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French Pages 124 Year 1976-1977
Père Marie Dominique PHILIPPE, o.p,
P8-7 : La Personne
P8-7a : Pourquoi le problème de la personne ? P8-7b : Philosophie et psychologie : opposition ? P8-7c : Y a-t-il un devenir de la personne ? P8-7d : La personne et la mort. P8-7e : La personne et l’amitié. P8-7f : La personne et la contemplation.
Conférences extraites de : U.L.S.H. 1976-1977 La personne Serie philosophique (revues) - Pourquoi le problème de la personne ? - Philosophie et psychologie : opposition ? - Y a-t-il un devenir de la personne ? - La personne et la mort. - La personne et l’amitié. - La personne et la contemplation.
(U.L.S.H. 1976-77)
Serie theologique (revues) - La personne selon certains théologiens actuels. - La personne selon saint Thomas. - La personne du Christ. 1
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[P8 — 7a]
Père Marie Dominique PHILIPPE, o.p,
Pourquoi le problème de la Personne ?
(U.L.S.H. 1976-77)
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UNIVERSITE LIBRE DES SCIENCES DE L’HOMME
Cycle A – Philosophie générale
Pourquoi le problème de la Personne ?
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Nous allons aborder cette année-ci un grand sujet, puisqu’il s’agit de la personne. On m’a demandé de commencer ce soir ce cycle de conférences en posant le problème sur le plan philosophique et en même temps sur le plan théologique. Dans cet ensemble de conférences, la partie la plus développée sera la partie philosophique, ce qui est assez normal. Et il faudra que la partie théologique et la partie philosophique soient parallèles, car il est indispensable, aujourd’hui, d’avoir une réflexion philosophique. Vatican II nous demande l’ouverture au monde, et l’ouverture au monde réclame la philosophie : autrement on se laisse mener par le bout du nez, parce qu’on n’a pas d’autonomie intellectuelle, (au bon sens du terme), cette autonomie que donne précisément la philosophie. La philosophie doit en effet nous donner la possibilité de réfléchir par nous-mêmes sur les grands sujets qui regardent notre vie, notre vie humaine. Si nous sommes chrétiens, nous ne pouvons pas nous arrêter à cette réflexion. Cette réflexion est indispensable, mais elle doit toujours être dépassée, parce que nous vivons, non pas une vie philosophique mais une vie chrétienne. La réflexion philosophique, doit être dépassée dans la lumière de la foi, et notre philosophie doit être mise au service de la foi. Cela est très important, et de plus en plus important ; j’y reviendrai tout à l’heure, lorsque nous essaierons de comprendre l’importance du problème de la personne et que je traiterai avec vous certains problèmes d’ordre théologique. Ce que je veux, au point de départ, c’est situer ces deux perspectives qui doivent toujours être vues comme complémentaires. Il faut les distinguer, mais il faut ne pas s’arrêter à la distinction et il faut comprendre que dans notre vie, si nous sommes chrétiens, la philosophie, la réflexion philosophique, est un « moment ». Notre vie est une vie chrétienne. Nous n’avons pas une vie philosophique et une vie chrétienne : Nous n’avons qu’une seule vie. Si vous êtes chrétiens, même en écoutant, cette conférence philosophique et en réfléchissant d’un point de vue philosophique, vous vivez chrétiennement, parce que vous comprenez qu’en tant que chrétiens vous devez développer votre intelligence. Je crois que le Pape Paul VI est celui qui a le plus insisté, dans ses discours du mercredi, sur l’importance de l’intelligence et du développement de l’intelligence, sur l’importance de la métaphysique et la 7
nécessité, pour les théologiens d’aujourd’hui, de faire de la métaphysique. Mais on l’écoute très mal, il faut bien le reconnaître. En effet, je ne vois pas qu’il y ait eu dans l’Église Catholique, depuis que le Saint Père a dit cela, un souci de développer la métaphysique. On ne fait plus beaucoup de métaphysique ... C’est du reste pour cela précisément que nous avons institué ces cours : pour donner un certain enseignement métaphysique à ceux et celles qui voudraient comprendre un peu les problèmes métaphysiques. Aussi pouvez-vous remarquer que notre souci est toujours d’atteindre un point de vue métaphysique. Nous ne négligeons pas la base parce qu’elle est nécessaire, mais il faut arriver au sommet et le sommet de notre réflexion humaine, du point de vue philosophique, c’est un regard métaphysique. Il est difficile de parvenir à un regard métaphysique, c’est bien évident, parce qu’on ne naît pas métaphysicien. Un enfant dans son berceau n’est pas métaphysicien ; on devient métaphysicien, et on met du temps à le devenir. Aristote disait même qu’on ne l’était qu’à partir de 45 ans, et il avait un peu raison. C’est cela qui est terrible : c’est que les études philosophiques, ordinairement, on les commence très jeune, forcément, comme toutes les autres études, et à un âge où l’on n’est pas capable de pénétrer vraiment dans le point de vue philosophique. On peut en avoir le goût, le désir, et il faut reconnaître que la grâce nous mûrit et nous permet d’aller beaucoup plus vite que les Grecs (si nous sommes vraiment chrétien, la grâce mûrit considérablement notre intelligence). Mais l’imagination, quand on est jeune, bat la campagne, et il est très difficile, (surtout dans le monde d’aujourd’hui) d’arriver à dépasser le brouillard de l’imagination pour parvenir vraiment aux sommets où la pensée peut être à l’état pur et discerner ce qui est essentiel. La métaphysique, on doit en avoir le goût dès le point de départ, mais on ne peut vraiment en avoir le goût que quand on a déjà une certaine expérience de vie. A Fribourg, je fais des cours à la fois à l’Université et à ce qu’on appelle « l’Université populaire » (je n’aime pas beaucoup ce nom), qui est une université « du soir ». Ces cours du soir, je les aime beaucoup, parce que j’ai devant moi un public qui est l’humanité : quantité d’ouvriers, quelques médecins, quelques avocats ... qui, arrivés à un certain âge, éprouvent le besoin de faire de la philosophie. Ils ne viennent pas là pour passer des examens, ce qui est toujours le grand obstacle chez les jeunes : ils font de la philosophie pour passer des examens, ce qui fausse tout le regard philosophique. Le regard philosophique doit avoir une profondeur beaucoup plus grande que la simple préoccupation de passer des examens ! Cela ne veut pas dire qu’on ne doive pas passer d’examens (que diraient les parents qui m’écoutent !). Il faut passer des examens, c’est nécessaire ; mais, ce n’est 8
pas le but principal. Le but principal des études philosophiques, c’est la formation de l’intelligence, et la formation la plus profonde possible de l’intelligence. C’est pourquoi un public d’âge très divers, comme celui que nous avons ici le soir, est très agréable pour le philosophe, parce qu’il sait qu’il parle à des personnes qui ont déjà une certaine expérience, et que les jeunes qui viennent, viennent avec un désir de surabondance, puisqu’il n’y a pas d’examen au bout de l’année. C’est merveilleux ! On n’a pas encore institué d’examens à l’Université libre des Sciences de l’Homme, et j’espère qu’on n’en instituera jamais, pour que l’on puisse garder une très grande liberté d’orientation et de parole. (Il est évident que si certains tenaient à passer un examen, on serait à leur disposition ; mais il faudrait dépasser ce niveau). Avant d’aborder le sujet de ce soir, je voudrais vous redire que j’aimerais beaucoup (et je crois que tous ceux qui donnent des cours ici sont d’accord avec moi) que ceux qui suivent régulièrement ces cours sur le problème de la Personne, s’ils ont des questions qu’ils aimeraient qu’on traite, n’hésitent pas à le dire. Les discussions après les cours sont toujours un peu trop rapides. En ce qui me concerne, je dois reprendre le train pour Fribourg, et c’est pourquoi je ne peux jamais rester très longtemps ; je le regrette. Mais si, après avoir écouté un cours ou même avant, on a des questions à poser, il ne faut pas hésiter à le faire. Vous pouvez toujours envoyer ces questions à ceux qui donnent les cours ou au secrétariat. C’est très important, parce que nous avons, dans ces cours, le souci de faire un travail commun, comme cela doit être dans tout enseignement. Tout enseignement est un travail commun, c’est une coopération de celui qui parle et de celui qui écoute ; et, d’une certaine manière, celui qui écoute doit travailler encore plus que celui qui parle, parce que celui qui écoute peut être plus contemplatif que celui qui parle : il peut donc aller plus loin en écoutant, recevoir davantage et, par le fait même, se poser davantage de problèmes. Poser ainsi des questions peut être très important parce que parfois celui qui parle, sentant que ce qu’il dit est un peu trop difficile, et que les auditeurs ne suivent pas, s’arrête. Si donc certains veulent qu’on aille plus loin, qu’ils n’hésitent pas à poser des questions. Nous ne consacrerons pas nécessairement un cours spécial aux réponses aux questions, et pourtant ce serait bon. Ce serait un moyen d’avoir un dialogue plus grand, ce qui répondrait bien au but de ces cours du soir, où nous voulons vraiment former comme une famille intellectuelle, où nous essayons vraiment ensemble, en face de tous les problèmes si complexes d’aujourd’hui, de voir un peu clair, de rechercher la vérité. 9
Pourquoi traiterons-nous cette année le problème de la personne ? Il y a à cela beaucoup de raisons. Je ne vais pas les énumérer toutes, je ne vais en prendre que quelques-unes et essayer de vous montrer l’importance de ce problème dans notre vie. Nous vivons une époque où, nous le savons bien, les valeurs les plus profondes sont souvent mises au second plan. On peut dire que, depuis un certain nombre d’années (difficile à préciser), les problèmes économiques l’emportent sur le problème humain, qui est laissé « à la remorque ». On s’en apercevra trop tard, parce que le problème économique quand il occupe la première place, au lieu de permettre à l’homme de se développer, très souvent l’étouffe. Le problème économique, quand il est considéré en premier lieu, matérialise le climat dans lequel on vit. Nous sommes tous impressionnés, si nous réfléchissons un peu, par le fait que le monde qui nous entoure se matérialise. Il y a une petite élite (vous en faites partie !) qui ne veut pas se matérialiser, qui essaie par tous les moyens de garder une flamme intérieure, une vie de l’esprit, un véritable amour, une vie de famille, une vie contemplative ... Mais cela en luttant constamment contre ce matérialisme qui nous saisit de toutes parts et qui risque de mettre l’humanité d’aujourd’hui, comme disent les philosophes, dans une « situation-limite ». Ce concept de « situation-limite » est très important et très intéressant, et il est en même temps un signe des temps. Les Grecs ne parlaient pas de « situation-limite », le Moyen-Age non plus ; c’est très significatif. De temps en temps les philosophes peuvent être un peu prophète ! De fait, à partir de 1920 environ, toute une philosophie s’est développée, la philosophie de JASPERS, qui a parlé de « situations-limites ». JASPERS n’est pas un philosophe réaliste ; mais il a des perspectives intéressantes parce qu’il vient de la médecine et qu’il a, de ce fait, un souci très grand de regarder le concret. Or JASPERS emploie ce terme de « situationlimite » pour montrer que, constamment, l’homme d’aujourd’hui ne peut plus arriver à atteindre sa fin. Je dirais que la situation-limite a lieu lorsque le conditionnement humain devient tellement fort que l’on est comme écrasé. On pourrait prendre l’image de l’avalanche. Recevoir la neige qui tombe, c’est quelquefois très agréable, c’est assez poétique (du moins à la campagne, pas en ville). La campagne, quand il neige un peu, c’est merveilleux ! Quand la neige commence a tomber plus dru, cela devient un peu inquiétant. Si cela devient vraiment une tempête de neige, on se dit alors qu’il vaut mieux se mettre à l’abri ! Supposez qu’à un moment donné, cela tourne à l’avalanche, que cela vous tombe sur la tête au point que vous soyez complètement pris, que vous ne puissiez plus respirer : c’est cela, la situation-limite. Le 10
conditionnement devient tellement fort que, subitement, il vous empêche de respirer. Il y a des situations-limites au niveau biologique : c’est ce qui se passe au Japon, dans certaines villes du Japon, où, l’air est tellement pollué que par moments vous ne pouvez plus respirer ; si bien que, quand vous éprouvez le besoin de respirer un peu d’oxygène, vous mettez trois sous dans un automate qui vous donne de l’oxygène et vous permet ainsi de repartir. Il y a des situations-limites du point de vue psychologique. Celles-là, on s’en aperçoit moins vite que de celles qui nous affectent dans notre vie biologique. Les situations-limites du point de vue psychologique, ce sont les propagandes, qui se font tellement fortes que, d’après les bons psychologues, 95 % de l’humanité d’aujourd’hui se laisse téléguider. Nous sommes, évidemment, les 5 % de l’humanité qui est libre et qui ne se laisse pas téléguider, n’est-ce pas ? Nous en sommes sûrs, puisque nous sommes ici ! Mais tous les autres se laissent téléguider. La situation-limite du point de vue psychologique, c’est encore l’avalanche : on a tellement d’informations – il en vient, il en vient, il en vient encore – qu’on ne peut plus les digérer. L’information devient vraiment quelque chose qui nous étouffe et qui nous empêche de discerner ce que tout cela signifie. On ne se pose même plus le problème : on est sous l’avalanche des informations, et cela touche notre psychisme, nos fantasmes, notre imagination. Et notre imagination, à certains moments, peut devenir tellement fébrile qu’on n’arrive plus à s’endormir, (tant qu’on peut encore dormir, cela prouve qu’on n’est pas tout à fait sous l’avalanche !) Je pourrais continuer ainsi ... Ce qui est très net, dans le monde d’aujourd’hui, c’est que le problème économique est là qui nous tiraille et qui fait que, étant pris par les choses matérielles, nous ne pouvons plus nous adonner suffisamment aux choses spirituelles. L’été dernier, (pendant les vacances, que je consacre à la vie apostolique, ce qui permet, grâce à Dieu, de voir des choses magnifiques), j’ai pu prêcher dans un endroit étonnant : chez des ermites complètement coupés de la civilisation, dispersés dans les pins, à mille mètres d’altitude ... J’ai eu le privilège d’avoir moi-même un ermitage et d’être ainsi au même régime que les ermites : il faut aller chercher l’eau à la source, il n’y a pas l’électricité : je me suis retrouvé avec une petite lampe pigeon ... mais aussi avec la présence du Saint Sacrement dans l’ermitage ... Cela fait quelque chose ! C’est beau de voir que l’Eglise redécouvre cette vie. Certes, tout le monde ne peut pas vivre ainsi, mais c’est bon de savoir qu’il y en a qui vivent cela, pour être nos « paratonnerres », pour nous aider ... Là où je voulais en venir, c’est que, dans 11
la vie de ces ermites, le conditionnement est allégé au maximum. On s’aperçoit alors, en partageant leur vis pendant quelques jours, du conditionnement économique terrible dans lequel nous, dans le monde, nous vivons. Ce conditionnement économique nous prend, nous tiraille, fait que nous avons besoin de quantité de choses qui, en réalité, pourraient être diminuées considérablement, ce qui nous allégerait et nous permettrait de devenir des êtres un peu plus spirituels. Nous sommes donc – et je crois que c’est le grand problème de notre monde d’aujourd’hui, du point de vue philosophique – nous, sommes une humanité qui est dans une situation-limite. Un philosophe de l’Université de Rome a écrit un très bel article là-dessus, montrant que l’humanité aujourd’hui était vraiment dans une situation-limité et que si elle ne prenait pas garde, elle risquait, au bout d’un certain temps, de ne plus comprendre la signification profonde de sa vie et donc de tomber dans l’angoisse. Quand on ne sait plus pourquoi on vit, très vite on devient angoissé. La seule chose qui nous maintient et qui nous permet de ne pas être angoissé, c’est d’avoir le sens de notre vie, de comprendre que nous sommes faits pour quelque chose. Vous voyez donc combien, dans une société comme la nôtre (je pourrais donner quantité d’exemples et de détails, mais vous les connaissez mieux que moi), il est difficile de maintenir la finalité. Or considérer le problème de la personne, c’est en premier lieu rappeler que chacun d’antre nous a une destinée spirituelle, et montrer que le grand danger est de perdre le sens de cette destinée spirituelle, de nous considérer comme un animal supérieur. Or l’animal supérieur est souvent inférieur aux autres animaux ! Car si l’homme n’est plus qu’un animal supérieur, il devient beaucoup plus terrible que tous les autres animaux, parce qu’il a perdu le sens de l’instinct et la rectitude de l’instinct, et que son intelligence, au lieu de l’élever plus haut, le rabat sur luimême. Dans la situation en laquelle nous nous trouvons, aujourd’hui, le philosophe doit être attentif à cela. Il doit affirmer que le problème de le personne devient pour nous le problème numéro un, le problème essentiel de la philosophie, parce qu’il s’agit de comprendre notre destinée personnelle. Le problème de la personne est évidemment toujours lié au problème de la destinée personnelle. Si nous n’avions qu’une destinée collective, dans la perspective d’un socialisme intégral, la personne disparaîtrait. Je ne parle pas ici d’un socialisme économique, mais d’un socialisme intégral, où la vision de l’humanité serait celle d’une ruche (avec une reine au milieu bien sûr !) : dans cette ruche, le seul absolu serait le tout immanent à ses parties. Or si le seul 12
absolu est le tout immanent à ses parties, nous ne sommes plus que des individus relatifs les uns aux autres, parties du tout. La personne, alors, disparaît, puisqu’il ne peut plus y avoir ni destinée personnelle, ni autonomie. Peut-on concevoir encore une personne sans autonomie ? Et à quel niveau cette autonomie doit-elle exister ? Nous reviendrons, du reste, sur ce point, et ce sera l’un des grands problèmes à traiter, parce qu’il n’est pas facile de comprendre ce qu’est l’autonomie de l’homme, ce qu’est l’autonomie de la personne. En effet ce n’est pas une autonomie absolue : nous ne sommes pas Dieu, nous sommes des êtres limités ; et si nous sommes des êtres limités, nous sommes nécessairement dépendants du milieu dans lequel nous sommes. Jusqu’où va cette dépendance, et jusqu’où va cette autonomie ? Pour le comprendre, il faut essayer de saisir quel est le sens profond de notre vie humaine, de notre personne. La situation devant laquelle nous nous trouvons, nous oblige donc à réfléchir profondément sur ce qu’est la personne – ou bien alors nous tombons, et nous tomberons tous, dans l’angoisse. Cela va très vite, la désagrégation ! Une société qui se désagrège, se désagrège très vite ; elle monte très lentement, mais elle descend très vite. C’est pour cela que l’angoisse gagne et se propage tellement, parce que l’angoisse est précisément un phénomène où l’on n’a plus aucune autonomie ; on cherche, mais en vain, et l’on n’arrive plus à découvrir sa finalité propre, sa destinée propre. Autre raison pour nous de réfléchir au problème de la personne. De plus en plus (on l’a dit, et c’est facile à constater), la culture qui constitue le milieu dans lequel nous vivons devient une culture scientifique, une culture technique. (Je sais que les artistes essaient de tempérer cela par le point de vue de l’art ; et en effet, je crois que plus on est pris par la science, plus on a besoin de la compensation de l’art. Mais il faudrait alors un art qui soit très puissant, très fort, pour être vraiment ce qui nous permettrait de dépasser cette culture purement scientifique et technique.) La technique et la science, en soi, sont quelque chose de bon ; ou, si vous voulez, on peut s’en servir bien, mais on peut aussi, si le point de vue économique l’emporte, (ce que nous disions tout à l’heure) on peut aussi s’en servir, d’une façon qui n’est plus humaine. La culture et la technique, en elles-mêmes, sont un bien, mais un bien extérieur à l’homme. On ne peut pas dire que ce soit un bien humain, au sens rigoureux ; c’est un bien dont l’homme peut se servir bien ou mal. Il peut s’en servir pour augmenter le progrès économique au point que ce progrès nous engloutisse ; ou, au contraire la science et la technique peuvent nous aider à être plus profondément humains. Mais pour que la science et la technique nous aident à être plus profondément humains, il faudrait qu’en 13
face de ce progrès de la science et de ce progrès de la technique nous ayons un sens toujours plus aigu de ce qu’est la vie de l’esprit. Il faudrait que nous comprenions toujours plus profondément ce que sont l’intelligence et la capacité d’aimer (au niveau spirituel), que nous comprenions donc plus profondément ce qu’est la personne humaine. Je crois que le progrès de la science, et le progrès de la technique, tels que nous les voyons aujourd’hui, obligent d’être très attentif au problème de la personne. BERGSON avait senti cela à la fin de sa vie, et je crois qu’il le dirait aujourd’hui avec une force encore beaucoup plus grande. Il disait que notre monde, devenant un monde de technique et de science, avait besoin d’un « supplément d’âme » – je dirais : d’un sens beaucoup plus profond de ce qu’est l’esprit. Quand je parle d’« esprit », je ne veux pas dire un esprit « désincarné ». L’intelligence est réaliste et le cœur est réaliste, et nous sommes un esprit incarné. C’est cela, la personne : un esprit incarné. Il faut développer l’esprit à travers notre sensibilité pour comprendre que notre esprit est capable d’aller au-delà de la sensibilité. Un esprit qui se développe en dehors de la sensibilité, et en opposition à son égard devient un esprit rationaliste. La raison logique s’oppose à la sensibilité et, à ce moment-là nécessairement, nous ne pouvons plus assumer vraiment la complexité de notre être. Il est très important de comprendre, en face du progrès de la science, ce qu’est la personne humaine. Et très particulièrement en face du progrès de la science biologique, car c’est évidemment elle, qui pose les problèmes avec le plus d’acuité. Le progrès de la science biologique ne risque-t-il pas de faire croire aux savants positivistes qu’au bout d’un certain temps ils deviendront maîtres de la vie et de la mort ? C’est l’une des grandes questions qui se posent aujourd’hui : La science va-t-elle donner à l’homme le pouvoir de dominer la croissance biologique d’un être, de modifier et transformer cette croissance ? Je vous cite un exemple. Un ami, un des plus grands chefs d’entreprise de France, m’avait rapporté ce petit dialogue qui l’avait beaucoup impressionné. DE GAULLE, à un moment donné, avait rassemblé ce qu’il avait jugé être les sept ou huit grandes personnalités françaises dans les différents domaines scientifiques et économiques les plus importants. Il y avait le chef d’entreprise, le biologiste, le responsable de l’industrie pharmaceutique, et ainsi de suite. Il n’y avait évidemment pas de philosophe, ni de théologien ! Cependant, ces hommes étaient réunis en vue d’une réflexion humaine, pour savoir ce que serait l’homme en l’an 1985, et ce n’était pas si bête, comme réflexion. Ils avaient donc réfléchi longuement et le biologiste, un grand 14
biologiste, qui avait été choisi par DE GAULLE comme le premier biologiste français, avait dit : « En l’an 1985, étant donné le progrès de la science biologique, on pourra faire de l’homme ce qu’on veut ; on pourra modifier l’homme dès le point de départ, et on arrivera vraiment à faire quelque chose de tout à fait nouveau. Nous serons en présence du sur-homme, d’un homme sélectionné, tout ce qui est inférieur étant tombé ». Là-dessus, le chef d’entreprise (c’était cet ami lui-même, et c’est lui qui me l’a raconté,) lui a dit : « Monsieur le Professeur, le DE GAULLE 1985 dira alors au Professeur de biologie : la France est très bas, elle n’a jamais été si bas ; il faut relever à tout prix son prestige : je vous commande donc trois MOZART ». (C’était bien posé ; il avait raison de poser le problème du côté artistique). Le professeur de biologie a pris alors un peu de recul et a eu cette réponse sibylline, mais extrêmement significative : « si je vous répondais oui, vous me prendriez pour un naïf ; mais je ne peux pas vous répondre non ». Je trouve cela extraordinaire – d’autant plus que c’était très sérieux, ce n’était pas du tout dit en blaguant ! Il s’agissait vraiment de savoir si la science biologique pourra arriver à transformer complètement l’homme. La science biologique, comme la science psychologique, regarde le conditionnement de la vie humaine, elle modifie le conditionnement de la vie humaine. Or le conditionnement est très très important pour l’exercice, pour la manière de s’exprimer, pour la manière d’être, pour pouvoir aussi réaliser quelque chose, mais ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est l’esprit – nous pouvons dire : l’âme spirituelle. Même au plan philosophique, il ne faut pas avoir peur de dire « l’âme spirituelle ». Et l’âme spirituelle, c’est l’intelligence, c’est la volonté, la capacité d’aimer et d’aimer spirituellement, ce sont les relations personnelles, c’est la faculté de créer quelque chose (la créativité), plus profondément encore c’est la capacité de contempler. Tout cela dépasse le conditionnement biologique. Il est évident que, dans certains conditionnements biologiques, l’âme spirituelle ne pourra pas se développer ; mais le conditionnement biologique n’explique pas le développement de l’âme spirituelle, c’est autre chose, c’est un autre domaine. Le grand danger, que nous sentons tous, est le progrès de la science biologique, s’alliant à une technique de transformation, de sélection par rapport à l’espèce humaine, peut faire miroiter des choses étonnantes, si bien que celui qui n’est pas biologiste dira : « C’est possible, moi, je n’y entends rien, mais la science fait tellement de progrès, et des progrès tellement étonnants, qu’il est possible qu’en l’an 1985 on en arrivera à cela ». Vous voyez donc la nécessité de réfléchir à un niveau philosophique, sur le dépassement du conditionnement 15
biologique pour comprendre la personne humaine. La personne humaine ne se situe pas au niveau du conditionnement biologique. Elle est concernée par le conditionnement biologique, c’est bien évident : il est important de savoir si j’ai le foie en bon ou en mauvais état, parce qu’il y aura des choses que je ne pourrai pas faire si je suis malade du matin jusqu’au soir, si j’ai mal à la tête et que je n’arrive plus à penser ! La pensée est conditionnée par notre estomac, elle est conditionnée par l’ensemble de notre vie biologique, mais elle dépasse cela, et ce n’est pas ce conditionnement biologique qui fera de moi un contemplatif. Il y a des gens qui sont rutilants de santé et qui ne contemplent pas ; et il y a des gens qui ont peu de santé et qui contemplent. Il y a des gens qui sont rutilants de santé et dont l’intelligence est submergée par le bien-être de leur santé ... et il y en a d’autres qui sont comme le loup de la fable, la peau sur les os, qui sont chétifs, mais qui arrivent tout de même à faire quelque chose de leur intelligence. Il est essentiel, devant le développement des sciences, de bien comprendre cela. Il ne faut pas exalter le développement scientifique au-delà de ce qu’il peut donner. Il faut lui reconnaître sa place, exactement, au niveau où il peut nous donner des renseignements vrais ; et plus il augmente, plus il faut que nous ayons un regard intérieur, et ce regard plus intérieur que le regard scientifique, c’est le regard philosophique, et c’est le regard de la foi. Si on est croyant, on sent cela tout de suite, on sait qu’on est créé à l’image de Dieu et que le biologiste ne pourra jamais le dire, parce que le biologiste, n’ayant pas saisi par la science ce que c’est Dieu, ne peut pas dire que l’homme est créé à l’image de Dieu ; tandis que le croyant l’affirme tout de suite. Et si nous n’avons pas la foi, notre intelligence peut découvrir qu’il y a en nous une âme spirituelle, et comprendre qu’il y a là quelque chose de capital. C’est cela le problème de la personne : découvrir ce lien, cette harmonie fondamentale entre l’esprit et notre vie biologique, et découvrir le développement propre de notre esprit dans la contemplation, dans l’amour, dans la capacité que nous avons de communiquer avec les autres. Une personne humaine est capable de communiquer avec les autres, elle est capable de se relier aux autres, elle est capable de donner ce qu’elle a de plus cher ... Vous voyez donc que le problème de la personne humaine, en raison du climat de matérialisation dans lequel nous vivons, en raison du progrès de la science et de la technique, devient aujourd’hui quelque chose de primordial. Troisième raison pour laquelle il est urgent pour nous de comprendre ce qu’est la personne : la montée des idéologies multiples qui ce sont 16
développées depuis cent ans, cent vingt ans, ces idéologies qui nient l’existence de Dieu, autrement dit toutes ces formes d’athéisme modernes (je crois qu’il y en a huit) qui, toutes, mutilent l’homme puisqu’elles disent Dieu n’existe pas. Ces idéologies, ou, au moins cinq d’entre elles, considèrent l’homme comme un animal supérieur, n’acceptant même pas l’esprit. Certaines acceptent l’esprit, mais c’est assez exceptionnel. Presque toutes regardent l’homme uniquement comme un animal supérieur, et elles veulent être des philosophies. En face de ces idéologies, il faut que nous retrouvions profondément le sens de ce qu’est la personne humaine, de ce qu’est l’esprit et que par là, nous comprenions comment peut se poser le problème de l’existence de Dieu. Je crois que le problème de la personne doit nous aider beaucoup à découvrir Dieu. Aujourd’hui, c’est même peut-être, pour la plupart des intelligences, la seule voie d’accès à la découverte de Dieu. Dès que nous comprenons ce qu’est le personne humaine, nous comprenons qu’il doit y avoir quelque chose d’autre. C’était une des voies d’accès que les Pères de l’Eglise aimaient beaucoup : voir que la personne humaine était au sommet de l’univers et que cette personne humaine, en raison même de sa complexité et de son unité, exigeait de poser « quelqu’un d’autre ». Je crois qu’aujourd’hui, sur le plan philosophique, le problème de la personne est comme le lieu où se « nouent » tous les problèmes métaphysiques. La personne humaine est au sommet de toutes les réalités que nous expérimentons. La plus grande réalité que nous expérimentions, c’est la personne humaine. Il faut avoir une attitude d’admiration en face de la personne humaine – je ne dis pas en face de notre personne, mais en face de la personne humaine (la nôtre, c’est très bien … Mais regardons aussi celle des autres !) C’est quelque chose d’extraordinaire, la personne humaine : cette unité profonde dans la complexité … L’esprit lié à la matière, l’intelligence liée à la matière, ou plutôt l’intelligence qui se sert de la matière ... L’amour spirituel qui peut se servir du corps et de la sensibilité pour s’exprimer, se dire … Tout le problème de l’art : un esprit qui s’exprime par le sensible ... Le langage, qui est le fruit de notre personne (chacun d’entre nous a son langage, sa manière de s’exprimer) ... Tout cela est prodigieux ; et cette admiration devant la personne nous aide à comprendre qu’il y a nécessairement une source (cachée) de notre personne humaine. Nous sommes à l’horizon, comme les philosophes néo-platoniciens aiment de le dire, à l’horizon du monde physique et du monde divin. C’est cela, le problème de la personne humaine. Nous avons en nous quelque chose qui nous relie à tout le monde physique. Nous marchons sur la terre, (nous avons ce réalisme), nous sommes capables de pétrir la matière et de transformer 17
notre monde, d’utiliser tout ce qu’il y a dans notre monde ; et nous avons un esprit qui s’élève plus haut, qui est capable de dépasser tout cela et de penser à quelque chose d’infiniment plus grand : de s’élever jusqu’au Créateur. C’est là que nous saisissons toute la grandeur de la philosophie. Le philosophe, si vraiment il y réfléchit profondément, comprend que c’est l’esprit qui lui-même se découvre alors comme esprit, et découvre, par le fait même, qu’il a en lui quelque chose d’infini. On ne peut pas « définir » une personne : une personne a quelque chose d’infini. Certes une personne est très fragile, parce que c’est un chef-d’œuvre, c’est du cristal ... Et plus la personne est « personne », plus elle est fragile ; mais en même temps, plus elle a en elle une force qui lui permet d’aller toujours plus loin, une force de développement infini. Je ne peux jamais dire : « maintenant je suis une personne, je m’arrête, c’est suffisant, j’ai fait suffisamment d’efforts ... » Si on saisit ce qu’est la personne, on ne peut jamais dire cela ; on comprend qu’on peut toujours aller plus loin et qu’on peut toujours s’éduquer soi-même. Il arrive un âge où les autres ne nous éduquent plus, c’est vrai, heureusement du reste ! On ne va pas retourner au berceau ! Et la philosophie ne nous fait pas retourner au berceau. La philosophie nous apprend à nous éduquer nous-mêmes, à prendre en main ce développement profond de notre personne humaine, le développement profond de notre intelligence, le développement de notre volonté et de notre cœur, pour aller toujours plus loin. Vous voyez comment la réflexion sur la personne, aujourd’hui, est une nécessité. Si nous voulons découvrir le sens de notre vie, nous sommes obligés de regarder le problème de la personne. Le problème de la personne se situe au cœur de toute la réflexion philosophique et au sommet d’un premier moment de la réflexion philosophique. Toute la métaphysique, dans son analyse, s’achève à la personne ; et la personne ouvre sur quelque chose de beaucoup plus grand : le problème de Celui qui est à la source, Celui que nous appelons Dieu, Celui que les traditions religieuses, appellent Dieu. Il faut que notre intelligence dans un effort ultime, essaie de s’en approcher le plus possible. Or c’est en considérant la personne qu’elle s’en approche le plus, parce qu’elle se met alors « à l’horizon ». C’est magnifique, de se mettre à l’horizon : il y a alors une partie qu’on voit très bien, toute la partie d’en bas ; et la partie d’en haut ? On dit : « elle existe, elle est là ; je ne la vois pas, mais je sais qu’elle existe ». Je ne peux pas saisir ce qu’est Dieu – si je saisissais ce qu’est Dieu, ce ne serait plus Dieu – mais je sais qu’il existe, qu’il est là, et je l’affirme. Et tout mon être est là pour tendre vers Lui. Dès que je saisis profondément ce que c’est que la personne, je saisis que tout mon être dans ce 18
qu’il a de plus profond, dans ce qu’il a de plus actuel, dans ce qu’il a de plus intérieur, dans ce qu’il a de plus « un », est comme un appel, un cri vers Dieu dès que nous saisissons ce qu’est la personne. Vous voyez donc l’importance de ce problème, et pourquoi nous l’avons choisi cette année-ci. Si vous êtes attentifs au programme, vous voyez que nous avons essayé (je dis bien « essayé », car il est très difficile d’établir un programme sur un sujet aussi vaste) de prendre quelques grands problèmes, les problèmes majeurs. Et d’abord l’aspect historique. Nous tenons beaucoup à toujours essayer de voir ce que les grands philosophes grecs disent, et ce que les modernes disent. Il faut toujours voir les deux : à la fois le point de vue grec (surtout chez PLATON et chez ARISTOTE) et la perspective actuelle. Puis nous avons essayé, dans ce programme, de situer le problème de la personne d’une façon pratique : la personne et la famille, la personne et l’Etat, la personne et l’anarchie ... Tout le problème de la personne et de la communauté politique. Je ne vous en ai pas beaucoup parlé aujourd’hui mais vous voyez tout de suite que, lorsque l’économie prime, la personne disparaît et c’est le tout qui l’emporte ; on risque alors de mettre l’absolu dans l’Etat. C’est le gros problème qui se pose aujourd’hui. Quant aux relations entre la personne et la famille, elles ne sont pas si faciles que cela à comprendre. La famille étouffe-t-elle la personne ? La famille est-elle pour la personne, ou la personne pour la famille ? Posez-vous les problèmes dans tous les sens et vous verrez qu’à un moment donné il faut préciser qu’en effet, la famille est pour la personne, pour le développement de la personne. Le tout-petit, qui est incapable de se développer par lui-même, a besoin d’un milieu, d’un milieu de confiance ... Quant à l’Etat, il est lui aussi au service de la personne. Ensuite, dans une perspective scientifique, on considérera le problème de la biologie et de la personne, puis le problème psychologique de la personne – autrement dit ce que les données de la science peuvent nous apporter, surtout du point de vue psychologique. Le philosophe ne doit jamais ignorer ce que dit le psychologue ; et il doit essayer de bien saisir, surtout lorsqu’il s’agit de la personne, ce que dit le psychologue, pour le dépasser.
En dernier lieu, vient la réflexion métaphysique sur la personne. Je ne vous ai pas parlé de l’autre aspect des conférences de cette année : l’importance du problème de la personne au niveau de notre foi chrétienne. 19
Avec le problème de la personne se pose le problème de la responsabilité (déjà au niveau philosophique) et donc le problème du péché. La personne est capable à la fois du meilleur et du pire. Elle peut être pire qu’un animal, précisément parce qu’elle est un chef-d’œuvre (corruptio optimi pessime). Et du point de vue théologique, on peut et on doit dire tout de suite que la personne humaine est vraiment le chef-d’œuvre de Dieu, c’est ce que Dieu a fait de plus beau. Ne vous regardez pas trop ! Parce que vous direz : ce n’est pas vrai, il y a des choses plus belles ! Mais regardez les Saints, et vous direz alors : oui, la personne est un chef-d’œuvre. Regardez la Vierge Marie : du point de vue théologique, la personne la plus parfaite, comme personne humaine, c’est la Vierge Marie, chef d’œuvre de Dieu. C’est une femme qui est au sommet de toute la création. Celle qui a répondu pleinement et totalement. La personne, du point de vue théologique, doit nous aider à comprendre notre personne de chrétien, notre lien avec le Christ. La personne, du point de vue théologique, doit nous aider à pénétrer le mystère du Christ. Puis, face à Marie, il y a celui qui lutte contre Dieu. Le péché ne supprime pas la personne : Lucifer a une personne. Voyez cette chose très délicate : l’amour développe la personne, et le péché diminue la personnalité, mais la personne métaphysique demeure. Tous ces problèmes théologiques se nouent autour du problème de la personne. Allons plus loin, au-delà même de la personne du Christ, il y a le mystère de la Très Sainte Trinité qui est le mystère de la personne dans la communauté : trois personnes dans l’unité. On voit alors que la communauté ou la « famille » trinitaire est une communauté qui a un caractère personnel unique : Ils sont Trois et Un. La personne ultime – c’est la foi qui nous le dit –, c’est la personne du Père, la Personne du Fils, la Personne de l’Esprit Saint. Ces trois Personnes ont une autonomie unique et en même temps sont parfaitement relatives …
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[P8 — 7b]
Père Marie Dominique PHILIPPE, o.p,
Philosophie et psychologie : opposition ?
(U.L.S.H. 1976-77)
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UNIVERSITE LIBRE DES SCIENCES DE L’HOMME
Cycle A – Philosophie générale
La Personne : Vision philosophique et vision psychologique sont-elles en opposition ?
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Nous abordons cette fois-ci la question du discernement à faire entre vision philosophique et vision psychologique de la personne. Je suis un peu gêné, parce que je constate qu’on ne vous a pas encore parlé de la personne au niveau psychologique, et il eût évidemment été préférable qu’on vous en ait déjà parlé. Mais nous ne pouvions pas faire autrement : c’est un peu de ma faute, parce que je ne puis venir à Paris qu’à certaines dates. L’idéal, encore une fois, aurait été que l’aspect psychologique ait déjà été traité, et que nous ayons alors vu qu’on ne peut pas s’arrêter à ce niveau, qu’on est obligé d’aller plus loin, jusqu’à un niveau philosophique et même métaphysique. Je vais donc devoir vous exposer, rapidement, en quoi consiste une vision psychologique de la personne. Je constate que la première des conférences qui vous sera donnée sur le problème de la personne au niveau psychologique est consacrée à la Genèse de la personne. De fait, la méthode génétique est capitale en psychologie, et cette recherche psychologique génétique est très importante, car il faut que nous soyons lucides sur notre conditionnement humain ; mais, précisément, le psychologue demeure au niveau du conditionnement, il ne va pas plus loin, et il faut que nous essayons de saisir, sur le plan philosophique, quelque chose de plus profond. En ce qui concerne le problème de la personne au niveau psychologique, il y a deux points de vue qui me semblent particulièrement intéressants : celui de Charles BAUDOUIN et celui de Charles ODIER. Mais c’est surtout Charles ODIER que je considérerai avec vous. Dans des dialogues que j’ai pu avoir pendant quelques années avec des psychanalystes (et Monsieur de MONTLEON, du reste), ces psychanalystes revenaient toujours à Charles ODIER, comme au psychologue qui avait le mieux montré l’aspect génétique de la personne. J’ai moi-même lu Charles ODIER, et il m’a beaucoup intéressé, parce que c’est un psychologue qui a essayé d’aller le plus loin possible dans sa psychologie, pour essayer de comprendre ce qu’est la personne. Charles BAUDOUIN, de son côté, a consacré un ouvrage à la Découverte de la personne, ouvrage dédié à BERGSON dont les cours sur la personnalité furent pour lui, dit-il, « une décisive incitation » 1. Charles ODIER s’est attaché à étudier, « sous son aspect fondamental et non pas spirituel », le problème « de la genèse et de l’évolution du moi ». 2 C’est toujours le moi qui est saisi, au niveau psychologique. Le métaphysicien 1 2
Découverte de la personne. PUF 1940, p. 10. L’homme esclave de son infériorité. Delachaux et Niestlé 1947, P. 5. 25
ne parlera pas beaucoup du moi, le philosophe non plus ; au contraire le psychologue parle beaucoup du moi parce que c’est autour du moi que se concrétise, de fait, sa recherche psychologique : la conscience que nous avons de notre personnalité et de notre personne. Ce qui me semble intéressant à retenir chez Odier, ce sont les trois éléments essentiels ou « fonctions du moi » qu’il découvre et explicite, et qui sont l’autonomisation, la valorisation et la sécurisation. Nous allons essayer de comprendre ce que peuvent représenter ces trois éléments qui me semblent déterminer le moi fort, c’est-àdire un moi personnel. C’est en effet le moi fort, ou le sentiment du moi, qui explique la personnalité ou la personne au niveau psychologique (personnalité et personne, au niveau psychologique, se tiennent ; le philosophe distingue les deux, mais du point de vue psychologique, on dira indifféremment « personnalité » ou « personne ». Regardons ces trois aspects de la formation du moi : l’autonomie, la sécurité, la valeur (je prends ici les résultats d’Odier, et j’essaie de les comprendre au niveau philosophique.) Nous voyons tout de suite que, puisque nous sommes dans le devenir, ces trois « sentiments du moi » vont se construire face à trois dangers, les trois dangers qui constamment risquent de faire péricliter le moi. Si je pouvais jauger votre moi psychologique, nous verrions tout de suite à quel niveau vous en êtes ; ce serait peut-être indiscret, mais ce serait très intéressant, de voir où en est chacun d’entre nous ! Après quoi, n’aurait droit de parler que celui qui a un moi fort ; les autres, on les laisserait derrière ! L’autonomie peut se jauger, c’est évident, ça peut se jauger. Quand on est en conversation avec quelqu’un, on sent tout de suite à qui on a affaire (très particulièrement) dans la poignée de mains : si c’est quelqu’un qui vous serre la main avec un peu de force, ou si vous avez affaire à quelqu’un qui vous lâche sa main dans les mains ... ce qui est assez désastreux !) L’autonomie s’oppose à l’aliénation, la sécurité s’oppose à l’angoisse, et la valorisation s’oppose à la culpabilité. Odier ne dit pas exactement cela ; mais, encore une fois, j’essaie de comprendre les résultats de ses analyses, qui me semblent très intéressant. Psychologiquement je crois qu’en effet un moi fort se traduit comme cela et ne peut pas se traduire autrement. L’autonomie s’oppose donc à l’aliénation, et la sécurité à l’angoisse. Nous comprenons très bien que si nous sommes angoissés, notre personne est complètement inhibée, nous sommes absents. C’est terrible de voir un être vraiment angoissé : il n’y a plus de moi. C’est terrible aussi de voir un être qui vit dans la culpabilité, et dans l’aliénation. Evidemment, c’est l’inconscient qui joue, là, 26
constamment, un inconscient qui vous emporte. Je prends ici « inconscient » au sens très simple : tout simplement, on n’est plus maître de la situation. Or une personne doit toujours être maître de la situation, au moins en partie. C’est le propre d’une personne : vous pouvez compter sur sa parole. Il pourra certes y avoir des trous, des oublis ... J’avertis toujours les gens : « quand vous me demandez quelque chose à la fin d’un semestre, sachez que j’oublie tout ». Je ne sais pas pourquoi : je crois que c’est tout simplement parce qu’il y a un instinct de conservation qui fait qu’on rejette les choses secondaires ; c’est très curieux ! Quand on est en pleine euphorie, il n’y a pas de problèmes ; quand on est fatigué, on oublie pour pouvoir survivre, tout simplement ; on oublie quantité de choses qu’on doit oublier ... « Ce n’est pas grave du tout ! Cela fait partie d’un contexte humain. Au contraire l’aliénation, l’angoisse et la culpabilité nous empêchent d’être responsables de nos activités. Vous voyez tout de suite que l’autonomie regarde le présent, la sécurité le futur, et la valorisation le passé, parce que nous sommes dans le devenir, dans la genèse, et donc dans le temps. Notre psychologie se développe dans le temps. Le philosophe, lui dépasse le temps et essaie de saisir l’être, qui, par définition, n’est pas mesure par le temps. Qu’est-ce qui est mesuré par le temps ? C’est le devenir. Le point de vue psychologique est nécessairement dans le temps, et donc la personne, au niveau psychologique, se situe par rapport au temps ; et par rapport au temps il y a ces trois dimensions l’autonomie par rapport au présent, la sécurité par rapport au futur, et la valorisation par rapport au passé.
L’autonomie. Nous sommes un être qui a conscience d’une certaine autonomie : Nous sommes libres, au moins un peu, à l’égard du milieu vital dans lequel nous vivons. C’est cela, en effet, l’autonomie : c’est émerger du milieu vital. Et plus l’autonomie est forte, plus on émerge du milieu vital, moins on est conditionné, et surtout plus on est capable de se déterminer au-delà des conditions. Le jour où vous êtes totalement conditionnés et déterminés par votre milieu vital, vous êtes aliénés, on vous mène par le bout du nez, vous êtes complètement dépendants du milieu dans lequel vous êtes, et vous avez alors la spiritualité de la planche : vous descendez le fleuve, on vous mène ... Et cela, on le sait très bien : il y aura toujours, dans le milieu vital dans lequel on est, des êtres un peu astucieux qui seront là pour dire : « celui-là, on sait très bien comment on arrivera à le posséder, on le gouvernera comme on veut ... » Vous serez alors manœuvrés, aliénés. L’autonomie consiste donc à 27
émerger du milieu vital et humain, à dépasser ce milieu vital, en comprenant que nous sommes tous conditionnés. Dire qu’on n’est pas conditionné, qu’on ne subit pas des influences, c’est faux. Ce sont les gens qui disent qu’ils ne subissent jamais d’influences, qui en subissant le plus, parce qu’ils ne le reconnaissent pas. Reconnaissons que si telle personne nous demande telle chose, parce que c’est cette personne-là, nous accepterons tout de suite, alors que si c’était une autre, nous n’accepterions pas. Nous sommes influençables : il y a en nous des points particulièrement vulnérables à l’égard de certaines personnes, ce qui peut nous influencer énormément, et c’est normal ; ce serait très triste de ne pas en avoir : cela prouverait qu’on manque de sensibilité affective. Le tout, c’est de reconnaître ce conditionnement affectif, cette vulnérabilité, et de l’assumer. C’est cela, l’autonomie : assumer le conditionnement du milieu vital dans lequel on vit. Ou, si vous voulez, assumer le conditionnement du milieu vital dans lequel on vit, nous permet d’avoir une certaine autonomie. L’autonomie permet la liberté (s’il n’y a pas d’autonomie, il n’y a pas de liberté), et donc permet le choix. Une personne est quelqu’un qui peut choisir en sachant ce qu’elle fait. L’autonomie se traduit toujours dans le choix, si votre choix est un choix intelligent où vous avez suffisamment de recul. Nous comprenons très bien (je crois que ce n’est pas la peine d’insister là-dessus) que l’autonomie est un élément essentiel à la personnalité, du point de vue psychologique, et que c’est une conquête constante. Je peux être autonome en l’année 76 et être aliéné en l’année 77. Constamment il me faut conquérir davantage mon autonomie ; mon autonomie psychologique ne devrait-elle pas grandir toujours, puisqu’il me faut assumer toujours le conditionnement dans lequel je vis ? En réalité je ne le fais pas tout le temps, parce qu’il y a des moments où je suis fatigué. On le sait très bien : on est parfois en dessous du niveau de la mer ... et cela, hélas, devient quasi normal avec la vieillesse (psychologiquement, n’est-ce pas le signe même de la vieillesse ?) A ce moment-là, on est conditionné de telle manière qu’on se laisse prendre par le flux et le reflux. Nous savons cela : il faut en être conscient. C’est du reste très beau, d’être conscient de cela, c’est très grand.
La sécurité. La sécurité regarde le futur. L’angoisse nous empêche de regarder « demain ». Les êtres angoissés sont des êtres qui ne peuvent pas regarder ce qui arrivera demain. C’est pour cela que, quand on est en face d’un être angoissé, il ne faut jamais lui dire : « regardez, cela va être magnifique, ce qui 28
va arriver ». En disant cela, vous les plongez davantage dans l’angoisse. Aux êtres angoissés il faut essayer, par tous les moyens, de donner une présence. C’est la seule chose qui les pacifie. Quand vous leur donnez une présence, ils recommencent à respirer ; mais si vous parlez de ce qui arrivera demain, vous augmentez l’angoisse. L’angoisse est toujours en fonction du futur. C’est très curieux, le phénomène de l’angoisse ; et c’est quelque chose qui est terrible, du point de vue de la personnalité, parce qu’on ne peut plus prendre de décision, on est dans l’incapacité de prendre une décision. Il ne faut surtout pas demander à des êtres angoissés de prendre des décisions ; il faut simplement essayer de leur faire reprendre contact avec le réel, parce que l’angoisse, c’est l’oubli de l’expérience, de l’expérience du jugement d’existence : on n’a plus de contact avec le milieu dans lequel on est. Un être angoissé se replie complètement sur lui-même. Ce n’est plus seulement l’aliénation par rapport au milieu : c’est bien pire que ça. L’angoisse est bien plus terrible que l’aliénation ; c’est-ce qui inhibe complètement un être. Les philosophes disent des choses intéressantes sur l’angoisse. Remarquez que, quand les philosophes parlent beaucoup de l’angoisse, cela prouve qu’ils ne sont pas angoissés, parce que s’ils étaient angoissés, ils n’en parleraient pas ... Il y a du reste un danger à en parler trop, parce que quelquefois cela augmente l’angoisse. J’ai vu des étudiants de philosophie qui, .suivant un peu Heidegger, voulaient, parce que Heidegger dit qu’il faut passer par l’angoisse pour être un métaphysicien (et ils voulaient l’être), passer euxmêmes par l’angoisse, entrer dans l’angoisse, pour entrer dans la métaphysique. C’était terrible. Je me souviens de certains que j’ai connus ainsi, qui arrivaient complètement angoissés, avec le désir d’entrer dans la métaphysique : pour eux, il fallait passer par là ... la nuit obscure ! La nuit obscure métaphysique ... Je leur ai simplement dit : « si ces philosophes étaient eux-mêmes angoissés, ils ne parleraient pas de l’angoisse ». Ils ont ouvert les yeux alors : cela les délivrait complètement. Et ils interrogeaient : « mais alors pourquoi ces philosophes en parlent-ils » ? C’est de la rhétorique ! Eux, ils avaient pris cela au sérieux ... Si vous êtes angoissés, si vous faites une toute petite expérience de l’angoisse, vous ne pouvez plus écrire, vous ne pouvez plus parler, vous êtes complètement inhibés, complètement pris. L’angoisse, c’est le phénomène de l’enlisement, et c’est effrayant. C’est le phénomène de celui qui est pris par la neige. Dans les pays de neige, on dit bien il ne faut jamais s’endormir dans la neige, car on ne se réveille plus. La neige, c’est l’enveloppement qui vous saisit, qui vous prend ... l’oubli de l’expérience, qui fait que l’imaginaire, alors 29
s’empare de tout. C’est un phénomène imaginaire, l’angoisse, un imaginaire terrible parce qu’il n’a plus d’objet. Les philosophes ont raison de dire que l’angoisse n’a pas d’objet, alors que la peur a un objet. Vous avez peur du gros chien. Vous n’allez pas dire : « je suis angoissé à l’égard du gros chien ». Non, quand vous êtes angoissés, vous ne savez plus : « je suis angoissé » – c’est en vous que cela se passe, et cela supprime complètement le moi. La sécurité est juste l’inverse de l’angoisse : c’est le moi fort qui peut regarder en face ce qui arrive demain. C’est la conquête contre l’angoisse. Il peut y avoir une sécurité qui soit mauvaise, mais le moi fort implique une sécurité, il implique la possibilité de regarder quelque chose qui n’est pas encore déterminé. Le futur, c’est toujours le domaine du possible et le domaine du possible, pour nous, la plupart du temps, est un domaine imaginatif. Il peut y avoir, dedans des éléments d’intelligence, certes ; mais c’est quand même imaginatif, le possible, puisque ce n’est pas le réel, ce n’est pas ce qui est. C’est pour cela que je dis que c’est l’oubli de l’expérience qui nous plonge dans le possible. La sécurité, le sentiment de sécurité, consiste à dominer ces possibles, pour pouvoir choisir, parmi ces possibles. On est capable d’un choix, et le choix montre le moi fort qui domine.
La valorisation La culpabilité psychologique, (je ne parle pas ici de culpabilité morale, mais de culpabilité psychologique) est le sentiment de celui qui, à l’égard du passé, a l’impression qu’il a tout raté : les échecs qui se multiplient ... et c’est terrible, des échecs qui se multiplient. On a raté un examen, on va en rater un second, on va en rater un troisième ... On a l’impression que rien de ce qu’on fait n’est bon. La culpabilité, du point de vue psychologique, supprime toute la confiance qu’on peut avoir en soi. Et si on n’a plus confiance en soi, on ne peut plus avoir confiance dans les autres. La culpabilité ronge ; c’est le ver rongeur à l’égard de tout le passé. Nous nous construisons progressivement. Ce que nous sommes actuellement n’est peut-être pas une réussite, mais c’est tout de même quelque chose, et il y a la possibilité de faire encore autre chose qui soit mieux. Nous pouvons donc avoir un certain sentiment de confiance, avoir confiance que tout ce que nous avons fait n’a pas complètement raté, qu’il y a tout de même quelque chose de positif et que ce quelque chose de positif peut aller plus loin. Cette confiance, c’est le sentiment de valorisation. Le sentiment de valorisation consiste à comprendre qu’il y a en nous une capacité de faire des choses qui ont une certaine valeur, des choses qui 30
« tiennent ». Le sentiment de valorisation est lié au passé parce qu’un être humain est toujours un être enraciné. Nous sommes enracinés dans le passé, et nous tirons toute notre sève de ce passé. Même si nous sommes jeunes, nous avons déjà un certain passé. Nous avons un passé dès que nous prenons conscience : nous avons eu notre première enfance, puis l’âge adulte et ainsi de suite... Plus on avance, plus le passé prend d’importance, psychologiquement. Quand on est très jeune, le passé, est peu de chose ; Mais quand on arrive à un certain âge ... A quel âge ? Cela dépend des psychologies. Il y a des gens qui restent jeunes longtemps, et il y en a d’autres qui sont vieux beaucoup plus vite que les autres. Et le signe de la vieillesse, c’est le retour en arrière, le critère pris du côté de ce qui est passé : « il y a cinquante ans, c’était tellement merveilleux ! Reconstruisons ce qui s’est fait il y a cinquante ans, refaisons ce qui se faisait alors ! » Cela, c’est le critère de la vieillesse ; nous sentons tous très bien cela. Pour celui qui est jeune, « demain », c’est merveilleux ; il ne faut pas lui parler du passé. Mais quand le passé prend une importance énorme, et qu’on a un sentiment de culpabilité, c’est effrayant ; cela coupe tout, ça enlève toutes les racines, et l’arbre ne peut plus respirer. La culpabilité étouffe. Evidemment, la culpabilité joue un rôle d’autant plus grand que le passé est plus profond. Il faut alors dépasser ce passé pour arriver à le valoriser, et comprendre que ce passé, en réalité, doit être vécu pleinement et totalement. C’est la valorisation. Il y aurait ici matière à une plus ample réflexion, mais je ne veux pas faire un cours de psychologie. J’ai simplement voulu esquisser la théorie d’Odier, parce qu’il me semble être celui qui, au point de vue psychologique, a réfléchi le plus sur la possibilité du moi « fort ». Que va faire le philosophe ? Le philosophe ne va pas répéter cela. Le philosophe serait un mauvais philosophe s’il ne s’intéressait pas au point de vue psychologique, le philosophe doit être doublé d’un psychologue, mais il n’est pas lui-même psychologue. Quelle différence y a-t-il entre l’attitude du philosophe et celle du psychologue ? Ce serait intéressant à analyser. Des confrontations entre psychologues et philosophes sont toujours très intéressantes, parce qu’ils ne parlent pas tout à fait le même langage. Normalement, le philosophe devrait s’installer à l’étage supérieur, et le psychologue dans les fondements. Le psychologue bâtit les fondements ; ou du moins, un bon psychologue bâtit les fondements. C’est bon de bâtir les fondements, d’avoir une cave habitable ; c’est très agréable et important, d’avoir un rez-de-chaussée bien habitable ; mais il faut aller un plus loin. Le philosophe est celui qui s’élève plus haut. 31
Quelle différence y a-t-il donc (je me place ici d’un point de vue réflexion critique philosophique) quelle différence y a-t-il entre le psychologue et le philosophe ? Le philosophe, en effet, ne va pas abdiquer sa philosophie devant l’intelligence des psychologues. Les psychologues, ces derniers temps, ont pris une importance énorme. C’est normal, dans le monde d’aujourd’hui. Il est tout à fait normal que les psychologues soient là, très attentifs à quantité de choses auxquelles, auparavant, on ne faisait peutêtre pas assez attention. Dans le domaine psychologique, on découvre actuellement quantité de choses nouvelles- intéressantes ... On peut dire que la psychologie regarde le conditionnement de la vie humaine. J’ai beaucoup réfléchi là-dessus, parce que ce sont des choses qui m’intéressent beaucoup. Je crois que le psychologue regarde toujours le conditionnement ; mais il s’agit de bien comprendre ce que c’est que le conditionnement. Le conditionnement, c’est le devenir de l’être humain, c’est le devenir de la personne humaine, c’est donc ce qui implique toutes les limites qui sont en nous. Le psychologue est très intéressé par les limites ; c’est pour cela qu’un psychologue, quand il est trop freudien, ne voit plus la possibilité de la liberté, parce qu’il ne voit que les limites. Le conditionnement nous limite, il nous limite terriblement : nous sommes des êtres qui avons vécu dans tel milieu, tel milieu social, et cela nous a limités. Pour n’être pas limité il faudrait n’être d’aucun milieu social, ce qui ne peut jamais exister. Nous sommes donc forcément limités, et la limite met en nous des a priori. Nous avons des a priori à l’égard des autres, qui ont reçu une autre éducation ; nous les regardons « drôlement », nous ne les regardons pas comme nous devrions les regarder ... On a beaucoup de peine, au niveau psychologique, à dépasser le conditionnement et à regarder l’homme. La force du psychologue, c’est de regarder le conditionnement, parce que c’est ce qui se voit le plus, le plus immédiatement, et on peut le mesurer. On peut faire des tests, et cela a une très grande force ! Mais n’oublions pas que les tests, ce n’est pas la vérité ; c’est une partie de la vérité, parce qu’on ne peut jamais avoir un test exhaustif. Le test est une abstraction, même si vous multipliez les tests, et même si vous les faîtes avec une très grande intelligence Vous interprétez un test. Je vois cela du côté des théologiens : la manière dont on interprète des tests, suivant qu’on est « progressiste » ou « intégriste » ... On voit tout de suite la différence d’interprétation d’un test, et il ne peut pas en être autrement, parce que le test n’a pas son intelligence en lui-même : il faut l’interpréter, et nous l’interprétons en fonction de ce que nous voyons ou de ce que nous voulons voir. Le test est donc quelque chose 32
de limité ; il joue un rôle important, mais il est limité, relatif. Le psychologue regarde donc le conditionnement ; et plus le psychologue est psychologue, plus il voit ce conditionnement dans toute sa richesse et dans ses limites. Le psychologue doit s’ouvrir, normalement, à la philosophie. En fait, c’est très rare ; mais je connais de très bons psychologues qui s’ouvrent à la philosophie, et c’est très heureux, parce qu’a ce moment-là, ils comprennent quel est exactement leur domaine, et ils comprennent que leur domaine ne s’oppose pas à la philosophie. Il n’y a pas d’opposition entre la psychologie et la philosophie. Il peut y avoir des oppositions entre les psychologues et les philosophes, parce que chacun est limité, et que, étant limité, chacun regarde son domaine avant tout et le regarde comme un absolu – d’où les oppositions ; mais en réalité, il ne peut pas y avoir d’opposition entre une vraie psychologie, qui étudie le conditionnement de l’être humain, et la philosophie. Le psychologue, encore une fois, essaie de comprendre toute la complexité du conditionnement humain, il essaie de voir toutes Les couches successives de la formation d’un être humain : le milieu de la famille, le milieu de l’école, le milieu du travail, et ainsi de suite, tous les conditionnements et tous les conflits qui ont pu naître à partir de ces conditionnements, Les psychologues sont des hommes qui sont très sensibles à la complexité, parce que le conditionnement humain nous met, précisément, dans la complexité. Le philosophe, lui, s’il est un philosophe réaliste, essaie de découvrir la finalité de la personne humaine. Il essaie de saisir le pourquoi de la personne humaine : en vue de quoi, pourquoi la personne humaine ? Au niveau psychologique, on saisit le comportement du « moi fort », mais la finalité ne nous est pas dite. Chacun d’entre nous peut constater (si nous sommes un peu lucides) la zone d’autonomie, la zone d’aliénation, la zone de sécurité, la zone d’angoisse ... Tout cela est mêlé en nous, mais à certains moments, on peut être suffisamment lucide et prendre conscience de ces différentes zones ; mais on ne voit pas la finalité. Le propre de la philosophie, c’est d’essayer de comprendre qu’une personne humaine se noue autour de la finalité, qu’il y a une base commune à tous, mais qu’il y a une très grande diversité en raison des finalités. Le philosophe ne s’occupe pas seulement du conditionnement : il recherche les causes ; et la cause par excellence qui va faire la personne humaine, c’est la finalité. La personne humaine implique une substance individualisée, nous l’avons vu chez Saint Thomas. Qu’est-ce que la substance individualisée ? C’est l’autonomie. Chacun d’entre nous est autonome fondamentalement, 33
dans son être. Nous sommes une substance vivante qui implique une autonomie ; cette autonomie est difficile à vivre, certes, mais elle existe : nous sommes une substance individualisée. Cependant, la personne n’est pas seulement une substance individualisée. Car le petit enfant qui est dans son berceau est une substance individualisée, mais une personne de quarante ans qui resterait dans son berceau serait une bien pauvre personne ! Et pourtant elle serait toujours une substance individualisée, même si elle restait dans son berceau ... Les psychologues disent que parfois l’homme de quarante-cinq ans, (cela arrive rarement, mais cela arrive tout de même de temps en temps) désire retourner au berceau – le complexe « océanique », comme on dit –, il désire retourner au berceau parce qu’il a raté, parce qu’il a peur. C’était tellement agréable, le berceau ! On avait toujours une maman qui était là, auprès de nous ; alors, parfois, on pleure sur les ruines de Jérusalem, et parce qu’on trouve que c’est tellement désolant d’être seul devant des responsabilités dures à porter, on fait un petit complexe océanique, on veut retourner au berceau, et on se met à pleurer pour qu’il y ait quelqu’un qui soit là pour faire attention à nous ... Vous connaissez ce petit jeu inconscient ... La personne n’est donc pas seulement une substance individualisée. A un moment donné, on doit soi-même s’orienter, et la personne humaine est quelqu’un qui choisit sa fin. Ce que Saint Thomas appelle le dominium, le dominium à l’égard des actes humains : être capable de s’orienter, et de s’orienter librement. Une personne humaine est quelqu’un qui s’est orienté librement, qui a donc choisi une orientation, en acceptant le risque. Pour cela, il faut la sécurité. Il faut le soubassement de la sécurité pour pouvoir choisir librement quelque chose au milieu de quantité de possibles. On a choisi sa fin, on s’est orienté soi-même, il y a donc une finalité ; et le fondement de cette finalité, ce qui l’a permise, c’est la sécurité. La condition sine qua non pour pouvoir choisir, c’est d’avoir ce moi fort de la sécurité. Une personne humaine est quelqu’un qui ne regarde pas toujours le passé, qui sait l’assumer, en sachant très bien qu’elle a certaines qualités. Chacun d’entre nous a découvert, à un moment donné, ce que les psychologues appellent la complémentarité : si nous sommes faibles en orthographe, il faut être fort en mathématiques, à ce moment-là, on est faible dans une matière, mais fort dans une autre, ce qui fait une complémentarité (celui qui est fort en orthographe nous traitera d’imbéciles, nous qui sommes faibles en orthographe ; mais nous lui répliquerons : « toi, en mathématiques, tu ne sais rien ! »). Voilà la valorisation : nous savons qu’en chacun d’entre nous il y a un potentiel de qualités et un potentiel de défauts. A un moment 34
donné, nous avons su réaliser tout ce capital de vie qui était en nous ; toutes ces richesses, nous avons su les orienter – c’est la valorisation – non pas pour le plaisir de dire : « je veux quelque chose », mais en vue d’une finalité. Voila ce que le philosophe va faire comprendre, il va faire comprendre que la personne humaine implique nécessairement une finalité. Elle implique la substance individuelle dans l’ordre de l’être, elle implique un pouvoir de domination à l’égard de toutes nos capacités, qu’elle oriente. J’ai essayé de vous montrer cela pour que vous compreniez l’importance de saisir la personne humaine au niveau proprement philosophique ; les autres fois, nous préciserons certains aspects du problème philosophique de la personne. Ce que je voudrais vous montrer maintenant, c’est que, dans une perspective de philosophie réaliste, chaque partie de la philosophie s’achève dans le problème de la personne humaine. Nous allons donc essayer de voir comment le problème philosophique de la personne se situe à des niveaux différents, mais que tout l’effort de la philosophie consiste à essayer de comprendre ce qu’est la personne humaine. Saint Thomas dit qu’on fait de la philosophie pour savoir ce que c’est que le bonheur humain ; et savoir ce que c’est que le bonheur humain, c’est bien le problème de la personne. Quelqu’un qui n’est pas heureux (heureux dans la lutte ! On peut pleurer de temps en temps, cela n’a pas d’importance ...), quelqu’un qui ne sait pas ce que c’est que l’orientation de sa vie, n’est pas une personne : il a abdiqué. Il y a beaucoup de personnes qui abdiquent : la vie est trop dure, alors on retourne au berceau ; c’est l’abdication de la personne humaine. Toute la recherche philosophique a donc pour but de comprendre que l’homme doit essayer par tous les moyens de faire que tout le capital de vie qui est en lui, tout ce qu’il est, s’unifie. Le philosophe est très conscient de la complexité de l’être humain : complexité de la vie biologique, de la vie psychologique, complexité de l’imaginaire ... L’homme est d’une complexité invraisemblable ! Il faut qu’il unifie tout cela ; et la personne est l’unification de cette complexité. Cette complexité, tant qu’elle n’est pas unifiée, est lézardée ; et, par le fait même, nous ne possédons pas en nous la possibilité d’orienter tout ce capital de vie, tout ce capital profond que nous avons en nous. C’est pour cela qu’on peut dire que tout l’effort de la philosophie consiste à. essayer de comprendre les niveaux différents auxquels se situe notre personne humaine. Le philosophe, je vous l’ai dit, découvre la finalité, et c’est cela qui fait la personne. Mais la philosophie réaliste se développe de diverses manières, puisque toute philosophie réaliste se situe au niveau de nos diverses 35
expériences. Nous avons, en effet, quelques grandes expériences selon lesquelles va s’orienter toute notre recherche philosophique. Chacun des niveaux de cette recherche philosophique se termine dans une certaine synthèse de l’homme ; et l’homme, la personne humaine, doit intégrer ces diverses synthèses philosophiques, en les comprenant le plus parfaitement passible, pour vivre pleinement sa vie d’homme. Toute recherche philosophique, en effet, est ordonnée à l’homme, en ce sens qu’elle doit permettre à l’homme, au philosophe avant tout, de mieux vivre sa vie humaine. Ceci est parfaitement vrai d’une philosophie réaliste ; mais comment une philosophie du type de la dialectique hégélienne permet-elle à l’homme (et à Hegel lui-même) de mieux vivre sa vie humaine ? Première expérience : celle du travail. J’y tiens beaucoup ! Là philosophie réaliste d’aujourd’hui implique l’expérience du travail. Le travail va nous faire comprendre progressivement ce qu’est l’homo faber. Qu’est-ce que l’homo faber ? C’est un type de personne. Il y a des hommes qui ont une personnalité artistique. Vous avez sans doute rencontré dans votre vie de grands artistes : c’est un type de personne humaine. Un artisan, c’est une personne. Je vous ai déjà raconté cette histoire merveilleuse : j’allais au Carmel de Tours, il était minuit, je ne savais pas la route. Je rencontre un apiculteur : il s’arrête tout de suite, voyant bien que je cherchais, puis il me raconte toutes les histoires de ses abeilles … C’était merveilleux ! Cela a duré une heure, mais c’était merveilleux, et on voyait la personne humaine derrière tout cela ; puis il m’a quitté en me disant : « mon Père, priez pour mes abeilles et priez pour moi qui suis un pécheur ». Remarquez qu’il y avait d’abord les abeilles, comme première intention ! Il faut avoir rencontré dans sa vie des artisans, des vrais artisans, (il y en a encore,) pour saisir ce qu’est une personne humaine comme homo faber. Les grands artistes, les artisans, et les ouvriers qui aiment leur métier d’ouvrier, constituent un type de personne très particulier. L’homme qui domine l’univers est uns personne. Vous retrouveriez donc chez eux autonomie, sécurité, valorisation … et d’une façon fameuse ! Regardez l’artiste, comme il est autonome ! Cela domine, l’artiste, c’est un véritable loup, il se fiche pas mal de ce que les autres disent ! L’autonomie, chez lui, est première, elle passe avant tout. La sécurité, il n’y pense pas : elle lui est tellement connaturelle qu’il n’y pense pas, parce qu’il est toujours celui qui vit en réalisant quelque chose. Il y a donc un type d’homme, une personne humaine, qui est homo faber. Deuxième expérience : l’amour d’amitié. Nous en parlerons une autre fois : je 36
n’y insisterai donc pas trop aujourd’hui ; mais il faut beaucoup réfléchir làdessus. L’homo amicus, c’est autre chose que l’homo faber ; ce n’est pas du tout le même type de personne humaine. Parfois on peut cumuler les deux, et c’est merveilleux, mais cela n’arrive pas toujours, parce que l’artiste a une indépendance telle qu’il n’est pas facile d’être l’ami d’un artiste ! Il faut s’y prendre avec une délicatesse particulière ! Il faut être intelligent pour les artistes ; si on est intelligent pour les artistes, ils acceptent ; mais rien d’autre n’est accepté. C’est très curieux, ce type d’homme particulier ; et c’est beau, la personne d’un artiste ... chez l’homo amicus, on ne va pas dire que c’est l’autonomie qui domine ; c’est plutôt le sentiment de l’amour, la valorisation (mais on retrouve aussi les autres aspects). Le travail nous donne le sens de la matière. Au-delà du travail, il y a quelque chose qui s’impose au travailleur : la matière. La matière exige de nous de regarder ce qu’on a appelé traditionnellement la « philosophie de la nature ». Le philosophie de la nature, c’est la philosophie de la matière, au sens très fort. Cette philosophie de la nature nous fait comprendre que l’homme est partie de l’univers, pars totius : il a un corps et par là il est, au sens précis, un individu, distinct du tout et dépendant de lui. La personne implique l’individuation. L’homme a donc un respect et un amour de son corps ; il est partie de l’univers, et a le sens de ce que représente son individualité propre. C’est nécessaire. La personne humaine ne consiste pas à avoir une « âme séparée ». La personne humaine consiste à assumer son corps et, pour assumer son corps, il faut savoir ce qu’il est, il faut comprendre que ce corps est partie de l’univers. Quant à l’amour d’amitié, il conduit à la philosophie du vivant. La grande limite de la personne humaine, nous le verrons, c’est la mort. Nous devons assumer notre vie en acceptant qu’elle soit limitée par la mort. Cela pose le problème de la philosophie du vivant. Le travail et l’amour d’amitié nous font entrer dans la philosophie humaine pratique, les deux se liant du reste dans la philosophie communautaire, la philosophie politique. On vous parlera de le personne humaine au niveau politique, je ne m’y attarde donc pas. Je souligne simplement que la personne engagée dans la communauté politique est autre chose que l’homo faber ou l’homo amicus. La personnalité humaine au niveau politique est liée à la fois à l’efficacité et à la recherche du bonheur de l’homme. L’homo politicus doit toujours regarder des deux côtés ce qui est très difficile. Il doit à la fois être un homme efficace (autrement il ne serait pas un homme politique) et un homme qui comprend qu’il doit gouverner des hommes, en sachant que l’homme n’est parfaitement homme que s’il découvre le bonheur. Or il sait qu’en tant qu’homme politique, il ne peut pas donner le bonheur aux hommes : chacun doit le découvrir. Il est 37
donc serviteur du bonheur. C’est un grand service, d’être homme politique ; et c’est un type de personnalité, d’être le serviteur de la communauté politique, du bien commun politique. L’homo faber est beaucoup moins serviteur ; chez lui, c’est l’indépendance et c’est l’autonomie qui dominent. Quant à l’homo amicus, à cause de l’amour qu’il a pour son ami, la mort de son ami est pour lui la limite la plus radicale. Quand j’aime quelqu’un, je voudrais qu’il soit éternel. C’est le propre de l’amour : on voudrait que celui qu’on aime ne nous quitte jamais : or il y a la maladie, il y a la vieillesse, il y a la mort … Au-delà, de l’amour d’amitié, il faut donc comprendre ce qu’est le vivant. Parce qu’il est un vivant, l’homme est un être qui se fait (nous verrons cela aussi une autre fois). Notre personnalité est entre nos mains, parce que nous sommes un Être vivant. Le propre de l’être vivant est d’impliquer un certain devenir, un certain développement. Voilà donc quatre grandes expériences, auxquelles il faut ajouter la cinquième, celle de l’homme politique. Mais nous ne sommes pas encore arrivés au terme. Il y a une sixième expérience, qui est très importante ; c’est le regard métaphysique : quand je regarde tout sous le point de vue de l’être. Et la métaphysique doit se terminer sur la personne, dans un regard qui doit assumer tout le reste. La personne humaine saisie au niveau métaphysique, c’est la substance individuelle qui subsiste dans son existence et qui est capable de s’orienter vers sa fin. Il y a donc un problème de la personne au niveau métaphysique, c’està-dire au niveau de l’être. Qu’est-ce que la personne au niveau de l’être ? Saisir la personne au niveau de l’être, c’est comprendre que c’est là que l’être est le plus parfaitement réalisé. Nous rejoignons ici, d’une certaine manière, le Dasein de Heidegger : l’homme est le « là », le lieu, de l’être. Il y a là quelque chose de beau : c’est à travers l’homme que je comprends le mieux ce qu’est la réalité, parce que l’homme est la réalisation la plus parfaite de l’être, de ce-qui-existe, des choses que je peux expérimenter. Evidemment, il y a un être plus parfait que l’homme, qui est Dieu, mais comme je ne peux pas en avoir l’expérience métaphysique, je suis obligé, au niveau métaphysique, de regarder la personne de l’homme et de comprendre comment la personne de l’homme est vraiment, de toutes les réalités que je vois, la réalité la plus parfaite, celle qui a son autonomie dans l’ordre de l’être. La personne humaine subsiste dans l’ordre de l’être ; et parce qu’elle subsiste dans l’ordre de l’être, elle a donc, dans l’ordre de l’être, quelque chose d’unique. Puis, il y a un dernier aspect. Ayant découvert l’existence de Dieu, ayant découvert le lien qui existe entre Dieu et l’homme, le philosophe doit 38
s’arrêter à une dernière vision de la personne humaine : l’homme religieux, homo religiosus. – L’homme religieux, c’est l’homme qui reconnaît sa dépendance à l’égard de Dieu. Au niveau naturel (je ne parle pas ici de la foi) – au niveau philosophique, il faut reconnaître que ce qu’il y a de plus grand, dans l’homme, c’est d’adorer Dieu. L’homme religieux est celui qui adore Dieu, et qui acquiert par là sa véritable personnalité : il est capable de contempler Dieu en l’adorant (nous verrons cela dans la dernière conférence). Si nous regardons ce petit itinéraire très rapide que je viens de tracer, nous voyons qu’au niveau philosophique, il y a sept modalités (ce n’est pas pour arriver au chiffre sept mais c’est tout de même le chiffre sept : cherchez, vous n’en trouverez pas d’autres) sept modalités de la personne humaine, sept échelons si vous voulez, sept niveaux auxquels on peut regarder la personne humaine. Au niveau philosophique, si je veux saisir ce qu’est la personne humaine, je suis obligé d’étudier ces sept niveaux. Nous ne les étudierons pas tous, mais il y a ces sept niveaux. Et il est très important de comprendre que le regard philosophique, parce qu’il est toujours attentif à la finalité, ne se ramène pas à une conception « globale » de la personne humaine. Il y a diverses manières d’être une personne humaine, il n’y en a pas qu’une seule. Si je reste au niveau psychologique, j’aurai tendance à dire que tout se ramènera à cela : autonomie, valeur, sécurité. Mais non, pas du tout. Cela, c’est le soubassement indispensable, la condition sine qua non (si cela n’existe pas je ne pourrai pas avoir ces sept niveaux), mais ces sept niveaux me permettent de comprendre comment l’homme est orienté vers une finalité, et qu’il y s vraiment diverses manières d’être une personne humaine : la manière de l’artiste, la manière de l’homme qui est ami, la manière de l’homme politique, la manière de l’homme vivant qui lutte, etc ... Vous me direz que ce sont des niveaux différents. C’est exact. Il y a deux grandes finalités : l’homo amicus, et l’homme contemplatif ; et, d’une certaine manière, l’homo faber, qui a la finalité de son œuvre (un artiste est orienté vers son œuvre). D’une certaine manière, l’homme politique a aussi une certaine finalité. Les deux autres aspects, celui du corps et celui du vivant, regardent beaucoup plus le conditionnement de l’homme. Nous sommes conditionnés dans la mesure où nous avons un corps, nous sommes conditionnés en fonction des limites de notre vie (si nous sommes malades, nous ne pouvons plus faire ce que nous voulons), et notre personnalité va être affectée de modifications différentes ; nous sommes le au niveau du conditionnement humain. Quant à la vision métaphysique, elle nous fait comprendre ce qu’est l’homme dans son être profond. 39
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[P8 — 7c]
Père Marie Dominique PHILIPPE, o.p,
Y a-t-il un devenir de la personne ?
(U.L.S.H. 1976-77)
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UNIVERSITE LIBRE DES SCIENCES DE L’HOMME
Cycle A – Philosophie générale
Y a-t-il un devenir de la personne ?
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Nous devons traiter aujourd’hui du devenir de la personne ... avec un point d’interrogation : y a-t-il un devenir de la personne ? Le sujet est complexe. Je vais essayer de le traiter de la manière la plus précise possible, mais il est évidemment assez difficile. Au niveau psychologique, il y a un devenir de la personnalité. Ce n’est pas la peine d’insister trop là-dessus ; car il est bien évident qu’il y a un devenir de la personnalité, en ce sens qu’on devient progressivement une personne, selon les trois orientations dont je vous parlais la dernière fois : l’autonomie, la valorisation, et la sécurité. D’un point de vue psychologique, puisqu’on vit constamment dans une lutte (c’est le propre du point de vue psychologique : il n’y a pas de possibilité d’un véritable repos), il peut y avoir, dans cette lutte, des moments où on a l’impression de dégringoler, et des moments où, au contraire, on a l’impression d’acquérir. De fait, au niveau de la formation de la personnalité, on peut dire qu’il y a un devenir. Ce qui est beaucoup plus délicat, c’est de discerner s’il y a un devenir de la personne du point de vue métaphysique. C’est cela qui nous intéresse ici, et là le problème me semble complexe. Si, en effet nous nous plaçons dans une perspective platonicienne, il est bien évident qu’il ne peut pas y avoir de devenir de la personne, puisque, pour Platon, la personne s’identifie à la substance, à l’ousia. Dans cette perspective, il est absolument impossible de concevoir un devenir de la personne. N’oublions pas que l’on est très facilement platonicien ! Le platonisme renaît tout le temps, partie que c’est, d’une certaine manière, plus facile. Dans le platonisme (je rappelle en quelques mots pour que vous voyiez bien cette position), le corps est uni à l’âme d’une manière accidentelle, et la substance, c’est la forme séparée. Par conséquent, être une personne implique cette autonomie radicale à l’égard du devenir, à l’égard de tout le monde physique, et l’âme spirituelle offre à la personne une possibilité d’évasion. Vous le savez : on est parfois tenté, sous prétexte que l’on veut être une personne autonome, de s’évader, de se mettre le plus loin possible de tous les événements contingents pour être de plus en plus (dit-on) « soi-même », dans une découverte d’autonomie absolue : Cela, c’est la perspective platonicienne. Platon, qui est un poète, sent les nostalgies qui sont en nous, et il exprime là une nostalgie très profonde. Cette position platonicienne est une position qui se comprend très bien ; nous y reviendrons du reste la prochaine fois à propos du problème de la mort. 45
Cette position platonicienne, on la retrouve assez facilement sous cette forme : au niveau métaphysique, la personne, c’est la subsistance, et donc cela relève directement de la substance. Dès le berceau, et même dès le premier moment où l’âme a été créée, on est une personne, et il n’y a pas de devenir de ce côté-là … Mais il y a alors comme un hiatus absolu entre le problème de la psychologie et le problème métaphysique, et parfois on maintient volontairement ce hiatus parce qu’il procure au métaphysicien l’immense avantage de ne pas être gêné par le psychologue ! Si nous avons une position réaliste, c’est-à-dire si nous reconnaissons qu’il y a en nous une unité d’être, que notre âme et notre, corps sont unis substantiellement, le problème se pose alors tout à fait différemment. Cette position est celle d’Aristote et de Saint Thomas. Et sans vouloir du tout faire de l’archéologie ! C’est dans la ligne d’Aristote et de Saint Thomas que je vais essayer de vous parler du devenir de la personne au niveau métaphysique. Si je me pose le problème de la personne dans cette perspective métaphysique, la personne apparaît comme le problème ultime de la métaphysique, juste avant que le métaphysicien ne se pose le problème : existe-t-il un Être au-delà des réalités que je vois ? Autrement dit, toute la philosophie de l’être, la métaphysique, s’achève dans le problème de la personne ; parce que,de fait, c’est la personne humaine qui est la réalité suprême dont j’ai l’expérience. Toute la métaphysique se « noue » autour de la personne. Cela, on ne l’a pas, assez dit dans la métaphysique classique ; or je crois qu’aujourd’hui il est très important de comprendre que la métaphysique doit se terminer sur ce problème de la personne. Qu’est-ce donc que la personne au niveau métaphysique ? Nous avions touché cette question la dernière fois, mais pas suffisamment pour résoudre le problème que nous nous posons aujourd’hui. La personne, au niveau métaphysique, c’est d’abord l’autonomie que nous donne la substance dans l’ordre de l’être. Dans l’ordre de l’être, chacun d’entre nous a une autonomie ; et de ce point de vue-là, on pourrait dire qu’il n’y a pas de devenir. Suis-je plus « substance » maintenant que quand je suis né ? Dès que l’âme humaine est créée, elle possède en elle un principe d’autonomie dans l’ordre de l’être bien que de fait (nous le verrons), elle continue de dépendre biologiquement d’une source maternelle, et que, par l’éducation, elle continue de dépendre de tout le milieu dans lequel la personne vit ; mais, du point de vue de la substance, il y a une certaine autonomie. 46
Cependant, nous ne pouvons pas ramener la personne uniquement à la substance. La métaphysique de l’être implique la métaphysique de l’acte ; autrement dit, si je veux comprendre ce-qui-est du point de vue de l’être, je dois toujours comprendre que la métaphysique a deux grands axes : celui de la substance et celui de l’acte. Sans faire ici un cours de métaphysique complet (et pourtant ce serait nécessaire pour comprendre comment la métaphysique se noue autour du problème de la personne), je précise un peu : le problème de la substance, c’est le problème de la détermination et de l’autonomie. On est autonome dans la mesure où l’on est déterminé (nous avons tous fait cette expérience-là). Dans la mesure où l’on est déterminé, et parce que notre détermination est une détermination indivisible, il y a autonomie. Le problème de l’acte, c’est au contraire le problème de la finalité. La personne humaine, pour être vraiment une personne humaine, demande d’être finalisée (nous avions vu la dernière fois la différence entre le point de vue philosophique et le point de vue psychologique, c’est que le psychologue peut regarder uniquement le conditionnement humain, tandis que le philosophe doit regarder la finalité). La personne humaine implique une certaine finalité ; et c’est là que va intervenir un devenir. Pour bien comprendre ce devenir, il faut regarder les cinq grandes modalités de l’acte. (Je vous rappelle que l’être se divise en acte et en puissance : c’est la grande division qu’Aristote a donnée et qui constitue son originalité la plus grande. Heidegger n’a pas hésité à dire que c’est la découverte de l’acte qui a montré toute l’originalité d’Aristote comparativement à Platon. La substance, en effet, Platon l’avait déjà découverte. Aristote, certes, lui a donné un sens différent, mais Platon l’avait découverte ; tandis que l’acte et le sens profond de la finalité, Platon ne les avait pas découverts. Si on essaye de découvrir ce que c’est que l’acte du point de vue de l’être, à la différence de la potentialité, on peut comprendre qu’il y a cinq grandes modalités de l’acte. Ce que je précise ici n’est pas directement et explicitement dans Aristote, mais nous devons le préciser si nous voulons aller un peu plus loin ; or Aristote demande qu’on aille plus loin que lui ! Aristote est un pionnier, il ne faut pas l’oublier, et quand on trace un sentier, on laisse de côté quantité de choses, pour regarder les choses essentielles ... Si donc on essaye de pousser plus loin la métaphysique d’Aristote, on voit que l’acte se « réfracte » en cinq grandes modalités ; et ce sont ces cinq grandes modalités qu’il faut essayer de comprendre pour saisir ce qu’est la personne humaine. Encore une fois, la personne humaine, dans l’ordre de l’être, est substance et acte, et c’est le lien entre les deux qui fait notre personne humaine. 47
Réfléchissons donc sur les cinq modalités de l’acte, pour voir, comment elles vont donner la structure profonde de la personne (ici encore, je suis obligé, faute de temps, de présupposer comme toute, l’analyse de l’acte, et de n’en considérer que les résultats). – Première modalité de l’acte : au niveau de la substance, de l’ousia, (employons le terme grec, non pas seulement parce que « ça fait bien », mais parce que cela nous oblige à dépasser ce que « substance » a de trop latin ; il faut revenir au grec le latin étant un peu trop juridique. L’ousia grecque nous fait comprendre que l’acte au niveau de la « substance », c’est l’être (l’einai grec, ou l’esse latin). Chacun d’entre nous existe, il est. Il est un être indivisible et un être individualisé : mon existence n’est pas celle du voisin. L’autonomie va jusque là, jusque dans mon individualité. Il est très important de le comprendre (du reste, c’est là où on est le plus jaloux ) ! – Seconde modalité de l’acte : au niveau de la bonté ; – Troisième modalité : au niveau de la vérité ; – Quatrième modalité : au niveau des opérations vitales ; – Cinquième modalité : au niveau du mouvement. La personne, du point de vue métaphysique, c’est la manière dont chacun d’entre nous ordonne, harmonise ces cinq modalités de l’acte. Voilà ce qui nous donne la possibilité de saisir ce qu’est la personne humaine ; car si nous regardons uniquement l’ousia, nous ne voyons, encore une fois, que l’indivisibilité, et nous ne comprenons pas la personne humaine dans toutes ses dimensions. Nous ne sommes pas toujours au berceau ! … Nous avons conscience que notre personne humaine est quelque chose de plus qu’au moment même où notre âme a été créée ! Il y a quelque chose de plus dans l’ordre de l’Être, ce que le Père de Finance appelle un « sur-être ». Je n’aime pas beaucoup cette expression, parce qu’elle semble indiquer qu’il y a quelque chose au-delà de l’être ; mais on voit ce qu’il veut dire. Comprenons bien ces diverses dimensions. Si la substance, l’ousia, est au niveau de l’être, ces deux modalités de l’acte que sont la bonté et la vérité sont au niveau de l’esprit. Or ma personne implique bien une substance spirituelle, alors que la substance, comme telle, est commune à toutes les réalités capables d’avoir une certaine autonomie dans leur être. Chez l’homme, il y a quelque chose de 48
plus : il y a de fait que je suis capable de m’orienter et d’acquérir une finalité (l’esprit est lié à la fin). Or il est bien évident qu’une personne humaine n’est une personne humaine que quand elle est finalisée ; tant qu’elle n’est pas finalisée, elle est un peu errante. Et qui d’entre nous pourrait se dire parfaitement finalisé ? Dans l’ordre de la finalité, il y a donc une possibilité de devenir. J’y reviendrai ; mais je le souligne tout de suite. Je suis de plus en plus proche de ma fin – non pas en raison de mon âge, car il faudrait dire alors que seuls ceux qui ont atteint un certain âge sont proches de la finalité. Ce n’est pas une question d’âge, c’est une question d’esprit, d’intensité d’esprit ! On est donc plus ou moins proche de sa finalité ; et plus nous sommes proches de la finalité, plus la personne humaine, en nous, est ellemême – je parle ici de la personne au niveau métaphysique, et non au niveau psychologique. Au niveau métaphysique, une personne n’est parfaitement elle-même que quand son esprit a atteint sa finalité ; un esprit qui n’a pas atteint sa finalité, du point de vue métaphysique, c’est désastreux ! Il est amputé : il existe comme une plante, mais il n’existe pas comme un esprit. Ce n’est pas la même chose, en effet, d’exister comme un esprit ou comme une plante ! Une plante existe uniquement dans son individualité, et elle est contente d’être individualisée et de ne pas être une autre plante ; tandis que celui qui existe comme un esprit doit nécessairement avoir une certaine lucidité sur ce qu’il est et sur l’orientation profonde de son être. Il s’oriente, et il s’approche de plus en plus de sa fin. Il y a donc là un devenir. C’est la chose très étonnante qu’Aristote a découverte : il y a un devenir dans l’esprit (alors que, pour Platon, il n’y a pas de devenir dans l’esprit). Les deux grands philosophes du devenir sont Aristote et Hegel, ... c’est très curieux ; et il est intéressant de voir le parallélisme entre les deux. La différence, c’est qu’Aristote reconnaît qu’il y a d’abord l’autonomie dans l’être, et que le devenir de l’esprit s’enracine dans l’autonomie dans l’être ; tandis que, dans la perspective hégélienne, l’autonomie dans l’être est absorbée par le devenir de l’esprit. Cela dit, il est intéressant de voir que les deux plus grands philosophes (on peut dire qu’ils sont deux grands génies dans la philosophie, mise à part la question de savoir si tous les deux sont ou non dans la vérité), les deux qui s’imposent le plus, insistent tous les deux sur le devenir de l’esprit. Encore une fois, le devenir est vu de manière tout à fait différente chez l’un et l’autre, et il faudrait préciser la différence de conception du devenir de l’esprit chez Aristote et chez Hegel 3. La grande différence, évidemment, c’est que pour Hegel l’être se ramène au devenir, tandis que dans la perspective aristotélicienne, il y aura toujours l’autonomie première, fondamentale dans l’ordre de l’être, de la substance.
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L’opération vitale est la modalité de l’acte qui concerne notre corps. Le corps impliquant un devenir, il y a évidemment un devenir du côté des opérations vitales. Nous sommes passés de l’état embryonnaire à l’état adulte, et ensuite nous déclinons ... Du point de vue de nos opérations vitales, on pourrait tracer une courbe ; et même si l’on reste un certain temps sur un « haut plateau », on finit toujours par redescendre ! Il ne peut pas en être autrement ... Tous les matins, à Fribourg, je me rends à l’Université à Fribourg, et cela monte. Quand j’étais plus jeune, je le faisais allègrement ; mais maintenant, quand je suis un peu fatigué, en revenant de Paris, je sens que « ça monte » ! Et je me dis : « attention ! Le potentiel vital commence à diminuer ... » Mais après tout, cela modifie-t-il la personne ? Du fait que mon opération vitale diminue, ma personne va-t-elle diminuer ? Les opérations vitales impliquent un mouvement, c’est bien évident ; il y a donc là, au niveau du corps, un devenir qu’on ne peut absolument pas nier ; et ce devenir est assez impressionnant ! Quand nous étions jeunes, nous avons tous été impressionnés par notre grand-père, et nous nous disions : « jamais je n’arriverai à cet âge-là ! » et puis un beau jour cela arrive ... Réfléchissons maintenant sur ces niveaux de la personne humaine que je viens de vous présenter schématiquement. Le niveau d’autonomie, lui, ne bouge pas. Il y a un « moi » profond (si j’ose dire, parce que nous n’arrivons jamais à la conscience de notre substance !) qui ne bouge pas. Quand vous commencez à diviser votre « moi » profond en disant : « je l’ai abandonné à telle date et, à partir de ce moment-là, il y a eu quelque chose de tout à fait nouveau, une métamorphose complète qui fait que j’ai changé complètement », c’est très dangereux, et de plus ce n’est jamais vrai ; c’est superficiel. Le « moi » profond de la substance ne change pas ... même si vous êtes hégélien ! C’est ce qu’il y a de si étonnant chez Hegel : il voulait, en tant que philosophe, le devenir pur au niveau de l’esprit, et pourtant dans la réalité, son « moi » substantiel demeurait ! Je ne sais pas comment les deux pouvaient cohabiter, ce serait intéressant de le savoir ... On lui demandera cela plus tard ! Comment sa dialectique, qui absorbait tout, était devenir pur de l’esprit, et comment, malgré cela, nécessairement, il y avait en lui, dans son existence personnelle, sa substance, qui, indivisible dans l’ordre de l’être, ne pouvait pas changer ... Car, encore une fois, le « moi » substantiel, au sens profond, demeure, et donc il y a bien une ligne fondamentale, au niveau de la personne, qui ne change pas, qui reste toujours la même, et qui est le fondement de notre autonomie. Lorsqu’il s’agit de nos opérations vitales liées à tout le mouvement 50
physique, au devenir physique qui est en nous, nous sommes en face, non pas de ce qui constitue la personne, mais du conditionnement de notre personne humaine. Il est bien évident que notre personne humaine doit assumer notre corps et nos opérations vitales (je parle ici des opérations vitales biologiques et non des opérations vitales de l’esprit). Mais ce devenir n’est pas constitutif de la personne. S’il n’y avait que ce devenir-là, je ne pourrais pas dire qu’il y a un devenir métaphysique de la personne. Je dirais tout simplement que je suis conditionné par mon devenir biologique, – ce que Platon dirait. En effet, le seul devenir que Platon reconnaisse est celui-là. En réalité c’est un devenir accidentel, extrinsèque à la personne, quelque chose qui la conditionne. Que ce devenir conditionne la personne humaine, c’est évident. Il conditionne la manière dont ma personne peut rayonner : si je suis malade, si je deviens aveugle, si je sens la fatigue me prendre plus profondément, je ne peux plus agir avec la même liberté. Il y a donc bien quelque chose qui vient limiter le rayonnement de la personne humaine. Le conditionnement limite : nous le sentons tous. Quand vous êtes fatigué et que vous, devez faire quelque chose, prendre la responsabilité de telle ou telle activité, vous sentez très bien que vous faites cela moins bien ! Vous le faites tout de même parce que vous devez le faire, mais vous le faites moins bien. Il y a des artistes qui disent : « aujourd’hui, je ne ferai rien, je ne suis pas en état de grâce » ... Mais si tout le monde était artiste, vous voyez ce que cela donnerait ! Ainsi, ce soir, j’aurais pu dire à Monsieur Aumonier : « Je me sens fatigué, je préfère ne pas donner ma conférence, car je serais en dessous du niveau habituel ... » Je connais un professeur qui est comme cela : jusqu’à la dernière minute on ne sait pas s’il va donner son cours, on ne sait pas s’il est « en état de grâce » ! L’état de grâce, ici, n’est évidemment pas au niveau spirituel, mais tout simplement au niveau de la santé : s’il est dans un état de santé florissant, cela va très bien ; il est « lui-même », pleinement épanoui ! Mais s’il est fatigué, évidemment cela se sentira, et les gens diront : « aujourd’hui, il était vraiment fatigué ! » Eh bien oui : il arrive qu’on soit fatigué ! Mais après tout, la fatigue, c’est quelque chose qu’il faut assumer. On sait bien qu’on est fatigué, mais on sait aussi que l’essentiel passe tout de même, bien qu’il n’y ait pas le même brio, qu’il n’y ait pas la même qualité. Cela, c’est le rayonnement de la personne. La personne, en effet, demande un rayonnement ; et notre corps est le rayonnement de notre âme, il ne faut pas l’oublier. Alors, quand nous sommes en pleine santé, quand notre vitalité monte, le rayonnement est magnifique ! On pense à ces pivoines admirables qui montent ... On ne sait pas trop ce qu’il y a derrière, mais il y a la pivoine et c’est déjà quelque chose ! Parfois la pivoine cache quelque chose qui, 51
intérieurement, n’est pas du tout au même niveau – cela peut arriver, surtout quand on est jeune ! Quand on est plus âgé, cela arrive moins, parce que, quand on prend de l’âge, il est plus difficile de maintenir le rayonnement. Le rayonnement du corps fait donc partie de la personne, mais ce n’est pas essentiel : c’est accidentel. C’est le conditionnement. C’est un peu la « gloire ». Si nous sommes chrétiens, nous affirmons la résurrection des corps : or la résurrection des corps est pour la gloire de la personne, c’est un rayonnement magnifique de la personne. Là il n’y aura plus de fatigue, et la personne sera parfaitement elle-même dans le rayonnement de l’âme, assumant pleinement le corps et s’en servant selon son bon plaisir d’amour. Léonard DE VINCI qui était très sensible au rayonnement de l’âme à travers le corps, disait qu’un homme, à partir de 45 ans, a la figure correspondant à son âme. D’après lui, à partir de 45 ans, l’âme a parfaitement assumé le corps, et donc rayonne à travers le visage. Il y a là quelque chose de vrai, mais Léonard DE VINCI exagère un peu ! Disons que ce serait souhaitable, mais que ce n’est pas entièrement vrai ! En fait, je ne crois pas qu’on puisse dire cela parce que notre corps a tout un conditionnement qui n’est pas toujours en harmonie avec la vie de l’âme. Nous sentons très bien que notre âme peut progresser indéfiniment, et que dans notre corps au contraire, plus nous avançons, plus les limites se font sentir. Ces limites, il faut les accepter ; il ne faut pas dire que notre âme diminue. Le devenir physique qui affecte la personne se situe uniquement au niveau du conditionnement. Ce n’est pas le devenir de la personne elle-même, mais un devenir uniquement au niveau du conditionnement de la personne humaine ou de son rayonnement. « Rayonnement » dit l’aspect positif, « conditionnement » exprime la limite ; mais au fond, c’est la même chose : notre corps à la fois manifeste notre âme et la limite parce qu’il est quelque chose d’extérieur. L’âme spirituelle ne peut se transmettre qu’à travers le corps ; nous ne pouvons nous atteindre profondément qu’à travers notre corps. Le seul devenir métaphysique de la personne se situe au niveau de l’esprit. Notre esprit est capable de progresser, et de progresser indéfiniment. C’est cela qui est merveilleux ! Il n’y a pas de limite, d’une certaine manière. On ne peut jamais dire : « maintenant, c’est assez, je suis suffisamment spirituel ; je suis arrivé à un niveau suffisant » ! Si vraiment on comprend ce qu’est l’esprit, on comprend que l’esprit demande toujours d’aller plus loin, parce qu’il est fait pour l’absolu. Il y a donc en nous, dans notre personne, une soif d’absolu, et cet absolu dont nous avons soif, nous savons que nous ne l’atteindrons jamais parfaitement. 52
Cette soif d’absolu prend deux orientations, parce que l’esprit, de fait, a deux grandes orientations, deux grands axes de recherche de l’absolu, qui ne s’opposent pas, qui se distinguent, et qui normalement doivent s’entraider. Ces deux grandes orientations sont celles de la volonté et de l’intelligence. Nous avons en effet en nous la volonté, la faculté spirituelle capable d’atteindre le bien, le bien spirituel. Le bien spirituel, c’est une autre personne humaine (nous reviendrons sur ce point en traitant le problème de l’amitié). La volonté est capable d’aimer. L’amour fait essentiellement partie de notre personne humaine, un être humain qui serait incapable d’aimer ne serait pas une vraie personne ; ce serait même un monstre. Il pourrait avoir une autonomie parfaite, parce qu’il serait une substance, il pourrait avoir une santé rutilante et se manifester d’une façon magnifique ; mais s’il est incapable d’aimer, il ne peut être une véritable personne. Car la personne humaine implique essentiellement cette capacité d’aimer et cette capacité d’aimer implique le dépassement de ce que l’on est soi-même : dès qu’on aime, on se dépasse, on va au-delà de ce que sont les déterminations que l’on a en soi, puisqu’on est tout entier tourné vers l’autre. Je parle ici d’un véritable amour spirituel. Or dans l’amour spirituel, quand on est vraiment entièrement tourné vers l’autre, on est attiré par le bien spirituel. Le bien spirituel nous attire ; et parce qu’il nous attire, nous voulons être de plus en plus attirés par lui. Il n’y a pas de limite à l’intérieur de l’amour spirituel. L’amour spirituel est à lui-même sa propre mesure ; il n’implique pas de limite, parce que le bien spirituel qui m’attire est toujours plus que l’amour que j’ai à son égard. L’amour est une tendance vers ce bien, et ce bien est quelque chose d’absolu. Voilà la première marque de l’absolu dans l’ordre proprement spirituel. Il y a dans la personne humaine une attraction vers le bien, et cette attraction vers le bien traduit une possibilité d’aller toujours plus loin, et donc de toujours grandir ; je puis toujours grandir dans ma capacité d’aimer. Je ne peux jamais dire : « maintenant, c’est suffisant ». Je dis cela – comprenez-le bien – de l’amour spirituel. L’amour passionnel, c’est différent : l’amour passionnel s’use. Et l’amour romantique et imaginatif, il faut y prendre garde ! Parce que, quand il dépasse les bornes, il peut parfois tourner à la folie, et l’on n’est plus alors en face d’une personne. L’amour spirituel n’est jamais la folie, mais c’est quelque chose qui me met au-delà de mes limites, en me mettant face à l’autre. L’autre dimension de l’esprit, c’est celle de l’intelligence. Je dis bien 53
intelligence et non pas raison. L’intelligence est ce qui recherche la vérité. Le bien de l’intelligence, c’est la vérité – toute espèce de vérité. L’intelligence cherche donc toujours à atteindre plus profondément la vérité, et elle ne peut jamais dire qu’elle la possède parfaitement. Elle est en « appétit » de vérité. Aucun d’entre nous ne peut dire qu’il possède suffisamment la vérité, puisque la vérité en définitive, c’est Dieu, c’est Celui qui pour nous est la Lumière même de notre intelligence. C’est du reste pour cela que la vérité est le bien de l’intelligence : parce qu’elle éclaire l’intelligence, elle illumine l’intelligence – s’il s’agit de la Vérité dernière. Et toutes les vérités conduisent à cette Vérité dernière ; toutes les vérité particulières, les vérités mathématiques, scientifiques, philosophiques, sont un reflet de cette Vérité, elles me conduisent vers cette Vérité. Il y a donc comme des paliers successifs, mais c’est bien la Vérité dernière qui, en définitive, illumine mon intelligence. La personne humaine, au niveau métaphysique, implique la recherche de la vérité. Supposez une personne, qui est peut-être très capable d’aimer (et encore, il faudrait voir !) et qui dit : « moi, je n’ai aucun sens de la vérité, ni aucun désir de vérité ». A cette personne il manque quelque chose d’essentiel. La personne humaine ne peut pas s’abstraire de la capacité d’aimer ni du désir de vérité. Chaque fois qu’en nous diminue ce désir de vérité, diminue en nous la capacité d’être une personne humaine. Cela, nous pouvons tous le saisir ; et nous voyons alors nettement qu’il y a dans la personne humaine, au niveau métaphysique, un devenir, une possibilité d’aller toujours plus loin, notamment de s’approcher de plus en plus de la Vérité. Dans cette recherche de la vérité, et dans cet appétit à l’égard du bien, il y a la possibilité de certaines acquisitions : ce qu’on appelle des habitus (en grec des exei, pluriel de exis). Nous avons la possibilité de nous structurer de plus en plus à la fois dans notre capacité d’aimer et dans notre recherche de la vérité. En effet, notre désir du bien et notre appétit de vérité doivent se structurer progressivement ; et cela nous aide à mieux comprendre encore le devenir même de notre personne humaine au niveau métaphysique. Je m’explique : quand il s’agit du désir de la vérité, il y a acquisition progressive de ce que nous appelons l’habitus de science. L’habitus mathématique, par exemple, fait partie de la personne humaine ; il n’est pas ce qu’il y a d’ultime, mais il fait partie de la personne humaine. Quelqu’un qui a vraiment un sens mathématique sait ce que c’est : son intelligence humaine est déterminée grâce à cet habitus, grâce à cette acquisition. A côté des mathématiques il y aurait toutes les sciences, toutes les sciences modernes qui 54
sont dans le rayonnement des mathématiques. Il y a un habitus plus parfait que les mathématiques (permettez-moi de le dire) : c’est l’habitus métaphysique. L’habitus métaphysique est en effet plus parfait, puisque (dans la mesure où on le possède et il est difficile à posséder !) il me permet d’être plus proche de la Vérité première et que, grâce à lui, mon intelligence est, à l’intérieur d’elle-même, déterminée. A l’intérieur même d’elle-même mon intelligence possède une qualité qui fait que la Vérité est plus proche et que, d’une certaine manière (comprenez bien !), elle est présente en moi. Je ne dis pas que je la « possède », parce que je ne possède jamais la Vérité ; mais elle est présente en moi. Mon intelligence, grâce à ces habitus a des réactions vitales plus profondes. Les habitus sont des qualités qui, du dedans viennent préciser, ennoblir l’intelligence. Et cela fait essentiellement partie de la personne. Quelqu’un qui n’a pas une intelligence bien formée n’est pas une vraie personne humaine. Une vraie personne humaine a une intelligence bien formée dans la recherche de la vérité, une intelligence bien formée au niveau métaphysique, bien formée au niveau scientifique. On pourrait se poser la question : l’habitus d’art est-il, lui aussi, une partie essentielle de la personne humaine ? L’habitus d’art est un perfectionnement de l’intelligence ; il n’est pas au même niveau que la métaphysique, ni que les mathématiques, mais il est tout de même un perfectionnement de l’intelligence. Je crois que l’habitus d’art, lui aussi, fait essentiellement partie de la personne au niveau proprement métaphysique. Une intelligence artistique est une intelligence humaine capable de saisir plus profondément certains aspects des qualités sensibles. L’artiste est un homme sensible aux qualités visibles, aux qualités sensibles, il vibre plus facilement que les autres au monde dans lequel il est. L’habitus d’art, évidemment, est lié à toute notre sensibilité, et il ennoblit notre sensibilité. Grâce à lui la sensibilité peut comme s’élever et devenir capable de saisir certaines choses qu’elle ne saisirait pas autrement. La sensibilité artistique est bien connue. Si l’on prend l’art au sens très fort et très précis, comme je le fais ici, il faut dire que l’habitus d’art est vraiment intégré dans la personne humaine au niveau métaphysique. A ces trois grands habitus (l’habitus métaphysique, l’habitus mathématique et l’habitus d’art), on pourrait ajouter l’habitus de prudence, qui est un perfectionnement de l’intelligence dans l’ordre pratique. Il est bien évident que l’habitus de prudence fait partie de la personne humaine. Une personne 55
humaine qui s’engage au niveau politique doit avoir cette dimension de l’habitus de prudence. Tels sont donc les quatre grands développements de l’intelligence humaine, par où il y a un devenir dans la personne. Dans ces développements, les habitus donnent la possibilité d’avoir une certaine détermination. C’est bien ce que fait l’habitus : il détermine et il permet d’aller plus loin. L’habitus n’« arrête » pas : étant un perfectionnement de la faculté même de connaître, de la faculté même d’atteindre la vérité, l’habitus n’arrête jamais. Il ne faut pas croire que parce que j’ai acquis telle science, je m’arrête ! Ne confondons pas le désir de la science et celui d’obtenir un diplôme. On peut, après avoir passé des examens, dire : « maintenant, je m’arrête ». On a un diplôme. Mais on n’a pas un habitus, parce que si on a un habitus, on ne peut jamais s’arrêter, voilà la différence ! L’habitus est quelque chose d’intérieur, c’est une noblesse intérieure de l’intelligence qui nous oblige à aller toujours plus loin. Il y a donc, à ce niveau, un devenir très net. Un artiste, en particulier, sait bien qu’il a toujours, à acquérir. Il sait aussi que, en tant qu’artiste, il peut vieillir, parce que son habitus est lié à sa sensibilité. Et, se sentant vieillir, il peut dire : « maintenant, il vaut mieux que je m’arrête, parce que je n’arrive plus ... » Cela peut très bien se comprendre. L’habitus métaphysique a l’avantage d’être beaucoup plus libre par rapport au sensible ; de ce fait, le métaphysicien certes pourra reconnaître qu’il est un peu fatigué, mais il ne pourra jamais s’arrêter. Quant à l’habitus mathématique, il est peutêtre entre les deux ! Le mathématicien aussi pourra dire : « maintenant, je n’ai plus suffisamment d’intuitions ». Les grands mathématiciens considèrent en effet qu’à partir d’un certain âge, on n’a plus d’intuitions. Mais les intuitions, ce n’est pas l’habitus. L’intuition permet d’aller plus loin, mais la recherche de la vérité est quelque chose de beaucoup plus profond et de beaucoup plus absolu. On peut donc dire que dans les grands habitus (l’habitus métaphysique, l’habitus mathématique, l’habitus de prudence), il n’y a pas d’arrêt ! La personne humaine doit toujours se développer, elle demande de se développer tout le temps. Il y a un devenir qui est orienté vers un absolu, la Vérité elle-même, Dieu, et vers toutes les autres vérités, qui doivent y conduire. Dans l’ordre de la volonté, c’est beaucoup plus délicat, (nous y reviendrons en traitant de l’amitié) ; cependant nous pouvons dire qu’il y a aussi acquisition d’habitus, ce qui permet de mieux saisir ce qu’est la personne humaine. La grande vertu, l’habitus volontaire qui fait le mieux comprendre cette détermination vers le bien, est un habitus fondamental et qui est 56
absolument nécessaire pour que la personne humaine soit une vraie personne humaine : c’est l’habitus de justice. L’habitus de justice, c’est le respect de l’autre, et des droits de l’autre. Il ne peut pas y avoir de personne humaine au sens vrai – parce qu’il ne peut pas y avoir de développement de l’esprit – sans qu’il y ait justice. La justice est quelque chose de très fondamental dans l’appétit du bien. La justice, en effet, est un amour ; ne voyez pas uniquement la justice d’un point de vue légal : payer ses impôts ! Là, il n’y a pas beaucoup d’amour ! Il s’agit de quelque chose de beaucoup plus profond, d’une relation personnelle, qui implique un respect à l’égard de l’autre, et qui considère l’autre non seulement comme quelqu’un que je dois respecter, mais comme quelqu’un qui présente toujours pour moi un certain absolu. La personne humaine est un certain absolu, et la justice consiste à regarder l’autre comme tel. Vous voyez qu’on est très loin de la position de SARTRE. C’est là que l’on voit que SARTRE n’a pas saisi ce qu’est la personne humaine ; car si on considère que l’autre c’est l’enfer, si on considère que l’autre c’est toujours l’adversaire, celui qui s’oppose à moi, il ne peut pas y avoir de justice, et donc il ne peut pas y avoir de relations humaines, parce que l’aspect fondamental de la relation humaine, c’est la justice ; il faut d’abord respecter l’autre pour que l’amour puisse progresser. Le jour où, à l’intérieur de l’amour, il n’y a plus de respect de l’autre, l’amour s’arrête et se détruit ; c’est pour cela que, d’une certaine manière, le fondement de la personne humaine est la justice, la relation de respect à l’égard de l’autre. Cette relation de respect est active ; elle n’est pas seulement négative (« je te respecte, c’est-à-dire je te laissa passer devant pour n’avoir plus besoin de te regarder » !) La relation de justice est bien autre chose que ce respect négatif, et elle ne consiste pas non plus à seulement payer ses dettes, en disant : « maintenant, je suis libre ! » Elle implique que nous ayons une attitude active à l’égard de celui qui est sur notre route, en comprenant que nous sommes engagés ensemble pour faire une œuvre commune. L’œuvre commune, du reste, peut être extrêmement variée, suivant nos possibilités de compagnons de route ... A côté de la vertu de justice, il va y avoir ce dépassement dont nous parlerons une autre fois : l’amitié. Je regrette de vous avoir exposé cela de façon un peu trop schématique, mais c’est pour que vous voyiez bien la complexité de la personne humaine et de son devenir. Je résume. Il y a l’autonomie de la personne humaine qui, elle, au niveau métaphysique, demeure toujours la même ; puis il y a les acquisitions que chacun d’entre nous peut réaliser au niveau même du développement de notre esprit. Nous sommes responsables du 57
développement de notre esprit : c’est le propre d’un esprit. Un esprit qui ne serait pas responsable de son développement ne serait pas une personne : il serait comme un arbre qui pousse en plein vent. C’est très beau le spiritualité des arbres de plein vent ! Mais c’est irréel ! Parce qu’on doit nécessairement accepter de s’orienter. Il y a des choix à faire, il y a des moments où l’on pâtit et, à partir de là, des orientations nouvelles. Il faut accepter d’être « taillé ». Il y a à côté de nous des gens qui nous taillent, il faut l’accepter ; il faut accepter que nous soyons liés les uns aux autres, comme dans une famille ... Dans une famille, quand on a des aînés et qu’on aurait voulu être aîné, il faut accepter de ne pas l’être ! Et quand on est l’aîné et qu’on aurait aimé être le cadet, il faut aussi accepter de ne pas l’être ! Quand on fait partie d’une famille nombreuse, on voit très bien que les relations multiples font partie de notre personnalité, et de notre personne humaine. Il faut donc comprendre que la personne humaine qui implique cette autonomie fondamentale du côté de la substance, cette personne humaine, parce qu’elle est un esprit, implique un développement, une croissance. Et la croissance elle-même implique des « nœuds » : une personne humaine est « nouée ». Quels sont ces nœuds ? Ce sont les habitus qui « nouent » notre esprit, notre intelligence et notre volonté. Cela, nous le sentons tout de suite, quand nous avons affaire à quelqu’un qui est spirituel mais qui n’est pas « noué » : il n’a pas d’habitus, il n’a pas suffisamment travaillé, il n’a pas suffisamment de déterminations ... On sent que c’est un peu mou : on ne peut pas s’appuyer dessus ; cela peut être très beau, mais c’est trop frêle ! On pourrait prendre ici des comparaisons ... Dans les forêts, il y a des arbres merveilleux, mais qui sont très frêles. Ainsi, de temps en temps, on est devant des personnes humaines et l’on se dit : « c’est merveilleux, mais comme c’est frêle ! On ne peut pas s’appuyer dessus ! » Que manque-t-il ? Il manque ces « nœuds », il manque l’acquisition d’habitus, de certaines déterminations dans l’ordre de l’intelligence ou dans l’ordre de la volonté. Une personne humaine qui n’a pas d’habitus reste frêle ; et parce qu’elle reste frêle, elle est mobile à tous les vents et passe d’une perspective à l’autre. Quand vous la revoyez après dix ans d’absence, vous vous demandez : « que s’est-il passé ? » On a l’impression qu’on ne reconnaît rien du tout, parce qu’il n’y a pas d’orientation profonde. Cela ne veut pas dire qu’une personne qui a des habitus ne soit pas souple ! Au contraire ; car les habitus demeurent ouverts vers un progrès constant. L’habitus n’est pas une arête statique. Les habitus dont je vous parle ici, qu’on a appelés « opératifs », nous permettent d’opérer et d’aller toujours plus loin. 58
Dès qu’on a certains habitus au niveau de l’intelligence, on a une autonomie plus grande, une attitude plus personnelle dans la recherche de la vérité ; on ne se laisse plus prendre par n’importe quelle opinion. Ces habitus du côté de l’intelligence permettent un discernement entre ce qui est vrai et ce qui est faux. La personne humaine est celle qui sait faire ce discernement, qui sait s’orienter, et qui, au besoin, aide les autres à s’orienter, (cela fait partie de la prudence). C’est pour exprimer cette orientation, ces choix qui ont été faits en vue de la finalité, et grâce auxquels il y a quelque chose de déterminé, que je parle de « nœuds ». Ce ne sont pas des nœuds chaotiques ; ce sont des nœuds qui sont comme des paliers, qui permettent d’aller plus loin, par exemple dans l’ordre de la justice, comme je vous le disais tout à l’heure. Il est très important de comprendre que la personne humaine, tout en ayant une très grande simplicité, implique une très grande richesse. Et parce qu’elle implique une très grande richesse, elle aura des tonalités différentes. Dans cette croissance, il y a des tonalités différentes : la croissance de la personne humaine ne se fait pas du tout au même rythme pour chacun d’entre nous, elle se fait très différemment. C’est même très curieux ! Il y a des personnes humaines qui très vite acquièrent leur orientation, qui très vite sont comme déterminées ... puis, ensuite, il y a des grands arrêts ... on a l’impression que cela ne progresse plus beaucoup. Il y a des fruits de printemps ... puis, après cela, plus rien ... Cela arrive ! C’est un peu dommage ... De telles personnes étaient trop liées à la croissance physique, elles n’ont pas découvert en profondeur ce qu’est l’esprit, qui est au-delà de la croissance physique, biologique et qui peut demeurer tout le temps. Il y a au contraire, d’autres personnes humaines qui mettent beaucoup plus de temps à se nouer, à se déterminer ... On a l’impression qu’elles restent dans l’indétermination. Cependant il y a une recherche, et il faut les aider. C’est du reste ce qu’il y a de merveilleux dans l’amitié (nous le verrons une autre fois) : dans l’amitié, on s’aide à se former ; chacun aide l’autre à former sa propre personnalité, et à faire que sa personnalité soit de plus en plus riche, pleinement accomplie. Evidemment, il y aura toujours le choix, et c’est peutêtre l’alternative la plus difficile à résoudre dans notre vie humaine : celle de la simplicité ou celle de la richesse. Parmi les personnes humaines, il y a des bouleaux et il y a des cèdres ! Ce n’est pas la même chose ! Alors, vaut-il mieux être bouleau ou être cèdre ... ? Le bouleau monte très haut ! C’est beau, mais quelquefois c’est un peu trop fragile ... Le cèdre, le cèdre du Liban, c’est magnifique ! C’est l’image d’une personnalité humaine parfaitement nouée et qui se développe pleinement. 59
Vous voyez donc que le problème du devenir de la personne humaine est capital. Car si vous considérez la personne, du point de vue métaphysique, dans la perspective platonicienne, la personne humaine est pour vous toujours la même : c’est la substance. Mais alors, vous direz que c’est la psychologie qui doit vous donner le secret du développement de votre personne. Pas du tout ! C’est vraiment le regard philosophique qui doit vous aider à découvrir les vraies finalités de l’homme, de la personne humaine, finalités qui sont au niveau du bien spirituel et au niveau de la vérité.
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[P8 — 7d]
Père Marie Dominique PHILIPPE, o.p,
La personne et la mort
(U.L.S.H. 1976-77)
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UNIVERSITE LIBRE DES SCIENCES DE L’HOMME
Cycle A – Philosophie générale
La personne et la mort
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Pour traiter ce sujet particulièrement difficile et grave, je vais d’abord le situer par rapport aux anciens (PLATON, ARISTOTE, SENEQUE) puis, chez les modernes, par rapport à HEIDEGGER. Je ferai cela rapidement ; mais il serait très important d’essayer de voir, à travers toute la philosophie, comment les philosophes ont regardé la mort. Cela nous aiderait peut-être beaucoup à comprendre, si nous sommes chrétiens, quelle transformation s’est faite dans la foi (la foi au Christ), concernant ce problème de la mort. J’en dirai un mot au terme ; parce qu’il est normal, au niveau philosophique, quand on parle de la mort, de terminer par la mort qui est la mort par excellence : celle du Christ. La mort tient dans la philosophie de PLATON une place très importante. Le philosophe est ordonné à la mort : voilà la perspective de PLATON. Le philosophe est ordonné à la mort parce que la mort est une libération plénière. Le philosophe est celui qui vit de la contemplation, qui essaye de revivre ce qu’il a vécu dans un état initial, avant que l’âme n’ait été unie au corps. Toute la philosophie est donc une préparation à la mort, toute la philosophie est ordonnée à ce moment particulièrement important où l’âme pourra se libérer de ce fardeau qu’est notre corps et dont PLATON dit qu’il est notre sépulcre. C’est assez beau comme expression. Le corps est le sépulcre de l’âme, parce qu’il est ce qui empêche l’âme d’être parfaitement « ailée ». L’âme séparée du corps est libre de tout le conditionnement du temps et du lieu et peut donc contempler autant qu’elle le désire ; mais tant qu’elle est liée au corps, elle ne peut pas contempler autant qu’elle le désire. Notre corps limite notre contemplation. Il y a là quelque chose de très grand chez PLATON ... Ce n’est pas entièrement vrai, parce que l’union de l’âme et du corps n’est pas comme le pense PLATON, et par le fait même la mort n’est pas tout à fait ce que dit PLATON. Mais il y a tout de même quelque chose de très grand dans cette vision, qui provient du fait que PLATON a été témoin de la mort de SOCRATE. La mort de SOCRATE a joué un très grand rôle dans l’Antiquité grecque, comme exemple : elle a été un exemple très grand : SOCRATE a regardé la mort en face, sans en avoir peur. SOCRATE a bu la ciguë par obéissance aux lois, alors que ses amis qui étaient là autour de lui le suppliaient de s’enfuir. Tout était prêt et SOCRATE aurait pu s’enfuir, mais il n’a pas voulu ; il était condamné : il a accepté. Dans le fond de son cœur, il savait très bien que sa 66
condamnation ne signifiait rien parce qu’il était condamné injustement ; il savait très bien qu’il ne pervertissait pas la jeunesse, qu’il lui rappelait tout simplement l’exigence de la recherche de la vérité. Parfois, quand on rappelle l’exigence de la vérité, cela peut paraître à certains une perversion parce que, du point de vue politique, il vaut parfois mieux ne pas trop chercher la vérité ! Mais SOCRATE considère que ce n’est pas une perversion et il a donc une âme libre. C’est là qu’on juge de la liberté de quelqu’un : s’il est capable de regarder la mort en face et de considérer que la mort n’est qu’un passage. Pour SOCRATE, la mort n’est qu’un passage. SOCRATE ne dit pas ce que dit PLATON. Il ne considère pas que la mort est une libération au sens où l’entend PLATON, il considère que la mort est un passage (ce qui n’est pas la même chose) ; de ce point de vue-là, SOCRATE est beaucoup plus proche de nous, beaucoup plus réaliste. PLATON a idéalisé en considérant la mort comme une libération. SOCRATE, lui, considère la mort comme une épreuve : Sommesnous capables de regarder la mort en face ? Nous le sommes parce que nous savons qu’il y a en nous quelque chose qui n’est pas touché par la mort ; nous y reviendrons tout à l’heure. ARISTOTE, réaliste, est le « petit-fils » de SOCRATE. ARISTOTE, à un certain moment, dit qu’il est beaucoup plus proche de SOCRATE que ne l’est PLATON. Les petits-fils sont souvent plus proches de leur grand-père que de leur père. ARISTOTE, en tout cas se considère plus proche de son grand-père SOCRATE, que de son père PLATON. Pour ARISTOTE, la mort est une épreuve, mais la mort est aussi quelque chose qui nous permet de mieux comprendre ce que nous sommes. Il y a, dans ARISTOTE, un passage assez curieux, très simple, du reste, parce qu’ARISTOTE n’a pas traité explicitement de la mort. C’est là, soit dit en passant, une chose très curieuse : il n’a pas beaucoup traité du mal et de la mort. Il a laissé les tragiques, les grands artistes, en parler. De fait, la grande tragédie grecque, a parlé admirablement de la mort. ARISTOTE, quand il s’agit du mal et de la mort, aime donc mieux laisser cela aux tragiques. ARISTOTE a toujours pris ce principe d’économie : le philosophe doit dire ce que les autres ne disent pas ; et quand les autres disent très bien quelque chose, le philosophe laisse les autres le dire ! C’est beau ; c’est la marque d’une grande humilité. Il y a des choses que les artistes disent beaucoup mieux que les philosophes, parce que les artistes disent tout avec une sensibilité beaucoup plus grande. Il y a cependant quelques remarques d’ARISTOTE sur la mort. Je vous 67
cite simplement ce petit passage du traité sur les Parties des animaux. Il y a d’autres endroits, mais celui-là est particulièrement significatif. ARISTOTE s’interroge sur ce qu’est l’âme. Cela touche directement notre sujet, parce que la personne implique la conscience que nous avons d’avoir une âme. Si vous n’avez pas conscience d’avoir une âme, votre pauvre personnalité, elle, est un peu diminuée ! ARISTOTE se pose donc la question de savoir si l’âme est, comme certains l’ont dit, « la configuration extérieure », autrement dit les qualités visibles ; et il répond que l’âme ne peut pas être cela, parce qu’elle est un principe d’intériorité. L’extérieur que nous voyons manifeste l’âme, mais n’est pas l’âme. ARISTOTE, pour le montrer, donne un petit raisonnement de philosophe : « Le mort aussi présente le même aspect extérieur (que l’homme vivant), et avec cela il n’est plus un homme ; impossible, aussi, qu’existe une main qui soit composée de n’importe quoi, une main en airain par exemple, ou en bois, sinon au prix d’une équivoque (...). Pareillement, aucune partie d’un cadavre n’est encore ce qu’elle était ... » 4. L’aspect extérieur reste le même, mais l’homme est mort. Toute la différence entre le mort et le vivant, c’est que le vivant a une intériorité : le vivant est défini par l’intériorité. La personne humaine, c’est l’intériorité ; quand l’âme n’est plus là, la physionomie extérieure n’est peut-être pas changée, du moins momentanément, mais il y a quelque chose qui n’est plus là. Ainsi, pour le philosophe, la mort révéla l’intériorité. Il faudrait regarder aussi les Stoïciens. Les Stoïciens ont été très attirés, fascinés, par la mort. Je prends SENEQUE parce que, étant un grand rhéteur, il est plus facile à lire ! Plus facile à lire qu’ARISTOTE, parce qu’ARISTOTE analyse. SENEQUE a un sens très fort de la fragilité de l’homme et de la mort. A une femme qui vient de perdre son fils, il écrit : « Qu’est-ce enfin que cet oubli de ta propre condition et de la condition générale ? Tu es née mortelle, tu as enfanté des mortels. N’étant toi-même qu’un corps caduc et ruineux, où pullulent les maladies, espères-tu voir sortir d’une substance aussi débile des êtres solides et impérissables ? Ton fils est mort : qu’est-ce à dire, sinon qu’il a atteint la borne vers laquelle ceux que tu estimes plus fortunés que le fruit de tes entrailles marchent sans arrêt ? » 5 Voyez ce regard extrêmement froid sur le corps voué à la mort. C’est bien cela, les Stoïciens : pas de sentiment ! Regardons les choses en face : « Toute cette foule qui se chamaille sur le forum, qui se divertit aux théâtres, 4 5
Les parties des animaux, I, 640 b 34 – 641 a 4. SENEQUE, Consolation à Marcia, XI, 1, in Dialogues III, éd. « Les Belles Lettres » 1942, p. 25. 68
qui prie dans les temples, s’achemine vers ce but unique d’un pas plus ou moins rapide. Ce que tu aimes, ce que tu méprises, tout se nivellera dans la même cendre. Le fameux Connais-toi qui figure parmi les oracles de la Pythie, n’a pas d’autre sens. Qu’est-ce que l’homme ? Un vase qui se brisera à la moindre secousse, au moindre remuement. Il n’est pas besoin d’un ouragan pour le réduire en poussière : le premier choc un peu violent le disloquera. Qu’est-ce que l’homme ? » 6 C’est très moderne, de définir l’homme par la mort ! SENEQUE voit que nécessairement l’homme est conduit à la mort : « Qu’est-ce que l’homme ? Un corps faible et fragile, nu, sans défense naturelle, incapable de se passer du secours d’autrui, en butte à tous les outrages de la fortune ; pâture et victime, lorsqu’il a bien exercé ses muscles, de la première bête venue ; pétri de matières molles et inconsistantes et ne brillant que par ses traits extérieurs ; ne supportant ni le froid, ni le chaud, ni la fatigue, mais que le croupissement et l’inaction auraient vite désagrégé ; à la merci de ses aliments, dont l’insuffisance le fait défaillir et dont l’excès le fait éclater ... ! » 7 Voyons maintenant un autre aspect de SENEQUE, assez différent : « Oh ! qu’ils méconnaissent leurs misères, ceux qui ne célèbrent pas la mort comme la plus belle invention de la nature et qu’ils ne l’attendent pas avec espoir ! Soit qu’elle couronne une vie heureuse, soit qu’elle écarte de nous l’infortune, soit qu’elle termine la satiété et la fatigue du vieillard, soit qu’elle enlève le jeune homme dans sa fleur à l’âge où l’on vit d’espérance, soit qu’elle réclame l’enfant avant le temps des épreuves, pour tous elle est la fin, pour beaucoup la guérison, pour quelques-uns l’accomplissement du vœu suprême, et ceux qui lui ont le plus d’obligation sont ceux qui la reçoivent avant d’avoir imploré sa venue. La mort affranchit l’esclave malgré son maître (elle est audessus de la distinction du maître et de l’esclave ...), la mort soulage les captifs de leurs chaînes ; la mort ouvre leur prison à ceux qu’un pouvoir inflexible y maintenait despotiquement ; la mort montre aux exilés, dont la pensée et le regard se tournaient incessamment vers la patrie, qu’on repose tout aussi bien sous une terre que sous une autre ; quand la fortune répartit mal les biens communs à tous les hommes et subordonnent l’un à l’autre des êtres venus au monde avec des droits égaux, la mort rétablit l’égalité. Après la mort nul n’est assujetti au bon plaisir d’autrui ; la mort ne se refuse jamais à personne Et cette mort, Marcia, ton père l’a désirée de tous ses vœux. C’est 6 7
Loc. cit., p. 26. Ibid. 69
grâce à la mort, je te le répète, que naître n’est pas un supplice, c’est grâce à elle que les malheurs dont je suis menacé ne m’accablent point, que je puis garder l’équilibre et l’indépendance de l’âme : je sais quel est mon recours. Je vois devant moi des instruments de torture, non pas tous du même modèle, mais variant avec le maître qui les fait faire : il en est qui pendent leurs victimes la tête en bas... » 8 et ainsi de suite. Je passe sur la description de toutes les victimes entre lesquelles la mort rétablit l’égalité. On oublie trop ce regard stoïcien. C’est une vision qui n’est pas vraie, mais il est curieux que la philosophie ait produit ce regard-là. Passons maintenant à HEIDEGGER. Vous allez voir que c’est beaucoup moins compréhensible. De SENEQUE à HEIDEGGER ... je fais un saut ! Entre les deux, on pourrait passer en revue tous les poèmes macabres de l’âge chrétien. Je voyais récemment un professeur de littérature qui me disait : « Je suis en train de faire une série de cours sur tous ces poèmes macabres, et je vois mes étudiants changer de couleur … Je leur dis : ‘ne craignez pas : c’est de la littérature !’ » Oui, mais c’est de la littérature sur la mort ! Il y a eu toute une littérature sur la mort, à l’intérieur du christianisme comme dans le stoïcisme. Voyons donc maintenant quelques passages de HEIDEGGER, sur la mort. Je préfère vous les lire que de les résumer, car si on essaie de résumer, cela risque de devenir incompréhensible : « Les mortels sont les hommes. On les appelle mortels parce qu’ils peuvent mourir (à la différence des autres animaux, qui « périssent »). Mourir veut dire : être capable de la mort en tant que la mort. Seul l’homme meurt, il meurt continuellement, aussi longtemps qu’il séjourne sur terre. (...) Les mortels « habitent » (ceci est une référence à Hölderlin) alors qu’ils conduisent leur être propre – pouvoir la mort comme mort – alors qu’ils le conduisent dans la préservation et l’usage de ce pouvoir, afin qu’une bonne mort soit. Conduire les mortels dans l’être de la mort ne veut aucunement dire : faire un but de la mort entendue comme néant vide, et ne vise pas non plus à assombrir l’habitation par l’effet d’un regard aveuglément fixé sur la fin. » 9 « Les mortels sont les hommes. On les appelle mortels parce qu’ils peuvent mourir. Mourir signifie : être capable de la mort en tant que la mort. Seul l’homme meurt. L’animal périt. La mort comme mort, il ne l’a ni devant lui ni derrière lui. La mort est l’Arche du Rien, à savoir de ce qui, à tous égards, n’est jamais un simple étant, mais qui néanmoins 8 9
Op. cit., XX, 1-3, pp. 40. 41. Bâtir, habiter, penser, dans Essais et conférences, Gallimard 1958, p. 178. 70
est, au point de constituer le secret de l’être lui-même. La mort, en tant qu’Arche du Rien, abrite en elle l’être même de l’être. En tant qu’Arche du Rien, la mort est l’abri de l’être. Aux mortels nous donnons le nom de mortels – non pas parce que leur vie terrestre prend fin, mais parce qu’ils peuvent la mort en tant que la mort. C’est en tant que mortels que les mortels sont ceux qu’ils sont, trouvant leur être dans l’abri de l’être. Ils sont le rapport, qui s’accomplit, à l’être en tant qu’être. La métaphysique, au contraire, se représente l’homme comme animal, comme être vivant … » 10
« L’homme déploie son être en tant que mortel. Il est ainsi appelé parce qu’il peut mourir. Pouvoir mourir veut dire : être capable de la mort en tant que la mort. Seul l’homme meurt – il meurt continuellement, aussi longtemps qu’il séjourne sur cette terre, aussi longtemps qu’il ‘habite’ … » 11 « Comme possibilité extrême de l’existence mortelle, la mort n’est pas la fin du possible, mais elle est l’Abri suprême (...) où réside le secret du dévoilement qui nous appelle ». 12
Vous avez remarqué, dans le premier texte, la réduplication sur la mort : « la mort en tant que mort ». HEIDEGGER connaît bien la philosophie grecque, et sait ce que signifie la réduplication sur l’être : « l’être en tant qu’être » Mais lui applique cela à la mort : « Etre capable de la mort en tant que mort ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire « vivre la mort ». L’animal périt, il ne vit pas la mort. HEIDEGGER revient constamment là-dessus : « pouvoir mourir », « être capable de la mort en tant que mort », et il tourne autour, parce que ce n’est pas facile de définir le « pouvoir mourir ». On parle d’un « pouvoir » en fonction de l’acte : or aucun d’entre nous n’a l’expérience de la mort. Pour HEIDEGGER, la mort seule nous donne prise sur la totalité du Dasein, (l’être-là, l’être de la personne humaine). En même temps, l’interprétation ontologique de la mort nous révèle un aspect fondamental de l’existence « authentique ». Alors que l’existence « quotidienne » est dissimulation et fuite devant la mort, l’existence « authentique » est acceptation ou au moins refus d’éluder la signification de la mort. La chose, dans Essais et conférences, pp. 212-213. « L’homme habite en poète … », dans Essais et conférences, p. 235. 12 Moîra, dans Essais et conférences, p. 310. 10 11
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L’acceptation « authentique » est attente constante, anticipation de la mort 13. Les hommes ont peur de la mort, et c’est pourquoi ils essaient par tous les moyens de l’exclure de leur vie : c’est « l’existence quotidienne », qui est oubli de ce qu’on est en profondeur, une vie qui reste au niveau conventionnel (et le conventionnel cache la mort). La mort exige l’authenticité. Il y a quelque chose de juste du point de vue psychologique : c’est qu’on peut, en face de toutes les autres situations, fuir, prendre des attitudes « quotidiennes » comme dit HEIDEGGER, conventionnelles, tandis que la mort brise le conventionnel. C’est ce qu’indiquait SENEQUE en disant que la mort fait l’égalité entre les hommes. Le conventionnel, c’est les inégalités ; la mort nous remet dans l’égalité de la condition humaine. Après avoir vu ces quelques positions philosophiques, essayons de comprendre, comment, pour le philosophe qui s’interroge sur la personne humaine, se présente le problème de la mort. Il y a deux grandes réalités dont le philosophe n’a pas l’expérience : la mort de Dieu. Le philosophe n’expérimente pas Dieu, c’est le privilège du croyant (l’homme religieux lui-même n’a pas d’expérience de Dieu). Ce sont deux extrêmes pour la philosophie, deux extrêmes qui, d’une certaine manière, se tiennent (comme toujours les extrêmes). Le philosophe n’a donc pas d’expérience immédiate de Dieu. Si nous avions tous une expérience immédiate de Dieu, nous ne pourrions pas dire : « Dieu n’existe pas ». Par rapport à Dieu, la mort a un privilège : c’est que nous en avons une expérience « médiatisée ». Nous n’avons pas une expérience directe de la mort, mais nous expérimentons indirectement, ce qu’est la mort quand nous assistons à la mort de quelqu’un que nous aimons. Il y a ainsi une expérience « médiatisée », et c’est l’amour seul qui permet ce prolongement de notre expérience : ce qu’un ami vit, l’ami le vit. Quand un ami meurt, son ami meurt un peu ; quand il y a un lien d’amitié, quand il y a un lien d’amour profond entre deux êtres, la mort de l’un fait que l’autre meurt au plus intime de son cœur. Ce n’est pas une mort biologique, mais une mort intérieure, dans le cœur, une mort affective – je dirais : « une mort de l’amour ». Cette expérience médiatisée de la mort, si nous sommes lucides, nous savons bien que ce n’est pas l’expérience de la mort ; mais c’est comme le prolongement de la mort au plus intime de notre cœur, grâce à l’amour qui nous unissait à cet être que nous aimions et qui cesse d’être présent. C’est cela qui est la mort du cœur, la mort de l’amour : il y avait une relation de présence et subitement la présence disparaît, il y a une absence ; l’être que nous aimions n’est plus de 13
Voir Sein und Zeit, pp. 260. 262 et 301. 302. 72
ce monde. (Je parle ici uniquement du point de vue philosophique, et je terminerai par le point de vue chrétien. La philosophie nous aide à être lucides, même quand nous sommes croyants et je dirais même : surtout quand nous sommes croyants. Elle nous aide à voir les choses avec une très grande acuité, l’acuité de l’intelligence humaine ; et Dieu nous le demande, puisque la foi ne supprime pas notre intelligence). La mort est toujours quelque chose de terrible, on ne peut pas s’y habituer. Quand on s’habitue à la mort, on tombe dans le « quotidien » et on ne voit plus la mort, on la regarde comme les animaux qui périssent. On peut s’habituer aux animaux qui meurent, mais pas à la mort d’un ami : c’est impossible, parce que c’est une relation d’amour qui est brisée, une relation de présence qui est brisée ; c’est une absence au niveau sensible. Si, au plus intime, de notre intelligence et de notre cœur, nous comprenons que la mort n’est pas un absolu, au niveau biologique, elle est un absolu : on ne peut pas reprendre la mort. On dira qu’aujourd’hui, on peut, d’une certaine manière, permettre à certains de recommencer de respirer ; mais au fond, c’était une mort qui n’était pas une vraie mort. Ne disons pas que c’est une résurrection ! C’est tout simplement réanimer quelqu’un qui, extérieurement, était déjà tout proche de la mort, et qu’on a pu sauver au dernier moment. Pour celui qui sait que l’âme spirituelle est immortelle, la mort n’est pas un absolu ; si elle est un absolu au niveau biologique elle n’est pas un absolu du point de vue profond, du point de vue de notre personne humaine, puisque notre personne est premièrement et avant tout notre esprit. Nous savons donc que la mort brise le conditionnement habituel de nos relations ; pour notre sensibilité, pour notre cœur humain, c’est terrible, parce que c’est une brisure à laquelle on ne peut pas s’habituer. C’est une brisure du conditionnement habituel, et le conditionnement habituel, c’est là où loge notre conscience psychologique. Notre conscience psychologique est dans le conditionnement de notre vie dans la manière dont nous regardons les êtres qui sont proches de nous, à qui nous disons notre affection, avec qui nous pouvons vivre. La mort brise cette communauté de vie. Du point de vue psychologique, la mort est donc une brisure, puisque c’est le conditionnement humain qui est brisé. C’est seulement du point de vue de l’esprit que nous pouvons comprendre qu’il y a quelque chose qui demeure au delà de la mort. Mais quoi ? Nous ne le savons pas exactement, parce que nous ne pouvons pas, philosophiquement, savoir quel est le sort de quelqu’un qui est mort, de l’âme séparée du corps. Il faut être PLATON pour se réjouir de cela et pour en avoir une certitude, grâce à la « réminiscence ». 73
Mais cela, nous savons que c’est imaginaire, c’est un imaginaire très profond, c’est une nostalgie très profonde, mais ce n’est pas vrai. Pour nous, si nous sommes vraiment réalistes, nous savons que quelqu’un qui est mort n’est plus de notre univers, et nous savons aussi qu’il y a en nous quelque chose qui n’est pas de cet univers, quelque chose qui nous relie à Dieu. En effet, au niveau philosophique, je comprends et je dois pouvoir comprendre ce qu’est la relation religieuse, ce qu’est l’adoration, ce qu’est la contemplation. Je peux alors, dans cette attitude religieuse, avoir une position réaliste à l’égard de la mort. Je ne dis pas : une position stoïcienne, car l’attitude stoïcienne d’un SENEQUE n’est pas entièrement vraie : il ne faut pas se raidir devant la mort, ni la mépriser, et il ne sert à rien de dire que devant la mort tout le monde est égal. C’est une drôle de consolation ! L’attitude réaliste consiste à regarder la mort dans toute sa force, comme une épreuve. C’est une épreuve au niveau philosophique, c’est une épreuve pour l’âme spirituelle, pour notre personne humaine. C’est une épreuve, parce que, devant la mort d’une personne que nous aimions, il n’y a plus de refuge (philosophiquement parlant) qu’en Dieu, puisque nous n’avons plus conscience de notre relation personnelle avec l’être qui nous a quitté. Nous savons qu’il continue d’exister, mais nous ne savons pas comment ; et nous, nous restons avec notre mode humain, notre modalité de vie humaine, nous ne pouvons plus le rejoindre. Dans notre conscience humaine, nous ne pouvons plus avoir d’expérience de lui, il n’y a plus de vie commune, il n’est plus de cet univers. Nous ne pouvons donc nous réfugier qu’auprès du Créateur, qui est le Père de notre âme et le Père de celui ou de celle qui nous a quittés. Au niveau philosophique, c’est la première chose que nous devons essayer de comprendre. Nous n’avons pas d’expérience de notre propre mort, de sorte que nous ne pouvons pas utiliser notre propre mort pour comprendre ce qu’est la mort. Si nous avions l’expérience de la mort, et si nous pouvions reprendre plusieurs fois cette expérience, au bout d’un certain temps, nous pourrions dire : « j’avais mal compris, je reprends » et ainsi de suite ! Mais nous ne pouvons pas. Du point de vue purement philosophique nous savons très bien que la mort est quelque chose dont nous n’avons pas l’expérience et qui restera donc toujours pour nous (c’est cela qu’il est important de bien comprendre) comme une négation. Dans cette négation, il y a un certain absolu. Il y a quelque chose qui est troublant pour notre sensibilité, et quelque chose qui est troublant pour notre esprit : c’est une limite, comme un mur. La mort est vraiment le « mur » philosophique, parce que cela ne répond pas. 74
Nous sommes devant quelque chose que nous ne pouvons pas expliquer, devant quelque chose qui nous dépasse, parce que nous pensons que l’amour que nous avons pour quelqu’un devrait lui permettre d’être au-delà de la mort. C’est le vœu profond que nous avons quand nous aimons quelqu’un : nous voudrions au moins mourir avant lui, mourir à sa place, et que lui continue de vivre après nous ... C’est cela que nous voudrions. L’amour que nous avons en nous a quelque chose d’éternel et souhaite toujours que l’être que nous aimons vive toujours, sauf si nous le voyons souffrir trop, si nous le voyons dans un état de vieillesse. Je parle surtout ici, de la mort des jeunes, parce que c’est celle-là qui est la plus dure. La mort d’un vieillard, c’est presque compréhensible, mais la mort de quelqu’un qui est plus jeune que nous, la mort de quelqu’un qui, normalement, aurait dû prolonger notre vie, c’est cette mort-là qui, du point de vue purement philosophique, est blessante et est comme un mur parce que nous ne pouvons pas comprendre. Il y a donc dans la mort une limite, l’expérience d’une limite. C’est cela que le philosophe doit comprendre. HEIDEGGER, en appelant la mort « l’Arche du Rien », poétise. J’aime mieux dire « limite », en prenant ce terme au sens le plus fort : la limite de notre être, la limite de notre vie, la limite de la vie de ceux que nous voyons, que nous aimons. Le conditionnement nous limite. Or la mort est justement la conséquence dernière, l’accomplissement du conditionnement. La mort n’est pas l’accomplissement de la vie, elle est l’accomplissement du conditionnement. Notre conditionnement d’être corruptible, d’être mortel, s’achève dans la mort. C’est pour cela que c’est vraiment la mort qui nous donne le sens de la limite absolue. La mort c’est la limite absolue dans notre univers, au niveau de notre intelligence puisque nous sommes en face de quelque chose que nous ne pouvons pas comprendre, et au niveau de notre cœur parce que cela nous blesse et nous tue un peu ; et c’est une brisure pour notre sensibilité. Ce sont ces différents éléments que nous devons regarder maintenant. Comment réagir devant la mort ? On peut se scandaliser. Pensons à la mort d’un enfant, d’un tout-petit, à la mort de l’innocent ... CAMUS est scandalisé par la mort d’un tout petit, c’est normal ; et c’est normal d’être scandalisé par la mort d’un innocent. L’innocent n’a pas d’âge : il se retrouve à tous les âges. On considère comme un scandale que l’innocent meure. Pourquoi lui et pas l’autre, celui qui se conduit comme un imbécile, alors que lui est merveilleux? La mort peut nous scandaliser et je crois même qu’elle nous scandalise toujours un peu, surtout quand il s’agit de la mort de quelqu’un qui est plus jeune que nous. Plus nous avançons en âge, plus nous comprenons cela. Car 75
quand on est jeune, on assiste surtout à la mort de ceux qui sont plus âgés. Quand on avance en âge, on commence à voir la mort de certains qui auraient dû continuer ce que nous faisions ; et parfois on reste seul, alors que tous ceux qui étaient après nous ont disparu ! La mort, à ce moment-là, nous scandalise. Le scandale, en soi (je vous l’ai déjà dit), n’est pas mauvais. Ce n’est pas mauvais, d’être scandalisé ; c’est même quelquefois très bon. On est scandalisé devant le mal, et la mort est un mal, il faut le dire. On ne peut pas dire que ce soit un bien. Il ne faut pas dire comme PLATON que la mort est un bien, ni en faire l’éloge que fait SENEQUE. La mort est un mal, parce qu’elle brise, parce qu’elle détruit ; elle détruit une unité, l’unité d’un être que nous aimons, elle détruit la personne dans son individualité. Et plus la personne avait un grand élan de vie, plus la personne portait en elle, des promesses d’épanouissement, plus la brisure se fait sentir. Ce mal nous scandalise. Le scandale atteint toujours notre cœur lié à notre intelligence et lié à notre sensibilité. (Cela va très loin, le scandale ! Il faudrait faire la philosophie du scandale, à travers CAMUS). C’est tout l’être humain qui est secoué par le scandale ; ce n’est pas seulement l’intelligence. Les gens qui sont trop cérébralisés ne se scandalisent de rien, et l’attitude stoïcienne consiste à ne se scandaliser de rien, à mépriser pour ne pas être scandalisé – alors que quand on est proche des êtres, on est scandalisé par le mal qui les atteint, et qui n’aurait pas dû les atteindre. Il est donc normal qu’il y ait scandale, mais on ne peut pas en rester au scandale. Le scandale est comme une interrogation ; c’est même la plus profonde des interrogations. C’est l’interrogation du cœur. C’est notre cœur humain (lié, bien sûr, à l’intelligence) qui interroge : « Qu’est-ce que cela veut dire ? » Je peux, devant ce scandale, me mettre à blasphémer, si je considère que le mal provient de Celui qui aurait pu l’éviter, de Celui qui est le Maître de la vie et de la mort. On voit comment le scandale peut conduire au blasphème, peut conduire même à la haine, à la révolte car on considère qu’il n’y a plus de justice, qu’il n’y a plus d’ordre. La mort étant quelque chose d’absolu, tout le reste, comparativement à la mort, est relatif. C’est pour cela que le scandale devant la mort de l’être qu’on aime peut conduire au blasphème, à la haine, à la révolte, à une révolte à l’égard de tout ce que nous voyons, de tout ce qui est autour de nous, et à une révolte à l’égard de ce qui nous est le plus cher. Mais cette attitude provient de ce que nous ne sommes pas allés assez 76
loin. Quand le philosophe qui a découvert l’existence de Dieu reconnaît que Dieu est le Maître de la vie et de la mort, il reconnaît que Dieu a créé par amour et que Dieu ne peut rien anéantir parce qu’Il a créé, par amour, et qu’Il a créé dans une liberté d’amour unique, qu’Il a créé par pure gratuité. Si donc Dieu est le Maître de la vie et qu’Il retire la vie, qu’Il permette la mort, la mort d’un être qui nous est cher, son amour premier est toujours présent. S’Il a retiré la vie à tel ou tel dans sa jeunesse, quand il était tout petit, c’est qu’il y a des raisons de Sagesse que nous ne comprenons pas ; ce n’est pas le hasard, ni un manque d’amour, ni un oubli : Dieu ne peut pas avoir d’oubli, Dieu ne peut rien laisser au hasard. Au niveau de la réflexion philosophique, nous devons aller jusque là. Cela ne maîtrise pas nécessairement nos réactions affectives, mais cela les oriente. Cela nous aide à comprendre que seul Dieu peut apaiser notre cœur blessé, parce qu’Il est Le Maître de la vie et de la mort et donc que la mort « renaît » directement entre les Mains de Dieu, et que chaque être humain qui meurt est remis totalement entre les Mains de Dieu. Dans l’adoration, nous pouvons comprendre que si la mort est un mal, elle est aussi une libération. La mort est un terme du conditionnement humain, mais elle est aussi un retour à la Source, et l’être que nous aimons retourne directement à Sa Source. C’est Dieu qui le reprend. C’est là que nous voyons comment nous pouvons dépasser le scandale. Dépasser le scandale, c’est comprendre que la mort n’est pas le fruit du hasard. Il n’y a rien de plus révoltant que de considérer que la mort est le fruit du hasard ; parce qu’alors quelqu’un qu’on aime aurait été, lui, livré au hasard – et cela, c’est révoltant ! Cela peut conduire à une révolte très intérieure et très profonde. Pour dépasser le scandale, il faut que nous comprenions que notre âme spirituelle a été créée par Dieu et dépend de Dieu, que cette dépendance à l’égard de Dieu est plus profonde que toutes les autres dépendances, et que Dieu est au-dessus du conditionnement. Dieu a créé de rien, et donc Il n’a pas créé en dépendance du conditionnement. Par conséquent, dans la mort, il y a une remise directe dans les Mains de Dieu. Cela, nous pouvons, dans un regard contemplatif (philosophique), le comprendre, et c’est la seule chose qui nous apaise. Nous comprenons que c’est le « Passage » de Dieu, et un Passage d’amour à l’égard d’un être que nous aimons. Certes nous pouvons dire à Dieu : « Vous auriez dû me demander conseil ! » Cela fait partie de la prière. Rappelez-vous la prière de Marthe et de Marie à Jésus : « Si Tu avais été là ... » Jésus n’a pas demandé conseil à Marthe et à Marie ; et quand Dieu retire quelqu’un que nous aimons, Il ne nous demande pas conseil. Mais si Dieu ne nous demande pas 77
conseil, ce n’est pas parce que Dieu nous méprise ; c’est parce que, dans sa Sagesse, Il a pour nous un amour plus grand que l’amour que nous avons pour nous-mêmes ou pour ceux que nous aimons. Nous devons alors reconnaître comme un « Passage » de Dieu qui doit nous attirer plus profondément auprès de Lui, parce qu’auprès de Dieu se trouvent ceux que nous aimons et qu’à cause de cela il y a un lien nouveau avec Dieu. Si la mort est bien l’épreuve, au sens très fort, pour notre personne, du point de vue métaphysique (c’est la grande épreuve, puisque c’est quelque chose que nous ne pouvons, pas comprendre et qui réclame de nous une attitude de remise totale entre les Mains de Dieu), la mort doit nous aider à mieux comprendre ce qu’est la finalité de notre personne humaine, et mieux nous faire comprendre les limites de notre conditionnement et enfin mieux nous faire comprendre la signification de notre vie terrestre. Développons très rapidement ces trois points. La mort doit nous faire mieux saisir qu’il y a en nous quelque chose qui dépasse ce monde. Celui qui est mort avant nous, nous l’apprend ; il nous l’apprend dans le silence, c’est sûr, mais il nous l’apprend. C’est toujours grâce à une relation d’amitié que nous comprenons le mieux les secrets les plus profonds de notre cœur. Par la mort de celui que nous aimons, nous découvrons plus profondément qu’il y a en nous quelque chose qui dépasse ça monde. C’est peut-être la leçon qu’il nous donne. Dès que quelqu’un meurt, même lorsqu’il est beaucoup plus jeune que nous, il devient notre aîné, immédiatement (du point de vue métaphysique), parce qu’il passe dans un autre univers et qu’il n’est plus conditionné par notre monde et que, tout l’aspect du devenir du conditionnement disparaissant, il est alors parfaitement lui-même. C’est de celui-là que nous recevons cette leçon, dans un silence qui exige de nous une nouvelle intériorité. Lorsque la mort n’est pas vécue dans le scandale et dans la révolte, quand elle est vécue dans cette intériorité dont je vous parlais tout à l’heure, alors nous découvrons plus profondément qu’il y a en nous quelque chose qui dépasse tout ce qui fait notre condition humaine extérieure. La mort nous fait mieux saisir notre conditionnement humain. Nous voyons bien combien nous sommes limités et fragiles, et que nous ne pouvons pas grand chose pour modifier ce conditionnement humain. C’est pourquoi, la mort regardée en face nous fortifie. La vertu de force nous fait regarder la mort en face, et cela nous fortifie dans notre conditionnement humain, parce que cela nous fait mieux saisir le caractère relatif de ce conditionnement humain, comparativement à ce qu’il y a de plus spirituel en nous. Et la mort nous fait mieux comprendre la signification profonde de 78
notre vie humaine, puisque ceux que nous aimons et qui sont passés devant nous, sont pour nous vraiment comme des appels. La mort n’est donc pas négative pour le philosophe : c’est une épreuve en vue d’aller plus loin. Ce n’est pas une pure libération à la manière de PLATON, c’est une épreuve ; c’est un mal, mais il y a dans ce mal et cette épreuve quelque chose qui doit nous aider à aller plus loin, qui doit nous aider à dépasser notre propre conditionnement et qui doit donc, de ce point de vue-là, nous libérer en nous permettant d’aller plus loin. Un dernier mot, du point de vue chrétien : Qu’apporte notre foi à ce mystère de la mort ? Pour le croyant, la mort, c’est premièrement la mort de notre Dieu, Jésus-Christ. Le chrétien ne peut plus regarder la mort en dehors de la mort du Christ ; toutes les morts sont relatives à celle-là. Comme toutes les maternités proclament Marie Bienheureuse, toutes les morts conduisent à la mort de Jésus, elles sont comme le reflet de la mort du Christ. La mort de Jésus est une victoire, c’est une victoire d’amour à travers un échec. Jésus porte toutes les conséquences du péché et la mort, pour le chrétien, est une conséquence du péché ; pour le philosophe, c’est un mal, pour le chrétien c’est une conséquence du péché. Jésus a porté toutes les conséquences du péché, Il les a portées pour s’en servir, y compris la mort. Jésus seul pouvait se servir de la mort, s’en servir d’une manière positive pour manifester son amour. Jésus seul pouvait, parce qu’Il est Dieu, parce qu’Il est l’Amour substantiel, se servir de la mort pour manifester son amour. Il pouvait se servir de la mort pour vaincre la mort et pour, à travers sa mort, donner la Vie. Lui seul pouvait faire cela. Nous, nous ne pouvons pas nous servir de la mort, parce que nous ne la dépassons pas (nous pouvons comprendre qu’il y a un au-delà, mais nous ne connaissons pas cet au-delà. La mort du Christ s’est réalisée dans le mystère même de Dieu et dans le Verbe ; la séparation de l’âme et du corps se réalise dans le Verbe de Dieu. Et parce que la mort a existé en Dieu, parce qu’elle a été portée par Dieu, vécue par Dieu à l’intérieur même du mystère du Verbe de Dieu, on comprend que la mort, alors, soit complètement transformée par la mort du Christ. Jésus se sert de la mort pour glorifier le Père, pour nous sauver et pour nous glorifier. Par sa mort Jésus nous fait comprendre la victoire plénière de l’amour. Au-delà de la mort, il y a la glorification, la résurrection ; au-delà de la mort, il y a l’Amour qui transforme tout et qui reprend tout pour donner une vie nouvelle qui est une Vie toute d’amour. Ce qui est vrai du Christ est vrai de tous les membres du Christ, j’allais presque dire est vrai de toute l’humanité. 79
Pour le chrétien donc la mort reste une épreuve ; elle reste une limite pour son intelligence humaine, elle reste quelque chose qu’il ne peut pas dominer, qu’il est obligé de remette entièrement à Dieu. Mais pour le chrétien, la mort unie à celle de Jésus peut être un moyen d’exprimer l’amour, aussi bien notre mort que la mort de ceux que nous aimons, puisque nous mourons un peu avec eux. Nous pouvons les « accompagner » dans la mort et faire que cette mort soit pour nous l’occasion de dire à Jésus, à Dieu, que nous savons que son Amour est victorieux du péché et de la mort.
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[P8 — 7e]
Père Marie Dominique PHILIPPE, o.p,
La personne et l’amitié
(U.L.S.H. 1976-77) 81
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UNIVERSITE LIBRE DES SCIENCES DE L’HOMME
Cycle A – Philosophie générale
La personne et l’amitié
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I - Vision psychologique de la personne
Charles ODIER s’est attaché à étudier, « sous son aspect fondamental et non pas spirituel », le problème « de la genèse et de l’évolution du moi ». 14. C’est toujours le moi qui est saisi, au niveau psychologique. Le métaphysicien ne parlera pas beaucoup du moi, le philosophe non plus : au contraire le psychologue parle beaucoup du moi parce que c’est autour du moi que se concrétise, de fait, sa recherche psychologique : la conscience que nous avons de notre personnalité et de notre personne. Ce qui me semble intéressant à retenir chez ODIER, ce sont les trois éléments essentiels ou « fonctions du moi » qu’il découvre et explicite, et qui sont l’autonomisation, la valorisation et la sécurisation. Nous allons essayer de comprendre ce que peuvent représenter ces trois éléments qui me semblent déterminer le moi fort, c’est-à-dire un moi personnel. C’est en effet le moi fort, ou le sentiment du moi, qui explique la personnalité ou la personne au niveau psychologique (personnalité et personne, au niveau psychologique, se tiennent ; le philosophe distingue les deux, mais du point de vue psychologique, on dira indifféremment « personnalité » ou « personne »). Regardons ces trois aspects de la formation du moi : l’autonomie, la sécurité, la valeur, je prends ici les résultats d’ODIER, et j’essaie de les comprendre au niveau philosophique. Nous voyons tout de suite que, puisque nous sommes dans le devenir, ces trois « sentiments du moi » vont se construire face à trois dangers, les trois dangers qui constamment risquent de faire péricliter le moi. Si je pouvais jauger votre moi psychologique, nous verrions tout de suite à quel niveau vous en êtes ; ce serait peut-être indiscret, mais ce serait très intéressant de voir ou en est chacun d’entre nous ! Après quoi, n’aurait droit de parler que celui qui a un moi fort ; les autres on les laisserait derrière ! L’autonomie peut se jauger, c’est évident, ça peut se jauger. Quand on est en conversation avec quelqu’un, on sent tout de suite à qui on a affaire très particulièrement dans la poignée de main : si c’est quelqu’un qui vous serre la main avec un peu de force, ou si vous avez affaire à quelqu’un qui vous lâche sa main dans les mains !
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L’homme esclave de son infériorité, Delachaux et Niestlé 1947, p. 5. 86
L’autonomie s’oppose à l’aliénation, la sécurité s’oppose à l’angoisse, et la valorisation s’oppose à la culpabilité. Notez qu’ODIER ne dit pas exactement cela, mais, encore une fois, j’essaie de comprendre les résultats de ses analyses, qui ne semblent très intéressants. Psychologiquement je crois qu’en effet un moi fort se traduit comme cela et ne peut pas se traduire autrement. L’autonomie s’oppose donc à l’aliénation, et la sécurité à l’angoisse. Nous comprenons très bien que si nous sommes angoissés, notre personne est complètement inhibée, nous sommes absents. C’est terrible de voir un être vraiment angoissé : il n’y a plus de moi. C’est terrible aussi de voir un être qui vit dans la culpabilité et dans l’aliénation. Evidemment c’est l’inconscient qui joue, là, constamment ; un inconscient qui vous emporte. Je prends ici « inconscient » au sens très simple : tout simplement, on n’est plus maître de la situation. Or une personne doit toujours être maître de la situation, au moins en partie. C’est le propre d’une personne : vous pouvez compter sur sa parole. Il pourra certes y avoir des trous, des oublis, tout simplement parce qu’il y a un instinct de conservation qui fait qu’on rejette les choses secondaires ; c’est très curieux ! Quand on est en pleine euphorie, il n’y a pas de problèmes. Quand on est fatigué, on oublie pour pouvoir survivre, tout simplement ; on oublie quantité de choses qu’on doit oublier ... Ce n’est pas grave du tout ! Cela fait partie d’un contexte humain. Au contraire l’aliénation, l’angoisse et la culpabilité nous empêchent d’être responsables de nos activités. Vous voyez tout de suite que l’autonomie regarde le présent, la sécurité le futur, et la valorisation le passé, parce que nous sommes dans le devenir, dans la genèse, et donc dans le temps. Notre psychologie se développe dans le temps. Le philosophe lui dépasse le temps et essaie de saisir l’être, qui, par définition, n’est pas mesuré par le temps. Qu’est-ce qui est mesuré par le temps ? C’est le devenir. Le point de vue psychologique est nécessairement dans le temps, et donc la personne, au niveau psychologique, se situe par rapport au temps : et par rapport au temps il y a ces trois dimensions : l’autonomie par rapport au présent, la sécurité par rapport au futur, et la valorisation par rapport au passé.
L’autonomie. Nous sommes un être qui a conscience d’une certaine autonomie : nous sommes libres, au moins un peu, à l’égard du milieu vital dans lequel nous 87
vivons. C’est cela en effet, l’autonomie : c’est émerger du milieu vital. Et plus l’autonomie est forte, plus on émerge du milieu vital, moins en est conditionné, et surtout plus on est capable de se déterminer au-delà des conditions. Le jour, où vous êtes totalement conditionnés et déterminés par votre milieu vital, vous êtes aliénés, on vous mène par le bout du nez, vous êtes complètement dépendants du milieu dans lequel vous êtes, et vous avez alors la spiritualité de la planche : vous descendez le fleuve, on vous mène ... Et cela, on le sait très bien : il y aura toujours, dans le milieu vital dans lequel on est, des êtres un peu astucieux qui seront là pour dire : « celui-là, on sait très bien comment on arrivera à le posséder, on le gouvernera comme on veut ... » Vous serez alors manœuvrés, aliénés. L’autonomie consiste donc à émerger du milieu vital et humain, à dépasser ce milieu vital, en comprenant que nous sommes tous conditionnés. Dire qu’on n’est pas conditionné, qu’on ne subit pas des influences, c’est faux. Ce sont les gens qui disent qu’ils ne subissent jamais d’influences, qui en subissent le plus, parce qu’ils ne le reconnaissent pas. Reconnaissons que si telle personne nous demande telle chose, parce que c’est cette personne-là, nous accepterons tout de suite, alors que si c’était un autre, nous n’accepterions pas. Nous sommes influençables : il y a en nous des points particulièrement vulnérables à l’égard de certaines personnes, ce qui peut nous influencer énormément, et c’est normal. Ce serait très triste de ne pas en avoir : cela prouverait qu’on manque de sensibilité affective. Le tout, c’est de reconnaître ce conditionnement affectif, cette vulnérabilité, et de l’assumer. C’est cela, l’autonomie : assumer le conditionnement du milieu vital dans lequel on vit. Ou si vous voulez, assumer le conditionnement du milieu vital dans lequel on vit, nous permet d’avoir une certaine autonomie. L’autonomie permet la liberté (s’il n’y a pas d’autonomie, il n’y a pas de liberté), et donc permet le choix. Une personne est quelqu’un qui peut choisir en sachant ce qu’elle fait. L’autonomie se traduit toujours dans le choix, dans la mesure où votre choix est un choix intelligent, où vous avez suffisamment de recul. Nous comprenons très bien, et je crois que ce n’est pas la peine d’insister là-dessus, que du point de vue psychologique l’autonomie est un élément essentiel à la personnalité, et que c’est une conquête constante. Je peux être autonome en l’année 83 et être aliéné en l’année 84. Constamment il me faut conquérir davantage mon autonomie : mon autonomie psychologique ne devrait-elle pas grandir toujours, puisqu’il me faut assumer toujours le conditionnement dans lequel je vis ? En réalité je ne le fais pas tout le temps, parce qu’il y a des moments où je suis fatigué. On le sait très bien : on est parfois en dessous du niveau de la mer ... et cela, hélas, devient quasi normal 88
avec la vieillesse (psychologiquement, n’est-ce pas le signe même de la vieillesse ?) A ce moment-là, on est conditionné de telle manière qu’on se laisse prendre par le flux et le reflux. Nous savons cela : il faut en être conscient. C’est du reste très beau, d’être conscient de cela, c’est très grand.
La sécurité La sécurité regarde le futur. L’angoisse nous empêche de regarder « demain ». Les êtres angoissés sont des êtres qui ne peuvent pas regarder ce qui arrivera demain. C’est pour cela que, quand on est en face d’un être angoissé, il ne faut jamais lui dira : « regardez, cela va être magnifique, ce qui va arriver ». En disant cela, vous les plongez davantage dans l’angoisse. Aux êtres angoissés il faut essayer, par tous les moyens, de donner une présence. C’est la seule chose qui les pacifie. Quand vous leur donnez une présence, ils recommencent à respirer mais si vous parlez de ce qui arrivera demain, vous augmentez l’angoisse. L’angoisse est toujours en fonction du futur. C’est très curieux, le phénomène de l’angoisse ; et c’est quelque chose qui est terrible, du point de vue de la personnalité parce qu’on ne peut plus prendre de décision, on est dans l’incapacité de prendre une décision. Il ne faut surtout pas demander à des êtres angoissés de prendre des décisions ; il faut simplement essayer de leur faire reprendre contact avec le réel, parce que l’angoisse, c’est l’oubli de l’expérience, de l’expérience du jugement d’existence : on n’a plus de contact avec le milieu dans lequel on est. Un être angoissé se replie complètement sur lui-même. Ce n’est plus seulement l’aliénation par rapport au milieu : c’est bien pire que ça. L’angoisse est bien plus terrible que l’aliénation ; c’est ce qui inhibe complètement un être. Si vous êtes angoissés, si vous faites une toute petite expérience de l’angoisse, vous ne pouvez plus écrire, vous ne pouvez plus parler, vous êtes complètement inhibés, complètement pris. L’angoisse, c’est le phénomène de l’enlisement, et c’est effrayant. C’est le phénomène de celui qui est pris par la neige. Dans les pays de neige, on dit bien il ne faut jamais s’endormir dans la neige, car on ne se réveille plus. La neige c’est l’enveloppement qui vous saisit, qui vous prend ... L’oubli de l’expérience, qui fait que l’imaginaire alors s’empare de tout. C’est un phénomène imaginaire, l’angoisse, un imaginaire terrible parce qu’il n’a plus d’objet. Les philosophes ont raison de dire que l’angoisse n’a pas d’objet, alors que la peur a un objet. Vous avez peur du gros chien. Vous n’allez pas dire : « je suis angoissé à l’égard du gros chien ». 89
Non, quand vous êtes angoissés, vous ne savez plus : « je suis angoissé » – c’est en vous que cela se passe, et cela supprime complètement le moi. La sécurité est juste l’inverse de l’angoisse : c’est le moi fort qui peut regarder en face ce qui arrive demain. C’est la conquête contre l’angoisse. Il peut y avoir une sécurité qui soit mauvaise, mais le moi fort implique une sécurité, il implique la possibilité de regarder quelque chose qui n’est pas encore déterminé. Le futur, c’est toujours le domaine du possible et le domaine du possible, pour nous la plupart du temps, est un domaine imaginatif. Il peut y avoir dedans, des éléments d’intelligence, certes ; mais c’est quand même imaginatif, le possible, puisque ce n’est pas le réel, ce n’est pas ce qui est. C’est pour cela que je dis que c’est l’oubli de l’expérience qui nous plonge dans le possible. La sécurité, le sentiment de sécurité, consiste à dominer ces possibles, pour pouvoir choisir, parmi ces possibles. On est capable d’un choix, et le choix montre le moi fort qui domine.
La valorisation La culpabilité psychologique, (je ne parle pas ici de culpabilité morale, mais de culpabilité psychologique) est le sentiment de celui qui, à l’égard du passé, a l’impression qu’il a tout raté ; les échecs qui se multiplient ... et c’est terrible, des échecs qui se multiplient. On a raté un examen, on va en rater un second, on va en rater un troisième ... On a l’impression que rien de ce qu’on fait n’est bon. La culpabilité, du point de vue psychologique, supprime toute la confiance qu’on peut avoir en soi. Et si on n’a plus confiance en soi, on ne peut plus avoir confiance dans les autres. La culpabilité ronge ; c’est le ver rongeur à l’égard de tout le passé ... Nous nous construisons progressivement. Ce que nous sommes actuellement n’est peut-être pas une réussite, mais c’est tout de même quelque chose, et il y a la possibilité de faire encore autre chose qui soit mieux. Nous pouvons donc avoir un certain sentiment de confiance, avoir confiance que tout ce que nous avons fait n’a pas complètement raté, qu’il y a tout de même quelque chose de positif et que ce quelque chose de positif peut aller plus loin. Cette confiance, c’est le sentiment de valorisation. Le sentiment de valorisation consiste à comprendre qu’il y a en nous une capacité de faire des choses qui ont une certaine valeur, des choses qui "tiennent". Le sentiment de valorisation est lié au passé parce qu’un être humain est toujours un être enraciné. Nous sommes enracinés dans le passé, et nous tirons toute notre sève de ce passé. Même si nous sommes jeunes, nous avons déjà un certain passé. Nous avons un passé dès que nous prenons conscience 90
– nous avons eu notre première enfance, puis l’âge adulte et ainsi de suite ... Plus on avance, plus le passé prend d’importance, psychologiquement. Quand on est très jeune, le passé, est peu de chose. Mais quand on arrive à un certain âge ... A quel âge ? Cela dépend des psychologies. Il y a des gens qui restent jeunes longtemps, et il y en a d’autres qui sont vieux beaucoup plus vite que les autres. Et le signe de la vieillesse, c’est le retour en arrière, le critère pris du côté de ce qui est passé : « Il y a cinquante ans, c’était tellement merveilleux ! Reconstruisons ce qui s’est fait il y a cinquante ans, refaisons ce qui se faisait alors ! » Cela, c’est le critère de la vieillesse, nous sentons tous très bien cela. Pour celui qui est jeune, « demain », c’est merveilleux ; il ne faut pas lui parler du passé. Mais quand le passé prend une importance énorme, et qu’on a un sentiment de culpabilité, c’est effrayant ! Cela coupe tout, ça enlève toutes les racines, et l’arbre ne peut plus respirer. La culpabilité étouffe. Evidemment, la culpabilité joue un rôle d’autant plus grand que le passé est plus profond. Il faut alors dépasser ce passé pour arriver à le valoriser, et comprendre que ce passé, en réalité, doit être vécu pleinement et totalement. C’est la valorisation.
II - Vision philosophique de la personne : la personne et l’amour Les anciens insistaient beaucoup sur le fait que l’amour d’amitié était la meilleure pédagogie. On pourrait dire aujourd’hui – nous ne sommes plus dans une ère tout à fait semblable – que l’amitié permet le véritable dialogue. Il n’y a de véritable dialogue qu’entre amis. Autrement c’est du bavardage, la plupart du temps. Le bavardage, qui consiste à dire « qu’est-ce que vous pensez là-dessus ? », et le véritable dialogue amical, sont deux choses très différentes. On perd un temps énorme dans les dialogues ; il faut bien le reconnaître, si on est un peu loyal. Quand on demande à n’importe qui de dire n’importe quoi sur n’importe quoi, on perd un temps invraisemblable, parce que c’est un ramassis d’opinions multiples et diverses : on met cela en commun, et cela fait le dernier des cocktails. Ordinairement, cela fait quelque chose d’effrayant ? Ce n’est pas précisément bon ! Au contraire, dans un dialogue amical, on ne perd jamais de temps. C’est cela qui est extraordinaire. C’est peut-être ce qu’il y a de plus frappant. Dans un dialogue amical, quand on est vraiment entre amis (ce n’est pas toujours fréquent, mais cela peut arriver), quand il y a une confiance très profonde entre amis, on ne perd pas 91
de temps. On va tout de suite aux choses essentielles. Et si on n’a rien à se dire, on est heureux d’être ensemble ; mais si on en a le temps, on reprend des choses qui sont essentielles. Ou bien, on dit la réaction qu’on a eue devant le dernier film, le dernier livre qu’on a lu, on communique cela. Et ainsi on s’enrichit parce qu’on peut dire ses réactions profondes. Et on demande à son ami d’aller voir ce film, d’aller voir cet opéra, de lire ce livre, et on met cela en commun. Il y a alors un enrichissement, parce que chacun réagit différemment. Puis, quand on a des problèmes plus personnels, on se les communique ; on se communique des secrets. Il y a dans l’amitié, une pédagogie merveilleuse ... Je crois qu’il n’y a que les amis qui puissent continuer de s’éduquer. On s’éduque tout le temps, entre amis, parce qu’il n’y a pas d’âge dans l’ordre de l’amitié, si vraiment l’amitié touche quelque chose de foncier. On peut toujours, à un ami, dire certaines choses que d’autres ne peuvent pas dire (à cause de la différence d’âge, ou de la différence de situation, ou de quantité d’autres choses). L’amitié permet donc une pédagogie continue, une éducation continue, et une éducation continue permet de toujours progresser. L’amitié empêche de plafonner ; c’est beaucoup, car, arrivé à un certain âge, – et parfois cela vient très vite – on risque de plafonner et de radoter ... L’ami est là pour dire : « Ecoute tu radotes ! Tu reviens tout le temps sur les mêmes choses ! Tu n’arrives pas à découvrir autre chose » ? Entre amis on peut se le dire ; tandis que les autres ne peuvent pas le dire. Entre amis le dialogue prend toute sa force, et l’amitié permet cette éducation mutuelle ; mais plus profondément, dans l’amitié, il y a un lien, un « nœud » de deux personnes qui sont vraiment liées, et qui sont en même temps dans une dualité profonde – parce qu’il faut être deux ! On ne peut pas se dédoubler et avoir une amitié avec soi-même dans un monologue ... Ce serait quelque chose d’effrayant. Il faut la dualité, et une dualité qu’on respecte ! Cela fait partie de l’amitié. Et on aime que l’autre ait son autonomie. C’est même très souvent ce qu’on réclame de l’autre : « Sois parfaitement toi-même, c’est cela que j’aime ». Et on donne confiance à l’autre, on l’aide à être lui-même. C’est cela avoir le respect de l’autre : c’est donner à l’autre confiance en lui, et lui faire comprendre qu’il est quelque chose d’unique – ce que nous avons toujours beaucoup de peine à comprendre – qu’il a son originalité, qu’il n’a pas besoin de faire des fantaisies pour être original. Parce qu’il existe, il est original. Parce qu’il est un esprit, qu’il pense, qu’il aime, il a son originalité, son originalité profonde. Il est quelqu’un et il est aimé. 92
Il y a donc dans l’amitié, ce respect de l’autre et la confiance qu’on lui fait, qui lui rappellent son autonomie, qui lui font comprendre qu’il est quelqu’un d’unique. Et en même temps, les amis s’unissent pour s’aider à aller plus loin. L’amitié n’a rien de stagnant. C’est l’inverse : c’est aller toujours plus loin. C’est dans l’amitié elle-même qu’on découvre que l’amitié demande d’aller toujours plus loin, qu’on ne peut jamais s’arrêter. On pourrait croire qu’à un moment donné, on arrive à un haut plateau, et qu’on s’arrête ... Il peut y avoir des moments où l’on s’arrête, c’est vrai, et des moments où l’on reprend un nouvel élan. Mais normalement l’amitié ne s’arrête jamais. La personne humaine est complexe : elle implique l’esprit et le corps, l’esprit et la sensibilité. C’est pour cela que l’amitié va permettre la découverte la plus parfaite de ce qu’est la personne humaine. Le type de personne humaine le plus achevé – comme personne humaine – c’est dans l’amitié qu’on le découvre. Il y a dans l’homme, une possibilité de dépasser l’humain. C’est cela qui est extraordinaire ; et c’est même peut-être la seule manière de sauvegarder pleinement ce qu’il a d’humain. Mais, ici, nous regarderons d’abord l’humain. L’humain est tellement complexe et tellement fragile ! Nous sommes un chef-d’œuvre, il faut bien se le dire ; mais c’est difficile, d’être un chef-d’œuvre ! Et c’est difficile, de se rencontrer comme chefs-d’œuvre, sans se heurter trop ! ... Il faut bien se heurter de temps en temps, il ne peut pas en être autrement. Le cristal, il faut le heurter pour découvrir que c’est du cristal. De temps en temps, il y a de ces chocs qui montrent qu’on est en face d’une âme vivante, capable d’aimer. Il y a ainsi des chocs, mais qui ne sont pas voulus, et qui, toute de suite, sont assumés et dépassés. Un homme qui aime est en effet toujours un homme vulnérable, et en même temps un homme très fort. C’est curieux : dès qu’on touche aux choses profondes de l’amour, on est tout de suite, obligé de prendre ces choses extrêmes : de dire à la fois que l’homme qui aime est l’homme le plus fort, et qu’il est le plus vulnérable. La seule force qui soit en nous vient de l’amour. On est un homme déterminé quand on aime. Quand on aime une personne, on est relié à une personne. Or être relié à une personne, c’est être finalisé ; et seul celui qui est finalisé est fort. On sait bien que quand on a un but, quand on a vraiment un but dans la vie, on est très fort. On est capable de passer audessus de tout. Et quand ce but est une personne qu’on aime, c’est quelque chose qui, du dedans nous fortifie et nous structure. On ne peut être structuré profondément que quand on aime quelqu’un. C’est l’amour à l’égard d’une 93
personne qui nous fortifie, parce qu’il nous oriente et qu’il est capable de mobiliser en nous toutes nos énergies. C’est extraordinaire de voir cela : aimer une personne mobilise toutes nos énergies, nous saisit en tout ce que nous sommes et nous galvanise. Et en même temps on est vulnérable à l’égard de la personne qu’on aime. On n’est pas vulnérable à l’égard des autres : autrement on ne serait pas fort. Ce serait contradictoire. On est fort à l’égard des autres, et vulnérable à l’égard de la personne qu’on aime. Et comme c’est la personne qu’on aime qui domine, la vulnérabilité l’emporte sur la force. On est fort à l’égard de tous les autres et à l’égard de toutes les difficultés, et on sait lutter (un homme qui aime, sait lutter, il devient intelligent dans la lutte, il sait exactement ce qu’il faut faire : il a une espèce d’intuition, de flair, un sens des difficultés par rapport à celui qu’il aime) ; et en même temps on est vulnérable par rapport à celui qu’on aime, parce qu’on est attiré par lui ...
Qu’est-ce que l’amour d’amitié ? L’amour d’amitié, est un amour qui va jusqu’au bout de ses exigences. Ne disons par que l’amour-eros est plus que l’amour d’amitié. Cela c’est freudien ! Ce n’est pas réel. C’est une idéologie. Eros, l’amour instinctif, c’est véhément, mais c’est bête. Il faut dire la chose comme elle est. Parce que eros est déterminé instinctivement. Ce n’est pas du tout pour mépriser eros, ce n’est pas pour mépriser l’amour instinctif. L’amour instinctif est quelque chose de très grand. A quelqu’un qui est incapable d’amour instinctif, il manque quelque chose, il manque une dimension, parce que l’amour instinctif existe en nous. Mais l’amour instinctif c’est « la base », qui est commune à l’homme et à l’animal. Et quand les animaux sont mus par cet instinct, il ne faut pas se trouver sur leur passage ! L’instinct est d’une véhémence extraordinaire, il est capable de tout labourer devant lui. Les animaux deviennent méchants, tyranniques, effrayants, quand ils sont saisis par l’instinct. Si on définit la vie par la domination et par la véhémence, l’amour instinctif prend le pas sur les autres, car dans l’amour instinctif véhément, vous ne respectez plus l’autre. Il est important d’étudier philosophiquement l’amour instinctif. 94
L’amour instinctif le plus véhément, c’est l’amour sexuel. Il y a d’autres amours instinctifs, mais c’est celui-là qui est le plus véhément. On n’a pas attendu FREUD pour le dire. Les anciens l’avaient dit, et l’avaient dit d’une façon très forte et très profonde, en montrant qu’à ce moment-là on n’est plus un individu : on est porteur de toute la force de l’espèce. C’est étonnant. Ajoutons que l’amour instinctif est un amour aveugle, parce qu’il est déterminé, absolument déterminé. L’amour d’amitié dépasse cet amour, et il doit être capable de l’assumer – ce qui n’est pas facile. Car souvent nous restons des individus porteurs de l’espèce, plus que des personnes. L’amour instinctif, alors, nous dépasse et arrête le développement de l’amour. C’est le drame du monde d’aujourd’hui : on a tellement exalté l’amour sexuel qu’il y a comme un arrêt dans le développement de l’amour. Ce développement ne peut plus se faire parce qu’il y a quelque chose qui, fondamentalement, est tellement véhément, tellement fort, qu’on croit que c’est cela qui doit tout capter. Il faut au contraire comprendre qu’à partir de cet amour doit se développer un autre amour, qui est l’amour passionnel. Encore une fois, l’amour instinctif existe, il ne faut pas le rejeter, il ne faut pas le nier, il faut être lucide à son égard, regarder la réalité en face. Nous savons bien qu’en nous il y a le corps avec tous ses instincts. Ils existent plus ou moins, suivant l’éducation que nous avons reçue, suivant aussi notre atavisme, il faut bien le reconnaître. L’amour passionnel n’est déjà plus l’amour instinctif. La grande passion, c’est quelque chose de très différent de l’instinct. La passion est liée à l’imagination, si bien qu’elle peut devenir quelque chose de très « idéal ». Quand on est trop pris par le point de vue sexuel, l’amour passionnel ne se développe pas de la même façon. L’amour passionnel est un amour « romantique ». C’est un idéal : nous désirons quelque chose de merveilleux, d’extraordinaire, et nous idéalisons tous ceux qui sont autour de nous. C’est très gênant d’être aimé de cet amour-là, parce que vous êtes idéalisé ! Alors, si vous êtes un peu réaliste, vous dites : « Non, je t’en prie ! Regarde moi tel que je suis ! » C’est fatiguant d’être toujours idéalisé ; c’est très fatiguant d’être toujours porté aux nues, au-delà de ce qu’on est. Parce qu’on sait bien que ce n’est pas vrai, et on ne veut pas entrer dans le jeu. Evidemment, si vous voulez, vous pouvez entrer dans le jeu ... Mais cela ne peut pas durer. Cela ne dure jamais. L’amour imaginaire est donc un amour idéalisant, qui va très loin dans l’idéalisation. Tous les grands romans expriment cet amour idéalisé. On peut 95
faire des choses étonnantes, du reste, dans ce domaine-là. Tous les mythes sont une idéalisation de l’amour. Ce serait très intéressant de voir tous les mythes de l’amour. PLATON dans le Banquet a voulu résumer tous les grands mythes de l’amour avant d’essayer lui-même d’inventer son mythe. C’est pour cela que le Banquet reste, dans l’ordre de l’amour, quelque chose de très extraordinaire. L’amour d’amitié est un amour qui devient spirituel. Mais faisons attention ; « le spirituel » évoque très facilement pour nous quelque chose qui n’a plus de couleur, qui est hors du réel. Ce n’est pas cela du tout, un être spirituel. Un être spirituel c’est un être qui est incarné, mais qui dépasse le point de vue instinctif, le point de vue passionnel, et qui atteint l’autre dans ce qu’il a de plus lui-même, dans son âme, qui atteint la personne. C’est vraiment cela, la rencontre profonde au niveau humain : c’est rencontrer l’autre dans ce qu’il a de plus lui-même. L’amour d’amitié se noue là. Il ne supprime pas le reste, mais il ordonne. L’amour ne détruit jamais l’amour inférieur : ce ne serait plus un amour. L’amour supérieur respecte toutes les dimensions de l’amour. Nous savons qu’il y a en nous un amour passionnel idéalisant, un amour romantique ; et nous savons qu’il y a un amour instinctif. Mais nous comprenons qu’il y a quelque chose qui va beaucoup plus loin : l’amour spirituel, l’amour volontaire. Là encore, prenons garde aux mots, qui ont perdu leur sens initial. Amour « volontaire » ne veut pas dire : « Vouloir aimer ». « Tu veux m’aimer ? Alors tu ne m’aimes pas ? Moi, je n’ai pas envie de quelqu’un qui veut m’aimer. Je veux quelqu’un qui m’aime spontanément ». Mais il n’y a rien de plus spontané que l’esprit ! C’est l’esprit qui est la grande spontanéité ; il est bien plus spontané que la passion, bien plus spontané que l’instinct. Mais il est spontané d’une manière toute autre. Il est spontané de telle manière qu’il mobilise tout le reste et qu’il est capable d’un dépassement. Là on touche vraiment ce que c’est que l’amour. Dans l’amour instinctif, il n’y a pas de dépassement. Dans l’amour passionnel, il n’y a pas de dépassement. Il n’y a que l’amour spirituel qui puisse impliquer un don, et qui puisse alors impliquer ce grand dépassement qui fait que tout ce que nous sommes peut être pris dans ce don à l’autre. L’amour spirituel, c’est un don, un don libre, et un don de choix. C’est un don qui implique une préférence. On préfère celui qu’on aime à tous les autres. Mais cela ne veut pas dire que ce soit exclusif. L’amour passionnel et l’amour instinctif sont exclusifs. L’amour spirituel est toujours ouvert. Plus on aime quelqu’un, plus on est capable d’aimer les autres. C’est cela qui est extraordinaire. C’est là qu’on touche l’esprit, qui est comme infini. 96
Evidemment, cela ne veut pas dire qu’on va, nécessairement, se mettre à aimer tous les autres du même amour. Non, mais cet amour n’est pas exclusif, parce que l’on comprend que le choix qu’on fait d’une personne est unique, et on n’a plus peur d’aimer les autres. Parce qu’il y a dans le choix qu’on fait de quelqu’un, dans ce choix préférentiel, un don très profond. C’est cela qu’il faut essayer de saisir : c’est que, dans l’amour d’amitié, c’est une personne qui aime, et une personne implique l’esprit. C’est donc ce qu’il y a de plus profond et plus radical en nous qui est éveillé par l’amour : notre « appétit spirituel ». C’est beau, cette expression : « appétit spirituel ». Je l’aime, parce que « appétit » enlève le caractère un peu diaphane, éthéré, de « spirituel ». L’appétit spirituel est une force intérieure plus grande que la force passionnelle, même capable d’assumer en partie l’instinct. Cela, c’est très difficile, c’est un problème qu’il serait très intéressant de regarder : dans quelle mesure pouvons-nous assumer nos instincts dans l’amour spirituel ? ... L’amour passionnel, cela ne pose pas de question, je le dis tout de suite, on peut l’assumer. Mais l’amour instinctif ? ... On peut l’assumer, mais on l’assume d’une manière très différente ; parce que l’instinct est tellement véhément, que nous n’avons à son égard – comme le disaient les anciens – qu’un pouvoir indirect. Mais toutes les forces qui sent en nous doivent être mobilisées N’est-ce pas cela, l’éducation permanente dans l’amour d’amitié ? Toutes les forces qui sont en nous doivent être présentes. Dans l’amour d’amitié, c’est toute la personne qui est donnée à l’autre. C’est toute la personne qui est relative à l’autre. C’est pour cela qu’au fond, on a tellement de peine à aimer ! Dans un monde terriblement individualiste comme le nôtre – parce que nous avons sur le dos plusieurs siècles d’idéalisme, qui ont mis en nous un individualisme forcené – nous avons beaucoup de peine à aimer. Nous sommes aussi fils et petits-fils d’un rationalisme, et ce rationalisme, lui aussi, fait que nous avons beaucoup de peine à aimer, parce que nous avons de la peine à dépasser ce que notre raison nous dit. Alors qu’il y a un dépassement qui doit se faire dans l’ordre de l’amour, pour aller plus loin. L’amour est un dépassement. Si c’est un dépassement, c’est un oubli de soi pour ne regarder que l’autre. C’est pour cela qu’on dit que l’amour spirituel est « extatique ». Il ne s’agit aucunement de l’extase dont vous pouvez vous faire une image, et qui consiste à ouvrir de grands yeux, à ouvrir une grande bouche parce qu’il est capable de mobiliser notre force passionnelle. Il est capable de l’assumer, il est bouché en disant : « Devant toi, je ne suis plus moi-même ! Je suis complètement saisi ». Cela n’a rien à voir. C’est une "extase" intérieure, en ce 97
sens que le bien, c’est-à-dire la personne aimée, m’attire, me prend, et me saisit dans ce qu’il y a de plus "moi-même", et dans tout mon être. C’est tout moi-même qui est pris et qui est ordonné vers l’autre. Avec des éléments plus ou moins passionnels ; cela dépend des cas. Ce n’est pas la peine d’étudier cela ici ; mais ce qui est sûr, c’est que nous sommes pris en tout ce que nous sommes. L’amour d’amitié est donc cet amour spirituel qui rencontre quelqu’un d’autre qui m’attire. Distinguez tout de suite, pour bien comprendre ce qu’est l’amour d’amitié, le désir, et l’amour. Ordinairement l’amour d’amitié commence par un désir. On a rencontré quelqu’un qui nous a frappés. On rencontre quelqu’un qui a une autre dimension que les autres (du moins pour nous). Comme dans une forêt où on rencontre un grand chêne alors que d’autres rencontrent des bouleaux (notez qu’un bouleau peut aussi être extraordinaire, comme un chêne peut l’être ... cela dépend !). On rencontre au milieu des hommes quelqu’un, on se dit « tiens ... ! » Surtout quand on est jeune, n’est-ce pas ... parce que, quand on arrive à un certain âge, on a déjà vu tellement de choses ... Mais quand on est jeune, on a encore de la flamme, et soudain en rencontre quelqu’un, et on est attiré ... C’est l’éveil d’un amour. Mais est-ce que lui me regarde aussi comme un grand chêne ? Ou me regarde-t-il comme un petit arbre rabougri ? Que suis-je devant lui ? L’inquiétude naît : c’est l’élément de fragilité que nous sentons dans l’amour. Un amour n’est pleinement lui-même que quand celui qui aime sait que l’autre le regarde avec le même regard. C’est cela, la rencontre. C’est cela, l’amour d’amitié, au sens fort ; c’est quand l’amour est mutuel : « Je l’ai regardé comme cela et j’ai été tout étonné qu’il m’ait regardé de la même façon. Et subitement nous avons le même langage ! » Il y a le même regard parce qu’il y a le même amour d’un côté comme de l’autre. Quand on se regarde mutuellement dans l’amour, on se regarde autrement, on se regarde de l’intérieur. Ce n’est plus du tout le regard des autres. Le regard des autres reste tout à fait extérieur. Nous avons tous fait cette expérience. Quand vous aimez quelqu’un, et que vous en parlez, vous croyez pouvoir en parler, puisqu’on dit toujours que « les amis de nos amis sont nos amis » – ce qui est tout à fait faux ! C’est tout à fait faux, parce que l’amour est toujours personnel, et cela ne se communique pas comme cela ! Il faut arriver progressivement, peut-être à le faire, mais cela ne se fait pas d’un seul coup. L’amour est une relation personnelle et individuelle, qui nous saisit dans notre individualité la plus grande. Quand on a rencontré ainsi quelqu’un, et qu’on sait qu’avec ce quelqu’un il y a une correspondance, on en parle à un 98
troisième, qui est notre ami, en pensant qu’il comprendra tout de suite, puisque c’est un ami. Et voilà qu’il ne comprend pas du tout ! « Tu aimes celui-là ? Comme c’est drôle ! » Et il vous fait une critique invraisemblable. Il n’a rien compris, il regarde de l’extérieur, parce qu’il ne l’aime pas ; tandis que vous, vous l’avez regardé de l’intérieur et vous avez découvert quantité de choses que l’autre n’a pas découvertes. Parce que l’amour peut être extrêmement rapide ... L’amour est comme un éclair, c’est le symbolisme du Saint-Esprit que prend l’Apocalypse. Il y a le tonnerre aussi, mais il y a d’abord l’éclair. Et l’éclair est quelque chose d’extraordinairement rapide. L’amour, ordinairement, s’éveille avec cette rapidité-là, au-delà du temps. On est en dehors du temps, quand on aime. Quand on travaille on est dans le temps, mais quand on aime, on est en dehors du temps. C’est cette espèce d’éclair qui nous saisit. Et quand deux éclairs se rencontrent, ils s’illuminent mutuellement. Mais s’il est l’éclair, l’amour demande ensuite de s’approfondir. Et là il faut du temps. C’est très curieux : on dit à la fois que l’amour est ce qui est au-delà du temps, et que, pour découvrir quelqu’un, vraiment profondément, il faut du temps. C’est vrai : les deux choses doivent être dites. Vous voyez que toujours, quand vous parlez de l’amour, vous avez un langage contradictoire. Vous dites : c’est ce qu’il y a de plus fort, et c’est ce qui nous rend fragiles ; c’est l’extase, et en même temps cela nous intériorise d’une manière extraordinaire, puisque nous sommes capables de recevoir l’autre ; c’est quelque chose d’extrêmement rapide, au-delà du temps et il faut du temps. Des qu’on parle de l’amour on est obligé de faire cela. Ce qui montre bien, que l’amour nous introduit dans un domaine qui n’est plus le domaine habituel de notre vie de travail, de notre conditionnement. L’amour nous met au-delà de notre conditionnement humain, et nous permet de découvrir ce qu’il y a de plus profond en nous. C’est pour cela que quand on commence à aimer profondément quelqu’un d’un amour d’amitié, ici je parle de l’amour d’amitié dans toute sa force, il y a quantité de choses en nous qui se découvrent. Des choses anciennes, parfois, des choses qu’on avait oubliées ... qui reviennent. Parce qu’on est au-delà du temps, et que de ce fait, il y a quelque chose de beaucoup plus foncier, en nous, qui émerge et qui permet de rencontrer l’autre. Et l’autre nous rencontre. Dans l’amour d’amitié, non seulement on est attiré par le bien, mais on aime quelqu’un qui nous aime. C’est ce qui explique le choix, on se « noue » dans cette préférence mutuelle, dans ce choix. Pour qu’il y ait un véritable amour d’amitié, il faut que ce choix soit conscient. C’est la différence avec le 99
désir. On peut désirer quelqu’un, on peut admirer quelqu’un, sans aller lui dire : « je vous admire ». On ne lui dit pas, ce n’est pas la peine. Mais dans l’amour d’amitié, il faut que ce soit conscient. Sans une conscience mutuelle, il n’y a pas d’amitié. Et il faut qu’il y ait quelque chose qui se stabilise ... sans se stabiliser ! (Là encore nous devons dire les deux !) L’amour d’amitié stabilise, parce qu’il « noue ». Et en même temps, il demande d’aller, toujours plus loin ; parce que vous aimez l’autre pour lui, pour lui-même, et vous savez que dans chaque personne humaine, il y a comme un infini. Quand vous dites « maintenant je connais cette personne, c’est fini, je vais en connaître une autre », cela prouve que vous ne l’aimez pas. Cela, c’est signé ! Vous faites une statistique, mais vous n’aimez pas. Vous faites du journalisme ... Il y a en chacun d’entre nous un mystère, au niveau philosophique. Chacun d’entre nous porte un mystère. Chacun d’entre nous porte en lui une source de vie, une source de connaissance et d’amour. Et ce qui est important, dans l’amour d’amitié, c’est de découvrir cette source, et que cette source puisse jaillir. Parce que cette source, la plupart du temps ne jaillit pas, à cause du conditionnement habituel de notre vie, à cause du travail. On devient un robot : juste l’inverse de la source. On est pris dans un engrenage. Il est très rare qu’on soit « source » dans son travail. Cela peut se faire – ce serait l’idéal! – mais c’est très rare. Ordinairement dans son travail, on est fonctionnaire. Et cela, ce n’est pas précisément la source qui jaillit. Au contraire, lorsque vous découvre quelqu’un qui est votre ami, vous respirez. L’ami est pour son ami de l’oxygène, et lui permet de devenir source pour lui. Les amis sont des sources mutuelles, et à cause de cela, ils sont au-delà du temps : parce qu’ils découvrent quelque chose d’infini. Il y a en chacun d’entre nous quelque chose d’infini. L’amour d’amitié exige, dans la mesure où c’est possible, une vie commune. On a besoin de se connaître. La vie commune, et le rythme de la vie commune, c’est quelque chose d’assez particulier. Il ne s’agit pas ici d’une « communauté de base », mais d’une communauté d’amitié. C’est une communauté de sommet. C’est tout à fait différent. C’est partager ensemble les choses qui dans notre vie sont les plus profondes, ce que nous ne pouvons dire qu’à nos amis ... les secrets. Dans l’amour d’amitié, on touche une source, mais il faut que cette source soit de plus en plus vraie. L’amour dans son jaillissement premier demande cette sorte d’incarnation. C’est toute notre sensibilité qui est engagée, dans la vie commune. Il n’y a rien de tel, pour se connaître, que la vie commune. Il faut avoir le même rythme de vie, et en même temps se 100
respecter. Admettre qu’on ne pédale pas toujours au même rythme. L’un peut être plus vite fatigué que l’autre. On respecte cela dans l’amour d’amitié. Et la vie commune, c’est un peu usant, parce que les sensibilités s’usent ; et c’est là qu’on voit comment seul l’amour intérieur renouvelle la sensibilité. C’est très curieux, ce renouvellement de la sensibilité par l’amour intérieur. S’il n’y a pas d’amour intérieur, d’amour profond, les sensibilités s’usent. La vie commune permet à l’amour, dans ce qu’il a de plus profond, d’arriver à tout dominer. L’amour d’amitié exige la réalisation d’une œuvre commune, pour que l’amour se concrétise. Il faut un travail commun. Je crois que c’est dans le travail qu’on se connaît le mieux ; dans le vrai travail, l’œuvre commune. Ce n’est pas nécessairement réaliser la même chose ensemble. Cela peut être réaliser chacun de son côté, en harmonie avec l’autre, en se comprenant. Il y aurait là quantité de choses à voir, dans cette question de l’œuvre commune qu’on doit réaliser entre amis ... parce qu’il ne faut pas matérialiser. Mais c’est par là que se réalise le bien commun : dans cette œuvre commune qu’on fait ensemble, et qui peut prendre des modalités extrêmement différentes. Voilà ce qui me semble être les éléments essentiels de l’amour d’amitié. J’ai insisté surtout sur l’amour, parce que c’est le noyau, la source. Si l’amour n’est pas présent, l’amitié ne se renouvelle pas tout le temps ; alors qu’elle doit se renouveler tout le temps. L’amour ne peut pas vieillir. Dés qu’il vieillit, dès qu’il plafonne, ce n’est plus l’amour : c’est une retombée, c’est la retombée d’un grand feu. Vous avez déjà vu cela : ce sont des flammes qui brûlent quelque temps, puis des braises qui s’éteignent très vite et qui deviennent un charbon. A ce moment-là rien ne va plus. Alors que quand l’amour est vraiment un feu qui brûle, il est source, et il renouvelle tout le temps.
L’amitié et la personne humaine Voyons maintenant, comment l’amour d’amitié va former ce qu’il y a de plus profond en nous : notre personnalité. Notre personnalité humaine est dans l’amitié. C’est l’amitié qui nous permet d’être une personne humaine. Le premier élément de la personne est l’autonomie. Vous voyez ce que devient l’autonomie dans l’amour d’amitié : elle réside dans le choix libre de l’autre, et dans le fait que ce choix reste toujours un choix libre. La marque la plus grande de l’autonomie, c’est un choix libre : choisir librement celui que nous considérons comme celui qui est capable de nous épanouir pleinement, celui qui est capable d’être vraiment, au sens très fort, notre bien, c’est-à-dire 101
notre fin, celui qui nous finalise. L’autonomie profonde se traduit de cette manière là. Une autonomie qui consiste uniquement à se retourner sur soimême en disant : « Je ne suis dépendant de personne », c’est une autonomie négative ; et l’autonomie négative est stérile. L’autonomie positive consiste à mobiliser toutes ses forces dans un choix libre. Vous traduisez votre autonomie dans un choix libre. Evidemment cette autonomie, en même temps, va impliquer une dépendance, puisque, si vous choisissez quelqu’un comme votre fin, vous dépendez de cette fin. Certains diront : « A ce moment-là vous n’êtes plus libre, vous n’êtes plus autonome, vous êtes lié ». Vous entendez parfois ces critiques de gens qui disent : « Depuis que tu as connu telle personne, tu n’es plus libre du tout, tu n’es plus la même personne ! Que s’est-il passé ? Tu es totalement dépendant de cette personne et en référence à elle ». A ce moment-là, si votre amour est suffisamment grand, vous direz : « Oui j’ai opté dans ce sens-là ». Il y a une option, il y a une orientation, qui n’est pas du tout exclusive, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, mais qui implique bien une relation unique à un autre. Cette relation à un autre n’est pas une aliénation. Il faut toujours se rappeler cette grande parole de PLOTIN : Être dépendant de quelqu’un qui est inférieur à nous, nous limite. Être relatif à quelqu’un que nous considérons comme notre bien, dépendre de lui, nous libère. Il est capital de comprendre cela. Vous comprenez alors comment cette relation de préférence, cette relation de choix à l’égard d’un ami, à l’égard de quelqu’un que vous considérez comme votre bien, comme une personne humaine qui possède en elle un certain absolu (la personne humaine possède en elle un certain absolu), cette relation, même si elle peut apparaître aux yeux des autres comme une dépendance, n’est pas en vous une dépendance. C’est une relation d’amour. Vous ne pouvez pas définir une relation d’amour comme une dépendance, parce qu’elle est mutuelle. C’est au contraire quelque chose qui vous libère et qui vous donne à vous-même le sens profond de ce que vous êtes. Parce que l’autre vous révèle à vous-même ce que vous êtes ; et si l’autre vous fait découvrir à vous même ce que vous êtes, à ce momentlà, profondément, vous n’êtes plus du tout dépendant. Vous êtes de plus en plus vous-mêmes, parce que l’autre qui vous aime, vous respecte et vous fait comprendre qu’il y a en vous quelque chose d’infini. C’est extraordinaire cela. Certes, il ne faut pas tomber dans l’idolâtrie ! Ce serait très dangereux. « Tu es pour moi mon dieu, je t’adore » ... On entend ce langage de temps en temps. C’est un langage passionnel, ce n’est pas un langage spirituel, parce que l’autre a ses limites, et on le sait. L’amour d’amitié nous donne cette autonomie qui nous fait comprendre que l’autre a ses limites, et nous fait les respecter. Nous savons que s’il est pour nous notre fin, il est cependant, une 102
personne humaine ; et toute personne humaine a ses limites, vous voyez donc comment le choix mutuel nous fait découvrir une autonomie très profonde, finalisée, une autonomie dans un dépassement de soi. Au fond, on n’est parfaitement autonome que quand on se dépasse. Vous ne pouvez pas trouver d’autonomie uniquement en vous : vous êtes beaucoup trop limité. Vous ne pouvez trouver votre autonomie que dans le dépassement, quand vous aimez quelqu’un d’autre ; et c’est l’autre qui vous fait découvrir profondément ce que vous êtes. Dans la vie commune, en découvre cette autre dimension de la personne : une certaine stabilité, une certaine sécurité. Mais comprenez bien ! Il s’agit de la sécurité comme dimension de la personne humaine. Comme il y a une autonomie négative, il y a une sécurité négative. La sécurité négative, c’est celui qui veut être sûr du lendemain. Dans l’amour d’amitié, c’est tout autre chose : on entreprend ensemble une œuvre commune, et la vie commune nous donne une sécurité profonde parce que nous sommes orientés vers un véritable amour. La vraie sécurité vient de l’amour. Quand on aime, on est fort, et c’est cela qui donne la sécurité. On se fortifie mutuellement. Vous connaissez cette parole de l’Ecriture : « Un frère aidé par son frère est une place forte » 15. C’est vrai de tout amour d’amitié. Dès que l’amour d’amitié se réalise, on est deux dans l’unité : il y a alors une sécurité profonde dans la vie commune. Les sentiments qui viennent briser la sécurité, qui nous empêchent d’être nous-mêmes, c’est la peur, c’est l’angoisse ; l’amour d’amitié permet de se dépasser et, en trouvant l’autre, d’avoir cette force intérieure. Et enfin, l’œuvre commune nous valorise. Elle nous valorise aux yeux de l’autre, aux yeux de l’ami. Il vaut toujours mieux être valorisé aux yeux de l’ami qu’à ses propres yeux ! Quand quelqu’un nous dit « ce que tu fais est bien, est magnifique », il nous valorise – s’il le fait sans flatter, bien sûr, mais en disant la vérité, en reconnaissant que quelque chose de grand se fait. On a toujours besoin, quand on fait quelque chose et qu’on s’y donne, d’avoir quelqu’un qui nous dise cela... L’amour d’amitié nous donne confiance en nous-mêmes. C’est cela, la valorisation la plus grande. Quand nous voyons trop en nous toutes les lézardes, quand nous voyons trop en nous les conséquences de toutes les erreurs que nous avons faites, nous perdons confiance en nous, et c’est une chose terrible. Celui que nous aimons, au contraire, nous donne confiance. Vous voyez cornent l’amour d’amitié « noue » – mais « noue » pour 15
Prov. 18, 19. 103
aller toujours plus loin, pour une conquête toujours plus grande. N’est-ce pas cela qui nous fait le mieux comprendre ce qu’est la personne humaine, dans sa sensibilité, dans son imagination, dans son intelligence et sa volonté ? La personne humaine, en effet se « noue », se structure dans ce choix qui se refait tout le temps, qui n’est pas un choix qui s’est fait à un moment donné, mais un choix qui se fait toujours d’une façon plus pénétrante, un choix qui voit toute la complexité et toutes les difficultés.
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[P8 — 7f]
Père Marie Dominique PHILIPPE, o.p,
La personne
et la contemplation
(U.L.S.H. 1976-77)
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UNIVERSITE LIBRE DES SCIENCES DE L’HOMME
Cycle A – Philosophie générale
La personne et la contemplation
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Il est bon, dans cette dernière conférence, d’essayer de comprendre comment tout ce qui a été vu au cours de ce cycle de conférences, sur la personne, (tant du point de vue historique que du point de vue psychologique et, surtout, du point de vue philosophique) s’achève dans, ce dernier problème : la personne humaine est-elle faite pour la contemplation ? Qu’est-ce que la contemplation doit apporter à la personne humaine ? Comment lui donne-t-elle sa dernière dimension ? C’est un problème difficile, parce que la contemplation métaphysique est un problème dont on ne parle absolument pas aujourd’hui. Or nous devons en parler : c’est absolument nécessaire. Il faut que l’intelligence, humaine comprenne qu’elle est faite pour les sommets et non pas uniquement pour rester toujours à regarder ce qui est pour elle le plus proche et le plus immédiat ; et l’intelligence (nous l’avons vu) a une place, très importante dans la personne humaine. Nous avons vu que la personne humaine, c’est l’esprit lié à une nature qui implique la matière, le corps. La nature, ce sont les déterminations très fondamentales qui sont en nous. Notre nature humaine nous met dans le « genre animal », comme disaient les Anciens. Et le « genre animal », en nous, est quelque chose d’important. Nous sommes liés à tout l’univers sensible, au milieu dans lequel nous respirons. Nous sommes dépendants de cela ; et notre nature humaine n’a pas le droit de se couper de cela, parce que « qui fait l’ange, fait la bête ... » Celui qui prétend ne pas être lié à la nature humaine dans ce qu’elle a de sensible, et n’avoir qu’un pur esprit, tôt ou tard, cela lui retombe sur le dos. Nous devons assumer notre nature humaine – ce qui n’est pas toujours facile ! – et l’assumer sans diminuer les exigences les plus profondes de l’esprit. Car notre nature humaine ne détruit pas notre esprit ; elle lui permet au contraire de s’élever jusqu’à ce pour quoi un esprit est fait. Et c’est cela, le problème de la contemplation. Un esprit n’est esprit, que s’il contemple. Mais nous avons de la peine à comprendre ce que c’est qu’un esprit. Parce que nous le sommes par la « fine pointe » ; nous ne le sommes pas souvent – j’allais dire : nous le sommes par moments, et très vite nous retombons ... Lorsque nous dormons, il est bien évident que notre esprit est un peu en veilleuse, c’est le moins qu’on puisse dire. Lorsque nous assistons à des banquets, et que le vin éveille, non pas l’intelligence, mais la sensibilité, 110
l’imagination, l’esprit, ordinairement est en veilleuse ... Pas toujours, heureusement ! Il y a des êtres, suffisamment spirituels qui arrivent à dominer assez les biens terrestres pour rester un esprit. Et parfois, c’est une occasion merveilleuse de rencontrer certaines personnes, qu’on ne pourrait pas rencontrer si on restait uniquement à un niveau spirituel ... L’esprit est en nous quelque chose de très mystérieux, que nous avons de la peine à saisir. Nous avons vu la dernière fois l’amitié. Une véritable amitié est un amour spirituel qui s’éveille en nous. Mais c’est l’amour qui regarde une autre personne humaine. C’est donc l’esprit incarné, qui ne peut pas abandonner ce qui en nous est sensible, ce qui relève de l’imagination. Dans l’amour d’amitié, tout cela est impliqué. L’amour d’amitié, c’est vraiment la rencontre de deux esprits incarnés. C’est pour cela que c’est si fort – parce que c’est la plénitude de notre être humain. La contemplation, ce n’est pas la plénitude, c’est le sommet. Alors, nous ne sommes pas naturellement des contemplatifs. Nous n’avons pas, comme on dit en Suisse, un « droit de bourgeoisie » à la contemplation. Les anges en ont un ; mais pas nous ... Nous avons de la peine à arriver à la contemplation. Nous y arrivons par moments, puis nous retombons ; puis nous recommençons. Cela ne se fait pas comme une grande montée continue. Je parle ici au niveau philosophique, au niveau surnaturel, au niveau chrétien, c’est différent, car la grâce nous donne un « droit divin » à la contemplation. Nous sommes, par la grâce, fils de Dieu, et donc contemplatifs (autrement nous ne sommes pas fils de Dieu), nous vivons ce que Dieu vit, profondément, dans l’obscurité de la foi. La contemplation mystique, la contemplation chrétienne, est une chose infiniment grande, infiniment plus mystérieuse que ce que nous allons voir ce soir, et qui va encore beaucoup plus loin. Mais ce qui est admirable – et c’est cela que je voudrais que vous compreniez –, c’est que le sommet de notre vie humaine, si nous le respectons vraiment, rejoint ce qu’il y a de plus fort dans toute notre vie divine. Je dis bien : rejoint ... Ce n’est pas adéquat ; cela met en nous une disposition. La contemplation philosophique nous met dans un état de disposition merveilleuse à la contemplation divine, Encore une fois, il n’y a pas de continuité entre les exigences de notre nature humaine, de notre personne humaine, et les exigences de la grâce. Il n’y a pas d’opposition, il n’y a pas de contrariété, mais il n’y a pas non plus de continuité. La grâce vient « d’En Haut » ; il faut « naître de nouveau ». Et le philosophe, qui est arrivé à la contemplation, doit accepter d’être comme un tout petit enfant en face de Dieu ; alors que, quand il est arrivé à la contemplation, il a, au plus intime de 111
son intelligence, toute l’autonomie et la dignité de l’intelligence humaine. La contemplation nous donne une autonomie très profonde, la plus grande autonomie que nous puissions avoir. La contemplation philosophique est ainsi à la source d’une liberté profonde. Or le contemplatif philosophe, qui est parvenu à cette contemplation philosophique, quand il s’agit de la contemplation divine, doit reconnaître qu’il est dans un état de dépendance radicale à l’égard de Dieu, et il doit tout recommencer. Mais c’est facile, pour un contemplatif, de tout recommencer, parce que le contemplatif est au delà des œuvres. Quand on fait une œuvre, c’est très difficile de devoir tout recommencer. Quand on a eu un métier, pendant des années et des années, et qu’on est obligé de reprendre autre chose, ce n’est pas facile, parce que c’est une œuvre qu’on fait. Mais le contemplatif est au-dessus, il a la souplesse de l’esprit ; et l’esprit recommence tout le temps, il reprend toujours tout. C’est déjà vrai du point de vue humain, et c’est encore beaucoup plus vrai au niveau mystique, au niveau chrétien. Je vous dis cela tout de suite, dès le point de départ, parce qu’il est important de comprendre que ce que nous allons voir au niveau philosophique nous aide à mieux saisir la vision de Dieu sur nous. Si nous n’étions pas fait pour la contemplation humaine, si notre esprit n’était pas naturellement ordonné à la contemplation, Dieu n’aurait pas pu nous donner la grâce d’enfants de Dieu. Un chien n’est pas fait pour la contemplation, et Dieu ne peut pas lui donner la grâce. C’est parce qu’il y a en nous, dans notre esprit, une capacité de contempler, c’est parce que notre esprit est fait pour cela, que Dieu peut nous élever à l’ordre surnaturel. Les grands théologiens appelaient cela la « puissance obédientielle ». La « puissance obédientielle », c’est ce qui nous met dans cet état de disponibilité à l’égard de l’emprise de Dieu sur nous, pour qu’il puisse nous élever jusqu’à Lui. C’est pour cela que c’est si important, dans un monde comme le nôtre où souvent les théologiens ne savent plus très bien ce que sont les rapports entre la nature et la grâce. Certains en effet, disent que tout, tout est surnaturel, qu’il n’y a pas de distinction entre l’amour naturel et l’amour surnaturel ; d’autres disent que la grâce est impossible, qu’il n’y a que la nature. Nous entendons cela aujourd’hui ; et le problème crucial, du point de vue théologique, est celui de la grâce. Il est donc important de voir que, quand on considère le problème philosophique jusqu’au bout, on aboutit à la contemplation. C’est l’ultime problème philosophique. On peut regarder ensuite toutes les conséquences ; mais c’est l’ultime problème philosophique. C’est pourquoi, quand on aborde ce problème (même si c’est difficile) et que l’on comprend un peu il y a tout 112
de suite une disponibilité beaucoup plus grande, une aptitude à comprendre le don extraordinaire que Dieu nous fait de sa grâce. Au contraire, si vous regardez l’homme uniquement dans sa dimension d’efficacité, dans le fait qu’il est fait pour dominer les animaux, vous comprenez très difficilement la grâce, et vous avez tendance à penser que la grâce va un peu contre la nature. Non, la grâce ne va pas contre la nature, puisqu’elle saisit ce qui, en nous, est le désir le plus radical de notre esprit. Essayons d’entrer dans cette contemplation philosophique, métaphysique, pour comprendre comment la personne humaine, qui est esprit, (c’est-à-dire, qui a une intelligence faite pour aller le plus loin possible dans l’ordre de la vérité) comment la personne humaine est faite pour la contemplation. Si on comprend que l’intelligence humaine, dans son ultime démarche – et quand je dis son ultime démarche, je ne veux pas dire du tout qu’à partir de là on n’a plus qu’à se tourner les pouces ! –, on accepte de reprendre indéfiniment ce problème. Chaque fois que je dois parler de la contemplation métaphysique, j’ai toujours l’impression qu’il faut tout reprendre, qu’on est obligé de tout reprendre. C’est-à-dire qu’on est obligé de le vivre, parce que ce n’est pas une chose qu’on garde dans sa mémoire. Il n’y a pas de mémoire de la contemplation ; c’est quelque chose qu’on doit toujours vivre à la source. C’est l’intelligence humaine qui s’éveille à ce pour quoi elle est faite. Je vous rappelle que le philosophe, au terme de ses analyses métaphysiques, se pose la question : « Existe-t-il un Être Absolu, un Être Premier » ? Le philosophe doit se poser la question. Il ne se pose pas la question en disant « est-ce que Dieu existe ? », parce que le terme « Dieu », au sens rigoureux, n’est pas philosophique. Le terme « Dieu », le nom « Dieu », relève des traditions religieuses, ou relève de la Révélation. Le philosophe, comme tel, ne peut pas nommer Dieu. C’est une des choses que HEIDEGGER a senti très fort (il va même un peu trop loin) : Dieu seul peut dire à l’homme son Nom. Le philosophe, lui, cherche et découvre ce qu’est la réalité, il la découvre en profondeur ; il découvre ce qu’est l’homme, la personne humaine. Et quand il a découvert ce qu’est la personne humaine, il pose la question : « cette personne humaine est-elle la réalité suprême ? » Parmi toutes les réalités que je peux expérimenter, c’est l’homme, c’est la personne humaine qui est la plus grande des réalités. Existe-t-il quelque chose de plus grand ? Je n’insiste pas sur ce problème, puisque nous le verrons, l’année prochaine ; mais je le situe, parce qu’autrement nous ne pourrons pas 113
comprendre la suite. Il est capital pour le philosophe de se poser la question : « Mon intelligence est-elle capable de découvrir l’Être Absolu qu’on appelle ‘Dieu’, que les traditions religieuses et la foi appellent Dieu ? » Même si le philosophe ne fait pas partie d’une tradition chrétienne, ni d’une tradition religieuse, ces traditions existent : Il est bien obligé de le reconnaître, et de reconnaître qu’une immense partie de l’humanité a vécu de ces traditions religieuses. Et donc on doit se demander si le Dieu des traditions religieuses, si le Dieu de la croyance, est un mythe, ou s’il est une réalité. Le philosophe doit se poser la question. Le moment où le philosophe répond est un moment très important pour sa vie : c’est le grand moment, si vraiment il se pose la question pour lui (pour les autres, aussi, puisque le philosophe poursuit sa recherche pour lui et pour les autres.) Le philosophe répond à cette question en découvrant qu’il y a nécessairement un Être au-delà de tout ce qu’il voit, de tout ce qu’il expérimente, de tout ce qu’il peut toucher ; que rien de ce qu’il voit ne peut être premier dans l’être, parce que tout est limité. Il y a des limites en chacun d’entre nous, dans notre être ; et nous sommes multiples. Ce n’est pas parce que j’existe que vous, vous n’existez pas : donc nous existons d’une façon multiple et diverse. Comment se fait-il ? C’est le fameux problème de l’un et du multiple, qui a tant tracassé les Anciens, et qui est un problème très important. L’un n’est-il pas avant le multiple ? Le multiple pourrait-il se comprendre s’il n’y avait pas l’un ? Or nous sommes « un », chacun d’entre nous existe et je n’ai pas le droit de dire à mon voisin : « Moi, j’existe, mais toi, tu es un mirage ». Non. Chacun d’entre nous existe vraiment. Progressivement, donc le philosophe arrive, en interrogeant et en revenant à l’expérience, en se servant de toutes les recherches de la métaphysique, en se servant du principe de causalité finale (tout ce qui est en puissance dépend d’un autre, et cet autre ne peut être que l’acte), à découvrir qu’il existe nécessairement un Être premier, acte pur. Ne disons pas que c’est la foi qui nous dit cela ! Des philosophes de l’Antiquité, comme ARISTOTE, sont arrivés à le dire. Ils ont dit que l’Être Premier était l’Acte pur ; et les théologiens, les plus grands théologiens, n’ont rien trouvé de mieux que de le reprendre. Saint THOMAS reprend l’Acte pur d’ARISTOTE, parce qu’il voit que c’est ce qu’il y a de plus grand. Et HEGEL considère que c’est le moment le plus élevé de toute la philosophie. C’est étonnant, de voir que l’intelligence humaine est capable d’affirmer l’existence d’un être qui ne peut être qu’Acte pur, et qui, par le fait même ne peut être qu’Esprit, et qui ne peut donc être 114
que contemplation : Contemplation de la contemplation, parce qu’il ne peut que se contempler Lui-même. Quand le philosophe arrive à découvrir cela, cela prouve qu’il y a en lui une connaturalité profonde avec cet Être premier, cela prouve qu’il y a en lui quelque chose qui l’attire vers cet Être premier. Il ne pourrait pas Le découvrir autrement. Ce n’est pas une pétition de principe. Il y a un désir naturel de découvrir la cause quand on connaît l’effet. Et quand nous connaissons les réalités qui sont autour de nous, et quand nous connaissons ce que c’est que l’homme, la personne humaine, nous voulons aller plus loin. Nous ne pouvons pas nous arrêter. Et aller plus loin, c’est découvrir la Source de ce que c’est que l’homme, la Source de notre être, la Source de notre vie, la Source de notre intelligence. Nous savons bien que nous ne sommes pas l’Intelligence dernière. La preuve, c’est que nous rencontrons des êtres qui sont plus intelligents que nous. Nous sommes déjà très heureux d’avoir notre petite spécialité, et de penser que, dans cette petite spécialité, nous sommes uniques ! Mais nous reconnaissons que d’autres ont d’autres développements intellectuels. Et plus notre intelligence est aiguisée, plus nous sommes capables de comprendre qu’il y a d’autres intelligences que la nôtre, et donc que notre intelligence n’est pas unique. D’autre part nous constatons que notre intelligence, de temps en temps, a de la peine à s’élever. Il y a en nous d’autres modalités de connaissance que celle de l’intelligence : il y a la connaissance des sens, celle de l’imagination. Ce qui montre bien que notre intelligence est limitée. Or notre intelligence, en tant qu’intelligence, ne demande pas d’être limitée. Il est donc normal qu’il existe une Intelligence qui soit parfaite, qui soit l’Intelligence substantielle, et donc la Contemplation de la Contemplation. Je n’insiste pas sur ces voies d’accès à la découverte de l’existence de l’Être premier. Nous y reviendrons plus tard pour essayer de les exposer avec une très grande rigueur. Ce que je veux montrer ici, c’est que, dès que le philosophe découvre qu’il existe nécessairement un Être premier, Acte pur, il découvre que cet Être premier est l’Intelligence suprême, et peut, à partir de ce moment, se poser le problème : « Quel lien y a-t-il entre cet Être premier et moi-même » ? Et comprendre, à partir de là, qu’il est dans un état de dépendance radicale à l’égard de l’Être premier ; que cet Être premier, c’est le Créateur. L’intelligence humaine peut aller jusque-là. Elle peut découvrir que cet Être premier, c’est le Créateur, et donc que l’homme est dans un état de dépendance radicale à son égard, qu’il n’y a pas de distance, ni de rivalité, entre lui et l’homme, puisqu’il est sa Source ; que poser une rivalité entre l’Être premier et l’homme, c’est méconnaître l’Être premier. Parce que si je Le 115
découvre comme vraiment étant l’Être premier, je ne fais pas nombre avec Lui : Il est Celui qui me dépasse infiniment, mais Il est aussi Celui qui me porte. C’est le grand mystère de ma dépendance radicale à l’égard de Celui qui est la Source de mon être, de mon intelligence et de mon amour. Dès que le philosophe fait cette découverte, il comprend que la première réponse qu’il doit faire à Dieu, à l’Être premier, à son Créateur, c’est de L’adorer. La philosophie doit reconnaître que la personne humaine n’est pleinement personne humaine – elle l’est déjà avant puisqu’elle l’est dans l’amitié, ici elle l’est pleinement ! – que dans l’adoration. Cela fait partie d’une anthropologie. Evidemment, ce n’est pas classique – du moins aujourd’hui. Mais cela fait partie de la dimension profonde de la personne humaine. Il ne faut pas hésiter à le dire, puisque les autres disent l’inverse. Il ne faut pas hésiter à dire que l’adoration, la reconnaissance du Créateur, fait essentiellement partie de la personne humaine. La personne humaine demande, pour être parfaitement humaine, de reconnaître cette dépendance radicale à l’égard de sa Source. Cette dépendance radicale à l’égard de sa Source n’est pas du tout une aliénation. C’est, au contraire, une libération de reconnaître cette dépendance. Si je reconnais que Dieu est mon Dieu (et je dis tout de suite mon Dieu, parce que je ne peux pas parler de Dieu d’une façon universelle ; je peux parler de l’homme d’une façon universelle, mais pas de Dieu. Dieu n’est pas un être universel. Il est un Être personnel. Sa causalité est universelle, mais Lui ne l’est pas. Je dois donc dire : mon Dieu, parce que je Le découvre comme la Source de ma vie, comme la Source de mon être), si donc je découvre que Dieu est mon Dieu et qu’il est la Source de mon être, immédiatement je reconnais cette dépendance à son égard. Je la reconnais dans mon intelligence, et je la reconnais dans mon amour. Je reconnais alors que l’adoration est l’acte fondamental de ma personnalité humaine. Ma personne humaine n’est parfaitement déterminée que quand elle adore, parce qu’elle touche alors Celui qui est à la fois Source et Fin de sa vie. La personne humaine, en découvrant l’existence de Dieu, en découvrant le Créateur, découvre donc toute la signification de sa vie. Une intelligence humaine qui n’a pas compris que la personne humaine est faite pour adorer, demeure une intelligence errante, c’est-à-dire une intelligence qui ne sait pas pourquoi elle existe, pour quoi elle est faite. Elle demeure errante, c’est-à-dire qu’elle demeure dans l’universel, elle demeure dans des considérations générales. C’est peut-être très séduisant à première vue, mais on ne sait plus où on va, on ne sait plus quelle est la signification profonde de la vie. Découvrir la signification profonde de notre vie, c’est découvrir le Dieu-Créateur. Nous 116
découvrons alors que l’adoration donne à notre vie sa profondeur. L’adoration stabilise (mais comprenez bien en quel sens : sans tomber dans une sécurité psychologique), elle stabilise la personne humaine en lui permettant de toucher le « roc ». Par l’adoration et dans l’adoration mon intelligence et mon cœur se stabilisent en Dieu, puisque je suis à la source ; par le fait même je découvre la signification de ce qu’il y a de plus profond en moi : mon esprit, ma capacité d’aimer. Je peux me relier à Celui qui est ma Source. Ce n’est pas suffisant. Le philosophe qui découvre le mystère l’adoration, comprend qu’il doit aller plus loin. L’adoration est fondamentale, mais elle n’est jamais l’aspect dernier. Le philosophe comprend qu’il peut aller plus loin, qu’il doit aller plus loin. Dans la mesure du possible, il doit regarder Celui qu’il ne voit pas. En effet, Celui qu’il a découvert, il ne Le voit pas. Le philosophe n’a pas la « vision ». Il essaie de saisir la réalité et il reconnaît que, quand il affirme l’existence d’un Être absolu qu’on appelle Dieu, il saisit un Être qu’il n’a jamais vu. Mais ce n’est pas parce qu’il ne L’a jamais vu qu’il n’existe pas ! Evidemment, si on affirme : « n’existe que ce que je vois », il est alors obligé de dire : « Il n’existe pas ». Mais s’il est un peu intelligent, le philosophe comprend qu’il peut affirmer l’existence de certaines réalités qu’il n’a jamais vues. Dans notre vie, nous le faisons tout le temps, et c’est un signe d’intelligence. Il y a des gens qui vous disent : « Je ne crois pas tant que je n’ai pas vu ». Ils ont une intelligence très limitée. Avonsnous vu la manière dont nous connaissons ? Nous avons l’expérience qu’il y a en nous quelque chose qui fait que nous connaissons quelque chose qui est au-delà de la parole, qui est plus profond ... Et quand nous aimons quelqu’un? Si nous l’aimons uniquement pour ses beaux yeux, cela ne va pas très loin. Si nous l’aimons plus profondément, nous découvrons autre chose en lui, nous savons qu’il y a autre chose en lui, et nous l’aimons pour lui. Dès que nous affirmons l’existence d’un Être absolu, de l’Acte pur, et que nous reconnaissons qu’il est Source de notre être, nous savons que notre intelligence ne peut pas Le saisir par elle-même, directement. Mais nous savons que cet Être est présent, d’une manière unique ... présent comme derrière un voile. Il est voilé, c’est sûr. Il est voilé parce que notre intelligence ne pourrait pas supporter sa lumière. Il est voilé parce qu’il nous dépasse infiniment. Mais Il est présent d’une présence tellement profonde qu’entre Lui et nous il ne peut pas y avoir de barrière. Rien n’est extérieur à Dieu. Il est infini, et donc nous sommes portés par Lui. Et dès que nous découvrons qu’il existe, immédiatement nous affirmons qu’il est plus présent à nous que nous 117
ne sommes présents à nous-mêmes. Cela, c’est la conséquence immédiate de la découverte du Créateur. Parce que le Créateur n’est pas Celui qui serait comme dans un autre monde, Celui qui serait extérieur à nous ... Nous Le découvrons comme l’Être absolu, Source de notre être et de notre vie, Celui qui nous porte, Celui en qui nous sommes. Tout cela, le philosophe peut le dire, s’il va jusqu’au bout de ses exigences. Nous sommes habitués à entendre dire cela par la foi, si bien que, parfois, la foi peut être sur ce point un petit obstacle. Non pas la vraie foi, celle qui n’est qu’une répétition. On a le réflexe de dire : « Cela, c’est la foi qui le dit ». Non, ce n’est pas la foi ; c’est l’intelligence, tout simplement. La foi affirme le Dieu trinitaire, la foi affirme le mystère de l’Incarnation ; mais lorsqu’il s’agit de découvrir l’existence de l’Être Premier, lorsqu’il s’agit de découvrir le Créateur, l’intelligence humaine peut faire cette découverte. Et l’intelligence doit tout mettre en œuvre pour faire cette découverte, parce que Dieu ne nous a pas donné l’intelligence pour que nous soyons paresseux, mais pour que nous soyons intelligents. Or si nous sommes intelligents, nous Le découvrons ; et nous Le découvrons dans cette présence. Notre intelligence sait donc que l’Être premier, Dieu, est présent, et elle sait qu’Il nous dépasse infiniment. Notre intelligence est donc là, en attente. Elle voudrait Le voir, mais elle ne Le voit pas. Peut-elle Le contempler ? C’est le grand mystère – là nous pouvons dire « mystère » (c’est le seul mystère philosophique) : pouvons-nous parler de contemplation – de theoria ? Les Grecs le disaient. PLATON et ARISTOTE n’ont pas hésité à dire que toute la philosophie était orientée vers la contemplation, la theoria, le regard vers Dieu. A leur suite, beaucoup l’ont redit. Mais aujourd’hui, on a très peur : on n’ose plus. En réalité, on doit le dire : on peut contempler Dieu, mais d’une contemplation qui est d’un type tout à fait particulier. C’est cela que je voudrais préciser maintenant. Il y a divers types de contemplation. Il y a d’abord une contemplation esthétique. Celle-là, nous en avons tous un peu l’expérience. Nous sommes quelquefois saisis, pris par telle ou telle réalité belle ; et quand les gens viennent nous expliquer à son sujet toutes sortes de choses, nous leur disons : « Taisez-vous, moi, je regarde. J’aime regarder ». Quand on voit de très beaux tableaux et qu’on a à côté de soi quelqu’un d’érudit qui vous dit toutes sortes de choses, on a envie de dire : « Mais non, ce n’est pas cela ! J’aime regarder ». La contemplation est un regard, un simple regard. On est fixé. C’est un regard qui nous saisit, qui nous prend, qui nous met un peu en « extase ». La contemplation est toujours un peu extatique : on est un peu au-delà des 118
bornes habituelles, des limites habituelles. (PLATON disait que c’est un peu l’ivresse). Le raisonnement cesse, et on est saisi. Nous avons tous fait cette expérience au niveau esthétique. Elle n’a pas toujours lieu : il y a des jours où on est plus ou moins « en état de grâce » – comme disent les artistes – et il y a des jours où, au contraire, on ne l’est pas du tout, ce qui est ennuyeux ! C’est ennuyeux de voir de belles choses quand on n’est pas du tout au diapason, parce qu’on est fatigué, ou parce qu’on a trop de soucis dans le cœur etc. Il faut être disponible pour contempler. Il y a une contemplation au niveau affectif. Une mère contemple son tout petit enfant (autrement, elle ne serait pas vraiment mère). Elle le trouve toujours le plus beau de tous, par son amour et dans son amour. Elle a découvert la présence de ce petit être. C’est très mystérieux, la contemplation affective : celle de quelqu’un qui aime profondément quelqu’un d’autre (dans l’ordre de l’amitié, comme nous l’avons vu la dernière fois.) L’amitié porte à la contemplation. Quand on aime beaucoup quelqu’un, on aime le regarder ... et on le « dévore des yeux » – de sorte que les autres voient tout de suite qu’il se passe quelque chose ... Il y a un regard affectif très fort, très prenant, qui nous saisit et on ne se lasserait jamais de regarder. Au contraire, quand on n’aime pas, on a vite vu. Très vite. C’est curieux comme l’amour nous donne le sens d’une présence qui s’impose à nous. Je prends ces deux grands exemples parce que nous avons là deux modalités de contemplation très simple que nous avons tous expérimentées dans notre vie – je l’espère du moins ... Si nous ne l’avons pas fait, il est temps de le faire, parce qu’il faut dans sa vie, avoir quelques grandes expériences de ce qu’est la contemplation esthétique, et de ce qu’est la contemplation affective, aimante. Nous pourrions parler aussi de la contemplation du mathématicien. Il y a une certaine contemplation du mathématicien. Mais c’est plutôt une intuition contemplative, très curieuse, qui saisit un rapport. C’est plus intuitif que contemplatif. Le mathématicien saisit un rapport et un ensemble de rapports ; mais il y à tout de même quelque chose qui le prend très profondément. C’est pour cela qu’on dira d’un mathématicien qu’« il est dans son rêve mathématique » : il pénètre, il regarde ce que les autres ne regardent pas, ne peuvent pas saisir. Enfin il y a la contemplation du philosophe – j’allais dire : de l’hommereligieux-philosophe, parce qu’il n’y a pas de contemplation philosophique sans adoration. C’est cela qu’il faut comprendre ; et si la contemplation philosophique aujourd’hui, n’a plus de signification, pour les philosophes, 119
c’est parce qu’ils ont perdu le sens de l’adoration. Un philosophe ne peut contempler que s’il est un homme religieux, qui adore. La philosophie s’achève de cette manière-là. Le sommet de la philosophie, c’est l’alliance de l’amour et de l’intelligence grâce à l’adoration. C’est par l’adoration – qui est un acte d’amour – que l’intelligence va être capable d’être toute proche de Celui qu’elle ne voit pas, de Celui qui lui est donné dans l’obscurité, mais qui est présent, intimement présent. Vous aller, me dire : « Il n’y a pas contemplation ; c’est une adoration qui se continue, tout simplement ». Non, c’est une contemplation, parce qu’on cherche à regarder Celui qui nous regarde. Nous savons que Dieu est Contemplation. Et nous savons que dans la contemplation de Dieu, nous sommes présents. Nous faisons partie de la contemplation de Dieu. C’est extraordinaire, mais c’est comme cela. Si Dieu nous regarde, nous pouvons Le regarder. Certes, nous ne voyons rien ; mais nous aimons puisque nous adorons. Cette contemplation ne peut se réaliser qu’en étant médiatisée par les effets du Créateur, effets, que nous pouvons expérimenter. C’est là qu’il faut saisir ce mode particulier de la contemplation philosophique, à la différence de la contemplation mystique chrétienne, qui est beaucoup plus directe. Par la foi, il y a un contact beaucoup plus profond, beaucoup plus intime, qui fait que nous saisissons Dieu à travers son Amour et dans Son Amour ; tandis que la contemplation métaphysique se réalise à travers les effets du Créateur. Elle a besoin d’un support. Puisque c’est une contemplation, il n’est pas uniquement affectif. L’affectivité de l’adoration est absolument nécessaire, mais il faut qu’il y ait, à travers cette adoration, quelque chose que notre intelligence saisisse pour prolonger son regard jusqu’à Celui qui est présent.
Quels sont les effets du Créateur qui médiatisent notre contemplation ? C’est d’abord l’ordre du monde. Je crois qu’il y a une contemplation du Créateur (les Anciens étaient très sensibles à cela) par l’ordre du monde, vu en premier lieu dans ce que nous appelons le ciel, les étoiles : ce monde dans sa grandeur, dans son infini. L’ordre du monde – donné dans le cosmos, donné dans l’ordre des étoiles que nous regardons – est un effet de Dieu, comme un reflet de Lui. L’ordre du monde n’est pas le lieu préféré de cette médiation, mais c’est quelque chose que nous ne devons jamais abandonner ; parce que dès que nous découvrons Dieu comme Créateur, il y a en nous un nouvel amour à l’égard de l’univers. Nous l’aimons comme un reflet de Celui 120
qui, à travers l’univers, nous communique ses pensées. Il y a donc comme une sorte de « révélation » pour le philosophe. Ce sont des « vestiges » de Dieu qui nous sont donnés à travers l’ordre de l’univers, ce sont les « traces » de Dieu, c’est pour nous comme un « dessin » merveilleux que Dieu nous a donné. A travers cela nous pouvons découvrir quelque chose de sa présence. Cependant ce n’est pas le lieu préféré. Le lieu préféré, c’est à travers notre vie intellectuelle, notre vie spirituelle, à travers l’amour d’amitié. L’amour d’amitié devient un moyen merveilleux de découvrir la présence de Celui qui est Amour – cet amour d’amitié qui est quelque chose de si fort en nous, et qui en même temps, dans la mesure même où c’est quelque chose de si fort, demande à être comme dépassé. L’amour d’amitié peut être pour nous comme un lieu de rencontre avec Dieu, parce que c’est quelque chose qui nous prend très profondément, au niveau spirituel dans ce qu’il a de plus spirituel. C’est ainsi, du reste que l’amour d’amitié se purifie et devient tout à fait spirituel : quand deux amis, s’aimant profondément, peuvent découvrir, dans une attitude d’adoration et de contemplation, la présence de Dieu à travers l’unité profonde qui se réalise dans leurs volontés et leurs cœurs, en comprenant que cette unité est quelque chose qui les dépasse, quelque chose qui est plus grand qu’eux et dont la Source est Dieu qui est Amour. Les amis saisissent alors à la fois la limite de l’amour d’amitié et sa grandeur. Le philosophe peut aussi, en réfléchissant sur ce qu’est son adoration, comprendre que par cette adoration il est au seuil du mystère de Dieu : Dieu le dépasse, mais il est au seuil du mystère, et Dieu est là comme Source. Ici, il n’y a presque plus de concepts. Le concept est dépassé. Cette contemplation ne se réalise pas à partir de concepts, mais à partir d’un jugement d’existence. Seul le jugement d’existence est là (et c’est là qu’il prend toute sa force) pour nous mettre devant cette présence. Autrement on contemplerait une idée. Prenons garde, en effet, et distinguons bien contemplation et méditation.
Les « Méditations cartésiennes » ne sont pas la contemplation ! La méditation, c’est ce ronronnement profond auquel sont habitués les philosophes et les théologiens. Ils ont deux estomacs, comme les ruminants, et passent de l’un à l’autre pour réfléchir de multiples manières, pour comparer ce que l’un a dit et ce que l’autre n’a pas dit ... C’est très beau, la méditation ! Mais dans la méditation, vous restez avec vous-même. Ce sont 121
des relations multiples que nous regardons, que nous opposons. Cela peut devenir un jeu de l’intelligence ou même un gargarisme d’idées, qu’on peut poursuivre indéfiniment ! La contemplation, ce n’est pas la même chose. C’est le dépassement de l’idée pour rejoindre la réalité. C’est le dépassement de l’idée grâce au jugement d’existence et grâce à l’amour, qui nous mettent vraiment, « en présence ». Et nous acceptons une certaine obscurité – parce que cela nous est égal, après tout ! – devant la présence. La présence, c’est plus grand que tout ! Et à partir de là tout prend une nouvelle signification pour nous. Dans cette contemplation, nous avons la possibilité d’avoir un regard nouveau sur nous-mêmes et sur tous ceux qui sont proches de nous. Toute notre métaphysique prend une nouvelle signification. C’est ce qu’on peut appeler un « jugement de sagesse », un jugement contemplatif. Il y a un regard contemplatif sur tout ce que représente la démarche philosophique, et une purification de cette démarche dans ce regard contemplatif. Très souvent, on n’a pas ce regard, parce que la contemplation divine – la contemplation chrétienne – est quelque chose de tellement plus grand qu’on risque d’oublier la contemplation philosophique. C’est un tort, au moins pour ceux qui doivent faire de la philosophie et qui doivent en vivre, parce que c’est très grand de voir que notre intelligence est tout ordonnée à Celui qui est sa Source et sa Fin. Certes il ne faut pas en rester à cette contemplation métaphysique, à cette contemplation philosophique de l’homme religieux : il faut comprendre, si on est chrétien, qu’il y a quelque chose de plus. Mais il faut entrer dans cette contemplation philosophique pour que notre intelligence se purifie et pour que nous ayons un regard plus vrai sur l’homme, comme créature de Dieu. En terminant, je voudrais vous montrer comment cette adoration et cette contemplation philosophiques permettent d’avoir comme un ultime regard sur ce qu’est la personne humaine. Grâce à l’adoration nous sommes reliés à la Source, et nous découvrons une liberté toute nouvelle : radicalement nous ne dépendons que de Dieu. Voilà ce que l’adoration nous fait vivre, ce qu’elle nous fait comprendre ; nous ne dépendons que de Dieu. C’est cela, la vraie liberté. Tout le conditionnement extérieur, le conditionnement de la famille, le conditionnement politique, le conditionnement de l’amitié, tous ces conditionnements-là sont dépassés, et on est directement relié à Dieu et dépendant de Dieu. « Dépendant » en ce sens que nous recevons de Lui son Amour actuel. Et recevant de Lui Son Amour actuel, nous comprenons que nous sommes le fruit de son Amour, et 122
que jamais Dieu ne nous abandonnera, que Dieu ne peut pas nous abandonner. Si donc nous sommes dans les mains de Dieu, nous sommes plus libres que tout ! Le premier fruit de l’adoration, qui conduit à la contemplation, c’est de nous faire comprendre cette autonomie souveraine. Parce que nous sommes reliés immédiatement à Dieu et capables de retourner directement à Dieu, il y a en nous cette autonomie plus grande que tout ; et cette autonomie se traduit dans cette liberté. Nous avons vu que l’autonomie fait essentiellement partie de la personne humaine, mais nous avons vu aussi que cette autonomie a des profondeurs plus ou moins grandes. Le moment ultime de cette autonomie, c’est quand par l’intelligence nous rejoignons notre Source ; cette autonomie ultime nous donne une liberté totale. L’adoration et la contemplation nous font comprendre qu’entre Dieu et nous il peut y avoir un lien, un amour. Je ne dis pas : un amour d’amitié ; car cela, seule la charité peut le réaliser ; mais un amour de dépendance d’une créature noble – puisqu’elle est esprit – qui regarde son Créateur encore plus noble. C’est un amour d’une extraordinaire noblesse, qui naît dans cette attitude contemplative de regard vers Dieu. Nous comprenons à ce moment-là, la grandeur de l’amour spirituel, qui est quelque chose d’éternel. La contemplation métaphysique (cette contemplation du Dieu-Créateur, du Dieu qui nous porte) a quelque chose d’éternel. Elle nous met au delà du temps. C’est pour cela que grâce à cette contemplation nous découvrons qu’il y a en nous une âme immortelle. Découvrir que nous avons une âme immortelle, cela change tout au problème de la personne, et cela nous fait comprendre que l’amour spirituel qui est en nous n’est pas un amour fugitif, un amour qui va périr, mais un amour qui durera toujours ... qu’il y a en nous quelque chose qui nous met au delà de notre univers physique, au delà de la succession du temps, et qui nous rattache directement à Dieu. Et que nous sommes fait pour cette contemplation. C’est le bonheur de l’esprit. Du point de vue théologique on affirme tout de suite l’immortalité de l’âme ; mais du point de vue philosophique, ce n’est pas facile d’arriver à l’affirmer. On ne peut y arriver que, dans cette relation personnelle qui existe entre Dieu et nous, dans l’adoration et la contemplation. Dieu ne peut pas détruire ce qu’il a fait ... ce ne serait pas digne de Lui ! On ne détruit pas un esprit, on n’anéantit pas un esprit, c’est impossible. Ce serait aller contre le mystère de la Sagesse de Dieu. Alors, nécessairement, s’il y a en nous un esprit capable de découvrir Dieu, 123
nous sommes reliés à Dieu pour l’éternité. Nous ne savons pas comment ce sera après la mort ; nous ne pouvons pas le savoir. Mais cela nous donne un nouveau regard sur la personne humaine, dont nous découvrons le secret le plus profond : ce lien avec Dieu dans la contemplation, l’amour, l’adoration. Cette contemplation nous permet de regarder les autres d’un nouveau regard, puisque, s’il y a un amour unique de Dieu sur chaque homme, s’il y a dans l’esprit de chaque homme une âme immortelle, nos liens avec ceux qui sont proches de nous ont une valeur toute différente. Vous voyez comment l’amitié humaine se transforme dans ce regard contemplatif. Il y a quelque chose qui est au delà du temps, puisque nous sommes capables d’aimer l’autre en tant qu’il est un esprit, en tant qu’il a une âme immortelle. Et donc notre relation avec les autres, dans l’amour d’amitié, prend une profondeur nouvelle. A ce moment-là, notre unique désir est que la personne que nous aimons découvre elle-même cette contemplation. Et nous comprenons que cette contemplation nous met dans la solitude avec Dieu, mais que, Dieu n’étant pas rival, plus nous sommes avec Dieu, plus nous pouvons être avec celui que nous aimons. Nous découvrons par là combien ce lien avec Dieu fortifie l’amitié. En définitive, l’amitié la plus grande, c’est l’amitié des contemplatifs ; c’est l’amitié d’hommes religieux contemplatifs. A ce momentlà, la personne humaine prend toute sa dimension. Je sais très bien que c’est une chose très difficile. Mais qu’importe ? Ce qui compte, c’est que c’est cela, la réalité. Nous portons en nous cette capacité profonde, radicale, d’être une personne qui adore et qui aille jusqu’à la contemplation ; et qui puisse s’unir avec quelqu’un d’autre en comprenant qu’au delà de l’amitié, il y a une unité profonde, en Celui qui est la Source commune. Vous voyez combien la « koinônia », la communion, se fait profonde quand on découvre qu’entre deux personnes qui s’aiment, il y a une Source commune. A ce moment-là, la diversité des personnes peut s’affirmer avec encore plus de force ; parce qu’un contemplatif est un être déterminé, et quand deux contemplatifs se rencontrent, cela fait toujours des étincelles ! Mais ils n’en ont pas peur. Comment voulez-vous qu’ils en aient peur ? Puisqu’ils savent qu’il y a une unité beaucoup plus profonde qui est, justement, en Dieu.
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