les collections. Dans les Musées de la région Centre-Val-de-Loire, on dénombre près de 150 manuscrits reçus en legs, et seulement dix acquis par voie onéreuse56 : il n’existe donc pas de politique d’acquisition active. L’acquisition du livre d’heures de François Ier par le Louvre en 2017 pourrait bien être le résultat d’un malentendu dans la veille qu’opèrent les services du ministère de la Culture sur le marché de l’art. Du reste, la splendide reliure qui l’orne empêche quasiment de l’ouvrir et d’étudier les miniatures, ce qui en fait plus un bibelot qu’un véritable livre. Programmation culturelle et médiation documentaire
L’analyse croisée des catalogues d’exposition où figurent des livres d’heures, des publications savantes des musées, enfin d’un entretien avec l’administrateur du Musée national de la Renaissance à Ecouen57, met en évidence quelques données convergentes. Selon l’expression de Thierry Crépin-Leblond, le livre d’heures constitue en musée un « non-sujet », à la différence de l’appréhension qu’en ont les bibliothèques, qui isolent volontiers ces recueils pour des opérations de médiation et d’animation. Les livres d’heures conservés à Ecouen sont mobilisés dans plusieurs approches complémentaires de la Renaissance française. Ils constituent tout à la fois une « illustration locomotive » de l’histoire de l’imprimerie française de la Renaissance, un moyen de mesurer la circulation des modèles dans l’art au xvie siècle, enfin un indice évocateur des permanences et des mutations dans la culture entre le Moyen Âge et le début du xviie siècle. Dans l’ancienne bibliothèque du château, douze vitrines inspirées de la Laurentienne de Florence, font le bilan thématique de la production imprimée de la Renaissance. C’est, aux dires de l’administrateur du lieu, le « seul musée où on voit aussi cet aspect de la Renaissance ». Le livre d’heures est donc saisi comme un indice de réalités culturelles (les progrès de la lecture), technologiques (l’imprimerie) et artistiques (la production d’enluminures et de bois gravés), mais n’est jamais présenté pour ce qu’il est nativement : un livre religieux. Le Musée de Cluny, dans son ancienne configuration, consacrait une vitrine à l’écrit au Moyen Âge, avec des calames, des bouteilles d’encre, des étuis en cuir et deux livres manuscrits et imprimé, choisis au hasard dans les collections. Il se trouve qu’il s’agissait de livres d’heures, mais ce n’est pas pour leur contenu qu’ils avaient été choisis, mais pour les commodités d’exposition qu’ils offraient. Au Musée de l’imprimerie de Lyon, on pouvait voir dans la scénographie primitive une vitrine consacrée à l’apparition de l’image dans le livre imprimé, qui proposait au visiteur de comparer un manuscrit italien d’Aulu-Gelle du xve siècle, deux exemplaires du Propriétaire des choses de Barthélemy de Glanville, tous deux ouverts sur la Leçon d’anatomie, coloriée au pochoir dans l’un ; un incunable vénitien de 1477 et trois livres d’heures imprimés sur vélin58. L’approche par collectionneur ou mécène est également plébiscitée. En 1991, le Musée d’Ecouen a fait le point sur les livres du connétable Anne
56 P. Charron, M.-É. Gautier et P.-G. Girault (éd.), Trésors enluminés des Musées de France. Pays de la Loire et Centre, Musée d’Angers et INHA ; exposition au Musée des beaux-arts d’Angers, 16 novembre 2013-16 mars 2014. 57 Entretien avec Thierry Crépin-Leblond, administrateur du Musée national de la Renaissance (Ecouen), 27 septembre 2019. 58 « Le Musée lyonnais de l’imprimerie », Bulletin des bibliothèques de France, 12 (1965), p. 409-415.
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de Montmorency59. Une exposition présentée au Musée Condé au dernier trimestre 2019 est consacrée aux livres d’Antoine de Chourses, capitaine des francs-archers de Louis XI, et de Catherine de Coëtivy, nièce de Louis XI. Le Musée possède en effet 44 des 52 livres connus pour avoir appartenu à ce couple. L’exposition entend illustrer la place croissante du livre dans les sphères du pouvoir et l’essor des pratiques bibliophiliques dans les milieux de cour (12 octobre 2019-6 janvier 2020). Les livres d’heures n’en sont pas absents. D’une manière générale, l’exposition de l’écrit en musée est devenue une habitude, au moins temporaire, en présentant par exemple des archives documentant les œuvres, des contrats, des inventaires ou des testaments ; elle montre comment les musées d’art historicisent les œuvres pour y projeter un éclairage nouveau. Dans cette scénographie du patrimoine écrit ainsi muséifié, l’imprimé et le manuscrit occupent une place paradoxale. Les musées gagneraient à acquérir des livres en mauvais état de conservation et de dotés de reliures ordinaires, qui pourraient être ainsi montrés sans complexes à des fins pédagogiques, d’autant que le débat sur la résistance du vélin et des papiers anciens n’est pas tranché : pour certains spécialistes, ces matériaux ne subissent guère d’effets néfastes lors d’une exposition prolongée, tandis que d’autres la récusent formellement. Des dispositifs intermédiaires permettent du reste de limiter les dégâts : au Petit Palais, les livres d’heures sont présentés dans la collection permanente, dans des vitrines à couvercle mobile qui les protègent de la lumière. Une telle sélection d’œuvres n’est toutefois pas ordinaire en musée, où la tradition veut que l’on expose seulement des pièces en bon état et la Commission d’acquisition des Musées nationaux prête assez peu son concours à l’achat de pièces trop détériorées. Du reste, la même commission hésite à valider l’acquisition de livres, qui paraissent plutôt trouver leur place en bibliothèque. Thierry Crépin-Leblond, faisant allusion à une exposition temporaire récente organisée par la Bibliothèque municipale de Bourges autour de l’imprimeur et graveur Geoffroy Tory du 20 septembre 2019 au 18 janvier 2020, redoute que les prix, déjà élevés, des impressions de Tory augmentent encore à la suite de cette exposition, tant le Musée d’Ecouen aurait besoin d’en acquérir pour les montrer dans le parcours de visite. Dans un tel contexte, intégrer des livres d’heures à un parcours de visite relève effectivement de la gageure. Un non-sujet, donc, mais qui peut en devenir un à deux conditions. D’abord, en renonçant à sa dimension textuelle. Le livre n’est considéré par les visiteurs que pour ses images, et on pourrait en dire autant d’autres ouvrages imprimés : les recueils poétiques illustrés, par exemple, n’intéressent le public que pour leurs gravures. À ce titre, les vitrines de miniatures détachées constituent un spectacle bien plus évocateur que si ces mêmes miniatures étaient présentées dans les livres d’où elles ont été tirées. L’accumulation restitue l’idée d’une production massive, de thèmes redondants, d’une imagerie principalement religieuse : elle empêche seulement de faire l’expérience d’une lecture d’images à la manière du Moyen Âge, quand ces « peintures étaient dans les livres », selon la formule de François Avril. En outre, les miniatures et les bois gravés offrent l’avantage d’une forte disponibilité. Au Musée d’Ecouen, les miniatures sont nombreuses dans le parcours permanent, faute d’un grand nombre de peintures sur bois ou sur toiles à présenter. Elles, sont en outre, en
59 Th. Crépin-Leblond, Livres du connétable : la bibliothèque d’Anne de Montmorency, catalogue d’exposition, Musée national de la Renaissance et Musée Condé, 18 septembre-16 décembre 1991, Paris, RMN, 1991.
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bon état et fort peu retouchées, à la différence de la « grande peinture ». Le livre d’heures, au milieu d’autres productions manuscrites et incunables, est donc fortement présent dans le parcours à qui veut bien le voir et reconnaître, dans les pièces exposées pour les jalons qu’elles posent dans l’histoire du livre, les supports de pratiques de dévotions individuelles du xve et du xvie siècle. Le livre d’heures peut devenir un sujet à part entière si on lui applique aussi une grille de lecture dans laquelle le public retrouvera des éléments de discours attendus. L’exposition Livres d’heures royaux organisée par le Musée national de la Renaissance en 199360, fondait sur un titre théâtral un propos qui dépassait largement les livres d’heures, et qui entendait plutôt lutter contre le lieu commun selon lequel l’imprimerie aurait chassé le manuscrit. Il s’agissait de montrer la permanence de la fabrication de manuscrits de luxe et d’ateliers importants dans le domaine de la miniature au temps d’Henri II. L’introduction de Myra D. Orth rappelle que les livres d’heures « sont en tous points l’illustration de l’extrême raffinement de la Renaissance française et la manifestation de l’adhésion de leurs commanditaires aux dogmes politiques et religieux du roi et du rayonnement de sa cour ». La commande royale par excellence reste dans le domaine du manuscrit peint, qui est particulièrement pertinent pour les livres commémoratifs, cérémoniels ou de dévotion. On y perçoit le renouveau catholique qui s’amorce à partir des années 1550. Il s’agit, en somme, d’une entreprise de réhabilitation prenant le contrepied d’un « oubli injuste » dans l’histoire de la miniature. L’exposition se proposait enfin d’interroger les usages du livre – livre d’heures ou non – et notamment leur consultation en public plutôt que dans la sphère strictement intime. Le musée pariait donc sur le fait qu’un titre mobilisant l’expression « livres d’heures » devait être séduisant pour le public, et éveiller des représentations mentales fortes, même si le visiteur ne pouvait voir que 10 livres d’heures parmi les 28 manuscrits exposés. Cette exposition avait aussi été imaginée comme un prolongement de l’exposition Quand la peinture était dans les livres qui se tenait à la Bibliothèque nationale au même moment. La publication récente d’un inventaire des livres d’heures imprimés conservés à Ecouen61 montre qu’il est possible de faire de ces livres le cœur d’une réflexion, qui reste malgré tout enserrée dans des problématiques artistiques. Au moment où les travaux sur l’identification des peintres, des modèles et des possesseurs des livres d’heures imprimés se multiplient, mettant en évidence les échanges formels entre l’imagerie peinte des manuscrits et les bois gravés des incunables, une telle publication permet de positionner le musée dans une réflexion qu’il a largement contribué à nourrir62. Les musées nourrissent donc une relation ambiguë à la miniature. Il n’est qu’à voir l’exposition présentée au musée de Cluny au dernier trimestre 2019 sur les coffrets décorés d’estampes63, qui ne fait qu’allusion aux livres d’heures, alors que plusieurs de ces coffrets
60 Livres d’heures royaux. La peinture de manuscrits à la cour de France au temps de Henri II, 23 septembre – 13 décembre 1993, Musée national de la Renaissance, Paris, RMN, 1993. 61 G. Hendel, Les livres d’heures imprimés de la collection du Musée national de la Renaissance, Paris, RMN, 2017. 62 I. Delaunay, « Les Heures d’Ecouen du Musée national de la Renaissance. Échanges entre manuscrits et imprimés autour de 1500 », Revue du Louvre, 1993-1994, p. 11-24. 63 Musée de Cluny, Mystérieux coffrets. Estampes au temps de la Dame à la Licorne, 18 septembre 2019-6 janvier 2020, commissariat Michel Huynh, Séverine Lepape et Caroline Vrand.
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ont sans doute été conçus pour les ranger et les transporter, et se muer ensuite en oratoires domestiques portatifs. Les grandes expositions-dossiers consacrées aux arts à la fin du Moyen Âge et au début du xvie siècle mobilisent évidemment des livres d’heures, voire en font le principal objet à contempler. L’exposition Tours 1500. Capitale des Arts organisée au Musée des Beaux-Arts de la ville en 201264 qui ambitionne de croiser les domaines d’expression artistique (architecture, peinture, sculpture, tapisserie, vitrail, miniature), se replie finalement sur les livres d’heures : le catalogue en décrit 21 parmi les 111 pièces exposées. Il s’agit peut-être d’un choix pragmatique, puisqu’il est plus facile de déplacer des manuscrits que des sculptures ou des retables de dimensions imposantes. Mais ce choix ne se fonde pas sur les collections du Musée des Beaux-Arts : aucun feuillet ou recueil exposé n’en provient, et les commissaires ont sollicité des manuscrits dans les bibliothèques uniquement, en France (Arsenal, BnF, Bibliothèque Sainte-Geneviève, École nationale supérieure des Beaux-Arts, bibliothèques municipales de Tours, d’Angers et de Poitiers), en Angleterre (British Library) et aux États-Unis (Pierpont Morgan Library à New York). Finalement, les musées possédant des miniatures s’avèrent bien embarrassés pour produire une médiation réfléchie de ces objets, et ceux qui n’en possèdent pas sont en mesure de développer des opérations de prestige où les livres d’heures sont abondamment montrés et commentés. Les musées prolongent aussi l’appréciation du livre d’heures dans le champ de l’art et non des formes anciennes de lecture. Ils constituent ainsi un maillon important non seulement dans la vulgarisation historique, mais aussi et surtout dans l’argumentation patrimoniale, en entretenant une représentation très convenue, colorée et fleurie, des livres d’heures dans l’esprit du public qui, laissant de côté les attributions et les datations, n’en retient que l’idée d’images à la fois fragiles et flamboyantes. Le livre d’heures dans les pratiques culturelles, sociales et religieuses des Français Si l’école et le musée relèvent d’une approche institutionnelle de la culture, et délivrent en cela une culture « légitime » qui se veut explicitement rassembleuse, d’autres pôles de diffusion de l’imagerie des Heures apparaissent, pour peu que l’on élargisse la focale aux champs de la culture qui ne relèvent pas de l’intervention de l’État et de ses agents : activités de loisir, sensibilités religieuses, adhésion ou rejet à cette culture légitime. Une telle approche permet de dépasser les résultats du micro-trottoir, en s’appuyant sur eux : le test révélait en effet l’importance de pratiques récréatives, lecture de revues et de beaux livres, fascination pour la réalisation d’enluminures, et de manière plus inattendue, prière personnelle ou en famille. Au fil des recherches, trois cercles producteurs d’images et de discours ayant permis au livre d’heures de conserver cette permanence dans les représentations mentales se sont dégagés : la circulation d’une imagerie religieuse fondée sur les Heures et les miniatures d’anciens manuscrits ; la pratique de l’enluminure amateur, occasionnelle ou régulière ; enfin, les appels au mécénat populaire pour l’acquisition de manuscrits précieux et la réactivité variable qu’ils suscitent. 64 B. de Chancel-Bardelot et al. (éd.), Tours 1500. Capitale des Arts, exposition au Musée des Beaux-arts de Tours, 17 mars-17 juin 2012, Paris, Somogy éditions d’art, 2012.
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Comme le micro-trottoir le montre, il reste une frange de la population, très typée du point de vue de ses caractéristiques sociales et convictionnelles, qui connaît le livre d’heures pour s’en servir encore pour la prière quotidienne. Aussi minime soit-elle, cette part des répondants invite à s’interroger sur la permanence de toute une imagerie répandue à partir des Heures dans le but de conforter la foi : images de dévotion, images-souvenirs de l’initiation chrétienne par exemple. Si le livre d’heures s’éteint au début du xxe siècle et ne connaît que des résurgences occasionnelles ensuite, le projet de l’abbaye d’En-Calcat, en 1952, ayant abouti à l’édition d’un nouveau livre d’heures, a connu un succès certain65. Ce que nul n’observe alors, mais qui nous paraît remarquable, c’est que ce livre d’heures n’est pas illustré. Cette absence d’iconographie, pourtant consubstantielle sinon au genre des Heures, du moins à l’idée que la plupart s’en fait, peut s’expliquer de multiples manières. Un choix économique, d’abord : le papier bible ne se prête pas à l’insertion d’images en couleur. Un choix dévotionnel ensuite : la méditation préconisée s’appuie exclusivement sur des formules liturgiques et non sur le pouvoir d’évocation de l’image. Enfin, ce livre d’heures ne revendique aucune filiation avec les manuels médiévaux. Pourtant, il existe une longue tradition iconographique liée aux Heures, dont la particularité est la relative autonomie de l’image par rapport au texte. Dès le Moyen Âge, l’insertion d’images composées en dehors du projet initial de l’atelier qui a conçu le manuscrit est attestée : au fil des propriétaires, le recueil accueille des images nouvelles, ou déplace les compositions originelles d’un cahier à un autre66. De même, à l’époque moderne, les images ont pu être désolidarisées du texte pour se prêter à d’autres usages, dévotionnels, protecteurs voire thaumaturgiques, indépendants de la lecture du manuel, tel l’affichage dans l’espace domestique. On connaît enfin des cas de livres d’heures publiés au xviiie ou au xixe siècle, « enrichis » de miniatures médiévales ou de gravures modernes découpées dans des livres d’heures anciens. Lors de la vente Lamy, en 1808, apparaît ainsi un lot de « quinze miniatures modernes, dont une d’après Le Sueur, représentant divers sujets de sainteté, propres à être placées dans de beaux livres d’heures »67. La mobilité de ces images, dans le temps, l’espace et les usages qu’elles permettent, est remarquable. La vogue des cuttings dès le xviiie siècle et encore plus au siècle suivant, conjuguée à la naissance d’un référentiel iconographique « gothique » au xixe siècle, invite à penser que l’imagerie religieuse a pu se saisir des modèles offerts par les livres d’heures pour commercialiser, indépendamment des Heures elles-mêmes, des images pieuses inspirées de ces recueils. Les sources manquent pour étayer cette hypothèse et du reste, la filiation entre les Heures et l’image produite reste difficile à prouver, tant les thèmes dépassent largement l’univers des Heures : Annonciation, Visitation, Fuite en Égypte, Crucifixion
65 Voir chapitre 3. 66 Par exemple : V. Podio, « Feuillets enluminés insérés dans un livre d’heures de la Bibliothèque municipale de Grenoble, ms. 650 (8) », Scriptorium, 54 (2000), p. 289-297. 67 Catalogue des livres manuscrits et imprimés des peintures, dessins et estampes du cabinet de M. L… Dont la vente se fera lundi 11 janvier 1808, et jours suivants, à cinq heures très précises de relevée, en la salle de M. Silvestre, rue des BonsEnfants, Paris, Renouard, 1808, lot 2117.
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par exemple. Le xixe siècle, grand siècle marial, a produit d’innombrables images de la Vierge, images traditionnelles des mystères du rosaire ou images nouvelles évoquant les apparitions. L’image industrielle « exprime à sa manière la certitude d’une relation intime avec le monde des anges, des saints protecteurs et d’un divin qui affleure dans la trivialité de l’ici-bas »68. Pour nourrir l’analyse du micro-trottoir, nous nous sommes intéressés aux images de piété actuelles. Ces images empruntent très faiblement au corpus médiéval, même revisité selon des canons esthétiques renouvelés. Elles favorisent une forme de normalisation visuelle des fondements de la croyance tout en se prêtant à une circulation accrue, à plus forte raison lorsque les images sont dématérialisées et diffusées sur Internet. C’est à nouveau du côté d’En-Calcat que la réflexion sur l’apport de l’art ancien et contemporain dans la spiritualité aboutit à une instrumentalisation des Heures anciennes. Le Père Bernard de Chabannes (1901-1993) l’exprime ainsi : « C’est une vraie forme d’apostolat que de publier des œuvres où la Religion et l’Art sont parfaitement unis ; car toutes les images pieuses ne sont pas artistiques et toutes les images artistiques ne sont pas pieuses »69. Le catalogue des images de dévotion publiées par l’abbaye – indépendamment, donc du livre d’heures de 1952 – signale des séries d’images reproduisant des miniatures anciennes issues des Heures. Ces images appartiennent au premier répertoire des Éditions d’art de l’abbaye, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce choix tient sans doute aux goûts personnels du frère alors en charge des éditions, mais aussi au fait que la guerre a fait circuler dans le sud de la France des œuvres d’art conservées à Paris. Il s’insère aussi dans une approche de l’image pieuse qui entretient la référence au Moyen Âge et aux décors flamboyants. Chez les bénédictines de Maredret en Belgique, ainsi, la production de la même période, divisée en séries thématiques, comprend une collection « gothique » qui reproduit, en les revisitant, des miniatures des xive et xve siècles70. Le succès de ces images a incité les moines à reproduire d’autres œuvres d’art, qui ont progressivement éclipsé les miniatures, lesquelles figurent cependant toujours au catalogue des éditions (Fig. 7.5)71. Parmi les images au format 11 × 7,6 cm, toutes empruntées à des œuvres d’art, on trouve des reproductions des « Heures d’Angoulême »72, et des « Heures de Paris » (impossibles à identifier) du xve siècle. Celles-ci sont déclinées en sept images : la messe, l’Adoration des Mages, la Fuite en Égypte, la Pentecôte (la seule où une portion de texte est visible), la Vierge à l’Enfant, la Nativité, l’Annonciation. Les « Heures de Rohan »73 donnent lieu à quatre images, une Présentation au Temple, une Fuite en Égypte, une Vierge allaitant et l’Annonce aux bergers. Les Heures de Rome dites « de Béthune »74 ont donné lieu à l’édition de trois images pieuses : la Nativité, l’Adoration des Mages et la Fuite en Égypte. Près d’une image sur cinq de cette série est donc issue de livres d’heures. Parmi les cartes 68 I. Saint-Martin, « Approches du merveilleux dans la culture catholique du xixe siècle », Romantisme, 170 (2015), p. 23-34. 69 Citation sur le site de l’abbaye [En ligne] : https://www.encalcat.com/le-pere-bernard-de-chabannes_886.php. 70 M. Boidequin, « L’imagerie à l’abbaye de Maredret. Une production monastique au xxe siècle », in Imagiers de paradis. Images de piété populaire du xve au xixe siècle, Bastogne, Musée en Piconrue, 1990, p. 115-136. 71 Échange par messagerie électronique avec le frère Jean-Jacques, 12 août 2019. 72 Paris, BnF, ms. lat. 1173. 73 Paris, BnF, ms. lat. 9471. 74 Chantilly, Musée Condé, ms. 69.
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de format 14,7 × 10,5 cm, on ne relève que deux images : une Adoration des Mages issue des Heures du duc de Berry, sans précision du recueil exact, et une Pentecôte issue d’Heures à l’usage de Paris. Enfin, les cartes de vœux commercialisées par l’abbaye reprennent le même corpus que les petites images pieuses, en vue d’une dissémination à la fois spirituelle et mondaine75. Celle qui a le plus de succès est encore réimprimée : il s’agit de l’Adoration des Mages des Heures d’Angoulême (C776), aux côtés d’autres images de la même époque mais non issues des Heures. Pour les moines comme pour le public, cette distinction ne fait d’ailleurs pas sens : les images appartiennent à un même répertoire iconographique médiéval, qu’elles soient issues d’Heures, du Psautier d’Ingeburge (C806, I423) ou du Missel franciscain (C831, C803). Ainsi, l’imagerie pieuse contemporaine s’appuie sur un corpus très réduit, et n’investit pas le livre. Les scènes les plus célèbres de l’enfance du Christ et des mystères joyeux sont privilégiées pour le consensus qu’elles génèrent parmi les catholiques, hors du dolorisme ou des images de saints moins populaires désormais. Il est vrai aussi que ces images n’ont cessé de circuler dans l’espace public, dans les expositions et les catalogues qu’elles génèrent, dans les publications plus ou moins érudites notamment, dans les fac-similés. Elles constituent aussi une référence importante dans l’exercice de l’enluminure amateur. Les Heures, source d’inspiration pour les enlumineurs contemporains
Aujourd’hui proposée à longueur d’année par les musées et les bibliothèques, la pratique de l’art de l’enluminure en amateur a désormais une longue histoire. On se souvient que l’économie du livre d’heures manuscrit s’est maintenue marginalement au cours des xviie et xviiie siècles. Elle connaît un certain renouvellement au xixe siècle. Celui-ci s’enracine dans la redécouverte du Moyen Âge comme ensemble de codes esthétiques et de valeurs morales et civilisationnelles. Dans la première moitié du xixe siècle, alors que l’Église catholique est en pleine rénovation, l’art chrétien semble nécessiter une revitalisation et c’est dans un Moyen Âge fantasmé que les artistes, en réponse aux commandes ecclésiastiques, puisent des modèles. La peinture religieuse devait permettre de surmonter la rupture avec le passé en réinventant un langage artistique capable d’exprimer le lien de l’individu avec la Création et le renouveau de la culture par la religion. Après le mouvement nazaréen du premier xixe siècle, le « néo-gothique » montre à son tour comment le Moyen Âge constitue un âge d’or chrétien dans le monde moderne. Enfin, la chromolithographie naissante permet de diffuser facilement des images en couleur. Le succès de The Illuminated Books of the Middle Age de Henry Noel Humphreys (1810-1879) avec des planches d’Owen Jones (1809-1874) en 184976 en témoigne à l’échelle européenne. Pour la critique, le livre enluminé constitue une véritable « cathédrale de poche »77, joignant de manière non contradictoire la maniabilité et la monumentalité.
75 Source [En ligne] : https://www.encalcat.com/les-images_148.php. 76 H. N. Humphreys et O. Jones, The Illuminated Books of the Middle Age Londres, Longman, Brown, Green & Longman, 1849. 77 E. Castelnuovo, « La cathédrale de poche, Enluminure et vitrail à la lumière de l’historiographie du xixe siècle », Zeitschrift für Schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte, 40 (1983), p. 91-93.
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Figure 7.5 : image pieuse produite par l’abbaye d’En-Calcat (s. d., 2nde moitié du xxe siècle).
Dans ces conditions, la miniature interroge et connaît un renouveau, en Allemagne avec Johann David Passavant (1787-1861), à Bruges avec Ferdinand de Pape (1810-1885), à Londres avec William Morris (1834-1896)78. En France, ce renouveau implique plusieurs professions. Il y a, d’abord, les artistes et professeurs de dessin, tel Karl Robert (1848- ?), peintre et aquarelliste, qui publie nombre d’ouvrages dont les références esthétiques sont toujours médiévales : La peinture en imitation des tapisseries anciennes (1895) ; Pastel, traité pratique et complet (1896) ; Le fusain sans maître (1897)… Cette compétence lui vaut d’être nommé expert auprès des tribunaux de la Seine pour les manuscrits et livres médiévaux. Il appelle les éditeurs à utiliser l’enluminure, cette « nouvelle école qui certainement dépassera dans le domaine de l’art celle des Impressionnistes qui n’a fait que des œuvres habiles sans portée philosophique »79. Les libraires spécialisés dans le livre rare et plus particulièrement le manuscrit jouent également un rôle majeur dans cette réévaluation de l’art médiéval du livre. Tout en consacrant leurs efforts à consolider le marché et à susciter l’intérêt des collectionneurs, ces libraires plaident auprès d’un plus large public pour la renaissance de l’art de la miniature et de l’enluminure. C’est là que l’on retrouve Alphonse Labitte (1852-1934), déjà cité pour son rôle dans le commerce parisien du livre rare dans la seconde moitié du xixe siècle. Il publie différents manuels pour populariser l’art de l’enluminure : en particulier le Traité élémentaire du blason (1892) ; Les Manuscrits et l’art de les orner, ouvrage historique et pratique… (1893). Enfin, dans ce renouveau, il faut citer le rôle des maisons religieuses qui, alors qu’elles n’avaient joué aucun rôle dans la production de livres d’heures décorés au Moyen Âge, s’emparent de cet objet pour produire des manuscrits contemporains. Le centre le plus actif est celui de Maredret, abbaye bénédictine fondée en 1893. Dès l’origine, un atelier 78 Ch. Ribeyrol, « William Morris et les couleurs du Moyen Âge », Romantisme, 157 (2012), 53-64 ; F. Alibert, Cathédrales de poche ; William Morris et l’art du livre, La Fresnaie-Fayel, Éd. Otrante, 2018. 79 K. Robert, Traité pratique de l’enluminure…, Paris, H. Laurens, 1898 (rééd.), p. 129.
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d’enluminure est installé dans l’abbaye80, grâce aux efforts de la mère Agnès Desclée qui cherche à retrouver les anciennes techniques de peinture. L’essor de cet atelier est le fait de la mère Marie-Madeleine Kerger (1876-1959). Si une partie de cette production manuscrite est destinée au clergé, et particulièrement aux bénédictins, notamment les livres de chœur, de nombreux livres d’heures sont calligraphiés et décorés pour la noblesse belge. Ainsi se généralise, au cours du xixe siècle, le goût pour la miniature médiévale réinterprétée. Cet engouement s’étend à l’ensemble de la société par différents procédés qui sollicitent la sociabilité mondaine. Les salons et expositions en sont l’exemple le plus évident. Durant la seule année 1894, se tiennent trois expositions de miniaturistes à Paris, deux à Lyon, une à Bordeaux, Nice, Nîmes, Périgueux, Sèvres et Toulouse, ainsi qu’à l’étranger, à Anvers, Barcelone, Genève, Milan, Monte-Carlo, Rotterdam, San-Francisco et Vienne81. Ces manifestations sont portées par des structures associatives très actives, à l’instar de la Société des Miniaturistes et Enlumineurs de France, qui expose à Paris, à la galerie Georges Petit, cette même année 1894. Elle renouvelle ensuite l’expérience chaque année. La Société entend régénérer l’art de l’enluminure en s’appuyant sur les réalisations anciennes mais aussi en proposant de nouvelles créations. L’enluminure est « une formule d’art spéciale […] qui vit surtout par le détail » ; parce qu’elle a donné, au xve siècle, une image fidèle de la vie, des décors, des costumes, elle est comprise comme un art réaliste – ce qui est très discutable – et elle est donc, « mieux que l’historiographe, le véritable chroniqueur du Moyen Âge. Elle a fait les marges des livres plus intéressantes et plus vivantes que les livres eux-mêmes », selon Armand Silvestre (1837-1901), alors inspecteur des Beaux-Arts82. Il invite donc les miniaturistes qui exposent à faire comme Fouquet : peindre leur temps. Le comité de la Société rassemble Alphonse Labitte, président-fondateur, et autour de lui une série d’artistes et amateurs d’art : Horace de Callias, Georges de Dubor, Marie Puisoye, Mme Defly… Le bureau rassemble ainsi six hommes et six femmes. Parmi les membres d’honneur figurent Bastard d’Estang, le comte de Laborde, Paul Durrieu par exemple, parmi les érudits les plus actifs dans la redécouverte des livres d’heures au xixe siècle. C’est parmi les membres titulaires que l’on retrouve quelques représentants de la bibliophilie, tels Jean Masson d’Amiens, Périer-Lefranc, Léon Roux, Mlle de Crussol d’Uzès. Parmi les 102 membres actifs, on dénombre 73 femmes, signe de la forte féminisation de cet art. La principale activité de la société est l’organisation de l’exposition annuelle. Le catalogue de 1899 présente 101 compositions, principalement profanes, relevant du genre du portrait ou de la nature morte. L’inspiration religieuse, conformément aux injonctions d’Armand Silvestre, y est étouffée. Tout au plus découvre-t-on un cadre avec huit compositions intitulées Psaumes de la pénitence, dues au pinceau d’Adolphe Alcan, déjà présent dans les expositions précédentes. Charles Gilbert, conservateur du Musée de Toul, présente une Annonciation « style xve siècle »
80 D. Vanwijnsberghe, « Un art très ‘monastique’. L’atelier des bénédictines de Maredret de 1893 à 1940 », in Th. Coomans et J. de Mayer (dir.), Renaissance de l’enluminure médiévale. Manuscrits et enluminures belges du xixe siècle et leur contexte européen, Louvain, Leuven UP, 2007, p. 294-309. 81 Le coloriste enlumineur, 1er année, no 12, 15 avril 1894. 82 Cinquième exposition de la société des miniaturistes et enlumineurs de France, ouverte du 25 janvier au 6 février 1899 de 10 heures à 6 heures, Paris, E. Bernard et Cie, 1899, p. 7.
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aux côtés d’une Jeanne d’Arc chez le sire de Baudricourt. La production des amateurs se répartit en trois catégories : les peintures associées à des événements (menus, faire-part, diplômes, livres d’or par exemple), celles qui enjolivent des objets du quotidien, comme des écrans de cheminée ou des éventails ; enfin des livres de prière, principalement des livres d’heures. À leur usage, des boutiques spécialisées en dessin vendent la « boîte de l’enlumineur. Contenant le matériel complet nécessaire à l’enluminure et l’ornementation des livres d’heures ». Des cours sont organisés par des maîtres, notamment Luc-Anatole Foucher (1851-1923). Des revues structurent le champ de la pratique amateur. Le Coloriste enlumineur, publié par Desclée de Brouwer, paraît le 15 de chaque mois, au prix de 15 francs annuels l’abonnement. Le premier numéro paraît le 15 mai 1893. L’éditeur met à disposition des lecteurs ses ateliers et ses presses. Il entend instruire les amateurs « soit sur des procédés inconnus d’eux, soit sur l’outillage qui leur serait nécessaire, soit encore sur les ouvrages techniques qui pourraient les intéresser »83. Le journal propose des cours séquencés sur les couleurs, les recettes pour faire l’or bruni, l’outillage, l’organisation de la table de travail par exemple. Il comporte aussi une rubrique de questions / réponses et propose des exercices pratiques, avec des planches à peindre, armoiries, lettrines, grandes scènes ou menues réalisations. Dans la même veine, et sous la houlette d’Alphonse Labitte, paraît aussi à partir de 1889 L’Enlumineur, dirigé par Joseph Van Driesten (1853-1923), peintre héraldique alors connu en France pour ses recherches sur les pigments et les recettes de fabrication des coloris utilisés par les miniaturistes. L’Enlumineur devient l’organe de la Société des miniaturistes et enlumineurs à sa création. D’ailleurs, le journal relaie le contenu des cours que Van Driesten donne les mardis et les jeudis matin pour les dames84, si nombreuses dans la Société. Il décrit le matériel à posséder et organise des concours pour stimuler la créativité des abonnés. Le premier numéro, le 1er février 1889, donne le cadre et les ambitions d’un tel périodique. Partant du constat que « l’enluminure reparaît de nos jours avec toute la fraîcheur de la nouveauté » après un oubli de trois cents ans, il entend tenir à distance les modèles médiévaux dont la notoriété empêche les artistes de se faire reconnaître comme tels. Une tribune de Karl Robert donne le ton : il s’agit d’inventer une nouvelle miniature au xixe siècle. La miniature entend être une réaction contre la grande peinture. L’Enlumineur croit qu’il est possible de faire de la grande peinture en petit, qu’il est possible aussi de faire du fini sans être forcément mièvre et mesquin, et qu’un jour viendra où bien des amateurs préféreront une collection réunie dans un livre à ces immenses toiles, pétards faits pour attirer l’attention dans nos salons annuels et dont le moindre défaut est de tenir de la place85. Cette profession de foi est toutefois battue en brèche par les attentes des lecteurs, qui cherchent plutôt à reproduire des livres de prières. Pour y répondre, le premier exercice proposé aux lecteurs est un missel dont les motifs ont été dessinés par Alphonse Labitte, dit « Missel aux papillons », sans doute pour flatter les envies du public. Un 83 Le Coloriste enlumineur, 15 avril 1894, no 12. 84 L’Enlumineur, mars 1889, no 2, p. 11. 85 L’Enlumineur, juillet 1889, no 6, p. 42.
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missel, pas un livre d’heures : cela n’a rien d’étrange au début des années 1890, quand le livre d’heures disparaît des librairies religieuses au profit de livres d’offices généralistes. Cette tension entre tradition revendiquée par les praticiens et l’innovation espérée par les chefs de file de cet art apparaît à toutes les pages de L’Enlumineur et, de manière plus discrète, du Coloriste Enlumineur. Les livres de culte sont une concession faite au goût du public, invité par ailleurs à préférer les scènes militaires, les scènes de genre et les décors héraldiques. Ces revues, associées à des événements artistiques et à des associations, soutiennent la pratique de l’enluminure comme un fait social, et non pas seulement comme un fait dévotionnel plébiscité par les pensionnats pour jeunes filles. En entretenant une sociabilité mondaine autour de ce loisir, elles font aussi de l’enluminure un objet de débat. Ce n’est pas le cas des nombreux manuels qui paraissent au même moment. Dans L’Art de l’enluminure, Alphonse Labitte constate qu’il s’agit surtout d’une occupation féminine et réserve donc une grande place aux livres d’heures, justement, sans doute, parce qu’il s’adresse aux femmes dont c’est une forme de spécialité. Au même moment, Karl Robert publie son Traité pratique de l’enluminure, en 1888 d’abord, puis à nouveau en 1891 et 1898. Il s’agit, comme le traité de Labitte, d’un ouvrage purement pratique, fournissant les recettes de la pâte à dorer, du blanc d’Espagne ou du bol d’Arménie. Prenant acte de l’intérêt pour l’enluminure chez les jeunes filles, initiées à cet art par les maisons religieuses, il souligne au contraire, parmi les « travaux intéressants », les « livres d’heures, canons d’autels et images en vue de mariage et de souvenir de première communion »86. Dans ses « leçons écrites » il signale d’excellentes sources d’inspiration, en particulier les Heures. Sainte messe et vêpres suivies des cérémonies de la messe de mariage… publiées à Paris par Bouasse-Lebel et Massin, éditeurs installés rue Saint-Sulpice, au cœur créatif et marchand d’un nouvel art religieux87. Il fait aussi la publicité du Livre d’heures d’Aline Guilbert, imprimé chez Gruel et Engelman, imprimé à 500 exemplaires et 12 sur parchemin, pour être mis ensuite en couleur par leurs acquéreurs88. Il propose la réalisation d’une page particulièrement représentative et expose : « Pour exécuter la miniature de cette feuille, on devra commencer par peindre toutes les tiges et les feuilles des petites plantes qui forment l’ornementation en vert clair, que l’on obtiendra avec une pointe de vert mélangée à la gouache assez liquide de façon qu’elle ne forme pas d’épaisseur sur le papier. » Après trois pages de description et une planche en noir et blanc de modèle, il conclut : « on voit qu’en suivant la même méthode, il est aisé de peindre les autres feuilles du même ouvrage. Il suffit de modifier le ton local de chaque feuille et de donner à celle-ci une harmonie particulière ». Labitte aussi recommande d’utiliser les livres avec dessin au trait vendus par des libraires, en privilégiant ceux qui sont copiés d’anciens manuscrits, pour éviter les mélanges stylistiques du plus mauvais effet et fournit des exemples d’encadrements fleuris, de bordures, d’initiales, de boutsde-ligne, de grotesques tirés de livres d’heures médiévaux pour nourrir l’ornementation d’Heures contemporaines.
86 K. Robert, Traité pratique de l’enluminure…, op. cit., p. 9. 87 Ibid., p. 117-119. 88 Ibid., p. 103-106.
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Cette pratique féminine, mi dévote, mi mondaine, est attestée jusqu’au début du Le livre d’heures manuscrit et décoré fait partie des objets que la future épouse prépare pour son mariage, à moins qu’une mère ne fasse ce travail pour l’offrir ensuite à sa fille. L’apprentissage de ces techniques dans des milieux homogènes, l’apparition de manuels et de revues pour enlumineurs amateurs et enfin le goût partagé pour le néo-gothique ont contribué à standardiser les motifs et la manière de les interpréter. À l’inverse des Heures manuscrites médiévales et modernes, ces productions contemporaines sont très difficiles à repérer et partant, à quantifier. Il semblerait, au moins, que la diversité soit de mise, à rebours de la standardisation qui affecte les Heures imprimées au xix e siècle. Léonie Thiersonnier, en 1873, calligraphie et illustre un livre d’heures pour le mariage de sa sœur Jeanne Clémence Guillemine Thiersonnier avec Ambroise Jacobe de Haut de Sigy, célébré à Paris, en l’église Saint-Pierre de Chaillot le 6 août 1873 par l’archevêque d’Aix-en-Provence en personne. Léonie a consacré 26 pages au calendrier et aux fêtes des saints, sous le titre « Souvenirs » et 56 au « Missel ». Le manuscrit compte donc au total 88 pages de vélin, et l’ensemble des feuillets a été relié aux armes des Jacobe de Haut de Sigy et Thiersonnier, en affectant la forme d’un livre médiéval, avec fermoirs et coins métalliques89. Jeanne Marie Marguerite Berton réalise pour son mari Charles Marie Paul Assallant, entre juin 1904 et septembre 1907 un travail similaire, comportant 80 feuilles calligraphiées et décorées à la gouache dont 36 avec une illustration en pleine page (Fig. 7.6). S’inspirant de miniatures bourguignonnes du xive siècle, à grand renfort de bordures dorées, bleues vertes et rouges, comme elle le confie elle-même dans son travail90, elle regroupe l’ordinaire de la messe, les actes et prières pour la communion et les prières de la cérémonie du mariage. Il s’agit à la fois d’une démonstration de virtuosité et d’un geste intime et familial. Si les pratiques d’enluminure amateur dans la première moitié du xxe siècle ont laissé peu de traces, peut-être parce qu’elles sont alors moins vigoureuses – il n’existe plus semble-t-il de revues spécialisées – elles sont plus aisées à mesurer pour la période très contemporaine. Au moins une quinzaine d’ateliers à travers la France proposent stages et formations au grand public désireux de s’initier à ces pratiques qui sont plébiscitées parce qu’elles exigent des compétences peu valorisées par la société actuelle, notamment la patience et l’absence de recherche de rendement. Une recherche internet sur 14 sites d’enlumineurs a permis de dégager quelques éléments qui témoignent de la fonction du livre d’heures comme point de référence du travail de l’enluminure. Il importe d’abord de souligner que depuis quarante ans, l’existence d’une formation en deux ans, dispensée par l’Institut supérieur européen de l’enluminure et du manuscrit situé à Angers, a fortement structuré la reconnaissance de l’enluminure en art et légitimé la profession d’enlumineur, avec le label « enlumineur de France ». Cet institut supérieur privé, qui forme une quinzaine d’élèves par an aux métiers du dessin, de l’illustration et de l’édition, a renouvelé les conditions d’exercice de l’art de l’enluminure, sans empêcher xxe siècle.
89 En vente chez Antiquariat INLIBRIS Gilhofer Nfg. GmbH (Vienne, Autriche) (6 août 2019). 90 « Les enluminures du xive siècle proviennent de différents Missels de la vie des Saints de Firmin Didot, du mois pittoresque et littéraire de l’art de l’enluminure de Labille et du recueil de Guillot » : [livre d’heures], en vente chez Rulon-Miller Books (St. Paul, MN, États-Unis).
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évidemment les amateurs de s’y initier. La majorité des artistes qui enseignent aujourd’hui l’enluminure se revendiquent de cette formation. Ensuite, l’exploration des sites internet d’enlumineurs révèle l’importance des stages et des ateliers, organisés en partenariat avec des établissements monastiques ou des équipements culturels, musées et bibliothèques principalement. L’Atelier de Recherches et d’Application Enluminures Médiévales et Peintures traditionnelles, situé dans les Vosges, délocalise ses stages à l’abbaye d’Oelenberg (68), à l’abbaye Notre-Dame de Fidélité (13), à l’abbaye Notre-Dame de Tournay (65), et au monastère des clarisses de Cormontreuil (51). Marie et Roger Gorrindo, respectivement enlumineure et calligraphe, sont invités par les musées et bibliothèques de la région lyonnaise pour initier les publics à leur art. Les enlumineurs revendiquent de perpétuer, en le renouvelant, une tradition médiévale, s’inscrivant ainsi consciemment dans l’engouement généralisé pour le Moyen Âge et les imitations qu’il permet. « Revivez le Moyen Âge » promet Claudine Brunon sur son site, elle qui se fait d’ailleurs appeler « Dame Chlodyne » pour « faire médiéval ». Thierry Mesnig, en Alsace, propose ses stages dans le cadre d’une compagnie de reconstitution historique (les Hanau-Lichtenberg) « permettant ainsi une osmose entre création et archéologie expérimentale, ce qui me permet de présenter mon travail en costume ou en ‘civil’ tout en collant à l’historique de mon personnage et du matériel reconstitué que j’ai élaboré », nous a-t-il expliqué91. Dans ce contexte, la référence aux livres d’heures est extrêmement ambiguë. C’est l’ouvrage par excellence à copier, mais surtout pour les bordures et les lettrines, qui sont rarement spécifiques aux Heures ; les miniatures profanes sont parfois reproduites ou revisitées, comme ce « Repas du Duc » de Martine Saussure-Young qui s’est inspirée d’un détail de l’image de janvier du calendrier des Très Riches Heures du duc de Berry pour honorer une commande. D’un format 10 × 10, réalisée sur parchemin avec de la feuille d’or et des pigments traditionnels (lapis lazuli, azurite, cinabre, indigo, gaude, ocres jaune et rouge, terre ombre calcinée, noir de fumée, blanc de titane)92, cette image ne permet pas d’identifier à travers elle la longue tradition des Heures. Leur dimension religieuse n’est prise en compte que lorsque le stage se déroule dans une maison religieuse ; elle accompagne alors une démarche spirituelle de prière. Le stage de perfectionnement proposé par l’atelier Mesnig, en Alsace, dépasse la simple pratique (préparation de la feuille de parchemin, dessin, pose de l’or…) pour aborder l’iconographie médiévale et la mise en page, l’art des livres d’heures et la réalisation d’un travail personnel complet. Il se déroule à l’abbaye Notre-Dame d’Olenberg pendant l’été93. Mireille Ballivet-Gaudin, enlumineure, prend pour modèle, en 2016, les Belles Heures de Jean de Berry, dont elle reproduit les psaumes pénitentiels, l’office de la Vierge, les Évangiles et le cycle de sainte Catherine. L’ensemble de ses travaux s’inscrit dans la tradition religieuse, sans revendication spirituelle. C’est aussi la démarche de Denis Girard, enlumineur et graveur, qui a reproduit partiellement les Heures de Simon de Varye, celles de Catherine de Clèves et celles
91 Échange par messagerie électronique, 12 octobre 2019. 92 [En ligne] : https://www.enluminure-or-et-caracteres.fr/enluminure-calligraphie-medievale/. 93 [En ligne] : http://www.enlumineur.com/les-stages.html.
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Figure 7.6 : « Heures, prières choisies », manuscrit réalisé en 1907, composé de 42 pages enluminées ; travail féminin anonyme (collection privée)
d’Anne de Bretagne pour des expositions94. Finalement, pour les enlumineurs et leurs stagiaires, le livre d’heures est par excellence le modèle à suivre, mais débarrassé de toute considération religieuse. Benjamin Rialtey y voit une « inépuisable source d’inspiration dans les cours et stages que je donne, mais [elles] ne sont qu’une infime partie. En effet, j’ai tendance à pousser la créativité, ils ne sont là bien souvent qu’en support visuel. Des outils pour apprendre les drapés, les frises, les ornements dans une veine médiévale »95. Si les Très Riches Heures du duc de Berry, les Heures de Bedford, de Marguerite d’Orléans ou de Marguerite de Savoie constituent les références indispensables, elles sont fort peu contextualisées. Les explications données aux stagiaires – et plus généralement sur les galeries d’images de sites web d’enlumineurs – ne permettent pas à l’enlumineur amateur de se faire une idée très précise de ce qu’est un livre d’heures et des usages qu’ils ont permis au long des siècles, certains formateurs estimant qu’un amateur d’enluminure sait forcément ce qu’est un livre d’heures, tandis que d’autres, comme Marie Nuel établie à Valence, considère qu’un cours d’enluminure n’est pas le lieu propice pour une conférence historique, tout en admettant que les stagiaires ignorent en réalité ce qu’est un livre d’heures et à quoi il sert96. Certains enlumineurs revendiquent par ailleurs d’être des passeurs de techniques, et non pas des historiens, et s’estiment non légitimes pour des exposés sur l’histoire du livre manuscrit, à l’instar d’Annie Bouyer, enlumineure en Charente97. Le répertoire d’images proposé aux stagiaires, à partir d’images numériques cueillies sur le web et de planches de fac-similés, doit seulement encourager la créativité et permettre de nouvelles compositions. Elles ne sont donc qu’un prétexte à s’approprier 94 95 96 97
Échange par messagerie électronique, 2 octobre 2019. Échange par messagerie électronique, 27 septembre 2019. Échange par messagerie électronique, 10 octobre 2019. Échange par messagerie électronique, 3 octobre 2019.
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des techniques et des gestes, comme le souligne Thierry Mesnig à propos de sa propre pratique artistique : Pour preuve, je travaille actuellement sur un nouveau projet s’inspirant du Livre de Margarete von Rodemachern (Das Gebetbuch der Margarete von Rodemachen Q59 bib de Weimar). Ne voulant pas faire un simple fac-similé de l’ouvrage mais voulant implanter ma création dans mon espace géographique, j’ai compilé de nombreux calendriers de psautiers et livres d’heures présents à la BNU afin de recréer un calendrier à l’usage de Strasbourg pour ma période de prédilection. Sans aller jusqu’à ce niveau de sophistication, les stagiaires sont invités à dépasser la copie servile pour proposer une réinterprétation d’images anciennes parmi lesquelles celles des livres d’heures ne sont pas clairement désignées. Le fractionnement est poussé à l’extrême, comme en témoigne Sandra Clerbois, enlumineure dans le Tarn-et-Garonne : « Dans les livres d’heures je peux soit être intéressée par la miniature, soit par la composition, soit par le décor de marge, soit par les signes astrologiques des calendriers, ils me servent à illustrer mes propos à proposer des projets pour les élèves, à montrer des modèles »98. Tous les propos recueillis convergent du reste vers cette approche du livre d’heures, au même titre que n’importe quel manuscrit enluminé du Moyen Âge. Et quand les stagiaires choisissent spontanément comme modèle une image tirée d’un livre d’heures, ils ignorent le plus souvent cette provenance et quand ils la connaissent, elle ne compte pas dans leur choix, suggère Sylvie Constantin, animatrice de l’atelier Or et Pigments dans le Var99. Les livres d’heures font l’objet d’une acculturation à travers « les supports de la culture bricolée, appartenant à des formes légitimées, commercialisées, mais aussi des formes sans conclusion, ouvertes et délaissées »100, qui tirent leur respectabilité de l’enracinement dans un Moyen Âge fantasmé. L’art de l’enluminure pratiqué par des amateurs depuis le xixe siècle a gardé vivace la force d’évocation de l’expression « livre d’heures », en associant des images fortes liées en partie au répertoire proposé par l’école, et l’idée d’un travail minutieux et d’une technique exigeant une longue pratique. Désormais indépendant de tout débat esthétique ou artistique, il appartient au vaste champ des médiévalismes101 qui invitent le public, par le biais des reconstitutions architecturales, du maniement des armes ou des ambiances convenues, à explorer le passé par des expériences sensorielles et corporelles inédites. Dans un autre ordre d’idée, le succès récent des appels à financement participatif visant l’acquisition par des institutions nationales de livres d’heures relève de cette même expérience du Moyen Âge comme période qui fait sens dans la société contemporaine, et qui doit en expliquer les contradictions religieuses, culturelles et politiques.
98 Échange par messagerie électronique, 30 septembre 2019. 99 Echange par messagerie électronique, 30 septembre 2019. 100 G. Régimbeau, « Les albums de l’enluminure médiévale sur les réseaux sociaux numériques », in La Fabrique du patrimoine écrit…, op. cit., p. 254-270. 101 V. Ferré, « Médiévalisme et théorie : pourquoi maintenant ? », Itinéraires. Littérature, textes, cultures, 3 (2010), p. 7-25.
le livr e d’heur es et le public : histoire d’une rencontre Le livre d’heures face au mécénat populaire
Le rôle des donateurs dans l’enrichissement des bibliothèques et des musées a consacré très tôt, dès le xviiie siècle et plus encore, à partir du Second Empire, la figure du mécène, riche et désintéressé, remettant aux mains de l’État tout ou partie de sa collection pour la nationaliser et en faire profiter le plus grand nombre. Cette opération, on l’a vu, visait et vise encore à inscrire le nom du bienfaiteur en lettres d’or dans l’univers de la culture et des biens qui balisent cette culture ; le mécénat est, à ce titre, une véritable opération de communication. Son importance dès qu’il s’agit de manuscrits médiévaux montre la force d’évocation de ces objets, qui sont indissolublement liés à l’idée de mécénat, qu’il soit princier comme au Moyen Âge, ou bancaire et industriel, comme au xixe siècle. Cette activité concourt à dorer le blason des sociétés de service ou de production de biens en modifiant positivement leur image. Le cas, très particulier, de la Société des Manuscrits des assureurs français (SMAF), l’illustre bien. Cette société est créée en 1978 par Guy Verdeil, alors président de Gan, en coordination avec la direction de la BnF et le Département des manuscrits. La SMAF rassemble dans son capital une grande partie des sociétés et mutuelles d’assurance françaises et se propose de coopérer avec l’État pour la gestion et la préservation du patrimoine national manuscrit, en profitant d’une disposition du Code des Assurances, selon laquelle le capital de la société et son fonds documentaire représentent une provision technique au plan fiscal. La conservation et la gestion de la collection, ainsi que sa tutelle artistique, sont confiées à la Bibliothèque nationale, qui y trouve un moyen de maintenir en France des manuscrits que l’État ne peut préempter et que la Bibliothèque ne peut acquérir. Ce partenariat relève donc d’une économie mixte publique-privée. En 2001, la valeur globale de sa collection est de 13,5 millions de francs. Parmi les 16 manuscrits médiévaux, ont été acquis 7 livres d’heures et 2 recueils de prières qui ne contiennent pas l’office de la Vierge, mais tout le reste des Heures (calendrier, suffrages, extraits des évangiles…)102. Cette société n’est plus active aujourd’hui. Mais depuis dix ans, une nouvelle forme de mécénat, fortement détournée de son sens initial, s’est imposée : celle qui sollicite la participation de tous les citoyens. Les musées ont été les premiers à recourir au crowdfunding et les bibliothèques leur ont emboîté le pas. Or, ce phénomène repose sur une médiatisation forcée de l’objet qui nécessite un soutien financier ; il s’agit de séduire la foule des anonymes par une communication de masse, et susciter en conséquence des dons en vue d’un objectif précis. Le public est désormais habitué à ces sollicitations. Le crowdfunding au service de la culture a été pointé du doigt comme un signe de désengagement de l’État dans le financement de la culture et un moyen de pallier la baisse des budgets103. Si cette baisse est réelle, elle nous semble une explication simpliste du recours au financement participatif ; celui-ci, en effet, ne vise pas le financement de la culture, mais l’acquisition ou la restauration de biens culturels. Dans cette perspective, il conduit à une redistribution des rôles. L’État décrète ce qui entre ou non dans le périmètre patrimonial, les équipements culturels cherchent ensuite des modes de financement qui 102 SMAF, Manuscrits du Moyen Âge et manuscrits littéraires modernes. La collection de Société des Manuscrits des Assureurs français, Paris, SMAF, 2001. 103 S. Guesmi et al., « Crowdfunding et préservation du patrimoine culturel », Revue française de gestion, 42 (2016), p. 89-103.
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engagent l’État, les finances propres des institutions de conservation, les collectivités territoriales (parfois), les entreprises et les particuliers sommés de manifester ainsi leur attachement aux biens patrimoniaux104. Cette procédure de financement semble plutôt un moyen intentionnel d’impliquer le public dans la gestion patrimoniale en suscitant une responsabilisation à l’égard de « communs » culturels. Elle est une manière symbolique de sortir les biens culturels d’un système strictement marchand où l’État ne serait qu’un client des libraires et des commissaires-priseurs, en associant le public à cette économie. Si ce procédé ne concerne pas uniquement les livres d’heures, ni, du reste, uniquement les livres et manuscrits, il nous intéresse ici parce qu’il a été appliqué, à deux reprises au moins, à des livres d’heures d’exception et il permet donc de mesurer des formes anonymes d’intérêt et plus encore, d’engagement à l’égard du patrimoine écrit. Cet engagement est fortement conditionné : le financement participatif repose sur une démarche pédagogique et communicationnelle forte, obligeant l’opinion à reconnaître des « trésors » là où on lui dit d’en voir. Parmi les appels au financement participatif les plus récents, deux cas d’acquisition de livres d’heures émergent, que tout réunit et que tout oppose. Il s’agit de l’opération de financement du livre d’heures de Jeanne de France par la BnF en 2012, et de celle qui visait l’entrée au Louvre du livre d’heures de François Ier en 2017. Tout les rapproche, et si ces deux campagnes n’ont aucun rapport l’une avec l’autre, il est possible que la première ait favorisé le succès de la seconde en faisant reconnaître par l’opinion publique la valeur culturelle d’un livre d’heures et en popularisant l’expression. Ces recueils procèdent tous deux de commandes princières pour être offertes à des femmes de pouvoir. Le livre d’heures dit « de François Ier » a été réalisé à la demande du roi pour sa nièce Jeanne d’Albret et le livre d’heures « de Jeanne de France » a été réalisé dans les milieux curiaux du Val de Loire pour Marie de Bretagne, et remanié pour sa cousine Jeanne, fille de roi de France, à l’occasion de son mariage avec Jean de Bourbon. Au-delà de ces similitudes, ces livres d’heures présentent beaucoup de différences matérielles, historiques et administratives. Le premier est un bibelot clinquant qui a sans doute peu servi à prier, le second porte des traces d’usage très visibles, des manques de peinture à l’endroit où les doigts de Marie puis de Jeanne ont tenu ouvert le livre. Le premier est entré en France après un long séjour à l’étranger, le second s’y trouve depuis toujours ou presque, et a donc fait l’objet d’un classement « trésor national ». Le premier a fini sa course en musée, le second en bibliothèque. Si ces deux institutions jouissent d’une immense notoriété, le Louvre éveille probablement plus de connivences dans l’opinion, du simple fait qu’il est ouvert au public sans distinction, alors que l’accès à la BnF est conditionné par une accréditation et l’obtention d’une carte de lecteur. Les sommes requises, enfin, sont très dissemblables : le Louvre, alors coutumier de ce genre de sollicitation – c’était alors sa 8e campagne de mécénat populaire – devait réunir un million d’euros quand la BnF, qui s’emparait de ce procédé pour la première fois, ne cherchait « que » 250 000 euros. Les moyens, du reste, ne sont pas les mêmes. Au service des campagnes annuelles « Tous Mécènes », le Louvre a favorisé l’éclosion d’une véritable start-up, une équipe projet pilotant la campagne de
104 Voir les cas présentés dans N. Bettio et P.-A. Collot (éd.), Le financement privé du patrimoine culturel, Paris, L’Harmattan, 2018.
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bout en bout, en concertation avec le service communication du musée, le service des collections et la comptabilité. L’équipe coordonne, mais ne participe ni à la sélection de l’œuvre qui bénéficiera de la campagne, ni à la production du discours qui va faire le succès de l’appel. Cette enquête sur l’adhésion des Français à ces campagnes de financement repose sur l’examen du matériel de communication déployé dans l’espace public tout au long de l’opération, sur deux entretiens menés avec les responsables du service mécénat du Louvre et de la BnF105, enfin sur les statistiques concernant les donateurs que la Délégation au Mécénat de la BnF a bien voulu nous communiquer – le Louvre n’ayant pas répondu à notre sollicitation à ce propos. Ces différents éléments permettent de saisir les ressorts d’une argumentation qui doit faire vibrer le public et la réceptivité de ce public à ce discours. Deux cas, deux discours. Le livre d’heures autorise des récits divergents, mais toujours propres à flatter le goût du public pour le spectacle et l’imaginaire historique. Le matériel communicationnel des deux institutions croise quatre types d’arguments. Le premier – qui figure toujours en tête des documents produits, communiqués de presse, flyers, bons de promesse de don – insiste sur les avantages personnels que retirera le donateur de cette opération. Le mécénat, terme employé à dessein même s’il ne s’applique qu’imparfaitement dans cette situation, est un acte de prestige, associé à une forme de célébrité. Donner au Louvre ou à la BnF, c’est un peu se comporter en Rothschild, en somme. Comme l’expriment Cyril Bertrand et Bartosz Jakubowski à propos des pratiques de crowdfunding, dans et en dehors de la culture, « le fric, c’est chic »106. Les prospectus de la BnF commencent par « Devenez mécène » et ce, selon l’invitation de Bruno Racine, alors directeur de la bibliothèque, « quels que soient [vos] moyens » ; ceux du Louvre, par l’expression « Tous mécènes ». Cette dernière formule nous paraît plus polysémique : elle joue non seulement sur le prestige, mais aussi sur l’idée d’un mouvement collectif, voire militant. Celui qui donne s’insère dans une vaste foule qui peut exercer une forme de pouvoir public. D’ailleurs, le communiqué de presse fournit un rappel chiffré du succès des campagnes précédentes, pour faire le lien entre tous ces donateurs et les rendre visibles par leur nombre. Apporter son concours financier à une telle opération, c’est aussi recueillir individuellement une parcelle d’un « trésor » collectif. La campagne menée par la BnF met en avant le statut « Trésor national » du livre d’heures, sans expliquer en quoi il consiste, mais la formule est suffisamment forte pour éveiller dans le public l’idée d’un bien commun d’exception. Si le Louvre ne peut recourir au même procédé, puisque le livre d’heures de François Ier n’a pas ce statut, il insiste plutôt sur la nécessité d’un « retour en France » qui est aussi un juste retour des choses. Il s’agit en quelque sorte de restaurer l’adéquation entre provenance d’un objet et lieu de conservation, qui se nourrissent l’un de l’autre. Une seconde catégorie d’arguments concerne le caractère exceptionnel des documents. Il faut en effet convaincre le public qu’il ne participe pas à une cagnotte pour un vulgaire volume produit en série. Développant les traits déjà mis en exergue dans l’argumentation du classement Trésor national, les supports de communication de la BnF mettent en valeur la 105 Entretiens avec Kara Lennon-Casanova, responsable du mécénat public à la BnF (15 février 2019) et avec Dina Wajsgrus, son homologue du Louvre (20 mars 2019). 106 C. Bertrand et B. Jakubowski, « Le fric, c’est chic : panorama du crowdfunding en 2016 », Annales des MinesRéalités Industrielles, 2016, p. 38-43.
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préciosité du livre d’heures de Jeanne de France, en soulignant sa « qualité d’exécution », le « rang royal de sa destinataire », les éléments qui composent un « ensemble d’une extrême richesse », tout en avançant le nom de Fouquet pour deux peintures de l’office de la Passion (en réalité plutôt un élève de Fouquet) tandis que le miniaturiste, le Maître de Guillaume Jouvenel des Ursins, est surnommé « le jeune Fouquet ». Il n’est pas certain que le grand public connaisse le nom de Fouquet, mais parmi les récepteurs de ce discours, si un seul nom de peintre de manuscrits du xve siècle est connu, c’est sans doute celui-ci, avec les frères de Limbourg deux générations plus tôt. Le manuscrit est « soigneusement calligraphié » et orné d’un « ravissant décor de bordures à rinceaux de feuillages verts ou dorés ». On y voit des animaux « malicieusement croqués » et des personnages masculins très réalistes. Cette description permet de se faire une idée visuelle de la beauté de ce « petit bijou », idée soutenue par quelques images extraites du livre d’heures. Un champ lexical équivalent est mobilisé par le Louvre, que nous avons déjà décrit. Il concerne plutôt la « somptueuse reliure d’or émaillé, enrichie de pierres précieuses et de deux grandes plaques de cornalines ovales gravées en intaille ». Le livre d’heures « est non seulement un chef-d’œuvre de l’orfèvrerie française sous le règne de François Ier, mais également un monument de la joaillerie ». Sa rareté est soulignée au regard de la dispersion des biens des Valois dès la fin du xvie siècle. Si les deux livres d’heures n’ont pas les mêmes raisons de fasciner le donateur potentiel, ils ont en commun le haut niveau d’exécution artistique dont ils témoignent. Une troisième catégorie d’arguments vient tisser, pour chacun des deux recueils, une histoire qui doit faire rêver. Le livre d’heures de Jeanne de France est un « volume chargé d’histoire » qui mobilise plusieurs ressorts de l’imaginaire médiéval : le face à face d’un roi et de sa fille (deux figures classiques des contes de fées), le mariage de la princesse « avec un brillant chevalier, qui s’était illustré lors des opérations de recouvrement de la Normandie et de la Guyenne sur les Anglais entre 1449 et 1452 », la personnalisation du livre d’heures comme un talisman familial, avec l’ajout d’écus mi-parti Bourbon et France, enfin la représentation de la princesse en prière devant la Mise au Tombeau. Des travaux ultérieurs, plus approfondis et plus prudents, ont conclu que ce n’était pas Jeanne, mais sa cousine Marie qui était ainsi représentée. Il n’en reste pas moins que dans le recueil, comme dans d’autres livres ayant appartenu à Jeanne, on observe à plusieurs reprises le dessin de la genette, petit animal domestique dont le nom constitue un jeu de mot avec le prénom de la princesse ( Jeannette). Pour Kara Lennon-Casanova, déléguée au mécénat à la BnF, ces éléments ressortent d’une appréciation affective du manuscrit par les agents de la BnF eux-mêmes. Tous ceux qui l’ont vu à la BnF auraient eu le « coup de cœur » pour ce petit recueil et pour son histoire si touchante, jusqu’à en faire le « petit chouchou » du département des manuscrits – où il n’était pas encore. La force de persuasion de la BnF tiendrait donc à cet engouement collectif, intra muros, pour ce petit livre d’heures, ressenti comme un objet familier de la princesse, un cadeau de mariage, témoignage d’affection au sein de la famille royale : un « geste auquel on peut s’associer », « reflet d’un instant familial et en même temps national », comme l’a précisé la responsable au cours de notre entretien. Le livre doit susciter cette émotion dans le public et devenir une véritable rencontre avec l’histoire, en marge des batailles de la guerre de Cent ans, dans les pièces les plus intimes des palais princiers. Du reste, les faits historiques, très brièvement rapportés dans les supports de communication, n’ont pas tellement d’importance : ni la
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guerre franco-anglaise, ni la participation des bourguignons, ni l’importance du règne de Charles VII, ni celle des puissants Bourbon ne font l’objet d’explications. Ce qui compte, c’est « de se projeter dans cette histoire-là », celle d’une jeune épousée. Les dimensions minuscules du livre et des miniatures qu’il renferme attestent son caractère intime ; elles mettent en valeur la virtuosité du peintre et le rapport familier de la princesse avec un objet qui tient dans une main. Le livre d’heures de François Ier ne se prête pas du tout à une telle émotion. Le geste princier qu’il manifeste est solennisé par la reliure. « François Ier avait choisi d’offrir ce livre d’heures à sa nièce Jeanne d’Albret, élevée sous son autorité à la cour de France ». Le don du livre d’heures est une manière de désigner l’autorité du roi sur sa nièce, et de rendre celle-ci redevable d’une telle libéralité. Le livre d’heures est aussi remarquable par la longue traîne de ses possesseurs successifs. « Henri IV et le cardinal Mazarin possèdent ensuite le recueil de prières, petit objet du quotidien mais dont la conception est d’une richesse inouïe ». Autant de jalons de l’histoire d’une transmission entre hommes de pouvoir et de culture. Enfin, les supports de communication recourent à l’assurance de contreparties pour convaincre les donateurs. La BnF promet qu’elle numérisera le manuscrit et le mettra à disposition du public sur Gallica, promesse effectivement tenue. Le Louvre annonce un remerciement nominatif et visible (sur internet et dans la salle où le livre sera exposé) de tous les donateurs sans discrimination de montant, et, selon le montant du don, une invitation à découvrir l’objet in situ, une invitation à une visite privée un mardi, jour de fermeture du musée, la délivrance gratuite d’une carte des Amis du Louvre pour un an, enfin, pour les plus généreux, une invitation à une soirée exclusive autour de l’œuvre. Dans les deux cas, il s’agit donc de construire un récit et de créer du rêve ancré dans un Moyen Âge de convention ou une Renaissance schématisée. Ainsi, le Musée du Louvre a développé, en marge de sa campagne, un jeu vidéo intitulé GoFrançoisGo, dans lequel le joueur doit aider François Ier à rassembler les joyaux du livre d’heures puis à arriver jusqu’à Chambord. Ce jeu permet d’établir le lien dans l’esprit du public entre des pôles patrimoniaux célèbres : Chambord et le Louvre, un personnage emblématique, François Ier, et une période riche en significations culturelles, la Renaissance. La campagne de la BnF insiste sur le caractère familier et familial de l’objet, dont la beauté se cache à l’intérieur (la reliure est très défraîchie), celle du Louvre, sur l’exception et le clinquant, sans guère évoquer le contenu. L’efficacité de tels discours repose évidemment sur les moyens de communication mobilisés, propres à toucher un large public. Aux dires de Dina Wajsgrus, le Louvre a recouru aux outils traditionnels : la presse, des bulletins papier envoyés aux donateurs des campagnes précédentes en prenant soin de renouveler la communication, ayant observé que parmi les donateurs se trouvent beaucoup de fidèles d’une année à l’autre. Des tentatives ont été amorcées en direction d’un public plus jeune et plus éloigné, dont témoigne la production de ce jeu vidéo, mais aussi une communication accrue sur les réseaux sociaux. Les archives de la BnF livrent des éléments plus précis sur les outils de communication mobilisés, permettant de reconstruire les modalités du lien construit entre l’institution et le public qui n’est pas nécessairement, en principe, son public. Au total, 16 663 euros ont été dépensés pour obtenir des articles dans Le Figaro (30 août 2012), La Croix (30 août), Le Monde (31 août), Connaissance des Arts et Art de l’Enluminure (septembre). Outre ces publicités payantes, l’ensemble de la presse nationale a fait suivre l’information. La dépêche
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envoyée à l’AFP a été relayée par 20 quotidiens nationaux et régionaux (L’Ardennais, L’Union, Libération Champagne, 20 Minutes…), 9 hebdomadaires (Pèlerin Magazine, La Gazette de l’Hôtel Drouot, Valeurs Actuelles, L’Express…), 11 mensuels (Arts et Métiers du livre, L’Histoire, L’œil, L’Objet d’Art, Le Journal des Arts par exemple). L’événement a été annoncé dans sept émissions de radio ou de télévision : Europe 1 dans « Le Journal de la Culture » ; Radio Classique, France Inter, France Bleu dans « Le Zoom », France 5 dans « Entrée libre » le 30 novembre 2012, France 2 dans « Grand public » le 10 janvier 2013 notamment. Il faut encore ajouter 20 articles sur le web. Le calcul semble bon et la dépense, utile, car la déléguée au mécénat constate des pics de dons au lendemain de chaque article. La moyenne de 22 dons par jour au fil des 77 jours qu’a duré l’appel est en effet largement dépassée le 31 août (136 dons) et dans les premiers jours de septembre. Le mois de septembre totalise 774 dons, celui d’octobre, seulement 420, puis un nouvel article dans La Croix le 13 novembre relance la générosité du public : on en compte 339 pour les deux premières semaines de novembre107. L’enquête menée par la BnF auprès de 1215 donateurs pour estimer l’efficacité de cette communication montre que plus de 70% d’entre eux ont été informés de l’opération par la presse et la radio ; 13%, par le site internet de la BnF, 10% par d’autres moyens, en particulier les journées du patrimoine, le Rendez-vous de l’Histoire de Blois, le site internet Légifrance ; 3%, par le « cercle BnF » qui rassemble les Amis de la bibliothèque, les abonnés de la revue Chroniques de la BnF ; enfin, 3% ont été avertis par les réseaux sociaux. L’objectif visé a donc largement été atteint par les deux institutions, signe de l’attachement certain d’une part de la population aux livres d’heures et plus largement sans doute, à l’héritage royal. Le profil des donateurs, quand on le connaît, indique que l’élan national ne concerne qu’une partie très homogène de la population. En 2012, répondant à l’appel de la BnF, le donateur type est indifféremment un homme ou une femme ; il a 56 ans, habite en Île-de-France et a versé 148 euros, somme considérable, même en tenant compte de la déduction fiscale de 66%. Il appartient aux catégories socioprofessionnelles supérieures, exerçant principalement dans le domaine de l’enseignement (secondaire et supérieur) ou de la culture. Il se représente donc parfaitement l’enjeu de l’opération et peut au moins sommairement situer l’objet dans le passé et dans l’ensemble des biens culturels. Dans le détail, les choses sont bien sûr plus nuancées. La plus jeune donatrice a 11 ans, les doyennes ont 96 ans et cette amplitude révèle un important consensus transgénérationnel autour du caractère patrimonial des manuscrits médiévaux. Si les moins de 30 ans sont très peu nombreux (5% des donateurs), les tranches 30-49 ans, 50-65 ans et plus de 65 ans rassemblent des proportions presque équivalentes de donateurs, signe que les actifs, jeunes et moins jeunes, et les retraités de groupes sociaux homogènes communient autour de valeurs culturelles partagées. Le montant du don moyen n’est guère représentatif non plus : en réalité, 10% des donateurs ont fourni 44% de la somme totale, en contribuant à hauteur de 500 euros ou davantage, tandis que les dons de moins de 200 euros représentent 72% de l’ensemble des versements, mais seulement 30% de la somme totale. Ces chiffres nourrissent, à leur tour, le « roman patrimonial » du livre d’heures. Les dons parfois très
107 Paris, BnF, Mission Archives, 2014/073/292 : acquisition du livre d’heures de Jeanne de France. Compte-rendu de la campagne de presse.
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modestes, de 5 euros, font figure de geste touchant que l’institution sait mettre en valeur pour associer au manuscrit de la princesse une chaîne de « bonnes volontés qui s’accumulent pour permettre de garder un document », selon la formule de Kara Lennon-Casanova. Le financement participatif nourrit donc fortement la valeur patrimoniale du livre d’heures, au moins autant qu’il exploite cette valeur. En revanche, le caractère très parisien et francilien des donateurs montre que la BnF n’est identifiée comme lieu patrimonial que par ceux qui l’ont sous les yeux. Les quelques régions mieux représentées que les autres – Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Centre, Midi-Pyrénées et Aquitaine, le sont surtout par l’enracinement urbain des donateurs, tandis que le monde rural est resté peu concerné par cette affaire108. La hiérarchie des régions d’origine des donateurs semble recouper celle du PIB par région, ce qui établit un lien entre revenus et capacité à s’impliquer dans une opération culturelle. Il est surtout remarquable que le profil des donateurs en faveur du livre d’heures de François Ier soit à ce point comparable, à cinq ans de distance. Les parisiens et franciliens ont à nouveau été plus nombreux, à l’image, du reste, du public des expositions du musée, mais dans une proportion toutefois moindre qu’à la BnF. À l’inverse d’autres opérations de mécénat populaire, les étrangers n’ont guère participé, sans doute à cause du caractère très « français » d’un livre de prières royal. En revanche, cette campagne 2017-2018 se distingue par le nombre important de primo-donateurs, représentant 55% du total des 8 500 participants, signe que le livre d’heures et la Renaissance ont une capacité à frapper l’imagination bien supérieure à la peinture ou la sculpture. Les motifs des donateurs restent malheureusement dans l’ombre. Lors de la soirée de présentation du manuscrit en présence des mécènes et donateurs, le 18 mars 2013, a eu lieu un micro-trottoir des donateurs. La seule restitution dont nous disposons est celle que nous a faite oralement Kara Lennon-Casanova. La délégation au mécénat a tiré de ces entretiens informels quelques éléments décisifs pour le succès de cette opération. D’abord, elle a repéré l’identification facile entre l’objet et l’institution et, paradoxalement, le goût du public pour le patrimoine peint plutôt que seulement écrit. Ces éléments sont confirmés par l’entretien que nous avons eu avec les responsables du mécénat au Louvre. Le Musée avait craint, en amont de cet appel à mécénat, que le public ne voit pas dans un livre un objet à destination d’un musée, et a fondé toute sa campagne sur un objet d’art, « bijou de la Renaissance française », plutôt que sur un « objet écrit ». Mettre l’accent sur le livre ou l’enluminure aurait certainement engendré la confusion dans l’esprit du public. Dans les deux cas, les services de communication ont travaillé sur des images déjà présentes dans l’esprit du public : la magnificence du règne de François Ier ; la beauté des miniatures du xve siècle. Au Louvre, l’opération a été habilement menée en parallèle d’une exposition-événement consacrée à « François Ier et l’art des Pays-Bas » tordant le cou à l’idée d’une fascination exclusive du roi pour la culture italienne (18 octobre 2017-15 janvier 2018). L’une des pièces maîtresses de l’exposition était précisément ce livre d’heures, encore propriété de l’antiquaire londonien. Il était d’autant plus commode de faire naître ces images dans l’esprit du public.
108 Ibid.
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Les services de communication ont aussi fait naître, par leur discours, un sentiment d’urgence, qui n’est pas sans rapport avec les causes charitables qui suscitent la générosité immédiate et spontanée du public. Tout le discours est fondé sur la réparation, une forme de justice à faire collectivement pour obtenir l’accès collectif et national à un bien auquel toute la nation peut s’identifier. Les donateurs se sont volontiers laissé persuader de la nécessité de reprendre aux Anglais ce qu’ils avaient pris deux siècles plus tôt (dans le cas du livre d’heures de François Ier), et d’empêcher la fuite d’un bien hors des frontières nationales ( Jeanne de France). L’institution, qui suscite la confiance des donateurs, n’est qu’un moyen de porter cette cause. De ce point de vue, le Louvre a identifié très vite le livre d’heures comme un « sujet à gros potentiel » pour consolider le lien et l’attachement du public au musée et à ses collections. Cette extension du périmètre des « trésors nationaux » en situation de communication institutionnelle montre que l’enjeu d’une opération de financement participatif n’est pas uniquement financier. Pour lever massivement de l’argent, le mécénat d’entreprise est plus rentable et nécessite moins de communication, ce que corroborent aussi les archives de la BnF relatives à l’acquisition du livre d’heures de Jeanne de France. La communication autour de ces acquisitions permet aussi de renouveler l’image centrale et rassurante des grandes institutions culturelles nationales, et de recréer le lien avec les publics. Dès lors, il n’est plus étonnant que les profils des donateurs et des publics du Louvre soient si ressemblant : ce sont sans doute en grande partie les mêmes personnes (si l’on exclut la part internationale – estimée à la moitié des entrées annuelles – des visiteurs), à qui l’on donne alors la possibilité de s’impliquer davantage dans les activités du musée, de manière plus immédiate et plus fléchée. * Au travers de ces démarches sélectives et des instrumentalisations éducatives, religieuses, sociales et créatives, le livre d’heures, réduit à ses images, connaît une mutation qui n’est pas sans faire penser à celle qui, sur le plan littéraire, l’a transformé à la fin du xixe siècle en une expression vide de sens et d’autant plus accueillante. Ni l’école, ni les ateliers d’enlumineurs, ni les chargés de communication des établissements culturels en quête de financements, ne le présentent comme un livre, ni comme un support de spiritualité. Ne restent que des images qui admettent des usages contradictoires. Une bonne part du public ignore ce qu’est un livre d’heures, ce qui n’empêche pas le succès des opérations de mécénat populaire. L’Église ne promeut plus les Heures auprès des laïcs, sinon à travers le recyclage d’images produites il y a plusieurs décennies, mais l’État le transforme, à travers les manuels scolaires, en témoignage de la vie sociale et économique au Moyen Âge. Le dispositifs et discours muséaux hésitent à situer le livre d’heures parmi les témoins magistraux de l’évolution des arts du livre, ou ceux des progrès de la peinture, éliminant alors toute référence à la forme livresque. Cette enquête montre alors que le patrimoine n’a rien d’une donnée objective. C’est précisément la variété des grilles de lecture que l’objet peut supporter qui consacre le statut patrimonial, non plus décrété administrativement, mais admis collectivement par le plus grand nombre. Elle montre aussi que le patrimoine se déploie dans un écosystème complexe, combinant institutions éducatives, structures associatives, équipements culturels, positionnements individuels, dans des discours tout à la fois économiques, politiques et
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culturels. Chacun de ces pôles contribuent à faire entrer l’imagerie des Heures – et l’imagerie seulement – dans un « régime de familiarité » qui n’exclut pas des attributions différentes selon les groupes – classes de collégiens, stagiaires apprenant l’enluminure, visiteurs de musées par exemple – qui s’y confrontent. C’est aussi un stéréotype qui prend corps à travers ces discours croisés, assimilant ces images à un Moyen Âge universel, et le Moyen Âge aux livres d’heures. Ceux-ci étant principalement conservés par les bibliothèques publiques, la contribution de ces dernières à ce processus de réception et de réinvestissement par le public mérite d’être analysée, en prenant en compte à la fois la vocation des bibliothèques dans la construction du patrimoine, et les outils dont elle dispose pour le faire.
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De la médiation comme outil à l’enjeu social de la bibliothèque : valoriser les livres d’heures
Une forte ambiguïté pèse sur le patrimoine en bibliothèque. Dans un sens bibliothéconomique, sa seule raison d’être est la conservation à long terme. À l’inverse du patrimoine archivistique, qui doit servir de preuve, et du patrimoine des musées, destiné à être montré, celui des bibliothèques ne sert à rien. Il s’oppose précisément aux collections courantes en ce qu’il ne peut être éliminé, mais ne se justifie ni par un usage, ni par un public potentiel. Aussi, valoriser le patrimoine en bibliothèque, c’est opérer sur lui un transfert, du régime strictement bibliothéconomique à un régime social et politique, en l’articulant à un ou des public(s), en l’obligeant dès lors à se fondre dans différents récits qui ne lui préexistent pas. Valoriser, c’est aussi au sens propre augmenter la valeur, et plus métaphoriquement, adosser des valeurs que l’objet doit justifier. Celles-ci doivent être relativement objectives et partageables pour être efficaces. Elles doivent en retour légitimer le soin que l’on met dans la conservation du patrimoine écrit. Aussi doit-on s’interroger sur les valeurs et les discours que le livre d’heures vient manifester dans l’ordre du présent, et la teneur narrative et symbolique du passé qu’il est censé matérialiser. Le cas du livre d’heures vient éclairer le retournement de ce discours. Depuis quelques années, le patrimoine a tenté de démontrer son utilité et l’amplitude sociologique des publics qu’il peut séduire. Parce qu’il est un bien partagé par un très grand nombre de bibliothèques et qu’il peut générer ainsi des actions collectives, imitées d’un établissement à un autre ou au contraire en quête d’originalité, il est possible d’analyser à travers lui la nature et l’efficacité de ce changement de régime, et surtout ses ressorts. La mise en valeur des livres d’heures est-elle le résultat d’un apostolat de la vulgarisation, ou d’un opportunisme permettant de justifier le maintien des bibliothèques dans le paysage culturel ? Les bibliothécaires face aux livres d’heures C’est une chose qu’il y ait des livres d’heures dans les bibliothèques, c’en est une autre que le public en ait connaissance. Entre l’objet et le public, il y a le bibliothécaire, tour à tour gardien et médiateur. Le processus de communication entre public et agents des bibliothèques est tout entier conditionné par la représentation que se font les agents des bibliothèques de ces objets. En même temps que s’est opérée une capitalisation spectaculaire de livres d’heures dans les bibliothèques publiques, cette accumulation arithmétique s’est doublée de réinterprétations des fonds patrimoniaux en général, et des livres d’heures en particulier, faisant entrer ceux-ci dans la catégorie des biens symboliques. Comment les bibliothécaires
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désignent-ils les livres d’heures ? Comment les situent-ils dans l’ensemble parfois modeste, parfois gigantesque, du patrimoine confié à leur institution ? Le livre d’heures, un bien commun
Les Heures de Prigent de Coëtivy1 sont « un trésor enluminé de Bretagne » clame la bibliothèque de Rennes au début de l’hiver 20182. La formule est symptomatique de l’inclusion des livres d’heures dans le cercle des « trésors », cette catégorie documentaire reposant sur la notion de valeur plus symbolique que vénale3. Le mot revient sans cesse sous la plume des bibliothécaires, parce qu’il appartient à un langage recuit, une formule commode et toute faite rarement interrogée. Le nombre croissant de publications produites par les bibliothèques sous ce terme témoigne du consensus langagier et culturel qu’il suscite, mais aussi de nouvelles appréciations des objets qu’on range dans ce « trésor ». Au moins 49 publications depuis 1960 recourent à cette rhétorique. On se limitera ici à repérer la place que tiennent les livres d’heures dans cette élection de ce qui est le plus patrimonial au sein du patrimoine. Or, le vocabulaire associé aux livres d’heures dans ces publications redouble en quelque sorte les caractéristiques du trésor. L’exposition Trésors & merveilles de la BMIU de Clermont-Ferrand, en 1998, présente 60 pièces dont un livre d’heures incunable, des Heures à l’usaige de Clermont imprimées en 1510 (no 47) et des Horae à l’usage de Rome copiées vers 1460. Ces secondes sont qualifiées de « joyau du gothique tardif » et « le plus beau des dix livres d’heures que conserve la BMIU en raison de son abondante illustration parfaitement conservée ». Les livres d’heures forment la partie la plus remarquable d’un trésor déjà remarquable, et ce précisément, parce qu’ils donnent à voir, après avoir donné à prier. L’efficacité du terme « trésor » tient aussi à la référence constante à un passé collectif. Le xve siècle semble incarner précisément cette origine commune. Dans le catalogue de l’exposition énumérant les Trésors des bibliothèques de Picardie, le patrimoine est désigné comme nécessairement gothique, à l’image des cathédrales picardes. Le patrimoine livresque doit flatter l’œil, l’imagination, l’esprit, être le « fascinant miroir de notre propre condition »4. Certes, toutes les ostensions des trésors ne mettent pas de livres d’heures en exergue, mais dans la majorité des cas, il se trouve toujours au moins un livre d’heures, et jusqu’à six quand l’effort de thésaurisation est collectif et régional (Lorraine, 1996, Bretagne, 1989). La manière de les désigner est également très expressive dans le registre du beau, voire du merveilleux. Les « Riches Heures », terminologie médiévale des Heures les plus finement enluminées, rejoignent par contamination sémantique le champ du précieux,
1 Rennes, BM, ms. 1511. 2 [En ligne] : https://www.bibliotheque.leschampslibres.fr/vue-detaillee-bibli/evenement/ un-tresor-enlumine-de-bretagne-les-heures-de-coetivy-6359732/. 3 A. Réach-Ngô, « Transmettre les ‘Trésors’ : de la stratégie de valorisation à la naissance du bien culturel », in F. Henryot (éd.), La Fabrique du patrimoine écrit : objets, acteurs, usages sociaux, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2019, p. 199-214. 4 Fl. Bandera et al., Trésors des bibliothèques de Picardie : la plume et le plomb, catalogue de l’exposition (Château de Pierrefonds, 28 juin-29 septembre 1991), Amiens, PICASCO, 1991, n.p.
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du faste, de l’inestimable, c’est-à-dire celui du trésor. L’exposition Très riches Heures de Champagne, organisée par Interbibly, l’agence régionale du livre de Champagne-Ardenne en 2007, n’a pas peu contribué à ancrer dans le public l’idée que l’enluminure, c’est le livre d’heures, et inversement : sur 52 manuscrits présentés, 34 étaient des livres d’heures5. La métonymie des « Heures » comme livre et des « Riches Heures » comme période faste favorise encore davantage la superposition de notions historiques en réalité non liées entre elles : la prospérité champenoise au Moyen Âge tardif et la récitation des Heures dans les oratoires des maisons privées. Cet exemple champenois est intéressant car l’exposition en question était itinérante et a été présentée à Troyes, Reims et Châlons-en-Champagne, renouvelant dans les trois villes le principe d’une « cérémonie culturelle », d’une mise en spectacle du livre réduit à la passivité dans sa vitrine. Aussi n’est-il pas possible de dissocier les représentations des bibliothécaires et celles des élus qui suscitent, financent, valident ces « spectacles ». Les élus toulois, faisant le bilan de l’investissement à la fois financier et symbolique dans le livre d’heures acquis en 2003 en même temps qu’un imprimé toulois de 1580, écrivent en septembre de cette année-là à l’intention de la DRAC : Une première présentation de ces documents, manuscrit et imprimé, rares et précieux, a retenu toute l’attention d’un public amateur au musée municipal, le vendredi 27 juin 2003. Une plaquette, distribuée à l’assemblée, ainsi qu’une vidéo, ont permis de sensibiliser les Toulois à cet aspect bien spécifique de leur patrimoine. Les réactions positives ont montré que le choix de la municipalité de faire l’effort de saisir une occasion de faire revenir à Toul un livre d’heures va dans le bon sens, la politique patrimoniale évidente étant « lisible » aussi dans d’autres domaines que celui des monuments historiques par exemple6. Ce discours d’un élu d’une petite ville fait référence aux trois fonctions du trésor en bibliothèque7. Il doit laisser transparaître la richesse et la fécondité patrimoniale de la bibliothèque en recourant à l’« ostentation domestique » qui doit « en imposer à celui qui la regarde, rassure[r] celui qui l’organise ». Il doit faire étalage de richesse au sens marchand du terme, et bien souvent, par les pièces qui le composent, il contribue à consolider le marché du livre rare, dont les pièces phares sont aussi celles que l’on conserve le plus jalousement en bibliothèque. Lorsqu’ils sont exposés, ces trésors s’apparentent à des « comices culturels », une démonstration de prospérité patrimoniale à l’échelle d’une ville ou d’une région. Le trésor est, enfin, un fait de croyance : il exploite la propension au fétichisme et au voyeurisme qui attire le visiteur vers l’objet unique, le rare, le spécial, le précieux, l’original, le sacré, du moment que les objets ont été préalablement « canonisés » par les collectionneurs, les érudits et les bibliothécaires. Toutes les manifestations et publications relatives aux trésors sont ainsi à la fois une démonstration de force, le soutien d’un marché – d’autant que le trésor s’enrichit régulièrement de pièces entrées par procédures d’acquisitions onéreuses – et un rituel sacré. 5 Fr. Avril, M. Hermant et Fr. Bibolet, Très riches heures de Champagne : l’enluminure en Champagne à la fin du Moyen âge, catalogue de l’exposition [Châlons-en-Champagne, Troyes et Reims, 2007-2008], Paris, Hazan, 2007. 6 Ville de Toul, administration municipale, affaires culturelles : courrier à la DRAC, 2 septembre 2003. 7 Typologie élaborée par M. Melot, « De l’ostension à l’exposition », Les cahiers de médiologie, 1 (1996), p. 221-233.
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chapitre 8 Construire un répertoire d’action
Le livre d’heures faisant partie de ce capital symbolique, il doit donc être montré. De multiples manières de valoriser les documents ont trouvé leur place en bibliothèque. Mais si la médiation est en principe un ensemble cohérent d’actions réglées par une politique d’animation, toutes les actions ne reposent ni sur la même logistique, ni sur les mêmes temporalités, ni sur les mêmes logiques historiques, certaines relevant de pratiques traditionnelles, d’autres plutôt de l’innovation. Elles ne visent pas non plus les mêmes publics, et ne permettent pas non plus de tenir les mêmes discours. Avant de restituer la profondeur historique des différentes manières de faire rencontrer le trésor et la population auprès de laquelle il constitue ce bien d’exception, il convient de dresser un répertoire des actions avérées des bibliothèques en matière de valorisation des livres d’heures, propres à ramener dans la conscience des individus appartenant à des cercles proches ou éloignés de la bibliothèque une certaine image du livre d’heures et à travers elle, un sentiment d’appartenance à une civilisation. Pour ce faire, il faut explorer le matériel communicationnel des bibliothèques, la valorisation comportant obligatoirement, pour être efficace, une dimension promotionnelle. Nous avons donc multiplié l’exploration des canaux par lesquels l’information a pu circuler en parfaite connaissance du caractère lacunaire des résultats rassemblés. Ces canaux peuvent être regroupés en trois catégories. Nous avons d’abord interrogé les professionnels des bibliothèques via les plateformes professionnelles d’échanges, en particulier Bibliopat8, orientée vers les métiers du patrimoine écrit et graphique dont la liste de diffusion rassemble, en juin 2019, 1826 abonnés. Cette première source s’est révélée assez décevante quantitativement puisque seulement douze établissements, via leurs personnels abonnés à la liste, ont répondu à mon post9. Ce sont toutefois les réponses les plus riches, car les collègues se sont donné la peine de répondre avec beaucoup de précisions, voire ont partagé des documents relatifs à ces opérations. Le principe même de l’enquête a suscité un indéniable intérêt dans la communauté bibliothécaire, signe qu’elle se reconnaît dans le livre d’heures. Ensuite, l’exploration des sites web des bibliothèques et des pages culturelles des villes et des métropoles, des comptes de ces mêmes instances sur les réseaux sociaux10 s’est imposée parce que des études ont prouvé que l’animation est la principale thématique des articles de presse régionale qui parlent des bibliothèques11. Elle a permis d’identifier 126 actions distinctes depuis dix ans. Cette couverture chronologique n’avait pas été prédéterminée dans la recherche d’information, elle s’est imposée dans les résultats : seulement deux actions repérées sont antérieures à 2010 (Fig. 8.1). Cette chronologie, amputée de 39 actions non datées, ne dit pas tant l’activité des bibliothèques autour de leurs livres d’heures que l’appropriation très progressive
8 Association professionnelle fondée en 2006 [En ligne] : http://www.bibliopat.fr/ (consulté le 18 juin 2019). 9 Mes remerciements vont à Muriel Hoareau (La Rochelle), Marc-Édouard Gautier (Angers), Séverine Eitenschenk (Clermont-Ferrand), Louisa Torres (Arsenal), Mathilde Siméant (Dijon), Rémy Cordonnier (SaintOmer), Nadine Redin (Châteauroux), Julie Lochanski (Carpentras), Yann Kerguenteuil (Lyon), Véronique Magnol-Malhache (Bibliothèque André-Desguines, département des Hauts-de-Seine). 10 Recherche effectuée les 16 et 17 mai 2021. 11 Cl. Poissenot, « On parle de la bibliothèque », in J.-Ph. Accart (éd.), Communiquer ! Les bibliothécaires, les décideurs et les journalistes, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2010, p. 31-37.
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Figure 8.1 : Nombre d’actions de valorisation de livres d’heures menées par des bibliothèques et signalées sur le web : répartition chronologique (actions datées seulement).
qu’elles ont faites du web et des réseaux sociaux. En 2006, les deux tiers seulement des bibliothèques des grandes villes (plus de 50 000 habitants) disposaient d’un site web12. En 2015, l’enquête annuelle de l’Observatoire de la lecture publique estime à 71% le nombre d’équipements municipaux disposant d’un site web dédié – et non pas seulement d’une page sur le site de la collectivité dont elles dépendent. Cette proportion augmente de manière significative et régulière depuis le début des années 201013. Les données concernant les réseaux sociaux numériques sont moins précises mais l’animation de communautés virtuelles de lecteurs est devenue une activité quotidienne dans nombre de bibliothèques, et l’usage de ces réseaux pour toucher des publics peu présents dans l’espace physique de la bibliothèque paraît pertinent à la grande majorité des bibliothécaires. La répartition des actions selon le canal qui les fait connaître sur le web montre à la fois le tableau actuel et la stratification des modes de communication des bibliothèques publiques : les sites web des bibliothèques représentent près de la moitié des canaux (47), loin devant les sites des collectivités (18), les portails documentaires régionaux (6) et les réseaux sociaux (16) et les blogs de bibliothèques (3). Or, l’écriture de pages de site web institutionnel, de blog de bibliothèque ou de tweets requièrent des codes rédactionnels et relationnels différents. Sur les réseaux sociaux, les messages se veulent brefs et incisifs ; ils doivent interloquer, et non expliquer, à la différence des discours affichés sur les sites web institutionnels. Le ou la community manager de la Bibliothèque de Valenciennes interpelle ainsi les followers du 12 E. Chevry, « Les sites web des bibliothèques municipales françaises », Bulletin des bibliothèques de France, 51 (2006), p. 16-23. 13 Observatoire de la lecture publique, Bibliothèques municipales. Données d’activité 2015. Synthèse nationale, Paris, Ministère de la Culture, 2017, p. 21-22.
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chapitre 8
compte Twitter de l’institution le 19 mars 2017 : « connaissez-vous le bleu jonquille ? », question assortie d’une peinture représentant une jonquille bleue et rouge, tirée d’un livre d’heures manuscrit conservé à la bibliothèque sous la cote ms. 83614. Enfin, la presse relaie volontiers ces actions, en amont ou en aval de leur mise en œuvre. La base Europresse, produit de la société canadienne Cedom-sni, qui développe une couverture française depuis 1999, s’avère un outil performant pour explorer les archives journalistiques15. Les archives des journaux français ne sont pas antérieures aux années 1990, hormis pour Le Monde (1987), mais cette plateforme a le mérite rare de permettre l’interrogation simultanée et en texte intégral de titres nationaux, locaux ou professionnels sur une période chronologique cohérente. Elle a permis de mettre en évidence 128 actions de valorisation de livres d’heures au cours des dix mêmes années (2009-2020), recoupant souvent celles qui étaient apparues grâce aux moteurs de recherche. Ces articles émanent de 39 organes de presse, dont certains sont surreprésentés comme Ouest France (24 articles) ou L’Est Républicain (11 articles). Il n’en reste pas moins une grande variété géographique et territoriale qui paraît représentative à la fois de l’action des bibliothèques et de l’ambition de celle-ci, souvent très territorialisée. Ces remarques méthodologiques faites, le résultat appelle quelques observations d’ensemble. Il ressort de ces sources 144 actions relatives aux livres d’heures à travers la France depuis 2008. En d’autres termes, un peu plus d’une fois par mois depuis au moins dix ans, une bibliothèque quelque part en France organise une manifestation autour de livres d’heures. Il n’y a pas, ou peu d’autre type de document qui accapare à ce point l’attention des bibliothécaires, hormis peut-être la documentation relative à la Grande Guerre, réveillée par les commémorations organisées entre 2014 et 2018. Le livre d’heures s’avère ainsi le bien patrimonial par excellence en bibliothèque, l’emblème de la réserve précieuse, voire son étendard. La géographie de ces actions fait la part belle à un vaste nord de la France, c’est-à-dire à l’aire de production de la majorité des Heures manuscrites et des incunables, tandis que les équipements documentaires du sud, qui possèdent pourtant de belles collections de livres d’heures, peinent visiblement à les intégrer à leur politique d’animation et de valorisation des collections. La Bibliothèque municipale de Rodez a exposé un livre d’heures en mars 2003, celle d’Auch a organisé une conférence découverte autour d’un livre d’heures lors de la Nuit de la lecture 2019, mais de telles propositions restent rares au sud de la Loire. Les BMC sont les plus représentées, à la fois parce qu’elles disposent de moyens financiers et logistiques plus importants, et parce qu’elles sont intégrées dans des dispositifs d’encouragement à la valorisation des collections à l’échelle d’une métropole. En outre, les BMC ont une culture plus ancienne de l’animation. Ceci dit, les petites villes ne sont pas en reste. La bibliothèque municipale de Bazinghen (Pas-de-Calais), intégrée dans le Réseau Biblio2Caps (bibliothèques de La Terre des 2 Caps), a mis en exergue l’exposition de la BnF « La BD avant la BD », consacrée aux procédés narratifs par l’image au Moyen Âge, et a personnalisé cette ressource par la description de quelques livres d’heures16. En somme, un très grand nombre de bibliothèques, même non patrimoniales, utilisent le 14 Tweet du 19 mars 2017 [En ligne] : https://twitter.com/bibvalenciennes?lang=fr. 15 A. Vathonne, « Europresse : plus qu’un agrégateur de presse, un agrégateur de contenus », Bases, 327 (2015), p. 6-8. 16 [En ligne] : http://www.biblio2caps.fr/EXPLOITATION/Default/search.aspx?SC.
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livre d’heures dans leur politique de médiation, qu’elles en possèdent ou non d’ailleurs, mais quelques-unes s’en sont fait une spécialité : celles d’Angers, de Besançon, de Lyon, de Reims, de Rennes et de Poitiers communiquent avec beaucoup de vigueur sur les livres d’heures en général et sur leurs collections en particulier, en cohérence avec des politiques d’enrichissement très volontaristes. Cette communication véhicule deux types de discours, quantitativement presque équivalents. Il y a, d’une part, l’information sur l’existant, c’est-à-dire les collections héritées et enrichies. Sites web et réseaux sociaux sont particulièrement mobilisés pour évoquer des livres d’heures d’entrée ancienne ou récente dans les fonds. La ville de Toul, sur la page dédiée à sa médiathèque, établit un lien symbolique entre la fortification (élément identitaire de la ville enserrée dans une enceinte édifiée par Vauban) et la lecture, née dans la pierre et les inscriptions lapidaires. Riche de 10 000 volumes (ce qui n’est pas considérable), la ville met en exergue « des centaines de manuscrits et incunables » (ce qui est faux), parmi lesquels « deux livres d’Heures et un volumineux missel, aux riches enluminures »17. La bibliothèque de Quimperlé, elle, s’enorgueillit de posséder le fac-similé du livre d’heures d’Anne de Bretagne exécuté par Curmer en 1861, partiellement numérisé. D’une manière ou d’une autre, et quel que soit l’objet dont on parle, l’expression « livre d’heures » fait figure de sésame pour les bibliothécaires et pour une partie du public : il condense l’idée de richesse patrimoniale, même si celle-ci est objectivement limitée. Cette communication relaie aussi les acquisitions de livres d’heures, réalisées avec l’argent du contribuable. Cette valorisation non liée à un événement culturel est déjà le symptôme d’une instrumentalisation des Heures pour légitimer la bibliothèque, ou tout au moins lui conférer une visibilité qui prouve sa raison d’être. Évoquer le ou les livres d’heures de la bibliothèque est généralement prétexte à dérouler toute la chaîne documentaire, de l’acquisition à la médiation, en passant par le signalement, la conservation, la restauration, l’expertise scientifique et la numérisation. Il s’agit, là encore, d’une spécificité des livres d’heures ; les autres objets patrimoniaux, en effet, ne valident souvent qu’une partie de la chaîne, telles la presse ancienne (numérisée massivement) ou la littérature jeunesse, objet de plans de conservation régionaux. Le livre d’heures permet d’illustrer toutes les missions de la bibliothèque, des plus traditionnelles aux plus innovantes. Il requiert par ailleurs, ce qui ne lui nuit pas, une certaine expertise, donc une mise à distance. Ainsi auréolé de mystère pour le néophyte, il autorise des discours qui augmentent sa « valeur », marchande ou symbolique. Co-produit par les bibliothécaires et les journalistes, un portrait type du livre d’heures s’impose dans le public et se trouve conforté à chaque fois qu’il est question, pour quelque bibliothèque que ce soit, de ce type de document. Le cas du transfert à la Bibliothèque de Verdun du livre d’heures d’Agnès de la Plume, abbesse des clarisses de la ville au début du xviie siècle, révèle l’ensemble des ingrédients nécessaires dans les codes de communication qui entourent les livres d’heures, hormis la valeur marchande, puisque celui-ci, offert par la Société philomathique de Verdun, n’a rien coûté à la bibliothèque. Les Heures, d’abord, donnent accès de plain-pied au passé. Le journaliste de l’Est Républicain, usant de formules éculées, introduit ainsi son article : « Ouvrir un manuscrit médiéval c’est plonger dans l’histoire. C’est fou, ce qu’un livre peut avoir à raconter ». Si toutefois
17 [En ligne] : https://www.toul.fr/?lire-ecouter-decouvrir.
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on sait le faire parler… « Bien emballé dans sa boîte spécialement conçue pour lui » et « déposé avec précaution sur un support », il ne peut être manipulé n’importe comment, ni par n’importe qui. L’expert, en l’espèce Michaël George, responsable du fonds ancien et patrimonial de la bibliothèque d’études du Grand Verdun, est formel : « C’est un manuscrit sur parchemin de la fin du xve siècle. C’est un livre d’heures à l’usage de Reims. Des ouvrages qui étaient souvent destinés à des laïcs ». Parce qu’elle est émise par un spécialiste, cette définition de dictionnaire qui s’appliquerait, l’usage liturgique mis à part, à n’importe quel livre d’heures, devient aussi à la fois diagnostic et certification. Cette certification est précise, gage de sa fiabilité. Michaël George explique : « Les pages sont richement enluminées. Dans les marges, se trouvent ‘les marginalias’ : essentiellement des motifs floraux et végétaux avec quelques animaux, des oiseaux ». C’est même, assure l’expert, à son iconographie que les spécialistes ont pu déterminer qu’il s’agissait d’un livre d’heures, réalisé par un membre de l’atelier de Maître François, présenté comme un des plus grands enlumineurs parisiens de la fin du xve siècle. Le recours à un terme technique renforce la préciosité de l’objet. Il évoque aussi des métiers et des gestes artisanaux disparus et à travers eux, un rapport au temps dont nous n’avons plus l’expérience. « Il fallait une trentaine de personnes, de celui qui tue la bête à celui qui pose la feuille d’or », rapporte l’article en citant le bibliothécaire. Ainsi paré, le livre d’heures est nécessairement beau. Il doit enfin faire le lien avec le territoire. Agnès de La Plume n’est pas la commanditaire du recueil, elle l’a acquis en 1599. Elle est la fille d’un apothicaire de la rue Mazel. Ce livre d’heures nanti de cet ex-libris localement prestigieux est le troisième de la collection verdunoise, qui en a acquis deux autres en 1950 et en 199018. Le discours verdunois est à peu près interchangeable avec tous les autres billets, articles ou pages web consacrés aux livres d’heures conservés dans les bibliothèques françaises et cette constance à désigner les livres d’heures avec les mêmes caractéristiques : artisanat de luxe, beauté, ancienneté, ancrage local, concourt à en schématiser la représentation, chez les bibliothécaires comme dans le public. Une autre part de cette communication autour des livres d’heures fait connaître des actions éphémères mais qui revitalisent les collections. Ces actions ne sont pas sans lien avec ce qui précède : l’acquisition d’un livre d’heures est un événement qu’il faut valoriser autant que le livre d’heures lui-même. À Verdun toujours, en décembre 2018, suite à l’arrivée du livre d’heures d’Agnès de La Plume dans les collections, plusieurs manifestations ont eu lieu, notamment un atelier d’enluminure, l’initiation s’adressant le matin aux enfants et l’après-midi, aux adultes. Parchemin, pigments et feuilles d’or étaient mis à la disposition des participants sous la férule d’animateurs pour reproduire sur une page les signes du zodiaque à l’image de ceux du livre d’heures nouvellement entré dans les collections19. Les propositions autour des livres d’heures sont extrêmement variées. Le cumul des données recueillies dans les trois sources n’aurait pas de sens, car certaines actions ont fait l’objet d’une communication à travers le web, les réseaux sociaux et la presse locale. Il est toutefois intéressant de constater que les préférences sont concordantes quelle que soit la source (Doc. 8.1).
18 L’Est Républicain, édition de Verdun, 25 septembre 2018. 19 Tweet du 15 décembre 2018 [En ligne] : https://twitter.com/mediathequecagv?lang=fr.
D e l a médiation comme outil à l’enj eu socia l de la bibliothèque Document 8.1 : éventail des actions menées par les bibliothèques autour des livres d’heures d’après les annonces faites sur Internet et dans la presse (2010-2020)
Actions
Signalées sur internet
Signalées dans la presse
Ateliers d’enluminure Conférences Visites Expositions (in situ et virtuelles) Éducation artistique et culturelle (EAC) Accueil de scolaires Numérisation Autre
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4 11 12 21 2 7 9 1
Le livre d’heures se prête à une multitude d’actions croisées, dont l’efficacité repose vraisemblablement sur l’empilement des propositions. L’exposition Livres d’heures en lumière présentée à Poitiers du 3 septembre au 2 novembre 2013 a combiné pendant deux mois, en parallèle de l’exposition proprement dite, des visites commentées, deux journées d’études universitaires, deux sessions de « l’heure de la découverte », un concert de musique médiévale et un spectacle pour enfants20. Il faut toutefois rester prudent sur les finalités de ces actions. La « culturisation »21 des animations doit légitimer la place de la bibliothèque dans l’espace public. L’institutionnalisation de l’animation tient finalement assez peu compte des publics. Les manifestations culturelles ne modifient pas en profondeur le recrutement social du public traditionnel des bibliothèques. On sait que la part des non-inscrits y est marginale (moins de 20%) et que l’animation ne touche donc que ceux qui sont déjà des consommateurs actifs de la bibliothèque. Le livre d’heures, par les codes qu’il requiert malgré la schématisation dont il fait l’objet, intéresse surtout ceux qui se sentent déjà proches de l’institution, malgré des efforts, très récents et pour le moins détonnants, de toucher des publics plus populaires par d’autres biais. Quelques bibliothèques se sont ainsi associées à des tatoueurs invités à exploiter le répertoire iconographique des documents qu’elles conservent. Après une première expérience à Bordeaux, plutôt fondée sur les collections d’estampes, d’autres bibliothèques ont reproduit ou vont reproduire cette action à partir de motifs de manuscrits, livres d’heures en particulier. La Bibliothèque municipale de Dijon y songe aussi et a épinglé sur Pinterest des ornements végétaux tirés de ces recueils de prière22 pour élargir le répertoire des tatoueurs. La démocratisation par ce biais est artificielle : la sociologie actuelle des tatoués (20% de la population) évolue vers les classes moyennes à supérieures et ceux qui choisissent de reproduire sur leur peau un motif tiré d’une enluminure de livre d’heures appartiennent probablement à ces
20 Poitiers, Bibliothèque municipale, « Bilan de la manifestation Livres d’heures en lumière », aimablement communiqué par Florent Palluault. 21 Cl. Poissenot, « Publics des animations et images des bibliothèques », Bulletin des bibliothèques de France, 56 (2011), p. 87-92. 22 [En ligne] : https://www.pinterest.fr/bmdijon/tattoo/. Lien et information communiqués par Mathilde Siméant, échange par mail du 23 avril 2019.
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catégories nouvelles. En poussant cette logique à son terme, on pourrait même considérer, en attendant d’autres études sur les publics des animations en bibliothèque, que l’action culturelle engendre finalement une sélection sociale de ses publics. L’étude préliminaire sur la connaissance des livres d’heures de tout un chacun a montré à la fois que celle-ci était un marqueur social propre aux populations qui ont accumulé de fortes références scolaires, et d’autre part que la bibliothèque est relativement peu impliquée dans cet apprentissage. Ceux qui connaissent le mieux les livres d’heures ne les ont pas rencontrés à la bibliothèque, mais à l’école, et s’ils sont attirés par cet objet en bibliothèque, c’est surtout parce qu’ils l’identifient déjà. Certaines propositions, par la posture d’écoute et d’intériorisation qu’elles requièrent, le suggèrent, comme les conférences et les expositions, qui sont les deux modes de valorisation privilégiés dans le cas du livre d’heures (Doc. 8.1). Les conférences sont, la plupart du temps, données par des conservateurs qui sont à la fois responsables des réserves abritant ces documents, et rompus à l’exercice d’analyse scientifique des manuscrits. Ainsi, le 30 mai 2012, Sarah Toulouse, directrice adjointe de la BMVR de Rennes, a fait découvrir au public le livre d’heures de Jean de Montauban. L’annonce racoleuse « Prêts pour une chasse au dragon ? » n’enlève rien au fait que la conférence restait une affaire de grand public éduqué23. Le 29 janvier 2016, à la Bibliothèque municipale de Lyon, le public a pu écouter Pierre Guinard, directeur des collections, à propos du livre d’heures à l’usage de Chalon enluminé par Guillaume II Leroy, artiste lyonnais du début du xvie siècle dans le cadre de la programmation « 30 minutes, une œuvre »24. Ces exemples montrent que l’énonciateur et son public partagent au moins partiellement des codes de compréhension, même si le conférencier est invité à vulgariser son sujet. C’est plus net encore quand la conférence prend une dimension spectaculaire qui, au lieu de la rendre plus accessible, rend encore plus nécessaire la maîtrise de ces codes. Le 3 novembre 2016, une comédienne, Brigitte Stiévenard et la Compagnie du vent des mots se sont associées à la Bibliothèque municipale de Bourges pour une lecture théâtralisée des textes littéraires, historiques et dévotionnels figurant dans la bibliothèque de Jean de Berry25. Cela ne signifie pas pour autant que les propositions ne renouvellent pas, par leur nature et par les postures qu’elles impliquent, une nouvelle image des livres d’heures auprès de ces publics. Les ateliers d’enluminure, qui se sont généralisés dans les bibliothèques depuis une dizaine d’années, permettent à ceux qui y participent de faire l’expérience sensible de la fabrication d’un manuscrit en revivant le geste de la calligraphie et du dessin. Ces ateliers sont presque toujours associés à des livres d’heures conservés dans la bibliothèque organisatrice, confortant ainsi l’idée d’un produit nécessairement manuscrit et décoré. Si les stages hors bibliothèques tiennent à distance les livres d’heures, en bibliothèque26 c’est bien cet objet qui est donné à examiner et copier de préférence à tout autre. Ouest-France annonce ainsi en janvier 2012 qu’en marge d’une exposition de livres d’heures, un atelier d’enluminure est organisé à la Bibliothèque municipale de Saint-Renan ; en octobre 2018,
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[En ligne] : http://alter1fo.com/champs-libres-en-mai-53034. [En ligne] : https://www.bm-lyon.fr/spip.php?page=agenda_date_id&source=219&date_id=2384. [En ligne] : https://mediatheque.ville-bourges.fr/conf-lecture.aspx. Voir chapitre 7.
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Le Maine libre rend compte du stage proposé par la Bibliothèque de Saint-Calais et une association patrimoniale locale. Le journaliste rapporte : Samedi, les élèves pour ce stage, d’Isabelle Quibel, se sont contentés de calligraphier leur prénom sur un parchemin et de l’enluminer, en s’inspirant du précieux livre d’heures conservé à la médiathèque. Et c’est déjà beaucoup, car cela représente un long et minutieux travail. En tout cas ce fut un moment agréable et plein d’enseignements pour tous les participants. D’autant qu’ils ont également eu le plaisir de découvrir […] le fond ancien de la médiathèque. Là où est conservé le livre, dont ils se sont inspirés pour l’enluminure27. Cette mise en abîme, de l’objet dans son site de conservation et des interprétations qu’il autorise, tend à se généraliser. Son efficacité tient surtout dans sa capacité à légitimer la fonction de la bibliothèque, conservatoire de splendides documents placés sous la garde d’une profession compétente et soigneuse. Les visites, ainsi, consistent en parcours découverte au cours desquels c’est toute la bibliothèque qui s’expose. Elles favorisent une mise en scène de la réserve et du métier de bibliothécaire, lequel s’est préalablement muni de gants blancs de coton qui renforcent l’idée de gestes minutieux tout en étant par ailleurs absolument inutiles d’un point de vue conservatoire. La mise en scène est parfois outrée : à Rouen, en 2010, il fut ainsi proposé aux amateurs de visiter nocturnement la bibliothèque, lampe torche à la main. Il s’agissait sans doute d’attirer le visiteur par une évocation littéraire et stéréotypée de la bibliothèque mystérieuse et emplie de documents qui ne se révèlent qu’aux privilégiés qui savent en forcer l’entrée28. Les livres d’heures y tiennent une place particulière, comme le souligne Muriel Hoareau à propos de l’expérience de la Bibliothèque municipale de La Rochelle : « Nos collections sont pauvres en ressources médiévales – nous n’avons que trois documents enluminés en plus de ces 8 livres d’heures. Nous ne cherchions donc pas, au début des visites tous publics, à mettre en avant ces ressources. Mais nous avons remarqué que le public est déçu quand, lors de visites des collections patrimoniales, nous ne montrons pas d’enluminures médiévales… Il me semble que c’est l’enluminure qui plaît avant tout, et que le grand public l’associe spontanément aux ‘fonds anciens’ »29. Dans un autre ordre d’idée, les « produits dérivés » de livres d’heures permettent la dissémination de cette imagerie : cartes postales, marque-pages, cartes de vœux de la bibliothèque municipale de Lyon par exemple. Le fait qu’une institution publique utilise une image de la Nativité (ms. 575) ou de Bethsabée au bain (ms. 6881)30 en contexte laïc pour souhaiter ses vœux à ses partenaires ne manque pas de surprendre. La BnF, en 2014, a mis en vente un agenda illustré des miniatures du livre d’heures de Jeanne de France, jouant sur le rapport au temps, celui des Heures liturgiques rythmant la journée et celui de l’année civile durant laquelle il est loisible de consigner les rendez-vous et faits importants dans ce joli carnet31. Un temps abandonnés, ces « goodies » sont à nouveau mobilisés par les services communication des établissements d’une certaine envergure.
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Le Maine libre, 25 octobre 2018. Annoncé dans Texto. L’actualité des bibliothèques de Rouen, no 5, sept-déc. 2010, p. 10. Échange par mail du 29 avril 2019. Selon le témoignage de Yann Kergunteuil, échange par mail du 13 mai 2019. Agenda 2014, Paris, Ed. de la BnF, 2014.
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À Clermont-Ferrand, la bibliothèque songe à en produire à nouveau pour communiquer sur le déménagement de la Bibliothèque du Patrimoine qui aura lieu dans quelques années32. Cette même institution a testé un puzzle réalisé à partir d’une enluminure de livres d’heures à l’occasion de Journées du patrimoine, dont tous les exemplaires ont été distribués, preuve de son succès. Un effort particulier est développé en direction du jeune public. Les tout-petits et les petits sont sensibilisés au Moyen Âge dans le cadre de l’Éducation artistique et culturelle. À Poitiers, en 2013, tandis que la Bibliothèque municipale présentait son exposition « Livres d’heures en lumière », l’heure du conte, pour les enfants en cours d’apprentissage de la lecture, était animée par Evelyne Moser, musicienne et conteuse, à partir d’un récit intitulé Eloïse et le livre d’heures d’une durée de cinquante minutes environ33. L’école est ensuite invitée à prendre le relais. Les classes de primaire, de collège et de lycée peuvent s’approprier les livres d’heures en fonction d’objectifs pédagogiques précis. Les élèves du cours moyen de La Bernerie ont ainsi travaillé, sur le mode ludique de l’énigme à résoudre, sur le château des ducs de Bretagne de Nantes et sur la Bibliothèque municipale. Dans cette dernière, ils ont pu accéder à la réserve et « on leur a présenté le livre d’heures (à l’usage de Nantes), manuscrit vieux de 600 ans et orné d’enluminures »34. Dans cette même bibliothèque, les élèves de cinquième peuvent, avec leurs enseignants, profiter de l’atelier « La vie quotidienne au Moyen Âge » à partir de l’observation des vignettes d’un livre d’heures à l’usage de Nantes du xve siècle. On reconnaît là l’exercice, mais grandeur nature, proposé dans la plupart des manuels scolaires de ce niveau. Il existe ainsi une attente forte d’un certain public autour des livres d’heures, composé par ailleurs de participants actifs à d’autres propositions culturelles à l’échelle de leur territoire. Mais cette attente est aussi ritualisée ; elle se renforce à l’approche des grands événements dont les bibliothèques sont partie prenante, comme les Journées européennes du patrimoine ou la Nuit de la lecture, qui deviennent de véritables cérémonies d’ostension. À la bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, au moins un livre d’heures par an est mis en exergue à l’occasion des JEP ou lors de visites exceptionnelles du site35. Pour la 3e Nuit de la lecture, le 19 janvier 2019, la Bibliothèque d’Auch a présenté pendant une demi-heure, à la nuit tombante, quelques documents remarquables de son fonds ancien, dont deux livres d’heures du xve siècle36. Dans ces circonstances, ces monstrances deviennent de véritables cérémonies, accentuées par les modalités de la visite, qui ressemble alors à un privilège. Exposer le livre d’heures De tous les rituels d’ostension, l’exposition est certainement la plus populaire et la plus emblématique. Le 20 novembre 2018, la bibliothèque Inguimbertine de Carpentras
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Selon le témoignage de Séverine Eitenschenk, échange par mail du 27 avril 2019. Centre Presse, 26 octobre 2013, p. 14. Ouest-France, 2 avril 2016. Échange par mail avec Julie Lochanski du 26 avril 2018. [En ligne] : https://www.ladepeche.fr/article/2019/01/19/2943054-a-la-decouverte-des-incunables-de-labibliotheque.html.
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inaugurait une exposition destinée à durer jusqu’au 22 février suivant, et intitulée « Les livres d’heures de l’Inguimbertine ». Assez modeste dans son déploiement, elle prenait place dans la « Vitrine patrimoine » de la bibliothèque multimédia située à l’Hôtel-Dieu, vitrine judicieusement placée en face de la banque d’accueil de la bibliothèque, dont le contenu est renouvelé tous les trois mois. Si la bibliothèque ne dispose pas de chiffres sur la fréquentation de cette exposition, les manifestations organisées autour de cette vitrine, en particulier une conférence intitulée « Secret des collections » a fait salle comble. Elle permettait au public, avant le montage de l’exposition, d’en savoir plus sur les livres d’heures et même, chose rare, de feuilleter quelques spécimens37. La presse régionale a couvert l’événement avec beaucoup d’enthousiasme, montrant une fois de plus à un lectorat territorialisé l’ardeur des bibliothèques à médiatiser leurs collections les plus prestigieuses. L’énergie déployée par la profession dans la méditation culturelle aux côtés de tâches traditionnelles de conservation et de signalement a été décrite38. Si on restreint la focale aux actions de médiation mobilisant des livres d’heures, il s’avère qu’une proposition sur quatre est une exposition. Le terme est toutefois équivoque, tant les dispositifs sont variés. Leur ampleur diffère, de la vitrine unique de l’Inguimbertine dans l’espace d’accueil à la salle tout entière dédiée aux expositions, avec le matériel ad hoc ; la technologie requise vise tour à tour la scénographie d’un espace ou la dématérialisation pure et simple de l’exposition, voire l’association des deux ; enfin les choix de pérennisation divergent, de leur absence à l’archivage sur le web des notices et des éléments iconographiques, à la publication d’un catalogue d’exposition. Or, exposer des livres d’heures n’a rien d’innocent. L’objet soulève différents problèmes d’interprétation religieuse pour les bibliothécaires comme pour le public, dans un contexte de laïcité exacerbée39. Leur mise en vitrine constitue en outre une dénaturation de leur fonction, en les faisant passer du statut de support de lecture et de prière active à celui de « papillon dans la boîte du naturaliste »40. En troisième lieu, toute activité de médiation en bibliothèque s’inscrit dans une politique culturelle résultant d’un contrat avec la tutelle de l’établissement, voire d’une négociation sur la fonction sociale, politique et citoyenne de la bibliothèque41. L’articulation de cette fonction enracinée dans le présent et de documents parfaitement anachroniques ne va pas de soi, sauf à imposer aux livres d’heures des relectures qui en transforment le sens. Enfin, parce qu’il est rare et précieux, le livre d’heures se prête assez mal à toute exposition, qui met en danger sa bonne conservation42. Pour comprendre comment les bibliothécaires accommodent ces quatre difficultés, nous interrogerons le discours politique et professionnel élaboré autour des livres d’heures, et
37 Mes remerciements vont à Julie Lochanski, responsable des fonds patrimoniaux à l’Inguimbertine, pour ses explications détaillées sur cet événement. 38 B. Huchet (éd.), L’action culturelle en bibliothèque, Paris, Éd. du Cercle de la Librairie, 2008. 39 B. Huchet, « Qui diable saura s’y prendre ? Mise en valeur du patrimoine et laïcité », in F. Henryot (éd.), Bibliothèques, religions, laïcité, Paris, Maisonneuve et Larose, 2018, p. 61-72. 40 J. Lethève, « Les expositions dans les bibliothèques françaises au cours des cinq dernières années », Bulletin des bibliothèques de France, 1 (1956), p. 515-529. 41 A.-M. Bertrand, Bibliothèque publique et Public Library : essai de généalogie comparée, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2010. 42 Fr. Marini, « Exhibitions in special collections, rare book libraries and archives: Questions to ask ourselves », Alexandria, 29 (2019), p. 8-29.
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celui qui, délivré au public, doit rendre l’objet intelligible et chargé de sens pertinents pour assumer sa fonction patrimoniale, c’est-à-dire fonder et légitimer une identité collective. Archéologie d’une pratique
L’exposition des plus remarquables livres d’heures des grandes bibliothèques parisiennes pensées dès leur origine comme le creuset de l’identité littéraire nationale, et de quelques « bibliothèques-musées » de province dotées précocement d’espaces scénographiques, remonte au xixe siècle mais cette pratique a laissé peu de traces. À la Bibliothèque nationale, la galerie Mazarine abrite dès le début du xixe siècle quelques travées pour montrer en permanence des manuscrits précieux43. À partir des années 1870, parallèlement à cette exposition permanente, des expositions annuelles font connaître au public les acquisitions récentes des départements des imprimés et des manuscrits. Du mobilier est même acheté à cet effet et un petit catalogue est publié et mis en vente. Les lieux sont accessibles aux non-lecteurs les mardi et vendredi de chaque semaine. L’exposition de 1879 montre ainsi trois livres d’heures incunables sur vélin44. Les livres d’heures s’exposent aussi hors les murs. C’est le cas au Musée des Souverains fondé par le prince-président Louis Napoléon Bonaparte le 15 février 1852 pour faire mémoire des princes ayant régné sur la France. Le Musée emprunte alors à la Bibliothèque nationale plusieurs manuscrits qui lui sont restitués en 1872 après la chute du Second Empire. En plus des cinq livres d’heures choisis dans les collections de la B.N., la scénographie en montre trois qui appartiennent au Louvre. Au total, donc, huit livres d’heures parmi dix-huit livres dans les collections du Musée des Souverains. Mais ainsi délocalisés et confrontés à des objets d’art, armures, gisants et objets du quotidien, et placés au fil d’un récit qui commence aux temps mérovingiens pour s’achever avec l’Empire, ces livres d’heures ne semblent pas s’être prêtés à une évocation très imaginative du Moyen Âge. Les notices du catalogue sont très savantes et techniques45. Il faut toutefois souligner que l’ensemble des livres convoqués dans cette mise en scène de la mythologie monarchique sont presque aussi anciens que la royauté, puisque l’exposition présente des recueils carolingiens, et tous religieux (Bible, psautiers, Heures), ancrant ainsi dans le public l’image, constante au cours d’un millénaire, d’un prince instruit, sage et pieux. Les premières années du xxe siècle sont marquées par une floraison inédite d’expositions dans les grandes institutions européennes culturelles, dans l’Empire (Düsseldorf, Frankfort, Karlsruhe, Krefeld…), en Italie (Turin), en Belgique (Bruges) et en France. Le Moyen Âge est particulièrement mis à l’honneur, en particulier à Düsseldorf et à Paris, où sont montrés à ces occasions de nombreux livres d’heures. Aux États-Unis, quelques villes, appelées à devenir de grands foyers de conservation et de valorisation des livres d’heures telles Baltimore et Philadelphia, essaient de reproduire ces expositions avec 43 S. Balayé, « Les publics de la Bibliothèque nationale », in D. Varry (éd.), Histoire des bibliothèques françaises, t. III : Les bibliothèque de la Révolution et du xixe siècle : 189-1914, Paris, Promodis, Éd. du Cercle de la librairie, 1991, p. 331-332. 44 « Exposition des récentes acquisitions de la Bibliothèque nationale », Bibliothèque de l’École des Chartes, 40 (1879), p. 388-392. 45 H. Barbet de Jouy, Notice des antiquités, objets du Moyen Âge, de la Renaissance et des temps modernes composant le Musée des Souverains, Paris, Ch. de Mourgues frères, 1856, no 43, 51, 54, 63, 65, 67, 97, 111.
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l’aide de collectionneurs privés46. Ces événements, même s’ils ont lieu en dehors des bibliothèques, conditionnent l’attente du public désormais désireux de contempler des manuscrits anciens et amateur d’évocations médiévales. Mais l’exposition fondatrice, en matière de livres d’heures, est sans aucun doute celle intitulée Primitifs français qui s’est tenue au Louvre et à la Bibliothèque nationale en 1904, dans laquelle les livres d’heures ont été mobilisés, événement sur lequel on ne reviendra pas. Au début du xxe siècle, donc, les grands traits de la fonction de l’exposition de livres sont esquissés : faire le lien entre écrit et territoire, fonder et valoriser une identité nationale ou locale, revendiquer une fonction pédagogique et patrimoniale au moins égale à celle des musées. Les modèles étrangers, tenant à la fois du musée et de la bibliothèque, sont particulièrement scrutés, notamment en Grande-Bretagne où la distinction entre les deux institutions n’a guère de sens. En 1932, ainsi, le British Museum expose 65 manuscrits d’origine française, en même temps que la Royal Academy of Arts organise son « Exhibition of French Art 1200-1900 ». Parmi ces manuscrits, 16 sont des livres d’heures et les observateurs français en dressent une liste scrupuleuse47. De nombreuses institutions copient ces initiatives. La bibliothèque publique de Lyon organise une exposition de manuscrits à peintures à partir de ressources régionales et charge Victor Leroquais, alors en train d’expertiser les livres d’heures manuscrits de la Bibliothèque nationale48, d’en rédiger le catalogue49, d’autant plus utile que le tiers des manuscrits exposés provient de collections particulières lyonnaises, qu’on ne reverra pas de sitôt dans un lieu public. Parmi les 56 manuscrits exposés, le visiteur pouvait admirer onze livres d’heures, dont huit prêtés par des collectionneurs privés. L’année suivante, en mai 1921, la bibliothèque Sainte-Geneviève expose ses plus beaux manuscrits, parallèlement à la présentation permanente de reliures précieuses. Les deux commissaires de l’exposition, Charles Mortet (1852-1927) et Amédée Boinet (1881-1965), ont choisi presque exclusivement des livres de culte ou paraliturgiques, hormis un Roman de la Rose, des Grandes chroniques de France et un « livre des propriétés des choses » de Barthélemy l’Anglais. Le livre d’heures y occupe à nouveau une place importante50. Cette conception nouvelle de la fonction muséale des bibliothèques croise l’appétit du public pour ces manifestations d’une part, et pour le Moyen Âge d’autre part. Entre le 19 mai et le 19 juin 1925, la Bibliothèque nationale expose un grand nombre de ses fleurons parmi les manuscrits à peintures, estampes, médailles, monnaies, objets d’art, livres et cartes qu’elle conserve51. L’année suivante est organisée « l’exposition du Moyen Âge » qui aurait attiré 48 000 personnes52. Un contemporain, Louis Gillet (1876-1943), historien 46 G. Fr. Kunz, « The Management and Uses of Expositions », The North American Review, 175 (1902), p. 409-422. 47 J. Cordey, « L’exposition de manuscrits français à miniatures au British Museum », Bibliothèque de l’École des Chartes, 94 (1933), p. 219-224. 48 V. Leroquais, Les livres d’heures manuscrits de la Bibliothèque nationale, Paris, 1927, 2 vol. 49 V. Leroquais, Exposition de manuscrits à peintures. Catalogue, Lyon, 1920. 50 « Exposition de manuscrits à la bibliothèque Sainte-Geneviève », Bibliothèque de l’École des Chartes, 1921, t. 82, p. 278-279. 51 P.-R. Roland-Marcel, Catalogue des manuscrits à peintures, estampes, médailles, monnaies, objets d’art, livres et cartes [exposition, Bibliothèque nationale, 19 mai – 19 juin 1925], Paris, Ed. de la Gazette des Beaux-Arts, 1925. 52 D’après le rapport d’activité de la Bibliothèque nationale, cité par A. Pluchet, « Les expositions organisées à la Bibliothèque nationale sous l’administration de Julien Cain, 1930-1964 », Revue de la BnF, 49 (2015), p. 50-59, ici p. 57. Voir Catalogue des manuscrits, estampes, médailles et objets d’art, imprimés exposés du 28 janvier au 28 février 1926, Catalogue de l’exposition du Moyen Âge, Paris, Ed. de la Gazette des Beaux-Arts, 1925.
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de l’art chroniqueur dans la Revue des Deux-Mondes, note le succès de cette exposition qui met en exergue « la mémoire du pays et nos titres de noblesse collective ». Il souligne le côté mondain de l’acte de visiter ce genre d’exposition, notant non sans ironie que les Parisiens ne viennent pas voir les expositions permanentes, qui sont gratuites, mais celles qui ont lieu dans la Galerie Mazarine et qui sont payantes attirent beaucoup de public. « Aujourd’hui, qui n’est pas un peu l’ami des vieux bouquins ? M. Jourdain sait lire et M. Poirier est bibliophile » remarque-t-il ironiquement. Mais l’engouement dépasse largement le conformisme social. Il évoque une « prodigieuse salle, qui contient plus de rêves que les sépulcres de Mycènes et de Memphis – tout le trésor de notre art et de notre culture, notre mémoire, nos morts, notre foi, nos sacra. Qui ne sentirait pas la gloire de descendre d’un tel passé, l’honneur de le transmettre après nous intact et agrandi ? ». L’amont ultime de ce passé, c’est le Moyen Âge qui a produit ces « livres illustres et seigneuriaux, cette fleur des volumes célèbres, calligraphiés par l’élite des scribes […] Voici les Psautiers de saint Louis (l’Arsenal a prêté le sien), les Bibles moralisées, la Cité de Dieu de Raoul de Presles, les Heures d’Anjou, les Heures de Rohan, le Bréviaire de Belleville »53. Ce témoignage est révélateur d’une fascination profonde pour le Moyen Âge, alors que s’achèvent les grands chantiers néo-gothiques à Paris et en province et que le xve siècle est devenu, dans la relecture des arts, un point de perfectionnement de la peinture et de l’architecture. La répétitivité de cette démarche, une fois par décennie environ dans la première moitié du xxe siècle, indique à la fois l’attrait du public pour ces documents et la nécessité pour les bibliothèques centrales de rappeler épisodiquement leur existence et leur rôle dans la définition d’un horizon patrimonial fondé sur l’écrit. L’exposition de 1925 de la Bibliothèque nationale est réitérée en 1938, avec 18 livres d’heures exposés au milieu de 209 manuscrits – soit deux fois plus que douze ans avant. Cette manifestation constitue une sorte de revendication de l’autorité naturelle des bibliothèques en matière de manuscrits. L’année précédente, en effet, l’Exposition rétrospective de l’art français organisée au Musée du quai de Tokyo avait présenté 53 manuscrits parmi près de 1300 œuvres d’art médiévales. Les organisateurs avaient privilégié les collections des bibliothèques de province et de quelques bibliothèques étrangères, tandis que les bibliothèques parisiennes avaient été d’emblée exclues du périmètre du projet. Pour ne pas être en reste, la Bibliothèque nationale avait donc organisé cette exposition des « plus beaux manuscrits français » avec la complicité des autres bibliothèques de la capitale54. La logique de l’exposition était, une fois encore, iconographique et non livresque, l’attention du visiteur étant focalisée sur des vignettes ou des miniatures, et non pas sur des livres. Une circulaire édictée par le ministère de l’Instruction publique en 1922 pour interdire les expositions permanentes de livres rares et éviter leur dégradation dit assez que ces pratiques étaient alors courantes55. Du côté des petites et moyennes bibliothèques, la dynamique est plus difficile à saisir, faute de sources équivalentes. Un bilan pour les années 1950-1955, qui fait aussi figure de
53 L. Gillet, « À la Bibliothèque nationale, l’exposition du Moyen Âge », Revue des Deux Mondes, 31 (1926), p. 943-946. 54 É. Van Moé, Les plus beaux manuscrits français du viiie au xvie siècle conservés dans les bibliothèques nationales de Paris, Paris, BN, 1938. 55 Paris, Archives nationales, F17 13498.
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plaidoyer pour les expositions en bibliothèque56, semble affirmer que la pratique fait consensus parmi les conservateurs et bibliothécaires, mais qu’elle n’a pas vraiment pris d’ampleur, malgré la « nationalisation » des plus grandes bibliothèques de province par classement de 54 d’entre elles, et malgré les chantiers de construction ou de rénovation qui se multiplient alors pour se doter d’équipements dédiés, locaux, vitrines et éclairages notamment. L’existence d’expositions en province avant la Seconde Guerre mondiale est incertaine, mais elles se multiplient après-guerre. Celles qui exposent des documents médiévaux sont les plus goûtées du public et les bibliothèques publiques de Grenoble (1952), Toulouse (1954), Soissons (1954), Tours (1954), Nantes (1955) et Avranches (1955) ont répondu à ce « goût de la délectation » qui amène les visiteurs dans ces espaces d’ostension du livre. Cette chronologie n’est pas anodine : si d’autres sources la confirment, elle indique que l’après-guerre est l’heure du bilan, alors que de nombreuses bibliothèques de l’est et de l’ouest de la France ont été sinistrées, et qu’au moins deux millions de livres ont été détruits57. Montrer ses manuscrits, faire référence au Moyen Âge, c’est d’une certaine manière braver la destruction et la perte, mettre en évidence qui a survécu, en même temps que l’identité nationale tente de se reconstruire malgré les clivages politiques au lendemain de la Libération. Quoi qu’il en soit, ces expositions permettent de poser les codes du genre, et confirment l’importance du manuscrit comme élément matriciel de la civilisation écrite, et de l’image. Variations d’échelles
L’exposition étant avant tout affaire de moyens, de budgets, de logistique et de management, tous les équipements culturels ne peuvent prétendre aux mêmes réalisations. Les ambitions de la Bibliothèque nationale, de bibliothèques municipales classées et de petites structures ne sont pas comparables. Elles ne génèrent pas non plus les mêmes archives de l’événement. Les expositions provinciales sont rarement documentées alors que les grandes expositions parisiennes laissent des traces organisées et intentionnellement archivées. Les expositions parisiennes mobilisent des moyens hors de portée des bibliothèques de province. L’exposition de Jean Porcher (1892-1966) en 195558, regroupant des livres d’heures empruntés dans les bibliothèques de toute l’Europe, a généré 17 592 entrées et la vente de 7 232 catalogues. La supériorité de la BN sur toutes les institutions de lecture françaises ne fait pas l’ombre d’un doute pour le commissaire de l’exposition. Un incident, anecdotique en soi, mais révélateur de hiérarchies dans le « droit » à montrer des livres d’heures, oppose la BN et la bibliothèque municipale de Bourges, autrement dit Jean Porcher et Jean Jenny (1925-2006), conservateur dans la cité berrichonne. La bibliothèque de Bourges prépare une exposition sur les bibliophiles du Berry quand Jean Porcher annonce à tous les prêteurs que l’exposition parisienne sera prolongée jusqu’en octobre 1956. Si tous les partenaires acceptent de laisser plus longtemps leurs manuscrits dans les vitrines de la rue de Richelieu, Jean Jenny préfère privilégier son exposition et réclame 56 J. Lethève, op. cit. 57 M. Poulain, Livres pillés, lectures surveillées. Les bibliothèques françaises sous l’Occupation, Paris, Gallimard, 2008. 58 J. Porcher, Les Manuscrits à peintures en France du xiiie au xvie siècle, catalogue d’exposition, 17 décembre 195530 septembre 1956, Paris, BN, 1955.
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donc les livres d’heures qu’il a prêtés. Contrarié, Jean Porcher fait valoir à Julien Cain, non sans une immense condescendance à l’égard des institutions de province : Sans doute il est naturel qu’il désire avoir ses propres manuscrits, mais je les trouve beaucoup mieux chez nous, au milieu des manuscrits de Jean de Berry, que perdus dans un ensemble hétéroclite à Bourges. Ils sont utiles ici pour l’histoire de l’art du début du xve siècle par les comparaisons que l’on peut établir alors qu’à Bourges, ils seraient isolés et perdraient beaucoup de leur intérêt. Jenny souhaite aussi disposer d’un manuscrit de la Bibliothèque Mazarine, déjà installé dans une vitrine de la BN, et Porcher refuse tout net, sans même en référer à l’institution propriétaire59. L’exposition conçue quarante ans plus tard par François Avril sous le titre Quand la peinture était dans les livres, montre que la tradition d’événements culturels de grande envergure reste active à la BN. Elle contribue au renom de l’institution et permet peut-être d’attirer des dons60. Au total, plus de 40 000 visiteurs sont venus admirer les manuscrits. Les archives de l’exposition laissent entrevoir un budget d’au moins 5 205 187 francs et des valeurs d’assurance estimées à près de 200 millions d’euros. Le scénographe retenu a dû concevoir neuf modèles de vitrines différents, avec un fonds transparent, translucide ou opaque pour créer des contrastes différents avec les livres présentés, et dans trois largeurs. La disposition dans l’espace doit « rendre compte avec le maximum d’exactitude de ce moment de la civilisation », en organisant deux ambiances différentes, l’une en nef pour le xve siècle, l’autre plus resserrée, plus intime, pour le xvie siècle61. Les expositions provinciales n’ont naturellement pas la possibilité matérielle de présenter autant de documents, et dans des conditions de sécurité et de conservation aussi satisfaisantes qu’à la Bibliothèque nationale. Elles revêtent pourtant une grande importance dans le rôle de relais culturel qu’elles assurent entre les documents et les publics. À partir du milieu des années 1950, tous les prétextes sont bons pour montrer des livres d’heures – n’en déplaise à Jean Porcher. Pour prendre la mesure de ce phénomène, nous nous sommes fondés sur le dépouillement de la rubrique « Chroniques » du Bulletin des bibliothèques de France, tenue entre 1957 et 1982 sans interruption62. Il est évidemment regrettable que les années 1980 à 2010 ne soient pas documentées de la même manière mais cette source a au moins le mérite de l’homogénéité, d’autant qu’elle exclut, par sa chronologie, les expositions virtuelles. Elle est constituée « sur la base de renseignements ou de documents, transmis à la Rédaction du Bulletin des bibliothèques de France par les responsables des différents établissements », peut-on lire en tête de chaque numéro. Cela signifie que le chroniqueur s’est contenté de compiler des informations venues jusqu’à lui, sans effort de prospection et il faut en outre 59 Paris, BnF, Mission Archives, E619/b16/2 : archives de l’exposition de Jean Porcher (1955-1956). 60 Fr. Avril et N. Reynaud, Les manuscrits à peintures en France, 1440-1520, [catalogue de l’exposition Quand la peinture était dans les livres. Les manuscrits enluminés en France, 1440-1520, BN, 16 octobre 1993-16 janvier 1994], Paris, BN, Flammarion, 1993. Le catalogue présente, parmi 242 manuscrits exposés, 94 livres d’heures, soit 39% des objets. 61 Paris, BnF, Mission Archives, E619/b627 à E619/b629 : archives de l’exposition Quand la peinture était dans les livres (1993). 62 [En ligne] : http://bbf.enssib.fr.
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Figure 8.2 : Chronologie des expositions présentant des livres d’heures (1956-1982).
que son correspondant ait signalé, au milieu des objets exposés, la présence ou non de livres d’heures, ce qui n’est pas certain. Ces biais imposent de prendre la statistique ainsi établie comme une série de minima. Toutefois, le volontarisme des agents des bibliothèques de ces trois décennies à signaler les expositions qu’ils organisent est déjà symptomatique d’une nouvelle conception du métier. Il y aurait donc eu au moins 55 expositions mobilisant des livres d’heures au cours de ces vingt-cinq années. La chronologie (Fig. 8.2) montre une série de flux et de reflux auxquels il est difficile de donner un sens précis. Elle confirme d’abord l’engouement signalé dès 1956 pour ce genre d’événement63. Si ces expositions restent occasionnelles dans la première moitié des années 1960, elles deviennent plus nombreuses, et ce durablement, entre 1965 et 1972, avant de se raréfier, sans toutefois disparaître. Du reste, la baisse des expositions après 1975 tient peut-être à l’orientation et de la revue, et de sa rubrique « chronique », qui semble s’essouffler, ce qui pourrait expliquer sa disparition après 1982. Elle est plus resserrée, et surtout beaucoup moins tournée vers le patrimoine, au bénéfice des informations concernant des initiatives innovantes en lecture publique, la mise en place de bibliobus ou de relais de quartier par exemple. Les informations transmises sont souvent anciennes de plusieurs mois et les bibliothèques universitaires y occupent une place plus importante, ce qui correspond à une réalité institutionnelle mais escamote les équipements municipaux qui ne cessent pas d’exister pour autant. Ces chiffres, ainsi relativisés, montrent que les bibliothécaires font preuve d’une belle constance dans la valorisation de leurs livres d’heures au cours de ces années. La géographie de ces expositions est également intéressante. Elle révèle que 36 villes ont hébergé une exposition montrant un ou plusieurs livres d’heures, toutes situées au nord de la Loire, à 63 J. Lethève, op. cit.
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l’exception de Pau (1975), Valence (1972) et Carpentras (1964). Les expositions ont lieu dans un vaste nord allant de Brest à Colmar, d’Amiens à Lyon. Cette donnée relativise aussi le centralisme parisien, encore très vigoureux avant-guerre. Les grandes expositions de la Bibliothèque nationale, et au premier chef celle organisée par Jean Porcher en 1955 ont pu donner des idées aux conservateurs et bibliothécaires de province, mais l’institution parisienne n’en a plus le monopole, bien au contraire. En France comme dans le monde anglophone, les grandes expositions nationales de manuscrits à peintures deviennent rares durant ces mêmes années 1950-1970. Les circonstances de l’exposition montrent l’extrême plasticité des livres d’heures. À la différence des institutions parisiennes, il est extrêmement rare qu’elle soit tout entière consacrée au Moyen Âge. À Lyon, en 1964, les documents sont exposés pour ce qu’ils sont et non pour les récits que l’on peut construire à partir d’eux – ce qui n’empêche pas, malgré tout, de fabriquer d’autres récits. Du 16 septembre au 15 novembre 1963, 3 000 visiteurs ont pu se familiariser avec « La civilisation du manuscrit ». Parmi les ouvrages exposés qui offraient un panorama de l’évolution de la décoration du manuscrit français, du xe au xvie siècle, figurait le livre d’heures de Marie de France et d’Henri VIII d’Angleterre (ms. 1558). Puisque le prétexte de l’exposition n’est pas l’évocation du Moyen Âge, c’est qu’il se situe ailleurs. Le fil conducteur en est le plus souvent le « trésor » (22 cas), c’est-à-dire la mise en scène des plus belles pièces des collections municipales ou régionales. Du 20 juin au 13 juillet 1967, la bibliothèque municipale de Rouen présente une exposition de ses richesses : tablettes babyloniennes, manuscrits javanais, manuscrits enluminés du ixe au xviiie siècle « parmi lesquels de très beaux livres d’Heures », quelques autographes, incunables et ouvrages imprimés, un ensemble de monnaies et médailles depuis l’époque gauloise jusqu’au xxe siècle ; un choix de reliures précieuses, des estampes. La valorisation des dons et achats récents est en second lieu l’occasion de souligner le rythme des entrées de pièces prestigieuses dans les collections, et l’actualisation de la notion de patrimoine (3 cas). À Bourges, en 1962, la période de la rentrée est propice à présenter dans les vitrines du salon d’accueil et de la galerie des périodiques les acquisitions les plus remarquables de la bibliothèque municipale depuis douze ans : envois de la Direction des bibliothèques, dons de particuliers, achats en vente publique ou chez des libraires. Parmi ces nouveaux entrés dans la Réserve, sont présentées des Heures à l’usage de Bourges venant de l’entourage de Jacques Cœur, figure emblématique de la ville. En se faisant les temples de la capitalisation et de la transmission actives d’un héritage collectif, matérialisé par le livre d’heures, les bibliothèques affirment aussi leur légitimité. Dans 8 cas enfin, l’exposition concerne l’histoire locale. La bibliothèque de Calais, en 1962, s’associe avec les archives municipales pour retracer à travers l’écrit l’histoire du Calaisis. Les visiteurs peuvent voir, entre autres, plusieurs livres d’heures des xive et xve siècles. Le correspondant du chroniqueur du Bulletin des bibliothèques de France précise : « On évalue à près de 5.000 le nombre des visiteurs de l’exposition, ouverte du 4 au 16 mai ». Toutes les autres expositions sont thématiques et la diversité des approches montre que le livre d’heures peut finalement illustrer n’importe quel sujet. À Bourges, pendant les mois de décembre 1969 et de janvier 1970, une petite exposition temporaire au premier étage de la bibliothèque retrace l’histoire des calendriers et almanachs. Les livres d’heures médiévaux, comportant toujours un calendrier des fêtes des saints et des fêtes mobiles,
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y occupent une place de choix. À Brest en 1978, l’exposition « Le Visage de la mort en Bretagne et ailleurs », présentant des pièces locales et d’autres prêtées par plusieurs bibliothèques françaises, donne à voir des danses macabres représentées dans les « Heures à l’usage de Coutances du xve siècle comportant des miniatures, les Heures de Moulins du xve siècle, manuscrits à peinture, et les livres d’Heures de Simon Vostre, ouvrages sur lesquels apparaissaient de superbes illustrations de la représentation de la mort ». À Laon en 1982, une exposition intitulée « Comme l’oiseau sur la page » (12-27 septembre 1981) est organisée en marge de la 19e édition du festival des Heures Médiévales de Laon. On notera au passage l’homonymie entre le nom de la manifestation et les livres de prières nés précisément au Moyen Âge, cultivant l’ambiguïté dans l’esprit du public. Parmi les livres présentés, on peut admirer « un chardonneret qui chante dans le buisson de fleurs ornant la marge d’un livre d’heures de la fin du xve siècle (provenant de l’atelier de Jean et François Colombe) ». Le livre d’heures tisse ainsi un réseau de relations sémantiques et esthétiques avec d’autres documents. À la bibliothèque municipale de Dijon, une exposition consacrée à la Nativité montre des représentations de Noël « de toutes les époques et de tous les pays : une très belle annonce aux bergers, enluminure d’un manuscrit de Cîteaux du xiie siècle, un livre d’heures enluminé du xive siècle, des reproductions de Rembrandt, des gravures du xixe siècle, la nativité vue par l’imagerie d’Épinal ainsi que des représentations norvégiennes et éthiopiennes de la naissance du Christ » (20 décembre 1976-9 janvier 1977). À force d’être ainsi mis en vitrine pour quelques semaines, d’une ville à l’autre, le livre d’heures dans son expression générique devient l’objet attendu du public. Encore faut-il connaître la composition de ce public. Plusieurs de ces expositions ont en effet été organisées à l’occasion d’un congrès professionnel. La bibliothèque de Grenoble, qui accueille du 14 au 16 mai 1971 le Congrès de l’Association des bibliothécaires français, expose ses plus beaux manuscrits, choisis principalement pour leurs enluminures, en particulier des livres d’heures du xve siècle. Dans ce cas, l’exposition est présentée par des bibliothécaires pour des bibliothécaires : elle établit une sorte de connivence sur ce qui fait la valeur d’un fonds patrimonial. Le même procédé permet de restaurer les liens avec les partenaires traditionnels de la bibliothèque, en particulier l’école. Le Congrès des inspecteurs primaires du Sud-Est se tenant à Carpentras en 1964, la Bibliothèque Inguimbertine en profite pour exposer des pièces fameuses de sa réserve choisies pour les possibilités pédagogiques qu’elles offrent : les livres religieux y sont, une fois n’est pas coutume, rares, remplacés par des livres d’histoire, des romans et des recueils de poèmes, des grammaires médiévales, un Ptolémée et, malgré tout, « quelques livres d’heures du xve siècle ». En dehors du cercle des agents des bibliothèques, qui identifient l’objet pour sa rareté, sa préciosité et son ancienneté, les mêmes vitrines soumises au regard d’un plus large public composent une sorte de spectacle de la bibliothèque en quête de visibilité dans l’espace urbain. Il n’est pas rare que ces équipements profitent de l’actualité culturelle pour se faire une place sur la scène municipale. L’exposition « Fleurs et Images » organisée par la bibliothèque d’Orléans en 1967 se tient en même temps que les Floralies internationales, « et s’efforce d’y attirer, outre les Orléanais, quelques-uns des nombreux visiteurs passant par la ville ». Les bordures fleuries des livres d’heures enluminés sont censées manifester un lien entre l’univers de l’écrit et de la lecture, et la manifestation horticole qui fait la célébrité de la ville. L’exposition doit finalement valoriser la bibliothèque plus que le livre d’heures.
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Pour comprendre comment le livre d’heures ainsi exposé est reçu dans le public, on ne dispose que des catalogues d’exposition et des dossiers de presse, qui révèlent davantage l’intention et la conduite de cette réception que la compréhension réelle par les visiteurs. Il ne reste aucune trace des scénographies adoptées. Or, catalogues et expositions ne se superposent pas exactement, même si les objets présentés et la problématique développée sont en principe similaires. Bien souvent, le catalogue est le prolongement scientifique d’une manifestation où les œuvres présentées sont, in situ, davantage vulgarisées. Le catalogue n’entend pas restituer l’expérience de la visite ; il est un autre mode de communication et de médiation de savoirs plus ou moins vulgarisés64. Il démultiplie aussi les possibilités visuelles en insistant sur les détails, sur ce qui ne se voit pas (dos, intérieurs de reliures, pages non montrées lors de l’exposition par exemple). Il partage toutefois plusieurs points communs avec l’exposition qu’il archive : l’ordonnancement des objets selon une logique à la fois pédagogique et érudite, la fragmentation et le parcours désordonné à la guise du lecteur, à l’image du visiteur déambulant à son aise dans l’espace de l’exposition. Et du reste, pour nombre d’expositions d’ambition moyenne, le catalogue se revendique un guide de visite : il entend donc conduire et la déambulation du visiteur, et la compréhension des documents sélectionnés. On s’appuiera donc ici sur cette source, faute de mieux, pour comprendre la teneur d’un imaginaire médiéval construit et conforté autour du manuscrit. Cette source présente aussi un avantage sur les dossiers logistiques et administratifs des expositions : celle de poser explicitement, dans les discours d’escorte (avant-propos, préfaces…), les éléments que les organisateurs souhaitent inculquer au visiteur / lecteur. Une première approche de ces catalogues consiste à repérer différents degrés dans l’intelligibilité des objets présentés. Le vocabulaire choisi pour décrire les livres d’heures, sa technicité, les champs lexicaux explorés, la longueur ou la concision des notices indiquent les contours d’un imaginaire médiéval que les Heures doivent à la fois fonder et nourrir. Sur ces critères, il est possible de regrouper les catalogues en trois catégories. Un premier groupe de catalogues a fait le choix de notices savantes. Dans celui élaboré par la Bibliothèque municipale de Caen en 1991 à l’occasion de son exposition « Rêves de livres »65, les notices, rédigées par Monique Dosdat, conservatrice, entreprennent de savants développements sur l’identification des usages liturgiques. Ainsi, à propos des Heures à l’usage d’Amiens copiées à la fin du xve siècle66, elle écrit : « ici l’usage d’Amiens est bien attesté par les antiennes et capitules des offices de prime (O admirabile / Hec est Virgo) et de none (Germinavit / Per te Dei genitrix) des heures de la Vierge, et par les saints du calendrier » et plus loin, « ce livre d’heures a été exécuté pour un homme (les formules de l’Obsecro Te sont masculines) ». La même démonstration est effectuée pour les Heures à l’usage de Bayeux67 et les Heures à l’usage de Rouen68. Il faut donc que le visiteur / lecteur ait déjà une idée de la fonction d’un livre d’heures, de la structure de l’office divin, enfin
64 C. Leinman, Les catalogues d’expositions surréalistes à Paris entre 1924 et 1939, Leyden-Amsterdam, Brill, Rodopi, 2015, p. 25-60. 65 Rêve de livres. Richesses des bibliothèques et archives de Basse Normandie, exposition, juillet-août 1991, Conseil Régional – Abbaye aux Dames, Caen, 1991. 66 Caen, BM, ms. 8o-9. 67 Caen, Musée des Beaux-Arts, coll. Mancel, ms. 239. 68 Cherbourg, BM, ms. 5.
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quelques notions de latin et un inventaire mental des prières traditionnelles de l’occident chrétien, comme l’Obsecro te, ce qui n’est pas le cas du premier venu. La concision des notices du catalogue accompagnant l’exposition Trésors des bibliothèques de Bretagne de 198969 pose aussi question. Ainsi, celle du no 20, Heures de Paris à usage breton, vers 147070, est ainsi libellée : Fol. 171 : Prières en français. – Fol. 195 ̎c’est la vie de sainte Katerine ̎. – Fol. 200 : ̎C’est la vie de sainte Margarite ̎. – Fol. 220 : ̎c’est la vie et la passion de monseigneur saint Georges .̎ Toutes les initiales sont ornées, couleur et or, toutes les pages sont encadrées de vignettes marginales, couleur et or, très délicates. Reliure en veau brun uni, dos à cinq nerfs. Certes, la section consacrée aux manuscrits à peintures est introduite par une notice d’Eberhard König71, spécialiste international de la question, mais à aucun moment il n’est expliqué à quoi sert un livre d’heures, le lecteur étant visiblement supposé le savoir. À la place, il s’étend sur des considérations stylistiques et des hypothèses sur le développement des ateliers bretons d’enluminure et de miniature. Ces catalogues sont faiblement illustrés, sans souci de séduction du visiteur / lecteur. À l’inverse, un second groupe de catalogues a cherché à montrer les livres d’heures, en plus de les commenter. L’exercice est toutefois périlleux, car l’adéquation entre l’image et le texte se vérifie rarement, et il y a fort à parier qu’elle ne se vérifie pas davantage dans l’exposition. Dans Trésors des bibliothèques de Lorraine, à propos des Heures à l’usage de Rome imprimées à Paris par Gillet Hardouin en 1512, la notice attire l’attention sur une miniature représentant la descente du saint Esprit et une « inscription en forme de labyrinthe », une page de titre factice du xviiie siècle et le portait d’Élisabeth-Charlotte d’Orléans, duchesse de Lorraine. Or, aucune de ces pages décrites n’est visible, et celle qui est photographiée est une scène de prière d’un orant anonyme devant une vision surnaturelle de la Vierge à l’Enfant72. Dans le catalogue publié à l’occasion d’une exposition picarde en 1991, on observe un curieux parti-pris de mise en page : le livre d’heures est présenté ouvert et tout petit, tandis qu’une miniature choisie aléatoirement est reproduite en très grand format : dans les deux cas, le lecteur n’a finalement aucune idée de la taille réelle d’un livre d’heures73. D’autres catalogues, plus récents, ont veillé à l’intelligibilité des images présentées. La mise en page de celui réalisé au Havre en 2004 témoigne d’une tentative d’enluminer l’ouvrage avec des extraits photographiques de miniatures rapportées au format du catalogue, pour donner l’illusion d’un manuscrit. Le lecteur y trouve une explication succincte de ce qu’est un livre d’heures, avant la présentation de deux documents. L’Annonce aux Bergers est ainsi commentée : L’Annonce faite aux Bergers, à Tierce, met en scène une femme vêtue d’une robe rouge, agenouillée en prière, qui accompagne les bergers (fol. 60). La Fuite en Égypte, à l’heure 69 Agence de coopération des bibliothèques de Bretagne, Trésors des bibliothèques de Bretagne, catalogue de l’exposition au Château des ducs de Rohan, Pontivy, 15 juin-15 septembre 1989, Vannes, ACBB, 1989. 70 Saint-Brieuc, BM, ms. 1. 71 Trésors des bibliothèques de Bretagne…, op. cit., p. 49-63. 72 Ph. Hoch, Trésors des bibliothèques de Lorraine, Paris, ABF, 1998, no 13. 73 Fl. Bandera et al., Trésors des bibliothèques de Picardie…, op. cit., p. 48-51.
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de Vêpres, comporte la même femme vêtue de rouge accompagnant la sainte Famille. Tout porte à croire que ce personnage est le commanditaire du livre d’heures, même si la prière de l’Obsecro Te comporte des formules masculines74. Si les notices du catalogue Trésors de la Bibliothèque de Valenciennes (1995) procèdent d’un réel effort de pédagogie, en expliquant au lecteur les enjeux du format (la maniabilité), des matériaux (la solidité) et le savoir-faire des artisans du livre au tournant des xve et xvie siècles, l’image retenue, le bain de Bethsabée, n’est pas du tout commentée, sinon pour préciser qu’elle figure dans les psaumes de la pénitence avec d’autres épisodes de la vie de David75. On peut à bon droit se demander qui, dans le public, connaît cette histoire d’adultère. Marie-Pierre Dion, conservatrice et auteur des notices, conclut : « Toutes ces images rendent le fidèle davantage présent aux scènes évangéliques et lui rappellent la statuaire, les peintures ou les vitraux de son église », ce qui est très discutable d’un point de vue historique, et ne correspond plus aux référentiels d’aujourd’hui. Un troisième groupe de catalogues prend enfin le parti de la pédagogie. Une exposition entièrement consacrée aux livres d’heures organisée à Caen (1992) était accompagnée d’un catalogue de 60 notices soucieux de vulgariser cet objet. Le style des auteurs, Monique Dosdat pour les manuscrits et Alain R. Girard pour les imprimés, est simple, direct, didactique, prenant à partie le lecteur : ainsi : « voyons par exemple les deux bergers du ms. Cherbourg no 6 : bure brune, guêtres et manteau à capuchon… »76. Dans le catalogue accompagnant l’exposition Trésors de la bibliothèque municipale de Grenoble en 2000, une image issue des Heures latines (ms. 1011), à savoir une portion de l’Annonciation, est commentée avec précision : architecture palatiale, forme et traitement stylistique des vêtements, anges observant la Vierge au balcon notamment77. Les termes techniques, comme « diptyque », sont explicités dans un glossaire final. Ces expositions et leur « paratexte » font l’effort de s’interroger sur les compétences du visiteur / lecteur. Mais elles sont rares. Les bibliothèques, à l’inverse des musées, ne s’interrogent encore guère sur le visiteur et son horizon de savoir, En bibliothèque, le document reste primordial et doit susciter admiration et respect chez le visiteur. Comme une ostension, l’exposition doit réactiver dans le public le sentiment de sacré que doit provoquer un document très ancien et associé à un univers évanoui perçu comme la matrice de sa civilisation. Images du Moyen Âge
Les catalogues, à nouveau, permettent de dégager les grandes lignes de cette matrice, et les modalités de consolidation d’un imaginaire médiéval partagé par un segment de population familier de ces événements culturels. Le discours émane de plusieurs
74 D. Rouet (éd.), Trésors du Moyen âge : livres manuscrits des bibliothèques du Havre et de Montivilliers, catalogue d’exposition, 16 octobre-18 décembre 2004, Le Havre, Bibliothèque municipale Armand Salacrou, 2004, p. 45. 75 M.-P. Dion, Trésors de la Bibliothèque de Valenciennes, Valenciennes, BM, 1995, p. 17 (Heures à l’usage de Rome, Paris, Pigouchet pour Vostre, 1498). 76 Livres d’heures de Basse-Normandie : manuscrits enluminés et livres à gravures : xive-xvie siècles, Caen, Association des Amis des bibliothèques de Caen, 1992, p. 46. 77 Y. Jocteur-Montrozier (éd.), Trésors de la bibliothèque municipale de Grenoble. Mille ans d’écrits, Grenoble, Ed. Glénat, 2000, p. 54-55.
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instances : bibliothécaires, élus, universitaires dont l’expertise doit valider l’exposition. Cet imaginaire se déploie entre trois pôles : la dissonance fondamentale introduite par le référentiel médiéval dans la société des xxe et xxie siècles ; la place prédominante de l’image au détriment du texte ; enfin le rapport intime entre l’art et le sacré. Le premier champ lexical exploré est celui de l’étrangeté et de l’anachronisme. Le livre d’heures tel qu’il est mis en vitrine est sorti depuis longtemps de la civilisation occidentale ; il repose sur un cadre technologique (l’artisanat du manuscrit ou du premier âge typographique), culturel (chrétien) et linguistique (le latin, l’ancien français) qui ne font plus sens. Aussi l’exposition doit-elle le faire parler. Plusieurs catalogues admettent ainsi que les documents sont assez ordinaires par rapport aux livres d’heures qui servent traditionnellement d’étalon dans le paysage documentaire français – les Très Riches Heures du duc de Berry, les Grandes Heures d’Anne de Bretagne par exemple – et le « problème » s’explique historiquement par le fait que ces livres de prières ont fait, six siècles durant, l’objet d’une production de masse. Leur préciosité ne relève pas de la rareté, qui n’est du reste qu’un fait arithmétique. Elle procède de modes de production qui nous sont devenus étrangers. « Tout en eux : parchemin, textes, peintures, reliures, a été fait à la main par des hommes et des femmes qui nous donnent ainsi au-delà des siècles une leçon de patience et d’amour du travail bien fait »78. Parce qu’il relève d’artisanats aujourd’hui relégués dans les vieux métiers plus ou moins folkloriques, le livre d’heures réactive le sentiment de la perte nécessaire à la patrimonialisation et celui de faire mémoire d’une réalité disparue. L’affaire ne concerne pas seulement l’art de tanner le parchemin, d’écrire à la plume ou de relier des livres en bois et en velours ; elle touche à une perte plus profonde, voire à une crise aiguë du savoir et de l’autorité savante à la fin des années 1990. Le livre d’heures, ensuite, doit susciter des images. C’est un objet qui doit être vu, ce qui n’est pas peu paradoxal compte-tenu du caractère privé et intime de ces recueils au temps de leur usage. La perception visuelle est d’abord celle de la couleur. Beaucoup de préfaciers de catalogues insistent sur la fraîcheur des coloris des enluminures79. Cette perception mérite d’être rapprochée, à titre d’hypothèse au moins, de l’avènement de la couleur dans la culture visuelle du xxe siècle. La chronologie des expositions de livres d’heures, toutes échelles territoriales confondues, recoupe celle des progrès techniques de la couleur dans l’univers visuel. L’exposition des Primitifs français est contemporaine des débuts de l’autochrome ; la série d’expositions des bibliothèques municipales entre la fin des années 1950 et le milieu des années 1970, du passage de la télévision à la couleur en 1967. Cette hypothèse est d’autant plus séduisante que le cinéma du milieu du xxe siècle emprunte souvent à la peinture et à la miniature et reproduit, dans les premiers décors en couleur des films historiques, des scènes empruntées à des manuscrits médiévaux, en particulier le calendrier des Très riches Heures du duc de Berry et les contemporains ne manquent pas de souligner l’évolution parallèle de l’exigence de couleur au cinéma et dans l’édition d’art80, alors que les fac-similés s’emparent eux aussi de la couleur. Cette appréhension des livres d’heures et par extension, du Moyen Âge comme un univers 78 M.-J. Perrat, Trésors manuscrits de la Bibliothèque d’Autun, catalogue d’exposition, 20 juin-12 juillet 1980, Autun, BM, 1980, n.p. 79 Par exemple : dans Rêve de livres…, op. cit. 80 F. Pierotti, La Couleur. Une passion cinématographique, Paris, Classiques Garnier, p. 135-140.
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extrêmement coloré actualise la civilisation médiévale et lui donne un caractère de proximité sensible. Cette perception est propre à tout l’Occident. L’exposition Leaves of Gold organisée par le Philadelphia Museum of Art en 2001, au cours de laquelle les visiteurs avaient pu contempler 28 livres d’heures entiers ou en feuilles, était concomitante d’une autre exposition, Intimate Worlds, consacrée à la peinture des populations américaines autochtones. Les organisateurs soulignent au seuil du catalogue la proximité entre ces deux mondes opposés dans les coordonnées du temps et de l’espace : ils ont en commun la vivacité des couleurs et l’idée d’un usage intime et individuel de l’art81. Un troisième champ lexical est celui du rapport entre livre et foi. L’exposition bretonne de 1998 est consacrée uniquement aux livres religieux et a fait le choix de souligner la fonction du livre dans l’expression de l’autorité et le lien à la transcendance, ce qui n’est guère habituel. À Caen, une exposition est organisée en 1985 autour des livres d’heures. L’adjoint à la culture, C. Rivière, préface ainsi le catalogue : « livre de la vie, du temps rythmé, du temps fixé, les Livres d’Heures s’inscrivent par l’expérience sensible du lecteur dans une dialectique de la durée, de la mort et de la vie éternelle » et souhaite que l’exposition suscite la méditation. Conforme à sa vocation de temple du silence en marge du brouhaha du monde, la bibliothèque permet aussi, par ses collections d’exception, la retraite et l’intériorisation. Ce catalogue fait l’objet d’une réédition augmentée en 1992 et la préface, due cette fois à Jean Nouzille, adjoint aux affaires culturelles à la ville de Caen, est encore plus explicite. Elle évoque un âge de foi sincère et de rituels réconfortants : Livres d’heures, livres d’or. Émouvantes et précieuses reliques d’un autre âge. En ce temps-là tout le monde croyait au ciel, et quand résonnaient les cloches de la paroisse ou du monastère, c’était toujours l’heure de dire un Ave Maria. Au point du jour, matines ; le soir, vêpres et complies ; et fréquent, obsédant, le glas des vigiles des morts. A tout moment, pour tout croyant, une prière était là pour conjurer l’angoisse : Dieu ! Dieu ! vite, au secours, hâte-toi, aide-moi… Livre d’heures, livres d’art. Gracieuses lettrines, marges fleuries, miniatures restées éclatantes en dépit des ans. De l’Annonciation à la Résurrection, tout le rite liturgique se déroule, le cours des heures du jour se double des révolutions des astres. Fraîcheur d’une vision des choses où Jésus naît aux champs, où les rois s’agenouillent au milieu d’un bocage. A la paisible succession des mois répond la lente procession des saints. Livres d’images, livre d’une vie, livres d’éternité82. On pourrait opposer à cette image naïve du Moyen Âge bien des contradictions : la Guerre de Cent ans, les conflits entre seigneurs, les épidémies, la précarité de la paysannerie, les querelles de pouvoir qui minent l’Église, et tant d’autres aspects sombres de cette période. Le livre d’heures, réduit à ses images, est compris comme un miroir d’un âge d’or révolu, d’autant plus attendrissant qu’il a disparu. Il réactive cette quête des origines et d’une
81 J. R. Tanis (éd.), Leaves of Gold. Manuscript Illumination from Philadelphia Collections, Philadelphia Museum of Art, 10 mars – 13 mai 2001, Philadelphia, Philadelphia Museum of Art, 2001. 82 Livres d’heures de Basse-Normandie. Manuscrits enluminés et livres à gravure xive-xvie s., Caen, BM, nouvelle éd. revue, corrigée et augmentée, 1992, préface.
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période de paix et d’abondance qui est le propre des sociétés partagées entre bonheur naturel et progrès technique. Dans le même ordre d’idée, moins chrétien toutefois, le livre d’heures est présenté comme un moyen d’élévation intellectuelle et spirituelle, propre à des individus portés sur les arts et qui trouvent en eux des voies de méditation. Frédéric Mitterrand, préfaçant le catalogue de l’exposition Splendeur de l’enluminure. Le roi René et les livres organisée à Angers en 2009, explique : « ce qui n’était, à l’origine, qu’un simple ornement devient peu à peu le motif principal, un mouvement qui culmine dans les célèbres ‘livres d’heures’. C’est bien le livre qui réunit alors, plus que jamais, les prestiges de l’esprit et la splendeur des arts »83. Les organisateurs de ces manifestations prêtent même au livre d’heures la capacité de civiliser les mœurs et de pacifier le Moyen Âge et, pour nous qui le contemplons aujourd’hui, d’exorciser notre propre violence. Françoise Autrand, au seuil du livre accompagnant l’exposition Les Très riches heures du duc de Berry et l’enluminure en France au début du xve siècle, défend ce point de vue : Si les miniatures des Très Riches Heures ont gardé leur force d’émotion, ce n’est pas seulement à cause de la somptuosité de leur or et de leur azur, de l’élégance nostalgique des scènes de cour ni du charme des images champêtres, mais parce que le génie des Limbourg a su faire passer à travers les siècles un message de paix que déchiffrent toujours nos yeux et nos cœurs84. C’est oublier le rôle militaire de Jean de Berry dans la reconquête du Poitou. Cette « lecture » des images des livres d’heures, sans tenir compte des textes et de la nature liturgique de ces recueils, transforme le Moyen Âge en période faste et heureuse. Le livre d’heures présente ainsi, une fois exposé à la fois dans l’espace physique de la bibliothèque et dans le catalogue qui rend compte de cette opération, une série de sens fondés presque exclusivement sur l’image. La miniature est donnée à voir, parfois décomposée en détails ornementaux, mais elle participe aussi d’une autre image, celle de la bibliothèque. C’est peu de dire que l’imagerie médiévale est instrumentalisée en vue de la production d’une image institutionnelle de la bibliothèque. La médiation ainsi déployée entre le livre d’heures et le public est tout autant affaire de formation du lecteur, qui doit y gagner une nouvelle lecture du monde qui l’entoure et du passé, que de représentation de la bibliothèque comme lieu, voire processus de production de normes et de valeurs85. Visiter l’exposition, c’est d’une certaine manière admettre que la bibliothèque est légitime pour dispenser cette formation, et donc la reconnaître comme un espace relationnel entre bibliothécaires et visiteurs qui partagent un monde vécu. Dans cette logique de mise en visibilité des objets documentaires et des fonctions de la bibliothèque, la publication est donc essentielle. Catalogues d’expositions, revues patrimoniales publiées par la bibliothèque, fascicules autopubliés commentant tel ou tel document rare : avec des échelles de diffusion variées, la mise en circulation de livres d’heures rééditorialisés contribue très largement à imposer la bibliothèque, depuis les
83 M.-Éd. Gautier (éd.), Splendeur de l’enluminure. Le roi René et les livres, Angers ; Arles, Actes Sud, 2009, p. 9. 84 P. Stirnemann et I. Villela-Petit, Les Très riches heures du duc de Berry et l’enluminure en France au début du xve siècle, Paris, Somogy, 2004, p. 6. 85 I. Fabre, C. Gardiès et V. Liquète, « Faut-il reconsidérer la médiation documentaire ? », Les enjeux de l’information et de la communication, 11 (2010), p. 43-57.
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années 1960, comme un espace de spectacle patrimonial dans l’ensemble des équipements culturels. Elle participe aussi à la dissémination des images, en participant – de loin – à l’économie des fac-similés pour lesquels elle fournit l’original et garantit son authenticité et espère en retour une forme de prestige, et surtout en mettant en circulation une masse considérable d’images numérisées. Le livre d’heures numérisé : quels parcours dans les collections françaises ? Entré au Département des manuscrits de la BnF en 2012, le livre d’heures de Jeanne de France a été aussitôt numérisé et mis en ligne dans la bibliothèque numérique Gallica. La chose avait été présentée comme une obligation morale : que tous ceux qui avaient contribué, à quelque hauteur que ce soit, à l’acquisition du précieux manuscrit puissent y avoir accès, où qu’ils se trouvent et quand ils le souhaitent. Ce qu’elle n’avait pas prévu, malgré un contexte en train de se tendre sur les problématiques de l’open data élargies aux données culturelles, c’est que la mise en ligne de ce livre d’heures allait provoquer une petite polémique dans le monde de la culture. Fin août 2012, alors que l’appel aux dons bat son plein, un certain Tanguy s’émeut sur son blog86 de la contradiction qu’il constate entre le fait de mettre à disposition le livre d’heures sur Gallica au nom des missions fondamentales de la Bibliothèque nationale de France et en remerciement aux donateurs, et la licence Gallica, très restrictive, sous laquelle sont publiés les documents numérisés. L’artéfact numérique est librement accessible à tous, et exportable via le lecteur de Gallica qui permet de l’insérer dans un site, un blog ou une page Facebook. Mais l’usage commercial est soumis à redevance, comme n’importe quel document de la BnF, numérisé ou non. Un certain Patrick G, sur le forum Linux, après avoir échangé par mail avec la bibliothèque pour éclaircir ce point, déduit : « Donc c’est clair, la BNF ne mettra pas le fichier dans le domaine public. Elle considère que le simple fait de numériser une œuvre lui octroie un monopole d’exploitation commerciale et ce même si l’œuvre en question est dans le domaine public ». Le même jour, Tanguy répond : « Je ne sais pas s’ils ont réalisé l’énormité de la situation qu’ils décrivent là : des bibliothèques publiques, dont la mission est de transmettre la culture, qui voudraient protéger leur investissement. Mais protéger de quoi, des méchants qui voudraient le diffuser encore plus ? C’est quand même un comble »87. Un long débat s’ensuit sur le domaine public et les licences propriétaires, largement relayé sur le net, entre autres par la revue en ligne Actualitté88. Sans entrer dans le détail des inexactitudes juridiques du débat, ni de la nécessité ou non de mettre les documents de Gallica sous licence libre, il est intéressant de voir comment cette affaire d’acquisition de manuscrit se double automatiquement de la production de fichiers numériques, et comment les citoyens revendiquent la libre
86 [En ligne] : http://tanguy.ortolo.eu/blog/article68/liberer-ldhjdf-html. 87 [En ligne] : https://linuxfr.org/users/patrick_g/journaux/le-livre-d-heures-de-jeanne-de-france-une-arnaque. 88 C. Solym, « BnF et Jeanne de France : de l’appel aux dons à l’appeau des fesses », Actualitté, 7 septembre 2012 [En ligne] : https://www.actualitte.com/article/patrimoine-education/ bnf-et-jeanne-de-france-de-l-039-appel-aux-dons-a-l-039-appeau-des-fesses/35636.
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utilisation des fichiers en question, pour quelque usage que ce soit, projetant ainsi sur les bibliothèques publiques une éthique et des missions distinctes de celles qu’elles-mêmes revendiquent autour des concepts de « national » et de « privé », de « libre » et de « payant »89. C’est dire combien la numérisation, qui occupe tant les bibliothèques aujourd’hui, est plébiscitée par le public et combien les fichiers mis à disposition sont aussi susceptibles de circulation, appropriations, rééditorialisations qui dépassent largement l’étude scientifique ou la production de beaux livres. Tanguy propose ainsi : « J’ouvre un restaurant à thème médiéval. Pour la déco, j’utilise des copies d’œuvres de l’époque. Ça ne fait de mal à personne, certainement pas à leurs auteurs qui sont morts depuis des siècles. Mais si je veux utiliser une illustration de ce manuscrit-là, je dois payer la BnF ? Et les gens qui prennent des photos de mon restaurant ? » Ainsi, de tous les dispositifs de valorisation et de dissémination, la production de substituts numériques et leur mise en circulation constituent d’une part celui qui a l’histoire la plus courte – elle a à peine trente ans – et d’autre part celle qui favorise en principe le mieux l’infusion documentaire dans l’ensemble de la société. La principale révolution induite par le numérique dans les pratiques patrimoniales est précisément les possibilités de dispersion, décontextualisation et réinvestissement de sens offertes par les fichiers ainsi produits. On questionnera donc ici les promesses faites par le numérique de faciliter la rencontre entre les livres d’heures et le public et, ce faisant, la manière dont il est susceptible de transformer leur statut patrimonial. Des livres d’heures sur le web
Pour établir un état des lieux cohérent et homogène de la disponibilité sur le web des livres d’heures des bibliothèques publiques, on se limitera aux manuscrits, dont le pouvoir d’évocation et le degré de patrimonialité sont perçus comme supérieurs aux imprimés aux yeux du public et des bibliothécaires. Trois types de mise en collection doivent être évaluées : les bibliothèques numériques développées par les bibliothèques territoriales, la plateforme centrale que constitue Gallica, désormais destinée à moissonner et rassembler aussi les collections de bibliothèques françaises autres que la BnF ; enfin les bases de données d’enluminures auxquelles contribuent les bibliothèques publiques. Les bibliothèques municipales, depuis la fin des années 1990, ont commencé à alimenter des bibliothèques numériques miroir de leurs collections patrimoniales, en dématérialisant celles-ci. Elles se sont muées de la sorte en « bibliothèques hybrides qui tentent, sur des principes séculaires d’organisation de documents, d’associer le matériel à l’immatériel, le local au distant et le visible à l’invisible »90. En 2019, 140 bibliothèques municipales ont participé à un programme de numérisation, voire en ont piloté un. C’est plus de deux fois plus qu’en 2006, où elles étaient 51 seulement91. Les livres d’heures constituent une 89 L. Maurel, « Quel modèle économique pour une numérisation patrimoniale respectueuse du domaine public ? », in L. Dujol (éd.), Communs du savoir et bibliothèques, Paris, Éd. du Cercle de la Librairie, 2017, p. 73-84. 90 F. Pepy, « Les bibliothèques numériques peuvent-elles être des bibliothèques ? », Communication et langages, 161 (2009), p. 33-35. 91 E. Chevry, Stratégies numériques. Numérisation et exploitation du patrimoine écrit et iconographique, Paris, Hermes, 2011, p. 38.
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part infime des fichiers produits et mis en ligne, et une comparaison quantitative avec d’autres types de corpus numérisés n’aurait aucun sens. Dans ce contexte d’accélération de la dématérialisation, les bibliothèques municipales classées ont précocement élaboré des bibliothèques numériques plus construites et plus ambitieuses, aujourd’hui largement soutenues par le programme national des Bibliothèques numérique de référence (BNR) dont elles sont les principales bénéficiaires92. La consultation des bibliothèques numériques des 54 BMC, qu’elles soient concernées ou non par le label BNR, fait apparaître 265 livres d’heures numérisés en tout ou en partie, sans compter les 1472 enluminures disponibles sur Numelyo, la bibliothèque numérique de la métropole de Lyon. Rapporté aux 642 livres d’heures conservés en région (dont les 4/5e dans une BMC), ce chiffre montre que l’effort fourni est déjà considérable. Peu d’objets, à l’exception de la presse régionale et des fonds de cartes postales, peuvent prétendre à une pareille couverture numérique. Ce chiffre masque certes des choix techniques et scientifiques hétérogènes, mais il est suffisamment massif pour témoigner de nouvelles instrumentalisations de ces documents par les bibliothèques. La numérisation des livres d’heures vise en effet leur conservation, le document de substitution permettant de ne plus communiquer l’original aux lecteurs, mais pas seulement. Les manuscrits médiévaux constituent dans nombre de bibliothèques numériques un produit d’appel rehaussant le prestige des collections et de l’institution, et favorisant la visibilité de celles-ci. La priorité mise sur les manuscrits permet aussi d’éviter les redondances d’une bibliothèque à l’autre, critère essentiel au développement d’une bibliothèque patrimoniale cohérente, et est largement simplifiée par le fait que les fonds manuscrits sont aussi ceux qui sont les mieux balisés et signalés dans les bibliothèques, ce qui permet de prendre très vite la mesure du travail à réaliser. À une toute autre échelle, Gallica, bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France et ses partenaires, propose en accès libre depuis 1997 des documents issus des collections de la BnF d’abord, mais pas seulement. Au titre de la coopération documentaire qui est une des missions principales de la BnF, Gallica entend aussi fédérer les efforts des bibliothèques françaises en matière de numérisation, soit en proposant son infrastructure à ses partenaires en vue de la mise en ligne de leurs propres fichiers, soit par moissonnage des métadonnées de bibliothèques numériques partenaires. On accède ainsi aux fichiers numérisés de la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence, la bibliothèque numérique du Périgord, les bibliothèques municipales de Laon et de Chambéry, la Bibliothèque Mazarine, ou Occitanica depuis Gallica. Son périmètre, vu du côté de l’usager, dépasse donc largement les collections de la BnF. Ainsi, une requête « heures » limitée aux manuscrits donne accès à 339 manuscrits de la BnF – soit la quasi-totalité des recueils du Département des manuscrits, ceux de l’Arsenal ne sont pas concernés – mais aussi d’une multitude de bibliothèques municipales ou intercommunales (Doc. 8.2), et de quelques structures universitaires. L’efficacité d’une telle plateforme est double : centraliser l’accès à des ressources géographiquement dispersées, et rendre celles-ci visibles, ce qui est d’autant plus nécessaire quand les corpus de manuscrits sont aussi réduits.
92 I. Duquenne, « Vers un aménagement numérique du territoire. Le programme des bibliothèques numériques de référence », Bulletin des bibliothèques de France, 12 (2017), p. 44-51.
D e l a médiation comme outil à l’enj eu socia l de la bibliothèque Document 8.2 : Livres d’heures numérisés référencés par Gallica (10 mai 2021).
Provenance
Nom de la plateforme
Nombre de livres d’heures disponibles
BnF Clermont-Ferrand (BIUM) Bordeaux (BM) Toulouse (BM) Alençon (BM) AR2L Hauts-de-France Montpellier (BM) Dijon (BM) Roubaix (BM) Limoges (BM) Aix-en-Provence (BM) Laon (BM) Saint-Omer (BM) Périgueux (BM) Bibliothèque Mazarine Centre culturel irlandais Bibliothèque SainteGeneviève BIUS Paris Confédération Helvétique
Gallica Overnia
339 14
– – – Armarium – – BN-r Bibliothèque numérique du Limousin – – – Petrocoria-num Mazarinum – –
12 12 10 6 5 4 4 4 3 3 3 2 1 1 2
Medic@ E-Codices
1 44
TOTAL
470
Les livres d’heures sont enfin enrôlés dans des bases de données spécialisées dans l’enluminure médiévale. Deux ressources coexistent. La base Enluminures, coproduite par le Ministère de la Culture et l’IRHT à partir de sa base de recherche Initiale, donne accès en ligne aux manuscrits médiévaux enluminés conservés dans les bibliothèques municipales93. Elle compte plus de 80 000 images à ce jour, toutes décrites scientifiquement et à l’aide d’une indexation pointue. Elle permet de diffuser les images de livres d’heures de bibliothèques municipales non classées, qui n’auraient le plus souvent aucune visibilité sans cette plateforme : ainsi, les manuscrits de Tonnerre, Riom, Meaux, Châteaudun, Loches, par exemple, ont été traités dans cette base grâce à des financements nationaux. Le Département des manuscrits de la BnF a développé de son côté Mandragore, permettant la consultation de plus de 170 000 notices analysant le décor figuré ou aniconique de manuscrits occidentaux ou orientaux de toutes périodes historiques94. On peut enfin citer pour mémoire Liber floridus, principalement alimentée par la Bibliothèque Mazarine et la Bibliothèque SainteGeneviève, qui donnait accès en ligne aux manuscrits médiévaux enluminés conservés 93 [En ligne] : http://www.enluminures.culture.fr/documentation/enlumine/fr/. 94 [En ligne] : http://mandragore.bnf.fr/html/accueil.html.
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dans les bibliothèques de l’enseignement supérieur, avant son inexplicable disparition. Ces bases de données pratiquent numériquement le cutting prisé des collectionneurs d’autrefois, en voyant dans le manuscrit à peintures une œuvre d’art du fait des peintures, alors que la majorité des bibliothèques numériques s’attachent au document manuscrit, qui fait sens dans sa globalité. Dans les deux cas, le livre d’heures est un objet construit : l’usager (à commencer par le documentaliste) construit l’objet en document, puis lui attribue une certaine valeur, ce que le travail d’indexation des images manifeste explicitement. Aucune de ces bases ne permet toutefois de cibler les livres d’heures parmi la masse d’images proposées, car les critères de recherche sont fondés sur l’indexation des images, et tiennent assez peu compte du contexte de celles-ci et de leur disposition dans un livre. Une masse non négligeable d’images, de textes, de détails et de volumes dans leur globalité circulent donc sur le web. D’un point de vue strictement quantitatif, cette masse peut favoriser la curiosité, la compréhension et l’appropriation de ces objets par tout un chacun. Le statut même du livre d’heures y invite, tant il s’insère à la fois dans les cultures quotidiennes, en tant qu’objet intime et domestique, et dans la culture muséifiée, fondée sur les biens prestigieux et au statut artistique avéré. Cette masse de livres d’heures et d’images constitue un « maillage numérique d’objets prenant une dimension non pas (forcément) inédite mais pertinente […] sur lesquels se projettent de nouveaux intérêts sociaux et économiques dont l’avenir et la perpétuation n’ont rien de tracé »95. Mais l’hétérogénéité des échelles documentaires retenues, de la portion de page à la totalité d’un recueil restitué dans son organisation propre, ajoutée à la sélection opérée par les coordinateurs scientifiques de ces projets de numérisation, engendre une difficulté certaine à se représenter le livre d’heures. L’amateur éclairé trouve sans doute du plaisir à feuilleter les bases d’images, mais ne peut replacer correctement les pages et les détails mis à sa disposition dans l’économie globale du manuscrit dont ils sont issus ; à l’inverse, le feuilletage d’un livre d’heures dans son entier n’est guère plus pertinent, tant le texte liturgique et les écritures sont difficiles à déchiffrer et à interpréter. Médiations documentaires, appropriations culturelles et savantes
Dans le prolongement de cet effort considérable de numérisation, et des budgets mobilisés, il importe donc de questionner la manière dont ces plateformes contextualisent les livres d’heures, les exposent en quelque sorte en leur conférant une intelligibilité qui permettra ensuite de leur apposer des sens traditionnels ou inédits. L’approche comparative est indispensable. Elle porte sur les onze bibliothèques numériques régionales comportant le plus grand nombre de livres d’heures : Aurelia (Orléans), Tablettes rennaises (Rennes), CommUlysse (Angers), Mémoire vive (Besançon), Séléné (Bordeaux), PaGella (Grenoble), Overnia (Clermont-Ferrand), Rotomagus (Rouen) et les trois bibliothèques numériques sans nom de baptême de Poitiers, Châlons-en-Champagne et du Mans. À ces infrastructures, il faut ajouter Gallica, principal pourvoyeur de livres d’heures manuscrits, et Numelyo, la ressource lyonnaise au fonctionnement inclassable. Les critères concernent
95 G. Régimbeau, « Du patrimoine aux collections numériques : pratiques, discours et objets de recherche », Les enjeux de l’information et de la communication, 16 (2015), p. 15-27, ici p. 19.
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le moteur de recherche et son efficacité, la présentation des notices des documents, les critères techniques de la numérisation, les possibilités de navigation, enfin les possibilités d’exploitation des documents par l’usager. L’analyse est évidemment biaisée par le fait que l’usager moyen n’a pas les habitudes et la dextérité de recherche que quinze ans de métier nous ont données. Il ne s’agit pas ici de décerner la palme de la bibliothèque numérique la plus réussie, mais de comprendre, à travers la modélisation de ces ressources et la prise en compte de l’usager, en quoi la numérisation a pu, ou non, prolonger la trajectoire du livre d’heures dans l’espace patrimonial, et non plus seulement artistique ou documentaire. La comparaison des propositions d’exploration dans ces treize infrastructures numériques montre la convergence des choix techniques des bibliothèques qui les ont conçues, et les principes de médiation qui les sous-tendent. Ces bibliothèques numériques sont très ressemblantes les unes avec les autres, ce qui s’explique à la fois par la coordination des projets à l’échelle nationale et le petit nombre de solutions logicielles disponibles sur le marché. Ce premier point n’est pas seulement technique : l’habitué des bibliothèques numériques se trouve d’autant plus facilement familier d’une ressource qu’il utilise pour la première fois, les interfaces d’interrogation et de visualisation étant très semblables. L’entrée dans les ressources se fait de deux manières. Un moteur de recherche est systématiquement associé à l’archive des documents, permettant d’exploiter les métadonnées afin d’identifier les références correspondant à une requête donnée. Ce moteur de recherche, dans son fonctionnement, est extrêmement proche des interfaces des catalogues de bibliothèques, quand il ne fait pas qu’un avec lui, comme c’est le cas dans l’infrastructure de Châlons-en-Champagne : l’usager interroge tout le catalogue, puis filtre les résultats en sélectionnant dans un second temps « Patrimoine en ligne ». Cette concordance entre OPAC96 et interface de la bibliothèque numérique est sans doute commode pour l’usager habitué des recherches plus ou moins expertes dans les ressources documentaires. Elle préjuge cependant des compétences informationnelles de l’usager moyen, qui éprouve le plus souvent d’immenses difficultés à utiliser le catalogue de la bibliothèque. Ces données dessinent le profil de l’utilisateur de ces outils : un lecteur chevronné, capable de se repérer par lui-même dans la terminologie bibliothéconomique et de construire une requête croisant plusieurs critères à partir de cette terminologie – d’autant que le terme « Heures » est extrêmement équivoque et ne peut donc être utilisé seul. L’autre modalité d’exploration repose sur des parcours construits thématiquement par le bibliothécaire. Il ne s’agit plus de se fier aux métadonnées, mais d’imposer aux documents des catégorisations simples ou multiples, permettant à l’usager de laisser sa curiosité le mener selon l’attrait des parcours. CommUlysse cible dès la page d’accueil les livres d’heures (Fig. 8.3). Overnia donne aussi accès à ses livres d’heures regroupés dans une même rubrique, mais la navigation s’effectue dans un cadre de classement assez profond, quoique plutôt intuitif (Fig. 8.4a, b, c, d). L’usager est invité à consulter la « bibliothèque médiévale », puis la rubrique « religion », puis celle de la « liturgie », enfin les « livres d’heures » distingués des lectionnaires, antiphonaires, graduels et autres livres liturgiques. Deux infrastructures dans lesquelles les manuscrits sont réduits à leurs enluminures regroupent également celles-ci dans des catégories distinctes : la bibliothèque numérique
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Figure 8.3 : CommUlysse, page d’accueil (https://commulysse.angers.fr/search/home)
du Mans (Fig. 8.5) et Numelyo, ressource lyonnaise. Au Mans, la proposition est redoublée par le fait que l’image de la page de l’accueil est un extrait de livre d’heures, comme l’atteste la mention en lettres d’or « Cy commance nonne ». Cette correspondance n’apparaît peut-être pas aux yeux de l’internaute, mais elle montre comment l’imaginaire de la bibliothèque numérique repose précisément sur des visuels évocateurs, quel que soit le niveau de culture de l’usager. Qu’il identifie ou non un livre d’heures dans cette image, il sait qu’il s’agit d’un manuscrit médiéval et tout, fleurs et fruits, coloris, lettrine alambiquée, lettres gothiques évoque l’horizon médiéval, ligne de fuite ultime de toute bibliothèque numérique. Deux bibliothèques numériques proposent un accès chronologique aux documents grâce à une frise alimentée par les métadonnées des ressources. Dans Aurelia, cette frise ne comprend pas les livres d’heures, mais dans CommUlysse, ils s’y trouvent et peuvent être individualisés (Fig. 8.6). Passée cette première difficulté d’accès aux documents, les résultats qui s’affichent sont dans l’ensemble pertinents, hormis dans PaGella et dans les Tablettes rennaises, où la sélection laisse à désirer. L’affichage des notices constitue un autre indice intéressant des usages possibles de la bibliothèque numérique. La liste des réponses affecte parfois la forme d’une bibliothèque, comme l’ont souhaité les concepteurs de PaGella à Grenoble (Fig. 8.7). L’internaute voit des dos de livres, comme s’il regardait des rayonnages. Ce choix graphique conforte l’imaginaire de la bibliothèque qui reste extrêmement prégnant dans ces infrastructures, non émancipées de leur institution de production. La consultation d’un document commence par l’accès à sa notice. Dans l’ensemble des douze ressources explorées, les notices sont soit indigentes, soit indigestes. À moins d’être lui-même bibliothécaire, ou médiéviste bien au fait des principes de description bibliographique des manuscrits, le lecteur est embarrassé d’informations inutiles. L’exemple ci-dessous concerne un manuscrit de la bibliothèque de Besançon (Fig. 8.8). La conception
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Figure 8.4 : Accès arborescent aux collections thématiques dans Overnia (https:// www.bibliotheques-clermontmetropole.eu/overnia/) en quatre étapes
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Figure 8.5 : Page d’accueil de la Bibliothèque numérique du Mans (https://mediatheques.lemans. fr/iguana/www.main.cls?p=52c48b9f-bd79-4236-b283-44f89ce596a5&v=6a250102-f04c-4842-b117189739d814a7)
Figure 8.6 : Extrait de la frise chronologique dans CommUlysse (https://commulysse.angers.fr/ search?preset=22&view=time)
Figure 8.7 : Affichage des résultats dans Pagella (https://pagella.bm-grenoble.fr/gmosaic-results. html?base=BMG&name=bmg-categorie-Manuscrits&linkBack=true&n-start=0&champ1=categorie&query 1=Manuscrits&cop1=AND&cop2=AND&champ2=fulltext&query2=heures&search_type=simple).
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Figure 8.8 : Notice du ms. Z. 607 de la BM de Besançon dans Mémoire vive (https://memoirevive. besancon.fr/ark:/48565/mz4xk9gl5fhn).
Figure 8.9 : Notice développée dans Séléné (ms. 1525).
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de la notice suppose qu’il sache précisément ce qu’est un livre d’heures, et maîtrise le vocabulaire héraldique et hagiographique. Il manque donc toute une contextualisation qui avertirait le lecteur non expert de ce qu’il trouvera dans un livre d’heures. Quand cette contextualisation existe, elle cible des publics différents. À Angers, les spécialistes des manuscrits à peintures sont les destinataires des notices. Ainsi, pour le livre d’heures de Jean Charpentier (Rés. Ms. 2048), la notice reprend les codes rédactionnels d’un catalogue d’exposition où le manuscrit a figuré en 201297. À l’inverse, à Bordeaux, la bibliothèque numérique Séléné donne les clefs de compréhension du livre d’heures, et le cas est unique dans les treize ressources que nous avons comparées (Fig. 8.9). Le vocabulaire est simple, la rédaction efficace et comprend une définition générique des livres d’heures à laquelle est confronté le manuscrit pour en mettre en valeur la singularité : le diaire des familles Ballavoine et de Brons tenu du xvie au xviiie siècle. Ainsi l’usager sait ce qu’il doit voir : les premiers feuillets, les bandeaux décoratifs, la reliure. Pour autant qu’on puisse en juger sur écran, la numérisation est exécutée avec les mêmes critères qualitatifs : le document affiché est de définition moyenne mais les possibilités de zoom s’appuient sur une image haute définition, téléchargeable pour l’usager. L’affichage des documents repose dans la moitié des cas sur un dispositif de feuilletage censé reproduire la sensation visuelle que procure le fait de tourner des pages (mouvement du coin de la page, ondulation du papier), tout en proposant par ailleurs un accès image par image sous forme d’une mosaïque de vignettes. Cette organisation montre combien le simple fait de consulter un livre d’heures sur écran conduit à modifier en profondeur l’expérience de lecture. C’est vrai pour tout document dématérialisé ; c’est plus vrai encore pour le livre d’heures. Que reste-t-il de la prière, de la méditation, de la retraite dans le cadre contraint d’un écran aux dimensions fixes, qui impose le même format à un journal des années 1930 et à un petit livre de prières du xve siècle ? Les livres d’heures disponibles dans CommUlysse sont photographiés avec une règle sur la première page, qui permet de se rendre compte du format, mais cette donnée arithmétique est purement théorique ; en réalité l’usager perd la notion des dimensions originelles. Dans ce dispositif de feuilletage, le livre d’heures n’est parfois même pas référencé (la cote et le titre n’apparaissent pas à l’écran), devenant ainsi un objet autonome (Fig. 8.10). Les réglages de visualisation, en particulier l’agrandissement des détails ou les modifications de contraste, transforment aussi et le document, et l’appréhension que le lecteur en a, sans compter que la colorimétrie varie nécessairement d’un écran à un autre. Le livre d’heures manuscrit et le livre d’heures reproduit n’ont donc pas la même nature. L’ensemble organisé des clichés produits page à page constitue tout autre chose qu’un livre de prières : c’est un objet de consommation culturelle qui se prête à la fragmentation, à la visualisation rêveuse ou savante, aux parcours désordonnés. En y perdant la matérialité, le document originel a aussi perdu sa fonction d’organisation d’un temps médité et spiritualisé, mais il y gagne d’autres reconnaissances. Le document ainsi produit – davantage que reproduit – se prête à des appropriations analogues dans l’ensemble des infrastructures. Le service rendu à l’usager est généralement
97 B. de Chancel-Bardelot et al. (éd.), Tours 1500, capitale des arts, catalogue d’exposition, Tours, Musée des beaux-arts, 17 mars-17 juin 2012, Paris, Somogy, 2012.
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Figure 8.10 : Feuilletage du Clermont-Ferrand, BM, ms. 2258 (Horae ad usum ecclesiae claromontis) dans Overnia.
minimal, se limitant au téléchargement d’une page, d’une sélection de pages ou de la totalité du document. Une minorité de bibliothèques numériques favorise le travail en ligne, sous forme de constitution d’une bibliothèque personnelle, et elles sont moins nombreuses encore à permettre le travail collaboratif, qu’il s’agisse « d’aider à décrire le document » comme le propose Numelyo, ou de « signaler une anomalie », possibilité offerte par Gallica. Quant à la dissémination des documents ou des images, elle est très limitée. La moitié des infrastructures fournissent un permalien et/ou un lecteur exportable permettant d’enrôler le document sur un site tiers ou sur les réseaux sociaux. Les licences d’utilisation sont plutôt restrictives, puisque dans la moitié des cas, l’usage commercial est interdit. Les bibliothèques défendent cette position en faisant valoir qu’elle permet d’éviter qu’un opérateur marchand monopolistique (un éditeur le plus souvent) devienne l’intermédiaire obligé entre public et bibliothèques ; en quelque sorte, cette protection est « un complément normal du service public » et distingue nettement diffusion culturelle et promotion touristique, tant il est vrai que le web des bibliothèques constitue aussi un espace touristique territorialisé où il convient d’attirer le visiteur et de le fidéliser98. Si la vente d’image protège le lecteur des appétits des éditeurs, la fidélisation des internautes
98 C. Malwe, « L’image du patrimoine culturel public. Usages et appropriations d’un outil de mise en valeur touristique », in J.-M. Breton (éd.), Patrimoine culturel et tourisme alternatif, Paris, Karthala, 2009, p. 17-40, ici p. 24.
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est pour le moins ambiguë, si elle ne s’appuie pas sur la mise à disposition d’espaces personnels paramétrables. Ces choix montrent ce qu’est finalement une bibliothèque numérique : une instance d’énonciation en recherche d’autorité qui doit légitimer la procédure de sélection, de hiérarchisation, de présentation, celle-ci combinant des données bibliographiques, des images, des métadonnées, des liens, des technologies complexes. Les parcours suggérés ne sont pas seulement des itinéraires, ils ont aussi un caractère prescriptif. La sélection des documents est une prescription de fait ; numériser des livres d’heures, c’est déjà leur reconnaître de la valeur ; leur mise en ligne est une prescription de consultation. La mise en écran des éléments de visualisation – notice et document – constitue des « dispositifs de confiance »99 authentifiant le document produit comme conforme à l’original. La bibliothèque numérique est un objet relationnel visant à construire un lien à sens unique avec le lecteur, conditionné pour voir dans l’institution un intermédiaire savant et prescripteur. La médiation documentaire est d’abord une médiation des savoirs. Or, les savoirs autour du livre d’heures, au fil de 150 années de prospections et d’approfondissements, ont été largement digérés, disséminés au-delà des cercles savants, et jusque dans la profession de bibliothécaire, tenue de les restituer au plus grand nombre dans la logique de valorisation et de diffusion qui est désormais la règle. Que reste-t-il de ces savoirs, et pour qui sont-ils mis à disposition ? Il paraît d’abord certain que l’ensemble de ces ressources ne tiennent pas compte des publics, et en tous cas du public « non expert », alors même que celui-ci est devenu, dans la majorité des équipements culturels et de leurs propositions de médiation, au cœur de la démarche. Le nom même des bibliothèques numériques, fondées sur l’identité locale, montre combien ces dispositifs s’inquiètent peu du grand public : les consonances latines sont intimidantes, telle Carlopolis à Compiègne, Rotomagus à Rouen, Petrocorianum à Périgueux, Camberi@ à Chambéry et les allusions littéraires comme celle que contient CommUlysse (Angers) ne sont guère plus transparentes à celui qui ne connaît pas ces codes. Ces dénominations montrent bien le désir d’un entre-soi érudit dans la navigation au sein de cet espace virtuel. Le livre d’heures confirme « l’incohérence entre les volets documentaire, technique et relationnel » relevée par les spécialistes, malgré les possibilités d’élargissement des publics que permet la numérisation100. La numérisation est un impératif communicationnel, un service standard que les bibliothèques se doivent de proposer, mais la logique de service y est finalement peu développée. Outre que l’offre documentaire dématérialisée rate complètement le projet de démocratisation qui est au cœur du développement des bibliothèques numériques, le livre d’heures n’y voit guère sa valeur patrimoniale augmenter. Il est numérisé parce qu’il est admis comme un fleuron des réserves, une justification des politiques culturelles en faveur des bibliothèques, mais cette opération ne transforme pas en profondeur son statut patrimonial. Au contraire, il semble même mis à distance, plutôt qu’à proximité du lecteur, à moins que celui-ci ne soit un spécialiste capable de juger par lui-même de l’intérêt du document. Ces bibliothèques 99 N. Malais, « Prescrire à Babel : prescription et numérisation du patrimoine », Communication & langages, 179 (2014), p. 91-104, ici p. 97. 100 M. Costes, « Les sites de manuscrits numérisés : quelle prise en compte du public non expert ? », Les enjeux de l’information et de la communication, 16 (2015), p. 53-67.
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numériques construites à l’intention d’« usagers dociles »101, ne permettent en aucun cas des appropriations très originales et personnalisées. En second lieu, le régime artistique auquel le livre d’heures appartient depuis sa redécouverte au xviiie siècle est finalement escamoté (sinon dans les bases d’enluminures ou dans Numelyo) au bénéfice d’un régime purement documentaire. Sauf exception en effet, le livre d’heures est rarement désigné comme chef d’œuvre dans les bibliothèques numériques ; le visiteur est censé le déduire de sa présence dans ces ressources qui représentent, en leur premier stade de conception, la quintessence des richesses de la bibliothèque. Ce changement de régime ne s’est pas fait sans une relecture archivistique du livre d’heures, ravalé au rang de document faute d’être présenté comme un objet de la pratique et de l’individualité. Enfin, la bibliothèque numérique, censée être un miroir embellissant de la bibliothèque physique, contribue fortement, avec l’exposition ou la mise en circulation de publications prestigieuses, à faire de la bibliothèque une « institution imaginaire » : une institution qui produit une représentation d’elle-même, de ses contenus, des modes d’accès qu’elle fabrique, des groupes sociaux qu’elle sollicite voire qu’elle fonde à partir de pratiques savantes communes et de normes édictées par les pouvoirs publics. Comme l’exposition, mais sur un autre mode, la bibliothèque numérique est d’abord un discours de la bibliothèque sur elle-même. Dans cette logique, la collection compte moins que le service rendu : peu importe, finalement, que les livres d’heures trouvent leur public sur le web ; ceux qui en ont besoin, les chercheurs, y auront toujours accès d’une manière ou d’une autre et sauront où les trouver ; en revanche, la bibliothèque numérique est une vitrine de l’opérativité symbolique de l’institution, c’est-à-dire sa capacité à fabriquer des modèles culturels. Mais là encore, le processus est loin d’être abouti, puisque le service proposé ne favorise ni l’appropriation de ces normes culturelles, ni leur redéploiement périodique. Il est significatif que ces ressources reposent fort peu sur les logiques participatives pourtant acquises pour d’autres formes de patrimoine numérisé, textuel ou iconographique. Les collections de cartes postales font l’objet de crowdsourcing, les herbiers anciens, d’identification collective des plantes, les difficultés paléographiques sont amenées à être résolues de manière collaborative par les lecteurs, mais aucune proposition de cette nature n’est faite autour des livres d’heures. Cela ne signifie pas que les internautes n’aient pas vu dans ces réservoirs d’images et de textes des possibilités immenses de redocumentarisation du livre d’heures, sans même, le plus souvent, se soucier que l’image ré-enrôlée provienne d’un livre d’heures. La masse, impossible à quantifier, d’enluminures tirées d’Heures dans des albums comme Pinterest permet d’en construire, montre bien qu’une fraction d’un public, qui n’est peutêtre pas celui des bibliothèques, est en mesure, grâce aux bibliothèques numériques, de réarticuler de diverses manières les contenus des livres d’heures selon son interprétation et ses usages. Cette opération s’appuie probablement sur les réminiscences de savoirs fondamentaux que réveille la vue d’une enluminure. La déperdition documentaire est considérable, puisque la nature même de la source de l’image est occultée, mais
101 M. Ihadjadene et B. Saou-Dufrêne, « La médiation documentaire dans les institutions patrimoniales : une approche par la notion de service », Culture & Musées, 21 (2013), p. 119.
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elle est la condition d’une appropriation universelle des livres d’heures. En somme, la patrimonialisation dans son point ultime, celui des usages sociaux, n’est possible qu’en déniant au document son intégrité. Les pastiches et recueils de poèmes publiés sous le titre d’« Heures » à partir de la seconde moitié du xixe siècle en étaient déjà le signe ; et la numérisation, sur un autre mode, la permet aussi, mais d’une manière non anticipée par les bibliothèques, en dehors des sentiers balisés par les infrastructures numériques. Ceci explique le palmarès de consultation de certains livres d’heures dans Gallica : en 2013, parmi les cinq manuscrits les plus consultés au cours de l’année, figuraient trois livres d’heures, ceux d’Anne de Bretagne, de Jeanne de France et de René d’Anjou102. Si les chercheurs ne sont sans doute pas absents de ces requêtes, la majorité des connexions provient vraisemblablement d’amateurs poussés vers ces documents par les billets, tweets, images vagabondes et autres posts que la BnF, relayée ensuite par d’autres acteurs de la prescription, horizontale cette fois, a mis en ligne pour promouvoir ces manuscrits. En 2013, ainsi, la BnF a mis en ligne sur Pinterest un « calendrier de l’avent » qui proposait chaque jour de décembre une image ; celle du 16 décembre était tirée des Heures de Jeanne de France103. Les réemplois de cette image par d’autres abonnés sont incalculables. Gallica compte sur cette plateforme 16 000 abonnés, mais il n’est pas nécessaire de l’être pour récupérer l’image dans son propre album. L’image promue par la bibliothèque lui échappe donc très rapidement. L’exposition Très riches heures de Champagne réalisée en 2007 par Interbibly sous la double forme physique (et itinérante) et virtuelle, favorise aussi la dissémination des contenus, en proposant 6 fonds d’écrans à partir de miniatures de livres d’heures104. Dans ces bibliothèques numériques, il faut réserver une place à part aux entrées thématiques qui constituent de petites expositions virtuelles à l’intérieur de l’ensemble des ressources brutes. Il s’agit là de proposer à l’usager un parcours dans un petit nombre de documents choisis et commentés, d’en proposer une lecture et de regrouper sous cette sélection des savoirs vulgarisés. Cette proposition est rare : nous ne l’avons identifiée que trois fois. La bibliothèque numérique élaborée par la bibliothèque de Nancy est entièrement consacrée à la Renaissance, à l’exclusion de tout autre thème ou contenu. Trois livres d’heures y sont présentés dans une rubrique dédiée à « la permanence de l’enluminure »105. La thématisation est efficace et l’argumentaire convainc le lecteur que le passage du manuscrit à l’imprimé s’est fait sans rupture. Les trois livres d’heures qui illustrent « une conception médiévale qui plaçait les productions de la main de l’homme au-dessus de celles issues des arts mécaniques » sont bien choisis. Ils sont consultables en entier, mais à travers un outil qui fait défiler les pages verticalement, ce qui est extrêmement troublant, ramenant en quelque sorte le codex à l’âge du volumen. L’effort est minimaliste aussi dans Numelyo qui propose un dossier consacré aux figurations des Rois Mages à travers six images seulement106, sans texte pour expliquer le sens de l’anecdote évangélique et la
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[En ligne] : https://gallica.bnf.fr/blog/03022014/les-5-documents-les-plus-consultes-dans-gallica-en-2013-12. [En ligne] : https://www.pinterest.fr/pin/108649409734334553/. [En ligne] : http://www.interbibly.fr/virtuelles/trhc/index.html. [En ligne] : http://bmn-renaissance.nancy.fr/exhibits/show/exposition/images/ la-permanence-de-l-enluminure. 106 [En ligne] : https://numelyo.bm-lyon.fr/f_view/BML:BML_02MNSO00101THMmages.
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dévotion aux Rois Mages aux âges médiéval et moderne. Le résultat est plus convaincant à Rennes, où les Tablettes rennaises proposent, en plus de la recherche dans toutes les ressources, un dossier thématique intitulé « Bestiaire des livres d’heures107 ». Après une introduction brève et efficace présentant la fonction du livre d’heures et la coexistence, dans ses pages, d’illustrations religieuses et profanes, le dossier donne accès à 8 animaux et à 41 images. Le tout forme un véritable manuel d’emblématique chrétienne à la portée de tous, à la fois ludique et pédagogique. Le lecteur retient qu’au Moyen Âge, les cultures chrétienne et profane ne sont pas étanches, que les animaux sont des êtres ambivalents, amis du diable et du bon Dieu, symbolisant à la fois des hiérarchies sociales et des vertus morales. Il peut aussi se questionner sur le rapport des individus du xxie siècle avec le monde animal. * Qu’est-ce que la valorisation des livres d’heures ajoute à leur patrimonialisation ? La réponse à cette question est paradoxale. Il n’est pas discutable que les opérations de valorisation relèvent à la fois de la sauvegarde, de la science, de l’identité, de la mémoire, de l’information, de la culture et du divertissement, voire de la publicité : toutes dimensions qui sont partie prenante du processus patrimonial dans des temporalités différenciées. Comme l’écrit Gérard Régimbeau, « les fins et les moyens n’ont cessé de retrouver ce qui tisse l’histoire patrimoniale dans ses évidences et ses replis »108. La mise en valeur consacre publiquement leur statut patrimonial. Ce ne sont pas des livres d’heures qui sont exposés, mais des livres d’heures comme objets patrimoniaux appartenant à l’ensemble de la communauté desservie par les outils et les animations développés par la bibliothèque. À ce titre au moins, la médiation joue un rôle important dans le processus patrimonial, et ce depuis les années 1960. Le livre d’heures y a trouvé une véritable consécration publique dont les effets, combinés à l’action de l’école, des musées et d’autres espaces de diffusion artistique, se font ressentir dans l’horizon mental d’une part non négligeable de la population, capable d’identifier un livre d’heures et surtout, de lui reconnaître sa patrimonialité. Ce processus a aussi profité aux bibliothèques. En effet, à travers les livres d’heures et d’autres objets emblématiques des réserves précieuses, en prenant le prétexte du public et d’une logique relationnelle plus soutenue qu’elle ne l’avait jamais été, les bibliothèques ont aussi fabriqué un discours institutionnel d’autolégitimation fondé sur la démocratisation de la culture et l’encouragement des citoyens à s’emparer des biens patrimoniaux. Finalement, l’apport de la médiation à la patrimonialisation n’est pas si important qu’on aurait pu le penser. D’une part, parce que les modalités retenues par les bibliothèques ont confiné le livre d’heures parmi les marottes des chercheurs : bibliothèques numériques et conférences, en particulier, reproduisent dans les auditoriums ou sur le net le public traditionnel des salles « étude et patrimoine » des bibliothèques : universitaires, agents du patrimoine principalement. Ces modalités ne permettent pas, ou mal, le déploiement de discours investissant le livre d’heures de valeurs civilisationnelles puissantes. En revanche, 107 [En ligne] : http://www.tablettes-rennaises.fr/app/photopro.sk/rennes/ publi?module_id=expos_pres&docid=40975. 108 G. Régimbeau, « Du patrimoine aux collections numériques… », op. cit., p. 22.
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les outils retenus, pour peu qu’ils se fondent sur des objets numériques produits à partir de livres d’heures, ont largement favorisé la dissémination des images – les textes étant définitivement escamotés des livres d’heures – et leur réemploi dans les contextes les plus variés, publics et privés. Cette dissémination est d’autant plus difficile à mesurer que les miniatures, dans ces conditions, ne sont plus référencées à partir d’un objet originel. Comment, alors, tracer toutes les images issues des Heures d’Anne de Bretagne sur le web, dans l’imagerie pieuse, sur des marque-pages ou des cartes postales, sur les comptes personnels de réseaux sociaux accessibles sur des terminaux mobiles ? Par ce biais, curieusement, le livre d’heures – mais ce n’est plus le même – est redevenu un objet de l’intime, un objet à soi, un objet sur soi.
Conclusion
« Jacques [Prévert] me demanda quel film j’entendais faire… J’avouai ne pas en avoir la moindre idée… Afin d’éviter, autant que faire se pouvait, la censure de Vichy, il pensait que nous aurions intérêt à nous réfugier dans le passé : nous pourrions ainsi jouir d’une plus grande liberté… […] – Tu as une préférence pour une époque ? me demanda Jacques. J’hésitai un moment avant de répondre : – Je crois que je serais à l’aise dans le Moyen Âge… Le style flamboyant me plairait assez… Celui des Très Riches Heures du duc de Berry… – C’est pas c.. dit Jacques. […] Ainsi naquirent Les Visiteurs du soir. » Ainsi s’exprime Marcel Carné (1906-1996) dans ses souvenirs1. Il rapporte ensuite les échanges avec le décorateur, Georges Wakhevitch. Même si la critique a parlé de « décors en carton pâte », tant la blancheur des éléments architecturaux, à l’image des représentations figurant dans le calendrier du « prince des manuscrits », tranchait avec les partis-pris de décors des films historiques de l’époque, l’œuvre de Carné est fondée sur une imagerie somptueuse avec des plans larges inspirés des miniatures des Très Riches Heures2. Mais qui, en visionnant ce film, fait le rapprochement ? Et qui, parmi les centaines de millions de visiteurs des parcs touristiques Disneyland à travers le monde, reconnaît dans le château de la Belle au bois dormant une synthèse des châteaux de Saumur, visible sur la miniature illustrant le mois de septembre, et du Louvre représenté sur l’image du mois d’octobre ? Walt Disney (1901-1966) a visité Chantilly en 1935 et s’était émerveillé devant le manuscrit, et les représentations castrales, comme celles de la nature dans les dessins animés s’en inspirent fortement3. L’importance des mots Ces deux exemples, par la diffusion massive qu’ils ont connue et leur place dans les « classiques » du cinéma, montrent le point d’aboutissement d’un processus qui commence au xive siècle et dont la particularité est de se jouer des mots. Sous un terme unique, en effet, déjà repérable dans les inventaires de coffres à livres à la fin du xive siècle, ont été regroupés des manuels de contenu variable et de forme changeante. L’intitulation « Heures » est parfois tardive : les « Grandes Heures d’Anne de Bretagne » sont nommées, jusqu’à la Révolution, « livre de prières de la reine Anne » ; les bibliographes de l’âge moderne, et jusque tard parfois dans le xixe siècle, sont bien en peine de décider si un manuel de prières est un 1 M. Carné, La vie à belles dents, Paris, J.-P. Ollivier, 1975. 2 E. B. Turk, « The Politics of Cinematic Reception: Les Visiteurs Du Soir, Narrative Tempo, and the Debacle », The French Review, 61 (1988), p. 593-604. 3 D. Whitley, The Idea of Nature in Disney Animation, Aldershot, Ashgate, 2008, p. 37.
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livre d’heures ou non et il faudra les « fiches anthropométriques » proposées par Victor Leroquais en 1927 pour mettre de l’ordre dans cette production médiévale difficilement identifiable. Les libraires de l’âge moderne, produisant des Heures à la demande des évêques, ou sous leur surveillance, hésitent aussi entre plusieurs titres, de l’Officium beatae Virginis Mariae au Journalier chrétien, et choisissent finalement le vocable « Heures » pour réunir tout manuel de piété fondé sur la spiritualisation du temps, créant ainsi une catégorie éditoriale commode, évocatrice pour la clientèle et faisant référence à une production imprimée déjà deux fois séculaire. La « fabrique du titre » n’a rien d’anodine, qu’elle concerne des œuvres littéraires ou artistiques : elle situe ces œuvres dans le champ social et conditionne leur réception, tout en favorisant l’émergence de stéréotypes liés au titre4. Rapporter le « livre de prières de la reine Anne » à la production d’Heures à usage princier, ce qu’il fut sans conteste, c’est aussi en faire une nouvelle lecture au moment où commence à s’écrire une histoire romantique et fortement imagée du Moyen Âge. La désignation des recueils par des noms d’usage qui ne figurent sur aucune page de titre, telles les « Heures de Bedford », « Heures de Jeanne de France », « Heures Petau », « Heures du maréchal de Boucicaut » ou « Heures d’Etienne Chevalier », sans parler des « Très Riches Heures du duc de Berry », titre inventé de toutes pièces par le duc d’Aumale, ont indiscutablement favorisé la circulation d’une vision tout à la fois globalisante et fondée sur des documents uniques de ce que sont les Heures, dans la sphère savante comme dans l’opinion publique. « Livre d’heures » est donc devenu une expression commune qui recouvre, d’un point de vue patrimonial, des réalités diverses. Reportage ethnologique sur la vie paysanne au Moyen Âge dans les manuels scolaires, consécration d’une collection de livres rares dans le monde des collectionneurs, « star » des salles des ventes, corpus commode et inépuisable pour les historiens de l’art médiéval, fantasme d’élu désireux de se positionner par une politique culturelle forte, « trésor » de bibliothèque publique, matérialisation d’une identité régionale ancienne, répertoire de modèles graphiques pour les enlumineurs du dimanche, le livre d’heures est tout cela à la fois. Cette polysémie s’est faite au prix de deux renoncements. D’abord, le genre liturgique des Heures a été amputé de ses prolongements renaissants, modernes et contemporains, non sans une distorsion des césures chronologiques traditionnelles, en prolongeant jusque tard dans le xvie siècle un Moyen Âge imaginé comme la ligne de fuite de la culture occidentale. Le livre d’heures, dès lors, se résume à trois mots : médiéval, manuscrit, enluminé, ce qui ne correspond pas à la réalité historique et laisse dans l’ombre toute une production plus tardive, imprimée et plus rarement illustrée, pourtant numériquement plus importante que celle des ateliers de copie et d’enluminure actifs entre le xive et le milieu du xvie siècle. Ensuite, cette polysémie repose sur l’évacuation pure et simple de tout le contenu dévotionnel et liturgique des Heures, réduites à des albums d’images où se succèdent scènes touchantes de la sainte Famille, anges aux ailes déployées, crucifixions hiératiques, spectaculaires images macabres et martyres sanglants, dans un décor gothique ponctué d’arcs brisés, de riches tentures et d’objets du quotidien qui le rendent à la fois vaguement familier et profondément anachronique : tout un répertoire qui n’implique que rarement
4 P.-M. de Biasi, M. Jakobi et S. Le Men (éd.), La fabrique du titre : nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS Éditions, 2012.
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l’identification des scènes présentées et plus encore, la croyance dans les mystères chrétiens. Ce contenu liturgique a disparu dès lors que le livre d’heures médiéval a quitté son étui de cuir, son coffre ou son prie dieu pour s’insérer dans des pratiques collectionnistes interrogeant avec de nouveaux critères ces objets étranges dont l’utilité spirituelle s’était perdue. On pourrait en dire autant d’autres objets écrits et graphiques que leur patrimonialisation a transformés : collections de cartes postales vouées à circuler, et désormais confinées dans des albums, fascicules de la bibliothèque bleue reliés à grand prix et vendus à prix d’or chez des marchands spécialisés dans la littérature de colportage, alors qu’ils se distinguaient originellement par leur grossière couverture d’attente et leur faible coût ; dictionnaires d’abord conçus pour des usages pragmatiques du bien-dire et du bien-écrire, et désormais monumentalisés dans les bibliothèques ; ephemera reliés ensemble en vue d’une conservation pérenne, alors que l’économie de ces imprimés repose sur un cycle de vie très court. Cette dénaturation résulte aussi d’un déplacement de lieu, « de l’oratoire privé à la bibliothèque publique » et, occasionnellement, aux réserves des musées, en passant par le salon du collectionneur, l’exposition privée ou publique, la salle des ventes, le cabinet de l’érudit – on songe à Léopold Delisle et à sa table de travail occupée par des manuscrits que lui prêtent pour examen des bibliothèques européennes – l’atelier du chromolithographe ou de l’enlumineur amateur à partir de reproductions poussées par une exigence grandissante de fidélité. Évoquer les Heures, donc, c’est faire référence à une catégorie culturelle, un bien économique, un objet patrimonial et reléguer dans l’ombre plusieurs siècles d’usage, de prière dévote, solitaire ou collective, de méditation émerveillée ou distraite, d’ostentation, de transmission au sein des lignages. Pourtant, la rupture entre les usages traditionnels et les usages patrimoniaux n’est pas si nette. D’abord, le livre d’heures ainsi réduit à ses avatars luxueux du Moyen Âge a été dès l’origine un bien pensé comme patrimonial, et le fait est suffisamment rare pour être souligné : aucun objet, ou presque, ne naît patrimonial5. Inclus dans des systèmes de transmission complexes au sein des familles, destiné à supporter la mémoire familiale et à manifester la magnificence aristocratique, le livre d’heures est dès le temps de sa fabrication un bien destiné à une conservation pérenne et le support d’une identité personnelle, lignagère et sociale forte. Chaque transmission intergénérationnelle réactive cette valeur patrimoniale, et le passage d’une famille à une autre engendre un réinvestissement patrimonial pour mieux faire du recueil un bien familial. Ensuite, le livre d’heures est considéré dès l’origine comme une forme de capitalisation de biens immatériels susceptibles de fonder à la fois croyances et lien social. Pie V, dans le motu proprio qui rénove les livres d’heures en 1571, y voit un « trésor spirituel » tandis que les bibliothèques publiques le désignent aujourd’hui comme un « trésor » méritant une conservation jalouse et secrète, ponctuée d’ostensions destinées à valider cette élection par le public. Enfin, si le livre d’heures est incontestablement un objet vécu au temps où il fonde la prière et la démonstration de la réussite sociale, il l’est encore dans la part patrimoniale de son existence. Pour les collectionneurs, il est un moyen de revendiquer un héritage et d’inventer de toutes pièces un lien avec le temps des aristocrates à la fois dévots et mécènes, tout en s’attirant les
5 À l’exception peut-être des livres d’artiste : M. Hannoosh, et al., The dialogue between painting and poetry: livres d’artistes 1874-1999, Cambridge, Black Apollo Press, 2001.
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valeurs positives du livre d’heures – la prière humble et gratuite, la ritualisation du temps, la mise en présence du divin, le référentiel des Écritures. Objet vécu, aussi, pour les visiteurs qui s’y confrontent et y projettent, le temps de l’expérience de la visite, des savoirs enfouis que l’exposition doit conforter. Objet vécu, enfin, par toutes les déclinaisons que permet cette imagerie dans le domaine de l’intimité domestique, des pratiques catholiques traditionnelles et du repos créatif : images de piété reproduisant des miniatures d’Heures, mugs décorés d’éléments végétaux ou animaliers empruntés aux Heures, grilles de point de croix permettant de broder les miniatures des Très Riches Heures, cartes de vœux décorées des mêmes motifs… L’intensité de la circulation de modèles est proportionnelle à la perte de référence. Qui, parmi les usagers de ces objets, sait qu’ils font référence à des livres d’heures ? Ceux-ci se déploient entre trois modes de connaissance. Confiné aux colloques, publications savantes et expositions magistrales, ces recueils sont identifiés avec d’innombrables nuances par les érudits qui ont contribué à les construire en objet historique et à leur apposer, par le discours historique, des valeurs durables : mécénat artistique, distinction sociale, nationalisation ou internationalisation de l’art au xve siècle. Médiatisé par les bibliothèques et les musées, il se réduit à un objet-type, livre de prière illustré de fabrication artisanale, remarquable par ses couleurs et ses dorures, mais il est encore identifié comme un livre d’heures, ce qui le singularise au milieu de la production manuscrite médiévale. Répandu dans l’espace public grâce à la circulation d’images numériques et de condensations iconiques portées par les manuels scolaires et les produits dérivés, il n’est plus qu’une imagerie conventionnelle mais efficace, d’autant plus qu’elle s’appuie sur un nombre très limité de références, en particulier les Très Riches Heures du duc de Berry. Telle est la trajectoire communicationnelle et sociale d’un objet né vers la fin du xiiie siècle pour la commodité des fidèles désireux de confier à la Vierge Marie la protection de leur personne et de leurs foyers. Une chronologie complexe Ce processus s’inscrit dans une histoire longue, voire très longue, où les strates temporelles sont discontinues et parfois confondues. Qu’on en juge par le célèbre tableau Léopoldine au livre d’heures, portrait de la fille préférée de Victor Hugo (1802-1885) au jour de sa communion, peint par Auguste de Châtillon (1808-1881) en 1836 (Fig. 9.1)6. La jeune fille est représentée avec un gigantesque livre d’heures enluminé ouvert entre les mains. Tout, dans ce tableau, pose question7. Le livre est ouvert au commencement de l’office des complies, illustré par la Dormition de la Vierge, comme l’attestent plusieurs manuscrits et incunables à la fin du xve siècle. Le sujet sied à une toute jeune fille qui vient de vivre une étape importante de l’initiation chrétienne. La jeune Léopoldine avait-elle, dans l’atelier du peintre, un authentique livre d’heures enluminé du xve siècle entre les mains, ou le penchant romantique de son père l’avait-il conduit à demander à
6 Guernesey, Maison Hugo, inv. 768. 7 C. Rabel, notice dans N. Hatot et M. Jacob (éd.), Trésors enluminés de Normandie : une (re)découverte, Rennes, PUR, 2016, p. 57-58 ; J. F. Hamburger, « Representations of Reading – Reading Representations: The Female Reader from the Hedwig Codex to Châtillon’s Léopoldine au Livre d’Heures », in G. Signori (éd.), Die lesende Frau, Wiesbaden, Harrassowitz, 2009, p. 177-239.
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Figure 9.1 : Auguste de Châtillon, Léopoldine au livre d’heures (1836) – Guernesey, Maison de Victor Hugo, Hauteville House, inv. 768.
Châtillon de représenter sa fille avec cet accessoire, au nom de son pouvoir d’évocation d’un Moyen Âge fantasmé, alors que les livres d’heures imprimés, cadeau traditionnel aux communiants, n’ont jamais été aussi nombreux sur le marché ? Que représente le livre d’heures dans les milieux littéraires du xixe siècle et quelles connivences entretient-il avec
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la littérature, le renouveau artistique, et les appréciations romantiques du Moyen Âge ? Le tableau de Châtillon invite à écrire une histoire du sentiment patrimonial, comme nous avons voulu le faire, en observant comment se construit ce sentiment à travers des cadres historiographiques, juridiques, administratifs et culturels eux-mêmes conditionnés par une instrumentalisation du passé. Cette histoire s’organise autour de ruptures décisives, qui n’empêchent en rien des usages et des pratiques de perdurer en parallèle de nouvelles appréciations du livre d’heures. L’histoire même de l’objet se déploie entre inventions liturgiques et velléités d’uniformisation de la part du clergé, de portée toujours limitée finalement. Elle recoupe aussi l’histoire des formes livresques, des techniques et des modalités de diffusion. Il y a loin, du manuscrit princier farci de prières élaborées en fonction de la sensibilité du commanditaire, à l’impression incunable qui stabilise le contenu et l’imagerie des Heures tout en les renouvelant, puis au livre d’heures normalisé par Rome après 1571, qui s’émancipe finalement de ce modèle pour explorer d’autres contenus jusqu’à la fin du xixe siècle. Le livre d’heures reste ainsi, malgré les transformations formelles et dévotionnelles qui l’affectent au fil des siècles, un manuel de prière plébiscité par le public, conditionné il est vrai par l’accompagnement clérical de la prière qui va en se renforçant à partir de la fin du xviie siècle, et par des stratégies commerciales efficaces de la part des éditeurs et des libraires, qui construisent sur ce titre unique une offre diversifiée, qui meurt finalement d’avoir tant évolué jusqu’à se confondre avec d’autres manuels chrétiens plus commodes. Parallèlement à cette pratique constante, une première rupture advient à une date qui se laisse difficilement saisir, vers 1640 semble-t-il, lorsque certains recueils commencent à changer de statut et s’installer dans les bibliothèques et cabinets de curiosités. Cette difficulté tient à l’absence d’indices univoques. Les mises en garde d’un Naudé contre les collections de livres d’heures montrent que la pratique est déjà née, mais la présence de ces recueils hors des oratoires, dans les coffres à bijoux, argenteries et effets précieux des familles n’empêche en rien leurs propriétaires de continuer d’y voir un livre de prières. L’entrée en collection des livres d’heures vers 1760 dans les milieux robins parisiens, et un peu plus tard en province, rendue visible par les pratiques de vente et la publicité qui les accompagne, marque un changement d’appréciation radical de ces objets. Ils ne circulent plus en tant que livres de prières, comme il y en a tant sur le marché de l’occasion, mais comme des objets rares, manuscrits ou imprimés, dotés de caractéristiques esthétiques dont l’appréciation s’affine jusqu’au milieu du xixe siècle. Les « redécouvreurs » des Heures transgressent l’appréciation négative du « gothique » qui prévaut dans la société des Lumières pour en faire au contraire une valeur positive, enrichissant la position sociale de celui qui le possède, surtout si sa noblesse est fraîchement acquise et sa fortune, en voie de consolidation. Il est possible que cette redécouverte ait été conditionnée par la banalisation du « livre d’heures de consommation », imprimé et bon marché, mettant les bibliophiles dans la nécessité d’opposer « un fétichisme du livre objet […] à la vulgarisation du livre texte »8. Les cercles sociaux où se collectionne le livre d’heures vont en se rétrécissant au fil des décennies, jusqu’à regrouper, à partir des années 1860, une sorte de caste dans le monde 8 P. Durand, « L’aura et la chose écrite. Une mise au point », in P. Piret (éd.), La littérature à l’ère de la reproductibilité technique : réponses littéraires aux nouveaux dispositifs représentatifs créés par les médias modernes, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 15-28.
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de la collection, un entre-soi constitué de libraires hautement spécialisés, d’historiens et de riches amateurs venus du monde de l’industrie ou de la finance, ou encore d’aristocrates de vieille souche désireux de renouer avec un objet qui a longtemps identifié les princes et le personnel curial, à l’instar du prince de Bourbon ou du duc d’Aumale. La cohésion de ces cercles est le fait de structures associatives, de projets éditoriaux et de connivences avec les institutions culturelles parisiennes qui se sont, avec un certain retard, insérées dans le monde de la collection. Or, cette stabilisation croise une mutation historiographique essentielle : l’émergence de l’histoire et de l’histoire de l’art comme disciplines fondées sur un outillage et une épistémologie propres, aptes à les positionner dans une réflexion critique sur le passé. L’histoire romantique du premier xixe siècle nourrie des théories de Guizot et de Michelet, puis l’histoire nationaliste qui éclot après 1860 trouvent toutes deux dans le livre d’heures un matériau susceptible de fonder un large éventail de discours. Pour la première, il permet d’entrer de plain-pied dans l’histoire intime des individus et des peuples, en renseignant sur le costume, le mobilier et l’architecture domestique du Moyen Âge. Pour la seconde, le livre d’heures dessine les contours d’un art national qui domine aussi toute l’Europe. Ces discours sont rendus à la fois légitimes et visibles par une cohorte d’experts que réunissent une formation commune et partant, un outillage intellectuel partagé. Ces spécialistes s’accordent à faire du livre d’heures le fleuron des manuscrits médiévaux, reléguant dans l’ombre les incunables. Ce mouvement culmine dans les années 1900, quand un double mouvement se fait jour : d’une part, la consécration du livre d’heures dans l’histoire de l’art naissante, à travers le concept de « primitif français », et d’autre part, les premières tentatives de mise sous protection de ces manuscrits grâce un arsenal juridique nouveau. À partir des années 1880 en effet, l’État se dote des moyens de protéger les biens désignés comme patrimoniaux, ce qui revient à créer cette catégorie qui n’existait jusqu’alors que sous la forme diffuse des fantaisies de collectionneurs, des cotes du marché de l’art et des querelles d’érudits à propos des monuments, des objets d’art et des livres. La loi sur les monuments historiques en 1883, le classement des bibliothèques les plus riches en documents anciens en 1897, l’extension du statut de monument historique aux objets mobiliers en 1913, les procédures engendrées par les lois de Séparation entre 1901 et 1905 constituent autant de jalons qui, en isolant certains lieux, objets ou collections, et en prévoyant pour eux des modalités de conservation contraignantes, non seulement fabriquent du patrimoine, mais désignent aussi l’État comme arbitre de cette sélection. Le livre d’heures est mis au registre patrimonial par le biais de ces différentes procédures, signe d’une reconnaissance de cet objet par les pouvoirs publics. Ces différentes requalifications du livre d’heures dans le champ du collectionnisme, de l’érudition et de la protection réglementaire ont impliqué des tris progressifs dans la vaste production d’Heures. La disqualification de l’imprimé, nécessairement multiple et standardisé, n’épargne pas les incunables, sauf à être enluminés, identifiés comme une édition extrêmement rare ou richement reliés. Une nouvelle rupture intervient dans les années 1960, lorsque les bibliothécaires s’avisent de la présence de livres d’heures dans leurs réserves, et entament une réflexion d’abord empirique (en province : à Paris, cette réflexion est plus solide et plus ancienne) puis théorique sur les instrumentalisations possibles de ces jolis recueils pour changer l’image de la bibliothèque dans l’esprit des tutelles comme dans celui du public. Ils ont
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l’assentiment, dans cette démarche, des élus facilement conquis par le caractère indubitablement « ancien, rare et précieux » des livres d’heures, et facilitant donc l’acquisition de manuscrits puis leur médiation dans l’espoir de rendre leur bibliothèque visible et identifiée comme un espace patrimonial à l’échelle régionale, voire nationale. Dans cette opération, le livre d’heures est doublement instrumentalisé : parce qu’il sert une cause politique d’une part, et parce qu’il est en réalité relativement interchangeable avec tout autre document également caractérisé par une provenance locale et une possible mise en collection d’autre part. Cette instrumentalisation justifie à son tour une importante activité de médiation. Si le livre d’heures n’est pas nécessairement au cœur de celle-ci, il constitue le dénominateur commun de la médiation du patrimoine dans toutes les bibliothèques publiques françaises. Laquelle n’a pas, depuis quarante ans, exposé son ou ses livre(s) d’heures ? Cette médiation contribue renforcer dans l’espace public une représentation que le public s’est forgée ailleurs : à l’école, au musée, dans la presse qui constitue une caisse de résonnance forte des pratiques muséales et bibliothécaires autour des livres d’heures, enfin dans la circulation de nombreux modèles, extraits, citations d’images issues d’Heures qui conditionnent la réception de cet objet par le public. Cette médiation, qui repose encore sur des procédés traditionnels (exposition, conférences, publications vulgarisées ou savantes, accueil des publics scolaires, visites de réserves précieuses), ne fait finalement que conforter un public déjà familier de ces objets dans l’idée qu’il s’en fait, sans renouveler ni les moyens, ni les objectifs de cette médiation. Cette médiation limitée est toutefois dépassée par l’essor de la numérisation, depuis le début des années 2000, qui conduit à la production par les bibliothèques de « nouveaux » livres d’heures, les artefacts numériques n’ayant guère de rapport matériel, fonctionnel et symbolique avec les documents originaux. Ces objets numériques favorisent des appropriations inattendues dans le public, grâce à une importante circulation sur le web. Ce n’est plus seulement l’expression « livre d’heures » qui, vidée de son sens dès la fin du xixe siècle, est devenue accueillante et mouvante ; c’est aussi le répertoire d’images qui y est associé. Tout un chacun peut bricoler un faire-part de mariage ou une invitation d’anniversaire à l’aide d’une miniature tirée d’un livre d’heures, dans la plus grande ignorance de cette provenance. La patrimonialisation du livre d’heures a ainsi produit des icônes reconnaissables entre toutes, et surtout autonomes, indépendantes de tout contexte historique et documentaire. Ces « peintures des siècles sans peinture », selon l’expression d’André Malraux (1901-1976), sont devenues des images circulantes à l’âge de l’image omniprésente. Les bibliothèques, au sein de l’écosystème qui les conditionne et qu’elles polarisent, ont ainsi poussé à leur terme la logique des modèles iconographiques nés à la fin du Moyen Âge et destinés dès l’origine à circuler, à être reproduits et à se transformer. Ce succès des livres d’heures tient précisément à la combinaison de plusieurs référentiels. Les revivals médiévalistes qui se succèdent depuis le début du xixe siècle ont assuré à ces livres une belle postérité. « Peut-être n’existe-il pas une autre époque historique qui fournisse au monde contemporain autant de matériel pour nourrir son imaginaire », suggère Tommaso du Carpegna Falconieri9. Le médiévalisme n’est pas seulement un divertissement
9 T. du Carpegna Falconieri, Médiéval et militant. Penser le contemporain à travers le Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015, p. 15.
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pour amateurs de fantasy et de voyages dans le temps, « il instaure au contraire de solides liens avec l’action publique », sans commune mesure avec l’instrumentalisation du monde antique ou de l’âge classique. « La politique contemporaine trouve dans le Moyen Âge, temps historique ou sorte d’ailleurs symbolique, un lieu de prédilection d’où extraire des allégories clarificatrices, des exemples toujours d’actualité, des modèles »10. Le Moyen Âge est un mythe essentiellement non historique : il renvoie au présent. À ce titre, il est un fait communicationnel et social, ce que prouve assez l’exemple du livre d’heures, instrumentalisé par tous ceux qui s’en sont saisis pour défendre une position, une légitimité, une vision du monde. En synthétisant par son imagerie les deux versants du Moyen Âge (l’inégalité et l’arbitraire du pouvoir, la violence, l’omniprésence de la mort d’un côté, les symboles, les valeurs chevaleresques et paysannes, une certaine idée de la féminité, l’art, la patrie, la foi et l’héroïsme, la force des terroirs et des liens familiaux), le livre d’heures a permis la création d’une tradition, sinon d’une mémoire, d’autant plus efficace qu’elle peut se communiquer à tout l’occident, sur les deux rives de l’Atlantique. Quant au référentiel chrétien, extrêmement diffus et jamais (ou presque) revendiqué comme tel, il joue sans doute malgré tout un rôle dans ce succès, en situant le livre d’heures dans l’immense vivier culturel et touristique des « lieux de mémoire » à consonance religieuse, églises romanes, cathédrales gothiques, dômes baroques ou néo-byzantins par exemple. Là encore, il s’agit d’exploiter une tradition, l’imaginaire d’un âge d’or stable et chrétien, simplement rassurant pour les uns, et rendant possible un renouveau catholique pour les autres. La sacralité émane moins des scènes représentées, quoiqu’elles soient éminemment chrétiennes, que de ces vestiges du temps passé que constituent les livres d’heures, vus comme des reliques d’un âge révolu, et à ce titre, susceptibles de créer du lien entre individus au sein d’une communauté donnée. La distance temporelle qui se creuse à partir du xviie siècle, invitant à considérer l’authenticité des recueils – question qui ne se posait pas pour l’orant ou sa descendance – provoque aussi un déplacement dans l’espace social des usages du livre d’heures. Il autorise une forme sécularisée de « religion du livre », avec des dogmes, une éthique, un culte, des formes de communion et de ferveur autour d’une « origine perdue » mais rendue furtivement présente par les objets en situation de communication. Le livre d’heures constitue à la fois une trace du Moyen Âge, dont les pouvoirs et le public peuvent activement se saisir, et la possibilité d’une médiévophanie, si on veut bien nous permettre ce barbarisme. Livre d’heures et patrimoine écrit : quelle généralisation ? Un tel processus, et la méthode qui a permis de le mettre en évidence, peuvent fonder les bases d’une évaluation du patrimoine écrit sinon dans son ensemble, au moins de ses différentes composantes : manuscrits, incunables, livres à gravures, récits de voyage, dictionnaires et encyclopédies, éditions romantiques, archives littéraires, littérature dite « populaire » d’Ancien régime ou plus contemporaine, enfantina, ouvrages scolaires, presse régionale, voire bande dessinée et l’immense territoire du « non-livre », sans compter les catégories en devenir que l’avenir déplacera sans doute des collections courantes ou privées
10 Ibid.
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vers les réserves précieuses des bibliothèques publiques11. Les critères de patrimonialisation mis ici en évidence – collectionnisme, érudition, protection administrative, circulation de reproductions, entrée dans les institutions publiques ou reconsidération de leur place en leur sein, médiation à destination de tous les publics – pourraient être appliqués à ces objets pour les situer dans une trajectoire inscrite dans une temporalité. Il en ressortirait des patrimonialisations abouties, partielles ou manquées, triomphantes ou éteintes à peine commencées. Les pistes déjà explorées montrent que certains éléments opérants pour le livre d’heures (l’unicité et la rareté du manuscrit ancien) ne sont pas une condition obligatoire de réussite de la patrimonialisation : les brochures de la bibliothèque bleue ou les livres de cuisine, productions imprimées à grand tirage, jouissent aujourd’hui d’une grande notoriété patrimoniale12. Une comparaison transnationale serait également bienvenue. Hormis les cadres règlementaires produits par les États, et donc changeants d’un pays à l’autre, toutes les autres composantes du processus se vérifieraient ailleurs qu’en France, en Angleterre, en Belgique, en Italie notamment. Les frontières sont d’ailleurs brouillées sous l’action des collectionneurs explorant l’offre en livres rares dans un marché international ; des érudits de toute nationalité communiant dans une même exigence de recherche ; et des bibliothécaires lorsqu’ils organisent de grandes manifestations culturelles autour des livres d’heures. Ceux-ci donnent sens à une communauté d’amateurs, de spécialistes et d’agents du patrimoine tout autour du monde. Cette trajectoire prend sens à travers une série de récits qui affleurent dans la multiplicité des sources convoquées pour documenter cette patrimonialisation. Les requalifications successives du livre d’heures s’adossent à une « mise en histoire », avec tous les artifices rhétoriques, voire littéraires, requis pour la rendre efficace. Le cas du livre d’heures de Jeanne de France est particulièrement éclairant. Son entrée en scène dans les bibliothèques et dans l’espace publics s’est faite – et s’est aussi justifiée par – différentes constructions narratives : l’histoire prodigieuse d’un manuscrit longtemps confisqué par de célèbres collectionneurs parisiens, l’histoire intime et attendrissante d’une princesse attachée à un livre de prière déposé par son royal père dans la corbeille de noces, l’histoire touchante d’un consensus national pour permettre à la BnF d’acquérir le livre. Ces trois récits croisés ont construit la réputation patrimoniale du manuscrit. Il n’est pas un livre d’heures qui ne soit pas situé sur une trame et des ressorts narratifs qui rehaussent son intérêt : les Très belles Heures de Notre-Dame partiellement détruites dans l’incendie de la bibliothèque de Turin en 1904, les Heures d’Anne de Bretagne pieusement conservées par les rois de France dans les collections royales, la concurrence entre le duc d’Aumale et Alphonse de Rothschild pour l’acquisition de tel manuscrit précieux, la ferveur à la fois érudite et amoureuse de Laure Delisle à l’égard des livres d’heures enluminés et de son savant époux… tous ces récits se situent entre absence et présence, entre ruine et monumentalisation, entre appréciation privée et intérêt public. C’est à ce titre qu’ils constituent l’indice le plus net de la patrimonialisation. Ainsi enrôlés dans des récits, les livres d’heures nourrissent une mémoire sensible revitalisée à chaque nouvel acte de communication autour de ces objets dans l’espace public. 11 F. Henryot, « Le patrimoine au prisme des publications des bibliothèques municipales (1945-2020) », Sociétés et Représentations, 53 (2022), à paraître. 12 F. Henryot (éd.), La Fabrique du patrimoine écrit : objets, acteurs, usages sociaux, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2019.
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Art de l’enluminure, Dijon, Éditions Faton, 2002-. Bibliothèque de l’École des Chartes, Paris, Société de l’École des Chartes, 1840-. Bulletin de la Société française de reproductions des manuscrits à peintures, Paris, SFRMP, 1911-1942. Bulletin des bibliothèques de France, Villeurbanne, Enssib, 1956-. Bulletin du bibliophile, Paris, Techener, 1834-1857 ; 1858-1962 ; 1970-. Le Coloriste enlumineur, Desclée de Brouwer, 1893-1899. L’Enlumineur. Journal d’enseignement et de propagation de l’art de l’enluminure, 1889-1899.
sources III.c. Livres d’heures imprimés (par ordre chronologique)
Heures a lusaige de Romme tout au long sans rien requerir. Avec ung commun antiennes suffrages et oraisons de plusieurs sainctz et sainctes selon ledit usaige et plusieurs autres comme on verra en la table, Imprimees a Paris par Gillet Hardouyn libraire demourant au bout du pont nostre Dame devant sainct Denis de la chartre a lenseigne de la Rose [ca 1509]. Les p[re]sentes heures a lusaige de Tournay au long sans req[ue]rir…, [Paris], Simon Vostre, 1512. Hortulus animae, denvo repurgatus : in quo Horae beatissimae Virginis Mariae secundum usum romanum continentur : cum plurimis orationibus devote dicendis, Paris, Jehan Langloys, 1545. Paraphrase sur les Heures de Nostre Dame selon l’usage de Rome, traduittes du latin en francoys par frère Gilles Cailleau. Avec autres choses concernans la forme de vivre des chrestiens en tous estatz, Poitiers, J. Marnef, 1552. Heures à l’usage de Mascon toutes au long, avec les vespres de la sepmaine, complies, et plusier oraisons de nouveau dioustees et diligemment revues, Lyon, T. Payen, 1554. Heures de nostre Dame à l’usage de Rome en Latin & en François, Paris, Charles Angelier, 1558. Heures à l’usaige de Sainct Malo, toutes au long sans rien requerir, avec les suffraiges et plusieurs belles hystoires et oraisons, tant en latin qu’en françoys, Rennes, P. Le Bret, 1560. Heures de Nostre Dame, à l’usage de Besançon… Lyon, Guillaume Roville, 1574. Heures de Nostre Dame à l’usage d’Angers. toutes au long sans rien requérir avec plusieurs oraisons tant en latin qu’en françois, remises en meilleur ordre que auparavant. Le tout reveu, corrigé et augmenté selon le commandement de R. P. en Dieu monsieur l’évesque d’Angers, par M. François Grandin, Paris, pour P. Elys, 1577. Heures nostre Dame a lusaige de Rouen toutes au long sans rien requerir : Enrichies de plusieurs histoires & quadrains. Avec les suffrages & oraisons des sainctz & sainctes de tous les moys de lan, Rouen, chez Robert Mallard libraire, a la grand Nef, rue de Lorloge [1580]. Heures de Nostre Dame a l’usage de Romme selon la réformation de Nostre S. Père Pape Pie V, Paris, Jamet Mettayer, 1583. Heures de notsre Dame / a lusage de Lymoges toutes au long : avec plusieurs belles oraisons en latin & et en francoys. Et y a este adjoute la confession generalle, Limoges, H. Barbou, 1589. Heures de Nostre Dame à l’usage de Rome en latin et en françois…, Paris, Gilles Robinot, 1596 (rééd.). L’Office de la Vierge Marie, à l’usage de l’Eglise Catholique, Apostolique & Romaine, avec les Vigiles, Pseaumes graduels, Penitentiaux, & plusieurs prieres, & Oraisons, Paris, J. Mettayer, 1596. Heures de Nostre Dame a l’usage de Chartres. Corrigées, & de nouveau augmentées de plusieurs belles & devotes prieres & oraisons, avec les suffrages des saincts… Plus une instruction chrestienne en forme de catechisme, Paris, E. Foucault, 1604. Officium beatae Mariae Virginis, nuper reformatum et Pii V Pont. Max. iussu editum, Paris, Eustache Foucault [1618]. L’office de la glorieuse Vierge Marie. Traduit en vers françois. Pour le contentement de ceux qui ont son honneur en recommandation. Suivent aussi les psalmes penitentiaux & canoniaux pour l’exercice des ames penitentes, Paris, Mathurain Henault 1621. Heures de Nostre-Dame à l’usage de Rome en latin & en François, par feu M. René Benoist. Avec les pseaumes de la version de M. Regnaud de Beaune, archevesque de bourges. Avec un formulaire du P. Coton, de la compagnie de Jésus. Dédiées à la Reyne, Paris, Augustin Courbé, 1634. Parva christianae pietatis officia, per christianissimum Regem Ludovicum XIII ordinata, Paris, S. Chappelet, 1640.
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Office de l’Église et de la Vierge en latin et en français avec les hymnes traduites en vers [Heures de Port-Royal], Paris, Pierre Le Petit, 1650. [Magnon ( Jean)], Les Heures du chrestien divisées en trois journées qui sont la journée de la Pénitence, la journée de la Grâce, & la journée de la Gloire. Où sont compris tous les offices, avec plusieurs prières, avis, réflexions & méditations tirées des S. Écritures & des Pères de l’Eglise. Le tout fidèlement traduit en vers & en prose, selon la diversité des matières, Paris, Louis Chamhoudry, 1654. Sanguin (Claude), Heures en vers françois contenant les CL pseaumes de David selon l’ordre de l’Eglise…, Paris, Jean de la Caille, 1655. Heures particulières à l’usage des femmes enceintes, s. l. [Paris], s.n, 1657. Heures de la sainte Vierge, en meilleur ordre qu’auparavant. Pour tous les temps de l’Année, avec le Calendrier Historial de la Vierge, celuy du vieux testament, & le catalogue des saints de toutes sortes d’Estats & de conditions ; avec les Petits Offices, & autres prières. Enrichies de planches, vignettes, fleurons, & lettres grises gravées. Dédiées à son Altesse sérénissime Madame la princesse de Conty, Paris, Jean Piot, Jean Guignard, Rolin de La Haye, 1657. L’Hermite (Tristan), Les Heures dédiées à la Sainte Vierge… contenantes les offices de l’Église pour tous les temps de l’année, accompagnées de prières, méditations et instructions chrestiennes, tant en vers qu’en prose, Paris, J.-B. Loyson, 1664. Corneille (Pierre), L’Office de la sainte Vierge, traduit en françois tant en vers qu’en prose avec les sept pseaumes pénitentiaux, les vespres et complies du dimanche et tous les hymnes du bréviaire romain, Paris, R. Balard, 1670. Heures nouvelles tirées de la Saint Ecriture, escrites & gravées par L. Sénault, Paris, chez l’auteur, 1680. Pomey (François), Heures saintes, divisées en deux parties. La première contient une méthode très solide et très chrétienne pour faire saintement les actions ordinaires de chaque jour : avec une instruction fort utile pour se bien confesser, & pour communier dignement. La seconde partie n’est qu’un recueil de divers offices de dévotion, autorisez et consacrez par l’usage commun de la sainte Eglise, Lyon, Louis Servant, 1687. Heures saintes divisées en deux parties…, Lyon, Louis Servant, 1688 (rééd.). Heures nouvelles dédiées à Madame la Dauphine contenant les Offices, Vespres, Hymnes & Proses de l’Église, avec les Exercices du matin et du soir, l’Entretien durant la Sainte Messe, les Prières pour les sept jours de la semaine, & la méthode de se bien confesser et communier, Paris, Jean Pohier, Pierre Le Mercier, 1689. Office de la Glorieuse Vierge Marie avec l’office des mors, psalmes, graduels, pénitentiaux…, Carpentras, François Tissot, 1690. Heures Françoises ou matière d’occupation saintes pour les ames dévotes, Francfort, Walther, 1697. Heures royales dédiées à Monseigneur Duc de Bourgogne contenant les offices, vespres…, Paris, Claude De Hansy, 1701. Les Heures de la journée chrétienne où sont enseignées les voyes du Salut, Paris, Jean Bodot, 1705. Heures contenant l’Office de l’Eglise… imprimées par ordre de M. le Cardinal de Noailles, Paris/ Liège, J. F. Broncart, 1707. Heures à l’usage de ceux qui assistent au service de l’Eglise contenant les Messes…, Paris, Claude de Hansy, 1711. Heures, prières et offices à l’usage et dévotion particulièrement des demoiselles de la Maison Royale de saint Louis à saint Cyr, Paris, Jacques Collombat, 1714.
sources
Heures imprimées par l’ordre de Monseigneur le cardinal de Noailles…, Paris, Louis Josse, 1715. Heures paroissiales qui contiennent l’office de l’après-midi pour toute l’année à l’usage des laïques, Paris, Jean Dessaint, 1726. Heures nouvelles imprimées par l’ordre de Monseigneur le Cardinal de Noailles à l’usage de son diocèse, Paris, Jean-Baptiste Delespine, 1728 (rééd.). Heures nouvelles dédiées au Roy contenant les messes…, Paris, Etienne-François Savoye, 1739. Lefebvre, Heures du calvaire dédiées à Monseigneur l’Evêque d’Arras…, Douay, JacquesFr. Willerval, 1741. Heures nouvelles à l’usage du diocèse de Bayeux, Suivant les nouveaux missel et bréviaire, imprimées par l’ordre de Monseigneur… Paul d’Albert de Luynes, évêque de Bayeux, Bayeux, J. C. Pyron, 1745. Heures nouvelles à l’usage des religieuses de la Compagnie de Notre-Dame contenant des pratiques pour toutes les principales actions chrétiennes, divers offices…, Clermont-Ferrand, Pierre Viallanes, 1747 (rééd.). Heures à l’usage de la chapelle et paroisse du Roy, contenant les prières qui s’y disent le matin, le soir, & au salut. Avec les prières de la Messe, les Psaumes de la Pénitences, & les Vêpres des principales fêtes de l’année, selon les usages de Rome et de Paris, Paris, Jacques-François Collombat, 1750. Heures de Penitens contenant tous les offices qui se doivent dire pendant le cours de l’année par toutes les Compagnies de Penitens…, Aix, Vve J. David & Esprit David, 1755. Heures nouvelles à l’usage de la confrérie du Tres Saint Sacrement érigée en 1707 dans l’église paroissiale de Saint-Louis…, Strasbourg, Jean-François Le Roux, 1759. Heures de la Sainte Vierge en meilleur ordre qu’auparavant pour tous les temps de l’année…, Paris, Jean Piot, 1757. Heures nouvelles, Selon le Nouveau Bréviaire de l’Eglise Métropolitaine de Reims,… Pour l’usage des Ecoles…, Reims, B. Multeau, 1763. Nouvelles heures paroissiales à l’usage du diocèse de Besançon…, Besançon, Frères & Sœurs Charmet, 1770. Heures à l’usage des demoiselles pensionnaires et congréganistes de l’Immaculée Conception de la B. Vierge Marie…, Strasbourg, François Levrault, 1772 (rééd.). Heures de la journée chrétienne en latin et en françois…, Amiens, Louis-Charles Caron, 1773. Journal chrétien ou heures nouvelels et conduite pour sanctifier les principales actions de la vie chrétienne, Lyon, Etienne Rusand, 1775 (rééd.). Heures et instructions chrétiennes à l’usage des gens de guerre, Strasbourg, Jean-François Le Roux, 1776. Heures royales dédiées à la Reine contenant les Offices qui se disent à l’Eglise pendant l’année…, Paris, De Hansy, 1778. Heures nouvelles ou prières choisies pour rendre la journée sainte, Lyon, Aimé de La Roche, 1780. Heures de Cour, contenant les prières du Matin & du Soir…, Vienne, François Léopold, 1787. Nouvelles heures à l’usage des enfans depuis l’âge de cinq ans jusqu’à douze…, Paris, Maradan, 1801. Heures nouvelles ou prières choisies…, Avignon, Vve Guichard, 1805 (rééd.) Heures impériales et royales à l’usage de la Cour…, Paris, Lefuel, 1809. Heures de Cour, dédiées à la Noblesse. Nouvelle édition, Le Puy, J. B. La Combe, 1814. Heures dédiées à Madame, Duchesse d’Angoulême, Paris, Le Fuel, 1814. Heures françaises, dédiées à Monseigneur le Duc d’Anjou. Nouvelle édition, Rodez, Carrère, 1814. Journal chrétien ou heures nouvelles, Lyon, Savy, 1816.
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Heures nouvelles dédiées à la Dauphine, Saint-Dié, Trotot, 1817. Heures nouvelles à l’usage du diocèse de Séez…, Séez, G. C. Herfort de Bonnange, 1820. Dujardin (Charles-Antoine), Poésie sacrée, pour la célébration de l’office divin et des saints mystères, ou Heures nouvelles, selon le rit parisien, Dijon, Douillier, 1823. Heures latines et françaises, dédiées à la Reine…, Lyon, Lambert-Gentot, 1824. Heures Royales. Contenant les Offices qui se disent a l’église…, Saint-Dié, Trotot, 1825. Heures dédiées à son Altesse Royale Madame la Duchesse de Berry, Besançon, Outhenin-Chalandre, 1828. Céré-Barbé (Hortense de), Heures poétiques et religieuses dédiées au Roi, Paris, Ladvocat, 1828. Heures du diocèse de Bourges, Bourges, Manceron, 1836. Petites Heures à la Reine Blanche à l’usage de tous les fidèles, Dôle, Prudont, s. d. [1837]. Nouvelles heures à l’usage du diocèse de Lyon contenant un manuel de piété…, Lyon LambertGentot, 1841. Heures nouvelles, paroissien complet, Paris, L. Curmer, 1841. Lebon (Hubert), Mes heures avec Marie, ou Motifs de confiance à la très sainte Vierge, suivies de la messe et des vêpres du dimanche, Lyon, E. Labaume, 1842. Heures nouvelles notées à l’usage du diocèse de Séez…, Paris, Adrien Le Clerc, 1842. Livre d’Heures ou Offices de l’Eglise illustrés d’après les Manuscrits de la Bibliothèque du Roi par Mlle A. Guilbert et publiés sous la direction de M. l’abbé Des Villiers Chanoine honoraire de Langres, Paris, A. Guilbert, 1843. Heures eucharistiques, ou Mémorial de l’âme fervente textuellement extrait de Bossuet, Auxonne, X.-T. Saunié, 1844. Heures de Noyon Latin-français, complètes en un seul volume, avec un grand nombre de notes et d’instructions sur l’origine, l’objet, la beauté de nos solennités sur nos cérémonies et nos pratiques de dévotion, etc., Saint-Quentin, Moureau, 1854. Seigeot (P.), Heures paroissiales romaines à l’usage de tous les fidèles, Belfort, Librairie Pélot, 1849. Paroissien complet ou Heures nouvelles à l’usage du diocèse de Lyon…, Lyon, Perisse frères, 1851. Heures et petit psautier contenant l’office de l’Eglise à l’usage des écoles chrétiennes, Marseille, Marius Olive, 1853. Les heures du soldat, Lyon, Bauchu, 1854. Colomb-Ménard (Édouard), Heures poétiques du chrétien. Principales prières romaines, mises en vers français et divisées en deux parties, Paris, A. Vaton, 1857. Nouvelles heures catholiques ou Recueil complet d’instructions et de prières, Clermont, Librairie catholique, 1858. Heures des collèges, contenant l’office des dimanches, des fêtes et de la semaine sainte selon l’usage de Paris… Précédé de l’abrégé de la foi (7e éd.), Paris, Pagnerre, 1859. Heures françaises qui enseignent le chemin du ciel : contenant les offices et prières qui se disent dans l’Église pendant l’année, augmenté de grand nombre de prières et du chemin de la Croix, Avignon, Offray, 1863. Nouvelles heures des Dames, contenant l’office des Dimanches et fêtes en français, et le Chemin de la Croix, avec figures, Limoges, F. Ardent, A. Thibaud, 1868. Heures nouvelles, choix de prières, contenant tous les offices de l’église et des principales fêtes de l’année, augmenté du chemin de la croix, Limoges, F. F. Ardent, 1871. Heures Catholiques d’Ars : prières d’un serviteur de Dieu… avec des réflexions spirituelles et des prières, Lyon, H. Pélagaud fils et Roblot, 1875 (32e édition).
sources
Heures de la sainte Vierge avec figures par A. Queyroy, Tours, A. Mame, 1878. Année céleste, ou Heures romaines contenant l’office de tous les dimanches et des principales fêtes de l’année, des instructions, méditations… des messes pour tous les jours de la semaine et les diverses situations de la vie, Dijon, Pellet et Marchet, 1880. Graduel romain comprenant les messes et les petites heures… ainsi que l’office de la nuit de Noël, Paris, V. Lecoffre, 1882. Heures et petit Psautier à l’usage des écoles des soeurs de l’instruction chrétienne, Vanne, Lafolye, 1885. Flavigny (Louise Mathilde de), Livre d’heures de la première communion, contenant les offices du dimanche et des principales fêtes de l’année, avec des instructions pour le jour…, Tours, Alfred Mame et Fils, vers 1890. Heures à l’usage du diocèse de Lyon, selon le rit romano-Lyonnais, Lyon, librairie E. Vitte, 1897. Livre d’heures, français, composé par les moines de l’abbaye d’En-Calcat, Dourgne, Abbaye d’EnCalcat, 1954. III.d. Catalogues de bibliothèques et de libraires (catalogues de vente, catalogues domestiques) par ordre chronologique
Catalogue des manuscrits de la bibliothèque de defunt Monseigneur le chancelier Séguier, Paris, François le Cointe, 1686. Bibliotheca Tellariana sive catalogus librorum bibliotheca Caroli Mauritii le Tellier archiepiscopi ducis Remensis, Paris, Ex typ. Reg., 1693. Bibliotheque de feu Monsieur Fleutelot, conseiller au Parlement de Dijon, Paris, A. Pralard, 1693. Catalogue de la bibliothèque de défunt M. Boucot, garde-rolle des offices de France, composée de plus de dix-huit mille volumes de livres imprimez très bien conditionnez, plusieurs des in-folio étant de grand papier et reliez en maroquin, de plus de soixante et dix mille estampes entre lesquelles il y a dix-sept mille portraits ; d’un très grand nombre de livres d’Arts, d’éloges de descriptions, de médailles, d’emblêmes, de plantes et autres remplis de figures ; et de plusieurs manuscrits en velin ornez de très belles mignatures, [Paris], 1699. Bibliotheca Bigotiana. Seu catalogus librorum, quos (dum viverent) summa cura & industria… Joannes, Nicolaus, & Lud. Emericus Bigotii… Horum fiet auctio die I. mensis Julii 1706, Paris, Osmont, Martin, 1706. Catalogue de la bibliothèque de deffunt Monsieur Reversé, ancien avocat au Parlement de Paris, Paris, Davits, 1710. Bibliotheca Baluziana seu catalogus librorum bibliothecæ V. Cl. D. Steph. Baluzii tutelensis quorum fiet auctio die lunae 8 mensis maii anni 1719. & seqq. à secundâ pomeridianâ ad vesperam, in ædibus defuncti, viâ vulgò dictâ de Tournon, Paris, G. Martin, 1719. Bibliotheca Menarsiana, ou Catalogue de la bibliothèque de feu Messire Jean Jaques Charron, chevalier marquis de Ménars… dont la vente publique se fera par Abraham de Hondt le 10 Juin 1720, La Haye, De Hondt, 1720. Bibliothecae Petaviana et Mansartiana ou catalogue des bibliothèques de feu Messieurs Alexandre Petau… et François Mansart… auxquelles on a ajouté le cabinet considérable des manuscrits du fameux Justus Lipsius, La Haye, Abraham de Hondt, 1722. Bibliotheca Duboisiana : ou catalogue de la Bibliothèque de feu son Eminence Mgr le Cardinal du Bois, recueillie ci devant par Monsieur l’abbé Bignon. La vente publique se fera le 27 août 1725, La Haye, J. Swart, 1725.
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Bibliotheca Fayana, catalogus librorum bibliothecae ill. viri D. Car. Hieronymi de Cisternay du Fay, gallicanae cohortis praetorianum militum centurionis, Paris, G. Martin, 1725. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu Monseigneur le Marechal de Huxelles, qui sera vendue à lamiable [mardi 18e] jour du mois de Juillet 1730, Paris, Robinot, 1730. Catalogue des livres du cabinet de M. *** [Jean Pierre Imbert Châtre de Cangé], Paris, Guérin, 1733. Catalogue des livres de M.*** [Fourcy, abbé de Saint-Wandrille] dont la vente se fera en détail le Lundy 13 May 1737…, Paris, G. Martin, 1737. Catalogue des livres de feue madame la comtesse de Verruë, Paris, Gabriel Martin, 1737. Catalogue de la bibliotheque de feu monsieur Leschassier, conseiller au Grand-Conseil, Paris, Charles Moette, 1738. Catalogus librorum bibliothecae illustrissimi viri Caroli Henrici Comitis de Hoym, olim regis Poloniae Augusti II. Apud regem christianissimum legati extraordinarii. Digestus et discriptus à Gabriele Martin bibliopola parisiensi cum indice auctorum alphabetico, Paris, G. Martin, 1738. Catalogue des livres de la bibliothèque de M. de M. T. L. [Montal, avocat au Parlement] dont la vente se fera… le lundi 30 juin 1738, Paris, Rollin, 1738. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu Monseigneur le maréchal d’Estrées, pair, premier maréchal et vice-amiral de France, chevalier des ordres du Roy, Grand d’Espagne, Viceroy de l’Amérique…, t. 1, Paris, Jacques Guérin, 1740. Catalogue des livres de feu M. Bellanger, trésorier général du sceau de France, Paris, G. et C. Martin, 1740. Pierre Gosse, Bibliotheca universalis vetus & nova, complectens libros in omni scientiarum genere selectissimos, & magni pretii opera horumque optimas editiones. Quibus adhuc accedet appendix exquisitorum librorum, quorum nondum advectorum pleni tituli dari hic non potuerunt. Omnes vendentur plus offerenti 7. junii & seq. anno 1740. Hagae Comitum in aedibus Petri Gosse, in Platea, vulgo de Plaats / per Adrianum Moetjens. = Bibliotheque universelle choisie ancienne & nouvelle, contenant dans chaque faculté les livres les plus capitaux & les meilleurs éditions ; à laquelle cependant on joindra un supplement de divers articles qui manquent & que l’on attend de divers endroits & dont on n’a pas pû donner des titres justes. La vente s’en fera à La Haye au plus offrants le 7. juin 1740. dans la maison de Pierre Gosse, sur la Place, par Adrien Moetjens, La Haye, A. Moetjens, 1740 et 1742. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu Messire Charles-François Le Fevre de Laubrieres, évêque de Soissons, etc., Paris, Barois, 1740. Catalogue des livres de la bibliothèque de M*** [Adrien-Maurice de Noailles] dont la vente se fera… le 11 Juillet 1740, Paris, P. Gandouin et P. Piget, 1740. Catalogue des livres de la bibliothèque de M. Magueux, écuyer, ancien avocat au parlement, Paris, Jacques Barois fils, 1741. Catalogus librorum bibliothecae quae fuit primum… D. Caroli Le Goux de La Berchere… Posteà… D. Ren. Francisci de Beauveau, Toulouse, N. Caranove, 1741. Catalogue des livres de feu M. Le Peletier des Forts, ministre d’Etat, &c, Paris, Jacques Barois, 1741. Catalogue des livres de feu M. Lancelot, de l’Academie Royale des Belles-Lettres, Paris, G. Martin, 1741. Bibliotheca S****** [Seviana] sive Catalogus librorum bibliothecae… D. P. [Petri] D. S*** [Seve], Lyon, Périsse, Duplain, 1741 Catalogue des livres de la bibliothèque de feu monsieur le Chevalier de Charost, Paris, Barrois, 1742. Catalogue des livres de M. C*** [Coucicaut], Paris, G. Martin, 1742.
sources
Livres et estampes du cabinet de feu M. Hallée, dont la vente commencera le 26 février 1742, Paris, Piget, 1742. Catalogue des livres de feu M. Barré, auditeur des comptes… t. 2, Paris, Gabriel Martin, 1743. Catalogue des livres de la bibliothèque de M. Adrien Maillard,…dont la vente se fera le lundi 29 juillet 1743, Paris, Osmont, 1743. Catalogue des livres de la bibliothèque de M*** [Turgot de St Clair] dont la vente se fera… le Janvier 1744, Paris, Piget, 1744. Catalogue des livres de feu M. L’abbé d’Orléans de Rothelin, Paris, G. Martin, 1746. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. Le Président Bernard de Rieux, Paris, Barrois, 1747. Catalogue des livres de feu M. Garnier, ancien avocat au Parlement, Paris, G. Martin, 1747. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu Monsieur Larchevesque, docteur en médecine, aggrégé au collège des médecins de Rouen, Rouen, N. Le Boucher, Paris, Barrois, 1749. Catalogue des livres de feu Mr. Du Bos, ancien avocat au parlement, dont la vente se fera le lundy 9 mars, & jours suivans, deux heures de relevée, rue des Marmouzets, en la Cité, Paris, Bauche, 1750. Catalogue des livres de Monsieur le président Crozat de Tugny…, Paris, Thiboust, 1751. Catalogue des livres de feu M. Giraud de Moucy. Commandant des gardes de feu S A R. Madame la Duchesse d’Orléans, & Chevalier de S. Lazare. Dont la vente se fera en detail Lundy 12 mars 1753, Paris, Barrois, 1753. Catalogue des livres du cabinet de M. de Boze, Paris, G. Martin, 1753. Catalogue des livres de feu Mr. Basset, président en la Cour des Monnoyes, &c, Lyon, Duplain, 1753. Catalogue des livres de feu Monsieur de Hericourt, ancien avocat au Parlement, Paris, G. Martin, 1753. Catalogue des livres de feu monsieur de Vougny, conseiller au Parlement, chanoine de l’eglise de Paris, dont la vente se fera Cloître Notre-Dame, près de la salle du Chapitre, & sera indiquée par affiches, Paris, Damonneville, 1754. Catalogue des livres de feu M Paillet des Brunieres, avocat au Parlement, dont la vente se fera au plus offrant & dernier enchérisseur en la maniere accoutumée, lundy vingt-deux avril 1754. depuis deux heures de relevée jusqu’au soir, en sa maison, Paris, De Bure, 1754. Catalogue des livres de la bibliotheque de M. Secousse, avocat en Parlement, de l’Académie Roïale des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris, Barrois, 1755. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. Bernard de Chantaut, conseiller au Parlement de Dijon, Paris, Guylin, Dijon, Desventes, 1755. Catalogue des livres de la bibliothèque de Monsieur l’abbé Delan,… dont la vente commencera Lundi 17 Février 1755, Paris, Barrois, 1755. Catalogue des livres et estampes de la bibliothèque de feu Monsieur Pajot…, Paris, G. Martin, Michel Damonneville, 1756. Catalogue des livres de feu Monsieur l’abbé de Fleury, chanoine de l’Eglise de Paris, dont la vente se fera en détail mardi 27. avril 1756 & jours suivans, de relevée, Paris, G. Martin, 1756. Catalogue des livres de monsieur **** [Isenghien, Louis de Gaud de Mérode de Montmorency (Prince d’)] dont la vente se fera en détail le mardi 15 juin 1756. & jours suivans de relevée, rue de Grenelle, au coin de la rue du Bacq, Paris, G. Martin, 1756. Catalogue des livres de la bibliothèque de M. Benacé, Paris, G. Martin, 1757. Catalogue des livres de feu M. Bocquet de La Tour, avocat en Parlement, dont la vente se fera en détail, au plus offrant et dernier enchérisseur, le lundi 16 mai 1757 et jours suivants, deux heures de relevée jusqu’au soir, Paris, Damonneville, 1757.
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Catalogue des livres du cabinet de M. G… D… P… [Girardot de Préfond], Paris, G. Fr. De Bure, 1757. Catalogue des livres de feu M. le président Le Cousturier de Mauregard, Paris, G. Martin, 1758. Catalogue des livres de feu M. Herbert dont la vente se fera… le lundi 3 juillet 1758, Paris, Pissot, 1758. Catalogue des livres de feu monsieur de La Vigne, docteur régent de la faculté de médecine de Paris, conseiller d’Etat, premier médecin de la Reine, & médecin ordinaire de Madame la Dauphine, Paris, G. Martin, 1759. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. J. B. Denis Guyon, chevalier, seigneur de Sardière, ancien capitaine au Régiment du Roi, & l’un des seigneurs du Canal de Briare, Paris, Barrois, 1759. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. de Selle, trésorier général de la Marine, Paris, Barrois et Davitz, 1761. Catalogue des livres de feu Monsieur Mignot de Montigny, président des trésoriers de France. Dont la vente se fera en détail, au plus offrant & dernier enchérisseur, mardi 3 mars 1761 & jours suivans, en sa maison, rue Cloche Perche, au Marais, Paris, Davits, 1761. Catalogue des tableaux, estampes en livres & en feuilles, cartes manuscrites & gravées, montées à gorges & rouleaux, du cabinet de feu messire Germain-Louis Chauvelin, ministre d’état, commandeur des ordres du Roi, & ancien garde des sceaux, dont la vente se fera le lundi 21 juin [1762] & jours suivans… en l’hôtel de M. Chauvelin, Paris, Lottin, 1762. Catalogue des livres de feu M. Imbert, ecuyer et premier apothicaire du corps du Roi, Paris, Davidts, 1763. Catalogue des livres de feu M. Dufaure, Gouverneur et Sénéchal de Rouergue, Paris, Barrois, 1763. [Catalogue des livres de la bibliothèque de Le Boullenger de Chaumont], Paris, Davits [1763]. Catalogue des livres de M. le maréchal duc de Luxembourg, Paris, Pissot, 1764. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu Monsieur l’abbé Favier, prêtre à Lille, Lille, F. Jacquez, 1765. Catalogue des livres de la bibliothèque de feue Mme la M.ise de Pompadour, dame du palais de la Reine, Paris, J. T. Hérissant, 1765. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu Monseigneur de Saint-Albin, archevêque duc de Cambrai, Cambrai, S. Berthoud, 1766. Bibliotheca Senicurtiana sive Catalogus librorum quos collegerat Joan. Franciscus de Senicourt, in Suprema Curia parisiensi patronus, Paris, J. B. Musier, 1766. Catalogue des livres de la bibliotheque de feu M. Dezalier d’Argenville, maître des comptes et membre des sociétés royales des sciences de Londres & de Montpellier, Paris, De Bure père, 1766. Supplément à la Bibliographie instructive, ou catalogue des livres du cabinet de feu M. Louis Jean Gaignat…, Paris, Guillaume-François De Bure, 1769. Catalogue des livres manuscrits et imprimés et des estampes de la Bibliothèque de M. le duc de Chaulnes, dont la vente se fera, en son Hôtel, rue d’Enfer, le 19 mars 1770, Paris, Le Clerc, 1770. Catalogue d’une collection de livres choisis, provenans du cabinet de M*** [le duc de Brancas de Lauraguais], Paris, De Bure, 1770. Catalogue raisonné des principaux manuscrits du cabinet de M. Joseph Louis Dominique de Cambis, marquis de Velleron, seigneur de Cayrane & de Fargues, ancien capitaine des dragons…, Avignon, Louis Chambeau, 1770. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. G*** [Gayot de Bellombre], Paris, G. de Bure, 1770.
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Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. Sandras, Avocat en parlement, au nombre de dix mille volumes, la plupart rares & singuliers. La vente se fera en sa maison, rue de la femme-sanstête, au coin du quai de Bourbon, Isle S. Louis, dans le courant du mois de novembre prochain, Paris, Jean-Baptiste Gogué, 1771. Catalogue des livres du cabinet de feu M. Bonnemet, dont la vente se fera en détail, en la manière accoutumée, au plus offrant & dernier enchérisseur, le lundi 10 février 1772, Paris, Mérigot, 1772. Catalogue des livres de la bibliothèque de madame la marquise de Mancini, dont la vente se fera lundi, 26 juillet 1773, Paris, Saillant et Nyon, 1773. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu Monsieur de La Condamine… dont la vente se fera… le 16 mai 1774, Paris, Dubois, 1774. Catalogue des livres de feu M. de Rochebrune commissaire au Châtelet de Paris. La vente s’en fera, au plus offrant et dernier enchérisseur, en sa maison, rue Geoffroy-l’Asnier, Paris, Musier, 1774. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. Mutte, doyen de l’église métropolitaine de Cambrai, Cambrai, Bertoud, 1775. Catalogue des livres de feu M. le marquis de Narbonne de Pelet, lieutenant-général des armées du Roi, Lyon, Claude Jacquenod, 1775. Catalogue des livres et estampes de la bibliothèque de feu Monsieur Perrot, maître des comptes, disposé dans un ordre différent de celui observé jusqu’à ce jour [vente 22 janvier 1776], Paris, Gogué et Néé de La Rochelle, 1776. Catalogue des livres de la bibliothèque de M. Deloynes, Orléans, Jacob, 1777. Catalogue des livres du cabinet de feu M. Randon de Boisset, receveur général des finances, Paris, De Bure aîné, 1777. Catalogue des livres de la bibliothèque de M. Buch’oz, médecin botaniste…, Paris, De Bure, 1778. Catalogue des livres de feu M. le Berche, ancien avocat au Parlement. Dont la vente commencera le lundi 30. Mars 1778. & continuera les jours suivans, en sa maison, Paris, Barrois, 1778. Catalogue des livres de la bibliothèque de feû M. Chrestien, avocat au Parlement. Dont la vente se fera en sa maison, rue des Juifs, derriere le petit S. Antoine, le mardi 13 janvier 1778, & jours suivans, Paris, Onfroy, 1778. Catalogue des livres de feu M. Jean-Philibert Peysson de Bacot, Lyon, Jacquenod, 1779. Catalogue des livres rares et singuliers du cabinet de M. Filheul, précédé de quelques éclaircissemens sur les articles importans ou peu connus et suivi d’une table alphabétique des auteurs, Paris, Dessain, 1779. Notice des principaux articles de la bibliothèque de feu M. Berginière, avocat en Parlement, dont la vente se fera le lundi 25 janvier 1779, et jours suivants, de relevé, en sa maison, rue Christine, Paris, Prault, 1779. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. Picard, contenant environ cent mss sur vélin, décorés de miniatures & de beaucoup d’articles rares et singuliers, Paris, Mérigot, 1780. Catalogue des livres qui composent la bibliothèque de Mgr Hue de Miromenil, garde des sceaux de France, Paris, Valade, 1781. Catalogue des livres de feu M. Millet seigneur de Montarbi, ecuyer, conseiller du roi, contrôleur général du Marc d’or…, Paris, Lamy, 1781. [Catalogue de la vente des livres de Doyen de Mondeville, 10 janvier 1781], Paris, Mérigot, [1781]. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. de Querlon, dont la vente commencera le lundi 12 mars 1781, Paris, Gobreau, 1781.
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Catalogue des livres de la bibliothèque de feu François-César Le Tellier, marquis de Courtanvaux, capitaine colonel des Cent-Suisses, Paris, Nyon l’aïné, 1782. Catalogue des livres de la bibliothèque de feue Madame la duchesse de Mazarin, Paris, Delaguette, 1782. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. le Duc de La Vallière, Première partie, contenant les manuscrits, les premières éditions, les Livres imprimés sur vélin et sur grand papier, les Livres rares et précieux par leur belle conservation, les Livres d’Estampes etc., dont la vente se fera dans les premiers jours du mois de décembre 1783, Paris, Guillaume De Bure aîné, 1783. Catalogue des livres de la bibliothèque de M. l’abbé de La Forest, Docteur de Sorbonne, custode-curé de l’église de Lyon, ancien vicaire-général & official, etc. de celles de M. Mathon, ancien conseiller au Parlement de Dombes ; de M. Mathon de La Cour, le père, vétéran de l’Académie des sciences, belles-lettres & arts de Lyon ; etc., A Lyon (de l’imprimerie d’Aimé de La Roche]), 1783. Notice des principaux articles des livres de la bibliothèque de feu M. Mouchard, receveur des finances, Paris, De Bure aîné, 1783. Catalogue des livres imprimés et manuscrits, de la bibliotheque de feu monsieur d’Aguesseau, doyen du conseil, commandeur des ordres du roi, &c. Disposé par ordre des matieres ; avec une table des auteurs, Paris, Gogué & Née de la Rochelle, 1785. Notice des livres de la bibliothèque de feu M. P. Ch. Pothouin… dont la vente se fera le lundi 4 juillet 1785, Paris, De Bure aîné, 1785. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. Goy, ancien bâtonnier de l’ordre des avocats et membre de l’Académie de Lyon, Lyon, imprimerie de la Ville, 1785. Catalogue des livres rares et précieux de M*** [Heiss]. Dont la vente se fera le lundi 6 juin 1785, à 4 heures de relevée, en l’une des salles de l’hôtel de Bullion, rue Plâtrière…, Paris, De Bure, 1785. Catalogue des livres rares et singuliers de la bibliothèque de M. L’abbé Sepher, docteur de Sorbonne, vice-chancelier de l’Université…, Paris, Fournier, 1786. Catalogue des livres rares [de M. Camus de Limarre] dont la vente se fera le lundi 13 mars 1786 & jours suivants…, Paris, G. De Bure aîné, 1786. Catalogue des livres, imprimés et manuscrits, de feu Monseigneur le prince de Soubise, Maréchal de France, Paris, Leclerc, 1788. Catalogue de la bibliothèque de feu M. Baron, premier médecin des camps & armées du Roi en Italie & en Allemagne, ancien doyen de la faculté de Médecine de Paris, Paris, Née de La Rochelle, 1788. Catalogue des livres rares et singuliers provenant du cabinet de feu M. de Marbré, dont la vente se fera en sa maison, au Pavillon des Quatre Nations, 10 juin et jours suivants…, Paris, Boulard, Desray, 1788. Catalogue des livres choisis et bien conditionnés du cabinet de M.*** dont la vente se fera en l’une des salles de l’Hôtel Bullion, rue Platrière, le lundi 9 mars 1789…, Paris, Née de La Rochelle, Belin junior, 1789. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. Le Tort de Chessimont, directeur général des poudres et salpêtres de France, Paris, Le Boucher, 1789. Catalogue des livres rares et précieux de la bibliothèque de M. Mel de Saint Ceran, Paris, G. de Bure, 1791. Bibliothéque choisie, ou Notice de livres rares, curieux et recherchés, qui font partie d’une bibliothèque de province, appartenante à M. L. P. [Perrichon, chamarier du chapitre de St-Paul], Lyon, Delamollière, 1791. Catalogue d’une partie des livres de la bibliothèque du cardinal de Lomenie de Brienne, dont la vente se fera Maison de Brienne, rue Saint-Dominique, près la rue de Bourgogne, Paris, Mauger et Lejeune, 1797.
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Catalogue des livres de la bibliothèque de feu Chrétien-Guillaume Lamoignon-Malesherbes, Paris, Nyon, 1797. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. de Béthune-Charost dont la vente se fera ce mercredi 20 prairial an X et jours suivants, Paris, Méquignon, 1802. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu C. L. L’Héritier de Brutelle,…, avec un extrait de l’éloge du citoyen L’Héritier, par le citoyen Cuvier, Paris, G. De Bure, 1802. Catalogue des livres et manuscrits précieux, provenant de la bibliothèque de Ch. -L. Trudaine, après le décès de Mme sa veuve, dont la vente se fera en sa Maison, rue Taitbout, au coin du boulevard des Italiens, le 25 nivôse an XII (16 janvier 1804), Paris, Bleuet, 1803. Catalogue des livres rares et précieux et des manuscrits composant la bibliothèque de M***, dont la vente se fera le jeudi 22 germinal (12 avril 1804) et jours suivans…, Paris, G. De Bure, 1804. Catalogue des livres manuscrits et imprimés des peintures, dessins et estampes du cabinet de M. L[amy] Dont la vente se fera lundi 11 janvier 1808, et jours suivants, à cinq heures très précises de relevée, en la salle de M. Silvestre, rue des Bons-Enfants, Paris, Renouard, 1808. Catalogue des livres rares et précieux de la bibliothèque de feu M. le comte de Mac-Carthy Reagh, Paris, De Bure, 1815. Ordre des vacations de la vente des livres rares et précieux de la bibliothèque de feu M. le comte de Mac-Carthy-Reagh qui se fera le 27 janvier 1817 et jours suivans ; suivi de corrections et additions, Paris, De Bure, 1816. Notice des principaux articles de la bibliothèque de feu M. le Comte de Saint Morys, dont la vente se fera le lundi 12 Janvier 1818, Paris, De Bure, 1818. Catalogue des livres… du cabinet de feu M. Lair,… dont la vente se fera le… 10 mars 1819, Paris, Brunet, 1819. Antoine-Augustin Renouard, Catalogue de la bibliothèque d’un amateur, avec notes bibliographiques, critiques et littéraires, Paris, A.-A. Renouard, 1819. Catalogue de livres rares et précieux, d’éditions du xve siècle, de livres imprimés sur vélin, et de manuscrits avec des miniatures, d’auteurs classiques, en grand papier, etc. provenant de la vente de feu M. le comte de Mac-Carthy-Reagh ; à vendre aux prix marqués à chaque article, Paris, De Bure, 1822. Catalogue des livres imprimés et manuscrits de la bibliothèque de feu M. le marquis Germain Garnier, dont la vente se fera le… 4 mars 1822, Paris, Brunet, 1822. Catalogue des livres rares et précieux, des manuscrits, etc. de la bibliothèque rassemblée par feu M. Paignon-Dijonval, et continuée par M. le vicomte de Morel-Vindé, pair de France. Dont la vente se fera le lundi 17 mars 1823, et jours suivans, à six heures très précises de relevée, en l’une des salles de l’Hôtel de Bullion, Paris, De Bure, 1822. Catalogue des livres imprimés et manuscrits composant la bibliothèque de feu M. L.-M.-J. Duriez,… dont la vente se fera le mardi 28 janvier 1828, Paris, Merlin, 1827. Catalogue des livres rares et précieux composant la bibliothèque de M. S[ensier], membre de la Société des bibliophiles français, Paris, Galliot, 1828. Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. de la Mésangère,… dont la vente se fera le… 14 novembre 1831, Paris, De Bure, 1831. Catalogue d’un choix de livres anciens et de vieux manuscrits, provenant de la bibliothèque de M. Alard, Paris, Techener, 1831. Vente de livres rares et de manuscrits précieux cités dans l’Histoire des Français des divers états…, Silvestre, 1833. Catalogue des livres composant la bibliothèque de feu M. le baron Hély d’Oisel, Paris, Galliot, 1833.
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Catalogue des livres, imprimés et manuscrits, composant la bibliothèque de feu M. J.-P. Abel-Rémusat, Paris, J.-S. Merlin, 1833. Catalogue des livres imprimés et manuscrits et des autographes composant le cabinet de feu M. de Bruyères Chalabre, Paris, Merlin, 1833. Catalogue des livres imprimés et manuscrits composant le cabinet de feu M. Gay, architecte, Paris, De Bure, 1833. Catalogue des livres et des manuscrits, la plupart relatifs à l’histoire de France, composant la bibliothèque du bibliophile Jacob, laquelle sera vendue en totalité à l’amiable ou, à défaut… le… 24 février 1840, Paris, Techener, 1839. Catalogues des livres rares et précieux… bibliothèque de M. G. de Pixerécourt… La vente aura lieu le… 22 janvier 1839… avec des notes littéraires et bibliographiques de ses deux excellens amis MM. Charles Nodier et Paul Lacroix, Paris, Crozet et Techener, 1839-1840. Catalogue des livres composant la bibliothèque de feu M. C.-C.-F. Hérisson… dont la vente aura lieu le 14 avril 1841…, Paris, F. Martin, 1841. Catalogue des livres composant la bibliothèque de feu M. Fr. Noel, ancien conseiller de l’université, inspecteur général des études etc., dont la vente se fera le 2 août 1841 et jours suivants…, Paris, Galliot, 1841. Catalogue d’une collection de très beaux livres… provenant de MM. W. et AA., Paris, Techener, 1841. Catalogue d’anciens livres et manuscrits de la bibliothèque de M*** [Motteley], Paris, Silvestre, 1842. Catalogue des livres tant imprimés que manuscrits, composant la bibliothèque de feu M. Roisy, Paris, Merlin, 1843. Bibliothèque de F. Clicquot Autogr., manuscrits à peintures, livres précieux, Paris, Techener, 1843. Catalogue de la bibliothèque de M. J. G. [Le Gallois], composée de beaux manuscrits…, Paris, Techener, 1844. Catalogue de la précieuse bibliothèque de M. L*** [Léon] C*** [Cailhava] de Lyon, Paris, Techener, 1845. Catalogue d’une très jolie petite bibliothèque d’anciens livres rares, et manuscrits… Beaux exemplaires… reliés…, Paris, Techener, 1847. Catalogue des livres rares et précieux composant la bibliothèque de M. de Pont-Laville, Paris, Techener, 1850. Catalogue des manuscrits et d’une partie des livres imprimés composant la bibliothèque de feu M. Amans-Alexis Monteil, Paris, Jannet, 1850 et 1851. Catalogue de livres imprimés et manuscrits faisant partie de la bibliothèque de M. de Monmerqué, membre de l’Institut, Paris, L. Potier, 1851. Catalogue des collections de feu M. Toussaint Grille d’Angers,… antiquités, curiosités, objets d’art ; sacellum romain en argent, 9000 médailles, belle et nombreuse bibliothèque… Vente le lundi 28 avril 1851 et jours suivants… à Angers, Angers, Cosnier et Lachèse, 1851. Supplément au Catalogue de la bibliothèque de feu M. Toussaint Grille, d’Angers, Angers, Cosnier et Lachèse, 1851. Catalogue d’une nombreuse collection de livres anciens, rares et curieux, provenant de la bibliothèque de feu Gabriel Peignot, Paris, Techener, 1852. Catalogue des livres rares et précieux, manuscrits et imprimés de la bibliothèque de feu M. J. J. de Bure…, Paris, Potier, 1853. Catalogue d’une précieuse collection de livres, manuscrits, autographes, dessins et gravures composant la bibliothèque de feu M. Antoine-Augustin Renouard, Paris, L. Potier, 1854.
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Catalogue des manuscrits & livres rares de la bibliothèque d’Arthur Brölemann, Lyon, Alexandre Rey, 1897. La collection Dutuit : livres et manuscrits, Paris, Damascène Morgand, 1899. Catalogue de la bibliothèque d’un amateur bourguignon et des manuscrits de feu Louis-Bénigne Baudot… dont la vente aura lieu à Dijon le mercredi 28 mars 1900, Dijon, E. Nourry, 1900. La Bibliothèque de feu M. Eugène Paillet… Première partie, Paris, Librairie E. Rahir, 1902. Bibliothèque de M. H. Fonteneau Première partie : livres d’heures manuscrits et imprimés. Livres armoriés, Paris, Durel, 1903. Catalogue de la bibliothèque de M. Alexandre Lantelme de Grenoble. Première partie : beaux manuscrits avec miniatures, incunables et curiosités typographiques, livres d’heures sur vélin, ouvrages des grands écrivains, livres sur le Dauphiné, riches reliures anciennes et modernes, Paris, librairie D. Morgand, 1904. Bibliothèque de M. Descamps-Scrive, Paris, L. Carteret, 1925, 3 vol. La Bibliothèque de feu Edouard Rahir,… Deuxième partie. Livres anciens illustrés des xve et xvie siècles. Livres d’heures. Riches reliures anciennes et modernes, Paris, F. Lefrançois, 1931. The Estelle Doheny collection. Index, an alphabetical check-list, with prices realized, of the six sale catalogues of printed books and manuscripts, New York, Christie, Manson and woods International, 1989. III.e. Études sur le livre d’heures
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IV. Entretiens Ajasse Alain, expert conseil en librairie ancienne (Lyon), 23 janvier 2019. Crépin-Leblond Thierry, directeur du Musée national de la Renaissance (Ecouen), 27 septembre 2019 (par téléphone) Granger Catherine (directrice), François Lenell et Pierre-Jean Riamond, Bureau du Patrimoine, ministère de la Culture et de la Communication, 2 mars 2019. Grizzy Gaïa, experte, galerie Les Enluminures (Paris), 8 mars 2019. Guinard Pierre, Conservateur à la Bibliothèque municipale de Lyon, 16 avril 2021. Le Borgne Bernard, Librairie L’œil de Mercure (Paris), 15 mars 2019. Lennon-Casanova Kara, responsable du mécénat public à la BnF, 15 février 2019. Martin-Payen Denise, librairie L’Ancre aldine, 27 avril 2019. Wajsgrus Dina, responsable de l’opération annuelle « Tous mécènes », Musée de Louvre, 20 mars 2019.
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Index des noms de personne
Abel-Rémusat, Jean-Pierre (1788-1832) : 173 Adam, Jean (1608-1684) : 95 Ajasse, Alain : 206, 207, 279 Alès, Anatole (1840-1903) : 192 Alexander, Jonathan G. : 264 Anabat, Guillaume : 64, 155 André, Édouard (1833-1894) : 324 Antoine du Saint-Sacrement (1601-1676) : 88 Armaing, Germaine d’ (1664-1699) : 88 Ashburnham, Bertram (1797-1878): 197 Aubanel (imprimeurs à Avignon) : 114 Audéoud, Maurice (1864-1907) : 214 Aumale, duc d’ voir Orléans, Henri d’ Avril, François : 214, 256, 260, 261, 264, 299, 302, 370 Bachelin-Deflorenne, Antoine (1835-19 ?) : 132, 185, 193, 195, 235, 236 Backhouse, Janet M. (1938-2004) : 260 Bagford, John (1650-1716) : 194 Ballivet-Gaudin, Mireille : 340 Balthazar, Nicolas (1669-1738) : 95 Baluze, Etienne (1630-1718) : 212 Barbier de Montault, Xavier de (1831-1901) : 248 Barbou (imprimeurs à Limoges) : 114, 126 Barré, Jean-Louis († 1741) : 157, 159, 193 Bastard d’Estang, Auguste (1792-1883) : 33-, 337 Baudot, Louis-Bénigne (1765-1844) : 191 Beaujeu, Anne de (1461-1522) : 30, 254, 286 Benard, Guillaume : 65 Benzon, Edmund (1819-1873) : 193 Béraldi, Henri (1849-1931) : 202 Bernard de Rieux, Gabriel (1685-1745) : 157 Berry, Jean de (1340-1416) : 35, 55, 192, 215, 218, 245, 257, 263, 319, 340, 362, 370, 379
Bertin, Armand (1801-1854) : 137, 188, 189 Bigot, frères ( Jean, Nicolas, Louis) : 34, 154 Blanche de Navarre (1331-1398) : 55 Blaquière, Paul († 1868) : 139 Boinet, Amédée (1881-1965) : 244, 247, 275, 315, 324, 367 Bonald, Louis-Jacques-Maurice (17871870) : 114, 122, 274 Bonaparte, Louis-Napoléon Napoléon III Bonhomme, Yolande († 1557) : 65, 71, 286 Bosse, Abraham (1602-1676) : 105 Bossuet, Jacques-Bénigne (1627-1704) : 127 Bouchot, Henri (1849-1906) : 244, 247, 250, 251, 253, 255 Boucicaut, Maréchal de Le Meingre, Jean Boucot, Claude († 1699) : 150, 151 Boudot, Jean (1651-1706) : 96 Bouhier, Jean (1673-1746) : 286, 289 Bourbon, Charles-Louis de (1799-1883) : 192, 193 Bourbon-Sicile, Marie-Caroline, duchesse de Berry (1798-1870) : 181 Bourdichon, Jean (1456-1520) : 35, 36, 179, 240, 244, 300 Bouyer, Annie : 342 Boyvin, Robert (actif 1480-1536) : 37, 288 Brentano, Georg (1774-1851) : 194 Breton, Richard († 1571) : 76 Brölemann, Henri-Auguste (1826-1904) : 192, 323 Brooke, Thomas (1830-1908) : 197 Brunet, Gustave (1805-1896) : 190 Brunet, Jacques-Charles (1780-1867) : 177, 178, 184, 189, 190
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i n dex des n oms de p er son n e
Brunon, Claudine : 340 Bruyère-Chalabre, Jean-Louis-Félicité (1762-1838) : 174, 183 Burnouf, Laure (ép. Delisle, 1828-1905) : 245, 406 Caillaut, Antoine († 1506) : 63 Cain, Julien (1887-1974) : 218, 370 Calleville, Claude († 1647) : 91 Calvin, Jean (1509-1564) : 78 Cambis, Louis-Joseph-Dominique (17061772) : 164 Cambout de Coislin, Henri Charles (16651732) : 213 Campin, Robert (v. 1378-1444) : 31 Cantinelli, Richard (1870-1932) : 275 Carné, Marcel (1906-1996) : 397 Carret, Jules (1844-1912) : 274 Cazalet, Adolphe : 139 Céré-Barbé, Hortense de (1766-18 ?) : 138, 139 Chabannes, Bernard de (1901-1993) : 333 Champier, Symphorien (1471-1539) : 280 Charles VI (1368-1422) : 29, 32, 242, 247, 250 Charles VII (1403-1461) : 30, 44, 53, 152, 194, 295, 296, 298, 347 Charlotte de Savoie (1441-1483) : 36 Charost, Louis-Basile de (1674-1742) : 157, 159 Châtillon, Auguste de (1808-1881) : 400-402 Chevalier, Etienne (v. 1410-1474) : 44, 194, 215, 247 Chevalier, Ulysse (1841-1923) : 249 Cigongne, Armand (1790-1859) : 182, 188 Cisternay du Fay, Charles-Jérôme (16621723) : 157 Clairambault, Pierre de (1651-1740) : 150 Clancy, Stephen : 258 Clausade, Casimir (1794-1863) : 139 Clément, Nicolas (1647-1712) : 151 Clerbois, Sandra : 342 Cleveland Morgan, Frederick (1881-1962) : 257, 259 Clinchamp, Maximilien de (1817-1857) : 175, 185
Colaud, Etienne (actif 1521-1543) : 56, 73, 263 Colbert, Jean-Baptiste (1619-1683) : 212, 220, 251 Colines, Simon de (v. 1480-1546) : 72, 208 Colombe, Jean (v. 1430-1493) : 30, 35, 36, 373 Colomb-Ménard, Édouard (1799-18?) : 138 Constantin, Sylvie : 342 Corbeil, Wilfried (1893-1979) : 259 Coret, Jacques (1631-1721) : 89 Corneille, Pierre (1606-1684) : 105, 169 Cornu, Paul (1881-1914) : 315 Crichton-Stuart, John (1847-1900) : 251 Crozat de Thugny, Jean-Antoine (16961751) : 159 Curmer, Léon (1801-1870) : 115, 130, 131, 237, 238, 359 Cusson, Jean-Baptiste (1663-1732) : 95, 96 Cuvillier-Fleury, Alfred-Auguste (18021887) : 185-188 Dacier, Émile (1876-1952) : 275 Damongeot, Marie-Françoise : 264, 298 : 264, 298 De Bure, Famille : 155, 160, 162, 166, 175, 177, 180, 188, 190, 214 De Bure, Guillaume l’aîné (1734-1820) : 160, 161, 163, 171, 212 De Bure, Guillaume-François (1732-1782) : 159-161 De Bure, Jean-Jacques (1765-1853) : 172 De Bure, Marie-Jacques (1767-1847) : 172 De Pape, Ferdinand (1810-1885) : 335 Déau, Pierre († 1525) : 75 Delaissé Léon-Marie (1914-1972) : 257 Delaunay, Henry (1804-1881) : 237 Delaunay, Isabelle : 264 Delcourt, Thierry (1959-2011) : 31, 260 Delisle, Léopold (1826-1910) : 21, 183, 185, 187, 210, 245-247, 250-251, 256-257, 399 Deschamps, Eustache (v. 1340-1404) : 53 Desmarets de Saint-Sorlin, Jean (15951676) : 94 Desq, Paul (1816-1877) : 178 Dinaux, Arthur (1795-1864) : 179, 184 Dion, Marie-Pierre : 276
index des noms de personne
Disney, Walt (1901-1966) : 397 Dodeman, Charles (1873-1934) : 140 Doncoeur, Paul (1880-1961) : 127 Dosdat, Monique : 374, 376 Douce, Francis (1757-1834) : 167 Doyen de Mondeville, Nicolas (16781746) : 165 Drigsdahl, Erik : 264 Droz, Eugène (1735-1805) : 231 Du Boisrouvray, Guy (1903-1980) : 214, 217, 220 Du Fail, Noël (v. 1520-1591) : 77 Du Montet, Regnault : 35 Du Pré, Jean († 1504) : 63, 67 Du Sommerard, Alexandre (1779-1842) : 182, 240, 241 Du Sommerard, Edmond (1817-1885) : 241 Dubois, Guillaume (1656-1723) : 154 Dubreuil, Jean (actif de 1466 à 1485) : 34, 51 Duclos (abbé) : 171 Dujardin, Charles-Antoine (1761-1825) : 138 Dupuit, Jean-Sébastien : 283 Dupuy, Claude (1545-1594) : 149, 211 Durand, Ursin (1682-1771) : 153 Durrieu, Paul (1855-1925) : 197, 215, 216, 246, 247, 251, 254, 255, 263, 286, 323, 336 Duthilloeul, Romain (1788-1862) : 271, 272 Dutuit Auguste (1812-1902) : 216, 323 Dutuit Eugène (1807-1886) : 216, 323, 325 Dwight Bliss, Susan (1882-1966) : 214 Engelmann, Godefroy (1788-1839) : 131 Ernouf, Alfred-Auguste (1816-1889) : 185, 195, 196 Estrées, Victor-Marie d’ (1660-1737) : 84, 154 Eustace, Guillaume : 177, 208 Exertier, Jean : 105 Fabert, Abraham (1560-1638) : 105 Fabri de Peiresc, Nicolas-Claude (15801637) : 229 Fauchet, Claude (1530-1602) : 149 Feltin, Maurice (archevêque de Paris, 18831975) : 127 Fenaille, Maurice (1855-1937) : 324 Ferrand, Charles (1680-1739) : 97
Firmin-Didot, Ambroise (1790-1876) : 177, 190, 191, 208, 216 Flavigny, Louise-Mathilde de (1811-1883) : 132, 134 Foucher, Luc-Anatole (1851-1923) : 397 Fouquet, Jean (v. 1420-v. 1480) : 36, 44, 194, 207, 247, 262, 280, 286, 298, 336, 346 Fourcy, Balthasar-Henry de (1669-1754) : 153 Freeman, Margaret B.: 257 Frison, Pèlerin (actif 1504-1518) : 38 Fulton Brown, Rachel : 266 Gaignat, Louis-Jean (1697-1768) : 159-163, 170 Gaignières, François-Roger de (1642-1715) : 150-152, 193-194, 229, 231, 238 Gallice, Marcel (1854-1930) : 251 Galliot du Pré († 1561) : 75 Gandilhon, Alfred (1877-1946) : 244 Garrone, Gabriel-Marie (1901-1994) : 127 Gauthier, Jules-Marie (1848-1905) : 244 Gautier, Léon (1832-1897) : 244 Gauvain, Charles de (1805-1868) : 189 Genlis, Félicité de (1746-1830) : 58 Gillet, Louis (1876-1943) : 367 Girardot de Préfond, Paul (1722-1808) : 154, 161 Godard, Guillaume : 76, 177 Gorguet, Auguste-François (1862-1927) : 252, 253 Gorrindo, Marie : 340 Gosse, Pierre (1676-1755) : 162, 163 Goupil, Richard (actif 1510-1518) : 65 Gournay, Charles-Chrétien de († 1637) : 83 Grancolas, Jean (1660-1732) : 81, 86 Grégoire, Henri (1750-1831) : 271 Grille, Toussaint (1766-1850) : 174 Gringore, Pierre (1475-1539) : 71, 74, 75, 103 Guéranger, Prosper (1805-1875) : 127 Guignard, Jacques (1912-1980) : 244 Guillement de Russange (famille nancéienne) : 56 Guizot, François (1787-1874) : 235, 276, 315, 403 Guyot de Villeneuve, Gustave (1825-1898) : 178, 185
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i n dex des n oms de p er son n e
Hans-Collas, Ilona : 264 Hansy, Claude de (1666-1715) : 91, 94, 98, 107, 114 Hardouyn, Germain et Guillaume et Gilles : 63, 64, 68, 73, 75, 145, 168, 208, 280, 375 Harmsworth, Harold (1868-1940) : 17 Hart, G. E. (1849-1936) : 259 Hébrard, Claudius (1820-1885) : 139 Heiss, Joseph-Louis : 164, 171, 210, 212 Helbert, Almina (1876-1969) : 17 Hélyot, Marie (1644-1682) : 81 Hemery, Joseph d’ (1722-1806) : 98 Hérissant (famille d’imprimeurs-libraires parisiens) : 91-94, 98 Hesdin, Jacquemart de : 35 Hetzel, Pierre-Jules (1815-1886) : 130 Higman, Nicolas : 72, 155 Hoch, Philippe : 260 Hofmann, Mara : 264 Hopyl, Wolfgang († 1522) : 72 Huchet de la Bédoyère, Noël-François (1782-1861) : 175 Hue de Miromesnil, Armand-Thomas (1723-1796) : 145 Huet, Pierre-Daniel (1630-1721) : 212 Hugo, Victor (1802-1885) : 202, 321, 400, 401 Hulin de Loo, Georges (1862-1945) : 181 Humphreys, Henry Noel (1810-1879) : 334 Huntington, Henry E. (1850-1927) : 200 Hurault, Philippe (1579-1620) : 30, 149 Huysmans, Joris-Karl (1845-1907) : 137, 147, 148 Isaac, Jules (1877-1963) : 317 Jacquemart, Nélie (1841-1912) : 251, 324, 325 Jacquot-Rouhier d’Andelarre, ClaudeAgathe (1769-1820) : 126 Jadart, Henri (1847-1921) : 244 Janot, Jean († 1522) : 75 Jarry, Nicolas (v. 1615-1666) : 57, 188 Jean-Baptiste de Mièges (1702-1726) : 86 Jeanne d’Albret (1528-1572) : 16, 344, 347 Jenny, Jean (1925-2006) : 260, 369, 370 Jenson, Nicolas (v. 1420-v. 1480) : 67 Joly (famille dijonnaise) : 51
Jones, Owen (1809-1874) : 334 Jordan, Charles-Etienne (1700-1745) : 155 Josset, Hélie (1636-1711) : 96 Jouy, Etienne (1844-1903) : 248 Jouyneau-Desloges, René-Alexis (17361816) : 232 Jubinal, Achille (1810-1875) : 184 Jussieu, Antoine de (1686-1758) : 230 Kerger, Marie-Madeleine (1876-1959) : 336 Kerver, Jacques († 1583) : 65, 105, 175, 208, 271, 274 Kerver, Thielman († 1522) : 67, 71, 175, 208, 274 Kistemaeckers, Henri (1851-1934) : 137 König, Eberhard : 263, 264, 375 Kren, Thomas : 260, 264 L’Angelier, Abel († 1610) : 103 L’Angelier, Charles († 1563) : 68, 70, 71 L’Angelier, Gillet : 75 L’Escalopier, Charles de (1812-1861) : 178, 182 L’Estoile, Pierre de (1546-1611) : 79 L’Hermite, Tristan (1601-1655) : 104-105 La Bastide, Jean-François Martin de (16481710) : 151 La Baume, Claude de (1534-1584) : 82 La Caille, Jean de (1645-1723) : 155 La Curne de Sainte-Palaye, Jean-Baptiste (1697-1781) : 167 La Mennais, Jean-Marie de (1780-1860) : 120 La Mésangère, Pierre de (1761-1831) : 174 La Vallière, Louis-César de La Baume Le Blanc de (1708-1780) : 21, 157, 160, 163, 166, 170, 171, 186, 210, 212, 232 Labarte, Jules (1797-1880) : 241 Labitte, Alphonse (1852-1934) : 172, 175, 335, 336-338 Laborde, Alexandre de (1853-1944) : 247, 336 Lacombe, Paul (1848-1921) : 62, 233, 247, 249, 256, 324 Lacroix, Paul (1806-1884) : 179, 180, 182, 185 Lamort, Anne : 110, 206 Landry, Pierre (1630-1701) : 106
index des noms de personne
Langlois, Eustache-Hyacinthe (1777-1837) : 234, 242, 243 Lantelme Alexandre (1832-1903) : 178, 202 Laurent, Claude-Nicolas-Emmanuel (17191787) : 99 Lavalley, Gaston (1834-1924) : 273 Le Bossu, Simon († 1665) : 95, 115 Le Clerc, Sébastien (1637-1714) : 106 Le Clert, Louis (1835-1935) : 244 Le Fevre de Laubrières, Charles-François (1688-1738) : 159, 170 Le Glay, Joseph (1785-1863) : 272 Le Maistre, Antoine (1608-1558) : 81 Le Meingre, Jean (1364-1421) : 31, 44 Le Tourneux, Nicolas (1640-1686) : 96 Leber, Constant (1780-1859) : 174, 184 Lebrument, Auguste (1808-1884) : 235 Ledieu, Alcius (1850-1912) : 244 Legendre, Françoise : 288 Legrand, Louis (1863-1951) : 134, 135 Lehman Robert (1892-1969) : 195 Leroquais, Victor (1875-1946) : 38, 39, 41-43, 233, 248, 255, 256, 265, 293, 3-7, 398 Leroux de Lincy, Antoine (1806-1869) : 180 Léry, Jean de (1536-1613) : 47 Lesouef, Auguste (1829-1906) : 214, 216 Lewis, John Frederick (1860-1932) : 201 Limbourg, Pol, Herman et Jean (v. 13801416) : 35, 246, 297, 300, 315, 318, 319, 322, 346, 379 Loisne, Auguste de (1853-1943) : 249 Loménie de Brienne, Etienne-Charles ((1727-1794) : 165 Lonhy, Antoine de (actif 1454-1460) : 38 Louis XI (1423-1483) : 30, 36, 44, 46, 152, 198, 329 Louis-Charles Du Plessis d’Argentré (17231808) : 124 Mac-Carthy-Reagh, Justin (1744-1811) : 176, 177 Maciet, Jules (1846-1911) :215, 324 Magnon, Jean (1620-1662) : 104 Maheu, Didier († 1546) : 74 Maignan, Albert (1845-1908) : 324 Maître d’Antoine de Roche : 300
Maître de Boucicaut : 30, 31, 35, 37, 44, 49, 247, 256, 324, 325, 398 Maître de Fastolf : 37 Maître de Jacques de Rambures : 37 Maître de l’Échevinage de Rouen : 37, 288 Maître de Rohan : 35 Maître de Spencer 6 : 37 Maître de Talbot : 37 Maître des Heures Collins : 37, 299 Maître du Cardinal de Bourbon : 67 Maître du Jouvenel des Ursins : 36, 246 Maître du Pierre Michault de Guyot II Le Peley : 31 Maître François : 360 Mâle Emile (1862-1954) : 253, 254 Malet, Albert (1864-1915) : 317, 318 Malouel, Jean († 1415) : 35 Malraux, André (1901-1976) : 404 Mame, Alfred (1811-1893) : 114, 115, 122, 131, 133 Mancel, Bernard (1798-1872) : 324 Mangeart, Jacques (1805-1874) : 273 Marguerite de Lorraine, duchesse d’Alençon (1461-1521) : 247, 294 Marie de Floris (abbé d’En-Calcat entre 1943 et 1952) : 127 Marie de Médicis (1575-1642) : 16 Marmion, Simon (1425-1489) : 36, 37 Marquet de Vasselot, Jean-Joseph (18711946) : 296, 298 Marrow, James: 264 Martène, Edmond (1654-1739) : 153 Martin Le Roy, Victor (1842-1918) : 298 Martin, Gabriel (1679-1761) : 162 Martin, Henry (1852-1928): 247 Masson, Jean (1856-1933) : 191, 193, 336 Mathieu, Césaire (archevêque de Besançon, 1796-1875) : 124 Maugérard, Jean-Baptiste (1735-1815) : 213 Mazarin (1602-1661) : 16, 149, 154, 211, 347 Mead, Richard (1673-1754) : 16 Meiss, Millard (1904-1975) : 257-258 Menard, Jean-Jacques Charron de (16431718) : 163 Mérigot, Jacques-François (†1799) : 164, 165
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i n dex des n oms de p er son n e
Merlin, Guillaume : 105 Mesnig, Thierry : 340 Meurgey, Jacques (1891-1973) : 244 Meyer, Paul (1840-1917) : 197 Meyer, Wilhelm (1845-1917) : 246 Mézières, Philippe de (v. 1327-1405) : 33 Michelet, Jules (1798-1874) : 234, 235, 403 Milliet, Paul (1848-1924) : 139 Mirot, Léon (1870-1946) : 244 Moetjens Adriaen II (1696?-1753) : 162 Molinier Emile (1857-1906) : 254 Monmerqué, Louis (1780-1860) : 182, 184 Monnoyer, François : 110, 111 Montcornet, Balthasar (1600-1668) : 106 Monteil Amans-Alexis (1769-1850) : 172, 173 Montfaucon, Bernard de (1655-1741) : 151153, 193, 194, 238 Moreau d’Auteuil, Nicolas (1544-1619) : 149 Morel de Vindé, Charles-Gilbert (17591842) : 176 Morlot, François-Nicolas (1795-1862) : 126 Morris, William (1834-1896) : 335 Mortet, Charles (1852-1927) : 367 Moser, Evelyne : 364 Napoléon III (1808-1873) : 215, 242, 366 Nash, Susie : 37, 258 Naudé, Gabriel (1600-1653) : 148, 402 Née de La Rochelle, Jean-François (17511838) : 155, 162 Neveux, Pol (1865-1939) : 275 Noailles, Louis-Antoine de (1651-1729) : 83, 84, 94, 124, 184, 212 Nodier, Charles (1780-1844) : 180, 184 Nuel, Marie : 341 Oddos, Jean-Paul : 302 Omont, Henri (1857-1940) : 197, 198, 247, 250, 251, 256 Orléans, Henri d’ (1822-1897) : 21, 178-183, 185-187, 189, 192, 194, 196, 215, 217, 246, 323, 325, 398, 403, 406 Orquevaultz, Henri d’ (actif vers 1440) : 286 Paillet, Eugène (1829-1906) : 190, 202 Panizzi, Antonio (1797-1879) : 181, 187 Panofsky, Erwin (1892-1968) : 255
Paris, Paulin (1800-1881) : 235 Passavant, Johann David (1787-1861) : 335 Paulmy, Antoine-René de Voyer d’Argenson, marquis de (1722-1787) : 167-171, 210 Peignot, Gabriel (1767-1849) : 184 Pélagaud (imprimeurs à Lyon et à Paris) : 114, 123 Pellerin (imprimeurs à Epinal) : 112 Petau Alexandre (1610-1672) : 149 Petau Paul (1568-1614) : 149 Petit de Montempuys, Jean-Gabriel (mort en 1763) : 230 Peysson de Bacot, Jean-Philibert († 1770) : 166 Philipps, Thomas (1792-1872) : 197 Pichon, Jérôme (1812-1896) : 185 Picot, Emile (1844-1918) : 202 Pie V (1504-1572) : 61, 67, 80-83, 92, 93, 105, 123, 213, 399 Pierpont Morgan, John (1837-1913) : 195, 198, 200, 204, 279, 331 Piet-Lataudrie, Charles (1837-1909) : 324 Pigouchet, Philippe († 1518) : 64, 71, 175, 177, 231, 274, 286, 293, 297 Plantin, Christophe (1520-1589) : 105-169 Pluquet, Frédéric (1781-1834) : 229, 234-236 Pognon, Edmond (1911-2007) : 260 Pomey, François (1618-1673) : 95 Porcher, Jean (1892-1966) : 217-219, 257, 261, 263, 369, 370, 372 Portalis, Roger (1841-1912) : 57, 202 Potier, Antoine-Laurent (1806-1881) : 172, 175, 185, 186, 188, 189 Poyer, Jean (actif 1483-1504) : 36 Prévert, Jacques (1900-1977) : 397 Proust, Marcel (1871-1922) : 147 Quaritch, Bernard (†1899) : 179, 185, 190, 196 Quentin-Bauchart, Ernest (1830-1909) : 202 Quibel, Isabelle : 363 Rabelais François (1494-1553) : 78 Raess, André (1794-1887) : 124 Rahir, Edouard (1862-1924) : 202, 216 Ramé, Daniel (1806-1887) : 130
index des noms de personne
Randall, Lilian C. : 260 Raymond, Louis (1869-1928) : 139 Reinburg, Virginia : 44, 63, 266 Renouard, Antoine-Augustin (1765-1853) : 172, 179, 184, 188, 193 Reynaud, Nicole : 260, 264 Reynolds, Catherine : 264 Rialtey, Benjamin : 341 Ricci, Seymour de (1881-1942) : 198-201, 247 Ricketts, Coella Lindsay (1859-1941) : 200 Ricouart, Pierre († 1563) : 76 Rilke, Rainer-Maria (1875-1926) : 140 Ris, Louis-Clément de (1820-1882) : 185 Ritter, Georges (1881-1957) : 244 Ritter, Jean-Balthasar (1644-1719) : 90 Rive, Jean-Joseph (1730-1791) : 232, 233, 237 Robert, Karl (1848-?) : 335, 337, 338 Robida, Albert (1848-1926) : 140 Rolet (famille autunoise) : 51 Ronchaud, Louis de (1816-1887) : 139 Rothelin, Charles d’Orléans de (16911744) : 157, 210 Rothschild, Adolphe de (1823-1900) : 183, 192 Rothschild, Alphonse de (1827-1905) : 406 Rothschild, Anselm-Salomon de (18031874) : 179 Rothschild, Edmond-James (1845-1934) : 324, 325 Rothschild, Henri de (1872-1947) : 215 Rothschild, James de (1792-1868) : 174, 182, 185, Rothschild, James de (1844-1881) : 179 Rothschild, Maurice de (1881-1957) : 218, 219 Rothschild, Thérèse de (1847-1831) : 179 Rouot (famille nancéienne) : 56 Rousselet, Jean-Pierre (actif v. 1677-1736) : 58 Royer Loys († 1528) : 75, 155 Ruskin, John (1819-1900) : 194 Sales, Géraut de : 38 Saliège, Jules-Géraud (1870-1956) : 127 Samson, Jacqueline : 298
Sand, George (1804-1876) : 234 Sandras, Nicolas : 160, 166 Sanguin, Claude († 1680) : 104 Saussol, Alexis (1759-1836) : 126 Saussure-Young, Martine : 340 Sauvageot, Charles-Alexandre (1781-1860) : 174, 183, 191, 215, 241, 324 Schongauer, Martin (v. 1445-1491) : 72 Scitivaux de Greische, Tancrède de (18581907) : 251 Secousse, Denis-François (1691-1754) : 167 Séguier, Pierre (1588-1672) :149, 150, 153, 212, 213 Séguin, Gérard (1805-1875) : 130 Senault, Louis (1630-v. 1680) : 106, 107, 145, 169, 170, 209 Séroux d’Agincourt, Jean-Baptiste (17301814) : 232, 233, 237 Silvestre, Armand (1837-1901) : 336 Soane, John (1753-1837) : 197 Soubise, Charles de (1715-1787) : 165, 186 Spencer, Charles (1674-1722) : 37, 167 Spitzer, Frédéric (1815-1890) : 134 Stella, Jacques (1596-1657) : 105 Tabourot, Etienne (1549-1590) : 84 Tallemant des Réaux, Gédéon (1619-1692) : 57 Tarbouriech, Amédée (1834-1870) : 242 Techener (librairie) : 172, 175, 185, 186, 187, 190, 195, 273 Tenschert Héribert : 205, 297 Thierry-Poux, Olgar (1838-1894) : 256 Thiers, Jean-Baptiste (1636-1703) : 87 Thomassin, Simon (1655-1733) : 106 Tory, Geoffroy (v. 1480-1533) : 72-74, 175, 329 Trimolet, Anthelme (1798-1866) : 191 Trubert, Georges (actif 1469-1508) : 286 Turnèbe, Odet de (1552-1581) : 78 Vallée, Alexandre (v. 1558-v. 1618) : 105 Vallet de Viriville, Auguste (1815-1868) : 234 Van Driesten, Joseph-Emmanuel (18531923) : 337 Van Meckenem, Israël (1440?-1503): 67 Van Praet, Joseph (1754-1837) : 177, 271
47 9
480
i n dex des n oms de p er son n e
Vanwijnsberghe, Dominique : 264 Vatot, Jean-François : 99 Vérard, Antoine († 1514) : 62-64, 67, 71, 72, 175, 177, 208 Vianney, Jean-Marie (1786-1859) : 123 Viel-Castel, Horace de (1802-1864) : 215, 324 Villèle, Guillaume-Aubin de (évêque de Bourges, 1770-1841) : 126 Villemain, Abel-François (1790-1870) : 276 Vivot, Jean-François (1725-1771) : 100, 110 Vostre, Simon († 1521) : 63, 64, 71-73, 112, 160, 168, 175, 177, 202, 208, 231, 274, 286, 293, 297, 373 Wailly, Natalis de (1835-1868) : 247
Walpole, Horace (1717-1797) : 16 Walters, Henry (1848-1931) : 195 Watson, Rowan : 260, 265 Wieck, Roger S. : 260, 266 Wildenstein, Georges (1892-1963) : 324, 325 Willemin, Nicolas-Xavier (1763-1833) : 238, 239, 241 Wixom, William F. : 257 Woeiriot, Pierre (1532-1599) : 105 Yates Thompson Henry, (1838-1928) : 185, 251 Yemeniz, Nicolas (1781-1871) : 178, 179, 182, 190, 208 Yver, Jacques (v. 1548-1571) : 78, 79
Index des livres d’heures manuscrits cités
Belles Heures du duc de Berry (New York, Metropolitan Museum of Arts, Acc. No. 54.1.1) : 35, 315, 340 Grandes Heures d’Anne de Bretagne (Paris, BnF, ms. lat. 9474) : 36, 40, 193, 211, 213, 230 Grandes Heures de Rohan (Paris, BnF, ms. lat. 9471) : 40, 318 Heures d’Angoulême (Paris, BnF, ms. lat. 1173) : 244, 333, 334 Heures d’Anne de Beaujeu (New York, Pierpont Morgan library, ms. 677) : 30, 254 Heures d’Antoine Bourdin (Carpentras, BM, ms. 59) : 47 Heures d’Etienne Chevalier (Chantilly, Musée Condé, fragments) : 44, 130, 152, 194-195, 215, 238, 247, 315, 323, 398 Heures d’Henri II (Paris, BnF, ms. lat. 1429) : 185, 315 Heures d’Henri IV (Paris, BnF, ms. lat. 1171) : 193 Heures d’Oiselet (La Haye, Bibliothèque royale, ms. 77L60) : 48 Heures de Béthune (Chantilly, Musée Condé, ms. 69) : 211, 214, 333 Heures de Bourbon-Vendôme (Paris, Arsenal, ms. 417) : 34 Heures de Catherine d’Armagnac (Los Angeles, JP Getty Museum, ms. 6) : 36 Heures de Catherine de Médicis (Paris, BnF, ms. nal. 82) : 162 Heures de Charles le Téméraire (Vienne, Nationalbibliothek, ms. 1856) : 55 Heures de Charlotte Garnier (New Haven, Yale University, Beinecke Library, 217) : 33 Heures de Claude de France (coll. privée, vente Gros & Delettrez, 8 avril 2011, n° 548) : 299 Heures de Copenhague (Copenhague, Bibliothèque royale, ms ; Thott 541.4°) : 36 Heures de Diane de Poitiers (Amiens, ms. Lescalopier 501) : 38, 254 Heures de Florimond Ier Robertet d’Alluye (Baltimore, Walters Art Museum, W 452) : 30 Heures de Francfort (Francfort, Musée des Arts appliqués, LM 48) : 35, 36 Heures de François Ier (New York, Metropolitan Museum of Arts, Cloisters, 2011.353) : 159, 299 Heures de François Ier (Paris, Musée du Louvre, RFML.OA.2018.1.1.1) : 13, 16-18, 154, 312, 325, 328, 344-350 Heures de Frédéric III d’Aragon (Paris, BnF, ms. lat. 10532) : 36 Heures de Jacques Cœur (Munich, Bayerische Staatbibliothek, ms. c.l.m. 1013) : 30, 251 Heures de Jacques de Langeac (Lyon, BM, ms. 5154) : 51, 52 Heures de Jacques II de Châtillon (Paris, BnF, nal. 3231) : 299, 300 Heures de Jean Charpentier (Angers, BM, Rés. Ms. 2048) : 390 Heures de Jean de L’Aigle (Avranches, BM, ms. 94-1-1) : 31 Heures de Jean de Montauban (Rennes, BM, ms. 1834) : 47, 362 Heures de Jeanne Bessonneau (Paris, BnF, ms. lat. 1161) : 35 Heures de Jeanne d’Évreux (New York, Metropolitan Museum of Arts, 54.1.2) : 192, 256 Heures de Jeanne de France (Paris, BnF, ms. nal 3244) : 36, 295-300, 311-312, 344-350, 394, 398
482
i n dex des n oms de p er son n e
Heures de Jeanne de Navarre (Paris, BnF, ms. nal. 3145) : 229 Heures de la duchesse de Bourgogne (Chantilly, Musée Condé, ms. 76) : 318 Heures de Louis de Laval (Paris, BnF, ms. lat. 920) : 256 Heures de Louis XII (69 folios dispersés, principalement au JP Getty Museum (Los Angeles), à la Free Library of Philadelphia et à la British Library) : 36, 300 Heures de Marguerite d’Orléans (Paris, BnF, ms. lat. 1156B) : 263, 318, 341 Heures de Marguerite de Clisson (Paris, BnF, ms. lat. 10528) : 40 Heures de Marguerite de Savoie (New Haven, Yale University Library, Beinecke 314) : 341 Heures de Marie d’Angleterre (Lyon, Bibliothèque municipale, ms. 1558) : 36 Heures de Marie de Rieux (New York, Pierpont Morgan Library, M 190) : 33 Heures de Mme de Chamillart (Chantilly, Musée Condé, ms. 94) : 57 Heures de Philippe de Gueldres (New York, Pierpont Morgan Library, M. 263) : 55 Heures de Philippe le Bon (Paris, BnF, ms. naf. 16428) : 40 Heures de Prigent de Coëtivy (Rennes, BM, ms. 1511) : 354 Heures de Raoul d’Ailly (Vente Sotheby’s, 11 juillet 1978, lot 48) : 31 Heures de Raoulette de Beaune (Harlem, Musée Teyler, ms. 78) : 36 Heures de René II de Lorraine (Vente Paris, Galliéra, 6 juin 1972, n° 5) : 34 Heures de Simon de Varye (La Haye, Bibliothèque royale, ms.7 ; Los Angeles, JP Getty Museum, ms 74 G 37 et 74 G 37a : 340 Heures des Fours (Nancy, BM, ms. 1874) : 53 Heures du Maréchal de Boucicaut (Paris, Musée Jacquemart-André, ms. 1311) : 30, 31, 35, 44, 49, 247, 324 Heures Ladore (cat. Héribert Tenschert, V, 27) : 36 Heures latines du roi René (Paris, BnF, lat. 1156A) : 151 Heures Petau (coll. privée) : 36, 38, 149, 207, 299, 398 Heures Teyler (Harlem, Musée Teyler, ms. 78) : 36 Heures Tilliot (Londres, British Library, ms. Y.Th.5) : 36 Petites Heures du duc de Berry (Paris, BnF, ms. lat. 18014) : 170 Très Belles Heures du duc de Berry (Bruxelles, Bibliothèque royale, ms. 11060-61) : 183, 192, 215, 218, 263 Très Riches Heures du duc de Berry (Chantilly, Musée Condé, ms. 65) : 35, 179, 181, 183, 185, 187, 246-247, 254, 311, 315, 317-322, 325, 327, 340, 341, 377, 379, 394, 397, 398, 400