Antiquité tardive et humanisme de Tertullien à Beatus Rhenanus. Mélanges offerts à François Heim à l'occasion de son 70e anniversaire 2503520618, 9782503520612

Au total, 29 études rédigées par des philologues de réputation internationale, précédées d'un avant-propos et d

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Antiquité tardive et humanisme de Tertullien à Beatus Rhenanus. Mélanges offerts à François Heim à l'occasion de son 70e anniversaire
 2503520618, 9782503520612

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ANTIQUITÉ TARDIVE ET HUMANISME DE TERTULLIEN À BEATUS RHENANUS

STUDIA HUMANITATIS RHENANA, 2 sous la direction de François Heim (à titre honoraire) et de James Hirstein

ANTIQUITÉ TARDIVE ET HUMANISME DE TERTULLIEN À BEATUS RHENANUS

Mélanges offerts à François Heim à l'occasion de son 70e anniversaire: volume édité par Yves Lehmann, Gérard Freyburger et James Hirstein

BREPOLS

© 2005, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. Ali rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. ISBN 2-503-52061-8 D/2005/0095/115

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Avant-Propos

Lorsque Monsieur Yves Lehmann, Doyen de l'Unité de Formation et de Recherche des Lettres à l'Université Marc Bloch de Strasbourg, a souhaité que la série Studia Humanitatis Rhenana accueille des mélanges en l'honneur de Monsieur le Professeur émérite François Heim, il savait que la cause qu'il défendait était gagnée d'avance. Les centres d'intérêt de François Heim ces dernières années ont coïncidé avec ceux de la série, à savoir l'humanisme rhénan de la Renaissance et les débats d'idées qui s'y rapportent. C'est à ce savant en effet que l'Institut de Latin doit l'honneur de porter le nom d'un des plus illustres représentants du mouvement, Beatus Rhenanus. Le lien entre ce thème d'étude et la spécialité initiale du dédicataire, l' Antiquité tardive chrétienne, se révèle tout aussi pertinent, car ce sont les auteurs de cette période qui ont de loin la préférence des humanistes rhénans. Publier ces mélanges, en accord avec la maison Brepols, constitue enfin la meilleure manière de rendre hommage à l'homme qui a fondé la série avec nous. Que François Heim, homo Rhenanus lui-même, trouve ici 1' expression de notre gratitude personnelle et les marques d'estime des autres collègues qui ont participé à cette entreprise éditoriale.

James Hirstein Directeur de la série Studia Humanitatis Rhenana

Introduction

L'Institut de latin "Beatus Rhenanus" de l'Université Marc Bloch/Strasbourg II a décidé d'offrir à son onomatothète le Professeur François Heim - qui vient de franchir en 2005 le cap de la septantaine - un volume de mélanges intitulé Antiquité tardive et humanisme (de Tertullien à Beatus Rhenanus) et destiné à prendre place dans la prestigieuse collection "Studia Humanitatis Rhenana" que dirige James Hirstein chez Brepols Publishers. Le titre ainsi choisi ressortit aux deux domaines d'étude privilégiés du dédicataire : d'une part les littératures antiques du Iue au vie siècles, de l'autre le mouvement intellectuel et spirituel de la Renaissance. Mais, outre les contributions scientifiques afférentes à ces deux axes de recherche principaux, les miscellanées en l'honneur de F. Heim accueillent aussi des articles transversaux sur la réception des auteurs tardifs - tant chrétiens que païens - par les humanistes européens des xve et xvie siècles. C'est ainsi que toute la première partie de l'ouvrage rassemble des études consacrées aux littératures latine et grecque d'époque impériale. Et de fait, le recueil s'ouvre par une analyse lexicale de l'argumentation juridique en usage dans les traités apologétiques de Tertullien. D'ailleurs le polémiste chrétien et notamment le témoignage qu'il fournit sur le portique des dauphins au Grand Cirque avec sa signification hautement symbolique font l'objet d'une autre enquête minutieuse. Suit un essai original sur l'attitude d'un haut magistrat de la fin du Ir et du début du IIIe siècles - l'historien Dion Cassius - en face du christianisme. Le thème de la défense de la nouvelle religion et, corrélativement, de la réfutation de l'ancienne est abordé avec bonheur dans un essai critique sur le livre I (De falsa religione) des Institutions divines de Lactance. Mais les lettres grecques et latines sous l'Empire font aussi la

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part belle à la rhétorique - d'où une triade d'articles très denses relatifs le premier au plaidoyer d'Apulée: l'Apologia ou De magia, le deuxième à l'éloge voire à la canonisation de l"'Athènes classique" par les rhéteurs grecs du Haut-Empire, le troisième à un commentaire exégétique de l'une des Grandes déclamations pseudo-quintiliennes. Il demeure qu'une des questions essentielles qui se posent aux spécialistes des nie et rve siècles est celle de la dimension doctrinale du christianisme naissant et en particulier des rapports privilégiés qu'il entretient non seulement avec la culture biblique (de l'Ancien comme du Nouveau Testament), mais encore avec la philosophie païenne. C'est dans cette optique qu'il convenait en effet d'examiner sur des bases inédites le problème du néoplatonisme des Pères de l'Eglise. Mais l'intérêt pour les croyances et les idées religieuses dans les toutes dernières années du rve siècle a conduit également tel chercheur à se pencher sur !'Histoire Auguste et plus spécialement sur la "Vie d'Alexandre Sévère". Car on sait que cet empereur - qui avait placé dans son laraire entre autres les effigies du Christ, d'Abraham et d'Orphée - représentait le prince idéal aux yeux de l'aristocratie païenne. Du reste les valeurs revendiquées par cette classe sociale - gardienne farouche des traditions religieuses de l'Vrbs - s'incarnent en Symmaque, connu pour le rôle qu'il avait joué avec ténacité dans l'affaire de l'autel de la Victoire et dont l'importante Correspondance a suscité bien des ajustements éditoriaux sujets de savantes discussions. Ce panorama de la littérature païenne tardive aurait néanmoins été incomplet sans l'évocation de l'ceuvre poétique de Claudien - qu'il s'agisse de ses carmina minora et priuata sur des sujets et en mètres divers ou bien de ses carmina maiora et publica qui appartiennent à des genres littéraires variés, mais dont l'unité d'inspiration réside dans une exaltation de la politique du régent Stilicon. Pareille intégration de l'actualité la plus brûlante dans un ouvrage de réflexion caractérisait déjà le Traité contre les donatistes composé vers 364-367 par Optat de Milev (Mila) et où l'évêque catholique vante de manière récurrente la gestion avisée du schisme africain par l'empereur Constantin. Observation analogue touchant le sens et la portée de la défaite d' Andrinople (378) d'après les Historiae d'Ammien Marcellin. Il s'avère toutefois

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que le souci majeur des intellectuels de la fin du IVe siècle tourne - précisément dans cet "âge d'angoisse" - autour de la fonction rédemptrice du savoir et de la culture. On sera ainsi attentif au désir des Pères de l'Eglise de créer un encyclopédisme chrétien sur le modèle de l'encyclopédisme païen du philosophe et antiquaire Varron. D'une façon générale, c'est à un engouement irrésistible pour l'ensemble des choses connaissables que l'on assiste alors. Parmi les arts libéraux qui éveillent la curiosité des esprits figurent en bonne place la rhétorique - dont les liens étroits avec la poétique ont été finement analysés à propos de la Psychomachie de Prudence ainsi que la géographie, particulièrement prégnante dans le genre des "itinéraires" - tel le poème de Rutilius Namatianus appelé par les modernes De reditu sua, mais dont le titre original était probablement !ter maritimum et qui relate les impressions du voyage de retour en Gaule qu'entreprit l'auteur en 417. Au gré du trajet et des escales, Rutilius décrit les paysages qu'il voit, mais tout chez lui ne relève pas de !"'autopsie", puisqu'il égrène - comme cela a été magistralement montré - ses connaissances livresques puisées à la meilleure source : !'Histoire naturelle de Pline. Au nombre des disciplines ainsi valorisées par les penseurs de l' Antiquité tardive on trouve également l'historiographie et surtout l'historiographie ecclésiastique, dont le succès au cours des IVe et ve siècles ne s'est jamais démenti depuis Eusèbe de Césarée. Dans la liste des continuateurs de l'évêque de Palestine on a retenu le cas spécifique de l'historien Socrate qui traite de la période allant de 305 à 409. Doué d'un sens critique très sûr et soucieux d'objectivité, il ne manque pas de citer abondamment ses sources : actes conciliaires, traités historiques et polémiques, lettres des empereurs et des évêques. Une deuxième section du livre dédié à François Heim regroupe des écrits portant sur la réception par les humanistes du XVIe siècle ou les penseurs néo-latins du XVIr des monuments de la littérature latine païenne et chrétienne. Et de fait, on s'est attaché avec beaucoup de talent à préciser les grandes étapes du Fortleben de l'œuvre de Pline le Jeune. De même un mémoire dense et richement documenté est consacré à l'étude des textes

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annexes de l'édition Jacques Wimpfeling (1503) de l'Eloge de la Sainte Croix de Raban ou Hraban Maur. Ailleurs l'enquête a concerné les annotations de l'humaniste Beatus Rhenanus à son exemplaire personnel du traité de Censorinus Sur la célébration des anniversaires - qui répercute les connaissances des Romains du IIIe siècle sur le temps et ses divisions, d'un point de vue aussi bien calendérique que cosmique. Il a paru utile encore de scruter la présence de la littérature latine tardive dans le Journal de Pierre de l'Estoile - mine incomparable de renseignements sur les règnes d'Henri Ill et d'Henri IV. Enfin l'intérêt de la recherche s'est porté sur l'inspiration antique du lyrisme de Jacob Balde et en l'occurrence sur le remploi du motif horatien de la glorification de l'amour humain, trop humain, dans le cadre d'une exigeante théologie de l'amour divin. Quant au dernier volet de ce triptyque en hommage à F. Heim, il réunit une série de travaux tous relatifs à l'humanisme alsacien et rhénan du xvie siècle. C'est à la redécouverte et à la réhabilitation d'une épopée (la Nancéide) de Pierre de Blarru - chantre de la victoire du duc de Lorraine René II sur le duc de Bourgogne Charles le Téméraire devant Nancy en 1477 - que le lecteur est convié d'abord. Tout le reste du volume est occupé par un tableau représentatif de l'humanisme en Alsace. C'est sans doute une des marques propres de ce courant d'idée que de concilier la satisfaction des joies secrètes et austères de l'érudition philologique avec la croyance aux vertus de l'éducation. L'école latine de Sélestat en constitue la parfaite illustration. Le carcan des strictes disciplines scolastiques du Moyen Age devient moins contraignant, les chefs d'œuvre de l' Antiquité latine et grecque trouvent une place plus importante, on inculque le sens des efforts nécessaires pour rendre la vie plus vertueuse, plus chrétienne. Voilà qui éclaire les préoccupations intimes d'un Beatus Rhenanus telles qu'on peut les déceler dans sa précieuse Correspondance - en cours de réédition, à l'initiative de F. Heim et de son successeur J. Hirstein. En tout état de cause, le président et les membres du comité de publication tiennent à exprimer leur profonde gratitude aux

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collègues, amis et disciples de François Heim pour les textes souvent innovants, toujours passionnants, qu'ils ont accepté de rédiger et qui renvoient aussi bien aux derniers siècles de l'Empire romain qu'à l'humanisme renaissant. Permanence et rémanence de l' Antiquité tardive - dont la médiation a favorisé, avant celles de la chrétienté médiévale et de la Renaissance, l'avènement de l'Europe moderne. Yves Lehmann

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Langue du droit et littérature. A propos de quelques mots du vocabulaire de la propriété chez Tertullien Frédéric Chapot

Longtemps juristes et philologues ont été très sensibles à ce qui, dans la langue des Pères d'Occident des premiers siècles, relevait du lexique juridique. En 1894, C. Ferrini étudiait les connaissances juridiques de Lactance, Amobe et Minucius Felix, et proposait des relevés de rencontres entre la langue de ces chrétiens et la langue spéciale des juristesl. Quelques décennies plus tard, en 1930, Alexander Beck étudiait le droit romain chez Tertullien et Cyprien, et montrait le rôle des arguments juridiques dans leurs écrits, aux dépens des preuves philosophiques. L'œuvre de Tertullien se prêtait particulièrement bien à l'analyse : dans ses traités apologétiques, il demande aux magistrats de respecter la loi et ses normes authentiques ; face aux hérétiques, il utilise la procédure de praescriptio, qui permet, dans le droit romain, en recourant à des arguments de principe, de régler le conflit sans entrer dans le vif du sujet. On en a conclu que le polémiste chrétien faisait davantage appel au droit qu'à la philosophie pour réfuter ses adversaires2. Plus largement encore, les historiens soulignaient combien le droit lui avait suggéré de notions, de figures et de termes qu'il introduisit dans la théologie, combien le droit avait compté dans sa manière d'envisager les relations entre Dieu et l'homme3.

1 C. Ferrini, "Le cognizioni giuridiche di Lattanzio, Amobio e Minucio Felice", dans Mem. Accad. Sc. Modena, 1894, pp. 195-210. 2 A. Beck, Romisches Recht bei Tertullian und Cyprian. Eine Studie zur frühen Kirchenrechtsgeschichte, Halle, 1930, pp. 46-83. 3 Cf. J.K. Stimimann, Die Praescriptio Tertullians im Lichte des romischen Rechts und der Theologie, Freiburg in der Schweiz, 1949, p. 93 et suiv. ; J. Quasten,

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L'attribution, dans le Digeste, de plusieurs fragments à un juriste du nom de Tertullianus encourageait ces analyses. La difficile question de l'identification du juriste à l'auteur chrétien occupe la recherche depuis le XVIIIe siècle. Les indices externes sont faibles et se résument à peu près à l'identité du patronyme. Eusèbe souligne bien l'excellente connaissance du droit romain que possédait Tertullien, mais l'affirmation semble tenir au fait qu'il voyait en lui un sénateur romain4. En outre l'argumentation juridique de !'Apologétique peut à elle seule justifier la remarque d'Eusèbe: on sait en effet qu'une des nouveautés de cet ouvrage, par rapport aux apologies grecques antérieures, réside dans le choix de se placer sur le terrain juridique, en dénonçant les anomalies procédurales des procès contre les chrétiens (chapitres 1-6). La discussion sur l'identification du juriste à l'auteur chrétien se concentre donc sur les indices internes, c'està-dire sur la question de savoir si le langage de Tertullien trahit une connaissance suffisante du droit pour voir en lui un jurisconsulte. On trouve là une des motivations principales de l'ouvrage d' Alexander Beck5. Aujourd'hui, aussi bien les juristes que les patristiciens sont très réservés sur cette identification. Depuis une quarantaine d'années, la plupart des historiens la mettent en doute6. Certes la terminologie juridique est bien représentée chez Tertullien, mais

Initiation aux Pères de l'Eglise, trad. de l'anglais par J. Laporte, II, Paris, 1956, pp. 382-383. Récemment E. Schulz-Flügel, "Tertullian", dans Theologen der christlichen Antike, hrsg. von W. Geerlings, Darmstadt, 2002, pp. 13-32, a choisi comme sous-titre à sa présentation générale de la théologie de Tertullien "Theologie ais Recht", sans d'ailleurs que le développement insiste sur cet aspect. Schlossmann, "Tertullian im Lichte der Jurisprudenz", Zeitschrift far Kirchengeschichte, 27 (1906), pp. 251-275 et pp. 407-430, qui s'intéressait en particulier à la théologie trinitaire de Tertullien, contestait déjà cette prétendue connaissance du droit. 4 Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, II, 2, 4. 5 Cf. A. Beck, Romisches Recht, pp. 30-31 et 39-43 ; sa démarche est acceptée par J. K. Stimimann, Die Praescriptio Tertullians, pp. 3-4, prudent toutefois sur la question de l'identification. 6 Cf. l'analyse décisive de Remo Martini, "Tertulliano guirista e Tertulliano padre della Chiesa", Studia et documenta historiae et iuris, 41, 1975, pp. 79-124. T. Bames, Tertullian. A Historical and Literary Study, Oxford, 1985 2 , pp. 22-29, qui présente le débat snr cette identification, concluait aussi négativement dès la première édition de 1971.

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des études lexicales précises ont montré que l'auteur emploie les mots de la langue du droit moins dans le sens spécialisé et technique des juristes que dans des sens beaucoup plus largement répandus chez les auteurs latins. En fait, si l'on ne peut nier la couleur juridique d'une partie de son vocabulaire, l'analyse attentive révèle une connaissance seulement approximative du droit romain, issue d'une formation plus rhétorique que juridique7. En effet, pour établir l'influence du droit sur la langue d'un auteur, il ne suffit pas de constater la présence chez lui de vocables utilisés par les juristes. La méthode d'analyse requiert en fait trois points de vue : 1° établir le caractère juridique d'un terme, c'est-à-dire son attestation chez les juristes dans un sens précis et technique; 2° étudier minutieusement le contexte de son emploi chez l'auteur chrétien, en particulier ici chez Tertullien, afin de montrer si celui-ci lui attribue une valeur proprement juridique; 3° considérer les emplois du mot étudié chez les auteurs latins non juristes, afin d'établir si, chez eux également, le mot est utilisé dans un contexte juridique précis. Si ce n'est pas le cas, ce sera l'indice que le vocable a été adopté dans la langue commune, avec sa couleur juridique, mais sans valeur juridique stricte.

7 Cf. les remarques de J.-Cl. Fredouille, Tertullien et la conversion de la culture antique, Paris, 1972, pp. 483-484 ; R. Braun, Deus Christianorum. Recherches sur le vocabulaire doctrinal de Tertullien, Paris, 1977, p. 18, note 3, et pp. 553-554. Voir aussi la position très mesurée de J. Gaudemet, Le droit romain dans la littérature chrétienne occidentale du Ill" au V siècle, Milan, 1978, Coll. lus Romanum Medii Aevi, Pars 1, 3, b, pp. 15-32. Les critiques de I. Cadoppi, "Sul lessico giuridico nell'Apologeticum di Tertulliano'', Acme, 49, 1996, pp. 153-165, ne nous ont pas convaincu : à nos yeux il est contradictoire de vouloir prouver le haut degré de connaissances juridiques de l'auteur par l'aisance avec laquelle il confère une valeur juridique à des termes du langage courant et littéraire (Apologeticum, 10, 4 infitias ire; 35, 6 conuenire), ou propose une représentation juridique d'une situation qui ne l'est pas (Apologeticum, Il, 12-13; 13, 5-6; 39, 4). Nous voyons là l'attitude d'un spécialiste du langage plutôt que l'habileté d'un juriste. La représentation d'un Tertullien expert en droit reste cependant tenace, comme le montrent des publications récentes, où l'affirmation est faite sans aucune réserve: W. Geerlings, Theologen der christlichen Antike, Darmstadt, 2002, p. 11, présente Tertullien et Cyprien comme ausgebildete Juristen ; R. Minnerath, "Tertullien précurseur du droit à la liberté de religion", Moyen Age chrétien et Antiquité, édité par Gérard Guyon, Paris, 1999, pp. 33-43 (= Méditerranées, Revue de l' Association Méditerranées publiée avec le concours de l'Université de Paris X-Nanterre, n° 18-19, 1999), pp. 33 et 35, évoque le "juriste chrétien" et "le grand juriste".

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Cette méthode a révélé que des mots à connotation juridique, comme abolitio, delictum, indulgentia, praescriptio, restitutio, sacramentum, satisfactio, étaient employés aussi bien par les orateurs que par les juristes et ne relevaient donc pas exclusivement de la langue spéciale (Sondersprache) des juristess. Nous appliquerons à notre tour cette perspective pour analyser l'utilisation, chez Tertullien, de quelques termes de la terminologie juridique de la propriété. Nous verrons ensuite que l'un d'entre eux, proprietas, peut se charger d'autres valeurs, non moins présentes chez notre auteur.

* * * Mancipium, manceps et mancipare, qui appartiennent au lexique technique du droit et désignent respectivement le bien de propriété, le possesseur et l'action d'aliéner, se rencontrent chez Tertullien avec un sens figuré, pour exprimer la relation de propriété qui unit deux réalités. Ainsi les philosophes prétendent détenir "la propriété de la sagesse", mancipium sapientiae9. Dans ces emplois la propriété est souvent liée à l'idée d'une relation hiérarchique, peut-être influencée par l'usage courant de mancipium au sens d'esclave : au moment du baptême, lorsque l'âme épouse l'Esprit saint, elle reçoit en dot la chair - dotale mancipium -, qui devient elle aussi la servante de l'EspritlO. La relation de l'homme à Dieu, des créatures à l'homme, des païens aux démons est conçue comme la domination du possesseur sur le bien possédéll. Dieu ou les démons sont alors les mancipes de 8 Pour la bibliographie afférente à chacun de ces termes, nous nous permettons de renvoyer à l'index de R. Braun et al., Chronica Tertullianea et Cyprianea 1975-1994. Bibliographie critique de la première littérature latine chrétienne, Paris, 1999, Collection des Etudes Augustiniennes, Série Antiquité, 157. 9 Ad nationes, II, 2, 1 (Borleffs, CCL, 1). Nous n'indiquons les références de l'édition utilisée que lors de la première mention du traité. Lorsque l'édition est accompagnée d'une traduction, c'est elle que nous citons. 10 De anima, 41, 4 (Waszink, CCL, II); cf. De resurrectione mortuorum, 63, 2 (Borleffs, CCL, II). 11 L'homme sert Dieu comme un esclave possédé par son maître (Apologeticum, 21, 2 manciparemur Deo; 24, 1 unum cui nos mancipamur [Waltzing, CUF]); Dieu a confié à l'homme la domination sur tous les êtres vivants (mancipatus

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la divinité ou de l'erreur12. De tels emplois sont certes issus de la langue juridique, mais Tertullien est bien conscient de leur valeur figurée, comme en témoigne parfois le recours aux modalisateurs quidam ou quasi pour atténuer la technicité du terme13. D'autre part la langue littéraire avait accueilli depuis longtemps l'usage figuré de ce vocabulaire : Tacite l'utilise pour décrire un individu esclave de la débauche et de la goinfrerie14; Apulée l'emploie dans un contexte érotique pour évoquer le lien qui unit deux amants 15. En latin le droit de propriété est exprimé indifféremment, depuis la fin de la République, par les vocables dominium ou proprietas16. Quant à possessio, il désigne un droit de jouissance, qui n'implique pas un droit de propriété. Nihil commune habet proprietas cum possessione, rappelle le Digeste17. En effet les deux notions ne se situent pas sur le même plan : la première considère un rapport de droit entre une chose et une personne, la seconde un rapport de fait sans préjuger du rapport de droit. Le possesseur exerce un pouvoir sur la chose dont il a la possession- c'est-à-dire la jouissance-, qu'il en soit le propriétaire ou non. L'exercice de fait du droit de propriété peut donc être exprimé par le motpossessio18.

homini : De spectaculis, 2, 4 [Tureau, SC 332] ; De corona, 6, 2 [Fontaine, Paris, 1966, "Erasme"] ; De anima, 33, 9); les impies sont soumis (mancipatus) au diable, aux idoles, aux démons (De spectaculis, 4, 3 ; Aduersus Marcionem, II, 23, 1 [Braun, SC 368] ; V, 11, 11 [Maeschini-Braun, SC 483] ; De idololatria, 1, 5 ; 12, 5 [Reifferscheid-Wissowa, CCL, II]; Aduersus Iudaeos, 1, 7 [Trankle, Wiesbaden,

1964]). 12 Apologeticum, 11, 2; Ad nationes, I, 9, 1; De pudicitia, 14, 4 (Munier, SC 394). 13 Apologeticum, 11, 2; De pudicitia, 14, 4. 14 Tacite, Historiae, II, 71, 1 (Le Bonniec, CUF): luxu et saginae mancipatus

emptusque. 15 Apulée, Metamorphoseon libri, II, 10, 5 (Robertson, CUF) : Photis exprime ainsi la réciprocité du désir qui la lie à Lucius : ego tibi mutua uoluntate mancipata sum. Plus loin, II, 29, 5 un mari trompé évoque l'adultère de son épouse: Addictus noxio poculo, torum tepentem adultero mancipaui. 16 Voir M. Kaser, Das romische Privatrecht, !, Das altromische, das vorklassische und klassische Recht, Munich, 1971 2 , "Handbuch der Altertumswissenschaft", p. 401. 17 Digesta, 41, 2, 12, 1 (Mommsen-Krüger, Berlin, 1963). 18 P. Ourliac et J. de Malafosse, Droit romain et ancien droit, II. Les Biens, Paris, 1961, p. 201 ; D. Michaelides, Foi, écritures et tradition, ou Les "praescriptiones" chez Tertullien, Paris, 1969, "Théologie", 76, pp. 98-99. Cf. Ulpien dans Digesta, 43, 17, 1, 2 : Separata esse debet possessio a proprietate : fieri etenim potest, ut alter

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Tertullien, qui utilise les trois termes dominium/proprietas et possessio, n'évoque jamais la nuance juridique qui les sépare. Est-ce pour autant qu'il l'ignore? On l'a cru parfois, en invoquant un passage du traité De fuga in persecutione. Il y explique que les persécutions sont déchaînées par Dieu, pour éprouver la foi des chrétiens, et que le démon, n'est pas l'auteur de l'épreuve, mais seulement son instrument; elle vient non pas du démon, mais par le démon et celui-ci n'a aucun pouvoir sur les chrétiens sans l'autorisatio n de Dieu : tanto abest ut eam [potestatem] ex proprietate possideat, "tant il est loin de posséder ce pouvoir à titre de propriété"l9. Le syntagme ex proprietate possidere n'a pas d'autre attestation et peut surprendre dans la façon dont il lie deux notions que l'on a plutôt l'habitude de voir opposées. On en a tiré argument pour nier que Tertullien connût la distinction20. Sans prétendre qu'il s'agisse là d'une formulation juridique, on peut voir, au contraire, dans ce syntagme la preuve que Tertullien avait bien conscience de la distinction entre possessio et proprietas. S'il précise que le démon "ne possède pas à titre de propriété" les épreuves qui sont imposées aux chrétiens persécutés, c'est qu'il distingue bien l'usage ou la jouissance d'un bien et le droit de propriété : le démon use des persécutions, sans en être le maître, sans en avoir la propriété. Pour reprendre une terminologie que Tertullien utilise ailleurs, le démon possède ce pouvoir de persécuter, sans en être le maître, dominus, sans en avoir la propriété, dominium21. Il ne faut donc pas conclure hâtivement à l'ignorance juridique de Tertullien. Tertullien utilise possessio dans des contextes divers et relativement à des réalités diverses : Dieu a la possession de la

possessor sit, dominus non sit, alter dominus quidem sit, possessor uero non sit : fieri potest, ut et possessor idem et dominus sit. 19 De fuga in persecutione, 2, 7 (Thierry, CCL, II). 20 Voir Martini, "Tertulliano guirista", pp. 99-100. Schlossmann, "Tertullian im Lichte der Jurisprudenz", p. 266, n. !, qui pense que Tertullien confond les deux notions dans De praescriptionibus, 15, retient l'expression du De fuga comme valide. - L'expression ex proprietate ne se rencontre pas avant notre auteur et n'est attestée que ponctuellement par la suite (vérification d'après le Cetedoc Library of Christian Latin Texts). 21 Voir infra à propos de Adu. Hermogenem, 9, 2.

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grandeur suprême22; l'homme, qui a la possession de l'univers, confiée par Dieu, possède nécessairement son propre cœur23 ; il aspire à la possession de la vie éternelle, qui n'est ici-bas encore qu'une espérance24; il peut détenir le martyre ou, au contraire, être au pouvoir du diable 25. Dans aucun de ces emplois, le terme n'a de valeur technique, et ce type d'usage était courant dans la langue26. Deux autres occurrences font entendre à nouveau un son plus juridique. Dans l'un de ses ouvrages Tertullien applique le terme de possessio à !'Ecriture, dont l'Eglise apostolique détient la possession exclusive, et il dénie aux sectes hérétiques la possessio scripturarum, qu'elles s'arrogent indûment27. Plus loin il revendique les Ecritures pour la seule Eglise catholique en ces termes : Mea est possessio, olim possideo, prior possideo, habeo origines firmas ab ipsis auctoribus quorum fuit res. Ego sum heres apostolorum. Sicut cauerunt testamento sua, sicut fidei commiserunt, sicut adiurauerunt, ita teneo28. On a vu dans ce passage une transposition, dans le domaine théologique, de la longi temporis praescriptio du droit romain. Cette procédure permettait de repousser les réclamations d'un tiers à propos d'un bien dont quelqu'un avait exercé la possession continue pendant dix ans29. Les hérétiques, nécessairement postérieurs, veulent s'approprier un bien, les Ecritures saintes, qui sont en fait la possession de la grande Eglise en raison de son ancienneté. Si Tertullien a préféré possessio à dominium ou proprietas, ce serait qu'il avait en tête cette procédure qui ne peut concerner 22 Adu. Marcionem, 1, 7, 1 (Braun, SC 365). Le mot est ici bien choisi, puisqu'il s'agit non pas de la possession de cette qualité à titre de propriété, mais d'un simple usage dont bénéficieraient les êtres divinisés (d'après Ps 81, 6). 23 Adu. Marcionem, II, 6, 3 : Quale erat, ut totius mundi possidens homo non inprimis animi sui possessione regnaret, aliorum dominus, suifamulus ? 24 Adu. Marcionem, III, 16, 4 (Braun, SC 399); Adu. ludaeos, 9, 22; De resurrectione, 23, 6 nec possessio sed expectatio. 25 De pudicitia, 22, 3 possessio martyrii; 13, 17 et 14, 24 in possessionem ipsi satanae. 26 Voir Thesaurus Linguae Latinae, X, 2, c. 95, 1. 48 et suiv. 27 De praescriptionibus haereticorum, 15, 4 (Refoulé, SC 46). 28 De praescriptionibus, 37, 4-5. 29 Voir l'analyse de J. K. Stimimann, Die Praescriptio Tertullians, pp. 111-120, suivie par F. Refoulé, dans Tertullien, Traité de la prescription contre les hérétiques, Paris, 1957, SC 46, pp. 32-36.

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qu'une possess10n et non pas une propriété en bonne et due forme. Diverses objections ont été opposées à cette interprétation, qui semble aujourd'hui abandonnée. Nous ne reprendrons pas ici cette question difficile3o. Nous nous limiterons à considérer l'emploi du mot possessio. On peut admettre en effet que les mots dominium ou proprietas eussent mieux exprimé le droit de propriété inaliénable que l'Eglise catholique prétendait avoir sur les Ecritures. Mais ce qui compte, dans l'argumentation de Tertullien, c'est moins le droit de propriété que le droit d'usage des Ecritures. Il est donc difficile, ici aussi, d'invoquer ce passage pour prouver que Tertullien méconnaissait la distinction entre possessio et proprietas. Il reste un dernier texte dans lequel Tertullien recourt à une expression juridique précise, faisant intervenir la notion de possessio. Dans l'Apologétique, envisageant l'hypothèse où les chrétiens abandonneraient les païens à leur erreur et les priveraient des exorcismes dont ils les font profiter, il décrit le païen "abandonné, comme un bien désormais sans maître, aux esprits immondes"31. Abandonnés par les chrétiens, les païens sont libres de toute propriété et à la disposition des démons. L'expression uacua possessio se rencontre dans une formule juridique. A Rome, dans un acte de vente, le transfert de propriété n'est pas obligatoire, en revanche le vendeur est tenu de uacuam possessionem tradere, c'est-à-dire de faire une remise de la possession; l'acheteur peut, de son côté, dénoncer une délivrance insuffisante32. Dans le texte de Tertullien, la sécession des chrétiens, compris comme les vendeurs, délivreraient les païens (le bien) qui pourraient devenir la possession des démons (l'acheteur). On assiste donc à un transfert de possession qui

30 Voir notamment A. Sergène, "Tertullien De praesc. haer., XXXVII, 4 et la longi temporis praescriptio", Etudes offertes à Jean Macqueron, Aix-en-Provence, 1970, pp. 605-612 ; D.Michaelides,Foi, écritures et tradition, pp. 122-131 ; J.-Cl. Fredouille, Conversion, p. 227, n. 45. 31 Apologeticum, 37, 9 : Suffecisset hoc solum nostrae ultioni, quod uacua exinde possessio immundis spiritibus pateretis. 32 P.F. Girard, Manuel élémentaire de droit romain, Paris, 1929 8, édition revue et mise à jour par F. Senn, Paris, 2003, pp. 583-587. Cf. Cicéron, Pro M Tullio, 17; Pro Amerino, 26.

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passe par l'étape de la uacua possessio. L'expression est donc manifestement d'origine juridique. On remarquera toutefois que l'apologiste ne reprend pas la formule dans son intégralité : il emprunte uniquement le groupe nominal, et celui-ci est simplement apposé au sujet du verbe, ce qui souligne le caractère métaphorique de l'usage. Dans un autre ouvrage, Tertullien traite le même thème et reprend la même expression en l'accompa-gnant du modalisateur quodammodo33. D'autre part l'usage de l'analogie avec cette procédure appartenait à la langue littéraire latine bien avant notre auteur. César l'emploie pour évoquer l'obtention d'un trône vacant, Cicéron pour parler de la philosophie et de la science sur lesquelles certains se sont jetés comme sur une terre abandonnée34. On constate que dans ces deux exemples, comme chez Tertullien, l'expression indique un vide dans lequel s'engouffre la malveillance ou l'ambition. Manifestement l'expression avait perdu de sa teneur technique dans les usages littéraires, et son emploi ne témoigne en rien de la science juridique des auteurs. Le mot proprietas est d'un emploi beaucoup plus fréquent que possessio, en raison de la variété des valeurs dont il peut être chargé35. Pour l'étudier, nous partirons de quelques exemples significatifs de la façon dont Tertullien procède. Dans le traité sur la Chair du Christ, Tertullien, voulant montrer que Jésus a réellement reçu sa chair de Marie, considère les témoignages de l'Ecriture. A ce propos, il rapporte la parole d'Elisabeth qui accueillit Marie en lui disant: "Bienheureux le fruit de ton sein" (Luc, 1, 42). Tertullien s'intéresse au mot "fruit" qu'il met en relation avec l'arbre de Jessé (Matth. 1, 5) : de façon traditionnelle, il identifie Marie à la tige de Jessé et le Christ à la fleur de la tige, c'est-à-dire, selon lui, au fruit, puisque

33 De fuga in persecutione, 2, 6. 34 César, Bellum ciuile, III, 112,

10 (Fabre, CUF): uacuam possessionem regni sperans ; Cicéron, De oratore, III, 122 (Bomecque, CUF) : Nostra est, ... , omnis ista prudentiae doctrinaeque possessio, in quam homines, quasi caducam atque uacuam, ... , inuolauerunt. Noter le modalisateur quasi dans ce dernier exemple. 35 A propos de ce mot proprietas chez Tertullien, on peut tirer grand profit des analyses de J. Moingt, Théologie trinitaire de Tertullien, II, Paris, 1966, pp. 522-54 7. Nous adopterons toutefois une démarche différente, en confrontant davantage les usages de Tertullien à ceux attestés dans la langue latine de l 'Anliquitt\.

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"c'est par la fleur et de la fleur que tout fruit prend la forme de fruit" ; quant à la racine, c'est la race de David. Il en conclut que refuser que Jésus ait reçu sa chair de Marie, c'est refuser "au fruit sa fleur, à la fleur sa tige, à la tige sa racine afin d'empêcher la racine de revendiquer pour sienne, par l'entremise de sa tige, la propriété de ce qui sort de sa tige, de la fleur et du fruit"36. Une expression intéresse ici notre propos : sibi uindicare per uirgam proprietatem eius quod, "revendiquer pour sienne, par l'entremise de sa tige, la propriété de". Sibi uindicare proprietatem n'est pas une expression technique du droit, mais le verbe uindicare est utilisé, en langage juridique, pour désigner l'action en revendication. L'idée de tige et, plus encore, le mot "tige" lui-même (uirga) semblent avoir suggéré à Tertullien le rapprochement avec la procédure d'affranchissement d'un esclave (manumissio) per uindictam37 : selon cette procédure, le maître et l'esclave comparaissent devant un magistrat, accompagnés d'une tiers personne ; celle-ci revendique fictivement la propriété de l'esclave à affranchir, dont il touche la tête avec une baguette, ce qui se dit uindictam imponere38. La baguette porte souvent ce nom de uindicta, qui en est venu d'ailleurs à désigner, par métonymie, l'affran-chissement lui-même. Mais on utilise aussi, comme dans le texte rapporté par Gaius, le motfestuca (fétu de paille)39, ou encore, comme dans notre passage, uirga4o.

36 Tertullien, De carne Christi, 21, 6 (Mahé, SC 216) : Flos enim fructus quia per jlorem et ex flore omnis fructus eruditur in fructum. Quid ergo ? Negant et fructui suum jlorem et jlori suam uirgam et uirgae suam radicem, quominus suam radix sibi uindicet per uirgam proprietatem eius quod ex uirga est, jloris et fructus ? 37 Voir l'interprétation de J.-P. Mahé dans Tertullien, La Chair du Christ. Commentaire et index, Paris, 1975, SC 217, pp. 425-426. Notons toutefois que l'expressionpe r uindictam ne se rencontre pas dans nos sources, qui utilisent toujours la construction avec l'ablatif(uindic ta). 38 Cette procédure d'affranchissement est évoquée par Gaius, Institutes, l, 17, puis décrite par le même, IV, 16; de même Paul, Digesta, 40, 1, 14, 1. Cf. Cicéron, Topica, 10; Pro C. Rabirio perduellionis reo, 16; Tite-Live, Il, 5, 10; Tacite, Annales, XIII, 27, 2; Pline le Jeune, Epistulae, VII, 16, 4. Cf. Ed. Cuq, Manuel des institutions juridiques des Romains, Paris, 1917, p. 95 ; M. Kaser, Das r6mische Privatrecht, l, p. 116 et pp. 128-129. 39 Outre Gaius, évoqué dans la note précédente, cf. Plaute, Miles gloriosus, 961 ; Perse, 5, 175. 40 Voir Scholia Persii, V, 88 (éd. Buecheler-Iahn, Berlin, 1932 5, p. 49).

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Ainsi, de même que fictivement l'esclave devient la propriété du revendicateur par l'intermédiaire de la tige, Jésus appartient pleinement à la race de David grâce à l'intermédiaire de Marie. Le mot proprietas a bien ici son sens juridique strict, à savoir celui de maitrise de droit d'un bien, différente de la maîtrise de fait que représente la possessio. Mais il ne s'agit ici que d'une expression métaphorique, suscitée par une association d'idée créée par l'expression ex uirga. La connotation juridique n'apporte rien au sens et relève plutôt du jeu d'un auteur très attentif aux phénomènes langagiers. On remarquera d'autre part que la procédure évoquée relève d'une pratique juridique courante dans la société esclavagiste des Romains ; elle est d'ailleurs souvent mentionnée chez les auteurs comiques ou satiriques41. Elle appartient en quelque sorte au patrimoine culturel des Romains, pour lesquels elle constitue une référence commune. A ce titre, l'expression s'explique davantage par le goût de notre auteur pour les jeux de mots, que par sa formation juridique ou par une vision juridique de la foi chrétienne. Dans le chapitre 6 du Deuxième Livre contre Marcion, Tertullien défend le libre arbitre de l'homme, en montrant que Dieu agit sur ce point à la fois avec raison et bonté. Partant de la différence radicale entre l'être incréé qu'est Dieu et la créature humaine, il explique que si Dieu est bon "par nature", l'homme ne l'est que "par création", c'est-à-dire que Dieu lui offre la possibilité de devenir bon, s'il le veut ; si l'homme fait le choix d'être bon, il s'approprie alors la bonté qui devient comme naturelle chez lui. Pour exprimer cette idée originale, Tertullien recourt à une terminologie juridique : "Pour que l'homme désormais fût détenteur du bien en propre, bien émancipé de Dieu à son profit, pour que désormais l'homme eût la propriété et en quelque sorte la nature du bien, il lui a été accordé par création, pour être comme le payeur du bien émancipé de Dieu, le libre pouvoir de choisir"42.

41 Plaute, Curculio, 212; Horace, Sermones, II, 7, 76-77; Perse, Saturae, 5, 125. Allusion à l'affranchissement sans terminologie juridique chez Tertullien, De resurrectione, 57, 12. 42 Tertullien, Adu. Marcionem, II, 6, 5 : Vt ergo bonum iam suum haberet homo, emancipatum sibi a Deo, et fieret proprietas iam boni in homine et quodammodo

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Emancipare, proprietas, libripens appartiennent à la terminologie juridique de la propriété. Emancipare désigne proprement l'action de faire sortir de la puissance paternelle un fils ; ici il est appliqué au bien qui, choisi par l'homme, s'affranchit de la paternité divine, pour devenir la pleine propriété de l'homme. L'image exprime avec force cette idée de la transmission d'une qualité de Dieu à l'homme. Elle est parachevée par le terme libripens. Le mot désignait le porte-balance qui, à l'origine, pesait dans une balance la somme convenue pour un achat. C'était un acteur essentiel de la mancipation, qui garantissait la validité de la transaction et qui a continué à subsister, à titre symbolique, après l'introduction de l'argent monnayé43. Le libre arbitre est donc assimilé à ce rôle de garant, dans la mesure où c'est la liberté de choix qui permet la validité de la transmission de la bonté de Dieu à l'homme. L'image peut nous paraître inattendue. Elle a le mérite d'attirer l'attention et de souligner le caractère second de la propriété du bien chez l'homme. Elle ne doit pas être interprétée comme le témoignage d'une science juridique d'expert, mais plutôt comme un effort de Tertullien pour transposer un processus abstrait dans une scène sans doute familière aux Romains. Ainsi le procédé est plus généralement une illustration de l'aptitude romaine à transposer le raisonnement sur un mode concret. Nous terminerons ce survol en évoquant un passage du Contre Hermogène. Dans ce traité, Tertullien soutient la thèse de la création du monde ex nihilo contre son adversaire, Hermogène, qui restait attaché à une vision démiurgique de la natura, de institutione adscripta est illi quasi libripens emancipati a Deo boni libertas et potestas arbitrii. 43 Cf. R. Braun, Tertullien, Contre Marcion. Livre Il. Texte critique, traduction et notes, Paris, 1991, SC 368, pp. 216-217. Sur le rôle du libripens, cf. Gaius, Institutes, I, 113; 119; II, 104; 107-108; III, 174. Voir Ed. Cuq, Manuel, pp. 270-271; Kübler, art. "Libripens", dans Real-Encyclopadie der classischen Altertumswissenschaft, Stuttgart, 1926, col. 140-141 ; M. Kaser, Das romische Privatrecht, I, p. 42 et suiv. La présence du libripens est attestée dans tous les actes de mancipation et d'émancipation fiduciaire, ainsi que dans le testament "par l'airain et la balance" (per aes et libram): voir les actes rassemblés par P.F. Girard, Textes de droit romain, Paris, 1913, p. 804, 1. 4-5 (testament de C. Longinus Castor), p. 821, 1. 10 (mancipation fiduciaire, C.l.L. IV, Suppl., 1, n° 155), p. 823, 1. 4 (C.l.L. II, 5042), p. 825, 1. 7 (émancipation fiduciaire d'une fille), p. 827, 1. 8 (donation, C.l.L. VI, 10247).

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l'avantage de distinguer sa conception, qui fait de Dieu un authentique dominus, possesseur d'un dominium sur la matière, et celle d'Hermogène, qui fait de Dieu le simple détenteur, voire l'usurpateur d'un bien qui ne lui appartient pas. Tertullien s'appuie incontestablement sur ses connaissances juridiques. Celles-ci sont réelles et il sait en user habilement. Sa démonstration affaiblit sérieusement le Dieu d'Hermogène et s'inscrit parfaitement dans le développement des chapitres 6 à 9, au cours desquels il cherche à montrer que la théorie d'Hermogène hausse la matière au-dessus de Dieu. En outre la classification juridique qu'il utilise donne à sa démonstration une force supplémentaire, par son apparence de rationalité et d'exhaustivité. La phraséologie juridique place le débat sur un terrain où l'arbitraire et l'approxim atif semblent totalement exclus et où l'argumentation semble devenir ipso facto irréfutable. Cela étant admis, on remarquera que l'argumentation juridique reste ponctuelle dans l'ouvrage, cantonnée dans ce chapitre 9. D'autre part, si les connaissances juridiques de Tertullien sont ici incontestables, elles étaient sans doute partagées par de nombreux hommes cultivés. Il faut induire de la présence chez Térence, dans une pièce de théâtre qui s'adresse à un public extrêmement mêlé, de la classification ui, clam, precario, qu'elle était largement connue. La société romaine accorde en effet au droit une place importante, qui en fait un patrimoine commun, largement partagé. On se souvient que, jusqu'à l'enfance de Cicéron, la Loi des XII Tables servait au maître d'école pour l'apprentissage de la lecture chez les jeunes élèves4 7. Le droit occupe donc dans la culture romaine une fonction référentielle, au sens où il fournit un fonds lexical ouvert à tous, dans lequel le locuteur emprunte pour un usage

47 Cf. Cicéron, De legibus, II, 4, 9 (de Plinval, CUF) : A paruis enim, Quinte, didicimus : Si in ius uocat, atque alia eius modi leges nominare, "Au temps, Quintus, où nous étions petits, nous avons appris à donner le nom de lois à des formules comme: «Si l'on cite en justice» et autres de ce genre"; II, 23, 59 : "Hoc plus, inquit, ne facito ". "Rogum ascea ne polito. "Nostis quae sequuntur. Discebamus enim pueri XII ut carmen necessarium, quas iam nemo discit, "«Que l'on ne fasse, disentelles, rien de plus: que l'on n'équarisse pas le bûcher avec la hache». Vous connaissez le reste, car, quand nous étions enfants, nous apprenions le texte des XII Tables comme un chant nécessaire: aujourd'hui personne ne l'apprend plus".

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non plus technique, mais commun, en vertu de l'analogie48. Il est en effet assez naturel, pour un écrivain latin, de recourir à la métaphore juridique dans des contextes extrêmement variés, dans des types de textes divers, y compris poétiques. On se souvient du pastiche rhétorico-juridique de l' Héroide 20, dans laquelle Ovide pose une question de droit : Cydippe se trouve-telle liée par le serment involontaire qu'elle a prononcé en lisant, à voix haute, le message qu' Acontius avait gravé sur la pomme qu'il avait fait rouler jusqu'à elle: "Je jure par Diane, Acontius, de n'être jamais qu'à toi" ?49 Chez Properce le poète appelle de ses vœux la signature d'un traité (joedus) pour sceller la fidélité (jides) qui doit l'unir à Cynthie, en des termes empruntés à la langue juridique, particulièrement aux formules du contrat de mariage5o. Certes, dans un cas on a affaire au pastiche d'une controuersia, dans l'autre on reconnaît le statut difficile d'un élégiaque qui, tout en se voulant en dehors des cadres sociaux, cherche à reconstituer des valeurs morales et un cadre inspirés des structures traditionnelles. Mais quoi qu'il en soit, cela même témoigne de la présence, profondément ancrée dans l'esprit romain, du formalisme de la loi.

* * * Tertullien, comme d'autres écrivains, a ainsi facilement puisé dans le lexique juridique. Mais la prose d'art du Carthaginois sait exploiter les différentes valeurs sémantiques d'un mot, sans jamais se limiter à une seule de ses couleurs. A cet égard aussi, proprietas constitue un bon exemple. Car, s'il

48 J.-Cl. Fredouille, Conversion, pp. 483-484, évoque cette fonction référentielle du droit dans la littérature latine, comme d'autres disciplines aujourd'hui ; cf. aussi ses remarques dans Chronica Tertullianea et Cyprianea, 1978, Revue des Etudes Augustiniennes, 25 (1979), p. 297 (repris dans R. Braun et al., Chronica Tertullianea et Cyprianea 1975-1994, p. 59). 49 Sur le vocabulaire et le ton juridique des deux Héroides, 20 et 21, voir E.J. Kenney, "Liebe ais juristisches Problem. Über Heroides 20 und 21 ", Philologus, 111 (1967), pp. 212-232. 50 Properce, Elégies, III, 20, 15-26, et voir G. Williams, Tradition and Originality in Roman Poetry, Oxford, 1968, pp. 415-416.

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est vrai que Tertullien joue sur la couleur juridique du mot, il ne néglige pas les autres emplois de proprietas, empruntés à d'autres contextes. Notre auteur aime en effet à utiliser le mot proprietas dans un sens linguistique pour désigner la "propriété d'un terme", c'est-à-dire son acception propre et spécifique. C'est Quintilien, semble-t-il, qui introduisit cette valeur dans la langue latine. Au début du livre VIII de son manuel de l'orateur, il explique que la première qualité d'un discours doit être sa clarté, c'est-à-dire une expression qui ne présente rien d'obscur, en particulier grâce à l'emploi approprié des mots. Cette notion de propriété d'un terme a plusieurs valeurs : ce peut être le fait d'employer le mot qui désigne une chose à la place d'une périphrase ou d'une métaphore ; la proprietas peut aussi consister à employer le sens premier ou le sens dominant d'un mot51. Comme Quintilien, Tertullien réclame souvent, dans sa polémique, la proprietas uerborum, ou proprietas uocabuli ou encore proprietas nominum. On dénombre douze occurrences de ce type chez lui, soit 15 % de l'ensemble des emplois de ce vocable52. Il lui substitue parfois le motfides, dans l'expression fides uocabulorum53. Les débats exégétiques et théologiques invitaient à la vigilance dans l'emploi des mots. Sur le plan de l'exégèse, l'attachement de Tertullien à l'interprétation littérale - première et permanente - lui fait accorder une grande attention au texte lui-même, jusque dans ses détails, mais avec le souci 51 La proprietas consiste à employer les nomina propria, qui sont la transposition latine des KÛpta 6v6µœra de la rhétorique grecque. Voir Quintilien, lnstitutio oratoria, VIII, 2, 1-11, et consulter H. Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik. Eine Grundlegung der Literaturwissenschaft, Stuttgart, 19903 , § 533. Mais la réflexion de Quintilien est celle d'un rhéteur, qui déborde le cadre étroit de la propriété du mot, pour envisager une proprietas déterminée par le contexte, qui est alors une proprietas dans le discours et non pas seulement dans le lexique : voir F. Desbordes, "Le propre et l'impropre de Quintilien", dans Conception latine du sens et de la signification. Colloque du Centre Alfred Emout, Université Paris IV (4-6 juin 1996), éd. par M. Baratin et Cl. Moussy, Paris, 1999, pp. 97-104. 52 Tertullien, Adu. Hermogenem, 19, 2; 25, 3 ; Aduersus Valentinianos, 19, 1 (Fredouille, SC 280); Adu. Marcionem, Il, 9, 2; III, 15, 3 ; V, 9, 3 ; De carne Christi, 24, 1 ; De resurrectione, 18, 11 ; De uirginibus uelandis, 5, 1 ; 7, 1 (Schulz-Flügel, SC 424) ; De praescriptionibus, 38, 1O. 53 Tertullien, De resurrectione, 19, 1. Signalons aussi l'expression uocabulorum possessiones dans De carne Christi, 13, 2 (voir infra).

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que l'interprétation ne heurte jamais l'usage naturel de la langue. Il s'interroge donc sur la propriété des termes et cherche à rendre compte des mots employés et de leur signification54. Car chaque mot a son sens, qu'il n'a aucune raison de perdre dans !'Ecriture. Ainsi, dans les deux premiers versets de la Genèse, le mot terra ne pourra avoir deux sens différents pour désigner successivement la terre et la matière préexistante55. La même exigence se manifeste pour démontrer que la chair et l'âme du Christ sont deux espèces distinctes ou pour prouver la dualité du Père et du Fils56 : il faut s'en tenir aux noms consacrés par l'usage, sous peine de voir toute chose confondue dans la réalité ; et l'on peut voir, à l'aide de brèves citations scripturaires, que l'âme et la chair du Christ, le Père et le Fils sont désignés dans !'Ecriture par des noms différents ; par conséquent ils correspondent aussi à des réalités différentes. C'est l'attention portée à la propriété des termes, c'est-à-dire au sens propre de chaque mot, qui permet de lever une difficulté exégétique et théologique. La discussion sur la propriété des mots, la quête incessante de la dénomination adéquate s'expliquent par la solidarité que Tertullien décèle entre le mot et la réalité qu'il désigne57. Les mots sont notre principal contact avec la réalité, et le mot est la seule façon d'identifier et de déterminer une réalité, qui lui est sous-jacente. L'erreur sur les mots nous prive de l'accès à la vérité qu'ils recouvrent. Penser n'est donc pas spéculer, mais consiste à mettre, ou plutôt à découvrir une chose sous chaque terme. A chaque mot correspond une réalité spécifique, qui a son identité propre, c'est-à-dire sa proprietas. Dans ce contexte proprietas n'a plus une valeur purement linguistique, mais il se charge aussi d'un sens philosophique: un mot est employé de façon appropriée (proprietas uocabuli), lorsqu'il désigne le caractère propre (proprietas) d'une chose. Tertullien souligne ce lien entre l'identité d'une chose et sa dénomination: "Quand une 54 J. Moingt, Théologie trinitaire, 1, pp. 163-164. 55 Tertullien, Adu. Hermogenem, 24. 56 Tertullien, De carne Christi, 13 ; Aduersus Praxean, 4, 4; 9, 4 (Scarpat, 1985 "Corona Patrum", 12). 57 Sur l'importance du langage dans le "réalisme" de Tertullien, voir Jérôme

Alexandre, Une chair pour la gloire. L'anthropologi e réaliste et mystique de Tertullien, Paris, 2001, "Théologie historique", 115, pp. 63-82.

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chose s'éloigne de l'aspect d'une autre, elle perd également sa dénomination en obtenant une appellation et aussi une condition qui lui sont propres"58. De même explique-t-il que chaque crime a un nom propre (nomina) qui correspond à la spécificité de son acte (operum suorum proprietates)59. Parfois il souligne ce lien en recourant au mot proprietas dans ces deux acceptions. Ainsi, reprochant aux Valentiniens de ne pas faire correspondre les noms qu'ils donnent au démiurge à la réalité des activités qu'il a eues, il écrit: "Il n'y a même pas accord entre la propriété des noms (nominum proprietas) et la propriété des œuvres (proprietati operum) accomplies, d'où en principe sont tirés les noms (nomina)"60. Cette valeur philosophique de proprietas fut première dans la langue latine. Le terme est en effet entré dans la langue avec Cicéron, qui en fit un calque du grec iô1frt11ç6I. Il désigne alors le caractère propre d'une chose, ce qui lui appartient en propre, n'est partagé par aucune autre chose et constitue donc un attribut spécifique62. La définition du "propre" remonte à Aristote : le propre est un attribut qui appartient à l'être considéré de façon exclusive et qui peut se réciproquer à lui63. Tertullien a su utiliser très efficacement ce concept, qu'il applique à des réalités très diverses : une chose, les qualités naturelles d'un individu, un crime, le caméléon, la matière, les peuples et leur langage, etc. 64. Il sert aussi à désigner l'originalité

58 Tertullien, Adu. Hermogenem, 25, 3 : A cuius habitu quid diuertit, pariter et a uocatu eius recedit appellationis sicut et condicionis proprietate. 59 Tertullien, De idololatria, 2, 1 : Sed uniuersa nomina criminum discedant in operum suorum proprietates, remaneat idololatria in eo quod ipsa est. 60 Tertullien, Adu. Valentinianos, 19, 1 : Sed nec nominum proprietas competit proprietati operum, de quibus nomina (Fredouille, SC 280 ; la traduction est légèrement modifiée). 61 A. Emout-A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, 19594, s. v. ''proprius", p. 540. 62 Cicéron, Topica, 83 ; Partitiones oratoriae, 41. 63 Aristote, Topiques, I, 5, 102 a. 64 Une chose quelconque : De carne Christi, 9, 1 ; Adu. Praxean, 8, 7 ; les qualités naturelles d'un individu: Adu. Hermogenem, 5, 4 (on devient dieu par la grâce divine, et non par nos qualités naturelles) ; un crime : De idololatria, 2, 1 (cité supra) ; le caméléon : De pallia, 3, 3 (il possède comme spécificité sa couleur coloris proprietas - qui peut changer selon le milieu [Gerlo, CCL, II]) ; les qualités

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de la doctrine du Christ, telle qu'elle est enseignée dans le Sermon sur les Béatitudes65. Mais les emplois les plus fréquents relèvent des questions proprement théologiques. Pour définir l'être divin, Tertullien recherche ses qualités spécifiques, ses proprietates, qui le rendent irréductible à toute créature et parmi lesquelles on trouve la simplicité, la puissance, la bonté, l'incorruptibilité, l' excellence66. Il utilise le mot pour distinguer les trois personnes de la Trinité, qui ont chacune leur caractéristique propre, ou les deux natures du Verbe incamé67. Le Christ, sa doctrine, sa nature royale ont tous une spécificité qui leur est propre; quant à l'humanité du Christ, elle n'est pas une condition particulière6s. L'homme aussi a une nature propre, et le composé humain est constitué d'une âme et d'un corps, qui ont chacun leur spécificité69.

caractéristiques des peuples : De anima, 20, 3, et le langage d'un peuple, qui a sa façon propre de s'exprimer: Adu. Marcionem, IV, 11, 12 (Braun, SC 456). 65 Tertullien, Adu. lvfarcionem, IV, 14, 1 : Venio nunc ad ordinarias sententias eius, per quas proprietatem doctrinae suae inducit, ad edictum, ut ita dixerim, Christi. 66 De baptismo, 2, 2 (proprietates suas, simplicitatem et potestatem [Refoulé, SC 35]); Adu. Marcionem, I, 7, 7 (de singularibus proprietatibus); 22, 4 (bonitas perennis et iugis exigetur in Deo, quae in thesauris naturalium proprietatum reposita et parafa); II, 16, 6 (solus Deus de incorruptibilitatis proprietate felix); IV, 6, 4 (proprietates); De resurrectione, 14, 4 (Nisi enim homo deliquisset, optimum solummodo deum nosset ex naturae proprietate). 67 Pour l'état propre de chaque personne de la Trinité: Adu. Praxean, 11, 10; 24, 9; 25, 1 ; 27, 10; à propos des deux natures du Verbe incarné: De carne Christi, 5, 7 ; Adu. Praxean, 27, 11. 68 La patience est une propriété innée du Christ, ingenita quaedam proprietas : De patientia, 3, li (Fredouille, SC 310); le propre de la doctrine du Christ, proprietas doctrinae suae: Adu. Marcionem, IV, 14, 1 ; la spécificité de la royauté du Christ: Adu. ludaeos, 10, 12; contre une conception qui attribue au Christ non pas l'humanité mais une condition particulière (uindicamus aduersus qualitatis proprietatem): De resurrectione, 2, 5. 69 La nature propre à l'homme: Scorpiace, 10, 2 (proprietas generis et singu!aritas [Reifferscheid-Wissowa, CCL, II]) ; Adu. Marcionem, I, 24, 5 (la chair est la proprietas generalis de l'homme, c'est-à-dire un attribut qui appartient en propre à tout le genre humain); De anima, 40, 3 ; les qualités propres de l'âme et de la chair : De anima, 8, !. 4 ; 9, 1 ; 24, 3 ; De carne Christi, 13, 2 ; De resurrectione, 40, 12 (carni adscripturus pressurarum proprietatem, il revient en propre à la chair de subir les souffrances). D'un autre côté Tertullien conteste les propriétés des trois races d'hommes distinguées par les Valentiniens : De anima, 21, 4; Adu. Valentinianos, 29, 1-2.

Le vocabulaire de la "propriété" chez Tertullien

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Chez un auteur où, dans toute discussion, la définition est primordiale, il est normal de voir surgir cette notion de proprietas dans la plupart des débats théologiques auxquels il participe: lorsqu'il étudie la nature de l'âme et de l'homme, lorsqu'il distingue les deux natures du Verbe incarné, lorsqu'il définit la nature de Dieu, par opposition à la matière d'Hermogène ou aux deux dieux de Marcion. Si l'analyse conduit à distinguer les différentes valeurs juridique, linguistique et philosophique - d'un mot, celui-ci garde son unité et porte simultanément ces connotations. C'est sans doute ainsi que l'appréhende Tertullien. Par un effet de contiguïté, on voit même le mot possessio, issu du lexique juridique, se charger de la valeur lexicologique du mot proprietas. Dans La Chair du Christ, contre les gnostiques valentiniens qui évoquaient une caro animalis ou une anima carnalis, Tertullien exige le respect du sens propre des mots : Fides nominum salus est proprietatum. Etiam cum demutantur qualitates accipiunt uocabulorum possessiones, "Rester fidèle aux noms, c'est sauvegarder les propriétés. D'ailleurs, lorsque les qualités sont modifiées, les choses reçoivent la possession d'appellations (nouvelles)"7o. L'expression uocabulorum possessio rappelle celle que nous avons rencontrée plus haut : nominum proprietas. Sans perdre sa valeur juridique, le mot possessio s'est enrichi de la valeur linguistique de proprietas, dont il se présente comme un équivalent. Les valeurs se superposent, sans se détruire, et, selon le contexte, l'auteur accentue telle ou telle nuance du mot. L'étude de quelques termes du lexique de la propriété révèle qu'incontestablement Tertullien aime à recourir au vocabulaire à connotation juridique, à des divisions qui rappellent celles du droit, plus généralement à une rhétorique juridique qui évoque la rigueur et la précision du droit. C'est une façon de donner autorité et force à son discours et à son argumentation. Tertullien apprécie la phraséologie juridique et, sans être un expert, a de 70 De carne Christi, 13, 2. J.-P. Mahé traduit : "Rester fidèle aux noms, c'est sauvegarder les propriétés. D'ailleurs les changements de qualités impliquent l'attribution d'appellations (nouvelles)''.

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réelles connaissances en droit, comme beaucoup d'hommes cultivés de l' Antiquité. En cela il est tributaire de la civilisation latine, qui fit du droit une valeur culturelle commune. Nous avons vu pourtant que ces emplois n'étaient le plus souvent qu'une façon métaphorique de s'exprimer et qu'ils intervenaient généralement de manière éphémère et ponctuelle dans le raisonnement. Surtout nous avons remarqué à propos de proprietas que la valeur juridique du mot ne devait pas masquer les deux autres nuances du terme, linguistique et philosophique, beaucoup mieux représentées dans l'ensemble de l'œuvre. De fait, la société romaine de !'Antiquité n'accorde pas à l'expertise la place que la nôtre lui réserve, et n'a pas autant cloisonné les savoirs. Certes, à époque tardive, le droit est devenu un domaine hautement technique, de plus en plus réservé à des spécialistes formés dans des écoles de juristes. Mais, dans l'ensemble, les lettrés de 1' Antiquité se sentent libres d'aborder les différents aspects d'un savoir largement ouvert. Les connaissances circulent, les domaines se chevauchent et les mêmes intellectuels s'occupent aussi bien de droit et de philosophie que de rhétorique, parce que l'humanitas est une. Ainsi, de même que l'orateur idéal, selon Cicéron, met son éloquence et sa vaste culture au service de la cité, Tertullien mit au service de sa foi et de son exégèse ses multiples compétences - juridiques, linguistiques, philosophi ques-, sans jamais avoir le sentiment de franchir des frontières disciplinaires.

Delphines Neptuno uomunt : Tertullien et les dauphins du Cirque Anne-Laure Gallon-Sauvage

Quel meilleur point de départ qu'une petite phrase de l'auteur chrétien pour un voyage au Circus Maximus de Rome dans ces mélanges dédiés à un Professeur épris de tout ce qui rend tangible la réalité de la vie romaine et grâce à qui j'ai pu me replonger dans l'univers des dauphins romains ? Ceux dont il sera question ici ne sont pas ceux d'une fable, ni des animaux captifs destinés à des spectacles aquatiques, mais des ornements de l'arête centrale du Grand Cirque. Etonnamment, bien qu'ils fussent largement connus, il semble finalement assez difficile d'en déterminer parfaitement l'apparence et l'usage. Tertullien, vers 200 ap. J.-C., mentionne ainsi le portique des dauphins dans le Circus Maximus, en ouverture de son énumération des édifices de la spina : Singula ornamenta circi singula templa sunt. Oua honori Castorum adscribunt qui, illos ouo editos credendo, de cygno Joue non erubescunt. Delphines Neptuno uomuntl.

Le propos du contempteur du paganisme est ici de marquer la signification symbolique, toujours liée aux divinités traditionnelles, des monuments de l'arête centrale du cirque. Ce faisant, il fournit une précision que l'on ne trouve nulle part ailleurs de

1 Tertullien, De Spectaculis, VIII, 3, édition M. Turcan, Paris, 1986: "Tous les ornements du cirque sont des temples. Les œufs ont été ajoutés en l'honneur des Dioscures par des gens qui, croyant qu'ils sont nés d'un œuf, ne rougissent pas d'un Jupiter-cygne. Les dauphins vomissent pour Neptune" (en l'absence de mention contraire, les traductions sont les nôtres).

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façon explicite sur le fait que ces dauphins soient dédiés à Neptune. Le fait de rapprocher en les enchaînant les allusions à ce portique et à celui des œufs, en revanche, est beaucoup plus fréquent pour des raisons que nous verrons plus loin. Outre ce rapprochement, Tertullien donne quelques informations d'importance: le lien avec Neptune et le fait qu'il s'agissait de fontaines, comme l'indique le terme uomunt. Avant de revenir sur la symbolique de ces dauphins, il convient donc de préciser leur apparence, mais aussi leur rôle dans le cirque, deux aspects complètement ignorés par Tertullien. Aspect du portique des dauphins Plusieurs sources, dont un très grand nombre de documents figurés, mentionnent ou représentent le portique des dauphins dans le Circus Maximus à Rome. Nous devrions nous en réjouir et tirer de ces sources littéraires ou archéologiques une description très précise de ce monument. Hélas, il n'en est rien, car il existe presque autant de variantes que de documents. Un ouvrage assez récent et très complet sur les cirques romains2 commente la majorité de ces représentations, ce qui permet de tirer des conclusions sur l'apparence probable du portique. Voici les caractéristiques communes à toutes ces représentations : une série de dauphins alignés sur un entablement porté par des colonnes dont le nombre varie suivant les cas entre deux et quatre. J.H. Humphrey pense qu'il devait y avoir deux colonnes et que les différences sont dues à l'influence d'un autre monument3. Les cétacés sont, eux aussi, en nombre variable, ce qui peut s'expliquer par l'exiguïté de l'espace dont disposaient parfois les artistes pour les représenter. Il devaient être au nombre de sept, car c'est un nombre que l'on retrouve fréquemment, en particulier sur des représentations soignées et précises. Le verbe utilisé par Tertullien, uomunt, indique qu'ils

2 J.H. Humphrey, Roman Cireuses - Arenas for Chariot Racing, Berkeley-Los Angeles, 1986. On y trouve la reproduction de presque toutes les sources iconographiques sur lesquels figurent le Cirque et ses ornements. 3 J.H. Humphrey, Roman Cireuses, pp. 263-264.

Delphines Neptuno uomunt: Tertullien et les dauphins du Cirque

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crachaient de l'eau, cette utilisation comme fontaine semblant effectivement attestée à son époque, bien que ce n'eût certainement pas toujours été le cas. A vrai dire il est bien difficile d'affirmer avec certitude que l'on connaît l'aspect de ce portique, les représentations étant de provenances très diverses et ayant subi l'influence d'autres représentations. Pis encore, on ne sait pas si un tel portique existait ailleurs dans l'empire ou uniquement à Rome4. Autrement dit, nous ne sommes pas toujours certains que ce qui semble être une représentation du Circus Maximus ne soit pas celle d'un autre ou même ne soit simplement influencé par les ornements d'un cirque de province. Il y avait également, dans le Grand cirque, un (ou deux) portique(s) portant des formes d'œuf, au nombre de sept, sur ]'utilisation desquelles nous allons revenir et dont la représentation, quant à elle, est un peu moins soumise à variation que celle des dauphins. Ce qui est certain, et qui est confirmé par les sources littéraires que nous n'avons pas évoquées jusqu'ici, c'est que les deux portiques étaient bien connus. :Fonction pratique des dauphins

Pourquoi Tertullien a-t-il choisi de commencer l'énumération des ornements centraux du cirque par les oua et les dauphins ? Peut-être parce que ces ornements étaient parfaitement connus de tous et très représentatifs. Tous les deux, en effet, apparaissent, comme nous l'avons dit, sur bon nombre de représentations du cirque, y compris sur des monnaies où le petit espace ne permet pas de représenter tout le bâtiment mais où un seul des deux monuments suffit à l'évoquer dans son ensemble. Juvénal, lorsqu'il évoque le Circus Maximus dans l'une de ses Satires, le fait par l'intermédiaire desfalae, les "tours", et des "colonnes des dauphins", deux éléments représentatifs, même si ce choix, nous allons le voir, n'est sans doute pas le produit du hasard; l'extrait concerne en effet les astrologues et les devins :

4 J.H. Humphrey, Roman Cireuses, soulève la question sans y répondre dans la note 28 p. 654.

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Plebeium in circo positum est et in aggere fatum. Quae nudis longum ostendit ceruicibus aurum consulit ante falas delphinorumque columnas an saga uendenti nubat caupone relicto5.

C'est en plein cirque que les astrologues à bas prix proposent leurs consultations, face à ces dauphins qui semblent, avec les tours de bois (falae ), le caractériser à eux seuls. En réalité, l'allusion se révèle plus savoureuse si l'on sait que celui qui a fait édifier ce monument-là, en 33 avant notre ère, n'est autre qu' Agrippa, selon ce que nous apprend Dion Cassius : Kav 'téi'> l7t7tüop6µcp crcpaÀÀoµÉvouç wùç av0pômouç 7tEpt 'tOV 'tWV OtCX'UÀWV apt0µov 6p&v wûç 'tE ÔEÀApelle, Tant que la Rome d'or sera la capitale du monde

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1 : le vers est emprunté à Hraban In honorem A 3 (le poème de dédicace adressé à Grégoire IV), 1 : / Sedis apostolicae princeps, lux aurea Romae /; la reprise de ce vers initial situe évidemmen t le poème comme un "à la manière de Hraban", adressé au pape régnant en 1503

/ Sedis apostolicae : 5 x + 31 x PN ; orbis moderator: ÜVID. Pont. 2, 5, 75; / Inclytus ergo parens patriae moderator et orbis /: PRVD. c. Symm. I, 9; 2: / Inmortale iubar: STAT. silv. I, 1, 77; portus et aura tuorum /: NIGELL. laur. 2038 ; p- et a- mihi /: EBERHARD. BETHVN. graecismus 1, 124; p- et a- suis /: IOH. GARL. epithal. 5, 346 + 7, 282; p- et a-: 7 x PN (Moyen Age uniquemen t); 2 : aura désigne la brise qui mène au port de l'Eglise, du salut, plutôt que le souffle de l 'Esprit à proprement parler. tuorum : "les tiens" désigne le peuple de l'Eglise dont le pape est / devrait être / le berger; dans le cas d'Alexandr e VI Borgia, dont le népotisme est bien connu, un sens second critique - pourrait n'être pas à exclure. 3 : le sens est le suivant: toi qui es à droite , mets sur le même plan, d'une part le monde dont tu dois t'occuper en tant que vicaire du Christ, et d'autre part Hraban et son œuvre. 3 : /Dexter: 17 x + 5 x, à partir de VERG. Aen. 8, 237;

4 : /Carmen erit. Dexter uenias mihi, carminis auctor /: VERG. app. Aetna 4 ; carminis + auctor : 9 x + 6 x PN; 5 : materia = la croix du Christ : "bois" est le sens premier de materia, / Materiam sumpsit de cruce, Christe, tua /: HILD. CEN. mise. 8, 48 ;

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6 : L'In honorem est un opus geminum à un double titre : les poèmes peuvent être mis en face de leur explication en prose et surtout de leur transposition en prose. 7 : imagine formae /: 9 x + 3 x PN, à partir de VERG. Aen. 6, 293; 8: aurea Roma: 11 x + 21 x PN, à partir d'OVID. ars 3, 113; ALCVIN. carm. 9, 37: /Roma caput mundi, mundi decus, aurea Roma/; Roma+ caput: 16 x + 48 x PN, à partir d'OVID. am. 1, 15, 26 : /Roma triumphali dum caput orbis erit / Au total, nous pouvons maintenant préciser les conclusions de Schmitz27 : le patriotisme germanique de Wimpfeling est clair et le choix de Hraban n'est pas neutre, car il évoque l'humanisme rhénan et sa spécificité par rapport aux Italiens (maîtres réputés du domaine de !'Antiquité classique); s'y ajoute un éloge de l'imprimerie (comme technique germanique) ; et le souci de moralisme intellectuel et spirituel est premier. Le ton de Reuchlin est différent : la croix du Christ est supeneure à la mythologie antique ; Hraban fait mieux que Constantin et sa vision, mieux que le serpent de Moïse ; son œuvre concerne les yeux et les oreilles ; la comparaison de Hraban avec la peinture antique et non pas avec la poésie antique montre que pour lui l'esthétique passe au premier plan. Sebastian Brant voit en Hraban un homme exceptionnel, un saint28, ce qui lui permet de critiquer au passage ses contemporains. Jodocus Gallus insiste sur la puissance de salut de la croix et sur ce que nous lui devons : perspective religieuse. Comme Reuchlin, Gresemund compare Hraban avec Apelle, mais le contenu passe avant l'esthétique. Johannes Gallinarius met l'accent sur l'élément national, bien entendu contre les Italiens, et contre le profane. Les stigmata et les arma Christi célébrés par Hraban manifestent sa supériorité sur Virgile.

27 Schmitz, p. 396-400. 28 Schmitz, p. 398, n. 35.

L' editio princeps du De laudibus sanctae crucis de Hraban Maur

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Georges Symler puise en profondeur dans le répertoire de la poésie et de la culture classiques ; il combat lui aussi les Italiens : les merveilles du monde, le Phare, le Labyrinthe, le colosse de Rhodes, Horace et le formosus Apollo ne sont rien en comparaison de l' œuvre de Hraban. Au total, l'édition dite de Wimpfeling de 1503 a conservé toute sa valeur, puisqu'elle a été copiée jusqu'au XIXe siècle, c'est-à-dire jusqu'à la Patrologie Latine ; les textes annexes de l'édition témoignent en outre de la réception de l'œuvre chez les humanistes vers 150029.

29 Schmitz, p. 400.

L'exemplaire de Censorinus annoté par Beatus Rhenanus et la tradition manuscrite du De die natali Gérard Freyburger

Parmi les livres de Beatus Rhenanus conservés à la Bibliothèque Humaniste de Sélestat se trouve un fort bel ouvrage! contenant, parmi d'autres oeuvres, le De die natali de Censorinus. On sait que le De die natali est un opuscule composé en 238 ap. J.-C. et développant, sans doute à l'occasion des 49 ans (chiffre sacré constitué de la multiplication de 7 x 7) d'un certain Q. Caerellius, des considérations sur la naissance, la structure du cosmos, la destinée, le temps. Beatus Rhenanus a annoté, de sa main comme nous l'a confirmé James Hirstein2, à l'encre rouge, les deux premières pages du livre, c'est-à-dire le début du De die natali, et les dernières, c'est-à-dire des textes de saint Basile. Nous sommes heureux de dédier au passionné de Beatus Rhenanus qu'est François Heim deux séries de réflexions à ce propos : une première sur l'intérêt du livre par rapport à l'édition princeps et celui des annotations de Beatus ; une deuxième, à propos de la valeur du texte que présente notre ouvrage, sur le problème général de la tradition manuscrite du De die natali.

1N°K118 0 b dans le catalogue. 2 Nous l'en remercions vivement, ainsi que de nous avoir signalé l'existence de ce livre. Voir sa contribution dans ces pages, où il examine le même volume dans un but différent.

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L'exemplaire annoté L'ouvrage

L'ouvrage ne présente aucune indication ni de lieu ni de date d'édition. Mais, outre que l'ex-libris de Beatus signale qu'il l'a acquis à Paris en 1506, le livre s'ouvre sur une intéressante dédicace de Philippe Béroalde, de Bologne, à Bartholomaeus Blanchinus. Grâce aux indications de M. Hubert Meyer, Conservateur de la Bibliothèque, nous avons pu rapidement déterminer qu'il s'agit de l'humaniste Béroalde l'Ancien, né en 1453, dont l'activité et le renom furent considérables. Il édita et commenta de nombreux textes, notamment Pline l'Ancien, Lucain, Virgile, Salluste, Cicéron (en partie), Properce, Suétone, fit un séjour remarqué à Paris, puis assura, jusqu'à sa mort en 1505, une charge professorale au Studio de Bologne, charge qui le conduisit à avoir beaucoup d'élèves3. Le dédicataire nous est moins connu, mais nous savons que Bartolomeo Bianchini fut l'un des biographes de Béroalde4 et sans doute un de ses élèves. Béroalde révèle d'abord dans sa dédicace que Bartholomaeus Blanchinus collectionnait à la fois des médailles et des livres, puis il fait un développement brillant sur le profit que l'on peut tirer de la contemplation des unes et de la consultation des autres. Il poursuit : "Mais toi tu ne te contentes pas de la lecture de maîtres "muets" (comme l'on dit); tu recherches la nourriture d'une voix vivante, voix particulièrement nourricière à ce que l'on pense : tous les jours, tu te rends dans notre gymnases pour nous écouter alors que nous déclamons quelque chose. Tu aimes, loues et imites notre personne et notre érudition, pourtant bien modeste. Non seulement tu me chéris comme un citoyen le fait pour un concitoyen, mais tu m'honores amicalement comme un disciple le fait pour son maître et te laisses obligeamment guider. C'est pourquoi, ayant tout récemment corrigé quelques auteurs arrachés à la poussière dans laquelle ils se trouvaient, je te les ai 3 Cf. Centuriae Latinae, Cent une figures humanistes de la Renaissance aux Lumières, offertes à J. Chomarat, réunies par C. Native!, Genève, 1997, pp. 109-121. 4 Ibid., p. 110. 5 Il s'agit sans doute du Studio de Bologne où Béroalde assurait des lectures publiques.

L'exemplaire de Censorinus annoté par Beatus Rhenanus

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dédiés, à toi de préférence, et les ai donnés aux imprimeurs à publier sous ton nom à toi, afin qu'ils rendent eux aussi ta bibliothèque plus outillée et que, là, ils parlent parmi d'autres images de créateurs vivants6". Après ces propos, il énumère le contenu du livre: Censorinus, dit-il, ouvre la marche, en second lieu vient la tabula de Cébès7, en troisième lieu Basile, à l'arrière-garde le livre de Plutarque sur la haine et l'envies. Béroalde étant mort en 1505, l'ouvrage est nomialement antérieur à cette date. F. Zehnacker répertorie notre édition et la situe entre 1498 et 1500 ; elle en attribue la fabrication à Bernardino Vitali, imprimeur à Venise, mais sans donner d'éditeur9. K. Sallmann et C.-A. Rapisardalo, qui ont édité récemment Censorinus, signalent également notre édition, mais s'abstienne nt de la même manière de proposer un éditeur : ils n'en proposent pas non plus pour l'édition princeps. Cette prudence nous paraît excessive. En effet, le Gesamtkatalog der Wiegendrucke, qui répertorie une vingtaine d'exemplair es de ce livre à travers l'Europe, proposait déjà Beroaldel 1 et le proposait aussi pour l'édition princeps12. Nous pensons que c'est avec raison. D'une part, en effet, la dédicace de Béroalde se trouvait déjà dans l'édition princeps de 1497; d'autre part, la dédicace se prête bien à celle d'une édition princeps, notamment quand l'humaniste dit avoir corrigé et "arraché à la poussière dans 6 Nec tu mutorum (ut aiunt) magistrorum lectione contentus ; uiuae uocis quae plenius alere creditur, alimenta perquiris : quottidie gymnasium nostrum inuisis ut nos qualiacumque detonantes inaudias. Nostri nominis nostraeque, quantulacumque est, eruditionis amator, laudator, imita/or. Tu me non tantum ut municeps municipem diligis, sed ut discipulus doctorem amanter obseruas et officiose persequeris. Quas ob res cum nuperrime scriptores aliquot ex situ puluereo erutos correxissem, tibi eos potissimum dedicaui et sub tuo nuncupatim nomine impressoribus inuulgandos dedi, ut hi quoque bibliothecam tuam facerent instructiorem inibique inter alias uiuentium conditorum imagines loquerentur. 7 Le livre donne de ce texte, comme de ceux de saint Basile et de Plutarque, une traduction latine. Les noms des traducteurs sont indiqués. 8 La dernière œuvre du livre est en fait constituée de l 'oratio de invidia et de l'epistula de vita solitaria de saint Basile. Sur l'interversion entre Plutarque et Basile, cf. plus bas. 9 Catalogues régionaux des incunables des bibliothèques publiques de France, vol.13, t. 1, Région Alsace, Paris, 1997, p. 265. 10 Pour les références de ces ouvrages, cf. infra, notes 32 et 56. 11 Tome IV, Leipzig, 1934, n° 6472. 12 Ibid., n° 6471.

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laquelle ils se trouvaient" les auteurs qu'il publie13. En outre, cette dédicace commune présente un intérêt particulier pour notre édition, car, si elle est identique pour tout le reste dans les deux livres, elle présente une variante quand elle annonce la liste des œuvres proposées : dans l'édition princeps, Béroalde annonce Censorinus, la tabula de Cébès, Epictète (l' Enchiridion), saint Basile et Plutarque ; dans notre édition, il n'annonce que Censorinus, la tabula de Cébès, saint Basile et Plutarque : l'Enchiridion d'Epictète n'y figure effectivement plus. On peut donc penser que Béroalde a revu le texte pour notre édition. Il faut toutefois préciser que la liste qu'il y donne n'est pas tout à fait exacte puisque le texte de Plutarque y précède en fait celui de saint Basile. Mais il doit s'agir là d'une erreur de l'imprimeur. Dès lors, il est vraisemblable que le texte des oeuvres de notre édition soit, déduction faite de l'Enchiridion d'Epictète, le même que celui de l'édition princeps. Nous avons effectué un sondage à propos de Censorinus en comparant les deux premiers chapitres du De die natali dans l'édition princeps14 et dans notre édition: les abréviations typographiques n'y sont pas toujours les mêmes, mais le texte y est toujours identique. L'ensemble de ces observations suggère donc fortement d'une part que l'édition princeps de Censorinus est bien de Béroalde, d'autre part que l'édition de la Bibliothèque Humaniste de Sélestat est une réédition fidèle de l'édition princeps, ce qui lui confère une valeur accrue. Ajoutons l'hypothèse que, si Beatus acquit ce livre en 1506 à Paris avant de retourner à Sélestat, c'était précisément parce que l'éditeur était Béroalde. Celui-ci avait en effet vécu à Paris de 1474 à 1477 et y avait fait, par ses lectures publiques, une forte impression sur la communauté universitaire15. Beatus savait probablement que Béroalde était l'auteur à la fois de l'édition princeps et de celle qu'il acquérait. 13 Béroalde le Jeune, cousin de Béroalde l'Ancien, dit, d'une manière comparable, dans son édition princeps des cinq premiers livres des Annales de Tacite qu'il a dérobé ce trésor à la poussière des tombeaux (cf Centuriae Latinae, p. 125). 14 Nous avons consulté l'exemplaire de la B.N.F., disponible sur le site Gallica Nous remercions vivement M. Jean Guillemain, Conservateur à la Bibliothèque Universitaire de Haute Alsace, de nous avoir guidé dans cette consultation. 15 Cf. Centuriae Latinae, p. 109.

L'exemplaire de Censorinus annoté par Beatus Rhenanus

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Les annotations de Beatus Rhenanus : On peut les classer en trois catégories et, même si elles sont peu nombreuses, elles font apparaître trois préoccupations de l'humaniste.

Mises en valeur de noms ou de phrases : 1. Beatus souligne d'un trait continu certaines phrases du texte de Censorinus. Sont ainsi soulignés le nom de Varron et de l'ouvrage cité (Vara (sic) in eo libro cui titulus est .. .16) ainsi que l'adjectif socraticus qui accompagne XenophonI7. Ces annotations traduisent l'intérêt de Beatus pour des informations littéraires données par Censorinus. 2.

Deux phrases sont particulièrement mises en exergue : Igitur quoniam quisque non quanta plura possidet, sed quanta pauciora optat, tanto est locupletior... , "Donc, puisque ce n'est pas le fait de posséder plus, mais le fait de souhaiter moins qui rend plus riche ... "18. Ne in me uetus elogium iure dicatur : Sus Mineruam docet, "Pour éviter qu'on ne m'appliqu e à bon droit le vieil adage: 'C'est un pourceau qui en remontre à Minerve'I9". Pour cette dernière phrase, Beatus note en marge Vetus elogium. Manifestement, les phrases à caractère moral l'intéressaient, comme elles intéressaient beaucoup de ses contemporains. En témoigne la fin de la dédicace de Béroalde : "... afin que par leur lecture (= la lecture de ces auteurs) ton savoir devienne plus important, ton esprit plus pur et ta vie plus sage"20.

Commentaires : A propos des richesses dont Censorinus écrit en suivant Térence qu'elles ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, 16 II, 2 : ut Varra testatur in eo libro cui titulus est Atticus... 17 I, 4 : Quod enim Xenophon Socraticus dicit... 18 I 7 19 20 ... quorum lectione doctrinafiat cumulatior, mens sanctior, vitafrugalior.

Ibid.

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bona malaue perse non esse21, il note en marge que ce sont "des biens extérieurs" (bona externa). Censorinus ayant écrit qu'il a choisi certaines petites questions "tirées des commentaires philologiques", ex philologis commentariis22, Beatus écrit au bas de la page : philologi commentarii: physici. Il précise donc qu'il s'agit en fait de commentaires "physiques", c'est-à-dire "scientifiques". Remarque pertinente car, s'il est vrai qu'une partie du De die natali relève de la philologie, l'essentiel relève bien de la science (biologie, astronomie, mathématiques, histoire). Sa remarque nous fournit par ailleurs l'indication que Beatus connaissait le contenu de l'ensemble du De die natali et que cette connaissance ne se bornait pas au deux pages qu'il a annotées. Correction du texte : Censorinus cite en latin la phrase suivante de Xénophon : Nihil egere est deorum; quam minime autem proximum a diis, "N'avoir besoin de rien est le propre des dieux; avoir besoin du minimum, c'est être tout proche des dieux"23. Beatus écrit en marge proximi. Il corrige donc le proximum du texte et comprend la deuxième phrase de la manière suivante : "Avoir besoin du minimum est le propre du plus proche des dieux". En fait, nous connaissons le texte originel de Xénophon: il s'agit d'un passage des Mémorables qui emploie bien un neutre (eyyvrarw) correspondant au neutre proximum24. Mais, comme la référence n'est pas donnée par Censorinus, il était très difficile à Beatus de se reporter au texte grec. Si donc sa correction ne peut être retenue, elle n'en est pas moins instructive : elle atteste en effet, s'il fallait encore le démontrer, la connaissance très fine du latin de notre humaniste, car proximi serait non seulement très satisfaisant pour le sens, mais serait

21 I, 2. 22 I, 6. 23 I 4 24 Mé~orables I,6,10 (ce sont les propos de Socrate): "(Je considère quant à moi que) n'avoir besoin de rien est divin, avoir besoin du moins possible est le plus proche du divin".

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stylistiquement meilleur que proximum, dans la mesure où la corrélation avec deorum ferait un excellent balancement rhétorique.

La tradition manuscrite du De die natali Le texte du De die natali de notre édition repose certainement sur un ou des manuscrits tardifs. Nous avons en effet relevé dans les chapitres I et II la forme familiariter (predicantur) alors que les manuscrits faisant autorité disent tous facunde (praedicantur)25. K. Sallmann qui, dans l'édition Teubner de 1983, a recensé l'ensemble des manuscrits, a trouvé familariter dans les manuscrits Q, !, G et U, c'est-à-dire dans des manuscrits de peu de valeur, dérivant de la tradition d'un manuscrit V dont nous allons parler. Mais l'opinion la plus répandue depuis plus d'un siècle est que le manuscrit V luimême serait de peu de valeur. Nous voudrions nous inscrire en faux contre cette opinion et montrer que, pour l'essentiel, le texte de notre édition est loin d'être aussi mauvais qu'on l'a dit. En fait, notre connaissance actuelle du texte de Ccnsorinus repose principalement sur deux manuscrits : le Coloniensis 16626, de la fin du vue siècle ou du début du vrue' réalisé dans un scriptorium d'Allemagn e occidentale et conservé à la Bibliothèque de la cathédrale de Cologne, et le Vaticanus 492927, du milieu du IXe siècle, réalisé dans une abbaye de la région d'Orléans ou d'Auxerre et conservé à la bibliothèque du Vatican. A ces deux témoins fondamentaux s'ajoutent d'une part un autre manuscrit ancien (très fautif) et dont le lien avec les deux autres est l'objet de discussions28, d'autre part des corrections anciennes apportées tant sur le manuscrit C (Coloniensis) par une main C2 que sur le manuscrit V (Vaticanus 4929) par une main V2 qui pourrait être Heiric d'Auxerre. Mais, pour simplifier le débat, nous les ferons peu intervenir dans cet article.

25 1 6 26 CoÏoniensis Latinus n° 166. 27 Vaticanus Latinus n° 4929. 28 Vaticanus Palatinus Latinus n°1588, du IXe siècle.

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Une tradition éditoriale de plus d'un siècle veut qu'on valorise grandement Cet qu'on minore d'autant V. Déjà O. Jahn, dans son édition de 1845, insiste sur l'utilisation privilégiée qu'il a faite du codex C, longe antiquior et ceteroquin egregius, tout en reconnaissant que V n'a, selon lui, pas pu être copié sur CZ9. F. Hultsch est encore plus explicite dans son édition de 1867 et affirme qu'il a suivi l'antiqua scriptura de C, tamquam certissima dux30. L. Ulrichs estime, dans un article de la même année, que V a été copié sur C, très exactement sur le texte de C corrigé par C231. K. Sallmann va dans le même sens dans son édition de 1983 : il considère que V est "dérivé de quelque façon (peut être par une copie intermédiaire) du Coloniensis"32 et dit ne s'être donc servi de V que comme d'un adminiculum archetypi33 ; il admet cependant, en raison d'un passage34 qu'il juge original, que le scribe de V a pu consulter l'archétype antérieur.35 L.D. Reynolds écrit quant à lui: "The text (of Censorinus) is based on a single manuscript of the eighth century from which the rest of the tradition stems, Cologne, Dombibl. 166"36, estimant cependant avec G. Billanovitch plausible qu'Heiric d'Auxerre ait utilisé une copie de C plutôt que C lui-même37. Une autre tradition éditoriale accorde au contraire à V une importance pour lui-même. Déjà en 1868, F. Lüdecke avait critiqué la position de L. Ulrichs38. Beaucoup plus récemment, en 1976, M. Giusta a, dans un long article où il propose un certain nombre de corrections au texte du De die natali,

29 Censorini de die natali liber, Berlin, 1845, p. XXII. 30 Censorini de die natali liber, Leipzig, 1867, p. V. 31 L. Ulrichs, "Zur Kritik des Censorinus", Rheinisches Museum XXII, 1867, p. 465 et suiv. 32 Censorini de die natali liber ad Q. Caerellium, Berlin, 1983, p. VI: (scil. qui Vaticanus V) quodammodo (per exemplar intercedens videlicet) a Coloniensi derivatus. 33 Ibid., p. VII. 34 18 5 35 ;it., p. VII. 36 Text and Transmission: A survey of the Latin Classics, Oxford, 1983 (2e édition 1986), p. 48. 37 Ibid. 38 Gotting. gel. Anz. l, 1868, pp. 481-497.

o;.

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fortement contesté l'hypothèse que V aurait été copié sur C39. Cela principalement pour trois raisons40. 1° S'il est vrai que des fautes de C corrigées dans V peuvent l'avoir été par l'effet d'heureuses conjectures, il est des cas qui échappent à la possibilité de la conjecture. Ainsi, alors qu'il est manifestement question d' Archytas (à l'accusatif), C donne la forme aberrante adrenytan alors que V donne la forme lisible architam41. Nous ferons toutefois observer que la présence de l'adjectif Tarentinum a, dans ce cas, éventuellement rendu la conjecture possible. En revanche, nous suivons volontiers M. Giusta dans l'exemple de 8, 10 : Censorinus y parle des signes du zodiaque et passe du sixième signe (sextum zodium) au septième. Or C commence par la phrase d'une manière parfaitement aberrante : Lata satis septimo zodio ... , alors que V dit correctement A septimo zodio ... , "à partir du septième signe ... "42. Il est ici difficile d'imaginer que le texte de V puisse dériver de C. M. Giusta donne encore quelques autres exemples de ce type et C.-A. Rapisarda en a fait un relevé plus ample dans un article paru en 198943. Nous l'avons fait de notre côté et l'on aboutit à un nombre notable de cas parlants. Citons notamment celui-ci, où il est question de l'installatio n sur le forum d'une horloge à eau. Le manuscrit C dit : namsi caensor ex aqua fecit horarum ... , texte incompréhensible. Fort heureusement V nous donne : p. corn(elius) nasica censor ex aqua fecit horarium ... 44. La leçon de V ne peut dériver de C : la conjecture aurait assurément été trop difficile. 2° L'absence dans V de certaines lacunes de C, même si elles sont petites. Ainsi le passage suivant, que nous citons à dessein 39 "Osservazioni sui testo del De die natali di Censorino", Atti della Accademia delle Scienze di Torino, Cl. di Scienze mor., star. ejilol. CX, 1975-1976, pp. 181209. 40 Ibid., p. 185. 41 4, 3 : A propos de ! 'hypothèse selon laquelle le genre humain a toujours existé : Auctores habet Pythagoran Samium et Ocellum Lucanum et Archytan Tarentinum . 42 8,10: At a septimo zodio, quod est contrarium, plenissimus potentissumusque conspectus quosdam iam maturas infantes educit. 43 "Fondamenti della tradizione manoscritta di Censorino", Giornale italiano de filologia XLI, 1989, p. 21. 44 23,7: Deinde aliquanto post P. Cornelius Nasica censor ex aquafecit horarium ...

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dans l'édition Hultsch: At stoici una totum infantem .figurari dixerunt, una nascitur aliturque, "Mais les stoïciens ont affirmé que l'enfant se forme tout entier en même temps, comme en même temps il naît et est nourri"45. Ut manque dans C et Hultsch était tellement respectueux de C qu'il considérait le ut de V comme une restitution! On pourrait certes objecter que, dans ce passage, un bon latiniste aurait éventuellement été en mesure (même si ce n'était pas facile) de reconstituer ut par conjecture. Mais nous verrons qu'il est loin d'être sûr qu'un bon latiniste soit intervenu dans la constitution de V ou de son archétype. La même remarque peut être faite pour cet autre exemple, toujours cité dans l'édition Hultsch: Saeculum autem sit, usque adhuc arbitror ad subtile examinatum non esse, "Quant à ce qu'est le siècle, je pense que cela n'a pas été examiné avec subtilité jusqu'ici"46. Quid manque dans C, mais est donné par V. Terminons cette rubrique sur un passage du Fragmentum Censorini (qui n'est certainement pas de Censorinus, mais qui se trouve dans les deux manuscrits et est donc soumis aux mêmes problèmes éditoriaux)47. Nous citons toujours l'édition Hultsch: Trigonum trilaterum, tetragonum quattuor, multilaterum quod pluribus, "Le trigone est la figure à trois côtés, le tétragone est celle qui en a quatre, le polygone est celle qui en a davantage"48. Un cas semblable vient immédiatement après49. 3° Le troisième argument de M. Giusta concerne l'hypothèse selon laquelle V aurait été recopié non pas directement sur C, mais sur C2, c'est-à-dire sur C corrigé. Contre cette hypothèse, il fait observer :

45 6 2 46 17 3

ci K.

47 Sallmann, Nouvelle histoire de la littérature latine, t. IV, édition française sous la direction de F. Heim, Turnhout, Brepols, 2000, p. 302. 48 Frag. 7, 2. 49 Ibid. : Triangulum aequilaterum pari bus trinis lateribus (éd. Hultsch).

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- que maintes fois V correspond non pas à C2, mais à C : ainsi C et V présentent ei là où C2 donne (à tort) etso, quis là où C2 donne (à tort) quids1 ou qua là où C2 donne (toujours à tort) quia52; - que, maintes fois, V non seulement ne possède pas la version de C2, mais présente une version de C rendue illisible par une correction de C2. Ainsi nous lisons dans V à propos des richesses : Sapientium disciplina formatus, satis liquida comperisti huius modi sita in lubrico bona malaue per se non esse, sed -rwv µecrwv ... censeri, "Formé par la science des sages, tu as découvert avec assez de clarté que les biens de ce genre, établis sur un terrain glissant, ne sont par eux-mêmes ni bons ni mauvais, mais sont considérés comme intermédiaires"53. C présentait sans doute le même texte, mais C2 a gratté les trois lettres suivant esse (il s'agissait certainement de sed) et les a remplacées par un t afin d'écrire esset, leçon dépourvue de sens et, surtout, absolument inapte à avoir pu servir de base pour V. Même procédé un peu plus loin où il est dit que jadis, afin de montrer qu'on tenait tout bien comme un don des dieux, on leur offrait une part de tout, cela plus pour montrer qu'on leur était reconnaissant "que parce qu'on pensait que les dieux en avaient besoin" : quam quod deos hoc arbitrarentur indigere54, écrit V. C écrivait certainement la même chose, mais C2 a gratté les trois dernières lettres de ce qui était sans doute deos pour mettre à la place diis, dépourvu de sens. Signalons encore eos (annos) quos ternae hebdomades conjiciunt, "les années que forment à chaque fois trois hebdomades55" (c'est-à-dire, notamment, une période 50 1, 3 : "Haec", ut ait comicus et Terentius, ''perinde sunt, ut illius est animus qui ea possidet : qui uti scit, ei bona; illi, qui non utitur recte, mala". 51 3, 2: Eundem esse Genium et Larem multi ueteres memoriae prodiderunt, in quis etiam Granius Flaccus ... 52 8, 5 : Nam qua (particula) potissimum oriente nascamur, plurimum refert. 53 1, 2 : Non quod eorum possessionem uel etiam usum a te omnino abieceris, sed quod sapientium disciplina formatus satis liquida comperisti huius modi sita in lubrico bona malaue per se non esse, sed rwv µeawv, hoc est bonorum malorumque media censeri. 54 1, 9: /Ili enim quod alimenta, patriam, lucem, se denique ipsos dono deorum habebant, ex omnibus aliquid deis sacrabant, magis adeo ut se gratos adprobarent quam quod deos hoc arbitraretur indigere. 55 14, IO: Et nonnulli eos potissimum quos ternae hebdomades conficiunt putant observandos.

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de 21 ans constituée de 3 x 7 ans): C disait sans doute comme V ternae, mais C2 a remplacé cette leçon exacte par un inexact ternas. Cette argumentation a convaincu C.-A. Rapisarda qui, dans son édition de 199156, juge le manuscrit V, par ailleurs excellent témoin d'autres textes latins importants, maximi pretii57. En effet, s'appuyant sur les analyses de M. Giusta et sur des relevés systématiques de concordances et de divergences des principaux manuscrits58, il considère que beaucoup des leçons de V sont authentiques59 et que la tradition censorinienne issue de l'archétype commun se subdivise en deux branches, l'une représentée par C, l'autre par V60. En ce qui nous concerne, nous approuvons la position de M. Giusta et C.-A. Rapisarda, et un examen approfondi ainsi que la pratique du texte du De die natali nous ont également mené à la conclusion qu'il faut supposer une tradition manuscrite propre à V et distincte de Cet qu'on doit donc accorder plus de crédit qu'on ne l'a fait depuis un siècle et demi au texte de V. Nous voudrions ajouter un argument supplémentaire à ceux qui ont été évoqués. On a signalé le fait que V offre maintes fois un texte plus correct et souvent, en outre, manifestement, interpolé61. C.-A. Rapisarda de son côté note que V présente des corrections conjecturales faciles62. On a en effet bien des fois l'impression, quand on compare Cet V, que V ou plutôt l'archétype de V ont été revus par un bon latiniste. Ainsi les barbarismes de C abiceris et propreari ne figurent pas dans V, qui donne abieceris et procreari63 Des emplois de verbes, incorrects dans C, sont corrects dans V: ainsi, pour l'accord, (gemini) qui ut aliquando nascatur (C)/nascantur (V) et, pour le temps ou le mode, habuerint (C)/habuerunt (V)64. Il en est de même de 56 Censorinus, De die natali liber ad Q. Caerellium, Bologne, Patron editore, 1991. 57 Ibid., p. XV. 58 Ces relevés sont donnés dans l'article Fondamenti, pp. 23-24, cité note 43. 59 Censorinus, De die natali liber, pp. XVI-XVII. 60 Ibid. 61 Cf. M. Giusta, Osservazioni, p. 183. 62 Fondamenti, p. 14. 63 1, 2 et 6, 7. 64 6, 9 et li, 10.

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l'usage des cas: (puer) qui matris uultus repraesentet (C)I uultum (V) ; post conceptione (C)lconceptionem (V) ; sunt autem hae particulae ... numeri CCCLX (C)/numero (V}65. On peut en dire autant de l'accord du nombre (ferme omne ... negauerunt (C)/ omnes (V)66) de l'orthographe d'un mot invariable (septe (C); septem (V)67) ou du sens même d'un terme (noscendum (C)I nascendum/(V)68). On pourrait multiplier les exemples. Mais nous noterons qu'on peut aussi, bien souvent, faire l'observation exactement inverse et que V présente un grand nombre de fautes de latin qui ne se trouvent pas dans C. 1. Fautes dans l'emploi des verbes: Accord: Illi ... habebant (C)/habebam (V)69. Temps ou mode : - Qui (dies) acta cum ad primas sex (dies) accesserunt, faciunt primam symphoniam (C)/accesserint (V)70. - Quae dissensio temporum, si ueterum reuoluentur annales, longe magis in incerta inuenietur (C)/reuoluantur (V)71. Mode: Cum multa portenta fierent ... et ideo libros Sibyllinos XV uiri adissent, renuntiarunt ... (C)lrenuntiarent (V)72. 2. Fautes dans l'emploi des cas : Sed ipsarum (stellarum) motus schemataque et effectus a sole crebro inmutari (C)lmotu (V)73.

65 6, 7 ; 7, 2 et 8, 5. 66 7 6 67 7' 3. 68 7'. 1.: Superest dicere de temporibus, quibus partus soleant esse ad nascendum maturi. 69 1, 9. La main V2 corrige habebam en habebant. 70 11, 3. 71 17 10 72 co~ige renuntiarent en renuntiarunt. 73 8, 2.

vi

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3. Fautes dans l'orthographe d'un mot: Neclegentius dans C, nec glegentius dans J174 ; deluculum (avec une légère erreur pour diluculum) dans C, diculum dans Jl75.

4. Fautes dans le sens d'un mot : Erichtonius ex Vulcani semine humo exortus (C)/homo (V)76 ; Pythagoras inparem (numerum) laudet (C)/in partem (V)77. 5. Fautes dans la syntaxe : inter eos qui (C)linter eos quae (VJ78.

Ainsi V est parfois plus correct que C, parfois moins. Il est malheureusement impossible de savoir si les fautes qu'il présente sont imputables au copiste VI ou se trouvaient déjà dans l'archétype. On peut penser que, lorsque VI (c'est-à-dire le copiste lui-même) ou V2 (peut-être Heiric d'Auxerre) corrige, l'erreur est venue du copiste et que la forme correcte se trouvait dans l'archétype. Dans les autres cas, il est impossible de trancher, mais il nous paraît clair que l'hypothèse d'une tradition manuscrite propre à V79 est seule de nature à rendre compte de l'ensemble des faits que nous avons décrits. L'édition de Béroalde acquise par Beatus Rhenanus n'est donc, même du point de vue scientifique, pas dépourvue d'intérêt, quoiqu'elle accueille des leçons manifestement fautives. Son ancienneté et le fait qu'elle semble être la reprise exacte de l'édition princeps lui confèrent par ailleurs une valeur certaine dans la diffusion de ce texte80.

74 3 6 75 Ù, corrigé par V2. 76 4, 12 V écrit en outre ericthonius. 77 11, 11 : C dit cependant à tort laudet pour laudat que comporte V. 78 17 14 79 Le' fait que V donne souvent des formes latines plus "modernes" que C (ex. les accus. plur. omnes (V)/ omnis (C) dans 8,2 et iuuenes (V) / iuuenis (C) dans 14, 2 ; quadragesimus (V) / quadragensimus (C) dans 11, 7 ; stellis stantibus (V) / stellis statis (C) dans 8, 2; ignorabilem (V)/ ignobilem (C) dans 17, 15) incite certes à penser que Ca conservé plus de tournures anciennes du texte de Censorinus (qu'on imagine volontiers plutôt archaïsant), mais cela n'exclut en rien des leçons authentiques. 80 Cf. notannnent son influence sur le poème de Sapidus, influence montrée par S. de Raguenel dans son article de ce volume. Voir aussi "Une lettre inédite d'Elie Vinet", par G. Banderier, dans Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, t. LXVI, 2004, n° 1, pp. 117-118, où Elie Vinet dit, en 1578, à Pierre Daniel qu'il lui renvoie l'exemplaire de Censorinus que son correspondant lui avait prêté.

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La présence de la littérature latine tardive dans le Journal de Pierre de L'Estoile* Gilbert Schrenck

La place de la littérature latine tardive au sein du Journal de Pierre de L'Estoile soulève des questions majeures relatives à la réception d'auteurs, qui, aux premiers siècles de notre ère, ont illustré en Occident la pensée politico-religieuse avec une rare et féconde énergie. Grâce aux travaux savants menés par François Heim sur ce sujet, on mesure aujourd'hui l'importance qualitative des débats qui ont animé cette période et donné naissance à un monde neuf. "La théologie de la victoire"l, entendue, déjà, comme large débat "humaniste"2 qui anime la période constantinienne et théodosienne face au péril barbare, garde toute sa pertinence à la Renaissance. A cette époque, en effet, un grand nombre d'écrivains, de Lactance à Paulin de Nole, envahit la littérature et constitue, chez L'Estoile, une constellation de références culturelles jusqu'à nos jours sousestimées. Si la critique actuelle, ou le peu qui en tient lieu, s'est essentiellement intéressée aux rapports qu'entretient le Journal avec la littérature contemporaine des guerres de religion, il n'est pas inutile de scruter le dialogue intertextuel que le diariste établit avec des auteurs comme Tertullien et Cyprien, Ausone, Ambroise, Jérôme, Macrobe, Augustin, Claudien, Boèce et Cassiodore, sans oublier Grégoire le Grand, Isidore de Séville et d'autres grandes figures des Lettres qui conduisent au seuil de la

* Notre édition de référence est celle de G. Brunet et alii, Mémoires-Journaux, 1574-1611, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1881, 11 vol. 1 F. Heim, La théologie de la victoire. De Constantin à Théodose, Beauchesne, Paris, 1992 ; ainsi que Virtus. Idéologie politique et croyances religieuses au IV siècle, Peter Lang, Berne-Frankfurt/Main-New York-Paris, 1991. 2 F. Heim, La théologie de la victoire, p. 24.

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littérature médiévale3. Une telle étude dépasserait bien évidemment le cadre d'une enquête ponctuelle. Cela est d'autant plus vrai que la littérature des Iue et IVe siècles latins réapparaît à la Renaissance et sous l'humanisme, lui aussi, appelé "tardif". En France, on redécouvre alors la richesse exceptionnelle des auteurs de l' Antiquité, dont les préoccupations se trouvent en étroite consonance avec les défis jetés par une période de troubles civils et religieux, qui compromettent gravement l'existence même de la religion et de la monarchie. Comme à l'époque de Constantin et de Théodose, la question cruciale et taraudante de l'intervention du divin dans la sphère du politique et sa place dans l'histoire de la cité s'empare d'un ensemble de Lettrés, désignés sous le nom de "Politiques", royalistes et gallicans4, dont fait partie P. de L'Estoile. A des fins d'édification personnelle, ils exploitent tous les leçons venues du passé et repensent l' Antiquité pour défier le présent et affronter l'avenir en termes nouveauxs. Montaigne, comme Pasquier, sont des exemples, parmi bien d'autres, qui viennent spontanément à l'esprit, mais face auxquels, bien que dans un registre différent, L'Estoile n'a pas à rougir. L'Estoile, dont l'existence fut la discrétion studieuse même et qui se défit de sa charge de Grand audiencier au Parlement de Paris en 1601 - il a alors 55 ans -, a, en effet, entretenu une activité d'érudition consignée dans le Journal qu'il a rédigé sans discontinuité de 1574 à 1611, l'année de sa mort6. Avec lui, le lecteur se trouve confronté à des milliers de feuillets manuscrits, la plupart autographes et édités depuis 1621 sous des formes variables?, auxquels il faudrait ajouter d'autres volumineux

3 Voir la dernière partie et la bibliographie annexe de Religions de /'Antiquité, sous la direction d'Yves Lehmann, PUF, Paris, 1999. 4 Cf. A. Jouanna et alii, Histoire et dictionnaire des guerres de religion, Robert Laffont, "Bouquins", 1998. 5 J. Jehasse, La Renaissance de la critique: l'essor de l'humanisme érudit de 1560 à 1614, Champion, Paris, 2000 (rééd.). 6 Pour la biographie de L'Estoile, voir l'édition du Registre-Journal du règne de Henri III, éd. M. Lazard et G. Schrenck, Droz, Genève, 1992, Tome I (1574-1575): l'introduction. 7 Voir G. Schrenck, "Vérité et « recit memorable » : à propos de la première édition du Journal de Pierre de L'Estoile (1621)", dans Récit et Vérité. Du Moyen

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manuscrits confectionnés sous les règnes des Valois et des Bourbons. Ceux-ci constituent les fameux "Recueils divers", ou "Ramas", ces "pasquils" et libelles de circonstance recueillis à Paris dans un contexte de troubles et de fanatisme religieux sans précédent. Parmi ces varia se retrouvent, à côté de notes de lecture, de titres d'ouvrages, d'extraits de chartes, de généalogies et de curiosités diverses, des références aux noms les plus illustres de l' Antiquité classique et tardives. Ce mélange contrasté de pamphlets extrêmement violents et de libelles incendiaires côtoyant les auteurs les plus graves et les livres les plus sérieux de la culture occidentale, n'est pas un phénomène isolé dans la littérature humaniste du temps. Il se manifeste avec le même engouement et la même passion chez des érudits, souvent des magistrats et des parlementaires parisiens, pour qui l'écriture constitue le seul moyen de surmonter intellectuellement la grave crise du siècle finissant. Des noms prestigieux comme JacquesAuguste de Thou, Isaac Casaubon, les frères Dupuy, la famille des Pithou, Laurent Bouchel, François Rasse des Neux, les auteurs (anonymes) de La Satyre Ménippée viennent compléter ce tableau d'écrivains érudits qui nourrissent leurs réflexions de la fréquentation quotidienne des Lettres antiques et de !'Ecriture sainte que croise une actualité politique des plus tragiques9. Age au XVf siècle, dans Razo, n° 15, 1998 (Cahiers du Centre d'Etudes Médiévales deNice),pp.131-1 41. 8 Les manuscrits sont pour l'essentiel conservés au Département des Manuscrits de la BnF, notamment les Ms BnF Dupuy 770, Ms BnF Français 25560 et Ms BnF Français 10303, fol. 484: avec une mention de l'horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg et les rapports de L'Estoile avec un médecin de Haguenau. 9 Cf. J. Boucher, "Les opinions d'un émule de L'Estoile : Laurent Bouche!, avocat au Parlement de Paris (1559-1629)", dans Nouvelle Revue du Seizième Siècle, 12, 1994, pp. 209-226; K. Garber, "A propos de la politisation de !'Humanisme tardif européen. Jacques-Auguste de Thou et le «Cabinet Dupuy»" à Paris, dans Actes du colloque de Saint-Etienne (1983), Le Juste et l'injuste à la Renaissance et à !'Age classique, Publications de l'Université de Saint-Etienne, 1986, pp. 159-173; J. Veyrin-Forrer, "Un collectionneur peu connu, François Rasse des Neus, chirurgien parisien", dans Studia Bibliographica in Honorem Hermann de la Fontaine-Kerwey, Amsterdam, 1968, pp. 389-415; J.-Cl. Margolin, "Rasse des Neux et la SaintBarthélemy", dans Actes du colloque L 'Amiral de Coligny et son temps (1972), Paris, Société d'Histoire du Protestantisme français, 1974, 489-513; R. Zuber, "Tombeaux pour des Pithou : frontières confessionnelles et unité religieuse", dans Mélanges V.-L. Saulnier, Droz, Genève, 1984, pp. 331-342; Les Pithou. Les Lettres et la paix du royaume, Actes du colloque de Troyes (1998), Champion, Paris, 2003.

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Ayant bénéficié dès son plus jeune âge d'une éducation humaniste exemplaire, notamment sous la férule calviniste de Mathieu Béroalde, qui fut aussi le précepteur d' Agrippa d'Aubigné, et d'Alexandre Arbuthnot, professeur réputé pour l'enseignement du Droit à BourgeslO; ayant eu à sa disposition l'exceptionnelle bibliothèque du grand-père, titulaire de la chaire de Droit à l'université d'Orléans sous le beau surnom de Stella juris, L'Estoile offre un des exemples les plus représentatifs de la réception des Anciens à l'automne du XVIe siècle. En 1608, sa propre "librairie" comptera 3392 traités divers, qui lui vaudront la visite de prestigieux étrangers de passage à Paris, curieux de découvrir cet homme et son cabinet de trésors exceptionnelsll. Dans sa collection de curiosa, de médailles12, de manuscrits, de pièces rares, les ouvrages des auteurs "tardifs" forment quelques-unes des références de prédilection du parlementaire. C'est à partir de leur corpus que l'on va étudier leur présence au cœur du Journal, définir leur fréquence et leur importance par rapport à d'autres écrivains, avec lesquels ils entrent en contact par le jeu de la citation. Celui-ci ne saurait évidemment prendre toute sa signification sans l'examen de ses relations avec les leçons morales, politiques et religieuses qu'il apporte au diariste sur des thèmes et des points d'actualité, ses préoccupations personnelles et ses interrogations intimes. Il conviendra, pour terminer, de considérer ce retour aux sources et cette pratique intertextuelle en liaison avec l'écriture du "moi" au cœur d'un Journal qui devient progressivement confession. L'existence proprement dite des Anciens est relativement difficile à évaluer dans le Journal et l'on doit se satisfaire d'indications générales ou de relevés sommaires des sources, auxquelles L'Estoile puise le meilleur de sa pensée. De ce fait, 10 Voir Registre-Journal du règne de Henri III, éd. Lazard et Schrenck, t. IV, p. 103. 11 M. Chopard, "En marge de la grande érudition, un amateur éclairé, Pierre de L'Estoile'', dans Histoire et Littérature. Les écrivains et la politique, PUF, Paris, 1977, p. 213. 12 M.M. MacGowan, "Pierre de L'Estoile: amateur collector ofmedals and coins" dans XVII th Century French Studies, 15, 1983, pp. 115-127.

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l'univers intellectuel du mémorialiste reste très largement à découvrir et l'on sait par un bref sondage effectué sur les années 1607 à 1611 du Journal que les résultats obtenus ne sont pas d'un très grand secours à ce propos. "Ce qui frappe dans ces échanges, c'est la place modeste occupée par les ouvrages "scientifiques" (droit, philologie, histoire) et l'importance des textes concernant les controverses religieuses et la vie politique", écrit justement un critiquel2. Et s'il est vrai que l'influence d'une culture sur une autre ou le transfert d'un texte à un autre ne relèvent pas seulement de la quantification, la nature d'une citation, dans sa brièveté même, peut acquérir une importance fondamentale dans le développement spirituel d'un écrivain, ainsi que le montrent à l'évidence les mentions pourtant très lacunaires de Essais de Montaigne dans le Journal de L'Estoile13. Ainsi, nous semble-t-il, une lecture du texte et le repérage des auteurs "tardifs", présentés ici nécessairement comme des pistes à suivre, offrent des indices suffisants sur la méthode de travail et le retentissement qu'a eu !'Antiquité sur le parlementaire parisien au cours de sa vie. Cette influence se traduit d'abord par un protocole d'appropriation humaniste, par des procédés d'échanges de livres, de copies personnelles ou d'extraits d'ouvrages recopiés par des secrétaires, d'emprunts ou de gloses diverses. Cette méthode purement philologique et universellement répandue à l'époque de la Renaissance n'a rien de particulier en soi dans la pratique de la citation14. L'Estoile le confirme amplement, quand au détour d'une page, il consigne les modalités de son système de prêts avec ses amis et connaissances. Fréquentant assidûment l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, quartier de sa résidence, il a accès à la riche bibliothèque des Bénédictins de la Rive gauche, grâce à 12 Chopard, "En marge de la grande érudition", pp. 221-225 ; C. LauvergnatGagnière, "Livres et lectures d'un mémorialiste : Pierre de L'Estoile", dans De L'Estoile à Saint-Simon, recherche sur la culture des mémorialistes au temps des trois premiers rois Bourbons, Klincksieck, Paris, 1993, pp. 15-32. 13 G. Schrenck, "Pierre de L'Estoile et Montaigne: ou la« lecture en miettes»", dans Mélanges Jean Céard, à paraître. 14 Cf. A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Seuil, Paris, 1979.

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Jacques du Breuil, avec qui il partage une passion commune pour les livres raresls. En septembre 1609, il écrit en ce sens et non sans une pointe d'ironie envers son bon ami bénédicti n: Le Père Du Breuil m'a presté, ce jour, un Cassiodoms in Psalmos, relié en veau noir, imprimé à Paris, en petit folio, l'an 1519. lequel livre (encores qu'il soit fort bon et duquel les théologiens font estat) n'ai emprunté dudit Du Breuil pour chose que j'en eusse affaire, mais pour lui faire souvenir de mes Annales d'Anjou qu'il a encores à moy16.

Un mois plus tard, tenant toujours la comptabilité très précise des ouvrages qu'il met à la disposition de ses amis, il enregistre la mention suivante : J'ay presté, ce jour, à M Du Pui, mon Tertullien, in-8°, de Vechel. en deux volumes, beau par excellence et bien imprimé! 7.

Ce échange quasi quotidien entre érudits préoccupés par la culture savante constitue un précieux témoignage sur la vivacité intellectuelle des milieux de la bourgeoisie de robe au tournant du siècle et alimentée par une soif de savoir que n'aurait pas démentie la génération d'un Rabelais. Comme ses pairs, L'Estoile est à l'affût de toute nouvelle publication, des catalogues des grandes foires du livre, dont celle de Francfort, et des éditions des libraires qu'il fréquente quotidiennement sur la Montagne Sainte-Geneviève. Parfois, il bénéficie même de l'opportunité de lire en avant-première des traductions attendues avec impatience et aussitôt recopiées dans ses "Recueils divers": Le dimanche 4e [novembre 1607], M Du Pui m'a donné, de sa traduction, le Remerciement D 'Ausone à l'empereur Gratian, son disciple, pour le consulat18.

15 V. Dufour, "Le Bénédictin Jacques du Breuil, ses rapports avec Pierre de L'Estoile, sa maison natale sur le Petit-Pont'', dans Bulletin de la Société de !'Histoire de Paris, t. 11, 1884, pp. 113-123. 16 X, 14. 17 XI, 44-45.

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Le samedi 24e [mai 1608], veille de la Pentecoste, mon nepveu de Bénévent m'a donné le Phoenix, traduit par lui du latin de Claudian en vers français, et imprimé, en une feuille in-4°, par More/19.

La diffusion du savoir au sein d'un réseau érudit, français et étranger, fortement structuré autour de solidarités intellectuelles, se manifeste aussi par des comportements culturels plus diversifiés et moins conventionnels. Très conscient de son écriture au quotidien influencée par la lecture des Essais, L'Estoile ne manque pas de noter ses réflexions sur sa manière de lire et de "commercer", aurait dit son vade mecum bordelais, avec ses auteurs préférés. Les commentaires emplissent alors les marges de ses manuscrits, la glose en parcourt les blancs, les notes viennent compléter et prolonger l'activité de la lecture proprement dite. Ainsi en août 1610, ayant achevé la consultation d'un ouvrage d'histoire rédigé en latin : Je l'ai leu d'un bout à l'autre; et comme je griffonne tousjours, après l'avoir couru, j'ay mis au commencement du livre, promptement et sans préméditation, le jugement suivant que j'en fais, sauf la correction d'un plus entendu que moy: Verborum flumen ubique, judicii vix gutta, nundinae loquacitatis, de S. Augustin20.

Mais c'est sans aucun doute le souci philologique qui distingue le mieux le rapport de L'Estoile avec les auteurs de l' Antiquité tardive. Le goût pour les éditions modernes des Pères reste très vivace. En juillet 1606, il reçoit une "Espistre de Grégoire de Nyssène, graeque, avec la traduction latine de Cazaubon, et ses notes, qui est bien digne d' estre recueillie"21.

Mais sa curiosité ne se satisfait pas du seul travail que ses amis consacrent aux Pères grecs engagés dans la lutte contre l'hérésie. Il effectue lui-même des vérifications minutieuses, quand, s'agissant de débattre du Purgatoire, il reçoit du même Casaubon 18 IX 19 191x' 77. 20 x1' 369 21 VrII, 23.1.

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"deux passages graeqs de Grégoire de Nazianze, extraits fidèlement de sa main, comme je le vérifiai moi-mesme sur l'original que j'ay en mon estude"22. Il tient dans une estime comparable Jacques de Billy, "homme très docte en Hebrieu, en Grec et en Latin"23, traducteur inégalé de Grégoire de Nazianze, mais c'est certainement son entretien, en juin 1609, avec son ami Justel qui traduit le mieux son intérêt pour la philologie. Celui-ci préparait une Geographica Ecclesiastica pour, dit-il : miner et renverser les fondemens de la primauté du pape, pour le regard des choses temporelles [. ..]; et de moy, de ce que j'en puis juger en gros, cest œuvre ne sera infructueux ni inutile, mais moiennant (comme je lui ay dit) qu'il allègue fidèlement les passages comme ils sont, sans y rien changer, et qu'il ne s'en fie qu'à ses propres yeux, car, mesmes en son traicté, duquel il me lust deux bonnes heures en mon estude, il y avait un passage de Tertullien allégué au livre de Baptismo, page 415, où un id au lieu d'un qui, lequel il y avait mis, rendait la sentence toute autre, comme nous le vérifiasmes à ! 'heure mesmes sur mon Tertullien, imprimé in-8°, par Vechel, l'an 1567. Et n 'estait question que de deux lettres changées : Dandi quidem hab et jus summum (dit Tertullien), qui est Episcopus. M Juste! avait mis, par mégarde ou autrement, id est Episcopus, et le changea tout à l 'heure24.

Ce dialogue amical sur et autour de livres fondamentaux du christianisme atteste une exigence de vérité, prise d'abord au pied de la lettre, afin de reproduire la version la plus fidèle de l'original. Ce retour aux modèles de l'Antiquité et aux écrivainsthéologiens grecs et latins - L'Estoile marquant une nette préférence pour Tertullien, le premier Père de l'Eglise dans le domaine latin et l'apologiste de talent que l'on sait-, ce retour n'est pas un acte isolé. Le diariste ne procède pas autrement pour d'autres textes venant d'époques différentes. Son devoir de philologie est à mettre en parallèle avec celui, à plus d'un titre commun, de la Renaissance constantino-théodosienne (résurrection de la littérature païenne, essor des lettres chrétiennes et 22 VIII, p. 71. 23 IV 369 24

rx'. 295~296.

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révolution dans les techniques de l'édition)25. Le retour aux origines du savoir est un cheminement vers la vérité du texte et à son autorité littérale. On retrouve cette même quête de l'absolu dans les leçons que L'Estoile tire de sa fréquentation des Anciens. Là aussi, sa pensée se forme et se nourrit à leur contact journalier. Les domaines dans lesquels se répand et se manifeste la voix des auteurs "tardifs" sont vastes et variés. Ils touchent pratiquement toutes les sphères de la connaissance humaine, telle qu'elle peut être appréhendée par un esprit de la fin de la Renaissance, à une époque où l'humanisme traverse une crise, dont Montaigne signe de son côté la pathétique grandeur. L'Estoile n'écrit jamais sans se référer à ses auteurs privilégiés pour des raisons que nous verrons un peu plus tard, mais parmi les grands sujets qui viennent sous sa plume figurent les considérations sur les mœurs, les réflexions politiques et les méditations religieuses contemporaines. Au nombre des maximes morales, fortement teintées par un néo-stoïcisme ambiant, la dénonciation du comportement des concitoyens envahit tout le champ du Journal. Peu de personnes échappent à la satire ou à l'ironie du parlementaire parisien, qui offre à cette occasion l'évocation pittoresque des mœurs de son temps. Ce type de satire, davantage marquée par la conception horatienne du genre, qui n'exclut pas momentanément les diatribes caractéristiques de Juvénal, prête à sourire et à s'indigner. Il révèle toujours un L'Estoile plus secret, affligé par la décadence générale et se repliant, comme ultime recours, sur les enseignements tirés des Anciens. Les parallèles ainsi établis entre !'Antiquité et le présent créent une série d'échos et de dialogues, dont il n'est pas indifférent de relever les principaux points. Le chroniqueur témoigne en permanence des blessures que lui inflige le spectacle des injustices, de la misère et des intolérances. Les excès des ligueurs fanatiques sont en aversion à ce catholique modéré et gallican, le luxe éhonté des mignons 25 Cf. René Martin, Approche de la littérature latine tardive et protomédiévale. De Tertullien à Raban Maur, Nathan, Paris, 1994, pp. 33-34.

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d'Henri III exècre le bourgeois probe, la famine et les souffrances du peuple révoltent l'homme. Les exemples des vices et de la morgue des Grands ne manquent pas non plus de l'indigner. Ils constituent toujours une description pittoresque, fondée sur l'antithèse baroque, qui oppose l'idéal de l' Antiquité à la réalité sordide du présent. Ils tendent tous à dénoncer la tyrannie des passions charnelles et la séduction de l'argent sur les esprits. Les crimes passionnels se succèdent, la débauche des courtisans, surtout celle du règne d'Henri III, insulte la dignité des indigents. Les dames de Paris, et parmi elles les plus grandes, donnent des exemples tout aussi affligeants de leur immoralité. Le manifeste des dames de la court, un pamphlet recueilli en décembre 1587, donne le ton et le nom de leur inconduite: "Soit manifeste à tous que les dames de la Court n'ont moins de repentance de leurs pecchés, par les lamentations qui s'ensuivent, que les hommes ont eu par leurs misères", explique l'incipit du libelle26. A la fin de sa vie, L'Estoile consignera les mêmes difformités morales que le temps ne semble pas corriger, notamment lorsqu'il évoque les subterfuges amoureux du prince de Jainville envers les "belles dames (que Tertullien, de son temps, appeloit publicarum libidinum victimas)"27. Ces passages contrastent violemment avec ceux qui, en contre point, mentionnent les rares dames, dont la vertu incarne l'idéal chrétien, tel que l'auteur le reçoit de la tradition antique et de la Bible. La mort de Marguerite de France, duchesse de Savoie, est l'occasion de rappeler un grand et rare exemple de vraie charité et de "vraie Chrestienne, telle que S. Hierosme desiroit sa Fabiole, qui avoit presque donné tout son patrimoine aux pauvres"28. D'une conception analogue, fondée sur la mention d'un autre Père, est cette anecdote relative à un joueur de cartes impénitent, frappé d'une mort instantanée au milieu de sa partie et de blasphèmes diaboliques :

26 III, 95-96.

nx 62

28 I ' l4 . .

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comme l'un ne va jamais guères sans l'autre, écrit l'auteur [ ... ], nous lisons, dans S. Cyprian, au traicté qu'il a fait contre les jeux de sort et de hazard, une remarque notable sur nostre propos, touchant le jeu de cartes, trop commun et auctorizé entre nous, et mesmes dans ceste ville de Paris29.

Et le Journal de conclure que : Parquai aussi nous pouvons bien dire (dist ce bon Père), que jouer à tels jeux, c'est prendre plaisir aux œuvres du Diable, rafraischir et confirmer l'ancienne idolâtrie en quelque manière, au lieu d'en abolir du tout la mémoire. Nous conclurons donc, avec ce sainct personnage, que tous jeux de hazard sont dangereux, dignes de mort et plains de folie ; que, pour estre vrais eefans de Dieu, il ne faut estre joueurs de cartes et de dés, mais, selon son instruccion, espandre nostre argent sur la table du Seingneur, où Christ préside et les anges nous voient, afin qu'il soit distribué aux pauvres et non pas perdu follement, de peur que nous n'encourions la peine sus-escrite de cest impie et profane, que le jugement de Dieu a accablé tout d'un coup30.

A côté de ces folies, L'Estoile prend également soin de transcrire la fascination et le pouvoir exercés par l'argent. Le retour à la sagesse des Anciens lui sert une nouvelle fois à renforcer son argumentation et son jugement moral. Ainsi, à propos de l'adjudication d'une ferme de sel injustement acquise par la vénalité d'un officier corrompu, il conclut : Il n'y a dieux si grands ne si vertueux en ce miserable siècle, que les dieux Aurin et Argentin : tout le monde les adore et y tire ; mais, sur tous, les partizans, gabelliers, fermiers, financiers (et id genus omne latrunculorum), ressemblent au bon compagnon, qui, estant interrogé s'il avait esté à la messe et s'il avait veu Dieu : "Oui (respondit-il), et le calice : qui vaut mieux". Sainct Augustin, parlant de la déesse Pécune, dit que les païens anciens ont honoré le dieu OEsculan et le dieu Argentin, fils d'OEsculan, pour le

29 XI 5-6 30 7 .. Autre exemple de condamnation, celle de la sorcellerie par Saint Augustin, VII, 151.

xi:

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dieu des Richesses; et, parce que l'or a succédé à l'argent et a obtenu le prix entre tous les métaux, le mesme S. Augustin dit qu'ils 'esbahit comment le dieu Argent n'a aussi bien engendré un dieu Aurin, comme argentin a esté engendré par OEsculan, veu que l'or a aussi esté monnoié après l'argent. Cette difficulté est bien vidée aujourd'hui31.

La même sentence tombe, appuyée sur les mêmes autorités livresques, lorsqu'il stigmatise la cupidité qui s'est emparée des mauvais conseillers du roi : J'en trouve la principale cause au défaut de la piété, et que la Loi de Dieu (qui, selon S. Cyprian en ses epistres, doit estre le gouvernail des conseils humains) n'est plus celui de nostre Estat; mais l'avarice, laquelle (comme dit Saluste en son Catilina) apprend à mettre toutes choses en vente, renversant toute fidélité et preud'hommie, qui sont les instruments d'un bon conseil. Nous voions la pluspart de nos Conseillers esclaves d'icelle, nommément les grands trafiqueurs32.

L'intertexte issu de l' Antiquité a ainsi pour effet d'assimiler la société contemporaine de L'Estoile à un retour au paganisme des anciens temps et à placer sous le signe de la barbarie les mœurs des hommes de son siècle. Ce sentiment de déréliction et cette vision d'un monde qui menace ruine se retrouvent dans l'actualité politique et religieuse du règne d'Henri IV. On n'aurait de cesse de citer les passages du Journal qui prennent en charge les préoccupations politiques de l'auteur. S'agit-il d'aborder la question des ventes du temporel de l'Eglise nécessitées par une monarchie aux abois, la parole de Saint Ambroise vient à propos pour rappeler que chacun doit payer le tribut à César ?33. Traite-t-on de la gestion financière de Sully, imposant coûte que coûte ses décisions injustes au Parlement, la sentence d'Euphémus rapportée par Thucydide vient à point pour dire: 31 XI 34 32x '19 · 33 n: 327-328.

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Qu 'une République ou un prince ne doit estimer injuste ce qui accommode ses affaires. Maxime très-pernicieuse qu'on a fait souvent prattiquer à nos rois, et mesmement à cestui-ci, aux despens de sa réputation et préjudice de son Estat; bien élongnée de celle de ce bon roy Théodahat, qui, en une de ses lettres, qu'on peult voir au dixième livre du recueil de Cassiodore, dit roialement : "Encores que nous puissions tout, si estimons-nous ne nous estre loisible de faire chose qui ne soit louable ''34.

Le rappel des maximes d'autorité intervient de façon analogue, lorsque le diariste se penche, en 1610, sur un ouvrage de Bellarmin traitant de la supériorité du pape sur les rois dans les affaires temporelles : Selon l'avis aussi des quatre personnages, quoi ont esté les plus sages de leur temps, à sçavoir, Tite-Live, Marc-Aurèle, Philippe de Comines et Budé, il n'appartient qu'à Dieu de faire jugement des princes souverains, parce qu'ils ne sont en la correction des hommes, mais de Dieu seu/"35 ; ou encore : "La primitive Eglise (dit Tertullian) ne se mes/oit point des affaires publiques; au contraire, la Romaine se mesle aujourd'hui des Roiaumes, et surtout les Jésuistes se mes lent de faire et des/aire les Rois, faire la guerre et jamais la paix "36.

Les réflexions menées sur le contrat qui lie le roi et son peuple, essentiel dans la pensée politique du temps et surtout dans les théories des monarchomaques, font intervenir deux citations des ~Morales de Saint Grégoire sur les mauvais princes envoyés par Dieu en punition des péchés des hommes37. Mais ce sont sans aucun doute les pages du Journal consacrées aux questions religieuses contemporaines qui s'imprègnent le plus des auteurs de l' Antiquité tardive. Notamment quand L'Estoile enregistre les tentatives qui sont faites entre Catholiques et Réformés pour rapprocher, voire réunir, les deux confessions. Toutes les observations de l'auteur à ce propos s'expliquent par 34 X, 9-10. 35 XI, 29. 36 XI 36

37v,'2 ..

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les vues personnelles qu'il avait sur les efforts iréniques déployés de part et d'autre et souvent non sans de dangereuses arrière-pensées. Selon les instructions de son propre père qui avait souhaité voir son fils élevé dans la seule religion catholique fidèle à ses origines, l'élève de Mathieu Béroalde ne pouvait avoir qu'une oreille attentive à toutes les controverses qui emplissaient alors le royaume d'Henri IV. Son rêve, qui est aussi celui de tous les "Politiques" et des calvinistes les moins intransigeants, consiste à revenir à la pureté du christianisme primitif, tel que le Concile de Nicée l'avait défini sous Constantin38. En mai 1608, au cours d'une discussion privée avec le pasteur Cornille sur la réunion des religions, il précise sa pensée, sans illusion, sur cette question, à savoir : réduire toutes choses à l'antiquité, et remettre l'Eglise en l'estat qu'elle estait du temps de S. Augustin et des bons Pères et Docteurs de ce siècle : qui est le zèle d'un Chrestien et bon serviteur de Dieu, tel que je tiens estre ledit Cornille; mais dont la condition toutesfois, selon le monde, est déplorable, pour entreprendre une œuvre seulement possible à Dieu et impossible aux hommes, qui la calomnieront plus tost qu'ils ne la loueront et se trouvera enfin rejettée et réprouvée de la plus grande part de ceux de l'une et de l'autre Religion, quorum alteri impudentissimi, alteri arrogantissimi. De moi, encores que je loue et honore grandement la piété et bon zèle de ceux qui s '.Y emploient, si est-ce que, veu la corruption et dépravation du siècle sous lequel nous vivons, je trouve que tous ces gens-là sibi canunt, et (comme les sauterelles) sibi suo succo vivunt39.

A une autre occasion, il revient sur l'idéal d'une foi réunifiée selon le modèle des premiers Conciles. En septembre 1610, parvenu à l'extrémité d'une maladie qui l'affligeait depuis de longues années, il se fait administrer le Saint Sacrement, le "viaticum des Chrestiens de la primitive Eglise"40, celui des canons du Concile de Nicée recopiés en l'occurrenc e de son

38 M. Chopard, "Entre Rome et Genève. L'individualisme religieux de Pierre de L'Estoile", dans Humanisme et Foi chrétienne, Beauchesne, 1976, pp. 193-201. 39 XI 79 40 xr'' s. ·

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livre des Conciles en version originale et assortis du commentaire suivant. Ce passage dit assez la fidélité et la tolérance de l'auteur en matière de Sacrements : Et encores que l'Eglise Rommaine ait beaucoup dégénéré de la primitive, tant en la forme de l'apporter que de le bailler et administrer, qui se faisait sous les deux espèces, tesmoin S. Hiérosme, qui, parlant d'un évesque tolozan de son temps, nommé Euxuperius, escrit que : Corpus Domini in canistro vimineo, et Sanguinem in vito, portabat, et aussi ce que nous lisons dans Justin martir, S. Cirylle, et autres docteurs anciens, et que je ne tienne pour indifférent (comme quelques-uns des principaux de ceste Eglise m'ont voulu faire croire) et de le recevoir sous une espèce ou sous les deux, veu l'institution de Jésus-Christ, qui est précisément au contraire ; toutefois, la substance estant demeurée ici, j'ay toujours cru et croi que, pour la corruption de la forme, un bon Chrestien ne se doit priver d'un si grand bénéfice que cestui-là mesmes, à l'heure qu'il en a le plus de besoin; et que pour l'accessoire il ne faut quitter le principal, comme ont fait ceux de la Religion, qui ont du tout aboli l'usage, maintenu de tout temps et prattiqué en l'Eglise de Dieu4I.

Cette immersion dans les grands textes fondateurs de la chrétienté atteint également les endroits où le Journal prend une tournure plus intime, notamment après 1606 et la lecture des Essais de Montaigne. Nous avons montré ailleurs la part prise par le magistrat bordelais dans l'œuvre du parlementaire parisien42. Retenons que sous l'influence de l'essayiste, le "journaliste" qu'est L'Estoile trouve maintenant des accents plus secrets à son registre d'écriture, qu'il consent à des "confessions" plus directes, parfois proches de celles de Saint Augustin. Lisant un lourd traité sur la Trinité et évoquant l'incapacité de l'esprit humain à connaître Dieu, il se retranche derrière la célèbre formule augustinienne du Deus absconditus :

41 XI, 8.

42 Cf. Schrenck, "Pierre de L'Estoile et Montaigne".

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Je le !eus pour lui [l'auteur du traité, un curé parisien] faire plaisir, et non que j'y en prisse, car en si haut mistère je confesse librement mon ignorance et que je n '.Y entends rien. Et encores que je les croie tous religieusement, si est-ce que, pour le regard de ces! article, nommément, je me contente de le croire sans l'enfoncer plus avant, m 'arrestant au dire de St Augustin: Melius scitur Deus nesciendo. "Je connais par moy, dit St Bernard, combien un Dieu est incompréhensible, puisque les pièces de mon estre propre, je ne les puis comprendre"43.

En décembre de la même année 1609, déjà très malade et subissant saignée sur saignée, il trouve la force de puiser dans Augustin la consolation à son mal : Aiant depuis recueilli mes esprits esgarés, comme Dieu, par sa bonté, après la tempeste, eslève le serain dans nos âmes, je me suis consolé par les deux passages suivans de S. Augustin, dont je me suis souvenu, et les ay escrits tout aussi tost icy :

1° Quod pateris medicina est, non poenae castigatio, non damnatio. Noli repellere flagellum, si non vis repelli ab haereditate. Noli attendere quam poenam habeas in flagello, sed quem locum in testamento. 2° Novit te Dominus Deus tuus, et sic te novit, ut capillos tuos habeat numcratos. Quid ergo times ?44

Début janvier 1601, il compose une autre prière latine sur sa maladie, en concluant dans un immense geste d'humilité : Debemus Deum omnes amare (inquit Lactantius), quod Pater est; et vereri, quod Dominus ; et honorificare, quod beneficus ; et metuere, quod severus45.

Parfois, le propos, quoique beaucoup plus terre à terre, croise dans une même séquence du Journal des considérations venues d'écrivains très différents. Ainsi, en décembre 1609, à l'âge de 63 ans, anéanti par des afflictions familiales, des ennuis de santé,

43 IX, 300,juillet 1609. 44 X, 93-94. 45 X, 135.

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des pertes de biens et des procès, subissant "une vieillesse infirme et misérable"46, il se félicite de ses économies patiemment amassées: ce que le sieur de Montaigne, en ses Essais, apelle une ridicule et honteuse prudence: laquelle, toutesfois, pour mon regard, m'a bien servi en ceste grande siccité de dévotion et charité, que j'ai rencontrée partout, non par ma pourvoïance (dont j 'ay tousjours esté mal garny), mais de celle de Dieu et de sa bonté, qui d'un mal tire souvent un bien, comme il a fait de ma sotte et vaine curiosité, en l'excès toutesfois de laquelle je recongnois l'avoir bien offensé. Je m'en confesse, et lui en demande pardon; et, me retournant vers lui de tout mon cœur, pour en amander à l'avenir le défaut, je dis avec ce bon Père S. Augustin (liv. IV de ses Confess., chap. XI) : "Mettez en Dieu vostre demeure. 0 mon âme! ... "47,

avant d'ajouter cette sentence finale : "De securitate nihil in hoc mundo sperandum (Augustinus)"48. Dans le propos qui nous retient ici, la remarque sans aucun doute la plus intéressante concerne aussi le développement métadiscursif qu'il engage sur la pratique de son écriture au jour le jour. D'un point de vue littéraire et de celui de la poétique du Journal même, le passage est d'une grande importance. Arrivé au bout de ses éphémérides, en septembre 1610, l'auteur revendique enfin et de la manière la plus explicite, le modèle de sa pratique d'écriture quotidienne. Considérant à la fois son texte comme un divertissement gratuit, un "passe-temps" ludique et un travail de représentation du vécu personnel et collectif, il pointe la contradiction féconde qui traverse et structure son œuvre. Ses "registres-journaux" ne sont: pour la pluspart que fadèzes et pertes de temps, lequel j'essaie à passer le plus gaiement que je puis, et non le faire passer aux autres, qui s'en moqueraient aussi bien, et moy d'eux: ne 46 X, 103. 47 X 103-104

48 x', 1os .

·

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m 'estant proposé, en tout ce que je griffonne ici, aucune fin que domestique et privée, servant à ma commodité et non à celle d'autrui. Nous (dit S. Grégoire,), nés en la misère de ce pèlerinage, devenons enfin ethiques, pour nous desgouter de tout. Je l'expérimente tous les jours en moi-même, qui escris mesmes toutes ces fadèzes à regret, et ! 'endure plus tost que je ne le fais. Mais un passage de S. Augustin, en ses Confessions, qui s'en plaind de mesmes, et qui vault bien le cotter ici, m'a tousjours fort pieu et consolé en ceste mesme infirmité, car ce bon Père, après s 'estre confessé de faire beaucoup de choses qu'il eust bien voulu ne pas faire, a enfin ceste opinion, que cela ne lui estait point imputé à pecché, mais plustost lui estait donné comme une juste peine d'icelui, par laquelle, reconnaissant qu'il estait justement puni d'icelui, il confessait pareillement Dieu juge juste et très équitable. J'en dis autant et, avec ce sainct personnage, en donne gloire à Dieu et lui en crie merci49.

En conclusion, ce bref aperçu sur la présence de la littérature latine tardive dans le Journal de L'Estoile nous renseigne sur trois caractéristiques majeures de la réception des Anciens. Et tout d'abord l'extraordinaire fécondité de ces auteurs, auxquels l'écrivain recourt chaque fois qu'il pense le "moi" et la société. Mais ces auteurs ne constituent pas uniquement le lieu privilégié du soliloque ou du dialogue intérieur, au cours desquels L'Estoile ancre sa réflexion dans ce que l'autorité des premiers Pères a de mieux à offrir. Il faut également considérer à quel point ces mêmes écrivains entrent en dialogue avec les auteurs profanes. Cassiodore et Tertullien, le préféré de L'Estoile, Cyrille, Lactance, Ausone, Claudien et Augustin, sans parler des grecs, ou encore Ambroise, Jérôme, coexistent avec Thucydide, Tite-Live, Marc Aurèle et Tacite, la grande référence de L'Estoile5o. Ces rapprochements permettent enfin de tracer un parallèle fécond entre la période de Constantin, si bien étudiée par F. Heim, et celle de L'Estoile, toutes deux marquées par les mêmes angoisses devant la montée de la barbarie, des périls

49 XI, 16-17. 50 G. Schrenck, "En premières lignes ... La poétique du seuil dans le RegistreJournal du règne de Henri III", dans L 'Histoire littéraire: ses méthodes et ses résultats. Mélanges offerts à Madeleine Bertaud, Droz, Genève, 2001, pp. 493-502.

La littérature latine tardive dans le Journal de Pierre de L'Estoile

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humains et de la dégénérescence morale. Ce climat particulier à l'humanisme "tardiI'', que l'on a pu qualifier de "vision crépusculaire" de la Renaissance5I, présente dans l'œuvre de L'Estoile dès les premières lignes du Journal du règne d'Henri JI/52, perdure. L'intertexte antique sert alors de modèle et de référence ultime dans un monde en perte de tous ses repères traditionnels, politiques et religieux. Il sert aussi de consolation à l' écrivain en détresse et à le fortifier dans sa foi. Mais le plus important dans ce texte où se déverse toute l'actualité du temps, avec ses contradictions, ses paradoxes et son cortège des folies, jadis énumérées par Erasme, réside dans l'intérêt propre à la méthode de travail de l'auteur53. Le genre du journal permet, tout comme l'essai, de faire coexister dans l'apparent désordre des jours une succession et une simultanéité de scènes opposées. Ce Journal qui n'est au fond qu'une esthétique du fragment, de la parataxe fondée sur un savant collage et montage des textes, dit à sa manière la présence terrible d'un savoir éclaté. Le monde semble devenu fou et tirer vers sa fin. L'éclatement en est le centre, la mosaïque et la marqueterie sa forme. A ce titre, le Journal de L'Estoile, parfaitement adapté pour prendre en charge la description d'un univers en lambeaux, déchiré et atomisé par sa structure disloquée même, est aussi un magnifique geste pour en recoller les morceaux. Dans ce kaléidoscope, traversé par tous les discours humains possibles, et L'Estoile n'oublie jamais de faire parler tous les protagonistes du drame français, la référence aux Anciens est un acte de salut pathétique face à la crise de son temps.

51 Cl.-G. Dubois, L'imaginaire de la Renaissance, PUF, Paris, 1985. 52 Ed. de M. Lazard et G. Schrenck, Droz, Genève, 1992, t. I, pp. 53-55. 53 Cf. R. Trinquet, "La méthode de travail de Pierre de L'Estoile", dans Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, 17, 1955, pp. 286-291 : une analyse différente de la nôtre.

Horace Carm. 3, 12 et Balde Lyr. 2, 12 De l'amour terrestre et de l'amour céleste ou Horace romain et Horace alsacien* Eckard Lefèvre

L'ode 2, 12 de Jacob Balde est un exemple parfait de parodie d'un poème d'Horace (Carm. 3, 12). Chez les deux poètes, le mètre Ionicus a minore (uu - -) n'apparaît qu'une seule fois, les deux chants ont en commun les cinq premiers mots : miserarum est nec amori dare [ ... ]. Par conséquent, il ne peut y avoir aucun doute que le poète néo-latin n'ait assimilé sciemment le modèle antique. Dans ce cas, c'est particulièrement intéressant, vu qu'il s'agit chez Horace d'un poème d'amour. Quel amour le jésuite peut-il représenter? Certainement pas l'amour terrestre, mais bien l'amour céleste. Un rapport avec le Cantique des cantiques de Salomon est pensable. On peut en effet en trouver un dans l'ode Miserarum est, comme le montre le titre. Horace Carm. 3, 12 De nos jours encore, on ne sait s'il s'agit d'un monologue d'une jeune fille amoureuse ou bien si le poète aborde une jeune fille. Voici le texte du Carmen 3, 12 dans la classification des différents vers d'après D.R. Shackleton Baileyl :

* Le texte de cette communication, présentée le 8 mai 2003 à l'Université MarcBloch de Strasbourg, est rendu sans modification mais augmenté de notes. Je remercie cordialement Madame Sylvia Hartkamp pour l'excellente traduction qu'elle a faite en français. 1 Traduction par Villeneuve, 1959.

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Eckard Lefèvre

Miserarum est neque amori dare ludum neque dulci mala vino lavere, aut exanimari metuentis patruae verbera linguae. 5

tibi qualum Cythereae puer ales, tibi telas operosaeque Minervae studium aufert, Neobule, Liparaei nitor Hebri, simul unctos Tiberinis umeros lavit in undis, eques ipso melior Bellerophonte, neque pugno neque segni pede victus,

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catus idem per apertum fugientis agitato grege cervos iaculari et celer arto latitantem fruticeto excipere aprum. Malheureuses celles dont le lot est de ne pas se jouer librement à l'amour, de ne pouvoir noyer leurs peines dans la douceur du vin sans craindre, glacées d'effroi, que ne les fustige la langue d'un oncle. De tes mains, l'enfant ailé de Cythérée enlève la corbeille à laine, de tes mains, Néobulé, les toiles, le travail de l'industrieuse Minerve, tombent devant la splendeur d'Hébrus de Lipara, lorsqu'il a baigné dans les ondes du Tibre ses épaules huilées, lui, meilleur cavalier que Bellérophon même, lui dont le poing, dont le pied sans faiblesse ne sont jamais vaincus, lui, habile à atteindre de son javelot les cerfs dont la troupe harcelée fuit à découvert, et prompt à recevoir le sanglier qui se cachait dans l'épaisseur des broussailles.

En 1816, Chr. G. Mitscherlic h remarquait : "Innumera paene sunt, quae super hujus carminis consilio hariolati sint interpretes"2 , bien qu'à son époque le point de litige principal entre les 2 1816, p. 146.

Horace Carm. 3, 12 et Balde Lyr. 2, 12

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philologues modernes soit inconnu. D'après Porphyrio et Ps. Acro, le poète est celui qui parle dans le poème, de même que d'après le groupe T' des manuscrits qui donne le titre Ad Neobulen à l'ode. En 1577 D. Lambin et en 1816 Mitscherlich suivent l'idée de ce groupe. Lambin va plus loin encore dans la caractérisation paranetice dans T': "haec Ode est napmvi::nKÎ\ chez Lambin, seu npo'tpE1t'CtKÎ\ ; id est, ad suadendum & exhortandmn comparata"3. Par contre une autre manière de voir domine actuellement, qui prétend qu'il s'agirait d'un monologue placé dans la bouche de Néobulé4. Nauck/WeiBenfels (1894), L. Mueller (1900), H.P. Syndikus (1973/2001), F. Cairns (1977), V. Poschl (1980) et D. West (2002) sont des exceptions5. On doit tenir compte du fait que ce n'est pas la manière d'Horace que de choisir pour sujet d'un poème le débordement sentimental et élégiaque d'une jeune fille dont l'amour ne serait pas exaucé. On sait que sa conception de l'amour n'est ni sentimentale, ni élégiaque. Par là même, on est amené à penser qu'il est lui-même le porte-parole. Il faut ajouter que les formules ironiques qu'on y trouve correspondent pour ainsi dire à peine à la plainte d'une amoureuse6. Si les interprétations de T' et Lambin sont exactes, en affirmant que l'ode est parainétique et protreptique, que conseille Horace à Néobulé? On voudrait reconnaître aussi dans celui-ci, comme dans la plupart des poèmes, son goût personnel. Par quoi Néobulé est-elle impressionnée ? C'est Hébrus, le sportif universel de l'île de Lipara, qui l'a charmée. Il nage dans le Tibre, pratique l'équitation mieux que Bellérophon, est toujours vainqueur dans les compétitions de boxe et de course; de plus, il est habile à chasser les cerfs et à dénicher les sangliers cachés. Comment cela peut-il en imposer à la jeune fille? L'accompagne -t-elle? Dans des conditions normales il lui serait tout juste possible de jeter un coup d'œil en cachette sur les épaules huilées du nageur. Mais elle ne peut connaître tout le

3 t577,p.170. 4 Ainsi par exemple Kil3el (1980) et Nielsen (1980). 5 Dans la discussion F. Heim a supposé que les strophes 2-4 pourraient être énoncées par l'oncle. 6 Cf. surtout Syndicus, 2001, p. 127.

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Eckard Lefèvre

reste que par ouï-dire - ou bien par ses récits à lui. Alors Hébrus serait un fanfaron comme le sont souvent les sportifs. Il s'agit apparemment d'un type qui n'est pas du tout du goût d'Horace7. Cervos, les objets de son désir, de même aprum, le dernier mot du poème, donnent une indication évidente quant à la façon dont on doit juger l'élu. Celui-ci appartient à ceux qui s'adonnent à une certaine "folie"8, au sujet de laquelle le poète ne peut faire que des remarques ironiques comme le montre le Carm. I, 1, 25-289: 25

manet sub love frigido venator tenerae coniugis inmemor, seu visast catulis cerva fidelibus seu rupit teretes Marsus aper plagas.

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Il s'attarde sous le ciel froid, le chasseur, oubliant sa toute jeune femme, si un cerf s'est montré à ses chiens, guides fidèles, ou si un sanglier marse a rompu ses filets aux mailles fines.

Et les voilà de nouveau: cerf et sanglier. Tout comme le venator néglige sa tenera coniunx, Hébrus lui, le fanatique de la chasse, ne s'intéresse pas à Néobulé. Il n'est pas nécessaire de continuer à méditer sur ce que pense de l'agile Hébrus celui qui dit : "Moi, le lierre, parure des doctes fronts, me mêle aux dieux du ciel" (me doctarum hederae praemiafronti umldis miscent superis)lO la comparaison hyperbolique avec Bellérophon parle par ellemêmell. Toutefois, il faut se demander si un peu de jalousie ne le ferait pas souffrir et s'il n'envierait pas l'homme adoré? Il n'est pas toujours avantageux d'être brevis atque obesusl2. Ce n'est que si le poète lui-même était mêlé au cas de Néobulé que l'ode prendrait un sens. L'expression indirecte de la première strophe signifie directement: Néobulé, comme cela

7 Inversement Cairns 1977, p. 145 : "he does make it clear that he thinks she has chosen a worthy lover." 8 Cf. Lefèvre 1993, pp. 228-229. 9 Traduction par Villeneuve 1959. 10 Hor. Carm. 1, 1, 29-30 (traduction par Villeneuve 1959, p. 7). 11 Péischl 1980, p. 408 est d'avis qu'Horace partage les sentiments pour la jeune fille et l'admiration pour Hébrus : c'est le contraire qui est vrai. 12 "gras et de petite taille", comme dit Suétone sur Horace.

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est formulé sans-façon13, ne donne pas libre cours à l'amour14 (amori dare ludum) et ne chasse pas sa douleur en la noyant dans du vin doux (dulci mala15 vino lavere)I6, et si elle le faisait, elle pâlirait de crainte devant la réprimande de son tuteur (exanimari metuentes patruae verbera linguae)I7. En un mot: elle est timide. C'est pour cela qu'elle est misera. Cela signifie qu'elle doit s'adonner à l'amour (amor) et chasser les mala avec le vin. Les mala, c'est son désir inexaucé pour Hébrus, car il n'est dit nulle part qu'il réponde à son souhait. L' amor est donc l'amour du poète pour elle. Si elle tourne sa passion vers celui-ci, elle n'aura pas à craindre son tuteur18. Le fait qu'Horace soit concerné personnellement - il importe peu que ce soit fictif ou non -, devrait être insinué par la signification du nom Néobulé: jadis une maîtresse, porteuse du même nom se refusait au poète Archilochos19. Celui-ci attaqua violemment la prude femme de ses vers ; Horace, lui aussi, cloue un peu au pilori sa N éobulé à cause de son goût par trop ordinaire - il croit pouvoir offrir bien plus que le fait de traverser le Tibre à la nage ou de tuer des cerfs et des sangliers. Horace se réfère apparemment à un poème d' Alcée, poème dont le début est conservé (fr. 10 V.)20: 13 Cf. Syndikus 2001, p. 127. 14 Ainsi KieB!ing/Heinze, p. 127. 15 L'oxymoron fait ressortir le ton léger. 16 Il est incorrect de supposer que Néobulé ait ce "souhait" : "wenn Neobule dürfte, wetteiferte sie also recht wohl mit trinkfesten Hetaren" (Syndikus 2001, p.

127). 17 Il est incorrect de supposer que exanimari signifie "se donner la mort", Néobulé

fasse partie des "Madchen, die so tôricht sind, nur zwischen Verzicht und Selbstmord wahlen zu kêinnen, nachdem sie schwach geworden sind" (Pôschl 1980, p. 407). Mitscherlich 1814, pp. 147-148 dit correctement: "Examinari metuentes doctius et gravius pro conturbari, pcrcclli metu, metuere, obnoxium esse patruo". 18 "Für so ganz unüberwindlich scheint der Dichter dieses Hindemis nicht zu halten, wenn er nur von dessen lautem Schimpfen spricht" (Syndikus, 2001, p. 128). 19 Cf. Plessis 1924, p. 214; KieB!ing/Heinze 1930, p. 313; Treu 1949/50, p. 225; Pôschl 1977, p. 407 (avec une conclusion inexacte). 20 =Fr. !Ob LP. Treu 1980, p. 77 donne la traduction suivante: "Weh, ich Arme, wie so ganzlich bin dem Unglück ich verfallen ! - Haus - - ein grausam Los - eine unheilbare Blindheit kommt ... und im Herzen, in dem zagen, wachst des Hirsches wildes Rôhren - wie von Sinnen - - (durch's) Verhangnis "

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