La Mise en Scène 2804135640


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French Pages 329 [319] Year 2000

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Table of contents :
La Mise en scène : de la correspondance des arts à la recherche d'une spécificité (Jacques Aumont)
Une invention méconnue du XIXe siècle : la mise en scène (Éric de Kuyper)
L'Intervalle (Alain Bergala)
L'Escalier (Jean Douchet)
"Les Américains ne connaissent pas le mot schreiten…": la mise en scène du corps de l'étranger (Frank Kessler)
De Charlot aux Charlot : la mise en scène comme "extension" du jeu (Francis Bordat)
Kenji Mizoguchi : le décor, le personnage, le spectateur (Charles Tesson)
Marco Ferreri "ambientatore" : l'utilisation du décor naturel dans les films de Marco Ferreri (Jean A. Gili)
Figures aux allures de plans (Raymond Bellour)
La Mise en scène feuilletée (Jacques Aumont)
Entre l'écran et son double (Alain Bonfand)
Josef von Sternberg et les personnages de Marlene (Pétr Kral)
Généalogie de l'inspiration (Pascal Kané)
La Caractérisation chez John Ford : du juge Priest au capitaine Buffalo (Jean-Loup Bourget)
Le Personnage fordien à l'épreuve du temps (Pierre Gras)
Actualité de Jacques Becker (Serge Toubiana)
Mise en scène et rituels sociaux (François Albera)
La Mise en scène documentaire : Flaherty et Vertov metteurs en scène (Gilles Delavaud)
La scène invisible : à propos du documentaire (Éliane de La Tour)
La Mise en scène de l'acte sexuel : focalisation/fuckalization (Jean-François Rauger)
De Robert Frank à Andy Warhol (Yann Beauvais)
La Double mise en scène de l'histoire au cinéma (Michèle Lagny)
"Shoah" : le lieu, le personnage, la mémoire (Vicente Sanchez-Biosca)
L'Image et la "rédemption mécanique", le récit et son conteur (Jean-Michel Frodon)
Table des matières
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La Mise en Scène
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LA MISE EN SCENE '

ILLUSTRATIONS DE COUVERTURE :

De gauche à droite et de haut en bas: For Ever Mozart (Jean-Luc Godard, 1997), Ma Nuit chez Maud (Éric Rohmer, 1969), Moi, un Noir (Jean Rouch, 1959), Monika (lngmor Bergman, 1952). Photogrommes réalisés par Stéphane Dabrowski à partir de copies appartenant ou fonds de Io Cinémathèque française.

Pour toute information sur notre fonds et les nouveautés dans votre domaine de spécialisation, consultez notre site web :

Boeck & Lorcier s.o., 2000 Éditions De Boeck Université Rue des Minimes 39, B- 1000 Bruxelles

©De

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édition

Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, de reproduire (notamment photocopie) partiellement ou totalement le ouvrage, de le stocker dons une banque de ou de le communiquer ou sous quelque forme et de quelque manière que ce soit. Imprimé en Belgique Dépôt légal 200/0074/181

ISSN 1374·0938 ISBN 2·804 l ·3564-0

Sous la direction de JACQUES AUMONT

Une collection dirigée par Philippe Dubois Jacques AUMONT, De l'esthétique au présent Jacques AUMONT (sous la direction de), La mise en scène Frank BEAU, Philippe DUBOIS, Gérard LEBLANC (sous la direction de), Cinéma et dernières technologies

David BORDWELL, Kristin THOMPSON, L'art du film. Une introduction Nicole BRENEZ, De la figure en général et du corps en particulier. L'invention figurative au cinéma François NINEY, L'épreuve du réel à l'écran. Essai sur le principe de réalité documentaire

Roger ODIN, De la fiction

La mise en scène : de la correspondance des arts à la recherche d'une spécificité S'il est une notion qui semble d'abord tirer l'art cinématogra­ phique vers son antécédent théâtral, c'est bien celle de « mise en scène». Apparue en français au tout début du XIXe siècle, la locution a mis longtemps à s'imposer vraiment, pour désigner l'activité de celui que, beaucoup plus tard (en 1 874 selon le Dictio11naire historique de la langue française), on appellerait un « metteur » en scène. C'est que, encore durant cette période de consolidation des formes dramatiques bourgeoises (comédie, mélodrame, mort progressive de la tragédie), l'art théâtral était conçu sans équivoque comme prioritairement un art du texte et de la diction. C'est seulement avec les innovations de la fin du XIXe, associées au naturalisme et à Antoine d'une part, au sym­ bolisme et à Appia ou Craig d'autre part, que les aspects visuels et représentatifs de l'art théâtral furent réellement reconnus. Or, au moment même oü se prenait ce tournant esthétique en matière de théâtre, le Cinématographe et ses successeurs, con­ frontés à la nécessité de produire vite, de produire beaucoup, et si possible, de produire « chic», proposaient des caricatures de théâtre, où les acteurs - éventuellement, de bons acteurs comme Le Bargy ou Sarah Bernhardt - privés de la diction en étaient réduits à de piteuses pantomimes, où des décors indigents étaient réutilisés de « bande » en « bande », où surtout l'in1mobi­ lité de l'œil inerte de la caméra interdisait de penser qu'il y avait

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eu une intention organisatrice de ce spectacle. D'un côté, donc, des tentatives intellectuellement et artistiquement ambitieuses, une volonté de repenser le plus vieil art social du monde, une importance nouvelle donnée à des gestes mise en place, « direction » des acteurs, imposition d'un rythme global, recherche d'une unüé visuelle des décors et des costumes, etc. - considérés jusque-là comme tout à fait secondaires. De l'autre côté, le recours à des for­ mules toutes faites, où l'inventivité était superflue, au bénéfice de l'émerveille­ ment continué de la reproduction du mouvement, des gestes et des mimiques. On comprend que le même Dictionnaire historique de la langue française statue péremptoirement, à « metteur en scène », que la locution a été « abusi­ vement » utilisée au cinéma « en concurrence avec réalisateur». S'il s'agit uni­ quement de veiller à ce qu'un acteur donné entre au moment voulu, qu'il se déplace selon ce qui est nécessaire à l'action, et de façon générale, qu'il occupe sa place sans trahir son texte ni contredire les autres acteurs - alors, en effet, on voit mal comment le réalisateur de bandes filmées pourrait revendiquer le titre de metteur en scène, qui suppose l'inventivité, le projet, l'art. On recon­ naît, sous cette description, le fondement bien connu de ce qu'on pourrait appeler, à l'instar d'autres querelles culturelles célèbres, la Querelle du théâtre filmé. Le cinéma est-il un simple instrument d'enregistrement de textes plus ou moins impérissables dits avec plus ou moins de talent par des acteurs pro­ fessionnels de la scène ? Ou bien le cinéma est-il la « relève », l'Auj71ebung d'un art dramatique bourgeois totalement épuisé, qui ne peut plus que se répéter en se plagiant lui-même, et dont la figure du « metteur en scène » artiste n'est au fond que l'aJibi, détournant l'attention vers des zones très secondaires de l'art du théâtre (zones dans lesquelles, en outre, le cinéma est, par construction, très à l'aise) ? La Querelle, relativement étouffée tant que le cinéma était « muet » (c'est­ à-dire réduit à la gesticulation et à la mimique outrée en guise de tirades) prit toute son ampleur lorsque, du jour au lendemain, le cinéma devint capable d'enregistrer les voix (et aussitôt, contraint de le faire). D'excellents hommes de théâtre se sentirent menacés ou floués par cette « mise en boîtes » de leur talent (qu'ils n'étaient pas loin, parfois, de considérer comme mise en boîte). Inversement, l'industrie du cinéma s'arrogea la tâche de remplacer le théâtre auprès de la plupart de ses publics, surtout populaires (alibi éternel des pro­ ductions cinématographiques de mauvaise qualité : le « grand public »). En France, ce fut l'échange aigre-doux de généralités esthétiques et stratégiques entre Marcel Pagnol et René Clair (futurs académiciens l\11 et l'autre) - pour ne citer que les vedettes et les gens à peu près raisonnables. La Querelle fit long feu, et les grandes cinématographies mondiales - en tout cas, la française et l'américaine - apprirent en l'espace de peu d'années à concilier les deux arts du spectacle ; des go-between tels Sacha Guitry ou Ben

La mise en scène : de la correspondance des arts à la recherche d'une spécificité Hecht témoignèrent très vite des avantages de la coexistence. Pour autant, la mise en scène - mettre ou porter à la scène - cela continuait en effet de désigner une pratique de théâtre, et cela se disait cependant de plus en plus, abus de langage ou pas, à propos de la pratique du cinéma. Se proposer de traiter, au fil de quelque quarante conférences - abondam­ ment illustrées d'extraits de films comme c'est la tradition à la Cinémathèque française - de « la mise en scène », c'était évidemment d'abord revenir sur ce partage, cette consubstantialité, cette guerre fratricide ou cet inceste : cinéma et théâtre. S'il y a mise en scène, c'est qu'il doit y avoir une scène quelque part, sur laquelle quelque chose est mis, placé, porté. Comment Je cinéma - art de la reconstitution a posteriori (Je montage) s'y prend-il pour donner le senti­ ment d'une unité, d'une cohérence, d'une homogénéité, toutes qualités qui font la scène - qui sont la scène ? Dans cette opération de coutme ou de suture, reste-t-il quelque chose du théâtre ? Le lieu théâtral a-t-il vraiment un équivalent cinématographique ? Et l'acteur, reste-t-il le même sur l'une et l'autre scène ? C'est autour de ces questions qu'il convient de lire, je pense, les contribu­ tions à cette série de conférences d'Éric de Kuyper, qui aborde frontalement la question du rapport des deux arts, par le biais de la « mise en place » des acteurs dans le cinéma de la « deuxième époque » (déjà sorti du primitif, mais pas encore devenu classique) ; de Frru1cis Bordat, de Charles Tesson, de Jean Gili, qui sur trois exemples magistraux et fort différents, ceux respectivement de Chaplin, Mizoguchi et Ferreri, mettent en évidence l'existence, indiscuta­ ble, d'un effet de scénicité propre au cinéma, et qui concerne Je travail du décor, celui de l'aire de jeu, celui enfin du jeu ILti-même ; de Frank Kessler, gui par un biais assez singulier - celui de 1'« étrangèreté » de l'étranger démontre aussi qu'il y a de la scène dans la 1

Mes deux exemples, datant l'un de 1 9 1 1 l'autre de 1 9 16, du fait qu'ils se succèdent chronologiquement faussent en un sens mon propos. Leur juxta­ position peut en effet donner l'impression que je verrais une progression iné­ luctable vers « plus » de mise en scène, au fur et à mesure que le cinéma devient plus mûr, pour aboutir au sommet et à l'éclatement de la mise en scène dans le cinéma des années vingt. J'aurais dCt, j'aurais pu aussi vous faire la démonstration de mise en scène aboutie dans le cinéma des premiers temps ou dans celui de la seconde époque. Les films de Méliès, tout aussi bien que ceux de Lumière, sont admirablement mis en scène, et quand il s'agit de pren­ dre en compte leur coefficient d'efficacité, bon nombre de films de la première et seconde époque font preuve de « plus » de mise en scène que de nombreux films des années vingt. C'est que la mise en scène est fonction de la finalité du type de récit spectaculaire, du type de cinéma. Sans doute faudrait-il nuancer et étudier de plus près en quoi la mise en scène, et précisément la fonction de metteur en scène change au cours de ces années, notamment en prenant des allures d'auteur. (Le cas d'Asta Nielsen cependant me semblait éclairant car il soulevait un autre problème : celui de la collaboration entre les différents fac­ teurs humains de la mise en scène, en l'occmrence une actrice et son réalisa­ teur.) Alors, la mise en scène du muet des années vingt - qu'annonce, on l'a vu, d'une certaine manière Die Borsenkonigin - serait plutôt dans la tradition de la mise en scène d'art, alors que les films des premiers temps et de la seconde époque se placent dans la tradition de la mise en scène du spectacle populaire. Cette coupure, bien que présentée ici de facon trop rigide et trop peu nuancée, ne ferait que confirmer ma conviction que deux types de cinéma se bousculent dans les années dix 1 3• Un des deux prendra le dessus au détriment de l'autre.

L'intervalle Je vais partir d'un texte de Julien Gracq, tiré d'un de ses recueils, Préférences. Ce texte m'avait attiré à cause de son beau titre : Les yeux bie11 ouverts. Il s'agit d'un dialogue de 1954 sur la création, où Gracq essaie de parler de ce qu'il appelle des « images sim­ ples », qui portent la marque d'un accent inimitable, celui de chaque auteur. Il dit de ces images qu'elles lèvent une espèce d'émotion singulière, une lueur d'apparition, et qu'elles sont douées d'un très grand pouvoir d'ébranlement. Il essaie de les repérer pour son compte, et il en évoque trois. D'abord le lance­ ment d'un paquebot, auquel il a assisté, vu depuis le quai. « Quand on enlève les derniers vérins, la coque commence à glis­ ser avec une extraordinaire lenteur, au point qu'on se demande un assez long moment si vraiment elle bouge ou ne bouge pas. » Il auto-analyse comment cette image d'une instance de départ traduit un dédoublement, c'est-à-dire « le besoin d'être à la fois acteur et spectateur, de prendre du recul, de se détacher cons­ tamment de ce qu'on fait en même temps qu'on le fait » : être à la fois sur le quai et non pas sur le bateau mais le bateau lui-même. li associe à cette première image une seconde, dont il précise qu'elle pourrait bien traduire le même mouvement d'une autre manière : « C'est l'idée d'être transporté sur un lieu élevé, de regarder à perte de vue, d'une très grande hauteur, une vaste étendue de campagne. » Cette situation, imaginaire ou réelle, le captive, mais lui paraît être toujours douée de suggestions malé­ fiques, et il ajoute : « Au fond, c'est toujours le démon qui nous ravit sur la montagne. Celui qui regarde de très haut, invisible,

commet une espèce de rapt défendu, il possède magiquement, indûmen t. » Il analyse à nouveau lui-même que dans ce goût de regarder de haut, il retrouve le même mouvement de recul pris, de détachement et de possession en même temps. Jl associe à ces deux images une troisième, celle de la chambre vide, « habitée familièrement par quelqu'un, où on entre indûment pendant qu'il s'est absen té >>. Ce faisant, dit-il, on se glisse un peu dans le personnage même du possesseur. Et il ajoute : « Dans ces chambres, au fond, il s'agit encore de quelqu'un qui est là et qui n'est pas là, qui est là davantage encore du fait de son éloignement. >> (On pense évidemment à Laura de Preminger : c'est exac­ tement ce sentiment-là.) Gracq parle de littérature, et évoque sans le savoir trois figures de l'intervall e, et deux grandes conceptions de l'intervalle au cinéma . La première est ce que j'appelle l'élastique : une figure s'éloigne ou se rap­ proche d'un pôle fixe qui, identifié ou pas à une figure de la fiction, est celui du regard de la caméra. De tels plans sont nombreux dans l'histoire du cinéma, mais pour certains cinéastes sont une figure de prédilection : aujourd'hui, Kiarostami a fait à peu près tous ses comts métrages sur cette figure centrale. L'élastique est le contraire du montage, d'une certaine façon, puisque cette figure matérialise dans le temps et dans l'espace l'intervalle dans un parcours visible et continu. Elle accumule la tension du temps dans cet intervalle. C'est ce que disait Kiarostami dans un entretien : « Quand nous attendons longtemps quelqu'un qui arrive de loin, nous ne cessons de le regarder. Nous attendons qu'il arrive, car il n'est pas un passant ordinaire, il est si important pour nous que nous fixons notre regard sur lui, et nous ne découpons pas le plan. Parfois la réalité même nous dit qu'il ne faut pas découper le film, et que pour s'approcher des gens il ne faut pas rapprocher la caméra, il faut attendre, se donner du temps pour bien voir les choses et les découvrir. Parfois le gros plan ne signifie pas être tout près, au contraire il engendre l'éloignemen t. » Deuxième figure : la prise de distance soudaine, le recul bru tal, le retrait. La caméra, sans crier gare, prend d'un seul coup un très grand recul, et monte sur la colline pour regarder de loin et de haut les créatures dans le vaste monde. Troisième figme : l'intervalle entre un espace clos et un ailleurs, ouvert ou fermé, que seul le mental (ou, au cinéma, le montage) peut mettre en rapport. Cela nous amènerait à l'intervalle tel qu'il a été théorisé depuis longtemps par Vertov, Eisenstein, et pratiqué par Vigo et d'autres. Dans ce troisième cas, l'intervalle est mental, ne s'inscrit dans aucun espace visible, sinon dans le fait même de la coupe. Pour Vertov ou Eisenstein, cet intervalle est visible sous la forme de l'articulation même entre les deux plans. Je parlerai davantage ce

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soir de l'intervalle en tant qu'il est visible, physique, et qu'il a lieu dans l'éten­ due. Je vais m'appuyer sur trois grands cinéastes de l'intervalle, Bergman - je reviens inlassablement sur Bergman et sur le même film car je pense que c'est en fixant cela longtemps qu'on peut trouver quelques idées - Hitchcock et quelqu'un qui est un fou de l'intervalle, Kiarostami, qui ne cesse de travailler et de retravailler cette figure depuis le début. Merleau-Ponty a bien pointé la première énigme de l'intervalle dont je parle, dans L'Œil et /'Esprit. L'intervalle est toujours double. Il est à la fois l'évidence du visible et possède l'énigme de cette duplicité. Merleau-Ponty écrit : « Quatre siècles après les solutions de la Renajssance et trois siècles après Descartes, la profondeur est toujours neuve. Et elle exige qu'on la cher­ che non pas une fois dans sa vie, mais toute une vie. li ne peut s'agir de l'inter­ valle sans mystère que je verrais d'un avion, entre ces arbres proches et lointains, ni non plus de l'escamotage des choses l'une par l'autre, comme représente vivement un dessin perspectif. Ces deux vues sont très explicites et ne posent aucune question. Ce qui fait énigme, c'est leur lien, c'est ce qui est entre elles, c'est que je vois les choses chacune à sa place précisément parce qu'e!Jes s'éclipsent l'une l'autre. C'est qu'elles soient rivales devant mon regard, précisément parce qu'elles sont chacune en son lieu. » Lorsque Mer­ leau-Ponty écrit cela, imméruatement cela évoque la possibilité même du cinéma, dans le même film voire dans la même séquence, d'articuler ce lien entre l'intervalle en aplat vu depuis un avion et l'intervalle perspectif, vu depuis une place au sol. Voici la fin de Et la vie continue de Kiarostami, qui articule cette contradiction ( Figure 1 ) .

Je commenterai plus tard l'extrait, à propos des Oiseaux de Hitchcock. La deuxième énigme de l'intervalle est le paradoxe plus connu, que relevait Serge Daney, qui notait aussi un autre caractère double de l'intervalle. Daney disait : « Filmer entre n'est possible que si l'on pense que ce qu'il y a entre les gens c'est ce qui les réunit et ce qui les sépare. L'entre, pour moi, est pensé sur Je mode de l'intervalle, du v.ide, du neutre. Paradoxe : la distance qui me sépare de quelque chose m'en sépare et me réunit à cette chose. C'est l'espace aristo­ télicien, l'espace géométral, qui nous a formés profondément, même si l'on sait qu'il y en a un autre qui permet de comprendre les choses, qui est l'espace du désir et de la pulsion, qui, lui, n'est pas géométral. C'est la rencontre des deux qui fait qu'il peut y avoir Lang et Hitchcock. » J'ajouterai une troisième énigme de l'intervalle, d'une totale banalité mais qui continue de me sidérer toujours : c'est le fait qu'au cinéma c'est dans le même espace visible, appa­ remment homogène pour la perception, que s'inscrit l'intervalle entre les figures, et l'intervalle entre la caméra et les figures. C'est le même espace où se jouent les rapports entre les créatures de la fiction, où se joue le rapport entre 27

le créateur et ses créatures. Or cet intervalle entre la caméra et les personnages relève en même temps de l'énonciation ordinaire : l'intervalle entre la caméra et les figures est l'un des paramètres de l'acte montré au spectateur. Cet inter­ valle relève très souvent du rapport du cinéaste à ses acteurs. C'est Jean Renoir s'approchant de Sylvia Bataille au moment de la larme d' Unepartie de campa­ gne, et cela relève du rapport du créateur à ses créatures. li y a là de grands modèles. L'intervalle entre les figures et l'intervalle entre la caméra et les figu­ res peuvent être, comme dit Daney, traversés ou tendus par de la pulsion.

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Je vais commencer par de brefs extraits de Monika, pour balayer un peu les choses simples. Pour en finir avec la première catégorie, je distinguerai les cinéastes de l'aquarium et ceux de l'intervalle, qui sont pour moi les deux pôles les plus opposés du cinéma. Pour moi, le prototype du cinéma de l'aquarium est L'Atalante. Les cinéastes de l'aquarium sont des cinéastes de la situation compressée des corps, dans un espace dos. On accumule les corps, et on les plie, on les tord, on les entasse et on les posture pour qu'ils entrent dans l'aquarium. Au contraire, les cinéastes de l'intervalle travaillent à dispo­ ser des corps dans l'étendue, les uns par rapport aux autres, dans un certain intervalle donné que l'on fait jouer. Du côté du cinéma de l'aquarium je met­ trais Garrel, que je vois dans la filiation de Vigo. Je mettrais aussi, après l'avoir vu très récemment, sur les conseils de Nicole Brenez, L'Or des rners de Jean Epstein. Les cinéastes de l'aquarium ont peur de l'étendue où les personnages pourraient se perdre, leur échapper. Par contre ils n'ont pas peur de tendre l'élastique entre les acteurs qui se rapprochent ou s'éloignent de la caméra, surtout sans coupure. L'angoisse, sans doute, des cinéastes de l'aquarium esr que les personnages s'échappent. Chez Bergman, dans Monika, j'ai trouvé un exemple qui n'est pas aussi pur que L'Atalante, mais qu'il est utile de voir. lei, aucune possibilité de recul, de garde, donc aucune possibilité de pul­ sion scopique, juste un érotisme de la compression comme seule possibilité. Chez Bergman comme chez Godard, il y a parfois, au sein d'un même film, la tentation des deux pôles. Voici donc un exemple tout à fait canonique de l'intervalle du désir : pour qu'il y ait pulsion scopique, il faut évidemment creuser un intervalle entre les figures ; il y a pour cela un besoin évident de l'étendue. Voici donc la séquence de la baignade. Dès le premier plan, on est dans une imagerie d'Adam et Ève : Ève naît de la côte d'Adam, le garçon est allongé et Monika est exactement à la place où, sur les tableaux, Ève sort de la côte d'Adam (Figure 2). Et elle s'éloigne pour susciter la coupure où pourra s'inscrire un peu de pulsion scopique (Figures 3 et 4). On arrive à l'élastique, au départ du bateau de Gracq. J'ai mis bout à bout deux plans, un de Bergman dans Monika, et un de La messe est finie de Nan ni Moretti, construits exactement sur le même modèle. ( J 'aurais pu aussi mettre un plan de Pierrot lefou et de bien d'autres.)

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On passe ici du corps au corpuscule. Le corps visible au début du plan finit par n'être plus qu'un petit point sur l'écran de cinéma ( Figure 5). En vidéo il n'y a plus rien à voir, car les corpuscules se perdent dans les petits points de la télévision. Le cinéaste lâche son personnage, mais le tient par une longe opti­ que, jusqu'à cette extrémité où il devient un pur corpuscule dans l'étendue. C'est un mélange d'abandon et de possession : plus le point s'éloigne, plus il est centré dans l'image, cerné par le regard de celui qui le regarde de loin. Dans le cas de Moretti, c'est comme s'il laissait la caméra veiller sur lui-même. Il ne peut pas se perdre, il n'échappera pas au film à faire : c'est un plan de générique, on a l'impression qu'il se met à l'eau pour ne pas faire le film, mais on sait bien qu'il n'y échappera pas puisque la caméra le surveille, quoi qu'il arrive. J'en viens au troisième cas de figure : l'intervalle de la figure à la caméra est un enjeu personnel entre le cinéaste et son acteur ou son actrice : il se sert de cet intervalle pour créer du désir, dans un jeu de cache-cache et de tension/ détente de la pulsion scopique. lci, c'est l'une des plus belles scènes au monde sur cette question, l'élastique trivial du désir du cinéaste pour son actrice : tu te rapproches, je m'éloigne, tu t'éloignes, je me rapproche, je me montre, tu te caches, je me cache, tu te montres. Cet intervalle n'exüte qu'entre Bergman et son actrice : il a éliminé toute triangulation qui viendrait du personnage du garçon, puisqu'il le laisse dormir dans le bateau pour pouvoir jouer à cache­ cache seul avec son actrice. S'il y a triangulation, c'est par rapport au bateau dans lequel on sait que le rival du cinéaste est en train de dormir.

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Elle sort de la boîte et y retourne. L'intervalle ici n'est absolument pas régi par quelque chose qui serait de l'ordre de l'énonciation. C'est au contraire un rapport très direct de proximité ou d'éloignement. J'en viens à ce qui va être le vrai sujet de mon intervention : l'intervalle en tant que rapport du créateur à ses créatures. C'est tout à fait autre chose que le rapport du cinéaste à ses acteurs. C'est un geste beaucoup plus souverain, qui n'est souvent dicté par aucune logique narrative, geste par lequel de temps en temps au cinéma le créateur prend très arbitrairement une distance soudaine, un recul brutal par rapport à ses créatures (Figures 6 et 7), ce qui, en termes de mise en scène sur le terrain, est une décision lourde. Dans les trois plans que nous allons voir, Bergman prend la décision de faire un raccord entre des plans très proches de ses acteurs, et de monter sur la colline pour faire un rac­ cord direct dans le mouvement sur les deux mêmes figures. Sur le terrain, il faut une heure et demie : il faut monter la caméra, communiquer avec des acteurs qui sont trois cents mètres plus bas, garder le raccord-lumière, ce qui ne devait pas être simple car le temps de monter la lumière a changé. li est successivement proche-loin-proche, figure qui m'intéresse car elle n'est dictée par aucun impératif narratif.

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[ci, dans ce retrait soudain de la caméra, on retrouve la dualité de Gracq : à la fois détachement et possession. C'est comme si le créateur disait : « À cette hauteur vous ne pouvez pas échapper à mon regard, mais à cette distance je ne peux plus vous entendre, je peux à peine voir ce que vous faites, et vous êtes libres de commercer entre créatures. » 11 y a toujours cette double donnée dans ce recul soudain : un peu de liberté accordée aux créatures, et en même temps un centrage qui fait que la surveillance occupe encore plus de place sur l'écran que dans les gros plans. Ce recul pris participe toujours d'un ralentis­ sement et d'un refroidissement. Ralentissement pour une raison simple : au cinéma, plus on s'éloigne et plus le mouvement est minime sur l'écran, d'où l'illusion que le mouvement ralentit. C'est également comme si le regard du créateur passait du chaud au froid, un peu à la façon du mauvais œil et de sa fonction anti-vie, anti-mouvement. Il y a souvent du démoniaque dans ce regard depuis le haut de la colline. Le modèle le plus prégnant du rapport du créateur à sa créature est évidemment, pour notre civilisation, Adam et Ève, où il y a un soudain retrait de Dieu lorsqu'il constate qu'Adam et Ève ont désobéi et qu'il les chasse du Jardin d'Éden. Dans ce retrait de Dieu, entre de la punition : t u n'es plus dans l'aquarium, dans la protection bienveillante, tu entres dans ta liberté humaine, que tu as acquise par la connaissance. Ce qui est beau dans la Genèse, c'est que Dieu chasse Adam et Ève mais continue à les surveiller du regard et à les protéger, pusiqu'il les habille de peaux de bêtes. Il y a donc à la fois du détachement (vous avez voulu goûter à la connaissance, maintenant vivez votre vie de créatures) et en même temps une surpossession (vous n'échapperez pas à mon jugement, à votre punition, c'est à dire à la souffrance). C'est exactement ce dont il s'agit dans Monika. Le Mal vient de faire irruption dans le jardin d'Éden provisoire que constituait l'île (la scène précédente était celle de la bagarre avec Lelle), les personnages vont être chas­ sés de l'île et de l'innocence par la faim, par l'enfant qui va naître et par l invi­ dia de la femme qui dit à l'homme : je veux des vêtements, je veux manger correctement, etc. Le regard de Dieu sur la colline se situe très exactement au moment oli le Mal vient de faire son apparition dans cet Éden de vacances. '

Cela m'amène directement à Hitchcock, qui est hanté par cette scène d'Adam et Ève au Jardin d'Éden. Nous aUons voir une première scène, l'atta­ que des oiseaux dans la petite fête des enfants. Le plan d'avant montre un intervalle absolument géométrique, magnifique, entre les deux rivales, la brune et la blonde. Cette scène est entièrement construite sur un intervalle qu'on retrouve assez souvent au cinéma, l'intervalle comme pile électrique. La pile est un modèle très fréquent de l'intervalle. On a un empilement de corps, ou d'arbres, etc., entre les deux pôles. Cet empilement permet d'accumuler une tension qui va se décharger brutalement sous forme d'énergie libérée. Ce sont

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par exemple tous les corps de la foule à la fin de Voyage en Italie, tous les mala­ des de l'hôpital dans Je finale de A toute épreuve de John Woo, tous les corps qui font intervalle dans la rencontre de Vertigo ou dans celle de Mort à Venise. Pour que les deux pôles produisent de l'électricité, il faut empiler quelque chose au milieu. Ici, l'intervalle entre les deux femmes est clairement désigné dans Je plan précédent, et habité sinistrement par la mouette morte au seuil de la porte. Dans la séquence de la fête, cet intervalle entre les deux femmes va s'écarter entre le haut et le bas. La blonde va monter avec l'homme en haut de la colline, rase et désertique, et en bas, comme dans la Bible, Je Jardin d'Éden est irrigué par l'eau (Figure 8). En haut, Hitchcock const ru it sa scène sur un nouvel intervalle entre l'homme, gui a eu trop d'amour maternel, et qui est filmé de face, et la femme qui n'a pas eu d'amour maternel, et qui est filmée de dos sur le sommet du monticule. Dans cet intervalle entre les deux femmes, il y a les enfants. lis vont servir d'élect ro lyte, et la décharge électrique va se pré­ senter sous l.a forme de l'irruption des mouettes. Ici, ce ne sont pas Adam et Ève qui vont faire l'objet de la punition, mais ce qui se trouve entre les deux femmes : les enfants, puisque dans cette séquence les oiseaux n'attaquent qu'eux. On part du couple à mi pente, la caméra traverse du vide, on attrape une espèce de silo, et on arrive sur l'institutrice qui tient une allégorie de l enfant les yeux bandés, qui sera la première attaquée. C'est ce plan de regard (Figure 9) qui va lancer la déflagration. Dès que les deux personnages sont raccordés, les oiseaux arrivent et attaquent les enfants. Le regard de l'institu­ trice est redoublé par le regard de la Mère ( Figure 10). C'est comme s'il y avait adjonction d'énergie : la Mère et l'institutrice regardent le couple qui est en train de descendre la col l i ne Ensuite, la caméra va revenir par deux fois, alors qu' i l n'y a plus personne sur la colline, à ce point de vue en surplomb, qui est le point de vue du Malin. Depuis ce point de vue en hauteur, la scène finit par être de la pure balistique. L'idée des ballons est superbe de ce point de vue-là. Ce sont des points blancs qui traversent l'écran pour atteindre indifférem­ ment des ballons ou des enfants (Figure 1 1 ) . C'est un jeu électronique : l'image devient un aplat. Le point de vue du Mal, ici, n'est pas celui des oiseaux, contrairement à l attaque des mouettes sur le poste à essence. On voit bien que les oiseaux sont des projectiles du Mal, et qu'ils n'incarnent pas Je Mal. Du point de vue du Mal, et d'une instance dont on peut seulement dire qu'elle est en haut de la colline, les mouettes sont des missiles du Mal. On pense évidemment à Kiarostami. Juste avant la scène que nous avons vue, il est question des moustiques de Dieu. L'un des garçons raconte qu'il a été sauvé parce que les moustiques le piquaient et qu'il a quitté son lit oli dor­ mait sa petite sœur, pour aller rejoindre sa mère sous la moustiquaire. À cet instant précis le tremblement de terre a tué sa sœur. Le cinéaste dit à l'enfant qu'au fond il a été sauvé par les moustiques. Et le garçon répond que sa mère -

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ne veut pas qu'on dise cela, parce que cela voudrait dire que les moustiques ont voulu tuer sa sœur. C'est LLO peu la même chose que chez H itchcock : la Grâce se réduit à un question de balistique et de cibles un peu hasardeuses. Les hommes ne sont que des cibles sur lesquelles on envoie des moustiques, des anges ou les oiseaux du Mal. En tout cas, au regard du Mal, il n'y a pas d'intervalle perspectif. Celui-ci est réservé à la vision humaine, leurrée, sujette au masquage des pauvres créatures. Au regard du Diable ou de Dieu, l'éten­ due se réduit à une feuille plane, verticale, une surface graphique abstraite, où l'intervalle se réduit au mouvement de deux petits points, comme sur un écran de radar. C'est ce qu'on voit très souvent à la fin des films de Kiarostami, ainsi que chez Hitchcock, par exemple à la fin de Ln Mort n11x trousses où on a deux petites puces de chaque côté du grand visage de pierre - ce qu'avait noté Philippe Arnaud en disant que c'était L'Homme qui rétrécit à son point ultime, le corpuscule. J'ai trouvé une deuxième scène que j'aime beaucoup, dans un film souvent méprisé même par les hitchcockiens, Le Rideau déchiré, film qui est sans doute resté déprécié à cause de son contenu politique, mais qui reste un très beau film de Hitchcock. Vous aurez remarqué dans la scène des Oiseaux que lors­ que le couple est sur la colline, l'homme et la femme se parlent et on ne les entend pas (Figure 1 2). Or ils ne sont pas si loin que ça. Lorsqu'ils se tournent et s'approchent de nous, on les entend, mais d'une façon absurdement pré­ sente : il n'y a pas eu, au mixage, la moindre volonté de naturaliser cette proxi­ mité sonore par rapport à l'intervalle visuel. l i y a un plan magnifique dans Le Rideau déchiré. J'y vois deux choses. D'abord Adam et Ève, de façon très évi­ dente, comme un tableau vivant à la Fra Angelico. Et l'image du couple paren­ tal se disputant, vu d'en bas par l'enfant : comme celui-ci n'entend pas parce qu'il est trop loin, il interprète les gestes et ne sait pas si ses parents sont en train de se séparer ou de se réconcilier. Toute la scène est magnifique de part en part. Son enjeu est la révélation d'un secret, mais tout est inversé : Ève accède à la connaissance par Adam, et au lieu que cette révélation se transforme en souffrance, elle se transforme en joie. La femme accède à la connaissance de la duplicité, puisqu'elle apprend que Paul Newman n'est pas un traître, qu'il ne s'est pas vendu aux Commu­ nistes, mais qu'il joue le rôle du traître pour extorquer un secret scientifique à un savant de l'Est qui, lui, a trouvé la formule. Alors qu'elle a pensé, pendant la première demi-heure du film, que son mari avait trahi les États-Unis, ses yeux s'ouvrent à la vérité et elle pleure de joie. Comme dans la Genèse, le fait d'avoir goûté à la connaissance provoque immédiatement de la concupis­ cence, et c'est la Bible mot à mot : ils vont se cacher derrière un buisson pour s'embrasser goulûment, masqués au regard de Dieu. Le dieu ici, est un per­ sonnage dérisoire et suspicieux, celui qui a fait venir Paul Newman à l'Est, et

.Jl l .Jl l tt � { � G .Jl l .Jl L'intervalle qui, lui, est leurré (il pense que Paul Newman est vraiment un traître aux Ëtats-Unis). Cet acteur a un côté enfantin : ce n'est pas un cynique, il regarde cette scène un peu comme un enfant regarde une scène parentale (Figure 13). Dans l'épisode correspondant de la Genèse, Dieu n'est pas tout-voyant, il marche au niveau du sol comme les humains, et on peut donc se cacher à lui. li appartient à la perspective des masquages, puisque la Bible dit : (( Ils enten­ dirent le pas de Dieu qui se promenait à la brise du jour, et l'homme et la femme se cachèrent devant Dieu parmi les arbres du jardin. » C'est filmé très littéralement par Hitchcock. J'en viens à Kiarostami, qui est le cinéaste auquel j'ai le plus pensé pour ce travail. Dès ses premiers courts métrages, il s'est révélé sans aucun doute le grand cinéaste contemporain de l'intervalle. li construit ses films comme Zur­ lini en son temps, qui ne traitait pratiquement que de cela. Chez Kiarostami, dans les premiers courts-métrages sur les enfants, on voyait toujours les petits gamjns accrochés à un petit objet (un ballon, une boîte de conserves, etc.) qu'ils poussajent devant eux et rattrapaient, figure d'un petit intervalle qu'on écarte et qu'on resserre. C'est leur façon à eux de résister, et de traverser mètre après mètre un monde plutôt hostile et éclaté, celui des adultes. C'est le fort et le da qui seraient érigés en morale de résistance, par rapport à la société ira­ nienne dans laquelle évoluent les enfants de ses premiers films. Un court­ métrage magnifique, Solution, est l'histoire d'un homme qui crève en voiture et qui, après avoir en vain fait du stop, se met à pousser la roue devant lui. Il entre dans un agencement ludique avec sa roue, iJ a tant de plaisir à la pousser, à la rattraper, etc., qu'une voiture s'arrête et qu'il dit : « Non, je continue à jouer. » La fin est la seule fin euphorique de Kiarostami : l'agencement fonctionne à un rythme qui marche tellement bien que la roue va aller se mettre toute seule à sa place : le personnage n'a même pas à placer la roue dans la voiture. Les cinéastes de l'intervalle sont assez souvent des cinéastes de la cruauté : la maîtrise de l'intervalle a à voir, assez souvent, avec la cruauté. Je vais vous montrer un extrait magnifique de Devoirs d11 soir. Kiarostami dit que c'est de la fiction, mais quand on voit le film on a du mal à le croire. Cela se présente comme des interviews d'enfants par Kiarostami lui-même, dans un dispositif policier autour de la question : « Comment fais-tu tes devoirs du soir? » Kia­ rostami tombe, en fin de film, face à un agencement qu'il n'a pas mis en scène, entre deux gamins dont un ne supporte pas le moindre intervalle entre lui et son ami, qui est son protecteur, à la douceur très tranquille. Le moindre creu­ sement entre lui et son copain met le premier en état de détresse absolue. Cette détresse de l'intervalle, Kiarostami va en jouer. li va s'en servir avec un certain sadisme, en réglant selon la volonté du metteur en scène de cinéma les intervalles entre les deux garçons. II va jouer à tendre et détendre l'intervalle de l'angoisse, en assignant celui qui est angoissé à une place fixe devant la 33

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caméra. 1 1 nous livre une vérité sur le plaisir cruel qu'il y a à diriger des inter­ valles. Il y a une puissance punitive, sadique, dam le pouvoir de maîtriser les intervalles, que connaissent bien tous les pouvoirs politiques, qui ont toujours celui de décider des intervalles entre les êtres, de séparer les hommes des fem­ mes, les femmes des enfants, de reconduire les gens aux frontières, etc. C'est évidemment aussi un pouvoir de metteur en scène de régler des intervalles et d'y provoquer des tensions de désir et de détresse. Cela dit, les cinéastes de l'aquarium ont une autre forme de sadisme : celui de contraindre les corps à entrer dans des boîtes. Le dernier extrait que j'ai choisi est la fin de Au travers des oliviers. On va y trouver à peu près tout sur la question de l'intervalle. Cela commence par la pile : une accumulation, à travers les arbres, de tensions entre la figure du gar­ çon et de la fille. Il y aura ensuite une montée sur la colline ( Figure 14). Le garçon et la fille vont partir vers la vallée pour former deux points, leurs corps vont devenir corpuscules et petites taches. Dieu, évidemment joué par Kiaros­ tami, se cache derrière un arbre pour regarder ses créatures. C'est lui qui a lancé le jeune garçon à la poursuite de la jeune fille, c'est donc lui qui est à l'origine de ce mouvement. Sur la colline, il y a substitution de point de vue : le garçon voit la fille, et à ce moment-là la caméra regarde depuis le haut de la colline, on ne sait pas qui regarde, on pense que c'est le garçon mais on le voit rentrer nettement par la droite : il ne rentre pas dans son propre regard, mais à une autre place. Et on ne saura jamais si cette place est celle du petit Dieu de la fiction (le cinéaste qui est monté sur la colline pour voir comment se finit son histoire), ou si c'est celle du grand Autre qui lui reste impassible et regar­ derait la conclusion de tout cela. Kiarostami laisse planer un très grand doute à ce sujet. Ce qui est sür c'est que depuis cette hauteur les créatures ne peuvent pas échapper à son regard, mais qu'à cette distance leur colloque lui restera inaccessible et inaudible. Il y a un effet assez beau à la fin. Lorsque les corps deviennent corpuscules (Figure 15), c'est comme du montage : le temps dis­ paraît et lorsque les deux points s'approchent et se réécartent, cela pourrait être une monteuse qui inverserait Je temps, qui repasserait la fin du plan au moment ot1 les deux points se sont rapprochés, et les réécarterait en faisant reculer l'image, puisqu'on est à nouveau sur la surface plane où il ne s'agit plus que de balistique. La longe, là, fonctionne très bien, mais on ne sait pas qui est au bout.

À l'évidence au cinéma, il y a une émotion propre au jeu de l'élastique : une émotion qui ne doit rien au scénario, mais purement au traitement ryth­ mique de l'intervalle. Il y a l'émotion toute humaine de voir quelqu'un qui vous est proche devenir tout petit, perdu dans le grand monde, un mélange de détachement et de possessivité, de cruauté et de compassion. Petite hypothèse pour finir : les cinéastes de l'aquarium (Cocteau, Epstein, Vigo, Garrel, Carax)

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nous font connaître les émotions de la macération commw1autaire : ce sont des cinéastes de la communauté. Les cinéastes de l'intervalle ( Rossellini, Mizoguchi, Bergman, Kiarostami) nous font connaître les palpitations cardia­ ques des changements brutatLx d'intervalle, et des dangers qu'on court sans arrêt avec le jeu de l'élastique : ce sont plutôt des cinéastes de l'espèce, ou de la rencontre entre les espèces. LI y a évidemment des cinéastes qui refusent de choisir : c'est le cas de Godard, qui est à la fois un cinéaste de la contrainte des corps et du jeu de l'intervalle. Je dirais aussi parfois la même chose de Mizo­ guchi, grand cinéaste de l'intervalle, mais qui connaît aussi très bien la mise en boîte et la compression. Certains cinéastes changent de camp : je pense à Rossellini, cinéaste de l'intervalle qui, d'un seul coup, fait les Fioretti, film de l'agglomération des corps.

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El(Luis Bunuel)

L'escalier Il s'agira ce soir de l'escalier sans esprit d'escalier. Mon but est de parler d'un lieu, d'une figure, d'une construction, d'Lm instru­ ment aussi banal que commun, et de son utilisation dans les domaines dramaturgique, scénographique et cinématographi­ que. Il serait en effet intéressant d'approfondir davantage l'usage de tout ce qui est nécessaire, dans le travail du cinéaste, des objets courants qui touchent aux éléments essentiels de la vie : l'esca­ lier, la porte, la fenêtre. Ce d'autant plus que ce sont des figures qui sont loin d'être neutres, qui sont habitées par les artistes : chacun, dans sa tête, a son escalier, sa porte, sa fenêtre, c'est-à­ dire son rapport personnel à l'espace quotidien. Un escalier, chez un cinéaste, ne peut pas être traité et ne peut pas avoir le même sens que chez un autre. À chacun son escalier. TeJ sera le but d'une démonstration non définitive, juste fragmentaire. J'ai choisi quelques cinéastes auxquels on pense d'une façon presque irrésistible lorsqu'on mentionne le mot « escalier ». J'aurais cependant pu choisir d'autres cinéastes. Je n'ai pas élu Ophuls, ni Sirk, n i bien d'autres. En utilisant sept ou huit cinéas­ tes différents, je devrais vous montrer que chacun a une concep­ tion, une pensée, une mise en scène et surtout un imaginaire absolument unique dans l'utilisation de ce morceau d'architec­ ture. Indiscutablement il nous fallait commencer par l'escalier cinématographique par excellence, celui du Cuirassé « Potem­ kine », en notant que cet escalier n'a jamais servi dans la réalité. En effet, lorsque s'est produite l'affaire du Cuirassé Potemkine du temps des Tsars, il y a bien eu une répression de l'émeute, qui

s'est passée, dit-on, dans les faubourgs d'Odessa. En revanche, celui que l'on voit dans le film, et qui existe en réalité, n'a jamais servi du tout, historique­ ment parlant. Eisenstein ayant à faire son film, a eu l'idée d'utiliser un lieu non réel par rapport aux événements, mais qui devenait emblématique de cet événement. L'escalier, à l'évidence, en devenait le point - le nœud drama­ tique - central. La séquence est mondialement célèbre. Première constatation : chez Eisenstein la notion d'escalier éveille aussitôt des notions religieuses : il est cc qui relie le ciel et la terre, à ceci près que dans le film il y a inversion. Le haut est de l'ordre du répressif, le bas de l'ordre du salvateur. L'escalier est utilisé comme pour un cérémonial religieux. On peut même s'aventurer à penser à une cérémonie aztèque, ou du moins à une cérémonie où les sacrifiés sont obligés de monter vers leur sacrifice, tandis que descendent vers eux ceux qui les exécutent, dans une forme de rituel qui donne à cette séquence une puissance et une grandeur qui la hisse au tout pre­ mier rang de l'histoire du cinéma. Tci théâtre et cinéma s'unissent en un seul art dramatique qui touche au sacré. Je ne l'analyserai pas, d'une part parce que cela a beaucoup été fait, d'autre part parce que cette analyse excéderait largement le temps qui nous est imparti. Contentons-nous de l'émotion pro­ fonde qu'elle suscite à chaque revision (Figure 1 ). Je vais aborder maintenant une conception différente certes mais pas si radicalement étrangère de celle d'Eisenstein. Chez Sternberg en effet, on ne parlerait pas tout à fait de rel igion, mais en tout cas de morale, étant entendu qu'on trouve chez lui, homme plutôt de droite, une pensée non du change­ ment des choses et de l'histoire, mais d'une évolution à l'intérieur d'un sys­ tème dos. Il y a chez Sternberg l'idée de l'évolution, celle de Darwin, mais repensée dans un sens différent voire opposé à celui-ci : il existe bien une évo­ lution des espèces, depuis le minéral jusqu'à l'humain, mais cette évolution ne peut être que morale, ne peut se faire que par une recherche de la perfection, d'une certaine considération de soi-même. li s'agit de se disposer soi-même en tant qu'objet et non en tant que sujet, de s'offrir aux autres pour que ceux­ ci vous estiment et qu'ainsi vous puissiez être considéré pour ce que vous êtes réellement, à partir de votre paraître. Ce jeu du paraître, qui est Je fondement même de la pensée de Sternberg, se répercute dans tous les éléments, en parti­ culier dans la pensée du haut et du bas, de l'élévation ou de la déchéance, comme les deux pôles entre lesquels va se jouer l'évolution. Il faut que l'être humain échappe aux stades qui ont précédé son apparition, qu'il s'élève à la dignité d'être humain, ou au contraire chute à l'intérieur de cette évolution. D'où l'importance de l'escalier, qui implique la gradation et la dégradation : dans un film de Sternberg, ou l'on monte, ou l'on descend. Dans L'Ange bleu, par exemple, au départ le Professeur Unrath est dans son appartement, il descend l'escalier et nous allons assister à un échange entre lui et Lola, la

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chanteuse du beuglant. Nous allons voir le Professeur Unrath déchoir, alors que Lola va monter, à tous les niveaux (objet de considération, de séduction, d'estime et de désir). J'aurais pu choisir n'importe quel film de Sternberg. J'ai choisi L'Impératrice rouge car ici, chose assez rare chez Sternberg, c'est la gra­ dation qui est mise en avant, même si la dégradation, en contrepartie, existe dans le film : c'est le Tsar qui la subit, alors que ce qui intéresse Sternberg c'est la gradation de Mariene à la conquête du pouvoir, d'où l'escaJier conune pièce centrale du décor, et qui est évidemment un escalier très sternbergien, sans doute l'un des plus étranges de l'histoire du cinéma, totalement minéral, cons­ titué de pierres, où les piliers sont des têtes humaines, telles des grotesques, comme écrasées de douleur par le côté minéral témoignant de la façon dont l'espèce humaine doit s'arracher aux stades précédents. À la fin du film, que nous allons voir, cet arrachement doit se faire avec un dynamisme, une force et une violence, aidé d'ailleurs par l'énergie animale (le cheval), qui donne pour monter les fameux escaliers, cette magnifique cavalcade où la conquête du trône se fait au galop. Ici, l'idée de l'escalier est profondément morale, et renvoie à une conception éthique du haut et du bas, de la nécessité d'être tou­ jours en élévation, faute de quoi c'est la chute et la déchéance (Figures 2 et 3). La situation se joue aussi sur les pierres qui donnent la sensation d'oppres­ sion par rapport à cette violence de l'énergie et du désir qui la mène : c'est le flux vital opposé à toutes les forces d'oppression et de mort. Le dédoublement, à la fin, des images du Christ, renvoie à la double aigle de la couronne impériale russe. Vous avez aussi les cloches qui renvoient à l'idée de balancement, d'élévation et d'abaissement perpétuels. Nous entrons là dans un très grand imaginaire, qu'un instrument tel que l'escalier permet de développer. Sternberg a eu une influence très importante sur de nombreux cinéastes, à commencer par Eisenstein pour Jva11 le Terrible. Quelqu'un comme Bresson doit aussi quelque chose à Sternberg, même si par ailleurs Bresson prétend qu'il ne doit rien à personne. Dans Les Dames du Bois de Bo11log11e par exemple, la façon dont Bresson joue l'élévation et l'abaissement, ne serait-ce que dans l'ascenseur et la façon de le filmer, est bien dans le sens ster­ nbergien : on est dans un milieu clos, et l'élévation ou l'abaissement ne peu­ vent se faire qu'à l'intérieur de ce milieu. Passons maintenant à Lubitsch. Il aurait peut-être été plus opportun d'aborder la porte, puisque Lubitsch sans portes n'est plus Lubitsch. li faut chez lui qu'une porte suggère ce qui peut ou ne peut pas se passer derrière. Mais l'escalier est aussi un lieu très fréquenté chez Lubitsch. Pensez par exem­ ple à son rôle dans Trouble in Paradise (Haute Pègre). L'escalier est Lil passage, un lieu de transit chez Lubitsch : circulation du désir, mais très liée à la tem­ poralité. Lubitsch est un cinéaste de l'épicurisme, chez qui les notions de temps sont d'une extrême importance. La durée est lourde à supporter chez

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Lubitsch : tout se passe chez lui dans l'instant, et le plaisir réside dans le moment présent. L'escalier, qui irnplique une durée, permet aussi l'expression du désir de chaque instant. La séquence que j'ai choisie est la fin du Ciel peut attendre oü nous avons un superbe discours épicurien de la part du mourant, puis une scène absolument lubitschienne, toute en ellipses, sur le haut de l'escalier, avec la caméra qui en descend en s'éloignant pour indiquer que quelque chose a disparu puisque la porte ne s'ouvre plus, avant de retrouver notre héros en enfer, pardonné par le diable, presque condamné à aller au paradis. Mais une femme va passer et l'on peut bien la suivre, même en enfer, cela ne peut pas faire de mal ( Figures 4 et 5). Rappelons simplement que Lubitsch avait tourné La Veuve joyeuse, qui reste l'un de ses grands films, malheureusement peu montré, ol.1 les notions de temps sont rattachées à celles de vie et de mort : selon la pensée épicu­ rienne, l'instant est la vie même en train de survivre, dont il faut profiter immédiatement puisque l'instant d'après nous pouvons très bien mourir. Cette idée, que travaille Lubitsch dans tous ses films, donne aussi à son cinéma une fort belle pensée de la mort : celle-ci est constamment présente par la nécessité de jouir de chaque instant de la vie. C'est pourquoi Ln Veuve joyeuse est peut-être l'un des plus beaux films qu'on ait faits sur le sentiment de la mort dans la beauté. Le cinéaste au monde qui accorde le plus d'importance à l'escalier est sans Hi tchcock. Je ne connais pas de film de Hitchcock sans une utilisa­ tion extrêmement féconde de l'escalier, au sens OLI la plupart de ses escaliers réservent de la part de son créateur une invention à chaque fois renouvelée et toujours étonnante. Le choix était immense, de The Lodger à Fnmily Plot. I l fallait choisir arbitrairement deux films. J'ai opté pour Notorious et Vertigo, mais j'aurais aussi bien pu choisir l'escalier que gravit Norman Bates dans Psycho pour rejoindre sa mère, ceux des Oiseaux ou encore la scène finale de North by Nortl1west. Quelqu'un l'an passé avait parlé de l'escalier à vis de I Confess : chez Hitchcock, l'escalier est presque la première figure. Son imagi­ naire, sa sensualité et sa sexualité mettent en évidence l'idée d'entraînement vers la descente. On ne peut pas résister au besoin de se sentir partir dans la chute, et d'y prendre à la fois un immense plaisir, tout en éveillant en soi une crainte tout aussi immense. Bien sûr qu'il y a des montées chez Hitchcock, mais l'essentiel est la descente. Elle est ce à quoi normalement la raison, la morale, la religion, la société, les bonnes mœurs, le côté victorien s'opposent : il ne faut pas se laisser aller. Or chez H itchcock on a besoin de se laisser aller. La descente est chez lui à la fois refus, mais aussi abandon, et souvent, lorsque la descente est assumée, qu'on accepte ce par quoi l'on est attiré, à cc moment-là la descente devient salut. C'est le sens de l'utilisation de l'escalier ou de la notion de descente dans Notorious. Nous verrons en contrepoint que

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dans Vertigo la montée, qui chez Sternberg est sinon le salut, du moins le but ultime, devient souvent chez Hitchcock, au contraire, l'instrument de damna­ tion. C'est extrêmement curieux de voir un cinéaste dit catholique et moral, avec une métaphysique du bien et du mal, de la lumière et des ténèbres, valo­ riser à ce point ce qui est condamnable, en tout cas dans la tradition religieuse telle qu'elle court encore aujourd'hui dans beaucoup d'imaginaires. Hitch­ cock met dans la descente une extrème sensibilité, à laquelle on n'a pas envie de résister, il y a là évidemment énormément de sensualité : c'est un plaisir ventral. Le suspense en devient quelque chose d'éminement sensoriel : va-t-on ou non interdire d'éprouver cette sensation si agréable, même quand elle est de terreur ? Le sentiment que l'on éprouve chez Hitchcock dans ces moments­ là, animés, habités et profondément structurés par le suspense, joue le senso­ riel, Le sensuel et le sexuel. Le premier extrait de Notorious sera celui de la clé qu'fngrid Bergman vole à son mari Claude Rail1S : la caméra débute en haut de l'escaJjer pour commencer sa descente, mais passe au-dessus de lui ; elle plane dans le vide pom s'approcher de plus en plus près de la main de l'héroïne qtti tient la clé. fi y a urgence à aller directement au désir-crainte, d'éprouver la sensation du danger, de se livrer au péril. La seconde descente sera celle de la fin du film, où Cary Grant vient sauver Ingrid Bergman contre le mari, sa mère et ses complices nazis. U l'aide à descendre l'escalier mais cette fois pour son salut : il faut accepter ce que l'on est, accepter tous ses pen­ chants, les assumer et revenir à un état de normalité. (Nous sommes encore, en 1946, à l'époque où Hitchcock feint de croire qu'une héroïne ou un héros peut être sauvé. Vingt ans plus tard, au moment de Vertigo, il sait que per­ sonne ne peut résister à ses ptùsions profondes, et que celles-ci triompheront sans tragérue de tous les éléments adverses qui pourraient s'y opposer.)

À la toute fin, le personnage de Sebastian (Claude Rains) remonte les esca­ liers, et l'on sait ce que cela signifie : il sera exécuté. Le plan du premier extrait, celui de la descente de la caméra jusqu'à la main d'Ingrid Bergman, est éblouissant et a fait la réputation du film. Mais au niveau de la sensation, la séquence finale est passionnante : on )' trouve une sorte de vertige très doux, très voluptueux, qui fait que cette fin est tout à fait digne d'un très grand cinéaste (Figures 6, 7 et 8). Nous allons voir maintenant la fin de Vertigo, La montée dans L'escalier du clocher. Le personnage de Scottie a compris qu'il a été manipulé par Made­ leine et son ami d'enfance, qu'il a servi d'alibi et même de justification à un crime. C'est le gimmick, le côté extérieur, le leurre gui permet à la séquence de se développer. Mais plus profondément, la séquence se prête à de mttltiples interprétations. J'en retiendrai une. Ce n'est pas pour rien que Bufiuel et Hit­ chcock, tous deux élevés chez les Jésuites, sont les meilleurs sexolot,rues du cinéma. L'étude des cas qu'ils abordent est, de ce point de vue-là, tout à fait

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passionnante. On peut très bien voir dans Vertigo la description d'un cas d'impuissance par éjaculation précoce, d'w1 personnage qui ne peut pas se retenir. Si vous vous mettez maintenant à l'intérieur du système imaginaire du malade, vous voyez bien que le clocher final peut être ressenti comme la dou­ leur du malade face à son impuissance, avec son désir d'érection. A la fin, le personnage ne peut parvenir à son but qu'en insultant sa partenaire, en se donnant l'illusion de puissance excessive pom arriver à la finalité désirée : là, il ne se retrouve que devant le vide de son impuissance, de son affectivité et de sa vie, ainsi que de l'idée de l'amour qu'il s'était fabriquée. La séquence est d'autant plus remarquable que Hitchcock utilise des procédés gui pourraien t être considérés comme un peu vulgaires, vu qu'il s'agit de trucages qui, par combinaison d'un zoom et d'un travelling, rapides et se contrariant l'un l'autre, nous donnent cette impression de douleur lancinante. La violence de la séquence à l'égard du spectateur est flagrante, même s'il n'en comprend pas très bien la raison. Si l'on soumet la séquence à l'éclairage de la sexualité, on comprend alors très bien pourquoi elle fonctionne d'une façon aussi remar­ quable. lei, l'escalier n'est pl us un escalier bourgeois ou aristocratique comme celui que nous avons vu dans Notorious, mais une cage fermée sur elle-même, à l'apparence phallique, et en même temps rude, sans aucun apprêt nj attrait. Il ne fait que renforcer l'impression de malaise (Figure 9). Je vais aborder un autre traitement de l'escalier, gui lui accorde une fonc­ tion différente. J'aimerais le regarder sous l'angle du social, c'est à dire en

tant que représentation de ce qui donne une importance dans la société, comme élément d'orgueil. Chacun sait que lorsque quelqu'un se fait cons­ truire une résidence ou un château, l'escalier va être la pièce centrale de l'édi­ fice. Ce sera en effet le lieu de circulation, mais aussi et avant tout le signe évident pour montrer à ses hôtes sa puissance, son importance et sa grandeur. Certains cinéastes auront donc été portés à traiter l'escalier dans ce sens-là. Je pense en particulier à Welles et à la façon dont il utilise l'escalier dans La Splendeur des Amberson, un escalier fin de siècle, magnifique, qui occupe le hall central et le domine. li est le lieu de l'orgueil de la famille Arnberson et en particulier du dernier rejeton, cette espèce d'enfant gâté qui va apprendre à ses dépens la bêtise de l'orgueil, et qui finira ruiné à cause de cet orgueil. Nous allons voir deux scènes très célèbres, qui réunissent le jeune Amberson et sa tante Fanny, vieille fille qui a raté sa vie, qui vit un peu en parasite dans sa propre famille, qui voit revenir l'homme qu'elle aurait aimé épouser mais qui lui a toujours préféré sa belle-sœur. Dans la première scène, la tante Fanny cherche à faire comprendre à son neveu que sa mère est amoureuse de cet homme dont elle était elle-même amoureuse, même du temps où le père du jeune homme vivait encore. Le jeune homme se trouve profondément humilié et décide d'empêcher le rema-

DOUCU{J L'escalier riage de sa mère avec cet homme qu'il considère comme indigne d'un Amber­ son, et qui se trouve être par ailleurs être le père de sa fiancée. La scène est magnifique de ce point de vue, puisque c'est dans cet· escalier que les senti­ ments personnels et la tragédie individuelle l'emportent sur le statut social de cet escalier et que commence à être détruite de l'intérieur la puissance de la famille. La deuxième scène est très célèbre parce que la Tante Fanny est au­ dessus de son neveu, à un étage de distance, manifestant l'emprise qu'elle a sur son esprit et la façon dont elle est en train de commencer la destruction de sa propre famille. Cet escalier, qui fut la scène de la grandeur et de la splen­ deur des Amberson, est en même temps traité par Welles d'une manière théâ­ trale. L'utilisation de cet escalier en tant que décor permet à Welles à la fois la force du pla11-séquence et celle de chacun des moments de ce qui se passe dans cet escalier presque octogonal, quj lui permet d'obtenir une riche gamme d'effets (Figures 1 0 et 1 1 )

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.

Voilà une utilisation de l'escalier qu'affectionne Welles. Très marqué par l'expressionnisme, cc cinéaste aime à montrer l'impossibilité de saisir et d'accepter le réel donc la nécessité de soumettre celui-ci aux rêves de gran­ deurs d'esprits habités par l'excès de leur volonté. La position principale de la caméra wellesienne est d'être la contre-plon­ gée, donc de révéler les personnages en les grandissant. Le personnage est surélevé parce qu'il se surévalue. Il joue aiJ1Si les notions de fausse grandeur, d'illusion d'une importance trompeuse (Macbeth). Il avait déjà commencé dans Citizen Ka ne, où les positions élevées ou bas­ ses sont constamment travaillées. On le verra d'une manière exemplaire dans Othe/Io. Lorsque Welles cherche des décors pour cc film admirable, il le veut en escaliers, en montées et descentes. Le personnage d'lago porte à la puis­ sance mille Je personnage de la tante Fanny. Il pousse les autres soit à la gran­ deur soit à la destruction de celle-ci. Se joue en même temps une autre notion, celle de l'ombre et de la lumière, qui fait que quand un personnage, chez Welles, entre dans l'ombre, ce n'est pas qu'il entre dans le mal, mais dans un univers maléfique. Il a un rêve de grandeur pour lui-même - rêve qui est évidemment faux, mais qui fait que malgré tout le personnage cherche à se dépasser : chez Welles, on cherche toujours à se dépasser. Ce dépassement porte à conséquence, et celle-ci est en général néfaste pour les personnages. Toujours dans l'ordre du social et de l'orgueil, l'escalier de El de .Buiiuel est tout aussi intéressant. Quand on voit le film, il est évident que l'escalier est beaucoup trop important, trop immodeste et d'une certaine façon ridicule. Bufluel lui-même le relève d'emblée en Je faisant visiter et en faisant raconter comment il a été construit par le père du héros. Un tel escalier ne peut être que le fait d'un personnage pas tout à fait déséquilibré, alors que le héros du

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film est prétendu par ses amis comme tout à fait normal. Voici la séquence de la réception, ot1 est montrée l'importance, dans l'ordre social, du personnage de Francisco, qui appartient à la vieille aristocratie foncière du Mexique.

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Le second extrait sera évidemment la scène, très célèbre, du clocher, qui fait pendant à celle de Vertigo. (Cependant, El date de 1 952, et Vertigo de 1 958.) Dans cette séquence, l'idée d'élévation est également à prendre au sens religieux, car on a vu au début du film que le personnage de Francisco est tout à fait imprégné de la religion catholique. Le sentiment d'être près de Dieu amène facilement un paranoïaque à se croire Dieu lui-même, et à regarder les humains comme des fourmis, des êtres profondément méprisables. L'idée de l'élévation implique donc celle de l'escalier comme émanation d'un Surmoi excessif et d'un sentiment de puissance d'autant plus violent qu'il est en fait bâti sur un sentiment beaucoup plus grave : l'impuissance. U y a donc chez Je personnage une faille. C'est l'une des idées travaillées dans cette séquence. JI y en a bien d'autres. Sur le plan sex'Uel, voir notamment le moment de la cloche cloche où l'on peut qui recouvre la tête des deux personnages (Figure 12 ) voir une image de l'ordre de la sexualité féminine, mais qui est aussi, comme toujours chez Bunuel, une image forte qui n'a pas besoin d'interprétation. Nous allons donc voir l'escalier comme expression du sentiment de vouloir monter au plus haut et de croire que l'on atteint le sommet. Dans la première séquence, l'escalier relevait encore de l'orgueil dans l'ordre du social ; cette idée-là s'est déplacée à l'intérieur de l'esprit malade pour indiquer maintenant un orgueil purement individuel, qui permet à l'homme de se croire Dieu. -

Dans la troisième séquence, Francisco, de plus en plus malade, en contra­ diction totale avec lui-même, est toujours habité par l'idée de noblesse mais n'a plus refuge que chez son domestique, puis se retrouve seul dans l'escalier, avec cette admirable idée bunuelienne qui est celle du zig-zag. Vous avez pu constater que cet escalier est d'abord droit, puis se divise en deux branches pour aboutir aux appartements privés. Ce premier étage, au plan psychiatri­ que, renvoie à l'espace de l'in1aginaire de l'esprit malade. Le personnage ne peut plus aller dans ses appartements privés que profondément perturbé, et cette perturbation va se manifester, dans l'escalier même, par la marche en zig-zag, avant que le personnage ne s'effondre et ne frappe contre les bords de l'escalier, comme un enfant qui appelle au secours et qui ne peut pas être entendu (Figure 13). L'escalier, de décor qu'il était à l'origine, devient un per­ sonnage fondamental dans le système du film. Tout à fait différemment, car les Japonais n'ont pas le même espace mental que celui de nos civilisations occidentales, l'escalier n'appartient pas vérita­ blement, a priori, à leur vécu. Les maisons japonaises sont en général de plain pied. Les escaliers sont à l'extérieur, dans la nature. Or il est intéressant de voir - et là je m'abrite derrière les travaux du Professeur Hasumi, qui est un

J { � tt

D O UUUT L1escalier

grand critique japonais - la façon dont Ozu traite en général le couloir qui unit les pièces en bas de la maison. Ozu utilise ce couloir, tant comme lieu de passage que comme lieu vide qui attend que la vie surgisse et arrive, puisque l'un des éléments importants de l'art d'Ozu est de filmer le temps en train de s'écouler. Chez lui, bien que souvent des personnages montent au premier étage, on ne voit pas d'escalier. Car en général le premier étage est occupé chez Ozu par les jeunes filles ou les femmes. Ce lieu leur appartient, les hommes sentent une sorte de présence indispensable, bénéfique dans la maison, mais avec laquelle ils n'ont pas de véritable communication, comme si ce premier étage leur était interdit. Le Professeur Hasumi souligne que pour la première fois, dans son dernier film et quasiment dans les derniers plans qu'il ait tour­ nés, Ozu filme l'escalier. li s'agit du Goût du saké. C'est l'histoire d'uJ1 père qui marie sa fille, avec, comme souvent chez Ozu et là peut-être plus qu'ailleurs, un mariage filmé comme un enterrement. Le père va se retrouver maintenant seul dans sa maison, même si son fils est présent, mais ttn fils habite I.e rez-de­ chaussée, comme le père. Cette absence implique la solitude que le person­ nage du père va devoir affronter, ainsi que, d'une façon plus secrète, la mort inexorable qui va forcément surgir. Nous aurons un plan du couloir avec la vue sur l'escalier (Figure 14). Il faut considérer à ce moment-là que le senti­ ment de la mort interdit toute communication avec ce premier étage qui représente la féminité : le temps s'est bien écoulé, la mort arrive. C'est peut­ être là le plus beau fi.lm d'Ozu.

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Pour conclure, j'en viens maintenant à l'utilisation de l'escalier par Cassa­ vetes dans Faces. Au lieu de le considérer c01mne un lieu d'union ou de pas­ sage, Cassavetes le transforme en lieu de divorce sur lequel s'achèvera le film (Figures 1 5 et 16). Un lieu, c'est donc fondamentalement la façon dont tm cinéaste l'habite, l'imagine et en fin de compte surtout l'invente.

45

Les Nibelungen (Fritz Lang)

«

Les Américains ne connaissent pas le mot schreiten >> : la mise en scène du corps de 1' étranger . . .

1. Quand j'ai reçu l'invitation à participer à cette série de conféren­ ces, une citation me passait par la tête, celle, justement, qui appa­ raît dans le titre de mon intervention : « Les Américains ne connaissent pas le mot schreiten. » Je ne me rappelai pas tout de suite d'oL1 je la tenais, seulement que je l'avais lue quelque part dans un livre sur Fritz Lang. Il me semblait, en fait, que cette remarque faisait référence aux difficultés des acteurs allemands émigrés à s'adapter aux règles du jeu devant la caméra en vigueur à Hollywood. Cela m'a amené à m'interroger justement sur cela : qu'est-ce que c'est qu'un corps étranger, un corps d'étranger, un corps étranger à son environnement ? Comment, autrement dit, peut-on mettre en scène cette différence d'un corps par rapport à ce qui l'entoure ? Il y a, bien évidemment, une solution relativement facile à ce problème, et à laqueUe on recourt très souvent. L'étranger se distingue alors soit carrément par sa physionomie ou la couleur de sa peau (Littéralement « ajoutée » dans nombre de westerns où les Indiens sont incarnés par des acteurs blancs), par ses vête-

ments (tel le cow-boy qui accompagne Mr. West lors de son voyage au pays des Bolcheviques), par son accent (comme tant de criminels dans le cinéma hollywoodien : dans les films de James Bond, il y a toujours un monsieur qui dit : « Ach ! Mister Bo11d ! » ), voire par une combinaison plus ou moins bien dosée de tout cela. Le statut d'étranger signalé de la sorte sert par la suite à motiver le comportement du personnage. Or, dans ces cas, le typage vire t1·ès facilement au « stéréotypage », parfois même carrément au racisme. Ainsi, pour en donner un exemple relativement simple, le personnage que joue Ses­ sue Hayakawa dans Tite Cheat (Fo1fnit11re) de Cecil B. DeMille en 1 9 15, se comporte quasi « naturellement » en crapule voulant marquer de son sceau barbare la femme blanche. Un autre exemple gui va dans le même sens, et qui me servira ici d'illustration, figure dans The Most Da11gero11s Game (Les Chas­ ses du comte Zarofj). lei, l'étranger se trouve en quelque sorte scindé en deux aspects : la brute muette vêtue de manière traditionnelle, russe (Figures 2 et 3) , et le comte raffu1é et élégant (Figure 1 ), aux manières civilisées et cultivées, mais gui, au fond, s'avère non moins sauvage que on domestique. Thierry Kuntzel, dans sa très belle analyse, a d'aillems démontré la complexité des liens entre ces deux personnages dans le travaiJ textuel du film t . Mais même dans les cas où l'étranger est dépeint avec plus de sympathie, de telles représentations ont fréquemment, peut-être même forcément, quel­ que chose de caricatural. On pourrait facilement multiplier de tels exemples pour explorer les différentes possibilités offertes par ce type d'approche. Mais de toute façon, routes les variations qu'on obtiendrai! relèveraient en fin du compte beaucoup plus des différentes manières de signifier le statut d'étranger d'un personnage gue de le mettre e11 scè11e. Je voudrais donc, par la suite, me concentrer sur deux exemples qui, me semble-t-il, fonctionnent autrement et qui, je l'espère, nous amènent plus directement à nous poser la question de la mise en scène. y a, on le sait, beaucoup de définitions de la notion de mise en scène, et la présente série de conférences va sans doute en ajouter encore quclques­ L11es. Pour d'aucuns le terme est maladroit, inadéquat, trop marqué par le théâtral. Comme il est dit dans le dictionnaire du lexique cinématographique dirigé par Jean Giraud, cette expression « implique non seulement, ainsi qu'au théâtre, "l'art de régler .l'action scénique sous toutes ses faces et sous tous ses aspects" ( Pougin 522/1 ) , mais encore la direction du jeu et de la prise de vues. » Et Giraud ajoute aussitôt : « Elle est, de plus, impropre : il n'y a pas de scène au studio, le mot ne peut être pris qu'au figuré » 1. À l'inverse de cette définfrion pour ainsi dire « pré-auteuriste )> qui a tout de même le mérite de souligner les déplacements nécessaires pour en faire un terme de cinéma fort -, je voudrais plutôt partir d'une conception de l a mise en scène qui nous est plus familière. Pour sortir un peu des références connues, je citerai Il

1

Thierry Kuntzel, " Le travail du film, 2 .,

in Co1111111111icntio11s n° 23, Éd. du Seuil,

1975, pp. 135- 1 89.

1

Jean Giraud. Le lexique frnrtçais du ci11é111a des origines à 1 930, CNRS, 1958, p. 143.

Le renvoi entre parenthèses est une réf éren ce

à Arthur Pougin, Dictiomwire ltistoriq11e

et pi11ores1111r tl11 tltétlrre et ries arts q11i s'y at­ rac/1e11t (2 tomes), Firmin Didot, 1885.

-

i � � tt � � U l l L I � « Les Américains ne connaissent pas le mot schreiten . . . » : la mise en scène du corps de /'étranger volontiers quelques réflexions du critique et théoricien belge Dirk Lauwaert, parues il y a une petite quinzaine d'années dans la revue néerlandaise Versus (ce qui me permet, par la même occasion, de rendre hommage à cette publi­ cation, disparue après dix ans parce qu'on a cru bon, aux Pays-Bas, de lui sup­ primer sa modeste subvention). Pour lui, « mise en scène » est en effet « le plus beau mot sur le ci11éma » (het mooiste woord overfilm) 3 . Lauwaert, pour commencer, remarque que la mise en scène ne se situe pas forcément aux antipodes du montage, que son terrain privilégié n'est donc pas nécessairement le plan-séquence, car elle n'échappe jamais au problème de l'articulation. Aussi, la mise en scène n'est-elle pas, pour lui, un procédé relevant d'une stratégie de type réaliste. Au contraire, souvent elle se montre « baroque, expressionniste, même hystérique 4• » En dehors de telles caracté­ risations par la négative, l'article de Lauwaert propose une réflexion qui me paraît particulièrement stimulante : « Dans un f lm, tout ce qu'on ne peut pas montrer, reste abstrait : les mobiles, les points de vue, la psychologie, les rela­ tions et les explications, bref : une bonne partie de la machinerie d'un récit bien raconté. La mise en scène se détache de tout ce qui est abstrait - elle donne au concret une forme plus intense de présence 5. » Le statut d'étranger, n'est-ce pas, en effet, Lm caractère abstrait qu'il s'agit soit de faire passer à travers des signes extérieurs qu'on vient d'évoquer, soit de concrétiser au moyen, justement, d'une mise en scène ?

2. Je reviens à mon point de départ : « Les Américains ne connaissent pas le mot schreiten. » (On pourrait d'ailleurs ajouter qu'il en va de même avec les Fran­ çais, qui n'ont pas non plus de mot équivalent à cette expression allemande.) Schreiten, c'est marcher lentement, gravement, de manière cérémonieuse, à pas comptés. Ma mémoire, toutefois, n'était pas tout à fait bonne : j'avais bel et bien rencontré la citation dans un recueil de textes consacrés à Fritz Lang ; en revanche, elle ne faisait aucunement référence aux problèmes des acteurs émigrés à Hollywood. Elle servait, en fait, de titre à un paragraphe dans un essai écrit par Frieda Grafe, sans que l'origine de la remarque y soit donnée et sans qu'elle soit reprise de manière explicite dans le texte. Après quelques recherches sans résultat dans ma bibliot11èque, je me décidai finalement à m'adresser à Enno Patalas. Celui-ci m'expliqua alors qu'il s'agissait en fait de la réponse que Lang lui avait donnée à propos de la question de savoir à quelle vitesse il fallait projeter les Nibelungen. Lang avait répondu par la phrase qui sert de titre à mon intervention, et voulait dire par là qu'il ne fallait pas

3 Dirk Lauwaert, " Mise-en-scène. Het mooiste woord over film » in Versus (Nij mcgen), n° 4/1983, pp. 58 63.



s

Ibidem, p. 61. Ibidem, p. 60.

projeter ce film-là à vingt-quatre images seconde, mais à dix-huit, pour que l'effet qu'il avait voulu obtenir soit dans le film. Bien que cette information ait quelque peu bouleversé mon projet de départ (parler des acteurs émigrés à Hollywood), le cas des Nibelungen me semble tout de même fort intéressant dans ce contexte. Car si Lang insiste tel­ lement sur le fait que les chevaliers de Worms sont censés schreiten, c'est-à­ dire se mouvoir d'une manière particulière, c'est qu'il y a là en effet une inten­ tion de la mise en scène. Les corps des chevaliers ont un rapport spécif que à l'espace, ils sont qualifiés par un type de mouvement qui leur est propre et qui peut donc fonctionner en tant que trait distinctif. Et en effet, l'idée qu'avait Lang au départ d'une adaptation de l'épopée germanique en y faisant jouer une opposition, voire une confrontation systématique d'univers différents, est l'un des aspects les plus frappants dans les Nibelungen. Le réalisateur l'expli­ que comme suit : « Ce qui m'intéressait, c'était de faire vivre une saga alle­ mande d'une manière différente de l'opéra wagnérien : sans les barbes etc. Dans Les Nibelungen, j'ai essayé de montrer quatre univers différents. D'abord la forêt primitive où vivent le difforme Mime, qui apprend à Siegfried à forger son épée, le dragon et le royaume souterrain d'Alberich, gardien du trésor des Nibelungen, qu'il maudit lorsqu'il est abattu par Siegfried. Deuxièmement, le château enveloppé de flammes de la reine amazone d'Islande, Brunhild. Troi­ sièmement, le monde stylisé, légèrement dégénéré, trop civilisé des rois de Bourgogne, sur le point de se désintégrer. Et enfin le monde des hordes asiati­ ques, des Huns et leur choc contre le monde des Burgondes (qui ont changé leur nom en celui de Nibelungen après s'être emparés du trésor) 6 . » La démarche des chevaliers burgondes, le schreiten, s'inscrit donc dans un projet stylistique plus large. Les remarques de Lang indiquent en effet que le rapport entre ces quatre univers se fait au premier abord sur le mode de l'opposition. Chacun des « mondes » a ses caractéristiques propres par les­ quelles il se distingue des autres. Aussi le film nous tramporte-t-il au départ d'un monde à l'autre à l'aide de récits enchâssés, c'est-à-dire qu'il n'y a pas encore, à ces moments-là, de contact direct entre les univers.

6

Fritz Lang cité d'après Lotte Eisner, Fritz

La11g, Éd. de l'Étoilc/Cinémathèque françai­ se,

1984, p. 89.

Dans un premier temps, les deux mondes sont donc juxtaposés. Claire­ ment désignés par toutes sortes d'éléments, des vêtements aux structures spa­ tiales, des mouvements des personnages à leurs attributs, les domaines de la forêt et de Worms restent, pour le moment, isolés l'un de l'autre. L'étranger, autrement dit, est au départ situé à l'extérieur. Lang multiplie, au cours de son film, de telles évocations par des récits, des rêves, des rapports qui précèdent systématiquement les rencontres ultérieures entre les personnages. U y a donc d'abord une présentation plus ou moins isolée de chacun des univers et, tôt ou tard, chaque rencontre vire fatalement à la confrontation et, à la fin, au

i � � tt � � { I l l { � «

Les Américains ne connaissent pas le mot schreiten . . .

» :

la mise en scène du corps de l'étranger

désastre. C'est que, dans Les Nibelungen, tout contact entre les mondes est en fait une transgression. L'arrivée de Siegfried à la cour de Worms l'illustre bien ; le héros apparaît du coup bien transformé aux yeux du spectateur; au lieu de la peau d'ours primitive qui l'enveloppait auparavant en laissant son torse musclé découvert, il porte maintenant des vêtements de chevalier qui, au fond, ne se distinguent guère de ceux des Burgondes. En outre il n'est plus l'aventurier voyageant seul, car il se présente aux portes des Worms accompagné de douze rois-vassaux. Siegfried s'est donc rapproché, du moins par son aspect extérieur, du monde qu'il s'apprête à pénétrer. Son statut d'étranger ne se fait donc pas voir directe­ ment par une différence qui le séparerait ostensiblement des autres. C'est plu­ tôt l'image antérieure du personnage, c'est-à-dire son appartenance à un monde autre, au sein duquel il a su se révéler en tant que héros, qui l'accom­ pagne comme une marque cachée et qui en fait un étranger. Cette « étran­ geté » invisible le rend finalement aussi vulnérable que l'endroit entre ses épaules où la feuille du tilleul s'est posée lors de son bain dans le sang du dra­ gon. Bien que Siegfried se distingue évidemment de manière nette des autres personnages qu'on voit autour de la forge de Mime, il fait, à ce moment-là, partie de ce monde (Figure 4). Les autres le considèrent manifestement comme l'un d'eux, d'où leur réaction incrédule et quelque peu amusée quand il annonce son projet de conquérir la main de Kricmhild. (Ici Lang, par sa volonté de raconter l'épopée à travers une confrontation de quatre univers, n'explicite pas les origines nobles, voire royales de Siegfried - on se demande d'ailleurs pourquoi le fils d'un roi doit apprendre le métier de forgeron -, pour marquer d'autant plus son lien avec le monde de la forêt primitive.) La manière dont Lang filme la rencontre entre Siegfried et les Burgondes est alors tout à fait significative : les premiers plans, pris d'en haut, montrent l'univers de Worms dominé par des formes régulières, voire symétriques, y compris le groupe de Siegfried et de ses vassaux (Figures 5 et 6). Tout de suite après l'échange des salutations entre le jeune héros et le roi Gunther, se révèle la précarité de l'équilibre qui jusqu'ici a régi l'arrangement des personnages. L'étranger n'était qu'en apparence apte à s'intégrer dans le monde de la cour. Aussi bien au niveau de la composition des plans qu'au niveau de l'action s'accumulent des éléments qui créent un déséquilibre : Siegfried demande la main de Kriemhild et refuse en même temps d'aider Gunther à conquérir Bru­ nhild, parce qu'il ne veut pas que l'équivalence hiérarchique entre Gunther et lui-même soit perturbée, ce qui est une offense à Hagen, et ainsi de suite. La situation dégénère rapidement, et ce n'est que l'entrée de Kriemhild qui, litté­ ralement, rétablit l'équilibre des forces. Avec l'arrivée de la jeune femme, les compositions régulières prennent de nouveau le dessus. Cependant, on aura compris que l'équilibre entre ces personnages est extrêmement précaire.

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l i est peut-être intéressant de remarquer que plus tard, l'entrée des cheva­ liers de Worms à la cour du roi Attila accentue dès le départ les oppositions : les Burgondes sont Jes seuls à porter leurs armes, tandis que les autres sont parés pour la fête ; leur formation symétrique contraste violemment avec l'agitation permanente chez les Huns, etc. Contrairement à ce qui se passe lors de la rencontre de Siegfried et des Burgondes, l'aspect transgressif qui en fait marque chacun des passages d'un monde à un autre dans ce film, est claire­ ment visible ici. L'étranger est ce qui est différent, tandis que dans l'extrait que nous venons de voir, il est caché sous une apparence de similitude qui est troublée seulement par le souvenir d'une différence antérieure - et le specta­ cle des oppositions qui se manifestent dès le première échange. On aura probablement remarqué que dans mes commentaires sur le film de Lang, jusqu'ici, j'ai évité d'utiliser le terme de « mise en scène ». C'est que, chez Lang, la conception de celle-ci semble se situer presque aux antipodes des réflexions de Lauwaert que j'ai citées. Car c'est justement la notion paradoxale, si l'on suit Lauwaert - d'une « mise en scène abstraite » qui revient assez souvent sous la plume de nombreux commentateurs du travail de Lang. Pour ne citer qu'un exemple célèbre, voici ce qu'écrit Jean-Luc Godard : « La mise en scène de Fritz Lang est d'une précision qui frôle l'abs­ traction. Son découpage est un mélange où l'intelligence prime la sensibilité. Fritz Lang s'intéresse plus à une scène dans son ensemble qu'à un plan de détail, comme Hitchcock par exemple. Le rôle du décor est primordial dans n'importe lequel de ses films 7. »

7

Jean-Luc Godard. Fiche Ufoleis « Le Re tour de Frank James » in.}en11-L11c Godard par Jea11 L11c Godard, Ëd. de l'Ëtoile/Cahiers du cinéma, 1985, p. 92. �

Sergué1

M. Eisenstein/Vladimir Nijny, U.G.E. (coll. 10/18), 1973,

Meure en scène,

p. 254. 9

Jean-Luc Godard, • Montage, mon beau souci'" in /ea11-L11c Godard par Jea11 L11c Godard, op. cit., p. 93.

Et en effet, tout ceci est assez vrai pour Les Nibelungen (et beaucoup de cri­ tiques ont souligné - aussi bien de manière admirative qu'en la vitupérant - la stylisation comme étant l'un des traits les plus dominants chez Lang). Mais dans quelle mesure ceci va-t-il à l'encontre de ce qu'on appelle « mise en scène » ? Pour commencer, on peut dire - bien que cela soit au fond d'une évidence assez triviale - qu'au cinéma, la mise en scène est, automatique­ ment, aussi une « mise en image ». C'est ce que nous rappelle la remarque de Jean Giraud que j'ai citée tout à l'heure : puisqu'il n'y a pas de scène à propre­ ment parler, le mot ne saurait être pris qu'au sens figuré. D'où peut-être aussi la nécessité éprouvée par Eisenstein de forger un terme autre : « Pour pouvoir décrire exactement cette spécificité du déroulement cinématographique de l'action, je voudrais introduire un nouveau terminus technicus. Alors qu'on désignera par "mise en scène" la mise en place, spatiale et temporeUe, des élé­ ments sur la scène de théâtre, nous appellerons "mise en cadre" la mise en place de ces éléments dans le plan 8 » Et Jean-Luc Godard, dans un autre texte, ne rappelait-il pas justement que parler de mise en scène est automatiquement parler encore et déjà mon­ tage » 9 ? Autrement dit, la mise en scène au cinéma est toujours tributaire de

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i � � Ji � � u � u � « Les Américains ne connaissent pas le mot schreiten . . " : fa mise en scène du corps de l'étranger .

l'image filmique dans son ensemble et de ce qu'on pomrait appeler avec And1·é Gaudreault la « mise en chaîne ». Pour ce qui est de la fameuse « abs­ traction langienne », on doit sans doute la voir tout d'abord comme un effet de lecture. Le spectateur privilégie dans ce cas les effets d'ensemble qui se dégagent des décors, du jeu, de la composition etc., par rapport aux menus détaUs qui le produisent. On rejoint donc l'idée avancée par Godard, à savoir que Lang « s'intéresse plus à une scène dans son ensemble qu'à un plan de détail », mais c'est par l'autre bout. La mise en scène de Lang, autrement dit, n'est pas plus « abstraite » que n'importe quelle autre : elle passe forcément par du concret : des corps, des mouvements, des lieux. En revanche, elle cher­ che à produire certains effets qu'on désigne généralement par des termes comme « stylisation », « abstraction », etc. En ce qui concerne la mise en scène de l'étranger, Les Nibelungen peuvent fournir un exemple assez original. Si Lang rend l'épopée « abstraite » en la présentant comme une confrontation de quatre univers différents ayant cha­ cun ses caractéristiques propres, ceux-ci sont présentés au moyen d'une mise en scène savamment orchestrée : si le schreiten appartient au monde des che­ valiers de \i\Torms, d'autres types de mouvements sont propres aux personna­ ges qui peuplent la forêt, la forteresse de Brunhild ou .la cour d'Attila. L'originalité du travail de Lang réside en ceci : en fin de compte, le spectateur n'arrive pas à reconnaître l'un de ces univers comme vraiment proche du sien - ce qui contribue probablement à cette impression d'abstraction constatée par tant de commentateurs. Ils lui sont, si l'on peut dire, tous étrangers, même s'il y a peut-être différents degrés. Cela ne veut pas non plus dire que les représentations sont équivalentes à un niveau idéologique. On trouve sans aucun doute beaucoup plus de connotations valorisantes dans le monde des Burgondes que dans les autres, et l'image des Huns que donne le film frôle parfois carrément le racisme. Cela étant, le système des valeurs dans Les Nibe­ lungen reste très ambivalent : si, parmi les quatre univers, celui de Worms apparaît comme le plus « noble », c'est justement là que le héros principal est lâchement assassiné. De même chez Attila, ce sont les Burgondes qui se com­ portent de la manière la plus barbare lorsque Hagen immole Je jeune fils du roi des Huns. C'est finalement, dans cette sanglante histoire de famille, Attila le sauvage qui se révèle comme étant le personnage le plus humain dans cette orgie de haine et de sang déclenchée par la noble famUle chrétienne de Worms. Aucun des quatre univers n'étant vraiment familier au spectateur, le statut d'étranger reste forcément beaucoup plus relatif que dans des films qui pré­ supposent un horizon culturel (ou idéologique) que le public peut partager du moins jusqu'à un certain point. Aussi, dans Les Nibelungen, a-t-on plutôt affaire à une mise en scène de l'être-étranger qui frappe pratiquement tous les 53

personnages à un moment ou à un autre. Ce dépaysement continuel qui traverse le film se lit dans le rapport des corps et des espaces, tantôt harmo­ nieux {avant l'intrusion de l'élément étranger), tantôt conflictuel (lors des rencontres).

3. Passons maintenant à un cas de figme autre. L'exemple dont je voudrais trai­ ter par la suite se trouve chez Hitchcock, dans The Man Who Knew Too Much (L'Homme qui en savait trop), version de 1 956. lei la situation est au fond beaucoup moins compliquée, les rôles entre ce qui est « étranger » et ce qui relève du « familier » sont nettement répartis (du moins si nous nous situons d'un point de vue occidento-centriste, qui est aussi celui du film). La situa­ tion, toutefois, est différente de films comme The Cheat, évoqué tout à l'heure, ou Les Chasses du comte Zaroff, OLI c'est l'étranger qLù entre dans l'espace du familier ( toujours selon notre point de vue culturel). fci, le rap­ port entre la figure et le fond, si l'on peut dire, est inversé : la famille améri­ caine est en voyage au Maroc, c'est-à-dire qu'elle est dépaysée, elle se trouve jetée dans un milieu qui lui est à peu près inconnu, dont elle ne connaît ni les mœurs, ni les normes. Et en effet, dès le départ les choses ne se passent pas bien. Dans un bus, le petit garçon a la malchance d'ôter sans le vouloir le voile d'une femme. Ceci cause tout de suite une agitation considérable, et les Maro­ cains se tournent contre les Américains qui ne comprem1ent guère ce gui leur arrive. fis se voient confrontés à une agressivité dont ils saisissent mal la cause. L'incident risque d'avoir des conséquences sérieuses pour la famille, mais grâce à l'intervention d'un Français, connaisseur du pays, le pire est évité. Bien évidemment, pour une bonne partie cette deuxième version de The Man Who Knew Too Much se moque de manière assez mordante de la famille américaine moyenne qui est probablement présentée de manière plus stéréo­ typée que le Maroc vu par HoUywood. Il n'empêche que la scène dans le bus donne d'entrée de jeu un ton relativement grave au film, car Je côté menaçant de ce monde inconnu apparaît du coup bien réel. Je voudrais souligner, en passant, cette stratégie intéressante de Hitchcock pour faire entrer son specta­ teur dans la diégèse : au Ueu de débuter avec une scène légère avant de mefüe en place le drame (ce qui, me semble-t-il, serait la démarche habituelle qui, en même temps, est peut-être plus rassurante pour le public), dans The Man \i\lho Knew Too Much H itchcock fait exactement le contraire. La scène du bus avec sa tonalité relativement grave trouve un prolongement un peu plus tard dans un restaurant marocain, où les difficultés d'adaptation de nos Améri­ cains sont traitées de manière plutôt comique. Voici ce qu'en disent Claude

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« Les Américains ne connaissent pas le mot schreiten . . . » : la mise en scène du corps de l'étranger Chabrol et Éric Rohmer dans leur livre sur Hitchcock : « Signalons telle séquence du café maure où Hitch nous offre la démonstration d'un comique de "gestes purs" : Stewart, assis à la turque, et servi à la mode du lieu, c'est-à­ dire sans couvert, ne sait que faire de ses longues jambes et de ses doigts. Mais comment le décrire ? Un tel régal n'est offert qu'à la vue 10. » Quand Chabrol et Rohmer parlent d'un « comique de ''gestes purs" », ils ne font cependant que souligner l'un des aspects qui gouvernent la scène (et la mise en scène) ici. Car même ici, le côté burlesque ne l'emporte pas tout à fait (et je ne parle pas du moment à la fin avec le dialogue entre l'énigmatique Français et la femme). Car la maladresse du Docteur McKenna ne permet que partiellement au spectateur de s'abandonner au malin plaisir de voir quelqu'un d'autre lutter contre les pièges que lui tend un environnement étranger tout en essayant de garder sa dignité. Il y a aussi quelque chose qui cause un léger malaise tout le long de la scène. Ceci tient bien évidemment pour une large part aLLx différences entre les époux qui sont sous-jacentes à la conversation. D'autre part il y a le fait que le spectateur, se sachant dans un film de Hitchcock, s'attend à tout moment à ce qu'un bouleversement dans l'intrigue donne enfin le signal de départ pour le véritable drame. Mais il y a plus : Stewart/McKenna, littéralement, « n'est pas à sa place » dans ce restau­ rant marocain, sa frustration croissante trouve son terme dans un acte de transgression exaspéré qui en même temps est un signe de son impuissance, et le personnage de plus en plus crispé cesse - à mes yeux du moins - d'être innocemment comique (Figure 7). Mais revenons encore une fois au problème du rapport entre le « familier » et 1'« étranger » (en gardant, bien évidemment, toujours le poiJ1t de vue cultu­ rel qui est le nôtre). Dam des cas comme The Cheat ou The Most Dangerous Gnme, l'étranger est celui qui se trouve transporté dans un environnement qui nous est familier. li se distingue par sa physionomie, son accent, ses coutumes, son comportement et aussi un reste értigmatique irréductible qui, assez sou­ vent, l'amène à se trouver en opposition avec des normes de la culture occi­ dentale (américaine ou européenne, selon le cas). La fonction du personnage étranger dans le récit peut, bien évidemment, varier entre, par exemple, le méchant cynique et sans scrupules comme le Comte Zaroff et, à l'autre extrême, la figure paternelle infiniment plus sage que les occidentaux. Cela étant, dans la plupart des cas, le fait d'être étranger passe surtout à travers des attributs du personnage lui-même et beaucoup moins par son rapport direct à la culture environnante {ou plutôt à l'espace environnant). Cela vaut même encore pour Je personnage d'acteur indien interprété par Peter Sellers dans The Pnrty de Blake Edwards ( 1 967). Quand son exploration de la maison oli la fête se déroule provoque de plus en plus de catastrophes, sa maladresse tient moins au fait qu'il vient d'une culture autre que de son caractère « hors de ce

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Claude Chabrol/Éric Rohmer, Hitc/1-

cock, Ramsay Poche Cinéma, 1986, pp. 143-

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monde ». De ce point de vue, il est plutôt un lointain parent de Monsieur Hulot que le pendant indien du Docteur McKenna. Dans The Man Who Knew Too Much, la constellation est bien différente, car maintenant c'est la figure qui appartient au monde du « familier », et elle se trouve projetée sur un fond étranger. Le Docteur McKenna, comme c'est toujours le cas quand on quitte son milieu habituel, est confronté à un espace socio-culturel dont il ne partage pas tous les codes ou conventions. Mais con­ trairement à ce qui se passe dans les exemples que je viens d'évoquer, il ne cherche pas vraiment à s'adapter à cet univers étranger. Son rapport à lui reste conflictuel. Voilà ce que met en scène Hitchcock si admirablement, l'astuce étant, par ailleurs, le choix du lieu (le restaurant ) . Car c'est justement l'une des « techniques du corps » (pour reprendre ce terme de Marcel Mauss) fon­ damentales, le manger, la chose apparemment la plus simple, que McKenna ne maîtrise pas. En plus, ici la notion de « mise en scène », telle que Dirk Lauwaert l'a définie, convient parfaitement. Le rapport abstrait de « dépayse­ ment », de I'« être-étranger » prend une forme extraordinairement concrète dans la relation du corps de James Stewart à l'espace environnant. Hitchcock nous montre que ce lieu n'est pas « à la mesure » du personnage qui le vit presque comme une agression. Là encore, ce n'est pas seulement le jeu de Stewart ni la fabrication d'un décor qui font l'affaire. Le rythme, le montage, le cadrage - tout est mis à contribution. Ainsi quand Stewart est en train de s'asseoir, c'est le passage à une contre-plongée qw nous donne l'idée que du coup il se trouve dans une position si basse que sa tête semble presque être située entre les genoux d'une paire de jambes interminables. Ou encore, quand les deux couples assis dos à dos engagent une conversation, il y a un plan de la tête de James Stewart étrangement tournée vers l'arrière, quand celui-ci demande s'il ne vaudrait pas mieux se mettre en face les uns des autres pour continuer à parler. La position étrange dans laquelle il est forcé de se mettre est pour ainsi dire con­ densée dans le cadrage, ce qui fait d'autant mieux ressortir Je sourire quelque peu martyrisé sur son visage. Cet ensemble parfaitement orchestré donne rai­ son à Godard quand il remarque que la mise en scène chez Hitchcock se dis­ tingue de celle de Lang par l'importance accordée aux plans de détail.

4. li est, bien entendu, au fond impossible de comparer les deux exemples des

Nibelungen et de The Man Who Knew Too Much que j'ai sélectionnés. Aussi les verrais-je plutôt comme des options différentes pour la mise en scène de l'étranger, et la déclaration de Godard pourrait nous servir de taxinomie

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commode. Le problème est intéressant, car il appartient à ceux qui depuis toujours hantent les esthétiques du cinéma : comment faire comprendre au spectateur un rapport abstrait sans avoir recours à des béquilles linguistiques, ni à la trivialité du cliché ? Les théories de l'art cinématographique ont donné des réponses très diverses. Tantôt on privilégie certains procédés techniques formels - le gros plan, le montage - qu'on charge alors d'une qualité intrin­ sèque - ce qui permet de dépasser la singularité de l'objet, de la personne ou de la situation représentée -, tantôt c'est plutôt la force révélatrice de l'image cinématographique qui saisit, à travers l'authenticité de l'individuel, une vérité plus profonde. Si nous laissons de côté la possibilité somme toute la plus simple de mon­ trer l'étranger à l'écran, à savoir le recours à tel ou tel attribut du personnage (physionomie, accent, vêtements, etc.), le problème, me semble-t-il, devient intéressant au niveau de la mise en scène, dès qu'il s'agit d'articuler un rap­ port entre une figure et un fond dans des situations concrètes. Dans l'exemple des Nibelungen, ce qui me paraît alors original, c'est que pour le spectateur aucun des quatre univers à travers lesquels se déroule le récit, ne relève vrai­ ment du familier >). Même s'il peut y avoir des distances plus ou moins gran­ des par rapport à eLLX, les ambivalences qui règnent partout empêchent des répartitions et des oppositions simples. Chez Lang, soit les figures et les fonds s'accordent, soit il y a des tensions qui portent en elles les germes des conflits. La relation du « familier » à 1'« étranger », pour le spectateur, passe moins par le point de vue culturel de celui-ci, que par les différentes positions instaurées par le film lui-même. Ce n'est donc pas tellement la mise en scène propre­ ment dite qui est abstraite ici que le système des différents ordres que propose le film, car il repose sur des caractérisations avant tout formelles. Et cell.es-ci, de leur côté, déterminent pour une large part le travail de la mise en scène. «

Chez Hitchcock, par contre, nous sommes d'emblée dans un système de différences culturelles, et pour le spectateur (occidental) la répartition entre le « familier » et I'« étranger » est évidente. La mise en scène passe par ce qu'il y a de plus concret : le corps de James Stewart avec ses particularités, les données d'un lieu et d'une situation, bref: les détails, comme le dirait Godard. Le tout, bien évidemment, n'est pas moins structuré et orchestré que chez Lang. Seu­ lement, le regard que Hitchcock porte sur cette scène relève d'une perspective résolument autre. La problématique de la mise en scène de l'étranger me semble alors inté­ ressante sur au moins deux niveaux. D'un côté, elle m'a permis d'explorer cer­ tains aspects de la mise en scène cinématographique à partir d'un phénomène qui est à la fois abstrait, car non-visible, et concret, parce qu'il implique la relation entre des corps et des situations. On pourrait, à partir de là, essayer d'explorer cette problématique en mettant l'accent sur d'autres procédés 57

esthétiques afin de les interroger par rapport à la représentation de l'étranger. D'autre part, parler du phénomène en termes de mise en scène met l'accent sur autre chose que les attributs rattachés aux personnages. Il ouvre donc, mais cette fois-ci par l'autre bout, sur le problème de la représentation ciné­ matographique. Alors j'espère que vous aurez vu maintenant ce que vous perdez, vous, les Français, tout comme les Américains, à ne pas connaître le mot schreiten, et aussi que parfois le seul fait d'avoir des jambes un peu trop longues suffit pour qu'on se sente étranger.

De Charlot aux Charlot : la mise en scène comme « extension » du jeu « La mise en scène de Chaplin », écrit André Bazin dans « Le Mythe de Monsieur Verdaux », « n'est que l'extension à la caméra, au découpage, au montage du jeu de Charlot. » Cette phrase, comme tant d'autres de Bazin, ouvre un champ très riche à la réflexion. Je la trouve néanmoins difficile à mettre à l'épreuve des images, sauf à en creuser l'interprétation et nuancer la for­ mulation - ce gui est l'objet de l'article gui suit. Si la mise en scène du réalisateur trouve son origine dans le personnage, il convient d'évoquer brièvement d'abord ce der­ nier, ou au moins les traits saillants de ce que j'appellerais le Charlot, de ne pas le laisser filer entre les images comme il glisse entre les jambes des flics. Par cette mise en scène, la mobilité du personnage est transférée aux formes qui l'embras­ sent, lesquelles subissent elles-mêmes une sorte d'« extension » - un peu comme celle d'un filet qu'on tendrait pour rattraper un funambule. Extension du jeu « à la caméra » dit Bazin, et on peut en trouver exemple dans quantité de mouvements d'appareil qui sont littéralement « lancés » par des mouvements, des regards, des paroles, ou même des bruits produits par le personnage. Mais extension aussi « au découpage, au montage ». Dans Char­ lot débute, le premier film Essanay de 1915, Charlot, qui vient d'être engagé par un studio de cinéma, est chassé d'un coup de pied aux fesses de l'atelier de menuiserie alors qu'il porte une longue planche sur l'épaule. Chez Sennett, on se serait contenté de l'éjecter du plan A pour le faire s'étaler dans le plan B, et Chaplin reprochait d'ailleurs aux réalisateurs de la Keystone de ne guère con­ naître en matière de mise en scène que ce procédé un peu rudimentaire. Ici, Charlot traverse trois images à toute allure en raccord dans le mouvement, et comme la planche occupe toute la largeur du champ, on ne la voit pratique­ ment ni entrer ni sortir de ces trois plans. La glissade provoque ainsi une sorte d'illusion « cinémascopique » - le cadre se trouvant pour ainsi dire dilaté par l'élan de Charlot. Ce qui retient également l'attention dans ce film, c'est que l'espace filmi­ que imaginaire construit par les décors et par la mise en scène, espace remar­ quablement complexe et cohérent pour un film de cette époque (où en général, notamment dans la comédie, on s'accommodait de topographies très approximatives), est strictement orienté, vectorisé, des lieux les plus officiels du studio (à droite) aux lieux les plus secrets (à gauche). Le coup de pied au cul que lui administre le menuisier renvoie Charlot vers les bureaux où on l'a recruté (à droite). Revenant ensuite vers l'atelier d'où on l'a chassé, il le dépasse (à gauche) et se retrouve dans le magasin des accessoires, cul-de-sac du décor et par conséquent lieu plus intime et propice au plaisir - d'où le bref échange érotique avec une statue. Du surmoi à droite au ça à gauche, c'est donc une véritable topique qui structure la topographie, en réalisant dans l'espace filmique ce qu'on peut ici encore considérer comme une sorte d' « extension » du personnage. Tout cela reste assez banal. Là où toutefois, ça se complique un peu, c'est qu'il y a deux façons pour la mise en scène de ne pas « laisser échapper }) son personnage. La première est d'accompagner sa dérive centrifuge, comme dans les exemples que je viens d'évoquer, la seconde est plutôt de la « contenir », aux deux sens du mot (à la fois retenir et englober), par une scénographie centripète. Or ce deuxième cas de figure est fréquent dans les Charlot, au point qu'on peut être tenté parfois d'inverser la proposition de Bazin. Ce n'est 61

plus vraiment le cinéma qui se déduirait de Charlot ; c'est plutôt Charlot qui se déduirait du cinéma.

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Cela commence avec le costume. Si étroitement identifié qu'il soit au person­ nage, je garde cette impression qu'il a moins pour fonction d'exprimer ce dernier que de l'entraver, de ramener sur terre (et à l'écran) une nature trop aérienne. Par exemple les godillots : n'ont-ils pas pour fonction première de coller Charlot au macadam et de le conserver ainsi dans le champ de la caméra ? Marc Chagall a précisément dessiné ce héros volatil(e) qui pourrait bien avoir des ailettes aux talons et qui, s'il échappait à son encombrant accoutrement (pantalon trop large, veston trop étroit) courrait littéralement le risque de se volatiliser. C'est donc pour les besoins du cinéma que Charlot a été habillé, et il faut rappeler que la célèbre panoplje n'a pas préexisté à son apparition dans les films. En ce qui concerne plus précisément la mise en scène, voici deux exemples, le premier très connu, le second très pe11 connu, de la façon dont le cinéma, plutôt que traduire Charlot, participe à le façom1er. Tout le monde a dans la tête l'image du virage de Charlot, à angle droit sur un pied, tandis que l'autre s'agite en l'air. Chaplin raconte qu'il avait vu à Lon­ dres des acteurs utiliser ce « truc » (c'est le mot qu'il utilise) quand ils devaient courir sur une scène trop petite. Est-ce un hasard s'il retrouve cette idée à la Keystone, alors qu'il cherche tous les moyens de rester plus longtemps à l'image, et de résister à la vitesse du montage sennettien ? Étonnamment incongru quant à son utilité pratique, ce virage à 90° n'est lié en réalité qu'à une chose : la forme de l'écran quadrangulaire. Dans un cadre aussi nette­ ment limité qu'un ring, mais qu'aucun décor, neuf fois sur dix, ne matérialise, c'est le geste qui permet de contenir Charlot sans l'assagir, de canaliser sa vitesse sans l'abolir, de ne pas donc devoir le poursuivre par l'artifice du mon­ tage, qui peut décupler la vitesse, mais qui tend aussi à la déréaliser (comme on le voit dans les films de Sennett). Souvent, on verra donc Charlot faire lit­ téralement un « tour d'écran », comme d'autres font un tour de piste !

Charlot est content de lui, Je deuxième film de la série Keystone, mais celui dans lequel le public a découvert pour la première fois Charlot, a été réalisé par Henry « Pathé » Lehrman. 11 s'agit en réalité d'une petite improvisation collective à l'occasion d'un spectacle public (une course de voitures d'enfants) dont Chaplin peut être crédité au moins autant que Lehrman. Ce demi­ bobine a justement pour sujet la conquête de l'écran par un personnage qui n'y a pas été invité. Le metteur en scène dans le film veut filmer la course selon les règles du documentaire. Charlot veut s'y faire remarquer. Le réalisateur du film ignore d'abord l'intrus, puis s'efforce de le chasser. Mais Charlot revient en douce dans l'image et s'efforce d'y rester en s'y ajustant. Tout son jeu est ainsi conditio11né par l'existence du cadre (Figure 1 ) . 62

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De Charlot aux Charlot : la mise en scène comme « extension » du jeu Un plan au début du film mérite une attention partictùière. Le réalisateur dans lefilm (quj est aussi, en l'occurrence, le réalisateur officiel du film, Lehr­ rnan) procède, comme il étaü courant à la Keystone, à un panoramique descriptif sur la foule qui assiste à la course. Charlot se glisse dans le panora­ mique et l'accompagne. Ce n'est donc pas la caméra qui suit Charlot, c'est Charlot qui suit la caméra. Ce faisant, l'acteur détourne la fonction du mou­ vement d'appareil : le panoramique descriptif (sur la course, le sujet manifeste de cette courte bande) devient malgré lui panoramique d'accompagnement (sur Charlot, son sujet latent). Autrement dit : Charlot monte dans le cinéma en marche et se forme en s'y coulant. Pour une fois, le titre français (le plus courant) ne s'y est pas trompé en rendant explicite le sujet réel (Charlot est content de lui). L'anglais reste au sujet prétexte, Kid's Auto Race (« Course d'autos pour gosses »). On remarque également que le public de la course ne s'intéresse pas trop à Charlot, qu'il n'a encore jamais vu. Six mois plus tard, il n'aurait eu d'yeux que pour la star, et la caméra n'aurait pas pu prétendre s'en désintéresser. Le comique de cette bande est donc lié à la façon dont Charlot pénètre dans le champ interdit de la caméra et en est expulsé ; à la façon aussi dont il s'y accroche. Il y a là une conscience aiguë des contraintes et des libertés spéci­ fiques du cinéma, de la découpe du champ dans le hors-champ, et cette cons­ cience donne un tour étonnamment moderne au film. L'œuvre établit en outre un modèle de scénario et de mise en scène qui va traverser toute l'œuvre. Modèle de scénario, car quarante-trois ans après Charlot est content de lui, c'est encore le sujet des Feux de la rampe en 1952, l'histoire d'un clown qui ne peut se résigner à quitter la scène. Et c'est encore aussi, d'une certaine façon, celui d' Un roi à New York en 1957, oli Chaplin-Shahdov sort de l'ombre qui a recouvert son nom (shadow signifie « ombre » en anglais) pour revenir sous les feux de la rampe et réoccuper l'Amérique qui l'a chassé. Modèle de mise en scène surtout, car cette autocorrection du personnage centrifuge par l'acteur-réalisateur centripète anime trois principes auxquels on peut ramener toute la mise en scène de Chaplin, trois principes indissociable­ ment idéologiques et esthétiques où on ne saurait plus dire ni que le cinéma découle de Charlot, ni que Charlot découle du cinéma, mais oli Charlot et le cinéma se constituent réciproquement, et même dialectiquement. Ces prin­ cipes (de résistance, d'exhaustivité et de retardement) sont dynamisés par une contradiction toujours recommencée, véritable moteur de l'œuvre, entre ce qu'on pourait appeler la dépense charlotienne, pour décrire le jeu « de base » ( fondamentalement centrifuge) du personnage, et l'économie chaplinienne, pour décrire l'engagement idéologique et esthétique (fondamentalement cen­ tripète) du cinéaste.

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1 . Le principe de résistance Si on considère les séquences de poursuite des Charlot et si on les compare à celles des autres burlesques du muet, on remarque qu'elles ont ce caractère assez original de restreindre plutôt que de déployer, de rétrécir plutôt que de dilater l'espace filmique. Cela tient à la scénographie qui les gouverne. Les plans sont plutôt fixes, plutôt longs et plutôt serrés, et l'action y prend tou­ jours la même configuration : emportés par leur élan, les flics et leurs acolytes traversent le champ en coup de vent, mais Charlot s'y accroche. Sa tactique est moins la fuite que l'esquive, pour rester sur place et bien en vue - au moins jusqu'au plan final où, comme tout le monde sait, il consent à disparaître à l'horizon. ]'y rattache ce que j'appelle le syndrome du punching ball, cet objet qui revient d'autant plus vite qu'on l'a frappé plus fort, et qu'on voit d'ailleurs apparaître à plusieurs reprises dans les premiers Charlot, par exemple dans Charlot papa et dans Charlot boxeur. Mais c'est souvent le héros en personne qui devient lui-même une sorte de punching ball, comme monté sur des res­ sorts, et donc impossible à envoyer « au tapis », par exemple face au boxeur sur le ring des Lumières de la ville, ou face au géant sur la piste de Charlot patine. À cet égard, il y a du Droopy dans Charlot : plus on le chasse, plus il est toujours là. Si la caméra bouge assez peu dans les premiers Charlot, c'est qu'elle n'a pas besoin de courir après son personnage. li suffit qu'elle attende qu'il rebondisse comme une balle de caoutchouc au centre de l'image, où il est comme attaché par un élastique invisible. Toute une gymnastique de l'esquive est ainsi solidaire et peut-être déductible de la fixité préméditée du plan d'ensemble. La dernière partie de Charlot patine offre une des plus belles ima­ ges à mon sens de Charlot punching ball, mais donne aussi un bon exemple de la façon dont il revient toujours au milieu du champ, ici en l'occurrence de la piste, que ses adversaires, largués à la périphérie, ont beaucoup de mal à rejoindre. Encore une fois, cette scénographie n'est pas courante chez les burlesques. Les exploits physiques de Charlot n'ont rien à voir, par exemple, avec ceux de Buster Keaton, dont le génie requiert des espaces plus vastes et plus divers et dont les prouesses athlétiques ne sont pas soumises au magnétisme centri­ pète. Par ailleurs, l'action, chez Keaton, relève d'une volonté et d'une intelli­ gence opiniâtre. Chez Charlot, elle est plutôt d'ordre réflexe. Parfois, c'est même franchement contre son gré que la scénographie le ramène au centre d'où il cherche au contraire à s'échapper. On en trouve un superbe exemple à la fin des Temps 1nodernes où Charlot serveur de restaurant n'arrive pas à sor­ tir de la piste de da11se où l'aspire impitoyablement la foule tournante des danseurs. Du coup, il devient difficile de dire ici que la mise en scène

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+�� NCll �O���T De Charlot aux Charlot : la mise en scène comme « extension » du jeu (( découle )) du personnage et de son jeu. rautonomie de cette dernière, et de l'intervention souveraine du cinéaste deus ex machina, est au contraire souli­ gnée par la façon dont la caméra s'élève « au dessus de la mêlée », certes pour mieux voir ce qui se passe, et préparer le gag du canard embroché au lustre, mais aussi pour renforcer par la plongée l'autorité du cadre-carcan. La comé­ die ne tient pas à l'extension, mais au contraire à la répression du jeu par la mise en scène. On peut enfin rapporter à cette force centripète ce que j'appelle les « güssa­ des immobiles » de Charlot. On en trouve partout, sur des patins, des tapis, ou simplement des parquets cirés : toute une gesticulation pour demeurer sur place ; toute une vélocité pour ne pas bouger. Le comique des douze films de la série Mutual repose au premier chef sur ces glissades. Elles sont favorisées par une série de dispositifs scénographiques : de véritables machines, conçues en apparence pour déplacer des objets ou se déplacer soi-même (comme l'escalator de Charlot chef de rayon ou la table tournante de Charlot rentre tard), mais dont la comédie emballe et neutralise le fonctionnement normal. Utilisées par Charlot, ces machines à circuler deviennent des machines à res­ ter sur place et à tourner en rond - ot1 se retient et s'accumule l'énergie cen­ trifuge jusqu'à la chute finale. Mais cette immobilisation relève moins du ludisme (chronique) du personnage que de l'ironie du metteur en scène. De même que le scénariste contredit la vocation centrifuge de notre Charlot de base, par exemple en l'enivrant - ce qui transforme sa dispersion chronique en compulsion à tourner en rond-, le scénographe contredit la vocation du déplacement mécanique en l'enrayant ou en l'affolant. Tout cela apparaît très bien dans la dernière partie de Charlot fait une cure, et notamment dans le passage où, après la rotation inutile de Charlot dans la porte tambour, et l'éjection qui suit, le gros goutteux (Eric CampbeU) est propulsé face à nous dans l'axe de la profondem, pour tomber tête la première dans le trou rond de la fontaine au premier plan. On peut rattacher à cette résistance centripète la dimension proprement idéologique que Chaplin immigrant lui donne en faisant de Charlot, mais un peu contre son gré, un peu à rebrousse-poil, dirais-je, de sa nature de « vaga­ bond », un héros qui défend son droit du sol, qui s'accroche au champ, à son champ (son coin de rue, son arrière-cour, son terrain vague) et dont le slogan pourrait bien être quelque chose comme « I Shall Not Be Moved ». Chez Kea­ ton, comme le propose Fabrice Revault d'Allonnes, ce serait plutôt la figure du pionnier, autre archétype de l'imaginaire américain, qui surdéterminerait la relation à l'espace.

2. Le principe d'exhaustivité Si l'on peut assigner une sorte d'idéal esthétique à la scénographie chapli­ nienne, je dfrais que c'est celui du « plan-scène». J'utilise ce mot par opposi­ tion à « plan-séquence » pour évoquer un plan long qui ne fait pas intervenir des mouvements d'appareil. Sans vouloir en faire théorie, car on y trouverait très vite beaucoup d'objections, j'avancerai cette hypothèse que chez Chaplin, la philosophie du plan-scène est associée à celle du découpage, qui constitue son prolongement et son dévelopement naturel dans l'esthétique classique que le cinéaste éla­ bore et défend. Au contraire, j'associerais le plan-séquence au rnontage dans une esthétique que par commodité, on peut appeler « baroque » : une esthéti­ que qui s'empêche de programmer ou fixer la forme des images. Mais je ne développerai pas ce point, car ce qui m'intéresse est seulement ce qui suit : L'idéal du plan-scène est un idéal d'exhaustivité : comme s'il fallait tou­ jours épuiser les ressources monstratives ou narratives d'un cadrage donné avant de passer au suivant. Cet idéal est porté par Chaplin économe, pas du tout par Charlot dépensier. Or, tous les grands traits de la scénographie en découlent. On pourrait y rattacher la course au carré que j'ai décrite plus haut, mais aussi la mise en scène en profondeur, très élaborée dès les premiè­ res bandes de 1 9 1 4 . Si par exemple encore, le circuit en « S » est une figure récurrente des déplacements de personnages et de véhicules dans les films de Chaplin (on en trouve de superbes exemples dans Le Gosse, Charlot et le mas­ que de fer, L'Opinio11 p11bliq11e, Les lumières de la ville), c'est que c'est la figure qui pem1et de conserver le plus longtemps et le plus diversement un sujet ou un objet mobile à l'image. Là encore, rien de banal, et malgré la modestie apparente des enjeux, ce mouvement en « S » est une signature, un « chapli­ nisme », dirait Michel Ch ion, auquel se reconnaît la patte du réalisateur. Dans un espace souvent réduit, et que certains critiques qualifient même d'« étriqué », l'idéal du plan-scène pousse à la virtuosité scénographique. Chaplin déteste sous-utiliser le potentiel comique ou simplement dramatur­ gique d'un décor et d'un cadrage donné. C'est affaire d'économie. Mais c'est aussi qu'une jubilation particulière est produite par ces scènes où les place­ ments et les déplacements des personnages balayent toute l'image, comme des traits de couleurs de Pollock finissent par couvrir la surface complète de ses toiles. Quantité de scènes des Charlot font ainsi apparaître l'écran comme une sorte de castelet où s'agitent Guignol ou Gnafron. L'évolution des acteurs y est méthodiquement régie par un véritable « plan d'occupation du cadre ». Dans un plan-scène de Charlot et le masque de fer, on voit très bien que c'est la

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�R�N(I\ �ORD�T De Charlot aux Charlot : la mise en scène comme « extension » du jeu de ce plan d'occupation du cadre qui produit ce retardement miraculeux de l'inévitable : le gag (c'est au moins une définition qu'on pour­ rait proposer du gag). Le comique, ici, est lié à la façon dont les mouvements et les regards de pas moins d'une dizaine de personnages sillonnent l'image et y épuisent tous les croisements possibles sauf précisément celui qui révè­ lerait le pot au roses : la nudité hm11iliante de Charlot millionnaire, lequel, on s'en souvient, est un grand distrait, et a oublié de mettre son pantalon. Il faut regarder vingt fois ce plan pour apprécier sa complexité, et la contribution indispensable de chaque mouvement et de chaque regard de chaque acteur. Le miracle étant que malgré cette complexité, il suffit d'une seule vision à n'importe quel spectateur pour en goûter pleinement la comédie ( Figure 2).

systématicité

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À l'intérieur de cette esthétique classique qui, au moins dans le modèle que j'en propose, associerait le plan-scène et le découpage, je voudrais montrer maintenant à partir d'un autre exemple comment, si extension du personnage il y a dans la mise en scène, cette extension découle moins du jeu de l'acteur que d'une intervention très autonome et maîtrisée du réalisateur. Ce que je contesterais pour le coup dans la remarque de Bazin, c'est le (< n'est que » : la mise en scène de Chaplin n'est que l'extension . . . En réalité, le rapport entre le personnage et la mise en scène est si peu « naturel » ici, si médiatisé par l'intervention de l'art, que le concept d'« extension » devient impropre à le définir. Considérons une photo de plateau de Cha rlot peintre (août 1 9 14). J'ai pré­ féré cette photo à un photogramme, car le plan-scène qui y correspond dans les copies existantes du film, pour des raisons techniques qu'il serait trop long d'expliquer, a perdu une bande importante de son image au côté gauche, en sorte que le modèle du peintre, la belle Madeleine, disparaît purement et sim­ plement de l'image. Pour ce que je veux en dire ici, la photo de plateau con­ vient donc mieux que le plan-fixe d'une minute vingt secondes dans le film que nous pouvons voir aujourd'hui (Figure 3 ) . Charlot peintre, au premier plan, semble détourner les yeux du tableau que son pinceau touche encore, vers son modèle, une grande femme blonde qui pose derrière lui, à gauche de l'image. Le placement du peintre et du modèle est très dysfonctionnel, mais bien sûr, il correspond aux conventions d'une scénographie frontale, qui subordonne la communication entre les pro­ tagonistes à celle qui doit s'établir entre les acteurs et le public. À en juger toutefois par ce que Charlot a déjà peint, on peut se dire qu'il n'a guère besoin d'avoir son modèle sous les yeux. Non seulement on aurait du mal à trouver une ressemblance de traits ou d'attitude entre la femme sur la toile et le modèle, mais Charlot a dessiné une jambe nue, alors que le drapé serré de Madeleine ne laisse rien voir de son mollet.

On comprend que le désir de Charlot est de déshabiller Madeleine. Mais son jeu, dans la séquence correspondante du film, disperse ce désir dans une infinité de petits gags : pinceau et palette en mains, Charlot multiplie les bourdes, et il finit même par s'asseoir sur ses couleurs. La mise en scène, pourtant, ne se laisse pas entraîner par cette agitation. Elle maintient le cap, si je puis dire, sur l'objet du désir. Suivons donc le guide. Juste derrière Madeleine, une statue propose comme un premier reflet déformant du modèle : Madeleine aurait comme pivoté légèrement sur son socle, et dans ce pivotement, elle se serait dénudée, exauçant le désir secret du peintre. La statue a conservé la pose de l'original : un bras en l'air, l'autre sur le sein droit, mais le drnp est tombé, ou s'est déroulé, et il ne reste, derrière les cheveux, que la traîne d'une mousseline. Est ainsi réalisé à distance ce que la censure, de front, ne permet ni à Madeleine de montrer ni à Charlot de peindre. Enfin, un peu plus loin, aux limites de la profondeur de champ et au plein centre de l'image, une autre femme s'offre maintenant toute nue à l'imaginaire du peintre. Plus pudique, elle a baissé les bras, mais le voile qui enveloppait encore la statue précédente a fini de se lever, comme celui d'un théâtre érotique. Au bénéfice du regard captif, la profondeur de champ a ainsi réalisé un authentique effeuillage du modèle. C'est Charlot qui commence à déshabiller imaginairement Madeleine sur sa toile, mais c'est la mise en scène qui achève le travail. En ce sens, la mise en scène fonctionne bien comme une sorte d'extension du personnage. Mais c'est en contredisant son jeu centrifuge. Si on laisse Charlot peindre, ça finira forcément en gribouillis, et au bout du compte, il n'y aura plus rien à voir. C'est ce qui arrive d'ailleurs à la fin de la séquence dans le film, où il barbouille sa toile comme un gosse de maternelle. Qu'on laisse au contraire parler la scénographie comme nous y aide mon anêt sur image, et on verra le strip-tease au milieu du champ, et on pourra même s'amuser un instant de ce que, réduite imaginairement à ses deux dimensions objectives, la photo paraisse faire sortir une femme nue du crâne de Charlot - comme Minerve du crâne de Jupiter. Nous sommes en 1914. Or, comme tout grand cinéaste, Chaplin ne cesse de remettre ses obsessions en scène. On ne sera donc pas surpris d'en retrou­ ver une reprise spectaculaire dans L'Opinion publique, dix ans plus tard. Ce qui est intéressant dans dans la célèbre séquence du strip-tease de ce film, c'est la façon dont sa scénographie, mais surtout cette fois son découpnge, développent précisément le plan scène de Charlot peintre. La strip-teaseuse est donc amenée toute raide comme une statue, ou une momie, et on remarque qu'elle est exactement vêtue comme Madeleine, c'est­ à-dire enroulée dans une longue bande. Mais surtout, son strip-tease réalise,

De Charlot aux Charlot : la mise en scène comme " extension » du jeu par rotation efective du piédestal, ce que les reflets successifs du modèle réalisaient symboliquement (eux aussi selon une perceptible rotation) dans la profondeur du plan de Charlot peintre. À dix ans d'intervalle, la séquence de L'Opinion publique explicite donc, en l'animant et en le découpant, le plan-scène de Charlot peintre. On pourrait presque composer chaque plan du strip-tease de 1923 en découpant avec des ciseaux le photogramme de 1 9 14, notamment en taillant dans les corps et en isolant les regards du peintre et de ses sept femmes de marbre ou de chair et d'os. En ce sens, la séquence de L'Opinion publique continue de développer par sa mise en scène le désir, sinon le jeu, du personnage. Elle en demeure bien même si elle intervient en l'occurrence clans un film une sorte d'extension dont Charlot est absent.

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La continuité est d'autant plus manifeste que malgré la rhétorique de l'ellipse qui a rendu célèbre ce filin (elle substitue un enroulement masculin à w1 déroulement f éminin, puis des visages de spectateurs au spectacle du strip­ tease, et elle peut par conséquent paraître moins hardje que l'exhibition fina­ lement plus franche de la nudité dans le premier fiJm), malgré donc cette rhé­ torique qu'on peut trouver complice d'une autocensure, le détaillage du corps féminin dans L'Opinion publique exprime, peut-être plus littéralement que le harem ingresque de Charlot peintre, la nature profonde de l'érotisme charlo­ tien : un érotisme essentiellement fétichiste, gouverné par une véritable libido du découpage et du corps morcelé. On ne saurait toutefois dire que cette rhé­ torique de l'ellipse est « congénitale au personnage » (comme le propose ailleurs Bazin). C'est un choix de mise e11 scène qui relève du réalisateur et qui, à beaucoup d'égards, contredit la nature dépensière et redondante du per­ sonnage.

3. Le principe de retardement Deux mots d'abord sur le gag, structure au fonctionnement complexe, varia­ ble d'ailleurs selon les comiques. Partout cependant, mais exemplairement chez Chaplin, on peut définir le gag comme un détour, le chemin le plus long pour aller d'un point à un autre. Plus ce détour est long, plus son bouclage est retardé, et plus sa chute a des chances d'être comique, à condition cependant qu'iJ réussisse à la fois à ne pas trop détendre le fil dramatique (qu'il inter­ rompt, mais dont il fait aussi attendre la reprise) et à conserver le spectateur attentif à sa propre architecture. Ce qu'on voit donc encore apparaître dans le gag, c'est la même dialectique de la dépense et de l'économie : toujours d'abord inspiré par la dépense (cen­ trifuge) du personnage, il est ensuite travaillé (développé et conclu) selon les

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règles de l'économje (centripète) du cinéaste. Tl faut cette complicité pour produire des boucles, qui d'abord s'écartent du lit du récit, mais doivent le réintégrer pour la chute où Je rire culmine et s'abolit. Dans ces jeux de la ligne et du cercle, c'est, au-delà du gag, toute la mise en scène de Chaplin qui trouve son principe le plus profond, principe qui déborde très largement Charlot, et ne peut plus être ramené à lui. On va le vérifier avec deux derniers exemples, le début du Cirque et la fin des Feux de la rn111pe.

Comme Jean Douchet l'a souvent fait remarquer, la scénographie chapli­ nienne travaille deLL'< espaces complémentaires : celui de l'espace-plan (qui correspond à l'axe de l'écran) et celui, perpendiculaire, de la profondeur de champ (qui correspond à l'axe du regard du spectateur). Or (et c'est dans ce sens que je prolongerais la réflexion de Douchet) l'axe de la profondeur (auquel Chaplin donne généralement une configuration rectiligne) est celui de la violence, du désir, du drame qui provoque et fait progresser l'action. La dimension plane (à laquelle le cinéaste donne plutôt une configuration circu­ laire) est un espace de refuge, cocon provisoire d'insouciance et d'innocence, lieu du plaisir (plutôt que du désir). C'est aussi l'espace de la comédie, du gag, dont j'ai dit qu'il était circulaire, et où les choses n'avancent pas comme dans les moments sérieux ou dramatiques. Où elles sont au contraire retardées. !IGU�{ g

1

Je reprends ce développement, avec

qudqucs modifications, de mon livre Ch11pli11 ci11éastc, Le Cerf, 1998, pp. 150-151.

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Voyons donc Le Cirque ( Figures 7 et 8) : sur un coup de cymbale et comme par effraction, le corps de !'Écuyère ouvre le film en traversaJ1t le papier tendu d'un cerceau dont la surface s'est d'abord confondue avec celle de l'écran. À l'intérieur du gros plan déchiré surgit le plan d'ensemble où l'on découvre les données du drame : les clowns, le directeur, la piste, le public . . . Cette ouverture enchâsse les formes circulaires 1 : l'iris, le cerceau, le chapiteau, les clowns rebondis qui font la ronde, le cheval qui tourne sur la piste, le tutu, et même le chapeau-lessiveuse. Plus tard dans le film, pour « nom­ mer » !'Écuyère par le mime, Charlot dessine dans l'air un cercle. li faut que le corps de la jeune fille soit raidi contre son gré pour percer le papier du cer­ ceau, et quand, après un nouveau tour de piste, elle manque le second saut, son père menaçant fend l'espace vers elle, vers nous, en ligne droite - jusqu'à occuper toute l'image de son visage courroucé. Un raccord à 180° accuse la rigidité du trajet entre l'espace du plaisir et du rire (du cercle- sur la piste) et celui de la violence et du désir (de la ligne - dans les coulisses). Tandis que l'Écuyère affolée se blottit au milieu des décors empilés, et que l'image se lacère d'ombres coupantes, le directeur (port hautain, gibus autoritaire, rictus méprisant, regard perçant, fouet cinglant) achève précisément d'imposer sa ligne. Lorsque finalement, face à la jeune fille implorante, il déstabilise le cadre de son torse turgescent et qu'il jette !'Écuyère à terre en crevant un

+�UH(ll �O�P�T De Charlot aux Charlot : la mise en scène comme « extension » du jeu nouveau cerceau, on ne peut plus échapper à l'idée de l'hymen déchiré par une pénétration incestueuse. Le fondu au noir qui clôt la séquence laisse Merna couchée, en larmes, devant la cravache tendue. La dialectique de la ligne et du cercle comme principe scénographique éclaire J'œuvre antérieure et ultérieure. Dans Chnrlot peintre, l'espace du désir se creuse dans la perspective. Dans Les Temps 111orfemes, c'e t encore dans la profondeur de champ que s'agencent les séquences qui font bouger l'histoire : tragi-comiques, comme la séquence du drapeau, ou simplement dramatiques, comme l'entrée en scène du père chômeur (qui passe lentement devant la caméra et s'éloigne, légèrement voûté, jusqu'à la table au fond du décor). Le gag, au contrairc, rechigne à se déployer dans la profondeur. On peut même dire que dans les gags qui jouent Je plus fortement d'un suspense, l'effet comique dépend précisé111e111 de cette résistance ( Figures 9 et 10). Dans la scénographie des Mu tuai, la boucle du gag résiste aux force centrifuges qui voudraient chasser Charlot de l'image. Mais elle résiste aussi aux forces qui le tirent vers le fond. En fait, la comédie maintient toujours Charlot à ln surface, dans l'espace-plan où il peut dessiner sans risque ses arabesques. C'est parce qu'il tourne au bord du danger ouvert derrière lui ou devant lui (la trappe dans le trottoir des L11111ières de la ville ou le trou face auquel il patine les yeux bandés à l'étage du magasin des Temps modernes) que Charlot fait frissonner et rire. Tant qu'il fait des ronds à la surface, il ne risque rien. La première ligne droite, en revanche, lui serait fatale. Rien ici qui doive surprendre : c'est dans J'espace-plan que Louis Lumière fai ait rire de l'arroseur arrosé, mais c'est dans la profondeur de champ qu'il affolait le premier public des salles obscures en montrant l'irruption du train en gare de La Ciotat. Cc qui est toutefois intéressant dans la scénographie cha­ plinienne, c'est la façon dont elle fait coexister l'espace de la comédie et celui du drame, qu'elle les fait se croiser, s'imbriquer et, en fin de compte, se consti­ tuer réciproquement. À la fin de Monsieur Verrfo11x, un petit tour de trop dans la porte tambour de l'hôtel suspend provisoirement la tragédie en cours pour y substituer l'espace-plan du rire. 1nversement, éjecté de la porte tambour de Charlot fait une wre, Charlot bouscule la chaise roulante du gros goutteux, qui dévale face à nous l'escalier extérieur et tombe tête la première dans le puits, crevant la surface ronde de la fontaine comme l'Ëcuyère crève celle du cerceau : apogée de la comédie, celte violence nous ramène au lit profond, à la ligne du drame, que figure également la route où Charlot est reposé à la fin des films. Aussi peut-on lire les Charlot comme des sortes de macro-gags, de vas­ tes boucles buissonnières sur la grand-route de la vie ( Figure 1 1 ). La comédie retient l'action à la surface de l'image. Si elle s'ouvre en pro­ fondeur, c'est pour conclure : pour la chute. À la fin de Limelight, Calvero sort

+IGU�{ Q Les Temps Modernes

!IGU�{ 1 1 The Cure

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de la scène (et de la convention du spectacle) pour basculer par-dessus les feux de la rampe dans la fosse de l'orchestre, presque déjà dans la salle où nous sommes. En quittant l'espace-plan protégé, nostalgique de la scène plate (car bien sC1r le théâtre est plat et l'écran est profond), il boucle la comédie et plonge dans la tragédie. Et comment ne pas le remarquer ? Calvero sort de scène en crevant la peau d'une grosse caisse comme !'Ecuyère du Cirq11e, vingt-cinq an plus tôt, y rentre en déchirant le papier d'un cerceau. Et c'est le même tutu qui tourne sur la scène pour résister à la mort au travail dans les coulisses. L'expression « crever l'écran » est donc bien ambiguë. Quant à la métaphore sexuelle, elle perdure dans l'idée enfouie de la punition du père incestueux ( Figures 1 2 et 1 3 ) . Surtout, la fin des Feux de la mmpe, renforcée par l'écho d u Cirque, jette un éclairage brutal sur la nature de la comédie ( « tragique escamoté » dit Adolphe Nysenh olc ) et sur les jeux cruels de la ligne et du cercle qui la fon­ dent : si le gag est une petite mort, la mort est un grand gag. Ultime chute (dernière sortie de route, dirait-on, si justement elle n'était plutôt retour à la route dont on s'est dévoyé), elle est comique à proportion de son retarde­ ment : toute la vie qu'il a fallu pour se retrouver là ! Il y a, aujourd'hui encore, un paradoxe de la critique chaplinienne. Celui que tout le monde s'accorde à admirer comme un des plus grands génies de l'histoire du cinéma reste un des moins reconnus en t·ant que cinéaste propre­ ment dit. André Bazin a été un des premiers à dénoncer cette idée que Cha­ plin aurait pu exercer son art sans les moyens du cinéma. Toutefois, son analyse de la mise en scène comme simple « extension » du jeu tend encore à ramener l'attention sur le seul personnage, puisqu'il suffirait de bien étudier le jeu de Charlot pour comprendre le cinéma de Chaplin. Il me paraît impor­ tant de signaler les limites de cette pen ée. La mise en scène de Chaplin a, je crois, sa singularité, qui mérite qu'on s'y intéresse en oubliant un peu Charlot. Les principes de résistance, d'exhaustivité et de retardement par lesquels je l'ai pour cette occasion définie (mais on pourrait en trouver d'autres) renvoient moins au personnage qu'à une vision du monde, et de sa comédie. C'est cette vision qui gouverne l'invention des formes, et elle peut contredire Charlot, ou même se passer de lui. ,

Kenji M izoguchi : le décor, le personnage, le spectateur Un ensemble de dessins, croquis et aquarelles conçues par le décorateur Hiroshi Mizutani pour quelques films de Kenji Mizo­ guchi est à l'origine de cette conférence 1 • La vision de ces images a suscité l'envie de voir ce qu'elles sont devenues dans les füms (transformations éventuelles dans l'exécution du décor) et de vérifier le moment oü elles interviennent dans le cours du récit. Au-delà du cheminement du décor, de l'esquisse à son aboutisse­ ment visible, il s'agit de regarder ce que Mizoguchi fait des pro­ positions de Mizutani sur le plan de la mise en scène. À partir de là, deux aspects. Le premier, plus général, concerne le traitement

�IGU�t 1 Dessin de Mizutani : l'hôtel dans Le Héros sacrilège

1 Cet ensemble, qui fait partie des collections de la Cinémathèque française à la 131Fl, a fait l'objet d'une présentation dans la revue Ci11ém111/1èq11c (�cl. Cinémathèque française et Ydlow Now. n° 3, printemps/été 1993, pp. 100-1 10).

global du décor dans un plan ou une séquence où il est tantôt mis en valeur ou relégué au second plan. Ainsi, dans l'ensemble des dessins pour le décors du Héros sacrilège (S/1i11 Heike Mo11ogntnri, 1955), toute une série est consa­ crée au marché des serfs. On y trouve plusieurs croquis d'une maison avec d'imposantes jarres au premier plan. Dans le film, ce décor, à peine reconnais­ sable, est utiJisé le temps d'une brève scène, celle où le héros Kiyomori, vain­ queur avec son père des pirates de l'Ouest, s'estimant mal récompensé de sa victoire, doit vendre son cheval pour rembourser ses frais de campagne. Alors que le héros se fraie un chemin parmi la foule du marché, on aperçoit à l'arrière-plan les jarres, leur présence furtive, le temps d'un panoramique, étant tributaire de la marche latérale du personnage qui contribue à les mas­ quer. De cc premier aspect, celui de le mise en place du décor dans un plan aJors qu'il est toujours central dans les dessins de Mizutani, découle le second : la relation singulière entre le décor et les personnages, compte tenu du fait que le film inscrit des personnages qui ne figurent pas dans les dessins de Mizutani. Le parcours qui conduit des croquis, vides de toute présence humaine, à leur rencontre seconde dans le film où ils sont désormais habités, favorise l'observation de ce dialogue permanent entre le décor et le person­ nage, par où se conçoit l'idée de mise en scène scène chez Mizoguchi, avant ses prolongements singuliers : cadre, plan, mouvements de caméra, angles de prise de vue, réglages de la distance entre la caméra et les corps filmés. De là, un ensemble de questions : comment Mizoguchi place-t-il ses personnages dans un décor donné et de quelle façon se comportent-ils par rapport à lui ? L'unité théâtrale du lieu, au sens de scène, est-elle respectée ou bien menacée, pulvérisée par le comportement des personnages ? La distinction entre la figure (le personnage au premier plan) et le fond (le décor à l'arrière-plan) est-elle opérante ? Entre-t-on dans un décor en même temps que le person­ nage, ou le spectateur le précède-t-il ? Quand le personnage y pénètre, le fait­ il en utilisant un élément de cc décor, faute de quoi un changement de plan ou le montant droit ou gauche du cadre signalent son entrée ? Le mot décor peut se déplier de trois façons. La première renvoie à l'archi­ tecture japonaise, celle des palais et des maisons traditionnelles. La seconde au théâtre, même si Je 11ô se passe de décors au sens classique ou occidental du terme, se contentant d'accessoires, les premiers étant reliés aux costumes (sabres, hallebardes, arcs, flèches et surtout le grand éventail de danse qui peut suggérer selon l'usage qu'on en fait divers objets), les seconds étant composés de bambou et d'étoffe afin de suggérer tel ou tel lieu. Ainsi, selon René Sieffert dans son introduction à Ln Tmditio11 secrète d11 Nô de Zeami, « un plateau de Jô ( 1 ,80 x 0,90) surmonté d'un toit léger sera, selon les cas, palais, chaumière ou temple. Le même édifice, recouvert d'une toile bleue ou verte, sera tertre ou montagne, roc ou antre. Un rameau de pin sur un support de bambou

(UnALU H l l O H Kenji Mizoguchi : le décor, le personnage, le spectateur symbolise une forêt : le même support, garni de roseaux deviendra puits ou source 2• » Le troisième aspect du mot décor renvoie à la surface, au sol, à l'intersection de l'architecture (le plancher, la maison à plate-forme de la tra­ dition japonaise) et du théâtre : la scène du nô qui, outre son caractère singu­ lier (le plateau carré, b11tni) appartient à un ensemble architectural composé d'un pont à balustrade et de pilier soutenant un toit, en référence à ses origi­ nes, à l'époque où la scène du 11ô était construite en plein air, dans la cour des temples, en harmonie avec l'architecture des lieux. Hiroshi Mizutani a commencé à travailler avec Mizoguchi en 1933 pour Ln Fête à Gion ( Gio11 Mnts11ri). Il collabore ensuite aux Contes des chrysanthèmes tnrdifs (Znngiku Mo11ogntnri, 1939) puis aux Q11nra11te-sept Ronins (Genroku Cl111shi11gura, 1941 ) . C'est après la guerre, à partir de 1 948, avec Les Femmes de la nuit ( Yoru No 01111ntachi), que sa complicité avec Mizoguchi devient plus régulière puisqu'on le retrouve au générique de Fln111111e de 111011 nmo11r ( Wagn Koi \Va Moen11, 1949), du Desti11 de Madame Y11ki ( Y11ki Fuji11 Ew, 1950), de Mademoiselle Oy11 ( Oy11 Sm11a, 1951 ) , de Ln Vie d'O-Hnm femme gnla11te (Sai­ kaku lchida Onnai, 1952) et d' U11e femme dont 011 parle ( Uwnsa No Onnn, 1954). Parmi la collection des aquarelles de Mizutani déposée à la BIFI (au nombre de 252, dont 225 de décors, le reste étant des costumes), ce sont les quatre derniers films de Mizoguchi les mieux représentés. À savoir Les Amants crncifiés (Chikamatsu Monogntari, 1954), L'Impémtrice Yn11g Kwei-Fei ( Yokift i, 1955), Le Héros sacrilège ( 1955) et la Rue de ln honte (Akasen Chitai, 1956). Par commodité, l'étude se lin1ite à deux de ces films. La /�11e de la honte s'est imposé parce que, en noir et blanc, il est le seul avec des décors contempo­ rains. Parmi les films historiques et à costumes, Le Héros sacrilège a été retenu en raison de la période historique, littéraire et picturale auquel il se réfère. Hiroshi Mizutani rappelle que Mizoguchi, quand il était jeune, voulait être peintre. « Il a toujours gardé les yeux d'un peintre. Son regard transperçait tout, exigeant pour Je moindre accessoire, le plus petit objet ; il était donc ter­ riblement difficile à satisfaire .1 . » Hiroshi Mizutani commençait à préparer les décors avec Mizoguchi dès que l'idée du film germait. « L'écriture du scénario prenait au moins trois mois, parfois jusqu'à six mois. En même temps, Mizo­ guchi m'appelait pour faire les repérages mais je ne commençais vraiment à travailler que lorsque le scénario avait pris forme : il changeait souvent son scénario en fonction du décor, et Yoda [ le scénariste 1 n'aimait pas beaucoup ça 1 • » Quand le décor était construit, ce que Mizutani faisait au dernier moment ( « J'étais très prudent, et je ne réalisais le décor que lorsque j'étais tout à fait sûr de ce qu'il voulait ») Mizoguchi refusait de le vérifier. « On l'appelait la veille du début du tournage, pour qu'il juge du décor, raconte Mizutani. Mais il refusait toujours : "On commence à tourner demain, je ver­ rai le décor demain': disait-il, "sinon, ce serait du réchauffé !" 5 » Mizutani

1 Zeami, Ln Tmdi1io11 secrt'tedu Nô. Intro­ duction de René Sieffer1, Gallimard/ Unesco, « Connaissance de l'Orient •, 1985 ( 1960 pour la première C:dition), p. 23.

En tretien avec Hiroshi Mi?Utani par Ariane Mnouchkine, Cahiers . �li· chcl 13enamou et Charles Caramcllo, Ccntcr for Twcnlieth Century Sllldic�. Milwuukce, 1977), oü Lyutard cherche il évaluer corn· ment ck� �lémen1s peuvent pa>>Cr, grâce il la mise en >Cène, de l'espace primaire du désir à un espace autre, celui d'une s.ille de théâtre. de cincma ou d'un art proche. (a rcpn:ci;,er) Si, d'un autre cou', on s'arrête .1u l Logique 1/r /11 :C trouve pourtant ;Lrictement déterminé .iu 11iw.1u clc l.1 matcrialitt' propre des corp> : soit. dan. l'cnM.'mble composé par la 1oill' de Barnn. c.: que Deleuze définit comme b forme >cnsiblc rapportée à la sensation. rcst reinle u u x for mes du corps dans ses rapport• avec le con tour et l'aplat. L:l figurJn> rccour> aucun au tht:.itrc p>)·�hanal)'tη que. Si, en revanche, on s'intcre>;e .1u terme figure • dans les li,·re• de Ddcu1c 'ur le d· ncm.1,on s'aperçoit qu'il y c•t relativement peu pr"scnt: soit rc1WO)'é majorirnircment à son acception linguistique. rhêtoriquc cl s�­ miologique, soit emnint, mais de foçon mi­ neure, dans l'opposition entre image· mouvement et image temps. la figun: visant un état plus ou moins classique du traitement du rapport entre espJce et tcmp�. l�nfin, chez Didi-Huberman, on .1.;iMe, de façon gc.'nérale, à rraver� bien de� detour et en particulier a traver� un éclairage p�rch.1nal)1ique sensiblement différent de celui de Lyot.ml, il une sorte de mise en tramccndan· cc de la figure, reprise dans la gfo1.\1logie de l'hiswire et de l'esthétique dl! chri�tinismc (voir en particulier son article " Figure'" dans J'E11cyclop11edi11 U11ivers11/is). � C11/1iers d11 â11ti11111, n• 1 OO, oc1obré 1959. »

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La figure qui règle ici les échanges d u récit, à travers les rapports de plans et les espace intérieurs au plan, est avant tout celle de l'arbre, des arbres. Elle est appelée dès le premier plan, par un long mouvement filé qui découvre le parc, les arbres comme masse sensible, support des harmoniques noires et blanches de la lumière, pour s'arrêter enfin, de loin, sur la maison. Cette figure d'arbres, aux innombrables variations, qui ressort surtout ensuite des espacements intérieurs aux plans, se trouve d'emblée rapportée à une figure classique, délimitée dans le plan suivant avec la plus grande pureté : l'inscrip­ tion des corps dans des cadre de vision, dont les déplacements des person­ nages et ceux de la caméra qui les suit révèlent la prégnance. Le héros et sa cousine sont assis à l'intérieur de la maison, cadrés respectivement dans l'espace ouvert d'une porte et d'une fenêtre ; par ces ouvertures on aperçoit au loin les arbres. Quand le héros se lève, suivi par la caméra, il traverse, le temps que dure le dialogue avec sa cousine, ces deux cadres dans lesquels iJ s'inscrit, ain i qu'un troisième, formé d'une immense fenêtre ouvrant sur le jardin ; puis, s'avançant sur la droite vers la forêt, il s'enfonce ainsi dans son propre regard, toujours accompagné par la caméra ; mais de sorte que la dis­ tance qui lie celle-ci à son corps varie, et que les troncs d'arbres et surtout de bambous entre lesquels il passe - et qui semblent ainsi ava11cer vers nous deviennent maintenant les éléments d'une figuration plastique, à la foi ferme et vacillante, scion laquelle se module la vision, à chaque instant barrée, libé­ rée, formée, déformée, reformée, au gré du trajet de la caméra glissant le long de tous ces troncs de valeurs inégales, en masses et en inclinaisons, qui évo­ quent l'image d'une partition orchestrée avec des objets naturels. Cet effet, d'une extraordinaire intensité pendant toute la durée du second moment de ce long plan 2 où l'on voit le héros s'enfoncer dans l'image de son désir, puisqu'il s'en va ainsi au-devant de la femme qu'on vient lui présenter comme sa possible fiancée - cet effet va se prolonger, soutenu par des variations incessantes, tout au long de la première scène, jusqu'au plan l 1 , qui retrouve le cadre fixe du début du plan 2, tous les personnages maintenant réunis dans la maison : le héros, sa cousine, la fiancée présumée, Madame Oyu (objet tra­ gique de la méprise, que Je héros a pris pour la fiancée), et leur suite. Mais le cadre a changé : on aperçoit la maison de beaucoup plus loin, saisie entre cinq troncs entrecroisés de bambous sur la gauche, deux arbres frêles sur la droite, et s'inscrivant au delà dans la masse feuillue des arbres révélée par la trajec­ toire du plan d'ouverture ; de sorte que les encadrements de la porte et de la fenêtre du plan antérieur forment les points de fuite perspectifs de l'espace central, seul nettement visible, de cc nouveau cadre. Ainsi se cristallisent dans ce plan, comme une sorte de premier résultat narratif, les deux fonctions­ figures de l'arbre agencées jusque là au cours de la scène : d'un côté une fonc­ tion de délimitation-barrage, ou plutôt jusque là de vibration-empêchement, 114

� � V ffi O H D � { L L O U � Figures aux allures de pions d'une force éminemment émotive, et imposant à partir d'éléments physiques une sorte de vision intérieure ; de l'autre, la vision étant saisie alors plus par son extérieur, les arbres sont le fond de scène sur lequel est situé le drame qui prend forme entre les différents personnages. Dans cet aller-retour qui orchestre les deux fonctions de la figure, les varia­ tions de distance et les intervalles opèrent d'un côté entre les plans, selon les coupes qui les distinguent, de l'autre, à l'intérieur des plans, sous la forme d'espacements bien plus subtils de temps. Mais la subtilité la plu profonde tient évidemment à la façon dont les deux niveaux du plan se développent l'un par l'autre, sous l'impulsion des deux forces motrices conjuguées que sont le mouvement-non-mouvement propres à la caméra et ceux des acteurs qui en sont plus ou moins dépendants ou déliés. On tient là un exemple rare, à ce point de pureté, de la façon dont la mise en scène s'impose comme varia­ tion libre cl pneumatique de la distance entre la caméra et les corps, dans la mesure où les éléments qui font figure à l'intérieur du plan permettent au corps de prendre sa dimension propre de figure à l'intérieur du plan conçu lui-même comme figure, sous la pression de cc qui sans cesse fait et refait figure en lui. Suivre la figure, en ce cas, pour aller jusqu'au bout de la scène, de son second volet, serait voir comment, lors du tête-à-tête enfin ménagé dans le parc entre les jeunes gens, le pied du parasol, traversant en biais le cadre, et formé d'un tronc de bambou analogue à ceux vus jusqu'alors, prend leur relais ; comme en vue de cet instant où l'éventail qu'on y a accroché en tombe, telle une feuille se détachant d'un arbre, précipitant un mouvement des corps entre les deux fiancés virtuels transis. J'aimerais maintenant vous montrer un bref extrait (une minute quarante­ cinq) du Héros sacrilège, de Mizoguchi encore ( 1 956), dans lequel m'intéresse la délimitation du corps lointain, comme figure se déplaçant à l'intérieur du plan. Le moment choisi évoque, peu après le début du film, le retour des samouraïs qui ont été conduits à la bataille par le père adoptif du futur « héros sacrilège » ( Figures 4 et 5). Je suis frappé ici par la figure de cette femme en rouge, qui court, se détachant à peine au départ de la foule formée par les soldats et leurs familles, cette femme qui va traverser en oscillant toute la scène du plan, de gauche à droite, afin de retrouver son mari qui revient de la guerre une jambe coupée, et va retraverser ensuite avec lui l'ensemble du plan, jusqu'à passer sous la porte monumentale qui sépare la rue de la maison. Ceci, sans que jamais la caméra, fixe ou en mouvement, ne se rapproche d'elle et ne perde la relation de distance ainsi établie ; de façon à faire bouger cc corps de femme comme un élément parmi tant d'autres à l'intérieur du plan, sur lequel le regard 115

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pourtant se fixe à proportion de sa couleur, du trajet effectué et de l'action qui la conduit. D'autre part, ce corps de femme, aussitôt disparu du champ, se trouve lié à ceux de deux autres femmes qui, dans le plan suivant, apprennent du chef de la troupe la mort de leur fils ou de leur mari.

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Ce court extrait met ainsi en rapport deux éléments figuratifs qui saillent dans le cadre : le corps de cette femme et la porte de la maison, sur la gauche, dont la caméra part pour avancer dans la rue, et qu'on retraverse pour péné­ trer dans la cour de la maison. Si on avait continué la projection, vous auriez vu, ponctuant et bouclant la séquence, une troisième fois cette porte monu­ mentale. C'est par le rapport établi entre cette porte telle qu'elle habite l'espace, d'abord se détachant au premier plan, puis reprise au passage par la caméra, et ces corps de femmes parmi lesquels éclate, singulièrement, celui de la femme en rouge, que naît, dans ce très court segment, une figure du corps au lointain. J'aimerais maintenant enchaîner une série de quatre exemples. Ils ont en commun de se situer en extérieurs, de souligner chacun une tension entre orientation et désorientation de l'espace, et par là de constituer des espaces dramatisés selon des équations variables entre figure des corps et figure des plans. Le premier extrait (deux minutes) est la deuxième séquence de Young and lnnoce11t de H itchcock ( 1937). Le second est un fragment (deux minutes trente) de Toni de Renoir ( 1934) : il se situe presque à la fin du film, mais son motif narratif est des plus simples, même pour qui n'aurait pas l'intrigue en mémoire (il s'agit du meurtre de Toni, préfiguré à partir d'un certain point dans le film et de façon très claire) ; le troisième extrait est une séquence (une minute quarante), peu déterminée narrativement, de L'Étoile cachée de Ritwik Ghatak ( 1960). Le quatrième est le tout début (une minute trente) d' Une vie d'Astruc ( 1957). Je souhaite qu'ensemble ces quatre extraits produisent un effet que j'essaierai ensuite de déplier. La seconde séquence de Young a11ri Innocent succède à une ouverture vio­ lente entre mari et femme, à l'intérieur d'une maison. Celle-ci est accusée par son mari d'avoir un jeune amant, et menacée. Le dernier plan de la séquence, avant tm fondu au noir, montre le mari agité, sur la terrasse ; on aperçoit la mer houleuse en contrebas. En dépit d'un plan général d'ouverture ( permet­ tant de supposer que la maison qu'on voit au loin est bien celle où a eu lieu le conflit inaugural), la seconde séquence réalise au mieux une désorientation (limitée) des espaces. Un jeune homme, arrivant sur la plage, y découvre le cadavre de son amie, noyée ; iJ s'enfuit ; deux jeunes filles arrivent à leur tour, découvrent elles aussi le corps ( Figure 6), et voient l'homme qui court. La désorientation tient à l'incertitude des repères de distance, déterminés par les

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� � V ffi O H D � { L L O U � Figures aux allures de plans trajectoires des personnages et leurs regards, selon les durées et Les coupes des plans. Ces repères expriment beaucoup plus l'espace en terme de drame ou d'émotion que de réalité objectivable, même s'ils en respectent évidemment les contours - c'est l'illusion propre du cinéma classique. Travailler la séquence plan par plan permettrait de montrer précisément comment c'est par la coupe, dans l'intervalle et le passage s'opérant de plan à plan que s'ins­ crit une désorientation de chacw1 des regards, selon une variation de djstance et de position du corps des trois protagonistes par rapport à l'ensemble de l'espace chaque fois considéré. Il existe d'autre part dans cette séquence une figure, au sens le plus violent du terme : il s'agit d'un gros plan soudain d'oiseaux, au moment où les jeunes femmes s'effraient à la vue du cadavre sur la plage (Figure 7). Ce plan est net­ tement marqué par Je fait que les jeunes femmes se détournent et donc ne le voient pas, constituant ainsi la figure comme figure. Venant comme à la place de l'horreur formée par le cadavre de la femme morte, le surgissement très physique de ce plan d'oiseaux en vol prend la valeur d'un plan abstrait ; il devient la figure visible d'un non-visible interprétable : une figure symboli­ que, littéralement. Figure symbolique aussi bien du regard porté en début de séquence par le jeune homme sur son amie morte que rappel du regard porté, dans la séquence précédente, par le mari sur la femme, que du regard enfin reporté, si l'on peut dire, par les jeunes femmes, des oiseaux sur le jeune homme qui s'éloigne. JI y a ainsi concentration par ce gros plan d'oiseaux sur une figure abstraite et symbolique, qui rappelle le gros plan sur lequel s'ouvre le film de façon innatendue : gros plan de la femme à tuer, qui s'inscrit tou­ jours, chez Hitchcock, dans la chaîne des gros plans de symboles et d'émo­ tions. Si bien que le plus riche de cette séquence tient à l'effet de contraction et de contraste entre tous les plans qui varient continuellement entre les per­ sonnages la distance du proche au lointain et du lointain au proche, faisant flotter partout, si l'on veut, de la figure, qui se fixe dans l'irruption de la Figure coïncidant avec un motif et un plan uniques. Dans Toni, un drame a été de longue date préparé par le film. On se trouve dans un espace simple, d'un fort degré de réalisme, qui va tendre vers un début d'abstraction, dès que Toni, courant, arrive en haut du pont et devient une figure minimale se détachant contre le ciel, le long de la rambarde du pont. La chose intéressante, alors, comparable à ce qu'on a lu dans le film de Hitchcock, tient aux effets de désorientation. Une rationalité du regard est constamment assurée par certains plans de coupe, comme celui du garde avec son fusil, quj intervient entre le plan où l'on voit Toni devenu un corps au lointain sur le pont et celui oli il est repris selon un cadrage plus convenu, en plan américain. Mais dans ce plan même, où Toni est suivi tout au long de sa course en travelling latéral, vous avez sans doute été frappés par le fait que

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derrière lui, au loin, très loin, toute la campagne défile : la Provence, autant dire le corps global du film, paysage qui redramatise ainsi le cadre, à propor­ tion même du drame qui se joue, scion un effet de double distance en mouve­ ment, déterminé par le corps de l'acteur et par le corps du paysage saisi dans son défilement. Vous avez sans doute été aussi frappés par l'arrivée de Fer­ nand, l'ami de Toni : on sait qu'il est parti chercher Toni ; son arrivée soudaine opère une complète délocalisation de l'espace : on ne sait alors absolument plus où se situer, géographiquement, si l'on peut dire, dans le passage de plan à plan. D'où l'effet absolu du plan sublime qui suit : vous apercevez à nouveau Toni très loin sur le pont, et Fernand entre dans le cadre à gauche, en amorce (mais ce n'est pas le bon mot), en contre-plongée et en très gros plan. On ne sait plus exactement ce qu'est le cadre de ce moment du plan, qui ne dure qu'un instant prolongé : cadre correspondant au regard de Fernand qui a été saisi dans le plan précédent, le personnage entrant ainsi, comme cela se voit souvent, dans l'espace de sa vision ; ou plus l'effet de la pure énergie corporelle de l'avancée du personnage dans son cadre antérieur. Il y a là, en un élan très bref, le très proche Fernand en très gros plan et le très lointain Toni, la terre et le ciel, puis Toni à nouveau seul sur le pont vide (Figures 8 et 9). Si j'ai prolongé l'extrait jusqu'au passage du train sur la voie ferrée, sur le pont, après que Toni a été abattu par le garde-chasse, c'est pour souligner le caractère extrème d'un contraste qui se développe formellement tout au long de la séquence, entre des espaces découverts et des espaces bouchés. Ainsi, après ces plans en contre-plongée de figures détachées sur Je ciel, se matéria­ lise soudain un espace bouché, le train envahissant le cadre, refermant son espace. Non pas pour signifier spécifiquement le drame qui est advenu, mais de façon à fermer le regard par un événement figurai, et à faire éprouver phy­ siquement au spectateur comment la retombée du drame est exprimée en purs termes d'image. Ce plan de train succède, vous l'avez ressenti, au très long, presque trop long gros plan sur Toni agonisant en direct entre les bras de son ami ; plan dont Je courage, si l'on veut, est de durer le temps de cette mort qui survient lentement, de façon à contraster avec les plans très vifs qui ont animé la séquence jusque là. La force propre à la séquence de L'Stoile cachée tient d'emblée au contraste entre deux séries de plans. La première partie de la séquence correspond au trajet effectué, au cours de leur excursion, par le père, le frère et la sœur. Trajet effectué d'abord dans l'autobus dont ils descendent, puis à pied, en une série de plans longs qui les montrent en train de marcher, de façon à faire varier constamment l'angle et la distance des trois corps à l'intérieur du paysage. Jusqu'à ce que les trois personnages s'arrêtent, au milieu d'un champ, et que s'enchaînent alors sur eux dix plans rapprochés extrêmement brefs. Ce qui là fait figure est une autre façon de faire ressortir la délocalisation du regard.

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� � v m o tt D � { L L O U � Figures aux allures de pions

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Les corps des trois personnages, chacun cadré en plan rapproché et en légère contre-plongée, la tête détachée contre le ciel, sont saisis dans l'espace et mon­ tés de telle sorte qu'on ne puisse absolument plus situer dans quelle position ils se trouvent l'un par rapport à l'autre, tant en terme de posture du corps que d'adresse du regard. li y a ainsi plu précisément - vous y avez certainement été sensibles - deux très courts plans tournants, le troisième et le cinquième, sur la jeune femme, Nita, qui déstabilisent complètement les autres plans ; comme si tous, portés par leurs propres esquisses de mouvement tournant, tournaient autour de ces deux plans. On tient là l'exemple même des corps devenant figure dans le plan, et n'étant plus seulement des corps-personnages, parce que le plan devient chaque fois lui-même figure, fait figure avec eux ( Figures 10, J 1 et 12). Si j'ai enfin cho isi ce début d'U11e vie (Figures 13 et 14), c'est qu'Astruc est certainement, de tous les auteurs du cinéma français de la Nouvelle Vague encore à inventer, celui qui a Je plus désiré pour elle-même la mise en scène au point d'anticiper dans ses articles, « Le Feu et la glace », sur Murnau, « Qu'est-ce que la mise en scène ? », sur Mizoguchi, et tant d'autres, sur Wel­ les, Renoir ou Rossellini, tous les termes que refermeront sur eux-mêmes, tant du point de vue idéologique que du point de vue de la sélection des films, la doxa mac-mahonnienne fixée par Michel Mourlct dans son livre Sur 1111 nrt ignoré (le titre de la seconde version est éloquent : Ln Mise en Scène co111111e la11gnge) ï . Astruc a vécu ce désir de la mise en scène de façon paradoxale et contradictoire : il s'oppose en effet chez lui à la prophétie de la caméra-stylo, soit d'un cinéma personnel et d'essai dont LI a été le premier inspirateur. I l est frappant qu' Astruc ne soit revenu à la mise en scène comme il l'entendait que du point de vue de la nostalgie, dans le cadre d'un dix-neuvième siècle dont il a été l'un des grands imagiers, de Barbey d'Aurevilly à Poë et Maupassant. Vous avez vu à quel point il honorait parfaitement sa conception d'un sensua-

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Publié 11 La Table Ronde en l 965, il rq>a­

rait sous une forme étendue chez 1 lenri Ve)'rier en 1987.

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lisme métaphysique des corps, dans ces longs plans où il filme la descente de deux jeunes femmes vers la mer, faisant de l'attente et du lent surgissement des corps en mouvement la loi de variation de l'émotion, comme il l'écrivait si bien des amants dans la forêt des Co11tes de ln lune vngue après ln pluie. Alors que dans les films qu'Astruc a réalisés aussitôt après Une vie, situés dans l'espace contemporain, comme L'Éd11cntio11 sentimentale pourtant réimaginée d'après Flaubert, on assiste au drame poignant d'une mise en scène asséchée, dont les trajectoires pures et comme vainement théorisées ne parviennent plus à s'incarner dans les corps des personnages. Cela laisse à penser que la capacité de la mise en scène clic-même tient plus, sans parler du génie propre à chacun, à un état de culture et d'histoire qu'au désir personnel, dont l'absolu peut bien porter l'impossibilité. Je vais maintenant vous montrer quatre autres extraits que je commenterai un par un. Les trois premiers nous permettront de passer de la scène à la dou­ ble scène (en un sens différent du classicisme épuré des deux scènes enchaî­ nées de Madame Oy11), le quatrième d'en revenir au contraire du double plan au plan. Mais, ainsi, ils sont destinés surtout à permettre un glissement de la mise en scène comme telle à des forces autres qui déplacent ce qui semble for­ mer son point le plus pur d'application : les figures du temps développées selon une logique de l'espace, de la scène et du plan. Le premier extrait vient d'un autre film de Hitchcock, N11mber Seve11tee11 ( 1 932), dont vous allez voir le presque début (deux minutes). ilGU�{ IC

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Ainsi, l'un des deux personnages finit par tomber dans l'escalier, le second se précipite vers lui et un dialogue s'engage. Ce qui m'intéresse, dans le pre­ mier des trois extraits à travers lesquels on passe de la scène à la double scène, est la façon dont la séquence se trouve littéralement trouée par un segment énigmatique, formé de trois plans très violents organisés autour d'un train. Il s'agit évidemment d'un mystère herméneutique, que tout le film aura à charge de dévoiler ; mais également, dans la séquence même, d'un événement figurai. Celui-ci répond, me semble t-il, très directement à la dilatation de l'intervalle jusque là ménagé entre les plans, instaurant une énigme propre de l'espace, de la perception de cet espace, de toute orientation du corps par rap­ port à lui, tel que cela se développe dans l'ensemble de la scène. Je défie qui que ce soit - c'est la raison pour laquelle ce segment m'a toujours fasciné de logifier, du point de vue de la réalité topographique, l'espace dans lequel se développent les rapports de plans, les gestes et les actions, tels qu'ils sont figu­ rés dans cette maison et le long de cet escalier qui est choisi comme son lieu central, sitôt qu'Lm homme y pénètre pour en éprouver le mystère ( Figures 15, 1 6 et 17). On se trouve là devant un mystère très matériellement déterminé par la succession des passages de plan à plan, définissant une sorte d'espace impossible : celui-là même qui va sur-le-champ être emblématisé par le sur-

� � V ffi O H D � { L L O U � Figures aux allures de plans

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gissement de la séquence herméneutique dont le film deviendra le déploie­ ment. Voici la presque fin de L'.btoile cachée. ous sommes arrivés au moment oli Nita, la jeune femme que vous avez vue dans l'extrait précédent, désormais tuberculeuse, est en proie à une sorte de délire, au moment oli son frère vient lui apprendre qu'il lui a obtenu une place dans un sanatorium, située dans une région de collines vivement liées à leur histoire personnelle. La force extrême du passage tient ici avant tout à la façon dont il est composé de deux segments, dont la scène devient une double scène, se deux éléments jouant l'un par rapport à l'autre. Fait figure, d'emblée, le corps d e la jeune femme, à travers la suite impres­ sionante de gros plans ménagés sur elle ; mais par là, surtout, frappe le rap­ port entre les deux segments. Comment ces sept plans de paysage succèdent à la séquence qui s'achève sur un très gros plan du visage extatique de Nita ( Figure 18), lequel fait ainsi office, en dépit de ce que le réalisme suggère, aussi bien d'un plan subjectif traditionnel que de support d'une pure vision inté­ rieure. En fait, ces sept plans de paysage - trois fixes et quatre en mouvement - correspondent à trois données à la fois ; en cela ils se détachent en presque fin de film comme une figure unique. Ils composent d'abord l'image que la jeune femme est supposée avoir de ces collines auxquelles elle a toujours été trè attachée ; ils virtualisent ensuite le trajet réel qu'elle effectue à travers les collines pour se rendre au sanatorium ; enfin, puisque dans le plan qui suit le fondu au noir sur le dernier plan de paysage, on voit le frère arriver dans le sanatorium, ces plans peuvent aussi correspondre à son propre trajet (Figures 1 9 et 20). Vous avez d'autre part senti la variation entre plans fixes et plans en mouvement, rythmée par la musique comme presque tout l'est dans ce film, jusqu'à cet extraordinaire mouvement de plongée dans le vide du ciel qui se 1 21

recristallise sur la figure elliptique d'un arbre dont on ne voit que quelques branches et sur lequel intervient le fondu au noir. On tient là, au niveau de la substance la plus physique de l'image, dans la vacillation entre fixité et mou­ vement du plan, une force capable d'exprimer d'un seul tenant l'ambiguïté, l'évanescence et la présence corporelle de la figure, à partir d'éléments de pay­ sage eux-mêmes détachés et comme délégués de la figure humaine, en proie à sa propre capacité indécidable entre la perception et l'hallucinaion. Les deux derniers exemple de cette seconde série sont constitués par deux courts extraits d'Hiroshima 111011 nmo11r ( 1959) (deux minutes) et de Mélo ( 1 986) (une minute trente) d'Alain Resnais. Dans le premier (il s'agit du début du film, des deux premières scènes, la chambre des amants et la réalité d'Hiroshima : l'hôpital, le musée), la mise en scène est déjà inAéchie dans le sens d'une mise en phrases, tant l'effet du contraste entre les scènes est fondé sur la nature et l'accent du texte qui les justifie. Mais, plu profondément, la mise en scène y est creusée par ce qu'on peut nommer, quitte à faire sourire, sa mise e11 plis 11• Elle se manifeste ici à travers l'épreuve des corps transformés (Figure 2 1 ) et la métaphorisation l'un par l'autre des deux espaces de réalité mis en jeu. Je voudrais ainsi faire éprouver la façon dont la mise en scène, tout en se maintenant, se déplace par rapport à elle-même, touchée par des forces extérieures à son principe, si on la définit, comme j'ai tenté d'abord de le faire, par une transparence ou plutôt une spatialisation visible des rapports de corps et des rapports de plans à l'intérieur de la scène même (ou de l'exten­ sion de la scène en double scène, comme chez Hitchcock et Ghatak).

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� Le terme présente en outre l'intérêt d'ouvrir une .1rticul.1tio11 à deux nivcatLx au moins avec la vi�ion d,· Deleuze. L'ensemble de cette intervention peut aussi être consi dérée comme une façon de reformuler en d'autres terme> le� transformations entre image-mouvement et image-temps, et le passage si délicat de l'intervalle à l'interstice dam, l'l111agc-te111ps (emblème; d'une façon >i nouvelll' d'exprimer la vieille opposition entre cinéma cl,1,siquc et cinéma moderne). Introduire le terme de pli, qui .1ppar.1it che1 Dcleu1e, aussitôt après �es livre> sur le ciné­ ma, d.ins •Oil Fo11rn11lt et surtout dans le Pli, >uggcre l'intcrêt qu'il y aurait :i reprendre des que.iiom dclic:ate• d't••thctiquc et d'his­ toire �oulevt'es par l'l11111gc-i\lo111•e111e111 et 1'111111gc-Temps a la lumihc des formula­ tion; qui écl.1ircnt Leibniz et le baroque •. •

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Dans la double scène d'Hiroshi111n, l'atomisation inscrite dans les corps par la violence de !'Histoire se trouve exprimée par une mutation affectant l'in1age elle-même : les corps des amants sont d'abord donnés comme une masse indécise en fusion, dont la forme ne se dégage, jusqu'à les faire appa­ raître comme des corps d'amour glorieux, que pour mieux les soumettre à la comparaison insoutenable opérée par la mise en parallèle des deux scènes et la puissance autonome des voix. L'espace de la mise en scène plie ainsi littérale­ ment sous cette double pression. J'aimerais maintenant vous suggérer, grâce à un plan de Mélo, comment cette mise en plis, cette défiguration de la mise en scène peut s'opérer à l'inté­ rieur même du plan. Ce plan est un moment du dialogue final entre les deux hommes aimés de >. 10 Le second exemple est celui d'Adebnr, de Peler Kubelka, Olt la négation même de la réa­ lité comme de l'idée de plan s'accomplit cette fois grâce à une mise en plis cal­ culée, puisqu'elle procède scion des séries de photogrammes fixés par rapport au déroulement de la musique. Dans les deux cas, s'affirme un plissement de la scène, selon des extensions très différentes. De sorte que ce qui s'efface et disparaît, c'est la mise en cène en tant que telle et plus ou moin en elle, la scène. On voit bien, ainsi, que s'il est à peu près impossible de définir frontale­ ment ce qu'est la mise en scène, elle s'éclaire au moins de l'écart avec tout ce qui, sans cesse, dans le cinéma tel qu'il se développe aujourd'hui de plus en plus, la déborde, l'annule, la délocalise, pouvant aller jusqu'à la nier et la détruire. On pourrait dire, très simplement, que la mise en scène est ce qui resurgit sans cesse comme une modalité d'organisation entre eux des plans, des rapports de distance évaluables entre les plans. Si le mot de « figure >> paraît crucial par rapport à l'idée de mise en scène à laquelle bien sQr il ne se réduit pas - il y a des figures et de la mise en plans et de la mise en pages, et de la mise en images et de la mise en phrases, et surtout de la mise en plis-, sans doute est-ce que la définition la moins imprécise qu'on puisse donner des figures de la mise en scène, par rapport à toutes ces figures possibles, c'est d'être avant tout des figures aux allures de plans. •



15 avril 1997, " Travolta l'll soi (danse et circulation des images) 1Cette conférence n'c)t pas reprbc dans k présent recueil, 1yant été dcpui' publiée par l'auteur dans son livre De /11 fig11re e11 gr11érnl et d11 corps e11 ».



p11r1iwlier. I 'i111•r111io11 fig11rn1i1•e au cim'11111,

Bruxelles-Pari�. De Boeck, 1998, p. 287 310 CNdEl.I 111 / '/11111ge-Trn1ps, p. 250, 261. Delcu1c dit au�i. a propos de Cas�vetes : s'imeresser •

m1x gens plm 1111'a11 fi/111, 1111x " problèmes /11111111i11s .. p/11s qu'aux 1!11 SWIC » » (p. 201 ).

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pro/1/è111es de mise

La mise en scène feuilletée 1. Mon titre - la mise en scène « feuilletée » - est sans doute un peu énigmatique, parce que, du problème qu'il désigne, je ne suis pas sûr de comprendre la portée exacte. Ce problème, je l'ai d'abord constitué en réaction à l'impression très forte produite sur moi, depuis longtemps, par deux morceaux de films que j'ai souvent revus. Voici Je premier de ces morceaux, à partir duquel je vais indiquer la nature du problème (Figure 1 ). Le scénario de Blow 11p (Antonioni, 1967) est tout sauf linéaire, et tous les critiques ont remarqué que, dans le récit de ce film, on passe d'épisode en épisode, sans que le Lien de chacun à

�IGU�{ 1 La scène de Io boîte de nuit, à Io fin de Blow

up

la ligne principale soit toujours très net. Cependant, il me semble que cette scène est la seule, dans le film, à être aussi parfaitement autonome : narrative­ ment détachée (le héros entre dans cette boîte de nuit parce qu'il croit avoir aperçu la jeune femme qu'il identifie comme responsable de son aventure, mais il ne l'y trouve pas, et oublie momentanément son enquête) et figura­ tivement singulière (par son traitement de la couleur notamment). Ce qui m'intrigue n'est pas tant cc statut de petit objet détaché ou détachable - qui se rattache facilement à un style d'époque, cc que Noël Burch appelait le style « paramétrique », dans sa variante antonionienne -, mais le fait que son autonomie atteigne aussi les principes de mise en scène qui y sont adoptés. Entré là par hasard ou par erreur, le personnage assiste à un spectacle sin­ gulier : le décor - affiches noires-et-blanches, murs noirs-et-blancs - est sta­ tique et glacial dans son expressionnisme ; les acteurs, des musiciens de rock (les Yard Birds apparemment), sont d'abord parfaitement banals, neutres dans leur performance ; le public enfin, atone, immobile, muet. Cependant, à mesure que l'épisode progresse, ce dispositif se complique, se clive ou se démultiplie : les chanteur s'agitent de plus en plus, hystérisent leur perfor­ mance - en une citation ironique des inventeurs de ce rapport à l'exécution musicale, les Who - jusqu'à la de truction de la guitare ; parallèlement, le public, lui, change moins de comportement que de nature : avec le mouve­ ment de la caméra, on s'aperçoit que. en marge des statues figées, aux vête­ ments achromes, il y a des corps souples, qui s'engagent dans la danse, et font apparaître des couleurs ; ces trois groupes - chanteurs, bloc du public silen­ cieux, petits groupes des danseurs, coexistent dès lors jusqu'à la fin, et l'éco­ nomie du morceau consiste a transformer leur nature respective, et leurs relations - sans jamais mettre en cause leur séparation.

1 Apologue dC:libérémenl equ1 voque, puisque la conclusion vient renverser au bé­ néfice de l'illusion et même de l'hallucina­ tion tout le dbcours de la fiction principale. L1 pantomime de la fin, avec son d�borde ment réaliste • par le biais de la bande so­ nore, est de cc point de vue tout à fait significative (cf. la scène analogue dans Do drs'cade11, ou le son est également utilisé pour avérer l'hallucination). •

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Qu'il y ait énigme dans cette scène, cela sans doute provient en partie, par contagion ou par diffusion, du caractère énigmatique de tout le film, qui est entre autres un apologue sur le visible et son incertitude 1 . Néanmoins, il me semble qu'on peut en cerner une qualité particulière, qui affecte la mise en scène. Quatre types de personnages sont produits : le héros ( David Hem­ mings) ; les chanteurs ; les deux danseurs (peut-être échappés de la troupe de mimes de l'ouverture et du finale) ; enfin la foule ; chacun d'eux a un rapport très différent à l'individualisation, à la caractérisation, et à la visée actantielle (le seul gui accomplit quelque chose - s'emparer du manche de guitare cassé-, c'est le héros, mais par hasard, et pour rien). L'espace sans doute est unitaire, au moins à cause de la garantie de clôture que donne le référent (une pièce fermée, relativement petite, dont on voit san cesse les murs) ; mais il est fait de zones juxtaposées, chacune obéissant à des lois propres, « gérant » diffé­ remment la relation de figures à l'espace.

J � C Q U { I � U ID O H T Lo mise en scène feuilletée Différents statuts d'acteurs, différents mode d'occupation d'un , dictionnaire Robert.

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L'Homme q11i en savait trop jusqu'au marché aux fleurs de Nice dans La Main a11 collet. Le partage des espaces et des corps est plus sensible, bien sûr, lors­ que, au lieu d'un dividuel, les corps individualisés des acteurs sont confrontés à d'autres corps individuels, caractérisés ou typés. Pour prendre un exemple au hasard des revisions, c'est le cas des Fusils, de Ruy Guerra, film entièrement tourné dans un village réel du Nordeste brésilien, avec une petite troupe d'acteurs et un groupe de villageois plus ou moins singularisés, certains tenant un rôle assez important (ayant, par exemple, un nom propre). Dans l'une des scènes d'exposition du film, les cinq soldats donnent, à l'intérieur du film, une sorte de spectacle (qui consiste en une présentation et un démontage-remontage de l'un des fusils qui donnent le titre au film), et le cli­ vage est, durant toute la scène, très sensible, entre les acteurs qui ont appris un texte, des positions, des gestes, et les autres acteurs qui ont seulement reçu pour consigne d'assister réellement au spectacle et d'y réagir réellement. Le geste du metteur en scène alors est complexe, et surtout, contradictoire, puisqu'il revient, d'un côté à intégrer le plus possible ces deux types de jeu et ces deux rapports à l'improvisation en une scène unitaire où se déroule, de façon continue et marquée comme telle, une action emblématique, et d'un autre côté, à maintenir - notamment par le jeu du cadrage et du montage - la différence essentielle et la tension dramatique, entre ceux qui viennent de la ville pour incarner des soldats citadins, et ceux qui sont chez eux et se figurent eux-mêmes. J'aurais pu choisir aussi bien des exemples chez Renoir (la scène du chan­ teur de rues dans La Chienne), chez Rohmer ( les scènes récurrentes de boum, de soirée ou de party, dans L'Amie de mon amie comme dans Les Nuits de La pleine lune), voire chez Epstein (la scène dans le village de Seine-et-Marne où le héros de ln Glace à trois faces reçoit un télégramme alors qu'iJ passe devant une fête de village), etc. Pour en venir tout de suite à un cinéaste dont je vou­ drais commenter le travail en vous montrant un extrait d'un de ses films, c'est aussi ce qui s'est passé dans four de fête, de Jacques Tati. Tati, vous le savez, a tourné son film en 1 947 à Sainte-Sévère, chef-lieu de canton de l'Indre, et, comme dans Les Fusils, les habitants du village, singulièrement les enfants, jouent « leur propre rôle», le patron de bistro jouant au patron de bistro comme s'il avait lu Sartre. Ce qu'a ajouté Tati - et qui accentue ce partage entre « natures » d'acteurs - c'est le personnage du témoin, la vieille femme cassée en deux par le rhumatisme et qui se promène avec sa chèvre au bout d'une corde, sa voix « off » introduisant les personnages et commentant les situations. Lors de la ressortie du film en 1961, ce principe a d'ailleurs été encore prolongé par l'introduction d'un second personnage-témoin, celui du jeune dessinateur étranger au village, qui arrive au début de la fête, y assiste de bout en bout, et en fait des croquis ; de même que la vieille jouait le rôle 1 36

J � C Q U { � � U ID O H T Lo mise en scène feuilletée d'embrayeur par ses réflexions i11 petto et distribuait ou aidait à distribuer les actions, il distribue les couleurs - parcimonieuses -, que le film transfère de ses dessins à la réalité. Passons à un autre film de Tati, son dernier long-métrage (Figures 4, 5, 6). Bien entendu, dans Pnrade, la disparate des nctions filmées est quasi cons­ titutive, puisqu'il s'agit de l'enregistrement - passablement reconstitué, tout de même - d'une soirée de cirque, c'est-à-dire de la forme de spectacle par nature la plus éclatée, la plus dispersée, la plus montée. Le film joue énormé­ ment de cette possibilité de base, et enchaîne incessamment les numéros les plus différents (dans un répertoire cependant limité, qui ne comprend ni tra­ pèze ni acrobatie ni fauves domptés) ; l'extrait que nous avons vu termine un bref numéro de chanson (de Pia Colombo), et il enchaîne sur un double numéro de rythme musical, d'abord interprété par une dame mûre et bou­ lotte habillée en flnpper girl et qui joue du trombone, puis par Tati lui-même (le magnifique numéro « Pns-rl' (un dynamisme scénique qui m'évo­ que celui du proviseur de Zéro de co11d11ite se dressant en hurlant « névro­ pathes, psychopathes, que sais-je ! » ). Avec Pnmde, on était dans l'univers métamorphique du conte merveilleux averyesque ; on est ici plutôt dans l'univers de la fable et de la comptine. Bien entendu, l'essentiel des effets de ruptures ou de coq-à-l'âne (ou de droma­ daire-au-bourricot) provient d'un montage éminemment disruptif, où l'on a fui tout effet de continuité, la disparate du tournage à plusieurs caméras de Tati trouvant chez Rouch un équivalent dans l'absence voulue de capitalisa­ tion représentative d'une prise à la suivante. La mise en scène se fait en se défaisant, et sans doute au fond pour cette raison ultime, qu'elle est vraiment partagée entre tous - certes inégalement - du maître des images à ceux de la parole et à cette maîtrise opaque des gestes sur laquelle s'ouvre et se ferme admirativement le film entier (avec la figure de l'élégance absolue, celle du berger Peul). J'ai fait un long détour, aussi méandrifique peut-être que la grande boucle du Niger OLI nagent les hippos dévastateurs. Il est temps de quitter la tentation de refaire, une fois de plus, à partir d'un aspect partiel, l'histoire des films, et d'essayer de cerner un peu mieux la question de la mise en scène. Il )' a en effet plusieurs façons, pour une œuvre de cinéma, de se démultiplier, de se plier sur elle-même, et j'avais avant tout, au fond, l'intention de distinguer ce qui affecte 140

La mise en scène feuilletée la mise en scène d'autres phénomènes assez connus et fréquents, comme la mise en abîme ou la métaphore. li est des œuvres de cinéma, en grand nombre, qui par exemple en contiennent, littéralement ou métaphoriquement une autre, comme Hélas pour moi contient L'Histoire d11 soldat, comme Alphaville ou Nouvelle Vague contiennent Orphée (de Cocteau). li en est d'autres qu'il faut comprendre selon deux ou plusieurs isotopies différentes en même temps : c'est le propre des œuvrcs baroques, dont l'opéra naissant a donné le modèle sans doute indépassable (le Tancrède et Clo rinde de Monteverdi, récit et description d'un combat, est aussi la description et, si l'on veut, le récit d'une joute amoureuse particulièrement passionnée et dangereuse).

5. J'ai proposé, comme fiJ directeur de cette réflexion, le titre de « mise en scène feuilletée ». Le mot n'est sûrement pas le meilleur, mais tel quel, il me con­ vient pour partie, en ce qu'il aide au moins à se déprendre de l'idée, si bien ancrée dans la critique et la théorie du cinéma, de « montage dans Je plan ». Que le feuilleté de la mise en scène soit une des actualisations d'un montage conçu, à la Eisenstein, comme principe d'hétérogénéité, cela est clair. Les exemples que je vous ai donnés à l'exception du coUage griffithien que j'ai justement convoqué pour faire contraste - ont ceci de commun, d'interdire l'idée que cette puissance dispersive puisse vraiment être ramenée au plan. « Montage dans le plan » est une idée d'essence et surtout d'origine picturales ï, et son extension virtuelle, sous forme de je ne sais quel " chère à Ba1in d.rns sa distinction entre " ceux qui croient :\ l'image " e t " ceux bien qu'évidcm­ qui croient � la réali til ment il 1:.1gbs> et non seulement celle d'un geste. d'un comportement. On s'est peu intéressé aux rituels, là encore, sinon sous un angle très large. Hélène Puiseux dirigeait à l'EPHE une recherche sur cet aspect du cinéma afin d'envisager des thématiques (mariages, etc.) mais sans s'attacher à la dimen­ sion qui nous intéresse ici 24• Quand Georges Méliès reconstitue par anticipation Le Couro1111ement d11 roi Edo11ard VII en 1 902, il se conforme à l'étiquette, à J'architecture, aux tempi de l'événement puisqu'il vise à reconstituer un fait réel, une « actua­ lité ». Les seules contraintes sont en ce cas la durée du film gui ne peut coïnci­ der avec la durée réelle de la cérémonie 2s. Son dessein est cependant de « reconstituer » le plus exactement possible l'événement. Qu'en est-il en revanche des cinéastes qui filment un rituel dans le cadre d'une fiction ?

Voir la publication Ci11émn. Rire.< er MJ'· rlies Co111orni11s dcpub 1985. is Voir Georges Sadoul, lfistoire gé11émle t/11 ci11é11111, Tome 2, Ëdition� Ocnoël. 1978 ( 1948), pp. 210 213. L'exemple se compli­ i�

que en raison de la précellence " accidentel­ le» de l.1 reconstitu t ion >Ur l'événement pui�que celui-ci fut retardé, voire à l'i n­ fluence de la représentation antkipée �ur l.1 cérémonie que le sou,·erain put visionner avant de célilbrer �n mariage. Mais le film de Méliès reste soumis à une mise en scène réglée par l'étiqueue Cl les convent ions en vigueur à la cou r Cl qui ne visent pas à en permettre la représentation filmée (contrai­ rement .1 nombre d'evènemcnts actuels qui s'org.11i,cnt en fonction de contraintes ték­ visudle�).

2� Le regard des yeux chez Rohmer et celui du pied chez Uuiiucl si 1'011 veut prendre k regard dan� son acception lacanienne.

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Ou bien cette dernière se soumet au rituel social - comme dans les cas, si nombreux dans le cinéma américain, des procès - ou elle entend l'utiJiser voire le subvertir. Au sein de « sa » mi e en scène le cinéaste doit alors suffi­ samment respecter la mise en scène originelle pour gue les spectateurs la « reconnaissent », la décodent. Dans tous les cas le cinéaste ne peut attenter à la logique du rituel (respectueusement - en condensant - ou irrespectueu­ sement) gue dans les limites supposées de compréhen ion de son public. Exemples : El de Bunuel et Ma N11i1 chez Maud de Rohmer commencent tous deux par une cérémonie religieuse appartenant aux rituels de l'église catholique et tous deux utilisent celle cérémonie, dont ils respectent le déroulement et la scénographie, pour développer des éléments de leur fiction ou plutôt pour en faire le lieu matriciel du récit. Ici et là les protagonistes mas­ culins rencontrent le « regard » d'une femme 26 dont ils tombent amoureux. La tâche n'est donc pas simple de superposer deux logiques (chez Rohmer [Figure 3] la séduction et la messe, chez Bunuel le fétichisme et le lavement des pieds [Figure 4 ] ) sans mettre en péril la première mise en scène, le rituel religieux. otons que, à l ' inver e, dans L'Âge d'Or, Bunuel perturbait un rituel pour des motifs similaires : tandis qu'on inaugure la fondation de la ville dans la pompe étatique, un homme et une femme roulent enlacés dans la boue. Tout s'arrête alors. Dans une certaine mesure James Stewart, dans The Man Who Knew Too M11c/1, procède aussi à un « arrêt » de rituel guand il se trouve dans

� R � H ( O J i � L�{R� Mise en scène et rituels sociaux le temple servant de « couverture » aux agents étrangers. Ce sont là des cas où le rituel ne peut « intégrer )) la fiction et y succombe. li y a enfin deux attitudes plus « extrêmes » parce qu'elles remettent en cause le rituel social en se l'appropriant : celle qui consiste à prendre pour objet de « sa » mise en scène la mise en scène sociale et celle de Jean Rouch ou Steve Owoskin qui génère le rituel par l'intervention de I'« observateur ». La première procédait, dans les années soixante-dix, d'une réflexion politi­ que sur les pratiques sociales, institutionnelles, les rites de la société. Qu'il s'agisse de agisha Oshima (Ln Pe11dniso11, Ln Cérémonie) ou Théo Angelo­ poulos (Ln Reco11stit11tion), on a affaire à des « reconstitutions » critiques qui rendent visibles la nature institutionnelle des « cérémonies )>. C'est précisé­ ment après que le « mot » mise en scène a été déclaré obsolète par Labarthe que des cinéastes pratiquèrent cette sorte de surenchère visant à dévoiler la nature des mises en scène de la société ( féodale, fasciste, bourgeoise), à com­ mencer par Rossellini dans Ln Prise de pouvoir pnr Louis XIV. Corrélat inat­ tendu de ce type de regard critique, ce que Serge Daney a appelée la « remise en scène » et qui visait le filmage documentaire d'une réalité « politiquement codée ». Les deux expériences de films « chinois » d'Antonioni et d'lvens­ Loridan servent d'exemple à Daney, à partir de la critique du Re11mi11 Ribno reprochant au cinéaste italien d'avoir morcelé ou ignoré ce qu'il fallait « enre­ gistre r » tel quel, la société chinoise offrant à l'objectif une image toute prête 2; . Rouch de son côté avait toujours prôné, pour le cinéaste-ethnographe débutant, le filmage de cérémonies et de rituels au motif que « la mise en scène y était faite ». D'une certaine façon, c'est ce qui se passe dans Les Mnîtres fo11s ( Figure 5) - n'était sa construction discursive d'ensemble et J'inscrt comparatif montrant, telles des marionnettes, les autorités britanniques se livrant à leur rituel royal - et bien d'autres de ses films. Mais avec Tourou et Biti, les tn111bo11rs qui [0111 tomber la pluie, tourné en une seule prise continue de dix minutes (Figure 6), il « échoue » apparem­ ment à fixer la possession qui ne se produit pas. Or son attente active - il filme, tourne autour des musiciens, entre en scène dans l'espace dévolu aux danses - finit par susciter la possession. L'observateur est donc le metteur en scène d'une cérémonie dont les règles lui échappent, dont la logique lui préexiste, que l'on rejoue pour lui dans une visée qui le dépasse. Cette expé­ rience ne dit-elle pas pour finir la vérité de la mise en scène cinématographi­ que : elle capte ce qu'elle suscite qui n'est que l'effectuation de quelque chose qui lui préexiste tout en s'offrant dans l'unicité d'un événement ? 27

Serge Daney, « La Remise en scène '" Ln

Rnmpc, Gallimard Cahiers du cinéma, 1983.

La mise en scène documentaire : Flaherty et Vertov metteurs en scène En 1962, la très sérieuse revue Études ci11é111ntogmphiques, dans un numéro intitulé « Théâtre et cinéma », faisait une enquête auprès des jeunes cinéastes de l'époque et leur posait entre autres, cette question : « Quels sont, selon vous, les dix plus grands directeurs d'acteurs de l'histoire du ci11é111n ? » Les trois premiers noms cités par Claude Chabrol étaient les suivants : Flaherty, Vertov, Jean Rouch. Pour évoquer la question de la mise en scène documentaire, je m'en tiendrai ce soir à ces deux premiers noms, Robert Fla­ herty er Dziga Vertov, qui se trouvent être, scion la formule con­ sacrée, le « pères du documentaire ». Je les aborderai successivement, Flaherty principalement à partir de l'Ho111111e d'Arn11, et Venov à partir de Trois Clin11ts s11r Lé11i11e. Flaherty le contemplatif, Vertov le constructiviste ... Nous allons voir que les choses ne sont peut-être pas aussi simples.

Flaherty Comment Flaherty en est-il venu à la mi e en scène ? Comme il aimait lui-même à le rappeler, Flaherty est d'abord explorateur, avant d'être cinéaste. En 1 910, au cours de sa pre­ mière expédition dans le Grand Nord canadien, pour une compa­ gnie minière, il consigne dans son journal des observations sur les Esquimaux. Lors d'une de ses expéditions suivantes, en 1 9 1 3, il emporte avec lui une caméra. Au cours de plusieurs autres expé-

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, mais bien, « comment faire face au lendemain d'Auschwitz sans l'aide de la poésie ? ». De ce point de vue, Shoah est une œuvre d'art. Mais revenons aux faits qui nous intéressent. Shoah implique la conscience préalable que la con­ servation de la mémoire est devenue une tâche ardue en raison de la dispari­ tion des lieux et du vieillissement inéluctable (voire du décès) des témoins. Lieux et personnages s'estompent. Comme on le sait, Shoah tire toute sa force d'un choix formel insolite, le refus de principe des images du passé, le rejet des photos d'archives qui avaient fourni leur matériau de base à la plupart des documentaires portant sur !'Holocauste. Le regard du survivant ne saurait s'inscrire dans les lieux de son drame. En revanche, Lanzmann visite quand ceci s'avère possible Les lielLx en compagnie des protagonistes afin d'éveiller en eux l'expérience du passé. Tl s'acharne donc à faire naître celle-ci comme un revenant se surimposant au présent, à mener à terme une abolition de la tem­ poralité, en tant que distance nous séparant des événements évoqués. S'il est des images documentaires dans ce film, elles s'enracinent dans la rencontre entre les lieux du passé et les témoins qui ont survécu. Ce sont les traces du temps dans leurs corps qui témoignent d'une distance que Lanzmann essaiera d'abolir au cours de ses entretiens. Tout cela est bien connu et Lanzmann lui­ même l'a suffisamment établi. I l fallait se rendre à l'évidence : ce que les soldats britanniques avaient eu le doutetLX privilège de contempler n'existe plus : « Ce qu'il y a eu au départ du

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YIUHU ��HUUZ-�IOIC� Shoah » : le lieu, le personnage, Io mémoire

film, dit Lanzmann, c'est d'une part la disparition des traces ; il n'y a plus rien, c'est le néant, et il fallait faire un film à partir de cc néant. Et d'autre part l'impossibilité de raconter cette histoire pour les survivants eux-mêmes, l'impossibilité de parler, la difficulté - qui se voit tout au long du fiJm d'accoucher la chose et l'impossibilité de la nommer : son caractère innommable 1 • » C'est cc silence même que Lanzmann vise, car sa cible est le présent. Les rides, le malaise des personnes interviewées lorsqu'elles revivent leur trauma occupent une place centrale. Le cadre spatial est défiguré, ce que Lanzmann appelait « les non-lieux de la mémoire » : l'entrée d'Auschwitz, le fleuve Ner dans les environs de Chelmno, la voie rerrée, les crématoires... tout est désert. En somme, la platitude des paysages, le désarroi des acteurs, l'indi­ fférence d'un temps présent coupé du passé. « J'étais conscient du change­ ment, et en même temps il me fallait penser que le temps n'avait pas fait son œuvre. 2 » L'aJ1odin, voici la vraie condition des lieux dont Lanz.mann part lorsqu'il met en marche une batterie implacable visant à assiéger les person­ nages jusqu'à faire réapparaître devant eux les fantômes qui les hantent depuis toujours. Des fantômes, certes, mais - voici le paradoxe - des fantômes réels. Cette fonction révélatrice est confiée à la parole, car Shoah est un film d'une oralité foncière : c'est par et pour la parole que les protagonistes traver­ sent Je temps jusqu'à aboutir à la chose, à ce réel qui n'est qu'un éclair jaillis­ sant soudain pour s'évaporer aussitôt. Effectivement, Lanzmann a avoué que les premiers entretiens étaient d'une extrême confusion. Il a dû transformer les personnages en acteurs pour obtenir les premiers résultats... , mais les transformer en acteurs d'un rôle qu'ils ont joué dans la vie réelle, ce qui exige une certaine dramaturgie. La force dramatique contenue dans ces entretiens fait contraste avec le ton géné­ ral des témoignages fixés dans les enregistrements vidéographiques entrepris par le projet de Spielberg. Dans ceux-ci, que j'ai pu consulter grâce à l'accueil du Centre de Documentation Juive Contemporaine de Paris, les protagonistes perdent rarement le contrôle d'eux-mêmes ; ils se brisent en tout cas moins fréquemment que dans le film de Lanzmann. En outre, Shoah est doté d'une structure mathématiquement calculée (j'y reviendrai) et le montage, tout en respectant le caractère de document d'origine, est d'une précision sans défaut. Considérez. le récit écrit de Müller dans ses Mémoires intitulées Sonderbe­ lin11d/1111g ( Trnitement spécinl) J : l'inépuisable richesse de l'expérience fait contraste avec un manque de puissance de la parole qui déborde pourtant dans Shoah. Sa voix de conteur, son regard halluciné, les yeux hagards : on serait tenté de voir en lui ce narrateur fascinant d'antan dont l'absence était pour Walter Benjamin le signe d'une perte de la valeur de l'expérience dans la vie moderne. Ceci à une exception près : l'objet de sa parole ne doit rien à la beauté des récits des marins ni à ceux des paysans évoqués par Benjamin. Par

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Le lieu et la parole », entretien avec Claude L1n7mann, in Au sujet de Slroalr, ..

p. 295. ?

.. L) complètement au bout du rouleau, dépourvu de sève, que joue Mickey Rourke. Si je donne toutes ces indications avant de lancer la projection, c'est parce que ce que je viens de décrire, vous n'allez pas le voir. J'ai choisi cet extrait davantage pour sa valeur de remémoration du film tout entier que pour sa capacité propre à démontrer ce que je dis : tout simplement parce qu'une des conditions de cette « rédem­ ption mécanique » est la durée, le temps passé par le spectateur en compagnie des per onnage , et qui permet de dépasser la caractérisation scénaristique. Ce temps bien sûr, nous ne l'aurons pas ce soir, il faudra donc retourner voir le film.

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Cet étrange phénomène de « rédemption mécanique » est propre au cinéma. Pourquoi ? Parce que celui-ci réunit, par la mise en scène, les puissan­ ces de J'image et celles du récit. L'image, au sens le plus élevé du terme, est habitée par la liberté. Elle est indécidable, et donc déjà, par nature, elle (< sauve » celui qu'elle adopte pour exister, et que condamnait toute caractéris­ tation. L'ennemi, le juif, le nègre ou le chinetoque, le boche, le fou, mais aussi bien !'Enfant, la Femme battue, le Pauvre - ou le Riche - ne sont pas des images, cc sont des cUchés, de l'imagerie, ce que Daney nommait du visuel. Pour qu'il y ait image il faut une figuration qui excède ce qu'elle représente. Ce fonctionnement, inhérent au mécanisme de la représentation dès qu'il y a une véritable image, est particulièrement flagrant lorsque ce sont des visages qui sont représentés. Mais, en dehors de l'icône religieuse, dans laquelle se fonde tout ce processus, mais qui renvoie à un autre salut, lié à l'au-delà, à l'inhu­ main et à l'immatériel, ce phénomène de sauvetage du figuré par l'image n'est pas théoriquement naturel à l'œuvre peinte ou dessinée. Pourquoi est-ce que la peinture, dans son principe, ne sauve pas « mécaniquement » ceux qu'elle montre ? Parce que le pouvoir de l'artiste sur ce qu'il représente est trop grand. Il maîtrise trop cc qui est figuré (même Cal­ lot ou Goya ou Picasso dessinant les horreurs de la guerre dessinent un seul « camp » - celui des victimes), le processus de la création picturale ne com­ porte pas de laisser advenir cc qui excède, ou contredit, ou parasite leur point de vue. C'est contre ces limite , les limites de la maîtrise technique mais sur­ tout les limites inhérentes à la démiurgie comme rapport aux œuvres, que se bat le véritable talent des peintres, pour produire quelque chose de plus que ce qu'ils ont délibérément mis sur la toile. Leur défi est de lutter contre l'exem­ plarité qui, a priori, enferme cc qu'ils peignent. Alors que le paradoxe fécond des images enregi trées est de rendre possible, alors même qu'elle utilisent des appareils (de pri e de vue), une « désinstrumentalisation » du représenté. Ainsi, la photographie a pu accomplir la première ce sauvetage, cette rédemption - qu'on songe, par exemple, à l'admirable travail de Marc Garanger photographiant des visages de femmes algériennes durant la guerre d'indépendance. À tous les sens de l'expression, une telle démarche « sauve la face ». La rédemption mécanique est donc une propriété naturelle de l'image enregistrée (ce qui ne veut évidemment pas dire que toute image enregistrée l'accomplit) alors qu'elle demeure une visée, très difficile à atteindre, pour les arts figuratifs classiques. Cette capacité de rédemption atteint, en principe, son potentiel le plus élevé avec le cinéma, pour deux raisons. D'abord celui-ci enregistre la trace de la durée et du mouvement, absents de l'image fixe durée et mouvement étant de puissants générateurs d'indécision, de remise en jeu des définirions : en un mot, de liberté. Ensuite, malgré le nombre des visa­ ges enregistrés, la photographie ne peut jamais produire une figuration de la

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H � H - ffi l ( � { l I � O D O H L'image et la « rédemption mécanique », le récit et son conteur communauté au delà de l'addition de ces composantes discrètes. Car le collec­ tif est davantage que la somme de ses élément , quand bien même les repré­ senterait-on tous, ce qui est impossible si on parle par exemple d'une communauté de la taille d'une nation. Seul le croisement d'une approche res­ pectueuse de la liberté de l'image et d'un récit invoquant les puissances collec­ tives au delà du singulier de ce qui est figuré, peut élever le phénomène à l'échelle nationale. Pourquoi ? Parce qu'il n'est de communauté qu'imaginaire, et que la puis­ sance imaginante qui constitue toute communauté est toujours un « récit ». Ce récit doit être conté inlassablement, et rituellement, aux individus pour leur rappeler - réconfort ou menace - qu'ils appartiennent à la commu­ nauté. À chaque type de communauté correspondent un type de légende et un type de conteur, à la nation capitaliste aucun type de légende n'a mieux correspondu que la légende filmée, aucun conteur n'a été plus adapté que le cinéma (c'est le point de départ du petit bouquin dont je parlais tout à l'heure). Le récit, donc, institue la communauté, en l'occurencc la nation. Parce qu'il est cinématographique, ce récit soumis au phénomène de la rédemption mécanique définit une certaine modalité d'apparition de la nation : celle-ci se projette en ne montrant pas, ou le moins possible, ceux qui n'en relèvent pas, plutôt qu'en les attaquant. Dès que la mise en scène accepte qu'il y ait des personnages dans les deux camps, elle cesse d'accoucher du corps et de l'âme de la nation. Les méca­ nismes propres de la représentation - au contraire, notamment, de ceux de l'écriture - tendent à ce que quiconque est représenté « gagne » à cette repré­ sentation. Le western, genre voué à la représentation nationale par excellence dans le cinéma américain, perd une partie de ses caractéristiques archétypales dès que les Indiens y acquièrent un autre droit de cité qu'une paire de plumes bord cadre, une série de silhouettes se découpant en haut du canyon ou une meute hurlante et bariolée. Pour prendre un autre exemple, le film de guerre, genre qui aurait dü à l'évidence promouvoir les figures nationales au détriment de celles qui n'en relèvent pas, se déroule (comme archétype) à l'intérieur d'un seul camp, cerné, harcelé ou poursuivi par ce qui n'est pas lui, et qui l'aide à se structurer, mais qu'on ne voit pas. En disant cela, je m'en tiens volontairement ici à ce qui est montré, sans ignorer pourtant que l'une des caractéristiques du cinéma est sa capacité à construire des hors-champs sophistiqués. C'est là, bien sûr, que sont projetés les « autres », ceux qui préci­ sément ne doivent pas apparaître sous peine que s'enclenche à leur profit aussi la « rédemption automatique ». Encore le peuple du hors-champ doit-il lui aussi rester indistinct pour occuper cette fonction : en fait, la force nar­ rative du cinéma, y compris dans ce qu'il ne montre pas, est telle qu'il est possible, sans les montrer, de donner une « représentation » (virtuelle) de

personnages hors-champ, qui les fait dès lors bénéficier du sauvetage comme s'ils avaient été figurés. Le cinéma, donc, s'il est fondamentalement lié à la nation, n'est pas par essence marqué du sceau de la xénophobie. Bien au contraire, sa nature le pousse à fonctionner dans le sens de la reconnaissance et de l'acceptai ion de l'autre comme autre. Ce qui ne signifie pas qu'il ail été préservé des pires déri­ ves nationalistes : fonctionnant (comme le capitalisme) dans la sphère du « positif», là où tout peut toujours s'additionner, il est évidemment suscepti­ ble d'être réquisitionné pour valoriser aussi les représentations les plus inad­ missiblement dominatrices. Mais je voudrais aujourd'hui plutôt insister sur cette difficulté, spécifique au cinéma, d'affecter d'un signe négatif ceux qu'il montre, dans un cas particulier.

L'invisibilité d'Auschwitz La « positivité naturelle » du cinéma est, en effet, d'une grande importance pour comprendre un événement, un traumatisme qui hante son histoire, et sur lequel se sont penchés jusqu'au vertige et jusqu'au désespoir des artistes et des penseurs comme Rossellini, Godard ou Daney : le cinéma n'a pas su voir Auschwitz, et partant il n'a rien fait pour l'empêcher. À quoi il faut répondre, en partie, par l'interdit de la représentation de l'extermination par ses promo­ teurs. Interdiction assez extraordinaire, quand on y songe. Après tout, Hitler avait dit dès Mein Kampf ce qu'il allait faire, et il a fait ce qu'il avait dit. Il est faux de prétendre que cela n'a pas été raconté au moment même où cela arri­ vait, mais il est vrai que cela n'a pas été vu. Les Nazis, grands maîtres ès mises en scène, sans doute ceux parmi les leaders politiques de la première moitié du siècle qui ont le mieux et le plus vite perçu les puissances particulières de l'image produite par les techniques modernes et ont les premiers cherché à les utiliser aussi systématiquement, ont aussi perçu qu'ils ne pouvaient pas maî­ triser la représentation de leurs actes dans les camps. Ils ont compris que, fût­ ce à destination de leur propre population pourtant largement acquise à leurs idées, la vision des victimes serait inacceptable et se retournerait contre eux. Au-delà des ordres explicites de Himmler sur le « secret absolu » devant accompagner la mise en œuvre de la solution finale, le « blocage » face à la représentation de la Shoah ne se limite pas aux seuls nazis interdisant de photo­ graphier et de filmer dans les camps d'extermination. On est loin d'avoir tout compris sur le « secret d'Auschwitz », qui permettra, contre l'évidence factuelle, le fameux « on ne savait pas » de presque tous au lendemain de la guerre. Ce déni de savoir s'appuie sur un singulier refus de voir. Il a par exemple été mis en évidence par Haroun Farocki dans son film Images d11 monde et inscriptio11 de la

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L 'image et la « rédemption mécanique », le récit et son conteur guerre, pour ce qui est de « l'aveuglement » des puissances alliées. Mais il con­ cerne aussi les bourreaux, bien sûr, et leurs complices directs (des gouverne­ ments collabo aux fonctionnaires, flics ou conducteurs de train), mais encore l'ensemble des populations d'Europe, une part des victimes elles-mêmes, et même une partie des survivants. Sans oublier ceux dont la mission aurait dû étre de secourir et de témoigner, comme l'a magistralement montré le film de Claude Lanzmann Un vivant qui passe, où le représentant de la Croix-rouge à Berlin durant la guerre, témoin oculaire d'Auschwitz et de Theresienstadt, raconte avec une terrifiante bonne foi comment il a, de ses yeux, rien vu. C'est de ce film, à ce jour seulement diffusé à la télévision, que je voudrais mainte­ nant montrer un extrait, en signalant qu'ici aussi, grâce à Lanzmann, la rédem­ ption mécanique joue en faveur du personnage, ce bourgeois suisse bien assis dans son fauteuil et ses certitudes, au moins assez pour que le film devienne une machine à réfléchir au lieu d'une bête opération de dénonciation. En fait, on en vient à suggérer une invisibilité d'Auschwitz- c'est sur cette fulgurance qu'est construit Shoah du même Lanzmann, et c'est elle que ten­ drait à confirmer un fait et un commentaire dont le rapprochement me sem­ ble tout à fait éclairant. Un fait : le 1 7 décembre 1 942, moins d'un an après la conférence de Wansee qui, le 20 janvier 1942, a réglé les mécanismes de la systématisation de la Solution finale en même temps qu'elle en réénonçait solennellement le caractère secret, une déclaration commune des onze gou­ vernements alJiés et du comité de la France libre fait part de « nombreux rap­ ports venus d'Europe selon lesquels les autorités allemandes mettent en application l'intention si souvent répétée de Hitler d'exterminer le peuple juif en Europe ». Cette déclaration est alors largement diffusée, en particulier sur Radio Londres. Un commentaire : à Londres se trouvait à cette époque, parmi les réfugiés français, Raymond Aron, qui avait tous les moyens el toutes les raisons de se tenir informé. Mais il reconnaitra, après la guerre : « Les cham­ bres à gaz, l'assassinat industriel d'êtres humains, non, je J'avoue, je ne les ai pas imaginés. Et, parce que je ne pouvais les imaginer, je ne les ai pas sus. » Il faut rendre ici au verbe « s'imagine r » son sens originel, « s'en faire une image », pour comprendre l'enjeu de l'interdit de représentation des camps. Mais sans doute aussi pour admettre qu'au fond personne, pas même ceux qui l'ont conçu et mis en œuvre, pas même ceux, victimes entre les victimes, qui sont allés au coeur de la mort - ces membres des commandos spéciaux: qu'interroge Lanzmann dans Shoah - n'ont pu s'imaginer Auschwitz. Cela reste un problème contemporain, non résolu, de savoir si Auschwitz doit, ou pas, demeurer à jamais inimaginable - de savoir ce que l'humanité gagne, et perd, à se donner les moyens de regarder en face non l'absolu de la terreur, mais sa représentation, avec les effets qu'on a dits propres au mécanisme même de la représentation.

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Le concept de " mythe auquel je me réfèrerai fréquemment, ne sera pas réduit au sens restrictifet négatif que lui donnent Lacoue Labarthe Cl anC)'· Contre l'usage courant qui l'associe volontiers au menson­ ge ou à l'erreur, l':1111hropologie y recoun pour definir lOUl récit socialement partagé qui, s'appuyant sur des événcmems (authentique� ou p.is, perçui. comme authentiques ou pas par ceux qui en font un mythe}, permettent une explication - to­ tale ou partielle- du monde à la collectivi­ té qui s'y réfère : " Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a lieu dans le temps immémorial, le temps fa­ buleux des commencements. Autrement dit, le mrthe raconte comment une réalilc est venue à l'existence, que cc soit la réalité totale, le cosmos. ou seulement un frag­ ment : une île, une espèce végétale, un com­ portement humain, une i11sri1u1ion... " (Mircea Eliade : /11111ges et symboles. Galli­ mard). Encore celle acception si1ue-1-elle nécessairement le fondement du mythe dans le passé, mais il m'a semblé légitime. pour l'usage qui en cM fait ici, d'élargir l'uti­ lisation du terme aux « grands récits " fon­ dés sur l'avenir - les eschatologie� politiques, à commencer par le communis­ me -, le fonctionnement des mythes " réactionnaire " et " progressiste » étant moins éloigné qu'il n'y parait : • La nostJl­ gie des âges d'or révolus débouche géné­ ralement sur la prédication de leur résurrection. Il cM bien rare en revanche que les messianismes révolutionnaires ne nourrissent pas leur vision du futur d'ima­ ges ou de références emprnntées au passé ,., comme l'écrit R.1oul Girardct (Mythes et 111y1/iologies politiq11es, Seuil) l'étude clc cette question .\ l;1 lumière du cinéma .ime­ nant seulement à remplacer (voir chapi­ tre 1 ) • images empruntées au passé " par « images empruntée� au présent •,

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Les nazis (cas extrême, évidemment, mais par là-même significatif des limites du cinéma, fût-il utilisé avec le maximum de cynisme, de détermina­ tion, d'habileté et de moyens matériels) ont bien tourné quantité de films nationalistes et racistes, mais c'était presque toujours des exaltations « posi­ tives », si on ose dire, de leurs thèses, sous le signe des retrouvailles revendiquées avec le mythe 1 , comme l'ont remarquablement décrypté Phi­ lippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy dans Le Mythe nazi (L'Aube), en reprenant la recherche de Hannah Arendt dans Ln Nature dtt totalitarisme (Seuil). En revanche, il est significatif que, parmi les 1094 long métrages réa­ lisés sous le troisième Reich, cinq seulement soient explicitement consacrés à la dénonciation des juifs, quatre fictions (Robert et Bertrand, 1 939, Toiles d'Irlande, 1939, Les Actions des Rorschild à Waterloo, 1940, Le Juif Süss, 1940) et un film de montage (Le Péril jtt if, ou Le Juiféternel, 1940). Le premier histo­ rien du cinéma allemand de cette époque, Siegfried Kracauer, note d'ailleurs qu'« à l'écran, les activités anti-juives étaient plutôt tabou » (De Cnlignri à Hitler, Éd. L'Âge d'homme). Régine Mihal Friedman rapporte la significative colère de Hitler contre Goebbels, à la fin de 1939 : « JI se passe actueUement en Allemagne des choses prodigieuses autour de la mobilisation générale, mais le cinéma n'en tient aucun compte. Que nous ayons accompli la révolution nationale-socialiste, rien dans sa thématique ne permet de le savoir. » « Pourtant nous avons quel­ ques bons films à thème national » plaide Goebbels. « - Oui, des films patrio­ tiques d'une manière générale, mais pas national-socialistes. On a su critiquer beaucoup de choses, mais des Judéo-bolchéviques, notre cinéma n'a jusqu'ici pas osé parler » réplique le Führer (cité dans L'lmnge et so11 Juif, Payot). Cette admonestation serait d'ailleurs à l'origine de la mise en production du Juif Siiss, mais, comme on l'a vu, elle sera loin d'avoir des effets d'une ampleur cor­ respondant aux souhaits de Hitler... Bref, et c'est une question importante pour comprendre la nature particulière du cinéma et ses capacités et incapaci­ tés propres dans le domaine de la représentation collective, I' U11tenne11sch, le sous-homme, n'est pas, ne peut pas être, un bon personnage de film.

Trois lumières Pour rester dans le voisinage de la même période et des mêmes thèmes, il est intéressant de remarquer que trois grands films de dénonciation d'alors fonc­ tionnent précisément contre cette simplification. C'est-à-dire, tout simple­ ment (!), sont mis en scène. La grande charge anti-hitlérienne au cinéma, Le Dictateur ( 1940), repose sur un principe assez sidérant si on y prend garde : faire interpréter par le même acteur (et pas n'importe quel acteur, la plus

J { � H - ffl l ( � { l � � O P O H L 'image et la « rédemption mécanique », le récit et son conteur grande star mondiale de l'époque, qui est également l'auteur du film et le con­ cepteur de ce dispositif, Charlie Chaplin) le dictateur et sa victime : formida­ ble mise en abyme, aux antipodes de toutes les simplifications dans l'ordre de la représentation - alors que le film est sans ambiguïté aucune. De même et on l'a, à l'époque, amèrement reproché à Ernst Lubitsch -, To Be or 1101 To Be ( 1942), chef d'oeuvre anti-nazi, tient pour une large part sa puissance d'être aussi un film sur la représentation (les héros sont des acteurs de théâ­ tre), et de se décaler des mécanismes simplificateurs (et, vis-à-vis de son sujet­ même, par là contre-productifs) de la propagande en s'inscrivant dans le régime de la comédie : cela même dont fut incapable Bertolt Brecht, pourtant le « père l> de la distanciation, lorsqu'il écrivit le scénario des 8011rreaux meu­ rent aussi de Fritz Lang ( 1943 ) . Le troisième film, qui constitue sans doute au cinéma la seule analyse lucide de l'état de la société française à la veille de la Deuxième Guerre mon­ diale et la prémonition, par les moyens propres du cinéma, de ce qui allait advenir, est Ln Règle d11 je11 de Jean Renoir ( 1939). Il est entièrement fondé sur la grande loi éthique de mise en scène souvent énoncée par ce réalisateur, « tout le monde a ses raisons », règle qui implique notamment qu'un (bon) cinéaste doit aimer au moins un peu tous ses personnages. Pour, précisément, que ceux-ci soient des personnages et pas seulement des figures fonctionnel­ les. Cette règle du jeu cinématographique (presque toujours appliquée par Renoir lui-même : il ne l'oubliera vraiment qu'une fois, lors de la réalisation du film de propagande pour le Parti communiste La vie est à nous, 1936, qui n'est pas ce qu'il a fait de mieux) pose directement une question plus générale, celle de la « figurabilité de la démocratie » pour reprendre l'expression de Lacoue-Labarthe. Elle porte en négatif ce présupposé terrible, dont se réjouis­ sait Brasillach : la dictature « fait image » de manière plus directe, plus évi­ dente que la liberté. De ce point de vue, iJ y auraic une contradiction de fond entre la figuration ( les objets symboliques), qui spontanément se trouverait du côté de l'oppression, et le dispositif de représentation cinématographique, qui serait, lui, démocratique dans son principe. Pour affronter ce défi, il faut revenir sur l'expression « faire image », inter­ roger plus avant ce que signifie le concept d'« image », comme l'a fait notam­ ment Marie-José Mondzain dans L'image 11nt11relle (Le Nouveau Commerce) et Image, icône, économie (Seuil). La question cruciale de la figurabilité de la démocratie ne s'adresse évidemment pas au seul cinéma, mais elle est au cœur de celui-ci, et chaque film, qu'il le sache ou pas, }' est confronté. Cette ques­ tion, on doit évidemment l'inclure dans une autre encore plus vaste, celle du « rapport à l'autre » comme rapport socialement construit, ce qui pourrait être aussi, très exactement, la définition de la mise en scène. (Emmanuel Levi­ nas est un graJ1d critique de cinéma.)

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Ainsi en est-on ramené, après avoir peut-être paru prendre un détour, au rapport entre cinéma et nation. Les réponses des différents cinémas natio­ naux sont par nature liées à l'idée que chaque société se fait d'elle-même, du lien politique (réel et symbolique) qui unit ses membres. Mais cette idée, c'est au fond une idée sur la mise en scène, c'est-à-dire sur une façon particuJière d'utiliser la propriété fondamentale du cinéma, son pouvoir de « rédemption mécanique ».

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JACQUES AUMONT La mise en scène : de la correspondance des arts à la recherche d'une spécificité ...............................................................

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PARTIE 1 SCÈNE DE THÉÂTRE, SCÈNE DE CINÉMA ÉRIC DE KUYPER

Une invention méconnue du XIXe siècle : la mise en scène

ALAIN BERGALA L'intervalle

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JEAN DOUCHET L'escalier

FRANK KESSLER

« Les Américains ne connaissent pas le mot schreiten La mise en scène du corps de l'étranger

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FRANCIS BORDAT

De Charlot aux Charlot :

la mise en scène comme « extension » du jeu . . .

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Kenji Mizoguchi : le décor, le personnage, le spectateur ...............

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CHARLES TESSON JEAN A. GILi Marco Ferreri «

ambientatore » : l'utilisation du décor naturel

dans les films de Marco Ferreri .

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PARTIE 2 LA MISE EN SCÈNE COMME CONCEPT DU CINÉMA RAYMOND BELLOUR Figures aux allures de plans .. ............ .. . ................. ....................... .

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JACQUES AUMONT La mise en scène feuilletée ...................................................................

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ALAIN BONFAND Entre l'écran et son double .......... .. . ..... ....... .. ................................

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PÉTR KRÂL Josef von Sternberg et les personnages de Marlene ........ .............

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PASCAL KANÉ Généalogie de l'inspiration ................................................................ .

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JEAN-LOUP BOURGET La caractérisation chez John Ford : du juge Priest au capitaine Buffalo .................................................. .

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PIERRE GRAS Le personnage fordien à l'épreuve du temps ..................................

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Actualité de Jacques Becker .......... .............................. ............ .. ... .

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SERGE TOUBIANA

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PARTIE 3 LA MISE EN SCÈNE HORS D'ELLE-MÊME FRANÇOIS ALBERA Mise en scène et rituels sociaux ... ... ........ ............................. ......... .

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GILLES DELAVAUD La mise en scène documentaire : Flaherty et Vertov metteurs en scène ............................................... ÉLIANE DE LA TOUR

La scène invisible : à propos du documentaire ..............................

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251

JEAN-FRANÇOIS RAUGER

La mise en scène de l'acte sexuel :

focalisation / fuckalization ..................................................................

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YANN BEAUVAIS De Robert Frank à Andy Warhol ......................................................

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MICHÈLE LAGNY La double mise en scène de l'histoire au cinéma

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VICENTE SÂNCHEZ-BIOSCA

Shoah : le lieu, le personnage, la mémoire

JEAN-MICHEL FRODON L'image et la « rédemption mécanique », le récit et son conteur

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