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French Pages 426 Year 1998
Correspondance générale d'Helvétius VOLUME IV : 1774-1800 / LETTRES 721-855
Gravure de Madame Helvétius par Jean Marie Joseph Jules Huyot
Correspondance générale d'Helvétius VOLUME IV : 1774-1800 / LETTRES 721-855
Suivies de lettres relevant des périodes des trois premiers volumes et découvertes depuis leur parution Introduction, établissement des textes et appareil critique par David Smith, directeur de l'édition, Jean Orsoni, Marie-Thérèse Inguenaud, Peter Allan et Alan Dainard UNIVERSITY OF TORONTO PRESS Toronto and Buffalo THE VOLTAIRE FOUNDATION Oxford
www.utppublishing.com University of Toronto Press Incorporated 1998 Toronto Buffalo Printed in Canada ISBN 0-8020-4285-6 University of Toronto Romance Séries
Pr.inted on acid-free paper Published in Gréât Britain by thé Voltaire Foundation 99 Banbury Rd., Oxford OX2 6JX ISBN 0-7294-0553-2 Données de catalogage avant publication (Canada) Helvétius, 1715-1771 Correspondance générale d'Helvétius (University of Toronto romance séries) Comprend des références bibliographiques. Sommaire: v. 1. 1737-1756, lettres 1-249 - v. 2. 1757-1760, lettres 250-464 - v. 3. 1761-1764, lettres 465-720 v. 4. 1774-1800, lettres 721-855. ISBN 0-8020-4285-6 (v. 4) 1. Helvétius, 1715-1771. 2. Helvétius, Anne-Catherine, 1719P-1800. 3. Philosophes - France - Correspondance. I. Helvétius, Anne-Catherine, 1719?-1800. II. Allan, Peter, 1931- . III. Dainard, Alan, 1930- . IV. Orsoni, Jean, 1931- . V. Smith, D.W. (David Warner), 1932- . VI. Titre. VII. Collection. B2046.H44A4
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C80-094481-X
University of Toronto Press acknowledges thé financial assistance to its publishing program of thé Canada Council for thé Arts and thé Ontario Arts Council. Cet ouvrage a été publié avec l'aide d'une subvention accordée par la Fédération canadienne des études humaines, organisme financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
Introduction
Ce quatrième volume comporte deux parties principales : d'une part, la correspondance de Mme Helvétius après la mort de son mari, et d'autre part, des lettres nouvellement découvertes, consistant, soit en lettres inédites, soit en originaux autographes de lettres déjà publiées par nos soins, les unes et les autres relevant des périodes des trois premiers volumes. Parmi ces nouveautés, figurent une trentaine de lettres adressées à Helvétius, que l'université de Toronto a acquises en 1994. La vie de Mme Helvétius à Auteuil nous intéresse à de nombreux titres : pendant plus de vingt-cinq ans, elle a accueilli dans son salon un groupe d'intellectuels, hommes de lettres et philosophes, qui prendront à la fin du siècle le nom d'Idéologues. Elle est aussi l'amie intime de Benjamin Franklin, ambassadeur officieux des États-Unis en France, et qui habite dans le village voisin de Passy de février 1777 à juillet 1785. Durant cette période, comme après son retour à Philadelphie, l'Américain adresse à "Notre Dame d'Auteuil" et à ses amis des lettres qui constituent l'un des fleurons de ce volume. Enfin, si les lettres de Mme Helvétius ont été rares pendant la dernière décennie de sa vie, elle n'en a pas moins été mêlée, avec les membres de son cercle, à la vie politique française pendant toute la Révolution, et notamment lors de ses derniers soubresauts juste avant le 18 Brumaire. À la disparition de son mari, mort intestat, Mme Helvétius avait vu son revenu annuel réduit aux 20 000 livres que lui garantissait son contrat de mariage. Ayant alors décidé de quitter Paris, elle avait acquis à Auteuil la maison du peintre Quentin de La Tour, puis, après avoir marié ses deux filles aux prétendants nobles qu'elles s'étaient choisis, elle avait commencé une nouvelle vie à la campagne, tout en conservant jusqu'en 1778 un appartement rue Sainte-Anne pour y passer l'hiver. La maison comportait deux ailes en saillie et donnait sur la Grande-Rue (actuellement rue d'Auteuil) et sur le domaine de la marquise de Boufflers. Le parc, long et étroit, planté de vieux arbres, s'étendait sur deux arpents et demi et Mme Helvétius y était extrêmement attachée. "Elle tient au sol de son jardin comme une de ses plantes", écrit l'abbé Morellet V
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au comte de Shelburne en 1783, et Rœderer rapporte sa confidence à Bonaparte, lors de la visite que celui-ci lui rendra après son retour d'Egypte : "Vous ne savez pas combien on peut trouver de bonheur dans trois arpents de terre." Mme Helvétius vivait entourée d'animaux de toutes sortes, en particulier de chats, qui avaient fini par envahir toute sa maison. Elle avait affublé certains d'entre eux de noms littéraires : telle petite chatte s'appelait Zémire, héroïne d'un conte de Marmontel, tel matou était Aza, personnage des Lettres d'une Péruvienne. Les contemporains se sont parfois gaussés de l'excès d'amour dont elle entourait ces pensionnaires. Le baron d'Andlau-Hombourg, cousin de son gendre, évoque pour la baronne d'Oberkirch la surprise de sa visite à Auteuil en 1786 : une vingtaine d'angoras, "habillés de longues robes fourrées", se disputaient leur nourriture à coups de griffes, constellaient les meubles de poils et de graisse, et occupaient toutes les chaises de la maison, au désespoir des visiteurs qui ne savaient où s'asseoir. Ses commensaux rêvaient de s'en débarrasser, et l'abbé Morellet s'est amusé à rédiger une "requête présentée à Mme Helvétius par ses chats", dans laquelle il feignait de prendre leur défense et faisait l'éloge de "l'illustre chat Pompon" qui dormait sur les genoux et s'installait dans le lit de sa maîtresse. Les chiens, moins nombreux, mais tout aussi adulés, étaient également des plus mal élevés. Leur "mère" avait pour eux toutes les indulgences, et Abigail Adams, femme et mère de deux futurs présidents des États-Unis, est fort choquée lorsque, l'un d'eux s'étant oublié sur le plancher en sa présence, Mme Helvétius trouve tout naturel d'essuyer la flaque avec ses dessous. Quant au bouledogue Boulet, que Temple Franklin avait ramené d'Angleterre en 1784, il savait très bien mordre l'abbé de La Roche, mais restait sans voix en présence de voleurs. On trouvait en outre à Auteuil des oiseaux de toutes les espèces moineaux, grives, merles, rossignols, canaris, pigeons (dont l'un, nommé Coco, avait ses entrées dans la chambre de Mme Helvétius), et peut-être même des cardinaux envoyés d'Amérique. L'affection que Mme Helvétius éprouvait pour les oiseaux, qu'on enfermait la nuit dans une volière pour les protéger des chats en maraude, s'étendait même aux poulets, sans pourtant qu'elle s'abstînt d'en consommer de temps en temps. Cet amour des animaux n'était cependant qu'une des manifestations du caractère aimable de Mme Helvétius. Sensible, extravertie, elle appréciait les joies simples de la vie. "Elle aime, écrit Morellet, ses oiseaux, son jardin, sa maison, ses amis, ses fleurs comme le premier jour, comme on aime à 15 ans, et le bonheur qu'elle sait si bien goûter pour elle-même, elle le répand sur ceux qui vivent près d'elle." Mme Helvétius aimait également la compagnie des enfants. En plus de vi
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ses quatre petits-fils et de ses trois petites-filles, elle choyait les enfants de ses voisins et de ses domestiques (elle léguera "[s]a garde-robe tout entière" aux deux filles de Marin Richard, qu'elle avait élevées); elle dorlotait aussi ceux de ses amis, en particulier Aminthe Cabanis, Élisa de Condorcet, Eulalie Roucher et Ambroise Firmin-Didot. À l'âge de 70 ans, ce dernier se souviendra avec émotion des moments heureux qu'il avait passés dans la maison d'Auteuil : "À l'heure de son déjeuner, elle me faisait souvent venir près de son canapé, pour lui réciter les fables de La Fontaine, tandis qu'entourée de ses chats, elle égrenait de grandes grappes de maïs dont elle distribuait à ses oiseaux les grains d'un jaune d'or, dont sa grande chambre était toujours ornée; et dans son jardin les hortensias, les rhododendrons et les autres plantes nouvelles, que lui fournissaient ses amis, étaient cultivées avec soin par son jardinier, nommé L'Amour. Pour m'encourager au jardinage, elle avait bien voulu me donner, ainsi qu'à mon jeune frère, un petit jardin au bout du sien." Mme Helvétius, qui savait être fort généreuse, hébergera pendant plus de 25 ans à Auteuil trois de ses meilleurs amis, l'abbé Morellet, l'abbé de La Roche et Cabanis. Cette intimité dérogeait à l'idée qu'un John Adams, futur président des États-Unis, se faisait des bienséances, mais Mme Helvétius se montrait suprêmement indifférente au qu'en dira-t-on. C'est au début des années 60 qu'elle avait connu Morellet, dont les lettres et les mémoires fournissent à son sujet une source abondante de renseignements : "Sa maison devint la mienne; il se passait rarement un jour sans que je la visse; toutes mes soirées lui étaient consacrées, et souvent le matin nous allions nous promener à cheval au bois de Boulogne. Il y a peu d'exemples d'une liaison aussi étroite, aussi douce, aussi durable que celle qui m'attachait à elle." Morellet ne vivait pas à demeure à Auteuil, n'y passant que "deux ou trois jours par semaine", sauf quand l'hiver était trop rigoureux, comme cela avait été le cas en 1784. Il occupait chez Mme Helvétius une chambre qui donnait, au sud, sur les collines de Meudon, et au nord, sur les terres de Mme de Boufflers. Il y disposait d'une petite bibliothèque et pouvait travailler sans craindre d'être dérangé. De temps en temps, il amenait à Mme Helvétius des visiteurs, comme le fils aîné de lord Shelburne, qui était venu à Auteuil en 1784, 1787 et 1790. Tiède partisan de la Révolution en ses débuts, Morellet est horrifié par le démantèlement de l'ancien régime. Alors qu'il avait employé toute son influence pour se procurer en juin 1788 une abbaye, laquelle lui rapportait 15 000 livres de rente, l'État la lui confisque deux ans plus tard, ce qui n'a sans doute pas été étranger à ses sentiments d'hostilité. Il survivra à tous ses amis, après avoir eu la satisfaction de voir leurs opinions se rapprocher des siennes. Martin Lefebvre de La Roche, bénédictin sécularisé en 1769, avait été le vii
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secrétaire et le confident d'Helvétius avant de devenir bibliothécaire et aumônier de Christian IV, duc de Deux-Ponts. C'est à ce titre qu'on l'avait chargé, en 1770, de négocier le mariage du comte de Forbach, issu de l'union morganatique du duc et d'une danseuse lorraine, avec l'une ou l'autre des filles d'Helvétius. Son installation à Auteuil remonte probablement à la mort du duc, en novembre 1775. Grand bibliophile, et ne se cachant pas de prétentions littéraires, il supervise, outre les éditions originales du Bonheur et de L'Homme, la publication de trois éditions des Œuvres d'Helvétius : les deux éditions publiées à Bouillon en 1781 (5 vol. in-8°; 2 vol. in-4°) et l'édition Didot en 14 volumes de 1795. Il n'hésite pas à en éliminer certains passages ne correspondant plus à ses choix idéologiques, qui avaient évolué pendant la Révolution. Et ce qui est pire, il fait endosser à Helvétius la paternité de lettres qu'il avait fabriquées de bout en bout. Ce Picard d'origine paysanne, grand, sympathique, distrait, studieux et passionné de politique, se jette avec fougue dans la tourmente révolutionnaire. Après avoir exercé les fonctions de maire d'Auteuil pendant deux mandats consécutifs (1791-1793 et 1793-1795), il est arrêté et emprisonné sous la Terreur. Finalement reconnu comme patriote et de "caractère vraiment révolutionnaire", il doit pourtant attendre la chute de Robespierre pour recouvrer la liberté. En 1798, il est élu maire du canton de Passy, et devient membre du Corps législatif sous le Consulat. Son dernier rôle politique sera d'en avoir assuré la présidence, sans gloire, pendant deux semaines. Cabanis ne s'installe à Auteuil qu'en 1778. Né en 1757 près de Brive, il a à peu près l'âge qu'aurait eu le fils unique de Mme Helvétius, mort très jeune. Aussi le prend-elle en affection, se plaisant à penser, selon le témoignage d'Hélène Maria Williams, que "si la doctrine de la transmigration était vraie", l'âme de son fils avait "passé dans le corps de Cabanis". Elle en fait son fils adoptif et il vient habiter chez elle alors qu'il est encore célibataire. Plus tard, il fait venir son épouse à Auteuil, et sa fille cadette y naîtra. Ami de Mirabeau, il embrasse lui aussi la cause de la Révolution, et participe à la politique municipale. Mais pendant la Terreur, il se voit écarté de la vie publique en raison de sa qualité de Girondin. Il est par la suite l'un des principaux artisans de la révolution dirigée contre un Directoire tombé dans le discrédit, dite "coup d'État du 18 Brumaire", mais désavoue rapidement le régime autoritaire de Bonaparte. Médecin de profession, Cabanis prendra part à la réorganisation des études médicales sous l'Empire, et sera sénateur ainsi que membre de l'Institut. À la mort de Mme Helvétius, il héritera avec La Roche de l'usufruit de la maison d'Auteuil à titre viager, et finira par l'occuper tout entière, quand La Roche lui en aura loué sa propre moitié en 1805. Le cercle d'amis de Mme Helvétius ne se limitait pas à ces trois comviii
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mensaux. Dès son installation à Auteuil, elle avait pris coutume de recevoir dans son salon de vieux amis de son mari, comme le baron d'Holbach et Charles Georges Le Roy, morts tous deux en 1789; l'abbé de Condillac, qui donne comme adresse en 1776 "chez Mme Helvétius, à Auteuil"; le physicien Jean-Baptiste Le Roy, ami à la fois d'Helvétius et de Franklin; le navigateur Bougainville; l'avocat général du parlement de Bordeaux, Mercier-Dupaty, qu'Helvétius avait félicité de son opposition vigoureuse aux excès du pouvoir royal; Saint-Lambert, auteur d'un Essai sur Helvétius, publié en tête du Bonheur, Chastellux, à qui l'on doit un Éloge de son ami; ainsi que la traductrice de Hume, Mme de Meinières, qui habitait Chaillot. On peut encore mentionner, parmi bien d'autres, Turgot, ami de Mme Helvétius depuis l'époque où elle habitait chez Mme de Graffigny, et dont la mort en 1781 l'a vivement affectée. Au cours des années, Mme Helvétius et ses commensaux ont su attirer chez elle de nombreux membres de la jeune génération de penseurs et de poètes, dont certains habitaient à Auteuil. Parmi les habitués de son salon, ceux qui figurent le plus souvent dans cette correspondance sont Chamfort, Condorcet, Destutt de Tracy, Gallois, Garât, Ginguené, Roucher, Roussel, Thomas et Volney. Sans être spécialement intelligente ou cultivée, sans même jouir d'une grande fortune, Mme Helvétius a réussi à maintenir, dans sa maison modeste, une ambiance informelle qui se prêtait à la discussion libre et spontanée, et assurait la continuité de son salon, malgré certains désaccords personnels ou idéologiques. Sa bonté était aussi contagieuse que son autorité était incontestée. "Elle jugeait tout, écrira Rœderer dans une notice nécrologique, elle agissait en tout par son cœur." Mme Helvétius était très attachée à ses deux filles. L'aînée, Mme de Mun, avait hérité de Lumigny, la cadette, Mme d'Andlau, de Voré et de la maison de la rue Sainte-Anne, mais les meubles de cette demeure étaient revenus à Mme de Mun. Cette dernière, qui semble avoir eu un tempérament dépressif, était tombée en 1771, selon Mme d'Épinay, "dans un état de marasme et de caprice hypochondriaque-hystérique" qui avait fait craindre pour sa vie. En 1775, dans une lettre à lord Shelburne, qui avait été amoureux d'elle, Morellet évoque sa "maigreur horrible" et son "état de dépérissement qui alarme tous les amis de la mère et de la fille". En plus, la Révolution ne lui apportera que malheur. Son mari émigré en 1791, emmenant avec lui leur fils unique, malgré l'opposition de son épouse, et il passera le reste de sa vie en Suisse avec sa maîtresse, la comtesse de Tessé. En 1793, Mme de Mun divorce, ses biens sont mis sous séquestre, et sa santé se dégrade. En 1794, elle est gardée à vue dans son propre domicile, sa fille unique meurt à l'âge de 15 ans, et c'est en vain qu'elle demande à être "transportée" chez sa mère à Auteuil. En 1796, le séquestre sur ses biens et sur ceux de son fils revenu de l'étranger est enfin ix
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levé, mais cette victoire sur l'adversité arrive bien tard, car elle meurt chez elle rue d'Anjou en 1799, plus d'un an avant sa mère, et probablement dans la plus grande solitude. Mme d'Andlau, la cadette, a eu une destinée plus heureuse. C'était, selon le baron de Frémilly, "une femme charmante, la fleur des pois, l'idole des beaux, fort coquette". D'après Mme de Genlis, elle "aurait été fort jolie, si elle n'avait pas eu un œil défectueux, dont elle ne voyait point; elle avait de l'amabilité, de la grâce, d'excellents sentiments, et des principes tout à fait opposés à ceux que son père a montrés dans ses ouvrages". Elle faisait partie du cercle intime de Marie-Antoinette et de la duchesse de Polignac, gouvernante des enfants de France. Dans cette société légère, la fidélité conjugale n'était pas de mise : elle comptait parmi ses amants le rhingrave de Salm-Kyrbourg; et celui-ci l'ayant quittée, elle s'en était consolée avec Chamfort. Pendant la Révolution, les époux d'Andlau n'émigrent pas. Ils sont gardés à vue après la fuite à Varennes, et de juillet à octobre 1794, le comte d'Andlau est incarcéré à Saint-Lazare par ordre du Comité de sûreté générale. Mais ils traversent somme toute sans grands dommages la tempête révolutionnaire, et, contrairement à sa sœur, Mme d'Andlau termine son existence paisiblement sous la Restauration, entourée de l'affection de ses enfants et de son mari. Nous ignorons quelles ont été exactement les relations entre les deux sœurs. Sans doute ont-elles été loin d'être harmonieuses, puisqu'en 1782, Mme d'Andlau estime avoir subi un préjudice lors du partage des biens paternels en 1772, époque où elle était encore mineure, et intente un procès à son aînée. Elle prend pour défenseur Raymond de Sèze, futur avocat de Marie-Antoinette dans l'affaire du Collier, puis de Louis XVI devant la Convention, et en 1784, un jugement du Châtelet lui fait droit et condamne Mme de Mun à lui payer la somme de 71 000 livres, ce qui ne manque pas d'aggraver la mésentente familiale. Au début de 1777, quelques mois après la déclaration d'Indépendance de son pays, Benjamin Franklin, accompagné de ses deux petits-fils, William Temple Franklin et Benjamin Franklin Bâche, s'établit à Passy à l'hôtel de Valentinois, propriété de Leray de Chaumont, principal munitionnaire des Américains pendant la guerre. Il est chargé, avec deux autres commissaires, de négocier une alliance avec la France. Accueilli avec enthousiasme, il fréquente aussitôt les gens de lettres. Le premier témoignage d'une rencontre entre Mme Helvétius et Franklin est fourni par Morellet, dans une lettre du 12 février 1778. Le second est dû à l'un des trois commissaires américains, John Adams, qui relate dans son autobiographie un élégant dîner auquel ont assisté Franklin et Temple chez Mme Helvétius le 15 avril 1778. Une étroite amitié s'établit bientôt entre Passy et Auteuil. "Nous allions dîner chez lui [Franklin], écrit l'abbé Morellet X
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dans ses Mémoires, une fois par semaine, Mme Helvétius, Cabanis et l'abbé de La Roche, ses deux hôtes et moi, qui les accompagnais souvent. Il venait aussi très fréquemment dîner à Auteuil." Très vite, les relations prennent le tour d'une familiarité intime, comme le dénote le ton de certaines lettres de Franklin, qui est bien loin d'être formel : "M. Franklin n'oublie jamais aucune partie où Me Helvétius doit être. Il croit même que s'il etoit engagé d'aller à paradis ce matin, il ferai supplication d'être permis de rester sur terre jusqu'à une heure & demi, pour recevoir l'embrassade qu'elle a bien voulu lui promettre." La syntaxe approximative de l'Américain ne fait souvent que contribuer au charme de ses billets, comme l'affirme bien haut Mme Brillon de Jouy, qui lui annonce être prête à lancer "une diatribe contre tous ceux qui osent [le] retoucher". Mme Helvétius apprécie "sa malicieuse bonhomie, sa galanterie ingénieuse et délicate, et sa sagesse souriante" (Guillois). Franklin la surnomme "Notre Dame d'Auteuil" et il appelle ses filles "les Étoiles". L'amitié avec Franklin agrandit le cercle d'amis de Mme Helvétius : il lui présente Leray de Chaumont, déjà cité; Antoine François Hébert, ancien munitionnaire de la marine, devenu trésorier général de l'argenterie du roi, qui possédait plusieurs propriétés à Auteuil; Julien Pierre La Paye, trésorier général des gratifications des officiers; et Jean-Jacques La Frété, autre armateur des insurgés américains, dont l'épouse est la destinataire d'une des "Bagatelles" de Franklin. Elle fait aussi la connaissance, parmi les voisins de ce dernier, de Louis Guillaume Le Veillard, propriétaire des célèbres "Nouvelles Eaux de Passy", brocardé par Diderot dans Le Neveu de Rameau pour avoir été surpris au lit avec sa voisine, Mlle Hus. William Alexander, ex-banquier écossais, agent de liaison entre Franklin et les services secrets britanniques, habite pendant un an à Auteuil avec ses six filles, qui déclarent aimer Mme Helvétius "à la folie". L'une d'elles, Mariamne, "belle comme Hélène", épousera le petit-neveu de Franklin, Jonathan Williams, agent commercial des États-Unis en France. Lorsque deux des soeurs de Mariamne reviennent en France pendant la Révolution, leurs lettres constituent une source de renseignements très vivants sur Mme Helvétius. Parmi les "rivales" de Mme Helvétius, figurent Mme Brillon de Jouy, qui a résisté aux assiduités de Franklin, surnommé par elle son "cher papa", et la comtesse de Forbach, ancienne danseuse, qui avait failli devenir en 1770 la belle-mère d'une des filles d'Helvétius. Le cercle de Mme Helvétius comptait de nombreux membres de la loge des Neuf Sœurs, qui avait remplacé celle des Sciences fondée par Helvétius. Elle fait don aux membres de cette loge de vingt-quatre exemplaires du Bonheur en 1772, prête souvent le buste de son mari lors de cérémonies maçonniques, et en 1776 et 1777, c'est dans le parc et la maison xi
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d'Auteuil que les maçons célèbrent la Saint-Jean. C'est aussi à l'occasion d'une de ces fêtes que l'abbé Cordier de Saint-Firmin prononce un éloge d'Helvétius, et que les frères poussent l'indiscrétion jusqu'à porter leurs insignes maçonniques en présence de Mme Helvétius. En avril 1778, peu avant sa mort, c'est après avoir ceint le tablier d'Helvétius que Voltaire est admis dans la loge des Neuf Sœurs, et le mois suivant, ce tablier est présenté à Franklin lors de son affiliation à la même loge, dont il sera le vénérable à partir de mai 1779. Au début de son séjour en France, Franklin se rend souvent à pied de sa maison à celle de Mme Helvétius, mais renonce peu à peu à cet exercice, en raison de la gravelle dont il a commencé à souffrir, qui ne le quittera plus, et de l'intense activité diplomatique qui l'accapare : dès 1780, il est en effet chargé, avec John Adams et John Jay, de mener les pourparlers qui aboutiront, en novembre 1782, à la signature des accords préliminaires de paix avec la Grande-Bretagne. Ces occupations sérieuses n'empêchent pas Franklin de s'adonner à des jeux un peu plus frivoles. Selon Temple, certaines de ses lettres ne sont que des "essais légers", "écrits surtout pour le divertissement de ses amis intimes". Franklin avoue dans son testament les avoir fait imprimer luimême. Mais leur tirage réduit et confidentiel, à quinze ou vingt exemplaires, a empêché que la plupart de ces "Bagatelles" parviennent jusqu'à nous. La plus célèbre d'entre elles, adressée à Mme Helvétius, a pour cadre les Champs-Elysées, où Franklin dit avoir été transporté en rêve. Il y rencontre Helvétius, accompagné d'une "nouvelle madame Helvétius" qui n'est autre que Deborah Read, la propre épouse de Franklin, décédée en 1774. Celui-ci décide en conséquence de revenir aussitôt sur terre pour retrouver Mme Helvétius. La Bagatelle se termine par ces mots : "Me voici! Vengeons-nous!" Plusieurs critiques ont pris au sérieux cette "plaisanterie galante", dans laquelle ils ont vu une demande en mariage réelle de Franklin à Mme Helvétius, au point que l'imagination de certains commentateurs s'est emballée. C'est ainsi que Schelle, éditeur de Turgot, interprétant de manière erronée une lettre de celui-ci datée de 1780, est allé jusqu'à avancer que Mme Helvétius l'avait consulté à ce sujet. En outre, d'après un biographe récent de Mme Helvétius, l'"ancien prétendant" qu'était censé être Turgot, outré de l'indélicatesse de Mme Helvétius, aurait rompu avec Franklin et n'aurait jamais remis les pieds à Auteuil. Cette prétendue demande en mariage, étant dénuée de tout fondement sérieux, n'est qu'une légende. Mme Helvétius n'aurait eu nulle envie de sacrifier les 10 000 livres de rente que lui garantissait son contrat de mariage à condition qu'elle ne "convolât pas en secondes noces ayant des enfants". Quant à Franklin lui-même, il avait toujours projeté de rentrer aux Étatsxii
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Unis, intention que Morellet avait annoncée à lord Shelburne dès avril 1783 : "II faut bien qu'il aille recueillir ce qu'il a semé, et mourir dans les bras de sa fille et au sein d'une patrie qu'il a si bien servie." À la mi-avril 1785, vers la fin du séjour de Franklin à Passy, Mme Helvétius tombe gravement malade. La Roche envoie à Franklin des bulletins de santé quotidiens et Morellet passe deux semaines "dans des transes mortelles" : "Vous vous figurez aisément, écrit-il à lord Shelburne, ce que c'est que de se voir à la veille de perdre une personne à qui on a attaché son bonheur et sa vie depuis près de trente ans." Début mai 1785, elle va mieux, mais au printemps de 1787, sa santé redevient "languissante"; elle s'en remet cependant, ce que ses filles et ses amis célèbrent en donnant une fête à laquelle assistent plus de quatre cents personnes. Franklin quitte Paris le 12 juillet 1785. "C'est avec une extrême peine que nous le voyons partir, raconte l'abbé Morellet. Nous craignons que la mer n'augmente ses souffrances. Mme Helvétius lui avait offert de le prendre chez elle, elle avait un bon appartement à lui donner, et nous lui aurions fait fidèle compagnie, mais le dulcis amor patriae l'emporte." Il quitte Passy à quatre heures de l'après-midi, accompagné de ses deux petits-fils et de quelques amis : Leray de Chaumont, sa fille Sophie, et Le Veillard. En raison de sa maladie, Franklin voyage dans une litière prêtée par la reine, portée par deux grandes mules. Il passe la première nuit du voyage à Saint-Germain, où il loge chez sa nièce Mariamne Williams, et les nuits suivantes à Mantes, Gaillon, Rouen, Bolbec et Le Havre. À Rouen, il a été rejoint par le célèbre Houdon, qui avait sculpté son buste huit ans auparavant, et qui, à l'invitation de l'État de Virginie, se rend avec lui aux États-Unis pour sculpter celui de Washington. Au Havre, une lettre de Mme Helvétius l'attend : "Je ne saurais me faire, mon cher ami, à l'idée que vous nous avez quittés, que vous n'êtes plus à Passy, et que je ne vous reverrai plus." Leray a quitté Franklin à Nanterre, mais Le Veillard, qui ne pensait l'accompagner que jusqu'au Havre, décide de traverser la Manche avec lui. Franklin est à Southampton le 24 juillet, embarque le 28 en compagnie de Houdon, et arrive le 14 septembre à Philadelphie, d'où il écrit à Mme Helvétius : "J'étends mes bras vers vous, malgré l'immensité des mers qui nous séparent, en attendant le baiser céleste que j'espère fermement vous donner un jour." Mais les joies du ciel seront refusées à Franklin quelques années de plus, et malgré son âge et sa mauvaise santé, il est toujours très actif. Il construit sur Market Street des maisons, qui existent toujours, s'occupe de sa famille, "renouvelle parfois connaissance avec les sages" en recevant chez lui l'"American Philosophical Society" et la "Society for Political Enquiries", et il préside le "Suprême Executive Council" de la Pennsylvanie jusqu'à la retraite qu'il prendra en octobre 1788. xiii
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Le retour de Franklin aux États-Unis ne l'a pourtant pas coupé de la vie politique française. Les commensaux de Mme Helvétius le tiennent au courant de la crise générale que traverse la France pré-révolutionnaire. Ce ne sont ni Galonné ni Necker qui les renseignent, étrangers qu'ils sont à la Société d'Auteuil, mais celle-ci est tenue bien informée de la situation politique et économique par Loménie de Brienne, ancien condisciple à la Sorbonne de Morellet, principal ministre de Louis XVI, et responsable de la convocation des États généraux, ainsi que par Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux, membre de l'assemblée des notables de 1787 et futur rédacteur de l'adhésion royale à la Déclaration des droits de l'homme. Bombardé de lettres d'Auteuil et de Passy, Franklin n'a pas toujours le temps de répondre à chacune. D'ailleurs, son français semble s'être nettement détérioré avec son retour dans un milieu exclusivement anglophone. Dans sa dernière lettre à Mme Helvétius, datée du 25 octobre 1788, la bizarrerie du français souligne plaisamment la sincérité du sentiment : "Je pense continuellement des plaisirs que j'ai joui dans la douce société d'Auteuil. Et souvent dans mes songes, je déjeune avec vous, je me place au coté de vous sur une de votre mille sofas, ou je me promène avec vous dans votre belle jardin." Il meurt le 17 avril 1790. Mme Helvétius accueille la Révolution avec un enthousiasme sincère. Dès janvier 1789, Morellet entretient Shelburne de Inactivité infatigable" qu'elle déploie pour promouvoir des changements : "Jamais Brutus et Cassius ne furent plus animés contre César qu'elle l'est contre la noblesse et le clergé qui ne veulent pas que le Tiers État se relève de l'oppression. [...] Nous sommes sans cesse obligés de mettre de l'eau dans son vin." Six mois plus tard, elle n'a rien perdu de sa ferveur : "Mme Helvétius est toujours enfoncée dans les affaires publiques avec une ardeur de conjurée. Elle a 5 ou 6 députés du Tiers de ses amis qui ne la laissent pas refroidir." Le chargé d'affaires officieux du Vatican la juge "démagogue par folie après avoir été aristocrate par vanité". "Elle s'enorgueillit, rapporte-t-il en janvier 1792 au cardinal de Zelada, de rassembler chez elle tous les bourreaux de la monarchie; c'est dans sa petite maison d'Auteuil, près Paris, que s'enfantent toutes les motions contre le trône et l'autel; elle tient boutique ouverte à tous les révoltés." Ses amis n'embrassent pas la cause révolutionnaire avec une égale ardeur. Alors que La Roche et Cabanis se jettent à corps perdu dans la lutte contre le despotisme, invoquant les souffrances du peuple pour justifier la violence, Morellet, dès 1789, prend ses distances, craignant plus que tout les débordements populaires. Lorsque des émeutes éclatent en 1790 dans le Bas-Limousin, Cabanis prend le parti des paysans de sa terre natale, tandis que Morellet se range du côté des propriétaires, ce que ses xiv
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amis d'Auteuil ne lui pardonneront pas : "Ils l'injurient sans rime ni raison, ils l'appellent fripon, homme sans foi ni loi", rapportera un an plus tard Bethia Alexander. Morellet se défend d'abord : "Je n'avais plaidé que la cause de la raison et de l'humanité." Mais lorsque Cabanis et La Roche, soutenus discrètement par Mme Helvétius, en viennent à ne plus lui adresser la parole, il décide de "quitter le champ de bataille". "C'est ainsi, se lamente l'abbé, que s'est fermé pour moi un asile que je m'étais préparé pour ma vieillesse par des soins, une assiduité, un attachement, qui méritaient peut-être une autre récompense." Le nom d'Helvétius reste pendant un temps le garant du "patriotisme" de sa famille. Mesdames de Mun et d'Andlau sont déclarées "filles de la nation". En août 1792, une maison commune, petit bâtiment en forme de temple grec, est inaugurée à Auteuil et ornée des bustes de Franklin, Helvétius, Mirabeau, Rousseau et Voltaire. Un cortège de jeunes filles, escortées par des gardes nationaux voisins, viennent les couronner. La Roche, maire d'Auteuil, prononce à cette occasion un discours qui sera imprimé. Le mois suivant, le Conseil général de la commune de Paris décide que la rue Sainte-Anne s'appellera désormais rue Helvétius. Cependant le vent tourne. L'enthousiasme révolutionnaire de Mme Helvétius s'est considérablement refroidi pendant la Terreur. En décembre 1792, Robespierre fait briser le buste d'Helvétius au Club des jacobins, invoque l'Être suprême pour le qualifier d'"intrigant", de "misérable bel esprit et d'être immoral", et il flétrit ses idées. Cette chute de la cote d'Helvétius est liée aux sympathies girondines des membres du cercle de Mme Helvétius, dont beaucoup auront à souffrir de la Révolution. Décrété de prise de corps par la Convention en juillet 1793, Condorcet, qui habitait Auteuil, prend la fuite. Il passe probablement une première nuit chez Mme Helvétius, puis trouve asile pendant six mois à Paris. Le 25 mars 1794, il cherche refuge en vain chez les Suard à Fontenay-aux-Roses. Arrêté le 27 à Clamart-Le-Vignoble et emprisonné à Bourg-Égalité, il est trouvé mort le lendemain par son geôlier. Un autre habitant de la GrandeRue d'Auteuil, Chamfort, conservateur de la Bibliothèque nationale depuis 1792, est également arrêté, tente de se suicider, et meurt en avril 1794 des suites de ses blessures. En novembre 1793, après une perquisition chez Mme Helvétius, La Roche est incarcéré à son tour sous diverses accusations, dont celle d'avoir favorisé la fuite de Condorcet, et pour avoir été prêtre et aumônier du comte d'Artois; il ne sera libéré qu'après le 9 Thermidor. Destutt de Tracy est enfermé à l'Abbaye, puis transféré aux Carmes. Il y reste malgré les protestations de la municipalité d'Auteuil, et n'est sauvé que par la chute de Robespierre. Volney passe neuf mois en prison, et le poète Jean-Antoine Roucher est guillotiné le même jour qu'André Chénier, le 7 thermidor. Mme Helvétius, rapporte le médecin xv
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Pierre Roussel, "ne voulut plus sortir d'Auteuil, craignant de passer par quelque endroit qui eût été le théâtre de quelque catastrophe". Alors qu'elle se rend à Paris pour faire visite à Mme de Mun, malade dans son appartement de la rue d'Anjou, elle se trouve mal en traversant la place de la Concorde, théâtre de l'exécution du roi et de la reine. Selon Cabanis, elle "s'était abandonnée à une mélancolie assez grave pour avoir inspiré des inquiétudes à ses amis". Le parti des amis de Mme Helvétius revient au pouvoir après le 9 Thermidor, et certains d'entre eux vont jouer un rôle, parfois important, dans l'élaboration, la mise en oeuvre, ou encore le fonctionnement même de certaines institutions du Directoire, du Consulat et de l'Empire. À ce titre, peuvent être cités Destutt de Tracy et Volney, membres du Comité de l'instruction publique sous le Directoire; Cabanis, membre de l'Institut, sénateur d'Empire et réorganisateur des études médicales en France; Garât, membre du Conseil des Anciens, sénateur sous Napoléon, et membre de l'Institut; et Ginguené, membre de l'Institut, organisateur du transfert des cendres de Rousseau au Panthéon, fondateur de La Décade, puis ambassadeur à Turin. La constitution de l'an III comportait tous les facteurs d'une paralysie de l'État, avec deux pouvoirs - un Directoire et deux Conseils - désarmés l'un vis-à-vis de l'autre. En outre, le Directoire était une oligarchie décriée pour sa corruption voyante et son goût immodéré des fêtes et plaisirs, alors que les frontières étaient menacées, qu'il n'entretenait pas moins la coûteuse ambition impérialiste de reculer les limites de la République au delà du Rhin, que les caisses étaient vides et l'industrie morte, et que sévissait une misère sans précédent. Le dégoût qu'inspirait le régime et la crainte de dissolution du pays avaient frayé la voie à une stabilisation autoritaire. On estimait en effet, dans le grand parti néo-conservateur qui avait fini par se former, que seule la restauration d'un pouvoir exécutif fort pourrait sauver la France de l'anarchie où elle était en train de sombrer. Pour plusieurs des Idéologues - peut-être plus conservateurs qu'ils ne le pensaient euxmêmes - une telle solution s'imposait, et c'est pourquoi certains se sont trouvés parmi les agents de la révolution de Brumaire, avec Cabanis au premier rang d'entre eux. Celui-ci, républicain convaincu, croyait Bonaparte acquis aux principes de 1789 et était persuadé qu'il n'userait de son pouvoir que pour sauvegarder les libertés révolutionnaires - confiance que partageaient la plupart de ses amis d'Auteuil et de l'Institut. La Roche avait dédié en avril 1798 sa traduction de L'Art poétique au "général Buonaparte, citoyen-général", et Mme Helvétius, au dire de son médecin Roussel, avait conçu pour lui "une affection singulière mêlée d'un sentiment profond de respect". Le 19 brumaire, Cabanis défend devant les députés des Cinq-Cents la révolution qui vient de s'accomplir, xvi
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dans une "Adresse envoyée au peuple français". Le 21, il écrit à son cousin Vermeil : "Nous espérons que le résultat [de ces journées] sera d'arracher la république à l'empire des brigands et des assassins et de la fonder enfin sur des bases solides." Dans un long discours qu'il prononce un mois plus tard devant la même instance, il se réjouit que "la classe ignorante n'exerce plus aucune influence, ni sur la législature ni sur le gouvernement." En se portant garant des intentions du futur empereur, Cabanis engage son jugement; et en concourant ainsi aux événements du 18 Brumaire, il sait qu'il met sa réputation au service d'un régime autoritaire. Mais il veut une république, et le manque d'intérêt de Bonaparte pour un tel régime provoque chez Cabanis une extrême déception qui le conduira à désavouer l'appui qu'il lui avait apporté. Sa carrière politique active se terminera sur sa promotion au rang de sénateur, le 24 décembre 1799. Cette désillusion de Cabanis, et probablement d'autres membres de la société d'Auteuil, commence à peine lorsque Mme Helvétius meurt le 13 août 1800 à l'âge de 78 ans, "sans douleur, sans agonie, au milieu des amis distingués que les liens de la société la plus douce lui avaient attachés". Elle est enterrée dans son jardin, lors d'une cérémonie qui, selon son petit-fils, Jean Antoine Claude Adrien de Mun, "n'avait ni forme religieuse, ni forme révolutionnaire". Agenouillé sur sa bière, Cabanis fait un discours d'adieu, non parvenu jusqu'à nous. En 1817, ses cendres sont transférées au cimetière d'Auteuil, et en 1892, la Société positiviste fera orner sa tombe d'une pierre dont l'inscription la donne à tort comme née en 1719. Ces lignes de Gallois à Mme de Staël constituent peut-être le meilleur éloge qu'on lui ait décerné : "Son souvenir vivra toujours dans l'âme de ceux qui l'ont connue, et qui sentent tout le prix de la bonté, de la bienfaisance, de l'élévation du caractère, de tous les sentiments nobles, forts et généreux." Outre les lettres de la période 1774-1800, ce volume comprend une série d'appendices — actes de naissance, de mariage et de décès d'Helvétius et des membres de sa famille, résumé du contrat de mariage d'Helvétius, testament de Mme Helvétius, récit de la vie d'Helvétius par La Roche - et enfin une cinquantaine de lettres qui, pour différentes raisons, n'ont pu figurer à leur place chronologique dans les volumes antérieurs. Seules quelquesunes de ces lettres ont Helvétius pour expéditeur, soit une seule lettre précédemment inconnue; trois lettres dont le texte intégral a été obtenu, alors que nous n'en avions auparavant qu'une version partielle ou inexacte; enfin des extraits de trois autres lettres, tirés de catalogues de vente. En revanche, Helvétius est le destinataire d'une trentaine de lettres nouvellement découvertes dont la plupart sont restées plus de deux siècles entre les xvii
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mains de descendants de l'auteur avant d'être vendues aux enchères. Parmi elles, figurent des lettres de personnages très connus ou célèbres comme d'Alembert, d'Argens, Beylon, Boulanger, Bouret d'Érigny, Mme de Buchwald, de Catt, Chastellux, Chouvalov, Louis Dutens, Formey, George Keith, Le Mercier de La Rivière, Louis Nicolas Maréchal, Marcet de Mézières, le vicomte Stormont, Saint-Lambert, le cardinal Passionei, Servan, Hans Stanley, Thieriot, Toussaint et Trublet. Parmi ces différents correspondants, Dutens, prêtre anglican, auteur et diplomate, occupe une place importante en raison des lettres qu'il a adressées à Helvétius au sujet des notes de Rousseau figurant dans son exemplaire de L'Esprit; ces nouvelles lettres s'ajoutent à celles précédemment publiées pour former leur correspondance complète. Certaines de ces lettres, particulièrement riches en données de détail, permettent de préciser la date d'autres lettres qui n'en comportent pas, ou de préciser celle que nous leur avons affectée, et parfois même de rectifier le nom d'un destinataire. Dans d'autres cas, la découverte du manuscrit autographe d'une lettre dont nous n'avions encore qu'une copie ou un extrait permet d'en publier enfin le texte complet et fidèle. À l'exception des lettres en possession du marquis de Rosanbo, qui nous a gracieusement autorisés à en reproduire des extraits, nous avons obtenu de pouvoir publier intégralement tous les textes qu'il nous a été permis de lire et transcrire. Le cinquième et dernier volume de cette édition comportera au moins quatre catégories de textes : des amendements aux lettres des quatre premiers volumes, en deux séries, l'une de corrections matérielles, et l'autre de modifications de détail et additions; le texte des lettres exclues de l'édition proprement dite, les unes apocryphes, et les autres authentiques, mais qui ont été attribuées par erreur dans le passé à Helvétius ou à sa femme; une liste chronologique de toutes les lettres, y compris celles qui font seulement l'objet de mentions dans les notes; enfin, un index général qui devrait constituer un instrument de travail utile pour tout dix-huitiémiste. Nous renouvelons les remerciements que nous avons déjà exprimés dans les trois volumes précédents. Nous désirons en outre marquer notre reconnaissance envers plusieurs personnes dont le concours a été vivement apprécié : Penny Arthur, John Bosher, Anne-Marie Chouillet, Marion Filipiuk, Martin Fontius, Graham Gargett, Rolf Geissler, Serguéï Karp, Douglas Long, François Moureau, John Pappas, Thomas J. Schaeper, Jochen Schlobach, Henry Schogt et Jonas Steffen. Nous tenons tout particulièrement à exprimer notre gratitude à deux érudites amérixviii
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caines, dont la contribution a été inestimable : Claude Anne Lopez et Dorothy Medlin, éditrices respectivement des lettres de Benjamin Franklin et de l'abbé Morellet, avec lesquelles nos échanges ont été remarquablement ouverts et fructueux. Nous sommes redevables de l'aide généreuse qu'ils nous ont consentie au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, ainsi qu'aux bibliothèques et institutions suivantes : American Philosophical Society (Philadelphie), Archives de Paris et de l'ancien département de la Seine, Archivio Segreto Vaticano, Bibliothèque Bodley (Oxford), Bibliothèque du Congrès (Washington), Bibliothèque du XVIe arrondissement (Trocadéro), Bibliothèque Fisher de l'université de Toronto, Bibliothèque Folger (Washington), les bibliothèques municipales de Lyon et de Nancy, Bowdoin Collège (Maine, États-Unis), Deutsche Staatsbibliothek (Berlin), Institut d'histoire de l'Académie des sciences (Saint-Pétersbourg), Musée et bibliothèque Rosenbach (Philadelphie), Musée historique d'État (Moscou), New York Public Library, University Collège (Londres), Université de Pennsylvanie (Philadelphie). Enfin, nous avons des obligations spéciales envers M. Andrew Brown (Oxford), la comtesse Adrien de Mun (Paris), M. Renato Saggiori (Genève), le comte de Shelburne (Bowood) et M. Louis de Weissenbruch (Bruxelles), qui nous ont autorisés à publier des lettres appartenant à leurs collections privées.
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Complément aux Abréviations et sigles bibliographiques N.B. À moins d'indication contraire, Paris est le lieu d'édition des ouvrages indiqués ci-après.
A.P.S. Adams, Diary Bigelow B.S.H.A.A.P. Dainard Franklin, Œuvres Franklin, Papers Hays Lopez Lopez, Sceptre Schelle Smyth Sparks Temple Franklin
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American Philosophical Society, Philadelphie. John Adams, Diary and Autobiography, éd. Butterfield, Cambridge (États-Unis), 1961, 4 vol. The Complète Works of Benjamin Franklin, éd. John Bigelow, New York, 1887-1889,10 vol. Bulletin de la Société historique et archéologique d'Auteuil et de Passy. Correspondance de Mme de Graffigny, Oxford, Voltaire Foundation, éd. J.A. Dainard et al., 1985-. Franklin, Œuvres posthumes, 1817-1818, 3 vol. The Papers of Benjamin Franklin, New Haven, I960-. I. Minis Hays, Calendar of thé Papers of Benjamin Franklin, Philadelphie, 1908, 6 vol. Claude Anne Lopez, Mon Cher Papa: Franklin and thé Ladies of Paris, New Haven & Londres, 1966. Claude Anne Lopez, Le Sceptre et la Foudre : Benjamin Franklin à Paris, 1776-1785,1990. Œuvres de Turgot, éd. Schelle, 1913-1923, 5 vol. The Writings of Benjamin Franklin, éd. Albert Henry Smyth, New York, 1905-1907, 10 vol. The Works of Benjamin Franklin, éd. Jared Sparks, Boston, 1840,10vol. Memoirs ofthe Life and Writings of Benjamin Franklin, éd. William Temple Franklin, Londres, 1818, 3vol.
Correspondance générale d'Helvétius VOLUME IV : 1774-1800 / LETTRES 721-855
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LETTRE 721
Juillet 1774
721. Charles Just, prince de Beauvau-Craon1, à l'abbé Joseph Marie Terray2 Le Pce de Beauvau a l'honneur de recomander Madame Helvetius, sa cousine, à Monsieur le Contrôleur général3 qui a déjà eu la bonté d'acueillir la demande4 et qui, par la notte et le brevet cy-joints5, se convaincra encore plus de la justice de la ditte demande. Ce 17 juillet 1774 MANUSCRIT
*A. A.N., O1 1585, n° 131; 1 p.; orig. autogr.
NOTES EXPLICATIVES On se souviendra qu'en 1761, Louis XV avait fait constituer un jardin fleuriste à proximité de la propriété que Mme Helvetius allait acheter en août 1772, et que très peu après cette acquisition, le roi avait agrandi son jardin fleuriste en achetant une terre contiguë à la propriété de Mme Helvetius. Afin de se ménager "sortie libre sur la campagne", celle-ci et son voisin, le notaire Louis Denis Chomel, avaient demandé au roi de leur céder "une distance de vint toises [...] à titre de dédommagement et même de compensation" des terrains qu'ils lui abandonnaient (v. lettre 696, Remarques). Le roi avait signé en juillet 1773 un brevet accordant ce dédommagement, qui consistait en l'attribution de 256 toises (v. vol. III, appendice 17 et note 5 ci-dessous). Or l'hiver suivant, le jardinier fleuriste du roi avait mal placé un mur de clôture qu'il avait construit entre les deux propriétés, de sorte que Mme Helvetius s'était trouvée dépossédée de quarante toises lui appartenant bel et bien. Aussi avait-elle adressé la demande suivante à l'abbé Terray à la fin de 1774 : "Monseigneur, L'année dernière le Roi voulant
augmenter son jardin d'Auteuil fit l'acquisition de divers terreins, dont un appartenant à M Helvetius. Comme de cette augmentation résultoient pour Mde Helvetius la privation de divers agrémens dont jouissoit sa maison, tels que la sortie sur la campagne et la vue d'un petit appartement de bain sis au fond de son jardin, Sa Majesté, sur le rapport que lui en fit Mr le marquis de Marigny, voulut bien y avoir égard, en lui accordant un petit emplacement de seize toises de largeur par delà le petit bâtiment. Cependant lorsqu'on a exécuté le projet de clôture des terreins nouvellement acquis par Sa Majesté, on a retranché à M Helvetius deux toises de cette profondeur, sur toute sa largeur. Elle ne reclama point alors contre des dispositions qu'elle supposa utiles à la commodité du service du jardin du Roi, quoiqu'elles fussent contre la teneur de son brevet. Elle représenta seulement à Mr de Marigny qu'il pourroit se trouver dans la suite quelque occasion de la dédommager. Cette occasion se présente aujourd'hui. On projette de construire dans une des cours de la maison d'Auteuil une nouvelle maison pour le jardinier. L'ancienne qui demanderoit des réparations devenant inutile, on seroit obligé de l'abbattre, mais comme elle a
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LETTRE 721 un mur mitoyen avec la maison de Mde Helvetius, elle ne pourroit se détruire sans endommager celle-ci, ce qui jetteroit les Bâtiments dans une dépense qu'ils peuvent éviter en abandonnant ce petit corps de logis à Mde Helvetius. En supposant cet arrangement, Mde Helvetius supplie Monseigneur le controlleur général d'obtenir de Sa Majesté qu'on lui abandonne en même tems quelques perches de terrain attenant à la vieille maison qui paraissent ne pouvoir qu'apporter de l'irrégularité aux cours du Roi et qui sont nécessaires au service du vieux bâtiment et à sa communication avec la maison de Mde Helvetius." (A.N., O1 1585, n° 102.) L'abbé Terray avait fait suivre cette demande à Jacques Ange Gabriel (v. lettre 246, note 2) en y ajoutant : "À M. Gabriel / premier architecte / 29 mars 1774". Mais Louis XV meurt le 10 mai. Mme Helvetius doit donc recommencer ses démarches et elle rédige une nouvelle demande (v. note 4 ci-après), qui est soumise à Louis XVI avec un plan de la maison et des terrains en question, dont nous avons reproduit (v. vol. III, p. 431) la partie intéressant Mme Helvetius, demande à laquelle la note suivante a été ajoutée : "*Ce Bon a été inscrit par le Roy dans son travail du mercredi 27 juillet 1774 à Marly pour décider en faveur de Madame Helvetius le don de la masse de bâtiment A et du terrein [B] qui y tient jusqu'à la ligne horizontale tirée en rouge." (A.N., O1 1585, n° 126; v. aussi Tabariès de Grandsaignes, "Autoliana", B.S.H.A.A.P., V [1904], p. 65.) Le brevet du roi du 20 novembre 1774 suivra la présente demande (v. appendice 25 ci-dessous). 1. Pour ce "cousin" de Mme Helvetius, voir lettre 60, note 2. 4
Juillet 1774 2. À cette époque, l'abbé Terray (17151778), contrôleur général depuis 1769, "réunissoit l'administration des bâtiments du roi au ministère des finances" (A.N., O1 1585, n° 161). En août 1774, il sera remplacé au contrôle général par Turgot. 3. Jacques Germain Soufflot (17131780), architecte du Panthéon et protégé du marquis de Marigny, était depuis 1763 contrôleur général des bâtiments du roi. 4. Texte de cette demande, qui est intitulée "Mémoire" : "La De Ligniville Helvetius ayant appris que Sa Majesté a ordonné que la maison et le jardin du feu Roi à Auteuil fussent vendus, supplie très humblement Sa Majesté de vouloir bien excepter de cette vente un petit terrein irrégulier d'environ cinquante toises quarrées attenant à la cour de la dite maison du côté de la rue que le feu Roi a eu la bonté de lui accorder. Elle prend la liberté de remettre sous les yeux de Sa Majesté les motifs de cette bonté du feu Roi. Pour aggrandir le jardin d'Auteuil du côté de la campagne, plusieurs terreins avoient été achetés par les Bâtiments, dont un appartenant à la De Helvetius. Cette acquisition et le mur de clôture élevé en conséquence devant ôter plusieurs agrémens à la maison de la De Helvetius et en particulier une communication avec le village par une petite ruelle, la sortie sur la campagne et la vue d'un petit corps de logis placé à l'extrémité de son jardin, Sa Majesté eut la bonté de déclarer qu'Elle vouloit qu'on dédommageât la De Helvetius et lui accorda pour cela un petit quarré de terrein à l'extrémité de son jardin dont l'étendue fût fixée par Sa Majesté elle-même.
LETTRE 721 Cependant le mur de clôture fût construit. Il fût rapproché de manière à faire perdre à la De Helvétius plus de 50 toises du terrain que Sa Majesté avoit réglé qu'on lui donneroit. La De Helvétius engagea alors Mr le Prince de Beauveau, son parent, à demander au feu Roi que pour la dédommager de cette nouvelle privation on lui accordât un petit terrein irrégulier de quarante ou cinquante toises situé sur la rue d'Auteuil et attenant à sa propre cour ainsi qu'un petit bâtiment qu'on devoit abattre placé sur le même terrein et dont le mur est mitoyen avec sa maison. Feue Sa Majesté après avoir vu les lieux déclara avec sa bonté ordinaire qu'Elle lui accordoit cette grâce et ordonna qu'on Lui presenteroit le plan. C'est ce que peuvent témoigner Mr le Prince de Beauveau, Mrs des Bâtimens et Mr le Controlleur général lui-même. Dans ces circonstances et par les mêmes motifs la De Ligniville Helvétius espère de la bonté de Sa Majesté qu'Elle voudra bien lui confirmer la grâce que le feu Roi lui a voulu faire, ainsi qu'Elle a confirmé toutes les autres grâces et dons du feu Roi. La suppliante ne cessera de faire des vœux pour la prospérité du règne de Sa Majesté." (A.N., O1 1585, n° 129; le dernier paragraphe est cité par Guillois, Salon, p. 36.) 5. Le brevet du roi du 26 juillet 1773 est l'appendice 17 du vol. III. Texte
Juillet 1774 de la note en question : "Lorsqu'on forma le jardin du feu Roi à Auteuil, Mde Helvétius éprouva par cette formation la privation de la sortie qu'elle avoit sur la campagne. Sa Majesté, pour l'indemniser à ce sujet, comme il convenoit, lui fit le don de deux cens cinquante-six toises de terrein qui se trouvoient à portée de son enclos et qui étoient inutiles au projet du Roi. Quand on procéda à la délivrance du terrein concédé à M Helvétius, au lieu de le faire conformément au brevet expédié le 26 juillet 1773 et dont la copie est cy-jointe, le Sr Richard, qui a procédé à cette opération en l'absence de M Helvétius, l'a dirigée de façon qu'au lieu de la mettre en possession des 256 tois[es] accordées par le Roi elle n'en a eu que 216 toi[ses]. Mde Helvétius qui s'apperçut de ce retranchement, ne manqua pas d'y opposer sa réclamation, et le Roi qui en eut connoissance eut la bonté d'ordonner, comme peuvent l'attester M. le Marqs de Marigny et MM. Gabriel et Soufflot, que les 40 toi[ses] qu'on avoit omis de lui délivrer au bout de son jardin lui fussent concédés par remplacement à côté de sa maison. Elle espère d'autant plus que cette grâce lui sera accordée qu'il résulte du détail dans lequel on vient d'entrer qu'elle lui est due à tître de justice." (A.N., O1 1585, n° 130.)
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LETTRE 722
Décembre 1774
722. David Garrick1 à Jean Baptiste Antoine Suard2 Decr 2 1774 My dear friend,
[...] Could I write French half so well as you do when you are sick, I would send a most grateful academical discourse of thanks & acknowledgments to Madame Helvetius for thé honour & pleasure she has donc me by thé print of Mr Helvetius3. Pray do you or my friend Morellet speak for me in this business. [Traduction :]
2 décembre 1 774
Mon cher ami, Si je pouvais écrire le français moitié aussi bien que vous lorsque vous êtes malade, j'enverrais à Madame Helvetius un discours académique de reconnaissance et de remerciements pour l'honneur et le plaisir qu'elle m'a apportés en m'adressant la gravure de M. Helvetius3. Je serais fort obligé, à vous-même ou à mon ami Morellet, de me servir d'interprète en cette circonstance. MANUSCRITS
*A. Bibl. Folger, Washington, D.C.; 4 p.; orig. autogr. B. Bibl. de la ville et de l'université, Francfort-sur-le-Main; 3 p.; copie. C. Ibid.; 3 p.; traduction. IMPRIMÉS
I. Suard, Mémoires et correspondances, éd. Nisard, 1858, p. 162-163; traduction. IL Garrick, Letters, éd. Little & Kahrl, Cambridge (États-Unis), 1963, 3 vol., III, pp. 969 et 970. NOTES EXPLICATIVES
1. Lors de sa seconde visite à Paris en
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1763, Garrick (v. lettre 613, note 1) avait fait la connaissance de Suard, qui avait fourni des traductions instantanées des scènes que l'acteur avait jouées dans les salons. 2. Suard (v. lettre 637, note 11) avait été élu à l'Académie française pour la seconde fois en août 1774. Contrairement à la première, cette élection avait été approuvée par le roi. Quoique de santé fragile, il atteindra l'âge de 84 ans. 3. Gravure d'Helvétius par Augustin de Saint-Aubin (v. lettre 677, note 1).
Lithographie de l'abbé Morellet par Julien Léopold [Jules] Boilly
LETTRE 723
Février 1775
723. L 'abbé André Morellet à Anne Robert Jacques Turgot Le 16 février 1775 Nous avions fait avec Madame Helvetius la partie d'aller vous voir mardi dernier1. Un obstacle2 est survenu de sa part qui m'a empêché de me procurer cette satisfaction dont j'ai besoin3. Je compte me la donner la semaine prochaine [...]. MANUSCRIT *A. Bibl. mun. de Lyon, ms. 2581, pièce 30; 4 p.; orig. autogr. IMPRIMÉ I. Medlm, lettre 90. NOTES EXPLICATIVES 1. Le 14 février. 2. Peut-être une maladie. Dans une
lettre qui doit dater de 1775, Morellet écrit à Turgot : "Mad. Helvetius est mieux" (Bibl. mun. de Lyon, ms. 2581, pièce 56; Medlin, lettre 115). 3. Depuis le debut de l'annee, Turgot était gravement malade d une goutte remontée" (v. lettre 672, note 2) qui lui affectait la poitrine.
724. L'abbé André Morellet à William Petty, comte de Shelburne Le 4 septembre 1775 Mylord,
[»•] Je suis bien fâché de vous dire que la petite Angloise1 se porte fort mal. À force d'avoir l'air intéressant, elle fait pitié à présent. Elle est d'une maigreur horrible et nous sommes dans une inquiétude bien grande et bien fondée sur son compte. Sa pauvre mère ena est dans une désolation que je ne puis vous peindre. Le mal est qu'il est infiniment difficile ou plutôt impossible de faire entendre raison à la fille pour sa conduite. Elle est dans un état de dépérissement qui allarme tous les amis de la mère et de la fille. Elles sont bien reconnoissantes de vos complaisances et des muss-roses2 quoiqu'elles soient mortes toutes six3.
[...]
MANUSCRIT *A. Bowood4, carton 24, n° 16, ffos 45 recto et 48 recto-48 verso; 8 p.; orig. r . . , .&. . autogr. IMPRIMES
I. Fitzmaunce, pp. 79 et 87. , ,
8
II. Medlin, lettre 106. TEXTE * Mot omis dans le I. NOTES EXPLICATIVES
_ -c- • -m 0-7 1. La petite Angloise était Mme de Mun.
LETTRE 725 2. Rosé mousseuse ou moussue (rosa centifolia muscosa) : rosé de couleur rosé dont la fleur, la tige et le calice sont couverts d'une espèce de mousse. 3. Dans les lettres adressées par Morellet à Shelburne en 1775, il est souvent question de rosiers mousseux que celui-ci expédiait de Bowood à Auteuil. Le 4 janvier : "Et les mussroses, Mylord?" (Bowood, carton 24, n° 18, f° 52 verso; Fitzmaurice, p. 97, lettre 18, datée à tort du 4 janvier 1776; Medlin, lettre 84.) Le 10 février : "Ah, Mylord, à propos d'Auteuil, nos six muss-roses sont arrivés morts. Nous en sommes au desespoir. L'automne prochain, quand vous reviendrés de Bowood, apportés-en six autres pour me les envoyer avant les froids." (Bowood, carton 24, n° 8, f° 23 recto; Fitzmaurice, p. 38; Medlin, lettre 89. Ce passage fait partie d'un post-scriptum que Morellet a ajouté, sur une feuille séparée, à sa lettre du 10 février 1775. Fitzmaurice
Octobre 177$ a pris ce post-scnptum pour une lettre intégrale, et l'a datée à tort du 24 septembre 1774.) Le 1er mars, Morellet avait accusé réception d'un deuxième envoi de rosiers, ceux dont il est question dans la présente lettre : "J'ai remis vos muss-roses à la petite Angloise qui vous remercie ainsi que sa maman de vos soins et de votre souvenir. Je vais toujours les voir tous les samedis et coucher deux nuits dans ma petite maison." (Bowood, carton 24, n° 14, f° 40 recto; Fitzmaurice, p. 67; Medlin, lettre 91.) Le 13 décembre, Morellet remerciera Shelburne d'un troisième envoi de rosiers : "Je suis comblé de vos bienfaits : les plus beaux rosiers du monde me sont arrivés en très bon état." (Bowood, carton 24, n° 12, f° 35 recto; Fitzmaurice, p. 54, lettre 12, datée à tort du 13 décembre 1774; Medlin, lettre 116.) 4. Le comte de Shelburne serait en train de vendre les lettres de Morellet conservées à Bowood.
725. Florimond Claude Charles, comte de Mercy-Argenteau1, à Marie-Thérèse, impératrice d'Autriche Fontainebleau, 19 octobre 1775
[...]
La comtesse de Polignac2 est par elle-même d'une tournure assez ressemblante à la comtesse de Mailly3, mais Mme de Polignac, avec très peu d'esprit, est conduite par des entours fort dangereux, nommément par la comtesse d'Andlau4, sa tante, intrigante reconnue, et qui passé vingt ans fut renvoyé de la cour et du service de Mme Adélaïde5 pour avoir procuré à cette princesse des livres obscènes. La reine n'ignore rien de tout cela, et j'ai grand soin d'appuyer sur toutes les réflexions qui en résultent; au reste cette comtesse d'Andlau n'est plus dans le cas de paraître à la cour, et comme la comtesse de Polignac a une grand'mère6 qui est mon amie particulière et femme fort honnête, et qui a d'ailleurs une influence décisive sur sa petite-fille, je me trouve en mesure de parer aux inconvénients de ce côté-là.
[...] 9
LETTRE 725 IMPRIMÉ
*I. Correspondance secrète entre MarieThérèse et le âe de Mercy d'Argenteau, éd. Arneth & Geffroy, 1874, 3 vol., II, p. 391. REMARQUES
Le comte de Mercy-Argenteau reviendra sur ce sujet le 17 décembre 1775 : "Quoique la reine s'occupe encore beaucoup de la comtesse de Polignac et de ses parents, il est cependant bien sûr que cette favorite a perdu du terrain, et que cela tourne au profit de la princesse Lamballe7" (op. cit., II, p. 407). Le 17 septembre 1776, Mercy-Argenteau doit pourtant constater que la comtesse de Polignac est restée en faveur : "Une pension beaucoup moins forte (elle n'est que de 6 000 livres) a fait bien plus de bruit et de scandale. On a donné cette pension à Mme d'Andlau, jadis sous-gouvernante de Mme Adélaïde, et chassée et exilée pour avoir prêté un livre infâme à cette princesse. On a été révolté de voir gratifier cette dame, qui n'a aucun titre et serait oubliée sans la cause de sa disgrâce. La reine n'a peutêtre eu aucune part à cette pension, mais comment le faire croire? Elle a été accordée à la demande de Mme de Polignac, nièce et amie intime de Mme d'Andlau et favorite de la reine." (Op. cit., II, p. 496.) NOTES EXPLICATIVES
1. Le comte de Mercy-Argenteau (1727-1794), ambassadeur d'Autriche en France (1766-1790), avait préparé le mariage du Dauphin avec Marie-Antoinette, et il était le conseiller de celle-ci, de même que son intermédiaire auprès de MarieThérèse. 2. Gabrielle Yolande Claude Martine de Polastron (1749-1793), fille de
10
Octobre 1775 Jean François Gabriel, comte de Polastron, et de Jeanne Charlotte Hérault, avait épousé en 1767 Armand Jules François, comte de Polignac (1745-1817), mestre de camp de cavalerie, lequel sera nommé en 1776 premier écuyer de la reine et créé duc en 1780. Devenue duchesse de Polignac, cette favorite de la reine sera nommée en 1782 gouvernante des enfants de France. Selon le duc de Lévis, elle avait "la plus céleste figure que l'on pût voir". "Son regard, son sourire, poursuit-il, tous ses traits étoient angéliques. Elle avoit une de ces têtes où Raphaël savoit joindre une expression spirituelle à une douceur infinie." (Souvenirs et portraits 17801789, 1813, p. 132.) 3. Louise Julie de Nesles, comtesse de Mailly (1710-1751), maîtresse de Louis XV de 1733 à 1739. 4. Il ne s'agit pas de Geneviève Adélaïde Helvétius, mais de sa bellemère, Marie Henriette de Polastron (1716-1792), qui avait épousé en 1736 François Eléonor, comte d'Andlau (v. lettre 690, note 2). En 1739, elle avait failli être agréée pour remplacer Mme de Mailly, et selon le duc de Choiseul, en 1746 elle "avait été et était encore la maîtresse de M. de Soubise et de son frère le cardinal [v. lettre 54, note 3]" (Mémoires, 1904, p. 29; v. aussi d'Argenson, III, p. 430). Selon Luynes (VII, p. 332), "c'est une jeune femme fort bien faite, qui a de l'esprit, d'une société très aimable." Dame d'honneur de Mesdames de France, elle prêta le mercredi saint de 1746 son exemplaire de l'Histoire de Dom B[ougre], portier des Chartreux à Madame Adélaïde, laquelle "confia le fruit de ses lectures à sa sœur aînée
LETTRE 726 Henriette et au Dauphin son frère" (Choiseul, loc. cit.). La gouvernante de Mesdames de France, la maréchale de Duras, à qui était revenue la nouvelle, se fit un devoir d'en rendre compte à Louis XV, et sur le champ celui-ci "fit chasser de la Cour publiquement Mme d'Andlau et apprit par là à toute la Cour, qui demandait pourquoi cette rigueur, qu'elle avait prêté un livre à Mme Adélaïde, et la Cour et toute l'Europe surent que les filles du Roi lisaient Le Portier des Chartreux [v. lettre 366, note 5]" (ibid., p. 30). Exilée à Auxerre, où elle accoucha de sa fille Aglaé, Mme d'Andlau obtint peu après la permission de venir habiter le château familial de Verderonne, près de Senlis. Voir G. de Lastic Saint-Jal, "Les Souvenirs amassés à Verderonne", Connaissance des arts (mars 1764), p. 104-113. 5. En 1746, Marie Adélaïde de France, la quatrième fille de Louis XV, avait 14 ans. 6. Françoise Jeanne Yolande de Mirmand, comtesse de Plaissan, qui
Mars 1776 avait épousé en secondes noces en 1715 Jean-Baptiste, comte de Polastron (1686-1742). Elle est morte en 1758. 7. Marie Thérèse Louise, princesse de Savoie-Carignan (1749-1792), fille de Louis Victoire de Savoie-Carignan et de Christine Henriette de Hesse - Rheinfelds - Rothembourg. Elle avait épousé en 1767 Louis Alexandre Joseph Stanislas de Bourbon, prince de Lamballe (17471768). En septembre 1775, elle avait été nommée surintendante de la maison de la reine. En 1783, lasse de la vie de cour et en froid avec la reine, elle s'installera rue Basse (actuellement rue Raynouard), en face de l'hôtel de Valentinois, résidence de Benjamin Franklin à cette époque (v. lettre 727, note 2). Prévenue que la famille royale se préparait à fuir, elle se réfugiera en Angleterre, d'où elle reviendra peu après partager les malheurs de la reine. Elle sera massacrée à la prison de la Force le 3 septembre 1792.
726. L'abbé André Morellet à Anne Robert Jacques Turgot1 [ ...] Mad. Helvetius vous aura parlé peut-être aujourd'hui d'une place vacante dans la direction des droits reunis2 qui conviendroit fort à mon frère3 et avec laquelle je marierois ma nièce4. Elle s'est chargée de ma sollicitation parce que" elle vous verra avant moi et avant ma lettre, et parce qu'elle pense ainsi que moi que jamais vous ne me ferés avoir quelque bon prieuré qui puisse m'assurer une vieillesse tranquille par la grande raison qu'il ne faut pas donner aux chiens, c'est-à-dire aux encyclopédistes, le pain des enfans de la maison de dieu5. Je vous salue très humblement. Samedi, 30 mars [1776]
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LETTRE 726 MANUSCRIT
*A. Bibl. mun. de Lyon, ms. 2581, pièce 42; 4 p.; orig. autogr. IMPRIMÉ I. Medlin, lettre 131. TEXTE Le A : "que ".
a
NOTES EXPLICATIVES
1. Rappelons que les nombreuses réformes économiques, financières et sociales entreprises par Turgot après son accession au ministère des Finances en 1774 lui avaient valu de multiples ennemis, à la cour et dans le pays, et une ligue des abus où figuraient en bonne place des privilégiés s'était formée contre lui. Par un édit de 1776, il avait supprimé les communautés et jurandes de commerce, arts et métiers, et déclaré libre l'exercice de presque toutes les professions, et ces décisions, qui avaient trouvé une singulière résistance au Parlement, avaient dû y être enregistrées par lit de justice le 12 mars. En outre, Turgot désapprouvait l'intervention de la France dans la guerre d'indépendance des colonies anglaises d'Amérique au motif qu'elle précipiterait la banqueroute, et l'avis contraire de Vergennes, qui acceptait ce risque, venait de prévaloir. Lorsque Turgot déplacera le comte de Guines, l'ambassadeur à Londres et protégé de la reine, sa perte sera décidée, et Louis XVI lui réclamera sa démission le 12 mai 1776, sans oser le revoir. Il sera remplacé par le banquier Necker, qui ne pouvait être ministre des Finances en titre en raison de ses qualités de
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Mars 1776 Suisse et de calviniste, mais en recevra cependant les attributions en étant nommé le 29 juin directeur du Trésor royal, puis en 1777, directeur général des Finances. 2. C'est-à-dire, des droits des domaines réunis à la Couronne. 3. Jean-François Morellet, dit de Florence, percepteur des octrois levés à l'entrée de la ville de Lyon, obtiendra la place qu'il convoitait à la direction des droits réunis. Il la perdra quelques semaines plus tard lors de la chute de Turgot. En 1780, Necker lui confiera la caisse des Domaines (v. lettre de l'abbé Morellet à Shelburne du 2 septembre 1780, conservée à Bowood; Medlin, lettre 182). 4. Marie Adélaïde Lerein de Montigny (vers 1754-1812) allait se rendre de Lyon à Paris en juillet 1777 en compagnie de sa mère, née Françoise Morellet. "D'une très jolie figure, fort bien faite, d'un bon caractère, d'un esprit piquant, d'une âme vive et sensible" (Morellet, Mémoires, I, p. 245), elle épousera Marmontel (1723-1799) le 28 septembre 1777 (M.C., XCV, 352; et Marmontel, Correspondance, éd. Renwick, Clermont-Ferrand, 1974, 2 vol., II, p. 204-207). Les époux habiteront rue Saint-Honoré de 1777 à 1784, sous le même toit que Morellet, sa sœur et son frère (Morellet, I, p. 246). 5. Mathieu, XV, 26 : "[Jésus répondit à une païenne qui l'implorait de guérir sa fille, tourmentée par le diable :] II n'est pas bon de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens."
LETTRE 727
Février 1777
727. L'abbé André Morellet à William Petty, comte de Skelburne Mylord,
[...]
Je vois quelques fois Francklin1. Il a pris une maison tout près d'Auteuil2, et dès que Made Helvetius sera à sa campagne3, j'aurai des occasions plus fréquentes de le voir. [...] J'ai fait vos complimens à Madame Helvetius et à Madame de Meun4, qui y ont été fort sensibles. [...] Vous pouvés compter sur l'empressement de Madame Helvetius à faire vos commissions, car elle vous aime beaucoup. Pour sa fille, je doute, Mylord, que vous eussiés été aussi heureux que vous l'imaginés, if1*... Elle est pourtant un peu mieux de sa santé, et d'une humeur un peu moins sauvage. [...] Mardi, 18 février 1777 MANUSCRIT
*A. Bowood, carton 24, n° 21, ffos 61 recto, 62 verso, 63 recto et 64 recto; 7 p.; orig. autogr.
IMPRIMÉS I. Fitzmaurice, pp. 111,113 et 114-115. II. Medlin, lettre 142. TEXTE
* Mot omis dans le I. NOTES EXPLICATIVES
1. Benjamin Franklin, à la fois homme d'État, physicien, philosophe et publiciste, était né à Boston en 1706. Accompagné du président de la Société royale de Londres, sir John Pringle (v. lettre 698, note 1), il avait déjà séjourné deux fois à Paris, en 1767 et 1769. Après avoir signé le manifeste de la déclaration d'indépendance en 1776, il est chargé de négocier l'alliance avec la France. Avec ses deux petits-fils, Benjamin Franklin Bâche et William Temple Franklin, âgés respectivement de sept et seize ans, il quitte Philadel-
phie le 26 octobre 1776, débarque à Auray (Morbihan) le 3 décembre, arrive à Versailles le 20 décembre et s'installe à Paris dès le lendemain. Au bout de deux mois, il s'établit à Passy, à l'hôtel de Valentinois (v. la note suivante), propriété de Leray de Chaumont (v. lettre 753, note 2). Accueilli avec enthousiasme, il fréquente aussitôt les gens de lettres. Selon Guillois (Salon, p. 42), "les relations les plus intimes s'établirent bientôt, grâce à Turgot et à Mâlesherbes, entre Passy et Auteuil." "Nous allions dîner chez lui, écrit l'abbé Morellet dans ses Mémoires, une fois par semaine, Mme Helvetius, Cabanis et l'abbé de La Roche, ses deux hôtes et moi, qui les accompagnais souvent. Il venait aussi très fréquemment dîner à Auteuil." (l, p. 295.) L'amitié qui en résulta ne se terminera qu'à la mort de Franklin (1790), qui était retourné aux ÉtatsUnis en 1785. 2. Il s'agit de l'hôtel de Valentinois. Le duc portant ce nom, devenu en 1730 13
Gravure de Benjamin Franklin par Louis Jacques Cathelin d'après le portrait d'Anne Rosalie Bocquet, dame Filleul
Février 1777
LETTRE 727 Jacques Ier de Monaco, en avait été le propriétaire de 1736 à sa mort, en 1751. Composé de deux pavillons presque symétriques, reliés par une galerie à deux étages, cet hôtel donnait sur la rue Basse (actuellement rue Raynouard), au sud-ouest de l'actuelle rue Singer. Franklin habita d'abord, dans la "basse-cour", un pavillon d'un étage situé au sud-est de l'angle des actuelles rues Talma et Bois-le-Vent, demeure que le duc de Croy qualifiait de "petit réduit très modeste, mais commode" (Journal inédit, 1718-1784, éd. Grouchy & Cottin, 1906-1907, 4 vol., IV, p. 167, sous la date du 1er mars 1779), alors que John Adams parlait de la "magnificence of thé place" (Diary, IV, p. 109, sous la date du 21 mai 1778). Après avoir été nommé ministre plénipotentiaire des États-Unis (v. lettre 735, note 2), Franklin s'installera dans le pavillon est de l'hôtel même. Il acquittera en mai 1784 un loyer global de 20 000 livres pour la période allant de février 1777 à mai 1782, et à partir de cette dernière date, un loyer annuel de 6 000 livres. Franklin s'y trouvait à un bon kilomètre de la maison de Mme Helvétius. Voir Bibl. du XVIe arrondissement (Trocadéro), estampes, vol. 308, "Plan général de Passy et du nouveau quartier Singer"; A.N., N Seine 3 852; Claude Anne Lopez, "Benjamin Franklin, Lafayette and thé Lafayette", Proceedings of thé American Philosophical Society, CVIII (1964), p. 187; et trois articles de Meredith Martindale, intitulés "Benjamin Franklin's résidence in France" (The Magazine Antiques, CXII [1977], p. 262-273), "L'hôtel de Valentinois et ses environs au temps de Benjamin Franklin" (B.S.H.A.A.P.,
XV [1975-1978], p. 7-14), et "Le duc de Valentinois" (Annales monégasques, VII [1983], p. 140-166). 3. Cette "campagne" est la maison d'Auteuil (v. lettre 686, note 1). Mme Helvétius avait sans doute passé l'hiver dans son appartement de la rue Sainte-Anne (v. lettre 690, fin de la note 3). 4. Il est de nouveau question des vues qu'avait Shelburne sur Mme de Mun dans une lettre de Morellet du 4 mai 1777 : "J'ai fait vos complimens à Made Helvétius qui y a été fort sensible, mais j'ai encore ri de vos projets sur Made de Meun. Je vous dis que vous peririés d'ennui avec cette petite Angloise-là. Cherchés-en une autre." (Bowood, carton 24, n° 20, f° 60; Fitzmaurice, p. 109; Medlin, lettre 145. Cette lettre porte la date du "dimanche cinq", mais ne peut dater que du dimanche 4 mai 1777, car il y est question du départ de l'abbé Raynal pour l'Angleterre. Fitzmaurice la date par erreur du dimanche 5 janvier 1777.) 5. Le mot anglais signifiant "si". REMARQUES
Le gouvernement français avait déjà autorisé la livraison aux insurgés américains d'importantes quantités d'armes (mai 1776). L'un des effets du séjour de Franklin à Paris est qu'il laisse bientôt partir de nombreux volontaires, dont Ségur et La Fayette, lequel arrive en juin 1777 avec 5 000 hommes, d'ailleurs accueillis avec plus ou moins d'enthousiasme. Encouragé par la défaite des troupes du général Burgoyne à Saratoga (17 octobre 1777), Louis XVI permettra, le 6 décembre 1777, que Franklin, qui n'avait pu se faire reconnaître comme agent diplomatique, soit reçu officieusement par
15
Le Potager de l'hôtel de Valentinois gouache attribuée à Alexis Nicolas Pérignon le Vieux
Février 1778
LETTRE 728 Vergennes, de même que les deux autres commissaires américains (Silas Deane et Arthur Lee). Le 6 février 1778, la France conclura avec les ÉtatsUnis un traité secret de commerce, d'amitié et d'alliance aux termes duquel elle reconnaîtra leur indépendance et renoncera par avance au Canada et à la Floride; les signataires s'engageront en outre à ne pas conclure de paix séparée. Le 16 mars 1778, l'ambassadeur de France révèle au gouvernement britannique l'existence du traité secret, ce qui provoque le rappel de l'ambassadeur de Grande-Bretagne, puis de celui de la France. Le 20 mars, Louis XVI reçoit
officiellement les commissaires américains. Le 12 avril, l'amiral d'Estaing, accompagné de Conrad Alexandre Gérard, premier ministre plénipotentiaire aux États-Unis, quitte Toulon avec dix-sept navires. Les opérations navales commencent à la mi-juin, sans qu'il y ait eu déclaration de guerre. En Amérique, les hostilités traîneront jusqu'à l'arrivée à Newport, en juillet 1780, d'un corps expéditionnaire français de plus de 6 000 hommes commandés par Rochambeau, dont l'intervention sera décisive dans la bataille de Yorktown.
728. L'abbé André Morellet à William Petty, comte de Shelburne Mylord, [...]
Mr Alexandre1 vous remettra mon petit paquet. Me Helvetius, qui ne vous oublie point, lui a donné hier à diner avec Mr Franklin, et elle" l'a prié de se charger de ma commission. [...] Jeudy^, 12 février [1778]2 MANUSCRIT
*A. Bowood, carton 24, n° 26, ffos 76 recto et 77 verso; 4 p.; orig. autogr. IMPRIMÉS I. Fitzmaurice, pp. 135 et 139. II. Medlin, lettre 157. TEXTE " Mot omis dans le I. ".
Le A : "jeudy
REMARQUES
La présente lettre est le premier témoignage connu d'une rencontre entre Mme Helvetius et Benjamin Franklin. Le second est dû à John Adams (1735-
1826), futur deuxième président des États-Unis, qui était arrivé à Paris le 8 avril 1778 pour remplacer Silas Deane, l'un des trois commissaires du Congrès. Il décrit le dîner suivant dans son autobiographie : "Mercredi, 15 avril 1778. J'ai dîné chez Madame Helvetius. En plus du docteur Franklin, de son petit-fils [Temple] et de moi-même, la compagnie comprenait un monsieur et une dame. Un dîner élégant. D'ailleurs, la réputation de l'hôtesse était bien établie : elle est la veuve du célèbre Helvetius, qui, comme me l'a dit une fois le comte Sarsefield3, aurait mieux 17
Février 1778
LETTRE 728
servi la France et le monde s'il avait amassé quelques millions de livres de plus quand il était au nombre des fermiers généraux, et écrit quelques ouvrages philosophiques de moins. Elle a érigé à la mémoire de son mari un monument dont elle a chez elle une reproduction4. C'est une statue d'ellemême pleurant sur le tombeau de son époux, avec l'inscription suivante : 'Toi dont l'âme sublime et tendre / A fait ma gloire, et mon bonheur, / Je t'ai perdu; près de ta cendre, / Je viens jouer [=jouir] de ma douleur.' Pour qu'elle ne fût cependant pas complètement privée de la société des hommes, trois ou quatre abbés de belle mine lui rendaient visite tous les jours et au moins l'un d'entre eux résidait chez elle5. Ces ecclésiastiques, qui trouvent hébergement dans les familles distinguées, à raison d'un seul ou de plusieurs dans chacune, sont aussi bien en mesure, je suppose, de pardonner un péché que d'en commettre un, ou d'aider à en commettre un. 'ô mœurs! me suis-je dit, que d'absurdités, d'inconséquences, de distractions et d'horreurs seraient introduites dans notre gouvernement républicain d'Amérique, si l'on adoptait de telles manières; aucun gouvernement républicain ne peut exister avec des moeurs nationales de ce genre. Cavete Americani.' C'est là que j'ai vu un petit livre de Fénelon que je n'avais jamais vu auparavant : 'Directions pour la conscience d'un roi, composées pour l'instruction de Louis de France, duc de Bourgogne'6. Et nous y avons mangé des raisins aussi frais à cette saison-là que s'ils venaient d'être cueillis. J'ai demandé comment ils avaient été conservés. 'Sans air,' a-t-elle dit. C'est-à-dire que 18
l'air des récipients où ils étaient conservés en avait été aspiré au moyen d'une pompe, et n'y avait été réadmis qu'au moment de les consommer. On conserve de la même façon en parfait état pommes, poires et autres fruits." (Adams, Diary, IV, p. 58-59; traduction; voir aussi ibid., II, p. 302.) En outre, la mention suivante figure dans le Journal d'Adams sous la date du 26 novembre 1778 : "Je suis revenu le soir et ai trouvé M. Turgot, l'abbé Condillac, Mme Helvétius et l'abbé ***" (ibid., II, p. 323). Turgot avait dîné ce jour-là chez Franklin et peut-être aussi les autres personnes mentionnées (Schelle, V, p. 575). Signalons enfin que, selon Willis Steell, qui n'indique pas sa source, c'est Marie-Jeanne Phélypeaux de La Vrillière, comtesse de Maurepas, qui avait présenté Franklin à Mme Helvétius (Benjamin Franklin of Paris, 1776-1785, New York, 1928, pp. 59 et 69.) NOTES EXPLICATIVES
1. William Alexander (1729-1819), fils de William Alexander, lequel avait été banquier, membre du Parlement et provost d'Edimbourg. Il avait maintenu, avec son frère aîné Robert, l'entreprise bancaire et commerciale de son père. Celle-ci ayant fait faillite en 1775, William avait été emprisonné pour dettes. Il s'installe d'abord à Dijon en 1777, puis à Auteuil en 1778, lorsque les services secrets britanniques font appel à lui pour être agent de liaison avec Franklin. Vieil ami de ce dernier, il marie l'une de ses six filles (v. lettre 799, note 1) à l'un des petits-neveux de l'Américain en 1779 (v. lettre 780, note 1). Il émigrera aux États-Unis en 1783 et mourra dans le Kentucky.
LETTRE 728 2. Dans la même lettre, Morellet offre à lord Shelburne ses condoléances pour "la perte cruelle" de William Granville Petty, fils cadet de Shelburne et de sa première femme, lady Sophia Carteret (1745-1771), qui était mort le 27 janvier 1778 à l'âge de neuf ans. 3. Guy Claude, comte, puis marquis de Sarsfield (1718-1789), lieutenant au régiment des gardes françaises, puis colonel au régiment de Provence et chevalier de Saint-Louis (1748). De vieille noblesse irlandaise établie en Bretagne depuis 1653, il était grand amateur de philosophie et admirateur de tout ce qui était américain. Son mot sur Helvétius .est attribué à Buffon par Grimm : "M. Helvétius aurait dû faire un bail de plus et un livre de moins" (Corr. litt., IX, p. 422). 4. Voir lettre 696, note 1, dern. par. L'inventaire après décès de Mme Helvétius (M.C., CXVIII, 688, 16 fructidor an VIII) ne fait mention d'aucune statue de Mme Helvétius pleurant sur la tombe de son mari. 5. Il ne s'agit pas de l'abbé Morellet, qui ne passait à Auteuil que "deux ou trois jours" par semaine (Morellet, Mémoires, I, p. 271), mais probablement de l'abbé de La Roche (v. lettre 628, note 1). On ignore la date exacte à laquelle celui-ci s'est installé chez Mme Helvétius, mais nous savons qu'il a dû rester à l'hôtel de Deux-Ponts jusqu'à la fin de 1775, date à laquelle la comtesse de Forbach, veuve de Christian IV de
Février 1778 Deux-Ponts, l'a vendu à CharlesAuguste, qui venait de succéder à son oncle (v. Adalbert de Bavière, Der Herzog und die Tanzerin, Neustadt, 1966, p. 99). Pourtant, d'après le certificat de résidence de La Roche, du 31 janvier 1793, celuici habitait "depuis 21 ans la maison de la citoyenne Helvétius", soit depuis 1772 (Bibl. du XVIe arrondissement, Paris, ms. Parent de Rosan 36). Mais d'autres documents de même nature supposent qu'il aurait résidé dans la dite maison depuis 1771 (ibid., f° 59 recto) et même 1770 (f° 68 recto), dates auxquelles Mme Helvétius n'avait pas encore acheté sa propriété d'Auteuil. Voir Marie-Thérèse Inguenaud et David Smith, "Un disciple d'Helvétius : Martin Lefebvre de La Roche (1738-1806)", Studies (à paraître en 1998). Signalons enfin que l'abbé de Condillac, dans une lettre au marquis Rangoni, du 9 octobre 1776, donne son adresse comme étant "chez Mme Helvétius à Auteuil" (Corpus Condillac [1714-1780], éd. Sgard, Genève & Paris, 1981, p. 143). Il habitera plus tard au n° 10 de la rue d'Auteuil.
6. Fénelon, Directions pour la, conscience des rois et princes souverains, composées pour l'instruction de Louis de France, duc de Bourgogne (1747). Condillac avait inclus cet ouvrage dans le dernier volume de ses Cours d'étude pour l'instruction du prince de Parme (Parme, 1775,16 vol.).
19
LETTRE 729
Avril 1778
729.Jeremy Bentham1 au révérend John Forster2 [Avril ou mai 1778] [...] From him [Helvétius] I got a standard to measure thé relative importance of thé several pursuits a man might be engaged in: & thé resuit of it was that thé way of ail others in which a man might be of most service to his fellow créatures was by making improvements in thé science which I had been engaged to study by profession. I had indeed gone but a little way in" it before I began to take more pleasure in thé idea of seeing its imperfections remedied, than in that of converting them to profit: for thé defects of thé science are, you know, thé patrimony of thé profession. Thatc illustrious philosopher (whose principles, however, I am far from adopting without distinction), at thé same time that he suggested incentives, furnished me with instruments for making thé attempt. From him I learnt to look upon thé tendency of any institution or pursuit to promote thé happiness of society as thé sole test and measure of its merit, and to regard thé principle of utility as an oracle which, if properly consulted, would afford thé only true solution that could be given to every question of right and wrong. Much about thé same time M. Beccaria's book On Crimes je". NOTES EXPLICATIVES
1. Le comte de Shelburne (v. lettre 676, note 1) s'était rendu en visite à Paris en mai 1771. 2. Voir lettre 782, note 1. 3. En 1775, le comte de Shelburne avait envoyé par trois fois des rosiers à Auteuil (v. lettre 724, note 3). Il en expédiera de nouveaux en 1783 : "Les rosiers mousseux que vous m'avés envoyés pour Made Helvetius sont arrivés à bon port et en bon état. Nous les avons plantés sur-lechamp dans un joli petit bosquet sur le bord d'un bassin tout près de la petite maison que vous m'avés vu occupper au fond du jardin et où Madame Helvetius a fait un petit jardin anglois le plus agréable du monde. J'irai désormais plus souvent là pour y voir les progrès de vos rosiers." (Lettre de l'abbé Morellet du 25 [=23?] février 1783, Bowood,
Avril 1783 carton 25, n° 41, f° 38 recto; Medlin, lettre 213.) 4. Voir lettre 765, note 1. S.John Henry Petty (1765-1809), vicomte de Fitzmaurice, fils aîné de lord Shelburne et de sa première femme, prendra le titre de comte de Wycombe en décembre 1784 au moment où son père sera créé marquis de Lansdowne, et deviendra le deuxième marquis de Lansdowne à la mort de son père en 1805. Il aura l'occasion de voir le jardin de Mme Helvetius en juillet 1784 (v. lettre 795, Remarques). 6. L'abbé Morellet, qui avait reçu l'hospitalité de lord Shelburne en avril 1772, logera lord Fitzmaurice chez lui en 1784 (v. lettre 795, Remarques). 7. En octobre et novembre 1780, Franklin avait subi des accès de goutte, mais depuis août 1782, c'est de la gravelle qu'il souffrait, mal dont il ne réussira jamais à guérir.
788. L'abbé André Morellet à William Petty, comte de Shelburne Mylord,
H
M Helvetius épie le moment où ses rosés mousses épanouiront. Les pieds ont bien pris. Elle vous a écrit pour vous remercier de vôtre joli présent1. Quand vos affaires seront un peu débrouillées, vous voudrés bien lui répondre un mot, elle y sera fort sensible. Vous pouvés lui écrire en anglois. Elle a toujours à côté d'elle deux interprêtes, Franklin et moi, et si vous mettes beaucoup de chaleur dans vos galanteries, nous vous garderons le secret. Elle est toujours très aimable et conserve ses amis. Depuis six ou sept ans elle ne quitte plus sa campagne, même l'hyver2, et sait s'y faire des occupations, des amusements et de la société. Elle jouit encore comme un enfant. Elle n'a jamais eu que des goûts simples qui ne se sont point usés, et un esprit naturel qui a conservé toute sa vivacité. Nous parlons bien souvent de vous. Elle vous aime beaucoup. Vous avés 97
LETTRE 788
Avril 1783
gagné son cœur par beaucoup d'endroits mais sur tout par le penchant que vous avés montré pour la comtesse de Mun. Elles ne vivent plus ensemble, comme vous savés3. La fille vient voir sa mère une fois par semaine et ne lui donne d'ailleurs presqu'aucune marque d'amitié. Mais la mère est toujours mère. Le bon homme Franklin vit beaucoup avec nous. Nous l'avons vu toujours calme au milieu des dangers de sa patrie. Aujourd'hui il est heureux4. Nous disons toujours ensemble que si l'Angleterre veut réparer ses fautes avec ses anciens colons, elle le peut facilement, et qu'elle recouvrera bientôt dans la liberté même tous les avantages d'un monopole qu'elle a payé si chèrement. Nous voyons arriver avec peine le moment où cet homme respectable nous quittera. Jl faut bien qu'il aille recueillir où il a semé et mourir dans les bras de sa fille5 et au sein d'une patrie qu'il a si bien servie. En attendant nous jouissons de sa société qui est vraiment la plus aimable du monde. [...] L'abbé Morellet Paris, le 1er avril 1783 MANUSCRIT
*A Bowood, carton 25, ffos 51 verso, 53 verso-54 recto et 55 recto; 9 p.; orig. signé. IMPRIMÉ I. Medlin, lettre 218. NOTES EXPLICATIVES
1. Le 10 mai 1783, Morellet rappellera la lettre de Mme Helvétius au comte de Shelburne : "Made Helvétius se plaint que vous n'avés pas répondu à son griffonage; elle dit que vos rosiers sont fort jolis mais qu'elle aimera encore mieux une lettre de vous" (Bowood, carton 25, f° 59 verso; Medlin, lettre 220). Ni cette lettre de Mme Helvétius, ni la réponse qu'a dû lui faire Shelburne, ne sont parvenues jusqu'à nous. Cette dernière est peut-être ^"obligeante lettre" dont il est question dans la lettre suivante. 2. Il n'y avait que cinq ou six ans au plus que Mme Helvétius ne passait 98
plus l'hiver à Paris. D'après le témoignage du même abbé, elle était installée en février 1777 à Paris (v. lettre 727), où elle avait conservé, au moins jusqu'en février 1778, un appartement rue Sainte-Anne (v. lettre 690, fin de la note 3). Et selon J.N. Bailly, Mme Helvétius passera à Paris "l'hiver mémorable de 1788", sans doute chez l'une de ses deux filles, et ne regagnera sa maison d'Auteuil que le 1er mai (Conseils à ma fille, 1812, pp. 3 et 14). 3. Voir lettre 733 et 747. 4. Franklin était l'un des négociateurs chargés par le Congrès d'établir la paix avec la Grande-Bretagne, et le 30 novembre 1782, il en avait signé les articles préliminaires. Par le traité définitif signé à Versailles le 3 septembre 1783, la Grande-Bretagne reconnaîtra l'indépendance des États-Unis et leur cédera la totalité des immenses territoires qu'elle possédait au sud des Grands Lacs, soit
LETTRE 789 ceux situés à l'est du Mississippi, sous réserve de délimitation ultérieure. 5. Sarah Franklin Bâche (1743-1808), fille unique de Benjamin Franklin et mère de Benjamin Franklin Bâche (v. lettre 805, note 5). REMARQUES
À la même époque, deux Américains chargent Franklin et son petit-fils de transmettre leurs compliments à Mme Helvétius. Le 21 mars, Patience Lovell Wright (1725-1786), veuve quaker du New Jersey qui avait façonné à Londres en 1772 une effigie en cire de Franklin, lui écrit : "Ma fille [Elizabeth] se joint à
Juillet 1783 moi pour offrir nos compliments les plus respectueux à votre petit-fils, Wm Franklin, à Madame Elvésious et aux autres personnes qui connaissent mes principes" (A.P.S., XXVII, 213; traduction). Le 12 avril, John Foulke, docteur en médecine de l'université d'Oxford et médecin de l'hôpital de Pennsylvanie à Philadelphie, qui avait étudié la chirurgie à Paris en 1781, écrit de Londres à Temple Franklin : "Puis-je vous demander la faveur d'assurer Madame Helvétius de mes respects les plus humbles et de faire mes compliments à l'abbé Morley [Morellet]" (A.P.S., CV, 44; traduction).
789. L'abbé André Morellet à William Petty, comte de Shelburne Mylord, Le plaisir que je me promets de vous voir bientôt à Aix ou à Spa1 est bien empoisonné par la pensée de ces douleurs d'estomac qui sont le motif de vôtre voyage et le fruit de vos travaux excessifs. [...] J'ai remis et traduit vôtre obligeante lettre à Me Helvétius2. Elle tient au sol de son jardin comme une de ses plantes. Elle ne peut donc pas, malgré toutes les tentations que vous lui offres, Milady Shelburne3 et vos belles rosés et Bowood, aller voir vôtre belle" Angleterre, mais elle ne désespère pas de vous recevoir, vous-même et milady et vôtre enfant4, dans sa jolie retraite, et je vous assure qu'elle y sera doublement heureuse si elle peut avoir cet avantage. Elle est toute fiere de vôtre lettre et l'a envoyée à Made d'Andelau^ qui est à présent dans sa terre du Perche. Made d'Andlau, ainsi que les dames qui viennent de faire à Londres ce voyage si brusque5, ont rapporté toutes beaucoup de regret de ne vous avoir pas vu. [...] L'abbé Morellet Le 4 juillet [1783]
99
Juillet 1783
LETTRE 789 MANUSCRIT
*A. Bowood, carton 25, ffos 56 recto, 56 verso-57 recto et 57 verso; 4 p.; orig. autogr. IMPRIMÉS I. Fitzmaurice, pp. 203, 205-206 et 207. II. Medlin, lettre 223. TEXTE * Mot omis dans le I. "Andelau".
b
Le A :
NOTES EXPLICATIVES
1. Morellet accompagnera lord Shelburne à Spa du 3 août au 30 septembre 1783. Le 11 octobre 1783, il lui fait part des détails suivants : "Me voicy enfin rendu à Paris après 12 jours de route depuis ma séparation d'avec vous. [...] Madame Helvetius a été très sensible à votre souvenir et à votre bon thé. Nous en prendrons demain avec Franklin auprès de qui je ferai vos commissions." (Bowood, carton 25, ffos 60 recto et verso; Medlin, lettre 225.) 2. Lettre non parvenue jusqu'à nous. 3. Louisa Fitzpatrick (1755-1789), deuxième femme de Shelburne, qu'il avait épousée en 1779, et mère d'Henry, qui deviendra le troisième marquis de Lansdowne. 4. Lord Fitzmaurice (v. lettre 787, note 5). 5. Le 18 mai 1783, la comtesse d'Andlau était arrivée à Londres en compagnie de nombreuses personnes : 1) son mari, 2) sa bellesœur, la comtesse de Chalon (v. lettre 690, note 2), 3) l'amant et futur mari de celle-ci, Marie François Henri de Franquetot, duc de Coigny (v. lettre 808, note 4), 4) le fils puîné de celui-ci, Ange Augustin Gabriel de Franquetot, comte de Coigny (1740-1817), 5) la belle-sœur de
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celui-ci, Louise Marthe de Conflans, marquise de Coigny (1759-1825), 6) Armand Jules François, duc de Polignac (v. lettre 725, note 2), dont l'épouse était la cousine germaine du comte d'Andlau et de la comtesse de Chalon, et enfin, 7) Valentin Ladislas, comte d'Esterhâzy (1740-1805), gouverneur de Rocroy. Leur départ de Paris avait été annoncé par La Roche à Franklin le 14 mai : "L'abbé de La Roche souhaite le bonjour à Monsieur Franklin et le prévient que Made et Mr d'Andlau partent demain à 7 heures du matin pour l'Angleterre et qu'ils se chargeront volontiers des paquets et des commissions de Monsieur Franklin pour ses amis ou connoissances d'Angleterre. Made d'Andlau auroit été ellemême les lui demander; son départ inopiné la presse trop. Elle demeure faubourg S'-Honoré." (A.P.S., XLIV, 288.) Selon le comte Esterhâzy, ces différentes personnes avaient profité de la paix presque conclue pour visiter un pays que la guerre d'Amérique avait remis à la mode, ils y avaient fait "un voyage charmant", et ils avaient été très bien reçus (Esterhâzy, Mémoires, éd. Daudet, 1905, p. 186). D'après Bachaumont, ces dames de la cour "ont émerveillé les Anglois au point de s'en attirer des éloges dans leurs papiers publics" (Mémoires, XXIII, p. 58). Les "papiers" en question sont The Gentleman's Magazine (LUI, [1783], p. 446) et The London Chronide (LUI [20-22 mai 1783], p. 482). Voir aussi Walpole's Correspondence (XXV, p. 408-409), et le Journal du marquis de B ombelles (Genève, 1977, 2 vol., I, p. 224). Ces sources contiennent deux erreurs. D'une part, The Gentleman's Magazine
LETTRE 790 indique que le marquis de "Cognies" [François Marie Casimir de Franquetot (1756-1816)], fils aîné du duc de Coigny, était de ce voyage, alors qu'il se trouvait en fait à Paris où il venait d'arriver de la Martinique (v. Mercure de France, juin 1783, p. 221). D'autre part, le comte Ester-
Septembre 1783 hâzy omet le nom de la marquise de Coigny et ajoute celui de la marquise de Créquy, alors âgée de près de 70 ans (v. lettre 170, note 1); ces deux noms, qui se ressemblent quand ils sont manuscrits, ont probablement été confondus par Daudet, éditeur des Mémoires du comte Esterhâzy.
790. Benjamin Franklin a Octavie Guichard, veuve Belot, présidente Du Rey de Meinières My friend, Made Helvetius, tells me that I do wrong to dine abroad, as it hurts my health; and I much respect her counsels. But I cannot resist thé double temptation you offer me of dining with you and with that amiable family. So that if alive and well I shall certainly render myself on Sunday at thé pavilions of Chaillot, when I hope your rhumatism will hâve left you, so as to permit your standing upright, that you may enjoy more ease, and I more pleasure in thé greater convenience of embracing you. I hope also to find your good husband1 well, for I respect and esteem you both, as ail do who know you. Your English is better than you think it. I wish my French were equal to it. My heart, however, is good, and you hâve always a place in it. B. Franklin Passy,Sept. 12 [17]83 [Traduction :] Mon amie, Mme Helvetius, me dit que j'ai tort de dîner ailleurs que chez moi, car cela nuit à ma santé, et je respecte beaucoup ses conseils. Mais je ne peux pas résister à la double tentation que vous m'offrez de dîner avec vous et avec votre aimable famille. De sorte que si je suis en vie et en bonne santé, je me rendrai certainement dimanche aux pavillons de Chaillot. J'espère qu'alors votre rhumatisme vous aura quittée et que vous pourrez vous tenir toute droite, de façon que vous ayez plus d'aisance, et moi plus de plaisir à vous serrer dans mes bras plus facilement. J'espère également trouver votre cher mari1 en bonne santé, car je vous respecte et vous estime tous deux, comme le font tous ceux qui vous connaissent. Votre anglais est meilleur que vous ne le pensez. J'aimerais que mon français soit ausi bon. Mon cœur, cependant, se porte bien, et vous y avez toujours votre place. B. Franklin Passy, le 12 septembre 1783 101
LETTRE 791 MANUSCRIT
*A. A.P.S., B.F. 85, 346; 1 p.; orig. autogr. NOTE EXPLICATIVE
1. Jean Baptiste François Du Rey de Meinières (1705-1785), président honoraire de la deuxième chambre
Avant 1784 des enquêtes, était connu par son érudition, ses collections et sa collaboration aux Mémoires secrets de Bachaumont. En 1765, il avait épousé Mme Belot en secondes noces (v. lettre 497, note 8). Ils demeuraient à Chaillot (v. lettre 764, note 1).
791. Madame Hehétius à Benjamin Franklin [Avant 1784]1 M Helvetius a chargé M. Cabanis et M. l'abbé de La Roche de passer chez Monsieur Franklin pour le prévenir qu'elle est bien fâchée de ne pouvoir lui donner à diner demain samedi, que ce sera pour lundi prochain qu'elle l'attendra avec le plus grand plaisir pour diner, prendre le thé à la glace, et entendre de la bonne musique. MANUSCRIT
*A. A.P.S., LXX, 115; 1 p.; orig. de la main de La Roche. NOTE EXPLICATIVE
1. Pendant les deux dernières années de son séjour en France la mauvaise santé de Franklin ne lui permettait pas de se déplacer sans douleur. Le
27 janvier 1784, Morellet écrira à Shelburne à ce sujet : "Pour le père [Franklin], il ne quitte plus Passy, parceque la voiture l'incommode. Il a des douleurs qui, sans être encore bien vives, caractérisent la pierre." (Bowood, carton 25; Medlin, lettre 231.)
792. Madame Helvétius à Benjamin Franklin [Avant 1784]1 L'aimable lettre que vous m'avez écrite, mon cher ami, m'a fait sentir encor plus vivement le regret de n'avoir pu dîner avec vous mercredy. J'espérais qu'après m'avoir dit de si jolies choses sur le papier, vous viendriez m'en dire de vive voix. Je suis bien piquée d'avoir trop espéré, car je vous avoue que j'aime beaucoup les jolies choses, et surtout celles qui me viennent de vous. J'aurai aujourdhuy de vos nouvelles, et je compte qu'on ne m'en donnera que de bonnes de votre douleur d'épaule. Mais à propos qu'avez-vous fait à cette épaule? Si c'était par hasard un rhumatisme 102
1784
LETTRE 793
gagné sous les fenêtres de quelqu'une de mes rivales, où vous êtes bien assés jeune pour aller passer les belles nuits claires à jouer de la guittare & à soufler dans vos doigts, songez-y bien4, je ne vous plaindrais guère. En tout cas ce sera une bonne leçon pour vous; et je vois mieux tous les jours combien la jeunesse légère et inconsidérée en a besoin. Ce qui me rassure, c'est que Mr votre fils veille sur vôtre conduite et je vous recommande de suivre ses avis. Adieu, mon ami, je vous embrasse tendrement, et je vous désire beaucoup. MANUSCRIT
NOTE EXPLICATIVE
*A. A.P.S., XLIV, 280; 2 p. (demi-feuille); orig. de la main de Cabanis.
1. Voir lettre précédente, note 1. L'allusion de Mme Helvétius à une rivale n'est pas sans évoquer la référence de Mme Brillon à son "aimable rivale, M Helvétius", dans une lettre que nous avons datée de 1778 (lettre 730).
IMPRIMÉS
I. Lopez, p. 260; traduction en anglais. II. Franklin, Papers, XXX, p. 279. TEXTE " Le A : "bien ".
793. Benjamin Franklin à Madame Helvétius [17840U1785]1 Les mouches des appartemens de M. F—n demandent permission de présenter leurs respects à Madame H—s, & d'exprimer dans leur meilleur langage leur reconnoissance pour la protection qu'elle a bien voulu leur donner. Bizz izzzz ouizz a ouizzzz izzzzzzzz, &c. Nous avons demeuré long-temps sous le toît hospitalier dudit bon homme F—n. Il nous a donné des logemens gratis; nous avons aussi mangé & bu toute l'année à ses dépens sans que cela nous ait coûté rien. Souvent quand ses amis & lui ont épuisés une jatte de ponch, il en a laissé une quantité suffisante pour enivrer une centaine de nous autres mouches. Nous y avons bu librement, & après cela nous avons fait nos saillies, nos cercles & nos cottillons très joliment dans l'air de sa chambre, & nous avons consommés gaiement nos petites amours sous son nez. Enfin nous aurions été le plus heureux peuple du monde, s'il n'avoit pas permis de rester sur le haut de ses boiseries nombre de nos ennemis déclarés2, qui y tendoient leurs filets pour nous prendre, & qui nous déchiroient sans 103
Mars 1784
LETTRE 794
pitié. Gens d'un naturel & subtile & féroce, mélange abominable! Vous, très excellente femme, eûtes la bonté d'ordonner que tous ces assassins avec leurs habitations & leurs pièges seroient balayés; & vos ordres (comme toujours ils doivent être) ont été exécutés sur-le-champ. Depuis ce temps-là nous vivons heureusement, & nous jouissons de la bienfaisance dudit bon homme F~n sans crainte. Il ne nous reste qu'une chose à souhaiter pour assurer la permanence de notre bonheur; permettez-nous de le dire,
Bizz izzzz ouizz a ouizzzz izzzzzzz, &c.
C'est de vous voir faire désormais qu'un seul ménage. IMPRIMÉS
TEXTE
*i. LES MOUCHES À MADAME HE—S, [Imprimerie de Passy3]. II. P. McPharlin, Satires and Bagatelles, Détroit, 1937, p. 105-106. III. R. Amacher, Franklin's Wit & Folly. The Bagatelles, New Brunswick, 1953, p. 58-59; traduction en anglais. IV. W. Trask, The Bagatelles from Passy, New York, 1967, p. 14-15; traduction en anglais. V. D. Medlin, "Benjamin Franklin's Bagatelles for Madame Helvétius. Some Biographical and Stylistic Considérations", Early American Literature, XV (1980), pp. 45-46 (en français) et 54-55 (traduction en anglais).
Des exemplaires du I sont conservés à la B.N. et à l'université Yale; la première page de cet imprimé est reproduite en facsimilé par L.S. Livingston (Franklin and His Press at Passy, New York, 1914, p. 34). NOTES EXPLICATIVES
1. Cet écrit a probablement été composé vers la fin du séjour de Franklin en France, car la "Requête à madame Helvétius par ses chats" (lettre 813), de l'abbé Morellet, que celui-ci considérait comme un "pendant" au présent "Remercîment" (v. lettre 814), a été envoyée à Franklin le 30 octobre 1785. 2. Des araignées. 3. Voir lettre 759, note 11.
794. L'abbé André Morellet à William Petty, comte de Shelburne Mardi, 10 [=9]'mars [1784] Mylord,
H
J'ai passé plus de deux mois2 sans voir Made Helvétius. Il est vrai que les communications ont demeuré interrompues et qu'on ne pouvoit sortir à pied sans courir risque de se casser le cou et en carosse sans s'exposer à 104
LETTRE 795
Juin 1784
casser les jambes des chevaux. Enfin je suis venu passer quelques jours auprès d'elle et elle me charge de la rappeller à vôtre souvenir qui lui est toujours cher. J'ai vu aussi le patriarche Franklin qui a bien souffert tout cet hyver. Il ne peut plus supporter le carosse. [...] MANUSCRIT
*A. Bowood, carton 25, ffos 64 recto et 66 recto et verso; 8p.; orig. autogr. IMPRIMÉ
I. Medlin, lettre 233. NOTES EXPLICATIVES
1. C'est sans doute sur le quantième que Morellet a fait erreur, et non sur le jour. 2. Quinze jours plus tard, dans sa lettre suivante à Shelburne, datée du 24 mars 1784, Morellet allonge en conséquence la durée de cet éloignement : "J'ai surtout demeuré près de trois mois sans aller à Auteuil, et vous pouvés bien penser que j'ai
senti vivement cette privation parceque j'aime bien le petit nombre de vieux amis au[x]quels je suis attaché" (Bowood, carton 25; Medlin, lettre 236). REMARQUES
Le 22 avril 1784, Morellet transmet à Shelburne les compliments de leurs amis communs : "Vos amis de Paris me chargent tous de les rappeller à vôtre souvenir : le baron d'Holbac, Made de Boufflers, Mr Suart, Mr Franklin, Made Helvetius" (Bowood, carton 24, n° 22, f° 67 recto; Medlin, lettre 237; lettre à laquelle Fitzmaurice [p. 118] attribue à tort la date de 1777).
795. L'abbé André Morellet à William Petty, comte de Shelburne Auteuil, 19 juin 1784 Mylord,
[...]
Made Helvetius demande aussi à avoir lord Fitzmaurice1 un jour parceque de là nous lui ferons voir St-Clou2, Bagatelle3, la manufacture de Sève4, &c., toutes courses que nous pouvons faire dans une matinée après avoir couché chés elle, ce qui économisera nôtre tems. [...] MANUSCRIT
*A. Bowood, carton 25, ffos 70 recto et 71 verso; 4 p.; orig. autogr. IMPRIMÉ
I. Medlin, lettre 238. REMARQUES
Lord Fitzmaurice arrive à Paris le 20
juillet et loge chez l'abbé Morellet. "Je le menai, déclare Morellet, chez tous ceux de mes amis qu'il voulut bien voir" (Morellet, I, p. 282). Vers la fin de juillet, lord Shelburne reçoit plusieurs relations au sujet des visites rendues par son fils, dont la première lui est envoyée par Morellet le 23 : "Nous 105
Juin 1784
LETTRE 795 avons vu Made Helvetius, Mr Franklin, Mr d'Holbac. [...] Nous avons rendu visitte à Madame de Boufflers qui a reçu mylord avec beaucoup d'empressement. Nous irons coucher mercredy prochain [28 juillet] à Auteuil, voir le lendemain matin la manufacture de Sève qui est dans le voisinage, Bagatelle, maison de Mr le comte d'Artois, et l'après-dîner la maison de Neuilly de Mr de Ste-Foy5." (Bowood, carton 25, ff os 72 verso et 73 recto; Medlin, lettre 241.) Dans une lettre à son père datée du même jour, lord Fitzmaurice précise que les visites à Mme de Boufflers et à Franklin ont eu lieu respectivement "l'autre soir" et "hier soir" (Bowood, carton 137, ffos 5 verso et 6 recto), mais ne mentionne pas Mme Helvetius. Le 30, Morellet fait état d'une série d'autres activités : "Nous avons été aussi chés Made de Boufflers, chés le baron d'Holbac, chés Made Helvetius, chés Mr Franklin, Milady Mounteygecumb6, le duc de Dorset7. [...] Le mercredy matin [...] nous avons diné chés Mr d'Holbac avec Me Helvetius et couché à Auteuil. Le jeudy matin nous sommes allés voir la manufacture de porcelaine à Sève et nous avons diné chés Mr Franklin avec Made Helvetius et Mr de Reyneval8. Après le diner nous sommes allés à Bagatelle, où Mr le comte d'Artois ne laisse entrer que les dimanches. Il avoit bien voulu faire une exception en faveur de Mylord Fitzmaurice." (Bowood, carton 25, ffos 76 recto et verso et 77 recto et verso; Medlin, lettre 242.) Lord Fitzmaurice quittera Paris à la mi-août pour entreprendre avec l'abbé Morellet un tour de France qui les conduira successivement à Chartres, Blois, Tours, Brest, Nantes, Lorient, Rochefort, La Rochelle, Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Nîmes, Marseille, Toulon et Lyon. Ils seront de
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retour dans la capitale le 24 septembre, partiront ensemble pour Londres le 4 octobre, et arriveront à Bowood le 12 octobre. Le 2 novembre, Morellet écrira à William Temple Franklin, alors à Londres : "Je n'ai reçu encore aucune nouvelle [...] de Me Helvetius. Je vous prie de porter mes plaintes à Auteuil." (A.P.S., CVI, 107; Medlin, lettre 249.) Le 24 décembre 1784, il annoncera à Shelburne qu'il a regagné Auteuil : "J'ai bien surpris Made Helvetius qui ne m'attendoit plus et qui m'ecrivoit pour me défendre de revenir à cause des voleurs et du froid. Elle vous fait, Mylord, mille et mille amitiés ainsi qu'à votre enfant dont elle est folle et qu'il ne seroit pas sûr de lui renvoyer. Elle le remercie bien de la robe bleue qu'elle n'a pas encore reçue parceque ma caisse est passée par Rouen." (Bowood, carton 25, f° 89 verso-90 recto; Medlin, lettre 252.) NOTES EXPLICATIVES
1. Voir lettre 787, note 5. 2. Maison que Philippe d'Orléans, frère de Louis XIV, avait fait transformer en château par HardouinMansart et Mignard (1676-1678). Les jardins avaient été dessinés par Le Nôtre. Acquis par Marie-Antoinette en 1785, il sera rasé en 1791. 3. Château construit en 1777 par Bélanger pour le comte d'Artois (v. lettre 765, note 1). Situé à la lisière du bois de Boulogne, il était, selon Bachaumont, un "joli palais de féerie" (Mémoires, XV, p. 167), que l'on appelait la "folie d'Artois". 4. Manufacture de porcelaine créée en 1738 à Vincennes, transférée à Sèvres en 1756 sur l'initiative de Mme de Pompadour, et devenue manufacture royale en 1760. 5. Claude Pierre Maximilien Radix de
LETTRE 795 Sainte-Foy (1736-1810) avait été le secrétaire de Choiseul pendant la brève période où celui-ci avait exercé les fonctions d'ambassadeur à Vienne (20 août 1757-décembre 1758), y était resté chargé d'affaires jusqu'en 1761, et à ces deux titres, il avait gagné la confiance de Choiseul. Premier commis des Affaires étrangères (17611766) en remplacement de Tercier, puis trésorier général de la Marine (1766-1771), il avait perdu cette dernière charge par suite de la chute de son protecteur. Revenu en faveur sous le ministère de Vergennes (1774-1787), il avait été nommé en 1774 ministre plénipotentiaire à Deux-Ponts, et en 1776, surintendant du comte d'Artois. Impliqué en 1778 dans le célèbre procès en faux intenté contre Antoine Le Bel, premier commis de la surintendance du comte d'Artois, il avait dû démissionner en 1781 et s'enfuir à Londres en 1783. Décrété de prise de corps par le Parlement, il avait bénéficié de lettres d'extinction de Louis XV et, à l'époque de la présente lettre, il venait de rentrer à Paris. Amant de la duchesse de Mazarin et bénéficiaire d'un legs de celle-ci d'un montant de 150 000 livres, il défrayait la chronique par sa carrière galante. Il avait acheté sa grande maison de Neuilly au marquis de Voyer (v. lettre 202, note 2) en 1766, et y logeait à la fois sa maîtresse phtisique et deux vaches, la présence de ces bêtes étant alors considérée, selon Bachaumont, comme "un remède imaginé par nos docteurs modernes pour les poitrinaires"
Juin 1784 (Mémoires, XVII, p. 309). Voir l'article d'André Doyon dans la Revue d'histoire diplomatique, LXXX (1966), p. 231-274. 6. Emma Gilbert (1729-1807), fille de John Gilbert, archevêque d'York, avait épousé en 1761 George Edgcumbe, lord - lieutenant de Cornouailles, qui allait être créé comte en 1789. 7. John Frederick Sackville (17451790), troisième duc de Dorset depuis la mort de son oncle, était ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris (1783-1789). Il jouissait d'une réputation de libertin. 8. Joseph Mathias Gérard de Rayneval (1736-1812), frère cadet de l'ancien ministre plénipotentiaire aux ÉtatsUnis, Conrad Alexandre Gérard. Né à Masevaux (Haut-Rhin), licencié en droit à l'université de Strasbourg, et aussi à l'aise en allemand qu'en français, il avait été secrétaire d'ambassade à Dresde (1763), chargé d'affaires à Ratisbonne (1767) et ministre résident à Dantzig (1768). Premier commis des affaires étrangères (1774-1792) en remplacement de Sainte-Foy (v. note 5 ci-dessus), il avait été envoyé en 1782 par Vergennes en mission secrète auprès de lord Shelburne en vue de mettre un terme à la guerre franco-britannique qui durait depuis 1778, et ces négociations avaient amené la signature du traité de Versailles (1783) entre la France et la Grande-Bretagne. Anobli et nommé conseiller d'État (1783), il restera dans l'ombre pendant la Révolution.
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LETTRE 796
Août 1784
796. William Carmichael1 à Benjamin Franklin S'-Ildefonso2, Aug' ll t h 1784 Dear Si
[...] I will consent to suffer every thing in this [world] provided Your Excellency will also détermine not to leave us, even tho' Madame Helvetius should inv you to Elysium to revenge herself of thé indifférence of her Caro Esposo & you of thé inconstancy of your Gaia3, until you shall see us hors d'affaire with ail thé potentates of Europe4. [Traduction :]
San Ildefonso2, 11 août 1784
Monsieur,
[...]
Je veux bien souffrir n'importe quoi dans ce monde, à condition que Votre Excellence se détermine de son côté à ne pas nous quitter, même si Madame Helvétius vous invite aux Champs-Elysées pour qu'elle puisse se venger elle-même de l'indifférence de son Caro Esposo, et vous venger aussi de l'inconstance de votre Gaia3, d'ici que vous ayez réglé nos affaires auprès de tous les différents potentats d'Europe. MANUSCRIT *A. A.P.S., XXXII, 80; 3 p.; orig. autogr. NOTES EXPLICATIVES
1. William Carmichael (mort en 1795), riche Américain qui s'était trouvé à Londres au début de la révolution américaine. Il avait fait fonction de secrétaire à la commission américaine à Paris (Silas Deane, Franklin et Arthur Lee) et avait été membre du Congrès continental (1778-1779). Après avoir été secrétaire d'ambassade en Espagne (1779-1782), il avait été nommé chargé d'affaires à Madrid, poste qu'il conservera jusqu'en 1794. 2. Ville située près de Ségovie à une soixantaine de kilomètres au nordest de Madrid. C'est là que sera signé
108
en 1796 le traité de San Ildefonso entre l'Espagne et la France. 3. À l'époque romaine, lors des cérémonies de mariage, il était de coutume de désigner les nouveaux mariés par les prénoms Gaius et Gaia. L'expéditeur fait allusion à l'épouse de Franklin, Deborah Read, qui était devenue "la nouvelle Madame Helvétius" dans la célèbre Bagatelle de Franklin (v. lettre 759), dont Carmichael avait probablement reçu un exemplaire. 4. L'un de ces potentats, Gustave III de Suède, s'était trouvé à Paris entre le 9 juin et le 19 juillet 1784. Le 8 juillet, Franklin avait dîné avec un de ses ministres : "M. Francke dîne avec moi en compagnie de Mme Helvétius, de l'abbé de La Roche, de M.
Septembre 1784
LETTRE 797 Cabanis et d'un capitaine américain." (Bibl. du Congrès, Washington, Papiers Franklin, série 2, vol. XXII, p. 1344; Sparks, I, p. 582; Bigelow, VIII, p. 515; et Smyth, X, p. 352, traduction.) Ulric Gustav Franc (1736-1811), secrétaire d'État aux Affaires étrangères de Suède depuis 1776, avait accompagné Gustave III lors du voyage effectué par celui-ci à cette époque en Italie et en France. REMARQUES
Le 2 août 1784, un jugement rendu au Châtelet après cinq audiences donnera gain de cause à Mme d'Andlau dans un litige l'opposant à sa sœur, Mme de Mun. La fille cadette d'Helvétius avait estimé qu'il y avait eu erreur à son préjudice dans l'estimation des biens de son père faite en 1772, époque où elle était mineure. Les voies de la conciliation amiable s'étant avérées infructueuses, elle avait demandé au Châtelet le 28 décembre 1782 qu'il soit procédé à une nouvelle prisée et à un partage définitif. Ses intérêts avaient été soutenus par un jeune avocat de Bordeaux, Raymond de Sèze (1748-1828), futur conseil de Marie-Antoinette dans l'affaire du Collier, défenseur courageux de Louis XVI devant la Convention, membre de l'Académie et pair de France. Bachaumont fera deux relations de cette contestation : "II [de Sèze] a débuté mercredi 4 [août 1784] au Châtelet dans une cause de partage, très ingrate conséquemment, n'ayant
d'intéressant que le nom d'Helvétius, dont il a défendu la fille, Madame la comtesse d'Andlau, & il l'a fait avec un éclat sans exemple" (Mémoires, XXVI, p. 166). "La maison de Madame Helvétius, mère de Madame la comtesse d'Andlau, qu'on sait être un bureau de bel-esprit, retentit de toutes parts des louanges de Me de Seize, & cette société philosophique & littéraire désire déjà de l'initier parmi elle" (ibid., XXVI, p. 201). Dans son plaidoyer du 14 août, de Sèze déclarera notamment : "Je ne peux pas croire, je ne dois pas croire, que la dame Helvétius eût, comme l'assure le comte de Mun, une affection plus particulière pour sa fille aînée que pour la plus jeune. [...] Sa tendresse s'est toujours répandue également sur toutes les deux et chacune d'elles l'a eue toute entière. La comtesse d'Andlau n'a mérité d'aucune façon que sa mère eût pu concevoir le désir de la sacrifier à sa sœur. Le titre d'aînée qu'avait la comtesse de Mun et qui dans la frivole opinion des hommes est quelquefois un objet de préférence pour la vanité ou l'amour du nom n'est rien aux yeux d'une mère. Il n'y a point de vanité pour elle. Elle ne sent que la nature et c'est là toute sa passion." (A. Sevin, Le Défenseur du roi Raymond de Sèze, 1748-1828, 1936, p. 126.) En vertu du jugement du Châtelet, Mme de Mun devra payer à sa sœur la somme de 71 000 livres, ce dont elle ne s'acquittera que le 25 octobre 1790 (M.C., LXXXVI, 850, 24 janvier 1787).
797. Abigail Adams1 à Lucy Cranch2 Auteuil, 5 September, 1784 [...] This lady3 I dined with at Dr. Franklin's. She entered thé room 109
LETTRE 797
Septembre 1784
with a careless, jaunty air; upon seeing ladies who were strangers to her, she bawled out : "Ah! mon Dieu, where is Franklin? Why did you not tell me there were ladies hère?" You must suppose her speaking ail this in French. "How I look!" said she, taking hold of a chemise made of tiffany, which she had on over a blue lute-string4, and which looked as much upon thé decay as her beauty, for she was once a handsome woman; her hair was frizzled; over it she had a small straw hat, with a dirty gauze halfhandkerchief round it, and a bit of dirtier gauze, than ever my maids wore, was bowed on behind. She had a black gauze scarf thrown over her shoulders. She ran out of thé room; when she returned, thé Doctor entered at one door, she at thé other; upon which she ran forward to him, caught him by thé hand : "Hélas! Franklin"; then gave him a double kiss, one upon each cheek, and another upon his forehead. When he went into thé room to dine, she was placed between thé Doctor and Mr. Adams5. She carried on thé chief of thé conversation at dinner, frequently locking her hand into thé Doctor's, and sometimes spreading her arms upon thé backs of both thé gentlemen's chairs, then throwing her arm carelesly upon thé Doctor's neck. I should hâve been greatly astonished at this conduct if thé good Doctor had not told me that in this lady I should see a genuine Frenchwoman, wholly free from affectation or stiffness of behaviour, and one of thé best women in thé world. For this I must take thé Doctor's word, but I should hâve set her down for a very bad one, although sixty years of âge, and a widow. I own I was highly disgusted, and never wish for an acquaintance with any ladies of this cast. After dinner she threw herself upon a settee, where she showed more than her feet. She had a little lap-dog6, who was, next to thé Doctor, her favorite. This she kissed, and when he wet thé floor she wiped it up with her chemise. This is one of thé Doctor's most intimate friends, with whom he dines once every week, and she with him. She is rich, and is my near neighbour, but I hâve not yet visited her. Thus you see, my dear, that manners differ exceedingly in différent countries. I hope, however, to find amongst thé French ladies manners more consistent with my ideas of decency, or I shall be a mère recluse. [...] [Traduction :]
Auteuil, 5 septembre 1784 3
[...] Je dînai avec cette dame chez le docteur Franklin. Elle entra dans la pièce d'un air insouciant et dégagé. Voyant des dames qu'elle ne connaissait pas, elle déclara à tue-tête : "Ah! mon Dieu, où est Franklin? Pourquoi ne m'avez-vous pas dit qu'il y avait ici des dames?" Imaginez-vous bien qu'elle disait tout cela en français. "De quoi ai-je l'air!" dit-elle, saisissant une chemise de mousseline qu'elle portait par-dessus un vêtement de lustrine4 bleue, et qui semblait aussi passée que sa beauté, car elle avait 110
Portrait présumé d'Abigail Adams
Septembre 1784
LETTRE 797
été une belle femme. Elle avait des cheveux frisés, que surmontait un petit chapeau de paille entouré d'un demi-mouchoir de gaze malpropre, et noué par derrière, un autre morceau de gaze encore plus sale que ceux qu'ont jamais portés mes femmes de chambre. Elle avait jeté sur ses épaules une écharpe de gaze noire. Elle sortit de la pièce en courant, et quand elle revint, le docteur entra par une porte alors qu'elle entrait par l'autre. Sur quoi elle courut à lui, lui saisit la main en disant : "Hélas, Franklin!", puis l'embrassa sur l'une et l'autre joues, ainsi que sur le front. Une fois le docteur passé dans la salle à manger, elle fut placée entre lui et M." Adams5. Elle accapara la conversation pendant le dîner, emprisonnant fréquemment sa main dans celle du docteur, et étalant parfois ses bras sur les dossiers des deux messieurs pour ensuite les jeter inconsidérément autour du cou du docteur. J'aurais été vraiment stupéfiée de cette conduite, si le docteur ne m'avait dit qu'en cette dame, je trouverais une Française authentique, tout à fait exempte d'affectation ou de raideur dans ses manières, et qu'elle était une des meilleures femmes du monde. Sur ce compte, il me faut croire le docteur sur parole, mais quant à moi, je l'aurais tenue pour une très mauvaise femme, bien qu'elle ait près de soixante ans et qu'elle soit veuve. J'avoue que je trouvai cette conduite des plus scandaleuses, et que je n'ai aucun désir de nouer des relations avec des dames de cette sorte. Après le dîner, elle se jeta sur un divan où elle ne découvrit pas seulement le pied. Elle avait un petit chien de salon6 qui, parmi les favoris de la dame, venait juste après le docteur. Elle embrassa l'objet, et celui-ci ayant uriné sur le plancher, elle essuya le résultat avec ses dessous. C'est une des amies les plus intimes du docteur, et une fois par semaine, il dîne chez elle, et elle chez lui. Elle est riche et nous sommes proches voisines, mais je ne lui ai pas encore rendu visite. Ainsi vous voyez, ma chère, que les comportements varient considérablement d'un pays à l'autre. J'espère quand même trouver, chez les dames françaises, des manières qui soient plus en accord avec mes conceptions des convenances, faute de quoi je ne vivrai qu'en recluse. [...] IMPRIMÉS
*I. Letters of Mrs. Adams, Boston, 1840, 2 vol., II, pp. 53 et 55-56. IL Sydney George Fisher, The True Benjamin Franklin, Philadelphie, 1899, p. 329. III. Smyth, X, p. 439-440 (extrait). IV. E. Wahl, "Mme Helvétius d'après une lettre de Mrs Adams",
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B.S.H.A.A.P., III (1898-1900), p. 278-279; traduction. TEXTE a
Le IV : "Mrs".
NOTES EXPLICATIVES
1. Fille de William Smith, ministre de l'Église congrégationnaliste, Abigail (1744-1818) avait épousé en 1764
LETTRE 798 John Adams, qui allait être élu en 1797 second président des ÉtatsUnis. Leur fils aîné, John Quincy Adams (1767-1848) en deviendra le sixième en 1825. En juin 1784, Mme Adams, séparée de son mari depuis six ans à l'exception de quatre mois en 1779, avait quitté Boston avec sa fille aînée pour rejoindre à Paris ses deux fils et son mari, lequel avait été chargé, avec Franklin et Jefferson, de négocier des traités commerciaux avec vingt pays européens. Elle passera neuf mois (13 août 1784-20 mai 1785) à Auteuil, où elle habitera l'hôtel de Rouhault, dit aussi l'hôtel de Verrières (actuellement 43-45, rue d'Auteuil). Ses lettres de cette époque font preuve d'un don remarquable pour les descriptions courtes et vivantes. 2. Lucy Cranch (1767-1846) était la fille cadette de Richard Cranch et de Mary Smith, sœur aînée de Mme Adams. Elle épousera en 1791 son cousin germain, John Greenleaf (1763-1848), qui était aveugle, et dont elle aura sept enfants.
Novembre 1784 3. Mme Helvétius. 4. "Lute-string", altération de "lustring", désigne une étoffe de soie glacée sur une face. Il en allait de même au XVIIIe siècle pour le français "lustrine" (syn.: droguet de soie). Ce mot n'a pris que vers 1850 son sens actuel d'étoffe de coton de même aspect. 5. John Adams (v. lettre 728, Remarques, et note 1 ci-dessus). 6. Il s'agit peut-être de Zémire, chienne de salon favorite de Mme Helvétius (v. lettre 813, note 17), bien que Mme Adams en parle comme d'un mâle ("he"). REMARQUES
Le 8 septembre 1784, Benjamin Franklin écrira à son petit-fils, Temple : "J'ai trois invitations à dîner pour aujourd'hui, de la part de Mesdames Brillon et Helvétius et de M. de Chaumont. Mais il fait si excessivement chaud que je vais rester à la maison." (A.P.S., XLV, 185; Smyth, IX, p. 271; traduction.)
798. Honoré Gabriel Riqueti, comte de Mirabeau1, à Sébastien Roch Nicolas, dit Chamfort 10 novembre 1784
[...] Un fait plus important que j'ai complètement vérifié, que je vous prie de garder pour vous, parce que j'aurai bientôt occasion de l'encadrer, mais qui est trop précieux pour que je ne vous l'apprenne pas, c'est celui-ci : Vous lisez dans le livre De l'Esprit, tom. n, pag. 138, à la note (édit. in8°, 17782) : "Dans ce pays (la Turquie), la magnanimité ne triomphe point de la vengeance; on ne verra point en Turquie ce qu'on a vu, il y a quelques années, en Angleterre : Le prince Edouard3 poursuivi par les troupes du roi, trouve un asyle dans la maison d'un seigneur; ce seigneur
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LETTRE 798
Novembre 1784
est accusé d'avoir donné retraite au Prétendant. On le cite devant les juges; il s'y présente et leur dit : 'Souffrez qu'avant de subir l'interrogatoire, je vous demande lequel d'entre vous, si le Prétendant se fût réfugié dans sa maison, eût été assez vil et assez lâche pour le livrer?' À cette question le tribunal se tait, se lève et renvoie l'accusé." Ce fait me paraissait absurde : nul tribunal sur la terre, qui n'est pas le souverain, n'a le droit, ni le pouvoir de juger ainsi. Enfin, j'arrive en Angleterre4; et le hasard me fait rencontrer lady Margaret Macdonald5 qui a vécu en 1763 à Edimbourg avec M. Macdonald of Kingborough6, le héros du roman de M. Helvétius. M. Macdonald n'était point un seigneur; c'était un gentilhomme cultivateur assez pauvre; il demeurait dans l'île de Sky, près du château de son proche parent, le chevalier Alexandre Macdonald7, propriétaire en grande partie de cette île et chef de la clan Macdonald, une des tribus écossaises les plus attachées au Prétendant. Les officiers du détachement à la quête du Prétendant que l'on savait être dans l'île de Sky, étaient dans la salle à manger du château avec lady Margaret. Un paysan montagnard se présente à la porte de la salle, et remet à milady un billet non cacheté; elle reconnaît la main du Prétendant qui lui demande une bouteille de vin, une chemise et une paire de souliers. Ce malheureux prince, accablé de lassitude, était alors assis sur une colline à un mille du château, et l'on pouvait le voir des fenêtres de la salle. Lady Margaret ne se troubla point; elle prétexta quelques détails de famille, quitta les officiers, et courut avec le paysan montagnard chez Macdonald of Kingborough : "Si le prince entre chez vous, lui dit Macdonald, ou si vous l'assistez en la moindre chose, vous êtes perdue, vous et votre famille. Je me charge de tout. Adieu." Il lui prit la main et partit. Macdonald, avec des difficultés infinies, parvint à sauver le Prétendant qu'il habilla en femme, etc. Ce prince gagna les montagnes, et se rendit heureusement à bord un des vaisseaux que la France avait envoyés en croisière sur les côtes occidentales d'Ecosse, pour faciliter son évasion. Bientôt après, Macdonald fut arrêté et mis en prison dans le château d'Edimbourg, où il resta quelque temps avant qu'on lui fît son procès. Pour toute défense, il dit à ses juges : "Ce que j'ai fait pour le prince Edouard, je l'aurais fait pour le prince de Galles8, s'il se fût trouvé dans les mêmes circonstances." Le tribunal ne se tut point, comme dit Helvétius, mais il condamna Macdonald à être pendu. La sentence qui lui fut prononcée, portait en outre que lui, encore vivant, aurait les entrailles et le cœur arrachés pour être jetés dans un brasier allumé au pied de l'échafaud, ensuite la tête coupée, etc. C'est le supplice ordinaire des traîtres à la patrie. Macdonald ne le subit point; le duc de Cumberland9 représenta que cette exécution aliénerait sans retour la clan Macdonald. On lui fit grâce par politique, et l'on se contenta de le tenir un an prisonnier dans le 114
Novembre 1784
LETTRE 798
château d'Edimbourg Mais combien cela est différent! combien cela est vrai, simple, beau, grand! combien Macdonald et la nature perdaient au récit d'Helvétius! Il a su son erreur, et il a répondu : "Ma foi, cela est imprimé; et cela est encore beau comme je l'ai écrit." Quand ceux qui écrivent la morale, la philosophie, la politique, l'histoire, sauront-ils qu'ils ne sont que de vils saltimbanques, lorsqu'ils ne se regardent pas comme des magistrats! [...] IMPRIMÉ
*I. Chamfort, Œuvres complètes, éd. Auguis, 1824-1825, 5 vol., V, pp. 407 et 412-415.
6.
NOTES EXPLICATIVES
1. Le comte de Mirabeau (1749-1791), le célèbre orateur et homme politique, avait été plusieurs fois emprisonné au cours de sa jeunesse orageuse. Libéré du château de Vincennes, où il avait été enfermé (17771780) à la suite d'une liaison avec l'épouse du marquis de Monnier, il vivait à cette époque de sa plume, écrivant pamphlets et libelles pour dénoncer l'absolutisme royal, le règne des privilèges et des abus. 2. De l'Esprit, dise. III, chap. 29, p. 457458, note c. L'édition de L'Esprit citée par Mirabeau - ou par l'éditeur du I - n'est pas de 1778 mais de 1758 (2 vol., 8°; voir Smith, Bibliography, p. 313). 3. Charles-Edouard Stuart (v. lettre 698, note 3). 4. Mirabeau était arrivé en Angleterre en août 1784 en compagnie de sa nouvelle maîtresse, Henriette Amélie de Nehra. Il y avait fait la connaissance de lord Shelburne, du duc de Richmond et de Burke. 5. Margaret Montgomerie, fille cadette d'Alexander, neuvième comte d'Eglintoun (1660?-1729), avait épousé en 1739 sir Alexander Macdonald (v. note 7 ci-dessous). Elle appuyait
7.
8.
9.
discrètement la cause de la maison exilée des Stuart. Elle mourra en 1799. Alexander Macdonald, dit Macdonald of Kingsburgh (1689-1772), régisseur ("factor") et tenancier ("tacksman") d'Alexander Macdonald of Sleat (v. note 7 ci-après). Sir Alexander Macdonald, septième baronnet de Sleat (1711-1746), partisan du gouvernement, se trouvait, au moment de cet incident, à Fort Augustus où il servait auprès du duc de Cumberland (v. note 9 ci-dessous). Frederick Louis (1707-1751), fils aîné de George II et père de George III, avait été créé prince de Galles en 1729. William Augustus, duc de Cumberland (1721-1765), second fils de George II, vainqueur de CharlesEdouard Stuart à la bataille de Culloden (16 avril 1746), avait été surnommé le Boucher en raison de la cruauté avec laquelle il avait réprimé la révolte jacobite de 1745.
REMARQUES
Le récit de Mirabeau contient plusieurs erreurs, dont les plus flagrantes sont les trois suivantes : 1) Nous n'avons relevé aucune attestation que lady Margaret Macdonald avait "vécu avec" Alexander Macdonald of Kingsburgh, régisseur des terres de son mari, Alexander Macdonald of Sleat. 2) La personne qui
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LETTRE 799 s'est présentée chez lady Margaret n'était pas un "paysan montagnard" mais la célèbre Flora Macdonald of Milton (1722-1790), qui allait épouser en 1750 Allan Macdonald, fils aîné de Kingsburgh. C'est elle qui avait déguisé le Prétendant en femme avant même
Décembre 1784 son arrivée à Skye. 3) Lors de la visite de Flora Macdonald à lady Margaret, Kingsburgh se trouvait déjà à la maison, et lady Margaret était déjà informée que le Prétendant avait fait voile pour Skye.
799. Mariamne Alexander, dame Williams1, à Benjamin Franklin J'attends avec bien de l'impatience, mon cher docteur, le moment où je pourrois vous voir. J'espère en avoir la permission de Monsieur de Breulle2 la semaine prochaine. Si vous voulez me donner votre jour, nous irons dinner chez vous et coucher chez Madame Helvetius. Mons. Williams m'avait fait espérer que vous viendrez nous voir à St-Germains, mais vous est actuellement occupé des affaires de trop de conséquences pour avoir le tems de penser à moi. Votre affectionée M. Williams 6 décembre [1784] [adresse :] À Monsieur / Monsieur Franklin / Passy MANUSCRIT
*A. A.P.S., XXX, HSVi; 1 p.; orig. autogr.; fragments de cachet sur cire rouge. TEXTE Ajouté par une main inconnue en haut de la page d'adresse : "Made Williams / 6 Decr." NOTES EXPLICATIVES
1. Mariamne (1758-1809), deuxième
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fille de William Alexander (v. lettre 728, note 1), avait épousé le 12 septembre 1779 Jonathan Williams, petit-neveu de Franklin (v. lettre 780, note 1). 2. Dubreuil (v. lettre 786, note 2) était le médecin de Mariamne Williams, laquelle était enceinte. Le 2 janvier 1785, son mari, Jonathan Williams, annoncera à Franklin la naissance de leur fille (A.P.S., XXXVIII, 151).
LETTRE 801
Avril 1785
800. Antoine Léonard Thomas1 à Madame Helvétius Le 15 décembre 1784 [Souvenirs de la société de Mme Helvétius. Vivre pour lui est se souve-
nir.] MANUSCRIT
NOTE EXPLICATIVE
A. L'orig. autogr. signé de 3 pages figurait sous le n° 728 à la vente Charavay du 26 avril 1875.
1. D'après le catalogue de vente, Thomas (v. lettre 471, note 6) écrit de Nice à Mme Helvétius pour se remémorer son séjour à Auteuil. À partir de 1780, il y avait habité, avec sa sœur, dans l'ancien presbytère.
801. Martin Lefebvre de La Roche à Benjamin Franklin M Helvétius a passé une bonne nuit. Jl y a eu des moiteurs provoquées et entretenues par le camphre et le nitre. La fièvre, qui s'est ranimée encore plus fortement hier au soir, a été évidement utile. Jl y a fort peu de toux et de crachats mais la respiration est libre. Le pouls est souple et développé, le bas ventre est en bon état, les urines très faciles, mais avec moins de sédiment qu'hier, les forces se relèvent. Mardy [12 avril 1785]1, à 7 heures du matin [adresse :] À Monsieur / Monsieur Franklin / À Passy MANUSCRIT
*A. A.P.S., XLIII, 194; 1 p. (demi-feuille pliée); orig. autogr.; traces de colle rouge. IMPRIMÉS I. Lopez, p. 297-298 (traduction en anglais). II. Lopez, Sceptre, p. 273. NOTE EXPLICATIVE
1. Le mardi en question est probable-
ment le 12 avril 1785, car la veille John Quincy Adams avait écrit dans son journal : "Madame Helvétius, une de nos voisines, est très malade. Mme A[dams] a fait prendre des nouvelles de sa santé, et a reçu en réponse un billet ["handbill"] assez curieux." (Diary of John Quincy Adams, éd. R.J. Taylor, Cambridge, États-Unis, 1981, p. 248; traduction.)
117
Avril 1785
LETTRE 802
802. Martin Lefebvre de La Roche à Benjamin Franklin Mde Helvetius a passé une nuit assez tranquile, quoi qu'elle ait peu dormi. Elle n'a pas beaucoup toussé, mais les crachats ne sont pas parfaitement faciles. Le bas-ventre est encore un peu tendre. Le pouls et la peau sont assez souples. On a raproché les bouillons que la malade prend avec plaisir et qui passent bien. Jl n'y a aucun mal aise et fort peu de fièvre. Jl y a eu ce matin deux évacuations de ventre qui avoient tous les caractères de coction1. On continue l'usage des expectorans combinés avec les plus doux laxatifs. Mercredy matin [13 avril 1785]2, à 7 heures MANUSCRIT
*A. A.P.S., XLIII, 195; 1 p. (demi-feuille pliée); orig. autogr. IMPRIMÉ
I. Lopez, p. 374 (traduction en anglais). NOTES EXPLICATIVES
"coction" avait au XVIIIe siècle celui de "digestion". "Quand l'estomac fait une suffisante coction des alimens, des humeurs, c'est un signe de santé" (Dictionnaire de Trévoux, 1771). 2. Le lendemain de la lettre précédente.
1. En plus de son sens de "cuisson",
803. Martin Lefebvre de La Roche à Benjamin Franklin L'état de Made Helvetius est meilleur aujourdhui, après avoir été hier dans un danger qui allarma beaucoup ses deux amis1 qui présentent leurs homages à Messieurs Franklin père et fils. À midi [vers le 14 avril 1785]2 [adresse :] À Monsieur / Monsieur Franklin / À Passy MANUSCRIT
NOTES EXPLICATIVES
*A. A.P.S., XLIV, 139; 1 p. (demi-feuille pliée); orig. autogr.; traces de colle rouge.
1. Cabanis et La Roche. 2. C'est-à-dire vers la fin de la crise.
118
LETTRE 805
Juillet 1785
804. L'abbé André Morellet à William Petty, comte de Shelburne Le4may 1785 Mylord,
[...] Depuis que j'ai eu l'honneur de vous écrire j'ai été pendant une 15ame de jours bien malheureux. Ma pauvre amie Madame Helvetius a été dangereusement malade et j'ai passé tout ce tems à Auteuil dans des transes mortelles. Vous vous figurés aisément ce que c'est de se voir à la veille de perdre une personne à qui on a attaché son bonheur et sa vie depuis près de trente ans. Enfin elle est en parfaite convalescence et le printems lui rend tous les jours ses forces et son amabilité. [...] MANUSCRIT
*A. Bowood, carton 25, ffos 101 recto et 102 recto et verso; 4 p.; orig. autogr.
IMPRIMÉ
I. Medlin, lettre 256.
REMARQUES
Le 13 mai 1785, Antoine Léonard Thomas (v. lettre 471, note 6) écrira de Lyon à Jean-François Ducis : "Madame Helvétius a pensé mourir : elle a été dans le plus grand danger d'une fièvre catarreuse et bilieuse" (Œuvres de J.-F. Ducis, 1813, 3 vol., III, p. 403).
805. Bethia Alexander1 à William Temple Franklin S'-Germain, ce 7 juillet [1785]2 Nous allons diner mercredy3, mon cher Monsieur, chez Madame Helvetius. Si vous ne partez pas avant ce jour-là4, nous aurons le plaisir de vous voir encore une fois à Passy. J'ai même une grâce à vous demander : si vous avez encore vos chevaux et que vous n'en fassiez pas usage mercredy, vous me ferez bien plaisir de me les prêter pour faire une course d'Auteuil à Paris et pour vous aller voir en passant. Mandez-moi si cela se peut ou non. Ce sera le matin à peu près à midy que nous désirerions avoir la voiture. Adieu, mon cher cousin. Mille choses tendres à votre père et à Ben5. Votre cousine et amie, B. Alexander 119
LETTRE 806
Juillet 1785
Quand partez-vous? Vous passez par ici, n'est[-ce] pas6? [adresse :] À Monsieur / Monsieur W. Franklin / À Passy, près / Paris MANUSCRIT
*A. A.P.S., CVIII, 2; 2 p.; orig. autogr.; fragments de cachet sur cire rouge; timbre de la poste : ST GERMAIN. NOTES EXPLICATIVES
1. Voir lettre 745, note 1. 2. Datation résultant de l'allusion au départ de Franklin, qui aura lieu le 12 juillet 1785. 3. Le 13 juillet 1785. 4. De fait, Franklin partira la veille de ce dîner : "Je [•••]me suis mis en route pour regagner mon pays le 12 juillet 1785. J'ai quitté Passy avec mes deux petits-fils à quatre heures de l'après-midi. Nous sommes arrivés vers huit heures à Saint-Germain. M. de Chaumont et sa fille Sophie m'ont accompagné jusqu'à Nanterre. M. Le Veillard viendra avec nous jusqu'au Havre. Nous avons trouvé à Saint-Germain les demoiselles Alexander et notre cousine, Mme Williams, qui m'avait
fourni un logement." (Franklin, Private Journal, dans Temple Franklin, I, p. 372; Bigelow, IX, p. 254; traduction.) Au sujet du projet de voyage de Le Veillard, voir lettre 815, note 1. 5. Benjamin Franklin Bâche (17691798), fils de Richard Bâche (17371811) et de Sarah Franklin (17431808), fille unique du docteur Franklin. Il avait accompagné son grandpère en France où il avait appris le métier d'imprimeur (v. lettre 759, note 11), et reviendra avec lui à Philadelphie où il sera le rédacteur du General Advertiser (1790-1798). Il y mourra lors d'une épidémie de fièvre jaune. 6. Franklin passera la nuit du 12 juillet à Saint-Germain (v. note 4 ci-dessus) et les nuits suivantes à Mantes (13), Gaillon (14), Rouen (15-16), Bolbec (17) et Le Havre (18-21).
806. L'abbé André Morellet a William Petty, comte de Shelburne Mylord,
[..-] Franklin compte partir vers la fin de la semaine prochaine pour retourner en Amérique1. Le Roi2 lui donne une litière qui le conduira jusqu'au Havre, car il ne peut pas supporter la voiture à raison de la gravelle ou de la piere dont il est attaqué. C'est avec une extrême peine que nous le voyons partir. Nous craignons que la mer n'augmente ses souffrances. Made Helvétius lui avoit offert de le prendre chés elle, elle avoit un bon appartement à lui donner, et nous lui aurions fait fidèle compagnie3, mais le dulcis amor patriae4 l'emporte. Jl veut, dit-il, aller 120
LETTRE 807
Juillet 1785
coucher chés lui. Jl emporte tous nos regrets, car c'est bien l'homme de la meilleure et de la plus douce société qu'on puisse connoître, sans compter l'instruction et les vues qu'on peut puiser dans sa conversation.
[...]
"Le 9 juillet 1785" MANUSCRIT
*A. Bowood, carton 25, n° 44, ffos 103 recto, 105 verso-106 recto et 110 verso; 16 p.; orig. de la main de Poullard, secrétaire de Morellet. IMPRIMÉ
I. Medlin, lettre 257. TEXTE
" Date autographe. NOTES EXPLICATIVES
1. Franklin quittera Passy le 12 juillet 1785. 2. En fait, c'est la reine qui a prêté une de ses litières à Franklin, qui écrira dans son Journal sous la date du 12 juillet 1785 : "J'ai trouvé que le mouvement de la litière que le duc de Coigny (v. lettre 808, note 4) m'avait
prêtée ne m'incommodait pas beaucoup. C'est une des litières de la reine, et elle est portée par deux très grandes mules" (Temple Franklin, I, p. 372-373; Bigelow, IX, p. 254; traduction). 3. Ce témoignage a été confirmé par La Roche dans un opuscule inédit intitulé "Sur Franklin" : "La v[euv]e d'Helvétius qu'il affectionnoit particulièrement le pressoit de rester en France, de s'y faire opérer par des mains habiles, et de finir ses jours auprès d'elle avec des amis qui le cherissoient" (Institut, ms. 2222). 4. Cf. Saepe tamen patriae dulci tanguntur amore : Cependant, ils sont souvent touchés par le doux amour de la patrie (Ovide, Fastes, livre 5, vers 653).
807. Madame Helvétius à Benjamin Franklin Je ne sçaurois me faire, mon cher ami, à l'idée que vous nous avez quitté, que vous n'êtes plus à Passy, et que je ne vous rêverai plus. Je vous vois dans votre litière1 à chaque pas que vous faites, vous éloignant de nous, perdu pour moi et pour mes amis qui vous aimions tant et à qui vous laisset de si longs regrets2. Je crains que vous ne soyiers souffrants et que la route ne vous fatigue et n'auguemente votre incommodité. Si cela etoit, revenez, mon cher ami, revenés avec nous! Vous embellirez ma petite retraite; elle vous plaira par l'amitié que vous y trouverez et par les soins que nous aurons de vous; vous augmenteré le bonheur de notre vie, et nous contribuerons au votre. Voila, mon cher ami, des choses dont vous ne doutez pas, que vous avez pu lire dans mon cœur et dans celui de mes bons amis qui sont aussi 121
Juillet 1785
LETTRE 808
les vôtres. Je n'ai plus que le plaisir de vous les écrire, de penser à vous, et de vous repeter combien je suis votre bonne amie. Ligniville Helvétius Ce lundi [18 juillet 1785]3 [adresse :] À Monsieur / Monsieur Franklin / Aux Havre MANUSCRIT
*A. A.P.S., XLIV, 274a; 2 p. (demi-feuille pliée); orig. autogr.; traces de colle rouge. IMPRIMÉ
I. Lopez, Sceptre, p. 275 (extrait). TEXTE
À n'en juger que par cette lettre, l'orthographe et la grammaire de Mme Helvétius semblent s'être améliorées considérablement depuis l'époque de Ligny. Mais étant donné la très médiocre qualité linguistique de plusieurs de ses lettres ultérieures (832, 849, 850, 852), il est fort probable que celle-ci a bénéficié de corrections, de même que les lettres 843 et 846. Ajouté dans le A par une main inconnue : "July 1785". NOTES EXPLICATIVES 1. Voir lettre 806, note 2.
2. Le 21 août 1785, Abigail Adams (v. lettre 797, note 1) écrira à Thomas Jefferson : "Je pense que Mme Helvétius doit être très mélancolique depuis que Franklin, comme elle l'appelait, est parti" (The Papers of Thomas Jefferson, Princeton, 1950-, VIII, p. 420; traduction). Cabanis et La Roche se feront l'écho de cette observation sur Mme Helvétius. Le premier évoquera "des larmes également honorables pour l'un et pour l'autre" ("Notice sur Benjamin Franklin", Œuvres, 1825, 5 vol., V, p. 256), alors que l'abbé écrira : "On pouvoit juger de la sincérité de ses regrets par les larmes qui rouloient dans ses yeux" (Institut, ms. 2222, "Sur Franklin"). 3. Franklin allait arriver au Havre le 18 juillet et en partir le 22.
808. Benjamin Franklin à Madame Helvétius Au Havre, ce 19 juillet [17]85 Nous arrivamons* ici, ma très chère amie, hier au soir bienheureusement. Je n'etois pas fatigué du tout. Je me trouvois mieux même qu'avant mon départ. Nous resterons ici quelque jour pour nos baggages & pour notre compagnon de voyage, M. Houdon1. À leur arrivée, nous quitterons la France, la païs du monde que j'aime le plus; & j'y laisserois ma chère Helvetia2. Elle y peut être heureux. Je ne suis sûr d'être heureux in Amérique, mais il faut que je m'y rende3. Il me semble que les choses sont mal arrangés dans ce bas monde, quand je vois^ que les êtres si faites pour être heureux ensemble sont obligés à se séparer. 122
Juillet 1785
LETTRE 808
J'ai trouvé tant de difficultés dans ma projet de passer de Rouen ici par eau, que j'etois fort aise de l'avoir obtenu du bon duc de Coigny4 la permission de continuer en litière. Dites à les abbés, les bons abbés5 les choses pour moi, pleins d'amitié. Je ne vous dis pas que je vous aime. On me diroit qu'il n'y a rien d'extraordinaire ni point de mérite en ça, parceque toutc le monde vous aime. J'espère seulement que vous m'aimerez toujours un peu. Je suis interrompu par des visites. Avant de partir je vous dirai mes dernières adieus. B. Franklin e
Apres midie P.S. On m'a dit que vous allez engager le nommé Finck comme maitre d'hôtel pour Me votre sœur7. C'est vrai qu'il entend bien son métier, même en toutes ses parties. Ainsi il faut avoir bien garde en faisant l'accord avec lui, que ce soit bien précise; & à chaque payement qu'il vous donne les reconnoissances des fournisseurs, & aussi sa reconnoissance clairement & particulièrement exprimée; et après tout, vous pouvez compter que, quoique il a signé vingt fois qu'il est pleinement satisfait8, il ne sera jamais content, & à la fin il vous présentera une mémoire plein de demandes sur demandes, & qu'il vous abusera9 si vous ne les accordés pas, & même si vous les accordés ce sera la même chose. Mon fils écrit actuellement à M. Grand10 les circonstances de toute sa conduite envers nous, & je vous conseille de prier M. Grande de les expliquer à vous avant que vous faites votre marché avec cet homme. 6
[destinataire :] Made Helvetiu/ [adresse :] À Madame / Madame Helvetius / À Auteuil MANUSCRIT
*A. B.N., ms. fr. 12763, f° 281-282; 3 p.; orig. autogr.; fragments de cachet sur cire rouge. IMPRIMÉ I. Smyth, IX, p. 364-365. TEXTE
Le post-scriptum, l'adresse et le nom de la destinataire sont omis dans le I. a Le I : "arrivar[m]ons. Le I : "vais". c Le I : "tous". Le I : "interromper". e Omis dans le I. ' Écrit au bas de la première page. NOTES EXPLICATIVES
1. Jean-Antoine Houdon (1741-1828),
le célèbre statuaire, avait exécuté un buste de Franklin huit ans auparavant. Il allait accompagner Franklin aux États-Unis, à l'invitation de l'État de Virginie, pour exécuter un buste de Washington. 2. Ce surnom n'est employé dans aucune autre lettre de cette correspondance. 3. Franklin éprouvait depuis longtemps un vif désir de rentrer en Amérique, mais ce n'est qu'en 1785 que, remplacé par Jefferson, il put retourner dans son pays. 4. Marie François Henri de Franquetot, duc de Coigny (1737-1821), 123
LETTRE 808 maréchal de France, avait fait une carrière militaire distinguée. Député aux États généraux en 1789, il émigrera, combattra dans l'armée de Condé, et ne rentrera en France qu'en 1814. Premier écuyer du roi depuis 1744, c'est lui qui avait procuré à Franklin une des litières de la reine pour diminuer les incommodités du trajet de Passy au Havre (v. lettre 806, note 2). 5. Morellet et La Roche. 6. Jacques Finck, maître d'hôtel de Franklin à l'hôtel de Valentinois. Dans une lettre à Leray de Chaumont du 20 octobre 1785, Franklin qualifiera de "knave" (fripon) ce domestique, qui néanmoins disait sans cesse de lui-même : "Je suis honnête homme, je suis honnête homme" (A.P.S., B.F. 85, 30; Smyth, IX, p. 470; Bigelow, IX, p. 272). 7. Il s'agit probablement d'Elisabeth de La Garde, interdite par sentence du Châtelet du 27 février 1767 (v. lettre 582, note explicative générale) et pratiquement emprisonnée dans sa maison de la place Vendôme depuis dixsept ans. Le 9 mars 1785, le parlement de Paris avait confirmé cette interdiction. Lors d'un nouvel interrogatoire ayant eu lieu le 11 septembre 1784, Elisabeth de La Garde avait déclaré que, comme ses propres domestiques avaient tous été renvoyés par Mme Helvétius, elle refusait de "se servir de ceux [...] placés auprès d'elle par la dame Helvétius" (Mémoire pour Elisabeth de Ligniville [B.N., 4° Fm 746]). Elle fera
124
Juillet 1785 valoir d'autres griefs dans son interrogatoire du 11 novembre 1787, au cours duquel elle déclarera "que les dames ses sœurs ne sont venues la voir que plus de trois mois après la mort de M. de La Garde [11 août 1783] et [...] que la dame Helvétius, trois jours après sa visite, invita elle répondante d'aller diner chez elle à Auteuil, ce qu'elle fit; et qu'au sortir de table, la ditte dame Helvétius lui dit qu'elle avoit la sentence d'interdiction prononcée contre elle répondante, dont elle lui fit faire la lecture par le Sr de La Roche, qui loge avec elle, et par le Sr Cabanis" (A.N.,Y5179B). 8. C'est ainsi que Finck avait signé les "family expenses" (registre des dépenses des Franklin) du 16 mars 1784 en ajoutant : "J'aprouve l'écriture cy-dessus" (Philadelphie, Université de Pennsylvanie, fonds Franklin). 9. Anglicisme : médira de vous. 10. Rodolphe Ferdinand Grand (17261794), Suisse qui, avec Daniel Labhard, avait fondé une société de commerce à Paris où il fit toute sa carrière. Devenu en 1777 banquier de la Commission américaine à Paris, il était chargé de tous les fonds du Congrès américain dans la capitale et du transfert au Congrès des crédits octroyés par la France. Il était également le banquier personnel de Franklin. Sa banque était située rue Montmartre (1762-1784), puis rue des Capucines.
Lithographie de Volney par Julien Léopold [Jules] Boilly
LETTRE 809
Juillet 1785
809. Constantin François Boisgirais de Chassebœuf, comte de Volney1 , à Martin Lefebvre de La Roche À Candé2 en Anjou, 25" juillet 1 785 Monsieur,
[...]
Si Madame Helvétius ou vous, Monsieur, ou Mr Cabanis aviez quelques commissions à me donner, vous savez avec quel intérêt je me porterais à les exécuter. [...] Les témoignages d'amitié que j'ai reçus à Auteuil m'ont donné de la confiance, et je me suis enhardi à m'aimer depuis que vous m'aimez. En écrivant, l'illusion m'entraînait; je croyais m'entretenir avec vous : nous déjeûnions; Mr l'abbé Morelet prenait le chocolat en grondant Madame Helvétius, Madame Helvétius grondait Mr Cabanis, et je disais tout bas : "Ne pourrai-je aussi parvenir à me faire quereller?" Mais je n'en suis encore qu'à vous prier de faire agréer mes respects à Madame Helvétius et mille amitiés à Mr Cabanis. J'ai l'honneur d'être, avec une considération distinguée, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur, Volney MANUSCRIT
*A. B.N., ms. fr. 12765, ffos 234 recto et 235 verso; 4 p.; orig. autogr. IMPRIMÉS
I. P. Bonnefon, "À travers les autographes", R.H.L.F., VI (1899), p. 447. II. J. Gaulmier, L'Idéologue Volney, 1757-1820, Beyrouth, 1951, p. 84. TEXTE a
Le II : "23".
REMARQUES
Dans une lettre non datée adressée à François Yves Besnard, Volney rappelle un mot de Franklin qu'il avait entendu à Auteuil, alors qu'il avait trente ans, ou plus probablement moins de vingt-huit ans : "La société, 126
loin d'être une distraction, est devenue un trouble-tête, et la solitude un bonheur, un besoin. Celle où je vis me rappelle quelquefois un mot de Franklin, que j'entendis à trente ans sans le comprendre, mais que je comprends bien maintenant. Nous étions chez Madame Helvétius, dont le mari, comme vous savez, a fait un poème assez faible3. On raisonna beaucoup. Franklin écouta plus qu'aucun. 'Mon cher Franklin, lui dit Madame Helvétius, j'aime à croire que vous êtes heureux. - Je le deviens chaque jour davantage, répondit-il. Je n'ai jamais eu la maladie de me trouver malheureux. D'abord pauvre, puis riche, j'ai toujours été content de ce que je tenais,
Juillet 1785
LETTRE 810 sans regarder ce que je ne tenais pas, mais depuis que je vieillis, depuis que les passions se sont éteintes, je sens un bien-être d'esprit et de cœur que je n'avais point connu et qu'il est impossible de connaître à l'âge de ces jeunes gens, dit-il, en nous montrant, Cabanis et moi. A cet âge, l'âme est en dehors; au mien, elle est en dedans; elle regarde par la fenêtre le bruit des passants, sans prendre part à leurs querelles.'" (J.-F. Bodin, Recherches historiques sur l'Anjou, Saumur, 1821-1823, 2 vol., II, p. 437.) NOTES EXPLICATIVES
1. Volney (1757-1820), le moraliste et sociologue du groupe des Idéologues, auteur de nombreux ouvrages dont Voyage en Egypte et en Syrie (1787), Considérations sur la guerre des Turcs avec les Russes (1788), Ruines, ou Méditations sur les révolutions des empires (1791), La Loi naturelle, ou Principes physiques de la morale déduite de l'organisation de l'homme (1793) et Recher-
ches sur l'histoire ancienne (1814). Il sera représentant du Tiers État aux États généraux et secrétaire de l'Assemblée constituante (1790). Sincèrement attaché aux principes républicains, il n'en sera pas moins incarcéré sous la Terreur comme suspect de royalisme, vraisemblablement en raison de son titre de comte. En 1794, il sera nommé à la chaire d'histoire de l'École normale, et sous le Directoire, il sera membre du Comité de l'instruction publique. Il refusera les postes que lui proposera Bonaparte, mais sera admis en 1803 à l'Académie française. C'est le baron d'Holbach qui lui avait fait faire la connaissance de Franklin, et celui-ci l'avait présenté à Mme Helvétius (v. A. Mahul, Annuaire nécrologique, 1821, p. 223). 2. Volney s'était rendu à Candé pour "vendre des terres", faire visite à ses parents, et "remplir des usages de bienséance". 3. Le Bonheur.
810. Benjamin Franklin à Madame Helvétius À Southampton, 27 juillet 1785 En Angleterre, près Flsle de Wight Nôtre vaisseau arrivoit ici hier de Londres. Aujourdhui nous nous embarquerons. Adieu, ma très très très chère amie. Souhaitez pour nous bon voyage, & dites aux bons abbés2 de prier pour nous, rfcela étant leur métier*. Je me trouve très bien. Si j'arrive en Amérique, vous aurez bientôt de mes nouvelles. Je vous aimerai toujours; pensés quelquefois de moi, & écrives quelquesfois à Votre B. F. Mes enfans3 présentent leurs respects. [adresse :] À Madame / Madame Helvétius / À Auteuil 127
Septembre 1785
LETTRE 811 MANUSCRIT
NOTES EXPLICATIVES
*A. B.N., ms. fr. 12763, f° 283-284; 1 p.; orig. autogr.; cachet sur cire rouge.
1. Franklin avait quitté Le Havre le 22 juillet et était arrivé à Southampton le 24. Le paquebot de Londres, arrivé le 27 à Southampton, allait partir pour Philadelphie le 28 et y arriver le 14 septembre. 2. La Roche et Morellet. 3. Ses petit-fils, William Temple Franklin et Benjamin Franklin Bâche.
IMPRIMÉ
I. Smyth, IX, p. 372. TEXTE
Le I comporte quelques fautes de transcription. * Mots soulignés dans le manuscrit.
811. Benjamin Franklin à Madame Helvétius [Peu après le 14 septembre 1785]1 [Dans une lettre à sa "bonne amie", Franklin mande que presque toute sa journée se passe au milieu d'ouvriers employés à construire des maisons commodes pour ses petits-enfants2, qu'il renouvelle parfois connaissance avec les sages de tous les siècles, qu'il tâche de réunir dans sa maison ceux de son pays3, et qu'il donne aussi quelques moments à l'arrangement de ses papiers et à la rédaction de la dernière partie de ses mémoires4.] J'étends mes bras vers vous, malgré l'immensité des mers qui nous séparent, en attendant le baiser céleste que j'espère fermement vous donner un jour. IMPRIMÉS
*I. P. J. G. Cabanis, Œuvres complètes, 1823-1835, 5 vol., V, p. 260-261 (résumé et citation). IL Guillois, Salon, p. 60 (seulement la citation). NOTES EXPLICATIVES
1. D'après le II, Franklin a écrit cette lettre "peu de temps après son retour dans sa patrie". 2. Il s'agit sans doute des maisons de Market Street, à Philadelphie, qui font partie aujourd'hui de l"Independence National Historié Park". Franklin était occupé à en construire deux sur un terrain situé sur le devant de son imprimerie. La maison de Franklin se trouvait derrière celle-ci, 128
et y logeaient aussi à cette époque sa fille Sarah, son mari Richard Bâche, et leurs six enfants. Le 21 septembre 1786, il écrira à sa sœur, Jane Mecom : "J'avais commencé à construire deux bonnes maisons donnant sur la rue, qui allaient en remplacer trois vieilles que j'avais fait démolir. Mais mon voisin ayant contesté les limites de mon terrain, j'ai été obligé de surseoir aux travaux d'ici que ce litige reçoive un règlement judiciaire." (Smyth, IX, p. 540; traduction.) Franklin prévoit cependant que ces maisons seront "achevées et habitées" avant le 30 mai 1787 (ibid., IX, p. 590, lettre du même à la même; traduction).
Octobre Î785
LETTRE 812 3. Deux sociétés éminentes tenaient leurs réunions à cette époque chez Franklin : l'"American Philosophical Society" et la "Society for Political Enquiries". 4. Écrite à quatre périodes différentes, YAutobiography inachevée de Franklin ne couvrira que les cinquante premières années de la vie de l'auteur, mort en 1790 à l'âge de 84 ans, et ne sera publiée en entier qu'en 1868.
REMARQUES
Le 19 octobre 1785, Morellet écrit à Shelburne : "J'ai appris avant-hier par le successeur de Mr Franklin [Thomas Jefferson] que le bonhomme est arrivé en bonne santé à Philadelphie et qu'il a été reçu aux grandes acclamations de ses compatriotes. [...] Madame Helvetius se porte fort bien et parle toujours de vous et de vôtre fils avec un tendre intérêt." (Bowood, carton 25, ffos 114 recto et verso; Medlin, lettre 261.)
812. Benjamin Franklin à Madame Helvétius À Philadelphia, ce 20 octre 1785 Hier étoit mercredi. À dix heures de matin, j'ai pensé de vous, de votre maison, de votre table, de vos amis, &C.1 "À cette heure, ai-je dit, ils sont tous à diner, M. Le Roy2, M. Hennin3, l'abbés de La Roche & Morellet, M. Cabbanis, peutetre quelques-unes des petites étoiles4. Madame sert à toute la compagnie, avec autant de facilité que de plaisir." Mais, hélas, je n'etoit pas là, pour participer les jolis propos de bon sens, de l'esprit, & d'amitié, avec lesquelles ses repas sont toujours assaisonées! Vous aurez plaisir de sçavoir que je suis ici en bon santé, & heureux dans le sein de ma famille. Mais j'ai manqué de trouver le repos que j'esperoit; car on m'a saisit pour me faire gouverneur, & j'ai eu la foiblesse de consentir5; ainsi me voilà aussi occupé que jamais. Si je peux faire du bien pour mon peuple, cela me consolera. Autrement je souhaiterai que j'avois acceptois votre invitation amicale, de passer le reste de mes jours chez vous6. Adieu, ma chère amie, aimez-moi toujours, comme je vous aime. Embrassez pour moi tous mes amis de votre cercle, & me croyez toujours attaché à vous *avec les liens" de plus forte affection. [destinataire :] ^Madame Helvétius^ [adresse :] À Madame / Madame Helvétius / à / Auteuil MANUSCRIT
*A. B.N., ms. fr. 12763, f° 285-286; 2 p.; orig. autogr.; cachet sur cire rouge; timbres de la poste : "E" sur "PD"7, "E" sur "23"8, et "BANL[IEUE]".
IMPRIMÉ
I.Smyth, IX, p. 470-471. TEXTE
Ajouté dans le A par une main incon129
LETTRE 812 nue : "Grand"9. a Le I : "avez les Siens". b Écrit au bas de la page 1. NOTES EXPLICATIVES
1. Le mercredi, chez Mme Helvétius, était réservé aux dîners qu'évoqué Franklin (v. lettre 820, post-scriptum). 2. Probablement Jean-Baptiste Le Roy (1720-1800), fils de Jeanne Delafond et de Julien Le Roy, horloger du roi. Membre de l'Académie royale des sciences et garde du cabinet de physique du roi au château de La Muette, il était l'un des meilleurs amis de Franklin, s'intéressait aux travaux de celui-ci sur l'électricité et l'aurore boréale (v. lettre 740, note 1), et allait être élu membre de 1"'American Philosophical Society" en 1786. En 1771, il avait épousé Pétronille de Messey, fille de Jeanne de Balidard et de Charles Gabriel de Messey, baron de Braux-Le-Chatel, capitaine de cavalerie et chevalier de Saint-Louis. Helvétius, son épouse et Buffon, en tant qu'"amis des futurs", avaient signé leur contrat de mariage (M.C., LXXXV, 633, 25 janvier 1771). En 1789, Mme Le Roy fera imprimer une Proposition d'une femme citoyenne, pour établir les moyens de remédier à toutes les calamités qui environnent la France, brochure de quatre pages où il était recommandé que les riches fassent "un don gratuit de 860 livres par tête" pour éteindre les dettes de l'État (v. Archives de la Seine, VD*, n o s 20et21). Malgré l'identification ci-dessus, il reste possible qu'il s'agisse de Charles Georges Le Roy (v. lettre 236, note 4), parent et ami de Hennin, étant donné la mention du nom de ce dernier juste après celui de Le 130
Octobre 1785 Roy. On peut aussi noter que, d'après Roux-Fazillac, éditeur d'une édition posthume des Lettres sur les animaux de Le Roy, "tant qu'il vécut, [celui-ci] rendit des devoirs assidus à la digne et respectable épouse" d'Helvétius (passage cité dans Lettres sur les animaux, éd. Andersen, Studies, CCCXVI (1994), p. 76), et l'abbé Morellet rapporte que le lieutenant des chasses apportait toutes les semaines un lapin pour la chienne de Mme Helvétius (v. lettre 813, note 18). Enfin, le 5 septembre 1783, Le Roy avait demandé, pour lui et pour Mme Helvétius, une faveur spéciale au comte d'Angivillier, directeur général des bâtiments du roi : "Je vous prie de me donner un billet pour que moy et ma compagnie puissions voir le Salon avant l'heure où le public y entre. J'ay fait la partie d'y aller avec Mde Helvétius et quelques amis." (A.N., O1 1804, pièce 280.) 3. Pierre Michel Hennin (v. lettre 325, note 2) ou bien son frère cadet Augustin Henri Hennin de Beaupré (v. vol. II, appendice 15, note 6). Au début de 1775, dans deux lettres qu'il avait adressées à son frère aîné, Beaupré avait indiqué qu'il rendait habituellement visite à Mme Helvétius le samedi en compagnie de Le Roy (Institut, ms. 1263, ffos 93 et 98 verso). 4. Franklin avait donné le nom d'"étoiles" aux deux filles de Mme Helvétius, mais sans doute s'agit-il ici des filles de celles-ci : Adrienne Claire Julie (1779-1794), fille unique de Mme de Mun, Anne Catherine (1773-1855) et Henriette Geneviève (1774-1826), filles de Mme d'Andlau. 5. Le 11 octobre 1785, Franklin avait
LETTRE 813 été élu membre du "Suprême Executive Council" de la Pennsylvanie, et huit jours plus tard, président de ce Conseil, fonction qu'il allait conserver jusqu'à la fin de sa carrière politique (octobre 1788). 6. Voir lettre 807 : "Revenés avec nous!" 7. Bureau de poste E, situé rue d'Antin; Port Dû. 8. Bureau de poste E, boîte 23 (rue des
Octobre 1785 Capucines, soit la section de la rue Saint-Honoré située juste au sud de la place Vendôme). 9. Toutes les lettres en port dû portaient le nom, la signature ou le paraphe de l'expéditeur. La présente lettre avait donc été expédiée par l'intermédiaire de Ferdinand Grand (v. lettre 808, note 10), banquier parisien de Franklin, dont l'établissement était situé rue des Capucines.
813. L'abbé André Morellet1 à Madame Helvétius [Peu avant le 30 octobre 1785]2 Très illustre et très bonne Dame, Une nouvelle affreuse vient troubler le bonheur dont nous jouissions dans vôtre basse-cour et dans vôtre bûcher. Nous apprenons que sur un exposé calomnieux, nos ennemis, vos abbés3 *et votre médecin"4, vous ont fait porter une sentence de proscription contre nous; qu'à l'aide d'une invention diabolique nous devons être pris, mis dans un tonneau, roulés jusqu'à la rivière et abandonnés à la merci des flots; et au moment où nous vous griffonons nôtre très humble requête, nous entendons les coups de la hache et du marteau de vôtre cocher qui façonne l'instrument du supplice qu'on nous prépare. Mais, très illustre Dame, serons-nous donc condamnés sans être entendus, et serons-nous les seules de tant de créatures vivantes à vos dépens qui ne trouverons pas vôtre âme juste et sensible? Nous voyons tous les jours vos bienfaisantes mains nourrir plus de cent poulets, autant de serins, des pigeons sans nombre, tous les moineaux de la banlieue, tous les merles du bois de Boulogne et jusqu'à des chiens, et nous seuls cesserions d'éprouver les effets de vôtre bienfaisance, et, ce qui est affreux à penser, nous deviendrions Pobjetc d'une cruauté bien étrangère à vôtre âme et que vous n'auriés^ jamais eue que pour nous? Non, la bontée de vôtre cœur vous ramènera à des sentimens plus dignes de vôtre chatéité. Eh, quels crimes avons-nous commis? On nous accuse (le dirons-nous jusqu'où s'emporte la calomnie?), on nous accuse de manger vos poulets lorsqu'ils sont encore jeunes, de détourner de tems en tems quelques pigeons, de guetter sans cesse vos serins, et d'en accrocher quelques-uns par les mailles du treillage de vôtre volière, et de laisser les souris infester vôtre maison. 131
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Mais suffit-il d'imputer des crimes pour faire des coupables? Nous pouvons repousser ces horribles accusations. Qu'il nous soit d'abord permis d'observer qu'on ne les appuyé d'aucunes preuves. Quand on produiroit les pieds de quelques pigeons ou les plumes d'un poulet, sont-ce là des témoins qui puissent être admis dans quelque tribunal que ce soit? Mais les grands crimes sont les suites de la misère et du besoin, et nous recevons tous les jours de vous, à dix-huit chats que nous sommes, une subsistance abondante. Jl ne nous manque rien. Égratignerions-nous la main qui nous nourrit? Plus d'une fois, sous vos yeux, vos poulets sont venus manger avec nous au même plat, sans que vous ayés apperçu de nôtre part le plus léger mouvement d'impatience, et si l'on vous dit que nous ne mangeons jamais de poulets lorsqu'on nous observe, que c'est la nuit que nous commettons les meurtres dont on nous accuse, nous répondrons que ce sont nos calomniateurs qui se cachent dans les ténèbres pour tramer contre nous leurs lâches complots, puisqu'ils sont réduits à nous imputer des crimes nocturnes que dément sans cesse nôtre conduite de tout le jour. Mais, disent nos ennemis, la basse-cour de Madame lui coûte 25 louis par an, il s'y élève environ deux ou trois cents poulets et' elle n'en mange pas cinquante, qui lui reviennent, par sa grande économie, à 12lt: la pièce; et que devient le reste? Nous oserons le demander, d'abord nous a-t'on donné les poulets en compte et en garde, et pouvons-nous en répondre? Au milieu de ce grand nombre d'êtres destructeurs, les hommes, tous convaincus que les poulets ne sont au monde que pour être mangés par eux, ce n'est pas sur nous que doivent tomber2 les premiers soupçons. Jl se fait tous les dimanches à la porte du Bois et dans les cabarets d'Auteuil cent fricassés; n'est-il pas plus que vraisemblable qu'il s'y glisse quelquesuns de vos poulets? et certes ce n'est pas de nous que les aubergistes les tiennent. Après tout, Madame, et sans prétendre faire l'apologie des voleurs de poulets, qu'il nous soit permis d'observer que quelles que soient les causes qui en diminuent un peu le nombre, elles sont dans l'ordre de la nature et salutaires pour vous-même dans leurs effets, puisqu'elles contiennent dans des limites convenables la multiplication de cette espèce, qui convertiroit bientôt vôtre maison toute entière en un poulaillier et qui vous réduiroit à n'avoir plus de chemises pour avoir plus de poulets. Quant aux pigeons, on a vu disparoître, il est vrai, plusieurs des enfans de Coco5; mais il ne faut pas que vôtre tendresse pour lui, qui va jusqu'à lui laisser casser vos porcelaines pourvu qu'il daigne manger dans vôtre main, vous rende injuste envers nous. Où est la preuve que nous ayons mangé ses enfans? Lui et ses pareils s'approchent-ils jamais de nous? Tou132
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jours sur les toits ou se tenant à distance, ne nous montrent-ils pas une défiance dont nous aurions le droit d'être blessés? Qu'on visite tout le bûcher au printems prochain, et si l'on découvre quelque trace du meurtre, nous serons les premiers à rechercher et à livrer le coupable. Mais quoi, les pigeons ne sont pas, comme nous autres pauvres chats, attachés au sol qui les a vu naître; ils peuvent voler par les airs à une autre patrie; ceux qui vous manquent, jaloux sans doute de la préférence que vous montrés à quelques-uns d'entre eux, ont été chercher l'égalité dans des colombiers républicains plutôt que de trainer l'aile sous la domination z de votre pigeon favori*. L'accusation qu'on intente contre nous d'avoir attrapé quelques-uns de vos serins est une imposture grossière. Les mailles de leur volière sont ;si petites', que lorsqu'en jouant nous essayons d'y passer nos pattes, nous avons beaucoup de peine à les en retirer. Nous nous amusons, il est vrai, quelquefois à voir de près leurs jeux innocens, mais nous n'avons pas à nous reprocher le sang d'aucun de ces jolis oiseaux. Nous ne nous défendrons pas de même d'avoir mangé autant de moineaux, de merles et de grives que nous en avons pu attraper, mais ici nous ^devrions avoir*1 pour nous vos abbés mêmes, nos plus cruels ennemis : ils se plaignent sans cesse du dégât de cerises que les moineaux font, disent-ils, à leur préjudice. Le Sr abbé M.6 montre une haine ardente contre les grives et les merles qui dépouillent vos treilles de raisin ainsi que lui. Mais il nous semble, très illustre Dame, qu'il vaudroit autant que vos raisins fussent mangés par des merles que par des abbés, et qu'en vain ferons-nous la chasse à ces pillars ailés si vous tolérés chez vous d'autres voleurs à deux pieds sans plumes qui font encore de plus grands dégâts. Nous savons qu'on nous accuse aussi de manger les rossignols qui ne dérobent rien, et qui chantent, dit-on, fort agréablement. Jl se peut en effet que nous en ayons croqué quelques-uns, dans l'ignorance où nous étions de vôtre affection particulière pour eux, mais leur plumage terne et gris ressemble beaucoup à celui des moineaux, et nous ne nous connoissons pas assés en musique pour distinguer le ramage des uns et des autres. Un chat de M. Piccinni nous a dit que quand on ne savoit que miauler on ne pouvoit pas juger de l'art du chant, et cette maxime suffit à nôtre justification. Cependant nous mettrons désormais le plus grand soin à distinguer les Glukistes, qui sont, nous a-t-il dit, les moineaux, des Piccinistes7, qui sont les rossignols. Nous vous supplions seulement de nous pardonner les erreurs involontaires^ où nous pourrions tomber en dénichant quelque couvée de Piccinnistes, qu'il est impossible de reconnoître lorsqu'ils sont sans plumes, et qu'ils n'ont pas encore appris à chanter. 133
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La dernière imputation que nous repousserons, très illustre Dame, est celle qu'on tire contre nous du grand nombre de souris dont vôtre maison est infestée. Elles font, dit-on, un dégât horrible dans vôtre sucre et vos confitures; elles rongent les livres de vos savans, et jusqu'aux mules de Mademoiselle Luillier8 dans le tems même qu'elle marche. On prétend que les chats n'étant créés et mis au monde par la Providence, qui veille avec une égale bonté sur les chats et les souris, que pour manger les souris, quand ils ne remplissent pas leur destination, on n'a rien de mieux à faire que de les noyer. Certainement, très illustre Dame, il vous est aisé de reconnoître le langage de l'intérêt personnel dans la bouche de nos accusateurs. Le Sr Cabanis, qui fait chés vous une consommation énorme de confitures et qui va sans cesse dérobant des morceaux de sucre lorsqu'il croit n'être pas vu, a ses raisons pour vous faire regarder comme un crime capital la gourmandise de quelques souris qui écornent un pain ou entament avant lui un pot de gelée de groseilles, mais il montre une âme encore plus atroce qu'intéressée lorsqu'il nous juge dignes de mort parceque nous n'empêchons pas ces petites bêtes de faire la millième partie d'un dégât que lui-même" fait sans discrétion comme sans remords; et pousseroit-il plus loin sa barbarie envers nous si, comme lui et les souris, nous étions0 des animaux sucro-phages et confituri-vores? N'est-il pas manifeste que sa gourmandise seule lui inspire des sentimens si cruels, et pourriés-vous leur donner entrée dans vôtre cœur? Pour les livres du Sr abbé de La Roche et de cet autre savant dont nous avons lu tout à l'heure le discours à l'Académie9 enveloppant un mou de veau10 que vous avés eu la bonté de nous faire donner, quel est donc le grand mal que les souris mangent un peu de leurs bouquins? A quoi leur servent toutes leurs lectures? Depuis qu'ils vivent auprès de vous ne devroient-ils^7 pas s'être pleinement convaincus de l'inutilité du savoir? Jls vous voyent bonne sans le secours d'aucun traité de morale, aimable sans avoir lu L'Art de plaire de nôtre historiogriphe^ Moncrif11 et heureuse sans connoître le Traité du bonheur du malheureux Maupertuis12, en même tems qu'ils sont les témoins journaliers de votre profonde ignorance. Jls savent beaucoup de choses, mais ils ignorent l'art que vous savés si bien de vous passer de rien savoir. Vôtre ortogripher n'est pas beaucoup meilleure que la nôtre et vôtre écriture ne vaut pas mieux que nôtre griffonage. Vous écrives boneure pour bonheur, mais vous possédés la chose, sans savoir comment son nom s'écrit. Enfin ce bonheur même qu'ils ne savent pas puiser dans leurs livres, du haut de vôtre ignorance vous le répandes sur eux. Les souris ne leur font donc pas un si grand tort. Quant aux mules de Mademoiselle Luillier, pour peu qu'elle voulut aller moins lentement, les souris ne lui mangeroient pas les pieds; et il est 134
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étrange qu'on nous condamne à la mort parceque vôtre femme de chambre n'a gueres plus de mouvement sque si elle étoit morte*. Ces raisons si fortes ne sont pas encore les seules qui peuvent nous excuser envers vous des dégâts que les souris font dans vôtre maison. Ah! très illustre Dame, en quelle conscience peut-on se plaindre de ce que nous ne prenons pas vos souris, lorsque vous avésf auprès de vous deux monstres altérés de nôtre sang qui ne nous permettent pas d'approcher de vôtre chère personne, comme la reconnoissance et le devoir nous y porteroient? deux chiens, c'est tout dire : animaux nourris dans la haine des chats, dont les aboiemens continuels nous remplissent de terreur. Comment ose-t'on nous reprocher de nous tenir éloignés des lieux où régnent ces animaux féroces, en qui la nature a mis l'aversion pour nôtre race et la force pour la détruire? Encore si nous n'avions wà faire" qu'à des chiens françois, leur haine ne seroit pas si active, leur férocité seroit moindre, mais vous êtes toujours accompagnée d'un bull-dog que vous avés fait venir d'Angleterre13, au mépris des sages dispositions de M. le contrôleur général14, et qui nous hait doublement, comme chats d'abord et de plus comme chats françois. Nous voyons sous nos yeux tous les jours les cruels effets de sa rage dans la queue dépouillée wde notre camarade le chat dit Le Noirv15. Nôtre zèle pour vôtre service et même le goût que nous avons pour les souris nous conduiroit à la chasse dans vos appartements, si nous n'en étions pas bannis par ces ennemis redoutables, que vous en avés rendus les maîtres. Qu'on cesse donc de nous reprocher les desordres que causent chés vous les souris, puisqu'on nous met dans l'impossibilité de les réprimer. Hélas! ils ne sont plus ces tems heureux où l'illustre chat Pompon16 regnoit dans ces mêmes lieux, dormoit sur vos genoux et reposoit dansw vôtre couche; où cette Zemire17, aujourd'hui si ardente à nous chasser de chés vous, et qui entre en fureur au seul mot de chat, faisoit humblement sa cour au favori dont elle occupe aujourd'hui la place. Alors nous marchions la queue levée dans toute la maison. Feu M. Pompon16 daignoit quelquefois partager avec le dernier d'entre nous les lapins que Sa Majesté lui envoyoit de sa chasse18, et à l'ombre du crédit de cet illustre favori nous jouissions de quelque paix et de quelque bonheur. Cet heureux tems n'est plus19. Nous vivons sous un règne de chien et nous regrettons sans cesse le chat sous l'empire duquel nous avons coulé de si beaux jours. Aussi allons-nous toutes les nuits arroser de nos pleurs le pied du cyprès qui* couvre sa tombe. Ah! très illustre Dame, que le souvenir du chat que vous avés tant aimé vous touche au moins de quelque pitié pour nous. Nous ne sommes pas, à la vérité, de sa race, puisqu'il fut voué dès sa jeunesse à la chasteté, mais nous sommes de son espèce, ses mânes ^encore errans^ dans ces lieux vous demandent la révocation de l'ordre sanguinaire 135
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qui menace nos jours. Nous employerons tous ceux que vous nous conserverés à vous miauler nôtre vive reconnoissance et nous la transmettrons aux coeurs de nos enfans et des enfans de nos enfans. MANUSCRIT
*A. Bibl. Bodley, Oxford, ms. Eng. mise. c. 897, f° 93-102; 18 p.; copie de la main de Poullard, avec annotations, additions et corrections autographes. IMPRIMÉS I. Temple Franklin, III, pp. 335-340 (en français) et 340-344 (traduction en anglais). IL Sparks, II, pp. 206-213 (en français) et 214-219 (traduction en anglais). TEXTE
II ressort du texte original du A, ainsi que des corrections autographes qu'il porte, que ce manuscrit est probablement postérieur au manuscrit non retrouvé sur lequel le I, et peut-être le II, ont été établis. C'est pourquoi les leçons du I et du II sont fournis ci-après avant celles du A. Le A a été envoyé par Morellet à la romancière anglo-irlandaise, Maria Edgeworth. Comme les I et II, il porte le titre "Très humble requête présentée à Madame Helvétius par ses chats" (f° 90 recto). Morellet a écrit sur la page de garde du A : "Requête présentée à Made Helvétius par ses chats. 1785. Made Helvétius avoit laissé multiplier les chats dans sa basse-cour et dans son bûcher de telle manière qu'ils infestoient la maison. Ses commensaux ". ° Les I et II : "étions nousmêmes"; le A : "étions ". f Les I et II : "doivent-ils". q Les I et II : "historiographe"; le A : " historiogriphe". r Les I et II : "orthographe". s Les I et II : "qu'un limaçon". * Les I et II : "avez sans cesse". " Les I et II : "affaire". v Les I et II : "de notre frère Le Noir"; le A : " de notre camarade le chat dit Le Noir". w Les I et II : "sur". * Les I et II : "que".y Les I et II : "errans encore". REMARQUES
Les chats de Mme Helvétius sont également évoqués dans les Mémoires de la baronne d'Oberkirch sous la date du 20 février 1786 : "Le baron d'Andlau20 nous fit rire aux larmes en nous contant sa visite à Madame Helvétius. Il y fut conduit par son cousin21, et son entrée a vraiment quelque chose d'extraordinaire. [...] Madame Helvétius habite une superbe maison à Auteuil, elle y vit entourée des plus beaux chats angoras
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LETTRE 813 du monde. M. d'Andlau arrive avec son introducteur; il est d'abord ébloui d'une grande magnificence; il salue, on le nomme; la maîtresse de la maison le reçoit à merveille, le laquais cherche à lui avancer un siège. Voici la conversation textuelle : 'Monsieur, j'ai l'honneur de vous saluer... Que faites-vous donc, Comtois} vous dérangez Marquise. Laissez ce fauteuil... Charmée, Monsieur, de faire connaissance avec vous... C'est encore pis cette fois, Aza22 est malade; il a pris ce matin un remède... - Mais, Madame, c'est que... - Vous êtes un imbécile, cherchez mieux. Messieurs, vous voici par un temps superbe... Pas par ici, misérable! c'est la niche de Musette; elle y est avec ses petits, et va vous sauter aux yeux!' Pendant ce temps, le baron d'Andlau et son cousin sont debout, au milieu du salon, ne sachant où prendre un siège, et se trouvant entourés de vingt angoras énormes de toutes couleurs, habillés de longues robes fourrées, sans doute pour conserver la leur, et les garantir du froid, en les empêchant de courir. Ces étranges figures sautèrent à bas de leurs bergères, et alors les visiteurs virent traîner des queues de brocart, de dauphine, de satin, doublées des fourrures les plus précieuses. Les chats allèrent ainsi par la chambre, semblables à des conseillers au parlement, avec la même gravité, la même sûreté de leur mérite. Madame Helvétius les appela tous par leurs noms, en offrant ses excuses de son mieux. M. d'Andlau se mourait de rire, et n'osait le laisser voir, mais tout à coup la porte s'ouvrit, et on apporta le dîner de ces messieurs dans de la vaisselle plate, qui leur fut servie tout autour de la chambre. C'étaient des blancs de volaille ou de perdrix, avec quelques petits os à ronger. Il y eut alors mêlée, coups de
griffes, grognements, cris, jusqu'à ce que chacun fût pourvu et s'établît en pompe sur les sièges de lampas qu'ils graissèrent à qui mieux mieux. 'Je ne savais plus où me mettre, ajouta M. d'Andlau, et je craignais de me lever avec un aileron à mon habit; ces chats ne respectaient rien, la robe de leur maîtresse encore moins que le reste.' Cette histoire des chats nous amusa beaucoup, et M. d'Andlau la raconta dans tout Paris." (Oberkirch, Mémoires, 1970, p. 415-416.) NOTES EXPLICATIVES
1. C'est au nom des chats de Mme Helvétius que l'abbé Morellet adresse à celle-ci la présente lettre. Temple Franklin (v. le l) l'attribue implicitement à son grand-père. Sparks, tout en admettant qu'elle a probablement été écrite par l'abbé Morellet, l'inclut quand même dans son édition de Franklin, d'évidence parce qu'il entend tenir compte de l'opinion du petit-fils de celui-ci. Smyth (I, p. 185, et IX, p. 505), au contraire, l'exclut de la sienne, tenant sans doute que l'attribution de Temple Franklin est erronée. 2. Date à laquelle Morellet a expédié la présente Requête à Franklin (v. lettre suivante). Signalons aussi qu'il s'y réfère à son admission à l'Académie française, qui a eu lieu en juin 1785 (v. note 9 ci-dessous). 3. La Roche et Morellet. 4. Cabanis. 5. "Pigeon familier qui venoit manger sur la terrasse et dans la chambre de Me Helvétius" (Note marginale autographe dans le A). 6. Morellet. 7. La rivalité des compositeurs Piccini (1720-1800) et Gluck (1711-1787) s'est manifestée entre 1774 et 1780. 137
LETTRE 813 8. "Femme de chambre de Made Helvetius d'une lenteur remarquable dans tous ses mouvemens" (Note marginale autographe dans le A). Elle est probablement morte avant 1800, car elle n'est mentionnée ni dans le testament ni dans l'inventaire après décès de sa maîtresse. 9. La réception à l'Académie française de l'abbé Morellet, admis en remplacement de l'abbé Millot, avait eu lieu le 16 juin 1785. 10. Poumon de veau. 11. Moncrif était l'auteur à'Essais sur la nécessité et sur les moyens de plaire (1738) et d'un ouvrage intitulé Les Chats (1727). 12. Morellet confond probablement Maupertuis avec La Mettrie, auteur d'un Discours sur le bonheur, ou l'Anti-Sénèque (1748), mort à l'âge de 41 ans. Tous deux étaient Malouins et avaient passé une partie de leur vie à Berlin. 13. Boulet, bouledogue que Temple avait "amené d'Angleterre" au début de décembre 1784 (v. lettre suivante, note 4) et qu'il avait "laissé" à Auteuil lors de son départ en juillet 1785 (v. lettre 822, note 11). Ce "dogue anglais [...] de forte taille, [...] capable d'effrayer des voleurs", et qui avait mordu plus d'une fois l'abbé de La Roche, ne réveillera personne lorsque, dans la nuit du 4 au 5 janvier 1792, un vol avec effraction aura lieu chez Mme Helvétius (A.N., Z3 19, déclaration de Jean-François Dutartre). 14. Charles Alexandre de Galonné (v. lettre 822, note 2), appelé au contrôle général des Finances en novembre 1783, voulait supprimer les douanes intérieures et établir un tarif uniforme aux frontières du royaume. 138
Octobre 1785 15. Ce félin n'est mentionné dans aucune autre lettre de cette correspondance. 16. Voir lettre 755, note 3. 17. Chienne de salon favorite de Mme Helvétius, nommée sans doute après l'héroïne d'une féerie de Marmontel en quatre actes intitulée Zémire et Amor (1771). Cet animal avait déchargé sa vessie sur le plancher en présence de la femme d'un futur président des Etats-Unis (v. lettre 797). 18. "Mr Le Roy, lieutenant des chasses du parc de Versailles, apportoit toutes les semaines à Me Helvétius un lapin pour Pompon" (Note marginale autographe dans le A). 19. Cf. Phèdre, acte I, scène 1, vers 34. 20. François Antoine Marc, baron d'Andlau-Hombourg (1736-1821), fils de François Joseph d'AndlauHombourg et de Marie Anne Catherine Josèphe de ReinachWerth, avait épousé en 1760 Maria Karolina Salome Walburga von Pfirt. Mestre de camp du régiment Conflans-Hussards, il sera promu en 1788 au rang de maréchal de camp. Élu député de la noblesse pour les districts de Haguenau et de Wissembourg, il participera aux États généraux, mais émigrera dès 1789 et se mettra au service du prince de Condé. En 1816, il sera nommé lieutenant - général par Louis XVIII et François II d'Autriche lui conférera le titre de comte. 21. François Antoine-Henri, comte d'Andlau (v. lettre 690, note 2), dont le père était le cousin au cinquième degré du baron d'Andlau. Celui-ci lui avait acheté en 1786 l'hôtel d'Andlau, situé à Andlau, en Alsace. 22. Nom du héros des Lettres d'une Péruvienne (1747) de Mme de Graffigny.
LETTRE 814
Octobre 1785
814. L'abbé André Morellet à Benjamin Franklin [30 octobre 1785]1 Cher et respectable ami, [...] Je ne puis vous rendre le plaisir, le transport que m'a causé la nouvelle de votre arrivée à Philadelphie, que m'a apportée un ami2 de M. Jefferson3. Je l'ai envoyé dire sur-le-champ à nos amis d'Auteuil. Je les ai quittés depuis cinq à six jours, après avoir passé, auprès de Notre Dame, trois semaines, pendant lesquelles l'abbé de La Roche avait été faire un voyage en Normandie. J'y retourne ces jours-ci, et nous allons bien parler de vous et notre joie de voir que vous vous soyez mieux porté pendant la traversée qu'en terre ferme. [»•] Notre Dame d'Auteuil se porte fort bien, quoiqu'elle prenne trop souvent du café contre les ordonnances du docteur Cabanis, et qu'elle me dérobe toujours de ma portion de crème, contre toute justice. Le bulldog, que votre petit-fils4 nous a amené d'Angleterre, est devenu insupportable et même méchant5; il a encore mordu l'abbé de La Roche, et nous fait entrevoir une férocité vraiment inquiétante. Nous n'avons pas encore déterminé sa maîtresse à l'envoyer au combat du taureau, ou à le faire noyer, mais nous y travaillons. Nous avons aussi d'autres ennemis domestiques moins féroces, mais très nuisibles : un grand nombre de chats, qui se sont multiplies dans son bûcher et sa basse-cour par le soin qu'elle a de les nourrir très largement, car, comme vous l'avez si bien expliqué dans votre essai, On Peopling Countries6, la population se proportionnant toujours aux moyens de subsistance, ils sont aujourd'hui dixhuit, et seront incessamment trente, mangeant tout ce qu'ils attrapent, ne faisant rien que tenir leurs mains dans leurs robes fourrées et se chauffer au soleil, et laissant la maison s'infester de souris. On avait proposé de les prendre dans un piège et de les noyer. Un sophiste subtil7, de ces gens qui savent rendre tout problématique, et qui, comme Aristophane le dit de Socrate, savent faire la meilleure cause de la plus mauvaise*, a pris la défense des chats, et a composé pour eux une Requête** qui peut servir de pendant au Remercîment que vous avez fait pour les mouches de votre appartement10, après la destruction des araignées, ordonnée par Notre Dame. Nous vous envoyons cette pièce, en vous priant de nous aider à répondre aux chats. On pourrait aussi proposer pour eux un parti plus doux, qui tournerait au profit de votre Amérique. Je me souviens d'avoir entendu dire que vous avez beaucoup d'écureuils dans les campagnes et beaucoup de rats dans les villes, qui causent de grands dégâts, et qu'on n'a 139
LETTRE 814
Octobre 1785
pu convenir encore, entre les campagnards et les citadins, de l'établissement d'une taxe destinée à vous défaire de ces deux genres d'ennemis. Or, pour cela, nos chats vous seront d'un grand secours. Nous vous en enverrions une cargaison d'Auteuil; et, pour peu que nous ayons de temps, nous aurons bien de quoi en charger un petit bâtiment. Dans la vérité, il n'y a rien de si convenable. Ces chats ne feront que retourner dans leur véritable patrie : amis de la liberté, ils sont absolument déplacés sous les gouvernements d'Europe. Ils pourront vous donner aussi quelques bons exemples, car, d'abord, selon votre charmant apologue11, ils sauront se retourner contre l'aigle qui les emporte, et, en lui enfonçant les griffes dans le ventre, le forcer de redescendre à terre pour se débarrasser d'eux. Nous devons aussi leur rendre cette justice, que nous n'avons jamais vu entre eux la moindre dispute à la gamelle, qu'on leur porte régulièrement deux fois par jour. Chacun prend son morceau, et le mange en paix dans un coin. Enfin, après s'être sauvés de la gueule du bull-dog, comme vous autres Américains de celle de John-Bull12, ils ne se mettent pas en danger par leurs dissensions intestines : ils ont du bon. [...] Je finis ma lettre à Auteuil. La Dame va vous écrire et répondre à votre petit billet. L'abbé de La Roche et M. de Cabanis vous écriront aussi, etc. IMPRIMÉS
*I. Morellet, I, p. 307-313. IL Guillois, Salon, p. 62; extrait. III. Medlin, lettre 262. NOTES EXPLICATIVES
1. Le 22 avril 1787 (v. lettre 820), Franklin accusera réception des "agréable faveurs" de Morellet, datées des "Oct. 30 [17J85 and February 9 [17J86". La deuxième de ces lettres n'est pas parvenue jusqu'à nous. 2. Cet ami de Jefferson n'a pas été identifié. 3. Thomas Jefferson (1743-1826), membre d'une riche famille de Virginie, avait été reçu avocat à 24 ans. Délégué de la Virginie au Congrès continental de 1775-1776, il avait été le principal rédacteur de la Déclaration d'indépendance et de la constitution de la Virginie, et avait été gouverneur de cet État (1779-1781). À l'époque de cette lettre, il venait 140
de succéder à Franklin au poste de ministre des États-Unis en France, fonction qu'il allait conserver jusqu'en 1789. Après son retour aux États-Unis, il sera secrétaire d'État (1790-1793), puis vice-président (1797-1801) et après avoir fondé le parti démocratique républicain, dont il sera le candidat, il deviendra le troisième président des États-Unis (1801-1809). Pendant la Révolution, ses sympathies politiques iront aux Girondins, et il professera une vive hostilité au régime napoléonien, ce qui ne l'empêchera pas de conclure avec la France l'achat de la Louisiane (1803). Jefferson n'était pas seulement un homme d'État, mais aussi un savant qui avait inventé des machines, un économiste favorable aux doctrines physiocratiques, un amateur de musique et de peinture, et un architecte qui avait dirigé la construction de sa maison de Monti-
LETTRE 815 cello (Virginie), où il avait pris sa retraite. Pendant et après son séjour à Paris, Jefferson maintiendra des rapports avec le cercle de Mme Helvétius. Le 29 mai 1789, Le Veillard (v. lettre 815, note 1) écrira à Franklin : "J'ay diné hier chez Madame Helvetius avec Mr Jefferson et le docteur James [=Gem? voir lettre 635, Remarques], et vous jugez qu'il a été grandement question de vous" (Smyth, X, p. 34). Le 4 avril 1790, Jefferson demandera à Ferdinand Grand de transmettre ses "respects sincères" à Mme Helvétius (The Papers of Thomas Jefferson, Princeton, 1950-, XVI, p. 298). En 1802, Cabanis enverra à Jefferson un exemplaire de ses Rapports du physique et du moral, et lui rappellera qu'il l'avait souvent rencontré chez Mme Helvétius. Dans sa réponse, Jefferson se remémorera les "heures agréables" passées à Auteuil (Autobiography, p. 90).
Octobre 1785 4. Temple, qui était revenu de Londres au début de décembre 1784. 5. Boulet (v. lettre précédente, note 13). 6. Observations concerning thé Increase of Mankind, Peopling of Countries (1751 ), publiées dans William Clarke, Observations on thé Late and Présent Conduct of thé French, with Regard to Their Encroachments upon thé British Colonies in North America, Boston, 1755. 7. Morellet lui-même. 8. Dans ses Nuées, Aristophane accuse injustement Socrate d'être un sophiste. 9. Voir lettre précédente. 10. Voir lettre 793. 11. Le héros de la fable en question est un chat (v. Franklin, Papers, XVII, p. 3, fable 2). 12. Personnification du caractère lourd et obstiné de l'Anglais, apparue dans un pamphlet de l'Écossais John Arbuthnot (1712).
815. Louis Guillaume Le Veillard^ à Benjamin Franklin Passy, 30 8bre 1785
[...] Mais vous avez de grands reproches à vous faire : vous aviez ici deux bonnes amies2 qui vivoient assés d'accord parcequ'elles ne se voyoient presque jamais et que vous assuriez chacune en particulier que c'étoit elle que vous aimiez le mieux, mais vous écrivez à l'une3 et gardez le silence avec l'autre! La première ne manque pas de se vanter et de montrer sa lettre partout; que voulez-vous que devienne l'autre? Voila deux femmes à couteaux tirés, leurs amis prennent parti, la guerre devient générale, voila pourtant ce que vous avez fait! MANUSCRIT *A. A.P.S., XXXIII, 232; 3 p.; orig. autogr.; "letter-press copy"4.
NOTES EXPLICATIVES 1. Louis Guillaume Le Veillard (17331794), fils d'un lieutenant général du
141
LETTRE 816 bailliage de Dreux, avait épousé Geneviève Elisabeth Belamy (v. lettre 778, note 3). En septembre 1761, il avait été surpris pendant la nuit dans le lit de sa voisine, Mlle Hus, maîtresse de Bertin (v. lettre 743, note 3), et avait dû s'enfuir en chemise par la fenêtre, mésaventure racontée par Diderot à Sophie Volland (Roth, lettre 227), et, avec des modifications importantes, par le commissaire Marais à Sartine (B.N., ms. fr. 11358, p. 507-511). Voisin de Franklin à Passy, il décide en juillet 1785 de l'accompagner au Havre, et une fois arrivé dans cette ville, jusqu'à Southampton. Médecin de la faculté de Reims et gentilhomme servant le roi, il avait été choisi par Louis XV en 1770 pour faire partie du cortège qui avait été envoyé à Strasbourg au-devant de MarieAntoinette d'Autriche. Au début de la Révolution, il est administrateur de Passy et prend part à la rédaction des Cahiers de cette commune. Élu administrateur du département de Paris en octobre 1791, il occupe ce poste lors de l'émeute du 20 juin 1792, et rédige sur ces événements un rapport très critique à l'égard du maire, Pétion (A.N., F7 36881 et M 664). Dénoncé au Comité de salut
Décembre 1785 public le 18 brumaire an II (8 novembre 1793) pour avoir été gentilhomme servant le roi et pour avoir accompagné et protégé le souverain lorsque celui-ci s'était réfugié le 10 août 1792 au milieu de l'Assemblée législative (A.N., BB3 8l2, pp. 136 et 139), il est arrêté, puis mis en liberté, puis emprisonné en juin 1794 au Luxembourg et accusé d'avoir favorisé les fermiers généraux et conspiré contre le peuple pour faire triompher le despotisme et la tyrannie (A.N., W 387, n° 900). Condamné à mort par le tribunal révolutionnaire, il est exécuté le 27 prairial an II (15 juin 1794). 2. Mme Helvetius et Mme Brillon. 3. Mme Helvetius, à qui Franklin avait écrit du Havre (lettre 808), de Southampton (lettre 810), et de Philadelphie (lettres 811 et 812). 4. Franklin avait employé ce procédé dès 1780 et avait acquis la même année trois machines de ce type. Selon Manasseh Cutler, il s'agissait d'"une presse à cylindres capable de faire rapidement des copies de même qualité que celle du document original". L'abbé Rochon avait cherché à perfectionner ce procédé (v. lettre 746, note 2).
816. Jacques Brillon de Jouy1 à Benjamin Franklin [...] La famille Le Veillard2 se porte à merveilles. Il en est de mesme du curé3, des Dailli4, du grand abbé Laroque5, du gros abbé Rochon6, des petits abbés7, et de Made Helvetius qui s'écrie chaque fois qu'il est question de vous : "Ah! ce grand homme, ce pauvre cher homme, nous ne le verons plus. - C'est bien votre faute, Madame," lui-dis-je. [..J
Ce 30 Xbre 1785 142
Décembre 1785
LETTRE 816 MANUSCRIT
*A. A.P.S., XLIII, 119; 7 p. (deux feuilles); orig. autogr. NOTES EXPLICATIVES
1. Voir lettre 730, note 1. 2. Voir lettre précédente, note 1. 3. Peut-être Jean André Vaschaldes, qui venait d'être nommé curé de Notre-Dame d'Auteuil, fonction dans laquelle il succédait à Joseph Barré, curé depuis 1761. Mais il s'agit plus probablement de Clément Nogueres, curé de Notre-Dame-deGrâce, de Passy, depuis 1773. 4. Peut-être Michel François d'Ailly (1724-1800), qui avait été secrétaire du garde des sceaux (1765), premier commis des Finances (1772) sous Turgot, son ami d'enfance, directeur général des vingtièmes (1774), et directeur du département des impositions (1777-1782). Il sera procureur syndic de l'Assemblée provinciale de l'île de France (1787), conseiller d'État (1788), député du Tiers État de Chaumont-en-Vexin aux États généraux, puis député à l'Assemblée constituante (17891791), administrateur du département de Paris (1791) et enfin sénateur (1799). Il possédait une maison à Passy (A.N., O1 1585, n° 217). L'expéditeur a également pu vouloir désigner Claude Thomas Dailly, né en 1751 (M.C., XXIV, 809), fils de Marthe Magdeleine Prévost et de Thomas Dailly, marchand mercier. Dailly était receveur général de la caisse d'épargne et allait épouser en l'an II Marie-Louise Lamy (M.C.,
XIV, 490, 28 ventôse an III [18 mars 1795]). 5. Sans doute l'abbé Martin Lefebvre de La Roche. 6. Voir lettre 746, note 2. 7. Morellet et peut-être Condillac. REMARQUES
C'est probablement en 1786 que le comte d'Estaing (v. lettre 757, note 2) recommande à Benjamin Franklin, devenu gouverneur, son ami Jean-Baptiste Vigoureux, futur comte Duplessis (1735-1825), brigadier des armées du roi et ancien gouverneur de l'île de Saint-Vincent. Il termine ainsi sa lettre : "Tous vos amis de Passy se portent bien, mais Madame Helvetius est toujours triste, et nous savons bien pourquoy" (A.P.S., XXXIV, 24). Dans le postscriptum d'une autre lettre à Franklin du 11 février 1786, d'Estaing revient sur ce thème : "Madame Helvetius vient d'avoir un second accès de faiblesse, quoique moins mauvais que le premier. Nous lui disons que c'est votre absence et votre amour qui en sont la cause, ce dont elle ne rougit pas, ne faisant que répondre : 'L'amitié est tout aussi douloureuse que les vrais regrets.'" (A.P.S., XXXIV, 23; traduction de l'anglais.) Enfin, le 18 mars 1786, Jérôme Marie Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux (v. lettre 821, note 10), écrit à Franklin : "Je mets souvent à contribution Made Helvetius et les abbés pour savoir de vos nouvelles. Je me réfère à l'abbé de La Roche pour vous demander un choix de graines américaines dont je vais lui envoyer l'état." (A.P.S., XXXIV, 41.)
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LETTRE 817
Novembre 1786
817. L'abbé André Morellet à William Petty, comte de Shelburne Mylord,
[...] Vous n'avés nul besoin, Mylord, de me recommander de vous rappeller au souvenir des personnes qui ont eu le bonheur de vous connoitre icy1. Je vous assure que vous êtes vivant dans leur mémoire non seulement chés mes amis plus particuliers que j'en entretiens souvent et qui partagent ma reconnoissance et mes sentimens pour vous, mais chés beaucoup d'autres qui vous rendent la justice et qui ont pour vous l'estime que vous mérités. Le baron d'Holbac, le comte Schomberg2, Made de Boufflers, le chevalier de Chastellux, mais surtout Made Helvetius et ses amis sont de ce nombre. Celle-cy a été très touchée de votre souvenir. Elle se faisoit une grande fête de recevoir votre fils3 à son passage et elle est bien fâchée contre lui de ce qu'il n'a pas daigné nous venir visiter en passant. [...] Ce 20 novembre [1786] MANUSCRIT
*A. Bowood, carton 25, ffos 124 recto, 126 verso et 127 recto; 8 p.; orig. autogr.
IMPRIMÉ I. Medlin, lettre 273. NOTES EXPLICATIVES
1. Dans une lettre du 11 octobre 1786, lord Shelburne avait écrit à l'abbé Morellet : "Je n'ai plus le temps d'ajouter autre chose en ce moment, mais je m'en remets à la bonté que vous aurez de transmettre mille compliments de ma part à vos amis et aux miens. Je ne peux m'empêcher
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d'ajouter à quel point je suis obligé à Mme Helvetius de son souvenir. Vous savez combien je suis flatté du souvenir de personnes aussi sincères que Mme Helvetius." (Bowood, carton 24, f° 111 verso-112 recto; traduction.) 2. Voir lettre 420, note 2. 3. Entre juin et décembre 1786, le fils aîné du comte de Shelburne, lord Fitzmaurice (devenu lord Wycombe en décembre 1784; v. lettre 787, note 5) fit des voyages en Pologne, en Suède, au Danemark, en Allemagne et en Hollande, mais ne se rendit pas à Paris.
Novembre 1786
LETTRE 818
818. Benjamin Franklin à Martin Lefebvre de La Roche Philad a ,Nov.201786 Dear Friand", I hope soon to be in a situation when I can write largely and fully to my friends in France, without thé perpétuai interruptions I now daily meet with. At présent I can only tell you that I am well And that I esteem you, And l'abbé Morellet, infinitely. And M. Cabbanis, e And love dear Mad Helvetius Adieu, Yours most affectionately, B. Franklin I receiv'd several productions of thé Academy at Auteuil which gave me gréât pleasure1. [Traduction :]
Philadelphie, 20 novembre 1786
Cher Ami, J'espère être bientôt à même d'écrire longuement et en détail à mes amis français, sans les interruptions incessantes que j'essuie maintenant tous les jours. Pour l'instant, je puis vous dire seulement que je me porte bien Et que je vous estime, Et l'abbé Morellet, infiniment. Et M. Cabanis aussi, Et que j'aime la chère Mme Helvetius Adieu, Très affectueusement, B. Franklin J'ai reçu plusieurs productions de l'Académie d'Auteuil qui m'ont fait grand plaisir1. MANUSCRIT
*A. Bibl. du Congrès, Washington, Papiers Franklin, série 2, vol. XXIII, p. 1727; 1 p.; "letter-press copy". IMPRIMÉS
I. Bigelow, IX, p. 346. IL Smyth, IX, p. 546.
TEXTE a
Les I et II : "Sir".
NOTE EXPLICATIVE
1. L'une de ces productions est la "Très Humble Requête présentée à Madame Helvetius par ses chats" (lettre 813), dont Morellet avait
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LETTRE 819
entretenu Franklin dans sa lettre du 30 octobre 1785 (v. lettre 814) et dont
Avril 1787 celui-ci parlera dans sa réponse du 22 avril 1787 (lettre 820, par. 1 et 5).
819. Benjamin Franklin à Martin Lefebvre de La Roche Philada, April 22, [17J87* My dear Friend, [1] I confess that I am a little unreasonable as a correspondent. I wish to hear from my friends by every pacquet, and présume they may excuse me if I write once a year. The only apology I can make, and that not a very good one, is that indolence is natural to âge and that I am too much engag'd in business. But I hâve too long omitted writing to my friends at Auteuil; I throw myself upon their good nature, and beg their forgiveness. Their continu'd kindness towards me express'd in their letters, affected me much; and I never peruse those letters but with fresh pleasure, mix'd with thé remembrance of thé many delightful hours I pass'd in that sweet society, and thé regret with which I find myself forever separated from it. [2][...]
[3] It is rare that we see thé cardinal bird so far north as Pennsylvania1. Those sent hère from Virginia generally perish by thé way, being a tender bird and not well bearing thé sea, so that we hâve not hitherto been able to get any for Benjamin to take care of. Mr Alexander2 has, I understand, sent several for our Dame in his tobacco ships to France, which never arriv'd, and unless a friend was going in thé ship who would take more than common care of them, I suppose one might send an hundred without landing one alive. They would be very happy, I know, if they were once under her protection, but they cannot corne to her & she will not corne to them. She may remember thé offer I made her of 1 000 acres of woodland out of which she might eut a gréât garden & hâve 1 000 aviarys if she pleased. I hâve a large tract on thé Ohio3 where cardinals are plenty. If I had been a cardinal myself, perhaps I might hâve prevail'd with her. I am much oblig'd by her kind offer of sending robes, hats, bonnets and other French modes to my good daughter, thé mother of Benjamin4, to whose filial care of me and attention to me I owe much of my présent happiness. Inclos'd I send her commission5, which if Notre Dame will be so good as to exécute with her usual good taste and judgment, Mr Grand6 will immediately pay thé bill, and I shall be very thankful. [4] You hâve, as we hear, an Assembly of Notables7, to confer and advise on thé amendment of your laws & constitutions of government. It is
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LETTRE 819
Avril 1787
remarkable that we should hâve thé same project hère at thé same time. Our Assembly8 is to meet next month. I pray God that success may attend thé délibération of both Assemblies, for thé happiness of both nations. [5] My health continues much in thé same state as when I left France, my old malady9 not growing worse, so that I am able to go through a gréât deal of business, and enjoy thé conversation of my friends as usual.^ I hope your family ail continue well and happy. My grandsons présent their respects and join with me in best wishes for your constant prosperity. We often talk and think of you ail. And I am ever, with sincère and gréât esteem, My dear friend, Yours most affectionately, B. Franklin [destinataire :] M. l'abbé de La Roche [Traduction :]
Philadelphie, 22 avril 1787
Mon cher Ami, [1] Je reconnais que comme correspondant, je suis un peu déraisonnable. Je voudrais recevoir des nouvelles de mes amis à chaque arrivée de navire, mais j'ai la présomption de croire qu'ils m'excuseront si je leur écris une seule fois par an. Les seules excuses que je puisse fournir, et elles ne sont pas très bonnes, c'est que l'indolence accompagne l'âge et que les affaires m'occupent trop. Mais j'ai trop longtemps négligé d'écrire à mes amis d'Auteuil; je m'en remets entièrement à leur bienveillance et les supplie de me pardonner. La bonté qu'ils ont continué à me témoigner dans leurs lettres m'a beaucoup touché, et je n'en lis jamais chaque mot qu'avec un nouveau plaisir, mêlé au souvenir des nombreuses heures exquises que j'ai passées dans cette douce société, et au regret de m'en savoir à jamais séparé. [2][..J
[3] II nous arrive rarement de voir un cardinal aussi loin vers le nord qu'en Pennsylvanie1. Ceux qu'on y envoie de Virginie périssent généralement en route, car ce sont des oiseaux délicats et supportant mal la mer, de sorte que nous n'avons pas encore pu nous en procurer pour que Benjamin puisse s'occuper d'eux. Je crois savoir que M. Alexander2 en a envoyé plusieurs à l'intention de notre Dame dans les transports de tabac qu'il envoie en France, mais qu'ils ne sont jamais arrivés, et à moins qu'un ami prenant le même bateau n'en prenne un soin tout particulier, je crois qu'on pourrait en envoyer une centaine sans qu'aucun arrive vivant. Je sais qu'ils seraient très heureux, une fois sous sa protection, mais ils ne peuvent pas lui parvenir et elle ne veut pas aller vers eux. Elle se souvient peut-être de l'offre que je lui ai faite de 1 000 arpents de terrain boisé où 147
LETTRE 819
Avril 1787
elle pourrait aménager un magnifique jardin et installer 1 000 volières si elle le désirait. Je possède sur l'Ohio une vaste terre3 où l'on trouve quantité de cardinaux. Si j'avais été un cardinal moi-même, peut-être l'aurais-je persuadée. Je lui suis très obligé de son offre aimable d'envoyer des robes, chapeaux, bonnets et autres articles de mode français à ma charmante fille, la mère de Benjamin4, aux soins filiaux et à la sollicitude de laquelle je dois beaucoup de mon bonheur actuel. Vous trouverez ci-inclus une commission pour elle5. Si Notre Dame a la bonté de l'exécuter avec son bon goût et son discernement habituels, M. Grand6 acquittera immédiatement la facture, et j'en serai très reconnaissant envers elle. [4] Vous avez, selon ce que nous entendons dire, une assemblée de notables7 réunie pour conférer de vos lois et institutions politiques et y proposer des amendements. Il est remarquable que nous nous trouvions ici avoir le même projet au même moment. Notre assemblée8 doit se réunir le mois prochain. Je prie Dieu que les délibérations des deux assemblées soient couronnées de succès, pour le plus grand bonheur des deux nations. [5] Ma santé reste à peu près ce qu'elle était quand j'ai quitté la France; ma vieille maladie9 n'empire pas, de sorte que je suis à même de traiter un bon nombre d'affaires et de jouir comme d'habitude de la conversation de mes amis. J'espère que tous les membres de votre famille sont toujours heureux et en bonne santé. Mes petits-fils présentent leurs respects et se joignent à moi pour vous souhaiter une prospérité constante. Vous êtes souvent l'objet de nos conversations et de nos pensées. Et je serai toujours, mon cher ami, avec la plus entière et sincère estime, Votre très affectionné, B. Franklin [destinataire :] M. l'abbé de La Roche MANUSCRITS
*A. New York Public Library; 3 p.; orig. autogr. B. Bibl. du Congrès, Washington, Papiers Franklin, série 2, vol. XXIII, p. 1590-1591; 1 p. (p. 3 des 3 p. du manuscrit); "letter-press copy". IMPRIMÉS I. Bigelow, IX, p. 307-311. II. Smyth, IX, p. 502-506. TEXTE a
Les I et II : "Philad* April, 1786". * Le texte des I et II s'arrête ici. Puis y sont 148
ajoutés les paragraphes 5 à 11 d'une lettre de Franklin à Morellet portant la même date (v. lettre suivante, Texte). NOTES EXPLICATIVES
1. Le cardinal, passereau huppé à plumage écarlate et à la gorge noire, qu'on trouve actuellement non seulement en Pennsylvanie mais dans le Sud de l'Ontario. William Alexander (v. note suivante) et John Paradise (v. lettre 826, notes 6 et 7) ont essayé, apparemment en vain, d'en faire parvenir à Mme Helvétius.
LETTRE 819 2. William Alexander (v. lettre 728, note 1) avait émigré de GrandeBretagne aux États-Unis en 1783 et demeurait à Staunton, en Virginie. 3. Voir Sparks, IV, p. 302-379 ("Settlement on thé Ohio River"). 4. Voir lettre 788, note 5. 5. Mme Helvétius s'est bien acquittée de cette commission : "Je vous envoyé pour Md. Biche ce qui etoist marqué dans sa petite notte que je croie d'elle" (lettre 823, par. 4). 6. Ferdinand Grand, banquier de Franklin à Paris (v. lettre 808, note 10). Le 22 avril 1787, Franklin lui écrit : "J'ai prié Madame Helvétius de bien vouloir faire une petite commission pour ma fille. Si elle l'exécute, je vous demande de payer les factures." (Smyth, IX, p. 576; traduction.) Le 27 octobre 1787, Franklin écrira au même : "Les objets que vous dites avoir été expédiés par Mme Helvétius ne sont pas arrivés dans le bateau en question, et je vous demande de vous informer de ce qu'il en est advenu" (Smyth, IX, p. 619; traduction). Le 23 avril, il écrira à Mme Helvétius : "Vous avez rendu ma fille très heureuse par les choses que vous lui avez envoyées" (v. lettre 826, par. 2). 7. L'assemblée des notables, très ancienne institution monarchique, était une sorte de conseil extraordinaire que le roi réunissait lorsqu'il préférait avoir recours à une assemblée plus restreinte que les États généraux et dont l'efficacité lui apparaissait plus certaine, en vue du traitement d'affaires politiques et financières diverses. Officieusement fondée par saint Louis à Chartres en 1262, cette assemblée, composée de notables choisis par le roi, avait été réunie de nombreuses fois au cours de l'ancien
Avril 1787 régime, par exemple en 1506 (au sujet du mariage de la fille de Louis XII) et en 1525 (pour dénoncer le traité de Madrid), mais n'avait pas été convoquée depuis 1626. Étant donné la situation désastreuse des finances royales (v. lettre 821, note 3), Galonné, contrôleur général des Finances depuis 1783, présente au roi le 20 août 1786 un vaste plan d'amélioration (v. lettre 822, note 2). Mais comme il désire prévenir les inévitables résistances parlementaires, écarter les réclamations du clergé, et présenter à l'opinion publique l'image d'une représentation nationale, le ministre propose à Louis XVI de convoquer, non pas les États généraux dont il a peur, mais l'assemblée des notables, dont il attend la plus grande docilité pour approuver son programme. Le roi donne son approbation, et du 22 février au 25 mai 1787, se réunit une assemblée de 144 notables représentant surtout l'aristocratie et les fonctionnaires royaux - grands seigneurs, maréchaux, prélats, conseillers d'État, maires des principales villes de France et délégués des provinces. Mais la grande majorité d'entre eux étant des privilégiés, qui ne tiennent guère à des réformes dont ils risquent d'être les premières victimes, ils refusent d'examiner tout projet d'impôt tant qu'ils ne connaîtront pas l'origine et l'étendue du déficit, pièces comptables à l'appui, ce qui conduit Galonné, le 2 mars 1787, à exposer en détail la situation dramatique des finances royales. De très violents débats ont lieu ensuite, lors desquels les notables vont jusqu'à protester contre les pensions de cour, mais refusent le nouvel impôt, commencent à invoquer les 149
LETTRE 819 États généraux comme seul vrai remède et à en réclamer la convocation; et ils exigent le départ de Galonné, qui doit se retirer le 8 avril 1787 et est exilé en Lorraine. Galonné est remplacé aux Finances par l'un des notables, qui était le meneur de cette assemblée, Loménie de Brienne (v. lettre 822, note 6). Celui-ci essaye de collaborer avec les notables auxquels il propose une extension du droit de timbre, des compressions de dépenses, une série d'emprunts échelonnés, et un impôt territorial de 80 millions. Après avoir tergiversé, les notables se déclarent sans pouvoirs, notamment pour ce qui est du droit de timbre (v. lettre 822, note 12), en arguant qu'ils n'ont pas qualité pour agir à la place des États généraux, tout en accordant néanmoins l'impôt territorial de 80 millions qu'ils avaient refusé à Galonné. Mais après le renvoi de l'assemblée le 25 mai, Loménie de Brienne va se trouver dans l'impossibilité de mettre en oeuvre ses propositions de réforme, en raison du refus du Parlement de les enregistrer (v. lettre 822, note 1). L'assemblée des notables est réunie de nouveau du 6 novembre au 12 décembre 1788 à l'instigation de Necker qui, rappelé aux Finances le 25 août 1788 à la suite du départ de Loménie de Brienne, se met en devoir de préparer les États généraux, convoqués pour le 1er mai 1789 par Loménie juste avant son renvoi (v. lettre 822, note 6). Mais comme ses prédécesseurs, il se heurte à l'intransigeance du Parlement qui, dans son célèbre arrêt du 25 septembre 1788, ordonne que les formes observées en 1614 soient
150
Avril 1787 encore suivies, à savoir nombre égal de députés pour chaque ordre et vote par ordre, ce qui a pour effet que sa popularité s'effondre immédiatement, car le doublement de la représentation du Tiers État et le vote par tête sont les revendications principales du public. Necker, qui a consulté les notables et les a trouvés peu favorables au doublement, comprend qu'un compromis s'impose et parvient, malgré l'opposition des aristocrates, à obtenir de cette assemblée le doublement, mais sans que rien ne soit décidé quant au vote par tête (v. lettre 831, note 5), et le 5 décembre, le Parlement revient sur son vote. Mais son crédit est alors irrémédiablement perdu, et le refus persistant de la noblesse et du clergé d'accorder le vote par tête en juin 1789 entraînera les premiers actes proprement révolutionnaires. 8. Il s'agit de la "Fédéral Constitutional Convention" qui allait réunir, dans la "State House" de Philadelphie, du 25 mai au 17 septembre 1787, les représentants de tous les États à l'exception de celui de Rhode Island. La constitution qu'a élaborée cette assemblée est très brève, très souple, et selon Gladstone, "l'œuvre la plus merveilleuse que l'intelligence et la fermeté des hommes aient jamais pu improviser" ("Kin beyond thé sea", North American Review, CCXLIV, septembre-octobre 1878, p. 185; traduction). À la suite de près de deux ans de luttes électorales violentes, elle sera approuvée en 1788 par la majorité des États, et elle est toujours en vigueur. 9. La pierre dans la vessie dont Franklin souffrait depuis août 1782.
LETTRE 820
Avril 1787
820. Benjamin Franklin à Vabbé André Morellet Philada,April22[17]87 My very dear Friend, [1] I received, tho' long after they were written, your very agréable faveurs of Oct. 30 [17J85 and February 9 [17J861, with thé pièces enclos'd2, productions of thé Auteuil Academy of Belles-lettres. Your kind and friendly wishes and congratulations are extremely obliging. It gives me infinité pleasure to find that I still retain a favourable place in thé remembrance of thé worthy and thé good, whose delightful & instructive society I had thé happiness of enjoying while I resided in France. [2] But tho' I could not leave that dear nation without regret, I certainly did right in coming home. I am hère in my niche, in my own house, in thé bosom of my family, my daughter and grandchildren ail about me, among my old friends or thé sons of my friends who equally respect me, and who ail speak and understand thé same language with me; and you know that if a man desires to be useful by thé exercise of his mental faculties, he loses half their force when in a foreign country, where he can only express himself in a language with which he is not well acquainted. In short I enjoy hère every opportunity of doing good, and every thing else I could wish for, except repose, and that I may soon expect, either by thé cessation of my office, which cannot last more than 3 years, or by ceasing to live3. [3-4][...] [5] Your project of transporting, rather than drowning, thé good Lady's eighteen cats, is very humane. The kind treatment they expérience from their présent mistress may possibly cause an unwillingness to hazard thé change of situation, but if they are of thé Angora breed, and can be inform'd how two of their tribe brought over by my grandson are caress'd and almost ador'd hère, they may possibly be induc'd to transport themselves rather than risque any longer thé persécution of thé abbé's, which sooner or later must end in their condemnation. Their Requête is admirably well-written, but their continually increasing in number will in time make their cause insupportable. Their friends should therefore advise them to submit voluntarily either to transport- or to castr-ation. [6-8] [...] [9] Embrace for me tenderly thé good Dame whom I love as ever. I thought to hâve written to her and to Mr Cabanis by this pacquet, but must defer it to thé next for want of time. 151
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[10] I am, my dear Friend, with sincère esteem & affection, Yours ever, B. Franklin [11] Please to présent my respects to M. Le Roy4 and others of thé Wednesday's dining party, and love to thé Stars5 and to your family. My grandsons join me in best wishes. [Traduction :]
Philadelphie, 22 avril 1787
Mon très cher Ami, [1] J'ai reçu, bien que longtemps après que vous les ayez écrites, vos très aimables lettres du 30 octobre 85 et du 9 février 861, avec les compositions jointes2, à savoir les productions de l'Académie des belles-lettres d'Auteuil. Vous ne pouvez savoir combien je suis touché des souhaits amicaux et bienveillants et des félicitations que vous m'adressez. J'éprouve un plaisir infini de voir que j'occupe toujours une place avantageuse dans le souvenir des esprits distingués et des gens de bien dont j'ai eu le bonheur d'apprécier la société aussi charmante qu'instructive durant mon séjour en France. [2] Mais bien que je n'aie pu quitter sans regret votre chère nation, j'ai certainement agi comme il le fallait en revenant chez moi. Je suis ici dans ma niche, dans ma propre maison, au sein de ma famille, entouré de ma fille et de mes petits-enfants, parmi mes vieux amis ou les fils de mes amis, qui ont tous pour moi les mêmes égards, et qui parlent et comprennent tous la même langue que moi. Et vous savez que lorsqu'un homme désire se rendre utile au moyen de ses facultés intellectuelles, il ne les exerce plus qu'à demi dans un pays étranger où il peut seulement s'exprimer dans une langue qui ne lui est pas familière. En un mot, je trouve ici mille occasions de bien faire, ainsi que tout ce que je pourrais désirer d'autre, excepté le repos - encore que je doive m'attendre à le trouver bientôt, soit parce que mon mandat, qui ne peut excéder trois ans, atteindra son terme, soit que je cesserai de vivre3. [3-4][...] [5] Votre projet de déporter les dix-huit chats de notre bonne Dame, au lieu de les noyer, est très humain; cependant, il se peut que le traitement attentionné qu'ils reçoivent de leur maîtresse actuelle les dispose fort peu à encourir les risques d'un changement de situation. Mais si ce sont des angoras et qu'on leur explique que deux membres de leur tribu, rapportés par mon petit-fils, sont ici des objets de caresses et de quasi-adoration, ils seront peut-être induits à émigrer d'eux-mêmes, plutôt que d'encourir plus longtemps la persécution des abbés, laquelle aboutira tôt ou tard à leur condamnation. Leur Requête est admirablement bien écrite, mais leur 152
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multiplication continue finira par rendre leur cause indéfendable. Leurs amis devaient donc leur conseiller de se soumettre volontairement à la déportation - ou bien à la castration. [6-8][...] [9] Embrassez tendrement pour moi la bonne Dame, que j'aime autant que jamais. Je pensais pouvoir profiter de ce bateau pour lui écrire, ainsi qu'à M. Cabanis, mais faute de temps, je dois remettre ces envois au prochain départ. [10] Je serai toujours, mon cher ami, avec mon estime et mon attachement sincères, Votre affectionné B. Franklin [11] Présentez, je vous en prie, mes respects à M. Le Roy4, aux convives des dîners du mercredi, aux Étoiles5, et à votre famille. Mes petits-fils se joignent à moi pour vous adresser nos meilleurs vœux de bonheur. MANUSCRITS
TEXTE
A. L'original autographe de 4 pages appartenait en 1958 à M. Nathaniel E. Stein. *B. Bibl. du Congrès, Washington, Franklin Papers, série 2, vol. XXIII, p. 1592-1593; 2 p. (pp. 3 et 4 d'un manuscrit de 4 p.); "letter-press copy".
Le B reproduit les deux dernières pages de la lettre, soit les sept derniers paragraphes (5-11). Les I, II, III et V reproduisent les deux premières pages de la lettre, soit les quatre premiers paragraphes, et s'arrêtent là où commence le B; ils sont sans doute basés sur les deux pages qui manquent au B. Après le dernier mot du quatrième paragraphe, le I termine ainsi la lettre : "I am &c. B.F.". Le IV, qui est une traduction du A, est affecté de diverses infidélités et omissions. Les VI, VII et X reproduisent les quatre premiers paragraphes, sans doute établis à partir du I, omettent les paragraphes 5, 6 et 9, retraduisent en anglais les paragraphes 7, 8 et 10 du IV, et reproduisent le paragraphe 11, sans doute à partir du B. Les VIII et XI reproduisent les paragraphes 5 à 11, sans doute à partir du B, mais les placent au début d'une lettre de Franklin à La Roche portant la même date (v. lettre précédente, note h). Bigelow (les VII et VIII) et Smyth (les X et XI) présentent donc deux versions différentes des paragraphes 7 et 8. L'histoire du texte
IMPRIMÉS
*I. The Private Correspondence of Benjamin Franklin, LL. D., Londres, 1817, p. 102-103. II. Temple Franklin, II, p. 102-103. III. Franklin, Œuvres posthumes, 18171818, 3 vol., I, p. 226-228; traduction. IV. Morellet, Mémoires, 1821,1, p. 304309; traduction. V. Correspondance de Benjamin Franklin, éd. Laboulaye, 1866, 2 vol., II, p. 432-435; traduction. VI. Sparks, X, p. 300-303. VII. Bigelow, IX, p. 382-385. VIII. Bigelow, IX, p. 309-311. IX. Guillois, Salon, p. 62-63; extraits du IV. X. Smyth, IX, p. 577-580. XI. Smyth, IX, p. 504-506.
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LETTRE 821 de cette lettre étant déjà assez compliquée, nous nous abstenons de reproduire les nombreuses variantes que présentent les différents imprimés. NOTES EXPLICATIVES
1. La première de ces lettres est la lettre 814; la seconde n'est pas parvenue jusqu'à nous. 2. L'une de ces productions est la "Très
Juillet 1787 Humble Requête présentée à Madame Helvétius par ses chats" (lettre 813), mentionnée dans la présente lettre (par. 5). 3. Franklin cessera en octobre 1788 d'être président du "Suprême Executive Council" de la Pennsylvanie et mourra le 17 avril 1790. 4. Voir lettre 812, note 2. 5. Voir lettre 812, note 4.
821. Martin Lefebvre de La Roche à Benjamin Franklin Auteuil, ce 27 juillet 1787 Jl faut donc, mon cher papa, ne plus s'entretenir avec vous que comme les dévots le font avec les substances célestes que l'on ne voit, ni n'entend, et que l'on n'espère rencontrer face à face que quand nous existerons dans un ordre de choses où nous serons bien étrangers à tout ce qui se passe dans ce monde-ci. Nous nous y trouvions cependant si bien quand nous étions ensemble autour d'une bonne table à déjeuner, que nous parlions de morale, de politique et de philosophie, que Nôtre Dame d'Auteuil eveilloit vôtre coquetterie et que l'abbé Morellet nous disputoit la crème et mettoit ses argumens bien en forme pour nous prouver ce que nous ne croyions pas. Alors nous eussions volontiers renoncé à l'autre paradis pour conserver celui-ci, et vivre comme nous étions, toute une éternité. Mais un autre paradis vous attendoit et vous appelloit en Amérique. Vous avez quitté celui d'Europe, pour achever ce que la Providence ne pouvoit faire sans vous dans un pays qu'elle veut rendre libre et heureux. Nous respectons trop ses desseins* pour nous plaindre de ce qu'elle fait le bonheur des autres aux dépens du nôtre. Elle nous en dedomage un peu, en nous laissant de vous un souvenir qui nous occupe souvent. Nous nous reposons sur vos enfans, sur vos amis, sur vos bons Américains du soin de vous aimer, comme nous faisions, d'égayer vôtre viellesse et de vous payer de tout le bien ^que vous avez fait, et de tout celui^ que vous avez voulu faire à l'humanité et à vos compatriotes. Nous nous plaisons à imaginer que vous serez le seul bienfaiteur des hommes qui aurez échappé à leur ingratitude, ce qui sera contre les détracteurs des siècles modernes un argument sans réplique de la perfectibilité de l'espèce humaine. Nôtre Dame d'Auteuil a eu tout ce printems une santé un peu languissante. Elle se porte maintenant beaucoup mieux. Pour sa convalescence, nous lui avons donné une fête à laquelle tous ses amis, toutes les petites 154
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étoiles1 et près de quatre cens personnes ont assistés. Les premiers acteurs de la Comédie-Française se sont empressés de lui jouer la tragédie de Philoctète traduite de Sophocle, et la première actrice de l'Opéra a joué La Servante maîtresse, opéra mis en musique par le célèbre Pergolèse, le plus fameux compositeur italien2. Il ne manquoit que vous pour compléter la fête, et la rendre la plus agréable qui aît jamais été donnée. C'etoit la fête de l'amitié qui rarement en reçoit de pareilles quand la vanité ne s'en mêle pas. Vous aprendrez sûrement par nos papiers publics le résultat de nôtre assemblée des notables3. Vous sçaurez l'augmentation de nôtre dette nationale en tems de paix; le remède qu'on espère trouver dans l'établissement et la formation des assemblées provinciales que l'on établit de toutes parts dans le royaume4; le refus que nos parlemens font d'enregistrer un edit du timbre qui a causé vôtre révolution. La fermentation des esprits français sur les affaires politiques est générale. Il est difficile de prévoir la tournure que tout cela va prendre. D'un côté le besoin d'argentc, de l'autre la misère des peuples et le refus de nouvelles contributions de la part des grands corps de l'Etat; voila une position inquiétante. La guerre civile est en Hollande5. Le trouble se répand dans les provinces du Brabant le long de nos frontières6. Les Flamands ne veuillent absolument pas admettre les nouvelles constitutions que l'Empereur veut établir chez eux. Tout est en fermantation. Il n'y a que le desordre des finances qui puisse nous sauver de la nécessité d'une guerre qui nous menace7. Vôtre cri de liberté retentit dans toute l'Europe, jusque dans la Turquie même8. Vôtre assemblée de notables aura^ sûrement opéré plus efficacement que la nôtre9. Vôtre corps politique est un malade6 vigoureux dont vous n'avez qu'à consolider la convalescence, en lui prescrivant un bon régime; et ce sont des médecins habiles qui se proposent de le lui faire adopter. Nôtre ami l'archevêque de Bordeaux10 doit vous avoir repondu. Il etoit de l'assemblée des notables. Nous ne l'avons vu qu'à la fin, et nous avons employé une partie de la journée qu'il est venu passer avec nous, à lire vos lettres que nous avions reçues, et à nous occuper de vôtre souvenir, des témoignages que vous nous en donnez, et du bonheur dont vous jouissez dans vôtre patrie et au milieu de vôtre famille. Parlez quelquefois de nous à Mrs Temple et Benjamin, les seuls que nous ayions quelque espérance de revoir peut-être dans ce pays-ci11, les seuls qui nous rappelleront encore des souvenirs agréables. Nous vous embrassons à travers les mers qui nous séparent, et suis en particulier et pour la vie, Mon très respectable ami, Vôtre dévoué serviteur, Lefebvre de La Roche 155
LETTRE 821 MANUSCRIT
*A. A.P.S., XXXV, 96; 4 p.; orig. autogr. IMPRIMÉ I. Gilbert Chinard, "Abbé Lefebvre de La Roche's Recollections of Benjamin Franklin", Proceedings oftbe American Philosopbical Society, XCIV (1950), p. 214-216. TEXTE
a
Le I : "peines". Passage omis dans le I. c Le I : "urgent". d Le I : "eût". e Le I : "modèle".
NOTES EXPLICATIVES Cette lettre est une réponse à la lettre 818. Franklin y répondra le 15 décembre 1787 (Temple Franklin, II, p. 106107; Sparks, X, p. 328; et Smyth, IX, p. 624-625). 1. Voir lettre 812, note 4. 2. Nous n'avons relevé aucune autre attestation quant à cette fête et aux deux représentations mentionnées, mais il est connu que des spectacles privés de ce genre, dits "de convalescence", étaient souvent organisés, avec la participation conjointe d'amateurs éclairés et d'acteurs professionnels (voir V. Du Bled, La Comédie de société au XVIIf siècle, 1893, p. 1-12). L'adaptation du Pbiloctète de Sophocle par La Harpe, tragédie en trois actes et en vers, imprimée dès janvier 1781, avait été représentée pour la première fois au Théâtre-Français le 16 juin 1783, et selon le Journal de Paris du 9 juillet (p. 792), elle avait été "redemandée". La Rive et Saint-Prix, créateurs des rôles de Philoctète et de Pyrrhus (v. Mercure de France, 5 juillet 1783, p. 44-45), ou encore Mole, avaient peut-être été les acteurs engagés pour jouer chez Mme Helvétius.
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Juillet 1787 La Serva Padrona, opéra bouffe assorti d'ariettes, de Pergolesi, avec livret de Federico, avait été représenté en Italie en 1733, où il avait obtenu un triomphe, puis à Paris en 1746 à la Comédie-Italienne. La Servante maîtresse, version française due à Pierre Baurans, avait été représentée pour la première fois le 14 août 1754 et avait reçu des éloges de la part de Grimm. L'Opéra avait alors engagé la troupe de la Comédie-Italienne pour donner des représentations de cette comédie sur sa propre scène, et elle y avait remporté un succès retentissant. (Un autre opéra intitulé La Serva Padrona, dû à Giovanni Paesiello, avait été représenté en 1781.) La première actrice (c'est-à-dire la cantatrice) de l'Opéra était alors Anne Antoinette Clavel, dite SaintHuberty (1756-1812). Entrée à l'Opéra en 1778 avec la protection de Gluck, elle y avait éclipsé "Rosalie" Levasseur dès 1783, année où elle avait remporté son plus grand succès dans la Didon de Piccini. Il est possible que des rapports d'amitié aient existé entre la société de Mme Helvétius et la cantatrice, car plusieurs lettres de cette dernière ont été expédiées d'Auteuil, et son amant, le comte d'Antraigues, jeune noble libéral qu'elle devait épouser pendant la Révolution, avait pour médecin Cabanis (v. Edmond de Concourt, La Saint-Huberty d'après sa correspondance et ses papiers de famille [1882]). Philoctète offrait l'avantage de ne comporter que trois rôles, dont deux principaux, et La Serva Padrona ne mettait en scène que deux acteurs chantants, une servante et un vieillard. Cette fête a pourtant dû coûter
LETTRE 821 fort cher et les filles de Mme Helvétius ont probablement contribué à son financement. 3. Lorsque Galonné avait présenté à l'assemblée des notables son rapport sur les finances du royaume, le public avait appris pour la première fois que le déficit annuel était de 100 millions de livres, alors que les revenus annuels étaient de 475 millions, et que les emprunts nationaux depuis 1776 avaient atteint la somme de 1 250 millions. Les chiffres fournis par le Compte du Trésor de 1788 seront du même ordre : déficit de 126 millions de livres (dépenses de 629 millions et revenus n'atteignant que 503 millions), emprunts à prévoir de 136 millions, et service de la dette absorbant 318 millions, soit plus de 50% du budget. À la date de la présente lettre, Loménie de Brienne avait déjà remplacé Galonné. 4. En conformité avec une conception chère aux économistes du XVIIIe siècle, Necker avait déjà fait des essais entre 1778 et 1781 pour introduire la province dans la vie du pays, en créant à titre expérimental quelques assemblées provinciales. Ce projet avait été repris par Galonné à l'assemblée des notables de févriermai 1787, mais il n'avait reçu de consécration législative que sous le ministère de Loménie de Brienne, par l'édit du 23 juin 1787. Trois types d'assemblée étaient prévus, l'une dans le cadre de la ville ou de la paroisse, l'autre dans celui de l'élection, et la troisième en tant que représentation de la province. Leur personnel devait être mi-fixe, mi-élu, selon des modalités variant d'un type d'assemblée à l'autre, avec pour résultat plus ou moins général un nombre de représentants du Tiers
Juillet 1787 État égal en nombre à ceux du clergé et de la noblesse réunis. Le vote s'y ferait par tête. La plus importante de ces assemblées serait l'assemblée provinciale, investie des pouvoirs de répartition, de l'établissement de l'assiette, et de la levée des impôts indirects anciens, et notamment de la taille. En outre, elle pourrait présenter des doléances et des voeux et disposerait d'un bureau permanent. Malheureusement, si des élections à ces assemblées eurent bien lieu, ce fut dans l'agitation, et les parlements se déclarèrent hostiles à cette innovation qui transférait à ces assemblées le contrôle qu'ils exerçaient sur les mesures financières prises par le gouvernement. Necker dut annuler la session qui en avait été prévue pour octobre 1788. 5. L'influence des idées françaises, la guerre d'Amérique, la faiblesse des forces armées et la crise économique avaient donné lieu à une grande agitation politique dans les ProvincesUnies. Trois partis étaient en lutte : celui du stathouder Guillaume V, celui des régents, et celui des patriotes, dont les principaux foyers d'activité étaient les provinces de Hollande et d'Utrecht. En Hollande, les patriotes étaient parvenus à faire retirer à Guillaume V le commandement de La Haye et une partie de ses honneurs souverains, et à Utrecht, ils avaient saisi par voie d'insurrection le droit de nommer les régents. Ces deux provinces menaçaient d'annexer le Brabant hollandais et de se séparer de l'Union. En septembre 1787, les troupes de Frédéric-Guillaume II de Prusse, beau-frère du stathouder, allaient envahir la Hollande et réinstaller Guillaume V par la force des armes. 157
LETTRE 821 6. Après avoir assujetti l'Église des Pays-Bas autrichiens à l'État pour tout ce qui ne touchait pas au dogme, Joseph II, devenu empereur en 1780, avait entrepris la réorganisation politique, administrative et judiciaire de ces territoires. L'autonomie séculaire de la Belgique était ainsi vouée à disparaître dans une refonte brusque et complète des institutions nationales. Dès 1783, une grêle d'ordonnances part de Vienne, brisant licences, privilèges, coutumes et traditions. Ces innovations coïncident avec une période de mauvaises récoltes et de ralentissement économique. Au nom de la souveraineté nationale, les Belges protestent contre cette "autrichisation", mais par deux édits du 1er janvier 1787, l'empereur impose une nouvelle constitution qui intègre la Belgique dans l'État autrichien. À l'initiative des provinces du Hainaut et du Brabant, une coalition commence à se former et une armée nationale à se préparer. Indigné par ce qu'il considère tant de l'aveuglement que de la désobéissance de la part de ses sujets, Joseph II tour à tour cède et s'obstine, mais un mois avant sa mort en 1790, la révolution brabançonne qu'il avait provoquée aboutira à la création, le 11 janvier 1790, de la Confédération des États belgiques unis, qui ne durera que sept mois : par décision du congrès de Reichenbach (juillet 1790), les Belges seront replacés sous l'autorité de l'empereur d'Autriche, François II. 7. Franklin répondra : "Je considère cependant que la France et l'Angleterre maintiendront la paix qui règne actuellement entre elles, malgré certaines apparences contraires, car je
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Juillet 1787 crois qu'elles ont toutes deux trop de bon sens et trop peu d'argent en ce moment pour faire la guerre sans raison importante" (v. note explicative générale). En effet, la paix signée à Versailles en 1783 se maintiendra jusqu'à la Révolution. 8. Le sultan Mustafa III (v. lettre 709, note 4) avait soutenu contre la Russie, de 1768 à sa mort, une guerre difficile (v. lettre 653, note 4), marquée par des désastres comme la destruction de la flotte ottomane, incendiée dans la baie de Tchesmé en 1770 par la flotte russe d'Orlov, et la conquête par la Russie de toute la côte de la mer Noire depuis les contreforts du Caucase jusqu'au Boug, à l'ouest de la Crimée, y compris la Crimée elle-même (1770). Le sultan Abd-ul-Hamid Ier (1725-1789), frère et successeur du précédent, avait dû accepter le traité de Koutchouk-Kaïnardji (juillet 1774) aux termes duquel la Crimée avait été constituée en État indépendant. Mais Catherine II l'avait annexée en 1783, et Abd-ulHamid en réclamait la restitution. En 1787, il déclare une nouvelle guerre contre la Russie, conflit qui, d'une part, se soldera par la perte d'Otchakov (1788), dernière ville occupée par les Turcs au nord de la mer Noire, sur le liman du Dniepr, ainsi que celle de la forteresse turque d'Ismaïl, sur le Danube (1790), et d'autre part, durera jusqu'à la signature du traité de Jassy (1792, conclu sous le règne de Selim III Djihândâr), qui reconnaîtra l'annexion de la Crimée par la Russie. Franklin répondra : "Je crains que la guerre imminente avec les Turcs, si elle n'est pas prévenue par de prudentes négociations, ait pour conséquence qu'une grande partie de l'Europe y sera impliquée" (v. note
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LETTRE 822 explicative générale). Cette prédiction se réalisera en ce que les succès de la Russie, et surtout son avance vers les Détroits, auront rapidement d'importantes ramifications internationales, notamment sous la forme d'interventions de la part de l'Autriche et de la France. 9. La "Fédéral Constitutional Convention" (v. lettre 819, note 8). 10. Jérôme Marie Champion de Cicé (1735-1810), agent du clergé (1765), évêque de Rodez (1770), puis archevêque de Bordeaux (1781), avait fait partie de l'assemblée des notables de 1787. Il sera un des premiers évêques à se joindre au Tiers État (v. lettre 832, note 4), et en août 1789, Louis XVI le nommera garde des sceaux. En octobre 1790, il rédigera le texte de l'adhésion royale à la Déclaration des droits
de l'homme. Il démissionnera de son poste de ministre en novembre 1790, émigrera en 1792, mais reviendra en 1802 et sera nommé archevêque d'Aix. 11. Temple Franklin reviendra en France en 1790 et y mourra en 1823. Benjamin Franklin Bâche ne quittera plus les États-Unis, où il mourra en 1798. REMARQUES
Le 23 juin 1787, Pétronille Le Roy (v. lettre 812, note 2), la "femme de poche" de Franklin, lui avait écrit : "J'ay vue samedy dernier votre amie Md. Helvetius et nous avons bien parlé de vous. Je vous assure de toute son amitié. Elle est outré des procédé de mon mari enverts moy. Elle sai mieux que personne que je ne les mérite nullement." (A.P.S., XXXV, 85; Smyth, X, p. 456.) Pour les griefs de Mme Le Roy, voir Lopez, p. 213-215.
822. L'abbé André Morellet à Benjamin Franklin Cher et respectable ami,
[...] Vous aurés appris par les nouvelles publiques les grands changemens arrivés chés nous1. Il y a tant de choses à en dire que ce ne peut être l'objet d'une lettre. Les evenemens principaux et les opérations de Mr de Galonné2 et celles de l'assemblée des notables3 et celles de la nouvelle administration4, tout cela se trouve dans de gros livres imprimés5 dont quelques exemplaires passeront sûrement l'Atlantique et tomberont entre vos mains. Si vous mettes quelque intérêt à ces choses, vous aurés par là la facilité de vous en instruire mieux que vous ne pourries faire par une lettre. Ce que je puis vous dire seulement et qui peut vous intéresser, c'est que notre nouveau ministre ou chef des finances, Mr l'archevêque de Toulouse6, est un homme très instruit, très éclairé, très habile à manier les affaires et les hommes, à qui tous les bons principes sont familiers et qui a la volonté ferme de les mettre en pratique. Parmi les maximes de son administration vous devés savoir que la liberté du commerce la plus entière tient une place et qu'il n'y mettra point de restriction que celle que 159
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le forceroient d'y apporter des circonstances qu'il cherchera toujours à éloigner et à changer autant qu'il sera en lui. Vous n'ignorés peut-être pas que je puis rendre témoignage de sa manière de penser parcequ'elle m'est connue par une liaison de près de 40 ans qui subsiste toujours. Ce sont là des espérances pour notre pays, mais le desordre antérieur et d'autres causes que je ne vous dirai pas peuvent traverser ou retarder plus ou moins les opérations de ce nouveau ministère et nous sommes dans un moment de crise qui peut jetter tout notre espoir à bas. N'importe, j'espère toujours, comme vous savés, les progrès ultérieurs de l'humanité. Je me suis avisé d'exprimer ce sentiment par une petite allégorie que je vous envoie7. Notre Dame d'Auteuil a bien joui de toutes les bonnes nouvelles que vous nous avés données de vous8 et surtout de la lettre que vous lui avés adressée à elle-même9. Elle vous repond ainsi que l'abbé de La Roche10. Ses chats sont un peu diminués en nombre grâces au bull-dogue que votre petit-fils nous a laissé11. Le mal est que nous n'avons personne qui nous debarasse de Boulet - c'est le nom francois qu'elle lui a donné. Il est toujours là pour nos péchés. Sa maîtresse le met à côté d'elle sur une de ses 14 chaises longues et il est le maitre de la maison, nous ses humbles esclaves obligés de lui ouvrir la porte environ 40 ou 50 fois dans une soirée. Mais elle le tient de votre petit-fils et c'est bien une raison qui nous fait prendre en patience toutes les importunités dont il nous tourmente. [...] Je reviens à des choses plus sérieuses. Je puis vous dire qu'hier le parlement de Paris, pressé depuis trois semaines et plus d'enregistrer un impôt du timbre avec une nouvelle subvention territoriale12 pour couvrir avec d'autres moyens de finance le déficit énorme que Mr de Galonné a laissé s'établir dans nos affaires, a arrêté et paroit tenir à cette resolution, que lui parlement n'est pas partie capable et en droit d'accepter ou de sanctionner de nouveaux impots, que ce droit n'appartient qu'aux états généraux du royaume que le roi est supplié de convoquer incessamment13. Voila, comme vous voyés, un grand changement dans les maximes de nos cours souveraines qui ont au moins depuis plusieurs siècles exercé et soutenu le droit auquel elles paroissent renoncer aujourd'hui. Les plus penetrans politiques ne peuvent gueres prévoir jusqu'où cette demande et une assemblée d'états généraux, si elle a lieu, peuvent aller. Les evenemens seuls nous éclaireront sur cela. Ce que l'on peut voir par ce fait, ainsi que par beaucoup d'autres, est un changement bien grand qui s'est fait dans les idées que les nations avoient des gouvernemens et des rapports de la partie gouvernante à la partie gouvernée. Il faut croire, toujours d'après mes principes sur la perfectibilité de l'espèce humaine, que tout est pour le bien dont on approche toujours en paroissant quelques fois s'en éloigner. 160
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[...] Mr et Made Marmontel et toute ma famille14 me chargent de les rappeller à votre souvenir et de vous exprimer leur satisfaction des bonnes nouvelles que vous nous avés données de votre santé et de votre situation. Je n'oublierai jamais le bonheur que j'ai eu de vous connoître et de vous voir de près. Je vous écris d'Auteuil, assis sur votre fauteuil sur lequel j'ai fait graver Benjamin Francklin hîc sedebat et aiant à coté de moi la petite chiffoniere que vous m'avés léguée en partant, avec un tiroir plein de clous pour contenter le goût de clouer et de coigner qui m'est commun avec vous. Mais croyés que je n'ai pas besoin de tous ces secours pour conserver chèrement votre souvenir et pour vous aimer dum memor ipse mei dum spiritus hos reget artusï5. L'abbé Morellet Le 31 juillet 1787 MANUSCRIT *A. A.P.S., XXXV, 99; 8 p. (deux feuilles); orig. autogr. IMPRIMÉS
I. Sparks, X, pp. 313 et 316-319 (traduction en anglais). II. Bigelow, IX, pp. 399 et 401-404 (traduction en anglais). III. Medlin, lettre 285. NOTES EXPLICATIVES Morellet joint la présente lettre à une autre adressée à Thomas Jefferson, datée du 1er août 1787, et dans laquelle il lui demande de la faire suivre à Franklin (v. The Papers of Thomas Jefferson, Princeton, 1950-, XI, p. 661-662; Medlin, lettre 286). 1. Morellet fait allusion aux événements des sept premiers mois de 1787, soit la réunion de l'assemblée des notables le 22 février, la révélation publique de l'étendue de la crise financière, le congédiement de Galonné le 8 avril, son remplacement par le biais de la nomination, le 1er mai, de Loménie de Brienne au poste de chef du Conseil royal des finances, le renvoi de l'assemblée le 23 mai, et certainement aussi la
reprise de la vieille lutte entre le pouvoir royal et le Parlement. Ce dernier, réuni en cours des pairs, saisissant ce qu'il croyait être l'occasion de se rendre populaire, venait de refuser sans appel l'enregistrement des édits proposés, en votant le 30 juillet, après une séance de plus de six heures, par 72 voix contre 48, que "réduit à délibérer sans connaissances suffisantes sur un impôt désastreux, considérant que la nation assemblée en États généraux était la seule en droit d'octroyer au roi les subsides nécessaires, le roi serait humblement supplié d'assembler les États généraux de son royaume". Le roi devra donc se résoudre à tenir un lit de justice à Versailles (6 août) et y fera enregistrer d'autorité, en sa présence, les états de recettes et de dépenses ainsi que l'impôt territorial. Cela n'empêchera pas le Parlement, le 7, de déclarer nul tout ce qui s'était passé la veille, et Louis XVI aura l'extraordinaire faiblesse de laisser faire, ce qui engagera le Parlement, le 13, à déclarer de nouveau nulle et illégale la transcrip-
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LETTRE 822 don des édits sur ses registres. Le 14, le roi l'exilera à Troyes. 2. Charles Alexandre de Galonné (1734-1802), de noblesse de robe, protégé de Vergennes, avait été procureur général au parlement de Douai (1759) et intendant des généralités de Metz (1768-1778) et de Lille (1778-1783), et il s'était signalé dans ces dernières fonctions par des qualités d'administrateur (mise en état du réseau des transports, développement du commerce maritime à partir de Dunkerque, etc.). Il était en outre connu pour avoir été procureur général de la commission constituée pour condamner La Chalotais (1765). Après la démission de Necker, directeur général des finances (19 mai 1781), et les brefs passages au contrôle des Finances de Jean-François Joly de Fleury et Henry François-dePaule Le Fèvre d'Ormesson, Calonne est appelé à ce même poste le 3 novembre 1783 sur la recommandation instante de la reine. D'une part, il accomplit des réalisations louables, telles que la construction du port de Cherbourg, d'un mur d'enceinte autour de Paris, de routes et de canaux, la libération du commerce des grains et la réduction des délais de paiement des rentes. D'autre part, ayant annoncé vouloir "ramener la confiance égarée", il pratique dans ce but pendant près de trois ans une politique de facilité dont le trait marquant est le principe de dépenser à flots afin d'inspirer confiance, notamment en prodiguant des largesses aux courtisans. De fait, Galonné trouve d'abord facilement de l'argent, et ayant gagné par ses promesses les milieux financiers et le public, il adopte rapidement la politique d'emprunts de
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Juillet 1787 Necker, et il en émet trois entre 1784 et 1786. Mais en juin 1786, le Trésor se trouve endetté de 450 millions de livres de plus, et Galonné, ayant épuisé tous les expédients, déclare au roi qu'il s'impose d'instituer une égalité proportionnelle dans la répartition de l'impôt. "Mais c'est du Necker que vous me donnez là, dit Louis XVI. - Sire, répond Galonné, nous n'avons pas mieux." Devant l'énorme dette publique accumulée (v. lettre 821, note 3) et l'impossibilité de trouver de l'argent à moins de 9%, Galonné présente au roi le 20 août 1786 un plan de réforme des finances, comprenant de nombreuses transformations fiscales, dont l'adoucissement de la taille et de la gabelle, la suppression de la corvée en nature, la suppression des douanes intérieures (v. lettre 813, note 14), et surtout, le remplacement des vingtièmes par un impôt dit "subvention territoriale", qui pèserait sur tous les propriétaires d'un bien foncier, indépendamment de leur classe sociale et de leur naissance. Les rapports se tendent rapidement entre l'assemblée des notables et Galonné, d'autant que le garde des sceaux, Hue de Miromesnil, intrigue pour faire échouer ses plans, et les notables refusent d'approuver les mesures proposées. Le 8 avril 1787, Galonné est congédié (v. lettre 819, note 7) et exilé en Lorraine. Il se réfugiera en Angleterre peu après, y prendra pendant quelque temps la tête de l'émigration, et reviendra en France sous le Consulat. 3. Voir lettre 819, note 7. 4. L'administration de Loménie de Brienne (v. note 6 ci-dessous). 5. Il s'agit sans doute surtout de publications de Galonné, et notamment
LETTRE 822 du Discours prononcé, de l'ordre du roi et en sa présence, par M. de Colonne, contrôleur général des finances, dans l'assemblée des notables tenue à Versailles, le 22 février 1787, et Début du discours prononcé par M. le contrôleur général dans l'assemblée des notables, le lundi 12 mars 1787. 6. Etienne Charles de Loménie de Brienne (1727-1794) avait présenté à la Sorbonne en 1751 une thèse fautive et n'avait aucune vocation, ce qui n'avait pas empêché qu'il soit reçu docteur en théologie et ordonné prêtre l'année suivante. Il avait été grand vicaire de Rouen (1752) et évêque de Condom (1760) avant d'être nommé archevêque de Toulouse en 1763. Il avait joué un rôle important à l'Assemblée du clergé, notamment comme président des commissions sur les "mauvais livres", et il avait été question en 1781 de le choisir pour succéder à Christophe de Beaumont à l'archevêché de Paris. Appelé par le roi, sur sa réputation d'habileté, à succéder à Galonné, il est nommé le 1er mai 1787 chef du Conseil royal des finances, ce qui lui confère des pouvoirs de contrôleur général sans qu'il en ait le titre. À la suite de son succès limité auprès de l'assemblée des notables (v. lettre 819, note 7), Loménie temporise pendant plusieurs jours au lieu d'envoyer immédiatement au Parlement les édits projetés, y compris le plus important (l'impôt territorial), comme le voulait le nouveau garde des sceaux Lamoignon dans le but de ne pas laisser aux opposants le temps de s'organiser. Le refus du Parlement de les enregistrer (v. note 1 ci-dessus)
Juillet 1787 amènera Loménie de Brienne à retirer les deux projets d'édit du timbre (v. lettre 819, note 7, et note 12 ci-dessous) et de l'impôt territorial, contre quelques promesses des parlementaires exilés à Troyes. Le 28 août, il est nommé "principal ministre". D'autres conflits, lors desquels Loménie fera preuve de courage, vont l'opposer aux parlementaires : lors de la fameuse séance du 19 novembre 1787, le roi doit faire enregistrer d'autorité par le Parlement, rappelé d'exil à cet effet, un édit de Loménie portant à 420 millions les emprunts à obtenir. Et pour briser l'opposition, le ministre ordonne la prise de corps des deux principaux meneurs, d'Éprémesnil et Goislard de Montsabert, et fait décréter en lit de justice (8 mai 1788) que les parlements sont "en vacances", c'est-à-dire suspendus, et que quarante-sept bailliages sont créés à leur place. Cette réforme, pour louable qu'elle soit, provoque des émeutes en Bretagne et en Dauphiné. Toujours en mai 1787, Loménie réunit une assemblée du clergé dans l'espoir d'en obtenir huit millions, mais celle-ci refuse en invoquant Fintangibilité des propriétés ecclésiastiques, et il doit désavouer le 5 juillet toute intention d'étendre le vingtième au clergé. Après cette dernière déception, Loménie fait annoncer par le roi le même jour que les États généraux vont être convoqués, sans indication de date, et le 8 août, il fait décider par arrêt du Conseil qu'ils se réuniront le 1er mai 1789. Le 15 août, il rend un arrêt annonçant la suspension pour un an des paiements par l'État, y compris ceux du service de la rente, mesure dont l'effet est poli-
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LETTRE 822
tiquement désastreux. Louis XVI se voit obligé de renvoyer Loménie le 25 août, et sur le conseil de ce dernier, il rappelle Necker. Peu après son départ, Loménie est nommé archevêque de Sens et cardinal. En 1791, il prête serment à la Constitution civile du clergé, est en conséquence dégradé par Pie VII, et renonce au cardinalat. En 1793, il est emprisonné, puis libéré, démissionne alors de son évêché et vient vivre à Sens comme simple particulier. Il y est souvent maltraité par les sans-culottes, et le 18 janvier 1794, après avoir été brutalisé toute une nuit, il est retrouvé mort le lendemain. Certains contemporains ont affirmé qu'il s'était suicidé. Ami de d'Alembert et membre de l'Académie française (1770), il était bien disposé envers les philosophes, dont certains lui rendaient cette sympathie parce qu'on le disait athée. Morellet, qui le faisait profiter de ses conseils, avait fait sa connaissance alors qu'ils étudiaient la théologie à la Sorbonne en 1748. 7. Essai d'une cométologie nouvelle (v. Morellet, Mélanges de littérature, 1818,4 vol., IV, p. 238-251). Franklin en accusera réception dans une lettre à Mme Helvétius du 23 avril 1788 (lettre 826) et dans une lettre à Morellet du 10 décembre 1788 (lettre 830). Dans cet ouvrage, daté du 1er novembre 1786 et signé "L'abbé Herschel", Morellet essaie d'établir "le retour périodique des folies humaines" (IV, p. 250). 8. Nouvelles fournies par Franklin dans ses deux lettres du 22 avril 1787, adressées respectivement à La Roche et à Morellet (v. lettres 819 et 820). 9. Lettre non parvenue jusqu'à nous. 164
Juillet 1787 Le 22 avril 1787, Franklin s'était dit obligé de différer l'envoi de cette lettre faute de temps (v. lettre 820, par. 9). 10. Références respectives aux lettres 823 et 821. 11. Temple avait amené Boulet d'Angleterre (v. lettre 813, note 13). 12. Par une Déclaration du roi concernant le timbre, datée du 18 juin 1787, le papier timbré, jusque-là réservé aux actes judiciaires et notariés, avait été rendu nécessaire pour les lettres de nomination aux offices et aux places, pour les annonces, affiches, prospectus, gazettes, almanachs, quittances, lettres de change, répertoires, registres, et même pour les actes sous seing privé. Loménie de Brienne n'avait pas réussi à obtenir l'approbation de cette proposition par l'assemblée des notables (v. lettre 819, note 7), et il s'était ensuite heurté aux refus du Parlement quant à celle-ci, de même que pour celle concernant l'impôt territorial. Il avait donc dû attendre le lit de justice du 6 août pour que ces deux mesures soient enregistrées (v. notes 1 et 6 ci-dessus). 13. Avant 1789, les États généraux s'étaient réunis plusieurs fois au cours de l'histoire (1302, 13551358,1467,1484, et en dernier lieu, en 1614). Convoqués par Loménie de Brienne peu après la date de cette lettre (v. note 6 ci-dessus), c'est sous le ministère de Necker qu'ils se réuniront. À l'annonce du renvoi de ce dernier (11 juillet 1789), d'aucuns s'attendaient à ce que les États soient dissous. Ils ne le seront jamais, d'autant que Necker sera rappelé cinq jours plus tard, et les événements se précipiteront après cette date.
LETTRE 823 14. Pour Mme Marmontel, nièce de Morellet, voir lettre 726, note 4. Elle avait deux enfants : Albert Charles François (1780-1809) et Charles Joseph François (17851808). La "famille" de Morellet comportait une autre nièce, Catherine Henriette Belz (1766-1828), fille de sa sœur Pierrette Morellet et de Henri Belz, négociant suisse
Juillet 1787 établi à Lyon. Elle épousera en 1795 Louis Claude Chéron (17281807), membre de l'Assemblée législative. 15. Virgile, Enéide, IV, 336 : "Tant que je me souviendrai de moi-même, tant qu'un souffle de vie animera ces membres que tu vois." Il s'agit de l'adieu d'Énée à Didon.
823. Madame Helvétius à Benjamin Franklin [31 juillet 1787]1 Quelle bonheur vous avez rependue, mon cher Frank[l]in, dans notre petite retraite. Nous nous somme touse assemblé pour lire et relire vos charmante lettre2 : le resouvenir que vous avez de ma vie intérieur, des jours que vous avez passée avec nous, du" bien que vous avez rependue dans mon âme. Je ne vous quittoist jamais sant en valoir mieux le lendemain. Ecrivé-moi souvent, mon cher ami. Vos lettre produise presque le même effait sur moi, par ce qu'elle me rapelle plus fortement toute vos vertue, et ce beaux caractère noble et simple que j'ademire tant en vous. Nous ne nous veron donc plus dans ce monde. Ho! mon cher ami, que ce soie donc dans l'autre. Les détail de votre vie intérieur m'enchante. J'aime cette charmante Md. Biche qui ne vie que pour vous, et qui c'est multipliée pour vous donnée plus d'objest qui puisse contribuée à votre bonheur3. Cesc six enfent sont sûrement bon et emable, comme Bingamain4. Le vrai bonheur e[s]t bien dans sa famille et dans ces ami quend les sirconstence nous aute^ nos enfent, comme à moi5. Je voye souvent mes petite etoille et mes toute petite etoille6 mais je ne vie pas tout les jours avec elle, et il faut vivre tout les jours avec ce que l'on aime. J'ai donc toujours mes trois ami7, qui ne me quitte pas dutout et aux quelle je suie absolument nesesaire, comme il me le sont. Ma sente n'est plus aussi bonne que vous l'avés vu : je devient vielle, mon cher bonne ami, et je m'ent consolle par ce que ie me raproche davantage de vous. Nous nous vairons plutôt, et plutôt nous retrouveron avec tout ce que nous avont aimé : moy un mary, et vous une femme. Mais je croye, vous qui avez été un quoquain, que vous en retrouveraye plus d'une8.
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Juillet 1787
LETTRE 823
Mon cher Frankquaine, je vous envoyé pour Md. Biche ce qui etoist marqué dans sa petite notte que je croie d'elle, et g'i ajoute une petite redingotte faitte pour moi qui lui servira de modelle si elle trouve cette abillement comode. Comme j'ent aye fait faire deux, je lui en envoyé une. L'étoffe n'est pas belle, mais c'est un model qui peu[t] lui plaire. ^Dite à Bainjamain que je me recomende toujours à lui pour des cardinau9. Quand il viendera en France, ou un de ces ami, il me les aportera; je ne suie pas pressé dutout; j'atenderaye, car je ne veux poînt ces jolie créature morte; j'atenderaye. Adieu, mon cher bonne amis. Je vous embrasse de toute mes force, de toute mon âme. Mille baisé aussi à vos deux petit enfant que je connois10. Je crain que vous ne puissie pas lire mon grifonage. Mes amis qui vous écrive vont encore vous parlée de moi, et d'une magniere plus comode pour vous. Adieu, mon cher et bonne ami. Ligniville Helvetius [adresse :] À Monsieur / Monsieur Franklin / À Philadelphie' MANUSCRIT
*A. A.P.S., XL, 189; 3 p.; orig. autogr.; traces de colle bleue. IMPRIMÉS
I. Bigelow, IX, p. 404-406. II. Smyth, X, p. 442-444. TEXTE
Les imprimés contiennent maintes fautes de transcription (ex.: "Vigniville" ou "Vignivelle" pour "Ligniville") que nous pensons mutile de reproduire ici. a Le A : "du ". b Alinéa dans le A. c Ses. ôtent.e Orthographe conforme à celle de "quoquain", deux lignes plus haut. ' L'adresse est de la main de La Roche. NOTES EXPLICATIVES
1. Franklin avait écrit à La Roche (lettre 819) et à Morellet (lettre 820) le 22 avril 1787, et peu après à Mme Helvetius (v. lettre 820, par. 9, et lettre 822, début du par. 2). La Roche a répondu le 27 juillet (lettre 821), et Morellet le 31 juillet (lettre 822). À cette date, ce dernier avait
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écrit : "Notre Dame d'Auteuil [...] vous repond ainsi que l'abbé de La Roche." Enfin, dans la présente lettre, Mme Helvetius écrit : "Mes amis qui vous écrive vont encore vous parlée de moi." Il est donc très probable que cette lettre de Mme Helvetius date du même jour que celle de Morellet. Franklin n'accusera réception de cette lettre que le 23 avril 1788 (v. lettre 826). 2. Référence à trois lettres adressées respectivement à La Roche (819), Morellet (820) et Mme Helvetius (lettre non parvenue jusqu'à nous). 3. Sarah Bâche (1743-1808), fille de Benjamin Franklin et de Deborah Read, aura sept enfants qui dépasseront le bas âge. Le septième naîtra en 1788. 4. Benjamin Franklin Bâche (v. lettre 805, note 5). 5. Le fils unique de Mme Helvetius est mort en 1758 (v. lettre 251) et ses deux filles s'étaient mariées en 1772 (v. lettre 690, note 2). Mme de Mun
Novembre 1787
LETTRE 824 avait "quitté sa mère" en 1778, s'étant ennuyée "de la promenade du bois de Boulogne et de la société des gens de lettres" (v. lettre 733). 6. Les deux filles et les trois petitesfilles de Mme Helvétius (v. lettre 812, note 4). 7. Cabanis, La Roche et Morellet. 8. Cette taquinerie constitue la seule réaction écrite qui nous soit parve-
nue à la célèbre Bagatelle des Champs-Elysées de Franklin (v. lettre 759). 9. Nous ignorons si Mme Helvétius a fini par obtenir un de ces oiseaux passereaux d'Amérique (v. lettre 819, note 1) lO.William Temple Franklin et Benjamin Franklin Bâche.
824. L'abbé André Morellet à William Petty, comte de Shelburne ônovemb. [1787] [...] Made Helvétius ne demanderoit pas mieux que de pouvoir tourmenter un peu Mylord Whycombe, mais il ne va pas la voir assés souvent pour cela. La distance l'excuse. Elle l'aime beaucoup et mylord la trouve lui-même aimable. Elle vous remercie de votre obligeant souvenir. [...] MANUSCRIT
os
*A. Bowood, carton 25, ff 174 recto et 177 recto; 7 p.; orig. autogr. IMPRIMÉ
I. Medlin, lettre 292. REMARQUES
La deuxième visite à Paris de lord Wycombe (v. lettre 787, note 5) avait été évoquée par Morellet le 24 mai 1787 : "Madame Helvétius attend votre grand enfant (car c'est ainsi qu'elle l'appelle) avec beaucoup d'empressement. Mr l'archev. de Bordeaux1 sera encore icy assés de temps pour renouveller connoissance avec lui." (Bowood, carton 25, f° 152 recto; Medlin, lettre 281.) Arrivé à Paris au début de juin, Wycombe avait écrit à son père le 11 du même mois : "Jeudi dernier [7 juin] j'ai dîné chez Mme Helvétius et j'y ai rencontré l'archevêque de Bordeaux et M.
de Bougainville2, personne bien connue" "(Bowood, carton 139, f° 19 recto; traduction). La même visite avait été rapportée par Morellet le 21 juin : "Mr l'eveque de Laon3 arrive de sa campagne ce soir et je lui ai fait demander quand mylord pourroit le voir. Nous avons diné avec l'arch. de Bordeaux à Auteuil où nous nous étions donné rendés-vous, l'archevêque n'aiant pas dans ce moment-cy de maison à Paris. Made Helvétius l'aime à la folie et il le lui rend bien." (Bowood, carton 25, n° 50, f° 145 recto et verso; Medlin, lettre 282.) Le 27 juin, Shelburne avait entretenu Morellet de la bonne influence que Mme Helvétius pourrait exercer sur Wycombe : "Je tiens beaucoup à ce qu'il adopte les habitudes et les attentions qui sont nécessaires pour réaliser n'importe quoi, et je serai pour toujours obligé à Mme Helvétius
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LETTRE 825 d'avoir la complaisance et la bonté de lui inculquer l'importance des personnes du sexe féminin et le bonheur que l'on peut trouver tout au long de la vie dans l'amitié et la conversation des femmes" (Bowood, carton 24, f° 131 verso; traduction). Le 16 août, Morellet avait commenté ainsi le départ de Wycombe pour la Bourgogne : "Je lui avois proposé de s'établir à Auteuil où nous aurions lu ensemble souvent mais il a refusé inhumainement Made Helvetius" (Bowood, carton 25, f° 173 recto; Medlin, lettre 288). Lors du retour de Wycombe dans la capitale, Morellet et Shelburne s'entretiennent de lui dans leurs lettres. Morellet, le 31 septembre : "Madame Helvetius me charge expressément de la rappeller à votre souvenir. Elle aime Mylord Whycombe à la folie en le trouvant toujours un peu extraordinaire, elle qui est aussi [...] un peu extraordinaire." (Bowood, carton 25, f° 164 verso; Medlin, lettre 290.) Shelburne, le 10 octobre : "À mon tour, je vous remercie mille fois [...], mais surtout de toutes vos attentions pour lord Wycombe, lequel m'intéresse, comme vous le savez, plus que la
Février 1788 guerre ou la paix. Ayez la gentillesse de dire à Madame Helvetius que je suis profondément touché de sa bonté envers lui comme envers moi. Je suis sûr qu'il est singulièrement aimable de sa part de rire de lui quelquefois. Je peux parler à mon fils de notre sexe, mais moins bien de l'autre, dont il comprend très peu de choses, et, j'en ai bien peur, guère assez pour assurer sa santé. Mais je ne vous le dis qu'en confidence, car s'il savait que je vous en ai parlé, il ne me le pardonnerait pas facilement." (Bowood, carton 24, f° 141 recto et verso.) Wycombe quittera Paris en février 1788 (v. lettre suivante, par. 1). NOTES EXPLICATIVES
1. Voir lettre 821, note 10. 2. Voir lettre 676, note 3. 3. Louis Hector Honoré Maxime de Sabran (1739-1811), qui avait été évêque de Nancy (1774-1778) et premier aumônier de la reine (17741780) avant d'être nommé évêque de Laon (1778) et grand aumônier de la reine (1780). Son père était le cousin germain d'Elzéar Joseph, comte de Sabran (v. lettre 756, note 2).
825. L'abbé André Morellet à William Petty, comte de Shelburne Paris, le 7 février 1788 Mylord, C'est après une bien longue interruption que je reprens mon commerce de lettres avec vous. Je n'aurois pas différé si longtems depuis ma convalescence1 de repondre à la lettre pleine de bonté que j'ai reçue de vous, si je n'avois attendu le départ de Mylord Wycombe pour vous faire parvenir ma réponse. [...] Vous avés désiré, Mylord, que le médecin de Made Helvetius2 ainsi
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LETTRE 826
Avril 1788
qu'elle-même lui donnassent leurs conseils. Je vous envoyé ceux du médecin nôtre ami qui, jeune encore, me paroit un prodige de raison, de savoir, de bon esprit, d'amabilité, et qui marquera dans son siècle, ou je suis bien trompé3. J'ai pensé qu'il valoit mieux vous les addresser que de les remettre à Mylord Whycombe, parcequ'en les lui donnant vous-même vous y joindrés une exhortation à en faire usage qui sera plus puissante sur lui que l'autorité du médecin. Made Helvetius vous remercie de votre aimable souvenir. Elle ne vous oublie point. Nous parlons sans cesse de vous. Elle se plaint de n'avoir pas assés vu Mylord Whycombe, mais elle sait aussi que la dissippation et les goûts d'un jeune homme ne peuvent gueres s'accomoder de sa solitude et elle ne l'en aime pas moins. [...] MANUSCRIT
*A. Bowood, carton 25, n° 55, ffos 168 recto et 169 recto; 8 p.; orig. autogr. IMPRIMÉ
I. Medlin, lettre 296. NOTES EXPLICATIVES '
1. Dans ses Mémoires, Morellet rapporte que, vers la fin de novembre 1787, épuisé par ses travaux, il était tombé dans "un état d'affaissement", qu'il n'avait "ni fièvre, ni douleur, mais point d'appétit, une stupeur extrême", et qu'il s'en était rétabli "après une quinzaine de jours" (l, p. 334). 2. Le médecin de Mme Helvetius n'est jamais identifié dans la correspondance de Wycombe et de Morellet avec lord Shelburne, qui avait écrit à l'abbé le 12 décembre : "Je remarque
que lord Wycombe éprouve de l'attachement pour Mme Helvetius, et même pour son médecin. J'espère que celui-ci aura la bonté, lorsque Monsieur Grandjean le quittera, de lui rappeler qu'il doit faire attention à ne pas s'enrhumer et adopter un régime qui puisse vraiment purifier le sang." (Bowood, carton 24, f° 144 verso.) Le médecin de Mme Helvetius était probablement Pierre Roussel (v. lettre 855, note 8), à moins qu'il ne s'agisse ici de Cabanis. Grandjean était, soit Henri GrandJean (1725-1803), chirurgien oculiste du roi, soit son frère Guillaume, qui était titulaire du même poste en survivance (M.C., XI, 743, 13 janvier 1787, et XII, 794, 8 germinal an XI [29 mars 1803]). 3. Cabanis.
826. Benjamin Franklin à Madame Helvetius Philada, April 23, 1788 I received and read with thé greatest pleasure, my dear friend, thé kind letter you were so good as to write to me with your own hand1 : c'est tout à fait charmante. It rejoic'd me to hear that you continu'd well with your chères petites etoilles2, and that you still hâve your friends about you3. I 169
LETTRE 826
Avril 1788
often think of thé happiness I so long enjoy'd in thé sweet society of you and them at Auteuil. When we meet in paradise, as I trust we shall, thé pleasures of that place will be augmented by our recollection of ail thé circumstances of our acquaintance hère below. You hâve made my daughter very happy by thé things you sent her4. They are much admir'd. I continue as well as I hâve been for some years past, and if I live six months longer, I may hope for some leisure, so as to be able to converse more frequently by letter with my absent friends, having absolutely determin'd to engage no more in any public business after my three years service as président shall expire5. M. Paradis6, thé gentleman who will hâve thé honour of delivering this letter, intends to réside some time in Paris, and acquaints me that he has ordered some cardinals7 to be frequently sent to him from his estate in Virginia, and that if any of them get to Paris alive you shall be sure to hâve one. He had thé pleasure of seeing you formerly with me at Passy. Temple8 is at his terre, busy with his agriculture. Benjamin8 présents his respects. Our best wishes attend you and yours most devoutly. I am exceedingly oblig'd to thé good abbés9 & M. Cabanis10 for their letters. The Guichets and Nouvelle Cometologie11 entertain'd my friends and me very much. I cannot write to them now, but must say with thé debtor in thé Gospel : "Hâve patience with me and I will pay you ail12." Adieu, my very dear friend, and believe me ever, Yours most affectionately, B. Franklin [destinataire :] "Madame Helvetius" [adresse :] À Madame / Madame Helvetius / en son hôtel / À Auteuil / près de Paris [Traduction :]
Philadelphie, le 23 avril 1788
Ma chère amie, j'ai reçu et lu avec le plus grand plaisir l'aimable lettre que vous avez eu la bonté de m'écrire de votre propre main1 : c'est tout à fait charmant. Cela m'a réjoui d'apprendre que vous êtes toujours contente de vos chères petites étoiles2, et que vos amis continuent à être auprès de vous3. Je pense souvent au bonheur dont j'ai joui si longtemps dans la douce société de vous tous à Auteuil. Quand nous nous rejoindrons au paradis, ce qui, j'en suis sûr, se produira, les plaisirs de ce lieu seront augmentés par le souvenir de toutes les circonstances de notre rencontre ici-bas. Les choses que vous avez envoyées4 à ma fille ont fait son bonheur. On les admire beaucoup. Ma santé est aussi bonne qu'elle l'a été ces dernières années, et si je vis six mois de plus, je peux espérer avoir les loisirs voulus 170
LETTRE 826
Avril 1788
pour pouvoir converser plus fréquemment par écrit avec mes lointains amis, ayant pris la décision irrévocable de ne plus m'occuper de quelque affaire publique que ce soit après l'expiration de mon mandat présidentiel de trois ans5. M. Paradis6, le monsieur qui aura l'honneur de vous remettre cette lettre, se propose de résider quelque temps à Paris, et m'informe qu'il a donné des instructions pour qu'on lui envoie fréquemment des cardinaux7 de sa propriété de Virginie, et si certains d'entre eux arrivent vivants à Paris, vous pouvez être sûre que vous en aurez un. Il a déjà eu le plaisir de vous voir à Passy alors que j'y étais. Temple8 est sur sa terre, occupé à son agriculture. Benjamin8 vous présente ses hommages. Nous vous adressons très sincèrement, à vousmême et aux vôtres, nos souhaits les plus sincères. Je suis extrêmement obligé de leurs lettres aux bons abbés9 et à M. Cabanis1 . Les Guichets et la Nouvelle Cométologie11 nous ont beaucoup divertis, mes amis et moi. Je ne puis leur écrire à présent, mais je dois dire avec le débiteur de l'Évangile : "Aie patience envers moi, et je te paierai tout12." Adieu, ma très chère amie, et croyez bien que je serai toujours Bien affectueusement vôtre, B. Franklin MANUSCRITS
*A. B.N., ms. fr. 12763, f° 287-288; 2 p.; orig. autogr.; cachet sur cire rouge; timbres de la poste : "E" sur "PD"13, deux fois "E" sur "23"14 et "9e LVEE". B. Bibl. du Congrès, Washington, Papiers Franklin, série 2, vol. XXIV, p. 1873-1874; "letter-press copy". IMPRIMÉS
I. Bigelow, IX, p. 472-473. II. Smyth, IX, p. 646-647. TEXTE
Ajouté à la page 4 : "Grand"15. a Le nom de la destinataire est écrit au bas de la première page. NOTES EXPLICATIVES
1. Lettre 823. 2. Les petites-filles de Mme Helvétius (v. lettre 812, note 4). 3. Cabanis, La Roche et Morellet. 4. Mme Helvétius avait envoyé à Sarah
Bâche une redingote (v. lettre 823, par 4), ainsi qu'un autre objet, non précisé, qu'elle lui avait demandé d'acheter (v. lettre 819, notes 5 et 6). 5. Voir lettre 820, note 3. 6. John Paradise (v. lettre 769, note 2). 7. Voir lettre 819, note 1. 8. Petits-fils de Franklin. 9. La Roche et Morellet, qui avaient écrit à Franklin les lettres 821 et 822, datées respectivement des 27 et 31 juillet 1787. 10. Ni la lettre de Cabanis, ni celle de Franklin à laquelle il répondait (v. lettre 820, par. 9), ne sont parvenues jusqu'à nous. 11. Les Guichets fut d'abord publié sous la rubrique "Variétés" dans le Mercure de France (23 juin 1787, p. 176-184), puis dans les Mélanges de littérature de Morellet (1818, 171
Avril 1788
LETTRE 827 4 vol., III, p. 58-67). Cette production est une "démonstration de la perfectibilité de l'espèce humaine", illustrée d'un fait "simple, manifeste, sous les yeux de tout Paris", à savoir l'augmentation en 1758 et en 1784 du nombre de guichets ou petits passages faisant la communication entre le faubourg Saint-
12. 13. 14. 15.
Germain et le quartier du Palais Royal (Mélanges, III, p. 60). Pour la Cométologie, voir lettre 822, note 7. Mathieu, XVIII, 26. Voir lettre 812, note 7. Voir lettre 812, note 8. Voir lettre 812, note 9.
827. L'abbé André Morellet à William Petty, comte de Shelburne Mylord, [...]
Made Helvetius me charge de vous dire que vous avés raison dans ce que vous dites de son discernement dans le choix de ses amis1 et qu c'est pour cela même et par ce discernement qu'elle vous aime et vous h nore aussi beaucoup. Nous menons toujours une fort douce vie auprès d'elle. Elle ne nous fait faire ses volontés précisément que dans ce qui ne contrarie pas trop les nôtres. Elle est heureuse et je ne crois pas qu'une pensée noire soit entrée dans sa tête depuis 15 ans. Elle aime ses oiseaux2, son jardin, sa maison, ses amis, ses fleurs comme le premier jour, comme on aime à 15 ans, et le bonheur qu'elle sait si bien goûter pour elle-même elle le répand sur ceux qui vivent près d'elle. Je vais coucher à Auteuil trois fois la semaine et y passer la journée du lendemain. J'y ai des papiers, des livres, et je reviens à mes livres et mes papiers de Paris avec plaisir aussi.
[...]
Le 30 avril [1788] MANUSCRIT
*A. Bowood, carton 25, ffos 182 recto, 183 verso-184 recto et 184 verso; 6 p.; orig. autogr. IMPRIMÉ
I. Medlin, lettre 300. NOTES EXPLICATIVES
1. Le 7 avril 1788, Shelburne avait écrit à Morellet : "Si je n'avais aucune autre raison d'admirer Madame
172
Helvetius, je serais captivé par la façon judicieuse dont elle choisit ses relations" (Bowood, carton 24, f° 145 verso; traduction). 2. "Madame Helvetius [...] avait un goût remarquable pour les oiseaux. Elle en connaissait toutes les espèces, toutes les origines, et les réunissait, à sa belle maison d'Auteuil, dans une vaste et riche volière qu'elle ne tenait fermée que pendant la nuit, afin de préserver sa nombreuse famille des animaux malfaisans." (Bouilly, Con-
Juin 1788
LETTRE 828 seils à ma fille, 1812, p. 1-2.) Jean Nicolas Bouilly (1763-1842) composa un grand nombre de comédies et d'opéras comiques. Fidélio,
l'opéra de Beethoven, est une version allemande de Léonore, OH l'Amour conjugal (1798) de Bouilly.
828. William Petty, comte de Shelburne, à Vabbé André Morellet Bowood Park, 18th June 1788 [...] Madame Helvetius perhaps will hâve thé goodness to get Monsr Angervillier1 to order him2 to be admitted where he could not otherwise get. I would not mention this if I did not know that Madame Helvetius is a practical œconomist whose nature tells her more than books or precepts ever can. I tell Lady Lansdown3 that if I grow tir'd of this country I will go & be gardener to Madame Helvetius. [...] [Traduction :]
Bowood Park, 18 juin 1788
[...] Madame Helvetius aura peut-être la bonté d'amener Monsieur d'Angervillier1 à ordonner qu'il2 soit admis là où il ne pourrait l'être sans cela. Je n'en parlerais pas si j'ignorais que Mme Helvetius est une personne efficace et pratique, qui en sait plus naturellement que ce que les livres et préceptes pourraient jamais lui apprendre. Je dis à lady Lansdown3 que si jamais je me lasse de vivre dans ce pays, je me ferai engager comme jardinier par Madame Helvetius. [...] MANUSCRIT *A. Bowood, carton 24, n° 3, f° 185 recto; 3 p.; copie.
mention de Mme Helvetius dans ses lettres à son père. 3. Voir lettre 789, note 3.
NOTES EXPLICATIVES
REMARQUES
1. Le comte d'Angivillier (v. lettre 240, note 2) avait été nommé en 1774 directeur des bâtiments du roi. En 1790, il sera accusé d'avoir dilapidé le Trésor royal, et en 1791, ses biens ayant été saisis, il quittera le pays. 2. Lord Wycombe (v. lettre 787, note 5), qui fera un séjour à Paris de moins d'un mois en février 1789. Lors de cette visite, il ne fera aucune
Dans une lettre expédiée de Bowood le 10 juillet 1788, Shelburne écrira à l'abbé Morellet : "Si quelque chose pouvait m'inciter à quitter l'Angleterre, ce serait le désir d'aller vous rendre visite dans votre nouvelle maison. Une autre raison serait de pouvoir aller habiter sous le gouvernement de Madame Helvetius." (Bowood, carton 24, f° 149 recto; traduction.)
173
Octobre 1788
LETTRE 829
829. Benjamin Franklin à Madame Helvétius Philad6, oct. 25 [17] 8 8 Je ne peux pas laisser partir cette occasion1, ma chère amie, sans vous dire que je vous aime toujours, & que je me porte bien. Je pense continuellement des plaisirs que j'ai joui dans la douce société d'Auteuil. Et souvent dans mes songes, je déjeune avec vous, je me place au coté de vous sur une de votre mille sofas, ou je promène avec vous dans votre belle jardin. Dites si v. p. à Messieurs vos bons abbés2, qu'étant actuellement libre des affaires publiques3, j'espère de devenir meilleur correspondant, & que je les écrirai bientôt tout au long. B.F. MANUSCRIT
*A. Bibl. du Congrès, Washington, Papiers Franklin, série 2, vol. XXVII, p. 2655; 1 p.; "letter-press copy". IMPRIMÉ
I. Smyth, IX, p. 678. TEXTE
Le français de Franklin n'a jamais brillé par la qualité de sa grammaire. À en juger par la langue curieuse de la présente lettre, il s'est même sensiblement détérioré depuis le retour de l'Américain aux États-Unis et ses
lettres en français de 1785, dont la dernière à être parvenue jusqu'à nous est la lettre 812 du 20 octobre 1785. NOTES EXPLICATIVES
1. Franklin, à la fin d'un mandat de trois ans ayant expiré le 14 octobre 1788, avait cessé ses fonctions de président du "Suprême Executive Council" de la Pennsylvanie. 2. La Roche et Morellet. 3. Franklin ne se portera plus candidat à aucune fonction publique.
830. Benjamin Franklin à l'abbé André Morellet Philada, Dec. 10, 1788 Dear Friend, The suspension of thé pacquet boats has derang'd our correspondence. It is long, very long since I hâve been favor'd with a line from Auteuil, and Mr de Chaumont1 inform'd me lately that a number of letters which I had sent to New York to go by thé pacquet to France had been seen* laying there many months after, no pacquet arriving by which they might be sent. Pray let me know whether you ever receiv'd my remarks on thé English reasons for refusing to deliver up thé posts on our frontiers2, sent 174
LETTRE 830
Décembre 1788
now near a year since, in return for your excellent Guichets^ and Nouvelle Cométologie4, with which I hâve most agreably entertain'd many of my friends. I am, however, not without resources in this dearth of news from that Academy, for I often read over and over again, and always with fresh pleasure, your and Abbé de La Roche's pleasing and instructive letters of July 17875, and thé friendly, affectionate griffonage, as she is pleas'd to call it6, of that good dame, whom we ail love, and whose memory I shall love and honour as long as I hâve any existence. And I sometimes dream of being in France, and visiting my friends there, when those of Auteuil are never forgotten. [...] I am ever, my dear friend, with gréât and sincère esteem, Yours most affectionately, B. Franklin My grandsons Temple & Benjamin join in affectionate respects to Made Helvetius, to yourself & Messrs La Roche & Cabanis. Pray remember us also to thé other valuable friends we us'd to meet at Auteuil. Mrs Bâche likewise présents her respects to Made H. She has lately given me another granddaughter7. [Traduction :]
Philadelphie, 10 décembre 1788
Mon cher ami, La suspension des transports maritimes a perturbé notre correspondance. Il y a longtemps, bien longtemps que je n'ai eu le plaisir de recevoir une ligne d'Auteuil, et j'ai appris dernièrement, par M. Chaumont1, qu'un certain nombre de lettres que j'avais envoyées à New York en vue de leur expédition y sont restées en souffrance plusieurs mois, aucun bateau n'étant parti pour la France. Faites-moi savoir, je vous en prie, si vous avez reçu mes remarques au sujet des raisons qu'invoquent les Anglais pour refuser d'acheminer les lettres que nous dirigeons vers nos frontières2. Je vous en ai envoyé il y a près d'un an en réponse à la réception de vos excellentes productions, Les Guichets3 et la Nouvelle Cométologie4, avec lesquelles j'ai diverti fort agréablement beaucoup de mes amis. Toutefois, cette disette de nouvelles de l'Académie d'Auteuil ne me laisse pas sans ressources, car je lis et relis, toujours avec un plaisir nouveau, les lettres attrayantes et instructives que vous et l'abbé de La Roche m'avez envoyées en juillet 17875, ainsi que le "griffonnage", comme elle se plaît à l'appeler6, de notre bonne Dame que nous aimons tous, et dont je chérirai et honorerai le souvenir tant qu'il me restera un souffle de vie. Et parfois dans mes rêves, je me transporte en France et y rends visite à mes amis, parmi lesquels ceux d'Auteuil ne sont jamais oubliés. [...] 175
Janvier 1789
LETTRE 831
Je serai toujours, mon cher ami, avec la plus entière et sincère estime, Votre très affectionné, B. Franklin Mes petits-fils Temple et Benjamin se joignent à moi pour adresser nos respects affectueux à Mme Helvétius, à vous-même, et à Messieurs La Roche et Cabanis. Veuillez également nous rappeler au bon souvenir des autres amis de distinction que nous avions coutume de rencontrer à Auteuil. Mme Bâche présente également ses respects à Mme H. Elle vient de me donner une nouvelle petite-fille7. MANUSCRITS
NOTES EXPLICATIVES
*A. British Library, ms. Egerton 20, ffos 89 recto-89 verso et 90 recto; 3 p.; orig. autogr. B. Bibl. du Congrès, Washington, Papiers Franklin, série 2, vol. XXIV, pp. 1987, 1989 et 1991; 3 p.; "letterpress copy".
1. Jacques Donatien Leray de Chaumont (1760-1840) qui habitait dans l'État de New York (v. lettre 753, note 2). 2. Lettre et ouvrage non parvenus jusqu'à nous. 3. Voir lettre 826, note 11. 4. Voir lettre 822, note 7. 5. Voir lettres 821 et 822. 6. Voir lettre 823, dernier paragraphe. 7. Sarah, la dernière des enfants de sa fille Sarah Bâche.
IMPRIMÉS I. Morellet, Mémoires, I, p. 310 (traduction en français). IL Sparks, X, p. 382-383. III. Bigelow, X, p. 39-41. IV. Guillois, Salon, p. 63; extrait du I. V. Smyth, IX, p. 690-691. TEXTE
a
Omis dans les II, III et V. b Passage non traduit par Morellet.
REMARQUES
La présente lettre est la dernière, du moins parmi celles à être parvenues jusqu'à nous, que Franklin ait adressée aux personnes du cercle de Mme Helvétius à Auteuil. Il mourra le 17 avril 1790.
831. Uabbé André Morellet à William Petty, comte de Shelburne Mylord, [...] Je ferai vos complimens à Made Helvétius1. Il y a 15 jours entiers que la rigueur du froid m'a empêché d'aller coucher chés elle comme je fais toutes les semaines. Elle est dans sa petite maison bien chaudement2 avec ses deux amis3 qui restent avec elle à poste fixe, et elle passe son hyver 176
LETTRE 831
Janvier 1789
aussi heureusement ou plutôt beaucoup plus heureusement qu'elle ne feroit à Paris au milieu du monde et d'une plus nombreuse société et des opéras et de tous les prétendus plaisirs des villes pour lesquelles elle n'a jamais eu beaucoup de goût. Elle est au reste d'une ardeur et d'une activité infatigable pour nous donner une happy constitution* et jamais Brutus et Cassius ne furent plus animés contre César qu'elle l'est contre la noblesse et le clergé qui ne veulent pas que le tiers état se relevé de l'oppression5. Enfin, quoiqu'elle soit alliée de la maison de Lorraine6, elle s'intéresse au tiers état7 comme une bourgeoise de la rue St-Denis. Mr de Cabanis l'entretiendroit dans ces bonnes dispositions si elle en avoit besoin, mais nous sommes au contraire sans cesse obligés de mettre de l'eau dans son
vin. [...] Samedi, 3 janvier [1789] MANUSCRIT
*A. Bowood, carton 25, n° 58, ffos 178 recto et 180 verso-181 recto; 7 p.; orig. autogr. IMPRIMÉ I.Medlin, lettre 301.
NOTES EXPLICATIVES
1. Le 25 décembre 1788, Shelburne avait écrit à Morellet : "Je vous prie de transmettre mes hommages à Madame Helvétius, à Monsieur et Madame Marmontel, et à tous vos amis que j'ai tant de raisons de considérer comme les miens" (Bowood, carton 24, f° 189 recto; traduction). 2. Voir lettre 788, note 2. Madame Helvétius ne quittera pas sa maison d'Auteuil, malgré la tourmente révolutionnaire et l'offre d'asile que lui fera parvenir le comte de Shelburne dans une lettre à Morellet du 26 mars 1790 : "Vos aristocrates sont très émotifs, ce qui les amène à s'exprimer quelquefois avec chaleur. Madame de Boufflers est dans ce cas, mais vous savez que sa façon de réagir a toujours ressemblé à la vôtre, alors que celle de Madame Helvétius est proche de la mienne. Je vous prie
de bien vouloir lui dire de ma part toutes choses aimables et respectueuses. J'espère que si elle quitte Paris, elle ne pensera se rendre dans aucun autre pays que celui-ci, et qu'elle n'y habitera dans aucune autre maison que la mienne." (Bowood, carton 24, f° 162 verso; traduction.) 3. La Roche et Cabanis. 4. Le terme "constitution" était utilisé pendant l'ancien régime au sens politique de "principes institutionnels" ou d'"institutions de fait", et non au sens moderne d'ensemble construit de principes fondamentaux, en forme de charte, déterminant le mode de gouvernement du pays. Ainsi, ce qu'on appelait "constitutions des rois de France" consistait en règles qui sont restées à l'état purement coutumier. Il en résulte que pendant la période prérévolutionnaire, la notion de constitution a été invoquée dans au moins deux sens très distincts. Les cahiers de doléances des paroisses exprimaient leurs vœux par les mots "donner au royaume une constitution". Ils entendaient par là le doter d'un
177
LETTRE 831
ordre social plus logique, d'une organisation meilleure, et c'est dans ce même sens que le mot sera employé le 9 juin 1789, lorsque l'entourage du roi chapitrera le Tiers en l'accusant d'être en révolte contre "la constitution du royaume". Par contre, les bourgeois qui avaient rédigé les cahiers des bailliages et sénéchaussées voulaient une charte, et cette demande a donc existé avant l'ouverture des États généraux le 5 mai 1789. Leurs réclamations convergeaient en général pour demander une reconnaissance du droit de la nation à contrôler ses affaires, le pouvoir pour ses députés de faire les lois, ainsi que la suppression des privilèges et des garanties quant à la liberté individuelle. À l'époque de cette lettre, aucune revendication n'a encore été formellement émise en la matière. Le règlement royal du 24 janvier 1789 sur l'élection des députés aux États généraux est encore à venir, et la rédaction des Cahiers, si elle a sans doute commencé en divers endroits, va se poursuivre jusqu'en avril. Mais l'idée d'une constitution est déjà dans bien des esprits, et comme le suggère l'emploi des mots "happy constitution", Mme Helvétius et les personnes de son entourage, étant donné leurs relations étroites avec Franklin, doivent être très au courant de la constitution américaine de 1787 (v. lettre 819, note 8) et sont vraisemblablement réceptives à ses principes. Le 17 juin, le Tiers se proclamera l'Assemblée nationale, et d'assez nombreux membres des deux ordres le rejoindront. Le 20, lors de la fameuse séance du Jeu de paume, les membres de cette Assemblée vote178
Janvier 1789 ront la déclaration par laquelle ils s'engageront à "ne jamais se séparer [...] jusqu'à ce que la Constitution [soit] établie et affermie sur des fondements solides". Le 9 juillet, l'Assemblée nationale deviendra l'Assemblée nationale constituante. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, élaborée en séance publique et improvisée à coup d'amendements, sera votée le 26 août 1789. Elle sera mise en préambule à la première constitution (14 septembre 1791), malgré la profonde antinomie qui allait exister entre les principes respectifs des deux textes. La constitution de 1791 allait établir une monarchie constitutionnelle et confier toute l'autorité à des administrations électives et collectives, ainsi soustraites à l'autorité du pouvoir, ce qui n'allait pas manquer d'"organiser l'anarchie" qui a suivi. Elle sera surtout l'œuvre du sixième bureau de l'Assemblée constituante, présidé par l'archevêque de Bordeaux, Champion de Cicé (v. lettre 821, note 10), qui comptait parmi les amis de Mme Helvétius. 5. Voir lettre 819, note 7, dernier par. À la suite des décisions de l'assemblée des notables et du Parlement d'accepter le doublement du nombre des députés du Tiers État aux États généraux, le Conseil royal les avait en quelque sorte entérinées lors de la séance du 27 décembre 1788. 6. Selon le Dictionnaire de la noblesse, les auteurs sont partagés sur l'origine de la maison de Ligniville : "Les uns la font descendre d'Oderic, frère de Gérard d'Alsace, premier duc héréditaire de Lorraine; d'autres prétendent qu'elle est issue des anciens comtes de Metz, & par conséquent encore de la maison de Lorraine."
LETTRE 832 7. Le 22 juin 1789, Morellet reviendra sur ce thème dans une autre lettre à Shelburne : "Made Helvétius est toujours enfoncée dans les affaires publiques avec une ardeur de conjurée.
Août 1789 Elle a 5 ou 6 députés du Tiers de ses amis qui ne la laissent pas se refroidir." (Bowood, carton 25, f° 189 verso; Medlin, lettre 307.)
832. Madame Helvétius à Anne Louise Sophie Rulhière, dame Le Harivel-Durocher1 [Après le 10 août 1789]2 Je n'ay pas eu de nouvelle, Madame, de votre mémoire3. Les révolutions4 qui vienne de ce passée en sont surnient la cause. Je vous envoyé un solda, que Mr. Durochée5 m'avoist promie de prendre comme cavalie. Je vous prie de me Amendée les moiains* que je doit prendre dans ce moment pour le plassée ; je suie fort ignorante sur ces forme. Tleseveé, Madame, l'assurance des sontimans tendre qui m'atacheron toujours à vous. J'ay l'honneur d'être votre très humble et très obéissante servante. Ligniville Helvétius [adresse :] À Madame / Madame Durochée / chez Me de Rulieir6 / Rue Meslée / À Paris MANUSCRIT *A. Bibl. Folger, Washington, collection abbé Canal; 1 p.; orig. autogr. TEXTE a mander les moyens, placer. c Alinéa dans le A. NOTES EXPLICATIVES
1. La destinataire de cette lettre, née en 1760, était la fille d'Anne Jean Auguste Rulhière, chef de la division de cavalerie de la garde nationale de Paris, la filleule et nièce de l'académicien Claude Carloman Rulhière ( 1734-1791 ), et la veuve du lieutenant de cavalerie Le Harivel-Durocher (v. note 5 ci-après). Elle avait un fils, Anne Jean Louis, qui mourra en 1806, et deux filles, Marie Marguerite Sophie et Elisabeth Louise. Elle épousera en secondes noces Edmond
Caron. Voir M.C., VIII, 1350, 21 mai 1806. 2. Mme Helvétius semble bien parler du mari de la destinataire comme si sa mort, survenue le 10 août 1789, était un fait passé (troisième phrase : "m'avoist promie"). Étant donné l'absence de condoléances dans cette lettre, elle a dû être envoyée un certain temps après cet événement. 3. Le mémoire en question comptait peut-être parmi les efforts de la famille Le Harivel-Durocher pour faire nommer René Louis Pierre, né en 1759, officier major du district de Saint-Germain-des-Prés et frère du lieutenant Le Harivel-Durocher, au poste de commandant de la maréchaussée qu'avait occupé celui-ci (v. note 5 ci-après).
179
Août 1789
LETTRE 832 4. Mme Helvétius a sans doute à l'esprit les événements qui se sont déroulés lors de la période de mai à août 1789. Chronologie sommaire : - 5 mai : Ouverture des États généraux, qui avaient en fait été convoqués pour le 1er mai. - 17 juin : Le Tiers se proclame Assemblée nationale (v. lettre 831, note 4). - 20 juin : Séance du Jeu de Paume (v. loc. cit.). - 23 juin : Séance royale lors de laquelle Louis XVI signifie aux députés des trois ordres sa volonté qu'ils délibèrent par chambres séparées (c'est-à-dire par ordres), et uniquement de questions de finance; départ du roi et des deux premiers ordres, mais maintien du Tiers en séance, et sur sommation de se retirer, opposition, par la voix de Mirabeau, d'un refus violent. Enfin, transmission de celui-ci au roi, qui laisse faire. - 24 juin : Reprise de la séance du Tiers, que rejoint le Clergé dans sa majorité. - 27 juin : Réunion au Tiers du Clergé tout entier; lettre du roi aux députés, déclarant qu'il "ordonne" maintenant que l'on se réunisse; la Noblesse se joint aux autres ordres. - 9 juillet : L'Assemblée nationale se déclare Assemblée nationale constituante (v. loc. cit.). - 11 juillet : Renvoi de Necker, exilé à Baie sur la pression de la cour, qui le rend responsable de la convocation des États généraux (nouvelle répandue le lendemain). - 14 juillet : La foule envahit les Invalides et s'empare d'une quantité d'armes. Prise de la Bastille. - 16 juillet : Louis XVI rappelle Necker. Création de la première commune de Paris. 180
- 17 juillet : Le roi se rend à Paris dans un but de "réconciliation", accompagné des trois-quarts des députés, est mené à l'Hôtel de ville, et est forcé d'y arborer la cocarde tricolore sur son chapeau. - 29 juillet : La Constituante crée sa propre police, le "Comité de recherches". - Fin juillet et début août : Période de la Grande Peur. Émeutes sanglantes, pillages et autres manifestations d'anarchie à Paris et en province. - Nuit du 4 août : Abolition des privilèges seigneuriaux par une trentaine de décrets. - 26 août : Adoption de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. 5. Louis Honoré Joseph Le HarivelDurocher (1758-1789), lieutenant de cavalerie, commandant de la maréchaussée de Passy, avait été tué d'un coup de fusil lors d'une émeute de soldats suisses à Passy le 10 août 1789. Voir J. S. Bailly, Mémoires, 1821-1822, 3 vol., II, p. 245-249, et l'article de R.L.P. Le Harivel-Durocher dans le Journal de Paris, n° 235 (23 août 1789), p. 1060. 6. La mère de la destinataire, née Marie-Louise Chantepie Des Balances, habitait rue Meslé, paroisse Saint-Nicolas-des-Champs. REMARQUES
Peu avant les journées des 5 et 6 octobre 1789, le roi décidera de confier la défense .du château de Versailles au comte de Mun, le plus ancien officier des gardes du corps. "Mais, raconte le comte de Saint-Priest, le duc de Guiche, capitaine des gardes du corps dont le quartier venait de finir, eut recours à la reine qui fit en sa faveur révoquer la nomination du comte de
LETTRE 833
Juillet 1790
Mun" (Mémoires, 1929, 2 vol., II, p. 81; de Guiche (1755-1836), était le gendre voir aussi A.N., F7 5625, dossier 35610). de la duchesse de Polignac, favorite de Antoine Louis Marie de Gramont, duc Marie-Antoinette (v. lettre 725, note 2).
833. John Henry Petty, lord Wycombe1, à William Petty, comte de Shelburne Paris July4 th 1790 Dear and Honoured Father, [...] I had yesterday a long conversation with thé Abbé Morellet, who recieved me with infinité kindness, and confirmed to me almost every idea I had previously formed to myself both of his own situation in particular, and of that of his countrymen at large. No regard has been had to thé pension given him upon thé ground of literary merit, none to thé expence he has been at in thé arrangement of his abbaye, nor any to debts which are truly formidable when compared to his reduced income, though trifling when compared to thé establishment he has lost2. Thèse, however, are calamities which are common to others. He mentioned to me, with tears in his eyes, one which was confined to himself, and which compleats thé measure of his misfortunes. An insignificant dispute arises between two towns or villages in no matter what municipality, thé Abbé is applied to for a mémorial, our friend with his accustomed eagerness becomes thé champion of that by which he is addressed, and in conséquence thé antagonist of that which boasts thé protection of Mr Cabanis. Mr Cabanis and thé Abbé de La Roche forthwith make common cause and détermine to frown upon their old companion when he makes his appearance at Auteuil. The Abbé Morellet is thunderstruck at thé discovery, and Madame Helvetius, with a consistency which characterizes thé friendships of this country, taking part with thé physician and thé faiseur1) advises thé disabled vétéran to shun thé storm. Thus ended a connection which constituted first thé happiness of youth and latterly thé comfort of old âge. At thé verge of life4, in circumstances such as thèse, a sufferer by thé past and apprehensive of thé future, he is left to déplore thé dominion of a people which he views with exécration and which, in fact, no government controuls. [...] Your most dutiful and affectionate son, Wycombe
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LETTRE 833 [Traduction :]
Juillet 1790 Paris, 4 juillet 1790
Mon cher et honoré père, [...] J'ai eu hier une longue conversation avec l'abbé Morellet, qui m'a reçu avec une bienveillance infinie et qui a confirmé presque toutes les idées que je m'étais formées, tant de sa situation personnelle que de celle de ses concitoyens en général. On n'a tenu aucun compte, ni de la pension qu'il a reçue pour ses mérites littéraires, ni des dépenses qu'il a faites pour tenir son abbaye, ni de ses dettes qui sont vraiment énormes par rapport à ses revenus limités, quoiqu'infimes en comparaison des biens qu'il a perdus2. Toutefois, ce sont là des calamités qui en affectent bien d'autres. Les larmes aux yeux, il m'a fait part d'une infortune qui, elle, ne concerne que lui, et qui met le comble à son malheur. Une dispute insignifiante s'élève entre deux villes ou villages d'une municipalité dont le nom importe peu. On demande à l'abbé de rédiger une requête, et avec son ardeur habituelle, notre ami se fait le champion de la ville qui s'est adressée à lui et devient par conséquent l'adversaire de l'autre ville, laquelle se glorifie d'avoir la protection de M. Cabanis. Sur quoi celui-ci et l'abbé de La Roche font cause commune et décident de faire mauvais visage à leur vieux compagnon lorsqu'il paraît à Auteuil. À cette révélation, l'abbé Morellet tombe des nues, et Madame Helvétius, avec une cohérence qui caractérise les amitiés dans ce pays, prend parti pour le médecin et le faiseur3 et conseille au vieil homme invalide d'esquiver l'orage. C'est ainsi que s'est terminé un lien qui avait d'abord constitué le bonheur de sa jeunesse, et ces dernières années, le confort de sa vieillesse. Au crépuscule de la vie4 et dans de telles circonstances, ayant souffert dans le passé et appréhendant l'avenir, il ne peut plus que déplorer l'empire exercé par un peuple qu'il a en exécration et sur lequel, en fait, aucun gouvernement n'exerce son autorité. [...] Votre fils très respectueux et très affectionné, Wycombe MANUSCRIT *A. Bowood, carton 140, ffos 111 recto112 recto et 114 verso; 9 p.; orig. autogr. NOTES EXPLICATIVES , , , , , , . .
L abbé Morellet développe dans ses , 1-1 Memoires le concours de circonstances < -,r,« 1 1 ' qui a rompu en 1790 la douce et étroite liaison qui existait entre lui et Mme , - , - > , . * •*-,,* TÏ • 1 1 Helvetms depuis 1760. Partisan de la f
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liberté, de la tolérance et de la réforme des abus, de même qu'adversaire du despotisme et de la superstition,
Morellet n'en avait pas moins trouvé excessifs, dès 1789, les buts et les T . , , -.. ,, ., , . méthodes des révolutionnaires. 11 con-
.., . , , v\ damnait surtout les violences com• i T» • • T mises, tant par les Parisiens que par les • • i T> ' i • gnait que la Révolution \, , -. ,• n e dégénère e n anarchie. AA u contraire, ^ , • r> L dont j •** T Cabanis et La Roche, Mme
LETTRE 833 Helvétius partageait discrètement les sentiments, justifiaient ces violences en raison des abus dont le peuple avait longtemps souffert, et redoutaient le retour du despotisme. En avril 1790, Morellet avait pris parti pour les propriétaires nobles de la région de Tulle dans un conflit qui les opposait au nouveau conseil municipal de la ville voisine de Brive, et il avait préparé un Mémoire des députés de la ville de Tulles sans en parler à ses commensaux d'Auteuil, La Roche et Cabanis, lequel était originaire de la région de Brive. Rejeté par ces derniers, Morellet avait estimé devoir "quitter le champ de bataille" et n'avait plus rendu visite à Mme Helvétius que le matin. "C'est ainsi, se lamente l'abbé, que s'est fermé pour moi un asile que je m'étais préparé pour ma vieillesse par des soins, une assiduité, un attachement, qui méritaient peut-être une autre récompense" (Morellet, Mémoires, I, p. 388). Voir l'article de David Smith, "Révolution and Personal Relationships : thé Rupture between Cabanis and thé Abbé Morellet", dans Rousseau and thé Eighteenth Century : Essays in Memory of R.A. Leigh, Oxford, 1992, p. 335-348. 1. Wycombe (v. lettre 787, note 5) était arrivé à Paris le 3 juillet et allait en repartir à la mi-septembre 1790. Selon Gouverneur Morris (Diary and Letters, Londres, 1889, 2 vol., I, p. 352), Wycombe était "enniché" chez Adèle Marie Emilie Filleul (1761-1836), qui avait épousé en 1779 Charles François, comte de Flahaut (1728-1793), maréchal de camp, premier sous-lieutenant des
Juillet 1790 gardes du corps du roi, et frère du comte d'Angivillier (v. lettre 240, note 2). Elle avait été la maîtresse de Talleyrand. 2. En juin 1788, en vertu d'un induit (droit d'obtenir éventuellement un bénéfice qui deviendrait vacant) que lui avait jadis accordé Turgot, Morellet était devenu titulaire du prieuré de Thimert (Eure-et-Loir), situé à 18 km au nord-ouest de Chartres et à 42 km au nord-est de Voré, et qui lui rapportait de 15 à 16 000 livres de rente. Il n'en avait joui que deux ans, car le 16 avril 1790, l'Assemblée avait nationalisé, c'est-à-dire confisqué les biens ecclésiastiques. Morellet racontera dans ses Mémoires : "En juin 1790, je me rendis à Thimer pour la dernière fois. Là, je vis vendre à l'enchère la maison que j'avais réparée, meublée, ornée à grands frais, les jardins que j'avais commencé à planter, une habitation où j'avais déjà vécu heureux, où je pouvais me flatter d'achever le reste de ma vie." (l, P- 377.) 3. "Celui ou celle qui fait quelque ouvrage qui ne donne point de nom particulier à sa vacation" (Dictionnaire de Trévoux, 1771). "Un homme qui se mêle de tout" (Dictionnaire de l'Académie, 1884). "Personne intrigante, cherchant à en imposer aux autres" (Trésor de la langue française]. 4. L'abbé Morellet ne mourra qu'en 1819, à l'âge de 92 ans, ayant survécu à toutes les personnes mentionnées dans la présente lettre.
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LETTRE 834
Juillet 1790
834. John Henry Petty, lord Wycombe, à William Petty, comte de Shelburne Paris, July 26 1790 Dear and Honoured Father,
[.-.] Since my last I hâve been twice with Mme Helvetius who is, you know, no longer well with Abbé Morellet. After considering that no harm could possibly accrue to me from any turn which thé affair might take, I determined, very unlike myself, to try whether it were not possible to effect a reconciliation1. I hâve even been foolish enough to take thé trouble of expostulating with both parties, and should think that I were likely to succeed, if it were not for thé inveteracy of thé Abbé de La Roche who has just discovered that his old friend is a very interested man. In a democrat, however, this sort of rigid sentiment is not to be wondered at. You will not at a distance be able to concieve thé disturbance which society has suffered, or thé other mischiefs which must in thé first instance accrue from thé révolution which is at présent taking place2. [...] Your most dutiful and affectionate son, Wycombe {Traduction :]
Paris, 26 juillet 1790
Mon cher et honoré père,
[«.] Depuis ma dernière lettre je suis allé deux fois chez Mme Helvetius qui, comme vous le savez, n'est plus en bons termes avec l'abbé Morellet. Ayant réfléchi que cette affaire ne pourrait en rien me nuire, quelque tour qu'elle prenne, j'ai pris la décision, contrairement à mon caractère, de m'essayer à une possible réconciliation entre eux1. J'ai même été assez insensé pour prendre la peine de faire des remontrances aux deux parties, et je crois que ma médiation aurait probablement abouti, n'eût été l'attitude implacable de l'abbé de La Roche, qui vient de découvrir que les actions de son vieil ami sont grandement motivées par l'intérêt. Mais il faut dire que chez un démocrate, cette rigidité de sentiments ne doit pas surprendre. Vous ne sauriez avoir idée, éloigné d'ici comme vous l'êtes, de la perturbation que la société a subie, ni des autres maux qui seront les premiers à résulter de la révolution qui est en train d'avoir lieu2. [...] Votre fils très respectueux et très affectionné, Wycombe 184
LETTRE 835
Juillet 1790
MANUSCRIT *A. Bowood, carton 140, ffos 128 recto, 128 verso-129 recto et 132 recto; 9 p.;
sion de ses titres (19 juin), et l'autre avait institué la Constitution civile du clergé (12 juillet).
NOTES EXPLICATIVES 1. Projet de réconciliation entre l'abbé Morellet et ses amis d'Auteuil (v. lettre précédente, note explicative générale). 2. Wycombe se réfère sans doute surtout à deux décrets de l'Assemblée nationale, dont l'un avait aboli la noblesse par le biais de la suppres-
Le 2 août 1790, Wycombe écrira à son père : "C'est là une opinion [celle que l'amour de soi-même est la source de toutes nos actions] qu'un très éminent philosophe français a proposée et qui, depuis lors, a été très généralement adoptée" (Bowood, carton 140, f° 137 recto; traduction).
orig. autoer. & &
REMARQUES
835. Alexander John Alexander1 a Henry Jonathan Williams2 Paris, 29 th july 1790 DrSir, [...] You will no doubt be surprized to hear from me from this place. The fact is thé girls, se[e]ing me take a gréât interest in French affairs, prest me to take this jaunt and J agreed to it thé more readily that J thought I should be of very little use to them at Ramsgate3 where I understand they are going to spend this summer. [...] Made Helvetius & ail her friends are violent patriots4 except thé Abbé Morelet, and it is évident to me that he would hâve been as keen as any of them if his finances had not been eut to thé quick by thé destruction of pensions and church livings, for he approves in général of what has been donc and only blâmes them for stripping thé living clergy, which he calls a robbery5. He thinks thé ruling party aim at an agrarian law6. The rest of her friends are still more violent on thé other side, even thé Abbé de La Roche who will lose near £300 a year by thé Révolution7.1 own I should hâve liked them better if I had found them more calm & moderate, less jealous & suspicious of plots & conspiracies to overset what has been donc. Perhaps I may change my mind when J know them better. Perhaps it is impossible for men to divest themselves of violence and passion when the[y] enter into politicks. [...] Cabanis has almost prevailed upon me to publish my Religion*. He is actually employed translating it. This circumstance has determined me to
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LETTRE 835
Juillet 1790
employ some hours a day to new model my treatise on law8, to correct it & make it more of a pièce with thé other. [...] [address:] To / Jonathan Williams Esqre / Philadelphia [Traduction :]
Paris, 29 juillet 1790
Monsieur, [...] Vous serez sans doute surpris de recevoir de mes nouvelles de cette ville. C'est que mes nièces, voyant que je m'intéressais vivement aux affaires de France, m'ont pressé de faire cette tournée, et j'y ai consenti d'autant plus volontiers qu'il m'a paru que ma présence leur serait très peu utile à Ramsgate3 où je crois savoir qu'elles vont passer l'été. [...] Mme Helvétius et tous ses amis sont farouchement patriotes4, à l'exception de l'abbé Morellet, et il me semble évident qu'il l'aurait été aussi ardemment qu'eux si ses revenus n'avaient pas été cruellement réduits par la suppression des pensions et des bénéfices ecclésiastiques, car il approuve en général ce qui a été fait et ne reproche aux révolutionnaires que le dépouillement des membres du clergé alors qu'ils sont encore en vie, mesure qu'il taxe de brigandage5. Il croit que le parti au pouvoir envisage une loi agraire6. Les autres amis de Mme Helvétius se rangent d'un autre côté et sont beaucoup plus violents, même l'abbé de La Roche auquel la Révolution fera perdre près de 300 livres par an7. J'avoue que je les aurais trouvés plus sympathiques s'ils s'étaient montrés plus calmes et modérés, moins jaloux et moins enclins à soupçonner des complots et des conjurations visant à renverser ce qui a été fait. Peut-être changerai-je d'avis quand je les connaîtrai mieux. Les hommes sont peut-être incapables de se priver de violence et de passion lorsqu'ils commencent à s'occuper de politique. [...] Cabanis m'a presque persuadé de publier ma Religion8. Il s'affaire actuellement à la traduire. Cela m'a résolu à passer chaque jour quelques heures à remanier mon traité de droit8, à le corriger, et à en faire un ouvrage semblable à l'autre. [...] [adresse :] À Monsieur / Jonathan Williams / À Philadelphie MANUSCRIT
TEXTE
*A. Musée et bibl. Rosenbach, Philadelphie, fonds Rush, II : 08 : 16; 3 p.; orig. autogr.; traces de colle rouge; timbre de la poste : AU[GUST] 4 [17]90; indications manuscrites d'un postier : «r» r ~U» o» r 1 er U n Postp[ai]d et«11.8 [=ler octobr
C'est sans doute le destinataire qui a ajouté à la page 4 : "A.J. Alexander / Paris, July 29 1790 / R[eceived] Octr 1 1790".
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REMARQUES
Dans une autre lettre, du 28 septembre 1790, A.J. Alexander écrira à Jonathan
LETTRE 835 Williams : "Nos amis Cabanis et l'abbé de La Roche, malgré toute leur philosophie, sont tout aussi pris par la fièvre du papier-monnaie9 que les plus enflammés d'entre eux" (Rush, II : 08 : 16; traduction). NOTES EXPLICATIVES
1. Frère cadet de William Alexander (v. lettre 728, note 1) et oncle de Mariamne Williams, femme du destinataire. Il n'avait pas d'enfants et veillait en Europe sur trois autres de ses nièces : Bethia, Jane et Isabella (v. lettre 746, note 1). 2. Voir lettre 780, note 1. 3. Villégiature située sur la côte du Kent. 4. "En 1789, [...] le mot [patriote] implique qu'on est imbu de l'esprit nouveau. 'Es-tu patriote?' demandera Drouet à l'épicier Saulce, maire de Varennes, et cela signifiera : 'Estu décidé à sauver la Révolution en empêchant la fuite du roi?'" (F. Brunot, Histoire de la langue française, 1905-1953, 13 vol., IX, p. 664.) "Les patriotes de 1792 étaient les tenants de la Révolution; les aristocrates opposaient le roi à la patrie et bafouaient la nation" (G. Lefebvre, La Révolution française, 1951, p. 240). 5. Selon l'abbé Morellet, l'abolition des dîmes était "une sentence de mort ou de misère" pour les titulaires de bénéfices. Il proposait que "l'Assemblée [...] laisse l'administration des biens de chaque bénéfice à chacun des possesseurs actuels, à la charge [...] de verser un tiers [du revenu net] dans la caisse du département" (Moyen de disposer utilement, pour la nation, des biens ecclésiastiques, décembre 1789, pp. 17 et 8). Voir aussi lettre 833, note 2.
Juillet 1790 6. Par une loi du 23 novembre 1790, l'Assemblée constituante allait créer une nouvelle "contribution foncière", à prélever sur le revenu net des terres et des maisons. 7. La Roche avait été titulaire d'une pension "accordée par le roi sur l'abbaye bénédictine de Chambon", près de Poitiers (M.C., XCIX, 720, 28 février 1790), c'est-à-dire sur les revenus de celle-ci. 8. Ouvrage inconnu de nous. 9. L'apparition d'un papier-monnaie est l'une des suites de la nationalisation des biens du clergé, votée le 2 novembre 1789, et le principe de cette appropriation avait été d'ordre financier. On entendait en effet les mettre en vente pour renflouer les finances publiques désastreuses, avec le double objectif d'éteindre la dette publique (environ 400 millions de livres) et de trouver de l'argent liquide. Des biens ecclésiastiques d'une valeur énorme (environ trois milliards) avaient été ainsi jetés sur le marché, de même que ceux des émigrés, également confisqués. Dans le but de faciliter leur vente, on avait décidé que les sommes recueillies seraient versées dans une "Caisse de l'extraordinaire", et que sur les encaissements de celle-ci, on émettrait des sortes d'obligations d'État, dénommés billets d'achat ou assignats, portant un intérêt de 5%, appelées à disparaître au fur et à mesure de la vente des biens, et correspondant à leur valeur (décrets des 19 et 21 décembre 1789). Il ne s'agissait donc, à ce stade, que de ce qu'on a appelé un "colossal expédient financier" à court terme, sans visée d'instituer un vrai papier-monnaie, et encore moins de réforme des systèmes financier et administratif.
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LETTRE 835 L'idée ne s'est fait jour que quelque cinq mois plus tard, parce que les assignats-bons à ordre existaient déjà matériellement, de les transformer en papier-monnaie, ce qui s'est fait par étapes échelonnées sur trois ans. Le 17 avril 1790, un premier décret institue leur cours forcé, mais leur fonction n'est toujours pas d'être uniquement du papier-monnaie, et ils conservent un caractère hybride, restant conjointement des bons à ordre (avec intérêt ramené de 5% à 3%); en outre, l'impression de nouveaux assignats va se faire attendre, de sorte que la Caisse de l'extraordinaire, pendant plusieurs mois, pourra seulement endosser les bons de la Caisse d'escompte. Ce n'est que le 28 septembre 1790 que la fonction des assignats devient essentiellement celle de papier-monnaie, avec réaffirmation de leur cours forcé et une deuxième émission de 800 millions. Et le 8 octobre, leur qualité de bons à ordre disparaît avec la suppression de l'intérêt de 3%. Toutefois, l'adoption effective des assignats comme papier-monnaie vraiment autonome tardera bien audelà de 1790. Jusqu'en janvier 1793, date de la suppression de la Caisse de l'extraordinaire, on continuera à entretenir leur fonction d'instrument de réduction de la dette; et leur emploi n'était sans doute pas encore généralisé puisqu'un décret d'avril 1793 ordonnera que tous les achats du gouvernement et toutes les soldes soient payés en assignats. Ils resteront en usage jusqu'au 19 février 1796, date à laquelle les machines d'émission seront brisées. La création des assignats à la fin de 1789 pour réaliser les biens du 188
Juillet 1790 clergé, quoi qu'ayant été un expédient financier, était sans doute défendable étant donné l'état critique des finances à cette époque et l'échec de toutes les mesures précédentes pour les renflouer. Quant à l'idée novatrice de créer du papiermonnaie, il va sans dire qu'elle était intrinsèquement méritoire, comme l'histoire économique moderne le démontre amplement. Mais l'institution d'un papier-monnaie greffée sur celle des assignats, dont les objectifs originels étaient différents, reflétait plus d'improvisation que de planification, et elle lui a conféré pendant ses trois premières années des objectifs divers, ce qui n'a pas facilité la promotion des assignats au rang de papier-monnaie autonome. En outre et surtout, l'institution aurait eu de meilleures chances de succès si elle n'avait pas été grevée par de trop nombreuses émissions, dont le montant global a été énorme (40 milliards), ce qui, dès 1793, a entraîné une inflation galopante qui a vidé les assignats de toute valeur. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que les révolutionnaires aient eu du mal à surmonter la méfiance naturelle du public envers l'innovation du papier-monnaie. En revanche, il est à reconnaître que cette méfiance a été contrebalancée par un certain capital de confiance que les assignats ont engendré, dans les débuts, envers la Révolution; que les assignats ont beaucoup contribué à la réduction de la dette, ce qui était leur objectif premier; et qu'ils ont permis de trouver l'argent nécessaire pour financer les guerres (an II), et qu'en ce sens, ils ont "assuré la Révolution".
LETTRE 836
Août 1790
836. Bethia Alexander1 à Christine Alexander et à Mariamne Alexander, dame Williams2 Ramsgate, August 15th [1790] [...] Je vous ai mandé que mon oncle s'etoit résolu à faire une visite à la France. Il est parti en effet peu de jours après que nos paquets ont été mis à board du Marquis de La Fayette*. Il m'a écrit depuis son arrivé toutes les semaines. Il paroit fort content de la France et de ses habitants, et plus que tous les autres de Mad. Helvetius qui l'a reçu à bras ouverte. Elle l'a bien pressé ainsi que toute sa société à nous ramener à Paris ou à Auteuil. Pour être quitte de ses instances sur ce sujet, il lui a dit que nous ne consentirons jamais à retourner en France, que nous étions des aristocrates des plus violentes, et que depuis la Révolution nous ne regardions les François qu'avec horreur. La pauvre Mad. Helvetius, tout étonnée d'une telle nouvelle, m'a écrite pour m'en faire des reproches. Ma réponse a été que mon oncle s'etoit moqué d'elle et que de tout ce qu'il avoit dit il n'y avoit pas un mot de vrai. Je suis persuadée qu'elle se vengera bien de ses moqueries et qu'elle recomencera ses persécutions de plus belle. Mais c'est là l'affaire de mon oncle et non la mienne. [...] August 24th [...] In a former letter he writes me that he had read his manuscripts to some of Mad. Helvetius's freinds who had paid him very gréât compliments upon them, so gréât that he had a mind to get them translated & printed in hopes they might assist thé revolutionists4. [...] [Traduction du second paragraphe :] Dans une lettre antérieure il m'écrit qu'il avait lu ses manuscrits à certains des amis de Mme Helvetius, et qu'ils lui avaient fait de très grands compliments là-dessus, à tel point qu'il pense les faire traduire et imprimer dans l'espoir qu'ils aideront la cause des Révolutionnaires4. MANUSCRIT *A. Musée et bibl. Rosenbach, Philadelphie, fonds Rush, II : 16 : 04; 16 p.; orig. autogr.
avec ses sœurs cadettes, Jane et Isabella (v. lettre 835, note 1). 2. Ces deux autres sœurs de Bethia Alexander (v. lettre 746, note 1, et 799, note 1), de même que leur père, TEXTE habitaient aux États-Unis. Les rpages 3-6 manquent. 3. loutes les tentatives pour organiser NOTES EXPLICATIVES un service postal officiel entre la 1. Bethia Alexander (v. lettre 745, France et les États-Unis avaient note 1) passait alors l'été à Ramsgate échoué, et l'on devait encore se con189
LETTRE 837 tenter de moyens de fortune. Il s'agit vraisemblablement du Lafayette, gros navire que les Britanniques avaient capturé le 3 mai 1781 alors qu'il se rendait de Lorient aux ÉtatsUnis. L'importante cargaison de fournitures militaires qu'il transportait, d'une valeur de 600 000 livres, avait été assemblée par Benjamin Franklin, Jonathan Williams et Jacques Donatien Leray de Chaumont. 4. Effectivement, Cabanis était en train de traduire un ouvrage de AJ.
Novembre 1790 Alexander sur la religion (v. lettre 835, dernier par.). REMARQUES
Vers cette époque, l'une des sœurs Alexander émet le jugement critique suivant à l'endroit de Mme Helvétius : "En vérité, Mme Helvétius est tout à fait dénuée d'intelligence et elle n'est que le miroir des hommes brillants de son entourage. Laissée à elle-même, elle ne dit que des stupidités." (Musée et bibl. Rosenbach, Philadelphie, fonds Rush; traduction. Nous remercions madame Claude Anne Lopez de nous avoir communiqué cette citation.)
837. L'abbé André Morellet à William Petty, comte de Shelburne Mylord, Depuis la lettre que m'a remise lord Whycombe à son arrivée1 je n'ai pu passer qu'une semaine à Paris et je ne reviens qu'aujourd'hui de la campagne où j'ai vécu presque tout le mois d'octobre. J'ai eu par cette raison moins d'occasions de vous rendre compte de la santé de Mylord Whycombe. Je serois cependant resté à Paris pour cela seul si il eut été nécessaire, mais votre cher fils est arrivé en fort bonne santé quoique je l'aye trouvé un peu maigri. Il a vu Mr de Cabanis dès le lendemain de son arrivée et continue de le voir. Made Helvétius m'a écrit à la campagne qu'il lui continuoit ses soins2 et vous pouvés être bien assuré que ce sera avec un grand zèle motivé par l'intérêt que lord Whycombe lui a inspiré et par le désir même de vous obliger. [...]
Le 3 novemb. [1790] MANUSCRIT
NOTES EXPLICATIVES
IMPRIMÉ
1. Wycombe (v. lettre 787, note 5) était arrivé à Paris vers le 11 octobre. Il y restera jusqu'en décembre 1790. 2. Le 18 octobre, Wycombe avait écrit à son père : "J'ai dîné hier chez Mme Helvétius et la veille chez l'ambassa-
*A. Bowood, carton 25, ffos 196 recto et 197 verso; 4p.; orig. autogr.
I. Medlin, lettre 316.
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LETTRE 838 deur. La société de la première nommée est composée de législateurs extravagants." (Bowood, carton 140, f° 176 verso; traduction.) L'ambassadeur de Grande-Bretagne
Juin 1791 à Versailles était George Gower, deuxième marquis de Stafford (17581833), qui allait occuper ce poste de 1790 à 1792.
S3S.Jane et Isabella Alexander1 à Christine Alexander et à Mariamne Alexander, dame Williams2 [Vers le 20 juin 179l]3 My dear Sisters,
[...] This change of government4 has [...] made thé bitterest enemies thé best friends but what is melancholy indeed it has as often made thé dearest friends thé bitterest enemies. Among almost every family we know anything of there are thé most cruel divisions, that is to say in thé middling ranks in life. Tho' there are divisions even in thé higher & lower ranks, they are by no means so common. Even our friend Madame Helvetious, who in most things is so compassionate for thé foibles & follies of others, has quarrelled with a gréât number of her friends merely because they thought differently from her. [...] My sister & uncle5 paid a visit to our old friend thé Abbé Morlet. He seemed to regret much his banishment from Auteuil6 as he termed it. He told them thé only thing they could reproach him with was having written a mémoire which he had been commissioned to do against some peasants of Mr Cabanist's country of which he7 had undertaken thé defen[s]e & that were certainly far from deserving of it. Cabanist's story is, however, very différent from this. He says thé peasants' only fault was putting some of thé decrees of thé National Assembly against thé priviledges of some of thé nobles8 in exécution in rather to[o] rough a way, such as pulling down their seats in churches & some other things of thé same kind which I don't remember, that to"* be sure they had destroyed thé house of a nobleman who had used some of them ill & perhaps donc several more than^ one, but that not a life had been lost by them. Thèse noblemen sent for some g[u]ards from Thulle, a town in thé neighbourhood devoted to thé aristocratie faction, & made thé martial law to be proclaimed to those poor créatures in French9, which they did not understand, & as of course it had no effect, they firred upon them, killed several & carried forty of them prisoners to Thulle, & tho' as honest fellows as any in thé country Cabanis déclares, werec almost instantly condemned & hung. A young physician10, an intimate friend of Cabanist's, instantly took post to 191
LETTRE 838
Juin 1791
Auteuil & brought him7 a commission from thé municipality of Bruffe11 where thèse disturbances had broken out to apply to thé National Assembly that ail further judgments might be stopt until thèse people should be remooved to some place where they might at least hâve a fair trial & in this application he succeeded, but as this displeased some of thé noblemen who did not think thé lives already lost a sufficient atonement for thé damages donc to their houses, some of them applied to thé Abbey^ to get this delay of judgments remooved. This he scrupled not to undertake & tho' he almost lived ate Auteuil, tho' he knew there was in thé house papers that left not a doubt of their innocence, he at that very time wrote with thé profoundest secrecy a most violent mémoire against them in which he treated La Chaise, Cabanist's friend, with thé greatest indignity, insisted on thé necessity of thé judgments going on at Thulle & that Cabanist's mémoires being burned by thé hangman12. How he was found out I don't know but I believe it was by thé manuscripts being seen at thé printer's13 in thé handwriting of thé Abbé & this is as exactly as I can repeat thé story I heard from Cabanist & for which both thé Abbé de La Roche & Madame Helvetious vouched. You hâve heard, I suppose, by B.14 thé proposai that thé Abbé de La Roche has made us of fixing entirely in France & boarding with Madame Helvetious. This is so singular that we are ail convinced there must be some other reason than her affection for us which would rather hâve induced her to attempt fixing us in France 7 or 8 years [ago] than now when such a length of time must hâve made us, tho' perhaps not less dear, yet less necessary to her happiness. In short, my dears, we are afraid that she is not so easy in her circumstances as she desires to be & as her friends would wish her. This plan I fear, however, even if we were to fix in France, which is far from being probable, would never do : my sister has been to[o] long accustomed to be souveraine mistress in my uncle's house to relish being only an indiffèrent person in another's. My uncle, I see, feels a little constrained in their society & however aimiable Madame Helvetious & her society may be, even we might perhaps wish to see some other which, living at her house, would not be easy. She often talks of you both with tenderness & affection & has prest so strongly our spending at least thé summer at Auteuil that we hâve not been able to resist taking a house for some months, which we should hâve donc with pleasure, had there been a décent one to be had. We are only to sleep, however, in thé one we hâve taken & perhaps breakfast, but we are always to dine at her house. This will be very pleasant for everybody for so short a time. We hâve met several times at Madame Helvetious's your old acquaintance Chanfort15 with whom I find you, Christine, was a most particular favourite. You in particular Christine was a most amazing 192
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favourite16. The Abbé de La Roche says he loved your society extremely not only because he thought you aimiable but because he felt himself more so with you than with anybody. Madame Helvetious, when we saw him first, told him I had donc nothing but talk of him & that I had been very impatient to see him. She at thé same time asked him if he would give me thé place you held in his affection. To this you may be sure he made a civil answer, tho' not a positive one. However, to tell you thé truth, he is not a man I like much in spite of ail thé déclarations Madame H— made him for me, so that thé préférence he gives you don't destroy me much. You will perhaps think me jealouse but I assure you that is not thé case, for tho' I hâve not as yet cutt you out, I believe I hâve, with Madame H— assistance, gained very much in his good grâces & with a little flaterry I should perhaps do so entirely, for I am told that alone would make a fool appear one of thé greatest wits in his eyes. [Traduction :] Mes chères sœurs,
[».] Les changements dans le gouvernement4 ont [...] fait des pires ennemis les meilleurs des amis, mais ce qui est particulièrement triste est qu'ils ont souvent transformé les meilleurs amis en ennemis acharnés. Les divisions les plus cruelles affectent presque toutes les familles que nous connaissons un peu, c'est-à-dire celles de rang social moyen. Bien que des divisions existent aussi dans les rangs supérieurs et inférieurs, elles sont loin de s'y rencontrer aussi fréquemment. Même notre amie Madame Helvétius, qui est en général si compatissante envers les faiblesses et les folies des autres, s'est querellée avec un grand nombre de ses amis, uniquement parce que leurs idées différaient des siennes. [...] Ma sœur et mon oncle5 ont rendu visite à notre vieil ami l'abbé Morellet. Il a semblé regretter beaucoup son bannissement d'Auteuil, comme il l'appelle6. Il leur a dit que le seul reproche qu'ils pouvaient lui faire était d'avoir écrit sur demande un mémoire contre quelques paysans de la région de M. Cabanis que celui-ci avait entrepris de défendre, et qui étaient certainement loin de le mériter. La version de Cabanis est pourtant très différente. Selon lui, la seule faute des paysans avait été de mettre en application un peu trop brutalement certains des décrets de l'Assemblée nationale dirigés contre les privilèges de membres de la noblesse8. Ainsi, ils avaient démoli les bancs de ceux-ci dans les églises et s'étaient livrés à d'autres actes du même genre dont je ne me souviens plus; et il avait ajouté qu'ils avaient certainement détruit la maison d'un noble qui avait mal agi envers certains d'entre eux et qu'ils en avaient peut-être détruit d'autres, mais qu'ils n'avaient tué personne. Les nobles avaient fait venir des gardes de Tulle, ville voisine acquise à la faction aristocratique, et avaient fait 193
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proclamer contre ces pauvres gens la loi martiale en français9, langue qu'ils ne comprenaient pas. Comme cela n'avait évidemment eu aucun effet, ils avaient tiré sur les paysans, en tuant plusieurs, et en emmenant quarante à Tulle comme prisonniers. Et quoiqu'ils fussent, aux dires de Cabanis, aussi honnêtes que n'importe quels autres citoyens du pays, ils avaient été presque immédiatement condamnés et pendus. Un jeune médecin10, ami intime de Cabanis, s'était immédiatement rendu à Auteuil par la malleposte et avait chargé celui-ci, au nom de la municipalité de Brive où ces troubles étaient survenus, de demander à l'Assemblée nationale de suspendre tout autre jugement en attendant que ces gens soient transférés dans un endroit où ils pourraient au moins être jugés équitablement. Cette requête avait été accordée, mais comme certains des nobles avaient été mécontents d'une telle suite, ne croyant pas que les vies déjà perdues constituaient une réparation suffisante des dommages causés à leurs maisons, ils avaient demandé à l'abbé de faire annuler la suspension des jugements. Celui-ci ne s'était pas fait scrupule d'entreprendre cette tâche, quoique vivant presque à Auteuil et sachant qu'il y avait dans la maison des papiers qui ne laissaient aucun doute sur l'innocence des accusés. Il avait donc rédigé contre eux à ce moment-là, dans le plus grand secret, un mémoire des plus violents, dans lequel il traitait Lachaize, l'ami de Cabanis, de la manière la plus outrageante, et insistait sur la nécessité que les jugements se poursuivent à Tulle et que les mémoires de Cabanis soient brûlés par le bourreau12. Je ne sais pas comment il a été découvert que Morellet était l'auteur du mémoire, mais je crois que cela s'est produit quand on a vu le manuscrit chez l'imprimeur13 et qu'on a reconnu la main de l'abbé. Voilà exactement l'histoire telle que Cabanis me l'a racontée, version dont l'abbé de La Roche et Mme Helvétius se sont tous deux portés garants. Je suppose que vous avez appris par B.14 la proposition que nous a faite l'abbé de La Roche de venir nous fixer tous en France et de nous installer chez Mme Helvétius. L'idée est si singulière que nous sommes tous convaincus de l'existence d'une autre raison à cette offre que l'affection de Mme Helvétius pour nous, car c'est il y a sept ou huit ans plutôt que maintenant qu'un tel sentiment aurait dû l'amener à essayer de nous faire habiter en France; après une période aussi longue, nous devons en effet être moins nécessaires à son bonheur, bien que nous ne soyons peut-être pas moins chers à son cœur. Bref, mes chères sœurs, nous avons bien peur que la situation matérielle de Mme Helvétius ne soit pas aussi bonne qu'elle le voudrait, et que ses amis le souhaiteraient. Quoi qu'il en soit, même si nous avions l'intention de nous fixer en France, ce qui est fort improbable, je crois que le projet de Mme Helvétius ne nous conviendrait jamais : il y a trop longtemps que ma sœur est accoutumée à être la maîtresse souveraine de la maison de mon oncle pour trouver attrayante 194
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l'idée de n'être qu'une personne parmi d'autres dans une maison étrangère. Quelque aimables que soient Mme Helvétius et les personnes de son entourage, je vois que mon oncle se sent un peu gêné dans leur société; en outre, il se pourrait que nous ayons envie de voir d'autres personnes, ce qui ne serait pas facile si nous habitions chez elle. Elle parle souvent de vous avec tendresse et affection, et nous a si fortement engagés à passer au moins l'été à Auteuil que nous n'avons pu faire autrement que d'y louer une maison pour quelques mois, ce que nous aurions fait avec plaisir si nous en avions découvert une qui soit convenable. Nous ne faisons que passer la nuit dans celle que nous avons trouvée et nous y prenons peut-être le petit déjeuner, mais nous allons dîner chez elle tous les jours. Cela restera très agréable pour tout le monde pour une période si courte. Nous avons rencontré plusieurs fois chez Mme Helvétius votre vieille connaissance Chamfort15, et j'ai pu constater que Christine occupait dans son esprit une place de faveur. Pour ce qui est spécialement de Christine, il la voit de façon extraordinairement favorable16. L'abbé de La Roche dit qu'il a énormément apprécié votre compagnie, non seulement en raison de votre amabilité, mais parce qu'il se sentait lui-même plus aimable lorsqu'il était en votre compagnie qu'en celle des autres. Quand nous l'avons rencontré pour la première fois, Madame Helvétius lui a dit que je n'avais fait que parler de lui et que j'étais très impatiente de le voir. Puis elle lui a demandé s'il me donnerait dans son affection la place que vous y aviez occupée. Vous pouvez être sûres que sa réponse a été polie, mais elle a manqué d'être affirmative. De toutes façons, pour vous parler franchement, c'est un homme que je n'aime pas beaucoup malgré les déclarations que Mme H. lui a faites en mon nom, de sorte que sa préférence pour vous ne m'affecte pas beaucoup. Peut-être me croirez-vous jalouse, mais je vous assure qu'il n'en est rien; en effet, bien que jusqu'à maintenant, je ne l'ai pas détaché de vous, je crois être parvenue, avec l'aide de Madame H., à obtenir une très grande place dans ses bonnes grâces, et avec un peu de flatterie, je réussirai peut-être à le conquérir entièrement, car on me dit que ce seul moyen suffirait pour faire croire à un sot qu'il est parmi les plus grands esprits. MANUSCRIT *A. Musée et bibl. Rosenbach, Phila-
, , , • r J r» u TT 1-7 10 o delpnie, ronds Rush, II : 17 : 18; 8 p.;
ORIG. AUTOGR.
TEXTE La partie de cette lettre que nous reproduisons est entièrement écrite par Jane Alexander.a Le A : "do".b Le A : "then".
c
Le A : "where".d Abbé. e Le A : "at at".
NOTES EXPLICATIVES
II ressort d une lettre d Alexander John Alexander a Jonathan Williams du 28
août 1791 (Musée et bibl. Rosenbach, fonds Rush, II : 08 :17) qu'il avait passé l'été à Auteuil en compagnie de trois de ses nièces : Bethia, Jane et Isabella. 195
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1. La première expéditrice est identifiée par son écriture, qui est aussi celle de la lettre 840. La deuxième est mentionnée dans la lettre suivante, où Bethia Alexander écrit : "Isabelle vous a déjà relaté le départ et le retour du roi." Ce récit figure en effet dans la deuxième partie de la présente lettre, que nous ne citons pas. 2. Voir lettre 836, note 2. 3. La deuxième partie de cette lettre est datée du 21 juin [1791]. 4. À la date de cette lettre, la Constitution de 1791 n'avait pas encore été établie, la sanction royale n'allant y être donnée que le 14 septembre. Et ce n'est qu'une fois ce texte dûment promulgué que l'Assemblée constituante allait décider de se séparer, le 30 septembre, ayant préalablement voté qu'aucun Constituant ne pourrait être élu député à l'Assemblée législative qui allait lui succéder et se réunir le 1er octobre 1791. La nouvelle de la fuite de Varennes n'allait se répandre que le 21 juin et n'était pas encore connue des demoiselles Alexander au moment où elles ont rédigé la première partie de cette lettre. C'est donc de façon générale que celles-ci parlent ici du gouvernement révolutionnaire qui avait remplacé celui de l'ancien régime. 5. Bethia (v. lettre 745, note 1) et Alexander John Alexander (v. lettre 835, note 1). 6. Pour la rupture entre l'abbé Morellet et ses commensaux d'Auteuil, voir lettre 833, note explicative générale. 7. Cabanis. 8. Les événements du 14 juillet avaient déchaîné l'anarchie dans le royaume, avec des émeutes sanglantes dans les villes contre les autorités constituées, alors qu'ailleurs, les paysans 196
Juin 1791 pourchassaient les magistrats, dévastaient les bois et mettaient le feu à des châteaux, emblèmes de la féodalité. C'est dans ce contexte que le 4 août au soir, le vicomte de Noailles était venu expliquer à l'Assemblée nationale que le seul motif du peuple pour ravager les châteaux était le fardeau des rentes et prestations seigneuriales, et il avait alors donné lecture d'un arrêté destiné à les balayer, pour "calmer les provinces". Le Tiers, un instant stupéfait, avait applaudi, et les autres députés, effrayés et désireux de faire la part du feu, s'étaient joints aux transports enthousiastes qui avaient rapidement suivi, certains prêtres et nobles étant même venus spontanément renoncer à leurs "droits", y compris à certains qu'ils n'avaient jamais eus. Avait suivi, au cours de la nuit du 4 au 5, le vote d'une trentaine de décrets abolissant l'un après l'autre tous les droits et privilèges seigneuriaux tels que banalités, péages, bénéfices ecclésiastiques, droits de justice, et même, garennes et droits de chasse. Les décisions de cette nuit euphorique n'avaient été appliquées, ni immédiatement, ni facilement, d'autant qu'il avait fallu reconnaître des distinctions entre droits qu'on pouvait abolir et droits rachetables, tels que les redevances foncières réelles. Un premier décret d'application avait été émis le 11 août, mais le roi avait sursis à l'approuver jusqu'au 3 novembre. Deux autres n'avaient été adoptés qu'en 1790, soit le 15 mars pour ce qui est du principal, et le 9 mai pour le second. Le 17 juillet 1793, la Convention supprimera, sans compensation, tous les droits seigneuriaux. 9. "On publie ensuite la loi martiale;
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mais on affecte de faire cette publication en français, à des paysans qui n'entendent que le patois" (Plaidoyer prononcé par M. Vergniattd le 7 février 1791, en l'audience du tribunal du district de Bordeaux, pour le sieur Durieu [...], Bordeaux, [1791,] p. 9-10). 10. Le docteur Pierre François FayeLachaize, né à Brive en 1762, sera le médecin de Mirabeau, puis député de la Corrèze à la Convention et à la Constituante, et consul de France à Gênes. En 1791, il épouse Marie Rosé Philigme Dupré de Geneste, née en 1766, fille du secrétaire perpétuel de l'Académie royale de Metz, qu'il avait connue dans le salon de la marquise de Condorcet. Avec son cousin Jean Baptiste Henri Serre, il avait été membre d'une députation extraordinaire chargée en janvier 1790 par la municipalité de Brive d'intervenir auprès de l'Assemblée en faveur des paysans emprisonnés à Tulle (v. lettre 833, note explicative générale). Dans ses Mémoires, Morellet parlera de ce "petit étudiant en médecine [...] lié avec M. de Cabanis" qui déclamait "contre les gentilshommes dont on brûlait les châteaux, exaltant sans cesse le patriotisme de la ville de Brive et de ce bon peuple incendiaire et pillard" (II, p. 14). Son frère aîné, Pierre Rémy Faye-Lachèze (17571809), président du conseil municipal de Brive, avait été membre d'une deuxième députation bri-
Juin 1791 voise envoyée à Paris en mars 1790. 11. C'est-à-dire "Brive". 12. Dans son Mémoire des députés de la ville de Tulles, Morellet avait évoqué l'opportunité d'une censure, non pas à l'encontre des mémoires de Brive, mais à celle des articles consacrés à l'affaire de Brive dans les Annales patriotiques et littéraires de la France (n° 155, 6 mars 1790, supplément, p. 2) et le Journal de Paris (4 février 1790, p. 137-138) : "À Dieu ne plaise qu'on veuille donner atteinte ici à la liberté de la presse. [...] Voilà certainement des abus de la liberté de la presse, à laquelle il faut bien que la nation trouve quelque remède." (Mémoire, pp. 44-45 et 46.) 13. La dernière page du Mémoire de Morellet porte le colophon suivant : "De l'imprimerie de Demonville, rue Christine". Il s'agit de l'imprimeur-libraire Antoine Louis Guénard-Demonville, qui sera imprimeur de l'Académie française en 1807. 14. Probablement Bethia, mais peutêtre Betsy, compagne des sœurs Alexander. 15. Chamfort (v. lettre 756, note 8). 16. La répétition des mêmes termes est sans doute due au fait que Jane Alexander était en train de passer de la première feuille (qui se termine avec les mots "most particular favourite") à la deuxième feuille de sa lettre.
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Gravure de Louis XVI par Johann Gotthard von Miïller d'après le portrait par Joseph Siffred Duplessis
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839. Bethia Alexander à Christine Alexander et à Mariamne Alexander, dame Williams [...]
10thjuly[1791] r
1
Did you ever see M d'Andelot ? He seems to me a mighty good sort of man, an aristocrate without violence, & tho' he likes thé king, confesses his faults very freely. He gave us a very droll account of his own arrestation, for though he did know of thé king's departure2, he suffered by it. His wife had unfortunately taken it into her head to go to thé country thé very day of thé elopement & had sent for post horses. Her husband foresaw what would happen & sent a counter-order. It was too late. By eleven he had forty national guards at his door. He went to inquire what they wanted. They were there to guard his house to prevent anyone from going out of it. "Very well, gentlemen," said he, "you do me gréât honor" & was taking leave of them, when he perceaved that four of them were following him. He enquired a second time what they wanted. They were ordered, they said, not to leave his person. In fact they followed him to his dressing room, assisted at his toilette, at his dinner, slept in his room et what was worst he could see none of [his] friends, for tho' everybody was allowed to go into his [house], nobody was permitted to leave it. He found means, however, to get so many applications made in his favor to Mr Baillie3 that his troublesome guests were dismissed. He has thé greatest désire to leave Paris but dares not. [...] [Traduction :] [...]
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Avez-vous jamais rencontré M. d'Andelot1? Il me semble être un homme extrêmement bien, un aristocrate ennemi de la violence, et quoiqu'il aime le roi, il reconnaît bien volontiers les défauts de celui-ci. Il nous a fait un récit très drôle de sa propre arrestation, car s'il a eu connaissance du départ du roi2, il en a subi les conséquences. Sa femme s'était malencontreusement mis en tête d'aller à la campagne le jour même de la fuite, et avait envoyé chercher des chevaux de poste. Le mari, prévoyant ce qui arriverait, avait dépêché un contrordre. Mais c'était trop tard. À onze heures, quarante gardes nationaux étaient devant sa porte. Il est allé leur demander ce qu'ils voulaient. Ils étaient là, répondirent-ils, pour garder la maison afin que personne n'en sorte. "Très bien, Messieurs, dit-il, c'est un grand honneur que vous me faites," et alors qu'il prenait congé d'eux, il s'aperçut que quatre des gardes le suivaient. Il demanda à nouveau ce qu'ils voulaient. Ils répondirent qu'ils avaient reçu l'ordre de 199
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ne pas quitter sa personne. Et en effet, ils le suivirent jusqu'à son cabinet de toilette, assistèrent à sa toilette, puis à son déjeuner, et dormirent dans sa chambre. Et le pire était qu'il ne pouvait aller voir aucun de ses amis, car s'il était permis à tout le monde d'entrer dans sa maison, personne ne pouvait en sortir. Il trouva pourtant le moyen de faire parvenir à M. Baillie3 tant de requêtes en sa faveur que ses hôtes gênants furent renvoyés. Il a la plus grande envie de quitter Paris mais il n'ose pas. [...] MANUSCRIT
*A. Musée et bibl. Rosenbach, Philadelphie, fonds Rush, II : 16 : 05; 12 p.; orig. autogr. REMARQUES
Le 24 juin 1791, le chevalier de Boufflers avait entretenu la comtesse de Sabran de cette aventure : "La veille du triste jour4, Mme d'Andlau avait fait demander à la poste des chevaux pour aller le lendemain avec son mari et sa fille5 à Verderonne6. On en a conçu de l'ombrage, on a envoyé garnison chez elle, et ce n'est qu'en qualité de député que j'ai pu y pénétrer. Je l'ai trouvée consignée, entourée de soldats." (Amateur d'autographes, 1904, p. 106.) Lors de la dictature de Robespierre, le comte d'Andlau sera de nouveau inquiété. Le 25 germinal an II (14 avril 1794), le Comité de sûreté générale émet contre lui un mandat d'arrêt. Découvert enfin à Voré, il est "traduit par la gendarmerie de brigade en brigade" (ordre du 30 juin) et "conduit dans la maison d'arrêt dite Lazare" (ordre du 10 juillet). Le 19 vendémiaire an III (10 octobre 1794), "sur le vu des pièces qui contiennent la réclamation de plusieurs communes en faveur du ci[toye]n d'Andlau, gendre d'Helevetius, propriétaire d'une fonderie de boulets, le Comité arrête qu'il sera mis à l'instant en liberté et les scellés apposés sur ses papiers levés" (A.N., F7
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4660). C'est dans la prison de SaintLazare, ancienne léproserie fondée au XIIe siècle, qu'André Chénier sera incarcéré avant d'être guillotiné le 25 juillet 1794. NOTES EXPLICATIVES
1. François Antoine-Henri, comte d'Andlau (v. lettre 690, note 2). Selon le baron de Frémilly, c'était "un homme à la mode et des petits cercles de la reine, aimable, bienveillant, de peu d'esprit, mais la crème du bon ton" (Souvenirs, éd. Chuquet, 1908, p. 245). 2. L'adoption de la Constitution civile du clergé, votée le 12 juillet 1790 et proposée le même jour à la sanction royale, avait atteint Louis XVI, catholique très sincère, dans ses plus intimes convictions; mais il avait promulgué cette loi en dépit de ses angoisses. Puis la "loi du serment", obligeant les prêtres à jurer fidélité à la future Constitution, avait été adoptée et présentée au roi le 26 novembre, et de même, il l'avait signée la mort dans l'âme, en déclarant: "J'aimerais mieux être maire de Metz que de demeurer roi de France dans une position pareille, mais cela finira bientôt." C'est dès ce moment, pense-t-on, qu'il songe à s'enfuir de Paris et à faire appel à l'étranger, et il s'affermit dans cette intention au cours des mois suivants,
LETTRE 839 n'en pouvant plus des insultes dont il est l'objet et de ce qu'il estime être des attentats à sa conscience. Le 2 avril 1791, meurt Mirabeau, qui voulait la restauration de l'autorité du roi et qui venait d'être porté au directoire du département de Paris et d'être élu président de l'Assemblée. Le 20 avril 1791 enfin, le comble est atteint sous la forme d'une multiplication d'incidents et de brimades, et Louis XVI est résolu à partir coûte que coûte. Il a d'ailleurs préparé, pour justifier sa résolution, une Déclaration du roi adressée à tons les Français à sa sortie de Paris, dans laquelle il explique sa décision de partir par les restrictions imposées à sa liberté ainsi que par "l'anarchie et le despotisme des clubs" qui dominaient l'Assemblée et remplaçaient le gouvernement monarchique. Et comme on lui avait dit que l'armée de Meurthe-et-Moselle, commandée par le général marquis de Bouille, lui restait fidèle, il annonce aussi qu'il va aller s'établir à Montmédy sous la protection de celui-ci, et qu'il partira "de nuit et sans suite". La fuite du roi, combinée par Mercy d'Argenteau, ambassadeur d'Autriche, est exécutée par le comte Axel de Fersen, ministre de Suède, amant de la reine et pourvoyeur des fonds nécessaires. Dans la soirée du 20 juin, le roi s'entretient longuement avec La Fayette, puis la famille quitte les Tuileries en trompant l'étroite surveillance exercée sur elle, le roi étant habillé en domestique, et gagne par les rues désertes l'endroit où les attend une énorme berline. Celle-ci, qui sera conduite par Fersen pendant la première partie du trajet, prend la route de
Juillet 1791 l'Argonne, précédée de trois gardes du corps, avec à son bord MarieAntoinette, Madame Elisabeth, le Dauphin, Madame Royale, la gouvernante et deux femmes de chambre des enfants de France. Ils roulent toute la journée du 21 sur les routes de Champagne, dépassent Châlons et, à 20 heures, atteignent SainteMenehould, où les attendent les dragons envoyés par Bouille, mais ils ne font guère qu'attirer l'attention sur la berline par leur présence, et la population, méfiante, les désarme. La berline une fois repartie, le maître de poste Drouet, mandaté par la municipalité de Sainte-Menehould, part à sa poursuite accompagné d'un certain Guillaume dit La Hure, arrive avant elle au centre de Varennes, jette l'alarme et barre le pont de l'Aire avec un chariot. Après force discussions, Louis XVI, reconnu par un Varennois, admet son identité et déclare n'avoir jamais eu l'intention de fuir le pays; mais vers les 23 heures, la famille royale n'en est pas moins placée sous bonne garde dans la demeure de l'épicier Saulce, procureur de la commune. La fuite a été connue des Parisiens dès le matin du 21 juin, et le 22, l'aide de camp de La Fayette, Bayon, arrive à Varennes à 5 heures du matin et fait bientôt ramener sous escorte la berline à Paris, qu'elle atteindra le 25 vers 19 heures à l'issue d'un voyage extrêmement pénible pour la famille royale. 3. Jean Sylvain Bailly (1736-1793), fils du garde des tableaux du roi, astronome, membre de trois Académies (française, des beaux-arts, des sciences), et ami de Franklin. Président des États généraux en 1789, considéré comme auteur principal des 201
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événements du 20 juin (séance du Jeu de paume), ancien président de l'Assemblée constituante et maire de Paris. Il avait fait son possible, en proclamant la loi martiale le 25 juin 1791, pour calmer l'agitation ayant saisi la capitale lors de la fuite du roi (connue le 21 juin) et de son retour. Le 17 juillet 1791, a lieu au Champde-Mars une manifestation organisée par le Club des jacobins pour obtenir, sur production d'une pétition rédigée par Danton, le "remplacement du roi", c'est-à-dire sa déchéance, et la proclamation d'une république. La Fayette, commandant de la garde nationale, est résolu à s'opposer par la force à ce projet, fort qu'il est de l'appui de la gauche de l'Assemblée contre les pétitionnaires dantonistes. Entraînant Bailly à ses côtés, il dirige quelques bataillons sur la foule, qui refuse de se disperser. Les gardes nationaux, accueillis par les quolibets et par une volée de pierres, ne font qu'une décharge en l'air, mais un coup de feu ayant été tiré contre La Fayette, Bailly s'autorise de la loi martiale toujours en vigueur pour ordonner à ce dernier de tirer une seconde volée, laquelle creuse de gros trous. Puis la cavalerie charge, ce qui provoque une débandade éperdue de la foule et met fin à ses projets républicains. Ce "massacre du Champ-de-Mars", terme employé par Mme Roland, était plus exactement une tuerie li-
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Juillet 1791 mitée, compte tenu des évaluations très variables (de douze à quarante morts; nombre indéterminé de blessés); elle n'en mettra pas moins un terme à la carrière politique de Bailly, qui démissionnera de la mairie le 11 novembre 1791. Arrêté à Melun le 5 septembre 1793, il témoignera en faveur de Marie-Antoinette le 15 octobre, sera condamné à mort le 10 novembre et sera exécuté le lendemain (21 brumaire an II) sur le Champ-de-Mars, "lieu de son crime". 4. La veille en question peut être le 19 ou le 20 juin 1791, selon que le chevalier de Boufflers a situé la fuite de la famille royale le 20 ou le 21. Mais comme l'arrestation du comte d'Andlau a eu lieu, selon Bethia Alexander, "le jour même de la fuite", il doit plutôt s'agir du 20. 5. L'aînée, Anne Catherine, ou la cadette, Geneviève Henriette. 6. Château de la famille d'Andlau, situé près de Senlis. Le comte Gaston d'Andlau, ruiné par un train de vie fastueux, le vendra meublé en 1884. La bibliothèque du château est passée aux enchères à l'hôtel Drouot les 14 et 15 mars 1966; elle comportait le manuscrit de L'Homme (2 volumes in-folio de 792 pages au total, reliés en veau et datés de 1770) et un recueil de lettres de Jean Adrien Helvétius, grand-père du philosophe, relatives à ses négociations diplomatiques en Hollande.
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84Q.Jane Alexander à Mariamne Alexander, dame Williams [14 juillet 179l]1 [...] To tell you thé truth, we hâve taken it into our^ head that she [Mme Helvétius] does not like much to hâve new acquaintances intruded upon her. Tho' she received thé Colines2, whom we wished her to see, with gréât politeness & gracefully as she does everything, we thought we perceived that there was not thé same cordiality she had shewn on a former occasion, & we instantly took thé resolution to ask nobody else to her house. [...] [...] Monsieur Cabanis ou Monsieur l'abé de La Roch were stupid enough to tell us that thé Victime cloîtrée* was to be acted to-day at thé Français, upon thé faith of which we desired Colines to take us a box, & to-day when we went to his hôtel, we found that it was ail a mistake & that consequently our places were taken. This was doubly provoking for to keep our apointment with him we missed thé Fédération which it seems is to be renewed every 14 of July & to-day we were told it was fully as much worth seeing as it was a twelve mo[n]th ago4. [...] Franklin5 is arrived & to-morrow we dine with him at Mad. Helvétius. I thought he looked more as he used to do thanc in London. If he continues, I think I shall like him again. Farewell, my dear M.6 Believe me ever y our affectionate J. Alexander [Traduction :]
[14 juillet 179l]1
[...] Pour vous parler franchement, nous en sommes venues à penser que Mme Helvétius ne tient guère à ce qu'on lui impose d'accueillir chez elle de nouvelles connaissances. Quoiqu'elle ait reçu les Colines2, dont nous voulions qu'elle fasse la connaissance, avec la grande politesse et la grâce dont elle fait preuve en toutes choses, nous avons cru percevoir qu'elle n'avait pas montré la même cordialité qu'à une occasion précédente, et nous avons tout de suite pris la résolution de ne plus inviter personne chez elle. [...] Monsieur Cabanis ou Monsieur l'abbé de La Roche ont eu la bêtise de nous affirmer qu'on devait jouer aujourd'hui La Victime cloîtrée* au Français, sur la foi de quoi nous avons demandé à Colines de nous réserver une loge. Mais lorsque nous sommes allées à son hôtel aujourd'hui, nous avons découvert que c'était tout à fait faux, et que par conséquent nos places étaient déjà prises. Cela était doublement contrariant car, pour honorer notre rendez-vous avec lui, nous avons manqué la 203
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Fédération qui, semble-t-il, doit avoir lieu tous les 14 juillet, et l'on nous a dit qu'elle méritait d'être vue tout autant qu'il y a douze mois4. [...] Franklin5 est arrivé et nous déjeunons demain avec lui chez Madame Helvétius. Son attitude m'a paru être plus semblable à ce qu'elle était dans le passé que quand il était à Londres. Si cela continue, je crois que je vais recommencer à l'aimer bien. Au revoir, ma chère M.6 Je resterai toujours votre affectionnée J. Alexander MANUSCRIT
*A. Musée et bibl. Rosenbach, Philadelphie, fonds Rush, II : 16 : 32; 4 p.; orig. autogr.; traces de colle rouge. TEXTE
" Le A : "her". b Le A : "with with". c Le A : "then"; cf. lettre 838, note b. NOTES EXPLICATIVES
1. La date du second anniversaire de la "fédération" (v. note 4 ci-dessous). 2. Personnage non identifié. 3. Les Victimes cloîtrées, drame en 4 actes et en prose de Jacques Marie Boutet de Monvel (1745-1812). Sa première représentation avait eu lieu le 28 mars 1791 au Théâtre de la Nation. "Cette pièce a eu un grand succès", avait-il été annoncé dans le Mercure de France (avril 1791, p. 128). 4. Les Fédérations avaient été, à l'origine, c'est-à-dire en 1789 et au début de 1790, des associations formées spontanément en province entre les gardes nationales des différentes villes. Constituées d'abord dans un but de défense et de protection des citoyens, puis de ravitaillement, elles engendrent rapidement une volonté d'unité à l'échelle du pays. En 1790, l'Assemblée constituante décide que pour célébrer la prise de la Bastille, toutes les fédérations provinciales se confédéreront solennellement le 14 juillet, sur un "autel de la patrie"
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dressé au Champ-de-Mars, lors d'une "fête nationale de la Fédération". Après des préparatifs de plusieurs jours, Talleyrand, évêque d'Autun, célèbre la messe en riant, entouré de cent prêtres portant des écharpes tricolores. Un serment de fidélité à la Constitution est ensuite prononcé par le président de l'Assemblée constituante, le maire de Paris, puis La Fayette. Louis XVI, qui n'a su que s'effacer derrière ce dernier, le répète ensuite, le tout aux acclamations de soixante mille gardes fédérés et, a-t-on affirmé, de quatre cent mille spectateurs. L'anniversaire de la prise de la Bastille continuera d'être célébré jusque sous le Consulat. 5. La présence de William Temple Franklin à Paris est signalée dans son journal par Gouverneur Morris le 19 septembre 1791 (The Diary and Letters of Gouverneur Morris, Londres, 1889, 2 vol., I, p. 453). Morris avait déjeuné chez Mme Helvétius le 6 août 1791 : "Je suis allé à Auteuil voir Madame Helvétius. Sa société est formée de démocrates délirants." (I, p. 441; traduction.) 6. Mariamne Williams, sœur de l'expéditrice. REMARQUES
Le 25 juillet 1791, Henry Temple, vicomte Palmerston (v. lettre 500,
LETTRE 841
Juillet 1791
note 1), écrit de Paris à sa deuxième les personnes de son entourage semfemme, née Mary Mee : "J'ai rencontré blent aimables. J'ai déjeuné une fois une vieille dame qui est la première chez elle et j'ai été invité à y revenir relation que j'aie eue à Paris, la veuve quand je le voudrai." (B.R. Connell, du célèbre Helvétius. Elle habite dans Portrait of a Whig Peer, Londres, 1957, un village situé à environ deux milles de p. 230-231; traduction.) Paris. C'est une femme de bon sens et
841 . Betbia Alexander à Christine Alexander et à Mariamne Alexander, dame Williams [..] Ce 30 juillet [1791] 1
[...] Ce pauvre de Wimpfen , je le plains beaucoup, et je l'aime beaucoup, et je me sens triste de n'avoir pas de quoi contribuer à votre bonne oeuvre. Si je le vois dans ce pays-ci, soyez sure que je n'épargnerai rien pour l'amuser et lui être utile. J'y pourrois peu de chose, mais enfin je ferai de mon mieux. Madame Helvétius elle-même ne lui sera pas d'un grand secours, mais enfin chacun y mettra sa miette. [...] Vous me priez dans votre dernière lettre de faire le racomodement de l'abbé Morellet avec les amis d'Auteuil2. Mes chères amies, il n'y a pas moyen, la querrelle est invétéré. L'abbé de La Roche et Cabanis sont résolus de ne lui parler de leurs vies, à moins que ce ne soit pour lui dire son fait, c'est-à-dire des injure. Il le sait et m'a dit qu'il ne voulait pas s'y exposer. Il a raison. Pour Mad. Helvétius qui l'aime encore malgré tous les torts qu'on a voulu lui donner, elle ne peut le voir que le matin. C'est le seul moyen d'éviter une scène. Le pauvre abbé me disoit la dernière fois que je l'ai vu : "Mad , jugez combien il doit m'être insupportable d'entrer en cachette comme un voleur dans une maison où j'ai passée ma vie et de m'en aller de même. Je ne puis plus m'y soumettre." Il ne se plaint pourtant de personne. Il ne dit du mal ni de Cabanis ni de l'abbé de La Roche. Ce n'est pas de même de leurs cotés. Ils l'injurie sans rhime ni raison, ils l'appellent fripon, homme sans foi ni loi, prêt à recevoir de l'argent de tout le monde et pour tout sorte de service. À les en croire, il n'est pas faite pour la société d'honnêtes gens. Je ne puis leurs pardonner cet acharnement contre un homme malheureux qui a été leur ami. Pour vous montrer jusqu'où on pousse les propos contre lui je vais vous compter ce qu'on m'a dit à moi-même quelque tems après mon arrivé. J'ai demandé* des nouvelles de ses tasses que nous avons envoyé, vous et moi, Christine, il y a trois ans à Madame Helvetious. On m'a montré quatre tasse de terre
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comune les plus vilaine possible et sans théière ni laitière. Je me suis écriez qu'on les avait changé, et que ce n'etoit nullement là ce que nous avions acheté, et que d'ailleurs il y en avoit un déjeuné toute entière. "Cela ce pourroit, dites l'abbé de La Roche, ces tasses ont passés par les mains de l'abbé Morellet, il les aura trouvé jolies, il les aura gardé pour lui et envoyé à Madame Helvetius ses quatre tasses qu'il a cru assez bon pour elle." Voyant que je le regardois avec etonnement, pour découvrir si il badinoit ou si il parloit sérieusement, "Oui, Mad , voila comme est faites votre ami l'abbé Morrellet. Il m'a volé plus d'une fois, moi qui vous parle." Quec ce que s'est que l'amitié dans ce monde-ci, car ces abbés etoient amis autrefois. Si vous êtes comme moi vous n'en aimerez pas moins l'abbé Morellet. Mais je l'aime sans le voir. Il ne vient pas à Auteuil et on ne le trouve jamais chez lui à Paris. [...] [adresse :] Miss Christian^ Alexander / William Alexander Esqre / Richmond / Virginia MANUSCRIT *A. Musée et bibl. Rosenbach, Philadelphie, fonds Rush, II : 24 : 05; 7 p.; orig. autogr.; traces de colle noire. TEXTE Le A: dedamde .Le A:„-.,, ses terres j „ . . „. r _ , Ou est-. a Erreur pour Christine . Christian avait été le prénom de leur mère detunte. NOTES EXPLICATIVES 1. Il s'agit peut-être de Louis Félix de Wimpffen (1754-1814), l'un des sept fils de Jean Georges, chambellan de Stanislas Leszczynski. Colonel du régiment de Bouillon-Infanterie, il
avait accompagné Rochambeau et La Fayette en Amérique, et avait terminé sa carrière militaire avec le rang de maréchal de camp. Alors qu'il était député de la noblesse de Caen aux Etats généraux, influence par les idées libérales du Nouveau Monde, il avait entraîne la minorité de son rdre a se reunir au Tiers Etat et ,,• , , •, avait rédige }1 adresse remise au roi par cette minorité. En 1791, il n'en avait pas moins défendu le principe monarchique et les droits de la royauté. 2. Voir lettre 833, note explicative générale.
842. Louis Siffrein Salamon de Foncrose1 à Francesco Saverio, cardinal de Zelada2 Paris, 16 janvier 1792 Monseigneur,
[...] Il y a ici la veuve Helvetius, démagogue par folie après avoir été aristocrate par vanité, [qui] suit les mêmes princippes3; elle s'enorgeuillit de ras206
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Janvier 1792
sembler chés elle tous les bourreaux de la monarchie4. C'est dans sa petite maison d'Auteuil près Paris que s'enfantent toutes les motions contre le thrône et l'autel. Elle tient boutique ouverte à tous les révoltés. [...] MANUSCRIT
*A. Archivio Segreto Vaticano, Francia 582, ffos 256 recto et 259 verso; 10 pages; orig. autogr. IMPRIMÉ I. Correspondance secrète de l'abbé Salamon [...] avec le cardinal de Zelada (1791-1792), éd. Richemont, 1898, pp. 246 et 253. NOTES EXPLICATIVES
1. L'abbé de Salamon (1759-1829) avait reçu à vingt ans le bonnet de docteur et le pape l'avait désigné comme auditeur de la rote d'Avignon. Ayant acheté en 1785 une charge de conseiller-clerc au parlement de Paris, il avait été nommé, lors de la suppression des parlements, membre de la Chambre des vacations. La Constitution civile du clergé (décret du 12 juillet 1790) ayant créé une rupture diplomatique entre le SaintSiège et la France, l'abbé Salamon jouait depuis avril 1791 le rôle de chargé d'affaires officieux et secret du Vatican en France. 2. Zelada (vers 1717-1801), cardinal d'origine espagnole, qui cultivait les sciences et favorisait les artistes et les savants. Nommé bibliothécaire du Vatican, il y avait fait construire un observatoire. Revêtu de la dignité de secrétaire d'État, il exercera, jusqu'à sa retraite en 1796, une grande influence sur Pie VI. 3. Les principes ayant mené à l'adoption de la Constitution civile du clergé, laquelle avait été condamnée
comme schismatique par le pape dans ses brefs de mars et avril 1791. 4. Louis XVI ne sera guillotiné qu'un an plus tard (21 janvier 1793). Sa mort allait être votée par l'assemblée de la Convention, entrée en fonction le 21 septembre 1792, malgré l'irresponsabilité du Monarque établie par la Constitution de 1791, et bien qu'aucun mandat n'eût investi la Convention, qui n'était pas un tribunal, du droit de juger. Alors que la majorité était de 361 (sur 721 votants), un premier décompte (17 janvier) avait donné 366 voix pour la mort, dont 12 votes nuls néanmoins comptés comme valables. Un second décompte (18 janvier) avait fourni 361 voix pour la mort sans condition et 26 avec discussion ultérieure prévue, ce qui avait permis à Vergniaud, président, d'annoncer un total de 387 pour la mort immédiate. Le seul membre de la Convention qui ait été un habitué de la "petite maison d'Auteuil" est Condorcet, député de l'Aisne. Il optera pour que l'on inflige au roi la peine la plus grave qui ne soit pas la mort, ce qui pouvait signifier, soit la détention jusqu'à la fin de la guerre et le bannissement après le retour de la paix, soit les fers. Pour ce qu'a dû être la réaction de Mme Helvétius à l'exécution de la famille royale, et plus généralement, des condamnés guillotinés place de la Révolution, voir lettre suivante, Remarques.
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Janvier 1792
REMARQUES
ces gens-là, au mois de décembre 1789?" (Réponse de M. le baron de Grimm, chargé des affaires de Sa Majesté l'Impératrice des Russies à Paris, à la lettre de M. Chassebœuf de Volney, en date du 4 Décembre 1791, 1792, p. 7-8.) Selon Sainte-Beuve, qui ne fournit pas de preuves, ce pamphlet n'est pas de Grimm, mais "sans doute de Rivarol" (Causeries du lundi, 1850, 15 vol., VII, p. 322). Il s'agit d'une réponse supposée à la lettre adressée le 4 décembre 1791 à Grimm, publiée le 5 par le Moniteur (Réimpression de l'ancien Moniteur, 1855-1863, 32 vol., X, p. 537) et reprise par le Journal de Paris du 9 décembre (p. 1396). Volney, qui tenait à ne pas être confondu avec les émigrés politiques à un moment où il allait se rendre en Corse, y avait chargé Grimm de retourner à Catherine II la médaille d'or qu'il avait reçue d'elle en 1788 pour ses travaux. Pour l'abbé de La Roche, voir lettre 628, note 1, et pour l'interdiction de Mme de La Garde, voir lettres 582 et 583. Au sujet des commentaires de Grimm/ Rivarol, il convient de signaler, d'une part, que Morellet ne mentionne dans ses Mémoires aucun achat de son abbaye de Thimert par La Roche, et d'autre part, que c'est sur la requête de son mari que l'interdiction de Mme de La Garde avait été accordée par le Châtelet; que Mme Helvétius s'y était opposée; et qu'il n'aurait pu en résulter pour elle aucun avantage monétaire. Voir cependant, quant à l'attitude de Mme Helvétius envers sa sœur, la lettre 808, note 7.
L'auteur d'une lettre à peine antérieure, portant la date "À Coblentz, ce premier janvier 1792", s'était livré à l'attaque suivante contre Mme Helvétius et ses commensaux : "Voilà ce que c'est que de consulter, sur la politique, le médecin Cabanis; sur les moyens de s'enrichir, l'ex-bénédictin abbé de La Roche, d'abord moine, puis apostat, puis secrétaire d'Helvétius, puis athée, puis pensionnaire d'Helvétius, puis bas-valet, et la commère des beauxesprits, puis aumônier de Monseigneur comte d'Artois, puis pensionnaire du même prince, puis dans la Révolution, puis acquéreur des biens du clergé et des possessions de l'abbé Morlet, son ami depuis vingt ans, possesseur de l'abbaye de Tynière [Thimert : v. lettre 833, note 2]; et sur ce qui est de conduite et de bon sens, une Madame Helvétius, espèce de folle de la moderne démocratie, mais qui, avant d'aimer si fort la liberté, a présenté deux requêtes au ministre des lettres de cachet, pour faire enfermer sa propre sœur, sous le prétexte qu'elle était folle, et, dans la vérité, pour l'empêcher de se marier et de porter ses biens à d'autres qu'à elle; qui ayant en effet obtenu la lettre de cachet, a fait publiquement, et en plein jour, arrêter sa sœur par les soldats du guet, à la vue de tous les habitants de la place Vendôme où elle logeoit, et l'a fait enfermer à l'abbaye de BelleChasse. Je vous l'ai dit cent fois : cette maison d'Auteuil est une loge de fous les plus ridicules de la terre. Quel diable de conseil vous avoient donné tous
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LETTRE 843
843. [Madame Helvétius]1 à Sarah Bâche2 29 aoust [1792]3 Ah! Madame, quel temps avez-vous choisi pour voir la France? Elle est en ce moment dans la plus grande confusion, et la crise est telle qu'il est impossible même de conjecturer ce que nous allons devenir4. Votre arrivée en Europe et vos projets de nous visiter auroient été pour nous, sans la circonstance actuelle, un des plaisirs les plus vifs que nous puissions sentir; mais au printemps prochain, y serons-nous? que serons nous? et où serons-nous? Les ennemis du dehors5 seront peut-être à Paris dans quinze jours, et ce n'est qu'en versant beaucoup de sang que nous pouvons conserver notre liberté. Mais quoiqu'il arrive, Madame, la mémoire de mon illustre amy me sera toujours infiniment chère6; et jusqu'à mon dernier soupir, j'aurai, nous aurons pour sa chère fille et tout ce qui luy appartient le plus tendre et le plus respectueux attachement. [adresse :] To Mistress / Mistress Bâche at / Preston in Lancashire7 / At London MANUSCRIT
*A. Yale, Franklin Papers; 1 p.; orig.; fragment de cachet sur cire rouge; quatre timbres, dont l'un porte "PARIS" et un autre "PASSY" en rouge. TEXTE
Ajouté dans une autre encre à la p. 4 : "A Steanchy fils8". Une traduction en anglais a été ajoutée aux pages 2 et 3. NOTES EXPLICATIVES
1. Il n'est pas tout à fait certain que cette lettre, qui fait partie des Franklin Papers, soit de Madame Helvétius. Elle lui a été provisoirement attribuée par les éditeurs des papiers de Franklin. 2. Sarah Bâche (v. lettre 788, note 5), accompagnée de son mari et de sa fille aînée, a visité l'Angleterre, et a vécu à Londres dans le voisinage de son demi-frère William. Elle ne s'est pas rendue en France.
3. La mention de l'année, portée entre crochets dans le manuscrit, a été ajoutée au crayon par une main autre que celle de l'expéditeur. Son bienfondé ressort des deux notes suivantes. 4. Allusion probable à l'ensemble des événements tragiques des quelque deux mois précédents. Chronologie sommaire : - 20 juin 1792 : Protestation orchestrée de 8 000 émeutiers marchant sur l'Assemblée législative pour demander "de grandes mesures" et irruption dans celle-ci du "peuple", admis à y défiler. Puis envahissement des Tuileries à titre de protestation contre le veto royal à des décrets de l'Assemblée. Louis XVI bousculé, injurié et molesté. - À partir du 5 juillet : Arrivée de milliers de fédérés à Paris et demandes répétées de déchéance du roi. 209
Août 1792
LETTRE 843 - 8 juillet : 200 catholiques égorgés au camp de Jalès par les républicains. - 1er août : Publication à Paris du "Manifeste de Brunswick", qui menace Paris de vengeances et provoque la colère des sectionnaires parisiens. - 9 août : Réunion des sections de Paris qui élisent des "commissaires" et les envoient à l'Hôtel de ville pour intimider le conseil général de la Commune en vue de le remplacer. Les 82 meneurs des sections, qui se disent "la nouvelle Commune", déclarent dissoute la commune légale. Celle-ci, tout en protestant, lève la séance et cède la place. Danton, qui a contrôlé l'opération, devient le chef de fait de cette commune insurrectionnelle. - 10 août : Les Tuileries, mal défendues, sont prises d'assaut. Cessez-lefeu ordonné par Louis XVI, qui va se réfugier avec sa famille dans la salle du Manège. Massacre par les républicains de près de 800 gardes suisses qui ont épuisé leurs munitions. Hécatombe aux Tuileries, qui sont saccagées. Ces événements marquent le triomphe des éléments radicaux en même temps que la chute effective de la royauté. - 11 août : Suspension de Louis XVI (par 250 voix et 550 abstentions sur 800 votants). La Législative remet ses pouvoirs à un Conseil exécutif provisoire dominé par Danton. - 12 août : Louis XVI interné au Temple avec sa famille. - 15-16 août : Début des soulèvements en Vendée et création d'un Comité de surveillance avec pouvoirs dictatoriaux. - 17 août : Création du Tribunal criminel. - 20 août : La Fayette quitte la France avec son état-major. 210
5. Le 7 février 1792, un traité d'alliance avait été signé entre la Prusse et l'Autriche en vue d'une guerre éventuelle contre la France. Le 1er mars, François II, neveu de Marie-Antoinette, succède à son père Léopold II au trône d'Autriche. Hostile à la Révolution, il repousse le 5 l'ultimatum de la France de disperser tous les rassemblements d'émigrés, et le 20 avril, la Législative lui déclare la guerre. De son côté, le roi de Prusse quitte Berlin le 26 avril pour marcher sur Paris. Étant donné la frontière dégarnie, l'armée en pleine indiscipline et sans officiers, ainsi que des chefs incertains, la France est effectivement menacée d'une invasion. 6. Franklin était mort à Philadelphie le 17 avril 1790. 7. "Preston in Lancashire", où habitait la famille de Richard Bâche, se trouve à 47 km au nord-ouest de Manchester. 8. Personnage inconnu de nous. REMARQUES
La rareté des lettres relatives à Mme Helvétius entre le 29 août 1792 et le 10 août 1797 a de quoi surprendre, étant donné les nombreux événements politiques et privés qui n'ont pu manquer de l'affecter ou de l'intéresser personnellement au cours de cette période; et elle déçoit un peu, car on se serait attendu à ce qu'ils fassent l'objet d'échanges entre ses relations intimes. En dehors des tristes épreuves subies par Mme de Mun (v. lettre 845, Remarques), les circonstances se rapportant à la vie de Mme Helvétius à partir de 1792, ainsi que les attestations des sentiments et réactions de celle-ci, sont les suivantes : - La nuit du 4-5 janvier 1792, un vol
LETTRE 843 d'argenterie avec effraction a lieu chez Mme Helvétius (A.N., Z3 19, et lettre 813, note 13). - Le 5 août 1792, une nouvelle maison commune est inaugurée à Auteuil. Condorcet et sa femme, Sophie de Grouchy, qui habitaient au numéro 10 actuel de la rue d'Auteuil, suivent un cortège de jeunes filles, escortées des gardes nationaux voisins, et qui étaient venues couronner les bustes de Voltaire, Rousseau et d'autres personnages. Quand on arrive à celui d'Helvétius, la musique joue l'air : "Où peut-on être mieux qu'au sein de la famille?" (Guillois, La Marquise de Condorcet, sa famille, son salon, ses amis [1764-1822], 1897, p. 109; voir aussi le discours inaugural de La Roche [lettre 628, note 1].) - Le 19 septembre 1792, Philippe Grouvelle propose à Pierre Manuel, procureur de la commune insurrectionnelle de Paris, qu'au nom de la rue Sainte-Anne, soit substitué celui d'Helvétius : "Je ne sais si vous estimez autant que moi les écrits de cet homme rare. Je crois que la Révolution leur doit beaucoup. Ils inspirent et ils respirent la liberté. [...] C'est au magistrat populaire qu'il appartient d'acquitter la dette du peuple envers de tels hommes; je vous en offre un moyen facile. [...] Dois-je ajouter que cet honneur, rendu au nom d'Helvétius, portera la consolation et le bonheur dans l'âme d'une personne intéressante, de sa compagne qui, dans un âge avancé, dans l'âge du repos, a embrassé avec transport la liberté française, malgré les tempêtes qui l'accompagnent, qui voit sans regret sa retraite souvent troublée par les alarmes publiques, dans la seule pensée des biens que les générations futures doivent retirer de nos maux présents." (Réimpression de l'Ancien
Août 1792 Moniteur, XIV [8 octobre an I (1792)], p. 147-148. Voir aussi E. Antoine, Madame Helvétius. Inauguration du monument élevé sur sa tombe au cimetière d'Auteuil le 4 septembre 1892, 1893, p. 26.) Deux jours plus tard, le conseil général de la commune insurrectionnelle précitée, saisi de cette requête, décide que la rue Sainte-Anne portera désormais le nom d'Helvétius. Après s'être installée dans cette rue en 1813, Mme de Genlis écrira à Charles Brifaut : "Je demeure maintenant dans un logement charmant, au milieu des humains, dans la rue jadis appelée Sainte-Anne, et que les fiacres, par une moitié de vieille habitude, appellent aujourd'hui rue Saint-Helvétius. Voilà une singulière canonisation... J'ai eu peur les premiers jours que le fantôme d'Helvétius ne vînt, la nuit, me tirer les pieds, pour me punir de tout le mal que j'ai dit de ses écrits, ce qui ne m'empêcherait pas de soutenir jusqu'au tombeau qu'il a fait le plus mauvais et le plus pernicieux ouvrage que je connaisse." (Lettre citée par Guillois, Salon, p. 13, note 2.) En 1814, Mme de Genlis fera restituer l'ancien nom, ce dont elle se félicitera généreusement : "J'ai eu la satisfaction, dès le lendemain de la restauration, de faire effacer dans cette rue le nom du philosophe et d'y rétablir celui de la sainte. [...] J'eus le plaisir extrême de voir gratter le nom de l'auteur d'un livre pernicieux et détestable sous tous les rapports; je descendis dans la rue tout exprès pour jouir de ce doux spectacle, et depuis je n'ai jamais jeté les yeux sur ce coin de rue, je n'ai jamais lu le nom pur et sacré que j'y avais fait tracer sans éprouver la sensation la plus agréable." (Mémoires inédits, éd. Ladvocat, 1825, 9 vol., V, p. 371.) Une pétition adressée en 1907 au Conseil municipal de Paris pour que 211
LETTRE 843 la rue Sainte-Anne redevienne la rue Helvétius sera infructueuse (v. Le Censeur, 12 octobre 1907, article reproduit par A. Keim, Helvétius, Collection des plus belles pages, 1909, p. 330-332). - Le 24 novembre 1792, Noël Roussel, jardinier fleuriste, "prévenu de s'introduire dans les maisons et de forcer les citoyens à contribuer pour les frais de la guerre, avec insultes et menaces", et détenu à la Conciergerie sur plainte de Mme de Boufflers et de Mme Helvétius, est remis en liberté, faute de preuves qu'il ait commis un délit (A.N., W 247; renseignement dû à Jean-Claude David). - Le 5 décembre 1792, au Club des jacobins, Robespierre fait briser et fouler aux pieds les bustes de Mirabeau et d'Helvétius. Au nom de l'Être Suprême, il flétrit les idées d'Helvétius et le qualifie d'"intrigant", de "misérable bel esprit", d'"être immoral" et d'"un des plus cruels persécuteurs de J.-J. Rousseau" (Œuvres complètes, 1910-1967,10vol. IX, p. 144). - Le 8 juillet 1793, Condorcet est décrété de prise de corps par la Convention pour avoir écrit "Aux Français, sur le projet de la nouvelle constitution". Il sera arrêté le 27 mars 1794 à Bourg-la-Reine (alors rebaptisé BourgÉgalité), ayant peut-être passé une nuit chez Mme Helvétius au cours de sa fuite (A.N., F7 4766), et s'empoisonnera dans sa prison le 29 mars 1794 pour éviter la guillotine. On ne sait où repose son corps, qui a été jeté dans la fosse commune d'un cimetière ayant disparu après la Révolution (v. aussi lettre précédente, note 4). - Par un décret de la Convention, rendu le 21 octobre 1793 "sur la demande des habitants", le district de Saint-Denis, qui avait été créé par décret du 10 février 1790 et qui englo212
Août 1792 bait le village d'Auteuil, reçoit le nom de Franciade (Archives de la Seine, 4 AZ 639). - Le 2 novembre 1793, après une perquisition très minutieuse chez Mme Helvétius, La Roche est arrêté par François Julien Marcellin, commissaire civil du Comité de salut public, et emprisonné à l'Abbaye, puis aux Carmes (v. lettre 628, note 1). - Selon LJ. Moreau de La Sarthe, "la persécution révolutionnaire [...] le fit trembler [Cabanis] un moment pour les jours de Madame Helvétius" (Encyclopédie méthodique, section "Médecine", article "Moral", X, p. 253). Il ajoute qu'en écrivant ses Mélanges de littérature allemande, Cabanis a eu pour objet "d'occuper un moment Mme Helvétius, qui, profondément affligée des crimes & des malheurs de 1793, s'étoit abandonnée à une mélancolie assez grave pour avoir inspiré des inquiétudes à ses amis". Effectivement, le début de la dédicace de cet ouvrage, adressée à Mme Helvétius, est le suivant : "Ces traductions vous appartiennent, Madame : permettez qu'elles paraissent sous vos auspices. Elles ont été faites pour vous, dans ces tems affreux qui n'ont pas seulement vu ravager la France et couler, sous la main des bourreaux, le sang des meilleurs citoyens, mais qui par des souvenirs si douloureux, qu'enveniment encore tous les jours de perfides déclamateurs, nous font maintenant un mal plus profond et plus durable peut-être, celui d'obscurcir le bon sens de la nation, et de glacer presque le génie de la liberté. Pour supporter la vie, il ne restait alors d'autre ressource que d'émousser dans de fortes occupations et dans une attention soutenue sur des objets étrangers aux affaires, les impressions funestes
Gravure de la Mort de Condorcet par Jean Duplessis-Bertaux
LETTRE 843
renouvellées à chaque moment. Mais que cette ressource était faible! Combien difficilement les cœurs sensibles pouvaient-ils en retirer quelque fruit! Accoutumée à chercher votre bonheur dans celui de tout ce qui vous environne, cette philosophie qui, lors des grandes calamités, apprend à se résigner pour les autres, aussi bien que pour soi-même, trouvait votre âme entièrement fermée à ses tristes déterminations : elle ne vous était pas seulement impossible; elle vous révoltait en quelque sorte. Ceux de vos amis qui ne vous avaient pas été enlevés par les brigands révolutionnaires, cherchaient à détourner doucement, et comme à votre insu, vos regards de ces tableaux qu'ils ne pouvaient vous dérober. Leurs tendres soins, seul genre de consolation auquel vous fussiez restée accessible, sont parvenus plus d'une fois à calmer l'horreur et l'indignation dont vous étiez saisie : et tantôt la lecture de ces sages, que de lâches hypocrites voudraient faire regarder maintenant comme les auteurs de nos maux, tantôt celle des écrivains dont l'imagination brillante a tracé les tableaux les plus heureux de la nature et de l'homme, ont su vous transporter hors du moment présent et vous rendre tout le calme de votre douce retraite." (Mélanges de littérature allemande, ou Choix de traductions de l'allemand, Paris, an V, 1797, p. i-ii.) La dédicace se termine ainsi : "Ces traductions n'ont d'autre prix à mes yeux que d'avoir excité votre intérêt : puissent-elles, Madame, vous distraire encore quelques momens! Je ne me suis déterminé à les publier que sur vos pressantes invitations : recevez-les comme l'hommage et l'offrande de l'amitié. Qui mieux que vous mérite d'être l'objet de son culte? car qui fut 214
Août 1792 jamais un plus parfait modèle de son dévouement? Ce 1er prairial, an 5e de la République française [20 mai 1797]." (Op. cit., p. xv.) Selon Pierre Roussel (v. lettre 825, note 2), Mme Helvétius "se réjouissoit des biens que promettoit la Révolution, autant qu'elle a gémi des maux qui l'ont suivie". "Depuis cette dernière époque, ajoute-t-il, elle ne voulut plus sortir d'Auteuil, craignant de passer par quelque endroit qui eût été le théâtre de quelque catastrophe. Elle sortit seulement une fois pour aller voir une de ses filles qui étoit malade; elle se trouva mal en passant sur la place de la Révolution." (Notices sur la veuve Helvétius, née Ligniville, an VIII [1800], p. 12.) La place de la Révolution (anciennement place Louis XV et actuellement place de la Concorde) a été le lieu des exécutions de Louis XVI (21 janvier 1793) et de Marie-Antoinette (16 octobre 1793), et aussi celui de la décapitation de nombreux autres condamnés, entre le 17 mai 1793 et le 9 juin 1794. Après cette date, les exécutions auront lieu place Saint-Antoine (aujourd'hui place de la Bastille), puis à la Barrière du Trône renversé (aujourd'hui place de la Nation). Mme de Mun habitait la rue d'Anjou, tout près du cimetière où le roi et la reine étaient enterrés (v. lettre 733, note 1). Selon une autre notice biographique, due à un "Cen T****", Mme Helvétius, "à l'aurore de la Révolution, [...] embrassa avec transport l'espoir de la félicité et de la liberté des hommes" (op. cit., p. 22). D'après Emile Antoine, le citoyen T. est peut-être Destutt de Tracy (Madame Helvétius. Inauguration..., 1893, p. 33). - Le 10 août 1794, La Roche est libéré. - Le 14 mai 1796, Cabanis épouse
Gravure de la Mort de Marie-Antoinette par Isidore Stanislas Helman d'après le dessin de Charles Monnet
LETTRE 844 Charlotte Félicité de Grouchy (17681844). Ils étaient déjà installés chez Mme Helvétius, où sont nées leurs deux filles, Geneviève Aminthe (7 octobre 1793) et Annette Paméla (25 mars 1800). - Enfin, après le retour d'Egypte de Bonaparte (9 octobre 1799), l'annonce faite à Paris le 12 que "le général Bonaparte a débarqué à Fréjus" et les folles acclamations qu'elle provoque
Octobre 1792 dans les foules, ainsi que son arrivée à Paris (16 octobre), la Société d'Auteuil adhère activement au désir extrêmement populaire de voir Bonaparte porté au pouvoir, et s'emploie à y préparer l'opinion lors de la courte période ayant séparé son retour et la journée du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799). Voir Guillois, Salon, p. 127-147.
844. Pierre Jean Georges Cabanis à Pierre Etienne Dumont1 Nous avons vu lord Wycombe2 une seule fois chez Made Helvétius. Il nous a donné de bonnes nouvelles de lord Lansdowne. Nous vous prions de nous rappeller au souvenir de celui-ci. Made Helvétius [...] vous f[ai]t mille compliments. [...] À Auteuil, ce 19 8bre l'an Ier de la République française [1792]3 MANUSCRIT
*A. Bibl. publique et univ., Genève, mss. Dumont; 2 p.; orig. autogr.; timbres de la poste : "P[ORT] PAYÉ" et "10.92" [octobre 1792]. NOTES EXPLICATIVES
1. Dumont (1759-1829), libéral genevois, avait été ministre du SaintÉvangile à Genève (1783) et à SaintPétersbourg (1784-1785), précepteur de Henry Petty, fils cadet de Lord Shelburne (1786-1789), et collaborateur de Mirabeau (1789-1791). À l'époque de la présente lettre, il se trouvait à Bowood chez le comte de Shelburne (lord Lansdowne) auquel il servait d'informateur politique pendant ses nombreux séjours en France et en Suisse. Ami de Bentham, il allait revoir, mettre en ordre, traduire et publier certains des manu216
scrits de ce disciple d'Helvétius. Pour la carrière de ce grand voyageur, correspondant de Mme de Staël, voir J. Martin, Etienne Dumont 1759-1829, Neuchâtel, 1942. Le 4 avril 1792, Cabanis avait écrit à Dumont, qui se trouvait à Paris depuis plus d'un mois : "Je prie Monsieur Dumont de ne pas oublier la promesse qu'il a faite à Made Helvétius de revenir la voir avant de quitter la France. Elle me charge de lui rappeller cette promesse. Il n'y a que le tourbillon d'affaires où je vis qui puisse m'excuser d'avoir été si long-tems sans aller me rappeller à son souvenir, mais à la lettre je n'ai presque pas un moment de libre." (Mss. Dumont [v. le A].) 2. Wycombe avait quitté Paris le 16 octobre, après y avoir séjourné depuis le 7 septembre.
LETTRE 845 3. Ce ne sera que le 5 octobre 1793 que la Convention abolira, pour les usages civils, le calendrier grégorien et établira "l'ère des Français" qui
Septembre 1794 avait commencé à minuit, le 1er vendémiaire (lundi 22 septembre 1792), date de la fondation de la République.
845. Elisabeth Charlotte Helvetius, comtesse de Mun, à François Louis Bourdon de l'Oise1 18 fructidor [an II (4 septembre 1794)] Citoyen représentant, Je ne suis pas connue de vous, mais sûrement vous connoissez le nom de mon père. Vous savez s'il aimoit la tyrannie et si jamais sa plume a flaté les tyrans. Sa malheureuse fille n'en est pas moins traité comme les esclaves des rois, comme les contre-révolutionnaires. J'ai adressé mes tristes plaintes au président de la Convention2; sont silence me prouve que je me suis mal adressée. Vous serez peut-être plus humain, vous vouderez bien jetter un coup d'oeil sur ces pièces qui justifient ma demande et peutêtre que dans un moment où le fils de Buffon3, sacrifié par l'ennemi des talens et des vertus, eut trouvé grâce auprès des admirateurs de son illustre père, la fille d'Helvetius trouvera en vous un pro[te]cteur. Salut et fraternité, Charlotte Helvetius MANUSCRIT *A. A.N., F7 4741; 1 p.; orig. autogr. NOTES EXPLICATIVES
1. Bourdon (1738-1798), dit Bourdon de l'Oise, département dont il était le député à la Convention depuis 1792. Il avait voté la mort du roi sans sursis ni appel, obtenu l'arrestation et l'exécution des fermiers généraux, et concouru à la chute des Girondins. Néanmoins, le 9 thermidor an II (27 juillet 1794), il avait été l'un des plus ardents champions de la réaction. Le 4 brumaire an IV (26 octobre 1795), il entrera au Conseil des CinqCents, où il sera l'ennemi mortel des républicains. Devenu riche en spécu-
lant sur les assignats et les biens nationaux, il se rangera du côté des conservateurs royalistes, et au lendemain du 18 fructidor an V (4 septembre 1797), il sera déporté à Cayenne. À l'époque de la présente lettre, il était membre du Comité de sûreté générale. 2. Lettre de deux pages, non datée, et qui se trouve dans le même dossier. Mme de Mun formule ainsi sa requête : "Une femme gémissant sous le poids du malheur qui l'accable depuis longtems, la fille de Helvetius, se flateroit-elle en vain que vous adoucirez son sort? [...] Elevée dans les principes de son
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LETTRE 845 père, elle a toujours chéri la liberté et l'égalité. [...] Elle a fait tous les sacrifices qu'on pouvoit attendre d'une bonne patriote. [...] Elle a constament été attachée à la Révolution. Elle attend donc de la justice de la Convention qu'elle fera cesser sa détention, qu'elle lui donnera les moyens de subsister, et que les mânes de son père n'auront point à gémir d'avoir développé des principes qui, faits pour le bonheur du genre humain, ont cependant privé sa malheureuse fille de sa liberté et de l'héritage qu'il lui avait laissé." Le 17 fructidor an II (3 septembre 1794), André Antoine Bernard (de Saintes), député de la CharenteInférieure, avait succédé à Antoine Christophe Merlin (de Thionville), député de la Moselle, à la présidence de la Convention. 3. Georges Louis Marie Leclerc de Buffon (1764-1794), fils unique du naturaliste, venait d'être exécuté le 22 messidor an II (10 juillet 1794) par ordre du tribunal révolutionnaire (v. Archives de Paris et de la Seine, collection Bégis). REMARQUES
La période révolutionnaire n'avait jusqu'alors apporté à Mme de Mun qu'"une chaine continuelle de privations et de souffrances" (A.N., F7 4741). En juin 1791, son mari avait émigré (M.C., LVI, 409, 4 frimaire an II [24 novembre 1793]), emmenant avec lui leur fils unique, malgré l'opposition de son épouse. Il passera le reste de sa vie avec sa maîtresse, la comtesse de Tessé (v. lettre 855, note 15). Mme de Mun avait dû se procurer et signer régulièrement des certificats de résidence ou de non-émigration, dans lesquels son signalement est rarement le même : taille
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Septembre 1794 de quatre pieds dix pouces, ou bien jusqu'à cinq pieds deux pouces; cheveux châtains, ou bien blonds; visage ovale, ou bien long et maigre; front bas, ou bien haut; yeux bleus, ou bien bruns, ou gris, ou noirs; nez long, ou bien petit; bouche moyenne, ou bien petite et riante; menton rond, ou bien petit. Afin de conserver la propriété qu'elle avait héritée de son père, elle avait renoncé à la communauté de biens établie par son contrat de mariage (M.C., LVI, 396, 30 novembre 1792), et avait été séparée de biens d'avec son mari par décision arbitrale rendue le 17 décembre 1792. Le 28 frimaire an II (18 décembre 1793), elle avait divorcé, ayant "demandé à haute voix la dissolution de son mariage" (A.N., F7 4741). Selon un mémoire présenté ultérieurement par la requérante au Comité de sûreté générale, "la citoyenne Helvetius vivoit avec lui d'une manière peu agréable : elle étoit toujours renfermée chez elle; lui, au contraire, a toujours vécu dans le monde. Leur séparation comme le[ur] divorce n'a fait qu'établir légalement une division qui existoit déjà dans la conduite des deux époux." (Ibid.) Ces mesures n'avaient pas suffi à améliorer la situation, tant matérielle que morale, de Mme de Mun. En vertu d'une loi du 9 frimaire an II (29 novembre 1793), tous ses biens, et notamment le château de Lumigny, avaient été séquestrés. Sa santé, toujours fragile, s'était affaissée. Un médecin de la faculté de Paris avait attesté le 29 germinal an II (18 avril 1794) qu'elle était "depuis plusieurs années affectée d'une matière érésipélateuse", qui s'était portée "sur la poitrine, sur le foye et sur l'ovaire" (ibid.). Le 14 germinal an II (13 avril 1794), le Comité de sûreté générale de la Convention avait
LETTRE 846 ordonné son arrestation "comme mère ou femme d'émigrés", mais en raison de sa maladie et de celle de sa fille, qui était, elle aussi, "allitée d'un erésipille" (A.N., F7 477455), elle avait été détenue en son domicile (928, rue d'Anjou), tout en étant soumise à l'obligation de payer les deux gardes postés chez elle, ce pour quoi elle avait dû emprunter de l'argent. Le 30 germinal an II (11 avril 1794), sa fille unique, Adrienne Claire Julie, qui avait épousé Alexandre Combault d'Auteuil le 6 décembre 1793 (M.C., LVI, 409), était morte (M.C., LVI, 434), et le lendemain, Mme de Mun avait inutilement demandé à être "transportée à Auteuil, près de la citoyenne Helvétius, sa mère, la seule personne de qui elle puisse recevoir des soins et de la consolation" (A.N., F7 4741). Le 13 fructidor an II (30 août 1794), la situation de Mme de Mun avait commencé à évoluer quelque peu, avec l'attribution, par le comité civil de la section de la République, d'un certificat de civisme attestant qu'elle était "dans les bons principes" (ibid.). C'est sans doute en fonction de cette obtention que le 18 fructidor an II (4 septembre 1794), elle avait envoyé la présente lettre au Comité de sûreté générale. Celui-ci, "voulant d'après les principes de la Convention honorer la mémoire des grands hommes et considérant l'attestation de civisme donné à Charlote Helvetieus", arrête le 2 vendémiaire an III (23 septembre 1794),
Juin 1797 qu'elle sera mise en liberté, les scellés levés ainsi que le séquestre de sa maison (ibid.). Le 8 brumaire an V (29 octobre 1796), sur le rapport du ministre de la police générale, Cochon, le Comité de sûreté générale décrète que l'absence de son fils ne peut être réputée comme émigration, puisqu'il n'est allé en Suisse que pour y perfectionner son éducation. Il ordonne en conséquence que son nom soit rayé de toute liste d'émigration et que le séquestre soit levé sur ses biens et ceux de sa mère (A.N., AF III 411, dossier 2267, n° 38). La requête de Mme de Mun avait probablement bénéficié de l'appui de la mère de Napoléon, à laquelle Mme d'Andlau avait écrit : "Vous êtes mère, Madame, et votre cœur est sensible. Vous sentes bien mieux que je ne puis l'exprimer de quel importance sera le service que vous rendrez à ma sœur, si vous pouvés hâter de quelques mois le moment où il lui sera permis de revoir et de serrer dans ses bras le seul objet de toutes ses affections, le seul que la Révolution ne lui ait pas enlevé pour toujours." (Lettre non datée, conservée à Voré.) Le 16 frimaire an V (6 novembre 1796), Mme de Mun donnera sa procuration générale à son fils unique, Jean Antoine Claude Adrien de Mun, nouvellement revenu de Suisse (M.C., LVI, 435). Elle mourra le 16 germinal an VU (5 avril 1799) à son domicile de la rue d'Anjou.
846. Madame Helvétius à Pierre Louis Rœderer1 [Peu après le 8 juin 1797]2 Je suis bien touché, Monsieur, que le nom de mon mari, cité avec éloge dans un ouvrage que vous avez fait imprimer2, m'ait rapellée à votre sou219
LETTRE 846
Juin 1797
venire. Jugez quel plaisire je ressens, lor que ce nom, qui me seras toujours si cher, est remis sous les yeux du public par les amis de ses principes, et par les hommes supérieurs qui s'occupent, comme lui, du vrais bonheurs de la société. Vous êtes, Monsieur, de ce nombre, et quoique les ouvrages d'Helvetius apartiennent plus aux public qu'à moi, je ne vous dois pas moins en particulier tout mes remercimens pour la manière dont vous les louez et les deffendés. Acceptez-en la dernière édition3 faite par Didot4. C'est la seule conforme à ses manuscrits5 et la plus emple qui ait pu être donnée, depuis qu'il n'y a plus de parlement, ni de censensure* royaux. Resevé donc, Monsieur, l'assurans de touts mes sentiments d'estimes et de reconnessence. Helvétius [destinataire :] Au Citoyen Rœderer^ MANUSCRIT
*A. A.N., 29 AP 11; 2 p. (demi-feuille); orig. autogr.; traces de colle rouge. TEXTE a censeurs. L'indication du destinataire n'est pas autographe. NOTES EXPLICATIVES
1. Conseiller au parlement de Metz (1780), Rœderer (1754-1835) avait été député du Tiers État aux États généraux et membre du Club des jacobins. Il s'était rapproché de la cour en 1792 et, s'étant retiré de la vie politique sous la Convention et le Directoire, avait fondé en 1796 le Journal d'économie politique, de morale et de législation. Ayant approuvé le coup d'État du 18 Brumaire, il sera successivement conseiller d'État, sénateur et comte d'Empire. 2. Mme Helvétius se réfère sans doute à la parution, dans le Journal d'économie politique du 20 prairial an V (8 juin 1797) (VI, p. 65-83), d'un écrit de Rœderer intitulé "Entretien de plusieurs philosophes célèbres, sur les gouvernements républicain et monarchique", qui met en scène' 220
Hobbes, Locke, Bayle, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Helvétius et Sieyès. Helvétius n'y avance qu'une seule opinion : "Le meilleur des gouvernements est celui sous lequel le peuple est le plus heureux" (p. 69; v. aussi Rœderer, Œuvres, 1853-1859, 8 vol., VI, p. 63). 3. Il s'agit de l'édition en 14 volumes préparée par l'abbé de La Roche et publiée par Didot en 1795. Rœderer en avait fait un compte rendu dans le Journal de Paris (3 nivôse an V [23 décembre 1796], p. 374); un autre avait paru dans le Mercure français (10 pluviôse an V [29 janvier 1797], p. 32-36); et Ginguené allait en faire un troisième dans La Décade (20 thermidor an V [7 août 1797], p. 283286). La réimpression de cette édition (Hildesheim, Olms, 1969), a fait l'objet d'une analyse de D.W. Smith ("A reprint of Helvétius's Œuvres", Zeitschrift fur Franzosische Sprache und Literatur, LXXXI [1971], p. 267275). 4. François Ambroise Didot (17301804), fils de François Didot, l'ami et éditeur de l'abbé Prévost. Il était devenu libraire en 1753, imprimeur
Août 1797
LETTRE 847 en 1757, et syndic de la communauté des libraires en 1771. On lui doit la fabrication du papier vélin, l'élaboration de la mesure typographique en points, et la création de nouveaux caractères d'une grande élégance, qu'il fit graver par Waflard et par son fils cadet, Firmin (1764-1836). Ce dernier a laissé des souvenirs écrits de sa jeunesse passée à Auteuil, où Mme Helvétius s'entourait d'enfants (v. Guillois, Salon, p. 32, note 1). 5 Mme Helvétius ignorait donc que dans cette édition, La Roche avait continué la pratique qu'il avait adoptée dans l'édition des Œuvres d'Helvétius de 1781, consistant à altérer les textes d'Helvétius en vue de les faire cadrer avec la conjoncture historique et d'accréditer les opinions attribuées à Helvétius dans les lettres sur L'Esprit des lois, qu'il avait lui-même fabriquées. Par exemple, le texte de L'Homme de cette même édition comporte environ 30 000 mots de moins que celui de l'édition originale. Voir D.W. Smith, "Helvétius - problèmes de recherches", Revue de l'université de Bruxelles, (1972-1973), p. 144-156.
REMARQUES
En mars et avril 1797, dans quatre conférences publiques, La Harpe avait présenté au Lycée, établissement libre fondé en 1787 pour l'enseignement des lettres et des sciences, des réfutations de L'Esprit, ouvrage qu'il y avait déjà attaqué en 1788. Il avait fait imprimer ces conférences, où Helvétius était traité de sophiste, dans La, Quotidienne (18 et 19 floréal an V [7 et 8 mai 1797], nos 377 et 378), ainsi que séparément sous le titre de Réfutation du livre De l'Esprit (an V [1797]). Dans son compte rendu des Œuvres d'Helvétius (v. note 3 ci-dessus), Ginguené vise La Harpe qu'il compare aux adversaires d'Helvétius pendant l'affaire de L'Esprit : "Helvétius n'eut contre lui pendant sa vie que la persécution des fanatiques, les diatribes des sots, et après sa mort, les coups de pied de Robespierre, qui brisa publiquement son buste, et les critiques renouvelées depuis peu du Journal chrétien et de la Gazette ecclésiastique, par un théologien de fabrique nouvelle, qui de l'école de Voltaire a émigré sur ses vieux jours dans celle de Nonotte et du frère Berthier."
847. Christine Alexander à Mariamne Alexander, dame Williams Finchley1, August lOth 1797 [...] J was interrupted in my letter by thé return of an old French friend of Jsabelle's from mass, Mde de Vandeneze2. You remember a little girl of thé name of Conway who lived with Mde de La Marc3. Married at thirteen, she led a most misérable life with thé husband they gave her. Seperated from him by thé Révolution, she has behaved in trying situations most admirably. She is now in London and as she left France lately has given us intelligence of some of those we left there. [...] 221
LETTRE 847
Août 1797
It is pretended that our old friend M Helvitious is married to thé Abbé de La Roche4. J cannot concieve a motive for this and therefore J do not intirely crédit it. Yet it is so positively asserted that J know not how to deny. The Abbé was ministre de l'Intérieur but did not keep his place a week5. J do not think this a gréât misfortune for there is too much appearance of future troubles and J fancy he is better calculated for private than for public life. [...] Finchley1,10 août 1797
[Traduction :]
[...] Ma lettre a été interrompue par le retour de la messe d'une vieille amie d'Isabelle, Mme de Vandeneze2. Vous vous souvenez d'une petite fille nommée Conway qui habitait chez Mme de La Marck3. Mariée à treize ans, elle a mené une vie extrêmement malheureuse avec le mari qu'on lui a donné. Séparée de lui par la Révolution, elle s'est comportée de la façon la plus admirable dans des situations pénibles. Elle est actuellement à Londres et, comme c'est récemment qu'elle a quitté la France, elle nous a donné des nouvelles de certaines des personnes que nous y avons laissées. [...] On prétend que notre vieille amie Mme Helvétius a épousé l'abbé de La Roche4. Je ne peux imaginer la moindre raison pour un tel mariage et je n'y crois pas tout à fait. Mais on affirme si catégoriquement son existence que je ne sais comment la dénier. L'abbé a été ministre de l'Intérieur mais n'a pas gardé son poste plus d'une semaine5. Je ne crois pas que ce soit là un grand malheur car il y a trop lieu de penser que de nouveaux troubles vont survenir et je crois que la vie privée est mieux faite pour lui que la vie publique. [...] MANUSCRIT *A. Musée et bibl. Rosenbach, Philadelphie, fonds Rush, II : 16 : 16; orig. autogr. NOTES EXPLICATIVES b situe dans le Middlesex a 11 1. Village . . . i T i km au nord du centre de Londres. „ . _. -n, , •>. TT • 2. Marie Rosé Bénédicte Henriette _ , TI j ITT« Conway, née en Irlande en 1770 ,..,. . ;' . _ ,' rille de Jacques Henri Conway et de Marie Elizabeth Coplay. Elle avait .,„, _ r. ' . épouse en 1783 Jean, baron de Vandenesse, ne en 1751, capitaine au
222
régiment Royal-Picardie-Cavalerie, fils de Jean Baptiste François (17211775), secrétaire du roi, et d'Henriette Charlotte Salmon. Ils avaient deux enfants, Henri Jean Hypolite, ne en 1785, et Jean Marie Eugène (1790-1823). Elle mourra en 1816 (Archives de Pans et de la Seine, r^iOii-7c j • n\ DQ1U1275, dossier 12). ..0, . , 7 • , 3. Voir lettre 783, note 3. . 4. Amrmation non corroborée, et tort douteuse.
5. Autre amrmation non confirmée,
LETTRE 848
1797-1798
848. Madame Helvétius à Pierre Antoine Benoît1 An V [1797-1798] J'envoye à Monsieur le maire l'arpentage de mon terain et de ma maison2. Ligniville Helvétius MANUSCRIT
*A. Bibl. mun. du XVIe arrondissement, Trocadéro, fonds Parent de Rosan 31, f° 273; 1 p.; reproduction décalquée. NOTES EXPLICATIVES
1. Benoît (1741-1816), fils d'un cuisinier de Toulouse, s'était retiré en 1792 à Auteuil, dont il allait être maire jusqu'au début de sa dernière maladie. Il fondera en 1800 le cimetière d'Auteuil, où la translation des cendres de Mme Helvétius aura lieu en 1817. Voir G. Bertin, "PierreAntoine Benoît", B.S.H.A.A.P., V (1904-1906), pp. 287-290 et 303-308. 2. Cette lettre est écrite au bas d'une "Déclaration (pour la Contribution foncière)", datée de l'"an V". Il résulte des données fournies dans cette Déclaration que la maison de Mme Helvétius avait une superficie de 20 perches 17 pieds, les deux
cours avaient 19 perches et 16 pieds, et le jardin, 2 arpents 4 perches et 10 pieds, soit en tout 2 arpents 45 perches et 7 pieds ou un peu moins de 2 arpents et demi. REMARQUES
Selon Rœderer, Mme Helvétius était très heureuse de sa propriété : "'Vous ne savez pas,' disait-elle un jour en s'y promenant avec Bonaparte, 'combien on peut trouver de bonheur dans trois arpents de terre'" ("Notice biographique sur Madame Helvétius", Journal de Paris, 4 fructidor an VIII [22 août 1800], p. 1658). Cette visite de Bonaparte, pour qui Mme Helvétius avait conçu "une affection singulière mêlée d'un sentiment profond d'admiration", a eu lieu après son retour d'Egypte en 1799 (Roussel, Notices sur Mme Helvétius, 1800, p. 9).
849. Madame Helvétius à Marie Anne Poulet, dame Ginguené1 2 du dit moi[s de floréal an vi (21 avril 1798)]2 Ma chère bonne, bonne, et exlante amie, me voila donc moins malheureuse : je resoie votre lettre d'un mois des route. Je suis comme vous malade, et je la seraye surements tent que vous ne seraye pas aux prest de nous, car mes bont amis pence comme moy, et c'est la raison qui fait qu'ond s'aime. Pendent que votre lettre voiagaist je lisaye dans les papie les nouvelles de votre paiis3, et je me disaye : "Comment quitte-t-ont son paiis, et tout
223
LETTRE 849
Avril 1798
ce qui nous aime?" Mais un mary e[s]t aux-desus de tout; j'auroist fait ce que vous faite. Mais, ma bonne amie, ecrivé-moi toute suite un most, un ceul most de ce qui ce passe, car on ne saye jamais la vérité dans les nouvelle; [d'Jun jours à l'autre tout ce déments. Je m'ocupe à vous faire arrengé une petite chambre si vous revené dans nos chant. Notre petit vilage4 e[s]t si trenquil : La Roche e[s]t président du cantont5, Cabanis député6, Galoi7 a suivie Francoie de Neu—8, son ami, tout nos savants sont partie, toute leurs femme sont dans des inquietud horible. Et moi, je ne pence qu'à vous deux, je vous aime tant. Je vous ser tout les deux sur mon cœur, et mon âme doit passé dans la votre. Je tremble si fort que je ne peu plus continuer. [adresse :] À la Citoyenne Ginguené / Maison de l'Ambassadeur / de France / À Turind MANUSCRIT
*A. Yale, Franklin Papers; 1 p.; orig. autogr.; traces de colle rouge; timbres de la poste : "PV, et, en rouge, "PASSY". TEXTE
Ajouté sous l'adresse par une main inconnue : "Lettre de Mde Helvetius". * L'adresse n'est pas autographe. NOTES EXPLICATIVES
1. Marie Anne Poulet, morte en 1832, s'était mariée avec Pierre Louis Ginguené (1748-1816), homme de lettres et membre de l'Institut. En mars 1798, elle l'avait accompagné à Turin, où il allait rester moins d'un an ministre plénipotentiaire du Directoire auprès du roi de Sardaigne. 2. Selon toute vraisemblance, Mme Helvetius emploie le calendrier républicain. Sa lettre avait dû être écrite entre le 20 germinal (date de l'élection de Cabanis) et le 20 floréal an VI (date à laquelle Neufchâteau n'était plus ministre du Directoire); elle ne peut donc dater que du 2 floréal an VI. 224
3. C'est-à-dire l'Italie. 4. Auteuil. Les Ginguené avaient habité dans la même rue que Mme Helvetius. 5. En 1798, La Roche avait été élu président du canton de Passy. 6. Élu aux élections du 20 germinal an VI (9 avril 1798). 7. Jean Antoine Gauvin Gallois (17611828) était lié avec Cabanis, qui l'avait présenté à Mme Helvetius. Il avait été nommé commissaire de l'instruction publique au commencement de la Révolution. En 1791, il avait été envoyé en Vendée pour s'enquérir des troubles de cette région. Selon Guillois, "Gallois le tribun habitait chez Mme Helvetius depuis 1793", c'est-à-dire depuis l'époque de l'emprisonnement de La Roche (La Marquise de Condorcet, 1897, p. 183). En 1798, il sera chargé par le Directoire de traiter de l'échange des prisonniers français avec le gouvernement britannique. 8. Nicolas Louis François de Neufchâteau (1750-1828), ministre de l'Intérieur en 1797, avait été élu membre du Directoire, au dépit de Talley-
LETTRE 850 rand qui s'était offert, et en remplacement de Carnot, proscrit à la suite du coup d'État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797), par un décret du Directoire du lendemain. Bel esprit, très féru de philosophisme et libertin notoire, il n'en avait pas moins écrit une Paméla, ou la Vertu récompensée (1793), pièce adaptée du roman de Samuel Richardson au titre identique, ce qui l'avait fait admettre à l'Institut. Il sera président du Sénat (1804-1806), et comte d'Empire. REMARQUES
Dans La Décade du 10 frimaire an VI (30 novembre 1797), Ginguené avait
Novembre 1798 publié un poème intitulé "À Madame Helvétius, pour la remercier du buste de son mari" : "Veuve du plus aimable et du plus beau des Sages, / Le marbre et votre cœur ont conservé ses traits; / Et le plâtre docile, au gré de vos souhaits / A multiplié ses images. / Vous m'offrez un de ces portraits : / C'est un Dieu! Chaque jour il aura mes hommages. / Vous les partagerez. Du sort, de ses orages / Votre époux me défend de redouter les traits : / Pour les conjurer désormais / J'aurai votre amitié, son buste et ses ouvrages." (N° 7, p. 426; voir aussi la version légèrement modifiée figurant dans ses Fables inédites, 1814, p. 292.)
850. Madame Helvétius à Marie Anne Poulet, dame Ginguené [19 novembre 1798]1 Je ne faits que pence à vous, ma bonne et bien bonne amie. Enfin vous voila tout les deux, vous dans votre lit, et le bon mary2 un col à la taite. Je suis inquiette de ce qu'ils ne c'est pas fait faire une petite saigné. Quend vous pouvée venire me voire? Nous dinon à 5 heur depuie que Cabanis e[s]t député3, et vous tro eraye un lit pour vous deux en attendant que vous en aye[z] deux. Ecrivé-moi un petit most par la petite poste4 pour me rendre tranquil sur la sente des deux amis les plus vertueux, les plus moralle, et les plus tourmenté dans ce vilin voiage. [destinataire :] A la bonne des / bonne MANUSCRIT
*A. Bibl. mun. de Grenoble; 1 p.; orig. autogr. NOTES EXPLICATIVES
1. C'est sans doute la destinataire qui a ajouté au bas de la lettre l'indication suivante : "R[eçu] le 29 b[rumai]re",
soit le 19 novembre 1798. Cette lettre est probablement la première que Mme Helvétius a écrite aux Ginguené après leur retour de Turin en 1798. 2. Pierre Louis Ginguené (v. lettre précédente, note 1).
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Novembre 1798
LETTRE 851 3. Il était député depuis les élections du 20 germinal an VI (9 avril 1798). 4. La petite poste, qui ne desservait que l'intérieur de Paris, avait été établie en 1653. REMARQUES
La Roche avait publié, en 1798, chez Pierre Didot, dit Didot l'aîné, une traduction de L'Art poétique d'Horace, dédiée "Au général Buonaparte", qu'il avait prié d'agréer "le foible hommage du disciple de l'ami d'un philosophe
dont [celui-ci] estime les écrits". Cette traduction était suivie de "Pensées sur l'art poétique extraites des manuscrits d'Helvétius" (p. 101-109) et de "Conseils de Voltaire à Helvetius sur la composition et sur le choix du sujet d'une épître morale" (p. 111-115). Le 6 brumaire an VIII (28 octobre 1799), La Roche avait prononcé un éloge d'Helvétius devant la Société du Portique républicain (v. appendice 29 cidessous).
851. Ange Marie, comte d'Eymar1, à Pierre Louis Ginguené À Turin, le 7 frimaire an 7 [27 novembre 1798]
Embrassez, je vous prie, Garât2 pour moi. Dites-lui que je crois mériter qu'il m'aime toujours. J'embrasse aussi Cabanis, Gallois3, le La Roche d'Auteuil. Je n'ose rien dire pour Made Helvetius parceque j'aurois déjà dû lui écrire. Comment se résoudre à écrire à Made Helvetius en courrant? Le nom, les grands souvenirs veulent une âme toute entière; Made Helvetius veut un cœur tout entier. Salut et amitié Eymar en
[adresse :] Au citoyen / Ginguené, chez le c Garât / rue Jacob n° 13 / À Paris MANUSCRIT
*A. Bibl. mun. du XVIe arrondissement, Trocadéro, fonds Parent de Rosan 20, papiers Ginguené, ff os 24 recto et 24 verso-25 recto; 3 p.; orig. autogr.; fragments de cachet sur cire rouge; timbres de la poste : "16" et "ARM[ÉE]. D'ITALIE4 / 5ME D[IVISI]ON". NOTES EXPLICATIVES 1. Eymar (1747-1803) avait été député de la noblesse de Forcalquier aux
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États généraux. Ami de Mirabeau et fort libéral, il avait rejoint le Tiers dès la séance royale du 23 juin 1789 (v. lettre 832, note 4), et il avait fait voter pour Jean-Jacques Rousseau les honneurs du Panthéon. Pendant la Terreur, il avait eu la prudence de se retirer dans ses terres de Fougères (Ille-et-Vilaine). Peu avant la présente lettre, en octobre 1798, Talleyrand l'avait nommé ambassadeur à
LETTRE 851 Turin en remplacement de Ginguené (v. lettre 849, note 1). 2. Dominique Joseph Garât (17491833), avocat à Bordeaux, député aux États généraux, ministre de la Justice (1792), puis de l'Intérieur (1793), avait bénéficié de l'appui de Robespierre, qu'il avait pourtant abandonné le 9 Thermidor. Fervent admirateur de Napoléon, il sera nommé membre de l'Institut (1803) et recevra le titre de comte (1808). 3. Voir lettre 849, note 7. 4. L'armée d'Italie, créée par arrêt du Conseil exécutif du 1er novembre 1792, et constituée de la droite de l'armée des Alpes, dite armée du Var, n'avait que rarement dépassé les Alpes, où elle était cantonnée en 1795 sous le commandement de Schérer. En décembre de la même année, Carnot l'avait réorganisée, et Bonaparte en avait assumé le commandement en chef depuis le 2 février 1796 jusqu'à son retour à Paris le 31 janvier 1798, soit peu après la signature du traité de Campo-Formio. À l'époque de cette lettre, Schérer commandait à nouveau en Italie, où Souvarof lui infligeait une succession de revers. Ses successeurs allaient être Jourdan (tué à la bataille de Novi en août 1799), puis Moreau. Après avoir franchi le Grand Saint-Bernard le 21 mai 1800 avec une armée de réserve pour se porter à l'aide de Masséna, enfermé dans Gênes, Bonaparte remportera la difficile victoire de Marengo, et sera de retour aux Tuileries le 2 juillet. L'armée d'Italie sera dissoute moins d'un an après, le 1er juin 1801. REMARQUES
Cabanis était membre du Conseil des
Novembre 1798 Cinq-Cents depuis le 20 germinal an VI (9 avril 1798). Très lié avec Sieyès, il s'était chargé d'obtenir qu'il se prête à une négociation avec Joseph Bonaparte (v. Joseph Bonaparte, Mémoires et correspondance politique et militaire, 1853-1854, 10 vol., I, p. 77). Le 19 brumaire (10 novembre 1799), le Directoire étant démissionnaire, a lieu à l'Orangerie la fameuse réunion des Cinq-Cents dont la conclusion est l'expulsion, à la tombée de la nuit, par les grenadiers de Murât, de la poignée de récalcitrants qui demandent la mise hors la loi de Bonaparte. Les Anciens ayant voté la constitution d'un consulat, on essaye de reconstituer les Conseils pour homologuer cette décision et on ramène dans les salles les députés des Cinq-Cents que l'on peut trouver autour de l'Orangerie. Cabanis prononce un discours qu'il a rédigé au nom des deux Conseils, soit une "adresse envoyée au peuple français" (Œuvres philosophiques, 1956, 2 vol., II, p. 457-459), dans laquelle il défend la révolution qui vient de s'accomplir. Les députés prennent ensuite acte de l'effondrement du Directoire, chargent trois consuls provisoires de gouverner la République, et élisent à cet effet les deux ex-directeurs Sieyès et Roger Ducos, ainsi que Bonaparte. Le 21 brumaire, Cabanis écrit à son cousin Vermeil : "Nous espérons que le résultat [de ces journées] sera d'arracher la république à l'empire des brigands et des assassins et de la fonder enfin sur des bases solides" (P.P. Vermeil de Conchard, Trois Études sur Cabanis..., Brive, 1914, p. 41). Républicain convaincu mais soucieux que soit restaurée l'autorité du pouvoir exécutif, il croyait que Bonaparte était attaché aux principes républicains, et n'userait de son pouvoir que pour sauver la liberté. La
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LETTRE 852
nécessité d'un pouvoir exécutif fort "pour protéger toujours efficacement la liberté des individus" est le thème d'un long discours qu'il prononce le 25 frimaire an VIII (16 décembre 1799) devant la Commission des Cinq-Cents. Il s'y réjouit que "la classe ignorante n'exerce plus aucune influence ni sur la législature ni sur le gouvernement" (Œuvres philosophiques, II, 460-490; v. pp. 463 et 475). Sa confiance en Bonaparte était alors partagée par la plupart de ses amis d'Auteuil et de
Août 1800 l'Institut, mais il reste qu'en se portant garant des intentions du futur empereur, Cabanis engageait sa réputation comme son jugement. Le 3 nivôse (24 décembre 1799), soit quelques jours à peine après son discours optimiste, il est nommé sénateur, mais cette promotion allait en fait marquer la fin de sa carrière politique active : l'extrême déception qu'il éprouvera par la suite le conduira à désavouer l'appui qu'il avait apporté à Bonaparte en 1799.
852. Madame Helvétius à Mademoiselle Marigni1 [Avant le 13 août 1800]2 Mde Helvétius fait demande à Melle Marigni combien ils faut de taffêtât de Nime pour une robe et jupon sanf* panie[r] garnie; et combien ils en faut pour une robbe sant aite garnie; et combien ils faut de taffetat chiné3 pour garnire une robbe blanche sant pegnic avec les quils^4 et bien garnie. MANUSCRIT
*A. Voré; 1 p.; orig. autogr. TEXTE
La réponse à ce billet, écrite elle aussi à la troisième personne, se trouve au verso (v. lettre suivante). a sans. être. c panier. d quilles. NOTES EXPLICATIVES
1. Probablement une couturière. 2. Date de la mort de Mme Helvétius.
3. Le procédé du chinage, qui provient de Chine, consiste à faire alterner des couleurs sur les fils de chaîne avant de tisser une étoffe, de manière à obtenir un dessin, le tissage terminé. 4. "Les marchandes de modes appelaient 'quilles' deux bandes de parements qu'on mettait à une robe le long de la couture du côté jusqu'à la fente" (Littré).
853. Mademoiselle Marigni1 à Madame Helvétius [Avant le 13 août 1800]2 Pour robe et jupon de tafetas de Nime, sans panie, garny, 18 aulne3; et sans esttre garni, 16 aulne. 228
LETTRE 854
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Pour robe et jupon garny, sans panie de tafetas dehors, 16 aulne; de tafetas flambé pour garnire, 3 aulne edemie*. Si madame prend du tafetas d'Italie pour robe et jupon, sans garny, 13 aulne. MANUSCRIT *A. Voré; 1p.; orig.
3. Aune : ancienne mesure de longueur, valant environ 1,188 m. à Paris.
TEXTE
REMARQUES
II s'agit de la réponse au billet précédent; elle se trouve au verso de celui-ci, * et demie.
Le 8 messidor an VIII (26 juin 1800), alors qu'il se trouve à Paris, Cabanis décline une invitation à dîner du comte de Frochot, parce que Mme Helvétius l a engage a revenir a Auteuil (Fichier Charavay, orig. autogr. de 2 p.).
NOTES EXPLICATIVES
1. Voir lettre précédente, note 1 2. Date de la mort de Mme Helvétius.
854. Jean Antoine Gauvin Gallois1 à Anne Louise Germaine Necker, baronne de Staël-Holstein2 Je suis bien touché de votre bon souvenir et de l'intérêt que vous prenez à la perte irréparable que nous venons de faire3. La mort de cette femme excellente laisse au milieu de ses amis un vuide que rien ne peut remplir. Ils sentent chaque jour qu'elle n'est plus là cette âme qui à 80 ans4 avait conservé toute la vivacité, toute la fraicheur d'impressions morales d'une nature jeune et bonne, toujours ouverte avec enthousiasme à l'admiration de tout ce qui était beau et grand, à l'affection de tout ce qui était bon, à l'estime de tout ce qui était juste, qui n'avait jamais rien méprisé et repoussé que l'hypocrisie, le vice et la sottise. Ils regrettent tous les jours ce caractère si simple, si naturel, et cependant si fort et si indépendant, qui n'avait reçu aucune erreur de la société, aucun préjugé de la naissance, aucun défaut de la fortune ou de la beauté, qui naturellement et sans nul effort de raison ne regardait comme les seules véritables grandeurs de ce monde que la vertu et les lumières, et ne mettait au premier rang des hommes que ceux qui s'occupaient du bonheur de leurs semblables. Ils regrettent tous les jours cette femme rare qui, comme l'avait si bien dit son ami Franklin, avait pins de philosophie dans la nature que tous ses amis les philosophes dans leurs livres^. Son souvenir vivra toujours dans l'âme de ceux qui l'ont bien connue, et qui sentent tout le prix de la bonté, de la bienfaisance, de l'élévation du caractère, de tous les sentiments nobles, forts et généreux. Cabanis a été bien profondément affecté de cette perte6. Il a eu une 229
Gravure de Madame de Staël par Jean Nicolas Laugier d'après le portrait de François Pascal Simon, baron Gérard
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LETTRE 854
fièvre assez forte pendant quelques jours. Il est mieux à présent. Il a été bien touché de votre souvenir et me charge de vous en remercier. Le fond de sa santé est toujours le même. Elle est très faible, et il a besoin de toute la simplicité et de la régularité du genre de vie qu'il mené pour n'être pas tout à fait malade. Je suis très aise que dans la nouvelle édition de votre ouvrage vous ne repondrez pas aux critiques de mauvaise foi et de mauvais esprit qui vous ont été faites. Il ne vous convient pas de reconnaitre pour'* adversaires des hommes animés de tels sentiments, et vous ne devez pas vous croire obligée de faire un tel sacrifice au public qui certes ne le demande pas7. Daignez recevoir l'hommage de tous mes sentiments. Ce 27 messidor [=thermidor8 an vin (15 août 1800)] MANUSCRIT
*A. Voré; 3 p.; orig. autogr. TEXTE a Le A : "pour ". NOTES EXPLICATIVES 1. Voir lettre 849, note 7. 2. Selon une anecdote parue dans The New Monthly Magazine (LXXII, octobre 1844, p. 193-195), Mme de Staël avait fait ses débuts dans le monde littéraire de Paris lors d'une fête champêtre donnée par Mme Helvétius à Auteuil en l'honneur de Franklin. Voir E. Wahl, "Mlle Necker chez Mme Helvétius", B.S.H.A.A.P., IV (1901-1903), p. 294-295. 3. Mme Helvétius est morte le 25 thermidor an VIII (13 août 1800) à l'âge de 78 ans : "Madame Helvétius, veuve du philosophe aimable de ce nom, est morte ce matin à 6 heures, âgée de plus de 80 ans, dans sa maison d'Auteuil, sans douleur, sans agonie, au milieu des amis distingués que les liens de la société la plus douce lui avoient attachés, et qui regretteront long-tems une femme aussi estimable" (La Clef du cabinet des souverains, n° 1300 [26 thermidor an VIII (14 août 1800)], p. 8). Elle est d'abord
inhumée dans le jardin de sa maison d'Auteuil (v. début de la lettre suivante). En 1817, ses restes seront transférés au cimetière d'Auteuil. En 1890, "seule une pierre cadastrale, portant le numéro 139, indiquait l'emplacement de cette tombe, située à mi-chemin entre le mur d'enceinte et la sépulture de la famille Cabanis" (E. Antoine, "À la mémoire de Madame Helvétius", La Revue occidentale, philosophique, sociale et politique, organe du positivisme, nouv. série, II [1890], p. 105). Deux ans plus tard, grâce à une souscription ouverte par la Société positiviste, la tombe de Mme Helvétius sera dotée d'une pierre portant l'inscription suivante : "ICI REPOSE / ANNE CATHERINE HELVÉTIUS / NÉE DE LIGNIVILLE D'AUTRICOURT / 1719-1800 / A NOTRE DAME D'AUTEUIL / RESPECT ET RECONNAISSANCE / LA SOCIÉTÉ POSITIVISTE / PAR SOUSCRIPTION OCCIDENTALE 1892 / AVEC LE CONCOURS DE LA SOCIÉTÉ HISTORIQUE / D'AUTEUIL ET DE PASSY." (Ibid., p. 291-293. Voir aussi E. Antoine, Madame Helvétius. Inauguration du monument élevé sur sa
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tombe an cimetière d'Auteuille 4 septembre 1892,1893.) Rappelons pourtant que Mme Helvétius est née en 1722 (v. appendice 19 ci-dessous). 4. Mme Helvétius est morte à l'âge de 78 ans. 5. Voir lettre 769, Remarques. 6. Cabanis écrira à Gérando le 16 fructidor an VIII (3 septembre 1800) : "Vous ne pouvez pas savoir à quel point est irréparable la perte que j'ai faite" (Guillois, Salon, p. 151). 7. Publiée vers le 25 avril 1800, l'édition originale de l'ouvrage de Mme de Staël intitulé De la littérature avait été l'objet des "pasquinades" du Journal de Paris (21 thermidor an VIII [9 août 1800], p. 1579-1581, et 24 thermidor an VIII [12 août 1800], p. 1597-1599) et surtout des critiques de Fontanes dans le Mercure de France (v. lettre suivante, note 10). Dans la nouvelle édition de son ouvrage, Mme de Staël se proposait de réfuter certaines affirmations de ce dernier critique. "Dans les notes et la préface de ma seconde édition,
écrira-t-elle à Daunou le 17 août 1800, je relève quelques assertions singulières de Fontanes [...] avec des termes bien indirects, bien généralisés" (Mme de Staël, Correspondance générale, éd. Jasinski, 1962-, IV, partiel, p. 303). 8. Dans la première phrase de la présente lettre, Gallois parle de "la perte que nous venons de faire" (cf. note 3 ci-dessus). REMARQUES
Mme de Staël répondra à cette lettre le 13 fructidor an VIII (31 août 1800) : "Vous avez perdu, mon cher Gallois, une amie sûre et naturelle. J'ai senti votre peine; j'ai regretté beaucoup pour moi-même aussi cette femme piquante et intéressante que je n'avais jamais vue sans un véritable plaisir. Je n'allais pas souvent à Auteuil, mais je pouvais y aller, et cette espérance m'était agréable. L'opinion d'Auteuil comptait dans le monde et c'était un appui pour des sentiments nobles ou des idées généreuses." (Mme de Staël, Correspondance, IV, partie 1, p. 317.)
855. Jean Antoine Claude Adrien, comte de Mun1, à Anne Louise Germaine Necker, baronne de Staël-Holstein2 Paris, ce 13 fructidor [an vin (31 août 1800)] Je vous remercie de l'intérêt que vous me témoignez. Il est certain que la mort de ma grand-mère m'a vivement ému, tout en admirant le sort heureux de cette femme singulière qui a eu la mort la plus douce après la vie la plus tranquille. Elle a fini sans douleur comme elle avoit vécu sans trouble. Ses amis et moi, nous l'avons portée dans son jardin, selon son désir. Cette cérémonie n'avoit ni forme religieuse ni forme révolutionnaire. L'amitié, la douleur, les sanglots en faisoient toute la pompe. On eut dit qu'on alloit avec elle faire la promenade accoutumée dans son jardin, si l'attendrissement de toutes nos âmes ne nous eut avertis de l'importance de ces der-
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niers devoirs. Nul drap d'église, nul drap tricolor. Ses gens portoient son cercueil, nous suivions, et nous pleurions. Nous parcourions encore une fois avec elle tous ces lieux qu'elle remplissoit de son activité. Ces animaux accoutumés à lui devoir tous les jours leur subsistance venoient encore audevant de nous. Cette simplicité, cette abscence de tout appareil extérieur, cette nudité complette, le seul cortège des regrets les plus touchants, cette préoccupation de ses dernières volontés, cette attention à la déposer doucement comme si nous l'eussions placée sur son canapé, attention qui, par la gaucherie de gens peu accoutumés à cet emploi, eut pu prêter au ridicule si le sentiment le plus sincère ne l'eut annoblie, ces adieux de Cabanis3 agenouillé sur sa bière, tout cela simple et vrai, ce retour aux lieux où elle s'est promenée, aux appartements qu'elle a habités, cet entretien d'elle au milieu de tout ce qui la rappelle, cette chaise longue qui restera toujours vuide, entourée de ses meubles usuels, son portrait4 qui sera établi à sa place la plus habituelle, ses amis qui jusqu'à leur mort resteront là avec tout ce qui a été elle, qui conserveront leurs mêmes habitudes, parcequ'elle y présidoit, enfin cette perpétuité non seulement de son souvenir mais de sa présence au milieu d'eux, tout cela a quelque chose d'antique qui frappe l'imagination, et où la mélancolie, le dégoût du monde, l'ennuy d'un cœur souvent trompé se plaisent à chercher quelques instants de retraite. Voila pourquoi, mon amie, j'éprouve du plaisir à vous retracer ces détails, car je devine la situation habituelle de votre âme. Le Journal de Paris5 a donné sur sa vie une notice, dont nous n'avons pas été contents. Nous n'avons pu en être flattés, car il m'a semblé que Mad. Helvetius n'arrivoit là qu'en accessoire, et qu'il n'étoit dicté que par le besoin de louer Bonaparte à propos du chef de la grande nation, et de dire du mal de vous à propos des femmes auteurs6. C'étoit mal rencontrer, que de vouloir peindre son éloignement pour les femmes auteurs à propos de vous, car précisément votre dernier ouvrage7 lui avoit fait un grand plaisir, et votre nom étoit dans ses derniers tems toujours à sa bouche. Elle disoit vous aimer beaucoup. Je vous engage plutôt à lire dans La Clef du cabinet son éloge par Roussel8, le même qui a donné de votre ouvrage un extrait dont vous avez dû être contente9, et qui nous a dédommagé de celui de Fontane10. Je ne vois pas plus le chef de la diplomatie11, que je ne faisois autrefois. Il demeure maintenant à Auteuil, vis-à-vis de la maison qui fixe mes regrets, et précisément le jour où nous étions occupés à de tristes devoirs, le ministre donnoit au premier consul à déjeuner, et à chasser. À cet effet, il avoit envoyé son ami Montrond12 acheter sur le quay de la Vallée13 force lièvres, lapins et perdrix qu'on avoit lâchés dans le jardin. Ne trouvez-vous pas que cette proximité de maisons est bizarre, et que c'étoit avoir celle de Fouquet14 bien près de celle de Platon? 233
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Mad. de T.15 est fort sensible à votre souvenir. Elle me charge des choses les plus tendres pour vous. Je ne lui ai pas laissé lire votre ouvrage, sans lui demander la permission d'en lire avec elle les articles les plus saillants. C'étoit me ménager une double jouissance. Mon père16, dont vous ne me parlez pas, dit qu'il regrette de ne pas être mort avec Mad. Helvetius, parceque vous auriez fait le compliment pour deux. Juste17 vous offre ses hommages. Sa mère18 a retrouvé un mari19. Toutes les femmes retrouvent le leur, et tout n'en va que mieux. Mille tendresses. Voilà qu'en relisant ma lettre, je m'apperçois que je vous appelle mon amie. Je ne l'effacerai pas, c'est un souvenir d'autrefois où je vous appellois ainsi. Je sens encore que ce n'est pas une habitude perdue, et que j'ai bonne disposition à ne pas la perdre. Donnez-moi de vos nouvelles. J'ai touché les dix louis. MANUSCRIT
*A. Voré; 8 p. (deux feuilles); orig. autogr. NOTES EXPLICATIVES La présente lettre est une réponse à une lettre de Mme de Staël du 21 août : "J'ai été affligée, mon cher Adrien, de la perte de votre grand'mère. Son existence me plaisait, et je songeais avec satisfaction à cette femme qui avait su éviter les malheurs de la vieillesse. Je suis sûre que vous conserverez d'elle une idée douce; elle ne sera pas du nombre des souvenirs entièrement effacés pour vous. Quels ont été les détails de ses derniers jours? Mandezles-moi : je m'intéresse à tout ce qui concerne cette singulière femme, et j'aime à voir comment on peut se tirer de la fin de la vie, quelque éloignée qu'elle semble encore de nous." (Mme de Staël, Correspondance générale, éd. Jasinski, 1962-, IV, partie 1, p. 311.) Mme de Staël accusera réception de la présente lettre le 3 vendémiaire an IX (25 septembre 1800) : "Votre lettre [...] est si jolie, si sensible et si spirituelle.
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[...] J'ai reçu en même temps que votre lettre une autre [lettre précédente] qui peignait Mme Helvetius avec toute la dignité philosophique, mais c'est vous qui m'avez fait pleurer et qui m'avez transporté par l'imagination, par l'âme, par tout moi-même, dans le jardin, au touchant spectacle que vous m'avez si bien décrit." (Op. cit., IV, partie 1, p. 324.) 1. Le comte de Mun (1773-1843) sera pair de France, chambellan de Napoléon Ier, comte de l'Empire (1806), grand officier de la Légion d'honneur et commandeur de SaintLouis. Après avoir résidé à Altona, près de Hambourg, où il était arrivé en février 1795, il s'était installé à Morat, en Suisse, où son père avait acheté en 1792 le tiers du château de Lôwenberg, propriété du comte et de la comtesse de Tessé. Il en était résulté une liaison éphémère avec Mme de Staël, brièveté qui ressort d'une lettre adressée par celle-ci, moins d'un an après, le 31 janvier 1796, à Adolphe Ludwig, comte Ribbing : "II y a ici un Adrien de
LETTRE 855 vingt-deux ans, assez joli, qui s'est pris de la plus haute passion pour moi, et je me suis sentie - ce qui est inquiétant - morte à la coquetterie. Je l'envoie en France pour m'en débarrasser." (Op. cit., III, partie 2, p. 127.) Le nom du jeune comte de Mun avait été radié de la liste des émigrés en octobre 1796 (v. lettre 845, Remarques). 2. Voir lettre précédente, note 2. 3. "Ses deux commensaux, La Roche et Cabanis, écrit l'abbé Morellet, ont assisté à cette cérémonie. Il m'est douloureux de penser que je ne l'ai pas vue dans ses derniers momens, que je ne lui ai pas fermé les yeux, et qu'il ne m'est revenu d'elle aucune marque de souvenir, quoiqu'elle répétât sans cesse qu'elle m'aimait toujours." (Morellet, Mémoires, II, p. 107.) 4. Il ne s'agit probablement pas de son portrait par Vanloo (v. vol. II, p. 266), mais de celui exécuté par Huyot (v. le frontispice du présent volume), ou bien d'un portrait inconnu de nous. 5. Journal de Paris, 4 fructidor an VIII (22 août 1800), n° 334, p. 1657. L'article en question est signé d'un R [=Rcederer]. 6. "Elle aima, en 1789, les hommes célèbres qui, de la France, firent une nation. Depuis, elle n'aima que celui qui, de cette nation, fit la grande nation. Cette femme, qui aimait tant, disait sans cesse : Je n'aime pas les femmes, et elle disait vrai. [...] Elle se moquait des femmes beaux esprits et surtout des femmes auteurs." (Ibid.) Cette affirmation a été contestée par Hélène-Maria Williams : "On dit que Mme Helvétius éprouvoit
Août 1800 un éloignement général pour les femmes, et une aversion particulière pour les femmes auteurs. La fille adoptive de Mme de Graffigni ne pouvoit avoir appris à haïr les femmes à talens; et son amitié vers la fin de sa vie pour Mme de Staël, qui a des prétentions si fondées au génie et au savoir, prouve le peu de justesse de cette assertion." ("Notice sur Mme Helvétius", dans Aperçu de l'état des mœurs et des opinions dans la république française vers la fin du XVIIf siècle, an IX [1801], p. 206207.) Sur ce même sujet, Pierre Roussel (v. note 8 ci-dessous) a exprimé une opinion plus nuancée : "Mais ce qu'il falloit sur-tout à un être aussi social et aussi aimant que Madame Helvétius, c'étoit des amis. Elle n'en avoit point cherché parmi les femmes; son caractère indépendant Péloignoit de leur commerce, qui assujettit à un cérémonial et à des égards sur lesquels les hommes sont moins difficiles. Cependant il y avoit des femmes qu'elle aimoit avec beaucoup de tendresse, parce qu'elle les croyoit bonnes ou malheureuses." (Notice sur la veuve Helvétius, née Ligniville, an VIII, p. 13.) 7. Traité de la littérature considérée dans ses rapports avec l'état moral et politique de la nation, an VIII, 2 vol. 8. Pierre Roussel (1742-1802), docteur en médecine de la faculté de Montpellier, ami de Bordeu, et auteur du Système physique et moral de la femme (1775). "Pendant les dernières années de la vie de Mme Helvétius, il passoit une grande partie de l'année à Auteuil, dans la maison de cette respectable amie, avec les personnes, à tous égards recommandables, qui composoient sa so-
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LETTRE 855 ciété" (Journal de Paris, 9 vendémiaire an XI [1er octobre 1802], p. 51). Il avait écrit une Notice sur Mme Helvétius qui avait été publiée isolément par Didot ainsi que dans le périodique La Clef du cabinet des souverains (n° 1310, 6 fructidor an VIII [24 août 1800], p. 5-8), dont il était l'un des principaux rédacteurs. 9. Il s'agit d'"Observations" rédigées par Roussel (La Clef du cabinet des souverains, n° 1291 [17 thermidor an VIII (5 août 1800)], p. 6-8), qui sont élogieuses, comme en témoigne la conclusion : "Son livre sera sans doute un des plus beaux titres que ce siècle puisse fournir à ceux qui voudront prouver son opinion sur la perfectibilité progressive de l'esprit humain." Un autre compte rendu détaillé, favorable et non signé (ibid., n° 1264 [20 messidor an VIII (9 juillet 1800)], p. 5-8, et n° 1265 [21 messidor an VIII], p. 5-8), est de Daunou (v. M. A. H. Taillandier, Documents biographiques sur P. C. F. Daunou, 1841, p. 94). 10. Jean Pierre Louis, futur marquis de Fontanes (1757-1821), poète et critique. Après le 18 Brumaire, il était revenu de Londres en compagnie de Chateaubriand, avec qui il était lié d'amitié, et tous deux avaient entrepris la rédaction du Mercure de France. Les deux articles qu'il y avait fait paraître sur l'ouvrage de Mme de Staël (messidor an VIII, p. 13-38, et thermidor an VIII, p. 171196) étaient empreints d'hostilité en même temps que marqués du conservatisme le plus étroit quant au rôle social des femmes : "À force de vouloir s'écarter des opinions reçues, on accumule des paradoxes bizarres; quand on a pris une fausse
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Août 1800 route, on tombe d'erreurs en erreurs, d'obscurités en obscurités; on finit enfin par ne plus s'entendre soi-même" (p. 181). 11. Talleyrand (1754-1838), déjà ministre des Affaires étrangères en 1797, avait repris ce portefeuille en novembre 1799 et allait le conserver jusqu'en 1807. Il louait à la comtesse de Boufflers une maison située à l'emplacement de l'actuel n° 60 de la rue d'Auteuil (v. lettre 748, note 1). 12. Philibert François Casimir Mouret, comte de Montrond (1769-1843), ami de Talleyrand. Durant la Terreur, il avait sauvé à prix d'or la vie d'Anne Françoise Aimée de Coigny, duchesse de Fleury (17691820), la "jeune captive" d'André Chénier. En 1795, celle-ci avait divorcé pour épouser Montrond, mais leur union avait été éphémère. 13. Sur le quai des Grands-Augustins (ou de la Vallée), à sa jonction avec la rue des Grands-Augustins, était installé un marché où l'on vendait surtout de la volaille et du gibier. 14. Nicolas Fouquet avait en commun avec Talleyrand son âpreté au gain; mais alors que ce dernier, après le 18 Brumaire, avait conservé son poste aux Affaires étrangères en dépit des accusations de malversation dont il avait été l'objet sous le Directoire, le surintendant des Finances de Louis XIV avait été inculpé du même crime en 1661 et condamné en 1664. 15. Adrienne Catherine de Noailles (1741-1814), fille de Louis, maréchal duc de Noailles, avait épousé en 1755 René Mans de Froulay, comte de Tessé, député de la noblesse du Maine aux États généraux. D'abord favorables à la
LETTRE 855 Révolution, ils avaient émigré en Suisse en 1790. Elle a régné pendant plus de soixante ans sur le cœur d'Alexandre François, comte de Mun, qui demandera à être enterré à ses côtés. 16. Alexandre François, comte de Mun (v. lettre 690, note 2), avait accompagné le comte et la comtesse de Tessé lors de leur émigration en Suisse en 1790. En juillet 1800, il avait reçu permission de circuler librement à Paris. Le 24 septembre, par ordre des consuls, son nom sera définitivement radié de la liste des émigrés et il rentrera dans la jouissance de ses biens (A.N., F7 6039). 17. Grand ami, tant de l'expéditeur que de la destinataire de cette lettre, Antonin Claude Dominique Just, vicomte de Noailles (1777-1846), était le fils cadet du prince de Poix
Août 1800 (v. note 19 ci-dessous). Chambellan de Napoléon Ier, puis ambassadeur de France en Russie (1814-1819), il deviendra duc de Mouchy à la mort de son frère aîné, Charles, en 1814. Il épousera en 1803 Françoise Mélanie de Talleyrand-Périgord. 18. Anne Louise Marie de BeauvauCraon (1750-1833), fille unique du maréchal prince de Beauvau (v. lettre 60) et de sa première femme, Marie Sophie Charlotte de La Tour d'Auvergne, avait épousé en 1767 le prince de Poix (v. note suivante). 19. Philippe Louis Marc Antoine de Noailles, prince de Poix (17521819), fils aîné de Philippe, maréchal duc de Mouchy, et d'Anne Claudine Louise d'Arpajon, lesquels avaient été guillotinés en 1794.
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Appendices
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Acte de naissance d'A.C. de Ligniville
APPENDICE 19
APPENDICE 19 Acte de naissance d'Anne Catherine de Ligniville Anne Catherinne, fille légitime de haut et puissant seigneur Messire Jean-Jaque, comte de Ligniville d'Autricourt, chambelan de Son Altesse Royale, seigneur de Longcham, et de dame Charlotte Elizabeth* de Soreau de Ligniville d'Autricourt, son épouse, est née le vingt-trois de iuillet mil sept cent vingt-deux, et a été batisée le même iour des dits mois et an. Elle a eu pour parain Messire François Henry d'Issembour de Buisson1, seigneur de Happoncourt, ecuyer, lieutenant des gardes du corps et chevaux légers de sa ditte Altesse Royale, maior de sa gendarmerie, et pour marainne dame Anne Catherine de Protin, épouse de Messire Louis de Barbara2, chevalier, conseiller d'Etat de Son Altesse Royale, seigneur de Brabois, Bazailles, et Mazirau et d'autres lieux, qui ont signés. Happoncour MANUSCRITS ::
"A. Archives mun. de Nancy, GG 12, n° 2447, registres de l'église SaintSébastien, de Nancy. B. M.C., LI, 956, 13 septembre 1748; copie. IMPRIMÉ
I. G. Berlin, "Le Cimetière d'Auteuil", B.S.H.A.A.P., VI (1907-1909), p. 189. TEXTE a
Le B : "Elizabeth Charlotte".
NOTES EXPLICATIVES
1. François Henri d'Issembourg Du Buisson d'Happoncourt (vers 16721733), lieutenant de cavalerie, major des gardes de Léopold Ier de Lorraine, commandant de gendarmerie à
Protin de Barbarat
Saint-Nicolas-de-Port, et gouverneur de Boulay. Il avait épousé en 1693 Marguerite Christine Callot, petite-nièce du célèbre graveur Jacques Callot. Leur fille unique, Françoise, née en 1695, avait épousé en 1712 François Huguet de Graffigny. 2. Voir lettre 139, note 2. REMARQUES
Guillois tenait Mme Helvétius pour née en 1719 (Salon, p. 4), erreur reprise dans les principaux ouvrages consacrés à Helvétius. C'est cette même date inexacte qui reste inscrite sur la pierre tombale élevée en 1892 au cimetière d'Auteuil à la mémoire de "Notre Dame d'Auteuil" (v. le I).
241
APPENDICE 20
Contrat de mariage APPENDICE 20
Contrat de mariage entre Claude Adrien Helvétius et Anne Catherine de Ligniville d'Autricourt [Insinuation] Du contrat de mariage passé devant Me Dutartre J el , notaire à Paris, le quinze aoust mil sept cent cinquante un, entre Messire Claude Helvétius, chevalier seigr de Regmalard, Voré, Lumigny, La Malmaison, et autres lieux, conseiller, maitre d'hôtel ordinaire de la reine, demeurant à Paris, rue Neuve-des-Petits-Champs, paroisse Saint-Roch, majeur, fils de M[essi]re Jean Claude Adrien Helvétius, chevalier, conseiller d'Etat, premier médecin de la reine, et de dame Noël Geneviève de Carvoisin d'Armancourt, son épouse, ses père et mère, assisté desd[its] s[ieur] et dame, ses père et mère, lade dme dudit sieur son mary autorisée, demeurants à Versailles, étants ce jour à Paris à ce présents, et de leurs consentement, d'une part, et haute et puissante demoiselle Catherine de Ligniville, née comtesse du Saint-Empire, demeurant à Paris, rue d'Enfer, porte Saint-Michel, paroisse Saint-Benoist, majeure, fille de haut et puissant seigneur Messire Jean-Jacques, marquis de Ligneville, comte du Saint-Empire, chevalier des ordres militaires du roy de Sardaigne, chambelan et colonel au service de feue son altesse royale le duc Leopole de Lorraine, et de haute et puissante dame Madame Elizabeth Charlotte de Soreau, son épouse, ses père et mère, assistée de très haut et très puissant seigneur, Monseigneur Charles Juste de Bauvau, prince du Saint-Empire, grand d'Espagne de la première classe, colonel du régiment des gardes lorraine, gouverneur et bailly de Bar, demeurant à Paris, grande rue du Faubourg S^Honoré, paroisse de la Magdelaine de la Ville-PEvêque2, à ce présent au nom et comme procureur des dits seigneur et dame marquis et marquise de Ligniville, fondé de leur procuration specialle par laquelle la de dame est autorisée, passée devant Barthélémy et son confrère, tabellions généraux au duché de Lorraine, résidants à Nancy, le vingt-quatre juillet de la présente année, dont l'original dûment controllée et légalisé est demeurée joint à la minutte des présentes, après avoir été dudit seigneur prince de Bauvau certifié véritable, signé et paraphé ne varietur en la présence des dits notaires, d'autre part, a été extrait ce qui suit. Il n'y aura aucune communauté* de biens entre les futurs conjoints, chacun jouira séparément de ceux qui luy appartiennent et appartiendront] à l'avenir, non obstant la coutume de Paris et touttes autres qui établissent communauté entre mary et femme, aux quelles est expressément dérogé et renoncé. Si lade d future épouse survit, elle prendra par forme de preciput3 sur les biens dudit sieur futur époux la somme de cinquante mille livres en meubles suivant la prisée4 de l'inventaire et sans crue5 ou en 242
APPENDICE 20
Contrat de mariage
deniers comptans à son choix, sans qu'on puisse confondre dans ledit préciput les habits, linges, bijoux et hardes à l'usage personnel de la de demoiselle future épouse, qu'elle conservera comme à elle appartenante. Elle prendra aussy audit titre de préciput son carosse avec deux chevaux qu'elle choisira. Il luy sera en outre dans ledit cas payé pendant sa vie une somme de deux mille livres annuellement pour luy tenir lieu d'habitation. Et pour l'amitié que ledit s[ieur] futur époux a dit porter à lade demoiselle future épouse, ledit sieur futur époux en faveur dudit mariage, et en cas que lade demoiselle future épouse le survive, soit qu'il y ait des enfans ou non, fait donnation entre vifs à lade d future épouse ce acceptante de dix mille livres de rente viagère, outre ses douaire et habitation, pour en jouir par lade demoiselle future épouse après le décès dudit sieur futur époux, à condition que lade rente viagère de dix mille livres cessera et demeurera éteinte, si elle convole en secondes noces ayant des enfants du dit mariage. Est expressément convenu que non obstant touttes les stipulations cydessus, ledit sieur futur époux pourra disposer librement par vente ou autrement de tous ses biens, meubles, immeubles, présents ou à venir, en assignant des fonds suffisants pour la sûreté du fond du douaire, de la somme annuelle de deux mille livres tenant lieu d'habitation, et de la rente viagère de dix mille livres cy-dessus donnée sur le pied du denier vingt du produit des dits fonds, au moyen duquel assignat, fait par acte autentique devant notaires, tous les autres biens dudit sieur futur époux seront libres, quittes et déchargés dudit douaire, de la de habitation et de la de rente viagère. Et pour faire insinuer ces présentes où besoin sera les parties en ont donné pouvoir au porteur des présentes et d'en requérir acte. Insinué à Paris le dix février mil sept cent soixante douze à la réquisition du porteur qui a signé dont acte. Gombaux6 MANUSCRIT *A. A.N., Y 428, f° 82 verso-83 recto; 2 p.; original de l'insinuation au Châtelet. TEXTE
a
Le A: commodité .
REMARQUES L'original du contrat de mariage d'Helvétius, conservé par son notaire (M.C., LVI, Rép. 10), a été brûlé pendant la Commune. Il en existe deux résumés dont les textes sont légèrement différents: celui de l'insinuation ou
l'enregistrement que nous fournissons ci-dessus, et celui qui se trouve dans l'inventaire après décès des papiers d'Helvétius (M.C., LVI, 171). Ce dernier indique que l'original du contrat contenait aussi les conditions suivantes qui „ ,„ . . r. v , figuraient après le mot renonce (voir le texte ci-dessus juste avant la note 3) : "Le futur époux est demeuré seul chargé de la dépense de la maison et du ménage, sans que la future épouse fût tenu d'y contribuer, Tous les biens, meubles et immeublés, qui appartenoient aud[it] s[ieur]
243
APPENDICE 21
Acte de naissance d'É. C. Helvétius
futur époux, tous ceux qu'il acquerreroit ou qui lui adviendroient pendant led[it] mariage, à quelque titre que ce fût, lui a été stipulé propre et aux siens de son coté et ligne. Le futur époux a doué la future épouse de huit mille livres de rente viagère de douaire prefix7 dont le fonds demeureroit propre aux enfans dud[it] mariage, sans qu'il fut loisible à lad[ite] delle future épouse de prendre par préférence le douaire coutumier dans les coutumes qui lui en accorderoient l'option." NOTES EXPLICATIVES
1. Antoine Jean Baptiste Dutartre (v. lettre 171, note 4) avait été l'adjoint de son père Jean de 1740 à 1752. 2. Le bourg de la Ville-l'Évêque, ancien fief de l'évêque de Paris, érigé en faubourg de Paris en 1722, s'étendait en arc de cercle depuis le début des Champs-Elysées jusqu'à l'actuel boulevard des Capucines. 3. "Avantage que l'on stipule dans les contrats de mariage en faveur du survivant, qu'il doit prendre sur les biens du prédécédé avant le partage de la succession" (Dictionnaire de Trévoux, 1743).
4. "La valeur d'une chose estimée par autorité de justice. [...] Une veuve peut prendre son préciput en meubles, suivant la prisée, en y ajoutant la crue." (Ibid.) 5. "Augmentation. [...] Parisis, ou cinquième denier qu'on ajoute à l'estimation des meubles prisés par un sergent, & qui sert de supplément pour les remettre à leur juste valeur. [...] Les veuves ont d'ordinaire stipulé l'avantage de prendre leur préciput en meubles suivant la prisée, & sans crue." (Ibid.) C'était effectivement un avantage pour les veuves que de prendre leur préciput sans que lui soit conférée une valeur supérieure à celle déterminée par la prisée. 6. Éloy Joseph Gombaux, procureur d'Helvétius. 7. "Douaire d'une certaine somme fixe que le mari donne à sa femme, pour vivre pendant sa viduité [veuvage] du revenu qui en provient. Il est opposé au douaire coutumier, qui est la moitié du bien que le mari a au jour de son mariage." (Dictionnaire de Trévoux, 1743.)
APPENDICE 21 Acte de naissance d'Elisabeth Charlotte Helvétius L'an mil sept cent cinquante-deux, le trois aoust, a été baptisée par nous1, docteur en théologie de la faculté de Paris, curé de cette paroisse, Elizabeth Charlotte, née ce jour, fille de Messire Claude Helvétius, écuyer, maître d'hôtel ordre de la Reine, seigneur de* Lumigny, La Malmaison, Voré, Regmallard et autres lieux, et de très haute et très puissante dame Catherine de Ligneville, née comtesse du Saint-Empire, son épouse, demeurant en leur hôtel, rue Neuve-des-Petits-Champs, en cette paroisse. Le parrain, Messire Jean Adrien Helvétius, écuyer, premier médecin de la
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Portrait d'Elisabeth Charlotte Helvétius, future comtesse de Mun, par François Hubert Drouais
Gravure de Geneviève Adélaïde Helvétius, comtesse d'Andlau, par Jean Marie Joseph Jules Huyot
APPENDICE 22
Acte de naissance de G. A. Helvétius
Reine, conseiller d'état, grand-père de la demoiselle, représenté par Messire Jean-Baptiste de Renière, desservant de l'église du Gros-Caillou2. La marraine très haute et très puissante Madame Elizabeth Charlotte Soreau, épouse de très haute et très puissant seigneur, Jean-Jacques, comte de Ligneville et du Saint-Empire, lieutenant-colonel et chambellan de feu le duc Léopold, chevalier des ordres^ militaires du Roy de Sardaigne qui ont signé avec le père présent. MANUSCRIT de Geneviève Adélaïde (v. appendice A. Archives de la famille de Mun; 22). extrait daté du 28 germinal an VII (17 avril 1799). IMPRIMÉS I. Ch. Nauroy, Le Curieux, 1883-1888, 2 vol., II, p. 106-107. *II. Ch. Nauroy, Révolutionnaires, 1891, p. 225-226. III. Keim, p. 189, note 1.
TEXTE A
Le II : du , erreur corrigée dans le II h T «-n » Le II : Royaux et , erreur que nous corrigeons d après 1 acte de naissance
NOTES EXPLICATIVES 1. Jean-Baptiste Marduel (1699-1787), curé de Saint-Roch depuis 1749. Il mourra "fort regretté" le 14 juillet 1787, et Claude Marie Marduel, son neveu et exécuteur testamentaire, lui succédera (v. Bachaumont, XXXV, p. 328). 2. L'église des sœurs de la charité du Gros-Caillou, située à l'ouest de 1 esplanade des Invalides, rue SaintCN Dominique (v. lettre 163, note 115).
APPENDICE 22 Acte de naissance de Geneviève Adélaïde Helvétius L'an mil sept cent cinquante-quatre, le vingt-six janvier a été baptisée par nous1, vie. de cette paroisse, souss., Geneviève Adélaïde, née d'hier, fille de Mre Claude Helvétius, chevr seigr de Regmalard, Voré, Feuillet, Lumigny, La Malmaison et autres lieux, consr mtre d'hôtel ordinaire de la Reine, et dame Catherine de Ligneville, née comtesse du S'-Empire, son épouse, de cette psse, rue des Petits-Champs, le parrain h£ et pl seigr Mre Jean-Jacques, marquis de Ligneville, comte du S'-Empire, chevr des ordres militaires du Roy de Sardaigne, chambellan et colonel au service de feue S. A. R. le duc Léopold de Lorraine, grand-père, représenté par Sr Julien Guérin2, bourg5 de Paris, la marraine de Noël Geneviève de Carvoisin d'Armancour, épouse de Mre Jean Claude Adrien Helvétius, chevr consr d'Etat et premier médecin de la Reine, grande-mère, représentée par d Marie Anne de La Grange3, qui ont signé. 247
Acte de décès d3Helvétius
APPENDICE 23 IMPRIMÉS
I. Ch. Nauroy, Le Curieux, 1883-1888, 2 vol., II, p. 108. *II. Ch. Nauroy, Révolutionnaires, 1891, p. 260. III. L. Lafond, La Dynastie des Helvétius, 1926, p. 207, note 2; extrait. NOTES EXPLICATIVES
1. Il s'agissait, non pas du curé JeanBaptiste Marduel (v. appendice 21, note 1), mais de son vicaire, dont nous ignorons l'identité. Le neveu du curé Marduel, Claude Marie
Marduel, était vicaire de Saint-Roch en 1787, mais il est fort probable qu'il n'exerçait pas encore cette fonction en 1764. 2. Voir lettre 193, note 4. 3. Voir lettre 196, note 4. REMARQUES
Mme Helvétius a donné naissance à deux autres enfants : Claude François Joseph, mort en avril 1758 à l'âge de quatorze mois (v. lettre 251), et Béatrix, née le 7 octobre 1760 et morte aussi en bas âge (v. lettre 460, note 2).
APPENDICE 23 Acte de décès d'Helvétius L'an mil sept cent soixante-&-onze, le 27 décembre, a été inhumé en cette église* le corps de Mre Claude Helvétius, seigneur de Lumigny, Voré, Feuillet & autres lieux, époux de haute & puissante dame Catherine de Ligneville, ctesse du S* Empire Romain, décédé hier en cette psse en sa maison, rue Ste-Anne, âgé d'environ 57 ans1. Présents : Mre Jean Adrien de Martinet2, chevalier seigneur de Charsonville et de La Renardière, ancien aide-major de la marine du Roy, de cette paroisse, rue Traversiere, & Mre Nicolas Dedelay de La Garde3, écuyer, seignr de Blancmesnil, du Bourget, de Villeparisis & autres lieux, de cette paroisse, place Louis-le-Grand, qui ont signé, avecc nous, docteur en théologie de la faculté de Paris, curé de cette paroisse, soussigné. Martinet de La Charsonville Dedelay de La Garde4 de Blancmesnil, de Giely , de Villars Marduel6 MANUSCRITS
*A. B.N., ms. fr., n. a. 3618 (Collection Rochebilière, Ancien état civil de Paris), n° 4783; copie. B. Archives de Paris et de l'ancien département de la Seine, Collection Bégis, V8 E, p. 116; copie.
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IMPRIMÉS
I. Ch. Nauroy, Le Curieux, 1883-1888, 2 vol., II, p. 106. II. Ch. Nauroy, Révolutionnaires, 1891, p. 254. III. Keim, p. 597-598, note 4. IV. L. Lafond, La Dynastie des Helvétius, 1926, p. 206.
APPENDICE 24
Acte de mariage d'É.C. Helvétius
TEXTE fois, ce qui laisse l'impression qu'il a Le III : "église Saint-Roch", précision est question de deux personnes : également ajoutée entre parenthèses au "Dedelay de La Garde" et "De La bas du A et en haut du B. b Le IV : "maiGarde de Blancmesnil". En fait, il son". c Les A et B : "par", erreur corris'agit probablement d'une inadvergée dans les I et II. Le B : "Giey"; tance, soit dans l'original perdu, soit le III : "Grely"; le IV : "Girly". dans les deux copies, car seul l'aîné des deux frères La Garde est menNOTES EXPLICATIVES tienne dans le texte de ces dernières 1. Helvétius , , . est . , ne . „le. 26 ' „anvier , . 1715 , et ( Nicolas Dedelay de La Garde, a été baptise a Samt-Sevenn (B.N. , r cuyer, seign de Blancmesnil ). ms. tr., n. a. 5861). 11 avait donc 56 5. Il s agit probablement de Groslay ans a sa mort. (Val d Oise), 1 une des propriétés d 2. Voir 537, note 6. . lettre . Nicolas de La Garde. 3. Voir lettre 163, note 2 6. Voir appendice 21, note 1. 4. Dans 1 un et 1 autre des manuscrits, les mots "de la Garde" figurent deux
APPENDICE 24 Acte de mariage d'Elisabeth Charlotte Helvétius et d'Alexandre François de Mun L'an mil sept cent soixante-douze, le quatorze octobre, après la publica[ti]on d'un ban en cette église1 et en celle de N. De de Versailles, la dispense des deux autres accordée par Mgr notre archevêque2, avec la permission de fiancer et marier le même jour, les sousd[ites] parties, vu le consentement de la mère du contractant, le tout en forme, ont étés fiancés, mariés, et ont reçu de nous curé soussigné]3 la bénédiction nuptiale, après avoir pris leur mutuel consentement, Mre Alexandre François de Mun de Sarlabous, cte de Mun, chef de brigade des gardes du corps du Roy, fils maj[eur] de def Mre Pierre Alexandre de Mun, marquis de Sarlabous, et de De Marie Michelle Cailhavet, de la p[aroi]sse N. De de Versailles, d'une part, et delle Elizabeth Charlotte Helvétius, fille min[eure] de def Mre Claude Helvétius, cher seigr de Lumigny, Voré*, Feuillet, &c., et de De Anne Catherine de Ligniville, née ctesse du S£ Empire, de cette p[aroi]sse d'autre part. Témoins de l'époux : M. Charles Georges Le Roy, lieuten1 des chasses de Versailles, et Mre Martin Lefebvre, abbé de La Roche, r[ue] NfeuveJ-S1-Augustin4; et du coté de l'epe Mre Jean Adrien Martinet5, seigr de Charsonville, r[ue] Traversiere, et Nicolas Gabriel Bourghers6, bourg8, r[ue] Ste-Anne, tous signés à la minute.
249
Brevet de don de terrein à Auteuil
APPENDICE 25 MANUSCRIT ::
"A. Archives de Paris et de l'ancien département de la Seine, V 2 E 8129; copie collationnée avec l'original par le vicaire de Saint-Roch le 28 décembre 1781. IMPRIMÉS
I. Ch. Nauroy, Le Curieux, 1883-1888, 2vol., II, p. 107. IL Ch. Nauroy, Révolutionnaires, 1891, p. 256-257. TEXTE
* Le A : "Roret", erreur corrigée dans les imprimés. NOTES EXPLICATIVES
1. Le A est intitulé : "Extrait des registres de la paroisse S.-Roch à Paris". Nauroy (v. les I et II), qu'a suivi Guillois (Salon, p. 27), a donc fait erreur en affirmant qu'il s'agissait de l'église Saint-Paul (v. lettre 690, note 3).
2. Christophe de Beaumont (v. lettre 175, note 3) 3. Jean-Baptiste Marduel (v. appendice 21, note 1). 4. En tant que bibliothécaire et aumônier du duc de Deux-Ponts, La Roche résidait à l'hôtel de Deux-Ponts, situé rue Saint-Augustin (v. lettre 645, note 3), appelée jusqu'en 1881 rue Neuve-Saint-Augustin. 5. Voir lettre 537, note 6. 6. Voir lettre 528, note 6. REMARQUES
Nous n'avons pu retrouver l'acte de mariage de Geneviève Adélaïde Helvétius et de François Antoine-Henri, comte d'Andlau. Leur contrat de mariage avait été dressé le 27 septembre 1772 et la cérémonie religieuse avait eu lieu le 1er octobre 1772 (v. lettre 690, note 2).
APPENDICE 25 Brevet de don de terrein à Auteuil en faveur de la dame Helvetius Aujourd'huy 27 novembre 1774 le Roy étant à Versailles, voulant traiter favorablement la dame Helvetius et suppléer à ce qui a été retranché au terrein qui lui avoir été accordé par le feu Roy par son brevet du 26 juillet 17731 pour indemnité des vues et sorties sur la campagne dont jouissoit la d[ite] dame, Sa Majte a accordé et fait don d'un terrein faisant partie des basses cours de son ancien jardin d'Auteuil, ainsi que le petit corps de bâtiment tombant en ruine scis sur le d[it] terrein2, le tout contenant en superficie cinquante toises l/2 ou environs et confinant par derrière et d'un coté au terrein du d[it] jardin d'Auteuil que Sa Majesté vient de vendre3, par devant à la rue d'Auteuil, et d'autre côté aux maison et jardin de la dame Helvetius, pour par elle, ses hoirs et ayant cause jouir dud[it] terrein à perpétuité, en faire jouir, et user et disposer comme de chose à elle appartenante, lui étant donné en toute propriété conformément au plan déposé au bureau de la direction générale des bâtiments de Sa Majte à la charge toutesfois par elle de payer au curé et fabrique4 250
Acte de décès d'É. C. Helvétius
APPENDICE 26
d'Auteuil la rente annuelle et rachetable de quinze livres hypotequée sur la maison acquise par Sa Mte à Auteuil du sieur Jonquières5 par contrat du 6 septembre 1761, laquelle rente de quinze livres restera transférée sur le d[it] terrein, comme aussi à la charge du droit de cens à qui il appartiendra. Mande et ordonne Sa Majesté au sieur Charles Claude de Flahault de La Billarderie, comte d'Angivilliers6, &a. MANUSCRIT
*A. A.N., O1 121, p. 186-187; 2 p.
NOTES EXPLICATIVES Un résumé de ce brevet se trouve dans l'inventaire après décès de Mme Helvétius (M.C., CXVIII, 688, 16 fructidor an VIII). 1. Voir vol. III, appendice 17. 2. Dans un autre document, ce bâtiment est désigné comme étant "un petit appartement de bain" (v. lettre 721, note explicative générale). À ce sujet, voir Peter Allan et David Smith, "Le Vrai Visage de Madame Helvétius", Studies, (à paraître en 1998). 3. Louis XVI, "au moment de son avènement à la couronne, ordonna la vente d'une possession inutile et onéreuse" (O11585, n°6). Conformément à cet ordre, son jardin d'Auteuil avait été vendu en août 1774 au joaillier Georges Frédéric Stras.
4. "On entend par fabrique toutes les dépenses qui se font, soit pour le bâtiment [d'une église paroissiale], soit pour sa décoration, soit pour les choses qui concernent le service divin" (Dictionnaire de Trévoux, 1743). Notre-Dame-d'Auteuil, église romane, sera remplacée en 1877 par l'église actuelle. Les registres paroissiaux de cette église pour la période révolutionnaire y sont conservés, mais le curé Besançon nous en a refusé la consultation. 5. Pour la vente de cette propriété par Simon Camille Hector de Jonquière, voir Tabariès de Grandsaignes, "Autoliana", B.S.H.A.A.P., V (1904), p. 63. 6. Le comte d'Angivillier (v. lettres 240, note 2, et 828, note 1) était directeur des Bâtiments depuis 1774.
APPENDICE 26 Acte de décès d'Elisabeth Charlotte Helvétius, comtesse de Mun Du dix-sept germinal, an sept de la République1 Acte de décès de Elizabeth Charlotte Helvétius, d'hyer à onze heures du soir, âgée de près de quarante-sept ans2, native de Paris, département de la Seine, ya domiciliée rue d'Anjou3, n° 928, division du Roule, divorcée de Alexandre François de Mun, sur la déclaration faite par les témoins dénommés au registre, qui ont signé avec l'officier public .
251
APPENDICE 27
Testament de Madame Helvétius
MANUSCRITS
TEXTE
*A. Archives de Paris et de l'ancien département de la Seine, V 2 E 10768; extrait de l'original, fait le 19 vendé• • wTTT/11 k 17QQN miaire an VIII (11 octobre 1799). B. M.C., LVI, 451, 14 prairial VIII (3 juin . 1800); extrait notarié. C. A.N., BBJ 1070, dossier Mun, pièce 99; extrait notarié. imprimes
I. Ch. Nauroy, Le Curieux, 1883-1888, 2 vol., II, p.107. II. Ch. Nauroy, Révolutionnaires, 1891, p.257-258.
" Omis dans les B et C. b Le C : "de PEtat-civil". NOTES EXPLICATIVES
1. 6 AVRIL 1799 2. Elle avait 46 ans.
3. Voir lettre 733, note 1. REMARQUES Pour l'acte de décès de Geneviève Adélaïde rleivetius, .„_ , ' comtesse . . d. Andlau . , (20 novembre 1817), voir Archives de Paris et de la Seine, DC7 3407, f° 163164
APPENDICE 27 Testament de Madame Helvétius [Avant le 5 avril 17991] Je donne et lègue aux citoyens Le Febvre de La Roche et Cabanis, mes anciens amis, la jouissance pendant leur vie et celle du survivant de ma maison d'Auteuil, jardins et dépendances avec les meubles meublant, lits, linge de lit et de table, et généralement tous les effets mobiliers quelconques qui s'y trouveront au jour de mon décès. Je donne et lègue la propriété du tout à mes deux petittes-fille d'Andlau2, qui prendront le tout dans l'état où il se trouvera au décès du survivant de mes amis, d'après l'état et inventaire3 qui en sera fait à ma mort, sans que les héritiers et représentants de mes amis soient tenus de tenir compte du dépérissement des meubles et autres effets mobiliers. Je donne et lègue en outre à mes amis et au survivant les provisions de toute espèce qui se trouveronts dans ma maison. Je scais que les loix s'opposent aux dispositions que je viens de faire en faveur de mes amis. L'attachement de mes enfants et de mes petits-enfans m'assure d'un autre coté qu'ils rempliront mes dernières intentions. Je suis persuadée par toutes les preuves d'amitié qu'ils m'onts donné qu'ils m'aideronts à m'aquiter des sentiments de reconnessence que mon cœur porte à deux amis qui ont fait le bonheur de ma vie avec ma famille et qui m'ont conservé des jours qui ne m'ont été pressieux que pour jouir de la tendresse de mes enfants et des soins obligeants de mes anciens amis. Je prie aussi mes enfans de ne point trouver mauvais les dispositions que je 252
APPENDICE 27
Testament de Madame Helvetius
fais en faveur de mes deux petittes-filles d'Andlau4. Ma tendresse est égale pour tous les miens. J'ai eu seulement en vue que ma maison qui n'etoit pas divisible fût à mes deux petittes-filles par l'idée que je me suis formé qu'elle resteroit plus longtems dans ma famille, mon corps y étant déposé, et connoissant leur intimité et le plaisir qu'elles auront de s'y reunir quelquesfois. J'axcepte du legs de mon mobilier ma garderobe toute entière que je laisse aux deux filles de Marin5 que j'ai élevées. MANUSCRITS
*A. M.C., CXVIII, 690, 22 pluviôse an IX (11 février 1801); 2 p.; orig. autogr. B. Université de Toronto, ms. 302; 2 p.; copie. IMPRIMÉ I. Guillois, Salon, p. 150; extraits. REMARQUES
Les papiers de La Roche, conservés à l'Institut, contiennent un brouillon de lettre qui révèle les circonstances ayant donné lieu à ce testament : "Vous me demandés, Made6, la cause de mes brouilleries avec Cabanis7. Vous en êtes étonnée et avec raison. J'en suis moimême plus étonné que vous. Made Helvetius avoit cru reconnaître l'attachement de l'un et de l'autre, en nous léguant à tous deux la jouissance de sa maison. Ses projets avoient été de me la laisser toute entière. La Révolution m'avoit ruiné et privé même du bienfait d'une rente viagère de 1 200lr que son mari m'avoit laissé sur l'État. Elle n'ignoroit pas les sacrifices de fortune que je lui avois fait pour partager sa retraite et satisfaire à tous les devoirs de reconnoissance que m'avoit imposée l'amitié de M. Helvetius. Après le mariage de ses deux filles, j'ai crû lui être devenu nécessaire. Elle me voyoit sans moyen de subsistance après elle. Son douaire s'eteignoit à son décès. Elle n'avoit de propriété que sa maison, mais n'ayant pas d'état civil en France8,
je ne pouvois posséder aucun immeuble. Son notaire9 consulté, l'engagea à placer cette propriété sur la tête de Cabanis pour m'en rendre une pension viagère de 2 000 , soit qu'il garda la maison, soit qu'il la loua, en m'y laissant mon logement. Cabanis alors n'etoit qu'un jeune homme de lettres, pauvre, malade, abandonné de son père, mal logé à Auteuil, qui venoit souvent me voir, et que j'avois engagé Made Helvetius à lui offrir un logement pour passer l'hyver et rétablir sa santé. Il faisoit des vers. Nous l'exhortâmes à prendre un état pour repondre aux intentions de son père et rentrer en grâce avec lui. Made Helvetius etoit bien éloignée de le fixer dans sa retraite. L'état de médecin qu'il avoit pris en écartoit toute idée, mais la perte successive d'anciens amis qui la visitoient souvent [et] une grande maladie qu'elle eut en 178510 lui rendirent les soins de Cabanis nécessaires. Il continua de partager sa retraite. La Révolution survint, et me fit perdre presque toute ma petite fortune. L'inquiétude de Made Helvetius se renouvella sur mon sort. Celui de Cabanis lui paroissoit assuré par ce qui lui restoit de l'héritage de son père, d'une place à l'Institut, d'une autre à la Société de médecine, et de ses travaux de journaliste et de médecin. Elle n'etoit occupée que de ma subsistance après elle et du soin de reconnaître un attachement de 32 ans11 pour 253
APPENDICE 27 toute sa famille. La Révolution l'avoit mise elle-même dans l'embaras. Son douaire payé en assignat ne suffisoit plus à la dépense de sa maison. Il falut recourir à l'emprunt. Pour rembourser ensuite, elle se voyoit réduite à vendre son unique propriété, sa maison, en en conservant la jouissance à vie. Dans l'arrangement qui fut presque terminé avec Firmin Didot12, elle la lui cedoit pour 30 mille francs payables à son décès, sçavoir à Cabanis 6 mille francs, à une de mes nièces13 dont le père avoit fourni son ménage de farine pendant 18 mois 4 000h, et à moi 20 000k payés argent comptant ou en rente viagère à mon choix. Ces faits sont constants. Je ne sçais si le projet n'en existe pas même encore entre les mains du notaire14. Cabanis qui projettoit de se marier15 le fit rejetter. Firmin Didot occupoit déjà une partie de la maison qu'il céda bientôt à la femme de Cabanis. Tout se changea contre le gré de Made Helvétius en testament dont on lui fit faire une copie qu'on trouva dans une chiffonnière sans être achevée d'après l'original d'une écriture étrangère mis à coté comme un chiffon, et que la famille adopta et fit légaliser. C'est par ce testament que la propriété de sa maison est léguée à ses deux petites-filles d'Andlau et la jouissance à nous deux Cabanis16." (Institut, ms. 2222, f° 71 recto et verso.) NOTES EXPLICATIVES
1. Date de la mort de la fille aînée de Mme Helvétius, la comtesse de Mun. Les deux références de Mme Helvétius à ses "enfants" laissent supposer que Mme de Mun était toujours en vie. Voir aussi les notes 2 et 11 cidessous. 2. Anne Catherine, née en 1773, qui avait épousé en 1791 Nicolas Fran254
Testament de Madame Helvétius çois Camille Dominique, comte d'Orglandes (1765-1855), et Geneviève Henriette (1774-1826), qui avait épousé en 1798 Louis Lepeletier, marquis de Rosanbo (17771856). Le 6 mai 1808, date de la mort de Cabanis, elles entreront légalement en possession de la propriété de Mme Helvétius. 3. D'après son inventaire après décès (M.C., CXVIII, 688, 16 fructidor an VIII [3 septembre 1800]), la valeur de ses biens se montait à 2 576 livres. 4. Le 22 pluviôse an IX (11 février 1801), Geneviève Adélaïde Helvétius d'Andlau et Jean Antoine Claude Adrien de Mun comparaîtront devant le notaire Bévière pour déposer le testament de leur mère et grand-mère, et pour consentir à l'exécuter (M.C., CXVIII, 690). Selon Guillois, ils "respectèrent religieusement" les dispositions irrégulières du testament (Salon, p. 149). 5. Marin Richard (v. lettre 491, note 6). 6. La personne à laquelle étaient destinées plusieurs lettres dont les brouillons sont groupés en une liasse, dans les papiers de La Roche, était la femme de l'ambassadeur de France à La Haye sous le consulat (novembre 1799-mai 1804). Il s'agissait d'Angélique Aimée de Rostaing (1765-1842), qui avait épousé en 1773 Mathieu, comte de Montholon (1753-1789), dont elle avait eu deux fils, puis en secondes noces, le 27 mai 1790, Charles Louis Huguet, marquis de Sémonville (1759-1839). Celui-ci, après avoir été député aux États généraux, avait effectué une mission en Corse au cours de laquelle il s'était lié avec Napoléon, et celui-ci, devenu premier consul, l'avait nommé ministre plénipoten-
APPENDICE 27
Testament de Madame Helvétius
tiaire auprès de la République batave. Dans les brouillons en question, La Roche fait allusion à la demeure de sa destinataire à Auteuil, ainsi qu'à son hôtel parisien, sans doute celui de Montholon (23, boulevard Poissonnière), dans un pavillon duquel il avait "couché deux fois à la fête du 1er vendémiaire" et avait passé "tout le temps de sa présidence du Corps législatif". Signalons enfin qu'en mai 1805, alors qu'il se trouvait à Paris pour signer un bail, La Roche avait logé à l'hôtel de la légation batave (M.C., XL, 88). 7. Dans les papiers de La Roche, figure le brouillon d'une de ses lettres à Cabanis, dont il ressort que leurs "brouilleries" avaient pour source leurs arrangements domestiques : "Mon cher Cabanis, Je ne désire d'autres arrangemens entre nous que ceux qu'auroit fait elle-même nôtre excellente amie, si elle avoit pu prévoir les petites difficultés de partage de la jouissance qu'elle nous laissoit. Ces difficultés n'auroient pas [eu] lieu, si vous aviés considéré quelle a été ma conduite jusqu'ici dans ce partage. Vous occupés de la maison tout ce qui convient à un ménage plus nombreux que le mien. Je ne me suis réservé que mon seul appartement et les petites dépendances qui y tiennent." Après s'être étendu longuement sur de mesquines histoires de partage d'usufruit, portant sur la maison, le jardin, les légumes, les fruits, et même le puits, La Roche termine ainsi sa lettre : "Plus la solitude m'est nécessaire, plus je désire que la paix l'accompagne. Je n'ai toute ma vie fui le monde que pour n'avoir rien à démêler avec les hommes. J'etois heureux par l'étude des lettres et par
l'amitié dont il ne me reste plus que des souvenirs douloureux. Je ferai tous les sacrifices pour les conserver près du tombeau de mon amie, de ma bienfaitrice, auprès des images de son époux. La perte d'une véritable amie a laissé trop de vuide dans mon âme." (Institut, ms. 2222, ffos 73 recto et verso.) Un autre brouillon d'une lettre de La Roche, destinée à Mme d'Andlau, indique que celle-ci lui offrit une retraite à Voré, mais qu'il refusa cette proposition : "Que feriés-vous de moi à Voré? [...] Mes livres, mes occupations littéraires, et des distractions étrangères à mes goûts sont les seuls moyens qui peuvent me tirer de cette létargie où je me sens prêt à tomber." (Ibid.) Christine Alexander (v. lettre 746, note 1) commentera cette même brouille dans une lettre du 29 septembre 1802 adressée à sa sœur, Mariamne Williams : "Nous avons retrouvé quelques vieilles connaissances; [...] l'abbé de La Roche, l'abbé Morellet, mais Mme Helvetious nous a quittés, elle est enterrée dans son jardin. L'abbé de La Roche et Cabanis habitent dans sa maison, mais le lien qui les unissait est rompu, et je crois savoir qu'ils ne sont pas en très bons termes. L'abbé aurait aimé que j'accepte d'y prendre un appartement pour moi-même et une amie, mais je n'ai pas voulu." (Musée et bibl. Rosenbach, Philadelphie, fonds Rush II : 16 : 21; traduction.) Le 7 floréal an XIII (16 mai 1805), La Roche, "demeurant ordinairement en sa maison à Orville, près Montdidier", louera à Cabanis pour douze ans sa "moitié indivise" de la maison d'Auteuil (M.C., XL, 88). 255
APPENDICE 28
Acte de décès de Madame Helvétim
8. C'est peut-être en raison de sa qualité d'ancien ecclésiastique que La Roche n'avait pas d'état civil en France. 9. Jean-Baptiste Bévière, notaire à Paris de 1757 au 5 germinal an XI (26 mars 1803). 10. Voir lettres 801-804. 11. La Roche ayant fait la connaissance d'Helvétius en 1768 (v. lettre 628, Remarques), cette lettre doit dater d'environ 1800. 12. Le fils aîné de Firmin Didot (v. lettre 846, note 4), Ambroise Firmin-Didot, précisera en ces termes les relations entre son père et Mme Helvétius : "Mon père habitait chez elle ce pavillon de sa maison au-dessus de la grande volière, qu'ombrageoit un vieil acacia aux
fleurs rosés" (Nouvelle Biographie générale, 1861, article "Helvétius"). 13. La Roche avait trois nièces : Sophie Augustine Mâche et Françoise Félicité Grandvallet, filles de son frère puîné Pierre, ainsi que Marie Gabrielle, qui était probablement la fille de son frère cadet Louis. C'est cette dernière qui s'est occupée de lui pendant ses dernières années à Orvillers-Sorel. 14. Aucune trace de cet acte ne figure dans les archives du notaire Bévière. 15. Cabanis s'était marié le 25 floréal an IV (14 mai 1796) (v. lettre 742, note 1). 16. Tour elliptique, d'emploi courant dans le passé, qui revêt ici le sens de "à Cabanis et à moi".
APPENDICE 28 Acte de décès de Madame Helvétius Le 25 de thermidor an VIII1, est décédée vers les 6 heures du matin, à Auteuil, dans sa maison, Grande-Rue, n° 23, Anne Catherine Ligniville, veuve Helvétius, âgée d'environ 79 ans2. Ses amis ont déclaré vouloir l'inhumer dans son jardin, clos de murs, suivant son intention, ce qui leur a été accordé après l'examen des lieux. Déclaré le lendemain 26 au maire de la commune par Destutt Tracy3, sénateur. Témoins : Adrien de Mun, son petit-fils4; Pierre Jean Georges Cabanis, sénateur, son ami; Louis Le Peletier Rosanbo, son petit-fils5; Jean Antoine Gauvain Gallois6, tribun,
son ami. IMPRIMÉ
I. L. Lafond, La Dynastie des Helvétius, 1926, p. 207. NOTES EXPLICATIVES
1. 13 août 1800. 2. Elle avait 78 ans. 3. Antoine Louis Claude, comte de 256
Benoit7, maire Destutt de Tracy (1754-1836). Colonel du régiment de Penthièvre depuis 1778, il avait été député de la noblesse aux États généraux. Le jour du serment du Jeu de paume, il avait été l'un des premiers de son ordre à se réunir au Tiers État. Mais, choqué par la violence des partis, il craignait
Supplément à la Vie d'Helvétius
APPENDICE 29 d'avoir été emporté trop loin par son enthousiasme révolutionnaire, et maréchal de camp sous les ordres de La Fayette, il avait participé aux projets de celui-ci pour arrêter le progrès de la Révolution. Arrêté sous la Terreur, il n'avait dû son salut qu'à la chute de Robespierre. Membre de l'Institut (1795), il avait été nommé par le Directoire, en 1799, membre du Comité de l'instruction publique. Il venait d'être nommé au Sénat, assemblée créée par la constitution de l'an VIII et composée de 60 membres de plus de 40 ans désignés à vie et inamovibles. Investi de pouvoirs électifs et constitutionnels, le Sénat disposait théoriquement des moyens de tenir tête à Napoléon, mais n'a joué en fait aucun rôle politique important. Chef du groupe de philosophes appelé les "Idéologues",
auquel appartenait aussi son ami Cabanis, Destutt de Tracy était un fervent admirateur d'Helvétius, en même temps qu'un habitué du salon de sa femme à Auteuil, où il possédait une maison. Ses idées sont exposées dans ses Eléments d'idéologie (1804-1824) et son Commentaire sur l'Esprit des lois (18U). 4. Jean Antoine Claude Adrien, comte de Mun (1773-1843), fils unique d'Elisabeth Charlotte Helvétius. 5. Le marquis de Rosanbo (1777-1856) était le mari d'Henriette Geneviève d'Andlau, petite-fille de Mme Helvétius. 6. Gallois (v. lettre 849, note 7), qui avait approuvé le coup d'État du 18 Brumaire, venait d'être nommé membre du Tribunat. 7. Pierre Antoine Benoît (v. lettre 848, note 1).
APPENDICE 29 Sur Helvétius Supplément à sa vie par Mr Lefébvre Laroche Avertissement [1] La Société du Portique1 m'ayant fait l'honneur de me choisir pour un de ses membres, j'assistai à sa première séance publique dans le Temple de la Concorde. Cette Société, qui a pour but de son institution le progrès des lumières et des principes républicains, célébra ce jour-là par des chants civiques la mémoire de Franklin, premier apôtre de la liberté en Amérique. Après la cérémonie de l'inauguration de son buste, on me demanda s'il ne seroit pas possible d'avoir le buste d'Helvétius, pour lui décerner les mêmes honneurs. On me chargea de l'obtenir de sa famille, en m'engageant à rapeller quelques traits de la vie de ce philosophe dans la sçeance publique où le buste seroit offert à la Société. Je rassemblai dans un court espace de tems ce que j'avois recueilli et conservé d'anecdotes qu'il n'eût pas été prudent de publier dans la vie qui est à la tête de ses ouvrages et imprimée immédiatement après sa mort2. J'en composai son
257
APPENDICE 29
Supplément à la Vie d'Helvétius
éloge qui fut lu dans une grande assemblée au Temple de l'Oratoire. En écartant toute idée d'amour-propre et de succès personnel, j'avoue que je fus vivement ému des aplaudissemens nombreux d'un public assés éclairé pour sentir tout ce qu'il y avoit de beau, de noble et d'intéressant dans le caractère que je lui tracois de l'ami le plus sage de l'humanité. Je ne sçai si l'impression de cet éloge méritera les mêmes suffrages qu'à la lecture, mais je dois aquitter la promesse que j'ai faite de le publier. Eloge d'Helvétius lu a la sçeance publique de la Société du Portique républicain dans le Temple de l'Oratoire le jour de l'inauguration de son buste au 6 brumaire an 8 [28 octobre 1799]3 [2] La plus belle des institutions chez les peuples libres consacroit l'usage d'honorer la mémoire des citoyens qui s'etoient rendus célèbres par des exploits, des talens ou des vertus utiles au monde. Des honneurs rendus à leurs cendres aquittoient la reconnoissance de la patrie. Leurs exemples reproduits dans des discours éloquens, leurs muettes images retracées sur le marbre et sur la toile, reveilloient de grandes pensées dans l'âme de la jeunesse et transmettoient des noms chéris à l'admiration de la postérité. [3] Cet antique usage, imité parmi nous jusqu'à la Révolution, ne rappelloit que les actions d'hommes inutiles à la terre, ou de guerriers qui l'avoient ravagée au profit des despotes. Si la statue de quelques sçavans persécutés pendant leur vie apparaissoit au milieu d'eux, de lâches courtisans s'écrioient, comme nous l'avons entendu d'un maréchal de France4, à la vue de la statue de Descartes : Voila du marbre bien mal employé. [4] Telle etoit l'opinion qui poursuivoit, même après leur mort, des hommes qui avoient été la gloire de leur siècle. Tel etoit le mépris de nos dominateurs pour les lumières, quand le génie de nos écrivains préparoit les Français à se relever de leur abjection et à remonter à leur dignité première/ [5] II eût été dangereux sans doute, quand le despotisme enchaînoit jusqu'à la pensée, de rendre aux sages qui nous éclairoient le même homage public que la superstition prostituoit dans ses temples à de vils fanatiques ou à des grands sans vertus. À peine osoit-on pleurer ces amis de la vérité. Leur éloge etoit deffendu. Une gloire obscurcie par la haine des rois et de leurs flateurs les suivoit au tombeau, et le fanatisme sacerdotal nous deroboit jusqu'à la trace de leurs cendres. [6] Félicitons-nous, c[hers] c[oncitoyens], d'être arrivés à cette heureuse époque, où le droit de parler librement nous rend une voix qui ne sera plus étouffée. En publiant toutes les vertus, en honorant tous les talens, nous sommes maintenant délivrés de cet effroi qu'inspiroient des 258
APPENDICE 29
Supplément à la Vie d'Helvétius
terns désastreux, où la philosophie etoit calomniée, où ses conseils les plus sages devenoient suspects à l'ignorance, où Voltaire expioit sur un sol étranger les torts d'un ami de la vérité. C'est de là qu'il écrivoit à Helvetius : Vos vers semblent écrits par la main d'Apollon. Vous n'en aurés pour fruit que ma reconnaissance. Vôtre livre est dicté par la saine raison. Partez vîte et quittez la France5. [7] À ce nom d'Helvetius, à ce nom si cher à mon amitié et à ma reconnaissance, qu'il m'est doux, à l'invitation d'hommes libres, de payer à sa mémoire un faible tribut d'homages que je n'ai dû jusqu'ici rendre publics qu'au milieu d'une assemblée républicaine. Sans chercher les ornemens du stile, je préférerai l'exactitude dans les faits à l'artifice du discours. Tout occupé que je suis encore de mes anciens souvenirs, je n'oublierai pas le respect qu'on doit à la vérité, en vous parlant d'un homme qui lui auroit sacrifié sa vie. Le portrait que j'en dois tracer est d'ailleurs assés beau; pourquoi chercherois-je à le flatter? Témoin de ses actions, confident de ses pensées, je ne craindrai plus de révéler les motifs qui animoient sa conduite, ennoblissoient son caractère et dictoient ses opinions libérales. [8] II a prouvé dans son livre De l'Homme que c'etoit souvent au hazard des plus petites circonstances que les grands hommes dévoient le developement de leur génie6. Voyons si lui-même n'en seroit pas un exemple. Je parle à des hommes éclairés. Je ne crains pas de leur offrir des détails minutieux, si de petites causes on en voit naitre de grands effets. [9] Helvetius fut élevé chez les jésuites. Ces pères remplissoit également son esprit de bons principes littéraires et d'idées superstitieuses. Les premiers élans de la sensibilité naissante le jetterent dans des affections pieuses qui préparent les âmes tendres à toutes les illusions fanatiques. Il les apelloit lui-même la petite vérole de la raison, dont quelques esprits demeurent plus ou moins marqués toute leur vie. Les siennes furent de courte durée. Elles eurent leur terme dans une anecdote enfantine qu'il aimoit à raconter. [10] Sa jeune imagination l'avoit rempli d'enthousiasme pour les prodiges que la stupide crédulité admire dans la vie des saints. Persuadé qu'avec la foi vive et ardente que lui avoient inspirée ses regens, il auroit la puissance d'en opérer de semblables, il commença, pour s'assurer le succès d'un miracle qu'il vouloit faire, par se mettre, comme disent les mistiques, en état de grâce parfaite. Il se recueille, se confesse, communie, se renferme dans sa chambre, y dresse un autel, place dessus un potiron devant une Ste Vierge qu'il entoure de cierges allumés et que pendant 9 jours il prie avec ferveur de changer le potiron en palais de diamans. À sa grande surprise, la grâce est en défaut, le changement ne s'opère point. Sa foi 259
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Supplément à la Vie d'Hehétms
s'évanouit, et le miracle manqué fait prendre aux affections de son cœur une direction plus raisonnable vers des objets réels qui donnèrent plus d'efficacité à ses prières. [11] Ce fait, dans une vie ordinaire, ne sembleroit que puéril. Il interesse, s'il présage les prochains developemens des facultés intellectuelles d'un grand homme. Il n'avoit que 15 ans. Il convint lui-même qu'alors, dégagé des prestiges qui égaroient son entendement, il éprouva dans ses goûts, dans son caractère des changemens qui furent tout au profit de sa raison. De pusillanime qu'il etoit avec sa dévotion, il devint tout à coup audacieux, dès qu'il s'en fut guéri. [12] Vous connoissez ses ouvrages. Vous les aurez apretiés justement, si vous vous êtes reportés à l'époque où ils furent mis au jour, au moment où les vielles erreurs repoussoient les vérités nouvelles et apelloient toutes les passions haîneuses à leur défense. Placé dans ce point de vue, on comprend mieux quelle fut sa pensée, en n'écrivant, comme il le disoit, que pour la jeunesse encore sans préjugés. [13] En me rapellant des souvenirs qui ne s'éteindront qu'avec moi, si l'émotion que j'en éprouve me la permet, je vous parlerai plus particulièrement de sa personne. J'offrirai quelques traits de sa vie que l'impression n'a pu faire connaître encore. L'Europe a jugé ses écrits. Ses amis seuls peuvent aprétier et faire connaître les qualités de son cœur. Vous les peindre, c'est vous les faire aimer, c'est vous montrer cette source de bonheur qu'il trouva dans son amour des hommes, dans cette bienfaisance que sa fortune et la modération de ses besoins lui permettoient d'exercer envers les malheureux. [14] Sur les premiers indices de ses goûts littéraires, ses parens le destinoient au barreau. Un goût qu'on ne lui soupçonnoit pas l'inclinoit vers la carrière militaire. Dans l'intention de s'y distinguer, il ne s'occupoit, à l'inscu de son père, qu'à se rendre habile dans tous les exercices où la force de son tempérament et la souplesse de son corps le faisoient exceller. Cette vocation dura peu, mais lui laissa pour la gloire et le génie militaires une admiration qu'il conserva toute la vie. [15] À l'âge de 18 ans, la lecture des Mémoires de Retz lui communiqua l'audace d'un conjuré. Il fit une tragédie de la conspiration de Fiesque7, remplie de vers heureux, d'une énergie toute républicaine. Mais sans l'étude aprofondie de l'art de Sophocle et de Corneille, des beautés dramatiques éparses ça et là dans un drame vuide d'action suffisent-elles pour fonder un intérêt tragique? Cet essai de jeune homme donna seulement à Voltaire l'idée d'un talent naissant qu'il encouragea de toute la coquetterie de son esprit. Helvetius fut son disciple en poésie jusqu'à l'âge de 22 ans et son ami pendant le reste de sa vie. [16] Son père et sa mère etoient dévots, et quoique sans superstition, ils 260
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furent effrayés de voir leur fils unique qu'ils aimoient entrainé par ses goûts dans le commerce d'écrivains philosophes dont la cour redoutoit les opinions. Le père, homme vertueux, habile médecin, n'avoit que des pensions qu'il employoit à la guerison et au soulagement des pauvres. Incertain si les talens de son fils le mettroient sur le chemin de la gloire, il le voyoit avec peine abandonner celui de la fortune. Pour Féloigner du danger de ces société d'incrédules, il l'envoya chez un de ses oncles8, directeur de la ferme générale à Caen, afin d'oublier la philosophie et d'aprendre le métier de financier. [17] Le jeune Helvetius, sans négliger ses études favorites, ne remplissoit pas moins bien les devoirs qu'on lui imposoit. Ses talens naturels suffisoient à tout, comme un homme riche au milieu de ses plaisirs ou d'emplois importans trouve encore le moyen de régler l'ordre et les dépenses de sa maison. [18] Pendant son séjour à Caen, dans un exercice de collège, il vit un jeune homme à peu près de son âge qui se distinguoit par la justesse de ses réponses sur des questions de littérature9. Il lui parut avoir les mêmes goûts d'étude que lui. Ce jeune homme etoit pauvre. Helvetius voulant se l'attacher, tire de ses petites économies et de l'argent emprunté aux amis de son père, de quoi lui assurer une rente viagère de 1 500 et l'emmena bientôt avec lui habiter le même logement à Paris. Le bonheur qu'Helvetius se promettoit de cette liaison fut de courte durée. La petite fortune faite à son ami éleva les désirs de celui-ci à une plus grande. Celle du bienfaiteur ne suffisoit plus aux besoins renaissans qu'occasionné la dissipation de la capitale. Le jeune homme cessa peu à peu de le voir, et fuyant même sa rencontre, il alla se perdre dans cette foule de jeunes gens dont les talens précoces avortent dans les desordres d'une vie licentieuse. [19] Helvetius en fut pénétré de douleur. Mais l'avoir aimé, l'avoir obligé, etoit pour son âme généreuse une raison de ne jamais rechercher l'occasion de lui reprocher sa conduite. Il ne le revit plus, et n'eut bientôt que des pleurs à donner à sa mort prématurée. Dans un jeune cœur ouvert aux doux sentimens de l'amitié, quel effet devoit produire ce premier essai d'ingratitude? Dans les hommes ordinaires, cette fatale expérience tarit souvent la source des meilleures qualités sociales. Elle n'aprit à Helvetius qu'à faire du bien, sans compter sur une reconnaissance qu'il trouvoit quelquefois importune. [20] Helvetius à 20 ans de retour à Paris se livroit à ses goûts pour la poésie, pour les femmes, et pour les exercices du corps. Il composoit des epitres philosophiques que Voltaire corrigeoit, travailloit a son poëme du Bonheur qu'il n'acheva pas, et eut un jour la fantaisie de se faire aplaudir à l'opéra dansant sous le masque de Javiller10. Ce jour-là, comme il rentroit dans la coulisse, après avoir ôté son masque, Mlle Gaussin11 qu'un finan261
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cier sollicitoit de lui accorder la faveur d'une nuit, en lui offrant une bourse de cent louis d'or, dit, en lui montrant Helvetius : "Présentez-moi seulement une figure comme celle-là, vous obtiendrez tout, sans que j'exige rien." [21] Jaloux d'une gloire éclatante et personnelle, Helvetius s'aperçut bientôt que dans la carrière poétique les rangs de nos grands maitres se pressoient et qu'il lui faudroit de trop longs efforts pour se placer à côté d'eux. Il balançoit à suivre son premier goût pour la poésie, quand le hazard le jetta dans une nouvelle route, ce qui dans la suite dut le confirmer dans l'opinion que nous devons souvent nos goûts et nos talens au hazard des circonstances. [22] II avoit 22 ans. Une femme12 qui, aux agrémens de son sexe, avoit la noble ambition de joindre les avantages d'une raison saine et éclairée, changea bientôt le poète en philosophe. Elle lisoit Locke. Helvetius lui en faisoit le commentaire. Cette étude sur l'entendement humain ainsi faite avec une jolie femme, devoit préparer le goût du commentateur à l'amour de la philosophie. Toute sa vie lui fut consacrée. Il ne lui déroba que le tems nécessaire aux occupations de son état, ou aux plaisirs qu'il aimoit, mais qui ne l'empêchèrent jamais de se livrer chaque jour 5 à 6 heures à l'étude. Avec une volonté forte et constante, la bonté de sa constitution lui faisoit suffire à tout. Son domestique avoit ordre de l'arracher de son lit tous les jours à 6 heures du matin. Cette habitude fut celle de toute sa vie. [23] Son père qui le voyoit avec peine à l'âge de 25 ans sans état, se servit de son crédit à la cour pour lui obtenir un bon de financier, et força son fils à l'accepter. Le fils obéit, et dans les tournées que faisoient alors les fermiers généraux dans les provinces, il sçut si bien accorder la justice avec ce qu'on apelloit ses devoirs, c'est-à-dire, les intérêts de la ferme, que le peuple satisfait de son exactitude scrupuleuse, n'eut à déplorer que les vexations fiscales nécessitées par des edits bursaux qu'il adoucissoit encore même jusqu'à se compromettre. Il jouit des emolumens de sa place qui alors etoient considérables, mais ne voulut jamais partager ni accepter le produit des confiscations. Sa fortune lui paraissoit plus que suffisante pour l'emploi qu'il en scavoit faire. [24] Une sage économie regloit toutes ses dépenses. Il goutoit les plaisirs sans les acheter, ou ne les payoit que leur valeur. Ce qui lui restoit de ses revenus suffisoit amplement à satisfaire ses goûts de bienfaisance. Aucun malheureux, aucun homme de mérite dans la détresse ne reclamoit en vain sa générosité. On aimoit ses dons par la grâce dont il les enoblissoit. Son amour pour les lettres le faisoit aller au devant de ceux qui s'y distinguoient, et qu'il pouvoit aider, encourager ou soulager. [25] La France lui doit peut-être plus d'un grand homme, mis en état par lui de se livrer uniquement aux sciences. Je n'en citerai qu'un, l'histo262
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rien de la nature, le célèbre Buffon, qui à l'âge de près de 30 ans, vivoit inconnu dans sa province, traduisoit quelques ouvrages anglois et servoit de commis à son père, directeur de la ferme à Montbard. Helvetius le vit en faisant sa tournée, l'engagea à venir à Paris, l'y fit honorablement subsister et le servit de toute la protection de ses amis. [26] Helvetius ne garda sa place de fermier général qu'autant qu'elle fut utile à la famille de sa mère, et la quitta au bout de 10 ans, lorsqu'elle alloit valoir cent mille écus; ce qui fit dire, quand son livre De l'Esprit parut, à un de ses confrères13 plus amateur d'écus que de bon sens, qu'Helvetius auroit dû faire un bail de plus et un livre de moins. Ce calcul de prudence ne pouvoit entrer dans la tête d'un homme qui ne fais oit cas de la fortune que pour être l'intendant de ceux qui en avoient besoin. [27] Dès qu'il eut fait consentir son père à lui laisser quitter la finance, il retira ses fonds du trésor public, les plaça sur deux terres, plutôt que de les confier à un gouvernement dissipateur dont il prévoyoit de loin la banqueroute et la chute. Il disoit à ses amis qui le blamoient de réduire ainsi son revenu : "On ne peut calculer la vie morale des empires, mais ceux de l'Europe et le nôtre surtout marchent rapidement à leur fin. Le luxe effrayant des cours, les armées nombreuses qu'elles soudoyent, les emprunts multipliés, surtout les mauvais sistêmes de finance, nécessiteront tôt ou tard une culbute qui renversera toutes les fortunes. Heureux alors ceux à qui il restera pour moyen de subsistance un petit coin de terre à cultiver." Sa prévoyance ne fut que trop justifiée par les évenemens dont nous sommes témoins. [28] Echappé du tourbillon des affaires, il pensa que vivre seul et pour soi, en s'isolant des plus douces affections du cœur, c'etoit n'avoir pas l'existence complette qui convient à l'homme social et lui offre tous les moyens de bonheur avec un autre lui-même qui les partage. Il avoit aimé beaucoup de femmes, mais tout en se livrant aux prestiges des sens, il avoit connu le vuide de ces jouissances passagères qui trompent la nature sans repondre à son but. Il desiroit une compagne qui mérita tout l'amour qu'il avoit pour son sexe. Il la trouva dans M de Ligneville, nièce de Made de Graffigni, auteur du joli roman des Lettres péruviennes, avec laquelle il se maria âgé de 36 ans. [29] Dès lors il s'éloigna de Paris, et ne cessa de passer tous les ans 8 à 9 mois dans ses terres. Là dans la solitude, avec une épouse qui réùnissoit toutes ses affections, et qui passe sa vie à le regretter, avec deux filles qui faisoient le charme de leur union, il oublioit les plaisirs factices d'un monde frivole qu'il s'occupoit à éclairer. [30] Observant l'homme des champs, comme il avoit fait celui des villes et de la cour, il aprofondissoit le jeu des passions qui le font mouvoir dans le petit cercle de ses intérêts. Convaincu que ses vices et ses vertus sont le 263
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produit de ses habitudes et que ses habitudes sont nécessitées par des lois qui le contraignent, ou par des superstitions qui l'égarent, il ne voyoit de bonheur à espérer pour la plus nombreuse classe des individus de la société que du progrès des lumières et d'une législation sage et clairvoyante. Son expérience et l'histoire des religions lui avoient apris qu'une morale qui n'avoit de point d'apui éloigné que dans un autre monde, ne formoit dans celui-ci que des fanatiques ou des imbecilles à l'usage des charlatans de tout genre qui les dirigoient. [31] Républicain sous la monarchie, s'il n'osoit hautement publier les droits de l'égalité parmi des hommes qui la proscrivoient, jaloux d'en conserver les titres, il la respectoit dans ceux qu'on apelloit ses vassaux. [32] L'entrée de sa maison leur etoit libre. Tous pouvoient l'aborder dans sa retraite. Chacun s'en retournoit content d'en avoir été bien reçu. Sa femme s'occupoit des pauvres et des malades; lui, de ceux qui etoient en état de travailler. Aucun jour ne se passoit sans prendre l'après-diner l'exercice de la chasse, pour se délasser des travaux sédentaires de la matinée, et sans saisir l'occasion de causer en chassant avec tous les habitans qu'il rencontroit. Le bon sens de ces hommes simples et grossiers en aparence l'intéressoit souvent plus que tout l'esprit des gens de ville qui les dédaignent. [33] Quand ses amis le plaisantoient sur ses longues conversations avec eux, "Croyez-moi, disoit-il, ce n'est pas tems perdu de les interroger. Ils m'aprennent toujours quelque chose. Tenez, en voila un que j'ai attiré dans mon bourg, et à qui j'ai donné une maison pour y fabriquer des clous, les vendre à nos habitans (il ne prononçoit jamais le nom de vassaux), et les empêcher de perdre leur tems à les aller chercher plus loin. Eh bien, vous le voyez s'en aller fort content de lui et enchanté de moi avec raison. Il croit m'avoir convaincu qu'uniquement pour me faire plaisir, il donnoit ses clous presque pour rien et qu'en conséquence je devois mieux le loger. Ai-je mal fait de lui laisser croire qu'il m'avoit persuadé? Son amour-propre en est satisfait, et le mien n'en peut être blessé. Si l'on veut que les hommes nous pardonnent quelque supériorité de mérite ou de talent sur eux, il faut bien consentir à paroitre quelquefois leur dupe, ou à leur laisser entrevoir quelques-uns de nos défauts. Ce sont des miettes jettées à l'envie, à l'exemple d'Alcibiade qui faisoit couper la queue à son chien, pour reporter l'attention des Athéniens ailleurs que sur lui-même14." [34] C'etoit donc parmi ces hommes, que les vices rafinés des villes n'ont ni polis, ni déguisés, qu'Helvetius étudioit de plus près la nature humaine, sans ce masque qui la cache dans un degré de civilisation plus compliquée. Son génie observateur demêloit l'homme naturel sous toutes les formes dont l'ont revêtu des institutions sociales, avec des vices bas sous les despotes, et des vertus plus communes sous le règne des lois. 264
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[35] "Le malheureux, disoit-il, que sa misère réduit au pain de l'aumône, est moins l'esclave de sa paresse que la victime des mauvaises lois. Comment le faire rougir de s'humilier devant son semblable jusqu'à la prierre, sans lui avoir rendu tous ses droits à la liberté de son industrie? Comment rapeller l'homme à la vertu ou au respect de la propriété dans un pays, où un seul edit bursal crée tant de vexations, désole un sol fertile et fait mourir de faim le pauvre à côté des trésors d'un insolent parvenu, dans un pays où les temples ne retentissent que d'éloges d'hommes fainéans et souvent dangereux, tandis qu'on n'ose y prononcer le nom d'un Socrate, d'un Aristide ou d'un Caton?" [36] Helvetius à la campagne ne pouvant arrêter les progrès de l'oppression qui s'apésantissoit chaque jour sur ses malheureux habitans par les impots, par les corvées, par le manque d'industrie, cherchoit les moyens de l'adoucir. Sa terre de Voré est scituée dans un canton peu fertile. Les lois du fisc se multipliant au gré d'une cour déprédatrice, pressoient également tous les cantons riches et pauvres de la France. Elles pesoient beaucoup autour de Voré. La misère y augmentoit à raison des surcharges, et malgré ce qu'ont prétendu les économistes, la population croissoit en proportion de la misère. L'expérience a prouvé que l'homme multiplioit également, lorsqu'il est assuré des fruits de son travail, ou des produits de l'aumône. [37] Un mandiant disoit à Helvetius : "M., vous ne me donnez que 12S. Comment puis-je nourir moi, ma femme et 4 enfans avec si peu que je vais leur partager? - Eh, mon ami, pourquoi si pauvre faire autant d'enfans? - M., nous n'avons pas d'autre plaisir dans la vie." Helvetius lui donna 6 francs. "Vous voyez, me dit-il, à quelle école il faut aprendre l'économie publique." [38] Lorsque le commandement des corvées obligeoit ses habitans à travailler sans avoir de pain, il les faisoit vivre et les payoit à proportion de leurs travaux. Il n'aimoit pas que l'aumône fût le prix de la fainéantise. Il a prouvé que le bonheur de l'homme etoit en partie la suite des occupations utiles qui remplissoient les intervalles entre un besoin satisfait et un besoin renaissant. En procurant du travail et diminuant la paresse, il créoit des mœurs mieux que ceux qui les prêchoient. [39] Quand il quittoit Voré sur la fin de l'automne, il confioit à son homme d'affaires et aux curés de ses villages les sommes nécessaires aux besoins des pauvres que les rigueurs de l'hyver empechoient de travailler. Il aprend à Paris que cette saison trop prolongée avoit réduit les plus pauvres à se nourir d'herbes desséchées et de racines d'arbres, qu'un des curés de ses villages, riche bénéficier, avoit retenu une partie des aumônes qu'il lui avoit laissées pour les soulager. Attendri jusqu'aux larmes sur ce qu'on lui mandoit, il envoyé sur-le-champ des secours considérables, et demande au curé pourquoi ce retard dans la distribu265
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tion de ses aumônes. Le curé repond qu'il en retenoit une partie pour se payer des frais de baptême, de mariage et d'enterrement que lui dévoient les plus pauvres, et puisqu'ils n'avoient pas de quoi s'acquitter, il faloit bien que quelqu'un le fît pour eux. Helvetius indigné contre ce prêtre impitoyable, lui écrivit que ses aumônes n'etoient pas destinées à faire enterrer les morts, mais à nourir les vivans, et que s'il ne se hâtoit de leur restituer ses secours, il sçauroit bien l'y contraindre. Le prêtre fut peu touché de ces menaces et ne lui repondit qu'en prêchant contre les philosophes et la philosophie. [40] Telle etoit, sous le despotisme sacerdotal, la destinée de l'homme juste, qui, s'empressant de soulager l'humanité souffrante, avoit à redouter les pieuses calomnies de ces chrétiens qui l'outrageoient pour le bien qu'eux-mêmes ne faisoient pas. [41] "Avec ces corrupteurs de la morale, qui devroit être la religion universelle, voyez, disoit Helvetius, combien, malgré les efforts des hommes vertueux, il est difficile qu'un gouvernement s'éclaire et rende les peuples heureux. Sans la liberté de tout dire, qui peut arrêter celui qui a seul la liberté de tout faire? [42] Le Roi de Prusse m'avouoit qu'il n'avoit pu faire un peu de bien dans ses Etats, qu'en permettant de tout imprimer contre son administration, et qu'il en auroit fait davantage si son peuple avoit été plus éclairé. 'Un écrivain dit une sottise, tant pis pour lui. La discussion en fait justice. Mais si un ministre en fait une, c'est tant pis pour la nation. Quel bien, mon cher Helvetius, fait vôtre morale dans un pays ou le moindre cuistre de l'Eglise a tant d'avantage pour vous nuire et vous réfuter? Le clergé y est mieux rente que toutes vos accademies. Il a des chaires, des écoles et des universités pour lui. Vous n'avez pour vous que de petites cotteries et la Bastille. La maitresse ou le confesseur d'un de vos Louis vous feroient tous pendre, si tel etoit leur bon plaisir. [43] Croyez-moi, restez à Berlin. Soyez le directeur de mon accademie. Mes prêtres ne sont point dangereux; je les contiens. Vous pourez tout leur dire, et même les rendre ridicules, je serai de moitié avec vous.'" [44] Le Roi de Prusse fit en effet son possible pour fixer Helvetius auprès de lui, mais le philosophe, observateur des hommes dans tous les rangs, ne vouloit que voir de près le monarque d'un petit Etat qui avoit fait trembler toute l'Europe. Sa curiosité satisfaite, la faveur d'un roi le touchoit peu. Platon livré à des pirates15 et Voltaire sacrifié a Maupertuis, n'etoient pas des exemples rassurans contre la perfidie des cours. [45] Helvetius en Prusse avoit observé jusqu'à quel point l'âme ardente d'un seul homme éclairé pouvoit exalter les forces d'une nation. Quand il demandoit à Frédéric cornent il avoit sçu concilier la liberté de la presse avec son pouvoir arbitraire, "En gouvernant, dit le Roi, de manière à con266
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vaincre mon peuple que je ne pouvois faire mieux, en laissant aux mécontens le droit d'exhaler leurs plaintes, que j'écoutois, si elles etoient justes, que je meprisois, si elles etoient vaines. Quant à mes voisins, je me moquois de leur politique, avec des finances bien réglées et des armées bien disciplinées. Pour battre mes ennemis, j'etois le compagnon de mes soldats, je partageois leurs fatigues et leurs dangers. Ils me plaignoient de mes défaites, je les louois de leurs victoires. Les Autrichiens gouvernés par une femme leur imposent peu. Les Russes leur paroissent des barbares qui ne sont bons qu'à tuer. J'ai besoin d'une main ferme pour conduire un peuple qui ne fait que prendre son rang parmi les nations. Si je commandois à des Français, ce seroit autre chose. Aucune puissance de l'Europe n'oseroit tirer un coup de canon sans ma permission." [46] "Je le crois, dit Helvetius. Une nation ingénieuse et brave, conduite par des chefs qui comprendroient que, pour bien gouverner, il suffit de protéger et de laisser faire, seroit la première de l'univers. Nous manquons de rois comme Vôtre Majesté. Tous sont élevés par des prêtres et flattés par des courtisans. Ils n'aiment de la puissance absolue que le droit d'impunité pour tous leurs vices. Vôtre Majesté prétend avoir reçu de grandes leçons à l'école du malheur, mais rarement la fortune fait de pareils frais pour l'éducation des princes. Louis 14, dont le peuple fut si malheureux, n'eut qu'une gloire personnelle, mais Vôtre Majesté a trouvé que le comédien Baron16 jouoit mieux son rôle que lui." [47] C'etoit dans la liberté de ces conversations familières que Frédéric et Helvetius se communiquoient leurs idées sur le grand art d'instruire et de gouverner les hommes. [48] Des philosophes ont cherché nos principes d'action dans des théories abstraites plus éblouissantes que solides. Helvetius les voyoit en nous-mêmes. La nature humaine etoit son livre. Il l'observoit sous toutes ses formes, dans l'état ancien et moderne, sous tous les gouvernemens, qu'il ne distinguoit pas autrement qu'en bons et mauvais, les bons qui etoient encore à faire, les plus ou moins mauvais, dont on a le choix. [49] Celui d'Angleterre, dont son ami Montesquieu a fait le plus bel éloge, excita le plus sa curiosité. Il voulut voir de près les rouages de cette machine que le hazard impérieux des circonstances plutôt que la sagesse avoit sçavament combinée pour des effets peu durables. "Louons-la toujours, disoit-il, en attendant qu'on en fabrique une meilleure; ce qui ne sera pas difficile, si l'Europe s'éclaire. [50] Les Anglois jouissent de la liberté de tout dire, mais leurs ministres qui scavent se donner la liberté de tout faire, leur aprendront bientôt ce qu'ils doivent attendre des prospérités qui les aveuglent. Exaltant leur puissance, ne ressembleroient-ils pas à un moineau qui s'envolerait avec des ailes d'aigle?" Les raisons de cette opinion qu'il ne disoit qu'à ses amis 267
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se trouvent développées dans une lettre insérée dans la dernière édition de ses oeuvres, la seule conforme à ses manuscrits17. [51] Les Anglois l'accueillirent avec une distinction particulière. Quoique bien reçu à la cour, le peuple qui avoit lu son nom dans les gazettes, eut l'empressement de le voir et de trainer même sa voiture qui cassa dans un des comtés d'Angleterre18. [52] Helvetius envisageant l'abime de maux où nous avoient plongés 15 siècles de despotisme, s'affligeoit de la lenteur du progrès des lumières. Quoiqu'il prévit nôtre révolution dans le tranquille abrutissement des despotes, il voyoit d'un côté la classe nombreuse du peuple accoutumée à l'esclavage, les grands sans lumières, les corps intermédiaires sans puissance, et de l'autre coté la philosophie redoutée comme un fanal dangereux qui avertissoit la nation du précipice où on la jettoit. "Mais elle arrivera, disoit-il, cette révolution. J'en vois le germe préparé en Amérique. Elle naitra de la puissance exagérée des Anglois." [53] Malgré cette prévoyance de l'avenir, ses espérances s'affoiblissoient souvent, à mesure que le pouvoir arbitraire sembloit les détruire par la rapidité de sa marche. Je l'ai vu s'émouvoir jusqu'aux larmes, en recevant la visite de deux parlementaires exilés par Louis 15 auprès de sa terre. "Pourquoi donc, lui disois-je, cet attendrissement à la vue des membres d'un corps où 3 voix opinèrent contre vous à la mort pour avoir mis au jour vôtre livre De l'Esprit19"}" [54] "Hélas! dit-il, mon ami, ce n'est pas eux qui causent ma douleur; ce sont les restes de la liberté de mon pays qu'on nous enlève. Les parlemens n'etoient que des remparts de boue contre les attaques du despotisme; mais les ministres craignoient encore de s'y salir, en les franchissant. Quand les bêtes féroces se battent entr'elles, les troupeaux respirent et ne sont point dévorés. Ils ne redoutent que la fin du combat qui en fait la proye du vainqueur. Les parlemens sont ennemis des lumières à la vérité. Que gagnerions-nous à leur destruction, si nous avons toujours là le clergé prêt à succéder à leur haine? 3 puissances rivales nous gouvernent. Si elles s'accordoient dans leurs prétentions, les fers des Français seroient rivés pour toujours." [55] Helvetius ne voyoit de remède aux maux de son pays que dans la toute-puissance d'une bonne législation. Il croyoit y préparer les esprits, en combattant les erreurs qui s'oposent aux progrès des lumières et font de nos institutions modernes un code barbare d'où pullulent tous les vices d'une éducation contradictoire. Pour guider le législateur, il s'occupoit de montrer les principes d'une meilleure éducation et de la proposer comme le moyen le plus efficace d'améliorer le sort de l'espèce humaine. "C'etoit, disoit-il, dans la confusion de toutes les idées sur la nature et le developement de nos facultés intellectuelles que se retranchoit l'ignorance aquise. 268
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C'est le soin qu'aportent les gouvernemens à paraliser ces facultés qui en arrête le perfectionnement et nous conduit par de fausses routes à la croyance des dogmes les plus absurdes. [56] Des philosophes ont dit l'homme un animal raisonnable. Ne seroit-il pas mieux défini un animal crédule? Le sacerdoce qui l'a jugé tel, en a bien profité. Pour exercer nôtre croyance, il a rendu sa religion absurde et sa morale sévère. On a cru l'une, sans pratiquer l'autre. Qu'estil arrivé? De bons chrétiens ont été de mauvais citoyens et les Romains d'aujourd'hui n'ont aucune des vertus de leurs ancêtres, les Scipions, les Brutus et les Cicerons." [57] Qu'a gagné en effet Rome moderne, en changeant son Jupiter contre un dieu juif crucifié? Le privilège de vendre des indulgences pour tous les crimes, ce qui faisoit dire au sage Franklin qu'en Italie, la religion etoit plutôt une marchandise d'exportation que de consommation. [58] Helvetius ne croyoit à la bonne éducation que dans un Etat républicain. Il n'osa pas le dire ouvertement dans ses ouvrages, ce qui empêcha de le bien comprendre sous la monarchie. L'histoire et ses propres reflexions l'avoient convaincu que les lois seules en une bonne organisation sociale pouvoient rétablir les mœurs et donner aux peuples d'heureuses habitudes. [59] "Voyez, disoit-il, dans les ordres religieux ce qui différencie l'esprit qui les domine! N'est-ce pas leurs constitutions qui mettent entre eux tant de diversité? Est-ce en suivant les conseils stériles de l'Evangile que les jésuites ont joué dans le monde un tout autre rôle que les capucins? Aucun homme sensé ne l'imaginera. Une seule mauvaise loi de finance, ajoutoit-il, démoralise tout un peuple et suffit pour créer plus de fripons que les confesseurs ou les prédicateurs ne peuvent faire de saints." [60] Helvetius etoit aimé de ses domestiques. Il les traitoit comme des amis malheureux qu'il protegeoit contre l'indigence. "Par l'engagement qu'ils prennent avec moi, disoit-il, d'échanger leurs services contre les gages que je m'oblige à leur payer , ai-je le droit de les mal traiter? Pourquoi leur montrer une rudesse qui les choque, au lieu d'une bienveillance qui les attache? Le serviteur bien traité se croit un homme libre. Est-on mieux servi par un esclave? Où se logera d'ailleurs la probité dans une âme avilie par les caprices d'un maitre impérieux?" [61] L'ambassadeur anglois Stanley passoit quelque tems à Voré. Désirant prendre le divertissement de la pêche, il demande à Helvetius un de ses domestiques, pour l'accompagner. Le domestique le suit et remplissant mal ce qu'on lui ordonoit, Stanley le menace de coups de canne. Celui-ci nullement accoutumé a de pareils traitemens lui dit : "M. l'ambassadeur, ne vous avisez-pas de me les donner, car je vous les rendrois." Stanley interdit se contenta de le traiter d'insolent et de raporter le fait à Helvetius 269
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qui repondit naïvement : "Vous avez bien fait de lui épargner vos coups. Il etoit homme à vous les rendre." [62] Maitre indulgent envers ses domestiques, père tendre et d'une humeur égale avec ses enfans, sa femme le trouva toujours l'homme le plus aimable qu'elle ait connu. "J'etois belle, dit-elle encore, et souvent environnée des hommes les plus spirituels qui frequentoient nôtre maison et me prodiguoient les galanteries les plus délicates, mais aucun ne surpassoit mon mari dans la manière ingénieuse de me les dire." [63] cC'est à elle que Fontenelle, âgé de 96 ans, disoit en se jettant à ses genoux : "Ah! Madame, si je n'avois que 80 ans." [64] Le même Fontenelle entrant un soir chez Helvetius, tout le monde se tenoit debout par respect pour ce viellard presque aveugle. Pour l'engager à s'asseoir, Helvetius lui dit : "M. de Fontenelle, une femme se tient levée pour vous. - Hélas! mon ami, elle se levé pour moi, mais elle se couche pour vous."c [65] Helvetius, affable avec tout le monde, avoit une politesse réservée avec les grands, même avec ceux qui recherchoient le plus sa familiarité. Un d'eux qu'il voyoit souvent et croyoit l'honorer en l'appellant son cher ami, avoit fini par lui demander un prêt de 10 mille francs. Helvetius lui en prêta 3 mille, reçut son billet qu'il déchira, en disant à sa femme : "Me voila quitte d'un cher ami qui me fatiguoit de ses visites et de ses complaisances." En effet il ne le revit plus. [66] Quand le livre De l'Esprit eut paru, J.-J. Rousseau qui connoissoit peu Helvetius, mais estimoit sa personne, s'occupoit à combattre quelques opinions du livre qui n'etoient pas les siennes. Dès qu'il sçut l'auteur persécuté, il brûla son manuscrit20. [67] Un homme de lettres connu par sa liberté de penser, mais comme prêtre, voulant faire croire à la sévérité de ses mœurs, et mériter une abbaye, s'empressa, pour seconder le zèle des ennemis de L'Esprit, de dénoncer au public l'auteur, comme un corrupteur de la morale et un frondeur du gouvernement. On scait combien une telle accusation avoit alors de poids, pour perdre un honnête homme. Heureusement pour Helvetius, la faction janséniste le servit de toute la haine qu'elle portoit aux jésuites devenus ses persécuteurs, et le philosophe accusé de corrompre les mœurs, dut son salut à ceux qui en etoient contre ces mêmes jésuites les plus courageux deffenseurs. [68] Le libelliste, quoique caché sous l'anonyme, etoit connu d'Helvétius, ce qui ne l'empêcha pas de le faire solliciter de lui permettre l'entrée de sa maison et de le recevoir dans la société. Helvetius ne jugea pas à propos d'accéder à sa sollicitation. Mais quand il aprit que son libelle le repoussoit d'une place d'accademie, il fut le premier à solliciter ses connaissances de lui donner leur voix, comme à un homme de lettres qui la 270
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meritoit par ses talens. Il fut reçu sans difficulté à la recommandation d'Helvétius21. [69] Après que la persécution contre L'Esprit fut oubliée, l'auteur avoit aquis une considération qui sembloit avoir aplani tous les obstacles qui l'eloignoient d'une place à l'Accademie française. Tous les accademiciens de ses amis le desiroient et l'engageoient à se présenter. Il s'opposa constament aux démarches qu'on vouloit faire à ce sujet. Son prétexte apparent etoit que Diderot devoit être reçu avant lui, mais sa raison véritable, c'est qu'il ne vouloit pas se trouver obligé de faire les éloges d'usage aux réceptions. [70] Comme il est assés ordinaire de contester les bons ouvrages à ceux qui les font, l'envie ne manqua pas de répandre qu'Helvetius, homme riche, avoit acheté le sien d'un homme célèbre qu'on avoit déjà persécuté pour d'autres écrits. La haine dévote se menageoit par là le plaisir de perdre à la fois deux hommes de mérite. Voici ce qui a pu donner lieu à cette calomnie. Diderot connu par son génie philosophique qui lui avoit procuré beaucoup d'ennemis et peu de fortune, vivoit dans la retraite, cultivant les lettres et manquant du nécessaire. Helvetius ne le connoissoit alors que par les ouvrages qui lui avoient mérité la prison de Vincennes. Il aprend sa détresse d'un de ses amis qui le détermine à laisser imprimer en France son livre De l'Esprit, et à faire prier Diderot d'en être l'éditeur22. C'etoit le moyen de lui faire agréer les 100 louis qu'en offroit le libraire Durand. Et ce moyen manqua de les perdre tous deux. [71] Diderot, menacé d'une nouvelle persécution pour s'être rendu l'éditeur d'un livre qui renfermoit plusieurs opinions qui n'etoient pas tout à fait les siennes, se hâta, pour déjouer les persécuteurs, de mettre au jour le livre Du Mérite et de la vertu qu'il avoit traduit de Schaftesburi, en aprenant l'anglois. Il joignit beaucoup de notes à sa traduction, et crut échapper à la calomnie par les principes differens des deux ouvrages23. En effet il n'y eut de persécuté que l'auteur seul de L'Esprit. Le fanatisme fut obligé d'attendre Diderot à l'Encyclopédie. [72] Pour punir Helvetius du succès de son livre, les âmes dévotes avoient grand soin de lui en faire parvenir toutes les critiques et d'y joindre des avis charitables qu'il ne lisoit point. J'ai vu dans un coin de sa bibliothèque plus de deux cens de ces brochures qui n'etoient seulement pas coupées, et des lettres encore cachetées qui auroient pu couvrir de confusion quelques-uns de ses maladroits ennemis s'il les eût mis au jour. Quand je lui demandai raison de cette indifférence, il me dit : "J'aime ^a paix par-dessus tout. Je n'en dois le sacrifice qu'à l'utilité de mes semblables. S'il y a des erreurs dans mes ouvrages, je suis bien aise qu'on les critique. La discussion les précipitera bien vite dans le fleuve d'oubli. Les vérités surnageront et demeureront sans alliage. L'on ne me refusera pas 271
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du moins la gloire d'avoir eu le courage de les dire. Qu'ai-je besoin de perdre mon tems à sçavoir ce qu'un sot ou un fanatique a pensé de ma personne et de mes opinions? Quant à ma personne je n'attends de justice que de mes amis. Quant à mes opinions, croyez que je ne les ai point publiées, sans les avoir lontems méditées. Quand des hommes de bonne foi auront bien réfléchi sur les préjugés qu'elles attaquent, elles seront ma meilleure justification." [73] Je dois conserver une anecdote pretieuse à la philosophie. Quand le Parlement menaçoit Helvetius, la plupart de ses amis, craignant d'être suspectés des mêmes opinions que lui, n'osoient plus le fréquenter. Le baron d'Holbac, génie bienfaisant qui mettoit autant de prix à éclairer les hommes, que de soin à n'en être pas connu, ne rechercha qu'avec plus d'empressement la connaissance du sage persécuté, et commença dès lors une liaison d'amitié qui dura toute leur vie. C'est ce philantrope courageux qui, sous le nom de quelques morts célèbres, mit au jour tant d'ouvrages utiles, connus seulement d'une douzaine d'amis qui lui en gardèrent le secret pendant sa vie. [74] Helvetius avoit des connaissances variées dans d'autres genres que celui de ses ouvrages. Ses parens le firent financier très jeune dans l'aprehension qu'il n'embrassa l'état militaire pour lequel il montroit de l'inclination, en cherchant à se distinguer dans tous les exercices qui ont quelque raport à cet état. Dans ses liaisons avec le M de Saxe, Helvetius avoit acquis des notions profondes en tactique. Le prince Henri, conversant avec lui sur les manœuvres de Potsdam, le trouva si bon observateur, qu'il avoua à un officier français qu'il avoit vu à Berlin peu de nos colonels connaitre aussi bien que lui la supériorité des manœuvres prussiennes sur celles des autres puissances militaires de l'Europe. Il aimoit à s'en entretenir avec nos meilleurs généraux, et à sçavoir d'eux dans les plus petits détails tout ce qui sert à faire mouvoir ces masses imposantes qui font la force et la destinée des Etats. [75] II etoit aussi fort instruit de l'économie publique. Il avoit même sur cette science des vues que je crois supérieures à celles de son tems, si j'en juge par comparaison aux ouvrages de quelques bons esprits de nos jours qui ont rectifié beaucoup d'erreurs que n'avoient point les principes d'Helvétius. Il nous interesseroit aujourd'hui, s'il eût écrit ses idées sur cette matière. "Mais, disoit-il, tant de mauvaises lois contrarioient chez nous les progrès de cette science, qu'il seroit impossible d'en former un bon sistême, sans un bouleversement général, attendu que la forme du gouvernement y mettoit les plus grands obstacles, et que d'ailleurs ce sistême, adopté partiellement, avorteroit toujours, faute d'un grand ensemble qui en vivifia toutes les parties à la fois. Mais où trouver l'homme puissant assés éclairé pour saisir cet ensemble et en suivre l'exécution? Je ne connois que Turgot 272
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dont l'expérience a corrigé les erreurs métaphysiques de nos économistes. S'il etoit intriguant, les femmes Peleveroient au ministère, mais il est trop heureux que sa philosophie et sa probité ne lui nuisent pas, et qu'on lui permette le bien qu'il fait dans sa petite intendance." [76] Saurin etoit l'ami d'Helvétius. À ce titre il en avoit reçu une pension de mille écus qui le mettoit en état de se débarrasser d'un emploi qui le fixoit auprès d'un prince, et qui n'etoit conforme, ni à ses goûts, ni à la liberté de son caractère. Sur le point de se marier, il va trouver son ami et lui demande le remboursement du capital de sa pension pour en faire le douaire de sa femme. Helvetius enchanté de cette noble confiance de l'amitié, compte sur-le-champ la somme et va dire à sa femme : "Saurin et moi sommes bien heureux. Nous voilà libres tous deux dans les sentimens que nous avons l'un pour l'autre." J'ai entendu blâmer la conduite de Saurin, mais je dois la dire aux âmes généreuses que le vrai sentiment de l'amitié éleva au-dessus du vil intérêt de l'argent. [77] J.-J. Rousseau etoit encore peu connu du public, mais il travailloit pour l'Encyclopédie. Ce qu'il en retiroit etoit peu pour vivre et secourir M de Warens; il copioit alors et vendoit la Lettre de Trasihule à Leucippe qu'on ne publioit que sous le manteau. Helvetius qui se l'etoit déjà procurée, mais qui sçavoit Rousseau dans la détresse, lui en fit demander une autre copie par Duclos, leur ami commun. Cinquante louis furent le prix qu'il lui fit accepter, sans se faire connaitre. Cette copie de la main de Rousseau m'avoit été léguée par Helvetius avec tous ses manuscrits. Franklin l'ayant désirée pour la placer dans la bibliothèque de Philadelphie, je lui en ai fait volontiers le sacrifice24. [78] Cette anecdote n'a d'importance que par la célébrité qu'aquirent depuis les personnages qui en sont l'objet. Je ne la cite que pour indiquer le caractère de l'un et de l'autre. Elle tiendra lieu de toutes celles que je pourois raporter, et que les amis d'Helvétius ignoreroient sans les révélations du seul homme qui avoit le secret de sa bienfaisance. Il suffira de dire que plus du tiers de sa fortune etoit employé à la satisfaire, et toujours, comme une providence invisible, en ménageant la délicatesse de ceux qu'il obligeoit. Je publierois de lui tout ce qui m'est personnel, s'il n'y avoit pas trop d'ostentation à se prévaloir de l'amitié généreuse d'un grand homme.6 [79] Bernis, jeune abbé, depuis cardinal, eut besoin pendant quelque tems de l'amitié d'Helvétius pour s'introduire dans le monde. Il oublia son ami quand il le vit persécuté, mais ambassadeur de France à Rome, il s'en souvint quand celui-ci pour un service d'importance25 qui devoit peu coûter au cardinal, lui prodiguoit les titres d'usage d'Eminence, de Monseigneur. Bernis lui repondit : "Le titre de vôtre cher ami ne vaut-il pas mieux que tous ceux que vous me donnés?" Cette réponse fut tout le service qu'obtint l'ancien ami du cardinal/ 273
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[80] Helvetius s'etoit passionné de bonne heure pour la philosophie, passion dangereuse dans un tems où les talens supérieurs paroissoient à craindre à une cour soupçonneuse qui les fit mettre bientôt sur le théâtre par de misérables écrivains qu'elle soudoya. Quelques hommes célèbres, négligés et même persécutés seroient morts dans la misère, si Helvetius ne s'etoit fait leur ami, pour avoir le droit d'être leur bienfaiteur. Heureux les grands hommes qui n'ont à s'honorer que de la reconnaissance qu'ils doivent à l'amitié d'un autre grand homme. [81] Helvetius, à Paris pendant 3 mois d'hyver, recherché par les gens instruits de tous les pays et de tous les rangs, songeoit peu à briller dans la conversation. Les étrangers, qui s'attendoient à le voir prodiguer les richesses de son esprit, etoient frapés d'une certaine bonhommie franche qui le deroboit à l'envie, sans le dérober à sa gloire. Après avoir mis la dernière main à son livre De l'Homme, il alloit s'occuper d'un ouvrage important qui eût fait époque dans les annales philosophiques. [82] La morale religieuse ayant corrompu la morale naturelle, c'est-àdire, celle qui devroit être fondée sur nos vrais raports sociaux, et que j'ai déjà appellée la religion universelle, les principes d'Helvetius n'avoient pas souvent été bien compris, ni bien interprétés. Faute d'un dictionnaire de morale et des définitions précises de termes abstraits, chaque écrivain donne des sens differens aux mêmes mots, et le lecteur peu attentif, d'après les idées qu'il s'est déjà formées, croit que l'auteur ne sçait ce qu'il dit, et condamne sans examen ou les principes ou les conséquences qu'il n'a point entendus. [83] Pour remédier à ces inconveniens, Helvetius avoit projette ce dictionnaire. En décomposant, en analysant toutes les idées comprises dans un terme abstrait, il eût éclairci les définitions par des exemples et par un commentaire sur chaque fable de La Fontaine à l'usage de la jeunesse. Ce plan etoit vaste et utile. Il ne pouvoit le remplir qu'avec l'aide de ses amis qui s'y etoient engagés. Cet ouvrage, nécessaire à la confection des lois et à la destruction des préjugés, eût avancé les progrès de l'esprit humain dans les sciences morales et politiques. La liberté de la presse nous en feroit jouir aujourd'hui. [84] Helvetius en avoit déjà fait quelques articles dans les intervalles que lui laissoient la douleur d'une goûte opiniâtre qui le tourmenta tout l'été de 1771, et vers la fin de cette année l'enleva à sa famille, à la philosophie et aux malheureux. Il n'avoit que 57 ans. Son curé de St-Roch26 qui en avoit reçu d'abondantes aumônes pour ses pauvres, oubliant le philosophe pour l'homme charitable et bienfaisant, permit qu'on l'enterra dans son église, mais sans cérémonie et sans épitaphe. L'archevêque Beaumont qui haïssoit au même degré les jansénistes et les incrédules murmura de cette tolérance. 274
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N'osant éclater, il sollicita le chancelier Maupeou de faire au moins saisir les manuscrits. Le chancelier qui avoit alors d'autres affaires avec les parlemens ne se soucia point d'en avoir de nouvelles avec les philosophes. Le gouvernement, malgré sa complaisance pour le clergé, sentoit qu'il se donneroit trop d'embaras de persécuter tout le monde à la fois. [85] Quand parut le livre De l'Homme, Helvetius n'etoit plus. Sa vertu révérée des honnêtes gens fit que les dévots, auprès du nouveau Parlement, n'obtinrent que la brûlure du livre27. C'etoit la mode alors d'accueillir ainsi les vérités qu'on ne pouvoit réfuter. [86] Si l'on me demande à connaître d'Helvétius jusqu'à sa personne, il etoit bien fait, adroit à tous les exercices du corps. Sa taille etoit moyenne. La douceur brilloit dans sa physionomie, la grâce y dominoit. Son abord etoit ouvert et plein d'une noble assurance. Thomas28 disoit, en voyant son portrait peint par Vanlo à l'âge de 36 ans : "C'est la figure reposée d'un beau jeune homme méditant sur le bonheur de l'humanité." Son buste parfaitement ressemblant, fait vers l'époque où il mourut, est regardé comme le plus bel ouvrage de Caffieri. Cet artiste estimable honora son talent par le prix qu'il mettoit à transmettre fidèlement les traits d'un sage à la postérité. [87] Helvetius aimoit la gloire. Il ne la briguoit point par une vaine ostentation de vertu, ni par l'affiche d'un esprit supérieur à ceux avec qui il conversoit. Il laissoit chacun persuadé de l'avantage qu'on avoit sur lui dans une discussion, sans se croire humilié de ne l'avoir pas. [88] La mort des grands écrivains, enlevés au milieu de leur carrière, est une calamité publique, surtout dans les pays où l'homme opprimé a besoin qu'on le console, ou qu'on l'éclairé sur ses vrais intérêts. Helvetius a peu vécu, si l'on considère l'âge auquel les hommes bien constitués peuvent se promettre d'atteindre, mais si l'on jette les yeux sur le nombre de ses bonnes actions, si l'on refléchit sur l'importance de ses travaux littéraires, on véra que sa vie fut pleine, qu'il n'a point passé sur la terre sans laisser des traces d'homme, sans mériter une gloire immortelle. [89] Dans des tems plus heureux, son âme libre se fût montrée toute entière. Il eût bénis cette révolution qui nous restitue nos droits et délivre la pensée du joug de l'esclavage. Ce ne seroit plus avec une reserve calculée sur le danger des persécutions qu'il combattroit les erreurs et les préjugés. Ce qu'il falloit autrefois de courage pour les attaquer, il l'eût employé aujourd'hui à révéler de grandes vérités qu'il n'a pu qu'indiquer. [90] Ombre illustre, ô toi qui, dans la servitude générale, osa, au péril de ta vie, concourir à répandre ces lumières qui éclairent maintenant les ténèbres de la superstition, si les belles âmes ne meurent point avec le corps qu'elles animoient, la tienne sera sensible aux hommages publics que rend à ton image une société d'hommes libres. Tes enfans les partagent avec 275
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nous. Ton épouse, qui chérit ta mémoire, seroit ici pour les recueillir, si son grand âge lui permettoit d'en être témoin. [91] Ce n'est pas seulement pour l'honorer que ces patriotes éclairés placent ton buste au milieu d'eux, c'est pour te ressembler, s'il est possible, c'est pour imiter ton courage à servir l'humanité. S'ils prêtent leur faveur à ma foible voix, c'est qu'en leur rappellant quelques traits de ta belle vie, j'acquitte à la fois leurs vœux et ma reconnaissance. Supplément^ [92] Helvetius avoit peu de besoins à satisfaire. Une table frugale quand il n'etoit qu'en famille. Un ou deux habits simples. Point de recherche dans sa parure. Peu de livres, mais bien choisis dans sa bibliotèque. Les mêmes ameublemens qu'il avoit trouvés dans sa maison à la ville et à la campagne, sans luxe, même de commodité. Nul goût de dépense pour sa personne. Ces petits détails, dans lesquels je me permets d'entrer, aprennent combien, avec cent mille livres de rente, il lui restoit de moyens d'exercer sa bienfaisance. [93] Peu d'hommes ont joui dans leur intérieur d'une vie plus heureuse. La première fois que je le vis au milieu de sa famille à Voré, je lui etois inconnu. Je suivois la grande route qui passe sur ses terres pour aller à son bourg29 distant de 3 quarts de lieue de sa maison. L'aspect des lieux, la beauté du paysage, la solitude qui environnoit sa retraite dans le vallon le plus romantique du Perche, excitèrent ma curiosité à demander qui Fhabitoit. Un laboureur que j'interrogeai me repondit : "C'est un bon seigneur. Il a fait un livre qui a manqué de nous coûter cher, car on dit qu'on vouloit nous l'enlever pour l'avoir fait. Vous seriez bien reçu de tout le monde, si vous l'alliez voir. Il s'appelle Helvetius." À ce nom qui reveilloit tout le plaisir que m'avoit causé la lecture de L'Esprit, je m'acheminai vers la demeure de l'auteur. Il etoit à la chasse. J'attendis son retour. [94] La franchise de son accueil, l'air amical de tous ceux qui l'entouroient, m'annoncèrent que ma visite ne leur etoit pas importune. Je croyois rêver le bonheur. Tout s'offroit à mon imagination comme un monde nouveau que la baguette des fées avoit embelli pour ma réception. Je passai quelques jours dans cette délicieuse retraite, mais en la quittant, tous mes vœux, tous mes sentimens se concentrèrent à Voré, et l'heureux jour qui m'y rapella changea la destinée de toute ma vie. [95] Trois années s'écoulèrent dans le commerce des plus doux épanchemens de la confiance et de l'amitié. J'avois les mêmes goûts de retraite qu'Helvetius. Je ne changeai que mes objets d'étude, pour embrasser les siens. Ses conversations m'instruisoient; j'épiois ses bonnes actions et le soir je les écrivois. 276
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[96] Je m'occupois depuis lontems d'un essai historique sur toutes les parties de la science morale des anciens. J'avois marqué les époques de ses progrès par des citations de tout ce qu'en avoient écrit les philosophes jusqu'à la renaissance des lettres. En parcourant mon très volumineux manuscrit, Helvetius me fit sentir que je n'avois amassé que des matériaux pour un ouvrage à composer sur cette matière, que les sentences et les maximes que je raportois, paroitroient belles en elles-mêmes au public qui les lisoient, mais inutiles pour la pratique, parce qu'aucun sistême général n'y determinoit les motifs d'action, fondés sur l'intérêt des hommes; et que d'ailleurs on se soucioit peu de ce qu'avoient dit les anciens sur telle ou telle vertu, si la nécessité de les posséder ne se trouvoit dans nos habitudes, dans nos lois et dans nos institutions sociales. Je compris ses raisons et mon travail resta dans mon portefeuille. MANUSCRIT
*A. Institut, ms. 2222; [2] + 37 + [2] pp.; orig. autogr. TEXTE
Un certain nombre de passages du manuscrit ont été barrés, et repris à d'autres endroits du texte de ce "Supplément". Nous ne les reproduisons que quand il s'en est trouvé sensiblement modifié. a Paragraphe raturé, dont les éléments se retrouvent dans les paragraphes 7 et 13, soit repris textuellement, soit modifiés : "Des hommes libres aujourd'hui ont donc pu nous engager à rapeller ici quelques traits de la vie d'Helvétius, de ce philosophe qui n'a combatu l'erreur que pour établir les principes de la liberté. Témoin de ses actions privées, je ne craindrai plus de révéler les sentimens secrets qui animoient sa conduite, enoblissoient son caractère et dictoient ses écrits." Le A : "payer, ". c La Roche a tracé une ligne autour de ce passage et a ajouté en marge : "en notre". d Passage barré et repris avec des modifications dans les paragraphes 18 et 19 : "Alors il
le décida à quitter Caen où il l'avoit connu, et à le suivre à Paris. Son ami forma bientôt d'autres liaisons, changea de logement, cessa peu à peu de le voir et finit par éviter même sa rencontre. Helvetius en fut pénétré de douleur, mais il l'avoit obligé, il ne chercha jamais l'occasion de lui faire des reproches sur son indifférence. Ce premier essai d'ingratitude, qui peut, dans une jeunesse inexpérimentée, altérer les sentiments les plus généreux, ne fit que lui aprendre à faire de belles actions sans trop compter sur la reconnaissance. Il la trouvoit même si importune, qu'il aimoit mieux confier à d'autres le soin de faire ses bienfaits." e Passage barré : "Revenons à la première jeunesse d'Helvétius. Remontons aux circonstances qui ont peutêtre influé sur toute sa vie, et déterminé ses goûts et ses penchans. Voyons si, comme il l'a dit lui-même dans ses ouvrages, il ne fut pas un produit du hazard qui le fit naitre. On a souvent cherché à relever le mérite des hommes à talens par les fruits précoces de leur enfance. Helvetius jusqu'à 15 ans fut un enfant ordinaire. À 18, la lecture des Mémoires de Retz [...]." Le reste de ce passage est 277
APPENDICE 29 repris dans les paragraphes 15,16 et 25. ' Passage barré : "Je reviens au moment où Helvetius abandonna la poésie. C'etoit, comme je l'ai dit, à 22 ans, quand l'âge de la reflexion eut calmé son premier feu poétique. Jaloux d'une gloire éclatante mais voyant dans la carrière où l'avoit jette sa brillante imagination que les rangs de nos grands poètes se pressoient, un second hazard le jetta dans une nouvelle. Une femme qui, aux agremens de son sexe [...]." Le reste de ce passage, également barré, est repris dans le paragraphe 22. g II s'agit sans doute de passages que La Roche a dû retrancher de son éloge, avant de le prononcer. NOTES EXPLICATIVES
1. Il s'agit de la Société du Portique républicain, fondée en 1799 par Pierre Antoine Augustin Piis (17551832), chansonnier en vogue et auteur de pièces frivoles à la Comédie-Italienne. La première séance du Portique a eu lieu le 6 vendémiaire an VIII (28 septembre 1799) "à 11 heures du matin dans le temple de la Concorde, ci-devant Saint-Philippe-du-Roule" (Gazette de France, 16 vendémiaire, p. 63). Toute la presse rapporte l'événement. Le Publiciste (15 vendémiaire, p. 3) note que les 137 membres, parmi lesquels on relève le nom du poète Parny, ont tous prêté le serment républicain, et que "Michot, artiste du théâtre de la République, a lu deux odes d'Horace, traduites par le citoyen Martin Laroche". La Décade rend compte ainsi de cette création : "Le citoyen Piis, bien connu par une foule de pièces en vaudeville, où à la fraîcheur des tableaux se trouvent réunis le piquant du trait et les grâces du sentiment, 278
Supplément à la Vie d'Helvétius vient de fonder une société littéraire dans laquelle il paraît qu'on ne sacrifiera pas au jargon des boudoirs comme dans quelques autres, mais au génie des arts et de la liberté. [...] Cette société tiendra 3 séances par mois." (20 vendémiaire an VIII [12 octobre 1799], p. 115.) 2. Il s'agit de la "Préface ou Essai sur la vie & les ouvrages de M. Helvetius", de Saint-Lambert, qui a paru pour la première fois en 1772 dans l'édition originale du Bonheur (p. i-cxx). Cet "Essai" figure dans les œuvres d'Helvétius à partir de la première édition (Liège, Chez Bassompierre, Père & Fils, 1774, 4 vol., II, p. i-civ). 3. Au sujet de cette assemblée, voir Le Publiciste (9 brumaire [30 octobre 1799], p. 3), et La, Décade (20 brumaire [11 novembre], p. 300-301), qui relate ainsi la séance : "Le citoyen La Roche, ami d'Helvétius et traducteur d'Horace, a présenté au Portique le buste du philosophe, au nom de sa famille présente. Il a accompagné cet hommage d'une notice de sa vie qui a été entendue avec le plus vif intérêt." Ce compte rendu est suivi de deux extraits assez longs de ce texte. Nous ne savons pas à quelle daté a disparu le Portique. Au cours de l'année 1800, la presse signale assez régulièrement ses séances publiques (v. Le Publiciste des 4 floréal, 7 prairial, 16 messidor [24 avril, 29 mai, 5 juillet 1800]), puis n'en parle plus. Il est probable que cette association n'a pas survécu longtemps aux mesures autoritaires prises sous le Consulat. 4. Personnage non identifié. Une statue en marbre de Descartes par Pajou (1739-1809), commandée par le comte d'Angivillier en 1776 et exposée au Salon de 1777, se trouve à
APPENDICE 29 l'Institut (salle des séances publiques). Les contemporains avaient été unanimes pour la trouver médiocre (v. H. Stein, Augustin Pajou, 1912, p. 240-241). 5. Voir lettre 384. 6. De l'Homme, section I, chapitre VIII. Dans la conclusion de ce chapitre, intitulé "Des hazards auxquels nous devons souvent les hommes illustres", Helvétius écrit : "Le hasard a & il aura donc toujours part à notre éducation, & surtout à celle des hommes de génie" (I, p. 59; voir aussi De l'Esprit, p. 438, note c.) 7. Voir lettre 2, note 4. 8. Antoine Carvoisin d'Armancourt (v. lettre 1, Remarques). 9. Personnage non identifié. 10. Claude Javillier, mort en 1739, et son fils René Claude étaient des danseurs de l'Académie royale de musique et de celle du prince de Carignan. 11. Voir lettre 151, note 3. 12. Selon Duclos, Helvétius a entrepris le livre De l'Esprit comme conséquence des relations qu'il entretenait alors avec Mme de Villette, née Thérèse Charlotte Cordier de Launay : "II fit le premier chapitre pour lui expliquer un passage de Locke qu'elle n'entendoit pas" (Œuvres complètes, éd. Auger, 1820-1821, 9 vol., IX, p. 138). 13. Cette raillerie est généralement attribuée à Buffon. Voir Corr. litt., IX, p. 422. 14. Selon la version de Plutarque, Alcibiade avait déclaré : "Je veux que les Athéniens aillent caquetant de cela, afin qu'ils ne disent rien pis de moi" (Les Vies des hommes illustres, "Alcibiade", par. XIV). 15. Lors d'un séjour en Sicile, Platon
Supplément à la Vie d'Hehétius s'attira la haine de Denys l'Ancien qui le fit vendre comme esclave. Il fut racheté par des amis et revint à Athènes. 16. Michel Boyron, dit Baron (16531729), célèbre comédien, auteur dramatique et ami de Molière. 17. Œuvres complètes, éd. La Roche, Paris, P. Didot, 1795, 14 vol., XIV, p. 61-77. Cette édition est loin d'être "conforme aux manuscrits de l'auteur", et la lettre en question a été fabriquée par La Roche luimême. 18. D'après Saint-Lambert ("Essai sur Helvétius", figurant dans Le Bonheur, 1772, p. cv-cvi), cet épisode a eu lieu dans le Yorkshire, mais les lettres d'Helvétius n'indiquent pas qu'il se soit rendu dans ce comté du Nord de l'Angleterre pendant le séjour qu'il a effectué dans ce pays. 19. Le compte rendu de la procédure du Parlement contre Helvétius n'indique en rien que trois conseillers se soient prononcés pour sa • mort (v. vol. II, appendice 11). 20. Voir lettre 508, note 3. 21. Il s'agit de l'abbé Arnaud, éditeur du Journal chrétien et candidat à l'Académie des inscriptions en 1762. Il aurait été plus exact de dire qu'Helvétius, sans intervenir en faveur de l'abbé, avait refusé d'entraver son admission (v. lettres 484, 484 bis, 485, 486 et 487). 22. Rien ne corrobore cette information. 23. La Roche présente à tort l'Essai sur le mérite et la vertu, qui date de 1745, comme étant de la même époque que l'affaire de L'Esprit. Il est d'autre part difficile d'ajouter foi à son affirmation que Diderot "vivoit dans la retraite" en 1758 (par. précédent) et que "le fana-
279
APPENDICE 30
Lettres supplémentaires
tisme fut obligé d'attendre Diderot à l'Encyclopédie". En fait, Diderot avait déjà été emprisonné pour avoir écrit la Lettre sur les aveugles (1749), et l'Encyclopédie a été condamné en février 1759 en même temps que De l'Esprit. 24. Voir D.W. Smith, "Helvétius, Rousseau, Franklin and Two New Manuscripts of Fréret's Lettre de Thrasybule à Leucippe", Enlighten-
ment Essays in Memory of Robert Shackleton, Oxford, 1988, p. 277282. 25. Il s'agissait de faire séculariser La Roche par la Rote (v. lettre 635). 26. Jean-Baptiste Marduel. 27. Voir vol. III, appendice 18. 28. Antoine Léonard Thomas (v. lettre 471, note 6). 29. Rémalard était situé sur la grande route reliant alors Paris au Mans.
APPENDICE 30 Lettres relevant des périodes des trois premiers volumes, et découvertes depuis leur parution Les lettres présentées ci-après sont de deux types : 1) Lettres figurant déjà dans les trois premiers volumes, et dont le manuscrit n'a été découvert que depuis leur parution. L'établissement de leur texte est révisé, de même, s'il y a lieu, que l'appareil critique qui les accompagne. Ces lettres conservent le numéro qui leur a été attribué initialement, avec l'adjonction de la lettre N [Nouvelle]. 2) Lettres découvertes depuis la parution des trois premiers volumes. Les en-têtes de ces lettres sont les seuls à comporter tous les noms, prénoms et titres des correspondants. En outre, leur caractère de lettres nouvellement découvertes est signalé par les termes bis, ter, etc., qui suivent leur numéro d'attribution, lequel est fonction de la lettre qui les précède chronologiquement. Deux lettres appartiennent bien aux deux catégories déjà mentionnées, car elles ont été publiées dans le deuxième volume, mais la date qui leur avait été attribuée s'est révélée inexacte. Nous les avons numérotées comme suit : 200 bis [=442N] et 464 bis [=459N].
3N. Helvétius a La Chaussée De Caen, ce 1 janvier 1738 Est-il permis à un citoien de Caen d'ozer écrire à un des plus spirituels habitants de Paris? On perd bien son tems à lire la lettre d'un provincial naturalizé qui a oublié la lengue françoise, et qui n'a plus qu'un patois qu'on peut à peine deviner. Mais il faut l'excuzer; en oubliant sa lengue, il 280
LETTRE 3N
Janvier 1738
n'a pas perdu le souvenir de l'amitié que vous luy avez témoignez : c'est un titre qui luy fait trop d'honeur pour ne pas chercher à le mériter. En faveur du sentiment pardonnez-luy la façon dont il les4 exprime. Je suis, avec tout l'attachement possible, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur, Helvétius J'oubliais de vous dire que l'on m'a admis à l'Académie des belles-lettres de Caen1 et que j'ai fini la tragédie2 dont je vous avois parlé, que l'on l'a trouvé icy fort bien versifié. J'en commence une autre2 dont j'ai déjà fait un acte. Lorsque j'iray à Parisc, j'apprenderai de vous ce que j'en dois penser moi-même de tous ces ouvrages, et je profiteray de vos lumières et de vos conseils. Je travaille 7 ou 8 heures par jour depuis que je suis dans ce pais et je me suis fait un fond de bonnes lectures. J'ai suivi exactement le conseil que vous m'aviez donné avant6 que je quittase Paris. Je lis nos bons auteurs avec soin, je prend garde à la façon dont il tourne leur pensées, et je vous avoue que je crois que mes méditations sont excellentes pour former le goût et apprendre à bien faire soi-même. [adresse :] À Monsieur / Monsieur de La Chaussée de / l'Académie francoise, rue Geoffroy l'Angevin / À Paris MANUSCRIT
*A. Institut d'histoire de l'Académie des Sciences, Saint-Pétersbourg, K 11 64/360; 2 p.; orig. autogr.; traces de cachet sur cire rouge. Une photocopie partielle de cette lettre, ne comportant ni le post-scriptum, ni l'adresse, figure dans Isographie des hommes célèbres, ou Collection de fac-similé de lettres autographes et de signatures, 18281830,2 vol., I, p. [311]. TEXTE les : les sentiments. b Le A : "fini ". c Le A : "Paris ". d Le A : "travaille ". e Le A : "avant ".
a
NOTES EXPLICATIVES
1. Le 21 novembre, 1737, lors d'une "séance particulière" (c'est-à-dire non publique) de l'Académie royale
des belles-lettres de Caen, "M. Helvétius désirant être associé, est nommé." Le 28 novembre, dans une séance publique, "Helvétius lit son remercîment pour la place de surnuméraire qu'il a obtenu." Le 5 décembre, dans une séance publique, "Helvétius lit une d[issertati]on sur l'unité de temps et de lieu recommandée dans les tragédies." Le 16 janvier 1738, il fait lecture, dans une autre séance particulière, de "deux act[es] d'une tragédie de sa comp[ositi]on". (Extraits d'un registre des séances de l'académie de Caen conservé aux Archives départementales du Calvados, 2 D 1384, ffos 8 verso, 9 recto et 9 verso.) Voir aussi lettre 2, note 2. 2. Voir lettre 2, note 4, et les Remarques ci-dessous. 281
Mars 1738
LETTRE 3 bis REMARQUES
Dans un cahier de notes intitulé "Recueil Mezeray", conservé à la bibliothèque municipale de Caen (ms. 4° 154), Charles de Quens (1725-1807), avocat, enregistrait à cette époque ses conversations avec le père André, dont il était le disciple. L'un des passages de ce Recueil concerne le séjour d'Helvétius à Caen : "Helvetius étant à Caen, logé à la romaine chez le directeur son parent [v. lettre 1, Remarques]. Esprit présomptueux. Fit de petites pièces de vers, qui couraient les belles compagnies. Montra au p[ère] André une tragédie de sa façon, Le Comte de Fiesque. Jl y avoit du bon, et elle donnoit des espérances. L'auteur eut envie d'être de l'académie de Caen. Le p[ère] A[ndré] promit d'en parler, et en prévint M. de Luynes. Ce prélat connoissoit déjà Helvetius, qui lui faisoit sa cour de temps en temps. On fit d'abord des difficultés dans l'Académie sur ce qu'il etoit bien jeune, qu'il cherchoit à s'avancer dans les finances, et qu'il ne tarderoit pas à s'en retourner à Paris. 'Messieurs, dit le p[ère] André, nous ne devons point balancer d'admettre le sujet proposé. Nous avons assez de Phœbus, mais il nous manque du Plutus.' M. l'evêque
reprit aussitôt qu'il n'y avoit pas moyen de résister à cette raison-là, et Helvetius fut reçu. Notre jeune académicien lut un discours, où il parloit en maitre du Parnasse. Quelque temps après, le p[ère] A[ndré] recita son Discours sur le beau dans les pièces d'esprit^ où il fronda ces petits maitres à peine sevrés du collège, qui prenoient déjà le ton des Boileaux. Helvetius prit ce trait pour lui." De Quens visait le passage suivant du Discours du père André : "Le moyen de n'être pas choqué en lisant, par exemple, [...] un petit-maître du Parnasse, à peine sevré du collège, qui prend déjà le ton des Boileaux et des Corneilles, pour y prêcher la réforme" (Père André, Essai sur le beau, 1741, p. 197-198). Quant au prélat dont il est question au deuxième paragraphe de la citation de Charles de Quens, c'était Paul Albert de Luynes (1703-1788), évêque de Bayeux (1729-1753), qui allait devenir premier aumônier de la Dauphine (1747), archevêque de Sens (1753) et cardinal (1756). En 1743, il sera admis à l'Académie française à la place du cardinal Fleury, et il sera élu membre honoraire de l'Académie royale des sciences en 1755.
3 bis. Simon Henri Dubuisson1 à Joseph de Seytres, marquis de Caumont2 À Paris, le 31 mars 1738 Monsieur, Une autre affaire qui a fait quelque bruit, c'a été l'agrément de la place de fermier général de feu M. Duché3. Le Roi avait donné cet agrément au duc de La Trimouille4 pour telle personne agréable aux fermiers généraux qu'il présenterait; c'était un présent de 40 000 écus5. M. de La Trimouille 282
LETTRE 3 bis
Mars 1738
présentait ou M. Francès6 ou M. Lallemant de Nantouillet7, et les fermiers généraux agréaient le dernier. M. de Las Minas8, ambassadeur d'Espagne, est venu à la traverse et a demandé la place pour M. de La Tour9, ci-devant receveur général des finances de Limoges, au nom du roi d'Espagne qui l'honore de sa protection. Aux différents traits concernant M. de Las Minas que j'ai eu l'honneur de vous mander, vous comprenez qu'il a traité sa matière avec hauteur. M. le contrôleur général10 lui a d'abord opposé le don fait à M. de La Trimouille; puis les fermiers généraux ne veulent pas de M. de La Tour et l'on s'est fait une règle de leur donner des associés qu'ils agréent; M. de La Tour n'a ni fortune ni crédit, la place de fermier général demande l'un et l'autre. Enfin, on a eu la complaisance d'offrir le partage de la place à deux conditions : l'une, que M. Lallemant de Nantouillet exercerait, sauf à partager les émoluments avec M. de La Tour; la première place vacante serait pour M. de La Tour en son nom, au moyen de quoi M. Lallemant de Nantouillet resterait seul propriétaire de sa charge. M. de Las Minas n'a voulu accepter aucun tempérament. "Tout ou rien" est sa devise, et l'on a envoyé un courrier en Espagne à cette occasion. [...] IMPRIMÉ
*I. Mémoires secrets du XVIIIe siècle. Lettres du commissaire Dubuisson au marquis de Caumont, 1735-1741, éd. Rouxel, [1882], pp. 435 et 437-438. REMARQUES
D'après une autre version de cet épisode, Helvétius était également candidat pour ce poste : "Les circonstances de sa nomination [celle de Lallemant de Nantouillet] méritent d'être scùes. La place de fermier général etoit demandée par quatre puissances auxquelles il sembloit qu'on ne pouvoit guère la refuser. Cependant M. Lallement de Betz11, son frère, l'emporta sur toutes ces puissances en mettant 200 000k dans la cassette des intéressés de qui dependoient toutes les grâces. Il s'agissoit d'éluder la parole donnée à M. de Las Minas, ambassadeur d'Espagne, qui la demendoit au nom du Roy son maitre pour le S. de La Tour, trésorier de M. le comte de Charolais et beau-frère du premier
valet de la chambre de Sa Majesté Catholique12. Ce ministre13 repondoit à l'ambassadeur que le sujet en question n'avoit nul crédit et qu'il passoit pour débauché, adonné aux femmes et tel enfin qu'il pourroit faire le second thome du S. Bragouze14 qui peu de tems auparavant avoit fait une banqueroute considérable. Il repondit à la Reine qui l'avoit demandée pour le fils de M. Helvétius, son premier médecin, que le sujet pour lequel Sa Majesté s'interessoit etoit encore trop jeune. Il dit à M. le duc d'Orléans qui la demandoit pour M. de Palerne de La Madeleine15, son trésorier, qu'il ne pouvoit luy accorder cette grâce, attendu que le Roy d'Espagne et la Reine de France presentoient chacun un sujet pour la remplir, et que cet[te] affaire demeuroit indécise jusqu'à nouvel ordre. Enfin, il dit au duc de La Trimoille qui avoit la parole du Roy pour la pre-
283
LETTRE 3 bis miere place vaccante, et qui la demandoit pour M. de France qui avoit rendu de grands services dans les vivres d'Allemagne, que le sujet etoit trop vieux. Ainsy, trop vieux, trop jeune, ce conflit de puissance n'opéra rien et la place resta au S. Lallemant de Nantouillet sur16 la promesse que le cardinal17 fit à l'ambassadeur d'Espagne que la première place vaccante seroit pour le S. de La Tour. Il ne pouvoit guère faire autrement puisqu'on avoit placé en Espagne et sur-le-champ une de ses créatures à sa recommandation." ("Mémoires pour servir à l'histoire du publicanisme moderne", B.N., ms. fr. 14077, p. 147-150. Une autre version de ces "Mémoires", légèrement différente, se trouve aux Archives nationales [MM 8181, ffos 191192], et a été reproduite par Andlau [p. 28-29, note 9].) NOTES EXPLICATIVES
1. Conseiller du roi et commissaire enquêteur examinateur au Châtelet de 1740 à 1767, Dubuisson cultivait les lettres en amateur discret. 2. Le marquis de Caumont (1688-1745), correspondant de Bouhier, La Curne de Sainte-Palaye, Réaumur et Voltaire, qui le consultait à cette époque sur son Siècle de Louis XIV, avait constitué dans son hôtel d'Avignon un musée d'inscriptions, de médailles, de manuscrits et de livres rares. Il était membre de l'Académie des inscriptions (1736), de la Société royale de Londres (1740) et de l'Académie des Arcades, de Rome (1743). 3. Louis Auguste Duché de Tournelles, originaire de Montpellier, capitaine d'infanterie au régiment de la Couronne, intendant des menus plaisirs et contrôleur de l'argenterie du roi, avait été nommé fermier général en 1721 grâce à la faveur dont il jouis284
Mars 1738 sait auprès du Régent. Il avait conservé cette charge jusqu'à sa mort, survenue le 4 mars 1738. 4. Charles Armand René, duc de La Trémoille et de Thouars (17081741), premier gentilhomme de la chambre du roi. Il venait d'être élu à l'Académie française. 5. Le duc de Luynes confirme dans ses Mémoires que le duc de La Trémoille avait reçu cette somme de Lallemant de Betz, frère de Lallemant de Nantouillet (Luynes, II, p. 60). 6. Jean Fauste Batailhe de Francès (1683-1761), conseiller secrétaire du roi et receveur général des finances d'Alsace, puis de Soissons, avait rendu des services à l'administration royale relativement aux hôpitaux, vivres et fourrages, ce qui lui avait valu les compliments du cardinal Fleury. Il avait épousé en 1724 Sabine Madeleine Schonnherr, dont il avait quatre fils et quatre filles : Jean (17241784), qui succédera à son père au poste de receveur général; Jacques, diplomate, mort en 1788; Louis François; et Jean Joseph (1738-1793), successeur de son frère aîné au poste précité de receveur général; Elisabeth Sabine Josèphe (1725-1808), qui épousera en 1746 le diplomate Louis Augustin Blondel (1696-1793) et sera l'amie intime de Turgot; Jeanne Marguerite, qui épousera Nicolas Durand, comte de Villegayon, puis, en 1787, Thomas Walpole; Marie Claude, qui épousera Jean Claude Douet; enfin Charlotte Françoise, morte célibataire en 1786. 7. Etienne Charles Félix Lallemant, comte de Nantouillet (1696-1781), fils, frère et père de fermiers généraux, receveur général à Soissons, sera fermier général lui-même jusqu'en 1761.
LETTRE 3 ter 8. Jaime Miguel de Guzman Spinola, second marquis de La Mina (16891767), ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de Philippe V en France de 1736 à 1740. 9. Pierre de La Tour, mort en 1747, ancien capitoul de Toulouse, trésorier de Charles de BourbonCondé, comte de Charolais. 10. Philibert Orry, comte de Vignory (1689-1747), contrôleur général de 1730 à 1745. 11. Michel Joseph Hyacinthe Lallemant de Betz, mort en 1773, fermier général de 1716 à 1719 et de 1721 à 1758. 12. Louis Alexandre Bontemps (16691742), gouverneur des Tuileries et capitaine des chasses de la varenne du Louvre, qui avait succédé à son père au poste de premier valet de chambre du roi. L'affirmation que La Tour était le beau-frère de Bontemps est étrange, car la femme de La Tour était Elisabeth Guérin de Lacombe, morte en 1747 (M.C., XXVI, 437, 27 septembre 1747), et celle de Bontemps était Charlotte
Avril 1738 Le Vasseur, fille du marquis de Saint-Vrain (Dictionnaire de la noblesse). 13. Orry (v. note 10 ci-dessus). 14. Pierre Bragouze, natif de Montpellier, ancien garçon barbier, avait bénéficié du système de Law et acheté en 1719 une charge de trésorier général de la Maison du roi. En 1732, par le crédit de Barjac, il obtient une place de fermier général, sans avoir suffisamment d'argent pour en constituer le fonds, ce qui le conduit à contracter des emprunts à un taux excessif, amasser jusqu'à 2 000 000 de livres de dettes, et faire banqueroute en 1734. 15. Jean Joseph Palerne de La Madeleine (1685-1765), conseiller secrétaire du roi en 1720, trésorier général des maisons, domaines et finances du duc d'Orléans et député de la ville de Lyon au Conseil de commerce. 16. Sur la promesse nonobstant la promesse. 17. Fleury.
3 ter. Simon Henri Dubuisson à Joseph de Seytres, marquis de Caumont À Paris, ce 23 avril 173 8 Monsieur,
[...] Ce que je vous dis des fermiers généraux me rappelle que je vous dois la fin de l'histoire de M. de La Tour. Autant que je puis m'en souvenir, elle en est demeurée à la proposition qu'on avoit faite ici de partager entre M. de Nantouillet et M. de La Tour la place de M. Duché qui vaquoit, et au courrier qu'on avoit envoyé en Espagne pour savoir si cette proposition y seroit agréée. Eh bien, Monsieur, pendant que ce courrier voyageoit, la mort, qui se mêle de tout, frappa M. Chambon1 et fit vaquer une seconde place. Cette circonstance dérangeant ce qu'on avoit projeté, M. le cardinal
285
LETTRE 3 ter
Avril 173 8
envoya chercher M. de La Tour; il y eut du pathétique dans leur conversation et enfin voici ce qui fut arrêté. M. Lallemant de Nantouillet auroit la place de M. Duché, et M. de La Tour auroit celle de M. Chambon; il donneroit sa démission aussitôt, et M. Helvétius, fils du médecin, lui seroit substitué, à condition que M. de La Tour auroit les deux tiers du produit sans faire de fonds. La pension de 12 000 livres que M. Chambon faisoit à M. Bontemps, de l'agrément du Roi, seroit régalée2 sur tous les fermiers généraux, et les 40 000 écus qui dévoient revenir au duc de La Trimouille lui seroient payés par Sa Majesté sur le Trésor royal au lieu de l'être par M. de Nantouillet. Tous ces arrangements ont été exécutés à la satisfaction de tous les intéressés, excepté M. le contrôleur général, qui a essuyé, de la part de l'ambassadeur d'Espagne, des vivacités et des hauteurs auxquelles la place qu'il occupe n'habitue pas. *I. Mémoires secrets du XVIII siècle. Lettres du commissaire Dubuisson au marquis de Caumont, 1735-1741, éd. Rouxel, [1882,] pp. 447 et 449-450.
enfans jusqu'au dernier vivant3. La Reine, charmée de trouver cette occasion de placer M. Helvétius, accepta le marché pour luy." (B.N., ms. fr. 14077, pp. 129 et 130-131.)
REMARQUES
NOTES EXPLICATIVES
Selon les "Mémoires pour servir à l'histoire du publicanisme moderne", ce n'est pas sous la pression du cardinal de Fleury que La Tour aurait offert sa démission au profit d'Helvétius, et il l'aurait fait de sa propre initiative : "Tout le monde n'a pas sçu comment M. Helvétius est enfin parvenu au rang de fermier général. [...] Le S. de La Tour fut nommé fermier général, mais sentant bien que dans cette place il n'auroit jamais d'agrément tant du costé du ministre auquel il seroit toujours en butte, parce qu'il y etoit entré comme malgré luy, que du costé des fermiers généraux dont il n'etoit point aimé, il fut tout de suite sous le bon plaisir de l'ambassadeur du Roy d'Espagne offrir sa place à la Reyne pour le S. Helvétius, qu'elle protegeoit, aux conditions qu'il luy feroit 60 000lc de rente tant qu'il seroit fermier général, tant pour luy que pour ses
1. Honoré Chambon, originaire de Languedoc, avait été commis de la direction générale des actes des notaires de Montpellier, contrôleur principal des actes des notaires de Paris, sous-fermier de 1726 à 1736, et fermier général de 1736 à sa mort, survenue subitement le 8 avril 1738 à âge de 48 ans. Lui et le fils de Bontemps (v. lettre 3 bis, note 12) avaient épousé deux sœurs. 2. "Régaler [...] Distribuer une somme avec égalité ou avec proportion" (Dictionnaire de Trévoux, 1743). 3. Le 5 mai 1738, devant Patu, notaire à Paris, Helvétius "a cédé audit sr de La Tour deux tiers dans l'interest que led. sr Helvétius avoit [...] dans la ferme générale du bail de Jacques Forceville, commencé au pcr octobre 1738". Les actes de Patu pour 1738 manquent au Minutier central, et une expédition de comptes du 20
IMPRIMÉ
286
e
Janvier 1739
LETTRE 13N mai 1740, passée devant Dutartre, a été brûlée pendant la Commune. Ces deux actes sont mentionnés dans l'inventaire après décès de La Tour
(M.C., XXVI, 437, 25 octobre 1747), mais sans indication du montant des sommes en question.
13N. Helvétius à Baculard d'Arnaud [Après le 28 janvier 1739]1 J'ai reçu, Monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser. Je la trouve charmante et au sujet près j'admire vos vers. J'aurois fort souhaité vous être plus utile mais je n'ai pas été le maître de l'occassion. Peutestre me sera-t-elle un jour plus favorable en me fournissant un moien de vous être plus utile. Vous avez bien raison d'étudier les philosophes. La poésie ne doit être hantée* que sur ce fond de raisonnement solide qui ne s'acquiert que par la méditation. Les vers ne sont faits que pour dire harmonieusement des vérités et les orner de l'habit de l'imagination et cet habit n'est beau qu'autant qu'il va bien à sa taille. Adieu. Vous sçavez ce que c'est d'avoir toujours à camper et à décamper. Nihil est ab omni parte beatum2. Je monte en chaise et je suis privé du plaisir de vous entretenir/ [adresse :] À Monsieur / Monsieur d'Arnaud / À Paris MANUSCRIT
*A. L'original, qui comporte deux pages, a passé à la vente Bodin (Hôtel Drouot, Paris, 16 décembre 1992, n° 48). IMPRIMÉS
I. Keim, p. 73. Seul est reproduit, d'après la version retouchée du fichier Charavay, le segment "Vous avez bien raison [...] qu'il va bien à sa taille." IL Recherches sur Diderot et l'Encyclopédie, n° 15 (octobre 1993), p. 177 (extrait).
TEXTE * Le I : "bâtie"; le II : "nausée". b Le A : "que ". c Le A : "entretenir. ". NOTES EXPLICATIVES
1. Helvétius ne connaît sans doute pas Baculard d'Arnaud avant le 28 janvier, date à laquelle Voltaire recommande le jeune poète (v. lettre 11). 2. Horace, Odes, II, xvi, 27-28 : "Le bonheur sans partage n'existe pas."
287
LETTRE 18N
Avril 1739
18N. Voltaire à Helvétius Ce29avrill739" 1 Mon cher amy, j'ay reçu de vous une lettre sans datte qui me vient par Bar-sur-Aube, au lieu qu'elle devoit arriver par Vassy2. Vous m'y parlez d'une nouvelle epitre3. Vrayment vous me donnez de violents désirs. Mais songez à la correction, aux liaisons, à l'élégance continue, en un mot évitez tous mes défauts. Vous me parlez de Milton. Votre imagination sera peutetre aussi féconde que la sienne; je n'en doute même pas, mais elle sera aussi plus agréable et plus réglée. Je suis fâché que vous n'ayez lu ce que j'en dis que dans la malheureuse traduction de mon essay anglais. La dernière édition de La Henriade qu'on trouve chez Praut vaut bien mieux4; et je serois fort aise d'avoir votre avis sur ce que je dis de Milton dans l'essay qui est à la suitte du poème5. Y ou learn English, for oughtc j know. Go on, jour lot is to be éloquent in every language, and master of every science. J love, j esteem you, j am your6 for ever6'. Je vous ay écrit en faveur d'un jeune homme qui me paroit avoir envie de s'attacher à vous. J'ay mille remerciments à vous faire : vous avez remis dans mon paradis les tiedes que j'avois de la peine à vomir de ma bouche7. Cette tiédeur m'etoit cent fois plus sensible que tout le reste. Il faut à un cœur comme le mien des sentiments vifs, ou rien du tout. Tout Cirey est à vous. w MANUSCRITS
*A. Genève, collection de M. Renato Saggiori; 1 p.; orig. autogr. B. B.K. 100; 2 p.; copie. TEXTE
Ajouté en haut du A : "À M. Helvétius" et "De M. de Voltaire". * Le A :
"1739". b Le A : "Milton ". c aught. Le B : "ought". d Les IV et V : "l". e yours. Le A : "your"; le III : "your's". IMPRIMÉS et NOTES EXPLICATIVES Voir vol. I.
26N. Helvétius a l'abbé Le Blanc À Paris, ce 8 Xbre [1739] Eh! voila justement comme on juge mal des gens. Ne deviez-vous pas être à Paris huit jours après moy? N'ai-je pas été huit jours à la cour? 288
LETTRE 26N
Décembre 1739
N'ai-je pas dû vous attendre de jours en jours? Ne deviez-vous pas plutost venir m'embrasser à Paris? Mais enfin vous estes avec Buffon. En son nom tout vous est pardonné; il vaut mieux que moy et tout Paris. En* attendant le bonheur de le voir, nous jouissons du plaisir de parler de luy avec Montigny, Cleraut1, Maupertuis, M Du Chatelet. À propos, vous sçavez la nouvelle avanture de Voltaire. J'en suis au desespoir, car il n'y a pas d'apparence qu'il puisse revenir de sitost à Paris2. Nous avons parlé de vous avec l'abbé Jouchet3 que je commence à aimer depuis qu'il vous aime. En vérité j'ai une grande envie de vous revoir, dussions-nous [nous] arracher les yeux en disputant. Vous me retrouvez de votre avis sur bien des choses que je n'oze encor croire, mais l'occassion démasque les hommes. Adieu, aimez-moy, faites ma cour à Mr de Buffon. Je compte sur son amitié et je crois que je compte bien. Je suis, avec tout l'attachement possible, Votre très humble et très obéissant serviteur, Helvetius [adresse :] En Champagne4 / À Monsieur / Monsieur l'abbé Le / Blanc, chez Mr de Buffon / À Montbard^ MANUSCRIT
*A. Collection particulière; 3 p.; orig. autogr.; cachet sur cire. IMPRIMÉS I. Lord H. Brougham, Voltaire et Rousseau, 1845, p. 352-353. II. Lettres autographes composant la collection d'Alfred Bovet, [Londres,] 1883-1892, 6 vol., I, p. 272 (extrait). III. H. Monod-Cassidy, Un Voyageur philosophe au XVIIIe siècle, l'abbé JeanBernard Le Blanc, Cambridge (ÉtatsUnis), 1941, p. 441-442, note 54 (fragment). TEXTE * Le A : " en". b On a fait suivre la lettre en barrant "À Montbard" et en inscrivant "Intendant des Jardins du / Roy / À Paris". NOTES EXPLICATIVES 1. Alexis Claude Clairaut (1713-1765), mathématicien. Admis à l'âge de dix-
huit ans à l'Académie des sciences, il accompagne Maupertuis en Laponie en 1736-1737 pour y déterminer la longueur d'un degré du méridien. 2. Le Recueil de pièces fugitives de Voltaire est interdit le 4 décembre 1739 par un arrêt du Conseil d'État du Roi (v. Best. D. 2110 et 2115). Le 13 décembre, l'abbé Goujet (v. note suivante) écrira à ce sujet au président Bouhier: "M. de Voltaire s'est attiré ici de nouvelles affaires pendant le court séjour qu'il y a fait. Le sieur Prault fils, libraire et imprimeur, connu par son avidité à imprimer toute sorte de libelles, s'était chargé d'imprimer l'introduction à l'Histoire du règne de Louis XIV par M. de Voltaire, et quelques poésies du même, entre lesquelles se trouve une épître sur le fanatisme, pleine d'indécences contre la religion. [...] On a fait visite chez le libraire de Paris, qui avait protesté
289
1743
LETTRE 38 bis auparavant qu'il n'imprimait rien de M. de Voltaire. Tout s'y est trouvé et a été saisi. Jugement prononcé, Prault a été condamné à tenir sa boutique fermée pendant un an, et M. de Maurepas a écrit à M. de Voltaire qui devait être de retour ici le 20ème de ce mois, qu'il eût à regarder Cirey comme son exil, et à ne point approcher de Paris sous peine de voir procéder plus sévèrement contre lui." (Correspondance littéraire du président Bouhier, éd. Duranton, Saint-Etienne, 1976, p. 38-39.)
3. L'abbé Charles Pierre Goujet (16971767), chanoine de Saint-Jacques-del'Hôpital, avait soutenu des principes que condamnait la bulle Unigenitus, ce qui l'avait rendu suspect au cardinal Fleury. Il a laissé plus de soixante ouvrages, dont une Bibliothèque française, ou Histoire littéraire de la France, en 18 volumes, ouvrage qu'il avait entrepris sous la protection du comte d'Argenson. 4. Montbard est en Bourgogne.
38 bis, ter, quater, quinquies. L'abbé Jean Bernard Le Blanc à Helvétius MANUSCRITS
Quatre lettres autographes expédiées de Paris par l'abbé Le Blanc à Helvétius, alors fermier général à Lons-leSaulnier, ont passé à la vente Drouot du 3 juillet 1992 (n° 165). L'une d'elles est signée, toutes portent un cachet sur cire rouge, et leurs dates s'échelonnent
du 24 juillet 1743 au 13 septembre 1743. Selon le catalogue, cette série de lettres, "parfois mêlée de vers, donn[e] les échos de la vie littéraire du temps : Voltaire (représentation de La Mort de César), Maupertuis, une guerre de libelles, Moncrif, Duclos et Crébillon; de l'Opéra : Jélyotte, la Camargo, etc."
131 bis. Helvétius à un de ses amis Versailles, 6 mars 1747 Monsieur, Je ne puis refuser à un de mes amis intimes de vous solliciter en faveur de M. Champnoir1, lieutenant de prevost résident à Chatillon2. Il prétend qu'on a surpris vostre religion et vostre justice. Et il ajoute que s'il a eu le malheur de vous déplaire, ou que s'il a manqué en quelque chose, il vous prie de luy pardonner. Ce* qu'il fera dans la suite tout ce qui dépendra de luy pour mériter vostre protection. Je m'acquite avec d'autant plus de plaisir de ce que j'ay promis à mon amy que cela me procure l'occasion de vous renouveller les assurances de l'amitié sincère et du respectueux attachement [...]
290
LETTRE 148 bis
Août 1749
MANUSCRIT
NOTES EXPLICATIVES
L'original, avec signature autographe, a passé en vente à Baie le 19 septembre 1992 (J.A. Stargardt, Autographenhandlung, Auktion 66, Katalog 652, n° 30).
1. Personnage inconnu de nous. 2. Probablement Châtillon-sur-Seine, relativement proche de Lons-leSaulnier où Helvétius est fermier général, et encore plus de Montbard (v. lettre 26N ci-dessus, note 4).
TEXTE
Le texte que nous reproduisons est tiré du catalogue de vente. a Et?
148 bis. Helvétius à Louis Jules Barbon Mancini-Mazariniy duc de Nivernois1 Bordeaux, 19 août 1749 [...] Vraiment oui, je suis maître d'hôtel de la reine et je vous jure que je ne l'ai pas sollicité, que j'espérais même ne pas avoir cette place, surtout après le malheur arrivé à Monsieur le comte de Maurepas2 qui avait beaucoup de bontés pour mon père. Heureusement que cette place est sans fonctions3. Si j'étais obligé de rester à Versailles, je ferais mon testament4, je mourrais d'ennui en quinze jours, et pendant ce temps-là j'y paraîtrais bien ridicule, j'y serais comme un homme qui tombe de la lune. Dieu préserve la reine d'un diner de mon ordonnance : je n'imaginerais jamais rien de mieux que de la soupe aux choux, des côtelettes, du boudin et du petit salé. Je suis uniquement fait pour rester dans ma chambre une partie de la journée. [...] MANUSCRIT
*A. L'original autographe de 4 pages a été vendu en 1984 par l'Échiquier, magasin parisien d'autographes. L'extrait ci-dessus est tiré de son catalogue n° 19. Nous en avons modernisé l'orthographe (v. nos Principes, vol. I, p. xviii). NOTES EXPLICATIVES
1. Nivernois (v. lettre 602, note 7) était alors ambassadeur de France à Rome, poste qu'il a occupé de 1748 à 1752. 2. Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas (1701-1781), ministre de la Marine depuis 1723. Ayant
encouru l'hostilité de Mme de Pompadour, il avait été disgracié en avril 1749 et exilé à Blois, puis à Pontchartrain. L'épigramme suivante lui a été attribuée, et à supposer qu'il en ait bien été l'auteur, on ne saurait dire si elle a été la cause de sa disgrâce ou s'il l'a composée à titre de revanche : "La marquise a bien des appas, / Ses traits sont vifs, ses grâces franches, / Et les fleurs naissent sous ses pas, / Mais hélas ce sont des fleurs blanches." (Mme de Pompadour, Mémoires, 1818, 5 vol., II, p. 97, note 1; "fleurs blanches" : voir lettre 526, note 5.) La demi-sœur de Maurepas, Hélène Angélique Fran291
Décembre 1749
LETTRE 149 bis çoise, avait épousé le duc de Nivernois en 1730. 3. Le poste de maître d'hôtel ordinaire de la reine était surtout honorifique, mais lors des grands dîners de cérémonie ou en l'absence du maître d'hôtel de quartier, Helvétius était tenu de remplir des fonctions effectives, comme l'attestent plusieurs de ses lettres de la décennie suivante. 4. Helvétius mourra intestat.
REMARQUES
Cette nomination d'Helvétius a été fort mal reçue de l'un des membres de la Société du Bout-du-Banc : "Moncrif est furieux de ce qu'on ne lui a pas donné [la charge] de maître d'hôtel ordinaire [de la reine] et de ce qu'on lui a préféré le petit Helvétius" (D'Argenson, Mémoires, VI, p. 2, 2 juillet 1749).
149 bis. Monsieur de Saint-Marc1 à Nicolas René Berryer2 Monsieur, J'ay l'honneur de vous rendre compte que, lors de la détention de la nommée Darcheville3 qui estoit il y a 8 jours au Fort-FEveque4 pour sorcellerie, un particulier de sa connoissance nommé le chevalier de Pierreville5 luy assura avoir l'honneur d'estre allié à Madame Berryer6, et il se proposa de luy estre utile auprès de vous. En conséquence il proposa à Mr Helvétius, fermier général, qui s'intéresse depuis fort longtemps pour cette prisonnière, de faire les frais de ses sollicitations, attendu, luy dit-il, que ces exempts et ces commis ne font rien et pour rien. M. Helvétius eut la complaisance de luy donner 25 louis7, comptant que cette somme opereroit la liberté de celle pour qui il s'interessoit. Ce M. de Pierreville a assuré depuis que vous aviez eu la bonté de luy promettre la sortie de cette femme, mais son transfèrent à l'Hôpital8 a prouvé le contraire. C'est de M. Helvétius que je tiens ce dont j'ay l'honneur de vous informer. Ce Pierreville est connu pour un mauvais sujet qui fait métier d'escrocq. De Saint-Marc Ce24X bre 1749 MANUSCRIT
*A. Arsenal, Bastille, ms. 11686, dossier Pierreville; 2 p.; orig. autogr. Nous sommes redevables à Laurence Bongie de nous avoir signalé l'existence de ce manuscrit et de plusieurs autres qui font partie des archives de la Bastille. TEXTE
Ajouté en haut de la première page : "II
292
y a un mois 15 jours que le Sr Le Breton9 a reçu l'ordre pr le notifier et n'a pas écrit qu'il l'ait fait. 26 Xbre." REMARQUES
Le dossier concernant Mlle Darcheville, qui figure parmi les archives de la Bastille, contient le résumé suivant de cette affaire : "Lorsque la Darcheville étoit au mois de décembre 1749 dans
LETTRE 149 bis les prisons du Fort-1'Evêque par ordre du Roy pour fait de sorcellerie de divination, le cher de Pierreville qui la connoissoit luy assura qu'il avoit des accès particuliers auprès de M. Berryer au moyen desquels il pourroit, avec un peu d'aide, lui procurer sa liberté. La Darcheville demeura persuadée. À quelques jours de là Pierreville, qui avoit appris que M. Helvétius, fermier général, s'interressoit depuis fort longtems pour cette femme, fut le trouver pour luy proposer de faire les frais de ses sollicitations, disant que, quoiqu'il eût M. Berryer pour luy, il falloit de l'argent pour ses exempts et ses commis qui ne faisoient rien pour rien, discours que M. Helvétius eût la facilité de croire si bien qu'il eût la complaisance de luy donner vingt-cinq louis, comptant que cette somme opereroit la liberté de la prisonnière, chose qui luy fut de nouveau assurée quelques jours après par Pierreville, mais la surprise fut grande pour la Darcheville et M. Helvétius lorsque le lendemain M. Berryer donna des ordres pour la transférer à l'Hôpital." (Bastille, ms. 11663, f° 78 recto-78 verso.) L'intérêt personnel d'Helvétius pour la Darcheville fait partie du contexte d'ensemble de ses activités libertines de cette époque, lesquelles se trouvent mentionnées près d'une quinzaine de fois entre 1749 et 1756 dans les rapports de la police figurant dans les archives de la Bastille. Il y est surtout question de son commerce avec des prostituées et de son goût pour la flagellation : Sans date : "Leundy elle [Mlle July] fut cher Mr Delvestiusse qui lui a donner randee vous aujourd'uit 14. Elle lui à donner le foit [fouet] juscausanc [jusqu'au sang] en lui fesan demander pardonc à genoux." (Bastille, ms 10252, f° 104; G. Capon, Les Maisons closes au
Décembre 1749 XVIIf siècle, 1903, p. 140; Claude Mauriac, La Marquise sortit à cinq heures, Albin Michel, 1961, p. 290; les auteurs de ces deux ouvrages ont lu "Delvestinsse"). Mlle July était le surnom d'Anne Bourlans, âgée de dix-huit ans, fille d'un tailleur de Lille, et spécialiste du fouettage chez Mlle Lafosse. Sans date : "Mr Ellevestius à ettée foitér [fouetté] de Me July - c'est le non de nottre couturier[e] - lundy 4 du mois cher lui. Sa famme viens d'acoucher d'uns gros garsons. Ile lui à donér un louis. Je lui envoi leundy cher lui flécher a huitte heur le matin avec un[e] po[i]gnee de verge. Ce flécher est le mary de la Du Breuille dit Guetamps [Gaëtan]. Mercredi cette même July a etté chez le vieux chevalier de Judée le foitér pour un louis." (Rapport de Mlle Lafosse, Bastille 10252, f° 107 verso; Capon, p. 139; Mauriac, La Marquise, p. 297-298; lecture de Capon et de Mauriac : "Elle vestius".) 1749 : "L'on fait cependant monter à plus d'un million ce qu'elle [Mlle Jeanne Geneviève de Launay] a reçu du marquis de Livry10, des Srs Magdeline11 ameriquain, de Villefort12, Legendre Dormoy13, Helvétius, de Montigny, fils de M. Trudaine, d'Albertas14, Chambois15, S'-Marc16, Vernouïllet17 et tant d'autres qui ont passé par l'étamine, dont on n'a point de connoissance" (Bastille, ms. 10239, f° 709). 3 novembre 1750 : "La Dlle Brezay a fait ses accademies chés la Carlier il y a de cela 11 à 12 ans. C'est dans cette maison que M. Helvétius, aujourd'huy fermier général, l'a connue et lui a donnée des meubles. Dès ce tems il avoit déjà du goût pour se faire fouetter par des femmes. On rapporte à ce sujet qu'il est actuellement en pourparler avec la dlle Fautes la cadette demte rue du Gros-Chenet, mais ils ne sont pas
293
LETTRE 149 bis d'acord sur le prix. Elle demande 100 louis pour le bien fouetter, d'autres en donneroient 200 pour ne l'être pas. Il en offre déjà 40." (Bastille, ms. 10239, f° 382.) 15 janvier 1751 : "II me souvient de m'être trompé sur l'adresse de la dlle Brezé. [...] Elle avoit demeuré [...] rue des Fossés-S^Germain chés un papetier au 3e étage, endroit où M. Helvétius fait quelquefois ses parties." (Rapport de Mlle Dhosmont, Bastille, ms. 10253, f° 135 recto; Capon, p. 57; Mauriac, p. 193.) 8 juin 1751 : "M. Bouret de Villaumont18, ter de la maison du Roy, rue Gaillon, a une maitresse. Avanture avec M. Helvetius. C'est Mde Le Page de la rue des Bons Enfans." (Bastille, ms. 10234, non folioté; L. RavaissonMollien, Archives de la Bastille, documents inédits, 1866-1903, 19 vol., XII, p. 399.) 17 février 1752 : "M. Elvetius cydevant fermier général l'a eu [Mlle Gaussin; v. lettre 151, note 3] un temps. Ensuite notre heroine vendit en détaille." (Bastille 10236, f° 290 verso.) 5 septembre 1752 : M. Degbert19, conseiller du Parlement de Bordeaux, "fait user [...] la moitié d'un balet [balai] sur le corps," et paie 6 . "Encore M. Helvetius paye-t'il bien mieux pareille opération, car il donnoit quatre louis à celle que Madlle Bresé lui menoit, et même prix aux filles de la dame Surville qui demeure dans le passage du grand Cerf, rue S'-Denis, et ce avant son mariage. Je ne scais pas ce qu'il fait à présent." (Rapport Dhosmont, Bastille, ms. 10253, f° 249 verso.) 9 mars 1753 : "Mr Helvetius, me d'hôtel de la Reyne, vint lundi au soir et s'amusa un moment avec la dlle Le Maire qui se faisoit appeller auparavant la Dasnoncourt. Elle demeure rue St-
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Décembre 1749 Honoré en chambre garnie, près le cloitre, ché le manchoniere au second." (Rapport de Mme Baudouin, maîtresse d'une maison de débauche, à l'inspecteur de police Du Rocher20, Bastille, ms. 10252, f° 234 verso; Capon, p. 119; selon ce dernier, un "manchonnier [...] fait des manchons de verre destinés à former une feuille étant ouverts".) 1er avril 1753 : "M. Helvetius n'est pas le seul qui ait du goût pour la flagellation. C'est aussi la passion dominante du vieux chevalier de Judde21. [...] À propos de M. Helvetius, on tient de lui-même que, lorsqu'il s'acquitte vis-à-vis de son épouse du devoir conjugal, une femme de chambre de Madame lui fait pendant l'action la même opération qu'il se fait faire lorsqu'il s'amuse chés les autres femmes" (Rapport de Mlle Lafosse à l'inspecteur Meusnier, Bastille, ms. 10252, f° 25; Capon, p. 139; Mauriac, p. 290; lecture de Capon et de Mauriac : "Helvetinz"). 29 août 1753 : "Dans le cul-de-sac du Cocq, près le Louvre, demeure une femme nommée La Huët, autrefois connue sous le nom de Morisseau, âgée de 40 à 45 ans, grande, sèche, qui a chés elle une fille de 17 à 18 ans, grande, brune, assés jolie, qu'elle fait passer pour sa nièce et que l'on assure être sa fille. La mère a déjà vendu quatre à cinq fois le pucelage de cette prétendue nièce. Le premier acquéreur fut le S. Robineau22, notaire, au coin de la rue des Boucheries, faubourg S'-Germain, qui le payât, dit-on, fort cher. M. Helvetius eût le second, mais il n'en fut pas la dupe, car contre l'usage établi, il le paya beaucoup moins que s'il eût été neuf." (Bastille, ms. 10239, f° 551. La femme La Huet habitait rue de Richelieu, au coin de la rue des Petits-Champs.)
Décembre 1749
LETTRE 149 bis 31 mars 1756 : "M. Helvetius, cydevant fer g , actuellement maître d'hôtel ordre de la Reine, demeurant rue Ste-Anne, butte S'-Roch, même maison que M. de La Garde, a éclipsé tous ses rivaux et singulièrement M. Gaze23. C'est lui présentement qui défraye ce ménage [c'est-à-dire l'entretien de la demoiselle Sixte; v. réf. ciaprès]. Il donne 600lt de fixe par mois, indépendamment des presens." (Rapport sur la demoiselle Sixte, Bastille, ms. 10238, f° 492 verso.) 19 novembre 1756 : "II n'est plus question de M. Helvetius" (Bastille, ms. 10238, f° 492 verso). On peut en outre mentionner la lettre des années soixante dans laquelle Helvetius déclare : "Lorsque j'étois jeune, je me serois fais scrupul de ne pas f. une femme quand je me trouvois seul avec elle et que son rang où son caractère ne m'imposoit pas (v. lettre 546)." Grimm, de son côté, s'étend longuement sur l'activité sexuelle d'Helvétius dans sa notice nécrologique de 1771, où l'on relève entre autres le commentaire suivant : "La passion dominante de M. Helvetius était celle des femmes; il s'y livra à l'excès pendant sa jeunesse. Je lui ai ouï dire que c'a été pendant [de] longues années régulièrement la première et la dernière occupation de la journée, sans préjudice des occasions qui s'offraient dans l'intervalle. Le matin, lorsqu'il était jour chez monsieur, le valet de chambre faisait d'abord entrer la fille qui était de service, ensuite, il servait le déjeuner; le reste de la journée était pour les femmes du monde." (Corr. litt., IX, p. 419.) Peut-être enfin peut-on signaler les affirmations de Chateaubriand, qui considérait avec hauteur l'œuvre d'Hel-
vétius comme constituée de "livres d'enfants, remplis de sophismes que le moindre grimaud de collège pourrait réfuter", et qui était allé bien plus loin que Grimm dans le dénigrement du philosophe en alléguant, près de trente ans après sa mort, sans citer de sources, et en s'inspirant peut-être simplement de la Correspondance de Grimm, qu'Helvétius avait été constamment adultère sous le toit conjugal même : "Helvetius marié, se faisait amener chaque nuit une nouvelle maîtresse, par son valet de chambre, qui les cherchait, autant qu'il pouvait, dans la classe honnête du peuple" (Essais sur les révolutions, éd. Regard, Pléiade, 1978, pp. 359 et 371). On peut sans doute accorder plus ou moins de crédit à la série de rapports de police cités, et en toute hypothèse, il convient de se garder de jugements hâtifs quant aux affirmations qu'ils contiennent, compte tenu des mœurs de l'époque. Il n'était pas rare, en effet, que des personnages très en vue, SaintFlorentin par exemple, s'adonnent à des pratiques analogues à celles imputées à Helvetius. Ces rapports n'en imposent pas à Claude Mauriac, en tout cas : "Admirais-je moins Helvetius, [...] parce que... Non, bien sûr, nous sommes tous pareils, nous les hommes. [...] Misérable humanité, grande humanité avec laquelle il faut me solidariser, en qui je suis humilié et par qui je suis fier, quoi qu'il arrive." (Op. cit., p. 297.) NOTES EXPLICATIVES
1. Lieutenant de la compagnie d'infanterie du guet. 2. Lieutenant général de la police de Paris (v. lettre 345, note 5). 3. Catherine Darcheville, alias Montfort, alias Bercy, née à Paris vers
295
LETTRE 149 bis
1731, était la fille du portraitiste Saboureux Darcheville, sourd-muet "réduit dans la dernière extrémité" (Bastille, ms. 10239, n° 112, f° 253 recto). "Grande et bien faite, les cheveux châtain foncé, le tour et les traits du visage assés bien, les yeux hardis et effrontés", elle "toupillait" depuis environ 1747 (ibid.). Lors de son arrestation pour sorcellerie, on avait perquisitionné dans sa chambre garnie, rue des Grands-Augustins, mais on n'y avait trouvé que "quelques lambeaux de lettres galantes qui feroit croire que la dame Darcheville a plus de commerce avec les vivants qu'avec les morts" (Bastille, ms. 11663, f° 80 recto). Elle avait été emprisonnée à Forl'Évêque, puis transférée à l'Hôpital. C'est sans doute au moment où elle habitait au coin des rues des PetitsChamps et Sainte-Anne (Bastille, ms. 10239, f° 249 recto) qu'elle avait fait la connaissance d'Helvétius. Le terme "toupiller" est probablement dérivé d'un des sens que revêtait "toupie" : "femme légère". 4. For-1'Évêque, prison royale, située rue Saint-Germain-l'Auxerrois, recevait surtout des comédiens et débiteurs (v. lettre 465, note 10). 5. Arrêté pour escroquerie, Armand Pierre Jean Laine, chevalier de Pierreville, sera exilé à soixante lieues de Paris (Bastille, ms. 11686). Il y mourra dans la pauvreté en 1783 (A.N.,Y13691). 6. Catherine Madeleine Jort de Fribois, fille d'un receveur des fermes, avait épousé Berryer en 1738. Belle, aimable et spirituelle, elle aura une fille, Marie-Elisabeth, qui épousera Chrétien François de Lamoignon de Basville (1735-1789), fils du directeur de la Librairie. 296
Décembre 1749 7. 600 livres. 8. Sous l'ancien régime, la plupart des prostituées parisiennes étaient condamnées sommairement par le lieutenant général de police à être internées à l'Hôpital général, dont la principale maison, destinée aux femmes, était la Salpêtrière, située rue Saint-Victor-lez-Paris, près du confluent de la Seine et de la Bièvre. En 1684, on y avait construit un quartier spécial, appelé maison de Force, pour les y séquestrer. Elles y étaient au nombre d'environ six cents et la durée de leur incarcération dépassait rarement un an. Elles étaient astreintes à des prières, à des lectures pieuses, et à du travail pénible, elles recevaient des vêtements de tiretaine, et leur alimentation était constituée de pain, de potage et d'eau. Voir Erica Marie Benabou, La Prostitution et la police des mœurs au XVIIf siècle (1987), p. 79-85, et l'Encyclopédie méthodique, vol. IX et X (Jurisprudence), articles "Courtisane", "Hôpital", "Inspecteur", "Salpêtrière" et "Prostitution". Ce dernier fournit des indications éloquentes sur l'éthique des rapports entre les inspecteurs et les filles non incarcérées : "L'ancienne police de Paris [...] avait adopté un système singulier, barbare et illégal, par rapport aux filles publiques ou prostituées. [...] Un inspecteur de police avait la partie des filles, c'était un souverain absolu sur cette portion malheureuse et dégradée de l'espèce humaine. Non seulement tout ce qui pouvait flatter ses goûts et ses caprices lui était prodigué par les souteneuses des maisons de débauches ou maquerelles; non seulement il disposait des personnes et de la liberté d'un peu-
LETTRE 149 bis pie de femmes, [...] mais encore il levait des impôts ou contributions sur ces malheureuses. [...] Quand Monsieur l'inspecteur avait besoin d'argent, il faisait répandre chez les maquerelles et les filles en chambre qu'au premier jour il ferait sa visite de nuit, et qu'il ferait enlever celles [...] qui ne se conduiraient pas bien." 9. Le Breton, exempt dans la prévôté et maréchaussée générale de l'île de France, commandait la brigade de Sèvres. 10. Paul François Sanguin, marquis de Livry (1709-1758), premier maître d'hôtel du roi, colonel du régiment de Perche. 11. Piton mentionne, sans doute sur la base de rapports de police, les activités d'un nommé Makdelone, qui ont eu lieu quinze ans plus tard : "M. Makdelone, anglais, logé rue Guénégault, qui entretient depuis un an la demoiselle Verdault des Italiens, s'est chargé depuis de la demoiselle Durfort cadette" (Paris sous Louis XV. Rapports des inspecteurs de police au Roi, 19101914, 5 vol., II, p. 186, sous la date du 15 juin 1764). Plus loin dans son ouvrage, Piton orthographie "Magdelonne" : "Le jeune prince de Nassau entretient depuis un mois la demoiselle Durfort, qui vivait cidevant avec M. Magdelonne, anglais, que celle-ci avait soufflé à la demoiselle Verdault, sa bonne amie. Il est retourné à Londres." (III, p. 101, 29 mars 1766.) Mais il n'est pas sûr que ce personnage soit celui dont le rapport de police fait état, puisqu'il s'agit d'un Américain selon ce dernier, et d'un Anglais selon Piton. 12. Il s'agit peut-être de Louis François
Décembre 1749 d'Izarn de Montjeu, marquis de Villefort, colonel d'infanterie, mort en 1764, ou de son frère cadet, Louis Philippe, chevalier de Villefort, colonel de cavalerie, mort en 1751 (M.C., LX, 302, 27 août 1751), ou bien d'un autre membre de leur famille. 13. Paul Gaspard François Legendre de Lormoy (1696-1746), président à la chambre des comptes et conseiller honoraire au Parlement de 1736 à sa mort. 14. Jean-Baptiste d'Albertas (17161790), conseiller (1737), puis premier président (1745) de la cour des comptes de Provence. Il rendra visite à Voltaire et sera victime d'un vol commis par Mingard en 1761 (v. Best. D. 10122). 15. Personnage inconnu de nous. 16. Jean Paul André de Razins, marquis de Saint-Marc, auteur de vers récités au moment où Voltaire et son buste furent couronnés à la Comédie-Française lors d'une représentation d'Irène en 1778 (v. Best. D. 21131). 17. Anne François Longuet de Vernouillet (1697-1784), conseiller au Grand Conseil (1719), qui se démet de cette fonction en 1749 et deviendra l'année suivante conseiller d'honneur à ce même Conseil. 18. Augustin Bouret de Villaumont (1712-1757), trésorier général de la Maison du roi, était le cadet des cinq fils d'Etienne Nicolas Bouret et de Marie-Anne Chopin de Montigny. À son sujet, voir Piton, op. cit., V, p. 271. 19. Probablement Jean Dumas d'Aigueberre (1692-1755), ami de jeunesse de Voltaire, habitué de la cour de la duchesse Du Maine, à Sceaux, et auteur de nombreuses pièces de
297
LETTRE 149 bis circonstance, dont Les Trois Spectacles (1729), qui comporte une tragédie, une comédie et un opéra. Contrairement à ce qu'affirmé le rapport de police, d'Aigueberre n'était pas conseiller au parlement de Bordeaux, mais à celui de Toulouse. 20. Il s'agit probablement d'un exempt de ce nom qui a envoyé plusieurs rapports à Berryer entre 1750 et 1751 (Ravaisson, Archives de la Bastille, XVI, p. 129-142). En 1757, un autre exempt le qualifie du "plus grand maq[uereau] de Paris" (ibid., XVII, p. 117). C'est probablement ce même Du Rocher qui sera inspecteur de police en 1760 et 1768 (ibid., XVIII, p. 53, et XIX, p. 225). Il était l'un des principaux informateurs de l'inspecteur Meusnier. 21. Nicolas Michel Judde (vers 16951770), conseiller, secrétaire du roi, commandeur de l'ordre de Malte, seigneur de Soisy-sur-Seine, demeurant rue Neuve-des-PetitsChamps (B.N., Pièces orig. 1597, billet de faire-part de ses obsèques). Couramment appelé "le chevalier de Judde", et fort connu de la police, il ne paraît pas avoir laissé d'autre souvenir que celui d'un riche débauché. Il mourra "garçon" à l'âge de 75 ans, laissant à ses trois neveux, Nicolas Judde de Grainville, grand-maître des eaux et forêts de l'île de France, Nicolas d'Houppeville de Neuvillette, conseiller au parlement de Normandie, et Claude Nicolas Bouette, un héritage auquel ils renonceront (M.C., XLVI, 431 et 432). Le "vieux chevalier de Judée" (p. 293, col. 2) est sans doute la même personne. 22. À cette époque, deux notaires
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Décembre 1749 parisiens portaient le nom de Robineau. Il ne s'agit probablement pas de Claude Louis Robineau, notaire de 1735 à 1749, qui a vécu, semble-til, dans les paroisses Saint-Médard, Saint-Laurent et Saint-Nicolas-desChamps, mais de François Louis Robineau, notaire de 1744 à 1766, qui habitait dans la paroisse SaintSulpice, rue de "Bussy" [Buci] en 1751 (M.C., LXW, 311, 24 mars 1751), et rue Sainte-Marguerite en 1767 (M.C., LXV, 355, 21 avril 1767). D'après le dernier document cité, il était secrétaire du roi, avocat au Parlement et docteur en droit. Avant l'ouverture du boulevard SaintGermain, la rue Sainte-Marguerite et la rue des Boucheries (qui n'existent plus), ainsi que la rue de Buci et la rue du Four se terminaient au même carrefour. 23. Anne Nicolas Robert de Caze de Juvincourt (1718-1761), second fils de Gaspard Hyacinthe de Caze (1678-1752), trésorier général des postes et fermier général, avait remplacé son père à ces deux postes. Il avait épousé en 1739 Marie Suzanne Françoise Brunet d'Evry et en 1747 Suzanne Félix Lescarmotier, femme assez volage de réputation. D'après d'Argenson, il était "fameux par sa dépense et par celle de sa femme" (Mémoires, IX, p. 126-127) et avait fait faillite en 1752 "pour avoir trop dépensé et emprunté à toutes mains" (VII, p. 367). Selon Piton, il était "un de ces paillards honteux à qui certains dehors de décence font tourner la tête et ouvrir la bourse", et il entretiendra en 1760 une fille de seize ans à qui il donnera un appartement rue Neuve-des-PetitsChamps (op. cit., I, p. 248-9.)
LETTRE 150 bis
Février 1750
150 bis. Marie-Angélique Sézille, dame Du Vaucel1, à Madame de Graffigny Tout me dit que je vous aime, chère bonne amie. Le plaisir que je ressens d'entendre parler de vous et de la belle Minnette m'en assure encore. Tout Paris dit que Mademoiselle de Ligneville se mary avec Mr Elvessiusse. Chacuns applaudit à ce mariage. Le portray que l'on fait de la belle Minnette est digne d'elle. Celui de sa chère tante l'embelli encore. Entendre louer ce que l'on aime est le souverain bien. Je tien mon coin2 dans toutes les conversations dont vous faites l'objet. Avec vivacité j'encense la noblesse des sentimens de Mr Elvestieusse qui joint à l'esprit ornez et agréable une belle âme. [Il] mérite véritablement d'être heureux; ainsi je ne doute point que la belle Minette ne soit celle que le Ciel lui destine. Je vous embrasse, chère bonne amie, de tout mon cœur. Il n'aime point à ce taire, mais ma tête lui ordonne. Elle est cependant depuis quelques jours un peu meilleur. Quand vous verai-je, chère amie? Mandez-moi la réussite du chocolat, car je suis assez heureuse pour vous en envoier. Mille amitié à la belle Minnette. A Paris, ce 4 février 1750 J'ai receu des nouvelles de Vienne. Nos embassadeurs3 ce portent bien. [adresse :] À Madame / Madame de Grafigni / A Paris MANUSCRIT
*A. Musée historique d'État, Moscou, fonds Orlov 166, dossier 11, f° 99-100; 2 p.; orig. autogr.; cachet sur cire. TEXTE
Ajouté en haut du A : "Md Du Vaucel" (probablement de la main de Mme de Graffigny) et "du Marcet4" (d'une main inconnue). NOTES EXPLICATIVES
1. Voir lettre 135, note 1. 2. "On dit à la paume qu'un homme tient bien son coin, quand il sait bien soutenir et renvoyer les coups qui viennent de son côté. Figurément on dit qu'un homme tient bien son coin quand il parle juste et à propos lorsque son tour vient de parler." (Dic-
tionnaire de Trévoux, 1743.) Cf. "Il peut tenir son coin parmi les beaux esprits" (Molière, Les Femmes savantes, acte III, scène 5). 3. Depuis mai 1749, le chargé d'affaires de France à Vienne était Louis Augustin Blondel (v. lettre 3 bis cidessus, note 6), qui avait fait savoir à Mme de Graffigny en novembre 1749 qu'une de ses petites comédies "avoit fait un effet admirable" à Vienne (O.P., XLVI, p. 10-11). En octobre 1750, il sera remplacé par Emmanuel Dieudonné, marquis de Hautefort, et sera nommé conseiller d'État en 1756. Le pluriel "nos ambassadeurs" fait sans doute référence à la femme de Blondel, Elisabeth Sabine Josèphe Batailhe de 299
Août 1751
LETTRE 176 bis Françès (1725-1808), qu'il avait épousée en 1746 et qui sera l'amie intime de Turgot (v. lettre 3 bis, note 6).
4. La signification de "Du Marcet" nous échappe. Aucun membre de la famille Du Vaucel n'a ajouté "Du Marcet" à son nom.
176 bis. Nicolas Claude Tbieriot à Helvétius Homme sublime! je vous ai toujours observé et distingué dans la carrière de la gloire et de l'honneur comme un jeune athlète qui m'avoit fixé. Je me flatte que cette attention ne vous sera pas echapée; et en tout cas j'ai de bons garants de mon estime et de mon attachement pour vous. On m'a entendu dire plus d'une fois que vos discours, vos écrits et votre conduite, trois choses que je n'ai jamais veu d'acord chés les hommes rares, etoient toujours marqués au charactere d'élévation de vertu et de sentiment. La plus difficile et la plus importante affaire de la vie devient la plus digne et la plus eclattante de la votre, par le choix insigne que vous avés fait et par l'arrangement unique que vous y avés mis. Chaque condition de la vie a ses héros, mais dans toutes, ceux de votre espèce ont été et seront toujours les plus rares. Ainsi ne soyés point surpris que vous ayés réduit à la stupéfaction1 ces gens tout vêtus d'or avec une grosse teste de taupe toute couverte d'oreilles et de bouches. Je vous suplie d'assurer Madame Helvétius et Madame de Grafigni de tous mes respects et mes homages. Je vous présente à tous mes vœux, ma vénération et un attachem1 sans fin, et j'ai l'honneur d'être bien veritablem1, Monsieur, votre très humble et très obéissant servitr Thieriot Normandie, au narras du Roi2, 22 aoust 1751. MANUSCRIT
*A. Université de Toronto, ms. 302; 2 p.; orig. autogr. TEXTE
Ajouté en haut du A par une main étrangère: "L[ettre] de M. Thieriot à M. Helv." NOTES EXPLICATIVES
1. Il ne peut s'agir que du mariage
300
d'Helvétius (15 août 1751) et de sa décision de quitter les fermes. Pour la "stupéfaction" des financiers, voir lettre 150, note 4. 2. Le haras du roi se trouvait au Pin, village situé à 15 km à l'est d'Argentan, sur la rive droite de l'Orne. Établi en 1714, il était entretenu par le trésor royal sous la direction du grand écuyer de France.
LETTRE 177 bis
Août 1751
177 bis. Charlotte Reynier, dame Curé1, à Helvétius [Peu après le 25 août 175l]2 Voici, Monsieur, ma Prédiction sur la naissance que nous attendons d'un duc de Bourgogne3. Protée4 vient m'annoncer que vous voudrez bien l'agréer & rompre enfin votre silence5. N'allez pas faire trouver ce Dieu menteur; il pourroit vous en savoir mauvais gré. Les immortels, ceux mêmes du dernier étage, sont redoutables; & que sait-on, Monsieur, si Protée, pour se venger, ne vous donneroit pas un peu de son inconstance6! Trop de gens y perdroient; ne les exposez pas à ce malheur. Vous m'avez honoré d'une visite dans laquelle vous avez fait une réponse à mes vers7. J'attends l'effet avec impatience; les charmes de vos expressions adouciront ma douleur sur la perte que j'ai faite d'un galant homme8 qui m'aimoit comme si je n'eusse pas été sa femme. Enfin je ne vous demande pour consolation que des espèces du Parnasse. Je mettrai votre lettre en bonne compagnie avec celles de plusieurs auteurs célèbres. Je les ai montrées chez moi à M. de Fontenelle qui m'a paru fort content9. J'ai l'honneur d'être &c. IMPRIMÉ
*I. Charlotte Bourette, La Muse limonadière, ou Recueil d'ouvrages en vers et en prose, par Madame Bourette, cydevant madame Curé, avec les différentes pièces qui lui ont été adressées, Paris, Sébastien Jorry, 1755, 2 parties en un volume, II, p. 14-15. TEXTE
Dans le I, cette lettre est intitulée : "Lettre à Mr Helvétius, fermier général". NOTES EXPLICATIVES
1. Charlotte Curé, née Reynier (17141784), maîtresse du café Allemand, situé au 18 ou au 20 de la rue Croixdes-Petits-Champs, non loin de la résidence d'Helvétius. Elle allait épouser son garçon de café, un nommé Bourette, quelques mois après la mort de son premier mari, survenue en juillet 1751. Elle adressa des poèmes à tous les membres de la
famille royale, à Frédéric II, à Stanislas Leszczynski, à Voltaire, à Rousseau, et "à presque tous les auteurs tant soit peu connus" (Fréron, Lettres sur quelques écrits de ce temps, IV [1752], p. 41). Mme de Graffigny, comme d'ailleurs Voltaire, s'abstint de lui en accuser réception : "II y a longtemps, écritelle à Devaux, que la Curé me laisse en repos, mais elle est furieuse contre moi, car je me suis obstinée à ne point lui répondre et à ne pas la recevoir" (6 juillet 1751, G.P., LV, 223). D'Hémery, Graffigny et Raynal (Corr. litt., II, p. 14) la traitaient de folle, mais sa folie fut souvent récompensée. Le roi de Prusse lui envoya "son portrait dans une boîte d'or"; Voltaire lui fit parvenir "une tasse de porcelaine incrustée d'or" (Leigh, lettre 1332); Mme Denis lui donna un éventail; et le duc de Gesvres, premier gentil-
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LETTRE 177 bis homme de la chambre du roi, lui fit présent d'une écuelle en argent. Rousseau lui répondit : "J'irai, Madame, avec grand plaisir vous rendre visite et prendre du café chez vous, mais ce ne sera pas, s'il vous plaît, dans la tasse dorée de M. de Voltaire, car je ne bois jamais dans la coupe de cet homme-là" (Leigh, lettre 1355). Elle publiera en 1755 La Muse limonadière (v. le l), ouvrage contenant non seulement ses oeuvres littéraires, qui comprennent des épîtres aux gens modestes de son entourage, tels son boulanger, son porteur d'eau, sa sage-femme, sa laitière et sa blanchisseuse, mais aussi les réponses en prose et en vers qu'elle avait reçues des destinataires de ses poèmes. Vers 1779, année où elle fera jouer au théâtre de Maestricht sa comédie en un acte et en vers, La Coquette punie, elle vendra son café, qui sera rebaptisé le café des Muses. Nous remercions Penny Arthur de nous avoir aidés à identifier ce personnage. 2. Date à laquelle Mme Curé a présenté au roi sa Prédiction (v. note suivante). 3. Le 25 août 1751, Mme Curé avait présenté au roi une Prédiction sur la naissance de Monseigneur le duc de Bourgogne, ode en prose que Madame Curé a eu l'honneur de présenter au Roy & à Monseigneur le Dauphin le jour de S. Louis 1751, sous la protection et les auspices de Monseigneur le Duc de Gesvres (v. La Muse limonadière, partie II, p. 111, et le "Journal d'Hémery", B.N., ms. fr. 22156, f° 110 verso). Le marquis d'Argenson annonce ainsi la naissance du premier petit-fils de Louis XV, lequel n'allait vivre que jusqu'en 1761 : "Bonne nouvelle que
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Août 1751 je viens de recevoir : Mme la Dauphine est accouchée d'un duc de Bourgogne cette nuit à 3 heures un quart, 13 septembre [1751]" (Argenson, V, p. 470). À la suite de sa Prédiction, Charlotte Curé avait fait figurer plusieurs lettres que des personnages en vue lui avaient adressées pour la féliciter de cette ode. 4. Le dieu Protée est interpellé en ces termes au début de l'ode de Mme Curé : "Je t'invoque, fils de l'Océan & de Thétis, volage & savant Protée, à qui le livre des Destins est ouvert! Fais-moi lire dans l'avenir, éclairemoi!" Une note en bas de page précise : "Protée, Dieu marin [...]. Il était devin, & il falloit lui faire violence pour l'obliger à rendre ses oracles." 5. Lorsqu'Helvétius avait quitté les fermes, Mme Curé lui avait adressé une "Épître à M. Helvétius sur son abdication de la place de fermier général par Mde Curé le 12 juillet 1751", laquelle commence ainsi : "L'on a vu de fiers potentats, / Lassés de la grandeur suprême, / Fouler aux pieds le diadème" (B.N., ms. Bréquigny 32, f° 45 recto-46 recto; nous devons ce renseignement au regretté JeanClaude David). Cette épître, qui allait être publiée dans La Muse limonadière (l, p. 109-111), comporte 45 vers en octosyllabes et alexandrins alternés. Elle se termine par une opposition entre Plutus et Apollon, qui explique certains termes de la réponse d'Helvétius (v. lettre suivante). 6. Allusion au récent mariage d'Helvétius. 7. La nature de cette "réponse" d'Helvétius nous est inconnue. 8. Il s'agit de son premier mari, dont la mort récente est évoquée à la fin de son ode : "Tu m'abandonnes, Dieu
LETTRE 177 ter volage, inconstant Protée! L'avenir se dérobe à mes yeux; j'apperçois un tems bien différent, trop présent encore à ma douleur, le passé funeste, où la Parque m'enleva le mortel vertueux dont l'hymen avait uni nos destinées! Hélas, quel abattement, quelles douleurs!" Le 29 juillet 1751, d'Hémery avait annoncé cette mort comme ayant eu lieu "la semaine dernière" (B.N., ms. fr. 22156, f° 93 recto). 9. Le 15 avril 1751, d'Hémery avait
Août 1751 écrit dans son Journal : "M. de Fontenelle a rendu dernièrement une visite à Made Curé [...] pour la complimenter sur le goût qu'elle a pour les belles-lettres et sur les différentes pièces de vers qu'elle a faites" (f° 57 verso). Fontenelle avait en outre adressé à Charlotte Curé les deux vers suivants : "En prose à votre exemple on va faire des odes; / Le beau sexe est en droit d'introduire des modes" (La Muse limonadière, I, p. 60).
177 ter. Helvétius1 à Charlotte Reynier, dame Curé [Peu après la lettre précédente] Madame, Votre Protée vaut bien un Apollon : il vous a révélé les plus grandes choses, & vous a donné la voix propre à les chanter. Je me suis senti, à la lecture de votre Ode2, saisi de l'enthousiasme qui vous échauffa dans la composition; & c'est avec enthousiasme que je vous loue, & que je vous remercie. Si vous aviez voulu interroger le Dieu qui sçait tout, il vous eût appris que je suis marié; il vous eût révélé, Madame, en qualité de muse veuve, les plaisirs secrets que vos autres sœurs, les muses vierges, ignorent & qu'elles n'ont jamais vantés que sur la parole d'autrui; & vous auriez senti que la négligence est pardonnable dans les premières journées de l'hymenée. Maintenant que vous voilà instruite, je suis sûrement pardonné; il ne me reste plus qu'à vous assurer que personne dans le monde ne vous honore plus que moi. Cet oracle est pins sur que tous ceux de Protée*. J'ai l'honneur d'être, Madame, &c. IMPRIMÉ
*I. Charlotte Bourette, La Muse limonadière, Paris, Sébastien Jorry, 1755, 2 parties en 1 vol., II, p. 16-17. NOTES EXPLICATIVES
1. Dans le I, cette lettre est intitulée "Réponse de M. ***", mais étant placée à la suite de la lettre précé-
dente, elle ne peut être que d'Helvétius. 2. Sans doute la Prédiction de Mme Curé sur la naissance du duc de Bourgogne. 3. Cf. "Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas" (Racine, Iphigénie, acte III, scène 7, dernier vers; voir aussi lettre 682, note 2).
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LETTRE 181 bis
Septembre 1751
181 bis. Jean-François Revêt à Helvétius Monsieur, Voila cy-ioins les deux procurations que i'ay l'honneur de vous envoier légalisées et en bonne forme. Je joins aussy le marché fait avec Biard2 sur lequel j'ay fait mention de la quittance. Je n'ay pu vous envoier le tout plustost, l'exprès porteur de la présente n'étant arivé hier au soir qu'à huit heures. Jl m'est deub pour les actes Scavoir Pour le controlle et le pappier de la quittance du sieur Biard Vingt-six sols 1 » 6 »0 Pour le controlle et formulle des deux procurations Vingt-huit sols 1 » 8-0 Pour les légalisations à Mortagne Trente sols 1" 10 " 0 1 » 8-0 "0 Au regard du courier de Mortagne porteur de la présente, comme vous le verrée, je pence que vous luy donnerés le petit ecu3 que vous ave promis, et [que] je luy aurois donné sans cela. J'ay l'honneur d'estre très véritablement, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur, Revel Regmalard, ce 22e 7bre 1751 MANUSCRIT
NOTES EXPLICATIVES
*A. Archives de la comtesse Adrien de Mun; 2 p.; orig. autogr.
1. Voir lettre 534, note 8. 2. Personnage inconnu de nous. 3. Petit écu : ancien écu français de la valeur de trois livres, par opposition à l'écu de six livres.
TEXTE
Ajouté par une main inconnue sur la première page : "Ce 22 7 / payé à celuy qui est allé à / Mortagne - 4 4S".
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Juillet 1753
LETTRE 200 bis
192 bis. Helvétius à Marie Françoise Renée Carbonnel de Canisy, comtesse de Forcalquier1 Lumigny par Rosoy, 18 8bre [avant 1753?]2 [Helvétius regrette de ne pas avoir rencontré sa correspondante et évoque les nombreuses occupations de sa femme à la maison.] D'ailleurs elle est d'une paresse si abominable que c'est une querelle qu'il faut avoir avec elle chaque fois que je la fais sortir. MANUSCRIT
L'original autographe signé, de trois pages, faisait partie d'une collection constituée par "un sénateur bourguignon de la IIIe République". Il a passé en vente à Dijon le 30 septembre 1989. NOTES EXPLICATIVES
1. Voir lettre 372, note 1. 2. Helvétius était surtout lié avec le mari de la destinataire, le comte de Forcalquier (v. lettre 137, note 5). Après la mort de celui-ci en 1753, l'auteur n'a probablement pas entretenu de relations d'amitié avec sa
veuve, qui était connue pour être des plus dévotes et recommandera à l'avocat général de "frapper fortement" De l'Esprit (v. lettre 372, note 3). Selon une lettre du comte de Sade du 24 février 1754, elle est "toujours jolie", mais "elle répand la tristesse partout où elle arrive." "Il n'y a presque personne qui lui convienne, poursuit-il, ce qui la rend froide, silencieuse, et même dédaigneuse." (Bibliothèque Sade. Papiers de famille, 1993-, vol. 1 : Le Règne du père [1721-1760], p. 636.)
200 bis [=442N1]. Helvétius à Daniel Charles Trudaine2 Monsieur, J'ay recours à votre protection pour faire mettre sur l'état des chemins celuy que j'ay fait faire à mes dépends pour communiquer de Lumigny à Rosoy. Voicy les raisons sur lesquelles je fonde ma demande. Ce chemin est une continuation de celuy que le Roy a fait construire de Rosoy à La Fortelle3. Avant qu'il fut fait, les habitants de ma paroisse et de celles des environs ne pouvoient porter à Rosoy ni leur bled ni les menues marchandises de bois qui ne sont pas propres à la consomation de Paris ni leur autres denrées. Ils ne pouvoient non plus aller à Tournant sans beaucoup de peines4. D'ailleurs les marchands de charbon du canton abrègent par là baucoup du chemin qu'ils avoient à faire pour voiturer le charbon à Paris. ^Voila les motifs de ma requête. Si vous les trouvez justes, je vous prie de m'octroier ma demande. S'ils sont injustes, je ne vous demande rien et 305
LETTRE 200 bis
Juillet 1753
je profiteray seulement de cette occassion pour vous assurer de mon devoument."* Je suis, avec respect, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur, Helvetius AVoré, ce 29 juillet 17535 MANUSCRITS
*A. Bowdoin Collège, États-Unis, fonds Charles H. Livingston; 3 p.; orig. autogr. B. Galerie française., 1823, III, p. 196; 1 p.; fac-similé du A. C. Archives départementales de Seineet-Marne, Melun, Mdz 37; 1 p.; copie duB. IMPRIMÉ I. Keim, p. 207, note 3 (extrait). REMARQUES
Un document intitulé "Mémoire" (A.N., F14 199B), portant l'indication marginale "Paris N° 2079. 1756. Nouveau chemin de Rozoy à Meaux", atteste qu'Helvétius a pris une autre initiative semblable relativement aux routes de la région de Lumigny. En voici le texte : "L'ancien chemin de Rozoy à Meaux passant par Farremoutier est une traverse impraticable dans les trois saisons de l'année, automne, hyver et printems, à cause des montagnes qui y sont très fréquentes, étant au nombre de six dans sept lieues de trajet qu'il y a entre l'une et l'autre de ces deux villes, et autres passages mauvais et dangereux. On a expérimenté tout ce qu'on avance icy touttes les fois qu'il y a eu des passages de troupes et transports de bagages, ce qui est très fréquent. Les difficultés sont si grandes qu'elles ont été quelquesfois insurmontables et que l'on a été obligé
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de prendre des détours qui ont triplé la longueur de cette distance, nottamment en 1748 pour le transport des prisonniers hollandois, dont on fût obligé d'envoyer les voitures par Paris. Il seroit très avantageux au service du Roy et du public que cette routte fût changée et transférée par Lumigny et la forêt de Crecy6. Voicy quels en sont les avantages. 1°. La traverse racourcie et reduitte à six lieues au lieu de sept. 2°. Six montagnes egallement difficiles et dangereuses reduittes à une seule qui est du pont de Couilly à Quincy7 nouvellement pavée et fort aisée par son adoucissement. 3°. Grande facilité pour le transport à Paris des charbons de la forêt de Crecy et bois circonvoisins qui sont très considérables, les chemins y étant faits jusqu'à17 cette capitale du royaume aux extrémités méridionales et septentrionales de tous les dits bois. 4°. Difficultés et dépenses egallement grandes pour rendre l'ancien chemin praticable sur lequel il n'y a que trois quarts de lieues de pavé depuis Rozoy jusqu'à Ormeaux8. 5°. Au contraire, facilité et peu de dépense pour perfectionner la nouvelle routte proposée. Elle se trouve faitte en bon pavé par empierrement et autrement, sçavoir anciennement de Rozoy à l'allée de La Fortelle, nouvellement de cette allée à Lumigny aux frais de M.
LETTRE 200 bis Helvetius, et ensuitte depuis la belle croix de la routte S.-Fiacre dans la forêt de Crecy jusqu'à Meaux passant par l'obélisque9 de la ditte forêt, où on joint aussy la nouvelle routte de Meaux à Chaumes10, comme on le voit dans le plan du cours de cette nouvelle routte cy-attaché. Il ne reste donc qu'une seule lacune dans toutte cette traverse : c'est la distance depuis le château de Lumigny jusqu'à la belle croix, qui ne contient pour toutte longueur que 3 496 toises tant dans la plaine que dans les bois, comme il est montré dans le même plan; encore cette partie de chemin est-elle déjà ouverte et les fossés faits à droitte ligne excepté un seul angle très obtus qu'elle forme en entrant dans la routte de Châtillon qui traverse la forêt. Il seroit à souhaitter que le gouvernement fît faire cette partie de 3 496 toises de pavé; pour une si modique dépense; les avantages que le service du Roy et le public en tireroient sont incroyables. De son côté, Mr Helvetius, qui a déjà pris sur lui, comme on vient de le dire, la dépense du nouveau pavé, depuis l'allée de La Fortelle jusqu'à son château de Lumigny, outre une autre partie non moins considérable pour gagner le chemin de Paris, offre de faire encore à ses frais la branche de pavé depuis celui que nous proposons jusqu'à La Malmaison, c'est-à-dire jusqu'à la plaine qui communique aux paroisses de Guérard, La Celle, Dammartin11 et autres lieux qui sont de grands vignobles, ce qui leur sera très avantageux par la facilité du transport de leurs vins, dont ils n'ont presque aucun débit, sur toutte la route de Paris, par Rozoy, Fontenay, Tournant, Auzoir, Champigny, Sr-Maur12 et Vincennes, demandant seulement Mr Helvetius que cette
Juillet 1753 branche de chemin qui sera de la longueur de 1 650 toises soit mise pour l'entretien sur l'état du Roy." Ce mémoire est suivi du "Rapport du Sr Perronet13": "Le chemin de Rosoy à Meaux que l'on demande de diriger par Lumigny au lieu de Farmoutiers pour le passage des troupes seroit en effet préférable, étant plus court et presque fait à 3 496 t[oises] de longueur. M. Helvetius demande que l'on fasse caillouter aux frais du Roy ces 3 496 depuis le château de Lumigny jusques à la croix S'-Jacques14 où l'on rejoint les chaussées de la forêt de Crêcy qui sont faites jusques à Meaux. Lorsqu'il sera question de changer le chemin des troupes, l'on pourroit le faire passer par Fontenay15, où l'on trouveroit le chemin de Chaulme à Meaux. Ce chemin seroit encore plus court que celui de Farmoutiers et il n'y auroit aucune nouvelle dépense à faire pour le Roy. Le chemin que l'on demande depuis Lumigny seroit principalement utile à l'exploitation des bois de la forêt de Crêcy et l'on pourroit pour cette raison demander que la^ dépense en fut faite sur le prix de la vente des bois, comme cela s'est pratiqué pour les autres chemins de la même foret, et seulement sur l'étendue des bois du Roy dont la traverse est de 1 841 toises. M. Helvetius pourroit aussi faire la chaussée de la traverse de bois de Lumigny dont la longueur est de 676V2 toi[ses]. Ces deux parties étant faites, il ne resteroit plus que 978 toi[ses] pour arriver au château de Lumigny qui pourroient être faites par le Roy pour lors, vu que les troupes et le public retireront toujours quelque utilité de ce chemin. M. Helvetius demande aussi de faire à ses frais une branche à droite du
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Juillet 1753
LETTRE 200 bis chemin précèdent sur 1 650 t[oises] de longueur et que l'entretien en soit fait aux frais du Roy, ce qu'il paroit juste de lui accorder. L'on pourroit réduire cette chaussée à environ 1 000 t[oises] de longueur en la faisant tomber perpendiculai[rement] sur le précédent chemin, ce qui joint aux 676Vi toi[ses] dont l'on vient de parler, le tout ne seroit toujours qu'à peu prés la même longueur que M. Helvetius s'est proposé de faire et les deux objets seront remplis. Ce 20 juillet 1756." La marge gauche de la première page de ce document porte trois mentions. Celle du haut, inscrite par Trudaine, est la suivante : "a M. Peronet. Je le prie de m'en parler. 28 juin 1756." Le copiste du rapport de Perronet a ensuite ajouté : "Le rapport du Sr Perronet est à la suite du présent mémoire." Enfin, Perronet y a indiqué la conclusion de cette affaire : "Ce 22 juillet M. Trudaine a chargé le S. Perronet de voir M. Elvetieus et de lui faire connoitre que le chemin qu'il demande ne seroit pas des plus utiles au public, que d'ailleurs l'on ne peut y employer les fonds des Ponts et chaussées qui sont insuffisans pour les ouvrages entrepris. Ce 16 aoust 1756 j'ay été chés M. Elvetieus; il etoit à Voré et ne doit revenir qu'à la fin de l'automne." TEXTE• Quatre mentions ont été ajoutées en haut de la première page : "Paris / N°. 1625.", "Entretiens du S. Lesuettr16"; "A M. Perronet / Je le prie de voir ce chemin / et de me mander ce qu'il / en pense. / 1er aoust 1753."; enfin "Le 9 Xbre M. Trudaine / a ordonné au Sr Perronet / de comprendre ce pavé dans / le nouveau bail." Aucune de ces mentions ne figure dans le B. " Passage absent
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dans le B. Le A : "ma ". c Erreur pour "depuis"? Le texte porte "l'on". NOTES EXPLICATIVES
1. L'original autographe de la présente lettre, déjà publiée sous le numéro 442, ayant été nouvellement découvert, le nouveau texte de celle-ci devrait normalement être présenté sous le numéro 442N. Mais la datation de cette lettre est également nouvelle (année 1753), remplaçant celle de 1759 initialement retenue (v. note 5 ci-après), ce qui justifie que son texte soit présenté sous le numéro 200 bis. 2. On doit à l'une des mentions que porte l'original autographe (v. Texte ci-dessus) l'identification de son destinataire. Trudaine (v. lettre 196, note 2), conseiller au Parlement (1721), intendant d'Auvergne (1730), intendant des finances (1734) et conseiller d'État (1744), était depuis 1743 directeur des Ponts et Chaussées. En 1747, il avait fondé, avec Perronet, l'École des ponts et chaussées. 3. Le village de Lumigny se trouve à 6 km au nord de Rozay-en-Brie, et le château de La Fortelle est situé à michemin entre ces deux localités. 4. Tournan-en-Brie est situé sur la grande route de Paris, à 16 km de Rozay. Les paysans de Lumigny pouvaient s'y rendre par une route plus directe, mais aussi plus difficile que celle de Rozay, en passant par Marles-en-Brie. 5. Nous avons fourni dans le volume 2 (lettre 442) la version de cette lettre figurant dans le B (Galerie française), dans laquelle la date peut se lire comme étant le 29 juillet 1759. Or, il résulte des mentions portées en haut
Novembre 1755
LETTRE 243 bis du A que le. millésime doit se lire 1753, comme il est indiqué dans le G. 6. La forêt de Crécy est située au nord-ouest de Lumigny. 7. Actuellement Couilly - Pont - aux Dames et Quincy-Voisins. 8. Ormeaux est situé à 5 km au nordnord-est de Rozay-en-Brie. 9. L'obélisque se trouve au carrefour des routes N36 et D231. 10. Chaumes-en-Brie est situé à 9 km à l'ouest de Rozay. 11. La Malmaison, Guérard, La Celle et Dammartin-sur-Tigeaux sont situés à l'ouest de Faremoutiers, entre cette localité et la forêt de Crécy.
12. Actuellement Rozay-en-Brie, Fontenay-Trésigny (v. note 15 cidessous), Tournan-en-Brie (v. note 4 ci-dessus), Ozoir-La-Ferrière, Champigny-sur-Marne et SaintMaur-des-Fossés. 13. Voir lettre 657, note 1. 14. La croix Saint-Jacques est sans doute l'endroit appelé dans le Mémoire "la belle croix de la routte S.-Fiacre dans la forêt de Crécy". 15. Fontenay se trouve à mi-chemin entre Rozay et Tournan. 16. Florent Lesueur, entrepreneur, qui avait construit le chemin de Rozay à Courpalay (A.N., F14 203).
243 bis. Hans Stanley1 à Helvétius Je vois bien, Monsieur et très cher ami, par la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire2, que vous n'aviez point reçeu ma dernière2 dans le temps que vous* eûtes la bonté de me donner de vos nouvelles. J'avois pris la liberté de joindre mes regrets très sincères aux vôtres dès le temps que j'appris par Monsieur Dawkins3 la perte que vous veniez de faire4. Je me flatte d'être assés connu de vous, pour que vous soyez toujours persuadé de l'intérêt vif que je prens en tout ce qui vous regarde, et vous me ferez un très grand plaisir toutes les fois que vous aurez le loisir de m'en informer. Je suis aussi de mon coté trop sûr de vous pour ne pas imputer à quelque accident étranger vôtre silence, quand vous tardez à me repondre. Si la vraie amitié est rare partout, elle l'est encore plus entre les personnes de nations différentes, mais aussi quand elle subsiste réellement, on a la douceur de la sentir sans mélange d'intérêt ou d'ambition, passions qui nous trompent souvent nous-mêmes comme elles sont causes des supercheries que nous faisons aux autres. Nous entrons le 13eme de ce mois en parlement, et peut-être que l'on verra alors plus clairement dans les affaires5. Si je ne vous promets pas de donner ma voix à tout hazard pour la paix, je puis au moins vous repondre de mes sentimens, qui sont très opposés à la guerre à moins qu'elle ne soit inévitablement nécessaire, et je crois qu'il y a eu beaucoup de mesentendu dans tout ce qui s'est passé. Ce sont au reste beaucoup plus les idées 309
LETTRE 243 bis
Novembre 1755
des ministres que celles des nations mêmes qui engagent les démarches publiques. J'ai été fort en voiage et fort occupé depuis mon arrivée en Angleterre6, mais cela ne m'a point empêché de travailler à ce plan dont je vous ai parlé, dans lequel je me propose de donner en raccourci le système général de nos loix et de notre gouvernement7. Dès que cela sera un peu achevé, je vous en enverrai une partie. Je vous prie d'assurer Madame de mes très humbles respects et de faire bien des complimens de ma part à Messrs de Marivaux et Saurin. J'ai l'honneur d'être avec l'attachement le plus sincère et le plus inviolable, Monsieur et très cher ami, Votre très humble et très obéissant serviteur Stanley À Londres, ce 1er nov^ 1755 MANUSCRIT
*A. Université de Toronto, ms. 302; 2 p. (demi-feuille); orig. autogr. TEXTE
* Le A : "vous ". NOTES EXPLICATIVES
1. Voir lettre 367, note 3. 2. Lettre non parvenue jusqu'à nous. 3. James Dawkins (1722-1757), archéologue, orientaliste et voyageur, né en Jamaïque. Très riche, il avait embrassé la cause du jeune Prétendant, mais venait de l'abandonner et de se faire élire membre du Parlement pour la circonscription de Hindon (1754-1757). 4. Il s'agit de la mort du père d'Helvétius, survenue le 17 juillet 1755 (v. lettre 227). 5. Lors de la rentrée de la Chambre des Communes le 13 novembre 1755, le roi George II, dans son discours du trône, déclarera : "J'ai pris toutes les mesures les plus propres à assurer la protection de nos possessions d'Amérique et à en reconquérir les 310
parties ayant fait l'objet d'empiétements ou d'invasions, en contravention de la paix. Les forces navales du royaume ont été mises sur pied de guerre avec la promptitude et le zèle les plus entiers. Certaines forces terrestres sont parties pour l'Amérique du Nord, et les colonies qui s'y trouvent ont reçu tout le soutien voulu pour qu'elles puissent préparer pour elles-mêmes leur défense. Étant donné mon désir sincère d'épargner à mon peuple les calamités de la guerre, autant que d'éviter qu'au milieu de leurs difficultés, une guerre généralisée n'éclate en Europe, j'ai toujours été prêt à accepter des conditions de compromis raisonnables et honorables, mais à ce jour, la France n'en a proposé aucune." (Journals of thé Home of Commons, vol. 27, 1803, p. 297; traduction.) 6. C'est vraisemblablement à la fin de juillet que Stanley était rentré d'un séjour d'un mois à Paris, dont le but avait probablement été de s'enquérir de la possibilité d'une paix durable
Mars 1757
LETTRE 251 bis entre la France et la GrandeBretagne. Le 6 juin 1755, Walpole écrit à Richard Bentley : "Lord Thanet et M. Stanley viennent de partir pour Paris dans le but de prendre, je crois, des informations relativement à la guerre" (Walpole's Correspondent, XXXV, p. 230; traduction). Un mois plus tard, Stanley écrit de Paris à lord Huntingdon : "Je viens passer ici un mois avec
Lord Thanet et M. Dawkins en vertu d'une résolution soudainement prise entre la poire et le fromage" (Historical Manuscripts Commission, Hastings Mss, III, 1934, p. 100). 7. D'après le Dictionary of National Biography, Stanley "studied thé law of nations", c'est-à-dire le droit constitutionnel comparé, mais il n'a apparemment rien publié à ce sujet.
251 bis. Helvétius à Pierre Antoine de Fontenay1 Je suis bien fâché, Monsieur, que vous ayés à vous plaindre de Flamant2, mon garde à Boissy. Si le vôtre eût bien fait, il auroit dressé son raport contre lui, car je n'entends pas qu'en conservant ce qui m'appartient, il aille chasser ny fureter sur vos fiefs. Il sçait mes intentions sur cela depuis qu'il est à Boissy, et je vais lui faire savoir par M. Cardon3, à qui j'envoye vôtre lettre, que s'il ne s'y conforme pas mieux à l'avenir, après qu'il aura encore une fois été instruit de ce qui m'appartient, je le renverrai, ne voulant pas conserver un garde qui, contre ma volonté et les ordres que je lui a[i] donnés, fait des entreprises sur vos droits et se conduit d'une manière qui doit vous déplaire. J'ay l'honneur d'estre, avec une parfaite considération, Monsieur, Vôtre très humble et très obéissant serviteur, Helvétius À Paris, le 8 mars 1757 [adresse :] À Monsieur / Monsieur de Maison-Maugis / en son château de Maison-Maugis / près Regmalard, au Perche / À Maison-Maugis MANUSCRIT
NOTES EXPLICATIVES
*A. Oxford, collection de M. Andrew Brown; 2 p..; orig. signé; cachet sur cire rouge.
1. Voir lettre 243, note 1. 2. Voir lettre 243, note 2. Flamant mourra en 1763 à l'âge de "cinquante et quelques années" (Archives départementales de l'Orne, décès Boissy-Maugis). 3. Voir lettre 256, note 1.
TEXTE Ajouté au-dessus de l'adresse : "Lettre de Mr Helvétius du 8 mars 1757".
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LETTRE 292 bis REMARQUES
Les opinions des contemporains étaient partagées sur l'attitude d'Helvétius envers les braconniers. Sur le témoignage de Marguerite des Favoritz, femme de Pierre Marie Barville de Noce (v. lettre 259), Diderot déclare, dans son Voyage a Bourhonne, qu'Helvétius était haï de ses paysans par suite de sa "jalousie effrénée de la chasse". Il vivait à Voré "dans des transes perpétuelles" et n'osait "aller tirer un lapin sans un cortège qui fasse sa sûreté" (Diderot, Œuvres, éd. Assézat & Tourneux, 1875-1877, 20 vol., XVII, p. 344). En lisant ce passage, Mme de Cavaignac se rappelle ce que lui avait raconté sa mère : "II lui fallait beaucoup de gibier pour en tuer beaucoup sans fatigue; et, si le pauvre paysan, dont la misère en cette province, le Perche, je crois, dépassait alors toute idée, [...] exaspéré de voir son champ dévasté, ravagé par le gibier maudit, s'échappait à tuer un lièvre, l'homme aux phrases philosophiques le poursuivait, le faisait aller aux galères. Ce qui n'a pas empêché nos faiseurs de mémoires et de vaudevilles de célébrer sa bonté, sa bienfaisance, sa générosité avec les braconniers surtout, comme ils ont, depuis la mort de son mari, érigé Mme Helvétius en Artémise."
Juillet 1758 (Les Mémoires d'une inconnue, 1894, p. 53.) Ces deux témoignages de seconde main sont démentis par ceux de SaintLambert et de La Roche. L'auteur des Saisons reconnaît qu'Helvétius aimait la chasse et "n'aimoit pas à voir détruire [le gibier] par d'autres", mais ajoute que "les gardes qui le connoissoient ne portoient pas fort loin la sévérité." Il raconte en outre qu'Helvétius et son épouse avaient une fois payé, chacun de son côté et sans se concerter, l'amende d'un braconnier emprisonné (Le Bonheur, 1772, p. cciii), anecdote qui donna lieu à une paysannerie en un acte de Ladoucette, intitulée Helvétius à Voré, qui fut jouée à Paris le 19 messidor an II (7 juillet 1794) et à Voré même. Quant à La Roche, il brosse d'Helvétius un tableau de grand seigneur paternel : "Aucun jour ne se passoit sans prendre l'aprèsdiner l'exercice de la chasse, pour se délasser des travaux sédentaires de la matinée, et sans saisir l'occasion de causer en chassant avec tous les habitans qu'il rencontroit. Le bon sens de ces hommes simples et grossiers en aparence l'intéressoit souvent plus que tout l'esprit des gens de ville qui les dédaignent." (Voir appendice 29 cidessus, par. 32.)
292 bis. Jean Le Rond d'Alembert à Helvétius J'ai attendu, Monsieur, pour vous remercier de votre ouvrage que j'en eusse achevé la lecture. Ce livre vous fera sans doute beaucoup d'honneur, et par les vérités que vous y avez dites, et par la manière dont vous avez scu les dire. Cette manière de penser est, ce me semble, celle de tous les bons juges que j'ai vus jusqu'à présent, et qui vous ont lu; mais vous ne devez pas vous flatter que ce soit celle de tout le monde, et vous n'avez pas dû vous y attendre. Vous aurez, comme tous les bons écrivains, des
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LETTRE 325 bis
Août 1758
partisans zélés, des contradicteurs et des ennemis. L'impression d'un tel ouvrage, avec approbation et privilège, ^fera plus d'honneur à votre siècle qu'il ne mérite, mais j'ai peur qu'il ne se repente de cet honneur-là. Les philosophes et en particulier les gens de lettres, vous ont bien de l'obligation, mais je ne crois pas que les gens du monde vous remercient. Vous avez pourtant rendu pleine justice aux uns et aux autres. Je vous réitère mes remercimens, et l'assurance des sentimens d'estime et d'attachement avec lesquels je serai toujours, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur, D'Alembert À Paris, ce 31 juillet 1758* [adresse :] À Monsieur / Monsieur Helvétius / maitre d'hôtel ordinaire de la Reine, / au château de Vauré par Regmalard / à Regmalard MANUSCRIT
*A. L'orig. autogr. de 2 pages, avec cachet sur cire rouge au chiffre de l'auteur, a passé à la vente Drouot des m 11 j ' u 1001 ( \ 10 et 11 décembre 1991 (v. catalogue, TI Littérature, T• , 01 • r • -i' n 1, extrait et lac-simile 1 1 1 -v N de la dernière page).
TEXTE
a
Texte de la dernière page reproduit dans le facsimilé. NOTE EXPLICATIVE
_ . i , , Cette lettre est seule a nous . la , . être . rparn venue parmi celles que d Alembert et , , F , . , TT Helvétius ont échangées.
IMPRIMÉ
I. Recherches sur Diderot et l'Encyclopédie, n° 12 (avril 1992), p. 198.
325 bis. L'abbé Nicolas Charles Joseph Trublet1 à Helvétius Paris, 24 août [17]58 Je lus hier, Monsieur, votre Lettre au R. Père ** chés Me Geoffrin. Je la lus même deux fois, et la trouvai fort bien. Un endroit pourtant m'y embarassa, à la seconde page, vers le milieu. Il y a un par, qui rend la phrase pis qu'inintelligible, car on ne laisse pas d'y trouver un sens qui n'est sûrement pas le votre, comme si vous vouliés dire que vous allés vous justifier par les choses mêmes qu'on vous a reprochées. Il y a des cas où cela se pourroit dire, et alors la justification n'en seroit que meilleure, et le reproche plus honteux pour ceux qui l'ont fait; mais encore une fois ce n'est pas là ce que vous avés voulu dire. Je fis cette observation à M. l'abbé Pluquet. Nous concluons qu'il y avoit une faute d'impression, et qu'au lieu de par, il falloit lire sur2.
313
LETTRE 325 bis
Août 1758
Je vous prie de vouloir bien1* me donner cette Lettre au R. Père **. Je la fis chercher hier; on repondit qu'elle ne se vendoit point. Je crois qu'il seroit pourtant à propos qu'elle se vendit. Sans cela, elle n'est point publique, à proprem[en]t parler; et vos ennemis, ou plutôt ceux de votre livre, car vous n'en avés point, ne manqueront pas de s'en prévaloir. M. de Burigny me dit hier que vous n'étiés pas content de moi, qu'il vous étoit revenu que j'avois passé condamnation sur votre livre. Oui, Monsieur, je l'ai fait, et n'ai pu me dispenser de le faire 1° parce que je le crois condamnable, 2° parce que j'ai dû cet aveu à mon état. Mais avec quels égards, quelles restrictions n'ai-je point fait cet aveu! Quel est celui de vos amis qui ne l'a point fait? Qui n'a point dit qu'il seroit fort à souhaiter que vous n'eussiés point publié votre livre, et qu'il vous l'avoit conseillé? Je n'ai eu de conversation marquée sur vous et votre ouvrage qu'avec M. Du Tartre3 et les PP. Geoffroy4 et Berthier, jésuites, toutes trois même assés courtes. Je suis sûr que vous aurés été content de ce que j'ai dit au premier, s'il vous en a rendu compte. Du moins nous étions bien d'acord. Il a bien fallu aller un peu plus loin avec les deux autres, du moins avec le dernier, car il n'y eut qu'un mot avec le père Geoffroy que je ne cherchois pas, et que je rencontrai en allant voir le père Berthier, mon ami particulier. Mais pourquoi y allois-je? Pour l'engager à vous ménager le plus qu'il seroit possible, s'il parloit de votre ouvrage. Mes invitations à ces menagemens entrainoient de toute nécessité quelques aveux. Quant au mérite littéraire et philosophique de votre livre, c'est un article sur lequel je n'ai jamais lâché pied. Ce n'est pas que je sois de votre avis sur tout, il s'en faut bien, et vous le savés bien, après ce que j'ai écrit moimême sur l'esprit5. Je vous avoue même que lorsque je donnerai un 4e tome de mes Essais 6-[c] où j'ai toujours eu dessein de parler encore de la même matière, je pense à y toucher quelques-uns des points sur lesquels je pense autrement que vous. Mais soyez bien sûr que je le ferai avec beaucoup plus que des égards et des menagemens, et vous y sentirés toute mon amitié et toute mon estime6. Un autre point de votre ouvrage, sur lequel j'ai quelque envie de m'expliquer à la suite de mes Fontenelliana qu'on reimprime en Hollande7, c'est tout ce que vous dites de M. de Fontenelle, ou d'après lui. Je n'ai pas toujours été content, mais je dois vous être suspect, je me le suis à moi-même. Par exemple, à la page 58 vous l'avés cité de mémoire, et mal cité; cela étoit inévitable pour un passage un peu long que vous avés néanmoins imprimé en italique8. J'ai receu en son tems par Me Geoffrin votre réponse à mon billet du 149. Je vous rends mille grâces de tout ce que j'y ai trouvé d'obligeant. Conserves-moi votre amitié. Je ne cesserai jamais de la mériter par la mienne. J'y joins beaucoup d'estime à tous égards, le respect le plus sin314
LETTRE 325 bis
Août 1758
cere, le plus intérieur; vous n'en voulés point d'autre; vous n'êtes ni fier ni glorieux; et j'aurois presqu'envie de terminer ma lettre sans le cérémonial du très humble et très obéissant serviteur, &c. Trublet MANUSCRIT
*A. Oxford, collection de M. Andrew Brown; 4 p.; orig. autogr. TEXTE
Ajouté en haut du A : "L[ettre] de l'abbé Trublet". C'est sans doute d'une main étrangère qu'ont été soulignés tous les titres d'ouvrages et noms propres, y compris la signature. a Mot ajouté dans l'interligne supérieur dans le A.b Le A : " que". NOTES EXPLICATIVES
1. Voir lettre 353, note 5. 2. La phrase en cause est la dernière du premier paragraphe : "Mais, comme la bonne opinion qu'a de nous un ami ne suffit pas, [...] cette lettre [...] peut [...] donner lieu à rectifier le jugement qu'on a fait de mes intentions, par ce qu'on a trouvé de répréhensible dans mon livre." Trublet et Pluquet ont donc sans doute raison, mais toutes les éditions n'en portent pas moins "par". Pour le texte de la première rétractation, voir vol. II, appendice 4. 3. Il s'agit, soit du notaire d'Helvétius, Antoine Jean Baptiste Dutartre (v. lettre 171, note 4), soit plus probablement du frère de celui-ci, Etienne Nicolas Dutartre de Bourdonné (v. lettre 158, note 4). 4. Jean-Baptiste Geoffroy (1706-1782), ancien élève du collège Louis-leGrand, reçu dans la Compagnie de Jésus en 1722, et ordonné prêtre en 1736. Après avoir enseigné à Rouen et à Caen, il est nommé en 1743 à la
chaire de rhétorique à Louis-leGrand. Il prononcera en 1766 l'oraison funèbre du Dauphin à la cathédrale d'Autun. 5. C'est par erreur que ce terme a été souligné dans l'original (v. Texte cidessus), car il s'agit d'une référence à deux chapitres intitulés respectivement "De l'Esprit" et "Suite sur l'esprit", figurant dans les Essais sur divers sujets de littérature et de morale de l'abbé Trublet (Amsterdam, 1755-1760, 4 vol., II, p. 237293, et III, p. 1-102). 6. Trublet a même été plus loin dans les ménagements qu'il annonce : Ni Helvétius ni son ouvrage ne sont mentionnés nominalement dans le quatrième volume de ses Essais, et c'est avec la plus grande discrétion qu'il aborde les sujets traités dans De l'Esprit. 7. Par le terme Fontenelliana, Trublet désigne les articles consacrés à Fontenelle qu'il avait publiés dans le Mercure de France (avril à octobre 1757, mars à juin 1758). Ils seront réimprimés, avec un grand nombre d'additions et de corrections, sous le titre Mémoires pour servir à l'histoire de la vie et des ouvrages de MM. de Fontenelle et de La Motte (Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1759). Dans cet ouvrage, Trublet s'abstient de commenter les fréquentes citations de Fontenelle contenues dans De l'Esprit. Chez Helvétius, le scepticisme religieux de l'auteur de l'Origine des fables est mis en évidence,
315
LETTRE 341 bis alors que Trublet se garde de reconnaître qu'il était incrédule (Mémoires, p. 139-140). À la note/de la page 58 de L'Esprit, Helvétius écrit : "Comment, dans une telle religion [islamique], le témoin d'un miracle ne seroit-il pas suspect? // faut, dit M. de Fontenelle, être si fort en garde contre soi-même pour raconter un fait, précisément comme on l'a vu, c'est-àdire, sans y rien ajouter ou diminuer, que tout homme qui prétend qu'à cet
Septembre 1758 égard il ne s'est jamais surpris en mensonge est à coup sûr un menteur." Helvétius rendait compte ainsi de l'idée suivante, exprimée par Fon^tenelle dans De l'origine des fables : "Tel homme qui n'a point dessein de mentir en commençant un récit un peu extraordinaire, pourra néanmoins se surprendre lui-même en mensonge, s'il y prend bien garde" (Fontenelle, Œuvres, 1758-1766, llvol., II, p. 272). 9. Lettres non parvenues jusqu'à nous.
341 bis. L'abbé Nicolas Charles Joseph Trublet à Jean Henri Samuel Formey Paris, 9 7bre 1758 Vous aurez déjà entendu parler du livre de M. Helvétius. À tout hazard, voici encore quelques détails. Le livre est intitulé De l'Esprit. C'est un in-4° de plus de 600 pages. Le père Plesse, jésuite breton, ami de l'auteur, et à qui il l'avoit donné y trouva tant de choses hardies, qu'il lui écrivit à Vauré, la terre de M. H. dans le Perche, que sa présence étoit nécessaire à Paris1. En effet, il s'étoit formé un grand orage contre le livre et l'auteur, surtout à la cour, de la part de la reine et de M. le Dauphin. M. H. adressa d'abord une lettre au P. Plesse, mais sans le nommer. C'est plutôt une apologie que la retractation qu'on lui demandoit. Ainsi la reine et le Dauphin en ont exigé une autre. On dit qu'elle a été composée chez M. le Dauphin et que l'auteur n'a fait que la signer. Quoiqu'imprimées l'une et l'autre, je n'ai pu encore les avoir, "et je n'ai encore lu que la première." Il n'en a été tiré que peu d'exemplaires. L'ouvrage imprimé avec privilège du roy, a été aprouvé par M. Tercier de l'Académie des Belles-Lettres, et un des premiers commis des Affaires étrangères. Le livre a été suprimé et le privilège retiré par un arrêt du Conseil du 10 aoust. M. H. n'est point allé à la cour. On avoit dit qu'il auroit ordre de se défaire de sa charge de maître d'hôtel ordinaire de la reine, et que M. Tercier seroit renvoyé. Ni l'un ni l'autre n'est arrivé, mais on croit que M. H. se déféra de lui-même de cette charge. Il ne la gardoit que par complaisance pour sa mère. M. T. avoit lu peu de chose du livre, et l'avoit aprouvé dans la confiance que 316
LETTRE 347 bis
Septembre 1758
l'auteur étoit trop honnête homme pour exposer son censeur, et trop sage pour s'exposer lui-même. Le sindic de Sorbonne, l'abbé Gervaise2, y a dénoncé l'ouvrage. La Faculté a nommé des commissaires pour l'examiner, et l'on ne doute point qu'elle n'en fasse une censure. La prochaine Assemblée du clergé pourroit bien en faire une aussi. Enfin on craint un arrêt du Parlement après la S'-Martin3. M. H. est retourné à Vauré il y a huit jours4. Plusieurs de ses amis l'avoient lu, en tout ou en partie. La plupart disent qu'ils lui avoient conseillé de le suprimer, ou du moins de ne le faire imprimer qu'en pays étranger. J'oubliois de vous dire que dans le Journal de Trévoux de ce mois, il y a déjà un article très fort contre le livre De l'Esprit*. ^L'abbé de La Porte en a aussi parlé dans son Observateur littéraire^ .a MANUSCRIT
*A. Deutsche Staatsbibliothek, Berlin, fonds Varnhagen von Ense; p. 1-2 d'une lettre de 3 pages; original écrit par un secrétaire, et portant des additions autographes. Ce fonds est provisoirement conservé à Cracovie, à la bibliothèque Jagiellonska. IMPRIMÉ I. Correspondance passive de Formey, Briasson et Trublet (1739-1770), éd. Martin Fondus, Rolf Geissler et Jens Hàseler, Paris & Genève, 1996, lettre 38. Cette édition fait partie de la série intitulée Correspondances littéraires, érudites, philosophiques, privées ou secrètes, VI, 1. TEXTE
en interligne. Le A : " cette" (correction autographe). NOTES EXPLICATIVES
1. Il s'agit probablement de la lettre 298, du 2 août, dans laquelle Plesse propose en fait à Helvétius d'aller le voir à Voré. 2. Voir lettre 327, note 1. 3. Le 11 novembre. 4. Helvétius est reparti pour Voré le 30 août au plus tard (v. lettre 329, Remarques). 5. Les "idées dangereuses" de L'Esprit sont résumées dans le numéro de septembre 1758 du Journal de Trévoux (article XCVI, p. 22972302). 6. Voir lettre 379, note 1.
* Passage de la main de Trublet, ajouté
347 bis. Jean François, marquis de Saint-Lambert, à Helvétius Paris, 26 septbre [1758] II falloit, Monsieur, avoir joui du beau présent que vous m'avés fait avant de vous en remercier & je n'etois pas en état d'en jouir quand je l'ai reçu. Je n'en ai pas senti moins vivement votre attention. J'ai été flatté de votre souvenir comme un homme qui vous est très attaché doit l'être & je 317
LETTRE 354 bis
Octobre 1758
suis reconnoissant aujourd'hui du plaisir & des lumières que je vous dois. J'ai été très touché des allarmes qu'ont dû vous donner les inquiétudes de certaines gens, mais ces allarmes passeront & votre livre restera. Ceux même qui ne seront pas toujours de votre avis trouveront que vous êtes le Montagne de ce siècle, mais Montagne devenu élégant & profond. J'ai laissé à Plombières1 une femme2 qui vous admire comme vous mérités de l'être & qui aime M Helvétius & vous de tout son cœur. Cela me paroit bien facile; il ne faut pas même vous avoir vu beaucoup l'un et l'autre. Personne n'auroit plus d'envie de vous voir souvent que votre très humble et très obéissant serviteur St-Lambert [adresse :] À Monsieur / Monsieur Helvétius / rue Ste-Anne / À Paris MANUSCRIT et "27 7bre / S'-Lambert", inscrits sur la *A. Université de Toronto, ms. 302; page d'adresse. 1 rp.; orig. cachet sur cire rouée. & autogr.; & & NOTES EXPLICATIVES TEXTE 1. Plombières, petite ville d'eau située Deux mentions sont dues à des mains dans les Vosges, à 15 km au sudétrangères, soit les mots "L[ettre] de M. ouest de Remiremont. Lambous", ajoutés en haut de la lettre, 2. Sans doute Mme d'Houdetot (v. lettre 736, note 3).
354 bis. Isaac Ami Marcet de Mézières1 à Helvétius Monsieur, L'extrême plaisir que m'a fait votre excellent livre De l'Esprit m'engage à vous en témoigner ma reconnoissance. Mais incertain si ma lettre et le petit ouvrage que je prends la liberté d'y joindre2 seront assez heureux de tomber entre vos mains, je me bornerai ici à peu de chose. Si mes concitoiens me demandoient : "Quelle'* lecture faut-il faire pour avoir une connoissance saine des hommes et de la législation?", je leur repondrois : "Lizés le livre De l'Esprit et celui de L'Esprit des loix avec la plus forte attention, recommencez et continuez toujours à les consulter. Avec l'usage du monde et cette lecture, vous saurés tout ce qu'il faut savoir sur ce sujet. Les auteurs de ces deux livres meritoient d'être nés vos concitoiens et dignes d'être vos magistrats. Ils ont connu l'home^ et la vérité." J'attendrai avec quelqu'impatience le sort de ma tentative, persuadé que le motif en excusera la singularité.
318
Novembre 1758
LETTRE 366 bis
Je suis, avec la plus haute considération, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur Marcet de Mezieres Genève, ce 20 8bre 1758 MANUSCRIT
*A. Université de Toronto, ms. 302; 2 p.; orig. autogr. L'impression du timbre "REMALARD", ayant traversé l'enveloppe, se voit à la page 4. TEXTE Ajouté en haut du A : "L[ettre] de M. Marcel à M. Helv.". a Le A: "qu'elle". Marcet de Mezieres fait généralement surmonter ses m et n d'un trait horizontal, pour en marquer la répétition (cf. aussi la lettre 434 bis). Dans tous les cas où des correspondants procèdent de cette façon, nous doublons celles-ci dans nos transcriptions. Marcet omet cependant parfois le trait horizontal sur les consonnes mentionnées, cas dans lequel nous reproduisons sa graphie. NOTES EXPLICATIVES 1. Marcet de Mezieres (1695-1763), fils d'Isaac Marcet, citoyen de Genève,
monteur de boîtes, et de Lucrèce Chapuis. Il avait connu le père de Rousseau, avait dîné avec JeanJacques en 1754, et s'était rallié au parti des citoyens et bourgeois contre l'oligarchie du Petit Conseil. 2. Diogène à la campagne, comédie en trois actes et en prose, qui venait d'être jouée à Carouge, ville savoyarde située juste au sud de Genève. Il y est question de la possibilité d'établir un théâtre à Genève. Lorsque son texte est publié à Genève en octobre 1758 par H. A. Gosse, Marcet y ajoute un Discours où il déclare ne voir aucun inconvénient à permettre à Genève des représentations théâtrales. Fréron consacrera un long article à cette pièce dans L'Année littéraire de décembre 1759 (VIII, p. 184-204).
366 bis. L'abbé Nicolas Charles Joseph Trublet à Jean Henri Samuel Formey bre Paris, 17 9bre 1758
Je commence, Monsieur, ma réponse à vôtre lettre du 27 8brre dans le moment même que je la reçois. [...] Du 18 [...] Je crois que vous aurez vu à présent le livre De l'Esprit, parce qu'on le réimprimoit en Hollande. Ajournai de Trévoux en a déjà parlé trois fois. 319
LETTRE 366 bis
Novembre 1758
Dans les "Nouvelles littéraires" de septembre, le P. Berthier en a donné une petite analyse très bien faite, et ensuite deux extraits dans octobre et dans novembre1. On les trouve moins bons que la petite analyse; c'est qu'ils ont été faits trop rapidement. Quelque vifs qu'ils soient, on ne trouvent pas qu'ils le soient trop, le livre étant très pernicieux, mais on ne les trouve pas assez forts de raisonnement. Un autre journaliste jésuite, le P. Plesse, fait une critique de L'Esprit qui paroitra séparément2. Tous les autres écrivains deffenseurs de la religion et de la morale, le père Hayer, M. Soret, l'abbé Gauchat, M. Chaumeix, &a, l'attaqueront aussi, ou l'ont déjà attaqué3. Ce M. Chaumeix est l'auteur d'un nouveau livre contre l'Encyclopédie intitulé Préjugés légitimes contre l'Encyclopédie, ou Essay de réfutation de ce dictionnaire dont il paroît deux petits volumes qui seront suivis de plusieurs autres. Le 3e et le 4e rouleront sur le livre De l'Esprit. M. Chaumeix a raison de les attaquer ensemble. Le livre De l'Esprit n'est guères que diverses pensées répandues dans l'Encyclopédie, mais réduites en sistème. On doute que ce M. Chaumeix, nommé au frontispice, soit le véritable auteur des Préjugés &a. On le soupçonne fort de n'avoir fait que prêter son nom à l'abbé de Lignac4, auteur des Lettres américaines que vous connoissez. "L'auteur, quel qu'il soit, est janséniste.* [...]
"Du 19
[...] J'oubliois de vous dire qu'il y aura incessamment une censure du livre De l'Esprit par la Sorbonne. L'auteur qui s'est donné bien des mouvemens pour la prévenir s'en donne encore beaucoup pour que les termes y soient du moins ménagés, et il a été voir plusieurs docteurs5 dont quelques-uns l'ont assés mal receu. Tant de foiblesse et même de bassesse, après tant de hardiesse et de témérité, ne lui fait pas honneur." [...] MANUSCRIT
*A. Deutsche Staatsbibliothek, Berlin, fonds Formey, dossier Trublet; pp. 1 et , . j, i j • • i 3-4 dune lettre de 4A pages; original - • j écrit par un secrétaire, comportant des j,. f • , additions et corrections autographes. b r IMPRIMÉ I. Correspondance passive de Formey, Briasson et Trublet (1739-177$), éd. Martin Fontius, Rolf Geissler et Jens Hàseler, Paris & Genève, 1996, lettre 39.
320
TEXTE
a
Passage autographe.
NOTES EXPLICATIVES
. ., . , .__ 1. Voir lettre 328, note 3. _ 2. Voir lettre 298, note 1, et lettre 368, Â note 4. 3. Voir la lettre 364, note 4, pour La Religion vengée de Hayer et Soret; la lettre 353, note 4 pour le Catéchisme de Gauchat; et la lettre 356, note 2, pour les Préjugés de Chaumeix. 4. Voir lettre 445, note 2. 5. Voir le début de la lettre 361.
Décembre 1758
LETTRE 387N
387N. Le cardinal Passionei1 à Helvétius Rome, le 20 Xbre 1758 Je suis plus sensible que je ne puis l'exprimer, Monsieur, aux marques d'attention que vous voulez bien me continuer2, et c'est avec plaisir que je vois les mesures que vous avez prises pour étouffer les mauvaises impressions que votre livre auroit pu faire, et ce n'est point du tout d'après votre ouvrage" De l'Esprit que je juge de vos sentimens, mais bien d'après les deux lettres que vous avez données en conséquence et qui doivent convaincre le public de la droiture de vos intentions, comme j'en suis convaincu moi-même. On peut tomber dans l'erreur, par des expressions hazardées , mais il est bien louable de s'en relever, et de se retracter, avec autant de docilité que vous avez fait, de tout ce qui pouvoit être susceptible de mauvaises interprétations . Je vous en fais bien sincèrement mon compliment, etc je suis du meilleur de mon cœur avec une estime bien distinguée, Monsieur, très parfaitement et entièrement à vous et sans la moindre reserve. D[omenico]: Gard Passionei [destinataire :] eM. Helvétius / Paris Ie MANUSCRITS
*A. Université de Toronto, ms. 302; 2 p.; orig. signé. B. B.N., ms. Joly de Fleury 572, f° 348; 1p.; copie. C. Bibl. mun. de Chartres; copie, qui a été détruite. IMPRIMÉ
I. Jusselin, p. 37. TEXTE Ajouté par Helvétius à la page 4: "Mr l'abbé d'Espagnac3, rue / de Bourbon, chez Mlle Dargent4 / près Mr Duclos". " En surcharge sur le mot "livre" dans le A. Passage souligné, sans doute par Helvétius. c Les A, B et C : "et que". d Fin de lettre et signature autographes. D'après le I, la note suivante figurait dans le C, au-dessous du texte : "J'ai vu et lu l'original de cette lettre. Tout le
corps est de la main d'un secrétaire à l'exception des mots et sans la moindre réserve, qui sont de la même main que la signature." e Ces indications, y compris les deux diagonales, se trouvent en bas de la première page. ' Cette copie, qui est de la main d'un secrétaire d'Helvétius, a été envoyée par ce dernier à Orner Joly de Fleury, jointe à la lettre 399. NOTES EXPLICATIVES 1 et 2. Voir le vol. II. 3. Léonard d'Amarzit de Sahuguet, abbé d'Espagnac (1709-1781), conseiller à la Grand-Chambre (1757), entretenait des relations avec les philosophes. 4. Personnage inconnu de nous. REMARQUES Voir le vol. IL
321
LETTRE 395 bis
Janvier 1759
395 bis. Nicolas Antoine Boulanger1 à Helvétius "h Paris, ce 5 janvier 1759 Monsieur, On fait dans un temps comme celui-cy tant de lettres superflues qui ne sont propres qu'à consommer le temps sans profit pour le cœur ny pour l'esprit que je vous demande la permission de me dédommager auprès de vous en vous écrivant philosophiquem1 et non en compliment. Ce n'est point pour m'assujettir ny vous non plus, Monsieur, à une nouvelle lettre périodique et à un tribut de quatre paroles. Peut-être feray-je exprès ma lettre si longue que vous jugerez au seul coup d'œuil qu'elle ne sera point dictée par le génie de la saison. Heureux si je ne tombe point d'un inconvénient dans un autre, mais puisque je prends la plume pour converser avec vous, j'avoue d'avance que j'ignore quand je la quitteray/ Puis-je vous demander, Monsieur, si les vains trophées que la superstition s'est dressés à l'occasion de votre ouvrage ont pu altérer la sérénité de votre grande âme? Je ne le trouverois pas étonnant. Comme homme vous pouvés être sensible à la persécution, et comme philosophe vous pouvés plaindre la philosophie outragée et persécutée. Quoi qu'il en soit, je veux aujourd'huy vous distraire d'un objet que sac grande proximité peut vous rendre trop touchant et trop vif. C'est dans ce dessein que je vous invite à vous transporter avec moy dans l'avenir pour considérer de loin ce temps présent, et pour le voir de ce même œuil juste et tranquille que vous scavés si bien porter sur le passé. Voyons ensemble la superstition lutter dans toute la succession des temps contre le génie et les connoissances sans qu'elle ait cependant pu jamais en arrêter totalement la marche et les progrès. Voyons les apostres de l'erreur et de la fable, toujours honteusem1 lâches et ridiculement fiers et impudents, persécuter les grands hommes sans pouvoir empêcher qu'une vénération constante nous en transmette les noms et les éloges. Voyons le livre De l'Esprit paroitre au mois d'aoust 1758, proscrit par des arrêts, des mandements et des critiques, tandis que plus de vingt éditions faites avant la fin de la même année, dans toutes les grandes villes de l'Europe2, publient la réclamation et le suffrage de tout ce qu'il y a d'être pensants dans le monde philosophique. Voila de ces spectacles, Monsieur, que je vous invite à considérer. Vus dee ce point reculé, ils sont consolants, par ce qu'ils sont vus tout entiers, et qu'on en saisit mieux alors le dénouement qui est toujours le triomphe de la philosophie et la recompense du mérite persécuté. Voyés donc, s'il le faut, votre temps comme une antiquité. Pour moy, en considérant de ce lointain les brigue/, les cabales de l'erreur et tous les différents rosles qu'yg font la méchanceté et la haine en sa faveur, je remarque que, sous votre époque, vous y faites le rosle de 322
LETTRE 395 bis
Janvier 1759
grand homme, que tous ces cris, qui de près paroitroient sans doute des rugissements, ne sont que des cris de grenouilles qui se perdent dans la sphère d'un étroit horison, que les traces de ces reptiles s'effacent dans leur limon. Je vois que votre nom seul et votre ouvrage s'élèvent et subsistent pour faire la méditation de tous ceux qui scavent lire et penser, et qu'enfin les critiques tombent oubliées, par ce qu'on n'a pu vous rien reprocher personellement, et parceque dans votre vie, vous n'avés fait que des actions grandes, nobles et généreuses, présomption forte pour votre façon de penser, si on ne la connoissoit pas. Comment, hélas, toute cette fourmilliere incapable de lire et de juger de votre ouvrage, et qui n'en parle que d'après la voix des arrests et des mandements, pourroit-elle en imposer à la postérité? Quant à ceux qu'on auroit lieu de croire plus éclairés et qui neammoins* crient avec les autres, ce sont des âmes foibles que le torrent entraine, ce sont des esprits politiques que l'interest d'un nom, d'un titre ou d'un caractère soulevé contre leurs propres lumières. Ils veulent conserver sur le reste des hommes une puissance que différents hazards ont établi sur l'imbécillité et sur l'ignorance. Ce sont, à la vérité, ces gens-là, ces apostats volontaires de la vérité et de la raison qui seuls peuvent être à craindre, si ce n'est pour l'avenir, au moins pour le présent, eux par qui se sont toujours laissés inspirer et conduire les gouvernements foibles. ;Peut-etre le notre commence-t'il à se laisser effrayer de cette succession d'ouvrages philosophiques que notre France produit dans ce sciecle, et peut-être, Monsieur, payés-vous, comme dernier, pour vos prédécesseurs. Je vois en effet une multitude d'âmes dégradées et timides, même parmi les admirateurs de nos meilleurs ouvrages, qui gémissent sur le ton de liberté que ces ouvrages respirent. Ils en présagent des malheurs, et peut-être en est-il parmi eux qui portent leurs allarmes jusqu'au throne. L'homme est un animal si craintif que ce seul sentiment de terreur pourroit l'emporter sur tous les autres, même dans les âmes royales. En7 ce cas, il n'y auroit rien de flatteur à annoncer à ceux qui oseront encore continuer cette chaine d'écrivains nobles et hardis. Si vous aviés donc à vous affliger, Monsieur, ce seroit sur vos successeurs. Ceux-là en effet pourront être bien plus maltraités que vous, à moins que le chapitre des accidens ne change le train des choses. J'ai cependant une grande confiance dans ce chapitre. Le même hazard, par exemple, qui nous donne et nous ote si fréquemment tant de ministres mauvais ou médiocres ne peut-il pas nous en donner un bon? Mais j'ai bien plus de confiance dans l'esprit général qui se monte de plus en plus sur le ton de la raison et de l'humanité. J'ai bien plus de confiance sur le progrès des connoissances, ce fleuve immense qui grossit tous les jours et qu'aucune puissance (si ce n'est un déluge) ne peut plus aujourd'huy se flatter d'arrêter. Quelle soif pour l'instruction n'indique pas le prodigieux 323
LETTRE 395 bis
Janvier 1759
et rapide débit de votre ouvrage! Enfin j'ai encore une grande confiance dans les sottises même de nos hyerophantes3, dans les querelles intestines de nos galles4 et de nos archigalles, dans l'ambition indiscrète du phantôme hyerarchique, et dans le mépris universel où il est tombé malgré tout l'appareil de son crédit. Voicy comme je me représente sa situation actuelle. Je veux vous la peindre pour vous distraire de la votre. Imaginés une de ces figures antiques autrefois élevée par l'idolâtrie, et enclavée par le mauvais goût dans la façade de quelqu'edifice, que sa console et sa base sont détruites par le temps et que la statue n'est plus retenue dans sa place que par une adhérence cachée qui fait paroitre sa position merveilleuse, mais qui ne la rend pas plus solide. Tel est, Monsieur, l'état présent de l'idole hyerarchique. Tous les fondements antiques sur lesquels elle etoit dressée sont déjà tombés par le vice de leur construction primitive. Le collosse comme suspendu est encore retenu par une adhérence latérale avec un édifice politique plus solide et plus entier, mais enfin il n'a plus rien sous ses pieds, et ce qu'il y a encore de plus fâcheux pour lui, c'est qu'une multitude de gens s'en sont appercus. Déjà il commence à ne plus paroitre qu'un hors d'oeuvre, et le ridicule de cette situation ne peut continuer d'être remarqué, sans qu'à la fin on ne sente l'inutilité de cet ornement gothique qui défigure et qui altère depuis si long temps l'accord et l'harmonie de tout l'édifice. Il est bien inutile en effet. Je ne cesserai jamais de continuer à le démontrer après vous, par un grand nombre de faits et surtout par l'esprit d'une multitude de coutumes et d'usages. Je montrerai qu'il y a eu un temps, très ancien à la vérité, où la police avoit enfin reconnu qu'il est superflu et même contraire au bonheur et. à la stabilité des sociétés de la gouverner par ces ressorts surnaturels qu'on appelle religion et révélation, que c'est à cette fin que cette police avoit jette un voile impénétrable sur tous les dogmes religieux, pour ne plus laisser d'action qu'à la morale et aux loix. Elle avoit senti que toute loy surnaturelle énerve et affoibli les loix naturelles, sociales et civiles, et que celles-cy n'ont jamais tant de force et tant de vigueur que lorsqu'elles régissent seules le genre humain. Ce tableau' sera interressant par lui-même et encore plus par ses suites qui toutes n'ont pas été aussi heureuses qu'elles auroient dû l'être, faute de certaines précautions qu'on n'etoit pas encore tout à fait en état de prendre dans cet ancien âge. C'est par exemple par une suite de ce grand projet que le culte extérieur, qui ne fut plus dès lors interprété, est devenu dans tout le monde payen, bisarre, enigmatique et la source de la mythologie. L'histoire de la religion est devenue un cahos parce qu'il fut bien plus aisé à la police de suprimer les instructions, que les festes et que les spectacles religieux qui en etoient auparavant la matière et l'occasion; et ce cahos à la fin est devenu tel, que les gouvernements eux-meme se per324
LETTRE 395 bis
Janvier 1759
dirent dans leurs mystères, qu'ils ne purent™ remédier aux abus parce qu'ils en méconnurent les causes, et qu'ils oublièrent tout à fait les principes et l'esprit de l'ancienne police. Esclaves des usages les plus ridicules, les gouvernements furent entrainés avec le peuple aveugle", et lorsque les abus et le temps0 ont fait naitre les sistemes religieux qui couvrent aujourdhuy la terre, ils furent forcés de s'y soumettre, ce qui a presque annihilé toute législation sociale. ^Non, il n'y a encore que^ la philosophie et la raison qui puissent aujourdhuy ramener la police à ses anciens principes, et la tirer de l'esclavage où elle est. Qu'il est étrange de voir la police persécuter ce qui la sauvera un jour, au lieu d'y chercher un constant abri et de lui en offrir un réciproquement! N'appercevera-t'elle point que la raison et la loy fondée sur la raison doivent être les uniques reines des mortels, et que lorsqu'une religion établie commence à pâlir et à s'éteindre devant les lumières d'un siècle éclairé, ce n'est plus qu'à cette raison qu'il faut immédiatement recourir pour maintenir la société, et pour la sauver des malheurs de l'anarchie? C'est cette raison qu'il faut alors presque diviniser, au lieu de Faffoiblir et de l'humilier. Il y a un peuple innombrable de jeunesse à demi-instruite qui, parce qu'elle ne croit plus^, comme ses pères, que les loix ayent été dictées ou écrites par les dieux dans les ténébreuses cavernes d'un mont Ida5, s'imagine qu'il n'y a point de loix. Voila le monstre qui effraye avec quelque sujet notre police, mais elle accuse la raison de l'avoir fait naitre, lorsqu'elle n'en doit accuser qu'une religion insufissante et fausse, qui a fondé l'existence des devoirs naturels sur un mensonge, afin d'avoir par là le droit de gouverner les hommes par l'autorité, et non par la naturer qu'elle dit criminelle pour qu'on la meconnoisse5, ainsi que la raison qu'elle a dégradée pour n'en avoir rien à craindre. Ce sisteme est affreux sans doute*, mais "l'égarement de cette formidable jeunesse n'en est pas moins réel et terrible; plus inspirée par un esprit de hardiesse et de liberté que par des lumières réelles et de vrayes connoissances, elle semble annoncer un avenir capable d'ébranler le plus solide gouvernement. Il peut y succomber s'il est foible, et aveugle sur la source du mal, il se soutiendra s'il est sage et éclairé et s'il n'a de recours qu'en la philosophie. Toute égarée que soit cette jeunesse, elle n'est point perdue, elle n'a pas encore trouvé la bonne route, mais c'est* beaucoup d'en avoir quitté une mauvaise et d'en être dégoûtée. v\\ faut lui aider à trouver le chemin qui lui convient et elle est bien plus disposée à lew prendre que si elle suivoit encore stupidement sa première voie. À qui donner une telle commission si ce n'est à la philosophie? Elle ne doit pas même attendre qu'on la* lui donne; elle a fait du passé l'objet de ses études, elle doit faire du futur l'objet de ses prevoiances7, porter ses vues au plus loin, et former un plan de philosophie politique pour 325
LETTRE 395 bis
Janvier 1759
régler les progrès de la philosophie même. Pourquoi les philosphes ne la cultiveroient-ils point dès à présent comme une science d'Etat puisqu'elle le sera tôt ou tard? Les élevés de la philosophie sont déjà nombreux. Un bien plus grand nombre est tout prest de suivre ses étendards et l'anarchie religieuse qui augmente tous les jours lui montre un peuple de sujets qu'il lui sera facile de conquérir. Elle doit sans doute se hâter de le faire : si cette anarchie etoit de longue durée elle pourroit précipiter le genre humain dans un plus mauvais état que le premier. On a dit l'Europe sauvage, l'Europe payenne. On a dit l'Europe chrétienne. Peut-être diroit-on encore pis, mais il faut qu'on dise, enfin, l'Europe raisonnable. Ce plan de philosophie politique demanderoit, Monsieur, un philosophe comme vous pour directeur. Que je travaillerois avec plaisir sous votre puissant génie! Vous marchés à grands pas par la force de vos raisonnements, je tacherois de vous suivre de loin en montrant aux mortels étonnés des faits, et en leur2 développant leur histoire ignorée. Qu'il seroit à souhaiter que les philosophes concertassent ainsi leurs démarches! Il y a un certain ordre à mettre dans les pas que fait la philosophie pour qu'elle les fasse avec utilité, et que toutes ses instructions se secondent les unes les autres. Nous avons quelques exellents livres qui n'ont d'autres deffauts que d'avoir appris au monde des vérités anticipées sur le progrès naturel du** commun des esprits, et sur l'ordre des choses. Peut-être est-ce le deffaut de votre ouvrage, s'il en a. Je le soupconnerois sur ce que vous presenté[s] le tableau des erreurs de la metaphisique et de la morale a des yeux qui en général ne sont point encore habitués à envuisager le tableau des erreurs de l'histoire. L'histoire est encore en enfance, elle est restée dans le cahos d'où on a eu le courage et l'adresse de retirer tous les arts et toutes les autres sciences, et c'est cependant dans l'histoire que sont déposés tous les titres de la société, et tous les monuments de ses égarements. Si vous remarqués, Monsieur, que le mépris et le ridicule où le progrès des études a fait tomber depuis un sciecle toutes les légendes de nos églises et de nos saints, a été le premier coup qu'ait reçu la religion ou la superstition chrétienne, vous jugerés aisément par là de quelle importance il est de débrouiller de plus en plus les faits généraux de l'histoire du genre humain et de conduire les hommes à reconnoitre d'eux-meme, par le simple développement des événements, que2 tout ce qui leur a été jusqu'icy donné pour une succession continue et non interompue ccde faits et de vérité, n'est qu'une succession continue et non interompuecc d'erreurs humaines, d'impostures sacerdotales, et de sottises populaires. ^L'esprit résiste peu à la lumière des faits. Lorsqu'on a.dd reconnu la fausseté de la pluspart de nos légendes, on les a abandonné sans bruitee. L'illusion tombe nécessairement lorsqu'elle n'a plus l'incertitude et l'ignorance pour point d'appuy ny la nuit du mis326
Janvier 1759
LETTRE 395 bis
tere pour lui servir de relief. La seule vu[e] de la suite de tous les faits sera, je crois, de toutes les instructions la plus puissante, et c'est ensuite qu'il sera convenable et à propos de donner à l'homme étonné de nouveaux principes de conduite, qu'on pourra parler de morale et de raison avec lui et qu'il écoutera enfin avec profit pour lui-même, et avec autant de reconnoissance pour ses maitres qu'il leur témoigne aujourdhuy d'indocilité et d'ingratitude. Je vous invite, Monsieur, à envuisager cet avenir avec complaisance et à ne pas douter du futur bonheur des sociétés. C'est une consolation digne du sage persécuté. Il semé un grain très lent à produire, il n'en a que la peine, les races futures en ont le fruit, mais puisqu'il est capable de lire dans l'avenir, il en peut jouir en quelque sorte, et oublier ce présent qu'on ne peut le plus souvent envuisager sans chagrin. Voila bien des paroles et une bien longue lettre pour consoler une âme forte qui se suffit à elle-même, mais je vous prie de me le pardonner. On ne quitte pas aisément la plume quand on écrit à un philosophe tel que vous. La bienséance suffit à peine pour m'arrêter. Je m'imagine être et causer avec vous, et tenter de vous suivre dans vos méditations profondes. Arrêtons cependant ces saillies de l'esprit pour faire place aux mouvements du cœur. Il doit vous exprimer combien je m'estime heureux d'avoir le bonheur de vous connoitre, et vous témoigner les sentiments d'estime et de vénération avec lesquels j'ai l'honneur d'être et je serai toute ma vie, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur Bff
MANUSCRIT
*A. Université de Toronto, ms. 302; 7 p. (deux feuilles); orig. autogr. IMPRIMÉS I. Boulanger, Recherches sur l'origine du despotisme oriental, [Genève, Cramer,] 1761, p. III-XXXII, "Lettre de l'auteur à M. *****". II. Marie-Thérèse Inguenaud et David Smith, "Cinq Lettres de Nicolas-Antoine Boulanger à Helvétius", Dixhuitième Siècle, 27 (1995), p. 295-316 (v. p. 300-306). TEXTE Ajouté en haut du A par une main
étrangère : "L[ettre] de à Helv." " Passage omis dans le I. Alinéa dans le I. c Le I : "la". d Le A : "temps ". e Le A : "de ". ^Le A : "brigues ". g Le I : "que". h Le A : "de ". ' Le I : "néantmoins". ; La fin de ce passage est marquée d'un H, pour indiquer au compositeur un changement à faire dans le texte. Dans le I, ce passage est réduit à la phrase suivante : "Si vous êtes persécuté, peutêtre payez-vous comme dernier pour vos prédécesseurs : en". Le A : "Monsieur, ".
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Alinéa dans le B et les I et IL c Omis dans le C et les II et III. d Le B et les I et II : "fassent". e Omis dans le III. •'Le A : "que on". g Le A : "ses ". h Le A : "des ". I Le A : "aucun bien". ; Les I et II : "scrupuleux". Le A : "détestables, Xmais je ne crois pas que>". Omis dans le A. m Le A : "permis ". * Le B : "de défendre". ° Le B et les I et II : "restriction".f Le B et les I, II et III : "une". q Trois mots barrés dans le A, dont les deux premiers sont "ou des". r Le B et les I et II : "leur père". s Le A : "nous n'aimons".l Le B et les I et II : "qui". b
NOTES EXPLICATIVES Voir vol. III.
Table des illustrations
Gravure de Madame Helvétius par Jean Marie Joseph Jules Huyot d'après le portrait peint au pastel appartenant en 1884 au marquis de Mun frontispice Bibliothèque nationale Lithographie de l'abbé Morellet par Julien Léopold [Jules] Boilly 7 Bibliothèque nationale Gravure de Benjamin Franklin par Louis Jacques Cathelin d'après le portrait d'Anne Rosalie Bocquet, dame Filleul 14 Bibliothèque nationale Le Potager de l'hôtel de Valentinois gouache attribuée à Alexis Nicolas Pérignon le Vieux 16 National Gallery of Art, Washington Copie de la gravure de Turgot par Jean Victor Dupin d'après le dessin de Charles Nicolas Cochin le Jeune 29 Bibliothèque nationale Gravure de Cabanis 36 Bibliothèque nationale Gravure de Leray de Chaumont par Louis François Mariage d'après le portrait de Jean Baptiste Claude Robin 51 Bibliothèque nationale Portrait de Jean-Antoine Roucher par André Pujos 85 Musée Carnavalet Portrait présumé d'Abigail Adams 111 New York State Historical Association, Cooperstown 405
Lithographie de Volney par Julien Léopold [Jules] Boilly Bibliothèque nationale
125
Gravure de Louis XVI par Johann Gotthard von Mùller d'après le portrait par Joseph Siffred Duplessis 198 Bibliothèque nationale Gravure de la Mort de Condorcet par Jean Duplessis-Bertaux 213 Bibliothèque nationale Gravure de la Mort de Marie-Antoinette par Isidore Stanislas Helman d'après le dessin de Charles Monnet Bibliothèque nationale
215
Gravure de Madame de Staël par Jean Nicolas Laugier d'après le portrait de François Pascal Simon, baron Gérard 230 Bibliothèque nationale Portrait d'Elisabeth Charlotte Helvétius, future comtesse de Mun, par François Hubert Drouais 245 Collection particulière Gravure de Geneviève Adélaïde Helvétius, comtesse d'Andlau, par Jean Marie Joseph Jules Huyot 246 Collection particulière
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