Cours ULSH - 1979-1980 - Considérations philosophiques sur l'amour

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M.-D. PHILIPPE

CONSIDÉRATIONS PHILOSOPHIQUES

SUR

L'AMOUR

Université Libre des Sciences de l'Homme

SOMMAIRE

Chapitre premier L'amour dans la philosophie et la théologie..................................................... p.

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Chapitre II L'amour-erôs dans la philosophie de Platon..................................................... p. 21 Chapitre III L'amour-philia : Aristote.................................................................................... p- 35

Chapitre IV L'amour-agapè : l'Ecriture.................................................................................. p. 49 Chapitre V L'amour-passion : saint Thomas d'Aquin.......................................................... p. 61

Chapitre VI L'amour divin chez saint Jean de la Croix : l'union transformante^.......... p- 79 Chapitre VII Amour et intelligence......................................................................................... p* 93 Chapitre VIII Amour, liberté et don personnel de soi........................................................... p. 103 Chapitre IX Amour et fécondité.............................................................................................. p- 115

Chapitre X L'amour, achèvement de la personne................................................................ p. 127

Ce cours a été publié aux éditions Mame en 1993 sous le titre

De l'amour

AVANT-PROPOS

Parler de l’amour selon ses diverses formes est si important dans le monde d’aujourd'hui (qui, de fait, semble oublier ce qu'est l'amour véritable et négliger d'en parler d'une manière vraiment philosophique) qu'il nous a semblé bon d'éditer ces diverses conférences données dans le cadre de l'U.L.S.H. en 1979-1980. Nous avons voulu laisser à ces conférences leur forme originelle de conférence, leur caractère assez libre qui permet une adaptation plus facile à la pensée actuelle des jeunes, tout en maintenant une certaine rigueur philosophique. Nous avons maintenu cette même liberté à l'égard des auteurs exposés. En effet, tous ceux qui ont parlé de l'amour sont loin d'être là I Mais chacun des auteurs exposés est choisi à cause de telle ou telle modalité de l'amour qui chez lui est mise en pleine lumière. Platon, avec Le banquet, demeure toujours le philosophe de l'érôs, de l'amour en son originalité unique, si instinctif, si profondément humain et ayant en même temps des exigences surhumaines. Aristote, dans son Ethique, est le philosophe de la philia, de l'amour spirituel réclamant la réciprocité pour s'épanouir jusque dans ses exigences les plus intimes. Saint Thomas, en théologien, est celui qui a le mieux développé (d'une manière étonnante) les pas­ sions, et particulièrement la passion-amour. Saint Jean de la Croix est bien celui dont le coeur profond est tout brûlé par l'amour divin. N'est-il pas le poète par excellence de l'amour divin ? Voilà bien quatre "grands" qui nous aident à pénétrer dans ce mystère de l'amour, et qui demeurent toujours pour nous les quatre grandes sources de toute réflexion philoso­ phique sur l'amour.

CHAPITRE PREMIER

L'AMOUR DANS LA PHILOSOPHIE ET LA THEOLOGIE

Envisager l'amour dans une perspective philosophique et théologique est aujourd'hui particulièrement important et intéressant. Parler de l'amour de cette manière, c'est essayer, non pas d'expliquer l'amour - car on ne peut l'expliquer ni l'analyser : on le vit -, mais de comprendre ce qu'il repré­ sente pour notre vie humaine et notre vie divine. Telle est bien la tâche du philosophe et du théologien. Si nous suivons l'évolution de ce grand thème dans l'histoire de la pensée philosophique, nous débouchons à un moment donné sur une sorte d'oubli de l'amour : quand la philosophie devient purement rationnelle, n'oublie-t-elle pas l'amour ? Il n'y a plus de place pour l'amour dans son discours et c'est un oubli terrible : n'est-ce pas la condamnation de la philosophie par ellemême ? Quand elle devient purement rationnelle, la philosophie ne s'enfermet-elle pas alors dans une explication toute logique des choses ? Or une pareille explication des choses nous interdit, finalement, de parler de l'essentiel de l'homme : sa capacité d'aimer. Certes, la logique est une chose excellente. Mais, comme le disait son fondateur Aristote, elle n'est qu'un organon, un instrument. Et lorsqu'on fait de l'instrument l'essentiel, on se voue à ne plus rien saisir de ce qui est vraiment essentiel. Une philosophie purement rationnelle, poussée à l'extrême - une philosophie rationaliste -, finit, de fait, par ne plus rien comprendre à ce qu'il y a d'essentiel en l'homme. Heureusement, on se dégage aujourd'hui de ce carcan logique et purement rationnel, quoique ce ne soit pas toujours de manière à redécouvrir les vraies dimensions de la philosophie. N'est-ce pas le cas de ces réactions violentes qui proclament le primat de l'irrationnel, de l'instinctif, de l'inconscient, de l'imaginaire sous toutes ses formes ? Nous devons essayer de dépasser ces deux extrêmes dans la réflexion sur l'amour, pour redécouvrir ce qu'il est en profondeur. C'est le but peut-être trop ambitieux, mais non moins

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indispensable, de la présente étude. Tous, nous avons l'expérience de l'amour, même si cette expérience peut certes revêtir de multiples formes. Souvent cependant, nous n'osons pas regarder en face ce qu'est l'amour dans l'expérience que nous en avons. Et c'est dommage, car nous devrions plutôt essayer d'avoir sur cette expé­ rience d'amour une lucidité de plus en plus grande. Le véritable amour n'a pas peur de la lucidité : il la cherche. Si, dans certaines formes d'amour, on a peur de la lucidité, c'est précisément parce que la forme d'amour que nous vivons n'est pas suffisamment humaine, qu'elle demeure trop passionnelle et instinctive. L'amour véritable est vraiment ce qu'il y a de plus grand en l'homme : c'est ce qui lui permet de se dépasser lui-même dans la decouverte de l'autre, d'aller le plus loin dans l'épanouissement de toutes ses richesses. Aussi la dégradation de l'amour est-elle la chose la plus terrible : quand l'amour se dégrade, au lieu d'élever l'homme, il l'étouffe, l'enfonce dans sa misère, dans ses limites. C'est la caricature du véritable amour. Celui-ci en effet creuse en l'homme une profondeur qui donne à sa vie une "gravité" au sens fort du terme, et lui vaut d'être fixé sur ce qu'il y a d'essentiel, d'être ainsi parfaitement lui-même en accédant à une plénitude, en se dépassant, en s'unissant à son bien qui l'achève (1).

Voyons d'abord, dans la philosophie grecque, la grande montée de cette compréhension toujours plus profonde de l'amour ; puis regardons la grande montée théologique, à laquelle succèdent, dans l'histoire de la pensée occi­ dentale, certaines ruptures. Essayons de comprendre comment la compréhen­ sion même de l'amour a, d'une certaine manière, ponctué l'évolution de la pensée philosophique et théologique, puisque c'est dans la mesure où la philosophie et la théologie ont compris l'amour spirituel et l'amour divin qu'elles ont été capables de pénétrer plus avant dans la compréhension de ce qu'est l'homme et dans le mystère de Dieu.

Concernant l'amour, la pensée grecque connaît une véritable montée, une croissance, mais non sans des étapes très diverses. De même pour la théologie chrétienne, qui prolonge cet effort à partir de la foi. La théologie est une nouvelle sagesse qui peut aller plus loin dans son approfondissement de l'amour, puisque Dieu se révèle comme Amour ; il s'agit alors, non plus du problème de l'amour, mais du mystère de l'amour. Après cette croissance de la pensée tant philosophique que théologique, on observe de part et d'autre comme un arrêt et même une chute. Il serait très intéressant d'analyser les raisons de cette chute. La chute de la théologie provient-elle d'un manque de philosophie ou d'un manque de foi ? ou des deux simultanément ? Quoi qu'il en soit, ce déclin théologique et philosophique date de longtemps. Et sachons qu'il est très difficile de remonter la pente - ce qui n'empêche que nous assistons peut-être aujourd'hui à un certain renouveau. Le problème de l'amour dans la philosophie grecque

Le problème de l'amour occupe dans la philosophie grecque une place très importante. Nous verrons les nuances et les modalités très diverses des conceptions qu'on y trouve. Regardons en premier lieu Hésiode. Dans sa Théogonie, Hésiode évoque les trois "premiers" : l'Abîme, la Terre et l'Amour (Erôs). Si l'Abîme et la Terre sont au point de départ de générations successives, l'Amour, lui, n'est à l'origine d'aucune génération. Il est comme l'absolu, le terme, la fin. Il est celui qui finalise, et non celui qui est à l'ori­ gine, bien que cela ne nous soit pas dit explicitement. Dans Les Travaux

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et les Jours, Hésiode ne parle pas beaucoup de l'amour d'amitié (philia), mais seulement du travail et de la justice. Notons qu'avant Hésiode, Homère parle de la philia, mais d'une maniéré toute poétique, et non philosophique. Il chante la grandeur et la beauté de l'amitié qui ennoblit le coeur de l'homme et le remplit de sentiments héroïques.

Passons au pythagorisme et à la philosophie de Parménide d'Elée : ces philosophies naissent et se développent à l'intérieur d'un grand élan religieux et mystique. Or tout élan mystique implique une attitude affective, d'une affectivité spirituelle. Pour Pythagore et ses disciples, la vie parfaite est une vie contemplative ; elle réclame certes une ascèse, pour la purification de l'âme et du corps, mais elle est en elle-même ce qu'il y a de plus parfait. N'est-ce pas la première fois où est affirmée l'excellence unique de la con­ templation, et donc d'un amour spirituel source d'une connaissance parfaite ? Il est possible que Pythagore ait parlé de cet amour contemplatif, de cette contemplation amoureuse, mais nous n'en avons plus de traces : dans le pytha­ gorisme tel que nous le connaissons, il n'y a pas d'analyse de l'amour. L'amour y est symbolisé par le nombre 8, car il unifie, il réalise l'union. Mais s'il n'est pas regardé pour lui-même, l'amour est toujours présent sous la forme d'un élan spirituel. Dans le poème de Parménide, il est question du thumos, qui doit habiter le philosophe dans sa recherche de la vérité. Le thumos est ce grand désir, ce grand élan d'amour qui rend le philosophe capable de recevoir la révélation de ce qui est en ce qu'il a de plus pur, de l'Etre absolu. Pareille révélation, don de la déesse, ne s'accomplit qu'à l'intérieur de cet élan. Il est donc très important de comprendre que, tant chez Parmé­ nide - qui est au point de départ de la philosophie des Eléates - que chez les Pythagoriciens, la réflexion philosophique présuppose l'amour et lui donne sa signification ultime. Ces philosophes ne craignent pas d'affirmer qu'il faut un grand élan d'amour pour pouvoir philosopher. Nous trouvons là des données que les psychologues confirmeraient aujourd'hui avec beaucoup de force. L'homme ne progresse dans son intelligence que quand il aime, son intelligence ne s'éveille que dans la mesure ou elle est portée par un grand désir. Ce n'est pas l'amour qui est connaissance, mais il éveille l'intelligence, et lui permet d'aller jusqu'au bout de ses efforts. Quand il n'y a pas d'amour, ou quand il n'y a plus d'amour, il se produit aussitôt comme un arrêt dans la recherche de l'intelligence.

Empédocle, quant à lui, met au sommet de tout l'univers l'Amour et la Haine dans leur opposition et leur dualisme radical : l'univers est gouverné par l'Amour et par la Haine. A certains moments, l'univers s'unifie et s'or­ donne ; c'est alors l'Amour qui le gouverne. Survient ensuite son contraire, la Haine, qui étant une force de division et d'opposition met tout l'univers dans un état de désagrégation. Il y a là une très belle vision de l'univers et de l'homme, qui, évidemment, s'exprime en un langage symbolique. Vision très forte puisqu'elle met au centre de tout l'Amour et la Haine, qui sont comme les deux grandes forces adverses qui régissent tout l'univers et ce microcosme qu'est l'homme. Toute la philosophie de Platon est, elle, dominée par le Bien en soi et l'Un en soi ; et c'est dans l'Amour-Erôs que nous entrons en communion avec le Bien en soi, par le Beau en soi. L'Erôs est un amour fondamental, ou, si l'on veut, un grand élan d'amour. C'est lui qui donne à toute la vision platonicienne de l'homme son ultime signification. L'homme ne peut atteindre ce pour quoi il est fait sans cet amour. Est parfait l'homme qui est possédé par cet amour ; il est alors capable de se dépasser, de contempler...

Aristote ne reprend pas ce regard de Platon sur l'amour. Il ne considère plus avant tout l'érôs mais la philia, l'amour d'amitié. On serait tenté de 9

dire que son regard est moins mystique, donc d'une certaine manière plus humain. Disons plutôt que les intentions de Platon et d'Aristote sont diffé­ rentes. Cependant, ces deux approches de l'amour, celle de l'érôs comme celle de la philia, ont chacune leur intérêt. C'est pourquoi nous y reviendrons par la suite. Après la philosophie d'Aristote nous trouvons celle, très particulière, d'Epicure, qui développe la morale du plaisir. Le plaisir est, ne l'oublions pas, un aspect, une "propriété" de l'amour 1 Ce n'en est pas l'aspect principal, mais c'en est tout de même une conséquence non négligeable du point de vue humain. Comprenons bien, du reste, qu'Epicure ne prône pas du tout le plaisir immédiat, sensible, sensuel. Pour lui, le plaisir suprême est celui de la contemplation. C'est là que le plaisir est le plus parfait, le plus cons­ cient, le plus limpide. Il nous faudra pour ce motif expliciter le rapport entre l'amour et le plaisir. Le plaisir n'est-il pas comme une retombée sub­ jective de l'amour ? Quand donc on aime vraiment, on dépasse le plaisir. Mais quand on est fatigué d'aimer, on s'y réfugie. Le plaisir est alors comme un amour au ralenti, un amour qui commence à se fatiguer, qui n'a plus le même élan de conquête. Voulu pour lui-même, l'amour-plaisir n'est-il pas un faux repos, un arrêt ? Or, précisément, l'amour en lui-même ne s'ar­ rête jamais : il est au-delà du repos parce qu'il est un élan et il donne des ailes à celui qui aime. D'autre part, le plaisir seul implique nécessairement un repli sur soi, alors que l'amour en ce qu'il a de plus lui-même est exta­ tique (2), fait sortir de soi et aller au devant de l'autre. Il faut donc éviter d'identifier amour et plaisir, mais il faut aussi éviter de les séparer. Il serait intéressant de mettre face à face ces deux positions extrêmes et contraires : celle de l'amour qui, dans sa pureté, bannit le plaisir ; et celle de l'amour qui s'identifie au plaisir. En fait, l'amour ne s'oppose ni ne s'identifie au plaisir. Il est plus : il est source du plaisir. Freud soulignera, lui aussi, l'exi­ gence du plaisir dans la vie de l'homme, mais d'une tout autre manière qu'Epi­ cure. Là encore, il y aurait un parallélisme intéressant à établir pour voir ce qui subsiste de l'amour dans la perspective de Freud. Face à la morale d'Epicure se situe celle des Stoïciens. Pour ceux-ci, ce n'est plus le plaisir qui constitue le bonheur de l'homme, mais l'apatheia, l'indifférence que l'homme est capable d'acquérir grâce à la domination volontaire sur lui-même : l'amour passionnel est mauvais et demande à dispa­ raître. La volonté est considérée en premier lieu comme une puissance de domination. On ne parle plus d'amour, mais de domination, d'efficacité.

Au terme de la grande croissance de la pensée philosophique, qui aboutit à la primauté de l'erôs chez Platon et de la philia chez Aristote, on assiste donc à un déclin : l'amour est remplacé par la recherche du plaisir et la domination de soi. On perd de vue l'amour dans ce qu'il est profondément, pour l'identifier à une de ses propriétés, à un de ses fruits, ou à son aspect purement volontaire, la domination de soi. La réflexion sur l'amour ne s'achève pourtant pas, dans la philosophie grecque, sur ce déclin. Avec Plotin, nous assistons à un dernier sursaut de vitalité. Celui-ci hérite de Platon, d'Aristote et des Stoïciens. Il montre le dépassement de la contemplation dans le silence d'union avec l'Un. L'amour, pour Plotin, c'est le silence ultime qui unit à l'Absolu, au Bien, à l'Un. Il y a certainement dans sa philosophie une grande vision mystique de l'amour et du Bien ; mais nous savons combien il est difficile de préciser ce qu'est l'amour dans une telle philosophie. La position de Platon y est reprise et prolongée en une mystique philosophique. D'où le problème : existe-t-il vrai­ ment une mystique philosophique, une philosophie affective où l'amour est premier ? Ce qui est sûr, c'est qu'au coeur de toute la philosophie plotinienne, 10

qui cherche un dépassement de la sagesse et de la contemplation par le si­ lence, l'amour a un rôle primordial. C'est lui qui nous unit au divin, à l'Absolu. Plotin assume des expressions religieuses pour exprimer notre fusion dans l'Absolu. C'est presque le Nirvanâh de certaines philosophies de l'Inde. L'union avec l'Un-Bien, sommet de tout, nous permet de nous perdre dans l'amour et le silence.

Dans le sillage de Plotin se développe le courant néoplatonicien, à travers des commentateurs dont le propos est avant tout de justifier la pensée de leur maître. On peut donc dire qu'étant née dans une mystique avec l'attitude religieuse du pythagorisme, toute la philosophie grecque s'achève dans l'amour-silence de Plotin, après être passée par le thumos de Parménide, l'érôs de Platon, la philia d'Aristote, puis le déclin d'Epicure et des Stoïciens.

Le mystère de l’amour selon les Pères de l'Eglise Du point de vue chrétien, celui de la foi, celui des Pères de l'Eglise et des théologiens, le mystère de l'agapè devient une réalité primordiale. Cela se comprend aisément, puisque la révélation chrétienne s'achève dans la révélation johannique qui montre le primat absolu de l'Amour : Dieu est Amour. Dans la philosophie grecque, on avait bien reconnu que Dieu est la Bonté, le Bien en soi ; mais on ne disait pas qu'il est Amour. Or ce n'est pas du tout la même chose d'affirmer que Dieu est la Bonté et d'affirmer qu'il est Amour. En effet, quand nous disons dans notre foi chrétienne que Dieu est Amour, nous regardons le mystère de Dieu en lui-même. C'est alors Dieu lui-même qui nous révèle son amour, qui n'est autre que sa vie et sa contemplation. En Dieu, lumière et amour ne font qu'un. Dieu lui-même nous revèle qu'il est Père, Fils et Esprit Saint. C'est bien cela que saint Jean nous fait comprendre : Dieu est Lumière et Amour, et il y a en lui un fruit de lumière et d'amour : son Verbe et son Esprit. De plus, grâce à l'Incarnation du Verbe et au mystère de la Croix, nous participons à ce mystère d'amour, par la grâce qui nous divinise. Nous devenons des fils de lumière et d'amour, par l'Esprit Saint qui habite en nous. La révélation chré­ tienne nous fait ainsi comprendre que tout se ramène à l'agapè, c'est-à-dire à la charité, à l'amour divin (3). Les Pères de l'Eglise et les grands théologiens ont compris que ce primat de l'amour, affirmé avec beaucoup plus de force que dans la philosophie grecque, est ce qui caractérise la révélation chré­ tienne. Et c'est là que nous saisissons la différence entre le problème philo­ sophique de l'amour et la réflexion théologique sur le mystère de l'agapè. En effet, la théologie chrétienne nous met immédiatement et en premier lieu en face de l'agapè, mystère propre de Dieu, lié à tout le mystère de la fécondité divine. Amour et fécondité, dans la vision chrétienne, sont inti­ mement liés. L'amour en Dieu n'est pas n'importe quel amour : c'est un amour qui est une source jaillissante. Sa fécondité n'a pas de limite ; il est infini, substantiel, en sorte que tout ce que Dieu atteint est touché, pénétré par son amour. L'amour divin est pareil à un feu dévorant (4).

Naissance et apogée de la pensée théologique de l'amour Tous les Pères de l'Eglise, et spécialement saint Augustin, ont scruté avec une particulière attention le mystère de l'amour divin. Nous^ ne pouvons expo­ ser ici la grande théologie de saint Augustin sur la charité, sur la dilectio ; nous ne pourrons que citer quelques grands textes qui nous permettrons de voir combien son regard sur l'amour est merveilleux de richesse (5). C'est

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d’ailleurs au sujet de ce mystère que sa théologie est le plus riche. Cet héri­ tage théologique sera repris par le grand théologien de l'amour au Xlle siècle, saint Bonaventure.

Quant à saint Thomas, sur lequel nous reviendrons plus tard, disons tout de suite que notre examen portera sur ce qu'il nous dit de l'amour-passion. Non pas que saint Thomas ne considère que ce dernier ; il traite aussi, bien entendu, de l'agapè, de l'amour divin, comme l'a fait saint Augustin ; il reconnaît évidemment que le mystère de la charité est au coeur de toute la vie chrétienne, et que, par la charité et en elle, nous sommes unis à l'Esprit Saint et demeurons dans la Très Sainte Trinité. Je ne retiendrai pourtant ici de saint Thomas que l'amour-passion, et cela pour mieux mettre en lumière ce qu'il y a de si particulier dans la manière dont il envisage l'amour. Car il semble bien qu'il soit particulièrement attentif à ce qui, en nous, est à la naissance de l'amour, à savoir l'amour-passion. De fait, la passion est bien, en nous, au point de départ de l'amour. Il m'est déjà arrivé d'exposer ce que saint Thomas dit de l'amour-passion à des psychanalystes qui ignoraient sa pensée. Tous m'ont dit leur étonnement de découvrir un tel trésor, et combien il leur semblait invraisemblable qu'il soit ainsi méconnu î Ce qu'il y a de plus grand dans la pensée des théologiens, c'est le regard sur le mystère de l'amour tel qu'il est en Dieu et tel qu'il nous est commu­ niqué par le Sauveur. Cet amour caché et révélé par Jésus, c'est l'Esprit Saint, Amour qui est la troisième Personne de la Très Sainte Trinité ; c'est l'Amour de l'Amour, autrement dit : l'Amour qui procède de l'Amour, l'Amour ultime et dernier. L'Esprit Saint est donc Celui par qui et en qui nous pouvons pénétrer dans la grande théologie de l'Amour. Et c'est dans cette vision que nous devons comprendre comment les théologiens ont regardé l'amourpassion. Ils l'ont fait pour mieux parler de l'Esprit Saint, et aussi du Coeur de Jésus, Homme-Dieu tout entier mû par l'Esprit Saint. Le réalisme des théologiens du Moyen( Age est si fort qu'ils ne craignent pas de regarder ce type d'amour pour mieux parler du Christ et de l'Esprit Saint. Car c'est l'amour-passion qui nous donne la conscience la plus aiguë de l'amour, et qui nous permet ainsi de saisir de la manière la plus forte ce qu'il y a d'unique dans cet Amour personnel qu'est l'Esprit Saint. Normalement, après le grand effort d'un saint Thomas d'Aquin précisant ce qu'est la "théologie scientifique", la théologie aurait dû s'épanouir pleine­ ment et totalement dans une théologie mystique, c'est-à-dire dans une théo­ logie de l'amour. Mais, de fait, très peu de temps après saint Thomas, les théologiens ont eu peur. Je crois qu'on peut dire cela. Ils n'ont pas compris le réalisme de saint Thomas. Ils l'ont redouté, et ont reproché à saint Thomas d'avoir tant utilisé Aristote, le païen, et de ne pas avoir continué l'effort de son maître qui recourait à Avicenne, un croyant. De fait, Henri de Gand revient à Avicenne et perd le réalisme si simple et audacieux de saint Thomas. Et c'est ainsi qu'au XlVe siècle, on voit apparaître une théologie qui n'a plus du tout le même regard sur l'amour, ce qui n'est pas étonnant puisque cette théologie, au lieu de se servir d'une philosophie réaliste, se sert d'une logique. On se défie des mystiques, parce qu'avec eux, on ne sait jamais jusqu'où les choses peuvent aller I Saint Bernard l'avait bien dit : la mesure de l'amour, c'est l'amour lui-même (6), ce qui signifie que l'amour n'a pas d'autre ordre que celui qui vient de lui-même. Au-delà de l'amour, il ne peut plus rien y avoir. Nous comprenons alors l'objection courante : lorsqu'on regarde le mystère de l'amour, ne doit-on pas reconnaître qu'on ne peut finalement pas en dire grand-chose ? L'amour dépasse tout ce qu'on peut en dire, parce que ce qu'on en dit n'est plus l'amour. L'amour est ineffable. On ne le connaît pleinement qu'en le vivant - mais on peut tout de même essayer de montrer ce qu'il est, et cela pour le purifier et mieux en vivre.

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Une rupture : Guillaume d'Ockham. Domination de la logique sur la méta­ physique et la théologie Ockham est ce théologien du XlVe siècle qui a utilisé la logique comme l'instrument principal de toute réflexion théologique. Avec lui, la logique prend une place primordiale. Sans doute le fait-il avec une excellente inten­ tion, pour ses freres théologiens qui ne s'expriment pas avec une précision suffisante. C'est la raison pour laquelle Ockham entend que la logique de­ vienne l'arme principale appelée à dominer toute la pensée théologique. Mais on comprend qu'à partir de ce moment-là, œ soit l'aspect rationnel qui com­ mence a l'emporter.

Le logicien cherche toujours à définir. Il n'aime pas ce qu'il ne peut pas définir, parce que cela n'entre pas dans ses catégories. Quand on examine l'histoire de la pensée théologique, on constate qu'il y a eu à l'époque d'Oc­ kham une sorte d'évacuation du mystère de la charité, de l'amour. On continue sans doute à parler de l'Esprit Saint et de la charité, mais on ne le fait plus du tout comme avant, parce qu'on en parle avec un souci de codification. On veut codifier juridiquement, ou bien logiquement. Ainsi, dans l'Ancien Testament, le sabbat, qui devait être le jour réservé à Dieu, a été codifié juridiquement par les pharisiens. De la même façon, les théologiens ont eu la maladie de vouloir tout codifier par la logique. Nous savons ce que le Christ a fait par rapport au sabbat. Ne devrions-nous pas éprouver quelque chose de sa colère - colère sainte '. - face à cette codification logique qui empêche la pensée théologique de s'épanouir en contemplation ? Des lors que la logique se met à dominer la pensée, il ne peut plus y avoir de contem­ plation : il ne reste qu'une réflexion, une sorte de méditation, qui nous enfer­ me dans nos idées. Le primat de la logique conduit au primat de l'idée ; et quand l'idée devient première, l'amour ne peut plus être ce qu'il doit être. Bref, en évinçant le réalisme de l'intelligence et de la métaphysique, la logique d'Ockham entraîne la chute immédiate de la théologie. Aussi long­ temps qu'elle reste un instrument, la logique est évidemment une excellente chose. Mais dès qu'elle se substitue à la métaphysique, elle tue tout regard sur l'amour. De fait, Ockham a transmis toute une théologie qui ne pouvait plus parler de l'Esprit Saint et de l'amour comme elle aurait dû en parler. A partir de cette nouvelle théologie, il ne peut plus y avoir de théologie mystique. La mystique se réfugie alors dans une sorte de sentimentcilisme, ou dans l'extraordinaire. C'est là une chose terrible parce qu'en réalité la vie mystique doit être pour nous le grand épanouissement de l'amour divin.

De Ockham à Descartes. Affranchissement de la philosophie. Effacement de l'amour devant l'idée et l'efficacité A un moment précis, que nous connaissons bien, la philosophie s'est séparée de la théologie et a voulu reprendre son droit d'aînesse. En effet, il ne faut pas oublier que, d'une certaine manière, la philosophie a un droit d'aînesse, puisqu'elle est née la première, dans l'antiquité grecque. La foi, c'est la benjamine : elle vient toujours après l'intelligence, après cette capacité natu­ relle de penser qu'elle présuppose. Nous comprenons ainsi qu'il n'était pas facile pour l'aînée - la philosophie - de devenir la servante de la benjamine, de la foi. Et voilà pourquoi, face à une théologie qui a perdu sa grandeur, on assiste à la revendication de l'entendement et de ses exigences face à la foi : exigences de l'entendement qui deviennent exigences de certitude face aux théologiens. La revendication inaugurée par Descartes est une revendi­ cation impressionnante, qui a sa grandeur, mais qui en même temps aura 13

de terribles conséquences. Nous trouvons en effet dans la philosophie de Descartes une certaine parenté avec la pensée d'Ockham : le primat de la pensée, des données intelligibles, des idées. Aussi l'amour, dans sa philosophie, ne peut-il plus être envisagé que comme amour passionnel, mais d'une manière toute différente de celle de Saint Thomas. L'amour n'est plus du tout regardé comme amour spirituel. Aussi n'est-il pas étonnant qu'on cherche progressi­ vement sa source dans l'instinct sexuel. En effet, la volonté n'est plus source d'amour, mais elle devient source d'efficacité et de liberté. Elle n'est plus premièrement ce qui nous ouvre au bien, ce qui nous rend capables d'être attirés par lui, ce qui nous oriente vers lui et nous lie à lui : elle est avant tout source de liberté et d'efficience. Dans la philosophie de Descartes, l'amour est donc relégué, si j'ose dire, à l'arrière-plan, après l'idée, la liberté et l'efficacité. L'amour n'est donc plus premier ni ultime. La liberté devient le problème principal, parce que c'est par elle que nous sommes le plus pro­ fondément apparentés à Dieu (7). La dialectique hégélienne A partir de là nous devons comprendre comment la philosophie rationaliste s'est développée en laissant à l'amour une place tout à fait seconde. Au cours de la longue période où a dominé le rationalisme, la philosophie n'offre plus aucune grande vision sur l'amour. On parle encore de l'amour passionnel, de l'amour au niveau de l'instinct. On parle de liberté, mais plus du tout de l'amour spirituel, de l'"amour d'amitié" (8) au sens plein du terme, ni bien sûr de la contemplation. C'est le primat de l'idée et de la liberté envi­ sagées dans leur développement propre. Tout cela apparaît clairement dans la philosophie de Hegel. Le jeune Hegel, qui est théologien, parle de l'amour ; mais dès qu'il acquiert la pleine maîtrise de sa méthode dialectique, il n'en parle plus. Seul importe alors le développement de l'idée. Nous devons ici nous poser la question : la dialectique telle que Hegel la conçoit peut-elle encore parler de l'amour ? C'est là la question essentielle : une philosophie dialectique peut-elle encore parler de l'amour ? Ou ne faut-il pas, au con­ traire, pour découvrir ce qu'est l'amour, une philosophie beaucoup plus humble, qui respecte la réalité existante et son primat sur la pensée, une philosophie réaliste qui accepte de tout reprendre à partir de l'expérience dans ce qu'elle a de plus fondamental, de l'expérience impliquant nos sens externes ? N'est-il pas impossible de découvrir ce qu'est l'amour en voulant le dominer et le mesurer ? Car dès qu'on veut le dominer, il se cache ; et au bout d'un certain temps, il meurt et disparaît. L'amour ne peut se dévoiler que lorsqu'on recon­ naît qu'il a en lui quelque chose d'original qu'il faut respecter et saisir de l'intérieur.

Quelques réactions contre la philosophie dialectique de Hegel Ce gui est sûr, c'est que le développement rationaliste de la philosophie a laisse de côté tout ce qui ne pouvait pas se réduire à l'idée. Tout ce qui échappait à l'idée se trouvait exclu, et le philosophe s'en désintéressait. Or, si l'on peut bien avoir une certaine idée de l'amour, il faut reconnaître que cette idée de l'amour n'est pas l'amour. Les multiples réactions contre Hegel et son système reposent pour une bonne part là-dessus. Parmi les différents courants de la philosophie contemporaine, beaucoup sont autant d'appels vers quelque chose de plus souterrain, de plus fondamental, d'anté­ rieur à l'idée. Il y a bien, évidemment, des philosophes néo-hégéliens qui continuent d'affirmer le primat absolu de l'idée ; tels Hamelin, Brunschvicg, etc. Mais il y a aussi et surtout la réaction d'un Kierkegaard et des philo­ sophes de l'existence, réaction violente contre le primat rationaliste de l'idée.

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Ces philosophes veulent nous faire comprendre qu’il y a en l'homme quelque chose de plus radical que l'idée. Ainsi Kierkegaard nous parle-t-il du fameux "saut", pour essayer de nous faire comprendre que la foi et la fidélité ne s'expliquent pas par la raison. Dans cette fidélité, ne retrouvons-nous pas l'exigence de l'amour ? De même, Bergson essaie de redécouvrir dans l'intuition de l'"élan vital" quelque chose qui est au-delà de la connaissance abstraite, du concept. L'idée est quelque chose d'abstrait ; il faut donc redécouvrir quelque chose de plus concret. Dans l'"élan vital", ne redécouvrons-nous pas le thumos, ce désir qui nous fait dépasser tout ce qui est rationnellement et logiquement détermi­ nable ? On pourrait retrouver quelque chose d'analogue chez Whitehead, lorsque celui-ci parle du Dieu-Amour, de l'Erôs divin, du Zest. Le langage qu'il utilise n'est certes pas celui des théologiens, mais on retrouve chez ce philosophe un réel désir de redécouvrir l'au-delà de l'idée ainsi que le primat de l'amour. Chez Freud, n'y a-t-il pas également le désir de retrouver quelque chose de plus radical que la claire conscience de l'idée, même si elle reste très imparfaite chez lui ? Toute tentative dans ce sens n'est-elle pas significative et digne d'intérêt ? L'intention de Nietzsche est analogue : découvrir un au-delà de la raison, de la métaphysique rationnelle qui, pour lui, est le suprême mensonge. De même chez Sartre...

Il importe donc de constater que, dans sa réaction contre la philosophie de Hegel, toute une partie de la philosophie contemporaine tente de redécou­ vrir un au-delà de la raison. Mais le dépassement de la philosophie hégélienne n'est pas chose facile, et il n'est pas dit qu'une attitude de réaction permette de mener à bonne fin cette tentative. Peut-on d'ailleurs vraiment redécouvrir ce qu'est l'amour en demeurant dans une attitude de réaction ? L'amour n'est-il pas avant tout ce qui nous relie à l'autre ? Tant que nous restons en opposition, nous ne pouvons pas redécouvrir l'amour dans toute sa force et sa profondeur. On pourra tout au plus redécouvrir certains de ses aspects : la liberté, la fidélité, le désir, l'élan, le plaisir, la joie, et même ce qu'il y a de plus fondamental et de plus caché en lui, l'instinct. On pourra aussi dévoiler le besoin que nous avons de nous épanouir pleinement. Ainsi la théorie du surhomme voudrait offrir, au-delà des codifications de la raison, l'idéal d'un homme qui soit parfaitement et totalement lui-même. On essaiera encore de découvrir la liberté, ce qui est bien une autre manière de vouloir sortir du carcan de la logique. Car la liberté aussi échappe à la logique. Toutes ces tentatives ont ceci de commun et d'intéressant, qu'elles veulent remonter à la source de notre spontanéité, au jaillissement tout a fait premier. Sans pour autant nous mettre à l'école de ces philosophies en réaction contre la pensée de Hegel, nous percevons en elles comme un appel très profond à retrouver quelque chose de fondamental. Nous essaierons à notre manière de le redécouvrir en nous demandant s'il s'agit de l'amour. Nous essaierons ainsi de découvrir ce que ne retrouvent pas suffisamment ces philosophies qui, dans leur réaction contre Hegel, ne peuvent vraiment se dégager de sa méthode dialectique, c'est-à-dire les diverses manières d'être, les différents niveaux de l'amour.

Les différents niveaux de l'amour ont pourtant une unité : quand nous aimons, c'est toute notre personne qui aime. Ce n'est pas seulement notre âme spirituelle qui aime, c'est toute notre personne, toute notre individualité. C'est donc aussi jusque dans notre sensibilité que nous aimons. Mais nous savons que notre sensibilité doit être au service de quelque chose de plus profond : l'amour spirituel qui est un amour personnel nous permettant de rejoindre l'autre. Nous essaierons de saisir cela pour découvrir comment l'amour est toujours quelque chose de premier : un jaillissement de vie (biolo15

gique, sensible, spirituel). Comprenons-bien : l'amour n'est pas opposé à la raison, mais il est au-delà, en ce sens que la raison ne peut pas vraiment saisir ce qu'est l'amour en lui-même. Cependant l'intelligence, dans ce qu'elle a de plus profond, est plus que la raison. Elle doit pouvoir être au service de l'amour, pour qu'il devienne plus lucide, plus personnel, et pour qu'il soit capable de se développer de plus en plus.

Pour une philosophie de l'amour

Au terme de cette "vision aérienne" sur le développement historique de la pensée occidentale concernant l'amour, et dans la perspective de son som­ met, nous pouvons considérer l'amour comme ce qui permet à l'homme d'être pleinement lui-même. Car l'homme n'est pleinement lui-même que quand il se dépasse ; et c'est dans l'amour que nous dépassons la conscience que nous avons de notre autonomie. Non que l'amour s'oppose à notre autonomie : il faut une certaine autonomie pour aimer. Mais il nous fait dépasser cette autonomie. Nous avons tous rencontré dans notre vie des êtres qui ont un sens tellement aigu de leur autonomie qu'ils ne parviennent pas à aimer. Ce peut être le cas de certains artistes ou aussi d'intellectuels qui préfèrent vivre avec leurs idées plutôt qu'avec des personnes ; leurs idées les laissent autonomes et libres, tandis qu'une autre personne les obligera à sortir d'euxmêmes. Après la grande montée de la philosophie grecque, qui aboutit à une pro­ fonde compréhension de l'amour, nous avons vu comment tout est repris et porté à son achèvement par les Pères de l'Eglise et les théologiens. Ceux-ci devraient nous donner un sens très pénétrant de l'amour, puisque dans le Christ, l'amour est porté à son achèvement le plus ultime. Certains Pères de l'Eglise et certains théologiens ont fait cela magnifiquement : saint Augus­ tin, saint Bernard (9), saint Bonaventure, saint Thomas... Cela n'a pourtant pas empêché qu'à l'intérieur même de la théologie chrétienne apparaisse ce terrible rival de l'amour : le primat de la logique, de la raison - d'où l'oubli de l'amour.

Nous ne pouvons rester insensibles au renouveau très fort - mais un peu anarchique et se présentant sous forme d'appels, d'ébauches - qui semble être le propre de notre époque. Paul Ricoeur estime nécessaire d'élaborer aujourd'hui une "pneumatologie". Nous voyons ce que cela signifie : le pneuma, c'est l'esprit, l'amour, et son logos est ce qu'il y a en lui d'intelligible. Ri­ coeur sent le besoin, pour la philosophie, de regarder en premier lieu le pro­ blème de l'amour. Mais il faut que le philosophe comprenne que l'amour est plus que l'intelligibilité, que le logos qu'il peut en avoir. C'est pourquoi il vaudrait mieux parler tout simplement d'une philosophie de l'homme envi­ sagé dans toute sa plénitude, c'est-à-dire jusque dans sa capacité d'aimer. Il faut une philosophie de l'amour. L'homme, dans la plénitude de son être, est capable d'aimer ; et si nous empêchons cette capacité de s'actuer pleine­ ment, nous arrêtons l'homme dans son développement et dans son dépassement de soi. L'homme n'est parfaitement lui-même qu'en se dépassant ; et pour bien comprendre ce dépassement de l'homme, il faut une philosophie du bien, qui aboutit à un regard philosophique le plus profond possible sur l'amour (10).

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NOTES

1 Saint Augustin considère en ce sens que l’amour est un "poids" - pondus amor -, puisqu’il entraîne l'homme vers son lieu propre : "Dans ce don de toi, nous nous reposons : là, de toi nous jouissons : notre repos est notre lieu. L'amour nous y élève, et ton Esprit qui est bon exalte notre bassesse la retirant des portes de la mort. Dans la bonne volonté se trouve pour nous la paix. Un corps, en vertu de son poids, tend à son lieu propre. Le poids ne va pas forcément en bas mais au lieu propre. Le feu tend vers le haut, la pierre vers le bas : ils sont menés par leur poids, ils s'en vont à leur lieu. L'huile versée sous l'eau s'élève au-dessus de l'eau ; l'eau versée sur l'huile s'enfonce au-dessous de l'huile : ils sont menés par leur poids, ils s'en vont à leur lieu. S'ils n'est pas à sa place, un être est sans repos ; qu'on le mette à sa place et il est en repos. Mon poids, c'est mon amour ; c'est lui qui m'emporte, où qu'il m'emporte. Le don de toi nous enflamme et nous emporte en haut ; il nous embrase et nous partons. Nous montons les montées qui sont dans notre coeur et nous chantons le cantique des degrés. Ton feu, ton bon feu nous embrase et nous partons, puisque nous partons en haut vers la paix de Jérusalem, puisque j’ai trouvé ma joie dans ceux qui m'ont dit : nous partirons pour la maison du Seigneur. Là nous placera la bonne volonté de sorte que nous ne voulions plus autre chose qu'y demeurer éternellement." (Confession XIII, IX, 10 ; Bibl. aug. 14, DDB 1962, p.441).

2

Cf. saint Thomas, Somme théologique, I-II, q.28, a.3 (l'expression est de Denys l'Arêopagite).

3 II est très difficile de traduire le terme grec agapè. On le traduit par le terme latin caritas, ce qui donne en français "charité". Mais les mots perdent parfois leur valeur et leur signification authentique : quand on parle aujourd'hui de charité, on pense aussitôt aux oeuvres de charité, et on se place du côté de l'efficacité, de la conséquence, alors que agapè signifie la source de tout amour, ce qui dépasse par conséquent tout amour humain : l'amour divin. (Cf. l'étude du P. C. Spicq : Agapè dans Jg Nouveau Testament, 3 vol. Etudes Bibliques, Gabalda lere édition, 1966).

4 Dt 4, 24. 5

Voir l'Appendice du ch. V.

6

Voir saint Bernard, Sermon 83 sur le Cantique des Cantiques, dans Oeuvres mystiques, ed. du Seuil 1953, pp. 848-850. Cf. ci-dessous appendice du ch. V.

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e 7 Tout repose, pour Descartes, sur l’expérience de la valeur infinie de la liberté : "... Je l'expérimente [la volonté] si vague et si étendue, qu'elle n'est renfermée dans aucunes bornes. (...) De toutes les, autres choses qui sont en moi, il n'y en a aucune si parfaite et si étendue, que je ne reconnaisse bien qu'elle pourrait être, encore plus grande et plus parfaite. (...) Il n'y a que la seule volonté que j'expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c'est elle pr incipElle ment qui me fait connaître que je porte l'image et la ressemblance de Dieu" (Des­ cartes, Quatrième méditation, éd. Adam et Tannery, t. IX, Première partie, p. 45). Voir notre article Réflexions sur la nature et l'importance de la liberté dans la philosophie de Descartes, dans Revue thomiste 52 (1952) pp. 586-607. 8 L'expression est de saint Thomas, qui se demande notamment si l'amour est convenablement divisé en "amour d'amitié" et "amour de convoitise" (Somme théologique, I-II, q.26, a.4). 9 Voir les quelques textes cités en Appendice au ch. V.

10 II faudrait expliciter ici - mais cela nous entraînerait trop loin - le statut propre de cette philosophie, de cette quête de l'intelligence cherchant a atteindre ce qu'il y a de plus profond dans la réalité, principalement l'homme.

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APPENDICE

AMOUR ET PHILOSOPHIE

En réponse à une question qui nous avait été posée, nous voulons donner ici quelques précisions sur les liens de l'amour et de la philosophie : la vraie philosophie est celle qui peut parler de l'amour ; on peut donc juger une philosophie à la manière dont elle parle de l'amour. On dit toujours que la philosophie considère l'être en tant qu'être, et c'est vrai : la philosophie doit nous faire comprendre l'appétit profond de notre intelligence qui cherche à saisir ce qu'il y a de plus profond dans le réel, dans l'homme existant. Cet appétit s'exerce en étant lié aux sens, notamment au toucher. C'est ce qui explique pourquoi nous connaissons d'abord l'aspect sensible de notre univers physique, le monde des apparences : nous sommes obligés d'abstraire et d'analyser pour atteindre ce qu'il y a de plus profond dans les réalités existantes ; nous ne pouvons pas immédiatement, intuitivement, le saisir. Nous mettons du temps avant de découvrir la réalité du point de vue de son être, en tant qu'elle est. Cette connaissance, dite ''métaphysique'', nous conduit progressivement à la découverte de l'Etre premier, l'Etre nécessaire, l'Acte pur, Celui que les traditions religieuses nomment Dieu.

Mais cela n'empêche pas que le philosophe s'intéresse en premier lieu à l'homme, envisagé dans toutes ses dimensions. Or l'homme ne peut être saisi dans toutes ses dimensions que si on le regarde en tant qu'il est capable de se dépasser, d'être ordonné à un autre plus grand que lui et, en définitive, d'être ordonné à Celui qui est son Créateur. C'est précisément une des dimen­ sions les plus importantes de l'homme, pour ne pas dire sa principale dimen­ sion, que l'amour, par où il s'ordonne vers un autre : la capacité d'aimer de l'homme l'ouvre vers son bien, le finalise. Ne croyons surtout pas que cette capacité d'aimer soit rivale de l'intelligence, car il n'y a pas d'amour sans une certaine connaissance, nous le verrons ; et il n'y a pas de recherche de la vérité sans amour. Certes, la raison logique, normalement au service de l'intelligence qui discerne la vérité et contemple, peut devenir sa rivale , si l'on prend ses raisonnements pour une sorte d'absolu. Mais une intelligence qui discerne la vérité et contemple ne s'oppose en rien à l'amour, car elle saisit que le bien est capable de nous attirer, de nous finaliser, de nous faire nous dépasser. Entre notre intelligence et notre capacité d'aimer, il doit y avoir une sorte de coopération toujours plus intime : comme notre intelli­ gence nous éveille à l'amour, l'amour pousse notre intelligence à aller plus loin. C'est d'ailleurs un fait que les psychologues contemporains reconnaissent volontiers : dès qu'il y a en l'homme un arrêt affectif, immédiatement l'intel­ ligence ne peut plus se développer comme elle le devrait. Nous avons besoin, pour développer notre intelligence, d'un support affectif, qui ne nuit pas du tout à son objectivité. Sans doute, dans certains cas, l'amour peut-il dimi­ nuer notre objectivité ; mais il s'agit alors d'un amour passionnel, instinctif, qui, au lieu d'aller jusqu'au bout des exigences de l'amour, s'arrête à son mode sensible ; c'est ainsi qu'on devient partisan. Mais nous aurons l'occasion d'y revenir (Voir ch. VII : Amour et intelligence). Retenons seulement pour le moment qu'une véritable philosophie de l'homme ne peut pas ne pas parler de l'amour : si elle "oubliait" l'amour, elle ne pourrait plus saisir l'homme dans ce qu'il a de plus lui-même.

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CHAPITRE H

L'AMOUR-EROS DANS LA PHILOSOPHIE DE PLATON

Nous commencerons notre examen de quelques-unes des grandes approches de l'amour par la conception platonicienne de l'amour-érôs. Problème très important, mais difficile, parce que complexe. En pénétrant dans la pensée de Platon, nous essaierons d'en dégager les principales lignes de force, en nous contentant de la comprendre sans émettre de jugement. Par la suite, nous réfléchirons sur l'amour-philia, puis sur l'amour-agapè, pour mettre progressivement en lumière les différentes modalités de l'amour.

Le problème de l'amour dans l'oeuvre de Platon. Le Banquet

Voyons ce que Platon nous dit d'essentiel sur cette question de l'amour. Parmi ses oeuvres, ce sont surtout les dialogues du Lysis et du Banquet qui en traitent (1). Le Lysis est un dialogue de jeunesse, un dialogue socratique. Platon y envisage la philia, l'amitié, sous l'angle de son fondement, de ses conditions et de sa réciprocité. Cet amour, Platon ne le distingue pas encore nettement de l'amour-passion. C'est l'amour tel qu'on en parle dans la culture grecque. Platon utilise ici une méthode dialectique qui rappelle celle de l'ironie socra­ tique ; aucune conclusion n'est tirée sur ce que sont l'ami et l'amitié, mais la réciprocité apparaît comme l'épanouissement de la philia, le moyen par lequel celle-ci peut se développer. Pour Platon, la philia regarde d'une ma­ nière ultime le Bien, qui est le premier aimable, aimé pour lui-même. Mais portons notre attention sur Le Banquet. Oeuvre magistrale de Platon, il compte parmi les dialogues de la maturité. C'est même une pièce majeure de toute la philosophie, sur laquelle il faut constamment revenir - un peu comme pour l'Ethique à Nicomaque d'Aristote, dont nous parlerons par la

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suite. Ne pouvant ici explorer un tel dialogue dans toute sa richesse, nous nous contenterons d'en retirer l’essentiel.

Gardons-nous de traduire l'érôs dont il est question dans Le Banquet par "amour érotique" ; car il s'agit en réalité de l'amour dans ce qu'il a de plus fondamental, de plus noble, de plus profond. Dans la pensée de Platon, l'amour-érôs n'est rien d'autre que l'amour dans ce qu'il a de plus lui-même. C'est ce grand élan qui permet à l'homme d'aller jusqu'au bout de ce pour guoi il est fait. L'amour-éros comprend certes l'amour instinctif, cela est évident ; mais il est beaucoup plus. Nous vivons, quant à nous, à une époque où l'on ne distingue plus guère les diverses modalités de l'amour : amour instinctif, amour passionnel, amour spirituel. Platon lui-même n'est pas un philosophe qui distingue volontiers les différents niveaux de l'amour. Il préfère nous montrer l'amour vécu dans son exercice propre d'amour. En artiste de l'amour, il le vit et nous le décrit admirablement. N'oublions jamais que Platon est le grand artiste de l'amour l En ce sens, Le Banquet est peut-être un des dialogues qu'il a le plus aimé, un des dialogues les plus caractéristiques de sa philosophie. C'est sans doute le dialogue dans lequel il a su le mieux exprimer tout ce qu'il portait dans son coeur.

Les cinq discours préliminaires sur l'amour Le Banquet fait l'éloge de l'amour-érôs pour nous faire comprendre sa grandeur. Le contexte est facile à saisir : réunis autour de Socrate, cinq personnages vont, dans un banquet en l'honneur de l'un d'eux, Agathon, célé­ brer les louanges du dieu Erôs (plutôt que de s'enivrer pour le seul plaisir de boire) : tout le dialogue est fait pour montrer Socrate possédé par ce daTmon de l'amour.

La structure du dialogue est simple : il débute par le discours des cinq convives - qui sont successivement Phèdre, Pausanias, Eryximaque, Aristo­ phane et Agathon - puis se prolonge par le grand discours de Socrate ; il s'achève enfin dans l'éloge de Socrate par Alcibiade. Socrate incarne magni­ fiquement ce qu'est l'amour ; c'est vraiment ce qui le caractérise. Il faudrait comprendre en quoi chacun de ces cinq discours préliminaires exprime de façon symbolique quelque chose de l'amour. Il faudrait aussi les transposer dans le langage de nos contemporains. Ne trouverait-on pas dans notre monde d'aujourd'hui cinq grandes conceptions de l'amour ? A la suite de ces cinq discours préliminaires, le discours de Socrate nous révèle ce qu'est l'amour, et Alcibiade montre comment Socrate en vit. Examinons rapidement ces cinq grands discours. Phèdre, c'est le poète un peu naïf. Pour lui, l'amour est le plus ancien des dieux, et ce qu'il y a de plus admirable : "En résumé donc, mon opinion est que l'amour est, entre les dieux, celui qui a, et le plus d'ancienneté, et la plus haute dignité, et le plus d'autorité pour mener les hommes à la possession du mérite et du bonheur, tant qu'ils vivent et une fois qu'ils sont morts" (180 b) (2). Il est source des biens les plus grands, et donc le plus grand des biens. L'amour peut même nous porter à mourir pour celui que nous aimons.

Pausanias se présente comme un homme sérieux, qui a beaucoup réfléchi. Si le poète parle avec son coeur, Pausanias, lui, parle avec son intelligence, et il s'empresse de distinguer l'amour "céleste", de l'amour "terrestre". On voit bien ce que cela signifie dans la perspective grecque. Il y a un amour de nécessité ; c'est celui qui vient de la terre et qui implique la procréation. 22

"Cet amour-là est celui des hommes de basse espèce" (181 b). Il correspond à l'Aphrodite pandémienne et se porte sur les femmes et les enfants. Mais il y a aussi un amour céleste, qui correspond à l'Aphrodite uranienne ; il est, lui, purement gratuit. Conforme à l'éthos (183 e) et à la beauté, il a pour objet les hommes vigoureux et intelligents, et non les enfants et les femmes. L'amour se présente donc sous deux aspects : la nécessité et la gratuité.

Eryximaque, c'est le médecin. N'oublions pas le rôle important que joue la médecine en Grèce à cette époque ; d'une certaine manière, c'est à partir d'elle qu'est née la philosophie du vivant. Eryximaque parle de l'amour en médecin. Pour lui aussi l'amour est double et il a une multiplicité d'objets. Tout être aime et désire ; s'il est sain, il aime de belles choses ; s'il est malade, de mauvaises. La médecine est l'art de faire naître de bons désirs selon le corps. La musique consiste en une harmonie, qui est une sorte d'a­ mour. Toute science et tout art consistent à découvrir l'amour, l'harmonie. Pour Eryximaque, l'amour est donc l'harmonie immanente aux divers éléments qui forment la complexité de notre univers et de l'homme (3). Aristophane, c'est le comédien. Platon ne l'aime pas beaucoup, parce qu'il a tourné Socrate en dérision. Voulant se venger de lui, Platon nous le présente comme quelqu'un qui croit au mythe d'une façon tout à fait matérielle : pour saisir l'amour, il suffit, selon Aristophane, de comprendre qu'au point de départ l'homme était androgyne. Coupé en deux par un châti­ ment divin, il est perpétuellement à la recherche de sa moitié. L'amour est ainsi une sorte d'instinct profond, enraciné dans le coeur de l'homme et de la femme. L'un et l'autre veulent retrouver leur unité perdue, et cela dans la multiplicité, ce qui n'est pas facile. Cette vision mythique et théolo­ gique permet d'affirmer que nous sommes des êtres déchus pour motif d'impié­ té. L'amour est le seul remède à notre déchéance ; il permet de retrouver une vie parfaite.

Agathon enfin, qui est rhéteur et sophiste, c'est l'enfant gâté. Agathon, on le sait, est trop chéri. Il aime l'amour facile et brûlant. Mais cet amour ne mûrit pas, reste fragile et fébrile. Son discours, sans aucune valeur philo­ sophique, cherche à séduire par le style et la fougue. C'est le discours d'un jeune amoureux et heureux, qui ne voit plus que son amour. Selon Agathon, tout nous est donné avec l'amour, lui qui est le plus jeune et le plus beau des dieux. Nous voyons ainsi toutes les formes d'amour devant lesquelles se trouve Platon : l'amour tel qu'il est révélé par la tradition, l'amour terrestre et céleste - qui exprime l'un la nécessité, l'autre la gratuité -, l'amour vu par le médecin - il est alors identifié à l'harmonie et à l'équilibre -, l'amour tel qu'un comédien se le représente, et enfin l'amour loué par un jeune homme amoureux et heureux.

Platon, en la personne de Socrate, va montrer son mécontentement et son mépris face à des dicours si peu philosophiques (199 b - 201 c). Début du discours de Socrate. Critique générale des cinq discours préliminaires

Socrate, quant à lui, prend la chose très au sérieux, et c'est aussi ce que nous allons faire. Voici ce qu'il commence par déclarer à tous ceux qui viennent de prononcer leur éloge de l'amour : vous avez oublie que le banquet est fait pour nous faire découvrir ce qu'est l'amour. Vous avez dit des choses merveilleuses, étonnantes, mais vous n'avez pas voulu chercher

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ce qu’est l'amour, sa nature propre.

Avec Socrate, nous nous trouvons donc devant le philosophe qui sait ce qu'est l'amour. Dans ses premiers dialogues, que l'on qualifie de "socratiques", Platon nous révèle une des convictions intimes de Socrate : ce dernier esti­ mait avoir reçu des dieux un don particulier, qui le rendait capable de dis­ cerner immédiatement parmi les jeunes ceux qui étaient amoureux et ceux qui ne l'étaient pas. Si Socrate n'est pas le philosophe des idées, il est bien cependant celui qui cherche la définition des choses. Mais il y a quelque chose de plus : Socrate a un amour très particulier des jeunes ; il sait en effet que ceux-ci ont une plus grande capacité d'aimer. C'est cela qui l'inté­ resse le plus, et c'est bien cela qu'il cherche à capter. Socrate avait ce don, on ne peut le nier, et il en est même mort : c'est à cause de son in­ fluence sur les jeunes qu'il a été attaqué. Platon, son disciple de prédilection, a lui aussi saisi que seul l'amour permet d'avoir cette influence sur les esprits, et c'est bien ce que nous allons découvrir dans son enseignement. Critique du discours d'Agathon. Dialogue préliminaire entre Socrate et Agathon Après avoir critiqué la méthode rhétorique de ses devanciers, Socrate s'amuse en questionnant Agathon. "Tout ce que tu as dit est très beau, mer­ veilleux, mais tu as oublie l'essentiel : qu'est-ce donc que l'amour? Tu as parlé de l'amour : mais l'amour n'est-il pas toujours l'amour de quelque chose, ou l'amour de quelqu'un ?" (4) Socrate insiste sur ce point et demande à plusieurs reprises si l'amour ne porte pas toujours sur le bien ou sur le beau. Il se montre ainsi très sévère à l'egard d'Agathon. Celui-ci en effet, dans sa joie d'aimer, confond l'amour et le plaisir. Or, quand on aime vrai­ ment, on est entièrement tourné vers le beau ou le bien, et c'est là la pre­ mière remarque que lui fait Socrate en philosophe. Si Agathon aime, il aime en fait sans considérer ce qu'il aime. S'il aime, c'est en s'aimant lui-même, et voilà pourquoi en réalité il est tout à sa joie et à son plaisir. Socrate saisit immédiatement le défaut : Agathon oublie que l'amour est relatif au bien ou au beau. Aussi peut-il ironiser à loisir : s'il porte sur le beau ou le bien, ce beau et ce bien, l'amour les possède-t-il vraiment ? La réponse s'impose : non, il ne les possède pas, sinon il ne se porterait pas vers eux. On n'aime que ce que l'on ne possède pas encore. Ainsi, s'il n'y a d'amour que de ce que l'on ne possède pas, et si, par ailleurs, l'amour se porte toujours vers le bien et le beau, il faut en conclure que l'amour ne possède ni le bien ni le beau, qu'il n'est ni l'un ni l'autre. Mais n'a-t-on pas convenu, au point de départ, que l'amour était un dieu ? Décidément, il y a là quelque chose qui ne va pas. Le procédé de Socrate est ici évident. Il consiste parlent de quelque chose qu'ils ne comprennent pas, pas. Voilà ce qu'il reproche à tous ceux qui ont fait vous parlez de l'amour, mais vous ne savez pas de quoi il

à montrer que tous qu'ils ne connaissent l'éloge de l'amour : est question.

A travers Agathon, c'est en fait tous les autres que Socrate vise. Tous ont oublié l'essentiel, puisqu'ils ont tous oublié de considérer que l'amour est une relation au beau et au bien, une relation à quelqu'un. L'amour est ordonné au bien et au beau, il est un désir, et un désir jamais satisfait : il est pure "tendance vers". Il veut aller toujours plus loin ; en lui-même il ne peut se limiter. C'est cela qu'on doit regarder en premier lieu ; sinon on ne comprend rien à ce qu'est l'amour. Socrate revient donc à une certaine expérience interne de l'amour. Quand on aime, on sait bien qu'on est tout entier tourné vers celui qu'on aime ; on ne pense plus qu'à lui... Les autres n'ont envisagé que l'amour en soi, mais l'amour en soi n'existe pas : l'amour

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est un lien qui nous unit à quelqu'un et nous relie vitalement à lui. N'est-ce pas une très belle démarche philosophique que celle de Socrate, qui nous fait revenir à cette expérience interne sans laquelle on ne peut rien dire de vrai sur l'amour ? C'est élémentaire 1 Et il est vrai que l'on prend cons­ cience de l'amour qu'on a pour quelqu'un quand on est privé pour la première fois de sa présence : son absence devient intolérable. La conscience de l'a­ mour se réalise à partir d'un amour non-satisfait, du désir. Mais la conscience de l'amour n'est pas l'amour : c'est peut-être là la confusion la plus profonde de ce point de départ de la recherche philosophique sur l'amour. Et toute erreur au point de départ a d'immenses conséquences... En prétendant que l'amour ne peut être un dieu, puisqu'il n'est ni beau ni bon, peut-être Socrate paraît-il, aux yeux de ses auditeurs, s'opposer aux traditions religieuses, pour qui l'amour est un dieu. Face à ce scandale, il se justifie en s'appuyant sur une autorité religieuse. Il nous avertit que lui-même avait ignoré ce qu'est l'amour tant qu'il n'y avait pas été initié par la prêtresse Diotime, et Socrate ne peut que nous redire loyalement ce qu'il a reçu de Diotime. C'est une sorte de réminiscence à l'égard de cette révélation reçue gratuitement : c'est bien Diotime qui lui a fait com­ prendre ce qu'est l'amour.

Remarquons ici quelque chose de très étonnant : l'amour met comme en échec la réminiscence qui porte sur les "formes idéales", ou du moins il en marque très nettement la limite (5). L'amour-érôs ne peut être découvert que ^râce à une initiation. Il y a ici quelque chose de très frappant dans la démarché philosophique de Platon : on voit comme deux types de réminis­ cence : l'une à l'égard de ce que l'on possède naturellement, l'autre à l'égard de ce que l'on a reçu gratuitement et que l'on ne possède pas. Début de la révélation de Diotime. Dialogue initial entre Diotime et Socrate Lorsqu'il s'agit de dévoiler la nature de l'amour, Socrate s'efface devant Diotime, qu'il nous présente de la manière suivante : "Diotime, femme de Mantinée, laquelle était savante sur ce chapitre [de l'amour], comme aussi sur une foule d'autres (...). C'est ainsi que, grâce à un sacrifice offert, une fois, j>ar les Athéniens avant la peste, elle fit reculer de dix ans l'éclosion de l'epidémie, et c'est elle justement qui m'a instruit des choses de l'amour" (201 d) (6). Il est étonnant de constater que l'amour est tout de suite envisagé d'un point de vue religieux. L'amour, pour Platon, est au-delà des "formes idéales". Quand l'idée se présente comme première et veut tout mesurer, elle étouffe l'amour. Si l'amour est quelque chose de tout à fait fondamental et de pre­ mier, on comprend alors comment Platon fait immédiatement référence à une attitude religieuse.

En quoi consiste l'enseignement de Diotime sur l'amour ? Il faudrait lire le texte en entier. J'en soulignerai seulement les principaux aspects. Pour commencer, Diotime explique à Socrate que l'amour n'est pas un dieu. Cette femme qui, comme prêtresse, est médiatrice entre les dieux et les hommes, affirme avec force que l'amour ne peut pas être un dieu. En ce sens, elle rejoint profondément la définition de l'amour que Socrate avait lui-même découverte : ce qui nous porte vers quelque chose que nous ne possédons pas ; si l'amour est ce qui nous porte vers quelque chose que nous ne possé­ dons pas, il est en effet impossible qu'il soit un dieu (mais l'amour n'est pas pour autant laid1: de même que l'opinion droite ne relève ni de la science ni de l'ignorance, de même l'amour est intermédiaire (métaxu) entre le beau

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et le laid, entre le bien et le mauvais). De nouveau, nous avons affaire à l'amour-désir (épithumia). L'enseignement de Diotime vient confirmer la découverte initiale de Socrate, son expérience interne de l'amour-érôs. Mais il s'agit d'une confirmation religieuse, ce qui est capital pour Socrate. L'a­ mour-érôs est par nature religieux, car il est intermédiaire entre le divin et l'humain. Il est par excellence le lien qui unit l'éternel au corruptible. Voilà ce que Diotime met tout de suite en lumière. Elle seule pouvait le faire ; l'expérience interne ne le pouvait pas. Car Diotime, en sa qualité de prêtresse, donc de médiatrice, symbolise ce qu'est l'amour : un médiateur. L'amour est un médiateur (métaxu) entre le monde des réalités divines et celui des réalités humaines.

Nous voyons donc, dès le début, que l'amour se porte sur ce que nous ne possédons pas. L'amour est relation, désir, métaxu ; il est essentiellement relatif et dépendance. Il ne peut donc pas être un dieu : par définition, un dieu est autonome, car il possède tout, il ne lui manque rien. Si donc l'amour est à la fois désir et intermédiaire, il ne peut être ni premier ni ultime. Il y a là de la part de Platon, une affirmation très étonnante, tout à fait nouvelle, presque en contradiction avec toute la tradition religieuse 1

Toujours en se référant à l'enseignement de Diotime, Socrate précise encore que l'amour est un daTmôn (7) ; c'est-à-dire qu'il n'est pas entièrement du côté des hommes - on dirait aujourd'hui un "surhomme". Le daTmôn, en effet, appartient au monde des esprits, situé entre celui des hommes et celui des dieux. Tout ce qui est "démonique" est intermédiaire entre les dieux et les hommes. Qu'est-ce alors que l'amour ? Un grand daTmôn dont le rôle est de "traduire et de transmettre aux dieux ce qui vient des hommes, et aux hommes ce qui vient des dieux : les prières et sacrifices de ceux-là, les ordonnances de ceux-ci et la rétribution des sacrifices ; et d'autre part, puisqu'il est à mi-distance des uns et des autres, [il a pour fonction] de com­ bler le vide : il est ainsi le lien qui unit le Tout [l'univers] à lui-même" (202 e). Sans amour, sans daTmôn, il y aurait un vide, et par là, la possibilité d'an­ goisse. De fait, tout manque d'amour crée en nous un vide. Enfin, est-il ajouté, "la vertu de ce qui est démonique est de donner l'essor, aussi bien à la divination tout entière qu'à l'art des prêtres pour ce qui con­ cerne sacrifices et initiations, tout comme incantations, vaticination en gé­ néral et magie" (202 e). L'amour est donc source d'inspiration religieuse et poétique. Nous voyons à quel point l'amour tel que le conçoit Platon se trouve lié au contexte des traditions religieuses ; il n'a pas su le dépasser. L'amour est envisagé dans sa fonction sacerdotale, dans le sens ancien de sacerdoce religieux, dont le but est de relier les hommes à Dieu : il est fait pour accom­ plir des sacrifices, pour établir des liens et pour combler les vides. C'est ce que suggère Diotime : "Le dieu, il est vrai, ne se mêle pas à l'homme ; et pourtant, la nature démonique rend possible aux dieux d'avoir, en général, commerce avec les hommes et de les entretenir, pendant la veille et le som­ meil" (203 a). L'homme démonique, pleinement religieux, est donc bien, celui qui unit les hommes aux dieux. C'est là ce que nous appellerions le "sur­ homme", au sens où il atteint une dimension supérieure de la réalité. Et puisque le daTmôn peut être donné aux hommes, il peut transformer l'âme, pour que celle-ci soit unie aux dieux. On peut donc bien dire que l'amour ainsi conçu est à la fois désir et médiateur (métaxu) démonique.

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Le mythe de la naissance de l'amour

Entrons maintenant dans la vision mythique par laquelle Socrate, en rap­ portant la révélation de Diotime, nous dévoile quelle fut la naissance de l'amour. C'est une très belle vision. Platon aime particulièrement recourir au mythe ; il le fait lorsqu'il est nécessaire de dépasser le logos, c'est-à-dire les idées. Le mythe suggéré, évoque la réalité qu'il veut exprimer : il nous met en face de quelque chose qui ne pourrait pas être dit autrement. Or, ne l'oublions pas, le but que poursuit Socrate est de découvrir et de dire ce qu'est l'amour. Et puisque l'amour est au-delà des idées, il n'est pas pos­ sible de dire clairement ce qu'il est en recourant au seul logos. Voilà pourquoi Socrate essaie d'exprimer ce qu'est l'amour en recourant au mythe. Il évoque ainsi ce que fut la naissance de l'amour, pour justifier que l'amour-érôs est un métaxu, le plus grand daîmôn, et pour en dévoiler les qualités essen­ tielles.

"Amour, de quel père est-il né, et de quelle mère ? - C'est bien long à raconter, répondit-elle ; je te le dirai pourtant" (203 a). A partir d'ici, prenons garde à tous les détails ; ils sont très importants parce qu'ils nous font saisir ce que représente cette naissance de l'amour. L'amour n'est jamais autant lui-même qu'au moment de sa naissance : c'est là vraiment qu'il est comme un feu. Voilà pourquoi il faut saisir cette naissance de l'amour. Sans doute est-ce un moment très bref ; mais la ferveur de l'amour peut maintenir son état de naissance, puisqu'il est au-delà du temps : le propre de l'amour, c'est de pouvoir toujours naître. Ne perdons pas de vue par ailleurs que Platon envisage avant tout l'amour-désir, et que c'est en effet à sa naissance que le désir est le plus intense. C'est donc pour nous faire saisir ce premier jaillissement de l'amour que Platon nous propose ce mythe.

"Sache donc que le jour où naquit Aphrodite, les dieux banquetaient, et parmi eux, le fils d'Invention, Expédient (Poros)" (203 b). Aphrodite est un personnage très particulier. Ce n'est pas l'amour-désir ; c'est plutôt l'amour facile, l'amour un peu badin, cet amour qui convient aux dieux entre eux. Il s'exprime selon les belles manières ; c'est l'amour des fêtes. Ce n'est pas du tout Erôs, et pourtant il y a des liens entre les deux, comme nous le verrons.

"Le jour où naquit Aphrodite, les dieux banquetaient (...). Or, quand ils eurent fini de dîner, arriva Pauvreté (Pénia), dans l'intention de mendier, car on avait fait grande chère, et elle se tenait contre la porte" (203 b). Pauvreté n'était pas invitée ; elle ne pouvait donc que mendier ; c'est évident, elle ne fait que mendier. Aujourd'hui, nous parlerions volontiers des "mar­ ginaux". Pauvreté attend le bon moment ; elle a tout le temps, elle n'a rien a perdre. "Sur ces entrefaites, Expédient, qui s'était enivré de nectar (car le vin n'existait pas encore), pénétra dans le jardin de Zeus et, appesanti par l'i­ vresse, il s'y endormit" (203 b). Expédient est aux antipodes de Pauvreté : il représente celui qui a une intelligence de génie, il est très doué. Jamais à court, plein d'inventions, il déborde d'idées. Tout gravite autour de lui. Il est satisfait de lui-même. Partout il est à l'aise, il est lui-même, au point de s'endormir même au festin des dieux. Après avoir bien mangé, il s'endort. "Et voilà que Pauvreté, songeant que rien jamais n'est expédient pour elle, médite de se faire faire un enfant par Expédient lui-même. Elle s'étend donc auprès de lui, et c'est ainsi qu'elle devient grosse d'Amour" (203 b-c). Telle est la naissance de l'amour, d'Erôs,

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fruit de l’extraordinaire rencontre de Pauvreté et d'Expédient. Dans sa sura­ bondance, ce dernier ne pense plus à rien, sinon à se reposer. Pauvreté est au contraire tout attentive, sans aucun droit - elle se tient contre la porte ; elle songe que rien n'est expédient pour elle, et elle aspire à se faire faire un enfant par Expédient lui-même. "Elle s'étend donc près de lui, et c'est ainsi qu'elle devient grosse d'Amour" ; la naissance d'Amour-Erôs n'estelle pas le fruit fortuit d'Expédient, et le fruit attendu et désiré de Pau­ vreté ? Comme Pauvreté n'a rien à elle, elle ne peut être qu'attente, attente de ce qui doit donner un sens à sa vie. Elle ne peut que dérober la fécondité, pas même la mendier ; elle serait rejetée, et elle le sait. Tandis qu'Expédient a tout, il est comblé, il n'attend plus rien. Rien ne peut le perfectionner ; voilà pourquoi il dort et il enfante en dormant.

Ce qui est merveilleux dans ce mythe, c'est sa façon de suggérer comment l'amour-érôs s'enracine dans ces deux aspects les plus opposés, les plus extrê­ mes ; ils ne peuvent s'unir que dans l'amour. En eux-mêmes et par eux-mêmes, ils s'opposent et n'ont rien de commun - ils ne sont pas attirés réciproquement l'un vers l'autre : c'est pour fêter Aphrodite qu'Expédient et Pauvreté sont là l'un et l'autre. Par là, nous saisissons aussi pourquoi "Amour-Erôs est le suivant d'Aphrodite et son servant : parce qu'il a été engendré pendant la fête de la naissance de celle-ci. Voilà pourquoi ce dont il est par nature épris, c'est la beauté ; car Aphrodite est belle" (203 c). Telle est la raison du lien qui unit l'amour et la beauté. Jusqu'à présent, on ne l'avait pas ex­ pliqué, puisqu'en affirmant que l'amour désirait la beauté, on en concluait que lui-même en était dépourvu. Ici, on affirme au contraire qu'Amour im­ plique la beauté, parce que, fils d'Expédient et de Pauvreté, il est né à l'om­ bre de la belle Aphrodite. Telle est l'originalité d'Erôs. Il n'est pas un absolu, un principe. Il est certes d'une naissance divine quant à son père, il est d'audelà de notre univers et de notre temps. Mais du fait qu'il est né, il est relatif, dépendant ; il est tout relatif au beau. Voilà la première caractéris­ tique d'Amour-Erôs.

Toujours ordonné à la beauté, il est aussi toujours lié à Pauvreté, sa mère. Le^ lien essentiel entre l'amour et la pauvreté est à la fois très fort et très spécial. Amour est "toujours pauvre", précisément parce qu'il demeure toujours lié à sa mère. Bien qu'Expédient soit son père, Amour n'est pas Expédient : la surabondance n'est pas l'amour. Pourquoi Platon, d'ordinaire plus attentif à l'ascendance paternelle, insiste-t-il ici sur la dépendance d'Erôs à l'égard de sa mère Pauvreté ? Dans la perspective de Platon, c'est évident : il est nécessaire que l'amour implique essentiellement cette note de pauvreté : "Il est toujours pauvre, et il s'en faut de beaucoup qu'il soit délicat aussi bien que beau, tel que se le figure le vulgaire. Tout au contraire, il est rude, malpropre, va-nu-pieds, sans gîte." (203 c-d). Nous le voyons bien : l'amour outrepasse toutes les conventions ; (il est "marginal"). L'amoureux, parce qu'il aime, n'a d'autre souci que son amour. Il laisse de côté tout ce qui n'est pas son amour, qui le rend tout relatif au bien et au beau ; son amour lui fait tout supporter pour être plus proche du bien et du beau, à la diffé­ rence d'Expédient qui, lui, est soumis à toutes les conventions. Et si Expédient est dans la bonne société, le beau monde, Amour, lui, est mis à l'écart et il est "rude, malpropre, va-nu-pieds, sans gîte, couchant toujours sur la dure, dormant à la belle étoile, sur le pas des portes, dans les chemins" (ibid.). Et Diotime ajoute : "C'est qu'il a la nature de sa mère, et qu'il partage à jamais la vie de l'indigence". Si l'amour est désir, il nous donne avant tout une conscience aiguë' de notre manque. Voilà pourquoi il est en premier lieu relié à Pauvreté, sa mère. Platon le reconnaît et le souligne dans son émerveillement : dans l'ordre de l'amour, la mère est plus proche, plus imma­ nente que dans l'ordre de la connaissance.

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Si l'amour possède en lui-même cette indigence foncière, il n'est jamais satisfait. Il ne peut jamais être satisfait, sans quoi il ne serait plus l'amour. Ce serait le plaisir, dont Agathon faisait l'éloge en le prenant pour l'amour. Le plaisir est satisfait, mais l'amour jamais. Cependant, Amour tient aussi de son père, Expédient : Amour "est à l'affût de tout ce qui est beau et bon ; car il est viril, il va de l'avant, tendu de toutes ses forces, chasseur hors ligne, sans cesse en train de tramer quelque ruse, passionné d'inventions et fertile en expédients" ; il est rusé, et c'est là l'inverse de la pauvreté. "Employant toute sa vie à philosopher, il est incomparable sorcier, magicien, sophiste" (203 d-e).

Aussi y a-t-il dans l'amour une tension tragique : celle-là même de sa double origine, celle de sa naissance. Il porte en lui le creux de la pauvreté, cette sorte d'appel à quelque chose qui va toujours plus loin ; et il tient de la surabondance, qui implique un engagement actif, qui se veut efficace : rien n'est de trop quand on aime, et on veut tout entreprendre par amour pour celui qu'on aime. Par son amour, l'amoureux est toujours tire vers l'un ou l'autre : un accueil et un don efficace.

"J'ajoute, poursuit Diotime, que sa nature n'est ni d'un mortel, ni d'un immortel. Mais tantôt, dans la même journée, il est en pleine fleur et bien vivant, tantôt il se meurt (...). Sans cesse pourtant s'écoule entre ses soigts le profit de ses expédients ; si bien que jamais Amour n'est ni dans le dé­ nuement, ni dans l'opulence" (203 e). On est ici en présence d'une certaine conclusion faisant comme la synthèse des deux axes profonds de l'amour. Mais cette synthèse n'arrivera jamais à une unité parfaite, comme à un audelà des éléments contraires qui la constituent. L'amour est toujours dans cette tension tragique. Pour Platon, l'amour n'est pas du tout "un" et ne peut donc être faiseur d'unité ; il demeure une tension perpétuelle ; il nous fait être à la fois désir intense de nous relier au beau, au bien non possédé, et plénitude, possession plénière. Il y a un double mouvement de sortie de soi, d'extase, et d'intase, qui n'arrive jamais à s'harmoniser parfaitement. Amour et philosophie Tout cela nous amène à rapprocher l'amour - "qui est à mi-chemin et du savoir et de l'ignorance" - de la philosophie. "Il est nécessaire, nous dit Diotime, que l'amour soit philosophe" (204 b). Quels sont en effet ceux qui s'occupent de philosopher, puisque ce ne sont ni les savants ni les ignorants ? "Voilà qui est clair, répondit-elle, un enfant même à présent le verrait : ce sont les intermédiaires (métaxu) entre l'une et l'autre espèce, et l'amour est l'un d'eux" (ibid.). La philosophie n'est-elle pas le plus excellent des intermédiaires ? Pour Platon, elle doit donc être pour nous ce qui nous mani­ feste le mieux l'amour, car dans sa perspective, elle nous apparaît comme la plus excellente réalisation de l'amour. La vérité n'est-elle pas la plus excellente des formes de beauté ?

"Il n'y a pas de dieu qui s'occupe à philosopher, ni qui ait envie d'acquérir le savoir (car il le possédé)" (204 a). Les dieux, c'est vrai, sont des sages. La philosophie, quant à elle, est l'amour de la sagesse - au sens d'un désir de sagesse. Il est donc évident que la philosophie implique un manque : le philosophe est celui qui a toujours le désir d'aller plus loin, de progresser. C'est pour cela que les dieux ne peuvent être philosophes- Etre philosophe est propre à l'homme 1 Nous voyons maintenant ce qui lie l'amour à la philo­ sophie, et c'est ce que Platon veut nous montrer.

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S'il n'y a pas de dieu qui s'occupe de philosophie ni qui désire acquérir le savoir - car tous les dieux le possèdent déjà -, le rôle de Socrate est de montrer aux jeunes qu'ils ne savent rien. Et pas seulement aux jeunes, mais à tous les hommes. Voilà le but de son ironie : montrer aux hommes qu'ils ne savent rien, leur donner un désir de savoir, car celui qui croit savoir et ne connaît pas son ignorance, ne cherche pas à connaître. Tout, dans l'attitude de Socrate, est repris à partir de l'amour ; c'est en effet l'amour qui doit nous donner le désir de philosopher. L'amour est à mi-chemin entre l'ignorance et le savoir ; aussi est-il la source de la philosophie. Pas de philo­ sophie sans amour - tout simplement parce que l'amour nous donne à la fois le sens de notre pauvreté et de notre vraie richesse. Amour et désir d’immortalité

La philosophie doit donc nous donner le désir d'acquérir la sagesse, et c'est à partir de là que Socrate enseigne les bienfaits de l'amour. Après avoir montré ce qu'est l'amour, il s'agit donc d'en découvrir les bienfaits, qui font sa grandeur et qui lui donnent toute sa plénitude. Cela est très important.

L'amour par lui-même n'implique pas de limite dans le temps ; on s'aime pour toujours. L'amour possède un désir d'immortalité, c'est pourquoi il est lié à la fécondité. "L'objet de l'amour en effet, Socrate, ce n'est point le beau, ainsi que tu te l'imagines, déclare Diotime. - Mais qu'est-ce alors ? - C'est de procréer et d'enfanter dans le beau (...). Parce que perpétuité dans l'existence et immortalité, ce qu'un être mortel peut en savoir, c'est la procréation." (206 e). Cette vision de l'amour est bien différente de celle d'Hésiode qui, dans sa Théogonie, n'attribue aucune descendance à l'amour. Pour Hésiode, l'amour est un absolu, tandis que pour Platon, il ne peut l'être : il est à la fois désir et source de fécondité. L'amour permet à l'homme de se dépasser, et c'est de cette façon que Socrate nous manifeste un de ses bienfaits : le désir d'immortalité. Grâce à ce dépassement, l'amour nous met au-delà du temps. Grâce à la fécondité de l'amour, l'homme n'est plus mesuré par le temps, qu'il s'agisse de la fécondité selon la chair - c'est-à-dire la procréation -, ou surtout d'une fécondité d'ordre spirituel, que Platon qualifie de poîetique. Car pour Platon, seuls les poètes sont de véritables créateurs, ce qui les place au-dessus de tous les autres artistes. C'est donc pour les poètes que l'amour va être source de fécondité.

Sans l'amour-érôs, il n'y a pas de fécondité, car il n'y a pas de désir d'im­ mortalité. Désir du beau, l'amour nous met en connaturalité avec la beauté. Atteindre cette beauté requiert, dans l'ordre naturel, la fécondité, et dans l'ordre de l'âme, par la réminiscence, la contemplation. La réminiscence ne permet-elle pas à l'âme d'être immortelle ? Elle réactue la connaissance, lui permet d'être parfaite. On retrouve ce lien entre l'amour et la beauté qui avait déjà été affirmé avec Aphrodite. Mais ici, ce lien est reconnu, dévoilé avec une force et une profondeur nouvelles. S'il y a une harmonie profonde de l'amour avec la beauté, par contre il y a dissonance entre tout ce qui est laid et tout ce qui est divin. Seul ce qui est beau est en accord avec le divin. Aussi Diotime en arrive-t-elle à déclarer : "C'est pourquoi toutes les fois que l'être fécond vient au voisinage d'un bel objet, il en éprouve un apaisement délicieux qui le fait s'épanouir, et alors il enfante, il procrée. Mais toutes les fois que c'est d'une laideur, alors, assombri et plein d'affliction, il se met en boule, il se détourne, il 30

se replie ; alors, il ne procrée pas, mais il garde le pénible fardeau de sa fécondité. C’est de là sûrement que résulte, chez l'être fécond et déjà gros de fruit, le podigieux transport qui le saisit à l'entour du bel objet, parce que celui qui possède ce bel objet est libéré d'une cruelle souffrance d'enfan­ tement". D'où la conclusion de Diotime : "L'objet de l'amour, ce n'est point le beau, (...) c'est de procréer et d'enfanter le beau" (206 d-e). L'amour est donc essentiellement uni à la fécondité poîétique ; il réclame de s'épanouir dans un fruit, il est fécond.

Puisqu'elle rend l'être immortel, nous pouvons comprendre comment, selon Platon, la procréation le divinise. Voilà pourquoi il fait encore dire à Diotime : "La nécessaire liaison de ce qui est bon avec le désir de l'immortalité est une conséquence de ce dont nous sommes convenus, s'il est vrai que l'objet de l'amour soit la possession perpétuelle de ce qui est bon. La conclusion nécessaire de ce raisonnement est que l'objet de l'amour, c'est aussi l'immor­ talité" (207 a). Telle est la question qui a toujours préoccupé Platon : com­ ment comprendre que l'homme soit immortel ? Il l'aborde ici sous l'angle de la procréation, laquelle implique l'amour. L'amour met en nous cette soif d'immortalité qui nous connaturalise avec les dieux. Ce daîmôn intérieur qu'est l'amour, en nous connaturalisant avec les dieux, met en nous quelque chose qui dépasse ce que nous sommes. C'est, peut-on dire, la première appari­ tion du "surhomme". Par l'amour, nous sommes au-delà du temps, au-delà de la corruptibilité, au-delà de l'homme-citoyen, de l'homme politique, au-delà de la loi et de la justice. Par l'amour, on touche quelque chose de divin.

Vision finale du discours de Socrate : de l'amour à la contemplation

Par l'amour, quelque chose apparaît en nous, qui nous permet de dépasser notre dimension purement humaine au niveau politique. L'amour nous met en connaturalité avec les dieux et avec l'éternité ; il nous permet de vivre de la contemplation de la beauté. Par la beauté, il y aura fécondité et contem­ plation ; et la contemplation est le fruit de l'amour : sans amour, il ne peut y avoir de contemplation. Voilà pourquoi l'enseignement de Socrate s'achève dans une grande vision nous montrant comment l'âme parvient à la contem­ plation du Beau-en-soi et du Bon-en-soi. Résumons cet itinéraire qui nous est exposé par Diotime : - Dès le plus jeune âge, il faut aimer un seul beau corps et engendrer de beaux discours, puis aimer la beauté de tous les autres corps. - Après quoi, il faut s'élever au-delà des corps pour n'aimer que les âmes belles, et engendrer des discours éducatifs qui leur permettront de devenir meilleures, afin d'aimer davantage les belles occupations que les âmes ellesmêmes. - Enfin, il faut se détacher de tout ce qui est lié au corps pour se tourner vers la science. On ne regarde plus que le beau, et on enfante par là de magnifiques discours selon l'amour de la sagesse. On pourra alors parvenir à une certaine science unique, celle dont l'objet est le beau (210 a-e).

Le contenu de cette contemplation ultime est le Beau-en-soi, qui est parfait, immuable, séparé et cause des multiples beautés. "Voilà, cher Socrate, quel est le point de la vie où, autant qu'en aucun autre imaginable, il vaut pour un homme la peine de vivre : quand il contemple la beauté en ellemême I (...) S'il y a un homme au monde capable de s'immortaliser, n'est-ce pas à celui dont je parle qu'en reviendra le privilège ?" (211 d - 212 a). Mais qu'est-ce, pour Platon, que la beauté dans son absolu ? Ce n'est jamais précisé. Cependant il semble que pour lui cet absolu, la Beauté-en-soi 31

liée à la Bonté-en-soi, soit Dieu. Ce n'est pas du tout quelque chose que Platon a inventé. Au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer, il y a quelque chose qui nous attire et qui nous prend. Et pour pouvoir être attiré par la Beauté-en-soi et par la Bonté-en-soi, il faut être habité par un daïmôn inté­ rieur. Chez Platon, c'est en définitive ce daïmôn, révélé à Socrate par Diotime, qui nous fait comprendre notre capacité de rejoindre l'absolu. Cependant, Platon veut encore expliquer comment il se fait que tous ne sont pas attirés par le Bien-en-soi et le Beau-en-soi : beaucoup d'êtres, en effet, semblent rester étrangers à ce mouvement d'attraction. C'est, nous dit Platon, qu'ils n'ont pas reçu Erôs, ce don des dieux, ce daïmôn qui permet à l'homme de se dépasser. Il y a très profondément en nous un appel a rejoindre la Beauté-en-soi, mais nous ne pouvons y parvenir que par ce "supplément d'âme" -, comme dirait Bergson - que Platon nomme Erôs et daïmôn. L'homme livré à ses propres forces ne peut pas contempler ; l'aide des dieux lui est nécessaire. Comme c'est étonnant : nous trouvons ici, d'une manière préfigurative et énigmatique, tout le mystère de la grâce, sous la forme d'un appel intense au dépassement de soi, mêlé il est vrai à une quantité de choses qui sont plus ou moins bien purifiées. L'homme, par luimême, ne peut pas accéder à la plénitude du bonheur. Il faut qu'il reçoive une grâce supplémentaire (Erôs), conçue par Platon comme un daïmôn inté­ rieur. Et cela parce qu'il n'est pas assez en connaturalité avec le Bien et le Beau absolus.

La fin du banquet : le portrait de Socrate par Alcibiade Le Banquet se termine par l'arrivée d'Alcibiade, qui entre avec une énorme coupe de vin pour que le banquet reprenne vigueur. Dans un discours merveil­ leux, Alicibiade honore alors Socrate comme celui qui est possédé par ce daïmôn de l'amour : tout le dialogue nous montre donc Socrate comme celui qui est possédé par l'amour ; il est comme un "surhomme", habité par une force divine, et en même temps, il est d'une très grande pauvreté : il est le plus pauvre de tous, et c'est pourquoi Platon nous le montre comme un va-nu-pieds si peu soucieux de toutes les conventions extérieures. Socrate cherche autre chose ; il a reçu un message intérieur qui lui donne une dimen­ sion unique.

Le Banquet nous offre donc un enseignement très nouveau sur l'amour - l'amour n'est pas un dieu, il n'est qu'un médiateur, un métaxu - et un enseignement destiné à nous suggérer sa grandeur, son rôle unique et capital dans notre vie spirituelle. L'amour permet à l'homme de s'immortaliser, de se diviniser par sa contemplation. Platon assume ainsi le profond regard des traditions religieuses sur l'amour ; mais il le purifie de son caractère d'absolu. Au-delà de l'amour, il y a le Beau-en-soi - la Beauté, la Bonté -, ce qui suscite en nous la contemplation.

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NOTES

1

II y a aussi le dialogue du Phèdre : Platon y étudie d'abord Erôs dans la vie de l'âme. Vient ensuite une discussion dialectique concernant l'art de parler - joindre l'éloquence à la vérité -, et quand cela se fait au sujet de l'amour, il n'y a rien de plus élevé. Pour Platon, dire l'amour avec beauté est plus qu'aimer 1 Pour exposer ce qu'est vraiment l'amour, Platon se sert du mythe, dans la bouche de Socrate. C'est dans une vision divine, un "délire” divin d'amour-erôs qu'il explique le sentiment intime de l'amoureux. C'est à partir de la réminiscence que naît ce "délire", la meilleure des "possessions divines" (249 e). L'erôs conduit au suprême bonheur en redonnant des ailes à l'âme, lui permettant de redécouvrir la Beauté (250 d). Fixant les yeux du nous sur le Beau-en-soi, l'âme peut alors aimer son ami d'une manière désintéressée (253 c 254 c).

2

Nous citons d'après la traduction de Léon Robin, éditions Belles Lettres, 1981.

3

"Voilà l'observation que me fournit, me semble-t-il, la médecine, notre art : c'est un grand dieu que l'Amour, un dieu admirable, et dont l'action s'étend à tout..." (186 a).

4

Voir 199 c

5

Ce qui peut-être n'est pas vu tout à fait de la même façon dans Phèdre (249 e). A propos de la réminiscence, voir Ménon 80 d - 86 a, Phédon 72 e, Phèdre 249 b-d.

6

II faudrait regarder attentivement ces personnages reliés aux dieux, que Platon admire et auxquels il accorde une grande autorité : Ménon 81 b-d ; Phèdre 235 a-b ; Théétète 152 e et 156 a ; Philèbe 16 c.

7

Cf. Cratyle, 397 e - 398 c : pour expliquer le mot daïmôn, Platon fait appel a Hesiode et à d'autres poètes. Le daïmôn est un être produit par l'union des dieux et des nymphes. Il peut donc être intermédiaire entre les êtres immortels et les mortels. Voir aussi Phédon 107 d, 108 b, 113 d, République X, 617 e, 620 d, 621 b : il guide chaque homme dans sa vie terrestre. Rép. V, 468 e, 469 b : l'homme qui a atteint la plus grande vertu devient daïmôn après sa mort, et reçoit les mêmes honneurs. Voir Timée 90 a-c : ce sont les dieux inférieurs, qui possèdent un corps et une âme : ils demeurent dans les astres (38 a - 42 a). Lois V, 747 b ; VII, 821 a-b-c-d ; 822 b-c ; chaque homme est protégé par un daïmôn. Phèdre 24 c-e : les daïmôn sont avant tout liés aux dieux. Voir M. Hild, Les démons dans la littérature et la religion des Grecs, 1881.

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CHAPITRE m

L'AMOUR-PHILIA : ARISTOTE

Dans le chapitre précédent, nous avons exposé la pensée de Platon sur l'amour. L'érôs platonicien est l'amour dans ce qu'il a de plus fort et de plus véhément, et en même temps l'amour-érôs unit l'homme au divin et, par conséquent, le prend dans tout ce qu'il est pour lui permettre de se dé­ passer. Mais ce qui fait toujours difficulté dans la pensée de Platon, c'est la découverte d'une relation personnelle. La conception de Platon a incontes­ tablement une grandeur unique ; il faut le reconnaître car, relativement à toutes les autres philosophies, elle la gardera. Mais elle a en même temps une faiblesse : Platon ne discerne pas avec suffisamment de netteté ce que peut représenter dans l'amour une relation personnelle. D'autre part, s'il y a par l'amour tel que le conçoit Platon un dépassement vers l'Absolu Absolu qui attire et que l'on pressent -, il faut reconnaître que cet absolu reste indéterminé. Aussi est-il très difficile de préciser ce que sont, dans la philosophie de Platon, le Bien-en-soi et le Beau-en-soi qui nous attirent.

La réaction d'Aristote face à Platon est très significative, et il est impor­ tant pour nous de la saisir. Aristote a été durant vingt ans à l'école de Pla­ ton ; il ne faut donc jamais séparer ces deux génies. Si l'on a beaucoup parlé de l'influence de Platon sur Aristote, on a certainement beaucoup moins parlé de l'influence d'Aristote sur Platon. Or on ne devrait jamais séparer ces influences réciproques, car Aristote a aimé Platon, et Platon a aussi sûrement aimé Aristote ; on ne peut donc douter qu'Aristote a eu une grande influence sur Platon : chez les Grecs, ceux qui sont plus âgés sont très sen­ sibles aux jeunes qui montent 1 Quand Aristote est arrivé à l'Académie auprès de Platon, il avait vingt ans, et il y est resté jusqu'à l'âge de quarante ans : c'est dire que toute sa formation s'est faite à l'ombre de Platon. Mais il semble impossible qu'Aristote n'ait pas, à sa manière, influencé son maître. Aristote est particulièrement sensible à la relation d'amitié : c'est peut-

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être un des aspects les plus grands de sa philosophie. Nous l’avons déjà dit : la valeur d'une philosophie dépend en grande partie de la manière dont elle parvient à saisir ce qu'est l'amour dans toute sa force et son intensité. Sous ce rapjport, la philosophie de Platon et celle d'Aristote sont deux philosophies complementaires ; non pas égales, mais complémentaires. Si l'enseignement d'Aristote permet à l'intelligence d'aller plus loin que celui de Platon - cela est un jugement de valeur -, on a le droit d'opter pour la philosophie d'Aris­ tote, ce qui ne veut pas dire qu'il faille pour autant "bouder" Platon. Et il faut savoir que les platoniciens, le Père Festugière par exemple, n'appré­ cient guère ce jugement de valeur : ils auront toujours tendance à diminuer Aristote par rapport à Platon. Et pourtant, on ne peut nier qu'Aristote a une plus grande exigence d'analyse et de précision, ce que Hegel lui-même reconnaît. Mais ce que ce dernier a moins bien compris, c'est que cette exigence d'analyse et de précision demeure toujours, chez Aristote, finalisée par un désir de contemplation.

Ce qu'il y a de plus grand dans la philosophie d'Aristote est sûrement ce qu'il nous dit de la contemplation dans l'Ethique à Nicomaque (ce qui présuppose d'ailleurs toute sa philosophie première), puis immédiatement après ce qu'il nous dit de la philia, de l'amitié. Telles sont, selon Aristote, les deux grandes finalités de l'homme : la contemplation (théôria), et l'amitié (philia) ; cela, il est le premier à l'avoir dit. La finalité première, c'est la contemplation, et sur ce point Aristote est très profondément disciple de Platon : un disciple qui, loin de diminuer ce que son maître lui a enseigné, le met en pleine lumière. Aristote a reçu de son maître ce qu'il avait de plus grand : cette soif de contemplation qui l'animait profondément. Mais là où il n'est plus pleinement en accord avec Platon, c'est lorsqu'il s'agit de préciser une autre dimension de la personne humaine : sa capacité de relation amicale, qu'Aristote nomme philia, au sens très fort du terme. La philia, ce n'est ni la camaraderie, ni un amour utilitaire, comme certains l'ont compris. Ce terme semble bien pouvoir se traduire par "amour d'amitié". On peut difficilement le traduire autrement : nous le savons, le terme "amitié" a perdu aujourd'hui son sens profond. Si nous disons "amour d'amitié", c'est pour signifier que la philia, telle qu'Aristote la conçoit, consiste en un amour qui ne cesse de grandir et qui se noue entre deux personnes qui s'aiment et se choisissent comme amis. C'est ce que nous allons essayer de comprendre. Situation de la philia dans la philosophie d'Aristote Commençons par situer cette étude de la philia à l'intérieur de la philoso­ phie d'Aristote. Aristote en parle surtout dans l'Ethique à Nicomaque. Nous laisserons de côté l'Ethique à Eudème, puisqu'elle est anterieure et trouve son achèvement dans l'Ethique a Nicomaque. L'Ethique à Nicomaque expose la philosophie humaine d'Aristote. Aristote est en effet le premier, face à Platon, à distinguer à l'intérieur de la philo­ sophie deux grandes orientations : une philosophie qui tend vers la vérité recherchée et aimée pour elle-même, dite philosophie "théorétique" - ce qui veut dire contemplative -, et la philosophie humaine, ou philosophie pra­ tique, toute commandée par l'action humaine.

Il y a chez Aristote un souci de découvrir le développement de l'intelli­ gence : celle-ci doit aller le plus loin possible dans la recherche de la vérité. Au sommet de cette recherche, il y a la philosophie première, c'est-à-dire la philosophie de ce-qui-est en tant qu'être, que l'on nommera par la suite métaphysique. Mais Aristote considère que cette philosophie de ce-qui-est 36

en tant qu’être doit s'achever dans la philosophie humaine. Il y a ainsi à l'intérieur même de sa philosophie une tension, qui caractérise profondément l'homme ; tension entre cette soif qu'a l'homme d'aller le plus loin possible dans la recherche de la vérité, et ce souci de comprendre qu'il doit mener une vie humaine, dans une communauté humaine et à travers des relations personnelles. Autrement dit, l'homme éprouve à la fois une soif de solitude contemplative et un profond désir d'amitié. Telle est, de fait, la situation spécifique de l'homme.

Solitude contemplative, vie communautaire et amitié personnelle

L'homme est fait pour atteindre l'Absolu, et quand il ne découvre pas cet Absolu quelque chose d'essentiel lui manque : son esprit n'est pas pleine­ ment éveille et finalisé. Quand l'intelligence est pleinement éveillée, elle a soif de l'Absolu ; elle met toute son attention à le découvrir, à le contem­ pler. Pour cela, l'homme doit accepter la solitude. Aussi Aristote n'hésite-t-il pas à dire que la recherche de la contemplation fait du philosophe un solitaire. Pensons à cette affirmation d'Aristote, à la fois si belle et si vraie : "Le solitaire est ou une bête ou un dieu" (1). Ce qui signifie qu'un solitaire qui ne découvre pas Dieu se replie fatalement sur lui-même : il perd alors la possibilité de se dépasser grâce à l'amour d'amitié. En revanche, le vrai solitaire qui rencontre Dieu devient l'ami de Dieu : Dieu ne peut qu'aimer l'homme qui cultive ce qu'il y a de plus divin en lui : le nous (2). Aristote conçoit et nomme l'Absolu d'une manière beaucoup plus précise que Platon. L'Absolu qu'il nomme "Dieu" est pour lui un être totalement en acte, un être parfait qui vit d'une vie toute contemplative. Quant au philosophe, il doit tendre vers cette contemplation du mystère de Dieu. C'est ainsi qu'il doit se connaturaliser profondément avec l'Absolu, avec celui qui l'attire pour le faire vivre d'une contemplation capable de lui donner les plus grandes joies. Mais le philosophe doit aussi se rappeler qu'il garde une condition humaine, qui le fait vivre en communauté. Comprenons toutefois qu'entre solitude et communauté, il n'y a aucune opposition. Solitude et communauté vont donc, d'une certaine manière, coha­ biter dans la philosophie d'Aristote. Il nous faut bien reconnaître en effet que notre conditionnement humain nous met dans une communauté familiale et politique, et aussi dans une communauté d'amitié. Nous pouvons donc dire que pour Aristote, la vie humaine implique trois dimensions, trois grandes orientations. Il y a d'abord cette tension de l'homme vers la contemplation de l'Absolu ; elle implique un certain amour à l'égard de l'Etre qui, étant le plus aimable, est celui qui nous attire à lui. Puis il y a cette orientation qui nous fait choisir, d'un choix tout personnel, la personne avec qui nous pourrons vivre : l'ami. Et il y a enfin l'engagement politique, qui vise le bien commun. Une distinction très nette s'impose donc entre trois biens : le Bien séparé qui nous attire et nous met dans une solitude intérieure ; le bien personnel, l'ami que nous avons choisi, dont nous vivons dans l'amitié ; et enfin le bien commun, propre à la vie communautaire et politique. Aris­ tote perçoit incontestablement l'importance de la communauté politique pour l'homme. Mais, à la différence de Platon, il considère qu'il ne faut pas en attendre le bonheur. Elle ne peut que nous aider à découvrir en nous le bonheur j celui-ci se trouve, pour Aristote, dans l'amitié personnelle et la contemplation.

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Bonheur, vertus et amitié

Commençons à envisager la philia telle qu'Aristote la conçoit. Nous ne pourrons ici qu'en souligner rapidement les principaux aspects. La première chose consiste à saisir ce qu'est le bonheur. Voilà la première recherche d'Aristote dans l'Ethique à Nicomaque. Cela le conduit à distinguer le bien absolu - que l'on poursuit pour lui-même - du bien relatif - que l'on aime à cause d'un autre. C'est a partir de là qu'il cherche à préciser ce qu'est l'activité morale - une activité finalisée -, et ses diverses modalités. Ensuite seulement, Aristote montre la nécessité de la vertu. Celle-ci ne peut être première, car elle est acquise - cela pour permettre à notre activité humaine d'être plus finalisée ; en effet, cette activité risque toujours, en se laissant emporter par l'imaginaire et les passions, de ne plus être ce qu'elle devrait être. Si nous sommes attentifs, nous voyons tout de suite que pour Aristote les vertus ne peuvent se confondre avec le bonheur : elles ne sont que des moyens, le bonheur est de l'ordre de la fin ultime. N'est-ce pas là l'immense différence qui sépare l'éthique aristotélicienne de l'éthique stoïcienne ? Pour les stoïciens la vertu finalise, car par la vertu on peut être maître de soi. Pour Aristote, la vertu est nécessaire, mais à titre de moyen : l'homme doit se servir des vertus pour accéder au bonheur. Sans vertu, en effet, l'hom­ me ne peut que se laisser gouverner par ses instincts et ses passions. Pour que l'humain émerge du passionnel et de l'instinctif, nous devons cultiver, humaniser "la terre" qui nous est donnée : nos passions, nos instincts, notre vie végétative dans toute sa richesse et ses développements. Cultiver ses passions c'est, sans les détruire, leur permettre, grâce aux vertus, d'aller le plus loin possible, d'être parfaitement elles-mêmes, en évitant ainsi qu'elles ne s'opposent au développement de l'esprit. Au-delà des vertus, il y a précisément l'amitié. C'est pour cela qu'Aristote nous dit que l'amitié n'est pas une vertu (3). Elle est comme la "fleur" des vertus, c'est-à-dire ce qui va au-delà des vertus. Ce point est très important et il demande à être précisé. Nous possédons la vertu, c'est un "avoir", tandis que l'amitié n'est pas un avoir ; on ne peut pas la posséder. Nous savons bien comment nous parvenons à acquérir les vertus : il faut accomplir beau­ coup d'exercices. Pensons principalement aux grandes vertus qu'Aristote examine longuement dans l'Ethique à Nicomaque, les vertus cardinales que sont la justice, la force, la tempérance, la prudence. Ces vertus structurent l'homme et lui donnent son caractère de personne humaine. Mais on ne peut en rester à la vertu, car celle-ci n'est pas un bien absolu, elle n'est pas notre bonheur : sa source est une activité humaine finalisée, qui est plus que la vertu sous certains aspects, bien qu'elle soit capable d'être ennoblie par la vertu qu'elle engendre. C'est pour cela que les ^ens qui nous rappellent toujours les exigences de la vertu sans jamais les dépasser peuvent être si ennuyeux. Il faut dépasser la vertu pour découvrir ce pour quoi elle existe. Son rôle est de nous permettre d'atteindre le bonheur d'une manière plus parfaite, plus efficace et plus délectable. Le bonheur se situe en effet au niveau de l'amour spirituel et de l'intelligence. Aussi Aristote, après avoir étudié toutes les vertus, nous manifeste-t-il les deux dépassements de la vertu : l'amitié et la contemplation. En abordant l'analyse de l'amitié - pour connaître ce qu'elle est - Aristote souligne la nécessité de l'amitié ; cela nous révèle le sens profond qu'il en avait : "Sans amis, personne ne choisirait de vivre, eût-il tous les autres biens (et de fait les gens riches, et ceux qui possèdent autorité et pouvoir semblent bien avoir plus que quiconque besoin d'amis...)" (4). Les amis per­ mettent à celui qui a le pouvoir d'être magnanime, c'est-à-dire d'exercer pleinement la grandeur de son coeur. Tel est le propre de l'amitié : si nous avons richesse et pouvoir, elle nous permet de les communiquer à nos amis

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avec magnanimité. Nos amis ne sont-ils pas comme une sorte de rayonne­ ment de nous-mêmes ? Ne nous permettent-ils pas de nous épanouir pleine­ ment ? Dans l'amitié, n'y a-t-il pas pour l'homme comme une sorte de gloire ? Si au contraire nous sommes dans l'infortune et la pauvreté, l'amitié devient alors l'unique refuge.

Au-delà de l'utilité et de la perfection : nécessité et noblesse de l'amité

Aristote souligne ensuite que l'amitié doit exister aussi bien chez les jeunes que chez les hommes qui sont dans la force de l'âge, ainsi que chez les vieil­ lards. Autrement dit, l'amitié ne peut pas être indifférente à l'homme : elle est ce qui lui permet d'être parfaitement lui-même. Un homme qui n'a pas d'amis et qui n'a pas découvert la contemplation reste toujours un peu replié sur lui-même : il lui manque cet épanouissement profond que donne l'amitié. Aristote nous montre alors que si l'amitié est à ce point nécessaire à l'homme, c'est en raison de son enracinement au plus profond de notre nature. L'amitié n'est pas quelque chose d'artificiel et de surajouté : elle s'enracine dans ce qu'il y a de plus essentiel en nous. C'est bien ce qu'affirme le philo­ sophe : "L'affection est, semble-t-il, un sentiment naturel du père pour sa progéniture et de celle-ci pour le père, non seulement chez l'homme mais encore chez les oiseaux et la plupart des animaux ; les individus de même race ressentent aussi une amitié mutuelle, principalement dans l'espèce humaine, et c'est pour cela que nous louons les hommes qui sont bons pour les autres" (5). Le fondement radical de l'amitié est donc la communauté de nature réalisée par la génération. Par son enracinement naturel, l'amitié permet à l'homme de ne plus être seul : par là, l'homme découvre qu'il y a d'autres êtres semblables à lui et il les aime. L'amitié permet de dépasser l'égoïsme, le repliement affectif sur soi, qui lui n'est pas naturel.

Aristote peut ensuite manifester la noblesse de l'amitié, pour mieux nous faire comprendre qu'elle est une fin en soi. Contrairement à ce qu'ont affirmé certains commentateurs, l'amitié, pour Aristote, n'est pas seulement de l'ordre de l'utilité. "Non seulement l'amitié est une chose nécessaire, mais elle est aussi une chose noble (kalon) : nous louons ceux qui aiment leurs amis, et la possession d'un grand nombre d'amis est regardée comme un bel avantage ; certains pensent même qu'il n'y a aucune différence entre un homme bon et un véritable ami." (6) Précisons bien, à ce sujet, que c'est en tant qu'elle finalise l'homme que l'amitié est une chose bonne, noble et belle. L'amitié est noble et belle parce qu'elle représente le dépassement le plus parfait de l'individu vers un autre être de même nature. Quant à la vertu, elle nous donne la perfection. Dans la perspective d'Aris­ tote, il y a une différence entre perfection et bonté. La perfection, c'est l'intégrité : nous sommes parfaits quand il ne nous manque rien. La bonté est beaucoup plus que cela puisque c'est ce qui nous rend capables d'attirer les autres. Il y a des individus qui sont parfaits et qui n'attirent personne : ils sont vertueux, mais ils sont comme enfermés dans leurs vertus. Tandis que ceux qui sont bons attirent ; il y a en effet un rayonnement qui est propre au bien.

Ce petit passage de l'Ethique n'est pas de l'ordre de l'utilité beauté, parce qu'elle est une fin on l'aime et on vit avec lui ; on térise l'amour d'amitié.

à Nicomaque montre donc bien que l'amitié : elle est de l'ordre de la noblesse, de la en soi. On ne peut pas se servir d'un ami : l'aime pour lui-même, et c'est ce qui carac­

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L'amitié exige-t-elle la similitude ou la complémentarité ?

Il s'agit ensuite de préciser ce qu'est l'amitié, quelle est sa nature ; car "les divergences d'opinions au sujet de l'amitié sont nombreuses" (7). Selon certains, l'amitié c'est la ressemblance ; selon d'autres, elle se fonde sur la contrariété. Autrement dit : vaut-il mieux aimer quelqu'un de semblable à soi, ou quelqu'un de très différent ? Platon avait soulevé cette question dans le Lysis : l'amour, est-ce la similitude ou la complémentarité ? Il n'avait pas résolu la question : "Ni le semblable n'est ami du semblable, ni le con­ traire ne l'est du contraire" (216 b). Aristote ne le critique pas ; ce genre de discussion demeure trop au niveau de la nature physique (8). Ce n'est pas à ce niveau qu'il faut se placer pour découvrir ce qu'est la philia : il faut se situer au niveau éthique et découvrir, au-delà de son conditionnement, les principes propres de la philia. Amour de concupiscence, amour de bienveillance, amour d'amitié Platon avait déjà précisé que l'amour est toujours amour de quelque chose, désir de quelque chose. Mais il n'avait pas su distinguer l'amour du désir, car sa vision était trop descriptive. Aristote cherche à saisir cette différence dans une analyse plus profonde. "Il semble que tout ne provoque pas l'amitié, mais seulement ce qui est aimable, (philèton), c'est-à-dire ce qui est bon, agréable ou utile." (9) Nous pouvons en effet aimer un bien pour lui-même - à cause de sa propre valeur, de sa propre bonté -, ou pour la jouissance qu'il nous procure, ou encore comme un moyen utile qui peut nous aider à atteindre efficacement autre chose. Le philosophe peut alors préciser que seul le bien aimé pour lui-même détermine une philia parfaite. Si on s'inter­ roge sur le bien aimable qui nous attire, on peut distinguer l'amour de con­ cupiscence, l'amour de bienveillance et l'amour d'amitié.

L'amour de concupiscence, c'est l'amour passionnel qu'Aristote illustre en se référant à un exemple tout à fait classique : l'amour du bon vin. On aime le bon vin, non pas pour que le vin soit bon, mais pour en jouir. C'est donc pour soi-même que l'on aime le vin. L'amour de bienveillance (eunoia) consiste, tout à l'inverse, à aimer l'autre pour lui-même. C'est pourquoi l'amour de bienveillance est toujours relatif à une personne humaine, qui seule peut être aimée pour elle-même. C'est pour cela aussi que l'amour de bienveillance est un amour spirituel désinté­ ressé, capable de dépasser l'amour de concupiscence (qui implique toujours une sorte d'égoïsme). L'amour de bienveillance - il est préférable d'utiliser cette expression plutôt que de parler d'"altruisme" - nous fait donc vraiment aimer l'autre pour lui-même. Mais Aristote ajoute aussitôt une nouvelle précision : aimer l'autre pour lui-même, ce n'est pas encore l'amitié, mais simplement de la générosité. Il y des hommes généreux, qui le sont au point d'aimer, les autres pour euxmêmes. La générosité peut nous faire dire : "Je t'aime pour toi-même ; que faut-il que je fasse pour t'aider, pour te servir ?". Ce n'est pourtant pas encore l'amour d'amitié. L'amour d'amitié ne peut exister sans récipro­ cité ; il faut que l'amour de bienveillance à l'égard de celui qu'on aime pour lui-même rencontre l'amour de bienveillance de celui qui est aimé à l'égard de celui qui l'aime (10). On peut donc dire que l'amour d'amitié implique l'union de deux amours de bienveillance. Par cet amour réciproque, nous aimons celui qui nous aime, nous choisissons celui qui nous choisit. Mais pour bien comprendre le sens authentique de cette réciprocité de l'amour d'amitié, il faut saisir qu'Aristote s'efforce toujours d'en maintenir l'aspect

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objectif. On aime l'ami pour lui-même en premier lieu, et c'est d'abord pour nous-mêmes que l'ami nous aime.

Analyse de la réciprocité de l'amour d'amitié - sa condition : exigence de lucidité Ce qui détermine l'amitié, c'est l'amabilité même de l'ami. Ce n'est pas parce que l'ami m'aime que je l'aime, mais parce qu'il est tel ; sinon, il faudrait attendre bien longtemps... L'ami aime son ami pour lui-même, et non parce que celui-ci l'aime, ce qui est très différent '. Et comme l'ami, lui aussi, aime son ami pour lui-même, alors leur amour pourra se développer pleinement et totalement. Dès que nous savons que quelqu'un nous aime pour nous-mêmes, d'un amour spirituel, notre amour peut alors vraiment s'épanouir. Cette réciprocité est beaucoup plus qu'une simple condition sine qua non, mais cela reste difficile à exprimer, tant il est vrai que notre lan­ gage est peu adapté à la finesse et à la subtilité de l'amour. Certainement, il faut que l'ami soit aimé de son ami pour que son amour envers lui puisse s'épanouir ; il y a là plus qu'une condition. Mais ne disons pas pour autant que c'est l'amour dont nous sommes aimés qui détermine notre amour. Ce serait catastrophique '. Cependant c'est très souvent ce qui arrive, hélas, et cela explique pourquoi l'amour d'amitié ne peut garder sa noblesse. En effet, si nous aimons l'autre parce qu'il nous aime, nous l'aimons pour nous, et non plus pour lui-même. Un amour captatif s'introduit à ce moment-là dans l'amour d'amitié, en le détruisant de l'intérieur. L'amour d'amitié exige au contraire que j'aime l'autre parce qu'il est aimable, c'est-à-dire parce qu'il est pour moi un bien personnel, capable de m'attirer et de susciter en moi un amour. Qu'est-ce en effet que le bien, sinon ce qui est capable de nous attirer et de susciter en nous cette force très particulière qui nous porte vers celui que nous aimons ? C'est le bien qui nous attire, et nous, nous sommes portés vers lui. L'ami est notre bien, qui nous attire, et en nous laissant prendre par lui nous répondons à cette attraction.

Et si celui que nous aimons nous fait comprendre que lui aussi nous aime, et donc que nous-mêmes nous l'attirons, devenant ainsi pour lui un centre d'attraction, l'amour d'amitié peut alors s'épanouir dans la confiance et la réciprocité. Pour s'épanouir pleinement, cet amour réclame encore la conscience et la lucidité. Un amour spirituel véritable est toujours lucide. La passion, si elle n'est pas spiritualisée, n'est pas lucide. L'amour, pour être humain, exige la lucidité. Nous savons que nous aimons l'autre parce qu'il est notre bien et que nous l'avons choisi. Ce choix ne peut se réaliser que dans la lucidité : sans lucidité, il ne peut y avoir de choix libre. Et pour que cette lucidité soit parfaite, il faut que l'autre que nous aimons nous aime lui aussi, et que nous le sachions. C'est alors que disparaît la fébrilité de la passion.

L'amour d'amitié n'est donc rien d'autre que le noeud qui se réalise en unissant deux amours. Aristote le souligne en effet avec force : l'amour d'amitié implique toujours la rencontre de deux amours de bienveillance, et c'est pour cela qu'il est l'amour personnel dans ce qu'il a de plus excel­ lent (11). D'autre part, l'amour d'amitié est un amour spirituel, puisqu'il fait aimer une personne pour elle-même : il est donc bien un amour de bien­ veillance qui opère un dépassement à l'égard de tout ce que représente l'égoFsme et le retour sur soi. Dans l'amour d'amitié, nous ne nous regardons plus, sinon à travers l'amour de l'autre. C'est d'ailleurs ainsi que nous pouvons beaucoup mieux nous regarder, parce que celui qui nous aime nous communique le regard qu'il a sur nous, qui est beaucoup plus profond que celui que nous

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pourrions avoir sur nous-mêmes. Tout cela est dit chez Aristote d'une manière très sobre, mais, pour peu que nous soyons attentifs, nous pouvons l'y découvrir. L'amour d'amitié naît de cette réciprocité qui permet a l'amour d'aller jusqu'au bout et d'atteindre son sommet. C'est cette réciprocité qui caractérise en propre l'amour d'amitié et qui, selon Aristote, lui donne une perfection qui ne se trouve pas dans la contemplation. En effet, dans la contemplation philosophique, il ne peut y avoir d'amitié avec Dieu, au sens fort du terme (12). Elle implique un désir qui nous porte vers Dieu, dans la lucidité et la limpidité de l'intelligence qui veut contempler Celui qui est source de notre intelligence et de notre amour. Mais elle n'implique pas cette joie très particulière que donne l'amitié, dès lors que nous savons que l'autre nous aime. Trois espèces d'amitié : l'amitié utilitaire, l'amitié de plaisir et l'amitié parfaite selon la vertu

Ayant précisé ce qu'est l'amabilité de celui qui est aimé, amabilité qui détermine et finalise l'amour d'amitié, il faut maintenant revenir aux trois modalités du bien aimable ; elles nous permettent de distinguer trois espèces d'amitié : l'amitié "honnête", l'amitié de plaisir, l'amitié utilitaire. Il est difficile de bien traduire ce que signifie ce terme d'amitié "honnête" ; en réalité, c'est l'amitié tout court. Du moins, celle qui rend l'homme parfaite­ ment homme. Aristote parle volontiers de l'amitié "selon la vertu" pour désigner cette espèce d'amitié qui est l'amitié parfaite (13). Aristote analyse les caractères propres de chacune de ces trois espèces d'amitié en commençant par l'amitié utilitaire, qui est la plus imparfaite. En effet, si l'amour d'amitié implique la réciprocité, dans l'amitié utilitaire cette réciprocité se trouve mesurée par l'utilité : tant que l'ami m'est utile, il est l'ami ; le jour où il ne m'est plus utile, il n'est plus mon ami, je le quitte. On en reste presque au niveau du contrat, de sorte que la réciprocité de l'amitié est véritablement mesurée par l'efficacité, l'utilité, et non par la^ personne elle-même, qui est secondaire. On n'est plus en présence d'un véritable amour personnel, car on se sert de l'ami comme d'un instrument.

L'amitié de plaisir nous fait rechercher le plaisir que nous procure la présence de l'ami. Sans doute y a-t-il une certaine réciprocité, mais ce n'est pas pour autant la véritable amitié, parce que l'amour qui nous lie à l'autre demeure un amour passionnel, un amour captatif ; nous aimons l'autre non pour lui-même, mais pour nous. Au fond, c'est un amour qui accapare : nous aimons l'autre parce qu'il est pour nous source de jouissance. C'est donc nous-mêmes que nous cherchons à travers ce type d'amitié : nous n'aimons l'autre que dans la mesure où il nous épanouit, dans la mesure où il nous donne du plaisir (14). Le véritable amour d'amitié n'existe que lorsque nous aimons l'autre pour lui-même ; c'est là l'amitié parfaite. Mais ce n'est pas pour autant un amour "éthéré". En effet, si seul le véritable amour d'amitié nous fait aimer l'autre pour lui-même, pour ce qu'il est, c'est-à-dire dans son esprit et sa capacité de grandeur, il nous le fait aimer aussi dans sa sensibilité. Ainsi, dans l'amitié parfaite, nous aimons l'autre aussi en tant qu'il est pour nous source de plai­ sir ; mais ce n'est pas ce que nous recherchons en premier lieu. Voilà bien le réalisme d'Aristote : il lui fait dire que la véritable amitié, qui nous fait aimer l'autre pour lui-même, nous fait aussi nous aimer nous-mêmes ; et le véritable ami est celui qui est pour nous source du plus grand plaisir. Reconnaissons là le passage du plaisir à la joie, particulièrement important

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dans le contexte grec. Le plaisir est étroitement lié à l’instinct, à la passion. La joie, quant à elle, est liée à ce qu'il y a en nous de plus spirituel : notre coeur, notre volonté d'amour. Mais la joie spirituelle s'épanouit dans notre sensibilité : elle affine alors le plaisir, le rendant tout spirituel, sans pour autant en supprimer le caractère sensible. Comme ce realisme diffère de l'attitude volontariste des stoïciens ! Amitié parfaite et oeuvre commtne

Cette amitié parfaite - amitié "selon la vertu" - doit permettre à l'homme de considérer que son ami est celui sur lequel il peut le plus compter. C'est en cela que cette amitié implique un service moral : l'ami sait qu'il peut compter sur son ami ; Aristote le souligne avec force en affirmant que l'ami­ tié suppose que les amis réalisent ensemble une oeuvre commune. S'il n'y a pas d'oeuvre commune dans l'amour d'amitié, celui-ci risque toujours de perdre son caractère réaliste. Mais il ne faut pourtant pas que l'oeuvre en arrive à l'emporter sur l'amour : elle deviendrait sa rivale, et l'amour finirait par disparaître. Il faut que l'oeuvre soit comme la manifestation de l'amour, son fruit - et non ce qui le détermine et le finalise. Car l'amour d'amitié ne peut être finalisé que par l'ami lui-même. C'est en affirmant l'exigence de cette oeuvre commune qu'Aristote reprend ce qu'avait déjà dit Platon : l'amour est source de fécondité - fécondité qui n'existe pas seulement dans l'ordre de la chair et du sang, mais qui est aussi fécondité spirituelle, dans l'ordre de l'intelligence et du coeur.

Nous comprenons alors que cette amitié parfaite, selon la vertu, ne connaît pas de limites. Elle a en elle-même sa stabilité, tout en croissant sans cesse dans ses exigences. L'amour, quand il est parfait, ne veut jamais s'arrêter : il veut toujours aller plus loin. Aussi a-t-il la stabilité d'un grand vivant qui s'organise du dedans de lui-même. Et de cette façon, nous comprenons mieux pourquoi l'amour exige la durée, la durée même du vivant. C'est ce qui se disait communément chez les Grecs : on ne peut pas tenir quelqu'un pour ami quand on ne l'a vu qu'une seule fois. Il faut avoir vécu longuement avec lui, avoir lutté avec lui face à certaines difficultés ; c'est ainsi que l'on pourra voir si l'amour est capable de surmonter les échecs subis par l'un ou l'autre (15). Aristote peut alors souligner que le véritable amour d'amitié est à l'abri de toutes les luttes, de toutes les attaques. Cela est très important. Un véritable ami n'écoute jamais ce que les autres disent de son ami, parce qu'il a à son égard une expérience personnelle ; il le connaît et il l'aime. Ce que les autres disent de lui n'est qu'une opinion - et l'opinion n'est rien en regard de l'expérience personnelle ; elle demeure toujours quelque chose d'exterieur.

Amitié et vie commune L'amour d'amitié, qui implique la réalisation d'une oeuvre commune, appelle par là-même la vie commune (16). Il y aurait beaucoup à dire sur ce que représente, dans l'amour d'amitié, le fait de vivre ensemble. Pour Aristote, la vie commune est le résultat de l'amour d'amitié, parce que celui-ci exige que l'on aille le plus loin possible dans la communication de vie. Pour exprimer cette exigence de vie commune, Aristote utilise le terme, difficilement traduisible, de koinonia, qui signifie la communication profonde qui doit exister entre deux amis. La vie commune qu'exige l'amour d'amitié n'est

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rien d'autre que l'exercice, le fruit de cette communication profonde. Mais encore faut-il bien comprendre ce que doit être cette vie commune, sans la matérialiser. Quand il s'agit d'un amour personnel, au sens fort du terme, la vie commune ne va jamais sans un très grand respect de l'autre, de ses qualités propres et de l'épanouissement le plus profond de ce qu'il est. Cela ne consiste pas à être le plus possible avec l'autre, au point d'en arriver à l'étouffer, en l'empêchant d'être lui-même, en le réduisant à être tout relatif... La véritable amitié implique le respect de l'ami, et la vie commune est là pour permettre aux amis de se retrouver et de se communiquer tout ce qu'ils portent en eux de plus profond. La vie commune est à la fois ce qui résulte de l'amitié et ce qui lui permet d'aller toujours plus loin. Elle est un fruit et une disposition, un milieu. Mais elle n'est pas l'amour d'amitié lui-même. Le jour où la vie commune se confond avec l'amour d'amitié, où l'affluent se confond avec la source, la source se tarit ; l'amour d'amitié meurt progressivement.

D'après l'analyse d'Aristote, qui nous donne la structure profonde de l'ami­ tié, nous pouvons saisir comment la koinonia, la "mise en commun", est comme le fondement propre de l'amitié, ce qui la caractérise et lui donne son carac­ tère spécifique, puisque c'est elle qui permet aux amis de vivre à l'unisson. Et plus l'amitié est spirituelle, plus cette mise en commun nous prend profon­ dément. Cela va jusqu'aux secrets que les amis se communiquent. Si Aristote n'en parle pas explicitement, cela est cependant impliqué dans son analyse. Il y a des choses qu'on ne peut dire qu'à celui en qui on a une totale con­ fiance, en sachant qu'il n'aura pas aussitôt une attitude de critique, de rejet. Nous dirions aujourd'hui que l'amitié suppose une attitude d'accueil. Car si l'amitié nous porte vers l'ami, il nous fait l'accueillir ; et c'est dans la mesure où nous l'accueillons que peut se réaliser cette koinonia, cette mise en commun.

Justice et amitié

Après avoir mené à terme cette analyse de l'amitié, Aristote examine d'autres problèmes qu'il serait intéressant de développer. Parmi ceux-ci, retenons la question des rapports entre justice et amitié. L'amitié crée des rapports personnels, unissant deux personnes qui se sont choisies et qui s'ai­ ment. Mais c'est aussi le respect de l'autre qui maintient l'amitié. On trouve déjà cet aspect dans la justice entre les personnes humaines. La justice et l'amitié impliquent donc toutes deux un certain respect de l'autre. Mais le respect dans la justice n'a pas la même profondeur que dans l'amitié. De même, la justice comme l'amitié impliquent une certaine égalité. Mais Aristote souligne aussitôt la différence qui sépare l'égalité dans la justice de l'égalité dans l'amour d'amitié. L'amitié peut unir deux êtres entre lesquels existe, au point de départ, une très grande inégalité : on peut dire alors qu'elle réalise une égalité proportionnelle par laquelle l'un donne à l'autre ce qu'il a de meilleur et reçoit de celui-ci ce que lui aussi a de meilleur. L'égalité proportionnelle est ainsi toute différente de l'égalité quantitative, qui n'a rien à voir avec l'amour d'amitié. L'amour d'amitié maintient donc une profonde égalité proportionnelle - ainsi d'ailleurs que la justice dans ce qu'elle a de plus parfait, la justice distributive, quoique d'une tout autre manière. Et dans cette perspective, Aristote va jusqu'à affirmer : "L'amour d'amitié consiste plus à aimer qu'à être aimé". C'est une affirmation-clef : si nous vivions toujours avec cette parole au plus intime de notre coeur, l'amour d'amitié ferait en nous de bien plus grands progrès. Car si l'amour consiste plus à aimer qu'à être aimé, le premier mouvement de l'amour d'amitié est d'aimer, et cela devrait tou-

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jours être son premier jaillissement. A cela, il faut encore ajouter que l'amour d'amitié consiste à préférer être aimé plutôt qu'être honoré. N'est-ce pas là les deux grandes exigences qui nous font comprendre comment, dans l'amour d'amitié, la réciprocité peut toujours être victorieuse, même lorsqu'il y a de grandes inégalités ? Car au-delà des inégalités peut s'établir une unité qui les dépasse.

Parallèle entre les différents types d'amitié et les diverses formes de gouver­ nement politique Enfin, Aristote souligne le parallélisme qui existe entre les différents types d'amour d'amitié et les diverses formes de gouvernement - parallélisme étonnant et particulièrement intéressant. Mais précisons bien qu'il s'agit là d'analogies ; il ne faut surtout pas les comprendre de façon équivoque, ce qui nous écarterait complètement de la perspective d'Aristote. L'analogie, pour Aristote, doit nous faire saisir en premier lieu la diversité existant entre les réalités que l'on compare, et au-delà de la diversité elle doit nous faire découvrir une certaine unité cachée. Aristote, philosophe de l'analogie, est le philosophe de la diversité, et de l'unité découverte au-delà de la diver­ sité.

La Politique nous apprend qu'il y a trois grandes formes de gouvernement : la royauté, l'aristocratie et la république. Il s'agit là du résultat d'une analyse. Aussi Aristote peut-il considérer que la forme la plus parfaite de gouver­ nement est une nouvelle forme originale assumant harmonieusement ces trois diverses formes. Dans la royauté, un seul à l'autorité. Dans une aristo­ cratie, ce sont les meilleurs qui gouvernent (cela arrive rarement mais peut quand même se produire). Dans une démocratie, c'est l'ensemble des citoyens qui s'engage dans la réalisation du bien commun. Puis, parallèlement à cette analyse, Aristote manifeste ce que sont les corruptions de ces trois formes de gouvernement : la royauté peut dégénérer en tyrannie, l'aristocratie en oligarchie (ce sont alors les riches qui se substituent aux meilleurs pour gouverner, et l'autorité disparaît pour faire place à la puissance) et la répu­ blique en démocratie (dans le sens péjoratif du terme : pour Aristote, il s'agit de la démagogie, laquelle consiste à gouverner par la flatterie) (17). C'est parallèlement à ces trois formes de gouvernement qu'Aristote envi­ sage les différents types d'amitié. L'amitié du père à l'égard de ses fils est analogue au gouvernement royal. On peut aussi lui rattacher l'amitié du maître à l'égard du disciple et, d'une manière plus générale, l'amitié que celui qui exerce une certaine autorité a pour celui qui dépend de lui. Le fils n'aura jamais l'âge de son père, et le disciple, normalement, n'a jamais l'âge de son maître. Ce type d'amitié réclame la générosité constante du père à l'égard du fils et du maître à l'égard du disciple. Quant au fils, il doit reconnaître tout ce que son père lui a donné, en tant que celui-ci est comme une source. C'est de cette façon que peut se réaliser entre eux la confiance et l'amitié.

L'amitié de l'époux et de l'épouse est analogue au gouvernement aristo­ cratique. Cette amitié repose en effet sur la vertu, faute de quoi elle se dégrade. Pour Aristote, il doit donc y avoir entre l'époux et l'épouse une véritable amitié. A vrai dire, il est le premier parmi les philosophes grecs à l'affirmer. Aussi pose-t-il le problème de la famille d'une manière toute différente de Platon, pour montrer que la communauté familiale ne peut exister sans l'amour d'amitié de l'époux et de l'épouse. Et nous savons l'impor­ tance qu'Aristote accorde à la famille dans sa Politique : elle est quelque chose de tout à fait fondamental, puisque toute l'économie lui est relative. 45

Sans doute cette perspective ne peut-elle plus être retenue aujourd'hui, en raison des développements de l'activité économique. Mais il est très intéres­ sant de voir que le premier philosophe qui réfléchit sur l'économie, le fait en faveur de la famille.

Cette analogie qu'Aristote établit entre l'amitié de et le gouvernement aristocratique signifie qu'il doit d'amitie, un constant jugement de respect, d'amour, cet amour d'amitié puisse persévérer et aller jusqu'au

L'amitié des frères et soeurs est analogue Ne sont-ils pas ceux qui ont reçu une même fait même, très proches les uns des autres ? cette analogie : leur amitié, tout comme le caractérise par la liberté.

l'époux et de l'épouse y avoir, dans ce type de noblesse, pour que bout de ses exigences.

au gouvernement républicain. éducation et qui sont, par le On voit aussitôt la raison de gouvernement républicain, se

Nous voyons donc que ce traité d'Aristote sur l'amitié a quelque chose de très grand. Il s'inscrit sans doute profondément dans une époque, mais il dépasse les circonstances de temps et de lieu. Ce qu'Aristote nous dit de l'amour d'amitié nous fait saisir combien il a découvert la dignité de l'homme et sa grandeur, l'homme-ami étant celui qui est capable de choisir son ami et de l'aimer pour lui-même. L'homme, dans sa bonté, peut attirer vers lui un autre et susciter en lui un amour spirituel par où il est capable de se dépasser. Or n'est-ce pas ce dépassement de soi qui nous fait com­ prendre ce qu'est la personne humaine ? Aux antipodes de l'égoïsme, la per­ sonne humaine est source de dépassement et de don.

Il est plus grand d'aimer que d'être aimé. C'est peut-être cette affirmation qui définit le mieux la personne humaine, et c'est bien ce qu'Aristote a saisi dans sa réflexion sur la philia ; sans nous parler de la personne humaine et de sa dignité, il en a saisi la réalité.

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NOTES

1

Politique, I, 2 1253 a 29.

2

Nous est un terme grec particulièrement difficile à traduire ; le terme "raison" ne convient pas du tout ; il s'agit plutôt de l'intelligence, mais de l'intelligence qui implique aussi l'amour. On peut dire que c'est l'esprit, c'est-à-dire ce qui, en nous, est le plus séparé du monde physique et le plus profond, et qui implique une attraction vers l'Absolu, vers Dieu.

3

Ethique à Nicomaque, VIII, 1, 1155 a 1-2.

4

Op. cit. VIII, 1, 1155 a 4-6 (nous citons d'après la traduction de J. Tricot, J. Vrin, 1979).

5

Op. cit. VIII, 1, 1155 a 16-21.

6

Op. cit. VIII, 1, 1155 a 28-31.

7

Op. cit. VIII, 2, 1155 a 32.

8

Voir op. cit. VIII, 2, 1155 b 7 : "Laissons de côté les problèmes d'ordre physique (qui n'ont rien à voir avec la présente enquête) ; examinons simplement les problèmes proprement humains...". Pour Aristote, ce genre de question est bien d'ordre physique, puisque le mouvement naît de deux termes contraires. La philosophie éthique, elle, est toute dominée et orientée par le problème de la finalité.

9

Op. cit. VIII, 2, 1155 b 18-19. Platon divisait le bien en bien-en-soi et bien sensible. Aristote exclut une telle distinction, qui n'a rien à voir avec le point de vue de l'activité humaine. Il divise l'aimable tel qu'il nous apparaît, tel que nous pouvons l'atteindre, l'aimer.

10

Op. cit. VIII, 2, 1155 b 34 - 1156 a 1 ss.

11

Op. cit. VIII, 2, 1155 b 34 - 1156 a 1 ss.

12

Op. cit. VIII, 9, 1159 a 5.

13

Aristote parle de l'amitié "selon la vertu", pour bien signifier que l'amitié dépasse la vertu. L'amitié, nous l'avons dit plus haut, est au-delà de la vertu ; elle en est comme la fleur.

14

Aristote peut donc conclure "qu'il existe plusieurs espèces d'amitié, dont l'une, prise au sens premier et fondamental, est l'amitié des gens vertueux en tant que vertueux, tandis que les deux autres ne sont des amitiés que par ressemblance" (Op. cit. VIII, 5, 1157 a 29-32).

15

Op. cit. VIII, 4, 1156 b 26 ss.

16

Op. cit. IX, 12.

17

Politique, III, 7, 1279 a 32 ss.

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CHAPITRE IV

L'AMOUR-AGAPE

î

L’ECRITURE

Arrêtons-nous maintenant à l'amour-agapè. Je ne l'étudierai pas seulement en philosophe. C'est là en effet chose impossible : parler de l'amour-agapè uniquement en philosophe serait ne le regarder que de l'extérieur. Or, par principe, on ne peut comprendre ce qu'est l'amour qu'en le saisissant de l'intérieur. Il est impossible de saisir autrement tout ce que représente ce mystère particulier de l'amour-agapè. Il faut le préciser, parce que les deux chapitres précédents étaient proprement philosophiques ; et nous devons savoir dans quelle perspective aborder ce mystère. Essayons donc de pénétrer progressivement le mystère de l'agapè. L’amour-agapè selon les exégètes Ceux qui connaissent un peu les études d'exégèse savent combien ce sujet a été développé par les RR. PP. Spicq, Braun et Feuillet (1). Le P. Spicq y consacre trois livres entiers. Aussi, je voudrais commencer par me situer dans la perspective de ces exégètes pour saisir la signification propre et originale de ce terme, si caractéristique du Nouveau Testament. Puis nous essaierons de nous situer dans la perspective d'une synthèse théologique, pour tenter de pénétrer plus avant dans le mystère. N'oublions pas en effet que l'exégèse, dans son souci d'une analyse toujours plus rigoureuse, demeure au service d'un regard théologique plus synthétique ; il faut donc s'en servir pour aller plus loin dans un regard de théologie scientifique à la manière de saint Thomas, et de théologie mystique en prolongeant saint Thomas.

Il est impressionnant de constater que dans le Nouveau Testament, le verbe agapan est employé cent-quarante-et-une fois, le mot agapè centdix-sept fois, alors que le mot philia ne l'est qu'une seule fois. Quant au verbe philein, il est employé vingt-deux fois, et l'adjectif philos vingt-huit

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fois. C'est net : il y a une tendance très marquée en faveur de l'agapè. La philia désigne l'amitié proprement humaine, nous l'avons vu. L'agapè apparaît donc comme le terme particulier dont se sert l'Esprit Saint à travers le Nouveau Testament, pour nous faire comprendre quel est cet amour existant entre le Christ et nous, entre le Père et nous. C'est pour cela que nous dirons "amour-agapè". En français, ces différents termes se traduisent tous par "amour". La langue française est sans doute riche en nuances ; malheureu­ sement, pour ce qui est de l'ordre de l'amour, elle en est singulièrement dépourvue, de sorte que philein et agapan s'y trouvent traduits de la même manière. Quant au mot "charité", il a perdu le sens originel du latin caritas : on pense aussitôt aux oeuvres de charité, ce qui matérialisé sa signification propre.

Essayons de comprendre pourquoi il y a dans l'Ecriture une expression nouvelle, voulue par les auteurs inspirés - les apôtres qui nous ont transmis la parole de Jésus - et, en définitive, voulue par son auteur principal, l'Esprit Saint. Dieu par là veut nous faire comprendre que l'amour surnaturel comporte quelque chose de très particulier ; nous allons essayer d'en saisir la dimension divine. Nous essaierons aussi de comprendre comment certains exégètes en sont arrivés à établir une sorte d'opposition entre agapan et philein. Puis, en nous plaçant dans l'axe d'une synthèse théologique, nous essaierons de comprendre comment il faut dépasser cette opposition ; et de cette façon nous entrerons dans la grande tradition des Pères de l'Eglise, qui n'ont jamais opposé philia et agapè. Si les modernes l'on fait, c'est en étant guidés par un trop grand souci de philologie. Spécificité de l'amour-ag^è ; amour et commandement

De l'agapè, donnons une première définition tout à fait générale ; c'est un amour qui se distingue tellement de tout autre que tous le reconnaissent dès qu'il se manifeste dans le monde, car il a en lui-même quelque chose d'unique, d'original, qui ne peut se ramener à l'homme. Jésus nous dit qu'on reconnaîtra ses disciples à l'amour qu'ils ont les uns pour les autres ; et il s'agit ici de l'amour-agapè, différent de l'amour d'amitié. C'est un lien particulier, manifestant un amour lui-même particulier, qui se distingue tota­ lement des autres modalités de l'amour. Il est bien évident qu'on ne peut pas le définir, ce qui est déjà vrai de l'amour humain. Mais dans la foi, nous savons que c'est un amour semblable à celui du Christ pour son Père : c'est à la fois l'amour du Christ pour le Père, présent dans notre coeur, et l'amour du Père pour son Fils bien-aimé qui nous est communiqué. C'est pourquoi cet amour nous met directement en relation avec Jésus, avec le Père, avec la Très Sainte Trinité. Quand saint Jean nous dit que "Dieu est amour", il s'agit de l'agapè, et non pas de la philia (2). Il y a entre les trois personnes divines ces relations particulières que sont l'amour éternel du Père et du Fils, et du Père et du Fils pour l'Esprit Saint. Et nous pouvons dire que l'aga­ pè, qui signifie l'amour trinitaire, ne s'identifie jamais avec cet élan qu'est l'érôs, qui lui-même ne s'identifie pas à une tendresse spontanée, pas plus qu'il ne s'identifie à l'amour réciproque, la philia. L'Ecriture a donc recours à un mot nouveau, dont nous devons saisir la signification. Mais comprenons bien que l'amour-agapè, supérieur aux trois autres - érôs, philia et tendresse passionnelle - les assume : c'est dire que tout ce qu'il y a d'amour dans la philia, dans l'amour passionnel et dans l'érôs, tout ce qu'il y a d'amour dans ces trois modalités de l'amour humain, se trouve éminemment dans le mystère de l'amour divin. C'est cela que nous devons saisir.

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Cet amour divin, l'agapè, vient du Père. Seul le disciple de Jésus le reçoit et en vit. Il en vit dans le Christ lui-même, en demeurant en lui. C’est un feu qu'il porte dans son coeur, et qui ne s'éteindra jamais : "Je suis venu apporter le feu sur la terre, et mon unique désir est que ce feu brûle tout" (3). Ce feu, c'est l'amour même du Christ pour son Père et pour nous. C'est un feu éternel, un feu d'éternité, une force, un élan qui porte à se donner dans l'oubli total de soi. Mais pour nous, cet amour est vécu dans la foi. Lorsque l'Esprit Saint permet l'exercice divin de la charité à l'égard de Dieu ou a l'égard du pro­ chain, grâce au don de sagesse et au don de piété, nous en faisons alors une expérience tout intime, dans cette unité qui existe avec le Christ et en lui. C'est le sens de cette parole de Jésus î "Demeurez en moi, et le Père et moi nous viendrons et nous demeurerons en vous" (4). Demeurer exige une relation d'amour réciproque, une relation d'amour vécue et expéri­ mentée. Mais il faut comprendre qu'en raison de la foi, cet amour peut-être vécu dans l'aridité et l'obscurité. C'est là la très grande différence qui existe entre l'amour-agagè et l'amour d'amitié ou l'amour passionnel, comme nous le verrons. L'amour-agapè çeut être vécu dans la lutte. Il faut alors vouloir aimer, désirer aimer. L'agape implique une volonté d'amour.

L'amour-agapè, amour surnaturel de charité, ne nous fait pas nécessai­ rement éprouver un sentiment d'amour pour Jésus et pour le prochain. Il consiste à vouloir aimer Jésus comme il nous aime, et à aimer le prochain comme le Christ nous demande de l'aimer. C'est pour cela que cet amour implique un commandement, ce qui est extraordinaire : l'amour, en principe, surtout l'amour passionnel, ne se commande pas. Par contre, quand il s'agit de l'amour divin, Jésus peut nous donner un commandement. Nous sommes tellement habitués que nous trouvons cela normal ; pourtant, cela ne va vraiment pas de soi qu'il y ait un commandement pour aimer 1 En nous don­ nant ce commandement, Jésus veut que nous ayons cette volonté d'aimer. Jésus seul peut le demander. Humainement parlant, vous ne pouvez jamais dire à quelqu'un : "Tu dois m'aimer, je te le commande", même si vous avez autorité sur cette personne. De même, du point de vue humain, l'amour s'expérimente et vous ne pouvez pas dire à quelqu'un : "Crois en l'amour que j'ai pour toi". Il n'y a véritablement que Dieu qui puisse demander cela. Il est important de souligner ce caractère tout à fait particulier du mystère de l'agape, qui est vécu dans la foi, et donc souvent dans les luttes et l'aridité.

Sans doute la réciprocité entre Dieu et nous dans l'agapè ne peut exister que d'une manière très imparfaite et très spéciale. Pourtant elle existe, et c'est cela qu'il faut bien comprendre. Certes, c'est Dieu, c'est Jésus qui nous a aimés le premier. Et en nous aimant, il nous donne le don de l'"eau vive", qui devient en nous une "source jaillissant en vie éternelle" (5). Il nous donne son amour qui transforme notre coeur, notre volonté en ce qu'elle a de plus profond, et lui donne la capacité de répondre à cet amour par un amour nouveau, un amour libre qui vient de nous et nous permet de nous donner totalement à lui. Comme il se donne totalement, nous nous donnons totalement à lui. Il y a bien là une véritable réciprocité dans l'amour, et cela se prolonge dans la charité fraternelle, où nous aimons nos frères comme Jésus les aime. Si Jésus nous demande d'aimer nos frères d'un amour de charité, et que notre frère nous tourne le dos au moment précis où nous voulons lui exprimer notre amour, c'est alors Jésus qui répond à sa place. Ainsi, il y a toujours une réciprocité. Il faut comprendre que dans l'amouragapè, Dieu peut nous donner le commandement d'aimer nos frères parce que Jésus se porte garant de cet amour, et que c'est lui qui nous a aimés le premier et que c'est encore lui qui, en nous demandant d'aimer nos frères, continue de créer ce lien.

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Les exégètes, très attentifs aux termes employés par les synoptiques et par saint Jean, essaient de préciser ce qui est propre à l'amour-agapè, en le distinguant de l’amour-philia. Voici ce qu’ils disent pour expliciter cette distinction : l'agapè correspondrait avant tout à un amour religieux, un amour fondamental qui implique respect et générosité. Quant au terme philia, il connoterait la réciprocité qui crée l'amitié. Mais ces exégètes sont alors très gênés par certains passages de l'Evangile de saint Jean (notamment au chapitre 21), où l'on constate que les termes agapè et philia sont étroite­ ment liés l'un à l'autre. Je voudrais simplement le souligner, car cet enche­ vêtrement est intéressant. Comprenons d'abord que le terme agapè se trouve employé pour signifier l'amour qui vient d'en haut vers le bas. Par l'agapè, c'est la source divine qui s'incline. La philia, c'est au contraire l'amitie, l'amour qui implique la réciprocité : on n'est pas nécessairement sur le même plan, mais on est ensemble pour s'aimer d'une manière réciproque. La distinction entre agapè et philia n'est cependant pas si facile à faire, parce que dans les textes de saint Jean (nous le verrons), les termes se chevauchent. Prenons le passage du chapitre 21 de saint Jean où Jésus glorifié rencontre Pierre après la Résurrection. En demandant à Pierre : "M'aimes-tu ?", Jésus emploie - lors des ses deux premières demandes - le verbe agapan ; ce à quoi Pierre répond : "Tu sais bien que je t'aime" en utilisant le verbe philein. Mais à la troisième reprise, Jésus emploie le verbe philein, comme s'il n'osait plus insister sur l'agapè. Et Pierre exprime sa tristesse... Nous voyons comme c'est délicat, mais il est intéressant de regarder cette nuance. Dans une perspective théologique nous pouvons, à la suite des Pères de l'Eglise et des grands théologiens du Moyen Age, notamment saint Thomas, affirmer que l'agapè signifie la grâce et la charité ; c'est la source de la vie nouvelle. Agapè signifie donc un amour substantiel, source d'une nouvelle vie. Ce terme exprime donc tout simplement le mystère de la grâce liée à la charité. Jésus nous aime et nous transforme : aussi l'agapè désigne-t-elle Veau vive", la source de la vie nouvelle, vie d'amour et vie divine. L'agapè exprime bien ce don primordial par lequel Dieu nous aime et nous transforme totale­ ment. Mais cet amour de charité ne s'oppose pas du tout à la philia. En effet, l'agapè engendre en nous un nouvel amour pour Jésus et pour nos frères, à l'intérieur même du don que Dieu nous fait, qui est un don absolu­ ment gratuit puisque nous ne méritons aucunement cet amour : il vient de Dieu qui est infiniment au-dessus de nous. Dieu, en nous donnant la grâce, en nous donnant l'agapè, son amour, nous rend déiformes ; il transforme notre être de créature et fait de nous ses fils.

Premières révélations de l'amour-agapè chez saint Matthieu Examinons quelques grands textes de l'Ecriture, qui nous aideront à entrer plus parfaitement dans le mystère de l'amour-agapè. Dans le Nouveau Testament, l'agapè est évoqué en premier lieu chez saint Matthieu, non sous la forme du verbe "aimer", mais sous celle de l'adjectif agapètos, qui signifie "aimé". Le Père, s'adressant à son Fils, le déclaré son "Bien-aimé". C'est la première fois dans la Révélation qu'apparaît l'agapè sous la forme de l'adjectif s Jésus est l'Aimé du Père, son Unique ; il est dit agapètos, et non philos. Le Père aime son Unique, d'un amour unique ; celui-ci est aimable en lui-même pour le Père, puisqu'il est son Fils et qu'il a tout reçu de lui ; la complaisance du Père ne peut pas ne pas s'attacher à lui. 11 y a entre le Père et le Fils cette communion profonde qui fait que le Fils est vraiment l'Aimé du Père.

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Il faudrait rappeler ici les différents textes où nous trouvons une telle affirmation. C'est en premier lieu lors du baptême de Jésus. Le ciel s'ouvre, le Père regarde son Fils et dit "Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis toutes mes complaisances" (6). L'expression agapètos est reprise ensuite dans le récit de la Transfiguration (les orthodoxes lient toujours très profondé­ ment le baptême du Christ et le Thabor) : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur ; écoutez-le" (7). Les interventions du Père nous font comprendre que cette Révélation qui nous est donnée vient d'en haut. C'est l'amour du Père pour son Fils unique qui nous est révélé, et qui nous est communiqué. Nous entrons dans ce lien d'Amour unique qui est un amour personnel au sens le plus fort du terme. Cet amour est éternel parce que divin ; il prend totalement possession du coeur de Jésus et le relie au Père.

Il y a encore dans saint Matthieu un lieu particulièrement intéressant : c'est le passage où Jésus guérit l'homme à la main desséchée, le jour du sabbat. Cela suscite le scandale et Jésus se retire : beaucoup le suivent, et il les guérit tous en leur enjoignant de ne pas le faire connaître, pour que s'accomplisse la parole du prophète Isaïe : "Voici mon serviteur, celui que j'ai choisi, mon Bien-aimé (la Septante traduit par eklektos), qui a toute ma faveur. Je mettrai sur lui mon Esprit, et il annoncera le jugement aux nations. Il ne disputera ni ne criera (...)" (8). Nous trouvons donc en saint Matthieu trois lieux où le Père nous révèle le mystère du Fils bien-aimé. Les deux premiers passages cités se retrouvent en saint Marc et en saint Luc (et le second dans la seconde épître de saint Pierre (9)). Dans l'Evangile de Jean, le baptême de Jésus n'est mentionné qu'indirectement (10), et l'épisode de la Transfiguration n'est pas mentionné du tout : inutile de reprendre ce que Luc dit. Mais saint Jean souligne que lors de son entrée triomphale à Jérusalem, Jésus, en parlant au Grecs qui cherchaient à le voir, eut un moment d'agonie, suivi d'une intervention du Père : "Je l'ai glorifié, et de nouveau je le glorifierai" (11). Ici, il ne s'agit pas du Fils comme "Bien-aimé", mais de la glorification. N'y a-t-il pas, du point de vue théologique, un lien très fort entre le mystère de l'agapè et celui de la glorification ? Le mystère de la glorification nous aide à com­ prendre l'agapè : il est comme le moment dernier et ultime de l'amour. Quand on aime quelqu'un, on lui donne tout ce que l'on a. Le Père aime son Fils, et lui donne toute son amitié, tout son pouvoir et toute sa gloire. De sorte que le mystère de l'agapè est un mystère d'amour divin, d'amour substantiel qui s'achève dans la gloire. Second moment : le discours sur la montagne Le second grand moment est le discours sur la montagne, toujours chez saint Matthieu. Jésus y parle en nouveau législateur. Il établit une nouvelle économie du salut : "Ne croyez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu abolir, mais accomplir" (12). Jésus nous fait ainsi comprendre qu'il vient tout achever. Et comment se réalise cet achè­ vement, ce dépassement de la Loi ? Par l'agapè, l'amour divin, qui vient parfaire, accomplir la Loi. Cet amour ne supprime rien. La Loi, ne l'oublions pas, nous est donnée pour que nous devenions vertueux, pour que nous recon­ naissions que nous sommes pécheurs, et que nous puissions nous ouvrir de plus en plus à la miséricorde de Dieu, du Père. L'agapè ne supprime pas la Loi, puisque nous devons toujours prendre conscience de notre état de pécheur. Mais l'agapè nous fait comprendre que nous devons dépasser cette attitude de pécheur, d'homme blessé qui sent sa culpabilité, qui appelle la

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miséricorde de Dieu ; et cette miséricorde fait de nous des amis, elle réalise en nous des liens d'amour divin.

Entre le Christ et ses disciples se constitue un lien nouveau, non par la Loi, mais par l'agapè. Dans l'amour, il y a un don personnel, immédiat, et une communion s'établit. La justice peut se servir de la loi, tandis que l'a­ mour la dépasse ; l'amour implique une relation immédiate avec la personne qui nous aime. Nous pouvons comprendre, dans cette lumière, que l'agapè implique un choix, et que c'est Dieu qui nous choisit. Jésus nous a choisis le premier, et il attend de nous un choix qui réponde au sien. Il n'y a pas de choix dans la justice, puisqu'elle regarde tous les hommes. La loi ne com­ porte aucun choix : elle est universelle ; il y a un anonymat constitutif de la loi, et c'est à cause de cela que nous ne pouvons l'aimer ; nous la respec­ tons. L'agapè, au contraire, implique un lien personnel. Jésus nous a choisis le premier, il nous a aimés et s'est donné à nous : son choix implique un don qui suscite notre don, notre amour. Aussi lisons-nous dans saint Matthieu : "Nul ne peut servir deux maîtres : ou bien en effet il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre" (13). Ce très beau texte nous montre comment l'agapè exige de nous un choix s l'amour divin qui nous est communiqué demande que nous nous attachions personnellement à Jésus. Et cet amour divin, nous l'avons vu, comprend un service ; Jésus nous a choisis, et nous devons répondre à ce choix en l'aimant et en le ser­ vant ; l'alternative est nette entre Dieu et l'argent, et nous savons que cela se présente toujours de cette façon. Jésus reclame de nous, dans l'ordre de l'amour, une capacité de discernement qui, répétons-le, se fait dans la foi ; l'agapè comporte un choix ; c'est comme un feu qui brûle, comme le dit déjà le Cantique des cantiques (14).

L'agapè se présente à la fois comme l'achèvement de la Loi et le sommet de l'amour : c'est ce qui doit nous rendre parfaits, et cette perfection ira jusqu'à se manifester par l'amour de nos ennemis. C'est là que nous touchons le plus profondément le caractère particulier de cet amour que Jésus nous a donné et auquel il nous demande de répondre. C'est un amour à ce point intense qu'il inclut même nos ennemis. Nous voyons ici toute la différence qu'il y a entre l'agapè et l'amour d'amitié au niveau humain. L'amour d'amitié nous fait discerner nos amis de nos ennemis. Nous faisons alors la différence entre ceux qui nous sont complètement indifférents, ceux qui sont proches de nous et qui nous aiment, ceux que nous avons aimés, qui nous ont trahis et sont devenus des ennemis. Dans l'agapè, dans l'amour divin, il y a ce dépassement de nos sympathies et antipathies. N'allons pourtant pas dire que cet amour doit être totalement indifférent : ce serait très mal com­ prendre ce mystère de l'agapè et oublier particulièrement le mystère de l'Incarnation. Mais il est sûr que cet amour de charité fraternelle qui vient de Dieu nous demande de regarder ceux qui sont proches de nous dans la lumière même de Dieu, qui "fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons..." (15). Nous devons parvenir à aimer tous ceux qui sont proches de nous dans le même amour, mais en respectant un ordre d'intensité dans l'amour. Nous n'avons pas le droit de faire d'exclusions et de rejets, c'est pourquoi il faut même aimer nos ennemis : voilà l'aspect ultime de cet amour divin. L'amour-agapè selon saint Jean : l'amour substantiel

Considérons maintenant ce que nous dit saint Jean. C'est évidemment dans son Evangile qu'est exprimé de la manière la plus forte qui soit le mys­ tère de l'amour divin. Au début de son Evangile, saint Jean n'emploie que très peu le terme agapè. C'est surtout à partir du chapitre 12 que ce terme 54

va dominer, pour devenir, on ne peut le nier, comme un grand leitmotiv. Comme nous le disions, saint Jean n'emploie pas, à l'égard du Christ, le terme agapètos. Il parle de la gloire, ce qui est très significatif : Jésus est aimé et glorifié par le Père. L'amour divin qui nous est communiqué est un amour qui nous relie directement à notre fin, c'est-à-dire à Dieu qui nous aime. C'est pour cela que l'amour divin nous glorifie déjà. Nous avons, quant à nous, une attitude psychologique qui nous fait considérer qu'ici-bas nous sommes dans la lutte, et que plus tard, au ciel, nous serons dans la gloire. Instinctivement, quand nous parlons du ciel, nous pensons à l'au-delà. Mais si nous sommes vraiment chrétiens, et si l'amour divin s'intériorise en nous, nous pouvons dire que le ciel est au-dedans de nous. Saint Thomas, en commentant le Pater, n'hésite pas à affirmer que "Notre Père qui es au Cieux" signifie : qui es au plus profond de nous, au plus intime de notre coeur (16). C'est bien cela que nous découvrons dans l'Evangile de saint Jean.

L'amour-agapè a une telle qualité qu'il est au-delà de la création : il vient directement de Dieu. Nous balbutions en parlant de l'agapè, car c'est déjà le mystère de l'Esprit Saint en nous, le mystère de l'amour divin qui fait de nous des enfants de Dieu, des fils bien-aimés du Père. Quand le Père regarde son Fils en lui disant : "Mon Bien-aimé", si nous vivons vraiment de l'amour-agapè, nous pouvons dire en toute vérité que le Père s'adresse de la même manière à chacun d'entre nous. Le Père nous regarde du regard même qu'il porte sur son Fils ; c'est le même amour. Et en même temps, nous sommes aimés de lui d'une manière unique, puisqu'il s'agit d'un amour personnel, et que tout amour personnel implique nécessairement quelque chose d'unique. Cet amour doit donc s'inscrire au plus intime de notre coeur, pour nous unir profondément et divinement à Jésus, et par lui au Père. Nous comprenons donc comment cet amour, puisqu'il est divin, touche immédiatement ce qui est ultime. C'est pour cela que saint Jean nous fait saisir le lien qui existe entre l'amour et la gloire : l'amour divin, de cette façon, implique bien quelque chose d'ultime. "Avant la fête de la Pâque, sachant qu'était venue son heure de passer de ce monde vers le Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu'à la fin" (17). L'amour achève tout. Il n'y a rien au-delà de l'amour, et Jésus dit cela dans le chapitre 13, immédiatement avant l'institution de l'Eucharistie et le mys­ tère de la Croix, pour nous faire comprendre le profond réalisme de cet amour donné à ceux qu'il a choisis ; le réalisme de son amour est tel que Jésus nous donne son corps et son sang en nourriture. Nous saisissons là que l'amour divin est vraiment un amour substantiel, ce qui est très difficile à comprendre et pourtant essentiel. L'amour, en Dieu, est personnel et substantiel. Ainsi, seul Dieu, parce qu'il est Amour, peut se servir de la mort pour nous manifester son amour. Nous, nous ne le pouvons pas, puisque nous ne sommes pas totalement amour ; la mort est une brisure qui arrête l'amour.

L'amour divin est un amour substantiel au sens le plus fort du terme, parce que Dieu est Amour en tout ce qu'il est, en tout son être. Jésus lui aussi est Amour en tant qu'il est le Verbe. Par son Incarnation, il se sert de son humanité pour nous manifester son amour. Le mystère de l'Incarnation est ainsi la manifestation de l'amour que le Père a pour le Fils, et de l'amour que le Père a pour nous. Le mystère de l'Incarnation est ordonné au mystère de la Croix, ultime épiphanie de l'Amour ; et dans le mystère de la Croix, la blessure du Coeur est ce qu'il y a d'ultime. Le Coeur blessé de l'Agneau est donc bien pour nous le sacrement par excellence de l'Amour divin, ce qui symbolise et ce qui donne l'Amour divin, l'Amour du Fils pour le Père 55

et du Fils pour nous.

L'amour et l'aliment : le mystère de l'Eucharistie Jésus, législateur de la Nouvelle Alliance dans le mystère de l’Eucharistie, se sert du pain, symbole par excellence de la nourriture. Or le service de l'aliment est un service substantiel ; c'est le service suprême. Pour bien le comprendre, il est nécessaire de faire la philosophie de l'aliment. Le vivant est celui qui est capable de se servir de l'aliment ; l'aliment lui est tout entier relatif, il est pour le vivant. Nous pouvons nous servir de quantité de choses : outils, vêtements, etc., mais nous ne nous en servons jamais substantiellement, puisqu'un autre peut s'en servir après nous. Par contre, nous nous servons substantiellement de l'aliment, puisque nous le transformons en nous-mêmes. L'aliment, lorsqu'il est assimilé, lorsqu'il est "l'aliment en acte", devient celui-là même qui l'a assimilé. Ce pouvoir extraordinaire, de faire qu'une réalité extérieure à lui puisse se transformer en lui, carac­ térise le vivant ; cela nous échappe toujours, cela échappe à notre analyse scientifique. Nous le posons en raison même de l'assimilation biologique, mais cette assimilation demeure pour nous quelque chose de mystérieux, d'inexplicable. Car ce que nous pouvons expliquer, ce ne sont que les condi­ tions chimiques d'assimilation des aliments dont nous nous nourrissons.

Quand il s'agit du mystère de l'Eucharistie, qui est le sacrement par excel­ lence de l'amour divin, ce n'est pas nous qui transformons le corps du Christ en nous-mêmes, mais c'est le Christ - le Vivant (18) - qui nous tranforme en lui. C'est donc l'amour du Christ qui est victorieux, et qui exprime cette puissance extraordinaire qu'il a de nous transformer en lui - sans pourtant nous détruire. Il nous assimile à lui vitalement en respectant notre entité. C'est le propre de l'amour divin. Le Christ peut faire qu'entre lui et nous se réalise cette profonde communauté de vie et d'amour - ce que nous appe­ lons la "communion" - tout en nous respectant dans notre être propre. Au moment où nous recevons Jésus dans l'Eucharistie, ce n'est plus nous qui vivons, mais c'est lui qui vit en nous (19), au sens très fort. L'amour, quand il est personnel, veut réaliser l'unité entre les deux personnes qui s'aiment, le même vouloir, idem velle. Et comme l'amour de Dieu est substantiel et qu'il peut, grâce à sa toute-puissance, se servir du pain et du vin comme signe de sa communication et de son don, nous comprenons à ce moment-là que cet amour réalise une unité substantielle divine. Nous touchons là un grand mystère, mais si nous ne regardons pas cela, nous ne comprenons pas ce qu'est l'agapè, l'amour divin, nous ne pouvons comprendre qu'il peut aller jusqu'au bout du don en se faisant totalement serviteur pour se communiquer davantage. L'aliment est le serviteur par excellence, et par lui l'Amour peut se communiquer substantiellement.

Amour et sacrifice : le mystère de la Croix et la blessure du coeur

Quant au mystère de la Croix, il va nous faire comprendre la qualité d'offrande, de sacrifice, de l'amour divin. L'amour divin non seulement se donne, se communique substantiellement, mais il se donne en s'offrant, en acceptant de livrer sa vie pour ceux qu'il aime. "Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime" (20). Tout véritable don n'implique-t-il pas un certain sacrifice ? Le véritable don, en effet, ne peut se réaliser que dans un complet dépassement et oubli de soi, et cela nécessite un sacrifice. "Si le grain tombé en terre ne meurt, il ne peut porter de fruit" (21). Le mystère de la Croix, si nous voulons bien le comprendre, est la grande manifestation de l'amour. Et l'Eucharistie est indissociable de la 56

Croix. C'est un don qui implique, de la part du Christ, un sacrifice : l'offrande de sa vie. C'est là que nous comprenons la fécondité unique de cet amour, puisqu'en s'offrant Jésus nous sauve. La re-création qui se réalise à la Croix s'effectue dans l'amour et dans le don personnel de Jésus. La blessure du Coeur, dont saint Jean témoigne avec tant d'insistance, représente l'achèvement ultime du mystère de la Croix. C'est pour cela qu'il ne faut jamais séparer ces trois manifestations de l'amour divin : le pain, service substantiel de l'aliment, le sacrifice substantiel de la Croix, et la blessure du Coeur, manifestation dernière. Ainsi que saint Jean le mon­ tre dans son Evangile, la blessure du Coeur n'était nullement nécessaire. L'holocauste de la Croix était achevé, Jésus lui-même l'ayant attesté : "Tout est achevé" (22). Et pourtant s'ajoute comme par surcroît la blessure du Coeur. Jésus est mort ; c'est donc son cadavre qui reçoit cette blessure. Mais c'est un cadavre qui subsiste dans le Verbe de Dieu, un cadavre divin. Et c'est précisément parce que ce cadavre est divin qu'il peut encore expri­ mer l'amour de cette manière ultime : par la blessure du Coeur.

L'amour veut ciller toujours plus loin, et il ne peut se satisfaire du don ni du sacrifice, si grands soient-ils. Ceci explique le cri de soif du Crucifié. Au-delà de l'oeuvre, il y a l'amour, sa source, qui veut se donner comme source, au-delà du don. L'amour n'est-il pas comme un appel ? La blessure du Coeur est comme l'incarnation du cri de soif du Christ : elle exprime sa soif d'aimer. Nous savons la raison pour laquelle saint François d'Assise pleurait : "Je pleure, disait-il, parce que l'amour n'est pas aimé". N'est-ce pas exactement ce que nous exprime la blessure du Coeur ? Ce sont les derniers pleurs de Jésus, parce que Jésus n'est pas assez aimé, et que son amour veut encore se donner, infiniment, au-delà de toute manifestation, au-delà de tout effet. Jésus a tout fait pour appeler l'amour, mais les hommes ne répondent pas. De là la blessure du Coeur, qui est comme le dernier cri silencieux de l'Amour. Amour-agapè et amour-philia

Si donc nous regardons l'amour divin tel que nous le montre l'Evangile de saint Jean, nous voyons que c'est un amour substantiel, c'est-à-dire un amour à la fois premier et dernier. Substantiel, ici, veut dire fondamental et ultime : cela signifie qu'il n'est supporté par rien d'autre, qu'il n'est en rien relatif, qu'il faut le considérer en lui-même. L'amour divin est source de fécondité, source d'amour, source de re-création. Il reprend tout et recrée tout. Il faut donc maintenir à l'agapè son caractère substantiel, qui nous saisit totalement pour nous communiquer une nouvelle source de vie et d'amour. Mais il faut en même temps comprendre que cet amour de Dieu réclame de notre part un choix. C'est pourquoi l'agapè est source en nous d'une véri­ table philia, d'un véritable amour d'amitié impliquant la réciprocité. Saint Thomas n'hésite pas à dire de la charité qu'elle est une véritable amitié, puisqu'elle exige une réciprocité voulue par Dieu ; Dieu nous introduit dans son mystère d'une manière telle qu'il veut que le choix libre dont il nous a aimés retourne vers lui, et que nous aussi le choisissions librement en le préférant à tous les autres êtres. Nous comprenons alors que l'agapè inclut une philia divine, une amitié divine.

Cet amour est capable d'assumer la vertu de religion, pour s'épanouir dans l'adoration et la liturgie. Mais la vertu de religion s'enracine dans l'hom­ me, ce n'est pas encore l'agapè. Sans doute l'homme transformé, déifié par 57

l'amour divin, reste-t-il une créature qui adore Dieu et le loue ; mais il faut maintenir que, de fait, l'agapè, au sens strict du terme, n'est pas un amour religieux : c'est un amour divin, qui assume la vertu de religion.

L'agapè est un amour substantiel, premier, fondamental, et il réclame notre retour vers Dieu, dans un choix. Il exige aussi de nous que nous aimions nos frères, également dans un choix. Mais si nous sommes, à l'égard de Dieu, dans l'attitude de ceux qui reçoivent, nous devons avoir des initiatives envers nos frères. C'est bien le propre de l'amitié que d'impliquer des initiatives, et l'amour divin est capable d'assumer toute notre affectivité. L'agapè est un sentiment divin très difficile à exprimer ; c'est, ainsi que nous le verrons d'une manière ultime avec saint Jean de la Croix, une expérience d'amour, une expérience profonde du mystère de Dieu. Nous devons aimer notre prochain à la manière du Christ : "Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés" (23). Voilà ce qu'il y a de mer­ veilleux et d'unique dans l'agapè ; c'est le même amour substantiel qui nous unit à Jésus, au Père, à la Très Sainte Trinité, et à nos frères. Par l'amouragapè, nous demeurons dans le coeur de nos frères, comme nous demeurons dans le coeur de Dieu, dans le coeur de Jésus ; et l'Esprit Saint peut nous faire comprendre qu'il y a vraiment un lien d'éternité qui nous lie à Dieu et à nos frères.

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NOTES

1

R.P.C. SPICQ O.P. : Agapè dans le Nouveau Testament, 3 vol., Etudes bibliques, Gabalda, 3ème édition 1966. A. FEUILLET : Le mystère de l'amour divin dans la théologie johannique, Etudes bibliques, Gabalda 1972.

2

1 Jn 4, 8.

3

Cf. Le 12, 49 : "Je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu'il fût déjà allumé".

4

"Demeurez en moi, comme moi en vous" (Jn 15, 4). "Si quelqu'un m'aime, (...) mon Père l'aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure chez lui" (Jn 14, 24).

5

Jn 4, 10-14.

6

Mt 3, 17 ; cf. Mc 1,11.

7

Mt 17, 5 ; cf. Mc 9, 7.

8

Mt 12, 18 ; cf. Is 42, 1-4. D'un point de vue exégétique, on peut remar­ quer que saint Matthieu utilise ici le terme agapètos, là où Isaïe em­ ployait eklektos (choisi).

9

2 P 2, 17.

10

Jn 1, 32-34.

11

Jn 12, 28. Il faut bien saisir la transition des synoptiques à l'Evangile de Jean. Si nous mettons entre parenthèses la Tradition, nous ne pouvons plus comprendre ce passage. Si au contraire nous comprenons le mystère de la Tradition, cela ne présente guère de difficultés. La Tradition, c'est la parole de Dieu gardée dans le coeur des saints, dans le coeur de Marie, dans le coeur de Jean, dans celui de Pierre. Et comme elle implique le concours de l'homme avec l'Esprit Saint, il ne faut pas oublier que la première exigence de l'infaillibilité, c'est cette Tradition vécue dans le coeur de Marie. Marie garde infailliblement la parole de Jésus. C'est une des raisons pour lesquelles son coeur est immaculé et qu'elle a une plénitude d'amour. Nous le comprenons du reste sans peine : quand nous aimons intensément quelqu'un, même nous qui n'avons pas un coeur très pur, nous gardons ses paroles.

12

Mt 5, 17.

13

Mt 6, 24.

14

Ct 8, 6-7 ; cf. 1, 6.

15

Mt 5, 45.

16

Voir In orationem dominicam expositio, ed. Marietti 1954 (Opuscula theologica, II), n° 1036, 1041, 1042. Jn 13, 1. 59

17

Jn 13, 1.

18

Ap 1, 18.

19

Cf. Ga 2, 20.

20

Jn 15, 13.

21

Jn 12, 24.

22

Jn 18, 30.

23

Jn 15, 12.

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CHAPITRE V

L'AMOUR-PASSION î SAINT THOMAS D'AQUIN

L'amour-passion est un sujet assez particulier mais "passionnant" ; nous essaierons de comprendre ce qu'est l'amour-passion en nous appuyant sur ce que saint Thomas nous en dit dans sa Somme théologique. Mais, pourquoi se référer à la théologie de saint Thomas ? Il y a des raisons : saint Thomas, c'est un fait, est le premier théologien à introduire dans sa théologie un véritable traité sur les passions, nous l'oublions trop souvent ! Nous le considé­ rons facilement comme un théologien enfermé dans ses raisonnements, dans sa logique ; ou encore comme un contemplatif qui ne se préoccupe pas beau­ coup des passions et qui oublie de considérer certaines dimensions de l'homme. Aussi est-il très important de saisir le souci que saint Thomas à eu d'intro­ duire au sein même de sa théologie scientifique toute une réflexion sur les passions, à la différence des autres théologiens de son époque, saint Bonaventure par exemple. Pourquoi une théologie des passions ? Essayons de préciser la manière dont saint Thomas traite, en théologien, de la question des passions ; puis nous verrons comment ce qu'il dit au niveau théologique peut très bien être repris et assumé au niveau purement philoso­ phique. C'est peut-être même à l'égard de cette question des passions que l'on peut le plus facilement passer de la théologie à la philosophie, même s'il est nécessaire de modifier certains aspects de l'analyse théologique.

Si saint Thomas, en théologien, s'est tellement intéressé au problème des passions, c'est parce qu'il a voulu étudier de la manière la plus adéquate possible la personne du Christ. Ainsi, en commentant les Sentences de Pierre Lombard - comme il était normal de le faire à son époque - se pose-t-il la question de savoir s'il existait des passions dans le Christ. Pour ce motif,

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saint Thomas s’est efforcé d’étudier les passions de la manière la plus appro­ fondie qui soit (1).

Il ne faut pas oublier que les Pères de l'Eglise, avant saint Thomas, avaient été marqués par les Stoïciens, et que pour ces derniers les passions sont mauvaises. Les Stoïciens prônent en effet une attitude volontariste poussée à l'extrême : la maîtrise de soi doit faire disparaître les passions, pour qu'il n'y ait plus que la volonté en l'homme. Certes, si les Stoïciens sont des philosophes très étonnants - et tout particulièrement Epictète, l'esclave devenu philosophe -, ils peuvent cependant être terribles dans leur éducation humaine, et conduire l'homme dans des impasses. Pour Epictète, par exemple, la première distinction à faire du point de vue moral, c'est-à-dire humain, est celle-ci : il faut distinguer ce qui dépend de nous et ce gui n'en dépend pas (2). De ce qui ne dépend pas de nous, il faut se désintéresser affecti­ vement et intellectuellement le plus possible. Puisque nous ne pouvons rien y faire, il faut nous en détourner totalement ; c'est l'efficience qui mesure notre intelligence et notre amour. A l'égard de ce qui dépend de nous, nous mobilisons toutes nos énergies, toute notre intelligence et toute notre affec­ tivité. Telle est l'attitude stoïcienne poussée à l'extrême. Elle prétend par là nous libérer totalement de nos passions. Mais en réalité, elle ne cherche que la domination de soi en brisant tout élan d'amour, et tout amour vraiment spirituel et gratuit. Quoi qu'il en soit, les Pères de l'Eglise ont été très impressionnés par les Stoïciens, de sorte qu'il ne fallait pas, selon eux, parler des passions du Christ : cela aurait porté atteinte à sa dignité. Le Christ, dans cette perspective, ne pouvait éprouver de passions ; c'eût été indigne du Fils de Dieu. Il fallait avant tout et en premier lieu considérer sa volonté.

Saint Thomas a donc essayé de revenir sur toute une anthropologie du Christ, en se séparant de cette tradition à la fois stoïcienne et néo-platoni­ cienne, et en reprenant ce qu'Aristote avait dit des passions, pour montrer que celles-ci ne sont pas mauvaises en elles-mêmes. En soi, la passion n'est pas mauvaise ; bien au contraire, elle est une richesse. Ce qui est mauvais, c'est l'excès dans la passion, qui se produit quand elle l'emporte sur le reste et nous empêche d'orienter notre vie d'une façon spirituelle. Mais redisons-le, la passion en elle-même n'est pas mauvaise. Les passions sont comme une sorte d'appétit naturel sensible. Elles sont des capacités d'aimer au niveau de notre connaissance et de notre vie sensibles. C'est vraiment ce qui en nous réclame le plus d'être éduqué, c'est-à-dire d'être ennobli, pour être élevé de ce qui est sensible à ce qui est spirituel. Mais souvent, helas, sous l'influence d'un certain stoïcisme, l'éducation brime nos passions au lieu de les ennoblir, ce qui est toujours très dangereux : cela peut préparer de terribles revendications. Toujours est-il que saint Thomas a eu le souci d'étu­ dier les passions du Christ, pour montrer que celui-ci était pleinement homme. Pour cela, il a élaboré tout un traité des passions. Par là, il n'a pas seulement scruté le mystère de Jésus en théologien, mais il a encore approfondi la connaissance de l'homme dans toute sa complexité. N'oublions pas que saint Thomas a aussi écrit dans la Somme théologique un traité sur la charité (3), c'est-à-dire sur l'amour-agape dont nous avons parlé précédemment. Et en traitant de la charité, saint Thomas montre qu'elle implique de notre part une amitié divine à l'égard de Dieu, ce qui signifie que l'amour gratuit qui vient de Dieu réclame de nous une coopération et une réponse. Plus Dieu nous donne gratuitement son amour, plus nous avons à répondre volontairement à cet amour. Plus Dieu nous choisit gratuitement, plus nous devons le choisir sans partage. Saint Thomas élabore donc un grand et magnifique traité sur la charité : nous aurions très bien pu l'examiner

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ici ; mais dans l'étude que nous poursuivons, il est préférable d'analyser son traité des passions, parce qu'il contient quelque chose d'unique. Avec saint Thomas, nous sommes en présence d'un "expert" de l'amour humain. Ce traité est très important à considérer pour notre réflexion philosophique. J'ai même fait cette expérience avec des psychanalystes î je leur ai montré que saint Thomas connaissait très bien les passions (peut-être même beaucoup mieux qu'eux), et cela les a fortement étonnés qu'on ait pu, au Moyen Age, parler des passions de cette façon. Oui, au Moyen Age I... Et saint Thomas était sûrement un homme très passionné, pour pouvoir parler des passions comme il l'a fait ; et il devait être en même temps très maître de lui. En effet, pour pouvoir parler avec autant d'intelligence des passions, pour les situer avec une telle précision, il faut être soi-même très passionné - et saint Thomas l'était : passionné pour la vérité, il a mis toutes ses passions au service de cette vérité. Et il faut en même temps ne pas être aveuglé par ses passions ; il faut pouvoir les considérer avec beaucoup de lucidité, être très maître de soi, non pas à la manière stoïcienne, mais dans une grande lucidité d'amour. Situation de l'analyse des passions

Commençons par situer le traité des passions dans la Somme théologique. De toute l'oeuvre de saint Thomas, je n'envisagerai ici que cet ouvrage, car c'est là que saint Thomas maîtrise le mieux le sujet qui nous occupe. Rappelons-nous bien, d'abord, que nous sommes dans une oeuvre théologique : dans l'ensemble de la seconde partie de la Somme théologique, saint Thomas considère l'homme en tant qu'il est image de Dieu (prima secundae), et en teint qu'il est capable de retourner à Dieu (secunda secundae). C'est pour cela que saint Thomas a toujours sur les passions le regard du croyant : son analyse des passions est une analyse de théologie scientifique (4). A travers toute cette analyse, saint Thomas s'attache à manifester la très grande diversité des passions : selon lui, il y a onze passions différentes ; ce ne sont pas seulement le "concupiscible" et l'"irascible", mais encore leurs différents moments. Il essaie aussi de nous faire saisir qu'à travers cette diversité des passions, l'amour-passion joue un rôle unique et fonda­ mental. Cette passion est présente a toutes les autres passions, et c'est ce que nous allons nous efforcer de comprendre.

D'autre part, saint Thomas a le souci de déterminer la place que les pas­ sions occupent au sein de la vie humaine, pour nous montrer qu'elles n'ont en elles-mêmes aucune finalité propre. En lui-même, le domaine des passions est anarchique, et c'est pour cela qu'il demande d'être dépassé. En effet, puisqu'elle ne peut pas nous faire atteindre notre finalité, l'attitude purement passionnelle est nécessairement anarchique. La passion, comme telle, nous brûle toujours et nous met dans l'agitation ; elle ne nous oriente pas vers notre bien spirituel.

Si les passions, aux yeux de saint Thomas, n'ont pas de finalité propre, c'est parce qu'elles se situent au niveau de notre vie sensible, qu'il tient à la suite d'Aristote pour une vie animale. Les passions, c'est très visible, sont ce que nous avons en commun avec les animaux ; mais s'il est particu­ lièrement difficile de comprendre ce que sont les passions chez les animaux, il est plus facile de le comprendre chez l'homme ; seules les passions de l'homme peuvent être comprises de l'intérieur : on les saisit à leur source ; elles nous font comprendre le devenir vital et sa complexité. Au fond, le dressage d'un chien par exemple, consiste à bien comprendre le concupiscible et l'irascible du chien dans leurs effets, pour pouvoir le manoeuvrer comme

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on l'entend : par exemple, on constate l'attraction que le sucre exerce sur le chien ; mais nous ne savons pas ce que celui-ci ressent (nous projetons sur lui la réaction que nous pouvons avoir en face du même morceau de sucre 1). Et dès qu'on comprend le consupiscible et l'irascible du chien, on arrive à lui faire faire des choses étonnantes. Le domaine des passions, c'est donc tout le domaine de notre vie animale et sensible, laquelle peut être dominée par l'esprit de l'homme au moyen du dressage (pour l'animal) ou de l'éducation. Dans son traité, saint Thomas analyse les passions dans toute leur diversité. Nous savons par ailleurs que les passions sont indissociablement liées à l'imagi­ naire. Et à l'heure actuelle, c'est ce que les psychologues considèrent ; l'exer­ cice des passions, dans leur lien avec l'imaginaire. C'est une perspective toute différente de celle de saint Thomas, encore qu'elle ne lui soit pas opposée ; elle est complémentaire. Les psychologues regardent avant tout la complexité de notre psychisme, complexité due à la présence en nous de l'imaginaire, qui est capable de créer des "noeuds" particulièrement diffi­ ciles à défaire. Ce que les psychologues considèrent, ce n'est donc pas tant les passions comme telles, que leur alliance avec l'imaginaire. Et nous savons aussi que les passions peuvent, par l'imaginaire, s'allier à l'instinct, aux appé­ tits naturels qui sont en nous.

Précisons encore : il y a une finalité au niveau de la vie végétative, et au niveau de la vie de l'esprit, mais il n'y en a pas au niveau de la vie pas­ sionnelle ; celle-ci est sans finalité propre. De là la très grande complexité de l'exercice de la vie passionnelle ; et cet exercice ne fait que s'étendre lorsque l'imagination intervient. Tout cela est très important à saisir, notamment pour l'éducation. Il est capital de connaître le domaine des passions pour éduquer un enfant, car c'est, de fait, le lieu de l'éducation ; s'il n'y avait pas de passions, on ne pourrait pas éduquer. Nous allons donc examiner l'analyse théologique que saint Thomas fait des passions, tout au long des questions 22 à 48 de la Prima secundae de sa Somme théologique ; cette analyse théologique nous permettra de rejoindre une analyse proprement philosophique. Dans cette analyse, nous nous arrê­ terons principalement à l'amour-passion.

Amour et appétit - les divers appétits : appétit naturel, appétit sensible, appétit spirituel Saint Thomas commence ce traité des passions en analysant l'amour, pournous faire comprendre ce qu'est l'amour passionnel.

Nous avons réfléchi auparavant sur l'amour-érôs, et nous avons précisé qu'il s'agissait de quelque chose de tout à fait fondamental. L'érôs tel que nous l'avons envisagé à travers Le Banquet de Platon n'est pas l'amour-pas­ sion : c'est quelque chose qui est a la fois beaucoup plus vaste et absolument fondamental. Puis nous avons essayé de comprendre ce qu'est la philia, l'amour d'amitié, et nous avons découvert à travers la philosophie qu'Aristote nous en donne une première analyse de l'amour. Mais c'est un fait : Aristote n'a pas analysé philosophiquement les passions, ni dans son traité De l'âme, ni dans son _E_thique à Nicomaque. C'est dans la Rhétorique qu'il en parle le plus, et ceci pour mieux comprendre comment il faut persuader (le rhéteur doit en effet

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agir sur les passions). Enfin, nous avons essayé de comprendre, à travers la Révélation, ce qu'est l'agapè. Dans notre philosophie occidentale, saint Thomas est le premier à élaborer un grand traite sur les passions et sur l'amour. Il est intéressant de le consta­ ter, car on l'oublie trop souvent. Or la première chose que saint Thomas affirme de l'amour, c'est qu'il est un appétit vital impliquant la connaissance. Il ne parle pas d'instinct, mais d'appetit. L'appétit, c'est une inclination, une tendance, une orientation ; ce terme est beaucoup plus riche que le terme instinct utilisé dans la pensée contemporaine, car il implique un ordre vers la fin propre de chaque réalité. Comprenons bien ce que représente l'appétit, tel que saint Thomas nous le présente. L'appétit est une tendance, une orientation ; mais vers quoi nous oriente-t-il ? Et qu'est-ce qui, à travers l'appétit, nous attire ? C'est le bien. Aussi saint Thomas affirme-t-il aussitôt que l'amour et l'appétit regardent tous les deux le bien. Mais encore faut-il comprendre qu'il y a divers biens et divers appétits. Il y a d'abord un appétit naturel, fondamental, qui ne dépend pas de nous, qui est enraciné dans notre nature, comme dans la nature de toutes les réa­ lités. Cet appétit naturel provient de Celui qui nous a créés, et manifeste son , intention de sagesse dans toutes les réalités qui en proviennent. Cet appétit naturel est donc déterminé par Celui qui est le Créateur de notre nature humaine. Nous ne pouvons pas dire cela immédiatement en philosophie : nous ne pouvons le dire qu'au terme de toute notre recherche philosophique, lorsque nous découvrons l'existence de Dieu, c'est-à-dire de l'Etre premier, notre Créateur. Mais un théologien peut affirmer immédiatement que l'appétit naturel provient de la connaissance d'un autre qui est le Créateur, et que cet appétit tend vers ce qui convient à la nature de chacune des réalités existantes.

En ce sens, nous pouvons dire qu'il y a un appétit naturel à l'égard de l'aliment et un appétit naturel du côté de la procréation. Il y a aussi l'appétit naturel qui nous fait tendre vers la vérité, et celui qui nous ordonne à notre plein épanouissement, notre bonheur ; ces derniers sont plus radicaux encore, car ils ne sont plus du côté de la vie végétative et sensible, mais s'enracinent dans notre âme spirituelle, qui d'une certaine manière porte tout le reste. Au-delà de l'appétit naturel est un appétit qui implique la connaissance sensible du bien de notre vie sensible. Cet appétit, présupposant donc une connaissance sensible, possède une souplesse beaucoup plus grande que l'appé­ tit naturel, qui est déterminé d'une seule manière (5). C'est cela qu'on appelle appétit sensible, ou passion. Les animaux possèdent un appétit sensible qui présuppose l'odorat : quand un chien sent, il est attiré par son bien sensible ; il y a à la fois une connaissance et une orientation. Nous avons, nous aussi, une connaissance de cet ordre. Ainsi par exemple, quand nous sommes attirés par tel aliment : nous savons que le chocolat est là, et nous sommes orientés vers ce bien sensible et immédiat que nous aimons. Mais nous n'avons jamais de passions à l'état pur. C'est impossible, parce que nous sommes des êtres humains. Nous sommes des êtres passionnés, mais nous sommes humains jusque dans nos passions. C'est pour cela que nos passions ne sont jamais tout à fait les mêmes que celles de l'animal. Chez l'animal, la passion repré­ sente un peu le sommet de la vie. Chez l'homme, ce n'est jamais le sommet de sa vitalité, et c'est pour cela qu'il y a toujours quelque chose qui lui fait défaut lorsque l'homme se laisse ciller à ses passions, car il se laisse alors emporter par ce qui est infra-humain. L'exercice des passions n'est humain que lorsque l'homme les utilise pour aller plus loin. C'est pour cette raison que saint Thomas souligne immédiatement que l'appétit sensible, chez l'homme, participe à une certaine liberté. En affirmant cela, il nous montre

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que l'homme a la possibilité de modifier, de transformer ses passions en les ennoblissant, en leur donnant une nouvelle signification, en les élevant ; c'est là tout le rôle de l'éducation. Il y a enfin un troisième appétit : l'appétit spirituel, qui procède d'un jugement libre ; c'est notre volonté, notre capacité d'aimer spirituellement. Il y a donc en nous trois types d'appétit ; l'appétit naturel, qui est fonda­ mental, l'appétit spirituel, et l'appétit sensible qui est intermédiaire. Il s'agit là d'une analyse que saint Thomas nous donne en tant que théologien ; mais en fait, il s'appuie directement sur l'analyse d'Aristote. La seule différence qui existe entre l'analyse de saint Thomas et celle d'Aristote concerne l'appé­ tit naturel : saint Thomas le considère dans la lumière du Créateur, tandis qu'Aristote se contente de constater qu'un appétit naturel existe en nous. Aristote reconnaît aussi l'existence d'un appétit supérieur, la volonté, qui est une inclination vers le bien spirituel. Entre ces deux appétits, il y a l'appétit sensible, dont il est toujours difficile de préciser la nature, puisqu'il s'enracine dans l'appétit naturel tout en pouvant s'élever jusqu'à l'appétit spirituel ; mais c'est bien cet appétit qui est commun à l'homme et aux animaux.

Après avoir mis en évidence la diversité de nos appétits, saint Thomas affirme : "En chacun de ces appétits, l'amour est le principe du mouvement qui tend vers la fin aimée" (6). L'amour est au point de départ de tout mou­ vement passionnel. Il y a un amour au point de départ de tout désir, de tout mouvement d'audace ou de colère. Au point de départ de toute inclination d'un appétit naturel, il y a comme un amour naturel instinctif. Ainsi, par exemple, l'amour instinctif que nous avons à l'égard de l'aliment quand nous avons faim, ou l'amour instinctif de la boisson lorsque nous n'avons pas bu depuis un certain temps. C'est, à chaque fois, l'amour d'un certain bien qui convient à notre nature. L'amour est donc toujours au point de départ, tout comme une source. Cela est important, et nous fait comprendre que l'amour est toujours caché. C'est pour cela que le psychologue, en raison de la méthode qu'il utilise, a tant de difficultés à découvrir l'amour. A proprement parler, il saisit non pas l'amour, mais les désirs et les besoins. C'est le propre du philosophe et du théologien que de découvrir cette source de tout désir qu'est l'amour. Au fond, nous n'avons pas conscience, ordinairement, de ce point de départ, tandis que nous avons fortement conscience de nos désirs, et surtout des désirs passionnels que nous pouvons éprouver, aussi bien à l'égard d'une per­ sonne humaine que de tel ou tel autre bien sensible. N'est-ce pas surtout quand nous sommes privés d'un bien que nous prenons conscience de l'attrait qu'il exerce sur nous ? Quand le bien est présent, nous ne le sentons même pas ; ce que nous sentons, c'est l'ardeur du désir. Mais l'amour comme tel est au-delà de la conscience. Voilà ce qu'il faut saisir dans cette affirmation de saint Thomas : "En chacun de nos appétits, l'amour est le principe du mouvement qui tend vers la fin aimée" ; affirmation très simple, mais très profonde. Comment naît cet amour ? Grâce à une connaturalité du sujet aimant avec le bien qu'il aime ; et l'amour est lui-même ce qui réalise cette connatu­ ralité ; il est ce qui nous connaturalise avec le bien aimé, tant au niveau de l'appétit naturel qu'au niveau de l'appétit sensible et de l'appétit spirituel. L'amour nous transforme dans le bien qui nous attire. Le bien nous attire et suscite en nous un amour ; si le bien nous attire, c'est qu'il y a déjà une parenté foncière entre lui et nous ; et cet amour qu'il suscite nous conna­ turalise avec lui, qu'il s'agisse d'un bien spirituel ou d'un bien sensible. La 66

rigidité ne provient jamais de l'amour : elle est un manque d'amour. Analyse de l'amour-passion : passivité et activité

Ici, nous regarderons uniquement l'amour intermédiaire entre l'appétit naturel et l'amour spirituel, c'est-à-dire l'amour-passion. C'est l'amour sen­ sible qui est une passion. Quand nous aimons, nous pâtissons, et voilà pourquoi il y a passion. Mais nous sommés aussi actifs, dans notre manière de nous laisser prendre, de nous laisser saisir par le bien sensible. Si l'amour fait pâtir, c'est nécessairement que le bien agit sur nous comme un élément actif. Saint Thomas dit du bien qu'il est une cause finale qui nous attire. La cause finale étant cause des causes meut la cause efficiente, qui réalise en nous un effet (7). Cet effet que le bien réalise en nous n'est rien d'autre que l'amour. Nous découvrons ainsi la cause propre de l'amour s le bien que nous connaissons, le bien que nous essayons de connaître le mieux possible, pour être aussi proche de lui que possible, dans son rayonnement. Ce faisant, nous nous laissons transformer par ce bien, et en nous trans­ formant ce bien nous connaturalise à lui $ il agit sur nous. On connaît le vieil adage : Agens agit simile sibi, tout agent agit semblablement à ce qu'il est. C'est quelque chose de très important, parce que cela signifie que celui qui agit sur un autre essaie toujours de le transformer en lui, même lorsqu'il s'en defend. Ainsi, nous nous considérons toujours comme une certaine "source" à l'égard de celui avec qui nous parlons, de sorte que nécessairement nous essayons de le rendre semblable à nous. Je ne dis pas que c'est ce qu'il faut faire dans l'enseignement, mais il y a toujours cela dans toute action. Quand on veut agir sur quelqu'un, avoir sur lui une influence, si on est très "en acte", on agit instinctivement de manière à le rendre semblable à nous, même en essayant de ne pas trop le faire. C'est ce que fait éminemment le bien : il nous connaturalise à lui en nous transformant, et en nous attirant. Tels sont les deux aspects principaux de l'amour-passion : le bien nous attire et suscite au-dedans de nous l'amour, pour que nous répondions à son action sur nous. Nous devenons ainsi "complices" du bien, et c'est cela qui est mer­ veilleux : aimer, c'est être complice du bien.

L’appétit concupiscible et l'appétit irascible L'amour passionnel a ceci de particulier qu'il est un amour de convoitise. Il est de l'ordre de l'appétit "concupiscible". Mais comprenons bien : quand nous parlons d'appétit concupiscible, cela n'a rien de péjoratif. Le concupis­ cible est une des formes de l'appétit sensible qui est en nous, l'autre étant appelé l'appétit "irascible". L'appétit concupiscible nous oriente vers le bien sensible, et nous le fait aimer. Quand à l'appétit irascible, il est toujours au service du concupiscible, puisqu'il nous fait aimer le bien sensible en tant que celui-ci est difficile à atteindre ; c'est là une autre forme de l'amour sensible, l'amour conquérant ; c'est un amour second. Certains hommes ont l'appétit concupiscible très développé, et sont spontanément attirés par le bien sensible immédiat. D'autres au contraire ont un appétit irascible beau­ coup plus développé, et n'aiment pas tant le bien sensible immédiat que le bien difficile à atteindre, à conquérir par l'effort et la lutte.

L'appétit du concupiscible nous unit profondément au bien sensible, tandis que l'appétit irascible comporte, comme le dit saint Thomas, un élément plus intellectuel. C'est pour cela que les intellectuels et les artistes ont ordinairement un appétit irascible très développé. C'est quand nous nous trouvons face à ce qui nous semble être une injustice, un désordre, que nous 67

nous mettons en colère ; au nom de l'amour, nous voulons rétablir l'ordre. Toute colère implique un amour, mais un amour qui a été profondément blessé. L'irascible se met en guerre, en colère, pour rétablir l'amour qui a été frustré. C'est pour cela que saint Thomas n'hésite pas à affirmer que la colère est la passion la plus noble. La colère implique un amour passionnel beaucoup plus proche de l'intelligence, parce qu'elle veut rétablir ce qui semble être l'ordre. N'oublions pas en effet qu'il n'y a pas de véritable ordre sans amour : c'est l'amour qui est la source de tout ordre (8).

L'amour passionnel, qui développe en nous l'appétit concupiscible, est un amour de convoitise et d'accaparement. Dans l'amour-passion comme tel, nous aimons le bien sensible non pas pour lui-même, mais pour nous. Aussi a-t-il quelque chose de très ambigu quand il porte sur une personne humaine, puisque nous risquons de l'aimer non plus comme une personne, mais comme un bien sensible qui nous réjouit, nous met dans l'allégresse et nous épanouit ; nous nous recherchons alors à travers la passion. L'amourpassion provoque de cette façon une sorte d'égocentrisme extraordinairement puissant, ce qui est du reste le propre des passions : elles nous font tout ramener à nous. Dans un langage psychologique, on dira que c'est là une attitude totalement opposée à l'amour "oblatif", puisqu'elle nous fait nous retourner entièrement en nous-mêmes. C'est un amour ''captatif", possessif. Tel est le propre de la passion.

Cet amour-passion n'est cependant pas mauvais en lui-même ; mais il demande à être dépassé. Pour que l'amour de bienveillance puisse se déve­ lopper, il faut que l'amour passionnel soit spiritualisé et dépassé. Mais il faut aussi qu'il garde toute sa force, car il n'y a pas d'amour humain vraiment spirituel sans cet enracinement passionnel. L'amour le plus spirituel exige un enracinement dans l'amour passionnel. Mais il est vrai que si nous ne sommes pas attentifs, nous risqùons de chercher à nouveau, à l'intérieur même de l'amour de bienveillance, notre propre bien. L'amour passionnel est toujours un retour sur nous-mêmes, puisqu'il vient de nous et veut capter le bien sensible. Le propre de la passion c'est de nous faire aimer le bien sensible pour nous-mêmes. C'est pour cela qu'il faut la dépasser, pour qu'elle s'ouvre a l'amour spirituel. Les effets de l'amour-passion

Il faudrait maintenant considérer les effets propres de l'amour passionnel. Il est facile de comprendre que l'amour passionnel implique une certaine connaissance sensible du bien qui suscite cet amour en nous. Il implique aussi une certaine connaturalite, et donc une certaine ressemblance, qui n'a pourtant rien d'une égalité. Dans l'amour passionnel, la ressemblance se réalise le plus souvent dans une très grande diversité. Nous aimons le bien qui nous permet d'actualiser ce que nous possédons en nous à l'état virtuel. Plutôt que l'égalité, la ressemblance qui fonde l'amour passionnel implique cette différence qui existe entre ce qui est "en acte" et ce qui est "en puissance". Parmi les effets de l'amour-passionnel, il y a d'abord l'union affective ; l'amour veut l'union et tend à la réaliser. Au niveau de l'amour sensible, cette union affective exige la présence : nous voulons que le bien sensible que nous aimons soit toujours présent, ce qui entraîne parfois un comporte­ ment tyrannique. Nous savons très bien, par exemple, ce que peut être une mère captative. L'union affective conduit à l'union effective, a la présence physique. L'amour passionnel, sensible, appelle cette union dans la présence, 68

L'amour, même passionnel, implique aussi l'extase. Il y a, nous le savons bien, des extases passionnelles. Elles ne durent pas, mais elles sont véhé­ mentes, très véhémentes. Quand nous sommes portés vers l'autre que nous" aimons, nous nous oublions complètement. Mais prenons-y garde : nous sommes portés vers le bien sensible, attirés par lui, dans un mouvement qui est exta­ tique, mais il y a en même temps, au sein même de l'extase passionnelle, un mouvement de reprise de l'autre pour soi. Ce n'est pas du tout l'extase mystique, dont nous parlerons plus tard. Ici, nous considérons seulement les effets de la passion, qui nous feront mieux comprendre la purification de l'amour, sur laquelle nous réfléchirons lorsque nous considérerons la doc­ trine de saint Jean de la Croix. L'amour-passion implique l'élan, l'ardeur, le dynamisme : c'est pour cela que nous aimons les êtres passionnés, et que Dieu les aime aussi. L'amour passionnel implique aussi une blessure. Un coeur aimant est tou­ jours blessé. Cette blessure, nous aimons la maintenir, pour avoir une cons­ cience plus grande de l'amour-passion.

Les modalités de l'amour-passion

Il resterait à comprendre que l'amour-passion est aussi la source de toutes les autres passions. Aussi faudrait-il examiner en détail les dix passions que saint Thomas distingue comme étant toutes des modalités de l'amour. Même la haine, qui fait partie des passions, est encore une des modalités de l'amour. Nous le savons bien : il y a, à l'intérieur même de l'amour pas­ sionnel, une sorte d'ambivalence, de sorte que l'amour passionnel peut se transformer en haine, en opposition violente. Cette ambivalence est propre à l'amour passionnel : elle n'existe plus au niveau de l'amour spirituel. Tout amour passionnel contient virtuellement un état de haine passionnelle ; c'est cela qui nous fait le mieux comprendre l'état anarchique de la passion. Il y a donc, et c'est cela qu'il importe de saisir, dix visages de l'amour passionnel. Nous ne ferons que les nommer. L'amour est source de désir. Le désir est donc un des visages de l'amour : c'est même celui que nous connaissons le mieux. Quand quelqu'un nous dit qu'il aime passionnément, c'est son désir que nous connaissons, l'ardeur de son désir.

Au-delà du désir, il y a la jouissance, qui est un repos dans le bien sensible aimé. La passion réalise une sorte de repos : le repos affectif dans celui qu'on aime. A l'égard du mal sensible il y a la haine, qui est encore, ainsi que nous le disions, un visage de l'amour passionnel. Et au-delà de la haine, il y a encore la fuite : quand nous avons trop aimé quelqu'un qui n'a pas répondu à notre amour, nous le fuyons ; la fuite est donc encore un visage de l'amour, un visage très particulier. Nous comprenons alors que la tristesse est elle aussi un visage de l'amour. Il est très important de le saisir. Pour pouvoir se guérir de toutes ces passions, il faut retrouver l'amour caché derrière ces états affectifs qui, à première vue, semblent tout à fait opposés.

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Du côté de l’appétit irascible, nous trouvons encore d'autres visages de l'amour, parfois encore plus terribles. Il y a d'abord l'audaœ, qui est le visage de l'amour conquérant. Il est des audaces passionnelles extraordinai­ rement belles à voir. Il y a encore le contraire de l'audace : la crainte, puis l'espoir et son opposé, le désespoir, et enfin la colère.

Tels sont les dix visages de l'amour-passion auxquels saint Thomas s'est arrêté, pour nous faire découvrir, en les analysant, le coeur sensible de l'hom­ me : notre coeur sensible est fait de toutes les passions qui sont en nous.

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NOTES

1

II est intéressant de noter que c'est dans son étude des passions du Christ que saint Thomas a le plus repris et modifié (en les raturant) ses manus­ crits du Commentaire des Sentences.

2

Epictète, Manuel, § 1.

3

Somme théologique, II-II, q.23 et suivantes.

4

C'est là cependant que la théologie scientifique est le plus proche de l'analyse philosophique. Car il s'agit d'étudier l'amour sensible, sur lequel la foi ne nous donne aucun principe nouveau ; elle nous révèle que cet amour sensible a pris en nous une place prédominante à cause des consé­ quences du péché.

5

Ce qui explique la possibilité de "transferts", et par le fait même de "refoulements".

6

Somme théologique, I-II, q.26, a.l, c.

7

Ibid., q.26, a.2, c. "La passion est l'effet de l'agent (agentis) dans le patient (in patiente) (...) le désirable (appetibile) meut l'appétit, s'impri­ mant (faciens se) en quelque sorte dans son intention, et l'appétit tend vers le désirable..."

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Ibid., qq.46-47.

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APPENDICE

Ne pouvant étudier ici le traité de la charité, nous voulons cependant donner quelques textes de seiint Augustin et de saint Bernard qui ont été les principales sources de saint Thomas dans son étude théologique de la charité.

SAINT AUGUSTIN "Aime et fais ce que tu veux ; si tu te tais, tais-toi par amour ; si tu parles, parle par amour ; si tu corriges, corrige par amour (...) ; aie au fond du coeur la racine de l'amour : de cette racine il ne peut rien sortir que de bon" (Commentaire de la première épître de saint Jean, coll. Sources chrétiennes n° 75, ed. du Cerf, VII, 8, p. 329). "’Dieu est dilection'. Quel visage a la dilection ? Quelle forme a-t-elle ? Quelle stature ? Quels pieds ? Quelles mains ? Personne ne peut le dire (...). Celui qui a la charité voit tout en même temps par la pensée. Habite en elle, et elle habitera en toi ; demeure en elle, et elle demeurera en toi" (Op. cit. VII, 10, p. 331).

"Ne va pas, dans l'homme, aimer l'erreur, mais l'homme ; car l'homme, c'est l'oeuvre de Dieu ; l'erreur, c'est l'oeuvre de l'homme. Aime l'oeuvre de Dieu, non l'oeuvre de l'homme. Aimer celle-ci, c'est détruire celle-là; chérir celle-là, c'est purifier celle-ci. Mais, même s'il t'arrive de sévir, que ce soit par amour du mieux (...). L'amour sévit, la charité sévit : elle sévit en quelque sorte sans fiel, à la façon de la colombe, non du corbeau" (VII, 11, pp. 333 et 335).

"La charité, mot bien doux, réalité plus douce encore" (VIII, 1, p. 339). "Ces actions commencent et finissent : mais le principe qui les commande ni ne commence ni ne doit finir. Que la charité intérieure n'ait pas de cesse" (VIII, 3, p. 345).

"Toute dilection, même celle qu'on appelle charnelle, et qui d'habitude s'appelle amour et non dilection (d'habitude le mot 'dilection' se dit plutôt des sentiments spirituels, s'entend plutôt des sentiments spirituels) ; néanmoins toute dilection suppose une certaine bienveillance à l'égard de ceux qu'on aime. En effet, nous ne devons pas chérir (diligere) les hommes - nous pouvons dire chérir (diligere) ou aimer (amare), car c'est le mot 'aimer' dont s'est servi le Seigneur, lorsqu'il demanda : 'Pierre, m'aimes-tu ?' -, nous ne devons donc pas aimer les hommes à la façon dont nous entendons dire aux gour­ mands : j'aime les grives. - Pourquoi ? demandes-tu. - Pour les tuer et les manger. Il dit qu'il les aime, mais il les aime pour qu'elles ne soient plus, il les aime pour qu'elles cessent d'être. Et tout ce que nous aimons en vue de nous en nourrir, nous l'aimons en vue de le détruire et de nous refélire (...). Il y a un amour, un amour de bienveillance, qui nous porte, si besoin est, à donner à ceux que nous aimons. Et s'il n'y a pas lieu de donner ? La seule bienveillance suffit à celui qui aime (...). Plus authentique est l'amour que tu portes à un homme heureux, qui n'a que faire de tes dons ; plus pur sera cet amour, et bien plus sincère. Car, en rendant service à un malheureux, 73

peut-être désires-tu t'élever en face de lui, et veux-tu qu'il soit ton obligé, lui qui est à l'origine de ton bienfait" (VIII, 5, pp. 347 et 349).

"L'orgueilleux flatte, l'amour sévit" (VIII, 9, p. 359).

"Donc, quand tu aimes ton ennemi, tu aimes un frère. Voilà pourquoi la perfection de la dilection est la dilection d'un ennemi : cette perfection de la dilection est impliquée dans la dilection fraternelle" (VIII, 10, p. 363). "... là où est la charité, d'une part celui qui exige est doux, d'autre part celui auquel s'adresse cette exigence doit bien sans doute se donner quelque peine, mais la charité rend, cette peine légère et presque nulle. Même chez les animaux muets et privés de raison, ou il n'y a pas charité spirituelle, mais charnelle et naturelle, ne voyons-nous pas cependant que les petits, avec grande ardeur, exigent de leurs mères qu'elles leur donnent le lait de leurs mamelles ?" (IX, 1, p. 375).

"Quiconque a confiance au jour du jugement a en lui la perfection de la charité (...). Pas d'autre preuve de la charité parfaite que de commencer à désirer ce jour. Or celui-là désire ce jour, qui a confiance en ce jour" (IX, 2,pp.379 et 381). "Si donc il nous commande d'aimer nos ennemis, qui nous donne-t-il en exemple ? Dieu lui-même" (IX, 3, p. 383).

"Mais la charité parfaite bannit la crainte (...). La crainte prépare en quelque sorte la place de la charité. Mais quand la charité commence à habiter le coeur, elle chasse la crainte qui lui a préparé la place. Plus en effet croît la charité, plus la crainte décroît ; et plus la charité devient intérieure, plus la crainte est chassée dehors (...). De même que nous voyons l'aiguille introduire le fil, quand on coud un vêtement : l'aiguille entre d'a­ bord, mais il faut qu'elle sorte pour faire place au fil ; de même la crainte prend d'abord possession de l'âme, mais elle n'y demeure pas, car elle n'est entrée que pour donner accès à la charité (...). La crainte aiguillonne ; mais ne crains pas : la charité entre, qui guérit la blessure qu'a faite la crainte. La crainte de Dieu blesse, comme blesse le fer du médecin : il détruit la gangrène et semble presque agrandir la plaie" (IX, 4, pp. 385 et 387). "Or notre âme, mes frères, était laide par le péché : en aimant Dieu, elle devient belle. Quel est cet amour qui rend belle l'âme aimante ? Dieu, lui, est toujours beau, jamais il ne perd sa beauté, jamais il ne change (...). Comment deviendrons-nous beaux ? En aimant celui qui est éternellement beau. Plus croît en toi l'amour, plus croît la beauté : car la charité est la beauté de l'âme" (IX, 9, pp. 397et 399).

"Si Dieu est amour, quiconque aime l'amour aime Dieu (...). Toi qui aimes ton frère, tu aimes nécessairement l'amour même ; or ’l'amour est Dieu’ : quiconque aime son frère, aime donc nécessairement Dieu (...). Pourquoi cet homme ne voit-il pas Dieu ? Parce qu'il n'a pas en lui l'amour même. Il ne voit pas Dieu, parce qu'il n'a pas en lui l'amour ; il n'a pas l'amour, parce qu'il n'aime pas son frère ; voilà donc pourquoi il ne voit pas Dieu, parce qu'il n'a pas en lui l'amour. Car s'il a l'amour, il voit Dieu ; car 'Dieu est amour' : et cet oeil (intérieur), de plus en plus purifié par l'amour, devient capable de voir cette substance immuable, dont la présence fera à jamais le bonheur de l'homme, lorsqu'il en jouira éternellement avec les Anges" (IX, 10, pp. 401 et 403). "... car sans dilection, la foi est vaine. Avec la dilection, c'est la foi

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du chrétien ; sans la dilection, c'est la foi des démons" (X, 2, p. 413).

"En aimant, il devient, lui aussi, un de ses membres, et il entre par la dilection dans l'unité du corps du Christ : et il n'y aura qu'un seul Christ qui s'cdme lui-même. Lorsqu'on effet, les membres s'éliment mutuellement, le corps s'aime lui-même (...). La dilection he souffre donc pas de partage. Tu ne peux choisir d'aimer l'un, sans que l'amour des autres s'ensuive (...). De même qu'elle est pleinement unifiée en elle-même, de même elle ne fait de toutes celles qui dépendent d'elle qu'un seul tout, comme un feu qui les soude ensemble" (X, 3, pp. 415 et 417).

"Par une inclination naturelle, le fait d'être est chose si douce que rien que pour être, les malheureux eux-mêmes refusent de mourir ; et quand ils souffrent de leur malheur, ce n'est pas eux-mêmes mais plutôt leur souf­ france qu'ils veulent supprimer. Voyez même ceux qui se sentent les plus malheureux et le sont en effet, jugés tels non seulement par les sages qui voient en eux des sots, mais encore par ceux qui, se croyant heureux, voient en eux des pauvres et des mendiants ; - offrez leur l'immortalité, une immor­ talité où leur misère même serait immortelle, de telle sorte que, s'ils refu­ saient de rester éternellement maheureux, cessant tous et pour toujours d'exister, ils seraient voués au plus total anéantissement : certes ils tres­ sailliraient de joie, et plutôt que de n'être plus, choisiraient d'être éternel­ lement ce qu'ils sont. Nous en avons pour garant leur sentiment bien connu. Car pourquoi craignent-ils de mourir et préferent-ils vivre dans leur tourments plutôt que d'en finir par la mort, sinon parce qu'il apparaît clairement com­ bien la nature abhorre le néant ?" (Cité de Dieu, Bibliothèque augustinienne n° 35, DDB 1959, XI, 27, pp.115 et 117).

Voir aussi chapitre premier, note 1.

SAINT BERNARD

Lettre 85, à Guillaume de Saint Thierry "O Dieu qui scrutes les reins et les coeurs, unique soleil de justice qui éclaires les coeurs différents de tes serviteurs par des grâces différentes, comme par autant de rayons, que je l'aime [il s'agit de Guillaume à qui la lettre est adressée] par ta grâce et à cause de son mérite, tu le sais, et moi je le ressens. Mais jusqu'où je l'aime, toi tu le séiis, et moi je l'ignore. Toi, dis-je, Seigneur qui en est la source, tu sais combien tu lui as donné de m'aimer, et combien tu m'as donné de l'aimer. Comment alors l'un de nous, à qui tu ne l'as pas dit, oserait-il dire : ’j'aime plus que je ne suis aimé ?’ Ne serait-ce pas, par hasard, qu'il verrait déjà sa lumière déins ta lumière, c'est-à-dire qu'il connaîtrélit, dans la lumière de ta vérité, combien il brûle du feu de la charité ?"

Lettre 11, à Guigues, Prieur de la Grande Chartreuse "Tel homme confesse le Seigneur parce qu'il est puissant, un autre parce qu'il est bon pour lui, un autre enfin parce qu'il est bon en lui-même (simpliciter). Le premier est un esclave, et créiint pour lui-même. Le deuxième est un mercenaire et se veut du bien à lui-même. Le troisième est un fils et s'adresse à son Père (defert Patri). C'est pourquoi celui qui craint et celui qui se veut du bien agissent l'un et l'autre pour eux-mêmes : seule 75

la charité qui est dans le fils ne recherche pas son propre intérêt. C'est pourquoi j'estime que c'est de cette charité qu'il est dit : ''La loi du Seigneur est seins tache, elle convertit les âmes" (Ps 19, 8). Il est clair qu'elle seule peut détourner le coeur de l'amour de soi et du monde et l'orienter vers Dieu. De fait, ni la crainte ni l'amour propre ne convertissent le coeur. Ils changent bien de temps à autre l'apparence ou l'action, mais la volonté aimante, jamais. (...) Que personne cependant n'estime que je fais de la charité une qualité, ou quelque accident. Je dirais alors, Dieu m'en garde, qu'en Dieu se trouve quelque chose qui n'est pas Dieu. Mais elle est la substance divine elle-même, ce qui en tout cas n'est pas nouveau ni insolite, puisque saint Jean dit : ’Dieu est charité*. On dit donc à juste titre que la charité donne la charité, la substantielle donne l'accidentelle. Quand on parle de la charité qui donne, elle a le nom de substance ; quand on parle du don, c'est la qualité. Elle est la loi éternelle, créatrice et dirigeant l'univers. Si toutes choses ont été faites avec poids, mesure et nombre, c'est par elle".

Lettre 90, à Oger "Aimons, soyons aimés, nous serons utiles à nous-mêmes et aux autres. En ceux que nous aimons, nous trouvons le repos ; à ceux dont nous sommes aimés, nous faisons goûter le même repos ; aimer en Dieu, c'est posséder la charité ; s'appliquer à être aimé à cause de Dieu, c'est servir la chari­ té (...)".

Lettre 387, à Pierre, Abbé de Cluny

"Je voudrais pouvoir vous envoyer mon esprit comme je vous envoie la présente lettre. Vous liriez alors très clairement et indubitablement mon amour pour vous, que le doigt de Dieu a écrit dans mon coeur, qu'il a gravé dans mes entrailles (...)".

Traité sur l'amour de Dieu, ch. I "Vous voulez donc apprendre de moi pourquoi et comment Dieu doit être aimé. Je vous répondrai que la cause de l'amour de Dieu, c'est Dieu lui-même, et que la mesure, c'est d'aimer sans mesure (...)".

Deuxième sermon pour le 1er dimanche après l'Epiphanie

"Nous sommes tous appelés à ces noces spirituelles où l'époux est le Christ Seigneur (...). Nous lui sommes l'épouse, si cela ne vous semble pas incroyable, et tous ensemble comme une seule épouse, et chaque âme comme une épouse unique. Mais quand notre fragilité pourra-t-elle comprendre que son Dieu l'aime de cet amour dont l'épouse est aimée de l'époux ? (...)" Sermons sur le Cantique des Cantiques

Sixième sermon : "... La crainte est le commencement de la sagesse, l'espérance en est le progrès, mais la charité en revendique pour elle l'achèvement (...)".

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Huitième sermon : "... Car si on comprend bien le baiser donné par le Père et reçu par le Fils, on ne comprendra pas sans raison que le baiser est le Saint-Esprit, puisqu'il est la paix inaltérable, le lien indissoluble, et l'unité indivisible du Pere et du Fils". Vingt-septième sermon : "... Ainsi donc, la quantité d'une âme s'estime à la mesure de la charité qu'elle possède ; par exemple, celle qui a beaucoup de charité est grande, celle qui en a peu est petite. Mais, qui n'en a pas du tout n'est rien selon saint Paul : ’Si je n'ai pas la charité, je ne suis rien’ (1 Cor. 13, 2) (...)".

Cinquantième sermon : "... Si vous êtes tout entier embrasés de cet amour, alors vous goûtez Dieu (...). Ensuite, vous vous goûterez tels que vous êtes, puisque vous com­ prendrez que votre seul motif de vous aimer est que vous soyiez créatures de Dieu ; et toutes vos puissances d'aimer s'écouleront en lui (...)". Quatre-vingt-troisième sermon : "... L'amour ignore la crainte respectueuse. Le mot amour vient d'aimer, non d'honorer. Qu'il honore si bon lui semble, celui qui est frappé d'horreur, d'étonnement, de crainte, d'admiration : toutes ces choses, celui qui aime en a les mains vides. L'amour est riche de lui-même. L'amour, quand il survient, fait passer à lui toutes les autres choses, et rend captive la volonté. A cause de cela, celle qui aime aime et ne sait rien d'autre. Celui qui, avec raison, mérite d'être honoré et admiré aime mieux cependant être aimé (...). L'amour se suffit par soi, il est agréable par soi et à cause de soi. Lui-même est le mérite, et il est à lui-même sa récompense. Il ne cherche hors de lui ni cause ni fruit. Son fruit, c'est son usage (usus). J'aime parce que j'aime. J'aime pour aimer. L'amour est une grande chose, si cependant il retourne à son principe, si, rendu à son origine, il vient toujours puiser à la source, d'où il coule sans discontinuer. L'amour est le seul de tous les mouvements de l'âme, intellectuels et affectifs (sensibus et affectibus), par lequel la créature peut répondre à son Créateur, sinon en lui étant égale, du moins en lui rendant un amour semblable (...). Lorsque Dieu aime, il ne veut pas autre chose qu'être aimé ; car il n'aime que pour être aimé, sachant que par cet amour ceux qui l'auront aimé sont heureux".

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CHAPITRE VI

L’AMOUR DIVIN CHEZ SAINT JEAN DE LA CROIX L'UNION TRANSFORMANTE

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Envisageons maintenant un aspect particulièrement difficile mais aussi très important : la conception de l'amour exprimée à travers l'oeuvre de saint Jean de la Croix. Nous pourrions, bien sûr, essayer de l'examiner d'un point de vue purement philosophique : c'est dans cette perspective que Berg­ son a tenté de considérer les mystiques. Déjà, en étudiant saint Thomas, nous avions précisé que c'est en théologie qu'il a introduit un traité des passions ; mais il était encore relativement facile de rester philosophe en étudiant l'analyse des passions par saint Thomas. Si nous considérons mainte­ nant saint Jean de la Croix en philosophe, il nous faut tout de suite reconnaî­ tre la difficulté d'une telle entreprise : quand on lit saint Jean de la Croix, on est comme emporté par le mouvement même de sa pensée, de sorte qu'il est très difficile, quasi impossible, d'en rester à un point de vue exclusivement philosophique.

Saint Jean de la Croix est un croyant et un mystique chrétien. Il l'est profondément, jusque dans toute sa sensibilité, peut-être même d'une manière unique, parce que c'est un homme qui a été brûlé par l'amour ; il a été brûlé par l'amour divin, comme un buisson embrasé qui demeure toujours le même, ainsi qu'on le voit dans l'Ancien Testament (1). C'est là le propre de l'amour divin : il brûle sans consumer ce qu'il brûle, mais en le transformant radica­ lement. L'amour divin brûle le coeur de saint Jean de la Croix, mais lui laisse un coeur profondément humain. On dirait volontiers que peu de saints ont été aussi sensibles que saint Jean de la Croix. Et c'est peut-être pour cela que peu de saints ont montré avec autant de force combien l'amour divin est jaloux, combien il exige, pour pouvoir s'exercer pleinement, une nudité absolue, un vide. Mais quand saint Jean de la Croix affirme cela, comprenons bien ce que cela signifie : l'amour divin ne détruit pas, mais il purifie, pour permettre à la sensibilité d'être encore davantage elle-même.

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C’est de cette façon que l'amour divin permet à l'inspiration d'un poète de se développer. Saint Jean de la Croix est en effet, plus qu'aucun autre, le grand poète de l'amour - de l'amour divin bien sûr. Mais puisque l'amour divin n'est pas rival de l'amour humain, puisqu'il purifie le coeur de l'homme et lui permet d'aller jusqu'au bout de ses exigences propres, nous pouvons dire que saint Jean de la Croix est le poète de tout amour véritable. Aussi est-il toujours difficile de parler de tout œ que saint Jean de la Croix a écrit. Nous pouvons analyser ce que nous dit saint Thomas, puisque lui-même analyse ; il suffit de le suivre. Saint Jean de la Croix, quant à lui, n'analyse rien du tout. A la limite, il faudrait se contenter de le lire. Nous essaierons donc de lire certains passages de son oeuvre, ceux qui nous semblent les plus significatifs. Mais avant d'entrer dans cette lecture, il faut préciser quelques aspects de sa biographie, pour le situer dans son époque et saisir sa propre évolution. Ce qui est nécessaire ici ne l'était pas pour analyser le traité des passions de saint Thomas. Car l'un décrit, et l'amour qu'il décrit le saisit en tout ce qu'il est ; l'autre analyse théologiquement et objecti­ vement ; il analyse ce qu'il a vécu, non cependant en tant qu'il l'a vécu : il regarde les passions en elles-mêmes, en leur nature propre.

Quelques aspects de la vie de saint Jean de la Croix

Saint Jean naît en 1542 A cette date, tion d'Avila ;

de la Croix, fils d'un tisserand pauvre mais d'origine noble, à Fontiveros, en Vieille Castille, entre Avila et Salamanque. sainte Thérèse est déjà depuis six ans au couvent de l'Incarna­ il est nécessaire de le souligner, car leurs deux vies se tiennent.

De quatorze à dix-neuf ans, il reçoit l'enseignement des pères Jésuites de Médina del Campo, tout en travaillant à l'hôpital de Médina : il est pauvre, et doit gagner sa vie pour poursuivre ses études. En 1563, il entre au noviciat des Carmes, à Médina, et y prend le nom de Jean de Saint Mathias. Au mois d'août de cette même année, sainte Thérèse a quitté le couvent de l'Incarna­ tion et s'est installée avec quatre autres religieuses au nouveau couvent de saint Joseph d'Avila, pour y entreprendre sa réforme. Frère Jean de saint Mathias fait ses études à Salamanque, de 1564 à 1568. Saint Thomas d'Aquin est proclamé Docteur de l'Eglise en 1567. Frère Jean de saint Mathias est nomme préfet des études, charge pour laquelle on choisis­ sait l'étudiant le plus apte et le plus intelligent. Mais la règle trop mitigée du Carmel ne lui suffit plus, et durant l'été il décide d'entrer à la Chartreuse. Ce même été 1567, il est ordonné prêtre ; il se rend à Médina en septembre, pour y célébrer sa première messe. Quelques jours plus tard, il rencontre pour la première fois Thérèse de Jésus, venue le 15 août à Médina pour y fonder un Carmel ; elle a en vue la réforme des Carmes eux-mêmes, et supplie frère Jean de saint Mathias de patienter un peu avant d'entrer à la Chartreuse. Il était accompagné d'un frère désireux de reprendre avec lui la règle du Carmel ; mère Thérèse annonce alors à ses filles qu'elle a déjà trouvé un moine et demi (frère Jean était de petite taille...) pour entre­ prendre la réforme des Carmes. Elle demande à frère Jean de retourner a Salamanque pour y achever ses études. On sait en effet à quel point elle tenait aux études de théologie. Le premier couvent des Carmes déchaux est fondé à Duruelo en 1568. Jean de saint Mathias, qui s'appellera désormais Jean de la Croix, y a cons­ truit lui-même des ermitages pauvres "comme l'étable de Béthléem" dira sainte Thérèse (2). Les nouveaux Carmes, qui sont trois, commencent, avec

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la grâce de Dieu, à y vivre selon toute la rigueur de la règle.

De 1572 à 1577, frère Jean de la Croix est aumônier du couvent de l'Incar­ nation, où Thérèse de Jésus a été nommée Prieure en vue de la réforme. L'opposition entre les Carmes déchaux et les Carmes mitigés ne cesse de croître. Dans la nuit du 2 au 3 décembre 1577, les mitigés viennent se saisir de frère Jean de la Croix ; ils l'emmènent, les yeux bandés, dans leur couvent de Tolède, où il passera neuf mois, enfermé dans un réduit de six pieds sur dix, d'où on le tire seulement pour le conduire au réfectoire. Là, on lui fait prendre sa nourriture à terre, et chaque moine, tout à tour, lui donne la discipline. On lui promet le priorat s'il renonce à ses prétentions de réformes. C'est dans ce réduit, devenu au cours de l'été torride "un purgatoire de cha­ leur et de puanteur" (selon le témoignage du père qui le garde) que frère Jean de la Croix, miné par la dysenterie et dévoré par la fièvre, compose les trente premières strophes du Cantique spirituel (3) ainsi que celles de la Nuit obscure (4), le poème du Pastoureau (5) et le romance In principio (6). Dans la nuit du 15 au 16 août, alors qu'il n'a évidemment pas pu célébrer la messe du 15 août, la Sainte Vierge lui apparaît, toute glorieuse, et lui dit : "Aie patience mon fils, car tes épreuves finiront bientôt. Tu sortiras de prison, tu diras la messe, et tu seras consolé". Quelques jours après, à la fin du mois d'août, frère Jean de la Croix, qui avait peu à peu desserré les vis de sa serrure, s'évade par une fenêtre dominant le fleuve par un à pic de, cinquante mètres, et se réfugie dans le monastère des Carmélites réformées. Il leur récite et leur commente les strophes encore inachevées du Cantique spirituel.

Les Carmes déchaux, ayant été constitués en province autonome, sont désormais libres de pratiquer et d'étendre leur réforme. Frère Jean de la Croix, est nommé prieur de Calvario, en Andalousie, près de Béas où Thérèse de Jésus a fondé un Carmel. C'est pour ces carmélites, auxquelles il est très lié, que frère Jean de la Croix commente oralement les strophes du Cantique spirituel et développe, oralement aussi, le thème de la Nuit obscure. Les Avis et Maximes ont été en grande partie relevés par les carmélites de Béas, qui notaient par écrit les consignes de leur père. De même les Précautions ont été très probablement écrites pour les soeurs de Béas. Saint Jean de la Croix a lui-même remis à soeur Françoise de la Mère de Dieu un petit traité qui comportait trente-trois maximes, et c'est à la demande de soeur Anne de Jésus, alors prieure à Béas, qu'il a mis par écrit les strophes du Cantique spirituel. Puis frère Jean de la Croix est recteur du collège carmelitain de Baeza. De janvier 1582 à 1585, il est prieur du Carmel de Grenade. A la demande de soeur Anne de Jésus, maintenant prieure à Grenade, il met par écrit le Commentaire du Cantique spirituel qui jusque-là avait seulement été prêché a la grille du Carmel de Béas, et de celui de Grenade. C'est à Grenade aussi qu'il achève la Montée du Carmel et la Nuit obscure. C'est là enfin qu'il compose en quinze jours, vers 1583-1584, Vive flamme d'amour, à la demande de Dona Ana de Penaloza.

Nommé vicaire provincial d'Andalousie, frère Jean de la Croix va, pendant quatre ans, cheminer à travers toute l'Espagne. C'est la fin de la période de paix (Beas-Grenade), au cours de laquelle il a rédigé ses grandes oeuvres. En 1588, il est prieur à Ségovie. C'est là que, à Notre-Seigneur qui lui de­ mandait ce qu'il voulait, il répond : "Seigneur, ce que je veux que vous me donniez, ce sont des souffrances à supporter pour vous, et que je sois déprécié et compté pour peu de chose". Il sera exaucé, et il le sait. Au moment où va s'ouvrir le chapitre, en juin 1591, il dit à une des soeurs de Ségovie : "On me jettera dans un coin,

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comme une vieille guenille, un vieux chiffon de cuisine". Parce qu’il s’oppose aux modifications que l'on veut imposer aux constitutions établies par sainte Thérèse, il tombe en disgrâce et est envoyé au désert de la Penuela. De cette période de sa vie, il ne nous reste que deux lettres adressées à Dona Ana de Penaloza pour qui il avait écrit Vive flamme d'amour. Atteint d'ul­ cères et d'abcès, brûlé de fièvre, il doit être transporté dans un couvent et choisit celui d'Ubeda où il est inconnu. Le prieur, qui lui en veut, le persé­ cutera jusqu'à sa mort. On envisage même de l'expulser de l'Ordre et de lui retirer l'habit du Carmel. Depuis le 7 décembre, Vigile de la fête de la Conception de Notre-Dame, frère Jean de la Croix sait que le samedi suivant il ira réciter Matines au Ciel. Dans les derniers jours, le prieur qui l'avait tant fait souffrir se conver­ tit. Durant la dernière nuit, frère Jean de la Croix ayant annoncé qu'à minuit il serait devant Dieu à réciter matines, les frères impressionnés commencent à réciter la Recommandation de l'âme ; pendant cette récitation, frère Jean de la Croix fait signe d'arrêter et demande qu'on lui lise un passage du Can­ tique des Cantiques. Au moment où sonne la cloche des Matines, il regarde ses freres, baise son Christ et meurt. Il a quarante-neuf ans. Tout cela nous donne le cadre ; nous avons affaire à quelqu'un qui a eu une vie rude, une vie de lutte, quelqu'un qui avait dans le coeur une âme brûlante pour le Christ et pour ses freres, et qui a vraiment mis son intelli­ gence, particulièrement brillante, totalement au service de son amour. Il est sûr aussi que frère Jean de la Croix n'aurait pas été ce qu'il a été sans sainte Thérèse de Jésus. Il faut lire saint Jean de la Croix, même si évidemment nous ne comprenons pas bon nombre de choses, parce qu'elles nous dépassent.

Nous ne pouvons pas dire que nous vivons tout ce que nous avons lu dans saint Jean de la Croix. Mais il faut comprendre que nous pouvons désirer le vivre dans la foi, l'espérance et la charité. Nous pouvons ainsi comprendre ce qu'il nous dit, même si cela nous dépasse. Nous savons très bien que saint Jean de la Croix a vécu tout cela avec un amour extraordinaire, une ferveur très exceptionnelle. Ayant profondément compris le mystère de l'amour divin, il nous dit avec beaucoup de force que l'âme, par la prière, est totalement transformée en Dieu. Et puisque Dieu est amour, l'âme, par la grâce, est totalement transformée en l'Amour : elle devient "Vive flamme d'Amour". Nous regarderons surtout les textes de Vive flamme d'amour. C'est le dernier grand écrit de saint Jean de la Croix et c'est là que nous saisissons le mieux ce qu'il appelle la transformation substantielle de l'âme en Dieu, par où l'âme vit vraiment à l'unisson du mystère de Dieu.

Les sept visages de l'amour divin pour nous Pour bien comprendre tout ce que nous dit saint Jean de la Croix, il faut commencer par regarder les "sept esprits de Dieu" (9), les sept dons du SaintEsprit, qui sont comme les sept visages de l'amour divin pour nous (7). Nous avions vu précédemment comment il y a onze visages de l'amour sensible en l'homme ; ce sont les diverses modalités de la passion. Comprenons bien que l'amour divin et surnaturel, qui n'est autre que l'Es­ prit Saint communiqué à notre âme, est unique en Dieu. L'amour en Dieu

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est simple, de la simplicité même de Dieu. L’Esprit Saint, qui en Dieu est l'Amour de l'Amour, qui est fruit de cette ultime fécondité, est une Personne d'une simplicité unique. "Soyez simples comme des colombes" (8) : c'est l'action de l'Esprit Saint qui nous rend simples ; et si l'Esprit Saint est repré­ senté par la colombe, c'est précisément pour nous faire comprendre sa sim­ plicité unique. C'est pour cela que bien souvent, nous ne l'entendons pas : nous avons une peine immense à comprendre les choses simples. L'Esprit Saint, c'est la colombe, car il agit avec suavité - suaviter ; il agit de l'inté­ rieur, au plus intime de notre coeur. Il est aussi l'aigle : il agit avec force - fortiter (10) -, car il agit sur nous avec toute la transcendance de Dieu. Mais si l'amour divin est simple et unique, il est communiqué à notre âme de sept manières différentes ; il est important de le comprendre, pour saisir ce que nous dit saint Jean de la Croix. Ne disons pas cependant qu'il est une échelle à sept degrés. Non : il a sept visages, qui se tiennent dans une parfaite unité. Les sept visages de l'amour divin correspondent aux sept esprits de Dieu qui viennent ennoblir les sept capacités de l'homme en attente d'être fils de Dieu, fils de lumière et d'amour. Ces sept esprits de Dieu, ces sept souffles d'amour, réalisent en nous une unité d'amour, au-delà de toute notre complexité humaine. Il y a dans l'amour divin qui nous est communiqué un mystère de paix : "Bienheureux les pacifiques". L'amour divin est faiseur de paix en chaque homme, et n'accepte aucune division. Il chasse les ténèbres et donne la lu­ mière : une lumière toujours plus grande, mais une lumière d'amour. Voilà bien le don de sagesse qui nous fait demeurer in sinu Patris, dans la source de toute fécondité, par et dans le Christ, le Verbe incarné. Il y a dans l'amour divin une exigence de pureté : "Bienheureux les coeurs purs". Rien ne doit contaminer ni ternir cet amour. Il porte en lui cette lucidité, cette simplicité : il transforme tout, mais il demande à n'être conta­ miné par rien d'extérieur à lui. L'amour divin nous atteint de l'intérieur ; c'est ce qui nous est exprimé lorsqu'il est dit qu'il est pur et simple. Voilà le don d'intelligence.

L'amour divin implique le discernement, parce qu'il se réalise en nous dans la lutte. Le don de science opère en nous ce profond discernement entre l'essentiel et le secondaire qui, dans la lutte, se confondent si vite ; c'est de ces confusions que naissent l'opacité, la lourdeur, et même jusqu'à l'idolâtrie. L'amour divin rejette toutes les idoles. Les idoles du vingtième siècle, ce sont toutes les "idéologies", d'autant plus difficiles à démasquer qu'elles prennent des couleurs multiples et variées. L'amour divin ne peut pas les accepter : aussi un discernement de plus en plus pénétrant est-il nécessaire, pour séparer ce qui est de Dieu de tout ce qui ne peut provenir de lui, de tout ce qui appartient aux ténèbres et qui ne peut pas être la vérité de Dieu. L'amour divin implique encore la douceur, la force et la miséricorde ; et surtout l'amour divin creuse dans le coeur de l'homme un abîme de pauvreté.

Il faut toujours se rappeler ces sept visages de l'amour divin ; une telle vision exige de comprendre que l'amour divin n'agit jamais en nous dans une seule direction. Il ne peut se développer ni univoquement, ni dialectique­ ment dans un seul sens, selon une seule ligne. N'est-ce pas le propre de l'a­ mour, et surtout de l'amour divin ? Le manque d'amour crée en nous des ornières ; l'amour nous met au-delà de nos déterminations et de nos limites en nous donnant des "ailes" et une souplesse divine.

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Et s'il ne faut pas hésiter, dans une étude philosophique sur l'amour, à examiner ce qu'un saint peut dire de l'amour divin, c'est parce que cela peut nous donner une grande lumière sur l'amour dans ce qu'il a de plus authentique. "L'amour vient de Dieu" (11), nous dit Jean l'évangéliste ; et saint Jean de la Croix, qui est aussi l'apôtre de l'amour, est bien dans son sillage : il y a entre eux deux une profonde parenté. Aussi devons-nous com­ prendre que si nous pénétrons profondément dans le mystère de l'amour divin, nous acquérons un sens plus aigu de ce qu'est véritablement l'amour, même sur le plan humain et philosophique. Platon le disait déjà : les amou­ reux, les poètes, les mystiques et les philosophes se comprennent parce qu'il y a un climat d'amour qui les unit ; c'est ce que doit nous donner saint Jean de la Croix. Comprenons aussi que le primat de l'amour ne supprime pas l'intelligence : si nous ne développons pas la lumière de notre intelligence, à l'intérieur même de l'amour, quelque chose manque à notre amour. L'amour nous rend lucides, s'il est authentiquement humain. Quand on dit que "l'amour rend aveugle", il ne s'agit pas d'un véritable amour. L'amour véritable exige la lucidité ; mais en même temps, il la dépasse.

De l'amour humain à l'amour divin

Avant d'entrer dans la lecture proprement dite de Vive flamme d'amour, soulignons quelques aspects de la conception de l'amour chez saint Jean de la Croix. Saint Jean de la Croix parle un langage théologique. C'est un très grand théologien, disciple de saint Thomas. Quand on oppose ces deux saints, cela prouve que l'on n'a compris ni l'un ni l'autre ; ils sont en effet dans une très grande unité, tout en se situant à deux niveaux différents : saint Jean de la Croix, en théologien mystique, nous décrit son expérience d'amour. Saint Thomas, en théologien scientifique, veut analyser avec le plus de péné­ tration et de rigueur possible. On pourrait découvrir une philosophie de l'amour chez saint Jean de la Croix. Mais ce n'est pas l'essentiel de ce qu'il nous dit. Il faut plutôt com­ prendre que si saint Jean de la Croix élabore toute une réflexion philoso­ phique sur l'amour humain, c'est pour l'appliquer d'une manière éminente a l'expérience mystique, pour expliquer ce qu'il vit. L'amour est une inclination et une force qui unit à l'aimé (12). Ainsi, "l'amour fait une ressemblance entre l'amant et la chose aimée (...). L'amour n'égale pas seulement, mais de plus assujettit l'amant à ce qu'il aime" (13). L'égalité que réalise l'amour, c'est cette ressemblance, ainsi que le dit saint Jean de la Croix dans La montée du Carmel (14). "Le propre de l'amour est de se vouloir unir, joindre, égaler et faire semblable à la chose aimée" (15). Et encore : "le propre de l'amour, c'est de rechercher diligemment tous les biens de l'aimé" (16). "Le vrai amant est content lorsqu'il emploie pour son bien-aimé tout ce qu'il est en soi, tout ce qu'il vaut, et possède, et reçoit, et plus il a de quoi employer, plus se plaît-il à le donner" (17). Remar­ quons l'ordre que saint Jean de la Croix met entre ces deux éléments du don que réalise l'amour : l'amour donne à l'aimé d'abord "tout ce qu'il est", et ensuite seulement "tout ce qu'il possède". "Le véritable amour reçoit d'une même façon tout ce qui vient de la part de l'ami (...) pourvu que ce soit chose qu'il veuille" (18), ajoute saint Jean de la Croix. C'est très beau et très fort, comme exigence de réciprocité.

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Nous, nous recevons trop souvent les dons de l'aimé tout différemment de la manière dont il veut nous les donner, et c'est pourquoi nous ne les recevons pas véritablement. "Le véritable amour reçoit de la même façon tout ce qui vient de l'ami", les petites choses, même insignifiantes, comme les grandes. L'amour ne regarde plus le contenu objectif de ce qui est donné : il regarde avant tout l'aimé et la manière dont nous sommes reliés à lui. Saint Jean de la Croix nous fait ainsi comprendre les moeurs profondes de l'amour d'amitié. "L'amour rend comme nulles toutes les choses grandes, pénibles et fâ­ cheuses" (19). "Celui qui est épris d'amour a le coeur dérobé ou ravi par celui qu'il aime, parce qu'il le tient hors de soi, placé dans l'objet de son amour, et ainsi il n'a point de coeur pour soi, mais seulement pour la chose aimée" (20). Et "celui qui aime ne possède plus son coeur, l'ayant donné à l'amour" (21). "Sa propre âme, on l'oublie pour l'âme aimée, car on vit plus en l'âme aimée qu'en soi" (22).

Dans le Cantique spirituel, saint Jean de la Croix souligne trois aspects de l'amour qui sont très beaux : l'amour veut toujours s'exercer, s'actuer ; l'amour veut se rendre aimable à l'ami ; et l'amour veut connaître les secrets de l'aimé (23). L'amour ne peut pas ne pas s'exercer. L'ami ne vit jamais sur son capital, son "avoir", puisqu'il n'en a pas : il est pauvre.

Quand un ami aime son ami, "il lui fait du bien et l'aime selon sa condition et les propriétés qu'il a en lui" (24). Ici, nous voyons tout de suite le raison­ nement théologique qui peut prolonger une telle réflexion sur l'amour : Dieu aime avec sa puissance, Il aime avec sa sagesse, sa bonté, sa sainteté. Il aime en vérité. Ce n'est qu'à travers l'amour qu'on est vrai pour l'autre ; seul l'amour brûle tout conditionnement. Quand nous sommes face à quel­ qu'un que nous ne connaissons pas très bien, nous sommes obligés de prêter attention à nos gestes et à nos paroles - surtout si c'est la première ren­ contre. Au contraire, lorsque nous sommes avec un ami que nous connaissons et aimons, en qui nous avons pleinement confiance, nous pouvons être parfai­ tement nous-mêmes, dans une grande vérité.

C'est donc ainsi que Dieu aime : il aime avec sa toute-puissance, sa sa­ gesse, sa bonté, sa sainteté. Et c'est l'amour qui donne un sens à tout le mystère de Dieu, à toutes ses propriétés et ses qualités. "Dieu t'aime d'un amour puissant, élevé et délicat ; comme il est net et pur, tu sens qu'Il t'aime avec pureté et netteté. (...) ; Il t'aime avec une souveraine humilité et avec une souveraine estime pour toi" (26). Quand nous aimons quelqu'un, nous le respectons, nous avons confiance en lui et nous l'estimons : cela se fait spontanément. Et quand nous voyons que l'amour diminue, c'est que l'estime diminue. Vive flamme d'amoir - intelligence et volonté dans l’amour Saint Jean de la Croix écrit dans Vive flamme d'amour ;

Oh 1 Diras-tu, si l'entendement n'entend pas distinctement, la volonté demeurera oisive et n'aimera pas - ce qui est la chose que l'on doit toujours fuir au chemin spirituel ; la raison en est que la volonté ne peut aimer sinon ce que l'entendement con­ naît (26).

Nous reviendrons sur ce rapport entre l'intelligence et la volonté dans l'expérience de l'amour : c'est, philosophiquement parlant, un grand problème

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- surtout à une époque où régnent les exigences de la conscience psycholo­ gique. Un constant retour psychologique sur soi arrête le développement de l'amour. Il est intéressant de voir que saint Jean de la Croix se pose cette question. Ce qu'il dit là est vrai, surtout lorsqu'il s'agit des actes que l'âme opère naturellement. Il poursuit :

La volonté n'aime point, sinon ce que l'entendement connaît distinctement. Toutefois, il n'est pas besoin, en la contemplation - de laquelle nous parlons et par le moyen de laquelle (comme nous avons dit) Dieu répand en l'âme quelque chose de Soi-même - qu'il y ait une connaissance distincte, ni que l'âme exerce des actes d'intelligence ; parce que Dieu lui communique en un acte seul lumière et amour tout ensemble, c'est à savoir une connais­ sance surnaturelle amoureuse, laquelle nous pouvons appeler une chaude lumière qui échauffe, parce que cette lumière rend amou­ reux, par un même moyen. Elle est confuse et obscure pour l'enten­ dement, parce que c'est une connaissance de contemplation, laquelle, comme dit saint Denis, est un rayon d'obscurité à l'en­ tendement. C'est pourquoi selon que l'intelligence est en l'entende­ ment, ainsi l'amour est en la volonté. Car, comme cette connais­ sance que Dieu verse en l'entendement est générale et obscure, sans distinction d'intelligence, ainsi la volonté aime en général, seins aucune distinction de chose particulière qu'elle ait entendue. Car attendu que, par la communication que Dieu fait de Soi à l'âme, Il lui est lumière divine et amour, Il informe également de connaissance et d'amour ces deux puissances qui sont l'enten­ dement et la volonté ; et comme II ne peut être compris en cette vie, de là vient que (comme je dis) l'intelligence est obscure et conformément à elle, l'amour est en la volonté. Bien qu'il arrive quelquefois qu'en cette subtile communication, Dieu Se communique davantage à une puissance qu'à l'autre et la blesse davantage, parce que tantôt la connaissance se sent plus que l'amour, tantôt au contraire, l'amour se reconnaît mieux que l'intelligence ; tantôt aussi toute cette communication consiste en intelligence sans aucun amour, et d'autres fois elle consiste toute en amour sans intelligence (27). Soulignons seulement que saint Jean de la Croix note cette chose impor­ tante, a propos de notre vie contemplative, de notre vie d'amour à l'égard de Dieu : Dieu nous communique lumière et amour en même temps, mais d'une manière qui n'est pas toujours la même. Il n'y a pas de rivalité entre les deux, mais cette lumière demeure obscure et cachée, pour que nous puis­ sions croire en l'amour.

L'amour divin est substantiel - il est feu et eau vive Pour entrer un peu plus profondément dans la doctrine de saint Jean de la Croix, lisons quelques passages de Vive flamme d'amour : ils nous font comprendre, dans un langage symbolique, comment l'âme possédée par l'amour divin est elle-même entièrement transformée, entièrement brûlée par ce feu : Le vrai amant est content lorsqu'il emploie pour son Bien-aimé tout ce qu'il est en soi, tout ce qu'il vaut, et possède, et reçoit, et plus il a de quoi employer, plus se plaît-il à le donner (28).

C'est là un principe essentiel de Vive flamme d'amour : il vaut mieux

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donner que recevoir, et nous savons combien c’est chose difficile. Mais quand il s’agit de l'amour divin, il faut d'abord recevoir pour pouvoir donner. C'est une des grandes affirmations de saint Jean de la Croix : nous sommes pauvres et nous devons donc avoir l'attitude de celui qui reçoit tout, pour pouvoir tout donner. C'est là la grande exigence de l'amour divin. ''Et c'est de quoi l'âme se délecte ici parce qu'elle se peut servir des splendeurs et de l'amour qu'elle reçoit pour resplendir devant son Bien-aimé et L'aimer'' (29).

Venons-en aux passages dans lesquels saint Jean de la Croix dit de l'amour divin qu'il est un feu : Dieu étant lumière infinie et feu divin infini, de là vient que chacun de ces innombrables attributs resplendit et donne chaleur comme Dieu et ainsi chacun d'eux est un flambeau qui éclaire l'âme et lui donne chaleur d'amour. Et pour autant que par le moyen d'un seul acte de cette union l'âme reçoit tout à la fois la connaissance de ces attributs, Dieu même sert à l'âme de nombreux flambeaux qui distinctement, l'éclairent en sagesse et l'échauffent, - puisqu'elle a une connaissance distincte de chacun d'eux et que chacun l'enflamme en amour. Et ainsi l'âme aime en particulier chacun de ces flambeaux, étant enflammée de chacun et de tous ensemble (30).

Comprenons bien ce que saint Jean de la Croix veut ici nous faire saisir. Tout le mystère de Dieu et de ses attributs, mystère que l'Ecriture nous a révélé et que les théologiens ne cessent de scruter, est repris dans cette lumière de l'amour. On ne peut pas pleinement atteindre Dieu en dehors de cette communication de l'amour ; lorsque l'amour de Dieu lui est commu­ niqué, l'âme elle-même est comme brûlée de l'intérieur. Quand il s'agit de l'amour divin, la brûlure est substantielle. L'amour humain reste intention­ nel ; il ne nous saisit pas dans tout ce que nous sommes. C'est la grande souffrance de l'amour humain : quelque chose en nous ne peut être donné. Au point de vue métaphysique, il y a en nous quelque chose qui fait que nous sommes, que nous existons dans notre être ; cela est premier par rapport à notre amour et ne peut être donné. C'est terrible pour nous, car nous voudrions être pleinement relatifs à celui que nous aimons ; nous voudrions qu'il soit absolument tout pour nous. Quand nous aimons vraiment, nous dési­ rons disparaître en face de l'ami. Or notre amour humain ne peut jamais brûler radicalement ce que nous sommes dans notre être. En Dieu seul être et amour ne font qu'un. Dieu est substantiellement amour, dans tout son être. Nous, par contre, nous existons avant d'aimer. Et même si l'amour que nous avons pour quelqu'un est très fort, même s'il est très puissant, il vient toujours en second lieu, comme quelque chose qui vient se greffer sur le vieux tronc. Car ce qui détermine l'amour, c'est l'autre, le bien, et non pas nous. Il y a en nous ce que nous pourrions appeler un "égoïsme méta­ physique" qui nous limite dans notre amour et nous fait même terriblement souffrir. Saint Jean de la Croix souligne que Dieu est substantiellement feu : il est substantiellement amour, aussi nous saisit-il au plus intime de notre être lorsqu'il nous communique son amour. Tout notre être peut alors être en feu. Et c'est pour cela que nous répondons à l'amour de Dieu par Dieu luimême, c'est-à-dire par l'amour de Dieu. Ce n'est plus la créature qui répond à Dieu, mais l'enfant de Dieu qui répond à son Père. L'amour de Dieu prend tellement possession de nous, que nous devenons "déiformes" : nous sommes alors amour dans tout ce que nous sommes. C'est là le propre de l'agapè, de l'amour divin : c'est un amour substantiel, un amour qui nous saisit au plus profond, au plus intime de nous-mêmes et qui nous unit à celui qui nous

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dépasse infiniment. Saint Jean de la Croix fait ensuite allusion à ce passage de l’Exode où Moïse, sur le SinaT, voit passer la gloire de Dieu. Notre âme est brûlée de l’intérieur par le feu divin. Par là, nous sommes en contact avec Dieu dans tous ses attributs et nous vivons son mystère au plus intime de nous-mê­ mes (31).

Saint Jean de la Croix considère alors les attributs divins pour montrer comment chacun d'eux, par l’amour, s'empare de l'âme : la toute-puissance de Dieu, sa simplicité, sa perfection, son immensité. Par ces attributs divins l'âme unie à Dieu de l'intérieur par l'amour, vit profondément à la dimen­ sion même de Dieu. L'âme n'est plus en elle : elle est en Dieu. Telle est l'unité qui se réalise avec le mystère même de l'amour de Dieu. "Ces flambeaux de feu sont les eaux vives de l'Esprit" (32). Le langage symbolique permet à saint Jean de la Croix d'unir la flamme de feu et les eaux vives. Quel contraste I L'amour est à la fois une flamme de feu et l'eau vive de l'Esprit Saint. Il est flamme de feu parce qu'il fait l'unité et permet que toutes nos limites soient dépassées et brûlées. Nous ne sommes plus en nous-mêmes : nous sommes en Dieu. Le propre de l'amour divin est de nous mettre en Dieu. Cet amour est extatique.

Mais en même temps que cette brûlure, il y a l'eau vive de l'Esprit Saint ; cela signifie qu'il y a à la fois brûlure et détente, ardeur et purification, ferveur et lumière. Une brûlure physique risque vite de supprimer la connais­ sance. Par l'amour divin au contraire, il y a à la fois brûlure et eau vive. Ce contraste est très beau : il exprime un amour qui nous saisit et nous met dans l'unité, en Dieu, et qui, au sein même de cette unité, nous donne lucidité et clarté. L'âme vit alors comme "à l'ombre" de chacun des attributs divins. L'âme attirée par Dieu qui l'aime est prise en charge par lui. Dès que nous aimons quelqu'un, nous le considérons comme plus grand que nous, capable de nous perfectionner, de nous finaliser. Dans une personne que nous aimons, il y a toujours une dimension qui nous dépasse : aussi aimons-nous vivre à son ombre. Vivre à l'ombre de quelqu'un, c'est être protégé par son amour ; protégé, et rafraîchi. Ce sont les attributs divins qui nous prennent et nous couvrent de leur ombre. Nous pensons aussitôt au récit de l'Annonciation : "l'Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre" (33). Nous nous appuyons alors sur Dieu qui nous aime. Nous n'avons plus d'autre appui que l'amour même de Dieu. Mais cet amour qui nous fortifie nous rend aussi beaucoup plus fragiles. Dès que nous aimons, nous nous mettons à ressentir toutes sortes de choses que nous ne ressentions pas auparavant. C'est précisément parce que nous devenons fragiles ^ue nous avons besoin de vivre à l'ombre de celui que nous aimons. Le mystère de l'amour divin, qui est comme une flamme, nous élève : la flamme demande à monter, et nous vivons à l'ombre de cette flamme, à l'ombre des attributs divins.

L'ombre de la lumière sera une autre lumière conforme à cette lumière. Comme donc les vertus et attributs de Dieu sont des flambeaux allumés et resplendissants, étant si proches de l'âme, ils ne peuvent manquer de la toucher avec leurs ombres, qui doivent être elles aussi allumées et éclatantes, tout comme les flambeaux qui la font, et ainsi ces ombres seront des splendeurs. De façon que, suivant cela, l'ombre que le flambeau de la beauté de Dieu fait en l'âme sera une autre beauté de Dieu, proportionnée 88

et conforme à cette beauté de Dieu. Et l’ombre que fait la force sera une autre force, à proportion de celle de Dieu. Et l'ombre que lui fait la sapience divine sera une autre sapience de Dieu, proportionnée à celle de Dieu - et ainsi des autres flambeaux ; ou pour mieux dire, ce sera la sapience même, la beaute même et la puissance même de Dieu en ombre, parce que l'âme ne les peut pas ici-bas comprendre parfaitement. Or, comme cette ombre est tellement conforme et appropriée à Dieu et que c'est Dieu même en ombre, l'âme connaît bien l'excellence de Dieu. Suivant cela, quelles seront à votre avis les ombres dont le SaintEsprit couvrira cette âme, qui sont les grandeurs de ses vertus et attributs, lorsqu'il se trouve si proche d'elle que non seulement Il la touche de son ombre, mais que même II est uni avec elle en ces ombres et en ces splendeurs, et qu'en chacune d'elles elle connaît et goûte Dieu, selon ses propriétés et proportions en chacune d'elles ? Elle connaît en effet et savoure la puissance de Dieu dans l'ombre de sa puissance ; elle connaît en effet et savoure la sagesse de Dieu dans l'ombre de la sagesse de Dieu ; elle connaît et savoure la bonté infinie dans l'ombre qui l'environ­ ne de l'infinie bonté ; enfin elle goûte la gloire de Dieu en l'ombre de sa gloire, qui lui fait savoir la propriété et la mesure de la gloire de Dieu (34). Amour divin, pauvreté et abîme Saint Jean de la Croix nous montre encore d'autres aspects de l'amour divin. L'âme saisie par l'amour de Dieu est nécessairement dépouillée de tout ce qui n'est pas l'amour divin. Autrement dit, l'amour divin, quand il touche l'âme, produit en elle une pauvreté radicale, une pauvreté intérieure qui va infiniment loin ; l'amour divin exige la nudité, le rien.

Il y a là tout un symbolisme qu'il serait intéressant d'étudier. Ainsi, dans la troisième strophe de Vive flamme d'amour, saint Jean de la Croix évoque les "profondes cavernes des sens" (35). Il montre que la touche divine produit, dans ces "cavernes" que sont les puissances de l'âme (intelligence, volonté, inspiration), une purification semblable à un abîme. Dieu, par son amour, creuse en nous un abîme. A chaque fois qu'il se donne, il creuse plus profon­ dément cet abîme en nous, pour nous donner davantage son amour. L'amour, et c'est admirable, nous rend toujours plus capables d'aimer, même si à chaque fois nous avons l'impression d'atteindre un sommet. L'amour divin nous unit bien à notre fin, il nous fait atteindre ce qui est ultime ; mais en même temps, il creuse en nous une nouvelle capacité d'aimer, d'aller plus loin. L'amour veut toujours ciller plus loin : impossible de s'arrêter en chemin. C'est le grand mystère de l'amour. Cela est vrai avant tout de l'amour divin, mais aussi de l'amour humain. Lorsque nous allons jusqu'au bout, alors l'amour ne cesse de creuser en nous de nouvelles capacités d'aimer.

Et c'est chose admirable, qu'étant capables de biens infinis, le moindre d'entre eux est suffisant pour les empêcher [les puissances de l'âme], de façon qu'elles ne les puissent recevoir jusqu'à ce qu'elles soient vides de tout point, ainsi que nous dirons incon­ tinent. Mais quand elles sont vides et purifiées, la faim et la soif qu'elles endurent et l'angoisse du sens spirituel sont intolé­ rables (36). L'amour creuse le désir et la soif de l'âme, et purifie toutes nos "cavernes" et nos facultés. Notre intelligence et notre volonté ont toujours besoin de

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ces très grandes purifications que l'amour divin réalise. "Un grand tourment se produit ordinairement vers la fin de la purification de l'âme", avant qu'elle n'arrive à l'union où elle est enfin satisfaite ; à ce moment-là en effet, elle n'est pas encore totalement unie à Dieu, et elle a cependant tout quitté pour lui. Elle peut alors avoir l'impression de ne plus rien avoir, et même de ne plus rien être.

Enfin, saint Jean de la Croix nous fait comprendre qu'il y a des états successifs dans le progrès et la croissance de l'amour. L'âme passe de ce cju'il appelle l'état de fiançailles à l'état de mariage spirituel. "On part d'un état heureux des biens de Dieu" : c'est l'état des fiançailles ; on maintient le contact, on suscite l'éveil de l'amour par de petits cadeaux. L'âme est heureuse de ces touches de Dieu, de ces cadeaux. Dieu passe et repasse, pour que l'âme ne l'oublie jamais - en Espagne, les fiançailles duraient très longtemps (ce devait être une période de grands épanouissements, d'inventions mutuelles dans l'amour). Le mariage, c'est le don total, l'union transformante ; et saint Jean de la Croix veut nous faire comprendre qu'avant d'arriver à cette union, il faut un vide, une purification radicale. C'est l'amour qui exige ce vide et qui purifie, pour être pleinement lui-même. Telle est la jalousie de l'amour ; c'est cette exigence profonde de l'amour, qui ne tolère pas que subsistent à côté de lui des distractions, des choses secondaires. L'amour substantiel de Dieu exige, pour pouvoir s'imposer dans son absolu, que nous laissions tomber tout ce qui est secondaire.

Souvenons-nous de ce que Platon dit de l'érôs : l'amour naît de la sura­ bondance et de la pauvreté. Nous retrouvons ici, quoique dans une perspective totalement différente, une conception de l'amour toute semblable : le mystère de l'amour implique la surabondance du feu qui doit tout dévorer, et la pau­ vreté radicale qu'il met dans notre âme.

Un amoureux est toujours pauvre ; autrement, il n'est plus amoureux. Cela est vrai, tant de l'amour humain que de l'amour divin. C'est en ce sens que la gloire, l'argent, la fortune peuvent devenir rivaux de l'amour. Beaucoup d'amours ont disparu à cause de la gloire et de l'argent. Celui qui ne cherche pas uniquement l'amour ne peut plus vraiment aimer. L'amour, humain ou divin, rend pauvre à l'égard de tout ce qui n'est pas lui. Si les théologiens étaient plus amoureux, ils brûleraient chaque année toutes leurs opinions théologiques ; à ce moment-là, ils pourraient aimer librement. Si leurs conclusions théologiques restent pour eux comme un som­ met, ils ne peuvent plus aimer. Lorsque la science se fait rivale de l'amour, on devient progressivement malheureux, incapable d'aimer. Aucune conclusion scientifique, même théologique, ne peut finaliser notre intelligence, et encore moins notre coeur. Il faut remonter à la source : Dieu-Lumière, Dieu-Amour.

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NOTES

1

Ex 3, 2.

2

Sainte Thérèse d'Avila, Fondations, ch. 14.

3

Il y a en tout quarante. Les cinq dernières ont été suscitées par Françoise de la Mère de Dieu, une toute jeune carmélite de Béas. Saint Jean de la Croix lui ayant demandé à quoi elle passait l'oraison, elle lui répondit qu'elle admirait la beauté de Dieu et se réjouissait de ce qu'Il l'eût. Saint Jean de la Croix en fut tellement heureux que pendant plusieurs jours il parla aux soeurs de la beauté de Dieu, et composa les cinq der­ nières strophes du Cantique spirituel (voir Oeuvres spirituelles, DDB 1949, pp. 691-701).

4

Montée du Carmel op. cit. pp. 49-51.

5

Oeuvres spirituelles, p. 1235.

6

Op. cit., p. 1249.

7

Ap 4, 5 ; 5, 6. Is 11, 2.

8

Mt 10, 16.

9

Ap 1, 4 ; 3, 1 ; etc.

10

Cf. Sg 8, 1.

11

Un 4, 7 : "L'amour est de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu".

12

Vive flamme d'amour, p. 966 : "Il faut noter que l'inclination, la force et la vertu qui sont en l'âme pour aller à Dieu ne sont autres que l'a­ mour, parce que, par le moyen de l'amour, l'âme s'unit à Dieu".

13

Montée du Carmel, pp. 67-68.

14 Ibid., p. 73 : "L'amour cause l'égalité et la ressemblance". 15

Nuit obscure, p. 594.

16

Vive flamme d'amour, p. 993.

17 Ibid., p. 1019. 18

Cantique spirituel, p. 754.

19

Nuit obscure, p. 620.

20

Cantique spirituel, pp. 743-744.

21 Ibid., p. 742. 22 Lettre IX, p. 1134. 91

23

Cantique spirituel, pp. 890-893.

24

Vive flamme d'amour, p. 1023.

25

Ibid.

26

Op. cit., p. 1054.

27

Ibid., pp. 1054-1055.

28

Ibid., p. 1019.

29

Ibid., p. 1019.

30

Ibid., pp. 1019-1020.

31

Voir Ex 34, 6-7 : "Yahvé passa devant lui et cria : 'Yavhé I Yavhé I Dieu miséricordieux et compatissant, lent à la colère et riche en fidélité et loyauté...'". Cf. loc. cit., p. 1021.

32

Ibid., p. 1024.

33

Le 1, 35.

34

Vive flamme d'amour, pp. 1029-1030.

35

Ibid., pp. 1031-1032.

36

Ibid., p. 1032.

92

CHAPITRE Vïï

AMOUR ET INTELLIGENCE

Jusqu'à présent, nous avons considéré certaines modalités de l'amour, dans la philosophie grecque, avec Platon et Aristote, dans la Révélation avec le Nouveau Testament, puis chez saint Thomas d'Aquin et saint Jean de la Croix. Nous nous sommes appuyés sur quelques grandes visions philoso­ phiques, théologiques et mystiques. Elles nous ont manifesté la grandeur et l'épanouissement de l'amour, ou nous ont mis en présence du mystère ineffable de l'Amour divin, de l'Amour-Dieu.

Entrons maintenant dans une réflexion philosophique sur l'amour. Paul Ricoeur, nous l'avons dit, estime qu'il serait très important d'écrire aujour­ d'hui une "pneumatologie", c'est-à-dire une réflexion philosophique sur le pneuma, mot qui signifie à la fois le souffle et l'amour. Nous voudrions ici contribuer à cette recherche, en essayant de préciser toutes les grandes dimensions de l'amour, en saisissant ce qu'elles sont, autant qu'on peut le faire philosophiquement. Nous nous situons délibérément sur le plan philoso­ phique. Sans doute le philosophe doit-il s'intéresser aux mystiques et écouter les théologiens, mais il doit toujours revenir à l'expérience humaine. N'oublions jamais la différenœ de perspective qui existe entre philosophie et théologie : le théologien part de la Révélation, tandis que le philosophe part de l'expé­ rience humaine, de son expérience personnelle et de celle de ses amis, pour essayer d'en comprendre les grandes dimensions. Abordons pour commencer le problème des rapports de l'intelligence et de l'amour, et essayons de voir s'il y a, de fait, une contradiction entre l'intelligence et l'amour, ou s'il peut y avoir au contraire une alliance pro­ fonde. En devenant plus intelligent, aimerai-je moins ? Ne pouvons-nous pas dire au contraire que plus nous devenons intelligents, plus nous devenons capables d'aimer ? Nous devons nous poser ces questions, auxquelles il n'est pas si facile de répondre. C'est du reste pour cela que les philosophes qui

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s’y sont confrontés ont apporté de multiples réponses. Les oppositions possibles

Voyons d’abord comment on peut si facilement en arriver à opposer l'amour et l'intelligence. Nous connaissons tous la célèbre affirmation de Pascal : "Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas" (1) ; elle se comprend sans peine. Cette affirmation est vraie sous un certain rapport, mais elle ne nous donne aucun principe philosophique. Elle constate le fait : souvent, la réalité profonde de l'amour échappe à notre intelligence et à l'analyse de notre raison. Autrement dit, elle nous rappelle que l'amour, le coeur, possèdent des secrets, des motivations et une finalité qui dépassent ce que la raison peut atteindre. Il y a donc tout un domaine de notre expérience humaine, de nos réactions profondes, que la raison humaine ne peut explorer et qui, par conséquent, reste inconnaissable pour elle. Sous ce rapport, on peut convenir avec Pascal que pour descendre dans les profondeurs du coeur humain, il faut à tout prix dépasser la seule réflexion, la seule analyse de la raison. Prétendre que tout dans notre vie humaine doit être analysé par la raison reviendrait à tuer ce qu'il y a en nous de plus profond. Pascal réagit contre le rationalisme pur, et en cela il a raison. On voit par là comment nous pouvons si facilement opposer l'aveuglement, la folie de l'amour, à l'exercice prudentiel et réflexif de la raison. Cette opposition a quelque chose de juste, mais elle ne va pas jusqu'à la racine la plus profonde de notre vie humaine. L'amour, nous le savons bien, exige une sorte de spontanéité qui répugne à la réflexion de notre raison. Quand nous nous mettons à réfléchir afin d'examiner si notre amour est bon, nous risquons toujours un peu de le tuer. Nous avons peur, parce que nous le sentons à la fois très fort et très fragile. Et parfois, ceux qui sont à nos côtés sem­ blent ne rien comprendre à l'amour qui brûle notre coeur. C'est un fait que l'amour est toujours au-delà de la raison prudentielle.

L'intelligence, quand elle se développe, nous donne une autonomie toujours çlus grande. C'est pour cela que les intellectuels ont souvent plus de peine a aimer. On pourrait presque dire que s'ils ne se sont pas mariés jeunes, ils ne se marieront jamais, parce que leur intelligence leur donne une indé­ pendance de plus en plus grande, et ils ont alors très peur de se lier à quel­ qu'un, de l'aimer profondément en lui devenant relatifs. Ils préfèrent conserver leur autonomie, qui vient précisément de leur intelligence. Aussi est-il difficile pour eux d'aimer, puisque aimer c'est accepter d'être dépendant. Plus notre intelligence se développe, plus nous sommes capables d'être farouchement attachés à notre autonomie 1 Psychologiquement, nous le sentons bien. Et si nous ne l'avons jamais senti, cela prouve souvent que notre intelligence ne s'est pas développée, ou bien notre amour : c'est l'un ou l'autre. Faut-il dès lors opposer l'intelligence et l'amour, en y voyant comme deux développements de la personne humaine entre lesquels il faudrait choi­ sir ? Tel est le problème philosophique sur lequel nous devons réfléchir. De fait, pratiquement, chacun de nous est très sensible au développement de son intelligence et de sa capacité d'aimer, et essaie plutôt de trouver un certain équilibre entre l'un et l'autre - équilibre qui demande d'ailleurs d'être toujours repris, parce qu'il n'est jamais réalisé une fois pour toutes. L'opposition entre intelligence et capacité d'aimer est mise en lumière au niveau de la réflexion philosophique. Dans la réalité on cherche plutôt à la dépasser, l'expérience nous en montrant vite les inconvénients.

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Intelligence et raison En premier lieu, comprenons bien la distinction entre intelligence et raison. En effet, dans le domaine de la pensée, de notre connaissance intellectuelle, nous parlons de l’intelligence et de la raison. Qu'est-ce que cela signifie exactement ?

Comprenons que notre capacité de penser et de connaître en profondeur implique comme deux grands développements. Cela est d'autant plus important à saisir que cette vision a été quelque peu perdue depuis Descartes. Celui-ci, en effet, parle plutôt de l"'entendement", et à partir de lui les philosophes parlent surtout de l'"entendement". Pascal, quant à lui, parle de la raison (il distingue pourtant ce qu'il appelle l'esprit de finesse et l'esprit de géo­ métrie). Ce n'est pas la même chose que l'intelligence et, sans les opposer, il faut comprendre qu'il y a lieu de les distinguer. C'est ce que faisaient les Grecs, en parlant du nous, de l'esprit, qui comprend à la fois l'activité d'"intelliger", et celle de raisonner, de délibérer.

Ces deux activités sont très différentes ; la plupart du temps, il faut bien le reconnaître, nous développons plus l'une que l'autre. Certains déve­ loppent surtout la raison, laissant en arrière l'activité propre de leur intel­ ligence, ce qui est une grave erreur, car l'activité de l'intelligence est ce qu'il y a de plus profond, de plus propre à l'esprit ; tandis que l'activité de la raison n'est que le conditionnement humain de notre intelligence, qui abstrait et n'est pas intuitive. Très souvent en effet, nos activités intellec­ tuelles dites intuitives risquent d'être trop imaginaires. Par là, nous risquons de nous laisser entraîner dans une perspective trop idéaliste et d'oublier le réel. C'est dire à quel point notre intelligence est faible, et cela parce qu'elle connaît à partir des sensations et par les images. D'une certaine manière, l'activité de notre intelligence est première : elle enveloppe toutes nos connaissances. Mais elle reste toujours dépendante de son conditionnement, et s'exerce en étant liée aux sensations et aux images. Il ne s'agit pas du tout d'évacuer nos sensations et nos images : elles sont nécessaires, comme l'est l'expérience elle-même. Nous avons besoin, pour être intelligents, de regarder les réalités qui nous entourent. On connaît le vieil adage : "Les voyages forment la jeunesse". C'est vrai : nous avons besoin, pour que notre intelligence s'ouvre pleinement à la réalité, de voir des réalités sensibles diverses. Si nous nous contentions de voir toujours les mêmes réalités, notre intelligence se scléroserait. Elle doit se développer grâce à cette curiosité, qui la pousse à voir des choses diverses. Si donc les voyages forment la jeunesse, c'est précisément parce qu'ils éveillent l'activité de notre intelligence en l'excitant à voir du nouveau. Notre imagination a aussi son rôle à jouer. Quand nous disons qu'elle est la "folle du logis", n'allons pas trop vite l L'imagination fait partie des facul­ tés de connaissance ; et elle est souvent nécessaire pour prévoir un peu ce qu'il faut faire. Le manque d'imagination ferait tomber l'intelligence dans un état d'apathie lamentable.

Si l'activité de notre intelligence requiert les sensations et l'imagination, elle a aussi besoin du raisonnement et de l'analyse. Voilà pourquoi il ne faut pas mépriser la logique, même si celle-ci est un peu austère. Elle nous aide en effet à raisonner correctement et à analyser d'une manière plus précise. N'est-ce pas là, pour l'activité de notre intelligence, un moment de purification ? Aussi doit-elle passer par le raisonnement et l'analyse, en s'en servant, mais en les dépassant.

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Qu’est-ce au juste que l’intelligence ? Saint Thomas, s'appuyant sur saint Isidore de Séville, nous en propose l'étymologie latine suivante : intellegere, c'est intus legere, ce qui signifie "lire de l'intérieur" (2).

Etre intelligent, c'est connaître la réalité de l'intérieur. N'est-ce pas une vision très juste de l'intelligence ? Habituellement, nous regardons les choses de l'extérieur, et nous n'en voyons que ce qui est secondaire et acci­ dentel ; on se contente de décrire la réalité expérimentée. Le propre de l'intelligence est de nous faire discerner les choses essentielles de celles qui ne sont que secondaires ou accidentelles. N'est-ce pas précisément cela, la lecture intérieure de la réalité ? Pour être intelligent, il ne faut plus regarder les choses d'une manière extérieure, mais de l'intérieur, ce qui n'est pas facile : il faut progresser dans la vie de notre intelligence, et cela demande du temps. Cela dit, nous sommes tous intelligents, mais selon des formes d'intelligence différentes. L'intelligence nous rend capables de creuser toujours davantage, en dépas­ sant ce qui est superficiel. Pensons à ce que Platon nous dit dans le mythe de la caverne (3) : nous ne voyons ici-bas que l'ombre des réalités, de sorte qu'il faut sortir de la caverne pour voir celles-ci sous leur vrai visage, celui du monde des "formes idéales". Nous pouvons retenir quelque chose de la conception de Platon : ordinairement, nous ne regardons que les ombres, c'est-a-dire les choses apparentes, extérieures. Alors nous tâtonnons, tels des somnambules. Le propre de l'intelligence est au contraire de nous faire dépasser les ombres, les apparences, le superficiel des réalités expérimentées, pour saisir ce qu'il y de premier et d'essentiel dans ces réalités existantes.

D'une manière toute différente, n'oublions pas non plus comment Péguy définit l'intelligence : ce qui nous rend capables de "remonter à la source" ; rester dans la superficialité, c'est au contraire "descendre le fleuve". Il est facile de descendre le fleuve ; tout le monde le fait, même les cadavres - ceux-ci le descendent même un peu plus vite 1 L'intelligence, elle, remonte à la source, elle cherche ce qu'il y a d'essentiel et de premier.

Voilà bien ce qui est propre à l'intelligence : lire la réalité de l'intérieur, pour parvenir à discerner les choses accidentelles, secondaires, superficielles, apparentes, des réalités essentielles et premières, et découvrir en définitive la source qui explique tout le reste. Encore une fois, cela est difficile et ne nous est pas donné tout de suite. C'est pourquoi il faut l'analyse pour nous y aider ; nous devons nous en servir, en la dépassant : rester dans l'ana­ lyse ne nous ferait pas encore connaître la réalité en ce qu'elle a de plus propre. L'intuition existe aussi, c'est indéniable. Par nos intuitions, nous devançons en quelque sorte tous les aboutissements des divers cheminements de notre intelligence. Mais nous ne devons pas nous laisser séduire, car elles comportent souvent une grande part d'imagination ou d'affectivité. Certaines intuitions affectives sont extraordinaires et merveilleuses ; elles reflètent la perspicacité de notre intelligence à l'égard des personnes, qui peut aller très loin grâce à l'amour. Cependant, poussée par l'imagination, l'intelligence va parfois trop vite et trop loin. N'est-ce pas le danger propre de nos intuitions ? Cellesci sont sans doute quelque chose de très beau : c'est la rapidité de l'intel­ ligence gui veut atteindre la vérité. Par l'intuition, l'intelligence a ce rythme rapide, à la différence de la raison qui analyse. L'intelligence intuitive a des ailes - pour reprendre le très beau symbolisme de Platon -, tandis que l'intelligence liée aux sens et aux images est un peu alourdie, un peu som­ nolente. Néanmoins l'intelligence ne doit pas trop s'appuyer sur les "ailes" de l'intuition car œlle-ci maintient notre intelligence dans une très grande 96

fragilité. L'ultime finalité de l'intelligence : la contemplation Allons un peu plus loin et passons du point du vue de Platon, qui reste un peu poétique, à celui d'Aristote, qui est plus philosophique.

L'intelligence, c'est le discernement ; discerner est plus qu'analyser. Toute analyse, remarquons-le bien, exige un discernement, mais le discernement qui se réalise dans un jugement est un dépassement de l'analyse. Pour expri­ mer le jugement, le grec utilise le terme krinein, qui signifie justement "discerner". Son correspondant latin est plus juridique : judicare ; c'est l'acti­ vité du juge. Le terme grec n'est-il pas préférable ? Le propre de l'intelli­ gence est bien de nous rendre capables de discerner. Discerner implique une évaluation, m regard profond et intérieur. Voilà bien ce qui caractérise l'acte parfait de l'intelligence.

L'ultime activité de l'intelligence est la contemplation. Le raisonnement et l'analyse ne sont pas contemplatifs ; mais ils peuvent être au service de la contemplation (comme d'ailleurs y faire obstacle). La contemplation, en effet, présuppose des raisonnements, mais elle ne peut s'y arrêter ; elle implique quelque chose de plus : elle est ce regard plénier sur ce qui nous intéresse le plus : la personne, et surtout la personne aimée. Si l'intelligence est capable de saisir des principes - c'est ainsi qu'elle devient plus pénétrante -, elle ne contemple pas les principes. Elle peut s'en servir pour acquérir une connaissance scientifique, mais cette connais­ sance n'est pas ultime dans la vie de notre intelligence. De même, il faut bien saisir que si notre intelligence est capable de réfléchir sur ses propres activités en les critiquant, elle n'est pas faite premièrement pour cette acti­ vité réflexive, qui n'est que secondaire : elle est faite pour la contemplation, sa véritable finalité.

Quand nous disons que l'intelligence est faite pour la vérité, faisons atten­ tion. En réalité, elle est faite pour contempler une personne. L'intelligence ne peut se contenter de "saisir" la vérité. Posséder la vérité pourrait être encore une attitude égocentrique qui nous replierait sur nous-mêmes. Il faut faire cette distinction : l'intelligence n'est parfaite que si elle atteint la vérité, mais posséder la vérité n'est pas ce qui finalise son activité. Elle doit être vraie, pour progressivement pouvoir contempler ; et en contemplant, elle est vraie. Mais ne ce n'est pas sa vérité qu'elle contemple, c'est la réalité la plus parfaite, la personne.

Pour discerner et juger, pour être capable d'atteindre la vérité, il faut que notre intelligence pénètre "dans" la réalité, en saisissant ses détermi­ nations essentielles. Par là elle appréhende la réalité, elle se l'assimile et forme en elle-même des concepts, des "formes intentionnelles". Mais encore une fois, comprenons que notre intelligence n'est pas seulement faite pour saisir ces concepts et les mettre en relation les uns avec les autres. Elle a une tout autre grandeur. Elle est faite pour saisir la réalité existante telle qu'elle est, en tant qu'autre. Et l'autre, c'est toujours une personne. Si donc l'intelligence est faite pour la vérité, c'est en étant tout entière tournée vers l'autre. Connaître la personne humaine dans toute sa profondeur : voilà ce pour quoi l'intelligence est faite ; et en dernier lieu, pour connaître Dieu, le Créa­ teur. Il faut bien saisir, en effet, que l'intelligence est faite pour connaître

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ce qui est premier d'une manière absolue : la source de toute réalité. Si nous remontons de source en source, nous aboutissons nécessairement à décou­ vrir qu'il y a une source cachée, très cachée, mais plus forte que toutes les autres. Notre intelligence est faite radicalement pour la découvrir et la contempler, du moins autant qu'elle le peut. Les philosophes grecs l'affir­ maient déjà. Saint Thomas, en théologien, dit que l'intelligence est capax Dei. Ce jugement de sagesse sur l'intelligence est très beau. Mais c'est à Aristote que saint Thomas l'emprunte, puisqu'Aristote affirmait déjà que l'intelligence est tout ordonnée à la vérité, et que la vérité dernière ne peut être que Dieu. N'oublions pas que saint Thomas a été condamné par la Sor­ bonne parce qu'il était revenu à Aristote, le "païen". Aristote, se faisant un peu poète (ce qui est très rare), utilisait pour exprimer cela une merveil­ leuse image : l'intelligence du philosophe est comme l'oiseau de nuit qui est attiré, fasciné par la lumière, et qui tourne autour d'elle. Il ne la saisit pas directement, mais se laisse fasciner par elle : il sait qu'il y a là une source de lumière et il tourne autour d'elle. Voyez la différence entre Aristote et Platon : Platon prétend que l'intelligence "a des ailes", tandis qu'Aristote la tient pour un "oiseau de nuit" (4). Autrement dit, Platon croit que par la dialectique nous pouvons être en présence de la Bonté en Soi, l'Un en Soi, Dieu, et les saisir intuitivement ; tandis que pour Aristote, nous ne saisis­ sons pas immédiatement Dieu car nous n'avons d'expérience que des réalités sensibles. Notre intelligence se sert des sensations, des images, et s'élève progressivement jusqu'à œ-qui-est. Nous mettons du temps à découvrir Dieu, parce gu'il est une source cachée. Si Dieu existe, il ne peut qu'être une source cachee ; il n'est pas une source visible. Dieu ne peut pas avoir de visage. Et pourtant, l'intelligence dans ce qu'elle a de plus profond est en connaturalité avec cette source. C'est pour cela qu'Aristote dit de l'intelligence qu'elle est divine (à la manière dont les Grecs parlent du divin, comme de ce qui est au-delà de la corrupti­ bilité, au-delà du mouvement). L'intelligence a en elle quelque chose de divin, quelque chose d'éternel, un appel vers l'absolu. Mais comprenons bien : il s'agit d'un absolu qui n'est pas logique, mais qui appartient à l'ordre de ce-qui-est. Ce n'est pas le nécessaire qui peut finaliser et définir l'intelligence : le nécessaire définit la logique et la science. Mais l'intelligence dépassé le nécessaire pour en découvrir la source. L'intelligence n'est pas faite ultimement pour découvrir l'ordre, mais pour connaître la source de l'ordre, et pour découvrir, au-delà de l'harmonie, la source de l'harmonie. Ainsi, nous pouvons vraiment distinguer l'intelligence de la raison. C'est une distinction très importante à faire, car nous comprenons tout de suite qu'il y a une sorte d'opposition entre l'amour et la raison. Quand nous aimons d'un amour véritable, nous n'aimons pas l'analyser ; nous sentons bien que l'amour et l'analyse sont d'ordre tout à fait différent, et qu'analyser l'amour risque toujours de l'abîmer. Mais quand nous aimons une personne, nous mobili­ sons toute notre intelligence au service de cet amour. On pourrait presque dire ceci : quand on aime, on devient intelligent pour la personne que l'on aime.

La différence qui existe entre l'intelligence et la raison peut se traduire concrètement de cette manière : lorsque nous commençons à aimer une per­ sonne, nous mettons toute notre intelligence au service de l'amour que nous avons pour elle (disons bien : notre intelligence, et non pas notre raison) ; tandis que lorsqu'il s'agit d'un métier, nous commençons par analyser le pour et le contre avant de nous engager. La réflexion rationnelle est première, elle détermine notre choix, et ce n'est que progressivement que nous aimons le métier choisi, dans la mesure où nous réussissons, où nous l'exerçons faci98

lement, et où il nous permet de nous épanouir. Ne séparons pas l'intelligence et la raison, mais comprenons que ce sont deux activités différentes. Il faudrait maintenant bien comprendre que notre intelligence peut se développer de diverses façons. Les diverses formes de l'intelligence humaine

J'ai souvent rapporté ce que nous disait un vieux Père dominicain, le Père Mandonnet. C'était m homme merveilleux, de souche paysanne, originaire de Champagne, excellent historien du Moyen Age et d'un bon sens exquis. Il avait passé de nombreuses années à l'Université de Fribourg, et termina ses jours dans notre maison d'études dominicaines. Il donnait aux jeunes philosophes un petit coirs de méthodologie historique. Mais la plupart du temps, il nous racontait en fait ce qu'il avait vécu. Un jour, il nous fit cette déclaration : "Mes petits frères, vous êtes tous intelligents. Mais vous verrez ; vous aurez peut-être des professeurs qui auront la même forme d'intelligence que vous, et d'autres qui en auront une très différente de la vôtre. Les uns diront : 'J'ai un génie dans ma classe I'. Les autres diront au contraire : 'J'ai un imbécile dans ma classe !' Ne vous en inquiétez pas ; cela prouvera que ces professeurs ont la même forme d'intelligence que vous, ou en ont au contraire ine tota.ement différente". Il est extrêmement apaisant de se dire cela, et c'est quelque chose de très juste. J'y ai beaucoup réfléchi depuis : des paroles de sagesse comme celles-là, il faut les garder et y revenir souvent...

Affirmer cela, n'est-ce pas reconnaître le caractère analogique de l'intel­ ligence ? La raison est univoque, ce qui permet d'établir des lois logiques sur le raisonnement et ses diverses modalites. Evidemment, si vous n'acceptez pas les diverses lois du raisonnement, on vous dira qu'il n'y a pas pour vous de possibilité d'acquérir la science. L'intelligence, quant à elle, chemine de diverses manières. Voilà pourquoi nous ne sommes pas tous intelligents de la même façon. Aussi est-il très important de bien saisir les diverses formes d'intelligence, les diverses manières dont notre intelligence se dévelop­ pe et recherche la vérité.

L'intelligence peut se développer d'une manière réaliste : on est alors en présence de son alliance avec nos sensations et très spécialement avec le toucher. Certaines personnes veulent toujours expérimenter, voir et toucher, dans la mesure où elles le peuvent. Voilà bien le réalisme de l'intelligence. Ce n'est pas in simple aspect utilitaire de l'exercice de l'intelligence que nous relevons .à ; c'est vraiment le contact de l'intelligence avec œ-qui-est, avec ce qui est autre ; c'est la soumission de l'intelligence à l'égard de la réalité existante. Notre intelligence ne peut pas se contenter de l'opinion. Elle recherche l’expérience, le contact avec l'autre, la soumission à la réalité, dans la me sire où e..e reconnaît que toute réalité la dépasse et a quelque chose d'irréductible.

L'intelligence peut se développer en faisant appel à l'imagination ; cette sorte d'intelligence peut paraître in peu vagabonde, se développant au rythme de notre imagination. Une telle intelligence peut être source d'inspiration, et dans l'inspiration il y de nombreuses demeures. Il y a encore l'intelligence liée à l'imagination et à la sensibilité : c'est l'intelligence de l'artisan. Cette forme d'intelligence est liée aux sensations, aux qualités propres que celles-ci nous font connaître.

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L'intelligence peut encore être liée à l'amour. Nous touchons ici notre problème. L'intelligence liée à l'amour, c'est tout le domaine de ce que l'on appelle la connaissance affective. Quand nous aimons quelqu'un, nous voulons le connaître, d'une manière différente de ce que la pure raison peut comprendre de lui. L'intelligence veut découvrir en profondeur ce qu'est la personne aimée. Nous ne nous occupons plus beaucoup de ce que les autres peuvent dire sur cette personne, de ce que les psychologues peuvent en dire. Nous voulons la découvrir dans ce qu'elle a de plus personnel et de plus profond. Nous voulons saisir, non seulement son coeur, mais encore son intel­ ligence, ses goûts, ses préférences. Par exemple, si cette personne est artiste, nous voulons comprendre sa manière de sentir les choses, de les voir. La connaissance affective est donc une connaissance des personnes ; saint Thomas parle à ce propos de la "perspicacité" de l'intelligence. Cette expression est très belle. La connaissance affective nous fait saisir ce qu'est la personne humaine, avec tout le respect qui lui est dû puisqu'elle est in certain absolu. Chaque personne humaine représente un "monde", j- \nivers". A travers l'amour, l'intelligence humaine se soumet à la personne cour découvrir toute sa richesse, et la manière dont cette personne s'oriente dans la réalité. Il y a enfin une dernière forme d'intelligence : celle qu'Aristote appelle l'"intelligence séparée" ; c'est l'intelligence qui veut être profondément elle-même,^ qui veut aller le plus loin possible : on oeut aussi l'appeler l'"intelligence métaphysique", à condition de redonner à cette expression un peu usée toute sa véritable signification. L'intelligence séparée veut aller le plus loin possible dans sa recherche du réel. Aussi abandonne-t-elle l'aspect imaginatif, sensible,^ et même parfois l'aspect affectif de notre connaissance. L'intelligence séparée veut saisir la réalité dans ce qu'elle a de plus profond, de plus original, de plus primitif, de tout à fait premier. C'est donc l'intel­ ligence qui veut saisir le réel tel qu'il est, au-delà de tout ce que les hommes peuvent lui ajouter. Je dirais même au-delà de l'amour, pour découvrir la personne humaine dans ce qu'elle a de plus radical, de plus foncier. Mer­ leau-Ponty parle de l'intelligence qui cherche I'"être sauvage". Chercher l'"être sauvage", c'est chercher à connaître la réalité à "l'état brut", c'est-àdire telle qu'elle est, sans son halo affectif ou son halo artificiel, conven­ tionnel. C'est la nudité de l'être de la réalité que l'intelligence cherche à dévoiler.

L'alliance de l'amour et de l'intelligence

Nous comprenons donc maintenant qu'il n'y a pas d'opposition entre l'intel­ ligence et l'amour ; mais il est vrai que certains développements de l'intelligence peuvent se réaliser en dehors de l'amour. Notre intelligence a des nécessites vitales, un appétit qui l'oriente vers des vérités qui peuvent être très loin de la personne que nous aimons. Nous pouvons avoir de grands désirs intellectuels, par exemple dans le domaine philosophique et métaphysique, ou mathématique ; mais la personne que nous aimons peut ne rien entendre à la philosophie ou aux mathématiques 1 Nous faudra-t-il, à cause de notre amour pour elle, renoncer à nos recherches ? C'est impossible, et ce serait très mal comprendre l'amour. Quand on aime quelqu'un, on aime tout ce qu'il aime - du moins on essaie -, surtout si ce qu'il aime est grand. Même si l'on n'a pas des dons semblables, on respectera ce qu'il aime. Le respect est une forme d'amour. Par là, ne touchons-nous pas ce qu'il y a de plus profond dans la personne humaine, c'est-à-dire l'exigence de l'intelligence ? Quand l'intelligence com­ mence à se développer, il n'est plus possible de l'arrêter. Il faut le compren­ dre et le dire. Les refoulements intellectuels sont les plus terribles. Nous

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connaissons bien les refoulements affectifs, mais nous voyons beaucoup moins les refoulements intellectuels. Pourtant, ils expliqueraient peut-être beaucoup plus de choses qu'on ne le pense, parce qu'ils arrêtent l'exercice de notre appétit le plus radical. Or on ne peut pas arrêter l'appétit de l'intelligence. Quand on veut, au nom de l'amour, étouffer cet appétit, ne commet-on pas une très grave erreur ? Il est vrai qu'il y a des amis qui se posent en rivaux d'une recherche de la vérité. Si l'on n'y est pas très attentif, une opposition peut surgir entre l'intelligence et cet amour particulier. Cela pose un pro­ blème sur le plan métaphysique, étant donné que la vie de l'intelligence est ce qu'il y a de plus fondamental et de plus noble en nous. Certes, la solution de ces problèmes est toujours d'ordre individuel, puisqu'il s'agit de conflits, et on touche alors ce qui concerne en propre chaque personne humaine. Mais il faut bien saisir que la recherche et le développement de l'intelligence représentent en nous quelque chose de très fondamental, de très noble, de très qualitatif. Il ne faut donc jamais les mépriser et les consi­ dérer comme peu de chose. Notre esprit se développe en premier lieu par notre intelligence, et ce développement creuse en nous de nouvelles capacités d'aimer. Un être qui se développe vraiment dans son intelligence devient de plus en plus capable d'aimer - nous disons bien dans son intelligence et non pas dans sa raison.

Mais alors, ne posons-nous pas à nouveau une sorte de rivalité entre l'intel­ ligence et l'amour ? Nullement ; nous posons seulement un ordre. Il faudra en effet toujours les distinguer, et c'est en quelque sorte la faiblesse de l'homme. Il n'y a qu'en Dieu que l'amour et la lumière (c'est-à-dire l'intel­ ligence) ne font qu'un. En l'homme, il y aura toujours une dualité entre les exigences de l'appétit intellectuel et celles de l'amour. Quand nous disons une dualité, nous voulons signifier une distinction. Ce n'est pas une opposition, mais plutôt une double orientation.

Il faut y insister : le développement de notre intelligence met en nous de nouvelles capacités d'aimer. En effet, si notre intelligence se développe, notre horizon s'élargit et notre coeur devient davantage capable d'aimer. Si notre intelligence se développe du côté métaphysique, nous avons un souci plus grand de connaître le réel, la vérité, et notre coeur grandit. C'est pour­ quoi il n'y a pas d'opposition entre l'intelligence et l'amour. D'ailleurs, si nous avons tant soit peu d'intelligence, nous préférons toujours aimer quel­ qu'un d'intelligent, qui continue à développer son intelligence. L'admiration maintient l'amour : elle en est même une condition absolument nécessaire, et c'est sans doute par le biais de l'admiration que nous comprenons le mieux le lien entre le développement de l'intelligence et celui de l'amour. Enfin, l'amour exige la lucidité. L'amour spirituel porte sur une personne humaine ou sur la personne de Dieu, et il est encore plus fort dans ce dernier cas. Mais considérons l'amour humain : de toutes les réalités dont nous avons l'expérience, la personne humaine est la plus parfaite. Toute personne humaine est un certain absolu, nous l'avons déjà souligné. Si notre intelligence cherche la vérité, c'est donc dans la personne humaine qu'elle l'atteindra dans ce qu'elle a de plus profond. Il y a alors un lien étroit entre la finalité profonde de l'intelligence et celle du coeur. Tel est le secret de la connaissance affec­ tive. Quand l'intelligence cherchant la vérité se trouve face à une personne humaine, elle saisit alors la réalité la plus parfaite qu'il lui soit donné d'ex­ périmenter, et elle comprend qu'elle ne peut la saisir pleinement qu'en l'ai­ mant. L'intelligence se soumet à un réalisme nouveau, celui du bien j le bien, suscitant l'amour, ne peut être parfaitement saisi que par et dans l'a­ mour.

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Si vraiment la personne humaine porte en elle un certain absolu, si l’amour nous lie à une personne et nous permet d'être conjoint à elle, tout proche d'elle, de nous donner à elle et de la recevoir comme un don, alors nous comprenons que l'amour puisse porter à son ultime achèvement notre re­ cherche de la vérité. Aimer n'est pas connaître, mais permet à l'intelligence d'aller jusqu'au bout de sa recherche de la vérité.

Au-delà de la personne humaine, il n'y a plus que Dieu. Mais Dieu ne fait pas nombre avec elle dans la mesure où il en maintient très profondément l'absolu, comme Créateur de l'âme spirituelle de l'homme. Quand il s'agit de la connaissance intellectuelle de Dieu, cette connaissance est si faible, dans sa sublimité, que l'intelligence reconnaît aisément que notre capacité d'aimer peut aller plus loin. L'intelligence est alors elle-même en acceptant d'être dépassée par l'amour. La manière la plus noble de demeurer réaliste consiste, pour l'intelligence, en la recherche de l'Autre.

NOTES

1

Pensées, éd. Brunschvicg n° 277.

2

Voir Somme théologique, II-II, q. 8, a. l,c.

3

Voir République, VII.

4

Voir Métaphysique, a, 993 b 9.

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CHAPITRE Vm

AMOUR, LIBERTE ET DON PERSONNEL DE SOI

Nous avons montré qu'il n'y a pas de rivalité entre le développement de notre intelligence et celui de l'amour spirituel d'amitié, si du moins on comprend ce que sont l'intelligence et l'amour spirituel dans toute leur pro­ fondeur. C'est notre activité raisonnante qui peut parfois s'opposer à l'intel­ ligence, aussi bien qu'à l'amour. Notre intelligence, dans ce qu'elle a de plus profond, ce n'est plus la raison qui se replie sur sa propre activité : c'est notre capacité d'atteindre ce-qui-est, et la réalité la plus parfaite dont nous pouvons avoir l'expérience, la personne humaine. L'intelligence, faite pour la réédité, ne saurait s'opposer à l'amour en ce qu'il a de plus intime ; elle lui est au contraire ordonnée, puisqu'elle est là pour permettre à l'amour de se dépasser, de se spiritualiser, de devenir de plus en plus un véritable amour. On pourrait également souligner que l'amour, quand il de­ meure instinctif, passionnel, imaginaire, peut arrêter le développement de notre intelligence, et aussi de notre raison ; par le fait même, il peut devenir rival de l'intelligence. Un amour passionnel et imaginatif peut empêcher l'homme d'être intelligent, le rendre bête au sens très précis du mot. Seul l'amour spirituel, assumant l'amour passionnel imaginatif et instinctif, peut être le plus merveilleux des stimulants pour le développement de notre intelli­ gence ; il nous rend plus éveillés, plus intelligents pour la personne aimée et pour nous-mêmes. Quand nous disons que l'amour est spirituel, ou qu'il doit se spiritualiser, comprenons bien qu'il doit toujours garder son réalisme propre ; se spiritua­ liser ne veut pas dire devenir éthéré, s'abstraire, "planer" au-dessus des réalités, comme on dirait vulgairement. Nous considérons très facilement que l'amour perd son réalisme en se spiritualisant ; mais c'est faux. Un amour spirituel a au contraire une vigueur encore plus grande qu'un amour passionnel. C'est seulement une tout autre modalité de l'amour. Nous sentons parfois que l'amour spirituel saisit notre coeur dans ses sources les plus profondes, échappant ainsi à notre conscience psychologique ; tandis que du côté de 103

l'amour passionnel, notre psychologie est toujours immédiatement saisie. L'amour le plus spirituel est vraiment au-delà de notre conscience psycholo­ gique : nous nous en apercevons au moment des séparations, au moment de la mort de ceux que nous aimons. Nous sentons alors à quel point l'amour qui nous unissait à ces personnes était fort, combien il nous prenait profon­ dément, sans que nous en ayons toujours une conscience absolument limpide. C'est peut-être ce qu'il y a de plus mystérieux dans l'amour. L'amour nous saisit au plus intime de notre âme, plus profondément d'une certaine manière que notre intelligence, puisqu'il enveloppe celle-ci. L'amour se sert de l'intel­ ligence pour aller toujours plus loin dans la connaissance de la personne aimée. (1) Essayons maintenant de comprendre comment l'intelligence au service de l'amour doit nous permettre d'être libres. Comprenons comment la liberté ne s'oppose pas à l'amour mais lui donne d'aller plus loin, en permettant des choix personnels : choix de celui que nous élimons, pour un don personnel véritable. Il n'y a pas en effet de don personnel sans liberté : la liberté naît de l'amour, pour que celui-ci aille plus loin.

La Liberté de l'artiste Cherchons d'abord à saisir la naissance de la liberté. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet, surtout dans un monde où le thème de la liberté a toutes les faveurs. Mais on en pairie trop souvent d'une manière qui n'est pas très juste - j'allais dire : d'une manière trop psychologique, et donc trop superfi­ cielle. Au niveau psychologique, il nous est en effet impossible de distinguer les diverses formes de liberté ; il est pourtant capital de préciser quelle est la liberté de l'artiste et quelle est celle de l'ami. Toutes les confusions que l'on fait entre ces deux formes de liberté engendrent de terribles consé­ quences ; nous esséiierons de le montrer. Commençons par analyser la liberté de l'artiste, qui est sûrement la plus proche de notre liberté psychologique. L'artiste a un sens très aigu de sa liberté ; celle-ci naît à partir de son inspiration. Un artiste qui n'a pas d'ins­ piration n'a pas de liberté. Il reste dépendant de l'opinion des autres ; il est donc sans liberté profonde. Le véritable artiste, par contre, a une liberté, dans la mesure où l'inspiration prend possession de son intelligence liée à sa sensibilité, à son imagination, et aussi à son amour - car l'inspiration implique des éléments affectifs. Par l'inspiration, notre intelligence artistique, "poétique", comme dirait Maritain, nous fait dépasser toutes les réalités existantes dont nous avons pu avoir l'expérience pour nous faire découvrir ce que nous pouvons réaliser de nouveau, d'inédit. L'inspiration porte sur le possible réalisable : il ne s'agit pas du possible logique, mais du possible réalisable, qui est au-delà de tout ce que l'artiste a pu voir, entendre, tou­ cher. En cela même l'inspiration suscite un dépassement ; elle a pu se nourrir des diverses expériences antérieures de l'artiste, mais elle est toujours quelque chose de nouveau, qui les dépasse et qui donne à l'artiste un regard "pro­ phétique" (en ce sens qu'il voit ce que les autres ne voient pas encore).

C'est donc en fonction de son inspiration que naîtra dans l'artiste une certaine liberté. Cette liberté regarde les moyens par^ lesquels l'artiste pourra réaliser son oeuvre, et s'étend jusqu'à l'oeuvre réalisée elle-même. Plus l'inspiration est forte et intense, plus elle dépasse toute oeuvre artistique déjà existante. Plus les moyens déjà existants et à la portée immédiate de l'artiste sont dépassés, relativisés, plus l'artiste est libre à leur égard, plus il se sentira responsable pour en découvrir de nouveaux ou pour se servir d'une manière nouvelle de ceux qui existent déjà. Il est évident, en effet,

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que les diverses réalisations possibles demeurent radicalement liées à l’inspi­ ration de l'artiste. Plus cette inspiration est originale, plus la "créativité" de l'oeuvre se manifestera ; comme du reste toute limite de l'inspiration a son prolongement dans l'oeuvre réalisée. En fonction de sa qualité, l'inspi­ ration commandera les diverses techniques, les différentes matières per­ mettant la réalisation de l'oeuvre projetée. Mais jamais l'oeuvre réalisée ne donnera pleine satisfaction à un artiste inspiré. L'oeuvre peut satisfaire le travailleur gui exécute, mais non l'artiste en son inspiration profonde. Un artiste possédé par une grande inspiration ne peut jamais être entièrement satisfait par l'oeuvre qu'il a réalisée. Il garde toujours un certain recul, et porte en lui plus que ce qu'il a fait. C'est en ce sens que l'oeuvre qu'il réalise ne pourra jamais le "griser". Quant à ce que les autres pourront en dire, cela risquera toujours de le blesser, parce que lui seul dépassé véri­ tablement son oeuvre, par son inspiration. C'est parce qu'il dépasse son oeu­ vre, ainsi que les moyens par lesquels il l'a réalisée, qu'il y a chez le grand artiste une liberté si forte et si merveilleuse. Pensons toujours, quand il s'agit de la liberté de l'artiste, à cette fable de La Fontaine - Le loup et le chien - qui exprime si bien, par des symbolismes très simples, cette liberté merveilleuse (2) ; le loup, c'est bien l'artiste ; l'artiste est loup, parce qu'il porte en lui une inspiration profonde, qui le rend libre à l'egard de tout ce qui n'est pas elle. Non pas qu'il ait le désir d'être original pour être origi­ nal ; mais il porte en lui une inspiration, qui le met au-delà de tout le condi­ tionnement habituel dans lequel les autres se trouvent. Les autres, ce sont précisément les "chiens" de la fable : ceux qui sont limités parce qu'ils dé­ sirent avant tout posséder des biens sensibles et immédiats s la nourriture. L'artiste est au-dessus de tout cela : il a la liberté du loup. Le véritable artiste, qui est fidèle à son inspiration et qui en vit, est libre même à l'égard de l'opinion des hommes. Cela est rare, et c'est le signe d'un très grand artiste. Souvent, du reste, cet artiste aura des actes de colère à l'égard de la bêtise des hommes qui ne comprennent rien à ce qu'est l'art véritable, et se laissent prendre par les propagandes, séduire par les "modes". Ces colères expriment magnifiquement sa vulnérabilité d'artiste, qui provient de la profondeur de son inspiration. Tout ce qui en arrête la réalisation plénière devient pour lui irritant et injuste, et il le proclame par ses paroles et ses gestes ; il ne peut le dire autrement, puisque son oeuvre ne le peut pas : elle n'est pas reçue, elle n'est pas comprise ; ou elle est mal reçue, mal aimée, ce qui est encore plus irritant. Ce "non" de la colère de l'artiste à son milieu et à toutes les conventions est très significatif, et manifeste bien sa liberté profonde. Nous le savons : c'est par la négation que s'exprime en premier lieu notre liberté profonde, et c'est souvent par elle que nous pouvons le mieux saisir le sens de cette li­ berté. Nous retrouvons ici une parenté radicale entre ce "non" de l'artiste et celui de l'enfant qui commence à prendre conscience de sa propre auto­ nomie et qui en est comme jaloux. C'est l'inspiration qui donne à l'artiste le sens de son autonomie spéciale, "prophétique" pourrions-nous dire - et c'est pourquoi elle est si fragile ! C'est le développement premier de l'intel­ ligence qui donne à l'enfant le sens de son autonomie naissante ; elle aussi est fragile, comme une toute petite pousse, et c'est pourquoi l'enfant la garde si jalousement. Ne croyons pas que ces "non" de l'artiste et de l'enfant proviennent d'une mauvaise humeur. Ils expriment une fragilité très spéciale : celle de l'artiste (prophète à sa manière), et celle de l'enfant. L'un et l'autre sont sans défense ; ils sont "seuls". Il faut un très grand amour, nous allons le voir, pour dire "oui". Le "non" est très proche de notre connaissance sen­ sible et intellectuelle qui manifeste, en disant "non", notre volonté de ne pas nous lier. Nous exprimons ainsi que nous voulons garder notre autonomie, car nous avons peur de la perdre.

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L'intelligence au service de l'amour : le dépassement du conditionnement Il existe une liberté d'un autre type : celle qui provient, non plus de l'inspi­ ration, mais de l'amour spirituel. Cette liberté naît du lien qui se noue entre l'intelligence et la volonté, lorsque l'intelligence considère ce qu'est notre bien personnel. L'intelligence, capable de discerner ce qu'est le bien personnel, saisit la réalité de ce bien. Elle permet ainsi à la volonté d'aimer. Nous le savons en effet, l'amour spirituel implique toujours un minimum de con­ naissance intellectuelle. Une certaine connaissance est nécessaire à l'amour : la connaissance de la réalité du bien qui existe. Autrement, par l'imagination, nous idéalisons très vite le bien que nous croyons aimer et notre amour perd de son réalisme et de sa force. Si elle l'emporte sur l'intelligence, l'imagina­ tion idéalise et corrompt l'amour, qui au lieu de se porter sur une personne existante capable d'être notre bien réel, se porte sur un idéal que nous avons projeté, que nous avons inventé $ cet idéal n'existe qu'en nous, et ne peut être source d'un véritable amour spirituel. C'est bien d'être séduit par un "idéal", mais il faut le dépasser et découvrir notre véritable bien. C'est moins bien, ayant découvert et aimé le véritable bien, de se laisser entraîner et contaminer par la séduction d'un idéal gui en prend progressivement la place ; l'apparence l'emporte alors sur la réalité. Nous pouvons comprendre par là comment un véritable amour peut parfois se corrompre en un amour fallacieux et velléitaire. L'intelligence qui devrait être présente, en acte, pour être gardienne de l'amour, se laisse progressivement envelopper par cette fausse "nuée" imaginative. L'intelligence seule permet à l'amour de garder son réalisme. L'imagination par contre, la "folle du logis", peut cor­ rompre un véritable amour en le rendant velléitaire. Cet amour ne porte plus que sur un idéal plus ou moins lointain, et ne peut être source d'intention de vie et de choix. Nous ne regardons plus la personne que nous aimons : celle-ci est comme voilée par une image idéalisée que nous projetons sur elle. Peut-être même avons-nous parfois peur de la regarder et préférons-nous nous en écarter. L'imagination joue là un rôle terrible, puisqu'elle est capable de corrompre l'amour.

Seule la connaissance qui provient de l'intelligence peut permettre à l'a­ mour de se reprendre. L'amour n'est-il pas comme un feu qui peut constam­ ment renaître de ses cendres ? Et c'est bien l'intelligence qui permet de toujours reprendre l'amour à sa source. L'amour nous pousse à être intelligents à l'égard de celui que nous aimons, et nous lui sommes alors plus attentifs. L'intelligence permet à l'amour d'aller plus loin et de se renouveler. C'est grâce à cela que l'amour peut toujours croître. L'intelligence mise au service de l'amour nous fait comprendre toujours davantage toute la distance qui existe entre le conditionnement humain dans lequel nous nous trouvons et l'amour spirituel que nous portons à telle per­ sonne. Nous sommes terriblement conditionnés, et quand nous aimons, nous prenons conscience de ce conditionnement : nous voudrions aimer beaucoup plus que nous n'aimons, aller plus loin dans notre amour ; nous voudrions qu'il n'y ait plus rien d'égoïste en nous ; nous voudrions aimer d'un amour pur, totalement gratuit. Mais cela n'est pas vrai, car la pure gratuité n'existe pas dans l'amour humain. La recherche procède d'une profonde illusion, et notre imagination peut, là encore, nous faire un très grand tort. Il n'y a que Dieu pour aimer d'un amour absolument gratuit. Nous portons en nous cette nostalgie ; mais si nous nous laissons entraîner par elle, nous manquons de réalisme, et nous ne parvenons plus à saisir le conditionnement radical de notre être humain.

Nous sommes des êtres sensibles, et notre sensibilité s'use. Aussi a-t-elle besoin, au bout d'un certain temps, de prendre un oeu de recul pour se renou-

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veler. Mais l'intelligence nous donne, à l'intérieur de notre amour, une plus grande lucidité. Elle nous fait comrendre que nous portons une capacité d'aimer véritablement infinie. L'amour spirituel, lorsqu'il s'empare profon­ dément de notre coeur, de notre volonté, ne se mesure pas : il porte en lui quelque chose d'infini ; mais nous savons qu'il se réalise toujours selon telle ou telle modalité particulière. Notre amour, nous le savons bien, même s'il est très fort et très intense, est conditionné par le temps ; il est terrible d'en prendre conscience. Nous pensons au point de départ qu'un véritable amour nous mettra au-delà de tout conditionnement ; nous pensons que nous ne sommes pas comme les autres, que notre amour est unique, ce qui est vrai. Mais il reste conditionné, comme les autres. C'est toujours l'imagination qui nous fait croire que notre amour, grâce à son intensité, nous libère totale­ ment de tout conditionnement humain. Nous imaginons que nous sommes libérés de toute condition de temps et de lieu, et que l'âge ne joue plus. Quand nous commençons à aimer, il y a ordinairement en nous une grande part d'imaginaire ; cela est normal. Surtout quand il est intense et véhément, ce premier amoir éveille en nous tout un aspec : passionnel et imaginaire. C'est ce que nous appelons le "coup de foudre". C'est très beau, mais ce n'est pas toujoirs vrai ; et nous savons bien qu'il faut beaucoup de temps pour que cet amoir premier s'enracine, et devienne vraiment lucide et fort.

Quand l'amour est véritablement spirituel, il dépasse notre conditionne­ ment ; il devient lucide, en nous faisant comprendre que ce conditionnement existe toujours et qu'il ne faut pas le mépriser. Voilà toute la différence qui existe entre in amour dominé par l'imagination et un amour lucide porté par l'intelligence. Cela est particulièrement net, par exemple, lorsqu'il s'agit du travail, et que nous comparons le travail et l'amour. Nous nous enrichissons par notre travail, surtout si nous le faisons bien, d'une manière qualitative et avec amotr ; notre personnalité humaine acquiert alors comme une "plusvalue", si l'on ose s'exprimer ainsi. Nous devenons ainsi, par notre travail, plus capables d'être aimés et d'attirer. Mais il faut un amour vraiment lucide pour comprendre l'importance de ce conditionnement de la personne humaine. Un amour dominé par l'imagination ne le regarderait jamais ; il trouverait faux et méprisable de le considérer. La personne humaine est certes un absolu, mais un absolu enveloppé de relativités. Il faut même dire que plus nous vieillissons, plus nous sommes comme enveloppés de relativités. Tant que nous sommes jeunes, nous croyons que la personne humaine les dépasse toutes. C'est d'ailleurs pour cela que l'amour est au point de départ plus difficilement lucide. Ce qu'il importe de comprendre, c'est que la personne humaine, tout en étant un certain absolu, est de fait réalisée dans un individu impliquant des qualités parti­ culières et des limites, qui risquent toujours de la relativiser ; de plus, elle est enveloppée de circonstances de lieu, de temps, de culture, d'opinions etc... Aussi risque-t-elle de se laisser dominer par tout cela et de ne plus avoir suffisamment le sens de l'absolu. Un amour lucide, spirituel, découvre l'absolu de la personne humaine, capable de nous finaliser, tout en reconnais­ sant sa fragilité et le poids de son conditionnement. Cet amour évite donc deux extrêmes : celui de mépriser ce conditionnement pour idéaliser l'absolu de la personne aimée, et celui de ne plus regarder que la relativité du condi­ tionnement, de la situation actuelle de la personne humaine, et de l'aimer en fonction de ce qui est immédiatement visible, des apparences. Dans l'un et l'autre de ces extrêmes, l'imagination et les sensations l'emportent sur l'intelligence, l'empêchant d'éveiller un véritable amour spirituel. Par là nous saisissons combien l'amour, dans la mesure où il est spirituel et lucide, engage très vite une liberté qui nous permet de faire le discer­ nement entre la relativité du conditionnement et l'absolu de la personne 107

humaine ; cette liberté accompagne nécessairement la croissance de notre amour. De sorte que lorsque nous aimons vraiment une personne humaine d'un amour spirituel et lucide, nous devenons responsables de l'absolu qu'elle porte en elle, et nous voulons lui faire comprendre qu'elle a des possibilités d'aller toujours plus loin. N'est-ce pas là que naît en premier lieu la liberté affective, la liberté de celui qui aime vraiment une personne humaine ? Nous sommes alors en présence de la vraie liberté, la liberté la plus profonde, qui suppose le dis­ cernement entre ce qu'il y a de relatif et ce qui est absolu dans la personne humaine. Pour nous, l'absolu existe toujours à travers le relatif : aussi faut-il, pour pouvoir «limer avec une lucidité et une liberté toujours plus grandes, faire ce discernement. S'il n'existe pas, comme dans les deux extrêmes ex­ posés plus haut, il est évident que la liberté ne peut naître. L'amour imagi­ naire et l'amour purement passionnel ne peuvent être source de liberté. Car, précisément, on ne saisit plus un au-delà du sensible immédiat.

La liberté ne peut donc naître que dans un amour spirituel - elle naît de l'amour et de l'intelligence - ; elle s'exerce en premier lieu à travers cet amour spirituel, le rendant libre, en ce sens que nous sommes capables de l'accepter ou de le refuser. Cet amour spirituel est donc à la fois ce qui fonde le premier moment de la liberté et ce qui s'épanouit avec elle et en elle. Mais cela n'est encore que l'éveil de l'amour spirituel libre.

La liberté de l'amour est intérieure Notre liberté grandit toujours en fonction de cet amour spirituel : plus il grandit, plus notre liberté augmente. Plus nous aimons, plus nous sommes libres, et plus nous aimons librement, parce que, précisément, nous saisissons toute la différence qui existe entre l'absolu de la personne que nous aimons et le conditionnement dans lequel elle vit, et à travers lequel nous l'aimons. Nous discernons progressivement tous les moyens qui peuvent nous aider à l'aimer, et aussi ce qui peut faire obstacle à l'épanouissement de cet amour. Concrètement, il est évident que plus nous aimons spirituellement une per­ sonne, plus nous nous apercevons de ses qualités, de ses limites et de ses défauts. Si nous aimons avec lucidité, il est impossible qu'il en soit autrement. Nous voudrions que la personne que nous aimons corresponde pleinement à l'amour que nous lui portons, et nous nous apercevons très vite qu'elle a des limites, et que quelqu'un d'autre a peut-être des qualités beaucoup plus grandes. La liberté dans l'amour consiste précisément à comprendre l'abîme qui existe entre la personne aimée en ce qu'elle a de plus profond, et toutes ses qualités ; celles-ci sont comme son rayonnement, la manière dont elle se manifeste à nous et aux autres, la manière dont elle peut séduire ou au contraire repousser. Ces qualités ne sont pas sa personne en ce qu'elle a de propre ; elles proviennent bien d'elle, la qualifient vraiment et sont partie intégrante de sa bonté, mais elles sont de l'ordre de la manifestation, du rayonnement : elles demeurent relatives à quelque chose de premier. Or le choix amical porte sur la personne elle-même, et c'est dans ce choix amical, qui peut toujours s'intensifier, que nous saisissons pleinement et explicitement la liberté à l'intérieur de l'amour spirituel. Que faut-il pour qu'il y ait cette liberté de choix ? Analysons-la autant que nous le pouvons. Pour qu'elle existe, il faut un premier amour qui nous porte vers un certain bien absolu. Celui qui demeure toujours dans la contin­ gence des faits finit, au bout d'un certain temps, par n'avoir plus aucune liberté. C'est d'ailleurs pour cela que les psychologues déclarent ne pas la découvrir. Rappelons-nous certains dialogues que nous avons pu avoir avec

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des psychanalystes : ils n'hésitent pas à déclarer qu'ils n'ont jamais découvert un seul acte véritablement libre. Rien d'étonnant à cela, étant donné la méthode qu'ils utilisent. "Tout ce que mon filet prend, je l'appelle poisson", déclarait un grand savant ; ce qu'il ne prend pas, ce qui échappe à sa mé­ thode, n'existe pas. Au lieu de dire : "Je l'ignore, ma méthode m'empêche de l'analyser, je ne sais pas ce que c'est", on déclare : "Cela n'existe pas". Or précisément, si vous utilisez une méthode psychologique, qui n'envisage que le conditionnement humain, vous ne découvrirez jamais la liberté. La liberté n'est pas dans les faits qui surviennent et nous affectent : elle est intérieure. Un fait se produit de telle ou telle manière, et on ne peut l'exçliquer que jusqu'à un certain point : mais il n'est pas libre. La liberté est a l'intérieur de notre coeur, de notre esprit, de sorte que c'est nous-mêmes qui en sommes les artisans, et qui sommes les premiers à la reconnaître. Ils nous appartient de nous rendre libres, plus ou moins profondément. Si je ne regarde que le conditionnement humain, je ne découvrirai jamais la liberté. La vraie liberté provient de notre intériorité, puisqu'elle provient de notre amour pour me personne humaine que nous considérons comme notre propre bien, comme notre fin. Amour, finalité et liberté Pour que la liberté apparaisse, il est nécessaire d'être finalisé par et dans un amour spirituel. Il faut en effet aimer profondément un bien spirituel pour comprendre qu'il y a en nous quelque chose d'absolu. C'est à partir de l'amour spirituel qui nous lie à cet absolu que nous sommes capables de juger les choses secondaires. Tant que nous n'aimons pas cet absolu et que nous ne le connaissons pas véritablement, le secondaire s'impose à nous. Voyez la grande vision de Platon, exprimée dans le mythe de la caverne (3). Tant que nous sommes dans la caverne, aussi longtemps que nous n'en sommes pas sortis, nous vivons dans les apparences ; les apparences s'imposent à nous d'une manière nécessaire. Dès que nous avons découvert un au-delà des apparences, dès que nous avons saisi quelque chose de l'intérieur et que nous avons un lien plus profond avec un bien que nous considérons comme notre bien, une personne que nous aimons, alors naît en nous comme un ab­ solu : l'amour spirituel, dans la lumière duquel nous pouvons juger des choses secondaires. C'est à partir du moment où il y a en nous une possibilité de juger, de faire un discernement entre notre bien absolu et tout ce qui est secondaire autour de lui, que commence vraiment à naître la liberté. La liberté en effet présuppose le jugement, le discernement entre l'absolu et le relatif. C'est en fonction de l'absolu que nous discernons d'autres biens : les moyens plus ou moins proches de notre fin. Au fond, c'est le discernement entre la fin et les moyens qui nous permet d'être libres, et ce discernement est à refaire constamment. Plus nous nous approchons, en l'aimant, de notre fin, de notre bien spirituel, plus les moyens, et donc tout notre condition­ nement et celui de la personne que nous aimons, nous apparaissent relatifs et secondaires. C'est donc l'expérience profonde de l'amour qui nous permet de saisir en nous la liberté. Cette saisie se fait de l'intérieur ; nous ne pou­ vons pas découvrir la vraie liberté de l'extérieur, parce qu'elle est avant tout quelque chose de spirituel. La liberté nous apparaît ainsi comme le fruit merveilleux de l'intelligence et de l'amour. Il faut, pour que la liberté naisse, la rencontre d'une intelligence très lucide et d'un très grand amour. Nous avons tous fait l'expérience de notre liberté intérieure après avoir éprouvé un grand amour ; avant, c'est impossible. C'est quand nous vivons d'un très grand amour que nous découvrons la relativité de tout le reste. Nous ne pouvons pas saisir notre liberté en décrivant les choses de l'extérieur. 109

Nous la saisissons dans un jugement, qui discerne de l'intérieur la valeur profonde des réalités.

Contrairement à ce que l'on a pu dire, la liberté ne repose pas sur le jugement d'indifférence. Vous connaissez l'histoire de l'âne de Buridan ; on le dit parfaitement libre, parce qu'il se trouve face à deux bottes de foin rigoureusement identiques. Il est soi-disant libre, mais il en meurt 1 Il n'arrive pas à choisir, il ne sait pas quelle botte de foin il faut aimer. Ne sont-elles pas identiques ? Ce n'est donc pas par le seul jugement que nous pouvons choisir, même si ce jugement consiste à montrer que telle botte n'est pas meilleure que telle autre ! Si nous sommes vraiment en pré­ sence d'un jugement d'indifférence, cela ne réalise pas en nous un choix libre. La liberté ne provient pas d'un jugement d'indifférence. Elle provient au contraire d'un amour qui nous lie à un bien qui nous dépasse, et que nous considérons comme notre fin.

C'est dans cette mesure que la liberté présuppose un dépassement à l'égard de certaines passions. Un amour lucide, qui nous lie à notre fin, doit nous aider à mieux comprendre les éléments passionnels et à les dépasser. Il est évident que les éléments passionnels, présents dans tout amour humain, peu­ vent parfois nous empêcher d'être libres, puisqu'ils peuvent nous aveugler, et nous faire poser des jugements complètement faux. Mais il est vrai que la liberté naît toujours d'un grand amour, et non pas de l'indifférence. Elle naît de l'amour qui nous lie a une personne, notre bien spirituel, notre fin ; elle nous fait saisir l'absolu de ce bien personnel et la relativité de ce qui l'entoure. C'est pourquoi, plus nous sommes proches du bien spirituel qui nous attire et nous saisit, qui suscite en nous un grand amour, plus nous sommes capables de considérer ce bien comme nôtre - on pourrait presque dire comme notre unique bien -, plus nous avons cette extraordinaire liberté qui provient de ce que nous avons relativisé tout ce qui n'est pas ce bien absolu, celui que nous aimons et qui est vraiment tout pour nous. A ces deux formes de liberté - celle de l'artiste, qui se fonde sur l'inspira­ tion, et celle de l'ami, qui se fonde sur l'amour spirituel -, il faudrait ajouter une troisième forme de liberté : celle de l'homme religieux. Celle-ci se réalise dans l'acte intérieur d'adoration, lorsque l'homme prend conscience qu'il est totalement dépendant, dans son existence et son âme spirituelle, d'un Etre Premier que les traditions religieuses appellent Dieu, celui que la foi chrétienne nomme d'une manière si précise le Dieu "Créateur du ciel et de la terre, des réalités visibles et invisibles". Il peut alors reconnaître cette dépendance radicale qui le saisit en tout ce qu'il est, et l'aimer librement. Il peut aussi, par orgueil intellectuel, la refuser comme une tyrannie inventée par les hommes primitifs, et dont il faut se libérer pour être pleinement homme, maître de sa destinée. Nous touchons là un problème fondamental : celui de la liberté religieuse. Car c'est bien en reconnaissant cette relation radicale de dépendance, et en l'aimant, que l'homme remonte vraiment à sa source. Cette liberté se fonde donc, soit sur les traditions religieuses, soit sur une connaissance philosophique de sagesse. Si elle se fonde sur les traditions religieuses, elle demeure toujours un peu obscure, jamais parfai­ tement lucide, comme les traditions religieuses elles-mêmes, qui charient toujours certains anthropomorphismes impliquant des manques de vérité. Si elle se fonde sur une véritable connaissance de sagesse philosophique - il faut reconnaître qu'une telle connaissance est possible, mais très rare -, elle peut alors être vraiment lucide. Cette liberté implique la connaissance des rapports qui existent entre l'Etre Premier, Dieu-Créateur, et la créature, l'homme. Cette connaissance, connaissance de sagesse, est amoureuse ; elle réclame l'amour naturel de la partie pour le tout, de l'esprit pour sa source de lumière et d'amour. Car cet Etre Premier, Dieu, est notre bien, et nous

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a créés par amour. Cette liberté religieuse s'exprime dans un acte intérieur d'adoration. Liberté extérieure et liberté intérieure

Souvenons-nous toujours de cette expérience, vécue par un prêtre chinois ayant été deux ans prisonnier en Chine et ayant subi durant ce temps des lavages de cerveau : "Je n'ai jamais expérimenté de liberté plus profonde qu'à ce moment-là". C'était une étonnante liberté intérieure ! Sans doute cette expérience impliquait-elle tout une dimension surnaturelle de foi, d'es­ pérance et d'amour, qui nous unit à Jésus. Mais nous dirions qu'il y a déjà quelque chose de semblable au point de vue humain, même si ce n'est pas avec la même intensité. Ce prêtre disait encore : "Je n'avais plus aucune liberté extérieure, et je savais que ma psychologie se délabrait chaque jour un peu plus. Mais plus je sentais que ma psychologie se dégradait, plus je me concentrais intérieurement sur cet amour que je portais, et plus cet amour devenait mon secret, ce gui nouait toutes mes forces". N'est-ce pas là que se situe la véritable liberté intérieure ? Certains philosophes de l'anti­ quité ont affirmé exactement la même chose. Pensons à Epictète, l'esclave devenu philosophe, qui s'adressait aux sénateurs de Rome avec cette liberté : "Vous croyez êtes libres, mais vous ne l'êtes pas du tout, puisque vous dépen­ dez des élections. Votre liberté intérieure est nulle". C'est vraiment la liberté intérieure qui est l'essentiel ; elle est comme le noeud profond de notre propre personne, le secret que nous portons en nous. Le secret n'est-il pas toujours ce qui nous lie à la personne que nous aimons, et ce qui nous fait comprendre que tout le reste est secondaire ? C'est dans cet épanouissement intérieur de l'amour spirituel que notre liberté est pleinement elle-même, parce que, dans cet amour, nous choisissons libre­ ment celui que nous aimons. Nous voyons donc que c'est l'amour spirituel qui donne à notre vie humaine sa signification profonde. Certaines situationslimites nous permettent de mieux comprendre ce que nous vivons habituel­ lement avec moins d'intensité : ce que représente ici notre véritable liberté intérieure. Ce qui est regrettable, c'est que nous en vivions si peu en dehors de ces situations-limites ; nous devrions en vivre intensément, si nous étions un peu lucides sur ce qu'est l'esprit, c'est-à-dire l'intelligence au service de l'amour.

Si la liberté est essentiellement au plus intime de l'épanouissement de notre vie spirituelle, cela n'empêche pas, étant donné l'unité de la personne humaine, qu'elle demande de s'exercer, de se manifester, de s'"incarner" dans nos paroles et nos gestes, dans nos diverses activités artistiques, morales, religieuses et politiques. On peut parler de liberté d'expression par la parole et les écrits, ce qui s'étend aux divers domaines de nos activités humaines, communautaires, artistiques, familiales, religieuses et politiques. Mais toutes ces diverses formes de liberté n'ont de signification que relativement à la liberté intérieure. Chacune exprime quelque chose de l'acte humain libre, et c'est évidemment surtout au moment des situations-limites, où elles ris­ quent de disparaître, que les hommes revendiquent leurs droits inaliénables, comme s'il s'agissait d'absolus ; en réalité, il s'agit d'activités humaines, toujours relatives à une activité intérieure et dépendantes de celle-ci. La liberté de l'amour comme rencontre de deux choix libres C'est dans le choix libre qui se réalise dans l'amour que toute notre vie trouve sa signification. Mais ce choix n'est parfaitement lui-même que lorsqu'il

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rencontre un autre choix libre : celui de la personne que nous aimons. C'est dire que la liberté n'est plénière que lorsqu'elle rencontre une autre liberté. Pourquoi ? Tout simplement parce que l'amour implique un don, et que nous ne pouvons nous donner pleinement qu'à celui qui nous aime. Toute ignorance, toute opacité fait obstacle à la liberté de l'amour. Elle empêche l'amour de s'épanouir comme il le devrait ; tandis que quand l'autre nous aime, l'a­ mour peut pleinement s'épanouir. Il y a une joie profonde à savoir que l'autre nous aime. La connaissance de l'amour que l'autre a pour nous permet à notre amour de s'épanouir davantage, d'aller plus loin. C'est bien sûr dans cette connaissance que l'intelligence se trouve engagée ; elle permet à notre liberté d'acquérir une détente beaucoup plus grande. C'est à ce moment-là que nous comprenons parfaitement combien le choix que nous faisons à l'égard de celui que nous aimons est libre.

La rencontre du choix libre de l'autre permet un don personnel, c'est-à-dire une remise totale de nous-mêmes à l'autre. Nous ne pouvons nous donner que dans la confiance, c'est-à-dire dans la mesure où l'autre, l'ami, nous accueille. Si l'autre ne nous accueille pas, c'est dire qu'il ne nous aime pas, puisqu'un véritable amour implique l'accueil de celui que nous aimons. Nous l'avons vu à propos de l'amour d'amitié : plus nous aimons l'autre, plus nous sommes accueillants à son égard ; cet accueil lui permet de se donner, et de se donner pleinement. Se donner pleinement, c'est donner ce qui nous est le plus cher : les secrets de notre coeur. Et si le secret le plus profond de notre coeur est notre liberté dans l'amour, nous le remettons à l'autre. Nous lui remettons notre volonté même d'aimer.

La liberté ne s'oppose donc absolument pas à l'amour, puisqu'elle en naît. Elle permet à l'amour d'être pleinement lui-même, en faisant que deux per­ sonnes se rencontrent dans un don mutuel. Mais il faut bien distinguer cette liberté de l'ami de celle de l'artiste, et reconnaître la troisième dimension : la liberté religieuse. Le théologien distinguera une quatrième dimension de la liberté : celle du croyant, celle des enfants de Dieu, qui provient de l'Esprit Saint ; c'est celle dont parle saint Jean de la Croix.

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NOTES

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II serait intéressant de préciser ces deux types de profondeur : nous avons dit précédemment, en effet, que l’intelligence est ce qu'il y a en nous de plus profond, de plus radical ; nous le disons maintenant de notre capacité d'aimer, de notre volonté. Les deux affirmations sont vraies. Notre esprit (notre âme spirituelle), implique bien ces deux grands développements : celui de l'intelligence et celui de l'amour. Celui de l'intelligence est dans l'ordre de la détermination - il est plus noble, plus structuré ; c'est lui qui nous donne notre autonomie. Celui de l'amour est dans l'ordre de la finalité - il est plus ultime et plus caché ; c'est lui qui nous permet de nous dépasser en nous unissant à notre bien, d'aller au-delà de notre propre autonomie en rejoignant l'autre, la per­ sonne aimée. Il y a donc bien deux profondeurs en notre esprit, analogues aux deux profondeurs de l'être : celle de la substance et celle de l'acte.

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Un loup n'avait que les os et la peau, Tant les chiens faisaient bonne garde, Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau, Gras poli, qui s'était fourvoyé par mégarde. L'attaquer, le mettre en quartiers, Sire loup l'eût fait volontiers ; Mais il fallait livrer bataille, Et le mâtin était de taille à se défendre hardiment. Le loup donc l'aborde humblement, Entre en propos et lui fait compliment Sur son embonpoint, qu'il admire. "Il ne tiendra qu'à vous, beau sire, D'être aussi gras que moi, lui repartit le chien. Quittez les bois, vous ferez bien : Vos pareils y sont misérables, Cancres, haires, et pauvres diables, Dont la condition est de mourir de faim. Car quoi ? rien d'assuré : point de franche lippée ; Tout à la pointe de l'épée. Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin." Le loup reprit : "Que me faudra-t-il faire ? - Presque rien, dit le chien : donner la chasse aux gens Portant bâtons, et mendiants ; Flatter ceux du logis, à son maître complaire î Moyennant quoi votre salaire Sera force reliefs de toutes les façons, Os de poulets, os de pigeons, Sans parler de mainte caresse." Le loup déjà se forge une félicité Qui le fait pleurer de tendresse. Chemin faisant, il vit le col du chien pelé. "Qu'est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi ? Rien ? - Peu de chose. - Mais encore ? - Le collier dont je suis attaché De ce que vous voyez est peut-être la cause. - Attaché ? dit le loup : vous ne courez donc pas Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ? - Il importe si bien que de tous vos repas Je ne veux en aucune sorte, Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor." 113

Cela dit, maître loup s'enfuit, et court encore. (Jean de La Fontaine, Le loup et le chien). 3

Voir La République, livre VII.

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CHAPITRE IX

AMOUR ET FECONDITE

En étudiant Le Banquet, nous avons vu le lien établi par Platon entre l'amour et la fécondité. Il y a là un problème très important à étudier au niveau philosophique. Il est difficile, mais combien important et actuel 1 Comment pouvons-nous saisir philosophiquement, avec le plus de précision possible, au-delà du mythe, les liens réels entre l'amour et la fécondité ? Il faut d'abord considérer la fécondité d'un point de vue très général. Nous regarderons ensuite les diverses modalités de la fécondité : fécondité biologique, fécondité spirituelle, fécondité artistique. Pour terminer, en nous plaçant sur le plan théologique, nous évoquerons la fécondité la plus grande et la plus mystérieuse qui soit : la maternité divine de Marie. Ne confondons pas pour autant la recherche philosophique et le regard de contemplation du théologien. Le théologien est un croyant et, en tant que croyant, il peut essayer d'entrer plus profondément dans sa foi. Quant au philosophe, s'il est croyant, il n'a pas a faire intervenir le regard de la foi dans sa recherche philosophique. Il doit respecter la différence de ces deux points de vue, comme il devrait respecter, s'il était mathématicien, la différence qui existe entre les mathématiques et la philosophie. Cela fait partie de la rigueur de toute recherche intellectuelle. L'intelligence doit avoir une rigueur de plus en plus grande, et distinguer ce que l'on appelle les "raisons formelles" des differents domaines qu'elle explore. Autre est le regard du philosophe, autre le regard du croyant. Sans doute peut-il y avoir des interférences : il est bien évident qu'être croyant peut aider à être philosophe. De même, être philosophe peut aider à être croyant, si notre philosophie est vraiment orientée vers la découverte de la vérité. En tous cas, nous devons distinguer, sans les séparer, les points de vue respectifs du philosophe et du croyant. Il est important de bien le comprendre pour ne pas confondre les exigences propres de chacune de ces dimensions de notre vie. Il ne peut y avoir d'oppo­ sition entre ces deux dimensions ; mais on peut, de temps en temps, se trou-

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ver devant des conflits apparents, si notre foi ou nos connaissances philoso­ phiques ne sont pas assez purifiées. C'est l'imaginaire qui peut, en s'introdui­ sant, faire surgir ces conflits. Saisir les liens qui existent entre l'amour et la fécondité est peut-être le sommet de ce que l'on appelle aujourd'hui l'anthropologie. Nous pourrons conmmencer par réfléchir sur un problème très important : celui de la différence entre fécondité et efficacité. Là encore, efforçons-nous de distinguer les deux, sans les séparer. Efficacité et fécondité

Toute fécondité implique une efficacité, mais toute efficacité n'implique pas nécessairement une fécondité. Il est très important de comprendre que ces deux grands axes de notre vie humaine sont, l'un et l'autre, absolument indispensables : une vie humaine exige toujours une certaine efficacité et pour être parfaite et plénière, elle demande une certaine fécondité : la fécon­ dité est de l'ordre d'une vie parfaite, rayonnante, on pourrait dire "glorieuse". Il y a une certaine gloire à tous les niveaux de la fécondité. L'efficacité, elle, n'est pas du domaine de la vie parfaite, de la gloire, mais de l'ordre des moyens. Nous sommes efficaces dans l'ordre des moyens, dans l'exercice d'un travail, pour lequel nous nous servons d'une méthode et de certains outils. C'est le travail qui réclame l'efficacité ; l'efficacité peut être méca­ nique, technique ; elle peut être, d'une certaine manière, dominée par la méthode. Nous touchons là un des problèmes les plus importants à saisir dans le monde d'aujourd'hui, car nous sommes dans l'ère des méthodes.

Un excellent professeur de philosophie disait au début de son cours : "Autre­ fois, lorsqu'on oeuvrait en philosophe, on considérait les objets ; maintenant, on cherche les méthodes". C'est parfaitement vrai : aujourd'hui, on ne voit plus que les méthodes. Or elles sont toujours liées à l'efficacité ; toute mé­ thode en effet, dans la pratique du travail, nous fait prendre le chemin le plus rapide, celui où l'on perdra le moins de temps, où l'efficacité, le rende­ ment, seront les meilleurs. Quand nous avons le temps, nous pouvons faire des détours... Mais quand le temps nous est compté, nous nous efforçons, grâce à la méthode, d'accroître le plus possible l'efficacité de notre travail. Le travail exige de s'achever dans la réalisation d'une oeuvre, et donc d'être efficace. C'est par la méthode que nous dominons l'efficacité de notre travail. N'oublions pas enfin que la méthode et l'outil se tiennent : plus l'outil est complexe, plus son usage réclame une méthode propre. La fécondité, quant à elle, est liée à la vie, et à la vie parfaite. Il n'existe pas de fécondité purement matérielle et physique. Il n'y a pas de fécondité dans un ordre exclusivement matériel, j'allais dire mécanique. La fécondité est profondément liée à la vie, et c'est ce qu'exprime la fameuse parole d'Aristote : "Il faut que le vivant soit parfait pour être fécond" (1). En affir­ mant cela, Aristote considère avant tout la fécondité biologique ; celle-ci nous manifeste clairement que la fécondité implique que le vivant soit parfait. Or le vivant parfait, c'est celui qui, comme disaient les Grecs, a atteint son akmè, son sommet, celui qui est pleinement lui-même. Tant que le vivant n'a pas atteint son sommet, il reste imparfait, capable de croître et de se développer. Il ne peut donc pas être pleinement source d'un autre vivant. Or être fécond consiste à devenir source d'un autre vivant. La fécondité est donc bien la communication de la vie. L'efficacité consiste, d'une manière toute différente, à essayer de dominer la matière pour réaliser une oeuvre, obtenir un résultat ; elle demeure dans l'ordre de l'utile et de la transforma­ tion des formes. La fécondité, par contre, n'est pas de l'ordre de l'utile ni des formes. Elle est de l'ordre de la substance, du bien, de la finalité, de la gloire.

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Il est particulièrement difficile de préciser ce qu’est la fécondité, précisé­ ment parce qu'on est en présence de ce qui relève de la communication de la vie. Sans doute peut-on de mieux en mieux préciser les conditions dans lesquelles il y aura fécondité, dans l'ordre biologique. On utilise des méthodes pour savoir quand il y aura ou non fécondité. Et aujourd'hui on cherche surtout à savoir dans quelles conditions la fécondité est impossible. On est donc surtout attentif aux conditions dans lesquelles se trouve le vivant. Mais si on considérait plus attentivement ce qu'est la fécondité, on regar­ derait moins les conditions dans lesquelles on peut l'éviter ; on comprendrait ainsi beaucoup mieux sa grandeur. C'est ce qui frappe le plus dans notre civilisation : nous sommes constamment au niveau des conditions et de l'effi­ cacité. On trouve partout un primat de l'efficacité. Et celle-ci prend une importance telle qu'elle finit par mettre la fécondité dans l'ombre. Ainsi, dans des automates, il n'y a pas de fécondité, mais uniquement l'efficacité ; ce n'est pas la vie : la vie a quelque chose d'unique, parce qu'il y a en elle une capacité d'assimilation et de communication surabondante, dans une très grande spontanéité. La vie, au fond, ne se répète pas ; elle se garde et se communique.

Dans la fécondité, quelque chose échappe à la connaissance scientifique de l'homme. Mais le savant, qui en connaît les conditions, croira saisir ce qu'elle est. Par cette connaissance, il croira pouvoir la dominer. Sans doute domine-t-il en partie son efficacité, mais pas la fécondité comme telle. N'est-ce pas là le danger ? Dans un monde où le développement scientifique et technique a connu un tel progrès et une si rapide expansion, il est normal, dans la perspective de ce "progrès", que la fécondité devienne le problème par excellence. C'est là que l'homme voudrait le plus arriver à dominer. Car au fond, la fécondité renferme un mystère. L'homme n'est-il pas obligé de reconnaître que cela le dépasse ? Et n'est-ce pas irritant pour une pensee purement scientifique ? Les peuples primitifs, parce qu'ils sont plus religieux, reconnaissent qu'il y a là un mystère que l'homme doit respecter. La culture scientifique et technique au contraire, qui nous matérialise si souvent, cherche avant tout à dominer la matière et les conditions du monde des vivants. Elle préfère l'efficacité à la fécondité, et voudrait bien dominer celle-ci par celle-là. N'est-ce pas la grande tentation du monde moderne ? Rechercher avant tout un certain bien-être, un épanouissement vital, sans se soucier de la véritable finalité humaine, et ainsi mettre progressivement l'homme dans une véritable situation-limite ? En effet, le développement de plus en plus grand de son conditionnement risque toujours d'accaparer toutes les énergies de l'homme, et par là de l'empêcher de découvrir son véritable bien. N'est-ce pas la fécondité qui est le véritable épanouissement du vivant, et non l'efficacité ? Dans l'efficacité, il n'y a pas de véritable épanouis­ sement, parce qu'on est dans l'ordre des moyens. La pure efficacité n'est qu'une griserie. Sans doute l'efficacité est-elle bonne dans son domaine, et même tout à fait nécessaire ; jusqu'au jour où elle devient rivale de la fécondité, ce qui est redoutable, car à ce moment-là le monde se matérialise et n'a plus les capacités de renouvellement que donne la vie.

La vie implique un perpétuel renouveau et reprend toujours tout à la racine. C'est ce qui est si extraordinaire dans la fécondité. Voyez la fécondité biolo­ gique du grain de blé : si nous étions plus attentifs, nous serions dans l'admi­ ration de voir ce grain de blé porter en lui une sorte de générosité naturelle étonnante, puisque de lui vont surgir une quantité d'autres grains de blé ; mais pour cela, il devra mourir. Cela, nous le constatons, nous ne l'expli­ quons pas. C'est ce qu'il y a d'admirable dans la vie. Elle implique un constant recommencement à partir d'un constant sacrifice, de sorte que, devenant parfaite, elle atteint la fécondité. Toute vie parfaite implique la fécondité. Sans doute peut-on arrêter, canaliser, dominer celle-ci. Mais la dominer, 117

n'est-ce pas diminuer le capital propre du vivant ? N'est-ce pas lui enlever sa gloire et sa splendeur ? Lorsqu'on endigue et arrête la fécondité, il y a nécessairement une répercussion sur la source,^ c'est-à-dire sur le vivant lui-même, puisqu'on l'empêche d'atteindre sa finalité propre. La fécondité, liée à la vie, n'est-elle pas dans notre univers la chose la plus extraordinaire qui soit ? Pour mieux saisir ce que représente cette fécon­ dité, liée à la plénitude de la vie et réalisant le rayonnement du vivant, il nous faut regarder en l'homme lui-même les diverses modalités du vivant. Nous savons bien que l'homme est un vivant étonnamment complexe ; c'est même le vivant le plus complexe qui soit : la complexité de sa vie est biolo­ gique et psychologique ; elle est aussi de l'ordre de l'intelligence, et j'allais presque dire de l'ordre de l'amour. Mais tout cela n'exclut pas qu'il y ait en chaque homme un désir d'unité et de simplicité. Si donc notre vie implique différents développements, nous allons nécessairement découvrir diverses modalités de fécondité. Ce sont ces modalités de fécondité que je voudrais examiner, pour mieux saisir le lien qui existe entre l'amour et la fécondité ; nous le savons en effet, la vie humaine n'est parfaite que lorsqu'elle s'épa­ nouit dans l'amour spirituel. Amour instinctif et fécondité biologique

Puisqu'il y a en nous diverses modalités de vie, il y a plusieurs modalités d'amour. La vie n'implique-t-elle pas toujours un certain amour ? Pas de vie sans amour (saint Thomas dirait : pas de vie sans appétit). Au niveau biologique, il y ci, comme disaient les anciens, un appétit naturel, instinctif. Cet appétit enveloppe toute notre vie biologique ; il s'exerce dans cet amour extraordinairement fort et violent que l'on appelle l'amour charnel. Comprenons bien qu'il n'y a rien de péjoratif dans cette expression : l'amour charnel exprime l'appétit instinctif, l'appétit du vivant de vie bio­ logique, qui pour être source de vie réclame avec force qu'un autre vivant provienne de lui. Cette force, en nous, dépasse le point de vue de l'individu. Elle s'enracine dans l'appétit naturel de la survie de l'espèce. C'est pour cela qu'elle est toujours si obscure et si intense. Cet appétit instinctif n'est-il pas lié à la procréation ? Les modernes parlent de l'instinct sexuel. Il est intéressant, du point de vue de la signification du langage, de bien mettre en parallèle ces deux expressions : appétit naturel de notre vie biologique et instinct sexuel. L'appétit naturel implique un ordre de finalité ; il s'enracine en nous, en notre nature de vivant biologique, et il est finalisé par la procréation. Tandis que l'instinct sexuel n'implique plus d'ordre de finalité ; il fait appel avant tout à la jouissance spéciale de l'union sexuelle, sans être finalisé par la procréation.

Chacun d'entre nous est, avec ses qualités et ses défauts, un représentant plus ou moins réussi de l'espèce humaine. Sans nous, l'espèce humaine aurait quelque chose en moins. Et dans chaque individu existe un instinct profond qui l'oriente vers un autre vivant pour, ensemble, dans une complémentarité biologique, être l'un et l'autre vivants parfaits. Ensemble, ils deviennent source d'une nouvelle vie, qui implique une reprise radicale de la vie dans le vivant qui naîtra d'eux. Par la procréation, la vie ne décline pas, à la différence du monde purement physique où le phénomène d'entropie est constatable. Par la procréation, la vie est victorieuse de ce poids d'usure de la matière.

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Il est extraordinaire de voir ce que représente cette puissance de l'appétit instinctif dans le vivant. N'est-ce pas le premier langage de l'amour, dans ce qu'il a de plus fondamental et de plus primitif ? Par cette force instinc­ tive, le vivant manifeste son appétit, son désir de devenir source d'un autre vivant. Quand nous voulons trop mesurer et canaliser cette force, nous devi­ nons que cela risque de nous mener à une civilisation apparaissant peut-être extraordinairement équilibrée, mais qui perd beaucoup de sa vigueur première.

Cet instinct impliquant cette force véhémente n'est-il pas le fondement de tout amour ? Il est bien un cri de l'individu qui reconnaît son imperfec­ tion : l'individu n'est qu'une partie. C'est le cri d'un appétit voulant atteindre quelque chose qui lui permette de dépasser les limites de l'individu grâce à la survie de l'espèce. N'est-ce pas un appel très fort à l'égard de ce que représente la plénitude du vivant ? En l'homme, certes, cet instinct, malgré sa véhémence, peut être dépassé par un amour plus fort. N'oublions pas que seul un amour plus fort peut assumer un amour inférieur. Cela est très important du point de vue éducatif : c'est même l'élément premier de toute éducation. L'amour instinctif ne peut vraiment être dépassé, au sens profond du terme, que par ui amour plus fort. Un amour instinctif très puissant est donc un appel à un amour spirituel plus intérieur et plus fort encore. On peut sans doute canaliser l'amour de l'extérieur, mais il y répugne : l'amour, comme la vie, doit être une source ; une source ne demande pas à être canalisée, mais à être captée. Avec l'appétit naturel, nous sommes en présence de ce qu'il y a de premier dans notre vie biologique, premier au sens de fondamental. Ainsi y a-t-il un appétit naturel à l'égard de l'aliment et de la boisson. Cet appétit se fonde dans l'individu, en ce qu'il a de plus individuel. Il y a aussi un appétit naturel en vue de la procréation, qui s'enracine dans notre nature en ce qu'elle a de spécifique. En ce sens, on peut dire que cet amour est celui du vivant pour un autre vivant de même espèce. La procréation finalise la vie végétative et biologique. Si nous n'avions que la vie biologique, la procréation nous serait nécessaire pour atteindre notre finalité.

La fécondité spirituelle de l'amour d'amitié Il y a aussi en nous une vie de l'esprit, et même une vie divine. Par là, notre vie biologique peut être assumée ; nous ne disons pas canalisée, mais assumée, ce qui est tout à fait autre chose. On pourrait dire que la vie biolo­ gique est canalisée par des techniques, tandis qu'elle est assumée par l'amour spirituel. Notons bien toute la différence : quand la vie biologique est cana­ lisée, elle est toujours un peu diminuée ; tandis que lorsqu'elle est assumée par un amour supérieur, elle garde toute sa force, toute sa puissance, et elle est ennoblie.

Or, nous l'avons déjà dit, il y a en nous un appétit instinctif de la survie. Si l'individu meurt, il ne meurt pas totalement : il demeure dans son fruit, si nous restons uniquement au niveau biologique, sans parler de l'âme immor­ telle qui, elle, demeure au-delà de la mort. C'est pour cela que cet instinct est si fort. Mais il y a en nous un autre appétit : l'appétit spirituel. Là nous touchons les deux extrêmes ; nous pourrons ensuite préciser les niveaux in­ termédiaires dans l'ordre des appétits. Par l'appétit spirituel qui est en nous, nous avons la possibilité de vivre à un niveau proprement volontaire. Mais quand nous parlons de "volontaire", il faut bien comprendre que la volonté est avant tout une capacité d'aimer. Elle n'est pas d'abord une capacité d'efficience, contrairement à ce qu'af-

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firment bon nombre de philosophes à la suite de Descartes. Pour Descartes en effet, la volonté est en premier lieu une capacité d'efficience. L'amour n'est considéré que comme une passion, comme un sentiment. Descartes n'a-t-il pas confondu fécondité et efficacité ? Ou du moins, n'a-t-il pas affirmé le primat de l'efficacité, ne saisissant plus ce que sont l'amour et la vie ? En réalité, il y a en nous un appétit spirituel, une volonté d'amour, par laquelle nous sommes capables de nous donner à l'autre que nous avons choisi. Par un tel choix, nous parvenons à nous donner à l'autre, et nous devenons capables de le recevoir : n'oublions pas cela, parce qu'il est parfois plus .difficile de recevoir le choix d'un autre que de le choisir en se donnant. La volonté, en aimant, peut devenir accueil, accueil spirituel qui nous fait recevoir au plus intime de notre coeur le choix de l'ami, au moment même où nous nous donnons à lui, et dans la mesure où nous nous donnons.

Nous avons parlé précédemment de l'amour d'amitié. Insistons sur l'impor­ tance de cette expression ; maintenons le terme "amour", sans nous contenter de parler d'amitié ; certaines amitiés, en effet, ne sont qu'une camaraderie, sans être un véritable amour d'amitié. L'amour d'amitié implique un choix mutuel, personnel, par lequel, en regardant l'autre comme notre bien, nous l'atteignons en ce qu'il a de plus profond et de plus personnel. Par l'amour d'amitié, nous sommes capables de nous donner a l'ami, dans ce qu'il y a de plus profond en nous. Bien souvent d'ailleurs, c'est l'ami qui, en nous aimant, nous révèle à nous-mêmes ce que nous sommes. Nous découvrons ici encore, au niveau spirituel, cette chose étonnante : le vivant n'est parfait que lorsqu'il s'unit à un autre vivant. Par l'amour d'amitié, nous sommes deux dans l'unité avec celui gue nous choisissons pour ami. Nous comprenons alors comment notre capacité volontaire d'aimer va prendre toute sa force grâce à la rencontre de l'autre.

L'amour d'amitié réalise un noeud entre deux personnes, et fait qu'en s'élimant, elles deviennent source féconde d'un nouvel amour. N'est-ce pas ce qu'il y a de si merveilleux dans l'amour d'amitié ? L'amour réciproque devient au plus intime de nous-mêmes une nouvelle source d'amour. Il y a donc dans l'amour d'amitié une fécondité telle qu'il n'a pas de terme : il peut progresser à l'infini, sans limites, précisément parce qu'il porte en lui-même une source de fécondité. Un véritable amour d'amitié spirituel ne vieillit pas : il se rajeunit sans cesse, grâce à une fécondité interne. Ne disons pas, lorsque nous faisons l'expérience de l'amour d'amitié, que c'est l'oeuvre commune réalisée avec l'ami qui va mesurer notre amitié : l'amour ne peut être mesuré par une oeuvre, si importante soit-elle. Il y a certes un véritable rayonnement de l'amour d'amitié dans l'oeuvre commune. Il est bien évident, par exemple, que l'amour des époux, s'ils s'éliment pro­ fondément, ne vieillit pas et progresse sans cesse. Le fruit visible de leur amour est bien leur fécondité selon la chair et le sang, qui se poursuit dans l'oeuvre de l'éducation. N'est-ce pas pour cela que les benjamins sont toujours plus aimés ? L'amour ayant grandi, n'y a-t-il pas une réussite plus grande ? Si nous poursuivions matériellement ce raisonnement, cela deviendrait un terrible sophisme (pauvres aînés 1 Eux sont les prémices de la ferveur de l'amour). L'erreur serait de systématiser quelque chose qui ne peut pas l'être. N'oublions pas qu'il y a aussi un rayonnement de l'amour spirituel par rapport au domaine biologique, parce que l'âme spirituelle porte le corps, surtout quand l'amour est très fort. Cela n'empêche pas que le corps puisse se fatiguer et vieillir, mais il est porté par l'âme, de sorte qu'il y a un rayon­ nement toujours plus grand de l'amour sur le corps ; évidemment, cela ne

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supprime pas le phénomène du vieillissement, de la fatigue, mais il y a la possibilité d'un renouveau continuel.

L'oeuvre commune, nécessaire dans tout amour d'amitié, n'en est pas le fruit premier : elle en est une manifestation. L'oeuvre commune est vrai­ ment quelque chose qui glorifie l'amour d'amitié, mais ce n'est pas l'amour et sa fécondité propre. On touche ici au problème de l'efficacité liée à la fécondité, puisqu'il s'agit d'une oeuvre réalisée par deux amis. Nous devons comprendre, sur le plan philosophique, que dans l'ordre de l'amour d'amitié il y a une fécondité dans le coeur de l'ami, au-delà de l'oeuvre commune ; l'amour est toujours plus que l'oeuvre, que l'efficacité : il en est la source. Cette fécondité spirituelle vient permettre à l'amour de s'intensifier toujours plus.

Voilà pourquoi il faut bien comprendre que, à l'intérieur même de l'amour spirituel, se noue progressivement un secret. Un secret grâce auquel ceux qui s'éliment se portent mutuellement, de sorte que la présence de l'autre est toujours plus forte, et donne à l'amour spirituel une vigueur qui le fait sans cesse grandir. Telle est la fécondité la plus intime de l'amour spirituel. Celle de l'oeuvre commune n'est que seconde, même si elle reste essentielle, étant donné l'enracinement sensible de notre amour spirituel. Nous sommes des êtres incarnés ; c'est pour cela qu'il est nécessaire que l'amour spirituel puisse se manifester dans une oeuvre. Métis insistons de nouveau ; il y a quelque chose de plus profond que l'oeuvre : la fécondité même de l'amour spirituel. Dieu, source de toute fécondité

Outre cet amour spirituel se réalisant dans l'expérience de l'amitié, il faudrait encore considérer une autre dimension de l'homme : l'homme en tant qu'il est capable, parce qu'il est esprit, de rejoindre la source profonde de sa vie et de son esprit, celui que les traditions religieuses appellent Dieu. Car le nom de Dieu est au-delà de la philosophie : ce sont les traditions religieuses et la Révélation qui nous parlent de Dieu et lui donnent un nom. Le philosophe, quant à lui, recherche la source, l'absolu qui n'a pas de nom car il ne l'a pas expérimenté. Mais quand il l'a découvert, il peut comprendre que c'est celui-là même dont parlent les traditions religieuses. C'est pour cela qu'il ne faut pas, au niveau philosophique, parler de "preuves" de l'exis­ tence de Dieu. Il faut plutôt parler de la recherche de l'Etre premier, source de notre être, de notre vie, de notre lumière, de notre amour ; il faut parler de la découverte d'un être absolu, spirituel et personnel (ce qu'il y a d'absolu dans l'ordre de l'être, de la vie, de l'esprit et de l'amour).

Nous recherchons seins cesse d'où vient l'amour qui est en nous, qu'il s'agisse de l'appétit naturel ou de l'amour spirituel et personnel. Si l'appétit naturel est si fort et si véhément, l'amour d'amitié, qui est spirituel, eveille notre intelligence à l'égard de celui que nous aimons. Cet amour a toutes les finesses, toutes les délicatesses de l'intelligence, de sorte que les deux amis deviennent toujours plus intelligents l'un à l'égard de l'autre. Nous nous posons nécessairement la question : d'où vient cet amour si étonnant dont nous vivons, d'où vient cet élan d'amour si fort ? Et quand nous découvrons philosophiquement la source de cet amour, nous sommes en sa présence : une source, en effet, ne fait jamais nombre avec ce qui provient d'elle. Dès que nous découvrons la source de notre être, de notre vie, de notre amour, nous comprenons qu'elle est présente à tout notre être. Elle n'est pas lointaine, puisqu'elle est absolue et qu'elle dépasse toutes

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nos limites. Nous découvrons là celui que les traditions religieuses nomment Dieu, le Créateur, et nous avons le désir, dans la mesure où cela nous est possible, de rejoindre cette source pour la contempler. Il y a en effet une contem­ plation naturelle de cette source première ; elle exige un amour et un effort de l'intelligence. L'amour d'amitié nous rend plus intelligents, parce que, dès que nous aimons quelqu'un, nous voulons aller le plus loin possible dans la connaissance de sa personne ; et nous désirons lui faire comprendre que par cet amour, nous avons cette délicatesse de découvrir en lui ce que per­ sonne d'autre ne découvre, son secret le plus intime. Aussi, lorsqu'il s'agit de la source de notre être, avons-nous un désir encore plus fort de découvrir ce qu'elle est et de la contempler. Ici encore, nous découvrons une mystérieuse fécondité, qui provient de cet amour contemplatif à l'égard de l'Etre premier, source de tout amour. Par cet amour contemplatif en effet, nous sommes en relation intime et personnelle avec celui qui est source de toute fécondité ; du fait même que nous nous approchons de lui, notre coeur et notre intelligence possèdent quelque chose qui nous permet de nous renouveler constamment. Nous tou­ chons là ce qui est le plus sacré, le plus "divin" en nous. Les philosophes grecs n'hésitaient pas à en parler. Si les philosophes contemporains n'en parlent plus beaucoup, c'est parce que nous vivons dans une ère d'efficacité. Les philosophes grecs n'hésitaient pas à affirmer que le sommet de notre vie est la contemplation de l'Etre premier, et que c'est dans cette contem­ plation que notre capacité de connaître et d'aimer se renouvelle constamment. Nous pouvons tous expérimenter cela, puisque nous sommes tous suffisamment intelligents pour remonter à la source de notre être. Dès que nous l'avons quelque peu expérimenté, nous comprenons qu'en chacun de nous une commu­ nication directe se fait à partir de Dieu, puisque notre âme est actuellement créée par Dieu et que notre intelligence, dans son appétit le plus intime, est faite pour Dieu, de même que notre capacité d'aimer. Voilà le fruit de la merveilleuse fécondité de Dieu, puisque la création est elle-même une fécondité qui provient de Dieu. Si nous pouvons entrer dans une relation d'amour et d'intelligence avec lui, nous ne voyons pas pour autant Dieu. Mais en reconnaissant notre totale dépendance à son egard, en reconnaissant que nous recevons tout de lui, nous nous mettons en sa présence. Notre esprit est alors en communication directe avec celui qui est source de toute fécondité, et nous sommes comme enveloppés de cette fécondité. De cette manière, notre intelligence et notre volonté "rajeunissent". N'y a-t-il pas là quelque chose de très mystérieux, toujours difficile à exprimer ? Mais il ne faut jamais oublier cette source de fécondité. Si nous en avions une conscience plus aiguë, nous connaîtrions la joie de l'intelligence qui s'ouvre directement à la lumière de Dieu et celle du coeur qui entre en relation avec la source de tout amour. Nous vivrions du bonheur de la contemplation divine, et notre bonheur humain n'en serait que plus grand.

Fécondité artistique

Venons-en à une dernière modalité de la fécondité : la fécondité artistique, étroitement liée à l'inspiration. C'est surtout d'elle que Platon parle, et sa tendance est même d'y réduire toutes les autres fécondités. Sans doute les diverses modalités de la fécondité sont-elles liées les unes aux autres. Mais chacune d'elles a tout de même quelque chose de particulier, puisque chacune exprime une dimension de notre coeur et de notre intelligence.

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Aussi devons-nous nous efforcer de les distinguer.

La fécondité artistique est au-delà du travail. Nous voyons ainsi que le travail humain implique plus que l'efficacité, si du moins il est porté par un amour, par l'ardeur que nous avons à travailler et par l'amour de l'oeuvre que nous réalisons. Bien sûr, celui qui travaille uniquement parce qu'il doit travailler ne risque pas de connaître cette fécondité. C'est ce qui se passe quand on fait un travail d'esclave, un travail de pure exécution. Cela peut se produire à tous les niveaux, même dans la recherche intellectuelle et scientifique, quand le travail se réduit à la pure application de méthodes, exclusivement en vue d'me efficacité, et qu'il n'y a de fait aucun amour du travail. Par contre, lorsque le travail provient de nous et qu'il réalise notre inspiration - comme cela arrive dans le travail artistique et le travail intellectuel -, nous nous mettons à la recherche avec avidité et nous l'aimons. L'amour du travail fait qu'il y a alors, à l'intérieur même de l'efficacité, une certaine fécondité. L'amour du travail nous permet de toujours dépasser ce qu'il comporte d'austère et de rigide : "Tu travailleras à la sueur de ton front" (2) - triste perspective 1 Le travail implique toujours quelque chose de cela. Mais nous pouvons aussi aimer notre travail : il devient alors plus facile. Mais quand nous ne sommes pas à la source de son inspiration, nous pouvons l'aimer, que ce soit par les relations humaines qu'il implique, par la recherche de la vérité qu'il engage, ou encore par son utilité pour les autres. Il y a toutes sortes de motifs à découvrir, qui peuvent nous faire aimer notre travail. Quand nous aimons notre travail, nous réalisons une oeuvre qualitative ; c'est bien la marque de la fécondité : la fécondité se traduit dans l'oeuvre par la qualité. Par contre, lorsque nous ne cherchons que la quantité, l'effi­ cacité, l'oeuvre n'a plus rien de qualitatif : peu importe que cela soit réussi ou non, l'essentiel est que cela soit productif. Si nous perdons le sens de la qualité, l'efficacité domine très vite et la fécondité disparaît. Il y a donc un lien entre la qualité de l'oeuvre et la fécondité dans le travail. Cette qualité n'est-elle pas le fruit direct de la fécondité à l'intérieur du travail ? L'amour qui anime le travail lui donne une signification nouvelle, de sorte que nous le reprenons toujours, avec la volonté que l'oeuvre soit parfaitement qualitative.

Pourquoi l'amour est-il fécond ? Nous avons jusqu'ici énuméré les diverses modalités de la fécondité. Nous devons maintenant creuser davantage, ce qui est très difficile. Nous sentons combien, pour l'homme, la fécondité est liée à l'amour. L'amour parfait est fécond, avons-nous dit. Mais pourquoi ? Nous pourrions rester devant cette interrogation I Un vrai philosophe doit savoir poser les questions essen­ tielles avec force, et les laisser quelque temps en suspens s'il le faut. Pour­ quoi l'amour parfait, dans ce qu'il a de plus profond, implique-t-il la fécon­ dité? C'est peut-être en nous posant cette question que nous pouvons décou­ vrir le mieux la dimension métaphysique de l'amour. Nous y reviendrons dans le chapitre suivant. C'est un magnifique sujet de réflexion. Peut-être faut-il avant tout consi­ dérer ceci : l'amour est source. N'est-ce pas pour cela - nous l'avons vu avec saint Jean de la Croix - qu'on l'exprime si souvent à l'aide des symbo­ lismes du feu et de l'eau ? L'amour est source, il jaillit, il se reprend sans cesse. Un amour ne s'ajoute pas à un autre amour. L'amour, en se reprenant, se renouvelle, et c'est bien pour cela qu'il est toujours fécond. L'amour ne peut pas vieillir : il a en lui quelque chose d'éternel. Il est une source et sa spontanéité est telle qu'il veut toujours aller plus loin. C'est en cela 123

qu'il a, au sens très fort, quelque chose de substantiel. L'amour, parce qu'il est une source, veut se communiquer. Le bien, ainsi que le disaient les anciens, est "diffusif de soi" (bonum diffusivum sui). L'a­ mour, c'est l'attraction que le bien exerce sur nous, puisqu'on nous attirant le bien suscite en nous un amour. Et si le bien est diffusif de soi, l'amour est fécond : la fécondité de l'amour est comme la réplique profonde à l'attrac­ tion du bien qui suscite en nous un amour, force vive que nous ne pouvons pas canaliser, puisqu'elle demande à se communiquer le plus profondément possible.

Le point de vue du théologien : Marie, manifestation de la fécondité divine

Terminons par un dernier regard, théologique, sur la fécondité divine de Marie. Cette fécondité est certes une fécondité miraculeuse selon l'ordre de la chair et du sang, mais elle présuppose une fécondité divine, surnaturelle, dans le coeur de Marie, une fécondité de pur amour dans la foi et l'espérance. Cette maternité divine de Marie, dont l'oeuvre propre est la formation du corps du Christ, chef-d'oeuvre de tout l'univers, est la maternité la plus parfaite, en raison même de son fruit qui surpasse infiniment le fruit de toutes les autres maternités. Notre univers n'a jamais réalisé quelque chose d'aussi grand, d'aussi parfait que le corps de Jésus, et il l'a réalisé par le concours de Marie, sous l'action directe de l'Esprit Saint, l'Esprit qui "plane sur les eaux" (3). Cette maternité a en Marie une fécondité plus intime et plus mystérieuse : sa propre contemplation du Père par et en son Fils bien-aimé, donné à Marie pour être son Fils bien-aimé. Marie reçoit dans son amour le secret du Père : son Fils bien-aimé. Ce secret devient son secret le plus intime, donnant un sens nouveau à toute sa vie. Cette maternité s'achève à la Croix, dans le mystère de la compassion ; ce mystère est source d'une nouvelle fécondité, non pas charnelle, mais spirituelle et mystique. Jésus lui-même le révèle en disant à sa Mère : "Fem­ me, voilà ton fils", et à Jean : "Voilà ta Mère" (4). Et à travers Jean, elle est Mère de toute l'Eglise. C'est bien Dieu qui veut qu'elle soit dans l'amour source d'une fécondité qui dépasse toutes les autres fécondités ; elle s'enra­ cine en effet dans l'unité d'amour (vécue par Marie dans son mystère de compassion) avec Jésus crucifié, source de la Rédemption de tous les hommes, source de la recréation de tout l'univers, si désordonné par les conséquences du péché. N'est-ce pas là, dans le coeur compatissant de Marie, dans une créature faisant partie de notre univers, que nous découvrons la source la plus parfaite de la fécondité, fécondité surnaturelle de vie divine ? Marie, à la Croix, devient source conjointe à l'unique source de toute vie divine, le Christ crucifié. C'est bien en ce sens que sa fécondité dépasse toutes les autres fécondités. A la Croix, elle est Mere de Jean dans son sacerdoce. Elle est Mère dans le mystère de sa charité fraternelle, pour, dans l'Esprit Saint, communiquer la vie à un autre être, qui deviendra lui aussi source de vie.

Marie, par sa double maternité, est pour nous la manifestation symbolique (d'un symbolisme divin, et donc réel) du mystère de la fécondité divine. Par là, elle est en communion profonde avec la double fécondité de la Très Sainte Trinité. C'est en effet le mystère de la Très Sainte Trinité qui est le mystère chrétien par excellence, et c'est le mystère d'une double fécon­ dité : fécondité première du Fils, fécondité seconde de l'Esprit. Il est étonnant de voir que ce qu'il y a de plus mystérieux en Dieu, c'est sa fécondité. Le mystère de Dieu par excellence, le mystère le plus caché, est bien celui de sa fécondité. Le philosophe constate que l'amour est lié à la fécondité, 124

et qu'il y a donc diverses fécondités, selon les diverses modalités de l'amour. Mais il ne peut aller plus loin, car il ne peut affirmer que l'amour parfait est nécessairement fécond ; cette nécessité lui échappe. Certains, comme Plotin, ont cru pouvoir le dire ; mais en réalité, il leur était impossible de le prouver. Ils l'affirmaient comme une évidence : tout être parfait engendre nécessairement. Mais n'est-ce pas encore une confusion entre les exigences du monde physique et celles du monde spirituel ? Ce qui est sûr, c'est que le croyant regarde plus loin que le philosophe, et découvre en Dieu-Trinité, qui est amour, la source de toute fécondité. C'est donc bien à l'égard de la fécondité que la distinction entre la connaissance philosophique et celle du croyant est le plus manifeste.

NOTES

1

Voir De Anima II, 4, 415 a 27-28.

2

Gn 3, 19.

3

Gn 1, 2.

4

Jn 19, 26-27.

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CHAPITRE X

L'AMOUR, ACHEVEMENT DE LA PERSONNE

Dans un dernier effort, essayons de préciser ce que la métaphysique peut dire de l'amour. Mais qu'est-ce que la métaphysique ? C'est une question chère à Heidegger. Pour lui, la métaphysique traditionnelle demande à être dépassée, parce qu'elle est restée au niveau des "étants" ; il faut "penser l'être". En réalité, la métaphysique regarde "œ-qui-est en tant qu'être", et l'homme dans sa capacité d'atteindre en lui œ-qui-est, l'exister, l'être, c'est-à-dire dans son esprit, puisque seul l'esprit, par l'intelligence, est ca­ pable d'atteindre œ-qui-est comme tel. On peut dire en œ sens que la méta­ physique précise ce qu'est la personne humaine en ce qu'elle a de propre. Par la, nous comprenons combien la métaphysique est necessaire dans notre monde d'aujourd'hui, pour dépasser le point de vue psychologique et découvrir la vraie finalité de la personne humaine, sa capacité profonde d'aimer spiri­ tuellement.

La métaphysique, comprenons-le bien, ne peut pas sauver l'homme, ni l'esprit de l'homme ; mais elle peut aider l'homme à être plus lucide sur ce qu'il est, sur l'exigence de l'unité de sa vie, au-delà de la complexité de son conditionnement. Aussi la métaphysique doit-elle être au service de l'homme ; c'est justement en précisant ce qu'est l'amour spirituel que l'on peut aider l'homme à être sauvé, puisqu'il n'est pleinement lui-même que lorsqu'il sait aimer. Très vite, nous pouvons tous comprendre que le grand problème de l'homme est sa capacité d'aimer. Nous ne pouvons comprendre vraiment ce qu'est l'homme, sa personne, que si nous saisissons, la capacité d'aimer qu'il porte en lui. On peut dire alors qu'une vraie métaphysique doit être au service de l'amour spirituel, puisque la personne humaine ne peut s'achever que dans un amour spirituel, personnel.

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L'amour spirituel et personnel implique un amour instinctif et passionnel ; impossible d'aimer sans que nos passions soient un peu éveillées 1 Quand nous aimons, ne sommes-nous pas toujours passionnes ? Et normalement, plus nous aimons spirituellement, plus nous sommes passionnés. Mais il faut que la passion soit dépassée, assumée par l'amour spirituel. Si les passions sont trop éveillées, l'amour spirituel ne peut plus l'être suffisamment, et cela aboutit à des catastrophes. L'amour instinctif lui aussi est nécessairement présent, mais il est dépassé. L'amour spirituel assume donc toutes nos éner­ gies, toutes nos capacités d'aimer, toute notre sensibilité et notre imagination. Il réalise en nous une certaine unité, sans détruire la complexité de notre vie affective.

Admiration et contemplation dans l'amour d'amitié Nous avons déjà parlé de la différence qui existe entre l'amour et l'intel­ ligence ; il faut cependant y revenir, car ce problème est particulièrement important pour le développement de notre personnalité. Si l'intelligence recherche la lucidité, ne pensons pas pour autant que cela soit sa qualité dominante : nous retomberions alors dans la perspective de Descartes qui considère, à tort, que la perfection de l'intelligence se situe du côté de la clarté. Ce qu'il y a de plus grand dans l'intelligence, c'est le discernement et la contemplation. Notre intelligence demande à être contemplative ; il faut le comprendre d'un point de vue purement humain et naturel : un homme véritablement intelligent est nécessairement un contemplatif. Le contemplatif, ainsi que le disaient les Grecs, c'est le sage qui, prenant du recul, a un regard suffisamment élevé pour rassembler et dépasser ce qui est particulier, contingent ; il porte son regard au-delà de l'horizon habituel des hommes ; au-delà, il contemple une personne aimée. Ne pourrait-on pas dire que la contemplation commence par être mater­ nelle? Quand une mère regarde avec amour son petit enfant qui dort et qui s'éveille, elle le contemple. La contemplation commence avec ce regard très simple de la mère qui enveloppe son enfant de tout son amour.

La contemplation, c'est ce regard dans l'amour ; il procède d'une intelli­ gence qui va jusqu'au bout de ses exigences, précisément parce qu'elle est portée par l'amour. Ainsi, la lucidité et la clarté, aussi belles qu'elles soient, ne sont que des propriétés de l'intelligence ; ce sont des qualités importantes sans doute, mais pas essentielles. Descartes a donc eu le tort d'oublier l'essen­ tiel, en mettant à la première place ce qui est second ; cela est grave, du point de vue philosophique. Le contemplatif ne peut jamais s'arrêter : il veut ciller toujours plus loin, tandis que celui qui se contente de la clarté et de la lucicité de son intel­ ligence s'y arrête fatalement. Le contemplatif veut aller toujours plus loin, parce qu'il contemple une personne aimée ; il sait gu'il est face à une réalité qui le dépasse, et il a toujours à la découvrir, à la dévoiler. Il faut bien seiisir ce que représente cette exigence ultime de l'intelligence enveloppée d'amour, qui permet à l'amour d'aller plus loin encore. Un véri­ table amour spirituel, nous l'avons vu, présuppose la connaissance. Mais nous ne pouvons aimer qu'en dépassant notre intelligence. Dans l'ordre de l'amour d'amitié, le grand drame naît lorsque nous nous arrêtons à notre jugement au lieu de le dépasser. Nous commençons alors à laisser notre intelligence passer devant, et nous empêchons l'amour d'être lui-même.

L'amour d'amitié exige toujours que l'intelligence soit dépassée. C'est 128

pourquoi un véritable amour d’amitié ne peut durer que dans la mesure où nous avons de l'admiration pour la personne que nous aimons. Des théologiens du Xlle siècle (les Victorins) notaient que la contemplation exige toujours l'admiration. Quand nous avons de l'admiration pour la personne que nous aimons, notre intelligence peut se laisser dépasser par l'amour. Nous pouvons même dire qu'à ce moment-là, l'intelligence aime se laisser dépasser par l'amour. Toute personne humaine a en elle quelque chose par quoi elle nous est supérieure ; elle est ainsi capable d'être notre bien. Cela n'est pas vrai seulement de ceux que nous avons choisi d'aimer, mais de toute personne humaine. La personne humaine a en elle, dans sa propre existence, quelque chose d'absolu : c'est pour cela que nous devons la respecter et que nous pouvons l'admirer. Toute personne humaine est admirable. Précisons que jamais nous ne pourrons saisir ce qu'est vraiment la personne humaine en recourant à des tests psychologiques, ou à des analyses grapho­ logiques. Aussi intelligentes qu'elles soient, ces méthodes, si nous les prenons comme unique moyen de connaître la personne humaine, risquent toujours d'arrêter notre amour spirituel, précisément parce que l'amour n'est pas déterminé par les connaissances que nous pouvons avoir de la personne ; il est spécifié par la personne elle-même qui est mon bien et qui m'attire. Si nous nous arrêtons aux connaissances que nous avons d'elle, et si nous l'aimons dans cette lumière, notre amour ne peut s'épanouir, ni même être ce qu'il doit être. Voilà bien la difficulté que nous avons à aimer : il nous faut à la fois garder une très grande lucidité et dépasser la connaissance que nous pouvons avoir de la personne que nous aimons. Si nous en restons à la connaissance, sans parvenir à regarder la personne que nous aimons comme notre bien, c'est-à-dire comme un être qui nous dépasse et que nous admirons, nous ne pouvons pas l'aimer vraiment. Lorsqu'on vit, comme nous, dans un climat excessivement critique, la connaissance passe très facilement devant ; c'est pourquoi nous avons une telle peine à rester fidèles à l'amour.

La fidélité provient tout simplement d'un amour qui ne cesse de grandir. Il n'y a pas de fidélité sans une croissance dans l'amour. Dès qu'un amour cesse de grandir, il n'est plus un véritable amour. Or un regard trop critique, qui veut déterminer notre amour spirituel, et sur lequel on s'arrête, brise les élans profonds de notre coeur et nous empêche d'aimer vraiment. Un véritable amour d'amitié implique toujours une certaine admiration et une certaine contemplation à l'égard de la personne aimée. Jamais nous ne nous lassons de regarder celui que nous aimons, et nous découvrons tou­ jours plus profondément en lui notre bien ; et cela demande d'être réciproque. Aussi peut-on dire qu'il y a cette réciprocité du regard, qui donne au regard de l'ami une sorte de profondeur. Les amis aiment se regarder, se contempler, pour mieux se connaître de cette connaissance directe et intime. "Dans tes yeux, je découvre ton âme" : ce n'est jamais entièrement vrai ; on ne dé­ couvre jamais parfaitement l'âme d'un être dans ses yeux. Pourtant, nous le désirons. Les anciens disaient que les yeux étaient les fenêtres de l'âme. Il y a là une part de vérité : on peut, en regardant les yeux d'un être que l'on aime, pénétrer plus avant dans son coeur.

Concluons donc que tout véritable amour d'amitié implique une certaine contemplation : le regard contemplatif de l'ami à l'égard de son ami. Mais pour éviter de nous faire tomber dans le romantisme, cette contemplation doit rester réaliste. Un véritable amour d'amitié exige de nous un très grand réalisme, car l'imaginaire risque toujours de corrompre l'amour. Lorsque l'imaginaire l'emporte, on se recherche soi-même et on n'aime plus vraiment. 129

L'amour d'amitié appelle vraiment un très grand réalisme, qui se traduit dans l'admiration et la contemplation. La véritable admiration est toujours réaliste. Sans doute faut-il aussi avoir un certain esprit critique ; mais il ne doit pas dominer. C'est toujours l'amour qui doit être victorieux de tous les excès possibles de l'esprit critique.

De l'amour d'amitié à la découverte de Dieu N'insistons pas davantage sur cette contemplation qui naît au sein même de l'amour d'amitié. Mais nous comprenons par là que l'amour d'amitié est le premier achèvement de la personne humaine. Cette contemplation au sein de l'amour d'amitié est un achèvement de la personne humaine, puisque grâce à elle nous reposons dans notre bien. Cependant, ce "repos'' n'est pas absolu : on peut dire qu'en impliquant l'admiration et la contemplation, l'amour d'amitié veut aller plus loin ; telles sont les profondes exigences de l'intelligence et du coeur.

La véritable contemplation, dans ce qu'elle a d'ultime, est à l'égard du Bien premier et suprême, celui que nous appelons Dieu, selon les traditions religieuses et selon la Révélation chrétienne. Même si le philosophe comme tel ne peut nommer Dieu, cela ne l'empêche pas d'avoir soif de l'Absolu. Plus l'homme vit dans un climat de relativité, plus il risque d'être dégradé. Il y a pourtant en lui un appétit extraordinaire de dépassement, qui le conduit à découvrir l'Absolu, c'est-a-dire Dieu-Créateur. L'amour d'amitié n'est-il pas comme un tremplin permettant de découvrir qu'au-delà de notre ami il est un être plus grand que lui, qui n'est pas son rival, mais qui le porte et lui donne toute sa signification ? En effet (nous l'avons souligné), dans le regard qu'il a sur son ami, l'ami voudrait atteindre les profondeurs de l'âme de celui-ci ; mais il ne pourra jamais y parvenir vraiment. Dans ce regard, l'homme qui aime son ami ne cherche-t-il pas en réalité à découvrir quelqu'un qui est au-delà de l'homme ? L'amour d'ami­ tié en effet porte en lui une exigence infinie, qui ne peut être satisfaite par l'homme-ami. On peut donc dire que l'amour de l'ami pour son ami va plus loin que le coeur de l'homme ; il est comme un appel vers la source : l'homme, a la fois, cache cette source et la fait pressentir. Dès que nous aimons profondément quelqu'un, d'un véritable amour, il y a par cet amour une voie d'accès très privilégiée pour découvrir la présence de celui qui en est la source ; je ne parle pas ici en théologien, mais en philosophe qui cherche à pénétrer le plus loin possible dans l'amour et à en saisir la richesse unique : elle ouvre le coeur de l'homme à la source de tout amour.

Un véritable amour spirituel à l'égard d'une personne qui nous aime épa­ nouit notre coeur et l'ouvre à un appel vers un amour infini, et par là à un dépassement de nous-mêmes. C'est ce dépassement qui nous met dans la plus grande disposition intérieure à écouter celui que nous nommons Dieu, qui est notre Créateur et qui est plus proche de nous que nous ne le sommes à nous-mêmes, plus proche aussi de nous que notre ami le plus aimé. Notre ami n'est-il pas le fruit de son acte créateur, comme nous-mêmes ? Aussi, quand un amour humain possède une très grande intensité et une très grande limpidité, nous pressentons, même si nous n'en avons pas clairement cons­ cience, que quelqu'un de plus grand nous unit.

Il est très étonnant de voir combien deux personnes humaines, très diffé­ rentes dans leur existence, peuvent se comprendre et s'unir profondément l'une à l'autre. La personne que nous aimons, au moment même où nous l'aimons, nous dépasse. N'est-elle pas notre bien ? En l'aimant, nous acceptons 130

inconsciemment qu'elle nous dépasse ; et cela nous amene a comprendre qu'il y a une source profonde qui nous unit dans l'amour. Il y a quelqu'un de plus grand que nous, qui nous unit à celui que nous aimons, et qui nous donne la possibilité de soupçonner à travers lui sa présence invisible de source première. Comprenons bien que l'amour de l'ami ne nous fait pas explicite­ ment découvrir la présence de l'Absolu que nous appelons Dieu. Mais il nous la fait pressentir, et il faut bien reconnaître que ce pressentiment, qui est de l'ordre de l'amour spirituel, peut être plus fort que la connaissance méta­ physique la plus limpide et la plus profonde. Ne devons-nous pas reconnaître que la connaissance métaphysique, qui nous fait découvrir l'existence de l'Etre premier, ne peut être absolument pénétrante que s'il y a ce pressen­ timent ? Sinon, les voies qui nous font découvrir métaphysiquement l'existence de Dieu se transforment très vite en une sorte de raisonnement logique, qui ne peut plus nous faire découvrir Dieu. La logique et ses raisonnements sont très importants comme instruments d'analyse, mais ils ne peuvent par eux-mêmes nous faire atteindre Dieu. Seule la connaissance métaphysique le peut : mais, nous le savons, c'est une connaissance très fragile. Nous le reconnaissons en disant qu'elle est une connaissance analogique. L'amour - c'est son immense avantage - est une puissance de déracinement, ce que n'est pas la métaphysique. L'amour nous fait nous dépasser, il nous porte toujours au-delà de nous-mêmes. C'est pour cela que nous découvrons, a l'intérieur même de l'amour que nous avons pour notre ami, un pressen­ timent grâce auquel nous pouvons atteindre le terme de toute la démarche métaphysique : l'existence de Dieu. Nous ne faisons en effet de la métaphy­ sique que pour découvrir l'exister de Dieu, et ce qu'est l'esprit ; habituel­ lement, nous les oublions, car ils ne sont pas de l'ordre de l'utile. Seul le regard métaphysique s'intéresse à ce qu'est l'esprit et à l'existence de Dieu ; et pour les atteindre, il doit être porté par un très grand amour.

On pourra objecter que cela compromet l'objectivité de la métaphysique. Ce n'est pas exact. C'est en effet l'amour qui nous donne une véritable objectivité à l'égard de la personne que nous aimons ; nous en avons tous fait l'expérience. La psychologie, par contre, ne nous donne pas de véritable objectivité : elle nous permet de découvrir les limites de la personne que nous aimons, mais ne nous la fait pas découvrir vraiment en ce gui lui est propre. L'amour d'amitié permet une connaissance beaucoup plus pénétrante : lorsque nous aimons une personne, nous pouvons en avoir une connaissance psychologique, que l'on prétend scientifique. Pour Dieu, c'est encore beaucoup plus vrai, car il ne peut être découvert que comme une source d'amour, une personne qui me dépasse infiniment. C'est en l'aimant gue je m'approche de lui. Si nous ne l'aimons pas, nous ne pouvons pas le découvrir vraiment. Saint Augustin le dit admirablement : "Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé". Il faut découvrir Dieu par l'amour, il faut avoir, à l'intérieur même de l'amour, comme un pressentiment profond qui nous lie à lui, pour que notre intelligence métaphysique puisse vraiment le découvrir, l'atteindre dans son exister propre. La decouverte métaphysique acquiert alors toute sa force. La métaphysqiue n'a sa grandeur que lorsqu'elle est portée par l'amour. Quand la métaphysique n'est plus portée par l'amour, elte risque (nous l'avons déjà dit) de s'identifier à la logique, et devient desséchante ; elle nous conduit à la cérébralisation, ce qui est le plus grand des maux. Si au contraire elle est portée par l'amour, elle nous ouvre le coeur et nous permet d'être plus intelligents pour Dieu. Non pas seulement pour ceux qui sont proches de nous et que nous aimons, mais également pour Dieu.

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Amour, adoration et contemplation Il y a donc une découverte de l'exister de Dieu par la métaphysique ; et dès que nous faisons cette découverte, nous comprenons l'attitude aimante que nous devons avoir à son égard : celle de l'adoration.

Découvrir que l'homme est un animal religieux fait essentiellement partie de la philosophie, ne l'oublions pas. Alors, nous découvrons dans un regard de sagesse que l'adoration est l'activité fondamentale de l'homme ; l'adoration n'est rien d'autre que le premier amour à l'égard de celui que nous découvrons comme l'Etre premier, le Bien suprême, et que nous considérons comme notre Créateur. C'est un premier amour qui nous approche de Dieu dans le respect. L'adoration est une attitude de respect, par laquelle nous laissons Dieu passer devant nous. Par là, nous aimons nous effacer devant Dieu, pour être vrais. Mais l'adoration ne suffit pas ; il faut encore qu'il y ait en nous, à partir de l'adoration, une soif de contemplation. Les grands philosophes grecs, qui ne connaissaient pas la Révélation chrétienne, n'hésitaient pas à parler d'une véritable contemplation de Dieu par la philosophie. Aujourd'hui, on prétend que parler de contemplation au niveau philosophique procède d'une confusion entre la philosophie et la foi. Mais il n'en est rien : la recherche d'une contemplation proprement philosophique correspond aux exigences ultimes de l'homme. Or la foi ne supprime pas du tout les exigences propres de l'homme ; elle permet au contraire à l'homme d'aller jusqu'au bout de toutes ses exigences. Or l'ultime exigence de la personne humaine est de pouvoir entrer en relation avec Dieu, avec le Créateur ; non pas en relation directe, mais dans une relation médiatisée par les réalités physiques et vi­ vantes que nous expérimentons. C'est la soif profonde de notre coeur et de notre intelligence qui s'exprime à travers l'amour d'adoration, à travers ce pressentiment si fort qu'il existe une personne plus présente à moi que je ne le suis à moi-même, plus présente a ceux que j'aime qu'eux ne sont présents à eux-mêmes et à moi. Ce pressentiment d'amour nous lie à celui que nous appelons le Créateur, parce que portés par cet amour nous désirons le connaître, sachant que nous pouvons avoir une certaine connaissance de lui. Même si cette connaissance reste très faible, nous pouvons faire porter vers elle tout l'effort de notre coeur et de notre intelligence.

De toutes les réalités que nous pouvons expérimenter, la plus parfaite est la personne humaine. Et l'amour d'amitié est ce qu'il y a de plus grand dans la personne humaine. Dans cet amour qui nous unit a notre ami, nous pouvons découvrir comme une "nuée" qui provient de Dieu : à la fois elle le cache et nous dévoile sa présence. Dieu est au-delà de cette nuée, mais grâce à l'amour d'amitié nous pouvons découvrir la présence de Dieu, comme une source aimante, une personne qui nous aime. Si Dieu m'a créé, il m'a nécessairement créé par amour î nous pouvons le dire au plan purement philosophique. Parce qu'il est Dieu, il m'a créé par pur amour : Dieu n'a besoin de personne, il se suffit parfaitement à lui-même. Si donc il m'a créé, c'est par surabondance d'amour. Ainsi, au-delà du respect que nous lui témoignons dans l'adoration, nous découvrons qu'il est nécessairement le Bien suprême, qui nous attire et que nous cherchons à contempler.

Dans ce regard intérieur, nous pouvons découvrir sa bonté suprême, son amour. Certes, nous ne faisons que balbutier ; mais ce balbutiement est plus grand que toute autre connaissance. La contemplation est un regard dans l'amour, et un regard dans l'amour cherche toujours le regard de l'être aimé. Lorsque nous aimons, notre intelligence cherche l'intelligence de l'autre. C'est déjà vrai dans l'amour d'amitié, mais cela l'est encore plus lorsqu'il

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s'agit de notre contemplation de Dieu. Aussi pouvons-nous essayer de le découvrir à travers l'ordre qui existe dans le monde ; par là, nous découvrons ce qu'est l'infini de Dieu, ainsi que l'ordre de sa sagesse. Notre intelligence a soif de découvrir l'ordre qui existe dans la réalité : l'ordre prodigieux qui existe dans notre univers, l'ordre qui existe dans le vivant, l'ordre qui existe en nous-mêmes, au plus intime de notre intelligence. A partir de là, nous pouvons découvrir la sagesse du Créateur, puisque c'est elle qui est le principe de cet ordre que nous découvrons dans la réalité. Le propre du sage n'est-il pas d'ordonner ?

De cette façon, nous découvrons Dieu comme première intelligence et comme premier amour. Dieu est tout amour ; aussi est-il entièrement donné, en tant qu'il est le Créateur. Il ne peut rien se réserver, puisqu'il ne peut y avoir en lui le moindre égoïsme. C'est cela qui est absolument extraordinaire. Nous pouvons découvrir philosophiquement la simplicité absolue de l'Etre premier, et c'est ce qui nous fait comprendre qu'il est tout entier donné dans son amour. De même, lorsqu'il connaît dans sa sagesse, il y a en lui une limpidité absolue. C'est vraiment ce que nous découvrons lorsque nous connaissons Dieu comme intelligence pure et amour pur. C'est cette contem­ plation de la bonté suprême de Dieu, de son amour, de sa sagesse, de son infini, de sa simplicité, qui donne à notre personne humaine sa plus grande dignité, et lui fait découvrir sa vraie et ultime finalité. Quand nous contem­ plons Dieu, notre Créateur, autant que nous le pouvons, une nouvelle profon­ deur se creuse immédiatement au plus intime de notre personne, puisque nous vivons alors tout relatifs à lui.

Cette nouvelle profondeur reste cachée aux yeux des autres, nous ne pou­ vons pas la dire ; c'est notre secret. N'est-ce pas la dignité d'une personne que d'avoir un secret qu'elle ne peut pas dire, surtout lorsque ce secret est in lien d'amour vécu avec celui qui est notre Créateur, que nous voulons aimer ? Quand nous n'avons plus aucun secret, il ne reste plus grand-chose en nous. Au contraire, quand nous portons un profond secret, qui donne à notre être tout son poids (amor pondus), nous pouvons relativiser beaucoup plus facilement certaines difficultés et certaines peines, nous pouvons lutter.

Le philosophe grec Plotin le disait : "N'oublie jamais la dignité de ton âme, la dignité de ton intelligence. Il y a en toi quelque chose de divin : tu es le miroir de celui qui est l'absolu". Nous ne voyons pas Dieu pour au­ tant ; mais il se reflète en nous, de sorte que nous devenons ce miroir, et découvrons en nous cette noblesse, par laquelle nous sommes reliés au Bien suprême. Ce lien d'amour et de connaissance au plus intime de notre personne avec celui qui est la source de notre amour et de notre être est bien ce qui nous personnalise le plus. L'amour au bien

comme dépassement de notre conditionnement. L'amour relatif

Il faut aller jusque-là si nous voulons comprendre toute la profondeur de l'amour. A l'égard de celui que nous appelons Dieu, notre Créateur, nous voyons qu'à l'interieur même de l'amour peut naître un regard silencieux et contemplatif, qui permet à l'amour d'avoir une lucidité et surtout une intensité plus grandes. Nous comprenons ainsi que l'amour est bien cette force intérieure qui jaillit de ce qu'il y a en nous de plus spirituel et de plus profond. L'amour enveloppe notre intelligence et prend possession de toutes nos forces vives, de sorte qu'il nous permet de dépasser toutes nos 133

limites. Notre intelligence nous permet de faire l'inventaire de nos limites ; mais quelque chose en nous nous permet de toujours dépasser notre conditionnement et nos limites : c'est notre amour spirituel.

Si nous restons dans notre conditionnement, nous retombons perpétuellement dans les mêmes ornières, sans nous apercevoir qu'il y a en nous cette mysté­ rieuse capacité d'aimer, cette source dont nous ne saisissons jamais toute la profondeur puisque nous ne la saisissons qu'à travers ses effets. Nous ne pouvons jamais nous satisfaire de l'amour dont nous vivons actuellement, ni affirmer que nous aimons suffisamment. Sinon, nous perdons l'élan premier de notre amour. N'est-ce pas ce que Platon veut dire lorsqu'il parle de l'amour-érôs ? Car l'amour est toujours un élan qui se renouvelle et qui exige un dépassement de toutes nos limites et de tout conditionnement. Nous comprenons ainsi toute la force du symbolisme du feu. L'amour est vraiment ce feu qui exige que nous allions toujours plus loin. Dans ce qu'il y a de plus radical, il est profondément extatique, précisément parce qu'il jaillit du plus profond de notre être pour nous porter au-delà de toutes nos limites. Mais l'amour a aussi la capacité de recevoir l'autre, ce que Platon semble avoir oublié. L'amour appelle l'amour : il est toujours un cri qui réclame l'amour de l'autre. Autrement dit, l'amour appelle la réciprocité. Quand l'amour est uniquement un élan, il ne peut pas s'épanouir pleinement. Quand il n'est qu'une extase qui nous porte vers l'autre, il ne peut pas être totale­ ment lui-même. C'est dire qu'il réclame qu'un autre nous rencontre ; il y a dans l'amour une soif d'accueil à l'égard de celui qui nous aime, parce que nous l'aimons, et tout simplement parce que nous sommes son bien. La réciprocité est quelque chose d'essentiel à l'amour humain, parce que précisément, si l'amour exige de nous un dépassement vers l'autre, notre bien, il nous maintient dans un accueil profond et radical à son égard.

De l'amour humain à l'amour-agapè L'analyse de l'amour-agapè fait partie du mystère chrétien et il est consi­ déré par la théologie. Il y a pourtant des liens très étroits entre l'amour humain personnel et l'amour-agapè, comme entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel. Comme nous l'avons vu, nous pouvons avoir, par l'amour, un pressentiment de la présence de Dieu. En effet, lorsque l'amour est très fort, nous compre­ nons que notre coeur humain, notre volonté spirituelle aimante, ne peut s'arrêter à l'ami, mais demande de s'orienter aussitôt vers celui qui est la source de notre amour. Quand l'ami nous aime, nous comprenons que son amour est comme une attente d'un don de Dieu.

L'amour humain en effet, quand il est vraiment spirituel, se porte sur une personne. La personne est un absolu, une réalité substantielle. Mais notre amour à l'égard de telle ou telle personne n'est pas notre substance. Par l'amour, nous nous portons vers cette personne, mais dans notre substance, nous restons incapables de lui être entièrement donnés. N'est-ce pas là le drame de tout amour humain - le drame "métaphysique" ? L'amour humain appelle l'absolu, parce qu'il se porte vers une personne, et pourtant il a, comme disent les philosophes, un mode intentionnel, puisqu'il n'est pas notre substance. Et plus nous aimons, plus nous voyons que notre être dans ce

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qu’il a de plus fondamental n'est pas notre amour. Nous voudrions que tout en nous soit donné à celui que nous aimons, mais nous sentons bien qu'en nous un poids s'y oppose. Il s'agit d'une sorte d'égoïsme, non pas moral, mais métaphysique ; c'est-à-dire qu'une dimension de nous-mêmes ne peut pas être changée î c'est précisément la plus radicale, notre substance. Notre être substantiel n'est pas notre amour. Nous voudrions bien faire en sorte que les deux s'identifient, mais nous ne le pouvons pas ; voilà le drame métaphysique. D'un côté, nous expérimentons intérieurement que notre amour nous dépasse et qu'il est ouvert à l'infini, et de l'autre nous restons ce que nous sommes dans notre existence fondamentale, avec nos limites. Nous ne devons pas dire qu'il y a là un déséquilibre, mais plutôt une tension métaphysique, ce qui n'est pas la même chose. Autrement dit, une tension demeure perpétuellement en nous, et c'est bien ce qui caractérise notre personne humaine. Seul le don de Dieu, seul le mystère de l'agapè peut nous faire dépas­ ser cette tension. Quand Dieu nous aime, il nous donne ce qu'il est : il vient vers nous et nous donne son amour, qui est substantiel. Nous, quand nous aimons quelqu'un, nous lui donnons notre amour d'une manière humaine, sans pouvoir donner ce que nous sommes dans notre fond substantiel. Mais par l'agapè, par le mystère de la charité, Dieu lui-même peut réaliser en nous un dépassement divin, qui nous permet de lui être totalement donnés, ainsi qu'au prochain ; tout notre être est vraiment donné. Par l'agapè, l'amour humain qui se porte sur une personne, en demeurant toujours intentionnel, peut être totalement transformé, pour que nous soyions entièrement donnés à l'autre. C'est en ce sens que nous pouvons dire que l'amour humain le plus spirituel est vraiment comme une attente du mystère de l'agapè, de l'amour de Dieu pour nous, qui se réalise par le Christ.

Nous pouvons encore noter que l'amour spirituel est à la fois ce qui nous fortifie le plus et ce qui nous rend le plus fragiles, le plus vulnérables. Par là, on voit comment il est au-delà de la force et de la douceur. Dès que l'on aime, on est vulnérable à l'égard de tout ce qui arrive à l'ami, de tout ce qui le blesse et le touche, de tout ce qui l'épanouit ou le brise... On est plus vulnérable à l'égard de l'ami qu'à l'égard de ce qui nous arrive à nousmêmes. Mais l'amour nous donne aussi une force inconnue. L'amour spirituel est aussi d'une souplesse quasi infinie. L'amour nous adapte à tout ce qui est nécesscûre pour atteindre notre bien. Mais en même temps, l'amour met au plus intime de notre coeur une orientation implacable, irrésistible, que rien ne peut enlever. C'est bien l'amour qui est en nous la force la plus intransigeante. On ne peut discuter face à l'amour : on l'ac­ cepte ou on le refuse. Il est au-delà de toute discussion, de toute délibération.

Enfin, l'amour qui nous unit à notre bien nous permet de nous reposer en lui. Et l'amour aussi rend industrieux pour aller toujours plus loin dans l'unité avec le bien. On peut encore comprendre que si l'amour est toujours lié à la surabon­ dance et à la fécondité, il creuse aussi en nous une pauvreté, un manque. L'amour appauvrit. Nous découvrons alors par là comme les dix dimensions de l'amour (1).

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NOTES

1

Pourrions-nous faire un parallèle entre les dix catégories, les dix moda­ lités de ce-qui-est, et les dix dimensions de l’amour ? Ce qui est sûr, c'est qu'il ne faut pas confondre les dix modalités de ce-qui-est - qui sont des déterminations qui viennent s'ajouter à la réalité concrète existante - et ces dimensions de l'amour qui sont comme ses propriétés, et qui ne sont pas des formes distinctes de l'amour.

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