Autour de Sartre : La conscience mise à nu 2841371751


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Autour de Sartre : La conscience mise à nu
 2841371751

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Du même auteur, chez le même éditeur

Singularité et sujet. Une lecture phénoménologique de Proust, 2000

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© Éditions Jérôme Millon — 2005 www.millon.com 3 place Vaucanson 38000 Grenoble ISBN : 2-84137-175-1

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Catalogue sur demande

Roland Breeur



Autour de Sartre La conscience mise à nu

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positionnelle d’elle-même, et que l’Ego n’est que la dégradation de cette immédiateté. Il en est le symptôme. A l’origine, il n’y a qu’une conscience qui ne permet aucune distance vis-à-vis d’elle-même, et c’est ce manque de dis­ tance que reflète le moi. Non seulement ne peut-il pas se donner comme séparé de ses actes et états, mais en outre ne peut-il se dissocier de lui-même. La conscience immé­ diate ne peut en effet constituer qu’un objet qui incarne cette même structure indissociable. C’est pourquoi il ne faut pas confondre conscience et Ego. Dire que l’Ego est un objet transcendant par rapport à la conscience ne signi­ fie nullement que je sois un objet pour moi-même, ou que je puisse m’appréhender comme objet. Je ne suis que le fruit d’une spontanéité qui me déborde et à laquelle il m’est impossible de me dérober. Je la subis, sans pouvoir me placer à sa hauteur à titre de point de vue ou de regard pur en retrait du monde41. Cette conscience absolue n’est pas un point de vue « acosmique » : elle est au-delà de la notion même de point de vue. C’est pourquoi elle est sans Ego: aucun Ego ne peut «l’occuper» à titre de vision « sub speciae aetemitatis ». Voilà donc pourquoi l’Ego m’apparaît toujours comme compromis par les états, et ne pouvant jamais rester indif­ férent à eux. En d’autres mots, pourquoi tout Ego incarne les traits du « moi profond ». Mais le fait que toute conscience se constitue en conscience égologique ne 41. Voir à propos de la «contradiction» de l’enjeu de la réflexion : « La scissiparité réflexive correspond à un effort vain pour prendre un pont de vue sur la néantisation qu’a à être le pour-soi, afin que cette néantisation comme phénomène simplement donné soit néantisation qui est. Mais en même temps, la réflexion veut récupérer cet arrachement qu’elle tente de contempler comme donnée pure, en affirmant de soi qu’elle est cette néantisation qui est. La contradiction est flagrante : pour pouvoir saisir ma transcendance, il faudrait que je la transcende. Mais, précisément, ma propre transcendance ne peut que transcender, je la suis, je ne puis me servir d’elle pour la constituer comme transcendance transcendée : je suis condamné à être perpétuellement ma propre néanti­ sation» (EN, p. 359).

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limite pas son caractère d’absolu. L’immédiateté même qui caractérise la présence à soi de la conscience ne se laisse pas «égologiser» et elle demeure en cela absolue et inconditionnée : elle transgresse tout «point de vue» ou toute perspective de l’Ego, elle s’affirme malgré le moi, et brise toute unité profonde. Par son caractère absolu elle remet continuellement le moi et ses acquis en question. On peut donc dire que la conscience possède une sorte d’individualité qui ne coïncide pas avec l’unité de l’Ego. Cette dernière n’est que son travestissement. La conscience absolue, malgré son individualité, demeure impersonnelle (TE, p. 78). En un sens donc, l’Ego profite de cette individuation impersonnelle afin d’envoûter cette conscience de sa magie égologique. Le mécanisme de cet envoûtement est à nouveau le même : réflexion et inversion. La réflexion sur les qualités fait apparaître un nouvel objet qui, par inversion, se donne comme l’origine de tout état et de toute action. On constate désormais que l’Ego se donne comme produisant ses états. Or ce mode de création, une fois de plus, ne fait que refléter la spontanéité même de la conscience. Tout acte instantané qui transgresse l’Ego (inerte) est rattaché directement à celui-ci comme à son origine. Sartre précise à ce titre : Ainsi l'acte unificateur de la réflexion rattache chaque état nouveau d'une façon très spéciale à la tota­ lité concrète Moi. Elle ne se borne pas à le saisir comme rejoignant cette totalité, comme se fondant à elle : elle intentionné un rapport qui traverse le temps à l'envers et qui donne le Moi comme la source de l'état. (TE, p. 60) Puisque je ne suis pas en mesure de « sortir» de ma conscience42, le rapport que j’établis avec ce Moi est 42. Et cela pour la raison évidente que tout acte qui cherche à trans­ cender cette conscience est à nouveau un acte de conscience.

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inexorablement soumis au rapport que ma conscience entretient avec les choses. C’est pourquoi je ne m’appré­ hende qu’après avoir figé mes vécus ou Erlebnisse en objet opaques et figés en états. « En effet, l’Ego n’apparaît jamais que lorsqu’on ne le regarde pas. Il faut que le regard réflexif se fixe sur “l’Erlebnis” en tant qu’elle émane de l’état. Alors, derrière l’état, à l’horizon, l’Ego paraît. Il n’est donc jamais vu que “du coin de l’œil’’» (TE, p. 70). L’Ego n’est qu’un mirage décevant, n’apparaissant qu’indirectement, à l’horizon de mes états. Il est l’unité compromis par eux. Dès que je veux le saisir pour luimême et comme objet direct de ma conscience, il s’éva­ nouit: «je retombe sur le plan irréfléchi et l’Ego disparaît avec l’acte réflexif» (TE, p. 70). C’est finalement ce manque qu’on éprouve comme la marque même de notre «intimité». On comprend finalement aussi pourquoi Sartre désigne la créativité de l’Ego en termes de spontanéité bâtarde : cette spontanéité est alourdie de passivité, en vertu de laquelle «l’Ego est susceptible d’être affecté. Rien ne peut agir sur la conscience, parce qu’elle est cause de soi. Mais au contraire, l’Ego qui produit subit le choc en retour de ce qu’il produit» (TE, p. 64). Cette spontanéité est envoûtée par ce qu’elle produit. « Voilà, dit Sartre, pourquoi aussi nous sommes des sorciers pour nous-mêmes, chaque fois que nous considérons notre Moi » (TE, p. 64).

Conclusion

Néanmoins cette spontanéité bâtarde est continuelle­ ment débordée par la spontanéité impersonnelle. C’est l’angoisse. La conscience qui s’était formé un Ego comme fausse représentation d’elle-même menace perpétuelle­ ment de s’en affranchir: «Il y a quelque chose d’angois­ sant pour chacun de nous, à saisir ainsi sur le fait cette

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création inlassable d’existence dont nous ne sommes pas les créateurs. Sur ce plan l’homme a l’impression de s’échapper sans cesse, de se dérober, de se surprendre par une richesse toujours inattendue... » (TE, p. 79). L’origine même de mon rapport aux choses me dépasse. De fait, le Je ne peut rien sur cette conscience spontanée, car « la volonté est un objet qui se constitue pour et par cette spon­ tanéité» (TE, p. 79). Le vouloir n’est qu’une dégradation d’une spontanéité, et ne peut jamais se retourner sur la conscience. Je ne peux jamais vouloir une conscience : je la subis, et ma volonté est le symptôme de cette scission entre le moi et cette « spontanéité au-delà de ma volonté », de ce « spasme », tel que je l’ai décrit précédemment. La liberté ne se limite donc pas à ma volonté43, à tel ou tel élan créatif du moi profond: elle est /’articulation même de cet écart ou de cette fêlure interne entre une conscience infinie et un moi inerte. C’est pourquoi l’épreuve même de cette liberté s’accompagne du «ver­ tige» dans lequel «la conscience s’apparaît à elle-même comme débordant infiniment dans ses possibilités le Je qui lui sert d’unité à l’ordinaire» (TE, p. 81). Aussitôt que cette conscience «se libère», toute barrière ou limite saute : « plus rien ne dissimule la conscience à ellemême ». Alors, dit Sartre, « la conscience, s’apercevant de ce qu’on pourrait appeler la fatalité de sa spontanéité44, s’angoisse tout à coup : c’est cette angoisse absolue et sans remèdes, cette peur de soi, qui nous paraît constitu­ tive de la conscience pure » (TE, p. 83). Et cette angoisse qui s’impose à nous a pour Sartre une valeur transcendan­ tale : c’est l’effectuation de la réduction phénoménolo­ gique. Elle libère un champ transcendantal qui en quelque sorte détruit le monde et l’Ego auxquels il s’était rivé.

43. Cf. EN, p. 517 et suiv. J’y reviens dans la suite. 44. Telle qu’on l’a décrite à propos de la «pathologie de l’imagi­ naire », au chapitre 4.

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Dans les chapitres qui suivent, on sera forcé d’affronter les questions que cette approche de la conscience absolue soulève. D’autres avant moi ont relevé bon nombre de dif­ ficultés, quitte à se précipiter dans une caricature. Comme je l’ai déjà mentionné dans l’introduction, on aurait tort de jeter le discrédit sur l’ensemble des analyses sartriennes sous prétexte que sa pensée reste tributaire d’une «philo­ sophie de la conscience». Par là non seulement on déna­ ture son projet initial, mais on s’interdit de comprendre l’enjeu véritable de son approche certes assez insolite du « champ transcendantal ». Pourquoi Sartre attache-t-il autant d’importance à cette spontanéité pure d’une conscience vide et impersonnelle ? Parce que, comme on le verra plus loin, elle révèle un aspect pour lui crucial de notre rapport au monde, et partant, de notre liberté. Il n’est donc pas surprenant de voir que c’est précisé­ ment à cet aspect-là que Merleau-Ponty, une fois encore, semble insensible, comme le prouvent les remarques qu’il lui adresse dans la Phénoménologie de la perception. J’ai déjà eu l’occasion de mentionner en quoi, dans son souci de réinscrire la subjectivité dans la «texture» même du monde, il ne peut résister à la tentative de former de la sub­ jectivité sartrienne une image « falsifiée ». Reprenons, à titre d’exemple, ce qu’il dit à propos du choix absolu sar­ trien, auquel je reviendrai plus en détail au chapitre suivant. On se souvient que Merleau-Ponty récuse l’idée d’une liberté inconditionnée, au profit d’une liberté incarnée. Car « nous ne demeurons jamais en suspens dans le néant. Nous sommes dans le plein, dans l’être» (PP, p. 516). Ma liberté se noue d’emblée avec ce «sens autochtone du monde qui se constitue dans le commerce avec lui » (PP, p. 503). Comme l’affirme sans relâche Merleau-Ponty, notre «liberté ne détruit pas notre situation, mais s’égrène sur elle » (PP, p. 505). Et cette situation, tant que nous vivons, demeure un champ ouvert de possibilités ou d’actions vir­ tuelles. Par conséquent, cette idée de situation «exclut la

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liberté absolue à l’origine de nos engagements» (PP, p. 518). Il faut comprendre ceux-ci comme réponse à une «épaisseur», une «densité de sens» qui d’emblée sollici­ tent mes choix. « Naître, c’est à la fois naître du monde et naître au monde» (PP, p. 517). Dès lors, mes rapports au monde ne sont jamais inconditionnés, mais d’origine moti­ vés par des valeurs, un sens, des acquis, bref un monde. Et la liberté se niche dans ce monde, en une communication ou «connivence» avec ce «fond de généralité» qui berce ses choix. Autour de nos initiatives flotte « une zone d’exis­ tence généralisée et de projets déjà faits, des significations qui traînent entre nous et les choses et qui nous qualifient comme homme, comme bourgeois ou comme ouvrier. » (PP, p. 513) Avant même de se porter vers des qualités, la liberté est qualifiée. «Nous choisissons notre monde et le monde nous choisit». Il va sans dire que Merleau-Ponty rejette à tout prix l’idée d’un choix absolu et inconditionné ; choix qui reflète au niveau de L'être et le néant la liberté comme signe d’une spontanéité impersonnelle comme dans La transcendance de l’Ego. Selon La phénoménologie de la perception, mes choix se prêtent aux sollicitations qui vien­ nent du monde, il se laisse envahir par elles. Prendre une initiative, c’est une manière de fréquenter ce monde. Ce qu’il résume en disant: «Nous sommes mêlés au monde et aux choses dans une confusion inextricable » (PP, p. 518). Cependant, à la lumière de ce qui précède, on est en droit de conclure que c’est probablement cette «confu­ sion » que Sartre redoute le plus. Le monde reste et demeure « inhabitable ». Et c’est avant tout cet aspect âcre et irréfragable de l’Être, cette ontologie en tant que telle, que Merleau-Ponty semble refuser45. Si l’ontologie mer45. Le « choix initial » de Merleau-Ponty pourrait bien être celui-ci : «Un enfant bien-aimé, supportant mal l’éloignement dû au simple sevrage, plutôt que de devenir adulte comme tout un chacun, ne cessera de s’étonner de la perte de l’ancrage dans le doux enveloppement maternel et de réfléchir, par extension, l’ambiguïté de tous nos ancrages.

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leau-pontienne s’étaye sur quelconque mystère, c’est sans aucun doute sur celui dont il s’étonne sans relâche et que dans le Visible et l'invisible il appelait «l’impossibilité du non-sens ou du vide ontologique» (VI, p. 156)46. Ou encore, comme il l’exprime dans Signes, celui d’une « Weltthesis qui précède toute thèse »47 . C’est en vertu de l’enlisement de la liberté dans cette «confusion inextri­ cable» qu’il pourra affirmer que «j’ai reçu avec l’exis­ tence une manière d’exister, un style.» (PP, p. 519). Son ontologie lui prescrit que ni la liberté ni la conscience ne peuvent être absolus, mais qu’elles sont d’emblée quali­ fiées par une intention de sens qui ne vient pas d’eux, mais du monde dans lequel ils sont absorbés. Mais il est significatif, une fois de plus, de voir com­ ment son refus de l’ontologie sartrienne (ontologie «dua­ liste »), le pousse à confondre les positions phénoménologiques de Sartre avec celle d’un idéalisme classique. Si soucieux de réinterpréter la subjectivité à la lumière de son « endo-ontologie », il confond le para­ digme de la subjectivité sartrienne avec celui de la subjec­ tivité transcendantale que sa propre ontologie cherche à dépasser. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer au reproche qu’il adresse à la liberté sartrienne de n’être au bout du compte qu’une sorte de «refus d’être quoi que ce soit», une «décision solitaire et sans appui». Il confond tout bonnement la liberté absolue de Sartre avec celle d’un sujet désincarné. C’est parce que Merleau-Ponty est vic­ time de sa propre démarche philosophique : celle-ci cherche en effet avant tout à briser l’enceinte close du «je dans !a chair et dans l'Histoire, des jointures entre notre corps, le monde, les autres, qui nous enveloppent et en même temps nous rejet­ tent - c’est Merleau-Ponty. » (J. SIMONT, Jean-Paul Sartre, Un demisiècle de liberté, o.c., p. 189) 46. Voir aussi à propos de l’émerveillement face à l’avènement du sens dans son rapport à la puissance du langage (« l’incantation linguis­ tique»), PP, p. 460. 47. Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 227.

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pense» kantien au profit d’un sujet incarné (PP, p. 515). C’est bien sûr cette même subjectivité qui obsédait déjà Bergson. Ainsi, toute leur tentative opère depuis une opposition qui se résume à celle qui oppose un sujet «de survol » à un sujet « compromis » par le monde. En revanche, la subjectivité sartrienne ne s’inscrit nulle­ ment dans cette opposition et c’est assurément enfoncer des portes ouvertes que de rappeler que chez Sartre le sujet est loin de se retrouver « démiurge de ses purs objets ». Il est donc vain de vouloir la réduire à celle d’un idéalisme, sous prétexte que la dimension de la conscience doive d’emblée être identifiée à celle de la représentation, et aux préjugés objectivistes qui en découlent. À coup sûr, il est indéniable qu’un sens excède la dimension de la conscience prise au sens de «représentation». En revanche, toute la difficulté consiste à montrer en quoi la conscience excède la dimen­ sion du sens en tant que tel. C’est bien un mérite de Sartre, on a pu s’en rendre compte, non seulement d’avoir eu l’au­ dace d’affranchir la conscience de ces préjugés classiques, mais aussi d’avoir pu la libérer de l’épreuve du sens. C’est pourquoi sa pensée déplace de part en part les oppositions traditionnelles, parmi celles qui hantent Bergson et Merleau-Ponty. Il échappe aux critiques que les « penseurs de l’ambiguïté» lui adressent48: ils se trompent tout sim­ plement de registre. Bien sûr, Sartre ne dispute nullement l’idée même d’une liberté incarnée, d’une conscience égologique et «en situation»49. Mais loin d’être le signe d’une parenté primordiale, elle recèle bien plus une manière de conjurer une fissure radicale entre la conscience et l’Être' fissure qui ne se réduit nullement à une différentiation ou déhis­ cence ontologique, puisqu’elle s’arrache à l’Être au lieu 48. 11 n’en reste pas moins qu’il y a une ambiguïté foncière chez Sartre, comme on le verra plus loin, mais elle ne se confond pas avec celle d’un sujet incarné. 49. Cf. chapitre 8.

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de surgir en lui et de s’y déployer . C’est cette fissure que la liberté agence. Et c’est son existence qui pousse Sartre à dénoncer le moi profond et incarné comme une sponta­ néité bâtarde, illusion en laquelle s’efforce de prendre foi une conscience absolue afin de communiquer avec un monde. Et tandis que cette conscience demeure absolue et « sans attaches », sans style aucun, sans être, mon moi demeure pour sa part en suspens au-dessus de ce néant : rien ne peut justifier mes choix et mes actes. Rien ne me «qualifie».

CHAPITRE 6

Conscience et passivité

Introduction Dans un article célèbre le philosophe australien David Armstrong réfute la conception cartésienne du cogito en prenant pour acquis qu’il existe une conscience qui n’est pas nécessairement conscience de soi. Une perception, par exemple, peut être inconsciente : c’est le cas, pour citer Armstrong, du chauffeur de camion qui arrivé à destina­ tion ne se souvient plus ni du trajet ni du temps parcourus. Il a somme toute effectué sa conduite avec succès, mais sans en avoir été vraiment «conscient». La conscience de soi n’est donc pas une condition nécessaire de la con­ science en tant que telle : on peut parcourir un chemin sans en être vraiment conscient. Voilà un fait indéniable. Mais permet-il de remettre en question la translucidité de la conscience sartrienne ? Tout d’abord, qu’est-ce qu’Armstrong entend par conscience de soi? En vérité, il l’appelle «introspective consciousness » : et celle-ci, affirme-t-il « is the instru­ ment of mental intégration». C’est elle qui gère et génère l’unité du sujet; elle est elle-même le résultat fonctionnel d’une tendance ou d’une évolution biolo­ gique permettant à la vie mentale plutôt rudimentaire et primitive d’accorder tous ses élans en une vie unifiée plus « sophistiquée ». Enfin, elle se confond avec la con­ science qu’on a de soi-même durant l’accomplissement d’un acte. Et certes, il est vrai que pour percevoir la route

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je n’ai pas à être de manière introspective ou réflexive conscient de mon destin de routier, mais il faut avouer que cela ne nous apprend rien sur la conscience qui accom­ pagne les actes de conduite en tant que tels. Une percep­ tion est un acte de conscience intentionnelle. Et une perception n’étant pas consciente d’elle-même en tant que perception n’est pas une perception. Elle aurait tout au plus la structure d’une fonction physiologique, telle la res­ piration ou la digestion intestinale. Il n’y a dans une telle fonction physiologique pas plus d’intentionnalité que dans une peau de banane ou un étui à lunettes. Une conscience, suivant Sartre, doit être décrite comme conscience de quelque chose, qui naît portée sur un être qui n’est pas elle. Et ce rapport est par définition conscience (de) soi, sans quoi cette intentionnalité serait une conscience inconsciente, ce qui est absurde. Tout cela, on vient de le voir à l’instant. Ainsi, à la lumière de ce qu’on vient de décrire, il me semble qu’il nous est permis de croire que dans sa description de la conscience, David Armstrong confond deux sortes de conscience de soi : il confond la conscience que je puis prendre de moi-même durant l’accomplissement d’un acte concret avec celle que tout acte de conscience doit par définition avoir de soi. Et à l’origine d’une telle confusion on trouvera celle qui confond une liberté absolue avec une liberté comme ex­ pression d’un Ego. Par exemple, Armstrong prétend que certaines personnes moins sophistiquées (« less sophisticated persons») c’est-à-dire, des personnes démunies de ce qu’il appelle la conscience de soi (« introspective consciousness ») « on becoming aware of a murderous impulse springing up, may attribute it [...] to a devil who has entered in them ». Par « less sophisticated persons »* il 1. David M. Armstrong, What is Consciousness, in : The Nature of Mind and Other Essays, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1980, p. 65.

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faut entendre, je suppose, des personnes qui ne se con­ naissent que d’une façon assez rudimentaire, voire superficielle, de telle sorte qu’elles ne puissent pas reconnaître ces impulsions comme étant les leurs. Or ces impulsions et tendances meurtrières sont intentionnelles et visent un dehors. Et il est peu probable qu’on les subisse à la manière dont l’on subit une démangeaison ou un mal aux dents. Au contraire, on les subit comme possibilités internes à la conscience : ces tendances, on les attend, on s’y attend, on est une conscience qui les réalise. Et c’est assurément pourquoi, chaque fois qu’une de ses impulsions néfastes se pointe dans mon esprit, je serai tenté d’avertir mes proches en disant : «je sens que ça va me reprendre, reste à l’écart... surtout ne m’irrite pas... » Mais c’est parce qu’on confond une liberté absolue avec une liberté égologique qu’on cherchera à loger ces impulsions hors de notre conscience ; uniquement après avoir réduit la conscience à une connaissance réflexive que nous avons de nous-mêmes. On vient de voir en revanche que Sartre décrit toute liberté égologique comme à la merci d’une liberté impersonnelle qui n’est pas pour autant un vouloir ou une tendance aveugle, mais au contraire, qui est conscience de bout en bout. Soit, mais en admettant que ma liberté soit soumise à une conscience absolue, que dois-je désormais penser à propos de ces fameuses impulsions diaboliques de l’homme non sophistiqué de David Armstrong? En outre, quelle est cette conscience absolue, et comment s’établit son rapport avec l’Ego, ou avec une conscience subjective ? Au chapitre précédent, on a vu que pour Sartre, l’Ego n’est que la limite interne au creux d’une spontanéité illimitée qui tend vers l’infini. Et si la conscience de soi égologique n’est qu’une limite ou même le fruit d’une constitution au sein d’une conscience absolue, d’une façon ou d’une autre, cela

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implique que l’Ego est conscient de sa propre précarité en tant que limite. Ce que l’homme non sophistiqué res­ sent, ce n’est pas l’invasion barbare et inquiétante d’un psychisme inconscient, mais la démesure de sa propre conscience, c’est l’insistance d’une conscience sans borne et aux possibilités infinies dans lesquelles luimême ne distingue plus son reflet. Il se sent submergé et débordé par sa propre conscience, et par principe, ce dépassement ne peut pas être inconscient, il envahit du dedans ses actes, ses états et qualités subjectives. Une opinion très répandue a prétendu devoir remettre en question la translucidité de la conscience sous pré­ texte qu’une opacité perturbe celle de l’Ego. L’Ego, Armstrong vient de nous convaincre, est privé de cette transparence: il n’a pas de libre accès à soi. Mais cette description, ainsi que j’aimerais le suggérer, s’étaye sur une confusion étrange entre le soi de la conscience et le soi de l’Ego, entre la conscience de soi propre à tout acte de conscience, et l’ipséité du sujet. Du fait que la connaissance que j’ai de moi-même ne soit pas en­ tièrement claire et distincte, on ne déduit encore rien concernant la façon dont une conscience prend conscience d’elle-même.

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1. La conscience Mais reprenons brièvement (et à gros traits) les « pré­ misses phénoménologiques» qui, d’une manière ou d’une autre, décident de l’approche que Sartre fait de la conscience. On sait que pour Brentano, maître de Husserl, l’intentionnalité détermine l’essence de la conscience, et fait le partage entre l’être d’un phénomène psychique et l’être d’un phénomène physique. En outre, les phénomènes psychiques se livrent à une perception interne qui les saisit

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dans une « unmittelbare, untrügliche Evidenz» (§ 6)2. Les phénomènes physiques en revanche (et donc non inten­ tionnels) ne sont accessibles que pour une perception externe et ne sont donc jamais évidents. Bien entendu, on risque de se heurter à de fameux pro­ blèmes aussitôt qu’on tente de préciser le statut ou l’être d’un objet intentionnel non réel (l’unicome). C’est que ce problème présuppose que tous les objets, psychiques ainsi que physiques, puissent être conçus à l’image d’un même type d’être. Ainsi on comprend la différence entre la percep­ tion interne et la perception externe par un renvoi à la manière par laquelle on accède à ces objets. Au sein de l’im­ manence de la conscience, l’accès est pur, mais concernant les objets du monde, l’accès est obscurci par les sens. On peut dire, pour résumer grossièrement, que la phénoménologie inverse les rapports. Au lieu de penser l’accès sur base d’une objectivité ontologiquement uni­ forme, et donc de concevoir l’existence de la totalité de l’être à l’image d’une chose matérielle, la phénoménolo­ gie cherche à mettre en rapport la nature de l’objet avec l’accès grâce auquel l’objet s’offre à nous3. Qu’un objet ne se laisse jamais atteindre que partiellement ne signifie pas que le rapport même qui le vise soit partiel, déficient ou inadéquat4 : cet aspect indirect et partiel définit l’es­ sence même du perçu5. Et puisque chaque esquisse atteint 2. F. Brentano, Psychologie vont empirischen Standpunkt, Band 1, Hamburg, Félix Meiner Verlag (PhB 192), 1955 [1874], p. 128. À pro­ pos du statut de la psychologie et de la distinction entre phénomènes physiques et psychiques chez Brentano, voir A. Mazzu, Psychologie empirique et psychologie métaphysique chez F. Brentano, Annales de Phénoménologie, 2004/3, p. 17-57. 3. Cfr. Lévinas, La théorie de Pintuition dans la phénoménologie de Husserl, o.c., chapitres I à III. 4. Cf. EN, p. 369. 5. Edmund Husserl, Ideen zu einer reinen Phà'nomenologie und phànomenologischen Philosophie I (Husserliana III, 1-2), Hrsg. von K. Schuhmann, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1976, p. 77. Trad. française: Idées directrices pour une phénoménologie, (traduction, introduction

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la chose même (et donc pas son simulacre), cette chose ne s’offre que par esquisses. Qu’un objet s’esquisse par profils, voilà ce qui le définit comme chose. En d’autres mots, l’esquisse n’occulte aucun être en-deçà ou au-delà du mode même de l’apparaître. L’être de la chose n’est que son apparaître : être est apparaître (TE, p. 25). Ce qui ne nous fait pas dire que ce qui n’apparaît pas, n’existe pas : cela existe sur le mode d’absence, de l’inconnu, ou par exemple de l’oubli. Cependant, afin d’apparaître, il faut que ces choses rencontrent un être qui ne soit pas du même type d’être qu’elles. Tel objet n’apparaît pas à un autre, la clenche n’apparaît pas à la porte : une chose n’apparaît qu’à une conscience (Idée, p. 93). Or, cette conscience, on s’en souvient, est un être qui se donne directement à lui-même, et qui n’est donc pas relatif à un être hors de soi afin d’apparaître à soi. Ma perception ne m’apparaît pas à la manière d’une chose, elle est immé­ diatement consciente de soi. La conscience est donc absolue et inconditionnée. Qu’une conscience se donne de manière immédiate, c’est ce qui définit son existence comme «absolûtes Selbst »6 et ce qui la différencie, quant à son être, d’une chose matérielle. Bref, une conscience n’est donc pas une chose face aux choses. Je puis chercher à préciser le lieu d’un objet en disant qu’il se trouve à ma droite ou à ma gauche, mais jamais en disant que moi-même je me trouve à sa droite ou à sa gauche7. Ce n’est qu’après avoir pris ma position pour objet que je lui attribuerai quelque réalité objective, ou que je la localiserai dans une réalité matérielle. La conscience est un point de vue qui ne peut être point de vue pour soi-même : je puis avoir des doutes concernant la forme ou la réalité d’un objet dans mon champ perceptif, et notes de P. Ricœur), Gallimard, 1950. (À propos de l’objet perçu en son rapport à l’objet imaginaire, voir plus haut chapitre 4). 6. Husserl, o.c., p. 81. 7. Cf. à ce sujet, EN, p. 369.

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mais non concernant l’acte de la perception. Ce que Husserl résume fort bien, en disant : «ein Erlebnis schattet sich nicht ab »8. Pour Sartre, une conséquence immédiate découle de cette description de la conscience, à savoir que la conscience vise par définition un être qui n’est pas de la même nature qu’elle, ou inversement, qu’une conscience ne sera pas, par principe, une chose pour elle-même, elle s'affirme par une négation de ce vers quoi elle tend. Mais ce n’est pas tout. On peut en outre déduire de tout cela qu’une chose n’apparaît pas en vertu de l’une ou l’autre intention au sein du monde des objets ou au sein de l’être de la chose: son apparaître renvoie à l’être inconditionnel de la conscience. Mais alors les choses apparaissent sans raison aucune? En effet, vu qu’elles se présentent à une conscience absolue; rien dans l’être des choses ne motive leur apparaître. Une chose est ce qu’elle est, ne fait preuve d’aucune intentionnalité, est massive­ ment « de trop ». Son sens, et c’est très important, ne peut donc en aucun cas être déduit d’un «possible» et qui émergerait du monde des choses, vu que les choses ne se transcendent pas9. La conscience, au contraire, de par sa nature absolue, n’existe pas en vertu ou en raison de quelque chose d’autre que soi. Elle est essentiellement injustifiable, inconditionnée, sans motifs externes, donc pure spontanéité. Elle ne «remplit» même aucune fonc­ tion, même pas celle d’une présumée «sophistication biologique », aussi noble soit-elle dans ses intentions. De là assurément le motif profond du célèbre dualisme ontologique sartrien : une conscience est un rien qui par nature tend vers une altérité radicale (EN, p. 712). Or ce dualisme n’est pas d’ordre épistémologique, il ne se confond nullement avec une relation de savoir, mais 8. Husserl, o.c., p. 77. 9. « Les potentialités n’appartiennent pas à l’en-soi» (EN, p. 691).

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désigne une relation d'existence. Ce dualisme n’est ni plus ni moins que le fondement de la liberté absolue et ne se confond en rien avec l’opposition entre « mind and matter», corps et esprit. Le corps chez Sartre, rassuronsnous, si besoin en est, n'est pas une chose pour l'EgoXQ. Son caractère absolu interdit à la conscience de se don­ ner d’emblée comme subjective. Et c’est là, si l’on peut dire, l’origine de l’approche de Sartre. Comme on vient de le voir au chapitre précédent concernant l’Ego, Sartre montre qu’afin de se réaliser comme rapport intentionnel, une conscience absolue doit se constituer elle-même (à ses propres risques et périls) comme sujet, c’est-à-dire, comme une totalité qui tend vers la totalité du monde.

2. Conscience et subjectivité

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Or c’est ici que se situe à mon sens l’origine de la confusion, décrite à l’instant entre une connaissance sub­ jective de soi et la conscience préréflexive indissociable de tout acte intentionnel, bref, la confusion entre la conscience et le subjectif. Une définition minimale du sujet pourrait être, citant Sartre, « une ipséité qui se motive spontanément » (EN, p. 377): plus exactement une conscience qui s’organise spontanément en une totalité égologique. C’est, on l’a vu, uniquement en vertu de cette ipséité que l’être ou l’en-soi se structure en un monde, que les choses s’esquissent à partir d’un relief et d’une profondeur, et qu’une distinc­ tion s’établit entre le possible et le réel (TE, p. 46). Le possible renvoie à une profondeur non objectivée dans la conscience intentionnelle et il conjugue un horizon qui délivre la chose au sein d’un monde. En d’autres mots, toute intentionnalité active de la conscience s’appuie sur 10. Cf. le chapitre dédié à l’analyse du corps, EN, p. 368-404.

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une intentionnalité passive et latente. Et la confusion autour de la conscience tient à l’idée que cette sphère de passivité, d’intentionnalité latente ou potentielle, viendrait fatalement obscurcir la conscience et ternir son éclat. Examinons cela de plus près, depuis l’analyse husserlienne des synthèses passives. Dans Expérience et juge­ ment (dont les analyses remontent au célèbre Cours de 1920/21 consacré à la logique transcendantale), Husserl souligne le fait que toute perception active implique une « Zuwendung » et se forme d’emblée en réponse à une affection qui la sollicite en vertu d’un champ pré-donné (Vorgegebenheit). Par conséquent, tout acte est en quelque sorte conditionné, bien entendu pas par quelque chose d’extérieur à la conscience, une pression du dehors qui lui imposerait ses lois. La motivation est une composante essentielle de la conscience qui renvoie pour sa constitu­ tion aux synthèses passives. Effectivement, tout acte prend appui sur une organisation interne de perceptions sédimentées et d’expériences acquises, d’habitudes ou de dispositions11. Avant même de se décider à tendre vers la chose, ma conscience bénéficie d’un accord passif qui la met potentiellement en sa présence et qui l’enveloppe d’une familiarité latente avec le monde (familiarité que ma conscience agence à titre de tendances ou de facultés). Une perception ne me surprend donc jamais du néant, puisqu’elle se déploie au sein d’une unité pré-donnée d’un « Ichhintergrund ». À plus forte raison, toute relation active prend naissance au sein de tendances passives pré­ conscientes, mais non transparentes. D’un côté donc, la passivité enveloppe l’activité d’un horizon de possibilités ; de l’autre, la prise active s’incarne dans un 11. Voir la définition que Husserl donne de l’aperception dans Analysen zur passiven Synthesis, Husserliana Band XI, Hrsg. Von M. Fleischer, La Haye, M. Nijhoff, 1966, p. 338. {De la synthèse pas­ sive, (Traduit de l’allemand par B. Bégout et J. Kessler), Grenoble, Millon (Krisis), p. 325).

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rapport latent avec le monde. De toute évidence, ce der­ nier ne recèle pas un défaut d’intentionnalité, puisqu’il est précisément ce en vertu de quoi un rapport intentionnel global et véritable avec le monde s’instaure. Grâce à cette familiarité latente, une affinité s’établit entre la conscience et le monde. Or, ce qui m’intéresse ici avant tout, c’est de savoir dans quelle mesure la conception de cette passivité permet de renoncer à la pure transparence de la conscience. Fautil effectivement y voir la marque d’une opacité qui met­ trait à mal l’essence même de la conscience absolue? En recourant à cette passivité, on indiquerait aussi en quoi toute présence aux choses et à soi-même réclame une gra­ dation : bref, mon rapport avec les choses doit se former ; dans la perception «bringe ich mir die Sache naher» (je rapproche la chose). Et de même pour la conscience de soi : dans ma relation avec les choses demeure quelque chose de latent, quelque chose qui contribue à mon inten­ tionnalité tout en restant en retrait de la conscience de soi. Tout acte a son obscurité, parce que la conscience est ensevelie dans une présence à soi latente, virtuelle ou potentielle. Ou, ainsi que Merleau-Ponty le revendique : «Entre ma sensation et moi, il y a toujours l’épaisseur d’un acquis originaire qui empêche mon expérience d’être claire pour elle-même» (PP, p. 250). Merleau-Ponty radicalise la notion husserlienne de la « Vorgegebenheit » passive du monde, et affirme que la conscience s’ébauche au contact d’une organisation intime qui vient du monde et qui préside à son articula­ tion. La conscience, dans sa dynamique constitutive, se voit destituée au profit d’une «jonction» originaire qui, selon lui, concilierait d’entrée le pour-soi sartrien à l’ensoi. Une conscience ou une liberté ne peut se réaliser que sur le fond d’une «connivence» prédonnée, d’une «ap­ partenance au monde du sujet» (PP, p. 428). Et si le sujet se définit comme «projet du monde» (PP, p. 468) c’est

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î parce que sa conscience est prise dans une coulée d’intentionnalité épaisse qu’étale le monde: le sujet qui vise une chose ne possédera le visible que s’il en est pos­ sédé. « Les choses », selon Merleau-Ponty, « passent en nous aussi bien que nous dans les choses» (VI, p. 165). Ou encore : «Je comprends le monde parce que j’y suis situé et qu’il me comprend» (PP, p. 476)12. Or, cette appartenance molle et docile implique-t-elle donc vrai­ ment une opacité au sein de la conscience? Qu’une telle passivité existe, là n’est pas le problème. Celui auquel j’aimerais faire allusion est de savoir si, une fois de plus, cette passivité, voire cette « appartenance au monde » est véritablement aussi «originaire». Sartre, comme on l’a vu, décrirait la passivité évoquée ci-dessus comme le signe d’une dégradation de la conscience absolue13. Elle ne peut dès lors obscurcir sa translucidité ou son caractère absolu. Que, suite à cette passivité, je ne puisse plus jouir d’une «conscience abso­ lue de moi-même», pour citer Merleau-Ponty, ne signifie pas encore que la conscience soit opaque pour elle-même. Merleau-Ponty attribue à la conscience une ambiguïté en raison de ce «commerce avec le monde» qui précède d’emblée mes intentions subjectives de la conscience. Voilà pourquoi il écrit au sujet de la conscience : « il lui est essentiel de se saisir dans une sorte d’ambiguïté et d’obscurité puisqu’elle ne se possède pas et au contraire s’échappe vers la chose vue » (PP, p. 432). Mais, ainsi que je l’ai annoncé dans l’introduction, cette affirmation ne va pas de soi. Que la conscience tende vers ce qui n’est pas elle, cela ne fait que confirmer ce qu’on a appelé son «mode d’être», et ainsi qu’on l’a montré plus haut, cette \ 12. « Les choses sont le prolongement de mon corps et mon corps est le prolongement des choses. » (VI, p. 308) 13. Aussi dira-t-il qu’il n’y a pas de virtualité de la conscience, ou une moindre conscience d’un monde, mais une conscience d’un monde comme fond (EN, p. 398).

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transcendance de soi n’obscurcit pas l’immédiateté de la conscience de soi. C’est précisément par cette conscience préréflexive que toute intentionnalité s’offre immédiate­ ment à soi. Il me paraît quand même assez évident que ce n’est pas parce que je suis en rapport avec quelque chose qui se situe hors de ma prise immédiate que ce rapport apparaît lui-même de manière moins claire et distincte à la conscience. Or, c’est bien ce que semble prétendre Merleau-Ponty, dans son effort de décrire l’«ambiguïté». Ainsi dira-t-il : « il ne peut être question de maintenir la certitude de la perception en récusant celle de la chose perçue» (PP, p. 429). Puisque c’est dans le mouvement par lequel elle se transcende vers l’objet que la conscience accéderait à la conscience de soi, l’obscurité inhérente à ma saisie intentionnelle, du fait que la chose se profile par « Abschattungen», voilerait la certitude que la conscience a de soi. La conscience ne peut se rejoindre : « Si j’élève un doute sur la présence de la chose, ce doute porte sur la vision elle-même» (PP, p. 429). Or, cela signifie concrète­ ment que les défauts que j’éprouve à identifier ou même à voir un quelconque objet au loin devraient être suscep­ tibles d’ébranler la certitude que j’ai d’accomplir malgré tout un acte de perception. Mais ce n’est tout de même pas parce que j’ai du mal à l’identifier que j’ai l’impression de rêver? Un acte de perception, n’ayant pas «d’Abschattungen », ne peut pas, durant son accomplissement même, faire l’objet d’un doute. Ce n’est pas parce que je ne suis pas explicitement conscient de toutes les possibilités qui s’organisent au cours de mon appréhension intentionnelle du monde que ma conscience elle-même perdrait de sa translucidité. Vraisemblablement, Merleau-Ponty semble confondre le cogito préréflexif avec une conscience d’em­ blée constituée en sujet ou avec une conscience d’ordre égologique. Déclarer douteuse la conscience qu’on a de tout acte de perception du fait que l’apparence du monde porte au doute, n’est-ce pas régresser à un sensualisme, ou

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même au scepticisme dénoncés par Husserl14? Le carac­ tère douteux porte sur le mode d’exister de la chose per­ çue, mais non sur ma perception, vu que celle-ci n’est pas extérieure à soi, et ne s’esquisse pas à la manière d’une chose15. Mais ce n’est pas tout ; il y a encore un autre pro­ blème, d’ordre plus général celui-là. Restant fidèle aux prémisses phénoménologiques de la conscience, on a vu qu’il n’est plus du tout si évident de revendiquer une appartenance originaire de la conscience au monde, suivant laquelle la conscience serait d’entrée accordée au monde articulé. Quand Merleau-Ponty ense­ velit l’intentionnalité dans ce qu’il nomme la réversibilité du visible, c’est-à-dire, que je vois une chose dans la mesure que cette chose me regarde, sollicite mon regard, ou le provoque16, il me semble qu’il défigure les pré­ misses phénoménologiques et dès lors, s’aventure dans des réflexions d’ordre fatalement spéculatif. Selon ces réflexions, la capacité qu’a une chose d’apparaître ne relè­ verait plus simplement de son mode d’être, mais renver­ rait à elle comme à son sens le plus propre. Ainsi, qu’une chose sollicite mon regard, c’est son sens le plus profond. De même, si une femme m’attire, ce n’est pas avant tout 14. Husserl : «Der Modus “seiend” ist als Urmodus charakterisiert, demgegenüber die anderen Qualifizierungen modale Abwandlungen sind : zweifelhaft seiend, môglich seiend, wahrscheinlich seiend, usw. Zu betonen is, dass diese Seinsmodi dem gegenstàndlichen Sinn zugehoren und nicht etwa den Erscheinungsgehalten, dem thematischen Blick usw. Denn wo wir auf diese reflektieren, etwa sie zum Thema reflektierter Wahrnemungen machen, haben wir z.B. im Fall des Zweifels nicht an ihnen den Charakter der Zweifelhaftigkeit. Zweifelhaft ist der âussere Gegenstand, der da vermeint ist, seinem Sein nach, nicht aber in der Reflexion die Erscheinung, die ganz gewiss seiend ist ; schechthin seiend : Die Reflexion lehrt für aile Erlebnisse, dass die Erscheinungsgehalte überhaupt nie solche Modalitàten an sich tragen kdnnen. » (Analysen zur passiven Synthesis, o.c., p. 352) 15. Ideen I, o.c., § 49. 16. « L’épaisseur de ce rouge, son eccéité, le pouvoir qu’il a de me combler et de m’atteindre, viennent de ce qu’il sollicite et obtient de mon regard une certaine vibration... » (PP, p. 514).

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parce que cette femme est attirante, mais uniquement parce que cette femme a l’intention, ou a pour sens de me séduire et de m’attirer vers elle. À cet égard, il est du reste révélateur de voir comment Merleau-Ponty décrit la per­ ception sous les termes d’un narcissisme de la vision. Or, me semble-t-il, du fait même qu’une chose apparaisse, on ne peut encore rien déduire du sens de son apparaître. Merleau-Ponty confère à l’être une intentionnalité qu’il a subrepticement empruntée à la conscience (ce que Sartre appellerait une relation magique ou même l’esprit de sérieux, EN, p. 699)17. Mais du fait qu’il y a un monde et que ce monde apparaît en rapport à un sujet, nous est-il permis de conclure ou d’avancer quoi que ce soit con­ cernant le sens de ce monde ? En termes sartriens, cette identification de l’être au sens trahit une sorte de retrait défensif de la part du sujet sous la menace d’une conscience qui s’ouvre de manière absolue sur l’être non subjectif, plus exactement, en-soi non articulé et inerte, sans transcendance aucune, et dès lors, sans raison d’être. Les descriptions de la passivité chez Merleau-Ponty, loin d’être erronées, semblent bien plutôt affirmer ou trop ou trop peu : trop, vu que cette passivité ne peut être promue en a priori, trop peu, vu qu’en fin de compte cette passi­ vité ne peut jamais rien garantir et quant à soi, ne peut être considérée comme dimension inébranlable et originaire de la conscience. Le rapport originaire de la conscience est et demeure en dépit de tout, celui d’une ouverture pri­ vée de toute articulation, nous exposant à un être massif et sans raison. Une fois de plus, la passivité qui fournit une parenté à la conscience n’est jamais acquise, puisque la conscience ne se laisse jamais «embourber» par elle, par sa translucidité elle reste hors d’atteinte. Mais dans ce cas,

17. Cf. par exemple : «Tout se passe comme si, en deçà de notre jugement et de notre liberté, quelqu’un affectait tel sens à telle constel­ lation donnée » (PP, p. 503).

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la question s’impose de savoir quelles sont les conditions les plus minimales qui permettent à cette conscience de «constituer» un monde, c’est-à-dire, un ensemble articulé en fonction d’un relief, d’une épaisseur ou d’une tension entre une figure et un fond. Rien de moins que la possibi­ lité d’accomplir une distinction entre le possible et le réel. Mais alors, qu’est-ce que la conscience présuppose, afin d’être douée de l’articulation d’un possible, ou de manière plus générale : que présuppose la passivité de MerleauPonty ou de Husserl ? Un possible repose en dernière analyse sur la faculté qu’une conscience a de se transcender, et dès lors de s’arra­ cher aux choses qu’elle vise. Mais cette transcendance de soi ne peut s’effectuer que dans la mesure où cette conscience, qui est donc d’emblée transparence à soi (sans cela elle ne serait pas une conscience), se choisit en son « soi » face à ce qu’elle n’est pas (l’extériorité). Ou encore : la conscience ne peut se profiler en un point de vue que dans la mesure où elle accomplit ce «choix ». C’est unique­ ment en vertu de celui-ci qu’elle effectue l’articulation d’une visée intentionnelle. Cette structure intentionnelle s’étaye sur ce choix, cette sorte de repli réflexif, qu’une conscience absolue fait de soi face à l’extériorité. Et puisque la conscience est absolue et transparente («claire comme un grand vent»), et qu’elle relève d’un mode d’être opposé à la chose vers laquelle elle tend, cette conscience ne peut se choisir qu’en opposition à la chose et donc comme n’étant pas elle-même du même ordre que les choses, à savoir, comme néant. (Voilà pourquoi le pour-soi chez Sartre doit être le «fondement de son propre néant»: le pour-soi doit s’assumer comme manque d’être)18. Un exemple permettra d’illustrer l’enjeu de «ce choix ». Partons de la situation où, dans mon rapport aux choses, le monde comme ensemble différencié semble

18. Voir chapitre 9.

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perturbé, voire menacé. À l’occasion de l’analyse de la pathologie de l’imaginaire, on a vu qu’il existe des situa­ tions où une perception entraîne l’évanouissement de la différence entre le possible et le réel. Je traverse un brouillard épais que tout à coup un réverbère solitaire transperce. Ce réverbère ne se détache donc pas comme figure sur un fond d’objets possibles, mais il déchire un voile opaque sous lequel tout objet et toute différentiation sont ensevelis. Or, il est surprenant de constater que l’ob­ jet isolé semble privé de son caractère de réel : il surgit somme d’un néant, comme une forme imaginaire ou même une sorte d’hallucination, et pour y disparaître à nouveau aussitôt. Mais un objet qui s’enlève sur un fond de vide ou de néant, c’est-à-dire, de la conscience, n’estce pas ce que Sartre entendait être la fascination (EN, p. 226) ? Le regard nous expose à l’extériorité, telle une bles­ sure béante, mais il ne regarde pas, il voit sans viser quoi que ce soit et demeure sans rapport ou distance avec ce qui lui crève les yeux. Il n’est séparé du dehors par rien. Et c’est ce rien précisément qui le déchire de la chose en le maintenant dans l’état de fascination. La distance en revanche exige une rupture ou une suspension minimale, qui puisse interrompre ou briser la fascination. C’est l’ins­ tant où la conscience se reprend en tant que point de vue face aux choses, et où elle s’installe comme distance en se choisissant comme point de vue. Au lieu de rester englué à l’extériorité, la conscience se reprend comme n’étant pas de l’ordre des choses. Au lieu d’être partout et nulle part, la conscience s’articule en un point de vue déterminé et concret face aux choses : les choses demeurent à distance, à ma droite, à ma gauche, ou face à moi, etc. Ce point de vue ou ce rapport est le résultat immédiat de ce choix de soi, de cette reprise grâce à laquelle la conscience s’affranchit de l’emprise gluante de l’extériorité. En d’autres mots : la transcendance de soi ne peut s’articuler qu’en vertu d’un choix que la conscience fait de soi.

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Or, ce «choix de soi» est probablement l’articulation la plus minimale de la subjectivité, le noyau fragile au sein duquel un sujet peut germer, et qui dès lors ne peut être confondu avec la « connaissance » préréflexive que toute conscience a de soi. La fascination béante est déjà consciente de soi, et la conscience est également consciente de soi au moment de son choix de soi. Ou encore : le sujet demeurera affligé par la conscience que son ipséité n’est que le résultat d’un choix dont lui-même n’a pu décider délibérément19. C’est pourquoi Sartre dira que nous sommes une liberté qui choisit mais qui ne choi­ sit pas d’être libre (EN, p. 565). Et nous sommes libres par le seul fait que notre ipséité repose sur un choix absolu, et dès lors fragile.

3. Choix et spontanéité Ce «choix» permet donc, à l’image de la réflexion impure de La transcendance de l’Ego, de comprendre la jointure entre conscience et sujet. Il est ce qui limite la conscience à une subjectivité, et partant, à une conscience comme rapport intentionnel20. Sartre, avons-nous conclu, semble décrire la conscience comme ouverture absolue et translucide, non articulée et impersonnelle, qui ne peut s’oublier, et qui n’appartient en vrai à personne. Elle est partout et nulle part, au sein d’un être qui n’est que pure et massive présence indifférente. La nausée illustre, selon lui,

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19. «Il ne s’agit nullement d’un choix délibéré. Et cela moins parce qu’il serait moins conscient ou moins explicite qu’une délibération mais au contraire parce qu’il est le fondement de toute délibération. [...] Mais cela ne signifie pas que le choix profond soit pour autant incons­ cient. Il ne fait qu’un avec la conscience que nous avons de nousmêmes. » (EN, p. 539) 20. Mais Sartre ne définissait-il pas d’emblée la conscience comme intentionnelle ? Je reviens à ce problème ou cette profonde ambiguïté au chapitre 7.

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une conscience confrontée à un être indifférencié dont l’in­ sistance défigure l’intentionnalité et paralyse le pouvoir de se rapporter ou de viser quelque chose : ce qui comble la vue perd tout contour et n’apparaît plus en relation avec d’autres choses, tous les rapports et liens internes sont givrés dans la «nuit glaciale de l’être». La nausée menace précisément le soi du sujet : sa vie consciente se voit réduite à devenir le témoin forcé de la dissolution du choix auquel son soi se rapporte. Sa propre spontanéité s’affirme dès lors comme ce qui précisément transgresse spontanément ce choix libre de soi. Un bel exemple pourrait être ce qu’on appelle commu­ nément la hantise de l’échec, bref le trac. Ce trac n’est nullement l’angoisse devant un possible échec, il est l’an­ goisse face à l’impossibilité d’articuler ses possibles les plus propres. La conscience s’affranchit de mes possibles en me laissant aux prises d’une conscience vertigineuse qui me rend témoin malgré moi de mon propre état de crispation et me prive de mon aptitude à me « reprendre ». En outre cette panique implique que le monde en tant que tel perd tout relief et profondeur : les distances se dissol­ vent, tout est pareillement proche et menaçant, les murs comme dans les contes de Poe — m’écrasent, et les objets perdent leurs proportions naturelles. Plus rien ne se met en relief. La conscience absolue se libère de toute passi­ vité ou de toute médiation conductrice et s’expose à 1 ’/Z y a, à la présence de l’être sans étants. Privée de toute posi­ tion et de toute assomption possible d’une telle privation, la conscience ne se déploie en rien puisque rien ne l’inter­ pelle, soit tout est de trop. Par conséquent, une conscience ne peut appartenir à un sujet ou ébaucher quelque subjec­ tivité que dans la mesure où elle s’impose en tant que point de vue face à un être qui sans cela demeurerait mas­ sif et indifférencié. Or, puisque ce choix repose sur une articulation spontanée de la conscience absolue, il demeu­ rera menacé par cette spontanéité même. Rien ne motive

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le choix, c’est pourquoi il n’est que choix, et donc rien ne peut empêcher la conscience de le transgresser et donc de le dissoudre à nouveau. Toute limite qu’une liberté ins­ taure n’est qu’un défi lancé à cette liberté même (toute personne qui s’efforce de se mettre au «régime» sait cela). Le sujet éprouve comme sa condition la plus origi­ naire, et comme la source de sa propre liberté, une contrainte ou une condamnation à s’assumer librement en tant que sujet, en tant que position concrète et perpétuelle­ ment menacée face à un être et un monde qu’il n’a pas choisis. Puisque ce choix est à l’origine de la distinction minimale entre le possible et le réel, on ne sera pas non plus surpris de voir comment toute articulation libre qui tente de se rapprocher des articulations conscientes qui étayent cette distinction constituera une véritable menace. On a vu plus haut que celle-ci guettait le sujet dans l’ima­ ginaire dont la « pathologie » met en péril cette distinction fragile et jamais acquise entre le possible et le réel. Ce qui d’ailleurs peut rendre plus concret ces remarques, c’est cette observation que tout le monde peut faire et qui est issue de l’imaginaire : il nous arrive que notre imagination l’emporte et finisse par susciter en nous la peur ou la panique. Par exemple, si au milieu de la nuit je me figure tout à coup entendre quelqu’un rôder autour de ma maison et si ma conscience peu à peu s’envoûte par sa propre sug­ gestion (un peu comme des enfants s’angoissent de leurs propres histoires de loups), cette imagination finira par infecter ma perception en tant que telle. J’entendrai le rôdeur partout et nulle part, car aucun intermédiaire ne s’interpose entre ma conscience et les possibles qu’elle évoque. Rien de réel hors de moi n’est épargné par l’imagination; le moindre détail ou le moindre bruit semble contaminé par l’évocation du possible. Certes il ne s’agit pas d’une projection d’un possible sur le réel, mais de la dissolution même des composantes qui précisément donnent lieu à la distinction fragile entre ce possible et le

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réel. Suite à la radicalisation de cet envoûtement, soit la «fatalité de la spontanéité», l’imaginaire ne peut même plus être posé comme irréel, car cette radicalisation arrache la spontanéité absolue du « centre conscientiel » qui portait la charge de l’organisation d’un monde comme totalité de possibles. Comme on l’a vu à l’occasion de « la pathologie de l’imaginaire », la rébellion de la spontanéité ébranle la synthèse personnelle selon laquelle une pensée pouvait être posée comme possible, «c’est-à-dire envisa­ gée un instant sans être réalisée» (IM, p. 299). Il ne s’agit plus d’une personnalité ou d’un aspect de la personnalité qui entrerait en lutte contre ses propres fantasmes, mais d’une spontanéité qui se libère du moi, rompant ainsi toute unité subjective (IM, p. 301). Le sujet n’est plus que le témoin paralysé de sa propre dissolution, en proie à une spontanéité qu’il n’a pas voulue mais qui, étant une conscience, ne peut être ignorée. C’est, on s’en souvient, ce que Sartre appelle le spasme du moi. Non seulement le sujet souffre une spontanéité qui fait vaciller son centre personnel, mais corrélativement, dans la visée du monde, «la perception s’obscurcit et se brouille» : l’objet et le sujet disparaissent ensemble » (IM, p. 303). La conscience s’oppose à un en-soi. Cette disparition ne signifie donc pas une perte de conscience, mais elle est la façon pour cette conscience obsédée d’affirmer sa spontanéité : dans ce spasme le moi est aux prises avec un cogito qui s’effec­ tue et se dérobe : ses pensées s’éparpillent, s’embarras­ sent. Ce cogito se manifeste à contre-courant, et puisque « incompatible avec la conception des possibles », je le subis, je le sens et le pressens, ainsi que Pierre (dans La chambre) pressent l’arrivée de ses fantasmes éprouvants : ils ne sont pas comme des images stagnantes qui flottent dans sa conscience comme des petits pois dans la soupe. Puisque la conscience se dérobe au moi, ce moi ne peut pas non plus observer ou contempler ses images (p.e. du rôdeur). Il les réalise, ainsi que l’homme «non sophisti-

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qué » d’Armstrong réalise ses impulsions. Et puisque cette réalisation ou formation est consciente, le moi qui en subit l’éveil furtif est entièrement la conscience qui le sub­ merge. Il ne peut pas s’en affranchir, puisqu’il n’en est luimême que le résidu. Que la conscience chez Sartre, de par son caractère absolu, ne se conjugue donc pas dès l’origine en subjecti­ vité, ou encore, qu’une conscience puisse s’affranchir de toute intériorité subjective, sans perdre de sa translucidité, c’est ce que Sartre résumerait lapidairement de la façon suivante : « le cogito garde ses droits, même chez les psy­ chopathes » (IM, p. 286).

4. Choix et qualités Il est désormais clair que la notion de choix ne se réduit pas à celle d’une décision d’ordre subjectif. Il ne s’agit pas d’un choix de la part d’un sujet, mais bien plutôt d’un choix d’une conscience pour un sujet, qui va vers un sujet, un choix grâce auquel une subjectivité se constitue21. Et quand Merleau-Ponty, comme on l’a vu au chapitre précé­ dent, reproche à ce choix d’être «une décision solitaire et sans appui », il confond deux ordres de choix et de consciences. On a pu se convaincre du fait que la conscience de Sartre ne se laisse pas identifier à une « conscience de survol », qui se tient à l’écart du monde et des entreprises qu’il contient. Sartre l’écrit de manière tel­ lement explicite qu’on ne peut que s’étonner des malen­ tendus à cet égard : «Il ne s’agit nullement d’un choix délibéré. Et cela moins parce qu’il serait moins conscient ou moins explicite qu’une délibération mais au contraire parce qu’il est le fondement de toute délibération. [...] 21. On retrouvera un rapport semblable entre sujet et point de vue, chez Deleuze, dans Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.

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Mais cela ne signifie pas que le choix profond soit pour autant inconscient. Il ne fait qu’un avec la conscience que nous avons de nous-mêmes » (EN, p. 539). A la lumière de ce qui précède on peut bien entendu chercher à comprendre la motivation profonde qui pousse un sujet à «s’élever» à une «position de survol». Cette conscience de survol trahit vraisemblablement le désir de s’identifier à cette position absolue du choix et, pour ainsi dire, à décider à loisir de sa vie et de sa destinée. Ou de choisir de plein gré son propre rapport au monde en tant que tel. Comme si moi-même je choisissais le monde, mes pas­ sions et mes désirs, bref, ma conscience. Cet idéal d’auto­ nomie n’est en vérité que le symptôme d’une faiblesse; celle de ne pas pouvoir assumer le fait même d’être libre. Le sujet exprime comme un effort permanent de s’af­ fronter en tant que sujet à un monde qu’il n’a pas choisi. Son rapport à ce monde est le mode selon lequel la conscience réalise ce «choix de soi». La conscience est donc « consciente (de) » ce choix, non pas par contempla­ tion, mais comme ce qu’elle a à exister. Et la totalité de mes épreuves, de mes intérêts, désirs, qualités et valeurs expriment la conscience que j’ai en tant que sujet d’effec­ tuer et d’accomplir un choix. Et bien sûr, je n’exécute pas ce choix comme un décret venant du dehors et qui limite­ rait ma liberté ; je ne suis rien en dehors de lui, à tel point que ma liberté en tant que telle, mes décisions concrètes et mes désirs ne sont rien sinon la façon dont ils réalisent le «soi» que j’ai à être. Comme quoi je ne subis pas ce « soi » dans une sorte de passivité ou « poussée indivise » : je l’accomplis de bout en bout22. Ainsi, mes actes et mes décisions n’émanent-elles pas purement et simplement d’une «multiplicité d’interpénétration» qu’est mon moi

22. «L’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement au lieu d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur. » (L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946, p. 23)

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profond ; ils ne sont pas le fruit bien mûri d’un pouvoir créateur ou de mon «intériorité psychique». Voilà que, malgré mes expériences accumulées, tout nouvel acte, comme par exemple de penser ou d’écrire, exige de moi à chaque fois un effort neuf et inconditionné. Il ne peut se reporter sur rien. Ce n’est que grâce au renouvellement ingrat et implacable de cet effort, grâce à une discipline maintenue que la routine finira par me convaincre de l’existence illusoire d’une intimité organique et indisso­ luble, bref d’un moi profond. Je finirai par éprouver le surgissement spontané de tel ou tel acte comme l’actuali­ sation d’une poussée dynamique, d’une unité synthétique et virtuelle qui organise et réorganise perpétuellement et passivement la totalité que je suis. Et cette totalité ou mul­ tiplicité d’interpénétration se formerait dans une solidarité complice de toutes ses parties et qui se transformerait comme par empâtement de ses pensées. Mes actes et mes désirs s’élèveraient spontanément au sein de ce moi agglutinant, exprimant un effort vague et mou de s’indivi­ dualiser. Seulement, on l’a vu à plusieurs reprises déjà, il ne s’agit que d’une pseudo-spontanéité. Elle n’est que la sédimenta­ tion des efforts accumulés, le masque de la routine, le mirage que produit cet effort constant et obstiné de réaliser quelque chose dans un contexte peut-être à chaque fois dif­ férent. Entre-temps, rien en moi, aucune «unité d’indistinc­ tion », aucune « poussée indivise » ou parenté primordiale avec l’être ne vient orienter et envelopper cette réalisation, ou me dispense de prendre à chaque fois des décisions irré­ versibles. Et c'est pourquoi je demeure foncièrement libre. En effet, le sujet ne «mûrit» pas. L’illusion de cette image botanique de la conscience et du moi vient de ce que la conscience absolue et indifférente au moi se laisse envoûter par ce qu’elle produit. Elle s’enlise dans la totalité ou l’unité qu’elle a créées, et, on l’a vu, elle appréhende sa spontanéité « monstrueuse » comme surgissant de ce « foyer

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virtuel d’unité». Ce moi n’a rien de profond: c’est une écorce, ou comme on l’a décrit au chapitre précédent, un objet transcendant pour la conscience. Aussi inerte qu’une chose. A plus forte raison, cela veut dire que mon rapport au monde réalise non seulement ce choix, mais en outre que les différentiations et le sens acquis sur l’être ne sont jamais irrévocables. Ce fond massif et indifférent de l’être gronde du fait même que la conscience ne peut être limi­ tée ni contrainte par ce choix ou le sujet qui en découle. Si le sujet se définit comme « projet de monde », sa conscience s’y arrache ou le transgresse ; et la conscience que le sujet a de cette liberté qui le guette se reflète dans celle qu’il a du monde comme vernis sur un être en soi indifférent et massivement opaque. C’est ce que Sartre illustre bien par son analyse des qualités (EN, p. 690 et suiv.). Regardons-y de plus près. Partons de ce que Merleau-Ponty dit à ce propos, afin de mieux cerner l’approche sartrienne. Puisque pour Merleau-Ponty, le sujet et la conscience coïncident, rien ne s’arrache au «projet de monde» ; ainsi, la qualité d’un objet (le rugueux, le visqueux, le sucré, etc.) se résume à être l’ouverture vers le monde. À travers cette qualité j’appréhende un monde dont la totalité s’annonce et s’esquisse en cette qualité même. En l’occurrence, la qualité d’une chose représente l’unité dynamique d’em­ piétement entre sujet et monde, une pénétration du sujet dans le monde et du monde dans le sujet. Elle est donc une manière de comprendre le monde, de s’y enliser, d’être atteint et affecté par lui. Aucun choix absolu ne précède son dévoilement. Au contraire, comme on l’a vu à plusieurs reprises, pour Merleau-Ponty, ce choix est d’emblée compromis par le monde : «nous choisissons notre monde et le monde nous choisit » (PP, p. 272). C’est dire que le sujet réalise ce choix originairement sous forme d’une synthèse infiniment ouverte du rapport

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au monde : le sujet s’enlise dans le monde, et le monde se «trouve au cœur du sujet» (PP, p. 465). Sa propre unité est une « unité ouverte et indéfinie » qui correspond à «l’unité ouverte et indéfinie du monde» (PP, p. 465), et vice versa. Toutefois, cette réversibilité en tant que telle ne va peut-être pas de soi, et un simple exemple permet de l’interroger de plus près. Voici que chaque fin de semaine, je me dis, avec chaque fois cette même per­ plexité, que cette semaine-ci est vite passée, elle aussi. Certes, cette expérience n’a rien d’exceptionnel, rien de plus naturel même, m’a-t-on averti, chez une personne qui, inévitablement, prend de l’âge. Car suite à la répéti­ tion toujours plus routinière de ma vie, et en rapport à cela, suite à la présence chaque fois plus stéréotypée et usée du monde, j’éprouve chaque événement comme une variation sur un même thème. Assurément, le manque de différentiation et de diversité affecte l’épreuve même du temps. Néanmoins, dans le modèle de Merleau-Ponty, mon expérience du temps devrait en fait évoluer dans une commune mesure avec la manière dont je synthétise le monde, ou à l’inverse, cette expérience du temps devrait varier dans un rapport indissociable de la manière dont ce monde s’annonce au cœur de ma subjec­ tivité. Pourtant, et c’est bien ce qui cause ma perplexité, mon épreuve du « comme les semaines passent vite » ne varie pas du tout, et ne se fait jamais routine, ne perd jamais son caractère insolite et bouleversant: je ne m’y accoutume jamais. Cette expérience du temps même ne se compromet pas, et demeure pure et absolue. Or, cela nous permet de penser que la conscience en tant que telle ne coïncide pas entièrement avec les synthèses psy­ chiques et personnelles, voire subjectives du Moi, et en outre qu’elle ne s’épuise pas dans un rapport au monde signifiant. En d’autres termes, une face de l’être qui demeure indifférente au monde, s’impose à nous, tant une face de notre conscience s’affirme au-delà de nos

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synthèses, restant indifférente à notre vie subjective. Cette fissure qui nous affecte aussi bien que le monde auquel on se rapporte, caractérise précisément la façon dont, selon Sartre, on appréhende les qualités. Qu’est-ce donc une qualité, selon lui ? Une qualité, prétend-il, est un «symbole» objectif de l’être et de notre rapport avec cet être (EN, p. 693). Loin d’être une manière de se laisser envahir par un monde, la qualité est avant tout l’expression d’un choix de soi. On a vu que ce choix s’affirmait devant un être indifférent et ensoi. Il est la manière même dont une conscience s’élève résolument face à cet en-soi d’indifférence et d’adver­ sité. Ainsi, une conscience peut chercher à s’ériger comme refus obstiné de toute complicité, ou au contraire comme désir de dissolution, etc. En d’autres mots, ce choix inclut d’emblée un projet face à l’inertie de l’ensoi. Il est donc dès le départ un «choix d’être» et exprime un désir d’appropriation. C’est lui qui constitue notre subjectivité. Comme quoi nos goûts, nos propres désirs et inclinations personnelles ne font que trahir et réaliser ce choix d’être. Dès lors, une chose est choisie non pas pour son potentiel sexuel ou autre qu’elle évoque, « mais par suite à la manière dont elle rend l’être» (EN, p. 693). Mais il ne faut pas croire pour autant que la qualité ne soit que le mode subjectif d’ap­ préhension d’une chose : car le choix qui constitue mes rapports au monde constitue aussi le sujet. La qualité est plus qu’une manière de «communiquer» avec un monde : elle révèle « un effort métaphysique pour échapper à notre condition, pour percer le manchon de néant du « il y a» et pour pénétrer jusqu’à l’en-soi pur» (EN, p. 695). La qua­ lité est un « schème ontologique » construit en somme pour «faire fonctionner l’être révélé comme symbole de l’être en soi ». Ainsi donc, un goût personnel (« pourquoi Pierre aime la tomate ») ne reste pas une donnée irréductible et immédiate,

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mais trahit en quelque sorte le choix fondamental à l’ori­ gine de la personne en tant que telle. Une qualité n’est donc nullement une condensation d’un monde, mais surtout l’an­ nonce de l’indifférence qui le menace. Elle ne symbolise pas simplement ma prise sur le monde, mais davantage le fait que ce monde est conquis sur l’adversité d’un en-soi. C’est pourquoi un malheur innocent ou d’apparence quel­ conque peut en fait bouleverser le sujet de manière insoup­ çonnée («irrationnelle») : c’est son monde qui se fissure, parce que le choix qui en était à l’origine est visé. Comme dit Sartre, les qualités sont avant tout une manière «d’échapper à l’exil au milieu de l’indifférence»23. Prenons l’analyse somptueuse que Sartre offre du « visqueux », et qui reprend en les déplaçant celle de Bachelard. D’abord, qu’est-ce que le visqueux?

Si nous considérons le visqueux nous constatons (bien qu'il ait conservé mystérieusement toute la flui­ dité, au ralenti ; il ne faut pas le confondre avec les purées où la fluidité, ébauchée, subit de brusques cassages, de brusques stoppages, et où la substance, après une ébauche de coulage, boule brusquement cul par­ dessus tête) qu'il présente une hystérésis constante dans le phénomène de transmutation de soimême. (EN, p. 699)

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Notons tout de suite que cette particularité ne vient pas du fait que nous projetions nos dispositions affectives sur les choses24: cette qualité représente plutôt un «schème ontologique». Par-delà la distinction du psychique et du non-psychique, j’ai «jeté » cette qualité dans le monde par 23. Elles expriment «une liberté qui s’assume au milieu de 1 indif­ férence» (EN, p. 590). «Toute qualité de l’être est la présence de son absolue contingence » (EN, p. 694). 24. Sur l’idée de projection comme pétition de principe, voir EN, p. 695 et suiv.

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mon projet originel. Ainsi se crée ce qu’on peut appeler, avec Sartre, un « secteur ontologique de la viscosité : il est un sens possible de l’être» ou même une «clé» pour déchiffrer l’être, par exemple pour appréhender comme visqueux certains actes, certaines personnes ou paroles. Cette qualité est donc l’expression d’une nouvelle «couche significative» qui contient d’avance une «teneur métaphysique» de toute révélation intuitive de l’être (EN, p. 703) : elle se crée et apparaît comme quelque chose qui «ne résulte d’aucune expérience antérieure, mais seule­ ment de la compréhension préontologique de l’En-soi et du Pour-soi ». Appréhender le visqueux c’est comme «l’invention d’une aventure de l’être». Dès lors, la qua­ lité qui vient vers nous est une nature neuve « qui trans­ cende l’opposition du psychique et du physique», puisqu’elle précède le sujet comme d’emblée constitué, elle fait partie intégrante de la constitution même de sa subjectivité. Elle est l’expression du choix d’être ou d’une sorte de mise en scène, ou dramatisation du rapport onto­ logique de l’En-soi et du Pour-soi. En d’autres termes, cette qualité trahit justement cette manière de venir à bout de l’indifférence d’adversité qu’est l’En-soi et de la contrainte de s’assumer face à l’être25. Somme toute, on peut donc dire que la hantise ou la fascination pour le vis­ queux représente et joue cette assomption, la réalise comme rapport au monde et aux choses (« tout se passe comme si le visqueux était le sens du monde tout entier» EN, p. 702). Que «représente» donc le visqueux, sur cette scène ontologique ? Il exprime le « triomphe naissant du solide sur le liquide» (EN, p. 699), il est comme de la «fluidité au ralenti », bref, « l’agonie de l’eau ». Plus précisément, il se laisse décrire comme une tendance de l’en-soi d’indif-

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25. Elle traduit la «crainte sur le plan ontologique d’une fuite du iur-soi devant l’en-soi de la facticité».

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férence que représente le pur solide, « à figer la liquidité, c’est-à-dire, absorber le pour-soi qui devrait le fonder». De là cet aspect foncièrement louche et double du vis­ queux : d’une part il attire le Pour-soi parce qu’il évoque comme une manière de s’enliser, de s’enfoncer dans l’en-soi. Mais d’autre part, il est répugnant, parce qu’il fait ventouse : il évoque dès lors la hantise d’une métamorphose. «Toucher du visqueux, c’est risquer de se diluer en viscosité». D’une part donc, le visqueux est docile. « Seulement, au moment même où je crois le pos­ séder, voilà que, par un curieux renversement, c’est lui qui me possède ». Le Pour-soi est soudain compromis par cette «activité molle, baveuse et féminine d’aspiration». Le visqueux s’insinue donc comme possession véné­ neuse : «l’en-soi attire le pour-soi dans sa contingence». C’est le piège d’une fluidité qui me retient et qui me com­ promet, et qui s’affirme sous différentes manières, par exemple comme ce qui pour moi symbolise une forme de mort : « la mort sucrée du pour-soi (la guêpe qui s’enfonce dans la confiture et s’y noie) », ou le débordement heu­ reux de la mort, évoqué par J.-P. Richard à l’occasion du « mielleux » chez Proust26. Et bien sûr, cette appréhension ontologique se traduit aussi dans notre appréhension personnelle, par exemple dans l’image qu’on se forme du psychisme ou de la conscience. Puisque l’être du visqueux se manifeste comme une adhérence molle et par ventouses de toutes ses parties, « une conscience qui deviendrait visqueuse se transforme­ rait donc par empâtement de ses idées. » C’est l’image d’une conscience retenue sournoisement et «invisible­ ment par la succion du passé et qui devrait assister à sa lente dilution dans ce passé qu’elle fuit», bref une sorte de conscience comme moi profond.

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5. Choix et extériorité Or, il y a bien entendu d’autres démarches envisa­ geables qui permettent de se protéger contre la fêlure qu’introduit en moi la conscience absolue. Au lieu de me laisser «empâter» par le monde ou la subjectivité, je peux aussi chercher à m’ériger comme pur retrait, sujet acosmique qui limite sa liberté à son libre choix ou à sa volonté. Cette identification refuse d’assumer les consé­ quences qui découlent du choix fondamental, au profit de ce que Sartre appelait «une liberté à responsabilité limitée»27. Puisque chaque action est l’expression d’un décret personnel, lui seul me rattache à elle. Au lieu d’être le fruit de tel désir, je m’imagine être à sa source. Qu’en effet mon choix personnel puisse avoir des conséquences malencontreuses, voilà qui dépasse les limites de « ma compétence» et dès lors, de ma responsabilité. Qui aurait en effet l’audace de m’inculper de choses que je n’ai pas voulues ? Je me « désolidarise » de ces conséquences, mais cette tendance trahit justement combien ces conséquences ne me laissent nullement indifférent. Cet idéal représente celui d’une subjectivité entendue comme instance absolue et déterminée uniquement par son propre pouvoir d’initia­ tive, par la libre détermination de soi et transparence à soi. Ce sujet, à ne pas confondre avec la subjectivité sartrienne, repose sur l’illusion qu’on a décrite au chapitre précédent : celle d’occuper la conscience pure, et qui au lieu de devoir subir un rapport au monde malgré soi, un rapport qui le dépasse de part en part, choisit de manière autonome son rapport au monde en tant que tel. Il se nourrit de l’illusion de choisir son monde et sa destinée28. Ce qui se résume à croire qu’il peut être, en fin de compte, à l’origine de sa 27. Baudelaire, Paris, Gallimard, 1947, p. 78. 28. Voir plus bas chapitre 8.

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propre conscience ; de la précéder et d’en faire choix. Or, pas plus que je ne puis «décider» de m’endormir là sur le coup, pas plus ne puis-je choisir brusquement de m’inté­ resser par exemple aux études sur l’homocystéine, ou à l’histoire des vestiges numides de Timgad, Djemila ou Tipasa. Je ne suis pas en mesure de décider par moi-même des intérêts que je porte aux choses, choisir mes désirs et mes passions. Semblable illusion n’est probablement que l’expression même d’une inquiétude vis-à-vis d’une pos­ sible déception, d’une possible adversité et d’une impuis­ sance. Le fait de s’ériger en tant que sujet distant, qui se prépare une bonne conscience par des choix délibérés et autonomes, n’exprime-t-il pas la volonté de se soustraire à un manque possible de satisfaction ? D’ailleurs, on admettra sans plus que, dans ce contexte, l’idée même de disposer librement de ses états ou de ses désirs est foncièrement contradictoire. Effectivement, on ne veut pas acquérir ou posséder tel désir, comme on pourrait acquérir ou posséder un talent (par exemple un don pour les langues, un talent de séducteur, etc.). Ce qu’on veut, c’est être possédé par une conscience qui nous entraîne comme totalité vers une vie intégralement déterminée par tel désir. On veut donc une conscience29, mais taillée à sa mesure. Et c’est là le paradoxe : parce qu’on ne peut pas décider libre­ ment d’une conscience. C’est pourquoi on cherche à se lais­ ser envoûter par elle, envahir par elle. On la sollicite, on la séduit. Mais en revanche, je veux rester maître de cette conscience qui m’envahit. Cette conscience qui m’emporte, c’est moi qui veux en déterminer le cours. Finalement, si cette attitude, qui caractérise le sujet dit autonome, est plus signe de faiblesse que de puissance, c’est surtout parce qu’elle méconnaît le fond même de la 29. Faire «régime», cela ne signifie pas simplement décider de changer ses habitudes alimentaires, mais se laisser envahir par une conscience qui rendrait superflue la résolution même de se soumettre à lui.

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liberté. On peut en effet « limiter » sa responsabilité aux actes délibérément choisis, mais cela ne change rien au fait que le refus de tenir compte des conséquences mal­ heureuses d’un acte confirme et en même temps accomplit la conscience qu’on en a. Ainsi, comme une personne qui, adonnée aux jeux, cherche à en conjurer l’effet en le com­ battant comme un virus malicieux, de façon semblable le «unsophisticated man» d’Armstrong tient-il ses «impul­ sions meurtrières » en vie de manière intentionnelle et pré­ réflexive, en continuant à les attribuer à quelque diable qu’il faut à tout prix chercher à exorciser. Certes, il n’a pas choisi cette impulsion meurtrière : elle est la réalisation d’un choix que sa subjectivité hautement «sophistiquée» maintient en vie. Prenons la situation du joueur qui décide librement et sincèrement de ne plus jouer30. D’un côté, il sent très bien que tout dépend de lui. D’autre part, il sent que le désir même de se rendre aux jeux dépasse son pouvoir d’initiative. Alors, comme tous les soirs avant de s’y rendre, il joue à «pile ou face» : « si c’est pile, je reste, si c’est face, j’y vais ». Il va sans dire que cette démarche ne fait que confirmer sa volonté obstinée de s’y adonner une fois de plus. À cet égard, on ne sera donc pas étonné de le voir falsifier la mise : aussitôt que les pièces tom­ bent défavorablement, il en annule l’issue. « Cette fois-ci ne comptait pas, il y avait du vent, j’ai été distrait... ». De manière plus radicale, on serait même tenté de dire que toute la mise en scène de cette pseudo-fatalité n’a pour but véritable que d’animer sa passion pour le jeu, de l’exciter davantage. Car cette excitation permet de confirmer et d'entretenir cette obsession dans ce qu'elle aurait d'inguérissable. Et par là de le persuader du fait que, malgré tous ses efforts, rien ne pourra plus la chan­ ger. Il est trop tard, il a fait son possible, mais c’est plus

30. Voir EN, p. 70 et suiv.

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fort que lui, il abdique. D’une part il abandonne, pour aujourd’hui du moins, la prétention de vaincre ses pen­ chants - mais en cédant, il les affirme et les accomplit. Comme quoi son attitude totale ne fait qu’entretenir intentionnellement un projet originel. Certes pas de manière délibérée et explicite, mais dans la mesure où ses attitudes, ses décisions concrètes sont la réalisation préréflexive d’un choix fondamental.

Conclusion

Il ressort une fois de plus de ces descriptions que l’image de la subjectivé sartrienne nous incite à remettre en cause ces oppositions qui caractérisent couramment la philosophie de la « subjectivité » : puisque la conscience déborde le sujet, elle entraîne et déplace les distinctions traditionnelles entre le volontaire et l’involontaire, le conscient et l’inconscient, l’actif et le passif. Sartre déplace ces oppositions du seul fait qu’il accentue l’irré­ ductibilité de la conscience à la pensée et au sujet, et dès lors, l’irréductibilité de la liberté à la volonté. Le sujet n’est jamais «en lui-même», identique à lui-même, mais toujours débordé par une conscience qui ne laisse aucune chance à quelque référence que ce soit à l’inconscient. Ce débordement de la conscience ne vient pas du dehors, puisqu’il m’entraîne avec lui : ce Moi n’est lui-même que le résultat comme tel de ce débordement conscient. Et du fait qu’il s’agit d’une conscience, il m’est interdit de feindre de l’ignorer. La conscience déborde et inclut d’avance le moi et sa responsabilité. C’est pourquoi celle-ci aussi est infinie. Je suis condamné à être intégra­ lement responsable de moi-même. Néanmoins, dire que ma responsabilité n’a pas de limites ne peut en aucun cas signifier qu’il me faille multiplier à l’infini les liens qui m’unissent au monde, et donc me sentir responsable

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pour tout et n’importe quoi, bref pour rien en particu­ lier31. Bien au contraire : dans n’importe quelle situation singulière au sein de laquelle le moi se déploie et que j’ai à assumer entièrement, ma responsabilité est sans fin. Il m’est impossible de délimiter d’avance le domaine des choses qui la concerne et celles qui ne la concerneraient pas. Et c’est là le signe même de ma finitude32 : je suis contraint d’être responsable, sans la moindre possibilité de m’y arracher ou de l’ignorer. Tout ce qui m’arrive étant mien en raison de ma conscience, je suis une tota­ lité ouverte ou « détotalisée » : ce qui arrive affecte d’emblée cette totalité que je suis. La subjectivité ne peut en effet s’arracher à la conscience dont elle n’est qu’une réalisation. Elle l’est de bout en bout, sans cependant se connaître de manière explicite et analytique : « Ainsi sommes-nous toujours présents tout entiers à nous-mêmes, mais précisément parce que nous sommes tout entiers présents, nous ne pou­ vons espérer avoir une conscience analytique et détaillée de ce que nous sommes» (EN, p. 540-541). Et puisque cette totalité est infiniment ouverte, il n’y a pas d’attitude authentique qui confère un sens ultime et définitif aux événements ou à ma vie en tant que telle. La valeur finale des événements et de nos conduites demeurent par prin­ cipe en suspens. «Même le pire n’est jamais sûr» (Claudel). Même dans la situation la plus éprouvante, par exemple face à mon propre arrêt de mort, il n’est pas exclu que ma conscience, indifférente à ma triste destinée, trans-

31. Ce qui n’est qu’une manière de renier les liens qui me rattachent à ce monde singulier (Voir S. de Beauvoir, Pyrrhus et Cinéas, Paris, Gallimard, 1944, p. 33). 32. Contrairement à ce qu’affirme par exemple C. Romano (La liberté sartrienne, Archives de philosophie, 63/2000, p. 492) l’infinie responsabilité n’implique aucunement un «oubli de la finitude». C’est confondre conscience et ego. Comme dit Sartre: «Je suis responsable de tout, en effet, sauf de ma responsabilité même» (EN, p. 641).

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cende cet instant de manière spontanée et imprévue33. Simone de Beauvoir raconte par exemple qu’un élève de Sartre, qui voulait se suicider, était monté sur le toit ; au dernier moment il aurait crié aux passants « Attention, écartez-vous ! », comme s’il avait eu l’intention de laisser tomber un sac de plâtre. Ce souci «à l’orée de la mort»34 trahit bien une conscience et une forme de rapport qui s’arrache inconditionnellement à sa résolution de mourir. A la lumière de cette résolution, ce souci est foncièrement absurde. Mais il illustre bien en quoi l’appréhension de la mort, événement « irréversible », ne limite pas la conscience. C’est pourquoi son appréhension nous la livre comme événement même de l’absurde en tant que tel, comme ce qui reste extérieur à tout projet et qui n’entame pas l’appréhension de mes possibles. La mort ne repré­ sente donc pas l’accord de résolution dans ce que MerleauPonty se plaisait à appeler (en bon bergsonien) la « mélodie de notre vie »35. Le condamné à mort que je suis a beau méditer sur sa vie à partir de la mort, l’attendre dignement comme son destin le plus propre, le moment venu on « fera ça bêtement et platement », comme disait Brunschvicq. « Il faudrait plutôt nous comparer à un condamné à mort qui se prépare bravement au dernier supplice, qui met tous ses soins à faire belle figure sur l’échafaud et qui, entre-temps, est enlevé par une épidémie de grippe espagnole » (EN, p. 617). En somme, «Nous mourons toujours par-dessus le marché » (EN, p. 633)

33. «Si la mort n’est pas libre, elle ne saurait terminer notre vie: une minute de plus ou de moins et tout change peut-être» (EN, p. 623). 34. S. de Beauvoir, La force de l'âge, o.c., p. 258. 35. Par exemple, PP, p. 433.

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Quatrième partie

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CHAPITRE 7

Le souvenir d’être Et le Démon lui dit : Donne-moi une preuve. Montre que Tu es encore celui que tu as cru être. Valéry

Introduction

Merleau-Ponty, nous l’avons vu, nous aura au bout du compte accoutumé à une critique de l’ontologie sartrienne de laquelle on a du mal à se défaire. Selon cette critique, le dualisme « hypercartésien » entre le pour-soi et l’en-soi nous interdirait de reconnaître l’enjeu véritable de la chair, de l’incarnation ou plus généralement, de l’idée d’une «inscription essentielle du pour-soi dans l’extériorité.1 » Et il est vrai que dès la Phénoménologie de la perception, par exemple dans les chapitres consacrés au cogito et à la liberté, Merleau-Ponty déjoue sans relâche ce «dualisme honteux » au profit d’une pensée de VIneinander. Quitte à déformer, comme je l’ai précédemment montré, ou même à mécomprendre l’enjeu véritable de certaines descrip­ tions sartriennes de la conscience et de la liberté. J’ai tenté de montrer plus haut en quoi une lecture attentive de ces chapitres finit par révéler qu’il semble confondre la posi­ tion sartrienne avec celle d’un cartésianisme classique et ;

1. R. Barbaras, Le corps et la chair dans la troisième partie de L'être et le néant, in : Sartre et la phénoménologie. Textes réunis par J.-M. Mouillie, Paris, ENS, 2000, p. 279.

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peu nuancé. En outre, un grand nombre de ses critiques, qui donc reposent sur des malentendus, ont fortement déterminé la réception philosophique de L'être et le néant. Quel phénoménologue s’autoriserait encore quelque réserve face au véritable progrès phénoménologique qu’accomplit une « pensée de F ambiguïté » en surmontant une doctrine encore trop marquée de cartésianisme ? Du reste, ne faut-il pas encourager une pensée qui affirme que la cohésion l’emporte sur toute discordance ? Certes, on pourrait aller au-devant de semblables remarques et judicieusement dévoiler en quoi la pensée sartrienne est loin d’être dénuée «d’ambiguïté». Une déconstruction attentive n’en ferait qu’une bouchée, tant il est clair que les descriptions de la conscience transcendan­ tale semblent d’emblée présupposer le constitué. En cela, malgré son caractère « absolu », la conscience est d’entrée «en retard» sur ce qu’elle constitue2. Mais que peut nous apprendre la version sartrienne d’une telle ambiguïté, et faut-il d’emblée tenir pour acquis qu’elle plaide (à son insu...) en faveur d’une phénoménologie de la chair? D’une part, Sartre semblait lui-même conscient du carac­ tère ambigu de son épopée ontologique. D’autre part, en dépit de tout bon sens merleau-pontien, on a pu se convaincre du fait qu’il refuse à la conscience «absolue» de se laisser compromettre ou «empâter» par l’en-soi. Pourquoi ? Voilà l’enjeu de ce chapitre et de cette qua­ trième partie en général. Que son ontologie recèle une ambiguïté qui ne se sur­ montera pas, il est le premier à l’avouer au terme de sa longue recherche qu’est L'être et le néant. On pourrait résumer cette ambiguïté de la manière suivante : la conscience est manque à être parce que l’être se fait 2. D. Giovannangeli, Le retard de la conscience, Bruxelles, Ousia, 2001.

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manque. D’une part, en effet, l’en-soi «se fait conscience afin de se fonder» (EN, p. 714) ; mais d’autre part, seule une conscience introduit l’idée même d’un projet. Voilà donc la «contradiction profonde» à laquelle se heurte l’ontologie: c’est en effet «par le pour-soi que la possibilité d’un fonde­ ment vient au monde » (EN, p. 715). L’idée même d’un pro­ jet de l’en-soi repose déjà sur une forme de présence à soi que seul le pour-soi peut introduire. Dès lors, écrit Sartre, « l’ontologie se bornera à déclarer que tout se passe comme si l’en-soi, dans un projet pour se fonder lui-même, se don­ nait la modification du pour-soi» (EN, p. 715). C’est-àdire : «Tout se passe comme si l’en-soi et le pour-soi se présentaient en état de désintégration par rapport à une syn­ thèse idéale» (EN, p. 717). Et, conclut-il: «C’est le perpé­ tuel échec qui explique à la fois l’indissolubilité de l’en-soi et du pour-soi et leur relative indépendance. » Cette ambiguïté s’infiltre inévitablement, ainsi que je vais le montrer, dans les descriptions que fait Sartre de la conscience. Toutefois, ce qui m’importe avant tout, c’est de chercher à comprendre pourquoi Sartre, en dépit de la conscience qu’il a de cette ambiguïté, s’interdit de recon­ naître l’entrelacs possible de l’en-soi et du pour-soi comme un sens d’être original et originaire. L’ambiguité sartrienne agit vraisemblablement sur un autre plan et semble de nature plus complexe, puisqu’il tente de conju­ guer en une seule pensée deux approches du pour-soi contradictoires : comme décompression d’être ou comme conscience absolue. Il incite par là à penser, peut-être malgré lui, que le pour-soi est « alourdi » d’opacité ou de passivité qui ne limite en rien l’absolu de la conscience. «L’appartenance à l’extériorité» n’obscurcit pas la pré­ sence à soi de la conscience. Quoique la conscience soit profondément marquée de ce que Sartre, comme je vais le montrer, appelle très joliment le «souvenir d’être», l’en-soi n’en demeurera pas moins indigeste et massive­ ment de trop. Sartre nous induit à penser une forme

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d’opacité au creux de la conscience qui, à l’encontre de Merleau-Ponty, ne me réconcilie pas avec l’être: au contraire, elle serait peut-être même l’origine du fait «qu’il n’y a pas de place pour le pour-soi dans l’être» ou que «l’être est une hyperabondance figée qui ne comble pas » (VE, p. 85 ; je souligne).

1. Ambiguïtés de la conscience

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Afin de mettre en lumière l’ambiguïté foncière qui envenime l’ontologie de L'être et le néant, il est néces­ saire — quitte à me répéter — de reprendre en détail les des­ criptions que Sartre fait de la conscience. Je m’y attarderai une dernière fois, puisque j’aimerais montrer comment elles confirment indirectement au niveau ontologique les problèmes que je viens de mentionner. Il est d’abord important de noter, comme je l’ai montré plus haut, que Sartre définit dès La transcendance de l’Ego la conscience par l’intentionnalité3. Pourquoi? Cette notion semble intéresser Sartre pour deux raisons au moins : d’abord elle permet de donner libre cours à sa haine de toute intimité et de la mièvrerie de l’intériorité ou de la psychologie d’introspection. La conscience, ainsi que Sartre le défend dans son petit texte sur l’intentionna­ lité, « n’a pas de dedans » (Idée, p. 111). Ensuite, en débarrassant la conscience de son contenu encombrant, la notion même de l’intentionnalité arrache l’homme à la moite intimité pour le jeter hors de soi, «par-delà soi vers ce qui n’est pas soi»: c’est-à-dire auprès des choses. La philosophie ou la pensée part donc du contact direct avec les choses, les faits concrets et contingents, au lieu de se griser dans la « saumure mal3. «En effet, la conscience se définit par l’intentionnalité» (TE, p. 21).

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odorante de l’Esprit». La notion d’intentionnalité épouse à merveille ce que Sartre appelle le « factum de la contin­ gence »4. Ou, comme il le dira plus tard, ses recherches sur la conscience avaient pour but « de donner un fonde­ ment philosophique au réalisme »5. Si l’intentionnalité est une manière de découvrir le monde, le monde, en retour, nous annoncera ce que nous sommes. «Ce n’est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons ; c’est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes. »6 On se souvient qu’au cinquième chapitre j’ai défini la notion d’intentionnalité, ainsi que la conçoit Sartre, de la façon suivante : toute conscience est conscience non posi­ tionnelle d’elle-même comme conscience positionnelle d’objet. Quand je vois une chose, je ne suis pas conscient d’une représentation ou de quelque donnée «neutre» en moi, mais de cette chose perçue. La perception n’implique pas un rapport de la conscience à quelque chose du même ordre qu’elle, mais à quelque chose qui n'est pas elle, «Toute conscience, Husserl l’a montré, est conscience de quelque chose. Cela signifie qu’il n’est pas de conscience qui ne soit position d’un objet transcendant, ou, si l’on pré­ fère, que la conscience n’a pas de “contenu”. » (EN, p. 17) Être conscient de telle chose, c’est une manière d'être à, c’est-à-dire, de faire en sorte que la chose m’apparaisse 4. A. Cohen-Solal, Sartre 1905-1980, o.c., p. 181. 5. Situations IX, Paris, Gallimard, 1972, p. 104. Ce qui explique pourquoi la définition qu’il donne de l’intentionnalité demeure si simple : il retient de celle de Husserl cela seul qui permet d’en finir avec toute philosophie de l’intériorité («philosophie alimentaire», comme il dit dans son article sur l’intentionnalité), par exemple avec les préjugés idéalistes selon lesquels la conscience est avant tout conscience de représentations. Mais aussi avec les préjugés physiolo­ giques, réduisant toute conscience à un effet de surface, un épi-phéno­ mène du monde réel. 6. Idée, p. 113.

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pour ainsi dire en personne. Or, il est impératif de com­ prendre le pour ainsi dire. C’est parce que la conscience pose l’objet que celui-ci lui apparaît. L’être, on vient de le voir, ne peut pas «se dévoiler lui-même... » (EN, p. 30). Seule une conscience fait qu’une chose apparaisse. Poser un objet comme existant ne signifie évidemment pas poser l’existence d’une représentation. La perception, on l’a vu, n’est pas une «hallucination vraie», mais une relation à quelque chose qu’elle n’est pas. La conscience est donc positionnelle en ce qu’elle se transcende pour atteindre un objet, et elle s’épuise dans cette position (EN, p. 18). Tout ce qu’il y a d’intention dans ma conscience actuelle est dirigé vers le dehors.7 La conscience n’est donc «rien» sinon cette « spontanéité inconditionnée » par laquelle les choses apparaissent et nous surprennent de leur présence en tant qu’extériorité. Poser l’objet, ce n’est pas faire l’in­ ventaire de ses qualités ou de sa présence. La conscience n’est pas originellement «connaissance». Connaître un objet, c’est déjà une manière de m’approprier sa présence même, de le faire mien et de rompre l’hétérogénéité radi­ cale entre lui et moi. La conscience est prioritairement une manière de se rapporter à une chose. Bien entendu, si l’intentionnalité définit la conscience, tout acte intentionnel doit être conscient de lui-même. Sans cela, répétons-le, il serait contradictoire (EN, p. 18) La condition «nécessaire et suffisante» pour qu’une conscience fasse apparaître tel objet, c’est donc «qu’elle soit conscience d’elle-même» comme posant précisément cet objet. Toutefois, comme on a pu s’en aviser, cette conscience ne pose nullement l’acte de conscience comme objet. Dans ce cas, en effet, telle connaissance ne ferait que 7. «... la conscience est une pente glissante sur laquelle on ne peut s’installer sans se trouver aussitôt déversé dehors sur l’être-en-soi » (EN, p. 712).

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constater le rapport intentionnel comme une donnée intramondaine. Mais une donnée présuppose déjà mon acte. Le rapport intentionnel ne s’explique donc nullement par les catégories propres aux relations entre tel ou tel objet, par exemple, des relations de causalité. La conscience de soi n’enregistre pas tel ou tel impact des choses sur elle. Elle ne se rapporte donc pas à telles choses en réaction à quelque stimulus. Ou encore, la conscience ne constate pas son rapport aux choses, elle n'est que ce rapport. Elle ne vient pas « après » que des liens aient été établis. Dans le cas contraire, en effet, je ne serais pas présent aux choses mais, ainsi qu’un psychologue cognitiviste, pré­ sent au lien entre mon cerveau et la chose. « La réduction de la conscience à la connaissance, en effet, implique qu’on introduit dans la conscience la dualité sujet-objet. » (EN, p. 19) La conscience de soi est « rapport immédiat et non cognitif de soi à soi ». C’est, on s’en souvient, ce que Sartre a baptisé le cogito préréflexif. Ma perception ne peut s’accomplir que dans la mesure où je ne la pose pas en objet. Elle n’est pas un objet et ne se livre donc pas à moi par profils fuyants et successifs. C’est la raison pour laquelle j’ai souligné qu’il est pos­ sible de douter de tel aspect d’une chose, mais pas de tel aspect de ma perception. Aussi puis-je émettre quelque jugement sur la valeur de tel objet, mais pas sur la valeur de l’acte qui me le livre. Dire que sa perception est claire, c’est dire que les choses apparaissent clairement et dis­ tinctement et rien de plus. Cette appréciation ne porte pas sur l’acte même de conscience, vu que celui-ci est dirigé vers le dehors. Toute conscience est translucide et rien ne peut obscurcir sa lucidité sans détériorer son caractère intentionnel. Si opacité il y a, elle devra forcément s’affir­ mer en marge de telle lucidité. Pour être encore plus expli­ cite : il est impossible de sauver la notion ou même la fonction de la conscience (du cogito) sans en garder la base la plus essentielle, c’est-à-dire sa translucidité. La

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conscience est une relation immédiate à soi comme pur éclatement hors de soi où elle n’est pas. «Cette conscience (de) soi nous ne devons pas la considérer comme une nouvelle conscience, mais comme le seul mode d'existence qui soit possible pour une conscience de quelque chose » (EN, p. 20). C’est là aussi le défi que nous lance Sartre: penser une opacité sans commettre l’erreur d’obscurcir la saisie immédiate de toute conscience. Du reste, une intentionnalité absente d’elle-même ne différe­ rait pas d’une relation qui caractérise le rapport des choses entre elles. Voilà pourquoi Sartre récuse l’idée de toute intériorité: la conscience ne différerait pas d’une simple digestion intestinale. Et notre conscience ne serait rien de plus que la constatation de l’assimilation d’objets en « contenus de conscience ». Semblable remarque porte sur ceux qui réduisent les « faits de conscience » à quelques réactions neurologiques. Un système nerveux ne se trans­ cende pas vers un objet ou vers ce qui l’affecte. La conscience n’est donc rien sinon une nécessité de fait (EN, p. 22)8. L’acte intentionnel est inconditionné et immotivé. Raison pour laquelle, avons-nous dit, mon rap­ port aux choses n’est pas l’achèvement d’une lente prépa­ ration ou l’émanation d’une maturation interne : je ne suis pas attiré par tel objet en raison d’une inclination subjec­ tive me poussant vers lui. Mon être à n’est donc pas le résultat d’une «poussée indivise» et intime qui exprime­ rait une parenté secrète entre le monde et l’esprit, entre l’en-soi et le pour-soi. Comprendre le rapport intentionnel comme enfanté par une semblable émanation revient à suggérer qu’il existerait une sorte de virtualité de la conscience. Ma relation aux choses serait le fruit d’une chimie spirituelle dont je ne prendrais conscience que pro­ gressivement. Un peu comme quelqu’un qui petit à petit découvre une passion inavouée. Ma perception serait elleC’est un fait absolu» (TE, p. 18).

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même le résultat d’une telle croissance en dessous de la conscience, d’une passivité plus originaire et constitutive de mes actes intentionnels. Mais comme le résume Sartre : «il n’y a pas de virtualité de conscience, mais conscience de virtualité ». On ne peut pas dire par exemple que je sois virtuellement conscient d’une peur, mais inversement, que j’ai conscience d’une peur virtuelle. La conscience ellemême ne doit pas se déployer. C’est au contraire la peur qui doit faire l’objet d’une constitution en tant qu’affect. La virtualité ou la passivité n’est pas originaire, mais repose sur toute une constitution. Une conscience n’est pas peureuse, elle se laisse tout au plus hanter par une peur qu’elle réalise en se transcendant vers des objets qui sou­ tiennent et confirment sa hantise9. Ce qui nous a permis de conclure plus haut que la conscience ne présuppose rien, aucune essence possible ou logique qui la ferait être, ou qu’elle réaliserait en s’ou­ vrant au monde. Il n’y a pas de possibilité de conscience avant l’être: «la conscience n’est pas possible avant d’être, mais son être est la source et la condition de toute possibilité» (EN, p. 21). Autrement dit, la conscience ne suppose aucune genèse, et donc aucune finalité, elle est genesis spontanea, comme dirait Husserl. Elle ne résulte de rien, et ne s’achemine vers rien. Elle n’est rien sinon un être-là, un rien translucide (TE, p. 86). C’est ce caractère immotivé et absolu qui caractérise précisément le sens profond de la liberté : je suis une ouverture à l’être qui n’est en aucune façon motivée ni justifiée par lui. Je suis dès lors délaissé ou « abandonné » dans une extériorité qui

9. C’est en raison de la radicalité transcendantale de la conscience face à toute conscience empirique que je peux par exemple avoir peur d’avoir peur (l’angoisse) : la conscience n’est pas envahie par une peur comme un pelouse est envahie par des taupes. Elle réalise cette peur. Dans l’angoisse, la conscience s’effraie donc elle-même face à des pos­ sibles qu’elle-même réalise. Dans le trac, on s’en souvient, je m’effraie pour une possibilité que je serai et qui me menace.

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ment une intentionnalité personnelle, comme le résume bien cette phrase : « Le contenu certain du pseudo “Cogito” n’est pas “j’ai conscience de cette chaise”, mais “il y a conscience de cette chaise” » (TE, p. 37). Ainsi, la conscience pure vise dès l’origine ce que tout l’étagement constitutif de La transcendance de l'Ego était censé rendre possible. Mais ce n’est pas tout: l’ambiguïté s’accentue dès que Sartre tente de comprendre l’origine de la constitution de la conscience égologique ou d’une conscience «empoi­ sonnée» à partir du phénomène de l’angoisse. Le rôle essentiel de l’Ego et de tout son contenu psychique, est « de masquer à la conscience sa propre spontanéité » (TE, p. 81). Car la conscience, ainsi que l’affirme Sartre, s’ef­ fraie de sa propre spontanéité (TE, p. 80). «Tout se passe donc comme si la conscience constituait l’Ego comme une fausse représentation d’elle-même, comme si elle s’hyp­ notisait sur cet Ego qu’elle a constitué [...] c’est grâce à l’Ego, en effet, qu’une distinction pourra s’effectuer entre le possible et le réel... » (TE, p. 82). Par conséquent, l’Ego permet une transition d’un être angoissant vers un monde articulé. Seulement, pour décrire cette « angoisse absolue » constitutive de la conscience pure, Sartre part toujours d’un Ego qui était paradoxalement conçu comme remède ! L’angoisse absolue, c’est celle où la conscience s’effraie au-delà de la liberté, c’est-à-dire, de ma volonté. Cette ambiguïté saute aux yeux dans ce passage de La transcendance de l’Ego où Sartre renvoie à la jeune mariée qui avait la terreur, quand son mari la laissait seule, de se mettre à la fenêtre et d’interpeller les gens. Il écrit qu’elle «se trouvait monstrueusement libre et cette liberté vertigineuse lui apparaissait à l'occasion de ce geste qu’elle avait peur de faire. Mais ce vertige n’est compré­ hensible que si la conscience s’apparaît soudain à ellemême comme débordant infiniment dans ses possibles le

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Je qui lui sert d’unité à l’ordinaire» (TE, p. 81). Qu’estce donc cette angoisse absolue ? Ou encore, que faut-il entendre par «une conscience qui s’angoisse ellemême »? A première vue, elle ne semble pas être en mesure de s’angoisser sans exiger d’emblée le témoi­ gnage secret d'un Ego. Dans ce cas, ne faut-il pas dire qu’elle s’effraie moins de sa monstrueuse spontanéité ou de sa translucidité que de l'opacité de l’Ego ? Au reste, on retrouve le même genre d’ambiguïté dans L'être et le néant. Dans l’angoisse, dit Sartre, la liberté s’angoisse devant elle-même en tant qu’elle n’est jamais sollicitée ni entravée par rien (EN, p. 73). Or, cette angoisse est décrite comme la conscience qu’un moi prend de sa propre liberté, et du fait que ses possibles ne sont que possibles (EN, p. 68). Je m’angoisse en effet face à l’indifférence de ma liberté («rien ne peut m’assurer contre moi-même » EN, p. 76). Par exemple, il y a des gens qui de manière « maniaque » se rendront toujours beaucoup trop tôt à un rendez-vous ou à la gare. Il existe une « phobie » liée à la peur de « rater» un train ou de rater quelqu’un. Or elle n’est que la forme que prend mon angoisse d’être confronté à cette conscience de l’indiffé­ rence possible : l’angoisse est la crainte de ne plus vouloir me rendre au rendez-vous. De ne plus être moi-même source de mes envies. Mais comment cette angoisse per­ sonnelle, face à une liberté dépersonnalisante, présupposet-elle cette autre angoisse absolue? Comment peut-on concevoir une angoisse sans déjà présupposer des pos­ sibles, c’est-à-dire une différence entre le possible et le réel introduite justement grâce à la constitution d’un Ego ? L’ambiguïté qui semble «empoisonner» les descrip­ tions que fait Sartre de la conscience pourrait être résumée comme celle qui oppose la conscience pure comme « écla­ tement vers un dehors », et la conscience dite égologique comme forme de «s’éclater vers», donc comme sortie d’un soi. D’autre part, prenant le point de vue de l'Être*

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cette ambiguïté s’exprime par la confusion qui apparaît entre l’affirmation de la présence brute ou de «l’irréduc­ tible d’indifférence» de l’en-soi et celle qui laisse appa­ raître une chose qui se livre par profils ou par ses qualités. Les exemples de l’angoisse semblent donc avoir pour tâche de nous convaincre de l’existence d’une conscience pure, s’arrachant à l’intimité égologique et me livrant à la nuit glaciale de l’Être. En illustrant la scission irréduc­ tible entre le psychique (ou l’empirique) et le transcen­ dantal, le personnel et l’impersonnel, l’angoisse pure libère l’origine véritable, la conscience absolue, du constitué. Mais le sens et la forme de cette origine, de cette conscience absolue, semblent déduites du sens que prend le constitué11. Le rôle que prend la conscience dans cette épopée sartrienne est visiblement de rendre compte de l’« intuition» existentielle fondamentale qu’on a décrite plus haut et qui se résume à ceci : la conscience est introduite pour rendre compte de la Geworfenheit d’un moi face à l’être: le monde apparaît comme ce en quoi rien n’est offert à l’homme (VE, p. 83). Cette conscience sartrienne est, de par son vide ou de par son caractère absolu et inhumain, ce qui arrache l’homme à toute connivence possible entre lui et le monde. Cette conscience pure me révèle la présence en tant que telle, angoissante ou nauséeuse, de l’Être. Or, cette même conscience s’alourdit d’opacité (Ego) afin de briser cette présence en un monde de sens. Seulement, cette conscience peut-elle sans plus assumer ce double rôle ?

11. De même, la liberté n’est pas une valeur, mais elle crée les valeurs. Or, Sartre valorise cette création de telle manière qu’il présup­ pose indéniablement la liberté comme valeur. Tout refus d’assumer sa liberté est signe de mauvaise foi ou d’abdication.

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2. Choix et conscience J’aimerais approfondir davantage l’articulation de P ambiguïté en tentant d’expliciter la notion sartrienne de « choix ». On a vu le rôle que cette notion de choix jouait dans le contexte du passage de la conscience pure à la conscience égologique et donc dans la constitution de la personnalité ou de son identité. Or, comme j’aimerais le montrer à l’instant, cette notion soulève le même genre de problème ou d’ambiguïté que celle que je viens de décrire. Reprenons-en donc patiemment l’analyse, partant du concept de conscience. Une fois de plus, j’ai décrit la conscience telle que Sartre la présente, ou du moins la présuppose, comme ouverture absolue et translucide à l’être. Elle est un éclate­ ment vers l’être (ou même dans l’être, décompression d’être, etc.) et se heurte à ce qui n’est pas elle. Mais en réalité, une telle ouverture n’est pas conscience de quelque chose. Elle est angoisse, nausée ou fascination. C’est une conscience sans centre, où toute différence entre le possible et le réel est dissoute. Tout au plus pourrait-on faire état d’une ouverture sans rapport, ou d’un rapport sans distance. J’ai donc insisté sur le fait qu’afin de se rap­ porter à une chose comme chose, cette ouverture devrait être à même de « prendre distance » et de se différencier de manière autonome de soi comme pure ouverture. Ce n’est que grâce à une telle articulation interne qu’elle bri­ sera l’aveuglante clarté de présence au profit d’un présent, d’un sens ou d’une chose concrète. Il faut que la conscience se décale de soi, qu’elle se transcende ellemême au lieu de s'épuiser dans une transcendance sans réserve. D’autre part, une chose ne pourra apparaître à une conscience qu’à partir du moment où celle-ci se pose face à elle. Une conscience ne peut poser un objet que dans la mesure où elle se pose elle-même face à lui. C’est, je

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crois, la raison pour laquelle Lévinas dit dans De l'exis­ tence à rexistant’. «Le plus profond enseignement du cogito cartésien consiste précisément à découvrir la pen­ sée comme substance, c’est-à-dire comme quelque chose qui se pose. »12 Et, précise-t-il, il ne s’agit pas uniquement d’une conscience de localisation, mais d’une localisation de la conscience. Pour se rapporter à une chose, la conscience doit se transcender vers elle à partir de soi. Or, cet à-partir-de est un point de vue, et suppose une distan­ ciation. Au lieu d’être éclatement pur, la conscience doit s’éclater. Autrement dit, afin de briser la pure présence de la chose, la conscience doit être en mesure d’articuler une différenciation minimale entre la présence de ce réel et un possible. Seule cette différence, ai-je dit, peut rompre ou décomprimer le poids de l’être. Une chose n’apparaît qu’en se détachant d’une épaisseur ou d’un relief, en arti­ culant une tension entre une profondeur et la surface. Elle ne se livre à une conscience que dans une suite successive de profils, selon Sartre. Mais ce possible que sont ces profils, doivent, vu le caractère absolu de la conscience, reposer sur la faculté qu’a celle-ci de se transcender, ou de se désengluer de la présence de l’être. Cependant, cette transcendance de soi ne peut s’effectuer que dans la mesure où cette conscience, qui est donc d’emblée transparente pour soimême, se choisit en son « soi » face à ce qu’elle n’est pas. C’est-à-dire, on s’en souvient, que la conscience ne peut se profiler en point de vue que dans la mesure où elle s'ar­ ticule en visée intentionnelle d'une chose. Et cette inten­ tionnalité, comme le suggère Sartre, doit être conquise en vertu d’un choix que la conscience fait de soi face à l’ex­ tériorité. Et puisque la conscience pure est absolue, et qu’elle est dès lors d’un mode d’être opposé à la chose et 12. E. Lévinas, De l'existence à l'existant, Paris, Vrin, 1990, p. 117.

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donc comme n’étant pas elle-même de l’ordre de la chose, c’est-à-dire, comme néant, se choisir signifie être fonde­ ment de son propre néant. Cette notion de choix de soi permettrait par exemple de comprendre la différenciation interne entre la conscience qui intuitionne la chose en chair et en os, et l’intention vide. Celle-ci transcende l’in­ tuition qui colle à la chose pour tendre vers un possible ou vers un horizon d’où la chose tire sa provenance. Cette articulation interne, on a vu que Sartre la décrit par exemple dans L*imaginaire13, afin d’exclure tout empiéte­ ment entre l’imagination et la perception. Ce qui tend vers le possible de l’objet, c’est-à-dire, vers son horizon, n’est pas une conscience imageante, mais une conscience qui précisément ne contient rien, et qui anticipe sur ce qui se donne comme présent. Autrement dit, l’intention vide arti­ cule une sortie de soi de la conscience, mais cette sortie elle-même repose sur le fait que la conscience s’est choi­ sie. Sans cela, elle se fourvoierait dans cet élan vide. Soit, mais quel est donc ce choix ? Je ne trouve pas d’autre moyen pour le décrire que la notion devenue un peu désuète de supplément originaire. Ce choix, ainsi que la réflexion impure de La transcendance de VEgo, permet un dépassement de la conscience pure vers une conscience articulée, d’un être opaque vers un monde de possibles. Il arrache cette conscience à sa propre fascination ou à son angoisse. Or, cette angoisse ne peut s’affirmer que comme une conscience de la fragilité du choix, c’est-à-dire, comme l’expérience d’une conscience «débordée par elle-même». Seulement, et c’est là l’ambiguïté, pour se déborder, cette conscience doit pouvoir s’arracher à un soi qu’elle est déjà et qui retombe en elle comme opacité. C’est ce choix qui motive l’angoisse, précisément parce qu’il n’est que choix et non pas fondement. Ensuite, ce choix active, si je puis dire, le passage de la conscience 13. IM, p. 231.

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pure, qui s’effraie dans la nuit de l’Être, vers une conscience comme intentionnalité. Mais Sartre souligne à maintes reprises qu’une conscience non intentionnelle cesse d’exister comme conscience14. Dès lors, cette conscience pure, qu’est-elle15 ?

3. Souvenir d'être et identité

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Bien entendu, on pourrait essayer de se tirer d’affaire, une fois de plus, en renonçant de manière définitive à l’hypothèse même d’une telle conscience et emboîter le pas à une «phénoménologie de l’ambiguïté» en tant que telle. Sartre ne rend-il pas l’existence même d’une telle conscience fatalement inconcevable et invraisemblable ? L’ambiguïté du projet ontologique de L'être et le néant ne nous donnerait-il pas raison? Une confusion inextricable, si je puis dire, envenime la description que fait Sartre de la relation entre l’en-soi et le pour-soi. D’une part, il a bien souligné qu’il s’agissait de deux modes d'être absolus et séparés, d’autre part ils semblent s’enchevêtrer dès l’ori­ gine. Cette «contradiction profonde» qui traverse toute l’ontologie de Sartre peut être spécifiée davantage de la manière suivante. D’une part, le néant est décrit comme «un trou d’être», «la chute de l’en-soi vers le soi et par quoi se constitue le pour-soi» (EN, p. 121) ; c’est ce que Sartre appelle l’acte ontologique. « Le néant est la mise en question de l’être par l’être». Or, ce même néant est d’autre part un «événement absolu» (EN, p. 127) qui

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14. « Il faut être conscient pour choisir et il faut choisir pour être conscient» (EN, p. 539). Si «choix et conscience ne font qu’une seule et même chose », cette conscience absolue qui me « condamne » à choi­ sir cesse-t-elle d’être conscience ? 15. Au fait, une conscience sans donnée, donc sans intentionnalité devrait être une conscience d’un néant absolu. Or, Sartre rejette perpé­ tuellement l’hypothèse même d’une telle conscience.

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vient à l’être par l’être et qui, sans avoir l’être, est perpé­ tuellement soutenu par l’être» (EN, p. 121). Cet absolu soutenu par l’être est donc un «absolu unselbstdndig » (EN, p. 713). Il correspond à une «déstructuration décom­ primante de l’en-soi et l’en-soi se néantit et s’absorbe dans sa tentative pour se fonder» (EN, p. 127). Et cet ensoi, affirme Sartre, « demeure simplement dans le pour-soi comme un souvenir d’être» (EN, p. 127 ; je souligne). Voilà donc l’enjeu et le «noyau dur» de l’ambiguïté sartrienne : d’une part la conscience est d’emblée en retard sur un être dont elle garde le souvenir comme opacité inavouée. D’autre part, cette opacité n’empêche pas cette conscience de s’affranchir de toute connivence avec l’Être ou d’en souffrir le caractère «indigeste». Comment com­ prendre le sens de ce «reste d’être» au sein d’une telle conscience ? N’est-ce pas ce souvenir qui incite un absolu, quoique unselbstàndig à « se constituer comme réalité humaine » ? N’est-ce pas lui aussi dont souffre le néant et qui l’affecte de manque à être ? Dès l’origine, en effet, cet absolu souffre paradoxalement d’un manque, de ce «qui reste de l’en-soi en lui comme facticité». Mais ce reste n’est-il pas le symptôme même de l’échec d’une ontologie qui part de l’alternative entre un pour-soi et un en-soi ? Cette dualité de la conscience et de l’être n’empêche-t-elle pas en effet de penser le vécu? Afin d’accéder à l’extériorité, la conscience ne doit-elle pas d’emblée en être «épaissie» ? Suivant cette interpré­ tation merleau-pontienne, la partition entre pour-soi et ensoi devrait céder devant une pensée qui cherche à sonder davantage l’origine véritable du sens. La conscience serait en effet d’emblée alourdie d’opacité : elle ne constitue pas le sens, mais s’y enfonce en le découvrant comme «déjà constitué ». Entre la conscience et le monde existe dès lors une «promiscuité originaire», un «entrelacement», un «empiétement», une «connivence» ou une «insertion réciproque». Un «lien ombilical» relie la conscience à

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l’Être (VI, p. 144). Et grâce à de telles «mystérieuses attaches », elle existe comme « accointance étroite » avec l’être : elle «en est». L’originaire n’est pas la conscience, mais une déhiscence de l’Être en tant que tel. Ce n’est pas la conscience qui apporte l’écart au creux de «l’Être dur», c’est l’Être qui se différencie pour «venir à soi». La conscience ne se dégrade pas pour s’alourdir de sens et d’en-soi, elle naît «par ségrégation» et se prélève sur l’Être. Il faut donc assister du dedans «à la déhiscence qui réalise la miraculeuse promotion de l’Être à la conscience» (VI, p. 157). Selon ce modèle, la conscience n’émerge donc pas d’un vide mais de l’être dont elle ne peut plus s’affranchir: elle en garde les latences et l’épaisseur. Seulement, une chose est claire : la pensée qui tente de placer l’origine du sens dans un Être qui s’ouvre à lui-même, grâce à une mystérieuse « invagina­ tion » (VI, p. 199), n’est pas moins «magique»16 que celle qui au contraire part de la conscience et de son empâtement ou engluement dans l’en-soi. Et comme je l’ai suggéré plus haut, c’est fausser la nature même de la conscience que de vouloir lui attribuer une passivité issue de quelque commerce avec l’Être. La «confusion inextriquable» qui englue «l’Être dur» ou «massif» au poursoi oblige finalement à penser toute extériorité comme nervure du dedans, et donc de ramollir sa nature vérita­ blement « indigeste ». En d’autres termes, cette pensée de « la chair» ou cette endo-ontologie ne permet plus de penser l’Être comme contingence, ou de penser par exemple l’origine profonde de l’angoisse. Or, l’expérience de cette contingence ou de l’adversité de l’Être, n’est-elle pas un reflet de l’expé­ rience de l’opacité insondable et dure du « reste d’être » au sein de la conscience? Si la conscience s’angoisse face à 16. Merleau-Ponty décrit en effet « le pacte » entre les choses et moi comme «rapport magique» (VI, p. 192), reprenant comme originaire ce que Sartre comprend comme dégradation.

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un être indigeste et massif, n’est-ce pas parce qu’elle se heurte à un «noyau dur» en elle-même qui envenime d’emblée ses rapport intentionnels ? Quelque chose en elle la rattache à l’Être mais échappe au sens de telle manière que l’en-soi garde un aspect abject et massif. Ce noyau est « de trop » dans la conscience et évoque en retour « la pleine positivité» ou l’altérité pure de l’en-soi. Celui-ci me restera toujours impénétrable en raison d’un reste insondable en moi. De ce reste, il est dès lors intéressant de tenter d’en relever les traces au sein des descriptions qui accentuent précisément le caractère absolu de la conscience. Par exemple de l’angoisse ou du choix. En effet, j’aimerais montrer comment il semble insister au creux de cette conscience comme identité indissoluble, mais qui demeure en marge de celle « constituée » par la réflexion (l’identité personnelle ou égologique). Reprenons donc une dernière fois les analyses du choix : on peut partir du principe que, si, comme je l’ai montré plus haut, le « choix » constitue le “soi” de la conscience, sa dissolution menacera immédiatement celle du constitué, à savoir, du moi. En effet, l’angoisse est la conscience que je prends de la fragilité du choix. En d’autres termes, ce choix me constitue comme « unité» ou totalité menacée, ou détotalisée. Or, cela soulève quelques problèmes. Car, comme nous allons le voir à l’instant, Sartre semble frauduleusement conférer au moi une forme d’identité en-deçà ou en marge de celle instaurée par le choix. Arrêtons-nous au chapitre de la quatrième partie de L’être et le néant que Sartre consacre à l’analyse de la liberté (EN, p. 508-561). Tout comme Bergson, Sartre rejette l’approche classique qui identifie la liberté à la volonté délibérée ou délibération volontaire. Être libre ne signifie donc pas faire son choix entre possibles ou délibé­ rer sur leurs valeurs. La relation entre ces possibles et le

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moi qui délibère n’est pas externe, mais interne. Ils for­ ment une « totalité inanalysable » qui repose sur une conscience commune. Ils en sont l’expression. Le moi ne peut pas plus prendre de réelle distance envers ses pos­ sibles qu’il ne pourrait sortir de sa conscience. C’est pré­ cisément ce manque de recul que la volonté délibérante tente de contourner. Celle-ci est par essence réflexive, « son but n’est pas tant de décider quelle fin est à atteindre, puisque de toute façon, les jeux sont faits » (EN, p. 528). Celui qui cherche à « exister sur le mode volontaire » veut «se récupérer lui-même en tant qu’il décide et agit». L’idéal d’une telle volonté, c’est d’être un en-soi-pour-soi et de s’affirmer comme fondement de ses possibles. Toutefois, contrairement à la conception bergsonienne du moi profond, être libre, on l’a vu, ne signifie nullement la possibilité de coïncider entièrement avec « ma person­ nalité tout entière». Comme je l’ai souligné plus haut17, si le moi et les possibles recèlent la même origine, c’est-àdire la même conscience, celle-ci ne coïncide jamais avec quelque « moi profond ». À ce propos, on a vu aussi que Sartre reprochait à Bergson d’inverser le rapport entre le moi ou la durée et la transcendance. Bergson n’y voit que le résultat d’une maturation interne ou de l’élan créatif de l’esprit. La durée gagne sa transcendance comme un cou­ rant qui la pousse hors d’elle-même, comme une sève qui monte. En revanche, si la transcendance ou l’intentionna­ lité est absolue ou première, elle déborde non seulement la cohésion magique de la durée ou du moi profond, mais elle les constitue. Une telle cohésion ne s’explique que par l’idée d’une dégradation de la pure conscience envoûtée par ses propres suggestions. Le moi est ainsi le résultat magique d’une conscience s’hypnotisant elle-même. Par conséquent, contrairement à Bergson, la personna­ lité exprime déjà une liberté «ontologique» (EN, p. 529) 17. Voir chapitre 5.

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qui se choisit ou s’envoûte. C’est ce choix qui est à l’ori­ gine du moi. Je suis ce choix ou mon moi n’est que l’arti­ culation d’un projet originel. Ce choix étant libre, j’en ai pleinement conscience de manière non positionnelle. C’est dès lors le monde qui me l’apprend. Ou encore, j’ai conscience, non de m’être choisi, mais de me choisir, de n’être que la réalisation d’un choix. Cette conscience se traduit par les «sentiments» de l’angoisse et de la respon­ sabilité (EN, p. 541). «Angoisse, délaissement, responsa­ bilité, soit en sourdine, soit en pleine force, constituent en effet la qualité de notre conscience en tant que celle-ci est pure et simple liberté» (EN, p. 541-542). Dans l’angoisse, j’ai conscience du caractère injustifiable de mon moi: il n’est que la réalisation d’un projet qui doit être perpétuel­ lement renouvelé et repris «précisément parce qu'il s'agit d'un choix» (EN, p. 560; je souligne). Le moi est sans repos et sa totalité est «toujours à faire» ou «à reprendre » : « la reprise libre et continue du choix est indispensable ». Aucun acquis ne peut m’assurer contre moi-même. En effet, « ma liberté ronge ma liberté» (ibid.). Bref, mon choix n’est donc contraint par rien, et n’a pour limite que la liberté même (EN, p. 545). Et mon angoisse traduit donc la conscience de cette liberté qui menace mon choix de dissolution. Celle-ci risque de pro­ voquer une «cassure» dans «l’unité ek-statique de notre être » (EN, p. 545). Quelle est cette cassure ? Cette cassure, Sartre l’appelle «l’instant». Ma conti­ nuité personnelle, ma durée est perpétuellement hantée par cet instant ou par une cassure qui risque de me briser. L’angoisse exprime ainsi une crainte de se perdre ou d’être dissous par une conscience qui me déborde. Toutefois, Sartre met bien l’accent sur le fait qu’on ne peut en aucune façon réduire cette cassure à quelque réforme volontaire de soi. Au contraire, semblable réforme confirme mon choix au lieu de le briser. Celui qui souffre d’un complexe d’infériorité ne guérit pas en parti-

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cipant à quelque thérapie de groupe qui l’aide à dévelop­ per son assertivité. Pareille thérapie ou réforme ne fait que déplacer l’infirmité (EN, p. 550). Puisque ce choix fonda­ mental est à l’origine du moi, il est clair que c’est lui qui détermine le sens du passé. Mes conduites qui réalisent le choix réalisent mon passé ou le qualifient comme com­ mencement de quelque chose. Son urgence vient du projet que je suis. Dès lors une cassure qui entraîne en moi une « conversion radicale » reprend comme passé le choix ou le moi détotalisé auquel il se substitue. Ce moi passé, j’ai à l’être comme moi que je ne suis plus (EN, p. 585). Par exemple, «un athée converti n’est point simplement un croyant: c’est un croyant qui a nié de lui-même l’athéisme» (EN, p. 545). Le problème ressurgit cependant à nouveau : si c’est en effet un choix fondamental et fragile qui me constitue, une cassure n’implique-t-elle pas une perte du passé? Pourquoi un nouveau choix reprend-il comme « mien » le passé d’un choix qu’il a cassé ? Cette reprise ne suppose-telle pas d’emblée une forme d’identité ou de continuité en marge de celle que constitue le choix ? Ou au moins une notion de «mienneté» qui déborde et résiste à celle intro­ duite par le choix? N’est-ce pas cela, le «souvenir d’être»? Une notion d’identité en marge de celle qu’ac­ quiert le «commerce avec le monde». Une identité qui subsiste alors même que la conscience a « cassé » l’Ego et s’est affranchie de sa connivence avec le monde ? Certes, pour échapper a rambiguïté qu’implique ce reste, on pourrait par exemple solidifier le choix fonda­ mental en une constitution elle-même inaltérable. Au moins, la mienneté serait garantie. Mais dans ce cas, com­ ment expliquer l’angoisse ou la hantise de l’instant, tant il est vrai qu’elle traduit une angoisse de me perdre et d’être débordé par ma propre conscience ? Le problème peut être reformulé ainsi : d’une part, Sartre suppose qu’il existe une sorte de continuité ou d’identité en-deçà de celle

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qu’instaure le choix et qui ne m’apprend rien sur mon être. L’ambiguïté contamine la phénoménologie sartriennne en raison du fait que, vu le caractère absolu et vide de la conscience ou de la liberté, seule sa notion de choix peut rendre compte de pareille identité. Donc d’une part, Sartre débarrasse la conscience de tout contenu, mais d’autre part, il confère au choix un pouvoir qui déborde ses capacités constitutives et dont la conscience pure devrait déjà contenir les enjeux en puissance. Cela veut finalement dire que cet absolu, cette conscience pure ou cette liberté ontologique est d’emblée entachée d’une opa­ cité en marge de celle qu’elle se constitue elle-même dans son rapport avec le monde. Et c’est en vertu de cette opa­ cité que la conscience cherche à se constituer ou à se choi­ sir à la recherche de ce reste. N’est-ce pas ce reste d’être qui marque chaque conscience d’une identité non récupé­ rable ? Et le choix n’est-il pas une sorte de tentative obsti­ née de conjurer ce que l’en-soi en déconfiture a tracé en lui ? La présence pure de l’être a gravé et tracé un reste dans cette conscience absolue qu’aucun choix ne pourrait effacer. Et c’est l’évocation d’un tel reste en moi qui m’expose à un être contingent et angoissant. Ou encore, c’est en raison de ce reste ou de ce souvenir d’être que le «divorce» entre le pour-soi et l’en-soi est inévitable, et se réaffirme en dépit de toute connivence ou sédimentation de sens. Quelque chose en moi résiste au sens et évoque l’en-soi comme «sans raison d’être». L’angoisse ne serait dès lors pas uniquement l’expérience de ma liberté abso­ lue et de mon manque à être, mais plus originairement, elle résiderait en l’expérience d’un trop d’être en moi qui me déchire par rapport au sens articulé, qui m’affranchit et me démunit du sens accumulé. Tout peut perdre son sens en raison d’un reste qui semble d’emblée s’y refuser. Mais quoique cette ontologie semble graviter autour de ce reste, il est intéressant de remarquer que Sartre cherche de manière acharnée à affranchir sa conscience de cette

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256 marque indélébile. On a vu que dès son premier ouvrage il insiste sans relâche et outre mesure sur le vide et le carac­ tère absolu de la conscience. Et il la vide si efficacement qu’au bout du compte il se voit contraint d’y introduire sournoisement quelque contenu de manière quasi «magique». La conscience se dégrade, s’envoûte ou s’auto-hypnotise afin de s’alourdir d’une opacité, d’une passivité et réceptivité qu’elle n’aurait pas. Ce reste dévoile donc quelque chose d’essentiel propre à toute conscience. Et l’insistance que met Sartre à le contourner trahit son caractère tenace au creux de la conscience.

CHAPITRE 8

Le paradoxe de la liberté Le merveilleux, il est là..., ils s’évadent, ils essayent, ils savent que c’est voué à l’échec mais ils essayent quand même, et vous voulez que je vous dise pourquoi ? Parce que l’échec, l’ultime, l’échec mortel, serait de ne pas essayer... C. Gailly {Les évadés)

Introduction

Pendant la grande guerre, certains soldats envoyés au front s’échangeaient leurs destins ou leur identité. Ce fait a inspiré bon nombre d’écrivains, et encore récemment, l’auteur mexicain Ignacio Padilla raconte comment le sol­ dat Thadeus Dreyer sauve sa vie en gagnant une partie d’échec, si bien que son adversaire doit prendre son iden­ tité et se faire tuer à sa place sur le front près de Vienne. En revanche, la victoire offre au soldat le nom et le destin du vaincu : Viktor Kretzschmar, simple chef de gare près de Salzbourg, loin du front et de l’horreur1. Qui ne rêve pas parfois de changer d’identité et de des­ tin ? Telles les âmes dans le mythe d’Er, on aimerait choisir soi-même sa vie ou sa destinée. N’est-ce pas le summum de la liberté : pouvoir décider à loisir et de plein gré du sort qui nous est destiné et du type d’être qu’on désire se réserver? Mais ce genre de liberté relève de la pure fiction. 1. Ignacio Padilla, Amphithryon, Paris, Gallimard, 2001.

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Certes, je puis décider de larguer les amarres et de modifier radicalement mon train de vie. Moi seul, en effet, décide de la portée de mon passé. Mais cela ne signifie nullement que je choisis mon passé, mais que j’ai à choisir en fonction de lui. Et c’est ce choix qui lui confère un sens. Je ne dispose donc pas de ma vie antérieure et il n’est pas en mon pouvoir de sélectionner les faits, actes ou événements que je désire garder. S’il m’appartient, ce n’est pas comme peut m’appartenir une collection de vieux tableaux. Moins que d’en être le véritable posses­ seur, c’est bien plutôt lui qui me possède, ou comme dirait Sartre, qui me « hante à distance ». D’une part donc, je ne suis pas libre de varier au gré de mes caprices le sens de mes actes antérieurs. D’autre part, il est toutefois exclu de considérer mes actes présents comme motivés ou causés par eux. S’il est vrai que je ne dispose pas librement de mon passé, il n’en demeure pas moins vrai qu’il ne me dispense pas de prendre des déci­ sions, de faire des choix, bref, d’être libre. Mon rapport, quoique libre, avec mon passé relève donc d’une certaine ambiguïté. Je suis entièrement libre et, dit Sartre, je décide moi seul du sens de mon passé. En revanche, ce passé est là, et j’ai à l’être : je ne prends de décisions qu’à partir de lui. D’une part, «nos actes nous suivent» et je ne pourrais me concevoir sans passé d‘autre part, il ne me détermine pas et il n’a aucun pouvoir sur moi, puisque c’est par mes choix et mes actes qu’il acquiert un sens et une présence. Cette ambiguïté, Sartre la mentionne en évoquant ce qu’il appelle « le paradoxe de la liberté». Être libre ne signifie pas choisir son passé, mais choisir par rapport à lui. Cette liberté, quoiqu’incon­ ditionnée et absolue, ne peut être qu’en «situation». «Il ne peut y avoir de pour-soi libre que comme engagé dans un monde résistant » (EN, p. 563). Le paradoxe de la liberté signifie donc que toute liberté, aussi absolue et inconditionnée soit-elle, demeure foncièrement « res-

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treinte » ou «en situation». Elle ne surgit que comme dépassement de tel ou tel donné, et non comme distance absolue et abstraite en dehors de tout être. Toute liberté est impliquée. Cela signifie que le donné n’acquiert un sens qu’à par­ tir du choix et des fins que je projette - et que ces fins ne se laissent concevoir que dans une « étroite liaison » avec ce qui est. Etre libre est une manière de transcender l’être donné, d’échapper au réel vers un au-delà qui n’est pas (encore), mais grâce auquel l’être apparaît comme cela même qu’il faut dépasser. C’est en rêvant de larguer les amarres que j’arrive à résister à l’oppressante monotonie du quotidien - or celui-ci ne m’étouffe que dans la mesure où je cherche à m’en extraire. À proprement parler, la liberté apparaît paradoxale­ ment comme le dépassement d’un Être auquel elle reste arrimée. Cependant, ainsi que j’aimerais le montrer, ce paradoxe en cache un autre : quoique hantée par l’être et par ce que Sartre appelle un «souvenir d’être», cette liberté, comme on l’a vu au chapitre précédent, ne cesse d’affirmer son caractère inconditionnel et absolu. Comme si ce reste, au lieu de l’embourber dans l’être, était préci­ sément ce noyau qui l’empêchait de se diluer en lui. Cela nous force à nous interroger sur la nature même de ce « souvenir» et sur son enjeu dans l’épopée du pour-soi. A cet effet, il convient de se poser la question suivante : quel est le rapport entre ce reste et la liberté ? N’est-ce pas ce reste qui fait que cette liberté «se libère» ? Si la conscience reste vide et translucide, bien qu’elle garde en elle ce «souvenir d’être», n’est-ce pas parce qu’elle demeure marquée d’un reste qu’elle ne parvient pas à inté­ grer dans sa hantise de l’être, et qui dès lors l’arrache de son « commerce avec le monde » ? Ce souvenir affecte le pour-soi, non pas parce qu’il renvoie à un acte ou événe­ ment temporellement antérieur, mais parce qu’il le confronte avec quelque chose qui malgré cette temporali-

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sation ne passa pas. Ce « souvenir d’être » n’appartient pas au passé, ou à la mémoire du pour-soi, vu qu’il échappe d’emblée au vécu du pour-soi et donc à tout ce qu’il a pu garder en mémoire de son rapport avec le monde. Si toute­ fois il interfère dans ce rapport, c’est comme l’évocation d’un reste autour duquel tout rapport au monde semble pivoter. Or, tel genre de rapport ambigu avec le dehors, rapport doublé d’un rapport avec un reste qui s’arrache à l’Etre, n’est bien sûr pas sans affecter la mémoire en tant que telle. De sorte que, en guise de conclusion, il me fau­ dra montrer en quoi ce «souvenir d’être», antérieur à toute temporalisation, et à toute mémoire du pour-soi, s’affirme au creux de ses souvenirs.

1. Liberté et situation Mais avant tout, qu’entend Sartre par « liberté» ? Pour le sens commun et selon une conception volontariste du terme, être libre signifie «obtenir ce que l’on veut», et jouir d’une totale indépendance face à toute situation pré­ sente ou contraignante. Tout ce qui risque d’entraver l’aboutissement de mes vœux est un obstacle. La réalité s’avère en effet contrariante : je veux aller me promener, mais voilà qu’il se met à pleuvoir, je désire me mettre au travail, mais la fatigue me surprend, etc. À tel point que je ne me sentirai vraiment libre que lorsque j’aurai pu vaincre ou même pu éliminer ce reste d’adversité dans les choses. L’idéal d’une vie libre serait une vie sans obs­ tacles : une vie dans laquelle tous mes désirs et mes sou­ haits seraient satisfaits sans conditions. Bien sûr, on comprend que pareille liberté exige une parfaite maîtrise du réel, pour ne pas dire, en termes propres à L'imaginaire, sa totale « neutralisation ». Ce réel demande à être purifié de son extériorité de telle manière que son coefficient d’adversité» n’agisse plus sur mes projets et

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n’invalide plus jamais la réalisation de mes désirs. Somme toute, c’est une liberté de rêve, celle-là même d’Abou Hassan dans Les Contes des mille et une nuits, où plus rien ne m’empêche de devenir, fût-ce pour une seule journée, le calife de Bagdad. On ne peut feindre d’ignorer que ce genre de liberté relève de la pure fiction. Non pas seulement au sens où elle nourrit un grand nombre d’œuvres de fantaisie (qui n’a pas rêvé d’entrer dans la peau d’un autre?), mais au sens où elle caractérise la position propre au rêve ou à l’imaginaire en tant que tel. Suite à ce que j’ai développé à ce propos plus haut, on peut préciser qu’elle est pure­ ment imaginaire, dans son obstination à «annihiler» le réel. Cette liberté, en effet, en cherchant à dissiper toute distinction entre le possible et le réel, adopte l’attitude caractéristique de l’onirisme, où il suffit de concevoir pour réaliser. De même que l’objet rêvé apparaît aussitôt qu’il est conçu, mon vœu se réaliserait sitôt émis. Mais cette totale autonomie, cette virtualité aboutie supprime justement toute liberté. Il faut en effet comprendre qu’avec la neutralisation du réel disparaît tout recul ou distance entre le souhait et sa réalisation. Et cette sup­ pression se traduit en une fatalité inéluctable de la conscience pour elle-même. C’est pourquoi on a vu que le véritable contraire de la liberté n’est nullement le déterminisme (physique, psychique, métaphysique), mais la fatalité. La fatalité s’empare de moi lorsque je perds le sens du réel. Et c’est pourtant cette suppression que vise la liberté du sens commun. Ce qui permet de croire que cet idéal, dans sa neutralisation radicale du réel, n’est pas sans évoquer quelque pathologie. Au fait il illustre bien ce que Sartre appelait la pathologie de l’imaginaire et qu’il a décrit comme la situation où « une conscience se libère » (IM, p. 269)2. Voilà donc un fait à 2. Voir chapitre 4.

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première vue bien paradoxal, puisque c’est là où une conscience se libère que ma liberté disparaît. Toutefois, ce fait illustre, une fois encore, la dissociation si chère à Sartre entre une conscience impersonnelle et absolue et ma conscience égologique. Il n’est donc pas exagéré de ne voir dans cette liberté imaginaire que le fruit d’un effort quasi pathologique de neutraliser le réel et de se réfugier hors des contraintes auxquelles il me soumet. De ce refuge elle s’érige comme l’origine unique et absolue de sa propre exis­ tence. C’est-à-dire qu’elle s’autorise l’existence qu’elle se sera elle-même accordée. « Si je suis tel que je suis, c’est parce que je l’ai voulu ainsi, et je ne me sens pas responsable de ce que je n’ai pas voulu. » Pareille liberté est, on vient de le dire, une liberté à responsabilité limi­ tée. Hors de toute atteinte réelle, elle finit par s’identifier à une sorte de pouvoir autonome et indéterminé, qu’au­ cun réel n’affecte et dont les choix concrets et les volon­ tés ne seraient que des effectuations. Rien ne pourra compromettre ce pouvoir et son autonomie. Autrement dit, la liberté absolue serait celle qui finalement choisi­ rait l’existence en tant que telle. Mais la liberté n’est pas son propre fondement, elle n’est pas à l’origine d’elle-même, elle ne décide pas de l’existence de son être (EN, p. 564)3. Ce qu’il explique en montrant que je ne choisis pas mon être, mais que je me choisis dans ma manière d'être. Il faut comprendre la liberté en tant qu’elle surgit dans l’être, et non comme un pouvoir qui se produirait à côté et au-dessus de lui, 3. « D’abord, il faudrait que la liberté décidât de son être-libre, c’est-à-dire non seulement qu’elle fût choix d’une fin, mais qu’elle fût choix d’elle-même comme liberté. Cela supposerait donc que la possi­ bilité d’être-libre et la possibilité de n’être pas libre existent également avant le libre choix de l’une d’elles, c’est-à-dire avant le libre choix de la liberté. Mais comme il faudrait alors une liberté préalable qui choi­ sisse d’être libre, c’est-à-dire au fond, qui choisisse d’être ce qu’elle est déjà, nous serions renvoyés à l’infini... » (EN, p. 564-565)

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« comme latéralement et dans un projet de survol »4. Être libre apparaît bien plutôt comme le symptôme d’un «trou d’être » au cœur de l’en-soi. En ce sens, ce néant « suppose tout l'être pour surgir au cœur de l’être comme un trou» (EN, p. 566). Ainsi, dit Sartre, la liberté est «un moindre être qui suppose l’être pour s’y soustraire». Elle ne se pro­ duit qu’à partir d’une pré-séance de l’en-soi sur le pour-soi et renvoie bien sûr à cette décompression ontologique que subit l’être (EN, p. 32). Il est donc faux de concevoir la réalité comme obstacle à la liberté, puisque la première rend au contraire possible l’irruption de la seconde. Elle n’est rien d’autre que le dépassement même de ce réel au sein duquel elle se trouve sécrétée. Être libre signifie trans­ cender le donné et réaliser par là le fait même que la pure identité de l’en-soi se fissure. Par mes choix j’accomplis cette fissure ontologique et je me constitue comme un néant d’être au milieu d’un monde que j’ai à être. Sans doute suis-je libre d’échapper à telle condition réelle, mais pas de choisir le réel en tant que tel. C’est-àdire que mes choix et mes décisions sont des manières d’appréhender et de transcender le réel donné. «Il est donc absurde de dire qu’un captif est toujours libre de sor­ tir de prison, mais il est juste de dire qu’il est toujours libre de chercher à s’évader». (EN, p. 564) Son choix détermine le sens même du réel qui le contraint, il crée son obstacle5. On peut même dire que cette situation conditionne ma liberté en ce sens qu’elle est là «pour ne pas me contraindre ». Comme dit Sartre : « Ôtez la défense de circuler dans les rues après le couvre-feu — et que pourra 4. Il ajoute: «on ne s’échappe pas d’une geôle où l’on n’était pas enfermé » (EN, p. 566). 5. « Ainsi la liberté crée elle-même les obstacles dont nous souf­ frons. C’est elle-même qui, posant sa fin [...] fait apparaître notre emplacement comme résistance insurmontable ou difficilement sur­ montable à nos projets. » (EN, p. 576)

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bien signifier pour moi la liberté (qui m’est conférée, par exemple, par un sauf-conduit) de me promener la nuit ? » (EN, p. 566)6 Ces remarques permettent de comprendre pourquoi la liberté se découvre au sein de l’existence au lieu qu’elle en soit elle-même le fondement. Elle ne choisit pas tel datum particulier, mais elle a à se choisir et s’assumer face à lui. Bref, comme on la vu, « nous sommes une liberté qui choisit mais nous ne choisissons pas d’être libres : nous sommes condamnés à la liberté» (EN, p. 565). D’une part donc la liberté n’est pas libre de se refuser comme telle, ou de ne pas être libre. Ce fait d’être condamnée à choisir, à se décider face à toute situation et de ne pouvoir fuir cette nécessité de se déterminer, c’est ce que Sartre appelle la facticitéde la liberté. D’autre part, elle n’est pas libre non plus de ne pas exister, de ne pas avoir à être au milieu de l’être: c’est ce qu’il appelle la contingence de la liberté (EN, p. 567). N’ayant pas choisi d’exister (contingence), il n’est pas en son pouvoir d’échapper à sa condition (fac­ ticité). Ce qui permet de conclure que facticité et contin­ gence ne font qu’un : «exister comme le fait de la liberté ou avoir à être un être au milieu du monde, c’est une seule et même chose et cela signifie que la liberté est originaire­ ment rapport au donné» (EN, p. 565). C’est à la lumière des choix ou d’une fin que le plénum d'être apparaîtra comme monde : « Par son recul néantisant, la liberté fait qu’un système de relations s’établisse du point de vue de la fin entre “les” en-soi, c’est-à-dire entre le plénum d’être qui se révèle alors comme monde... » (EN, p. 567). Le paradoxe de la liberté implique donc que toute liberté est 6. Cf. également : « [M]ême les tenailles du bourreau ne nous dis­ pensent par d’être libres. Cela ne signifie pas qu’il soit toujours possible de tourner la difficulté, de réparer le dégât, mais simplement que 17mpossibilité même de continuer dans une certaine direction doit être libre­ ment constituée... » (EN, p. 587).

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par essence «restreinte» (EN, p. 476), puisqu’il n’y a de liberté qu’au milieu du monde, et qu’il n’y a de monde que par la liberté. Donc, d’une part, c’est par mes projets que je détermine le sens d’un obstacle; d’autre part, c’est le réel qui me contraint à me déterminer et à faire des choix. Il faut être captif pour décider de s’évader, mais on ne décide de s’éva­ der que parce qu’on est captif. Par conséquent, «il est impossible de décréter a priori ce qui revient à l’existant brut et à la liberté dans le caractère d’obstacle de tel existant particulier» (EN, p. 569). Et puisqu’elle se détermine à par­ tir du donné concret, cette liberté est contrainte de se déter­ miner comme «choix de finitude» (EN, p. 576).

2. Imaginaire et liberté On a vu que pour Sartre, «l’imagination est la conscience en tant qu’elle réalise sa liberté». Autrement dit, dans l’imaginaire en tant que tel, la liberté trouve sa condition la plus propre. La liberté de survol ou volonta­ riste, telle qu’évoquée ci-dessus, est d’ordre purement imaginaire : elle abuse d’une structure à l’œuvre dans l’imaginaire et en radicalise la portée. Cette structure est celle de la double néantisation. Avant de nous engager dans son élucidation proprement dite, résumons briève­ ment cette structure en relation avec l’imagination7. L’imaginaire, tel que je l’ai décrit précédemment, pose un objet irréel, hors d’atteinte du monde réel. Il permet en cela de prendre du recul face au monde en tant que tel. Le dépassement vers un irréel s’accompagne en effet d’une saisie du monde dans sa totalité. Pour pouvoir être dépassé vers un irréel, le monde même doit être neutralisé ou nié. Sartre affirme que tenir le monde à distance et le

7. Voir ci-dessus la fin du chapitre 4.

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nier, c’est une seule et même chose. Dès lors, l’imaginaire repose sur une double néantisation : elle pose un irréel, et elle irréalise le monde. Ces deux négations sont stricte­ ment complémentaires, puisque, dit Sartre, nier d’un objet qu’il appartient au réel c’est nier le réel en tant qu’on pose l’objet. Il s’agit d’une double condition pour que la conscience puisse imaginer. Chercher à s’imaginer en ce moment ce que fait Pierre, c’est neutraliser le réel en tant que tel. Celui-ci est posé à distance. Mais cette distance n’est pas absolue ni arbitraire : elle est simplement liée à la production de Pierre en image. L’imaginaire est donc une manière « de dépasser le monde par une conscience qui reste dans le monde ». On ne transcende donc pas le donné par une « intuition du néant »8, je ne transcende le monde que vers un irréel concret. Ce qui revient à dire que je ne dépasse donc pas le monde de n’importe quelle façon ou «purement et simplement», mais toujours d’un certain point de vue, à plus forte raison, celui qui cherche à se représenter Pierre. Le monde m’apparaît désormais comme cette totalité d’où Pierre est absent. Car en effet, ma transcendance reflue sur la totalité dépassée, et la marque de son irréalité. Ceci veut dire aussi que l’imagi­ naire apparaît comme «l’infrastructure du réel comme monde». C’est en effet parce que j’échappe au réel en vertu d’une fin projetée et imaginée que le monde prend sens comme totalité organisée et comme fond de cet irréel. «Ainsi l’imaginaire représente à chaque instant le sens implicite du réel » (IM, p. 360). Ce qui, bien entendu, ne veut pas dire que pour m’apercevoir de l’absence de Pierre dans tel établissement, je doive forcément et en même temps le produire en image, s’il est vrai, comme je l’ai montré amplement, que telle simultanéité demeure impossible. Sartre cherche plutôt à montrer que l’absence 8. Cette intuition, on l’a vu à l’occasion de l’analyse de l’imagi­ naire, paralyserait toute appréhension du monde.

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de Pierre ne m’affectera que dans la mesure où mon appréhension du monde repose sur cette structure à l’œuvre dans l’imaginaire. Et c’est bien pourquoi elle reste menacée par une conscience d’image : celle-ci risque en effet de lâcher son caractère implicite et de perturber l’expérience du monde présent9. Il convient donc d’éviter de comprendre le néant comme abîme ou poche vide dans l’être, puisqu’il est cette manière que prend la conscience d’échapper au réel ou de « se tirer d’elle-même vers une position de recul par rapport au monde»10. En d’autres termes, d'être libre. De retour donc au problème qui nous concerne ici, nous pou­ vons affirmer pourquoi la liberté ne se réduit pas à l’une ou l’autre position de survol. Comme l’imaginaire elle est en effet une manière d’échapper au réel donné vers un irréel concret. Par la position d’une fin et d’un projet, j’ef­ fectue une «certaine négation interne de l’en-soi». Telle fin ou tel projet sont une manière de me déterminer par moi-même en présence de l’être, une manière d’être contraint de prendre une décision face à tel donné concret sans pouvoir m’y dérober. En revanche, grâce à tel projet ou telle décision, la réalité des choses et leurs urgences m’apparaissent dans leur totalité. On retrouve par consé­ quent la condition même de l’imaginaire dans la conscience comme projet et libre choix. Le schème est le 9. Néanmoins, cette conception ne reste pas sans problème. Elle illustre à merveille l’ambiguïté décrite au chapitre sur le souvenir d’être. Le rapport entre l’implicite et l’explicite ne va pas de soi. D’une part, Sartre affirme que l’imaginaire forme le sens implicite du monde. Or, ce monde est déjà présupposé dans toute production d’image. Ce qui incite à croire qu’il y aurait, à l’image du choix initial, quelque chose de sem­ blable à une « image initiale ». Or, cette image, de quoi serait-elle une image ? 10. «L’appréhension du néant ne peut se faire par un dévoilement immédiat, elle se réalise dans et par la libre succession des consciences, le néant est la matière du dépassement du monde vers l’imaginaire. C’est en tant que tel qu’il est vécu, sans jamais être posé pour soi. » (IM, p. 361).

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même : poser une fin au milieu du monde implique la double néantisation. « Ainsi, le surgissement de la liberté est cristallisation d’une fin à travers un donné et décou­ verte d’un donné à la lumière d’une fin ; ces deux struc­ tures sont simultanées et inséparables. » (EN, p. 590) Ce libre dépassement est une manière d’appréhender l’adversité d’extériorité de l’en-soi en fonction d’un sens implicite et, ainsi, de le structurer comme monde. La fin posée assume l’adversité de «l’existant brut» (EN, p. 569) en la posant par exemple comme « obstacle » insurmontable ou, au contraire, comme défi à relever. En vertu de la fin posée, c’est le monde même qui m’apparaît comme insupportable ou comme défi. Ce qui revient une fois de plus à dire que les choses en soi ne manifestent aucune «potentialité» et ne posent aucune fin. Elles res­ tent opaques ou indifférentes et n’acquièrent leurs sens qu’à la lumière d’une fin posée par une conscience qui les dépasse.

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Ainsi Vadversité des choses et leurs potentialités en général sont éclairées par la fin choisie. Mais il n’y a de fin que pour un pour-soi qui s’assume comme délaissé au milieu de l’indifférence. Par cette assomption, il n ’apporte rien de neuf à ce délaissement contin­ gent et brut ; sauf une signification ; il fait qu’il y a désormais un délaissement, il fait que ce délaissement est découvert comme situation. (EN, p. 590). Pour les fugitifs espagnols qui cherchaient à traverser à pied les Pyrénées lors de la prise de pouvoir par Franco, les conditions climatiques et géographiques seront appa­ rues de manière autre que pour un randonneur ou amateur de marche à pied. Lui aussi appréhendera la rudesse implacable de certains cols, mais moins comme obstacle qui met en péril sa survie, que comme défi qui exalte davantage son désir d’aventure. Or, l’un comme l’autre ne

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découvrent tel aspect de la « nature » et de tous les « imprévisibles » qu’elle contient, que parce qu’ils ont à se déterminer ou à « se choisir » face à un en-soi par essence indifférent. «C’est parce que la liberté est condamnée à être libre, c’est-à-dire ne peut se choisir comme liberté qu’il y a des choses, c’est-à-dire une plénitude de contin­ gence au sein de laquelle elle est elle-même contingence ; c’est par l’assomption de cette contingence et par son dépassement qu’il peut y avoir à la fois choix et une orga­ nisation de choses en situation... » (EN, p. 591). Assumer cette contingence de sa liberté et des choses, c’est une manière d’esquisser le monde. Puisque contingente, cette liberté est forcément « ouverte et totale ». Elle doit à chaque nouvelle situation se réaffirmer comme choix, et reprendre son choix anté­ rieur. Elle est forcée à se reprendre sans cesse : en ce sens, puisque tout obstacle prend sa place dans un monde pré­ esquissé par mon choix, on peut dire que d’une certaine façon, je m'y attends toujours. Le sens de l’obstacle est inévitablement « réclamé » par ma manière de dépasser ou d’appréhender le réel. «N’est-ce pas moi qui décide du coefficient d’adversité des choses et jusque de leur impré­ visibilité en décidant de moi-même ? » (EN, p. 639) Certes, le randonneur (qui entretemps a fait une chute) n’a pas voulu se fouler la cheville. Mais sa manière de se pro­ jeter dans le monde est telle que pareil accident «devait arriver». Vu le caractère ouvert de sa liberté, il n’est pas non plus possible de déterminer a priori une limite aux obstacles capables de le surprendre. C’est bien sûr ce que ressentent bien des personnes «qui n’osent rien entre­ prendre» de peur d’être déçues. Et il est indéniable que le simple fait de penser à tous les malheurs possibles aux­ quels pourrait succomber un enfant lors de son évolution n’encourage pas à la procréation. En revanche, précisé­ ment en raison de cette appréhension infinie, la réalité humaine ne sera «surprise par rien». Puisque tout projet

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signifie une manière d’appréhender l’extériorité d’indiffé­ rence de l’en-soi, chaque aspect de ce réel surviendra comme bouleversement de ce projet : il sera découvert et révélé par et en lui. Ainsi donc, d’une part, pour une per­ sonne enfermée dans son petit monde clos, la mort de son chat peut être aussi bouleversante que, d’autre part, la vue des crimes perpétrés dans telle partie du monde pour un «médecin sans frontières». On comprend mieux pourquoi Sartre peut écrire que finalement, il n'y a pas d'inhumain. Le seul inhumain possible n’apparaîtra qu’après la dis­ solution totale de toute réalité humaine. C’est aussi un constat implacable mais conséquent que dresse Sartre lors de son analyse de la relation entre liberté et responsabilité ; puisque le projet libre ne peut par principe être limité, toute responsabilité sera infinie. «D’ailleurs, tout ce qui m’arrive est mien \ il faut entendre par là, tout d’abord, que je suis toujours à la hauteur de ce qui m’ar­ rive, en tant qu’homme, car ce qui arrive à un homme par d’autres hommes et par lui-même ne saurait être qu’hu­ main. Les plus atroces situations de guerre, les pires tor­ tures ne créent pas d’état de choses inhumain : il n’y a pas de situation inhumaine... » (EN, p. 639). Ce qui est une autre manière de dire que rien d’humain n’a droit à l’ex­ cuse. Toute liberté a à se choisir malgré tout, face à une réalité dont l’atrocité n’apparaîtra que par cette liberté et par l’épouvantable nécessité de surmonter ce réel. En ce sens, la responsabilité du pour-soi est acca­ blante, puisqu 'il est celui par qui il se fait qu 'il y ait un monde ; et, puisqu 'il est aussi celui qui se fait être, quelle que soit donc la situation où il se trouve, le pour-soi doit assumer entièrement cette situation avec son coefficient d'adversité propre, fût-il insoutenable ; il doit l'assumer avec la conscience d'en être l'auteur, car les pires inconvénients ou les pires menaces qui risquent d'atteindre ma personne n'ont de sens que par

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mon projet ; et c’est sur le fond de l’engagement que je suis qu ’ils paraissent. (EN, p. 639) Cette implacable liberté a certes des limites : ce sont les « irréalisables », mais elle ne les rencontre jamais. Car elle est chargée de les reprendre à son compte et de les faire entrer dans une situation. On aura compris aussi pourquoi, contre Heidegger, la mort chez Sartre n’est pas un «pos­ sible » pour la liberté. « Puisque la mort ne paraît pas sur le fondement de notre liberté, elle ne peut qu’ôter à la vie toute signification » (EN, p. 623). On ne se projette pas vers la mort, elle reste en revanche toujours extérieure à tout projet, tel un fait absurde et qui peut tout au plus détruire tout projet. Elle n’est que ce qui rend impossible tout possible. Puisqu’il n’y a pas de véritable ou définitive attitude face à la mort, elle ne peut apparaître que comme ce qui risque de désarmer toute attente et attitude. Elle est un « pur fait, qui vient à nous du dehors ». La conscience de ma finitude ne provient donc pas de la conscience de ma mort, mais du caractère infini de la liberté en tant qu’elle me condamne sans cesse à me déterminer par moimême, quelle que soit la situation. «Autrement dit, la réa­ lité humaine demeurerait finie, même si elle était immortelle, parce qu’elle se fait finie en se choisissant humaine» (EN, p. 631).

3. Passé et manque Se choisir, on s’en souvient, implique une reprise constante de son passé. Le passé est immuable et indiffé­ rent, comme un en-soi, et exige une fin pour revenir à la vie. De par lui-même, le passé ne se meut pas. Il est un réel que j’ai à être et à partir duquel j’ai à me déterminer. C’est le choix actuel qui confère à telle crise «mystique de puberté » sa valeur de prémonition. Le passé n’est pas

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une poussée indivise qui ébauche mes désirs et mes déci­ sions actuels : il attend au contraire une « homologation » des décisions venant du futur. Par conséquent, mon passé est perpétuellement remis en question par les futurs par lequel il est repris. Il est «en sursis ». S’il apparaît comme totalité organique ou comme mémoire pure bergsonienne, c’est grâce à l’unité de mon projet. Comme disait Sartre : «l’urgence du passé vient du futur». Ou bien, donc, tel passé apparaît comme « mien » en raison du projet au sein duquel il figure. Ou bien il retombe « désarmé », sans force et aussi inerte que l’en-soi. Hors du projet, le passé ne peut rien : il ne me déter­ mine ni ne m’encourage en rien. C’est bien pourquoi la confrontation avec mon passé peut être éprouvante : comme l’en-soi, il évoque une adversité que ma liberté doit assumer. C’est bien pourquoi, selon Sartre, la concep­ tion d’un moi profond (bergsonien) relève de la mauvaise foi : il fait preuve, nous l’avons vu, d’une tentative de faire déterminer son choix par une disposition ou organisation virtuelle, précédant tout libre choix. Ou encore, de faire coïncider liberté et Ego. Elle est une manière d’élire le passé comme ce que je suis et d’user alors «de toute la mauvaise foi du monde [...] pour éviter d’entamer cette foi dans ce qui est» (EN, p. 585). Mais je peux aussi m’af­ firmer comme purifié de tout passé, en totale désolidarisa­ tion avec lui, clamant une liberté absolue, là où elle n’est qu’une fuite devant la nécessité de me déterminer à partir de lui11. Bien sûr, tout le monde peut renier ses origines, mais c’est là encore une manière de les affirmer. Au reste, cela ne sert à rien de les renier, car comme disait Cioran, «il vaut mieux, en définitive, n’être rien du tout qu’un semblant de quelque chose».

11. Quoique la position de Sartre face à cette liberté ne soit pas sans équivoque. J’y reviens au dernier chapitre.

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4. Souvenir d'être On sait entre-temps que si la conscience est perpétuel­ lement contrainte à se choisir face à l’être, c’est bien parce qu’elle-même n’est rien. La conscience ne colle pas à l’être et ne se confond pas avec l’en-soi. Au contraire, ce pur «vide translucide» s’arrache sans cesse à toute pro­ miscuité et à toute complicité avec l’être. C’est bien pour­ quoi elle demeure foncièrement libre, ainsi que je l’ai suffisamment montré dans les chapitres précédents. La conscience absolue est une spontanéité inconditionnée qui « se libère» de l’Ego qu’elle a constitué elle-même. Le moi ne coïncide jamais avec soi-même, et soustrait sa propre ipséité (sa psyché) à celle d’une conscience pour laquelle le moi n’est qu’un être transcendant. La conscience reste vide. Or, pourquoi pareil vide se fait-il manque ? Comme je l’ai montré précédemment, c’est en répondant à cette question que la problématique du «souvenir d’être» est intervenue. Reprenons donc ces analyses en détail. On se souvient que le manque n’apparaît que dans ce mouve­ ment de transcendance vers l’irréel. Il ne fera surface que dans la mesure où le vide qu’est la conscience vise un manque concret. C’est parce qu’il cherche à se représenter Albertine que le monde de Marcel «se dépeuple» et qu’il se résume à évoquer son absence. En outre, puisque le monde lui-même ne se constitue que grâce à une telle forme de dépassement vers un irréel, il n’y aura de manque «qu’au milieu d’un monde» et seulement de la part d’un Moi ou d’un sujet. La conscience pure, en effet, ne manque de rien puisqu’elle n’est rien. En revanche, elle se fait manque aussitôt qu’elle se choisit face à l’être. C’est, je l’ai montré plus haut, l’instant où la conscience se choisit en tant que point de vue sur les choses et où elle s’installe comme distance en se choisissant comme point

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de vue. Ce choix de soi est, on s’en souvient, l’articulation la plus minimale de la subjectivité. Il n’est pas un choix «subjectif», mais un choix qui fonde le sujet. Ce qui implique forcément que le sujet restera affligé par la conscience que sa propre ipséité n’est que le résultat d’un choix dont lui-même n’a pu décider délibérément. «Du seul fait que notre choix est absolu, il est fragile » (EN, p. 543), ainsi que l’atteste l’angoisse qui menace sans cesse la subjectivité et que j’ai décrite comme la conscience que je prends de la fragilité de mon choix initial ou fondamen­ tal. En effet, l’angoisse est la saisie réflexive de la liberté par elle-même : je m’angoisse face à ma propre liberté12, qui est, du reste, « l’être de la conscience » (EN, p. 65)13. Tout ceci nous est devenu familier et il n’y a donc pas lieu d’y revenir ici. En revanche, afin de cerner le pro­ blème du «souvenir d’être», tentons de préciser davan­ tage pourquoi, en définitive, cette conscience vide se choisit. Pourquoi, en d’autres mots, ce vide se transcendet-il vers l’être et y instaure-t-il le manque ? La réponse apportée par Sartre dans La transcendance de U Ego n’est pas sans ambiguïté, on l’a vu. Si la conscience se constitue en conscience égologique, c’est pour se protéger contre son propre vide. Mais ce vide, en revanche, n’apparaît qu’à une conscience « individuée» (TE, p. 78). Dans L'être et le néant, le problème se voit ontologisé. On l’a vu, Sartre semble vouloir expliquer l’origine du pour-soi à partir d’une «décompression» de l’en-soi. Avec la «contradiction profonde14» qu’implique 12. «...la liberté, qui se manifeste par l’angoisse se caractérise par cette obligation perpétuellement renouvelée de refaire le moi qui désigne l’être libre» (EN, p. 72). 13. L’angoisse s’affirme là où une conscience perd ses attaches et où, au lieu de se faire un rien qui se transcende vers un quelque chose irréel, se fait conscience de rien. Or, pareille conscience emmène sa perte, puisqu’« une conscience qui ne serait conscience de rien serait un rien absolu» (EN, p. 716). 14. EN, p. 715.

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cette hypothèse ontologique: d’une part, l’en-soi se fait conscience afin de se fonder (EN, p. 714), mais d’autre part, c’est la conscience seule qui introduit l’idée même d’un projet, c’est elle seule qui formule le «afin». J’ai d’ailleurs montré comment cette «contradiction pro­ fonde» traverse tout L'être et le néant. Un exemple, seule­ ment : d’une part le pour-soi est pure décompression d’être, manque d’identité ou infinie présence à soi. Il est une unité ouverte et jamais achevée. D’autre part, l’en-soi sera décrit à partir de ce pour-soi qu’il a fait naître : son identité est une «compression infinie» (EN, p. 116) : « L’identité, c’est le concept limite de l’unification. » Cette contradiction, pour ne pas dire, cette dialectique, a le mérite de manifester pourquoi la conscience souffre de son propre vide : c’est parce qu’elle garde en elle le « souvenir d’un être » qui « dans un projet de se fonder luimême, se donnait la modification du pour-soi» (EN, p. 715). En d’autres mots, le pour-soi reste hanté par une «synthèse idéale» dont il n’est lui-même que la désagré­ gation. De fait, le pour-soi souffre du vide dans un désir de retrouver une pure identité perdue, il se fait manque à être afin de réaliser « l’être total ». C’est-à-dire, Dieu. L'être total, celui dont le concept ne serait pas scindé par un hiatus et qui, pourtant, n 'exclurait pas l'être néantisant-néantisé du pour-soi, celui dont l'existence serait synthèse unitaire de l'en-soi et de la conscience, cet être idéal serait l'en-soi fondé par le pour-soi et identique au pour-soi qui le fonde, c'est-àdire l'ens causa sut. (EN, p. 717)

Voilà pourquoi le pour-soi souffre d’un manque et cherche à tout prix à conjurer ce néant qu’il est. Le moi subit cette « passion inutile » qui le pousse à se déterminer comme totalité ou unité à jamais manquée. Toute mon existence illustre ce désir d’être: elle est la persévérance

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d’une conscience absolue à se laisser envoûter par un être dont elle n’a gardé qu’un souvenir. C’est pourquoi elle se décide à se choisir face à l’en-soi et opère ce choix, en ten­ tant d’atteindre une «valeur». Car agir selon telle valeur (par exemple la noblesse) c’est chercher à accomplir une synthèse entre un néant et un être, c’est d’une part agir comme si mon acte était entièrement « inspiré » par elle et d’autre part la choisir en raison d’une fin projetée. C’est donc désirer réaliser un « en-soi-pour-soi », une entité contradictoire, qui serait à la fois finalité et saturation, manque et plénitude, faim et assouvissement, en un mot : «désirer sans manquer»15. Un comportement aussi banal que la faim est en effet «un désir d’être» (EN, p. 652), c’est-à-dire un désir qui ne cherche pas à s’éteindre dans sa satisfaction mais qui, dans son assouvissement même, cherche à se perpétuer comme désir, qui cherche une satu­ ration qui viendrait précisément se poser, sans l’amoin­ drir, sur le désir qui l’avait réclamé. Jouir d’un repas, c’est rassasier une faim demeurée désir. De même, vivre selon des valeurs, c’est réaliser une fin projetée qui demeure libre.

5. Souvenir d’être et passé Le paradoxe de la liberté, selon Sartre, renvoyait donc au fait que tout choix se détermine à partir de l’être. Il est un «absolu unselbstandig » : ce qui veut dire qu’il est forcé de se choisir au sein d’un être opaque et sans merci. Et s’il se choisit, ce n’est pas par caprice, mais parce que, paradoxalement, l’être même l’incite à le faire, s’il est vrai que l’être se décompose en pour-soi afin de se fonder.

15. R. Bernet, Conscience négative comme pulsion et désir, in: Conscience et existence. Perspectives phénoménologiques, o.c.t p. 194. J’y reviens tout à l’heure.

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Mais pourquoi, dans ce cas, l’en-soi se décompresset-il en une conscience vide et absolue ? N'est-ce pas là le véritable paradoxe, auquel j’ai fait allusion dans le cha­ pitre précédent? J’y ai montré que l’ambiguïté sartrienne semblait vouloir conjuguer en une seule pensée deux approches du pour-soi contradictoires : comme décom­ pression d’être ou comme conscience absolue. Il nous incitait par là à penser que le pour-soi est « alourdi » d'opacité ou de passivité qui ne limite en rien l'absolu de la conscience. Quoique la conscience soit profondément marquée de ce « souvenir d’être», l’en-soi n’en demeurera pas moins indigeste et massivement de trop. L’opacité au creux de la conscience ne me réconcilie pas avec l’être : au contraire, elle serait peut-être même l’origine du fait «qu’il n’y a pas de place pour le pour-soi dans l’être». Précisons donc davantage le problème du reste d'être dans son rapport à la liberté. Il est clair que l’en-soi ne se décompose pas en réflexivité qui lui serait propre, affine, qui serait fidèle à sa consistance d’en-soi, par exemple en une sorte de « chair » merleau-pontienne, à la fois être et modalité tactile du sens : il se décompose au contraire, et paradoxalement, en un vide translucide, une conscience qui relève d’un mode d’être radicalement opposé au sien. En revanche, il est vrai aussi que cette «déstructuration décomprimante » ne sécrète pas une conscience en survol, mais une conscience intentionnelle et qui a bien l’inten­ tion de fonder l’être : parce que cet en-soi se néantit préci­ sément et s’absorbe dans sa tentative de se fonder. C’est là, en outre, qu’intervient le «souvenir d’être» , puisque, dit Sartre, cette conscience, quoique « événement absolu » et sans quelque affinité ni prédisposition avec l’être, garde en elle «un souvenir d’être, comme injustifiable présence au monde». (EN, p. 127) Ce «souvenir d’être», rappelons-le, a une double portée. C’est premièrement en raison du souvenir de sa provenance que la conscience n’est pas un point de vue de survol abstrait, mais se fait conscience

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intentionnelle et conscience de monde, c’est-à-dire se dépasse vers un transcendant, s’arrache à soi et au réel pour appréhender celui-ci comme monde. C’est deuxiè­ mement le souvenir d’être qui explique en quoi ce monde lui-même demeure fragile: il n’émane pas de l'être, mais de sa décompression, du pour-soi, qui, hanté par sa propre origine, l’est aussi, corrélativement, par le risque perpé­ tuel de voir s’effondrer la cohésion de ce monde dans le désordre dans l’en-soi. Mais qu’est-ce que cette dualité implique au niveau de la nature même de ce reste et de son rapport avec la conscience ? Peut-être disposons-nous enfin des moyens d’y répondre. A l’issue de cette étude, on aura compris bien sûr que cette question formait d’emblée le véritable enjeu de mes recherches. Précisons donc : la conscience « vide » porte la cica­ trice de cette désagrégation de l’en-soi : rien ne la rattache à l’être, aucune affinité ou précompréhension ontolo­ gique; au contraire ce qu’elle découvre en elle-même ne fait qu’infirmer toute complicité entre elle-même et son extériorité. Ce qui reste en elle de l’en-soi ne s’investit pas dans son rapport avec le dehors et ne s’y alimente pas. Il s’agit d’un souvenir qui le hante, sans cependant se livrer comme tel. Il ne s’offre pas au passé et reste indifférent au choix par lequel celui-ci acquiert son sens. Au chapitre précédent, j’ai voulu montrer comment ce reste d’être interfère, en quelque sorte, avec l’unité ouverte que le pour-soi constitue par son choix initial. On peut le décrire de la manière suivante : il semble évoquer l’existence d’une forme d’identité en marge de l’unité du pour-soi et en deçà de la totalité détotalisée que son choix implique. Cette forme d’identité, on la retrouve également dans notre rapport avec le passé. Quel est dans ce cas le lien entre ce souvenir et le passé du pour-soi ? On vient de voir que pour Sartre, le sens du passé dépend des choix ou de la liberté. À la lumière de mes fins

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projetées vers le futur, cet en-soi est repris et incorporé dans mon élan vers l’avenir. C’est l’unité du projet qui lui confère sa cohérence et l’anime en totalité organisée. Ou encore, l’ordre des «choix d’avenir» va déterminer un ordre de mon passé. «C’est par ce projet que s’installe le système complexe de renvois qui fait entrer un fragment quelconque de mon passé dans une organisation hiérarchi­ sée et plurivalente où, comme dans l’œuvre d’art, chaque structure partielle indique, de diverses manières, diverses autres structures partielles et la structure totale. » (EN, p. 581) Autrement dit, afin que ce passé «inspire» mes conduites, il faut que je le maintienne à l’existence par mes choix. Ce n’est qu’à la lumière du projet qui l’éclaire qu’il se révèle comme contraignant (EN, p. 582). Par contre, le passé qui tombe en dehors du « cadre de notre projet essen­ tiel » est mort et glisse implacablement vers l’en-soi, il retombe comme fragment sans force et sans âme16. Mais ce n’est pas tout. Il y a aussi une forme de pré­ sence du passé qui, d’une certaine manière, ne s’inscrit pas tout à fait dans l’opposition entre passé vivant et orga­ nisé et passé fragmenté et mort. Il existe un passé comme fragment, et néanmoins vivant. C’est le souvenir involon­ taire. Là où le passé organisé reste vague et indéterminé, ce souvenir est rigoureusement précis. Mais là où le passé fragmenté demeure sans vie, celui-ci semble vivant. D’où vient sa précision ? Non pas du projet actuel, mais de l’élan du projet passé. Ce passé revient comme emporté par un futur antérieur : dans ce passé, je me sens à nouveau emporté par un choix d’autrefois et que mon projet actuel avait oublié. Sartre recourt bien à semblable analyse, mais uniquement afin d’expliquer la raison pour laquelle le 16. «Le projet actuel décide si une période du passé est en conti­ nuité avec le présent ou si elle est un fragment discontinu d’où l’on émerge et qui s’éloigne. » (EN, p. 582)

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passé demeure «en sursis». Le passé n’a en effet aucun sens définitif, puisque, au passé déjà, il était gouverné par un projet qui lui-même était pure « attente ». Et dès lors, «cette homologation qu’elle attendait d’une liberté future, elle se condamne, en se passéifiant, à l’attendre perpétuellement» (EN, p. 583). Mais c’est justement cette attente passée qui dans le souvenir précis revient. Ce passé évoque une distance face à la totalité que je suis actuellement et s’il revient comme mien, ce n’est pas parce mon futur actuel l’a rappelé, mais parce que c'est lui qui m'a rappelé à soi. Je retrouve un passé qui semble encore animé des projets par lequel il était autre­ fois emporté. Et c’est bien pourquoi Swann, en retrou­ vant après tant d’années et par hasard une lettre qu’Odette lui avait adressée au moment où il était encore éperdument amoureux d’elle, sent qu’il a bien vieilli. Ce qu’il ressent, c’est toute la distance qui l’arrache à tels désirs passés. Mais cette distance, il ne peut la ressentir que dans la mesure où ces élans ne se sont pas évanouis dans la totalité animée par son projet actuel. Ce passé revient avec insistance parce que quelque chose en lui ne passa pas. C’est, comme dirait Proust, « ce qui, quand toutes les larmes sont depuis longtemps taries, apparemment pleure encore»17. Ce passé demeure ancré à un reste qui ne s’efface pas dans la tota­ lité hiérarchisée et ouverte que je suis et qui continue à hanter un choix encore vif, mais inexorablement révolu. Ce reste d'être immuable empêche tel passé aussi bien de mourir complètement, que de se dissoudre dans le tout actuel. Et c’est pourquoi à la lumière de ce souve­ nir, mon projet actuel en tant que tel apparaît comme contingent et immotivé. Malgré sa reprise du passé, il a laissé échapper quelque chose qui ne veut pas s’effacer pour autant. 17. M. Proust, À la recherche du temps perdu, o.c.. Tome IV, p. 4.

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Ce qui est en effet surprenant, c’est la précision et la fraîcheur inentamée, pour ne pas dire virginale, avec laquelle ce passé revient18. Si le passé revient avec une telle précision, c’est dans la mesure où le choix antérieur demeure en proie à ce reste qui résiste aux protentions du présent. Et ce reste, le souvenir l’évoque comme un sur­ plus : il me rappelle, en plus des événements d’autrefois, le fait que je les avais oubliés. Et il ne faut évidemment pas comprendre cet oubli comme le signe d’un manque de souvenirs (quel est le nom de ...) mais d’une surabon­ dance. La particularité du souvenir involontaire tient au fait que ce passé évoque un manque sans être pour autant souvenir de manque. Je ne revis pas un « manque à être » passé, ni ne revis le passé en fonction du désir d’être actuel. Ce que je ressens, c’est par contre d'avoir d'entrée de jeu manqué ou raté un être. Ce qui revient n’est donc pas simplement l’attente pas­ sée, la totalité ouverte d’autrefois : je ne revis pas le choix passé comme tel et ne retombe pas en enfance. Je le revis au sens où il semble rester en proie à ce reste qui n’est pas de l’ordre du passé et ne semble animé par rien. C’est comme si j’étais malgré moi resté attaché à quelque chose qui ne s’est pas laissé emporter par mes projets et autour de quoi le projet passé aussi bien qu’actuel continuent de pivoter. Et cet attachement n’est pas le reflet d’un choix, mais le précède. On comprend par conséquent pourquoi aucun choix ne l’affecte ni ne le modifie. 18. «Oui, si le souvenir, grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d’un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis perdus. » (M. Proust, À la recherche du temps perduy Tome IV, p. 449)

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Peut-être le souvenir involontaire illustre-t-il en quelque sorte ce que pourrait signifier le « souvenir d’être» sartrien. Mais entendons-nous : je ne cherche nullement à « psychologiser » un souvenir d’ordre onto­ logique. Je cherche à montrer en quoi un souvenir, sou­ vent réduit à un phénomène d’ordre psychologique, est hanté d’un reste qui lui échappe et qui détermine profon­ dément le rapport du pour-soi avec l’être en tant que tel. Le souvenir involontaire a une portée ontologique au sens où il montre comment le pour-soi demeure entaché d’un reste qui l’arrache à son rapport avec l’en-soi. Ou encore : entre être et néant, ce souvenir échappe à toute entreprise du pour-soi pour fonder l’en-soi. Avant même de se choisir face à cette extériorité adverse, le pour-soi est habité par un reste qui ne se dissout pas dans ses choix, et qui refuse de retomber en en-soi ou en facticité. Ce reste trouble son accouplement avec l’être bien plus qu’il ne le consacre, et explique l’ampleur de l’ambi­ guïté sartrienne à laquelle j’ai fait plusieurs fois allusion. En effet, ce reste vient fendre l’écart même avec lequel le pour-soi s’engage dans l’être. Il s’impose avec une certaine «intensité» ou, je l’ai décrit au chapitre sur les synesthésies, comme pure différence en soi, du fait même qu’il ne se lie à aucune différenciation instaurée. Cette intensité, c’est ce que je nomme la singularité. C’est elle, finalement, qui «libère» la conscience, tant elle évoque une identité en marge du choix fonda­ mental. Elle apparaît ainsi comme une identité en deçà de l’opposition entre l’en-soi et le pour-soi, et qui échappe à l’identité de l’être comme pure compression du pour-soi, et à l’unité du pour-soi comme pure décom­ pression de l’être. N’est-ce pas, au fond, cette identité singulière qu’évoque Proust, lorsqu’il décrit comment Marcel, au «temps retrouvé» se sent comblé de joie et de tristesse à l’occasion des réminiscences qu’il venait de vivre? À ce sujet, il écrit en effet ceci : «Je me sou-

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vins avec plaisir, parce que cela me montrait que j’étais le même alors et que cela recouvrait un trait fondamental de ma nature, avec tristesse aussi, en pensant que depuis lors je n’avais pas progressé... »19.

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19.

M. Proust, À la recherche du temps perdu, Tome IV, p. 457.

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CHAPITRE 9

La punition de Prométhée

Introduction

«Je retiens ce que je veux. Mais le difficile n’est pas là. Il est de retenir ce dont je voudrai demain », se plaint Monsieur Teste1. Cette plainte confirme probablement les soupçons du narrateur : que Monsieur Teste était arrivé à «découvrir des lois de l’esprit que nous ignorons». Sa « gymnastique intellectuelle », ayant découvert « l’art déli­ cat de la durée » semble avant tout trahir un souci bien particulier : comme dirait Sartre, nous avons affaire à une forme temporelle où, «je m’attends dans le futur, où “je me donne rendez-vous” » (EN, p. 73). Et le souci exprime la crainte « de ne pas me trouver à ce rendez-vous, de ne plus même vouloir m’y rendre » (EN, p. 73). Mais comment expliquer l’origine de pareil souci? Pourquoi en effet se soucier de ce moi futur et de sa mémoire, vu que le moment venu, on aura peut-être même oublié le souci en tant que tel ? À ce propos, à la mort d’Albertine, le narrateur de la Recherche affirme que ce qu’il craint le plus, c’est l’indifférence et l’oubli qui peu à peu rongent son chagrin. Car ce chagrin s’avère être l’unique lien qui le relie encore avec la personne regrettée. Mais, dit Proust, le moi qui survit à ce deuil ne se souvient même plus de cette crainte2. Finalement, cette indiffé-

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1. P. Valéry, Monsieur Teste, Paris, Gallimard, 1946, p. 19. 2. M. Proust, À la recherche du temps perdu, o.c., Tome IV, p. 174 et suiv.

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rence lui interdit de se sentir même affecté de cette perte ou de pareil oubli3. « Il y a la mort qui a passé, a rendu tout aisé et inutile »4. En un mot : pourquoi se préoccuper de l’existence d’un moi futur qui, le moment venu, aura oublié cette préoccu­ pation même ? On pourrait tenter d’expliquer l’origine de cette préoc­ cupation en renvoyant à l’angoisse qu’évoque au présent la conscience de ne jamais coïncider avec soi-même. Mon souci d’un moi futur ne ferait qu’hypostasier le sentiment que déjà au présent, mon moi m’échappe perpétuellement. Si donc je m’inquiète tellement pour la survivance d’un moi dont d’emblée je présume qu’il ne gardera rien des sentiments du moi passé, c’est parce qu’au présent déjà, une dissociation m’empêche de coïncider avec moimême. Cette inquiétude, comme les amours chez Proust, serait comme le fruit de cette angoisse. Et en un sens, c’est bien ce que penserait Sartre. Le souci de l’identité du moi se conjugue sur le fond même de la conscience d’un manque d’identité. C’est l’inquié­ tude que suscite en moi la discontinuité du moi, le divorce entre la conscience et l’Ego, qui génère le désir d’être «soi», c’est-à-dire, d’être une identité à l’image d’un ensoi sans fissure ni écart. Le «désir d’être» cherche à conjurer toute évocation de manque en tentant de réaliser 3. À propos de la «crainte de 1*indifférence», voir par exemple le passage suivant: «Ce n’est pas que notre cœur ne doive éprouver, lui aussi, quand la séparation sera consommée, les effets analgésiques de l’habitude; mais jusque-là il continuera de souffrir. Et la crainte d’un avenir où nous seront enlevés la vue et l’entretien de ceux que nous aimons et d’où nous tirons aujourd’hui notre plus chère joie, cette crainte, loin de se dissiper, s’accroît, si à la douleur d’une telle privation nous pensons que s’ajoutera ce qui pour nous semble actuellement plus cruel encore : ne pas la ressentir comme une douleur, y rester indiffé­ rent ; car alors notre moi serait changé [...] ce serait donc une vraie mort de nous-même, mort suivie, il est vrai, de résurrection, mais en un moi indifférent... », Tome II, p. 31-32 (Voir aussi Tome IV, p. 90). 4. Tome IV, p. 182.

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une synthèse idéale « en-soi-pour-soi », c’est-à-dire, à conjuguer comme on vient de le voir, en un même être désir et apaisement ; bref, à réaliser en tant que sujet ce que Char affirmait à propos du poème : être « amour réa­ lisé du désir demeuré désir»5. Or, nous venons de voir que le rapport entre le pour-soi et l’en-soi est alourdi d’un souvenir d’être qui lui-même ne se dissipe pas, ni en en-soi, ni en pour-soi. Comment ce reste d’être s’affirme-t-il au sein de la dynamique du poursoi et de son « désir d’être » ? Ou, de manière plus précise : tout souci de soi et du futur se réduit-il à cette crainte d’une perte de soi ? S’il est vrai qu’au sein de cette crainte insiste un rapport particulier avec un reste d’être, avec une forme d’identité en marge de celle du moi, on pourrait non seulement suggérer en quoi l’angoisse de cette perte repose sur le pressentiment de cette identité en marge du moi, indifférente au moi et à ses vicissitudes. Mais en outre, que ce pressentiment en tant que tel établi un rap­ port avec le (moi) futur qui résiste en un sens à cette crainte, qui lui survit ou lui demeure indifférent. Sans cependant permettre au sujet nul «espoir», ce rapport avec cette forme de « mêmeté » en marge du moi ou du sujet, rapport qui perfore le « désir d’être » évoque un rap­ port avec le moi futur à l’image du rapport qu’instaure le «souvenir d’être» avec un moi passé. Un rapport qui résiste et subsiste, malgré la mort du moi ou le divorce entre conscience et Ego, en un mot : malgré la liberté. Ce rapport, en un mot, c’est la singularité. Voilà ce qu’il faut, pour conclure, chercher à élucider.

5. René Char: «Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir», Seuls demeurent, in: Œuvres complètes, Paris, Pléiade, 1983, p. 162.

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1. Le désir d'être On a vu que le sujet sartrien se caractérise par un divorce ou une dissociation entre la conscience et l’Ego. Par son caractère absolu, toute conscience empêche le moi de coïncider avec soi-même — mais en même temps inter­ dit au moi de ne pas être soi. Ce « soi » est « indication du sujet lui-même» (EN, p. 119). Il représente selon Sartre «une distance idéale dans l’immanence du sujet par rap­ port à lui-même, une façon de ne pas être sa propre coïn­ cidence, d’échapper à l’identité tout en la posant comme unité, bref d’être en équilibre perpétuellement instable entre l’identité comme cohérence absolue sans trace de diversité et l’unité comme synthèse de multiplicité» (EN, p. 119). Cet équilibre n’est rien d’autre que ce qu’on appellerait présence à soi. Cette présence, en effet, s’insinue dans l’être comme une fissure impalpable, un «décollement de l’être par rapport à soi». Bref, une décompression de l’en-soi. L’être se fait présence et perd par là même la coïnci­ dence de l’identité. D’une part donc, la conscience impose un écart qui confronte l’être à soi, mais d’une manière qui lui interdit précisément toute fusion. Le sujet se voit donc rivé à soi par un écart qui l’arrache à son être à titre d’en-soi. De là ce caractère toujours double du rapport que le sujet entretient avec son être : il se sent rivé à un être dont la présence lui pèse, mais en même temps, qu’il ne peut pas être. Son être lui file entre les doigts dans l’effort même de le réaliser. «C’est l’obligation pour le pour-soi de n’exister jamais que sous la forme d’un ailleurs par rapport à lui-même, d’exister comme un être qui s’affecte perpétuellement d’une inconsistance d’être» (EN, p. 121). Autrement dit, le pour-soi est défaut d'être. Il se déter­ mine lui-même « à n’être pas l’en-soi. » (EN, p. 128), bref,

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à se transcender6. Mais que signifie ce « ne pas être » ? On peut dire qu’il établit un rapport interne au pour-soi, et non pas externe. Je ne constate pas, en effet, ne pas être « moimême» comme je puis constater que mon livre n’est pas une bouteille. Le rapport interne du «n’être pas» pénètre mon être et s’y impose comme expérience du manque. Le défaut d’être s’articule donc au creux du sujet comme manque à être. Dans la conscience qui établit ma présence à mon être, je souffre de ne pas être moi-même. Je suis donc hanté par la présence d’un être que jamais je ne pourrai rejoindre, précisément par qu’il ne s’offre à ma conscience. C’est pourquoi tout désir chez Sartre s’impose comme désir d’être, soit désir de conjurer cette distance et ce manque que la conscience inflige à l’être. Le pour-soi se dépasse non pas vers un anéantissement de la conscience, il ne veut pas se perdre dans l’en-soi : « C’est pour le poursoi en tant que tel que le pour-soi revendique l’être-ensoi » (EN, p. 133). Son désir le pousse à se revendiquer comme fondement de son être, et à réaliser une réconcilia­ tion impossible entre l’en-soi et le pour-soi. Cette syn­ thèse contradictoire cherche donc à conjuguer en un même temps le désir et son apaisement. Par exemple, une soif n’est jamais pur et simple besoin : comme phénomène physiologique, la soif n’implique aucune transcendance et ne se dépasse pas vers sa propre atténuation. Ce phéno­ mène psycho-physique est un état positif qui ne renvoie qu’à lui-même, tout juste comme «l’épaississant d’une solution dont l’eau s’évapore ne peut être considéré en luimême comme un désir d’eau de la solution » (EN, p. 130). Une soif est désir et dès lors se transcende. En un mot, elle est manque et s’échappe vers un objet désiré (un verre d’eau) afin de réaliser une unité entre le désir et son apai-

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6. «Ce que la description ontologique a fait immédiatement paraître, c’est que cet être est fondement de soi comme défaut d’être, c’est-à-dire qu’il se fait déterminer en son être par un être qu’il n’est pas» (EN, p. 128-129).

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sement. Je cherche à étancher ma soif sans sacrifier ce qui en elle insiste comme désir. Cette synthèse ou totalité impossible hante le fond même de toute jouissance7. Jouir de ce verre d’eau, c’est en un sens évoquer et provoquer le désir qui me poussait vers lui, c’est chercher à le susciter, le ressusciter ou le conserver comme désir. Toutefois, du fait même qu’une soif est désir, son apaisement renvoie à un infini : «Le désir même tend à se perpétuer, l’homme tient farouchement à ses désirs » (EN, p. 146, après l’eau, on passe au pastis...). Bref, la réalité humaine comme désir d’être est «souffrante dans son être, parce qu’elle surgit à l’être comme perpétuellement hantée par une totalité qu’elle est sans pouvoir l’être, puisque justement elle ne pourrait atteindre l’en-soi sans se perdre comme pour-soi. Elle est donc par nature conscience malheureuse, sans dépas­ sement possible de l’état de malheur» (EN, p. 134). Chaque désir renvoie à un horizon constitué par l’élan même qui pousse le pour-soi vers lui. On aura compris qu’au fond, ce désir d’être, lui aussi, se conjugue selon une structure identique à celle qui détermi­ nait la dynamique de l’imaginaire, bref de la liberté : c’està-dire la « double néantisation ». Il est dépassement du donné réel vers un donné absent. Cette structure s’impose donc aussi dans tous nos rapports et nos sentiments. Sartre donne l’exemple d’une souffrance. Une fois de plus, souffrir ce n’est pas subir l’une ou l’autre affection physiologique, c’est d’emblée la dépasser. Or, ce dépasse­ ment n’est pas quelconque: comme celui de l’imaginaire8, 7. «La soif, le désir sexuel, à l’état irréfléchi et naïf, veulent jouir d’eux-mêmes, ils cherchent cette coïncidence avec soi qu’est l’assou­ vissement, où la soif se connaît comme soif dans le temps même où le boire la remplit» (EN, p. 146). 8. «Tout existant, dès qu’il est posé, est dépassé par là même. Mais encore faut-il qu’il soit dépassé vers quelque chose. L’imaginaire est en chaque cas le «quelque chose» concret vers quoi l’existant est dépassé.

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il cherche à conjurer le manque qu’il a lui-même creusé. Ainsi, un sentiment, par exemple cette souffrance, cherche à s’envoûter dans l’espoir de conjurer le manque d’être qui le ronge. Puisque ma souffrance s’échappe vers la conscience de souffrir, je ne puis la subir ou être entièrement débordé par elle. Je dois la réaliser, jouer sans répit la comédie de souffrir. « Ma souffrance souffre d’être ce qu’elle n’est pas, de n’être pas ce qu’elle est; sur le point de se rejoindre elle s’échappe, séparée d’elle par rien, par ce néant dont elle est elle-même le fonde­ ment. » (EN, p. 136). Ma souffrance n’est pas assez, au creux de ma souffrance un manque demeure : c’est pour­ quoi elle reste «trop bavarde». Par conséquent, par une incantation magique je cherche à me laisser envoûter par elle et à atteindre cet imaginaire d’une souffrance en-soi demeurée pure et opaque au sein du pour-soi. Cet imagi­ naire ou cette synthèse entre l’en-soi et le pour-soi se donne au vécu comme le « sens » concret du manque, tel que le vit mon être présent. Elle hante le pour-soi comme un sens latent, de même que l’imaginaire représentait «à chaque instant le sens implicite du réel » (IM, p. 360). Le « soi » a quelque chose d’imaginaire. Or, ce sens n’est toutefois qu’une exigence, et non un « recours ». Il n’existe que posé par une liberté, exige dès lors une obligation perpétuelle à le poser. «Et c’est ici qu’apparaît l’angoisse», comme saisie du soi «en tant qu’il existe comme mode perpétuel d’arrachement à ce qui est » (EN, p. 72-73). Elle est, on l’a vu, la reconnais­ sance d’une possibilité comme ma possibilité, soit de ma Lorsque l'imaginaire n’est pas posé en fait, le dépassement et la néanti­ sation de l’existant sont enlisés dans l’existant, le dépassement et la liberté sont là mais ils ne se découvrent pas, l’homme est écrasé dans le monde, transpercé par le réel, il est le plus près de la chose. Pourtant dès lors qu’il appréhende d’une façon ou d’une autre (la plupart du temps sans représentation) l’ensemble comme situation, il le dépasse vers ce par rapport à quoi il est un manque, un vide etc. » (IM, p. 359)

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liberté. En cela, « elle se constitue lorsque la conscience se voit coupée de son essence par le néant ou séparée du futur par sa liberté même» (EN, p. 73). Elle s’impose dans cette crainte « de ne pas me trouver au rendezvous », crainte de l’indifférence qui me ronge et qui m’ar­ rache à moi-même. Ainsi, l’angoisse que je puis éprouver en écrivant un livre (EN, p. 74 et suiv.) trahit la conscience que j’ai du fait que cet ouvrage est ou n'est que mon possible, et que dès lors rien ne me garantit de vouloir le terminer demain. Rien ne me relie au passé, à l’exigence du « moi voulant écrire ce livre », du moi qui a projeté d’écrire cet ouvrage - et rien ne peut me contraindre de le terminer. C’est pourquoi cet ouvrage peut devenir une possibilité à propos de laquelle je peux sentir l’angoisse: le fait que seule ma liberté l’engage et que rien ne me protège contre un possible abandon. Si je travaille obstinément, c’est surtout pour conjurer cette intuition angoissante que céder, c’est me perdre. Ou inversement, si je désire rester le même et conserver mes engagements passés, c’est afin de surmonter cette fissure qui me sépare de moi et qui m’angoisse.

2. La possession

Bien sûr, cette angoisse ronge tous mes rapports avec le monde ; toute action est rongée par cette intuition que rien ne me justifie et que mon être n’est que «défaut d’être». C’est pourquoi toute action cherche à s’appro­ prier l’être du monde, comme manière d’en être totale­ ment possédé. Regardons-y de plus près. Sartre montre d’abord comment les trois «caté­ gories» de l’existence humaine, faire, avoir et être ne sont pas irréductibles. Avoir et faire sont l’expression d’un désir d’être, et cherchent à établir un lien interne entre moi et l’objet acquis ou fabriqué, c’est-à-dire un

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lien qui concerne mon être, qui me détermine dans ce que je suis. Créer un objet, par exemple une œuvre d’art, suppose un double rapport de synthèse d’appropriation, de syn­ thèse du moi et du non-moi. D’une part ma conscience conçoit l’objet en le créant ou en le fabriquant - d’autre part elle le rencontre. « L’esprit la produit continuellement et cependant elle se tient toute seule et comme dans l’in­ différence par rapport à cette production » (EN, p. 667). En d’autre termes, l’objet existe par moi, c’est moi qui le crée et le soutiens à l’être dans «une création continuée» (EN, p. 665) : le tableau est mien comme une émanation perpétuellement renouvelée. Mais en même temps, il m’échappe et se distingue radicalement de moi : pour être mien, et donc pour exprimer un lien de possession, il faut qu’il demeure en-soi, qu’il garde son adversité et son impénétrabilité. Qu’il exprime donc son existence de luimême. Il s’agit dès lors d’une synthèse idéale, par laquelle je cherche avant tout à m’approprier précisément cette adversité, à la faire mienne et, par conséquent, à me faire être en elle. Écrire un livre c’est en effet, avant toute chose, chercher à se laisser envoûter par l’objet qu’on veut traiter, à tel point qu’on éprouve sa propre créativité comme éma­ nant de lui. Avoir et être ne font qu’un : je suis totalement la connaissance que j'ai accumulée et que je maîtrise sur tel objet de telle manière que toutes mes pensées, associa­ tions et idées sont dictées par lui. Je suis cette pensée vouée à lui. Et ce que je produis ou crée s’avère être le fruit même de cette synthèse idéale, son extériorisation ou sa matérialisation. Il la prolonge au dehors. Aussi, quand Marcel, dans Albertine disparue, reçoit enfin son premier article paru dans Le Figaro, il cherche à relire son article en s‘efforçant de se persuader qu’il est d’un autre, afin de subir du dehors, de manière neutre et désintéressée, la marque qu’il porte de sa propre pensée. Cet article affirme son être dans ce qu’il appelle «ce pain miraculeux, multi-

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pliable, qui est à la fois un et dix mille»9. Cet objet, c’est lui, extériorisé, ouvert à tous — mais en même temps, il reste un objet. De là son « inquiétude » : « Le lecteur non prévenu verra-t-il cet article ? ». Créer un objet exprime donc lui aussi un désir d’être. Mais pas seulement créer : comment comprendre par exemple cette tendance à laisser une marque sur des objets, sur des murs ou des façades ? Pour se l’approprier: en souillant telle face visible, on « expose » que ce réel a un sens pour quelqu’un et qui par conséquent échappe à autrui. Je dérobe à l’autre une partie du sens de ce réel. Les graffitis n’expriment nullement un désir de «s’expri­ mer» (il existe à cet effet des canaux plus appropriés), mais de « posséder» une partie du réel, de cet être concret en opérant une synthèse d’appropriation : je revendique le fait que tel objet s’est découvert à moi, que je suis celui à qui il s’est révélé, et qu’il ne reçoit son sens final que de moi seul. Non seulement son sens, mais son être, c’est-àdire, tout ce que cet objet finalement signifiera pour autrui. En même temps je lui dérobe la liberté de s’approprier ce morceau d’être. En profanant l’être je cherche à violer la liberté de celui qui le découvre. Certes, il existe multiples formes du faire qui expri­ ment ce «désir d’être». Prenons l’exemple suivant: je désire posséder une bicyclette (EN, p. 682). D’abord, je ne désire pas simplement cet objet en tant que tel, parce que mon désir exprime plutôt une tentative de m’unir à cet objet par un rapport interne, de manière à constituer

9. «Ce que je tenais en main, ce n’est pas un certain exemplaire du journal, c’est l’un quelconque des dix mille; ce n’est pas seulement ce qui a été écrit par moi, c’est ce qui a été écrit par moi et lu par tous. Pour apprécier exactement le phénomène qui se produit en ce moment dans les autres maisons, il faut que je lise cet article non en auteur, mais comme un des autres lecteurs du journal ; ce que je tenais en main ce n’était pas seulement ce que j’avais écrit, c’était le symbole de l’incar­ nation dans tant d’esprit. » (Tome IV, p. 148)

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avec lui une unité particulière (je pourrais en effet louer un vélo). Désirer avoir tel engin, c’est réaliser sur lui un désir d’être. Celui-ci s’exprime donc par rapport à cet objet particulier et dans une certaine relation d’être, celle de ravoir et du faire. «Ainsi l’appropriation serait un rapport d’être entre un pour-soi et un en-soi concret, et ce rapport serait hanté par l’indication idéale d’une identifi­ cation entre ce pour-soi et l’en-soi possédé» (EN, p. 679). Je ne désire pas simplement avoir cet objet par­ ticulier: cet «avoir», ce lien de possession exprime un désir de surmonter mon manque à être en possédant l’être ou l’en-soi. À travers lui, c’est l’en-soi que je cherche à conjurer dans son indifférence ou dans son adversité. L’existence par exemple de cette bicyclette que je viens d’acquérir est déterminée par ma situation : l’objet est inséré dans la totalité de mes entours, de mon monde. Il devient donc « puissance » de me rendre au travail, de me promener avec des amis ou de leur rendre visite ; il est donc «coloré» ou animé par l’usage que j’en fais. Mais cette insertion implique que, en un sens, cet objet «c’est un peu moi ». Cette bicyclette forme un tout avec ma per­ sonne. À la limite, je dirais même que, comme dans les cérémonies funèbres primitives, m’enterrer sans elle, c’est un peu comme m’enterrer amputé d’une de mes jambes10. En général, la totalité de mes possessions reflète la totalité de mon être. «Je suis ce que j’ai». Posséder telle bicyclette, c’est en être possédé, mais aussi la hanter. Et dès lors, elle m’appartient comme corrélât même de ma manière de m’approprier le monde. Je veux posséder cet objet, non tant dans sa manière d’être que son être lui-même. « C’est en effet à titre de représentant concret de l’être-en-soi que nous désirons nous l’appro10. «Les objets avaient cette qualité singulière d'être aux morts. Ils formaient un tout avec lui, il n’était pas plus question d’enterrer le défunt sans ses objets usuels que de l’enterrer, par exemple, sans une de ses jambes. » (EN, p. 677)

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prier, c’est-à-dire nous saisir comme fondement de son être en tant qu’il est nous-même idéalement» (EN, p. 686). Mon désir de posséder telle bicyclette exprime donc l’épopée ontologique qu’est le pour-soi dans son désir d’être. Je possède en lui les possibles qu’il me per­ met d’agencer. Et dans chaque articulation de ces pos­ sibles, je me manifeste comme fondement. Par exemple, je peux décider d’utiliser cette bicyclette pour gravir tel col ou telle montagne. Cette décision conjugue et met en scène le désir même de conjurer ou de m’approprier l’être. Cet effort un peu absurde avec lequel je m’obstine dans l’ascension de la montagne exprime le désir de m’appro­ prier l’impénétrabilité de l’en-soi, sa permanence intem­ porelle, son indifférence souveraine et insolente, sous l’espèce de cette masse de terre et de pierre. La conquête de cette masse concrète effectue ma manière de vaincre son extériorité et réalise mon désir de combler mon manque à être. Je mesure le progrès de ma victoire sur l’être par ma victoire sur ma propre fatigue. En même temps, je me fais être celui par qui cette montagne est vaincue : à chaque coup de pédale, je vaincs le défi libre et absurde de la gravir, et joue une fois de plus le drame de mon projet d’être. Cette obstination à gravir ce col, c’est la même qui me pousse dans d’autres tâches et circons­ tances, c’est celle qui réalise mon choix d’être en tant que tel11. Ou inversement, ce choix d’être et constitutif de ma subjectivité se réalise uniquement comme choix et comme totalité éminemment concrets. C’est face à cette montagne que je veux être. Et celle-ci, il faut qu’elle existe comme rencontrée, soit comme extériorité, mais que sa rencontre ne fasse qu’un avec le choix que je fais (EN, p. 688). Et 11. La crainte de “céder” c’est, ici aussi (vois plus haut chapitre 6, à propos des «qualités »), la crainte de me perdre, et contient la révélation du caractère injustifiable du choix initial qui me constitue. «Ainsi, sommes-nous perpétuellement menacés de nous choisir — et par consé­ quent de devenir - autres que nous sommes. » (EN, p. 543).

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ainsi, cette obstination à gravir cette montagne exprime une manière de la posséder, c’est-à-dire, d’être, de créer entre elle et moi un lien magique et intime. « Cette mon­ tagne que je gravis, c'est moi dans la mesure où je la vaincs; et lorsque je suis à son sommet, que j’ai « acquis », au prix de mêmes efforts, ce large point de vue sur la vallée et sur les cimes environnantes, je suis le point de vue ; le panorama, c’est moi dilaté jusqu’à l’horizon, car il n’existe que par moi, que pour moi». (EN, p. 681). Je me donne sur elle un droit de propriété particulière : ce paysage, il est à moi, il est moi, car je l’ai acquis par mes propres moyens. Quiconque s’aventure ici m’atteint dans mon être. Voilà donc pourquoi posséder cette bicyclette déborde le désir de jouir simplement de son usage concret. En me l’appropriant, j’accomplis une épopée d’être par les possibles qu’elle crée. Bien sûr, ce lien entre le moi et le non-moi est magique et idéal. L’objet garde son extériorité d’indiffé­ rence, et le pour-soi demeure conscience ou liberté abso­ lues. C’est précisément elles que la possession cherche à conjurer, en créant de manière incantatoire un lien entre l’objet et moi qui demeure symbolique, et donc indéfini. Je ne peux pas a priori déterminer les limites et le sens de la possession. Bref, comme dit Sartre, lui-même ama­ teur de bicyclette :

Posséder une bicyclette, c'est pouvoir d'abord la regarder, puis la toucher. Mais toucher se révèle de soi-même comme insuffisant ; ce qu'il faut, c'est pou­ voir monter dessus pour faire une promenade. Mais cette promenade gratuite est elle-même insuffisante ; il faudrait utiliser la bicyclette pour faire des courses. Et cela, nous renvoie à des utilisations plus longues, plus complètes, à de longs voyages à travers la France. Mais ces voyages eux-mêmes décomposent en mille comportements appropriatifs dont chacun

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renvoie aux autres. Finalement, comme on pouvait le prévoir, il a suffi de tendre un billet de banque pour que la bicyclette m'appartienne mais il faudra ma vie entière pour réaliser cette possession ; c'est bien ce que je sens en acquérant l'objet : la possession est une entreprise que la mort rend toujours inachevée. (EN, p. 682).

3. La singularité

Le lien de possession est donc «symbolique» au sens où il symbolise un idéal irréalisable et que mon désir d’être, mon appel d'être cherche à conjurer. Or il existe une possession qui me concerne, mais d'un être que je ne possède pas, qui me hante, sans que moimême je ne puisse hanter ni posséder l’objet. Au lieu d’un syncrétisme entre moi et non-moi et d’une incantation qui s’efforce d’établir un lien magique qui comblerait le manque à être, je suis poursuivi par un trop d'être, un reste en marge du projet d’appropriation. De là, il s’agit d’un lien qui m’aliène des objets au lieu de confirmer la totalité de mon projet. Un lien qui me dépossède du moi colle à un être qui reste en deçà de mes entours, qui n’est pas animé par mon monde, et ne le colorie pas. Ce qui me rattache à ce reste d’être est, à l’image d’un souvenir, un lien qui survit et résiste aux liens qui résultent d’un effort d’appropriation. Aux chapitres précédents, j’ai montré en quoi l’exis­ tence de ce « souvenir d’être » tel que le décrit Sartre, déterminait profondément l’enjeu et les ambiguïtés de son épopée ontologique : le fait que l’en-soi se décomprime en une conscience vide et absolue. Cela nous a incité à saisir ce reste d’être en termes d’une sorte de passivité qui, para­ doxalement, ne limite en rien la spontanéité translucide de la conscience. Ce souvenir ne garantit aucun lien avec l’en-soi, mais au contraire, ne fait qu’infirmer toute com-

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plicité entre le pour-soi et son extériorité. Ce qui reste en lui de l’en-soi ne s’investit pas dans son rapport avec le dehors et ne s’y alimente pas. Il s’agit d’un souvenir qui le hante, sans cependant se livrer comme tel. Il résiste au projet du pour-soi, et insiste en évoquant une forme d’identité en marge de l’unité du pour-soi et en deçà de la totalité détotalisée que son choix implique. J’ai montré comment cette forme d’identité se retrouve dans notre rapport au passé, et comment il se laisserait saisir à l’aide du souvenir involontaire proustien. Or, chez Proust, ce souvenir involontaire ne forme qu’un exemple parmi tant d’autres visant à illustrer cette sorte de lien particulier avec des êtres en retrait de toute appropriation. En un certain sens, toute la Recherche se trouve parsemée de ces éclats d’être, ces appels singuliers qui viennent troubler la vie ou «l’apprentissage» du nar­ rateur. Ils le troublent, parce qu’ils ne se subordonnent pas à ses projets, ne l’interpellent pas en fonction de son rap­ port initial avec l’être. Au contraire, ces appels et les impressions qu’ils imprègnent en lui semblent le fasciner en raison de quelque chose qui gronde en dessous d’eux et refuse de se laisser résorber dans la pensée qui cherche à les saisir. Comme je l’ai décrit à propos des impressions dans le chapitre sur les synesthésies, une sensation trouble le narrateur, parce qu’un élément interne à elle-même fait qu’elle se lève et se révolte contre toute soumission à tout ce qui la relie au monde ou à l’être. Cet élément, à la suite de Deleuze, je l’ai décrit comme «intensité», «comme pure différence en soi »12 : ce qui « fait la différence » reste insaisissable, rebelle à toute appréhension, et ne renforce plus notre rapport aux objets du monde, à quelque élément de l’être, mais au contraire, saisit dans le monde ce qui le concerne exclusivement. Le monde lui-même semble ins­ piré et aspiré par cette différence. 12. Voir chapitre 2.

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Chez Proust, ces éclats insistent comme appel ou font signe d’une manière qui d’une part interrompent le rap­ port appropriatif avec le monde, mais d’autre part évo­ quent un lien qui semble me concerner en propre, me hanter malgré moi. Ainsi, ce lien s’établit, non pas comme l’expression d’un manque, mais insiste de surcroît: il est de trop au sein des rapports que conjugue le pour-soi dans sa quête appropriative de sa synthèse avec l’en-soi. C’est pourquoi ce surcroît d'être, ce lien supplémentaire m’in­ terpelle avec une présence qui s’excepte de celle que forme l’apparaître des choses. De là son inclassable inten­ sité : il s’impose comme un dehors, comme extérieur à mon projet d’être, mais en même temps comme un dedans, comme excès et abcès qui enfle au sein même de l’élan d’intentionnalité qui me pousse vers l’être. Prenons un exemple type issu de la Recherche. Un des passages emblématiques à ce sujet est bien entendu celui qui raconte l’épisode des «trois arbres d’Hudimesnil ». En descendant sur Hudismesnil, Marcel est pris d’un bonheur, qui reste cependant incomplet, quand il aperçoit, en retrait de la route en dos d’âne, trois arbres qui devaient servir d’entrée à une allée couverte... Il reconnaît ce bonheur comme analogue à celui que lui avait entre autres causé la vue des clochers de Martinville, ou l’audition de la «petite phrase» etc. Les trois arbres recouvrent « quelque chose » pour le narrateur et empê­ chent en même temps de découvrir le sens de leur appel. Marcel les rapproche du passé comme si le sens de leur présence mystérieuse pouvait être contenu par la mémoire («je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient détachés, mais je sentais qu’il m’avait été familier autre­ fois... » Tome II, p. 77). Cette inaccessibilité attriste le narrateur, comme s’il venait de « mourir à lui-même ou de renier un mort... ». Proust décrit cette «rencontre» de la manière suivante :

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Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu ’ils recouvraient quelque chose sur quoi il n'avait pas prisef...]. Où les avais-je déjà regardés ? [...] Fallait-il croire qu’ils venaient d’an­ nées déjà si lointaines de ma vie que le paysage qui les entourait avait été entièrement aboli dans ma mémoire et que comme ces pages qu’on est tout d’un coup ému de retrouver dans un ouvrage qu’on imaginait n’avoir jamais lu, ils surnagent seuls du livre oublié de ma pre­ mière enfance ? [...] Je ne savais pas. Cependant ils venaient vers moi [...]. Je crus que c’était des fan­ tômes du passé, de chers compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs sou­ venirs. Comme des ombres ils semblaient me deman­ der de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée, je recon­ naissais le regret impuissant d’un être aimé qui a perdu l ’usage de la parole, sent qu ’il ne pourra nous dire ce qu ’il veut et que nous ne savons pas deviner [...]. Je vis les arbres s ’éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire : “ce que tu n ’apprends pas de nous aujourd’hui, tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d’où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi, toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant’’. [...] j’étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir à moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un dieu. (Tome H, p. 77-78) Ce passage, ainsi que tant d’autres, illustre en quoi cet appel s’isole du rapport au monde, mais en évoquant l’existence d’un lien entre le narrateur et les arbres qui semble plus profond et essentiel que ceux qu’il aurait pu former au sein de son « projet d’être ». Ce lien ne se laisse pas réintégrer dans la totalité du pour-soi : de là l’incapa­ cité du narrateur de répondre adéquatement à cet appel

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mystérieux. Il se leurre en s’imaginant pouvoir trouver dans le passé le sens de ce qui le fascine, car la mémoire est elle-même débordée par un excès dont le souvenir involontaire porte l’empreinte. L’épisode des trois arbres est en quelque sorte une métaphore de la Recherche comme telle, qui raconte l’évolution des erreurs ou des réponses «ratées», l’incapacité de répondre à un appel qui résiste au désir d’être et dont le sens ne se résorbe pas dans l’imaginaire que ce désir projette devant lui. Cet appel évoque la sensation d’une relation avec cer­ taines choses qui reste en marge de tout projet initial, de tout désir d’appropriation, du «faire» et de l’«avoir» qui accompagnent ce désir. Comme dans mon rapport au passé, ces appels me révèlent l’existence d’un lien insoup­ çonné, inattendu ou inopiné avec un débris d’être, resté en marge du moi, et pourtant plus vivant et me concernant, m’interpellant plus que le présent13 : qui renvoie à ce qui du moi ne passa pas dans la totalité ouverte que je suis. Ce lien singulier impose une sorte de fidélité involontaire, inclassable, irrécupérable, qui ne contribue pas à la totalité du pour-soi mais la brise : il insiste comme identité muette, une mêmeté qui perfore l’unité ouverte du poursoi, insiste au cœur même de son rapport intentionnel avec les choses. Ce lien parasite sur les rapports qui m’unissent au monde, il les double non pas d’un écho ou d’une pro13. Voir ce que Proust dit dans ce contexte à propos de la «croyance celtique» : « Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors, elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons recon­ nues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous. 11 en est ainsi de notre passé... ». Tome I, p. 43. Le lien entre les objets anodins et les âmes captives n’est plus imaginaire, fruit d’une incantation magique qui se force à conjurer l’absence du regretté: ce lien est «réel », mais qui demeure en deçà des liens établis par les rapports intentionnels.

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fondeur insondable, d’un sens secret qui justifierait ces rapports : au contraire, il brise l’élan même qui me pousse vers l’être. Ce lien-parasite n’autorise donc nul retour confiant sur soi. Il perturbe l’ipséité du moi : y pousse comme un abcès que l’hémorragie qu’est la conscience s’obstine à crever. On serait même tenté de croire que son effort insoumis et rétif d’affirmer perpétuellement sa pure spontanéité ne fait que trahir son souci d’effacer ce kyste d’être, cette mêmeté ou cette passivité qui perturbe celle d’un Ego qu’elle s’était accordée.

4. Vocation et angoisse Cette identité n’est donc nullement celle d’un en-soi opaque et massif et ne se réduit pas à un morceau d’être, mais s’impose comme «souvenir d’être» : elle insiste comme rapport inclassable et irrécupérable au sein du rap­ port entre le pour-soi et l’en-soi, un rapport entre l'être et le néant, un rapport supplémentaire, s'incruste au sein même de celui qu'institue tout projet initial et toute conquête de sens. C’est aussi, on l’a vu, cet excès que Merleau-Ponty cherchait à résorber dans la réflexion même issue de l’Être, et qui résistait au creux de la join­ ture qu’il cherchait à établir entre le pour-soi et l’en-soi. Mais outre le fait que cette identité me rive au passé malgré moi, elle me renvoie aussi malgré moi au futur, tant elle invoque une relation avec une forme de survi­ vance en deçà de celle qu’incarne et qui concerne le moi, qui semble dès lors déborder le souci que suscite en moi l’angoisse ou la liberté du pour-soi. Ce lien survit à la perte du moi, comme nos ongles continuent à pousser après notre mort. Cette relation singulière ne s'établit donc plus dans la crainte de ne plus être « au rendez-vous avec moi-même», mais persiste en deçà de l’évocation de la perte du moi et de l’indifférence que le temps instaure.

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Parce qu’il évoque une identité qui n’épouse pas l’unité et le projet du moi. Ainsi, si le narrateur de la Recherche désire terminer son livre, ce n’est pas nécessairement afin de conjurer le néant qui ronge ce possible et menace son projet d’un pos­ sible abandon. Ce qui dès l’origine le pousse à l’écrire ne se rapporte pas nécessairement au choix ou au projet ini­ tial, au « moi-voulant-l’écrire ». Il se soucie certes du temps qui lui reste, mais ce souci s’affirme dans une sorte d’indifférence ou d’un désintérêt vis-à-vis du moi qui devra le mener à bien. Car, comme le montre Proust, ce qui le pousse à écrire est en fin de compte une « voca­ tion»14. C’est-à-dire un appel qui resta tout au long de l’apprentissage du narrateur en marge de ses projets, ses désirs et ses vicissitudes. En ce sens, les souvenirs invo­ lontaires, les arbres et les clochers de Martinville «sym­ bolisaient un appel», l’incitaient à chercher «quelque chose sous ces signes ». Recherche qui, finalement ne signifie rien de plus ni de moins que la tâche d’écrire un livre, bref, de «faire une œuvre d’art»15. Ainsi, sa fidélité au futur qu’engage cette vocation s’affirme dans un certain décollage ou écart face au souci vis-à-vis du moi. Ou encore, comme il existe un lien au passé qui s’incruste en moi en deçà du rapport que le moi instaure par son projet d’être, de même existe-t-il un lien qui me porte vers un futur et qui trahit l’existence d’une 14. «Ainsi toute ma vie jusqu’à ce jour aurait pu et n’aurait pas pu être résumée sous ce titre : Une vocation » (Tome IV, p. 478.) 15. « En somme, dans un cas comme dans l’autre, qu’il s’agît d’im­ pressions comme celle que m’avait donnée la vue des clochers de Martinville, ou de réminiscences comme celle de l’inégalité des deux marches ou le goût de la madeleine, il fallait tâcher d’interpréter les sen­ sations comme des signes d’autant de lois et d’idées, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j’avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait le seul, qu’était-ce autre chose que faire une œuvre d’art? » (Tome IV, p. 457.)

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identité inviolable et indifférente à celle que le moi cherche à s’approprier. Ce que le souvenir involontaire réalise vis-à-vis du passé, la vocation le confirme vis-à-vis du futur : je ressens un souci, non pas uniquement à pro­ pos d’une possible survivance du moi actuel, mais malgré cette survivance aussi bien que malgré sa possible dispari­ tion. C’est dans ce contexte précisément que le narrateur se sent submergé de joie et de tristesse : de tristesse parce qu’il pense que tout au long de sa recherche, «il n’avait pas progressé», qu’il était resté le même qu’autrefois. Que déjà à Combray ces appels résonnaient en lui, en marge de ses préoccupations et de ses désirs. C’est en outre en raison de son caractère insolite et marginal face au projet d’être que la réalisation de cette vocation s’excepte des projets qui m’enfoncent dans l’être. Si, comme on l’a vu à l’occasion du désir chez Proust, l’art semble pour lui transcender «la vie», si ses appels semblent s’isoler de ceux qui confirment ou susci­ tent les désirs, c’est en raison du fait que l’écrivain se consacre avant tout à la tâche de cerner cette identité, ce lien qui se fait malgré lui et qui apparaît dans ces éclats d’être, ces restes ou ces débris d’être qui le poursuivent tout au long de sa recherche. L’opposition entre l’art et la vie pour Proust recouvre celle entre un intérêt pour le vrai et le mensonge. Car, comme dit Proust, tant qu’il s’agit de la vie, « on se ruine, on se rend malade, on se tue pour des mensonges». En revanche, quand il s’agit d’écrire, «on est scrupuleux, on regarde de très près, on rejette tout ce qui n’est pas vérité»16. Seulement, précisément en ce qu’il évoque une identité qui transperce l’unité du moi, ce lien ou cette singularité est peut-être à la source de l’angoisse sartrienne. Ce lien qui insiste entre l’être et le néant ou entre conscience et Ego, s’affirme comme cela même qui aspire la conscience 16. Tome IV, p. 488

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vers l’Ego (la «conscience va vers le je») autant que comme ce qui l’en libère perpétuellement. Il évoque une forme de survivance au-delà des projets du pour-soi, qui poursuit le moi et demeure indifférent à son ipséité : cette survivance évoque le fait même que quelque chose, quand bien même le moi se dissoudrait, ne disparaît pas avec lui. Une sorte de présence greffée dans la conscience qui se libère du moi qu’elle a engendré, insiste comme ce de quoi elle n’arrive pas à s’affranchir. L’angoisse que décrit Sartre et qui renvoie à l’expérience de la dissociation du moi et de sa conscience pure repose finalement sur une conscience de cette identité singulière entre le moi et le «champ impersonnel». Dans cette angoisse le moi est témoin d’un double rapport : témoin de cette identité en lui qui le per­ fore — et témoin du mouvement par lequel sa conscience s’arrache à son ipséité, à sa spontanéité bâtarde, vers sa «purification transcendantale». L’angoisse, comme on l’a décrite, rend d’une part le moi témoin de sa propre dissolu­ tion, qui elle-même n’est que l’épreuve du divorce entre sa psyché et sa conscience: mais cette épreuve ne peut s’im­ poser ainsi qu’en raison d’un lien qui résiste et insiste au creux même de ce divorce. Un lien ou une passivité que la conscience pure n’a pas pu constituer. Si la mort apparaît comme absurde, comme dehors qui n’affecte en rien l’in­ fini du cogito, c’est en raison d’une passivité ou d’un reste d’être qui ronge la conscience du dedans. L’épreuve de l’angoisse assaille le sujet comme l’expérience d’une conscience qui se libère, tant elle cherche à dissiper en elle ce reste qui perfore son ipséité et qui lui survit. En un mot, si la mort et son indifférence me dépossèdent de mon ipséité, c’est en raison du fait que la conscience même est possédée par un reste qui lui ne se transforme pas, qui ne disparaît pas et qui hante la conscience. Peut-être est-ce bien la raison profonde qui poussa René Char à écrire dans un puissant aphorisme que « ceux qui ont vraiment le goût du néant, brûlent leurs vêtements avant de mourir».



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Conclusion

Dans un passage émouvant dans Les mots, Sartre raconte comment au long de sa vie, il a souvent cherché à conjurer l’idée d’un délabrement de l’esprit par ce qu’il appelle à cette occasion un « trucage » : celle de ressentir, malgré la vieillesse et la fatigue, ce qu’il appelle « l’ivresse de l’alpiniste ». Il écrit à ce propos : Quelquefois c 'est moi-même qui suis mon témoin à charge. Par exemple je m "avise que, deux ans plus tôt, j'ai écrit une page qui pourrait me servir. Je la cherche et ne la trouve pas ; tant mieux : j'allais, cédant à la paresse, glisser une vieillerie dans un ouvrage neuf: j'écris tellement mieux aujourd'hui, je vais la refaire. Quand j'ai terminé le travail, un hasard me fait remettre la main sur la page égarée. Stupeur: à quelques virgules près, j'exprimais la même idée dans les mêmes termes. J'hésite et puis je jette au panier ce document périmé, je garde la version nouvelle : elle a je ne sais quoi de supérieur à l'ancienne. En un mot je m'arrange : désabusé, je me truque pour ressentir encore, malgré le vieillissement qui me délabre, la jeune ivresse de l'alpinistexl (Les mots, p. 196). Mais pourquoi Sartre appelle-t-il cela un trucage ? D’un côté, il cherche à conjurer la crainte d’une perte d’inspiration, celle induite par l’idée de rater le « rendez-vous » et de devoir se contenter d’un moi déla­ bré ; un moi qui ne garantit plus d’être en mesure de contenir et de réactiver cet élan créateur qui animait le moi au passé.

17. J.-P. Sartre, Les mots (1964), Paris, Gallimard (Folio), 1993, p. 196.

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Or, sa crainte s’accompagne de stupeur: celle d’expri­ mer la même chose, malgré les années et le délabrement. Stupeur de constater que sa pensée, comme celle de Marcel à la fin de la recherche, «n’avait pas progressé». Comme le confirme aussi ce passage où il affirme : « Je traînais une seule pensée, toujours la même ; c’était elle que je pouvais distribuer ou perdre, c’était elle qui renais­ sait de ses cendres toute seule. »18 La conscience même de son délabrement et l’effort de le conjurer ne faisait donc que rôder autour de cette stupeur et de la mêmeté qu’elle évoque. Voilà l’ambiguïté du sujet sartrien. Elle permet de comprendre aussi les raisons qui pous­ sent Sartre à se juger de telle manière et à condamner la manière même dont il cherche à conjurer cette « crainte d’indifférence» comme simple «trucage». Son «choix» ou le «projet initial» à l’origine de son épopée ontolo­ gique reposait peut-être sur une tendance à exorciser ce reste entre conscience et être, entre être et néant, reste qui arrache la conscience à l’en-soi tout en la poursuivant d’un supplément d'être au creux de son défaut d'être. Ainsi, on ne sera pas surpris de voir qu’au terme de son analyse du chapitre consacré au passé, Sartre critique le pour-soi qui se choisit et se projette comme refus du temps dans une étroite solidarité avec le passé (EN, p. 585). Cette promiscuité avec son propre passé ne peut être que mauvaise foi. En contraste, Sartre valorise le pour-soi qui se choisit comme “projet de progresser”. Celui-là pose son passé pour s’en désolidariser. Ainsi, ce pour-soi confessera dédaigneusement et légèrement une faute qu’il a commise : il s’en détache au profit du progrès. Or, tel choix n’est-il pas lui-même le signe de mauvaise foi ? Il est significatif que Sartre ne s’en rende pas compte lors de sa description de ce passage. Mais encore plus significatif 18. J.-P. Sartre, Merleau-Ponty (1961), in: Revue internationale de philosophie, n° 152-153, 1985, p. 21.

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qu’il se dénoncera plus tard dans Les mots, accusant préci­ sément sa propre lucidité de mauvaise foi, permettant ce “massacre joyeux” avec lequel il admet les fautes de son passé. Il se délecte de sa lucidité, se choisit lucidité et arrachement jusque dans sa propre dénonciation. “Pas de promiscuité surtout” (Les mots, p. 193). Vers la fin de l’ouvrage, Sartre résume L'être et le néant comme « un bel échec » : son épopée raconte en effet comment le pour-soi est “effectivement perpétuel projet de se fonder soi-même en tant qu’être et perpétuel échec de ce projet” (EN, p. 714). Cet «échec» est en partie dû à ce souvenir d’être auquel le pour-soi ne parvient pas à se soustraire, mais en raison duquel sa conscience se libère de son enceinte pri­ vée et égologique. Au terme de cette étude, je serais forte­ ment tenté de croire que c’est là la source de cet échec : le fait qu’au sein de la conscience absolue une singularité en marge du moi persiste et insiste dans notre rapport à l’être. Mais L'être et le néant est sans conteste un très bel échec. Et comme il disait à l’adresse de «Gustave» : «Ce bel échec est la punition de Prométhée»19.

19. L'idiot de la famille, Gustave Flaubert de 1821 à 1857, Paris, Gallimard, 1971, Tome I, p. 1847.