Automation Et humanisme (Original)

L'auteur dénonce le mythe d'une technologie nécessairement aliénante. Dans une première partie, il définit et

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French Pages 366 Year 1968

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AUTOMATION ET

HUMANISME

DU MÊME AUTEUR

D'ALGER

A BERCHTESGADEN

Illustrations d'André Hambourg (éPuisé). L'AIDE

DES

ÉCONOMIQUE

ÉTATS-UNIS

A LA FRANCE

Documentation Française, 1955. DEVANT

LA FRANCE

LE

MARCHÉ

COMMUN

( Grand Prix littéraire Européen 1959) Flammarion, 1958. L'EUROPE

DES

EUROPÉENS

Flammarion, 1961. AUTOMATION :

RÉVOLUTION

PERMANENTE

(Prix de l'AFCOD, 1966) LE

PARADOXE

DES

TECHNOCRATES

(Prix Caxes, 1966) Denoël, 1966. LE

CONTRADICTIONNAIRE

Denoël, 1967. En Préparation LETTRE

OUVERTE

A UN ESPRIT

« 69 » INFORMATIQUE

FERMÉ

GEORGES ELGOZY

AUTOMATION ET

HUMANISME

CALMANN-LÉVY PARIS

« L'esprit humain pourrat-il dominer ce que l'esprit humain a fait? » Paul

VALÉRY.

AVANT-PROPOS « Ils craignent ce qu'ils ont inventé. » LUCAIN.

L?UR SuR la pente de ce dernier tiers de siècle, la planète ne va plus son petit bonhomme de chemin : elle s'emballe. Si vertigineuses deviennent ses révolutions qu'elle risque de mal tourner. L'administration même, malgré sa fureur de réglementer et son génie de temporiser, se révèle incapable d'en ralentir le cours. L'humanité disposait jadis de siècles, parfois de millénaires, pour s'adapter à des inventions aussi simplistes que la pioche, la charrue, la brouette, le harpon. Tels quels se transmettaient, de père en fils, les matériaux de construction, les sources d'énergie, les techniques. Les moulins à blé et les canalisations dont traitent les ouvrages du Moyen Age présentent les mêmes caractéristiques que leurs ancêtres préchrétiens. Grecs et Romains ignoraient le collier d'attelage; Incas et Aztèques, la roue et la route. Et si, dûment chapitrés par les missionnaires de l'U.N.E.S.C.O., les paysans afghans lâchèrent enfin leur faucille vers 1955, ce fut pour adopter la faux. Depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui comptent, ils ont compté à la vitesse de l'abaque. Il fallut attendre la mise au point du premier calculateur électronique, en 1945, pour que cette vitesse fût multipliée par cinq; de 1945 à 1951, par cent; depuis, par mille et davantage. Il prenait son temps, le monde. Aujourd'hui, les précipitations de la technique harcèlent les individus au point qu'ils finissent par redouter, plus encore qu'ils ne souhaitent, les découvertes de leur imagination.

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Par une sorte de capillarité peu résistible, l'automation vivifie toutes les branches de la société : emploi, économie, mode de vie, rapports sociaux. Elle est en passe de bouleverser la condition humaine bien plus profondément que ne le ferait une guerre civile intraeuropéenne ou des hostilités planétaires. Si meurtriers que soient les conflits mondiaux, du moins respectent-ils certaines notions de travail, de salaire, de profit, de marché, que menace d'ébranler la technologie. Sans doute entrons-nous dans une ère où capitalisme libéral et propriété individuelle - cette étrange conception du xie siècle - se révèlent peu compatibles avec l'essor d'une grande nation. Autant les guerres desservent les citoyens, autant les techniques les servent ou les devraient servir. A n'en pas douter, cette deuxième révolution industrielle dicte à nos contemporains un style de vie différent, de nouveaux risques, de nouvelles responsabilités. Automatiquement, presque sans condition. Phase énergétique ou mécanique Un siècle et demi plus tôt, la première révolution industrielle, celle de la machine à vapeur, mettait en branle l'humanité. Bien que son apport nous paraisse limité au regard la mécanique primitive du séisme actuel de l'automation, représenta pour l'homme bien plus que de la force motrice, des égreneuses de coton, des métiers à tisser. A elle est imputable la production de masse, c'est-à-dire la première civilisation de l'Histoire où le luxe n'est plus le privilège d'une soi-disant élite. A elle également nous devons la fin du travail à domicile et de l'artisanat généralisé, ainsi que le transfert en masse des paysans et boutiquiers dans les usines. Automobiles et chemins de fer ne furent pas que des calèches ou des diligences perfectionnées; ils modifièrent le comportement des individus et jusqu'à leur environnement : maisons, usines, cités, campagnes. Ils rétrécirent les distances, abolirent l'éloignement. Comme les rhinocéros d'Ionesco, ils tendent à occuper tout l'espace qui leur est offert, et même davantage. Après avoir usé pendant des millénaires ses forces naturelles, l'homme exploite dès le xixe siècle une source d'énergie exté-

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rieure en combinant l'eau et le feu. Et les premiers coups de piston ont extrait la société d'une gangue où elle se fossilisait, pour lui imprimer - en même temps qu'un rythme de vie moins lent - un sens du progrès matériel et des perspectives neuves. On peut même soutenir que la vapeur a « rendu l'esclavage inutile ». Mutation que prophétisait Aristote lorsqu'il alléguait que « si les navettes tissaient toutes seules, il n'y aurait plus d'esclaves 1 ». Et l'esclavage devint immoral le jour où il fut dépassé par la technique... Alors l'homme fut récompensé de sa bonté sans préméditation : mille milliards de kilowatts-heures produits chaque année aux États-Unis mettent à la disposition de chaque citoyen l'équivalent de cent esclaves. On eût pourtant bien étonné Richard Arkwright ou James Watt en leur annonçant qu'ils allaient modifier la civilisation... En fait, la machine contraignit l'ouvrier à travailler hors de son foyer et l'accompagna sur les chantiers, dans les ateliers, au fond des mines, tout en l'affranchissant de besognes harassantes. Après une phase de heurts puis d'adaptations et de concessions réciproques, elle devint le prolongement organique du travailleur, qui ne pourrait désormais vivre sans elle, encore qu'il lui soit parfois pénible de vivre avec elle. Jusque vers le milieu du xxe siècle, un pacte de nonagression stabilisait une coexistence plus ou moins pacifique entre hommes et machines. Pacte transitoire, comme tous les pactes. Phase informatique ou automatique Infiniment plus puissants et plus autonomes, les automatismes de ce second xxe siècle auront tôt fait de rompre cet équilibre. Poste par poste, ils se substituent à leurs ancêtres moins évolués. Et du même coup à nombre de travailleurs, dans les bureaux comme dans les usines. La conquête est menée sur deux fronts. D'une part, l'autoi. « L'invention du navire à vapeur a fait pour les galériens plus que saint François de Paul lui-même», affirmeGastonBouthoul, dans l'Art de la politique.Sainte réflexion,encorequ'il s'agissede saint Vincentde Paul. Commeon connaît ses saints, on les honore.

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mation de séquence et de régulation inonde le monde - le monde septentrional - d'objets fabriqués à des vitesses de projectiles, en séries interminables dûment contrôlées par ses soins. D'autre part, la calculatrice, qui intéresse la gestion autant que la fabrication, recèle un potentiel de bienfaits pour la race humaine, supérieur à toute autre invention. Cette fois, les facultés mentales de l'individu sont en passe d'être relayées et supplantées par les ordinateurs, comme le furent ses capacités musculaires à l'époque de la mécanisation. Alors que le machinisme tend à aliéner le travailleur - qui demeure étranger à toute vie bourgeoise - l'automatisme l'intègre dans la collectivité. Surgit une discipline nouvelle : celle de l'informatique, de l'amplification automatique de l'intelligence. Cette révolution technologique n'est pas plus révolutionnaire que l'acier, l'électricité, le spoutnik, le laser ou l'énergie nucléaire, mais elle bouleversera bien davantage la condition humaine. L'ordinateur vient oblitérer toute idée acquise pour instaurer l'ère du progrès continu. Ainsi se modifient les structures de l'homme et sa mentalité. Des millénaires furent nécessaires au préhominien pour se « cérébraliser », quelques décennies suffiront à l'homo sapiens pour « encéphaliser » la société 1. Déjà quarante-deux mille computeurs, affectés à mille usages distincts, métamorphosent tous les aspects de la vie américaine : sciences, enseignement, industrie, commerce, banques, gouvernement, défense nationale. Et même la bureaucratie. Ces machines enregistrent, traitent, utilisent et transmettent les informations. Elles savent conclure, simuler, juger, traduire. Encore ne suffit-il pas aux calculatrices de calculer, elles estiment, contrôlent, optimisent. Elles dirigent des usines et choisissent les meilleurs moyens d'atteindre les fins qui leur sont assignées. Elles apprennent plus vite et mieux que les élèves les plus doués; elles enseignent mieux et plus longtemps que les professeurs les plus patients. L'automation ouvre à l'humanité les deux infinis de l'atome et du cosmos, ces extrêmes qui se rejoignent par de secrètes anastomoses. Elle la convie à pénétrer les profondeurs des océans, de la terre, et enfin - incidemment - de soi : t. Louis

ARMAND, Réalités,

septembre

1967.

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sublime désintérêt de l'homme, moins curieux de percer les mystères dont il est fait que ceux qui l'environnent. Les automatismes les plus parfaits s'expédient dans l'espace, quand ils ne sont pas réservés à des puissances rivales : il faut penser à autrui. Les robots tiennent leurs promesses, et même celles des hommes, qui promettaient la lune : le temps d'un carburateur à régler. Ces mécaniques savent également se multiplier : elles ne s'en priveront pas. Rares sont déjà les fonctions dont elles ne s'acquittent plus vite ou mieux que l'homme. Hors du machinal cependant, la machine outrepasse son domaine. En mesure de répondre à presque toutes les questions, elle demeure incapable d'en poser une seule, de s'assigner la moindre tâche. Incapable aussi de fabriquer un individu, ouvrage pourtant à la portée du plus arriéré des humains : si inapte à produire que soit un bipède, il sait encore se reproduire, encore que ceci ne compense pas cela. Les automatismes manquent également d'imagination, de volonté, d'intention. De sentiments aussi, comme pitié et amour : par quoi ils marquent une confortante supériorité sur les plus humains des humains. Mais sur ceux-là seulement. Cadences infernales du progrès Ce bourgeonnement des inventions ne résulte ni d'une éruption spontanée ni d'un emballement accidentel. La séquence des bouleversements forme une chaîne continue, dont les premiers maillons furent forgés d'une manière artisanale durant plusieurs millénaires, mais dont la fabrication s'est industrialisée depuis le siècle dernier, pour s'automatiser enfin au cours de ces dernières années. Cette fission en chaîne, déclenchée par la coalition « sciencetechnique-industrie », ne fait que s'amorcer. Jusqu'au xixe siècle inclus, la technique faisait rarement appel à la science; de son côté, la science souffrait de l'insuffisance des techniques et évoluait en marge de l'économie. Les savants tenaient à orgueil de se désintéresser des affaires : tout au plus se proposaient-ils de satisfaire notre curiosité, ou plus précisément, la leur. Depuis plusieurs décennies, le progrès des connaissances trouve dans celui des techniques un facteur puissant d'accélération; des appareils plus perfectionnés permettent des investigations plus poussées. Liées

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toutes deux par la technique, science et industrie deviennent indissociables : à cette fécondation mutuelle est en partie imputable notre révolution permanente. Tout concourt, par ailleurs, à précipiter les mutations. L'explosion démographique - le baby boom - multiplie les probabilités d'innovations, d'initiatives, de découvertes. La généralisation et le prolongement de l'enseignement, liés à la diffusion de la culture, décuplent quantités et qualités des hommes de sciences : autant de chercheurs sont aujourd'hui à l'ouvrage qu'il y en eut pendant tous les siècles antérieurs. Encore peuvent-ils employer les incalculables services des calculatrices. Simultanément, la rapidité des transports et l'extension des communications favorisent les confrontations et rendent les croisements plus fréquents et plus fructueux. Il faut de nouveaux sens à l'homme, dès lors qu'aucun endroit de sa planète n'est à plus de quelques heures de lui par avion, à plus de quelques minutes par fusée, à plus de quelques fractions de seconde par radio. Autre raison : stimulés par la compétition internationale, gouvernements et industriels investissent chaque année davantage dans la recherche scientifique et technique, dans les inventions et dans leur exploitation. C'est que le progrès technique réduit tous les coûts, sauf le sien propre. Perceptible en Europe occidentale, cette progression est imposante aux États-Unis, où les crédits particulièrement de recherche passent de trois cents millions de dollars en 1940 à vingt-quatre milliards pour l'année fiscale 1967-1968, soit l'équivalent du budget actuel de la France. Le génie de notre temps - le bon génie pour une fois cristallise dans cette idée neuve que l'homme peut désormais créer, innover, inventer sans avoir à perfectionner, nécessairement, l'art de tuer son prochain. Comment, dans ces conditions, le domaine de la technologie ne s'étirerait-il pas dans toutes les directions à un rythme forcené? C'est aussi que le temps qui sépare une découverte fondamentale de ses applications techniques rétrécit d'année en année. De cent ans pour la photographie, il passe à cinquante pour le téléphone, à quatorze pour l'avion, à sept pour la télévision, à six pour l'utilisation pacifique de l'énergie atomique, à cinq pour l'emploi des satellites de communication.

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Plus d'un demi-siècle fut nécessaire pour que la machine à vapeur se répandît dans l'industrie (de Papin à Watt), onze années suffirent pour la pénicilline (ig2g-zgq.z), trois pour les transistors au germanium. Déjà les piles à combustible, expérimentées pour équiper les satellites artificiels, apparaissent sur le marché. Hommes de sciences et chercheurs de laboratoire coopèrent aujourd'hui, pour exploiter leurs propres découvertes, avec ingénieurs et techniciens : la légende du savant isolé dans sa tour d'ivoire ne survit que sur bandes dessinées. Bien qu'étalée sur des millénaires, cette accélération du changement nous devient d'autant plus perceptible qu'elle s'inscrit pour la première fois dans la durée de notre vie : science, force productrice directe. L'ère postindustrielle est ouverte... Une autre raison, non moins déterminante, réside dans l'accroissement exponentiel de nos connaissances depuis Si le Journal des Sciences physiques fondaannées. quelques mentales des États-Unis augmentait de volume comme il le fait depuis vingt ans, il pèserait plus que la terre vers l'an 2000. En réalité, le volume de notre savoir se multiplie par deux à chaque décennie, depuis plus d'un demi-siècle. Dans les le rythme autres domaines - social et politique notamment est infiniment plus lent. Qu'il s'agisse des chercheurs, des crédits consacrés à la recherche, des revues techniques, des brevets, du degré de précision des instruments scientifiques, des étoiles cataloguées, de la production d'électricité, de la vitesse des avions, se vérifie cette étrange loi du doublement décennal... Sciences et techniques ont donc subi plus de transformations au cours de ces vingt dernières années que pendant les vingt siècles antérieurs. Aussi bien, presque tout ce que voire un quadragénaire, doit savoir un cahin-quinquagénaire, fut découvert après la fin de ses études 1 : l'érosion intellectuelle en cours de carrière rend indispensable la formation permanente. Les hommes ne terminent plus leurs études depuis qu'ils ont inventé l'art de l'invention. Cela leur apprendra... i. D'où la difficultéqu'éprouventles « cadres » decet âge à se « recycler»; quadrature de cercle.

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La vie brève des choses Les choses ne sont plus ce qu'elles sont, elles sont ce que l'homme les fait, au moyen de machines. Et il entre désormais dans la nature des choses que les choses changent de nature. De plus en plus vite. En raison de l'épidémie mondiale de recherche, on peut s'attendre que les deux tiers environ des objets et matières dont nous nous servons aujourd'hui seront caducs d'ici une dizaine d'années, et que de nouveaux produits les remplaceront, inconnus jusqu'ici. Dans cette épreuve permanente de concurrence, la moindre innovation l'emporte désormais sur le meilleur prix, invincible à ce jour. Et la notion d'obsolescence ou de désuétude, qui traduit le vieillissement précoce des choses, acquiert chaque année une jeunesse plus vigoureuse. Après soie, coton, laine, c'est au tour des fibres dures - jute, sisal - d'être menacées par les fibres et les rubans de polypropylène. La vie toujours plus brève des objets, des hypothèses, des brevets, contraste avec la longévité croissante des humains. L'art seul, le meilleur de l'homme, accède à l'éternité : ne devant rien à la machine, il peut lui survivre. Salaire de la gratuité. La science enterre à mesure qu'elle découvre, la technique oblitère à mesure qu'elle innove. Sciences et techniques auraient-elles besoin de faire table rase pour bâtir sur sable leurs châteaux de cartes perforées? Le vrai même se périme. Il était jadis d'un siècle; naguère, d'une année; aujourd'hui d'un instant. Et l'homme ne sait plus à quelle vérité se vouer, puisque « toute idée devient fausse, comme dit Alain, au moment où l'on s'en contente ». Nous abordons une ère où les métiers vivent moins longtemps que les travailleurs : nos enfants changeront sans doute plusieurs fois de carrière au cours de leur existence. Une seule chose reste certaine de nos jours : le changement. Et la plus utopique de toutes les utopies serait de croire notre univers stable. A peine terminées, les réalisations sont dépassées par la recherche. Parfois avant. Un prototype n'est pas plus tôt à l'essai que des bureaux d'études achèvent les plans d'un appareil bien plus perfectionné...

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Pascal nous avait prévenus : « L'homme est fait pour la recherche de la vérité, et non pour sa possession ». Les inconnues de l'équation Ce nouveau monde de la technologie est cependant de découverte trop récente pour que ses pionniers en aient défriché les terres, exploré les maquis, ou seulement arpenté les rivages. Les uns y croient entrevoir un Pérou à trésors; les autres, un désert de mirages. Comme tout mythe, l'automatisme fut salué à sa naissance par une gerbe de rhétorique, de sociologie, de mystique, voire de métaphysique. Le tout embrasé d'enthousiasme ou de confusion, selon l'éthique ou l'ignorance des chroniqueurs. Plus encore, selon leurs humeurs et leurs fois, bonnes ou mauvaises. De tels feux d'artifice ne font pas longs feux : après avoir projeté une image quasi magique des relations entre hommes et machines, ils furent suivis d'une obscurité qui n'en parut que plus compacte. Des constellations spectaculaires - idoles de tréteaux, de parades, de plateaux - captivent davantage les sens de nos concitoyens, peu portés sur les ingrates jouissances de l'économie. Et le phénomène automatique disparaît, comme enterré sous les tombereaux de fleurs artificielles. Le reflux de la vague d'optimisme, qui noyait tous les doutes, laisse un sable mouvant sur lequel il est difficile d'avancer. En vérité, les événements futurs sont de moins en moins éclairés par les événements passés : les devoirs de cette génération ne sont plus dictés par les leçons de l'histoire. Cependant que les Européens font bon marché de l'Europe, qu'ils jouent aux Armagnacs et aux Bourguignons, des computeurs abattent aux États-Unis autant de besogne que tous leurs cerveaux humains additionnés. Encore peut-on supposer que ces esclaves cérébraux accompliront dans une vingtaine d'années cent fois plus de travail qu'aujourd'hui. Prêchant dans le désert du Marché peu commun, des sociopsychologues crient au miracle, à la magie, à l'âge d'or; tandis que des psychosociologues dénoncent les signes avantcoureurs de chômage technologique, de misère généralisée,

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de « robotisation » du genre humain. Les optiques divergentes de ces prophètes du présent ne coïncident que sur un point : une bombe nucléaire couperait court à cette évolution, paradisiaque ou infernale. Et à leurs doutes, du même coup. Selon les uns, l'automatisme ne serait qu'une mécanisation un peu plus poussée; selon les autres, une mutation sans précédent. A ceux qui soutiennent que ce « machinisme au carré » exterminera la classe ouvrière, d'autres répliquent avec autant de certitude - et de courbes exponentielles - qu'il en effacera toutes les peines. Sur ce, un économètre sur deux établit que l'automation exige des investissements onéreux, parfois ruineux, tandis que le second démontre avec autant d'objectivité qu'elle est à la portée des entreprises moyennes, sinon médiocres. Et ces faisceaux d'observations, qui éblouissent plus qu'ils n'éclairent, relèguent dans l'ombre les problèmes fondamentaux. L'automation crée-t-elle plus, autant, ou moins d'emplois par ses réactions indirectes qu'elle n'en supprime par son action directe? La nouvelle technologie favoriserait-elle la promotion professionnelle, ou condamnerait-elle au contraire les travailleurs à des besognes dégradantes? En raison du volume colossal des investissements que - nécessairement à la requièrent les techniques de pointe charge de l'État - l'entreprise privée devrait-elle être... privée de ses activités et de ses profits? Dans quelles proportions doit-on répartir les crédits de développement et de recherche aux divers secteurs de la science, de l'industrie, de la défense, des services? Comment partager les biens résultant de l'automation lorsque la production ne dépendra presque plus du travail humain? A toutes ces questions ne furent proposées jusqu'ici que réponses fragmentaires, rarement comparables, trop particulières pour mériter considération. Des études de cas, des travaux microdimensionnels, sans conclusions quantitatives, se révèlent souvent incapables d'appréhender un phénomène protéiforme, mal défini, dont les progrès sont limités par des problèmes de rentabilité et de technique. Les Américains commencent à peine à mesurer les répercussions d'une technologie qui remet en cause les fondements de l'économie de marché et ceux mêmes des institutions. Gouvernants, managers, syndicalistes s'attaquent de conserve

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aux problèmes aigus que pose cette révolution chronique. Sans doute le branle-bas de l'automatique est-il trop récent, surtout en Europe, pour que des études exhaustives ou macrodimensionnelles aient été consacrées à ses conséquences humaines ou inhumaines. Sporadiques et partielles, parfois partiales, ces observations restent châtrées de toute conclusion acceptable : appréciations fortuites, trop particulières ou trop générales 1. Il serait à craindre que, faute de méthodologie, elles ne le demeurassent longtemps... Que deux sociologues n'aient pas encore adopté - fûtce par hasard - une définition identique du mot « automation » prouve, plus encore que la complexité de leur personnalité, la complexité du phénomène. C'est que tout au long de l'Histoire, les faits s'acharnent à déjouer les prévisions des hommes. L'erreur reste la règle; la vérité, l'accident. C'est aussi que tout progrès pose désormais plus de problèmes qu'il n'en résout, et que les conséquences imprévisibles d'une découverte prennent souvent plus d'importance que les prévisibles. On sait depuis peu, par exemple, qu'à l'automobile échoit le mérite d'avoir supprimé tétanos et fièvre typhoïde : en se substituant aux chevaux, elle éliminait du même coup mouches et moustiques qui servaient de véhicules aux microbes. Encore l'imprévisible éclipse-t-il souvent le prévisible : les thériaques, les ballons si peu dirigeables, les accumulateurs, les gaz asphyxiants, la thalidomide ne répondirent guère aux espérances de leurs inventeurs. et de Les conséquences socio-politiques de l'automatique l'informatique ne sont pas plus prévisibles aujourd'hui que ne le furent hier les séquelles dévastatrices dues aux nouveaux insecticides, ou les effets dits secondaires de médicaments trop héroïques. « Nous ne vivons pas dans un siècle de petites choses », disait... Colbert. i. A l'exceptiondes remarquablesétudes de MM.GeorgesFriedmann et Pierre Naville : on ne peut traiter d'évolution du travail sans leur devoir quelquetribut.

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Fatalité ou providence? Après des millénaires de labeur, l'homme peut enfin espérer qu'il échappera un jour à sa malédiction originelle : il ne mangera plus son pain à la sueur de son visage, comme il est écrit dans l'Ancien Testament. De même que la vapeur a relayé ses forces naturelles, le couple « automatique-informatique » effacera les derniers ou d'usure, nerveuse, stigmates physique qui dénaturent le corps du travailleur. Déjà tend à s'annuler dans toute producla moins noble des tion la part de l'énergie humaine mesure à se valorise la matière grise et que énergies que les matières premières deviennent plus secondaires. Au siècle dernier, bravant la peine de mort, les ouvriers brisaient les premiers métiers mécaniques, par crainte de perdre leurs emplois. Plus avertis, nos syndicalistes pressentent qu'ils ne se préserveront pas du progrès scientifique sans se préserver en même temps du progrès social. Ils soutiendront, non sans réserves ni précautions, la technologie qui travaille sans répit à leur mieux-être. Fût-ce à leur place. Il paraît cependant indéniable que le nombre des emplois augmente fortement dans les pays de haute technicité : il y croît même plus vite que la population active. Le chômage, en revanche, trouve un terrain propice dans les nations peu Aussi en Europe occidentale, les emplois industrialisées. vacants sont-ils le plus souvent comblés par de la maind'oeuvre étrangère, en provenance de pays dits en voie de développement. Et partout font défaut travailleurs qualifiés, techniciens, analystes, programmeurs, automaticiens, informaticiens. Irréversible et inéluctable, l'évolution de l'automatisme sera fatalité ou providence, selon les réactions et les actions des managers, des syndicalistes, des politiques. Sciences et techniques évoluent avec une telle rapidité que gouvernants et gouvernés, essoufflés, renonceraient volontiers à en suivre le train d'enfer. Mais une fois distancés, à rejoindre le peloton de tête... en vain s'acharneraient-ils A n'en pas douter, les peuples qui rateront le rapide de cette deuxième révolution technique, rejoindront ceux qui ont manqué l'omnibus de la première. Toute nation, toute usine qui ne se modernise pas à temps

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est vouée à la décadence, à la ruine. Tout technicien qui ignore les ultimes découvertes de sa spécialité devient poids mort. Inexorable, la compétition déclasse hommes et objets avant même qu'ils ne s'usent 1. Comme l'art, la science ne vit que par ses bourgeons et non par ses souches. , Aussi bien, les dirigeants - ceux de l'État comme ceux des entreprises - accablés sous le nombre et l'importance des décisions à prendre, butent sur une inéluctable alternative : automation ou déclin. Ère du choix, où ce sont les événements qui décident. Étalées, diluées et comme amorties par les siècles tampons, les découvertes rarissimes du passé ne soulevaient que des remous de surface au regard des lames de fond et des raz de marée que déchaîneront les trépidations des robots. Les distances abolies, le monde est un, aujourd'hui. Les douaniers ne contiennent point les débordements des les idées neuves; les lasers de la prospérité transpercent continents. Déjà le fonctionnement d'une nouvelle machine à Chicago influe sur la vie du travailleur de Londres ou de Milan, de Nevers ou d'Hiroshima, qu'il soit ouvrier, employé ou chef d'entreprise. Et il est heureux qu'il en soit ainsi, dès lors que se préserver de la concurrence serait se préserver du mieux-être. Comment contenir en vase clos une réalité technologique en perpétuelle fermentation? La marmite de Papin n'avait point étouffé les bouillonnements du marxisme, ni contenu les surchauffes des canuts lyonnais. Et les projections n'ont pas épargné les peuples les plus reculés. Soumis à des pressions encore plus irrésistibles, nos automatismes requièrent d'ingénieuses soupapes de sûreté sans lesquelles risqueraient de sauter les dernières cloisons de la société. Rien ou presque rien n'est encore en place. Jadis, les apprentis-sorciers pouvaient impunément expérimenter quelques tours de chimie amusante avec les réactifs de leur époque. De nos jours, les maîtres-sorciers ne sont pas assurés de dompter les forces titanesques que déchaînerait leur science ou leur inconscience. I. Le moindre devient chef-d'ceuvre de technique. objet commercialisé Et toute découverte, si mineure fût-elle, le menace de péremption.

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Dirigeants et salariés affronteront donc le séisme automatique qui ébranlera leurs habitudes éventées, sachant que stagner, en ces temps de technique et de concurrence galopantes, serait à coup sûr régresser. Il n'est d'expansion que dans l'instabilité. Le citoyen a appris à ses dépens qu'aucune révolution - fût-elle de type industriel - ne le pouvait libérer : tout au plus réussirait-elle à promouvoir de nouveaux « parvenus ». Une révolution sans révolutionnaires comme celle de l'automation serait seule capable d'améliorer son sort. Encore devrait-il se maîtriser assez pour maîtriser ses esclaves mécaniques. La société devra donc ordonner les progrès de la technologie pour éviter de les subir dans l'anarchie. Seule une organisation supportable de la liberté lui épargnerait une organisation tyrannique de la servitude. Quoi qu'il en soit, on peut s'attendre que l'automatisme perturbera le climat de quiétude qui baigne nos économies de stabilité tempérée d'expansion, comme celles d'expansion tempérée de stabilité. Piaffante, l'automation n'attend pas. Outre-Atlantique, elle rue dans les usines; elle déferle, moutonnière, dans les bureaux. On ne la contiendra plus. Et les démocraties de l'Occident ne gèleront pas, arbitrairement, les besoins de leurs citoyens comme y ont réussi - pour un temps et au prix de quelles contraintes - les régimes d'autorité. Qui veut vivre à l'heure de l'électronique doit suivre son temps, sinon le précéder : on n'arrête pas le mécanisme du progrès sans en briser les ressorts 1. Aussi ardemment que le bûcheron de la fable appelait la mort, le travailleur harassé souhaite le repos. L'automation « vient... sans tarder », pour stupéfier l'homme, dépassé comme toujours par l'événement souhaité. Ainsi se réalise l'ambition des humains : trop tôt ou trop tard. Et pour les confondre, dans les deux cas. Métamorphose de l'homme Le citoyen est ainsi condamné, pour abus de confiance en soi, aux travaux forcés d'adaptation à perpétuité. Pendant i. Aucun chef des informaticiens

d'État n'ordonnerait et des automaticiens.

une Saint-Barthélemy aujourd'hui N'y comptons pas.

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toute sa vie, il devra refaire ses classes : reviser ses connaissances, ses méthodes, ses outils. Et toutes ses habitudes, à commencer par ses vertus de tradition dont les plus traditionnelles deviennent des vices. Révolution bien ordonnée commence par soi-même. Moins exigeants que le salarié - ne serait-ce que sur les chapitres des allocations familiales, des horaires de travail et des revendications salariales - les automatismes le leurs avantages, les supplanteront partout. Exploitant ordinateurs traqueront l'individu dans ses ultimes retranchements et jusque dans son for intérieur : ils le forceront à réviser sa manière de penser, et d'abord à la clarifier, à la préciser, fût-ce à leur propre usage. Ils l'astreindront à modifier ses propres concepts, à réfléchir sur sa condition, à se situer autrement ou ailleurs. Après le cheval, remplacé par automobile et tracteur, le bipède devra se résigner à dételer. Déjà philanthropes et biologistes se préoccupent d'améliorer la race humaine comme ils firent de la chevaline. Revanche du robot, qui acculera l'homme à se faire luimême, faute de rien faire d'autre. « Création de soi par soi », haute exigence que négligent à ce jour tous ceux qui doivent perdre leur vie - presque toute leur vie - à la gagner. Chaque individu est donc menacé par l'automation. Gravement : il s'agit de ses habitudes... L'homme croit façonner ses outils. Ce sont ses outils qui le façonnent. « A la fin, dit Gcethe, nous dépendons des créatures que nous avons faites. » De nouveaux modèles de machines produisent, par rétroaction, de nouveaux modèles de travailleurs. éliminera la main-d'ceuvre L'automatisme triomphant banale pour recruter spécialistes et techniciens, auxquels il imposera travail en équipe, recyclage, connaissances générales. Pour se hisser au niveau de perfection de son matériel, le salarié devra donc, lui aussi, se perfectionner : il mènera de front spécialisation et culture. C'est que, de nos jours, la qualité du personnel importe bien plus dans l'industrie que la quantité et la qualité des produits qu'elle transforme. Jadis le travail physique de l'homme et les matières premières comptaient pour les trois quarts, ou plus, dans la valeur de chaque objet fabriqué.

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De nos jours, c'est l'intelligence au moins les qui représente trois quarts de cette valeur 1. se déroule sous nos yeux. Alors Déjà la métamorphose qu'au siècle dernier la classe ouvrière était uniformément le niveau intellectuel franmoyen du travailleur analphabète, celui du certificat d'études s'aliçais qui atteint on gnera vers 1985 sur celui du bachelier. Par extrapolation, l'an 2000 il estimer d'un celui qu'en rejoindra pourrait Et même d'un « X » amélioré, dont les polytechnicien. - qui connaissances enfin polythéoriques comprendraient - seraient et assorties d'une l'automatique l'informatique voire d'une philosophie et d'un sens polytechnicité pratique, de l'humour que n'enseigne à ce jour aucune école. L'humour le privilège des humoristes, ne devrait pas plus demeurer et des cuistres. l'apanage des philosophes que la philosophie, La nouvelle aura ainsi engendré un type technologie soucieux de d'homme ouvert cultivé, solidarité, plus plus sur l'avenir, conscient de ses responsabilités. ordonnera aux dirigeants L'ordinateur une mutation de Avant une vingtaine leur gestion. Et d'eux-mêmes. d'anou des nées, la plupart des managers seront des scientifiques dotés d'expériences professionnelles ingénieurs, polyvalentes. L'humanité la perdait peu à peu sa raison : la calculatrice lui rendra, sans compter. Sans crainte de s'égarer dans les brouillards de la fiction, de la prospective, ou dans les éblouissements on peut prévoir perdra peu à peu son visage ou son masque que le prolétariat de caste martyre; aidant, les que cette révolution technique de moins en moins des autres ouvriers se distingueront citoyens; que la différence entre usine et bureau tendra à Et que la disparité des modes de vie, sinon celle s'estomper. des revenus, s'atténuera graduellement, grâce à l'accroissedes moins favorisés 2. ment progressif de la consommation à l'uniformisation Cette tendance résultera bien moins de - rassude ou électives patronaux démagogies paternalismes i. Un appareil de télévision ne représente que quelques francs de travail physique, d'acier, de cuivre, de verre, d'aluminium. La plus forte valeur provient de la contribution intellectuelle. Mutation de sens unique : l'énergie humaine coûte environ cinq cents fois plus cher que l'énergie électrique. 2. L'expression déjà incorrecte « le niveau de vie doublera... » ne doit pas être prise à la lettre. Faute de quoi, ceux qui n'ont pas d'automobiles seraient mathématiquement assurés de n'en jamais posséder.

AVANT-PROPOS

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rons-nous - que du gigantisme d'une consommation imposé par le gigantisme d'une production. Les ondes de la radio-télévision auront tôt fait de dissoudre les derniers particularismes de chacun dans un unique bouillon de culture audio-visuelle et récréative. Déjà immergés dans un même bain permanent de publicité, patrons et salariés américains se relaxent et se surmènent, se tranquillisent et s'excitent, se distraient et s'ennuient, boivent et éliminent à peu près de la même façon. Presque aussi bien ou presque aussi mal : c'est leur affaire. Nullement astreint à suivre ce way of life, les Européens auront tout loisir d'improviser un style de vie moins standard et plus conforme à leurs aspirations spirituelles. If any. Quoi qu'il en soit, on peut être assuré que l'importance du salaire diminuera à mesure que croîtra celle des investissements collectifs : enseignement, recherche, culture, santé publique, routes, logements, espaces verts. L'automation aura mis le luxe à la portée du plus grand nombre. Ne fallait-il pas que cette technologie eût un caractère révolutionnaire pour déclencher derrière soi, fût-ce à retardement, la promesse de quelque progrès social? L'automation et l'État Jamais les nations européennes n'ont disposé de moyens plus décisifs pour développer la production, améliorer la productivité, comprimer les horaires de travail. En bref, pour accroître le bien-être de leurs citoyens. Jamais elles n'en ont fait moins de cas. Face aux blocs américain et soviétique, survoltés par cette haute tension électronique, le vieux continent cloisonné se révèle mauvais conducteur de ce courant continu. En Europe, les princes qui gouvernent les États - pas plus que les monarques qui dirigent les entreprises - ne pressentent les magies de cette révolution permanente : tous méconnaissent à quel point elle pourrait, en quelques années, rendre caducs leurs fins et leurs moyens. Pris de court, politiques et technocrates sont impuissants à évaluer les impacts du séisme automatique sur leur propre terrains, leur champ d'élection : l'économique-et-social. Malgré leur propension à l'éloquence et à la prospective, ils se

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réfugient dans un mutisme cadenassé sur les problèmes-clés de notre temps. Rien ne les inspire moins que le chômage technologique, la recherche en informatique, la réduction de la durée du travail, l'utilisation du temps discrétionnaire 1. Les gouvernants européens prêtent peu de considération aux exigences préalables, actuelles ou futures de l'automation. Aucune mesure n'est prise à une échelle suffisante pour activer la normalisation, la spécialisation, les regroupements, les investissements. Aucune réforme ne substitue aux programmes « démentiels » d'enseignement les moyens raisonnables d'éducation, de formation, de culture qui seraient nécessaires aux citoyens pour fabriquer et servir les nouvelles machines autant que pour mieux participer à la vie de la nation. Aucune relance d'envergure n'est engagée en faveur de la qualification professionnelle ni de la requalification permanente. Partout où les Européens devraient innover, ils ravaudent. Parfois même ils stoppent. Ignorent-ils qu'une technique révolutionnaire ne se nourrit que de réformes révolutionnaires? Ne savent-ils pas que, de l'humain est le plus profitable? tous les investissements, Oublient-ils que la matière grise de l'étranger s'acquiert au poids de l'or, ou plus chèrement encore au prix de l'indépendance ? Dans chaque pays, l'argent public est le nerf de la prospérité privée qui croît à proportion des crédits affectés à la recherche. Seul l'État peut investir des montants suffisants dans les secteurs de pointe, dont l'essor dépend de l'innovation permanente : espace, atome, aéronautique, informatique, météorologie, océanographie. La science s'internationalise dès que les investissements dépassent les ressources d'une nation... Aux gouvernements, il échoit également de prévenir ou de corriger les distorsions sociales qu'engendre la propagation souhaitable des automatismes; de prévoir le présent et l'avenir des inadaptés et des moins doués. Encore doivent-ils intervenir à temps. A l'heure de l'électronique, le temps va plus vite que l'homme : il est toujours plus tard qu'il ne croit. En cette ère de révolution permanente, le prestige, la prosi. « Nous sommesau seuil des temps où la culture va devenir le sérieux de la vie. Elle l'a toujours été, mais cela se verra »,prévoit Denis de Rougemont.

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périté, l'avenir d'une nation dépendent de son aptitude à s'adapter à un monde en constante métamorphose. Les puissances qui s'évaderont de la phase de mécanisation pour aborder celle d'une automation aussi étendue que possible, s'assureront des positions dominantes. Les autres se résigneront au déclin, voire à la chute, tant il est vrai qu'une économie ne se maintient en équilibre qu'au prix d'une permanente accélération. Les Européens que secouent « les houles annonciatrices d'un nouveau millénaire 1 » ne demanderont pas à la technologie de suspendre son cours. En dérive, déportés par le courant de l'automatique, ils ne jetteraient l'ancre que pour stagner dans un immobilisme de misère ou pour sombrer dans un abîme de décadence. Ils sont embarqués : il leur faut tenter de vivre. Et de vivre toujours mieux, quand même l'ouragan mécanique qui balaye la planète les déracinerait de leurs traditions. Plus que jamais, destin dépend de lucidité. Et de volonté : « Il n'est pas de vent favorable, dit Sénèque, pour celui qui ne sait où il va. » G. E. i. Saint-John Perse.

PREMIÈRE

PARTIE

GENÈSE ET PROSPECTIVE « La création du monde n'a pas eu lieu au début, elle a lieu tous les jours. » Marcel PROUST.

CHAPITRE

DÉFINITIONS :

PREMIER

SOURCES D'ÉQUIVOQUES « Définir, c'est entourer d'un mur de mots un terrain vague d'idées. » Samuel BUTLER.

IL faut définir pour débuter si l'on ne veut pas finir par buter. Psychosociologues et sociopsychologues ne s'entendront que sur malentendus aussi longtemps qu'ils s'évertueront à donner des sens différents aux maîtres mots de leur vocabulaire. Science implique discipline. Et toute discipline dégénère dont la langue est imparfaite, ou imprécis le vocabulaire : comparaisons et généralisations requièrent des dénominateurs communs. En Europe où tous les clochers marquent l'heure de Babel, la France retarde sur les autres pays. Elle les devance en confusion. Tout économiste croit s'y distinguer en ajoutant un supplément de son cru à la lexicographie de l'automation. La chasse à l'inédit n'a pas de fermeture : le coup porte, fût-ce à blanc, pour peu qu'il résonne. Dans la zoologie des machines, la race bâtarde des automatismes échappe à toute classification naturelle, dès lors qu'elle naît du croisement de sciences et de techniques, de mécanique et d'électronique, de logique et de biologie. Ce caractère hybride ajoute à l'embarras des anthropologues à l'affût, qui ne s'accordent guère mieux sur la définition de l'automation que les théologiens sur celle du péché. Encore les casuistes se prononcent-ils à l'unanimité contre le péché, tandis que les sociologues divergent comme à plaisir

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sur le caractère providentiel ou infernal de la technologie. L'équivoque féconde l'équivoque.

De la mécanisation... Première ambiguïté : la plupart des spécialistes de la question confondent mécanisation, automatisation, automation. Il n'est pas inutile d'en préciser les sens respectifs, tant les frontières qui séparent les trois concepts varient avec les techniciens, et plus encore avec les théoriciens. La mécanisation consiste à substituer une énergie extérieure à la force que l'homme applique sur ses outils, ses instruments, ses mécaniques. Dans cette opération, le rôle de l'opérateur se limite à guider la machine ou la matière à œuvrer 1. Pour que la mécanisation, souvent assortie de spécialisation, améliorât la productivité des entreprises, encore fallaitil assurer le transport des matériaux et des produits en cours de fabrication. Dès ig2o, convoyeurs, tapis roulants, transporteurs circulèrent en usines. Et l'on passa de la chaîne de des ouvriers, à montage, qui défile devant l'alignement la machine-transfert qui assure la liaison entre plusieurs machines automatiques. Cet aspect élémentaire de mécanisation avancée porte souvent le nom d' « automation de Detroit », berceau de l'industrie automobile des États-Unis. Il s'agit soit d'appliquer des méthodes mécaniques de chargement, de déchargement ou de transport, soit de fabriquer des pièces identiques au moyen de machines distinctes, étroitement combinées. Dans la mécanisation, la machine effectue son travail en aveugle : elle exécute un programme prédéterminé de façon rigide. i. L'âge des machines, le xixe siècle, succédait à celui des qui déborde mécanismes. L'ère des mécanismes serait symbolisée par l'horloge, la soupape, l'automate de Vaucanson; l'ère des machines par la machine à vapeur; l'ère des automatismes La gamme inachevée de la technologie par le thermostat. commence se prolonge (lunette, par l'outil, chariot) puis par l'instrument enfin par le machinisme. Elle aboutit aujourd'hui à l'ultrapar le mécanisme, machinisme ou automatisme.

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...à l'automatisation c'est introduire dans une machine une Automatiser, méthode ou un système qui lui permette de se contrôler, de se commander elle-même, sans intervention de l'homme. est donc un processus fondé sur la rétroL'automatisation action ou feedback. Selon ce principe, l'alimentation de la machine est gouvernée par son propre régime. Il en est ainsi du moulin à vent dont le débit régularise la vitesse, de la machine à vapeur de Watt, du thermostat d'un réfrigérateur. Le mot automatisation est lourd d'équivoque, du fait que sa racine évoque une notion d'automaticité, d'irréflexion, de répétition aveugle - d'actes répétés à l'identique - qui sont justement le propre de la mécanisation. Une machine est automatisée, au contraire, quand elle n'est plus entièrement guidée par l'opérateur, quand son guidage devient automatique en totalité ou en partie : c'est la machine même qui s'en charge ou bien une machine auxiliaire. L'automatisation utilise des organes de perception, de communication, de contrôle pour assurer sa triple fonction : détection des erreurs, rétroaction, autorégulation. Elle utilise souvent des organes de calcul; d'où ses fréquents emprunts à l'informatique. La distinction entre les deux méthodes de travail est d'autant plus évidente que les cas sont extrêmes : mécanisation simple, automatisation évoluée. Nombre de mécanismes communément qualifiés d'autoils sont matiques ne ressortissent en rien à l'automatisation : tout simplement à répétition, comme l'est un mouvement d'horlogerie. Le métier à tisser en fournit un exemple : bien que ses mouvements soient liés à un programme de marche bien défini, sa surveillance et son contrôle incombent à l'ouvrier. Des machines anciennes, parfois primitives, possèdent une le principe de rétroacmarge considérable d'autocontrôle : tion est appliqué depuis des millénaires dans les moulins à vent ou à eau. Et l'on peut considérer le pas de vis de l'automate de Vaucanson comme un programme embryonnaire : annonçait l'automatisation. par quoi l'automatisme En revanche, certaines machines à commande numérique 2

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appliquent des principes élémentaires de mécanisa- qui alors que certains ordition - relèvent de l'automatisation, nateurs participeraient de la mécanisation, du fait qu'ils sont mus à la main. diffère essentiellement de la mécanisaL'automatisation tion, si élaborée soit-elle, par les moyens de contrôle qu'elle implique. Elle n'est ni un prolongement ni une généralisation de la mécanisation : elle tend au fonctionnement autonome de la machine. La mécanisation correspond à une exécution répétitive, mais non évolutive. Pour accéder à un stade automatique proprement dit, un système doit être influencé selon des lois prescrites par un ou plusieurs paramètres extérieurs au syssans rétroaction. tème. Il n'est pas d'automatisation De toute évidence, l'automatisme ne supplante pas plus le mécanisme que la physique nucléaire n'élimine la physique : les deux techniques coexistent souvent dans la même usine, et jusque dans le même équipement. commence lorsque sont mécanisées à la L'automatisation fois l'observation du processus, la décision quant aux mesures de de contrôle, l'exécution du contrôle. Perfectionnement le donc la mécanisation, l'automatisation processus désigne par lequel une machine se corrige elle-même. Sens très limité, alors que le phénomène global - l'automation - porte en soi les germes d'une révolution industrielle.

...et à l'automation « Automation o s'applique à tout processus qui permet aux machines non seulement de se contrôler mais de devenir, d'une manière générale, plus automatiques. L'automation représente un faisceau technique de tendances et d'orientations diverses. Son principe reste relativement indépendant des procédés par lesquels il se réalise. D'où la difficulté de circonscrire dans une définition exhaustive cette technique, alors qu'il serait aisé d'en énumérer les formes et les applications. Pour étudier les conséquences d'un phénomène qui commence par une modification de machine et finit par... bouleverser la condition humaine, sans doute était-il préférable

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d'adopter un terme dont la définition fût assez large pour n'exclure aucune acception. « Automation » signifie à la fois tout moyen appliqué à mieux produire, tout contrôle de machine par une autre machine, toute mécanisation du jugement. Le mot s'appliquera indifféremment à un outil, à un progrès technique, à une opération de gestion, à une attitude de l'esprit. En bref, à toute machine ou à toute technique destinée à simplifier le travail de l'homme, depuis le silex jusqu'à la calculatrice, depuis l'abaque jusqu'au laminoir continu.

Origine et tribulations du mot Les premières machines automatiques proprement dites, à rétroaction, pénétrèrent dans l'industrie américaine au début du xxe siècle. Leur intrusion alarma l'opinion ouvrière vers 1950. Aussi bien ce ne fut qu'en 1952 que D. S. Harder, vice-président de la Ford Motor Company, substitua « automation » à « automatic » désormais impropre à désigner les changements technologiques qui bouleversaient la fabrication des automobiles. A la même époque, John Diebold, professeur à l'Université de Harvard, créait le même mot pour désigner les méthodes de commande automatique, et d'une manière plus générale, la deuxième révolution industrielle. Pour lui, l'automation est une méthode qui « analyse, organise ou commande nos moyens de production afin de réaliser l'utilisation optimale de toutes nos ressources productives, mécaniques, matérielles et humaines ». Cette définition englobe toute innovation technique - y compris l'automatisation - qui consiste à analyser, organiser ou commander un processus de production afin d'obtenir une productivité maximale. L'automation est donc une opération polyvalente, à la fois par les moyens qu'elle met en oeuvre et par les répercussions économiques, psychologiques, sociales qu'elle exerce. Son objectif unique est d'épargner à l'homme tout effort musculaire ou cérébral. Cet américanisme sans élégance définit ainsi la phase ultime d'une technologie dont les bienfaits sur l'économie se doublent parfois de méfaits sur le plan social.

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Né outre-Atlantique, « automation 1 » ne tarda pas à débaren quer au grand jour en Europe, mais clandestinement France : le Quai Conti veillait. Aussi conservatrice que française, l'Académie maintint en quarantaine officielle ce néologisme made in U.S.A. : en 1967, elle prononçait un nouvel interdit contre le vilain mot. Coups d'épées dans l'encre : les jeunes turcs Immortels, qui savent ce que technologie veut dire, reconnaissent le terme proscrit 2. Composé d'une racine grecque et d'un suffixe latin, le terme hybride s'implante dans tous terrains, sous tous climats. Ce mot passe-partout déverrouille les esprits les plus fermés pour en déloger les expressions folkloriques, ambiguës, particulières. Par quoi il acquiert droit de cité - et d'être cité dans le monde entier; par quoi il conquiert une signification non seulement originale mais planétaire. Au nom de quel principe, au nom de quel académisme, cinquante millions de concitoyens substitueraient un terme de leur cru à un néologisme admis par le reste de la planète? Querelle de Français... En France, maints économistes réservent le terme « automation » aux seuls mécanismes où intervient le principe de rétroaction, et ravalent l'automatisation au rang d'une mécanisation supérieure. A l'automation reviendraient les applications de l'électronique; à l'automatisation, celles de techniques Les premières mécaniques, hydrauliques, pneumatiques. auraient surtout pour effet d'améliorer rendements et qualités tout en réduisant au strict minimum les déchets de fabrication ; les secondes, de comprimer les dépenses de main-d'oeuvre. Cette distinction se justifierait par l'ancienneté du mot « automatisation », qui fut de tout temps qualifié pour désigner les modes sporadiques de fonctionnement automatique. En revanche, le terme nouveau d' « automation » conviendrait mieux pour désigner tout système d'autocontrôle effectué par l'électronique dont les développements sont récents. Pour Louis Coufhgnal - qui a fortement contribué à éclairer le problème - l'automation est une opération d'orga1. Contractiond' « automatic » et d' « organisation» ou d' « opération ». A race hybride, vocablehybride. z. Académiefrançaiseet Académiedes Sciencespréfèrent « automatisation » à « automation » : la France sait forger ses propres néologismes.Nos concitoyensse sentent rassurés par ce protectionnismeanti-anglo-saxon.

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nisation, « une opération de gestion qui consiste à décider si on fera ou non de l'automatisation dans tel ou tel secteur de l'usine ou de l'entreprise ». L'automatisation, c'est l'opération technique qui consiste à « remplacer une machine commandée par l'homme par une machine qui se dégage de la nécessité d'être immédiatement commandée par l'homme ». L'automation devient ainsi un concept de fabrication industriel, dont la valeur résulte autant de l'efflcacité des méthodes ou des machines que de celle des hommes. On aura donc recours à ses techniques pour corriger les défauts d'une d'une automatisation défecproduction, proviendraient-ils tueuse. Il en serait ainsi dans une usine où une rétroaction insuffisante se révélerait incapable de corriger tous les vices d'une production accrue; dans le cas où un système hypertrophié de rétroaction serait en mesure de contrôler une production bien ou encore chaque supérieure à celle de la chaîne-transfert; fois que fonctionnerait d'une manière défectueuse un feedback par suite d'une mauvaise transmission des informations. Automation, nouvelle étape sur la voie de la production continue. Le sens le plus large Il serait difficile et vain de consacrer des études distinctes aux conséquences de la mécanisation, à celles de l'automatisation, à celles du progrès technique en général l. Sauf de rares exceptions, leurs causes et leurs effets, leurs problèmes et leurs solutions sont du même ordre : leurs différences relèvent du quantitatif, non du qualitatif. Sur production et emploi, l'automation réagit comme n'importe quel progrès de mécanisation : les ateliers ne diffèrent du pas radicalement des précédents, et la transformation travail humain est plus progressive que révolutionnaire. Plus révolutionnaires que progressives seraient en revanche l'ampleur du phénomène, la portée de ses applications, ses influences sur la condition humaine. Telle est l'opinion de la Conférence internationale du trai. La fabricationdu verre par la méthodedite du floatglassest une simple mécanisationpousséeet non une automatisation : elle entraine néanmoins une réduction de plus de 90 % du personnel.Les conséquenceséconomiques et socialesde cette opération sont, sans aucun doute, semblablesà celles d'une quelconqueopération d'automatisation.

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vail qui, dans ses Rapports annuels, utilise le terme automation pour désigner la technique la plus récente, la pointe extrême de la technologie. Quand même la signification du mot deviendrait moins précise, son usage resterait précieux, dès lors qu'il permet de rassembler dans une étude unique les conséquences d'une technologie aux faces multiples. En vérité, le sens de ce néologisme commode s'est élargi à mesure que le phénomène technologique prenait de plus vastes dimensions. Pour étudier les conséquences de l'automation sur tous les plans - social, économique, politique - il est donc utile d'adopter une taxonomie qui regroupe ses trois techniques principales : l'intégration de diverses opérations en une chaîne continue de production; les dispositifs de rétroaction et de régulation automatique, munis de systèmes asservis; les calculatrices électroniques, qui interviennent dans la commande automatique et le traitement de l'information. Serait-on tenté de réserver le terme « automation » à la troisième technique, celle de l'informatique, cette restriction aurait peu de sens, tant s'interpénètrent les différents types. Au demeurant, les trois formes d'automation représentent une seule et même tendance à mécaniser : l'homme cherche à transférer à la machine, systématiquement, toutes les tâches qu'elle est en mesure d'assumer, dans le domaine physique comme dans celui de la pensée. Il serait enfin malaisé, arbitraire même, de séparer l'automation de progrès technologiques connexes comme la recherche opérationnelle, dont la pratique fait appel à des degrés divers aux techniques automatiques. Selon la définition de l'Académie française (avril 1967) : « L'informatique est la science du traitement rationnel, notamment par machines automatiques, de l'information, considérée comme le support des connaissances et des communications dans les domaines technique, économique et social. » « Au commencement était le verbe », donc l'information : parole d'Évangile. Qu'est-ce qu'une information? C'est un élément de connaissance sur l'état d'organisation d'un système ou d'un processus. L'information est à l'homme ce que le programme est à l'ordinateur 1. t. Nosclassiquesutilisaientdéjà le mot«information»dans le sens « action de prendredes renseignementsa. Exemple «: Les controversesqui dépendent

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Qui n'a pas sa définition? il est Les définitions du mot automation se multiplient : des sentences d'inventer des facile que techniques ou plus des machines. Bien que rarement superposables, toutes les chacune corresacceptions du terme sont significatives : le feraient des phocomme réel de la à un chose, aspect pond distances à des même d'un différentes, objet, prises tographies sur des plans différents ou sous des angles différents. la définition Quand l'accent est mis sur l'autorégulation, conviendrait tout aussi bien à l'électronique; quand la formule met en lumière la substitution de la machine à l'énergie humaine, elle s'appliquerait mieux à la mécanisation. En fait, l'automation a moins pour objet de remplacer le travail des hommes que de le déplacer. Il n'y a pas substitution d'organes technologiques aux d'observation et de décision, mais une mise humains organes à la disposition de l'homme de moyens commodes, différents, parfois nouveaux. Si le travail semble se faire tout seul par des appareils qui fonctionnent d'une manière autonome, c'est que nombre de spécialistes les ont au préalable fabriqués, réglés, programmés. En général, chacun définit le mot selon son point de vue, en fonction des caractéristiques qui priment à ses yeux. Pour maints syndicalistes, l'automation reste « une technique qui tend à dégager l'être humain du rythme de la production, un processus d'où l'homme est entièrement éliminé »... Du fait que l'automation se manifeste en usine par un mode de production - une chaîne-transfert - et au bureau par un calculatrice - les lexicographes parmode de gestion -une viennent rarement à cerner le phénomène d'un trait unique, sans repentirs. Sans doute devraient-ils dominer leur sujet de plus haut et s'élever jusqu'à l'homme, dénominateur peu commun de toutes les machines qui tendent à l'élimi-

ner.

devient alors le moyen d'épargner au traL'automation vailleur des travaux manuels ou'mentaux répétitifs. Par quoi, son importance dérive à la fois de l'ampleur de ses applicaLes Provinciales, de l'informationet du témoignagedes hommes...»PASCAL, dix-septièmelettre.

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tions, de sa rapidité d'expansion, de ses conséquences pour l'individu... que rien n'a préparé à cette aventure ni sur le plan social, ni sur le plan de l'éducation, ni sur le plan de la politique.

Révolution ou évolution? Suivant que l'on considère ses origines ou ses conséquences, l'automation apparaît comme l'étape la plus évoluée du machinisme ou comme une révolution technique. L'automation n'a pas seulement articulé - ou intégré les outils les plus divers : rien ne ressemble moins aux machines à fabriquer que les machines à penser, auxquelles on confie de plus en plus le contrôle des machines à fabriquer. Après avoir créé de nouveaux liens entre les mécanismes, elle crée de nouveaux liens entre les disciplines et entre les hommes. A ces titres, l'automation s'apparenterait à un processus révolutionnaire plutôt qu'à un simple perfectionnement de la mécanisation. Une révolution, n'est-ce pas une phase pendant laquelle l'évolution s'accélère à un rythme supérieur à la normale? Ce qui caractérise le phénomène, ce n'est pas la façon neuve dont il combine trois techniques éprouvées, mais l'immensité des horizons qu'il ouvre sous tous les angles de l'activité humaine. Récemment apparue, cette universalité confère au mot d'automation le sens d'une manière de considérer les choses, le sens d'une philosophie. De mémoire de calculatrice la technologie n'avait apporté à l'homme une technique dont les ramifications fussent aussi vastes. Sans doute l'intégration de l'électronique dans les automatismes revêt-elle moins l'apparence d'une révolution que d'une évolution. Mais cette greffe influence déjà le social et l'économique bien plus que ne le firent les apports d'énergie thermique ou électrique. A la mécanisation revient la responsabilité d'avoir transformé l'artisanat en classe ouvrière : première révolution industrielle; à l'automation de résorber, d'une manière progressive, la classe ouvrière : deuxième révolution sociale. Les machines du siècle dernier avaient bénéficié de la

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complicité du charbon et de la vapeur; les nouvelles reçoivent l'appoint de l'électronique et de l'énergie nucléaire. Quand l'homme aura créé des cycles autonomes et complets qui travailleront pour lui avec des rendements records, rien ne le séparera du bonheur. Mais rien ne l'en rapprochera non plus, qui ne provienne de soi.

CHAPITRE

II

GENÈSE DE L'AUTOMATION « Tout commence par un chatouillement. » Paul VnL?xY.

.Z mot nouveau, AUTOMATION JLuTOMATiON : : ancien. phénomène la plus large,,l'automation Dans son acception remonterait à Eve, dès lors que le mot ou plus à Adam, précisément à épargner du travail. tout moyen propre désigne mieux que l'Histoire Mieux que toute histoire, même, l'hisde l'automation les victémoigne pour l'humanité : torique sur la nature sont plus significatives de l'homme toires que les traités de ses juristes, les chocs de ses armées, les vanités se caractérise L'humanité de ses politiques. par son intelligence mieux ou par son imagination que par sa force, ses présompses instincts. tions, la machine ne jaillit Pas plus que l'organisme vivant, par ne Une technologie surgit spontanée. point en un génération millénaire la paternité d'une dont elle naît gestation jour : de légitimes est entachée suspicions. multiple calculatrice fut la main De même et ses que la première de coïncide avec celle l'automatique l'origine doigts, cinq l'homme du premier tendant, travail, par réflexe à économiser et informatique forment tout effort. ainsi les Automatique dont les racines d'un tronc unique deux branches s'enfoncent mais dont les rameaux, dans le paléolithique, jusque chaque les uns sur les autres se au point année touffus, greffent plus communes. plus sans peine les frondaisons que l'on n'identifie

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AUTOMATIQUE Les humanoïdes évolués qui - selon le professeur Harzéler de Bâle - nous précèdent de quelque dix millions d'années, utilisaient déjà comme outils, des cailloux et des pierres taillés ; troncs d'arbres et ossements leur servaient de roues et de leviers. D'après les spécialistes de la préhistoire, l'hominidé de Pékin employait le feu pour fabriquer des armes plus solides et des instruments plus maniables. La fronde de David, l'épieu, le bâton qui corrige bêtes et esclaves, le rabot, le mors, le gouvernail : autant d'inventions à inscrire au premier chapitre, ou à l'avant-propos, de l'automatique. Les premiers pilotes qui « gouvernèrent » des navires à travers les tempêtes, les prophètes de l'Ancien Testament qui dirigèrent les peuples, s'inspiraient de principes cybernétiques élémentaires. Au temps des Pharaons, des systèmes automatiques assuraient la régulation des eaux du Nil. Trois millénaires avant l'ère chrétienne, ainsi qu'en témoigne le papyrus de Rind, le débit des eaux d'irrigation était réglé par un système de biefs et de déversoirs 1. Les poupées antiques, les petits dieux animés d'Orient et de Haute-Égypte, les jouets mécaniques grecs, les machines à battre le blé des Egyptiens révèlent des connaissances plus ou moins élaborées d'automatisme. Si, quatre siècles avant Jésus-Christ, Archytas domine avec sa colombe volante de bois le lot des premiers automatistes, c'est un mendiant grec anonyme qui serait l'authentique précurseur des automaticiens 2 : une pièce de cinq drachmes introduite dans un appareil de son invention déclenchait par son poids l'écoulement d'un volume d'eau déterminé. L'art d'imiter les fonctions motrices de l'individu revient à Héron d'Alexandrie qui, deux siècles après notre ère, animait les premiers automates grâce à l'énergie d'une masse, d'une chute d'eau, ou de la vapeur. i. Systèmedont la régulationdiffèrepeu de cellequ'applique aujourd'hui la C.S.F.pour endiguerles crues de la Dordogne... 2. Automatiste : fabricant d'automates. Automaticien : ingénieur qui fabriquedes machinesautomatiques.

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Depuis deux millénaires environ, l'humanité utilise leviers, poulies, vis à pignons, treuils, balances, crics, ainsi que machines à battre et à moissonner dont s'enorgueillissaient les Gaulois. Dès le ne siècle, l'Europe emprunte à l'Orient un modèle primitif de moulin à vent, orienté à bras d'hommes : application très terre à terre de la navigation à voile. Ce moulin, dont le débit variera avec la force du vent, - comme bien deviendra un archétype d'automatisation plus tard le régulateur de Watt ou le thermostat - dès lors qu'il d'un processus qui permet à une concrétise l'introduction machine de se gouverner. Si fuseaux de laine et métiers à tisser datent de plusieurs milliers d'années, moulins à vent et moulins à eau précédèrent de peu le Moyen Age. Dès cette époque, les chutes et les cascades animèrent des scieries, des pompes, des souffleries. Quelques siècles plus tard apparurent les orgues d'église et les tournebroches à air chaud dont les principes de fonctionnement participent de l'automatique. Et l'on trouve dans un écrit arabe du ixe siècle intitulé « Fi' 1 Higal », sous la signature de Benou Moussa, la description d'un dispositif qui règle lui-même le niveau de l'eau dans des cuves. Au Moyen Age Vers le XIIIe siècle s'ouvre en France l'ère des horloges des jaquemarts martèlent les heures, des astronomiques : personnages défilent devant les carillons des cathédrales. ensuite l'horloge mécanique à échappement Apparurent dont l'automate planétaire était constitué de d'Huygens, rouages qui représentaient les éléments du système solaire, puis l'horloge de l'abbaye de Cluny, qui donne les horaires astrologiques ainsi que le calendrier des fêtes et mystères. Les horloges de Strasbourg, de Lyon, de Cambrai annoncent l'ère des automates perfectionnés du xviiie siècle. Système automatique également que le bélier hydraulique des campagnes, qui appliquait à la fois la force d'écoulement de l'eau et celle de l'air comprimé pour hisser l'eau dans un réservoir. Il faut attendre le XIIIe siècle pour que soient construites les premières machines hydrauliques à filer la soie; le xve siècle, pour que Léonard de Vinci puis Salomon de Caus

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exploitent la force de la vapeur, bien avant Boyle, Papin, Newton. Le « baille-blé » ou « babillard » - que les ouvrages spécialisés situent au xve siècle - est un précurseur rudimentaire mais efficace des automatismes à rétroaction. Entraîné par le vent ou par l'eau, le blé arrivait sur la meule avec une vitesse que régularisait la trépidation plus ou moins forte de la trémie. A mesure que s'accélère la rotation, augmente le débit de grains, ce qui tend à ralentir les meules 1. Automates et robots Les cylindres à picots des boîtes à musique des xvne et XVIIIe siècles dérivent en ligne directe de l'invention d'Héron d'Alexandrie : Byzance reste le nid de tous ces oiseaux-automates chantent, siflient, gazouillent depuis qui deux mille ans. Au début du xvme siècle - cependant que Descartes payait tribut à l'automatisme avec sa « fille Francine » l'ébéniste Roentgen et Kintzing présentèrent à Louis XVI un androïde, c'est-à-dire un automate à figure humaine, « la Ce joueuse de tympanon », inspiré de Marie-Antoinette. mécanisme conquit tour à tour les faveurs de la Cour... puis des républicains, après avoir été « restauré » en 1884 Robert Houdin. par le prestidigitateur Le XVIIIe siècle fut celui des monstres automates, des poupées mécaniques en dentelles, des tableaux mouvants, et surtout du « Carrosse » de Camus dont les personnages montaient et descendaient en se faisant révérence. Perdu, le fameux « secret » du fameux Carrosse alimenta les - chroniques d'un temps sans histoire. Dès lors croissent et se multiplient les oiseaux pépieurs dont les entrailles se bourrent de leviers, de cames, de gazouillis à soufliets, de trilles perlés : il ne leur manque désormais ni ramage ni plumage. Pierre Jacquet-Droz et son fils Jean-Louis furent parmi à fabriquer des mécanismes à les premiers automatistes i. Moulinset montres allaient désormaisexercer des effets d'entraînement sur l'automatismeet précipiterle passagede la manufacture (travail manuel)au machinisme.Ce que comprit Marx qui écrivait à Engels : « la montre est le premier automatismeutilisé dans un but pratique ».

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« le Dessinateur », « les figure humaine : « l'Écrivain », Musiciennes » dont les cames sont aussi parfaites que les tours de nos usines. Les plus célèbres automates à leviers, à engrenages et à ressorts furent mis au grand monde par M. de Vaucanson, inspecteur des Filatures du roi : « le Flûteur », « la Veilleuse », « le Joueur de galoubet ». Son « Canard digérateur » - qui bat des ailes - nage, barbote, avale du grain et évacue le résidu de son ingestion; il transporta de ravissement plusieurs générations 1. Ses automates ne furent que des incarnations de la hantise consprométhéenne qui habitait Mersenne et Descartes : truire un « homme artificiel » où seraient reproduites les fonctions de la vie. Soutenu par Louis XV, Vaucanson exécuta une partie de ses projets, et notamment « l'automate à circulation du sang », pour lequel il dut fabriquer le premier tuyau de caoutchouc. Il fut chargé par le gouvernement de rénover l'industrie nationale de la soie : la grève des ouvriers de Lyon l'empêcha d'instituer un « trust vertical de la soie » qui eût été en avance de deux siècles sur son époque. L'invention du métier automatique et celle d'une régulation de la vitesse dans les moulins à soie, les conditions de travail qu'il imposa dans les usines d'Aubenas, de la Saône, de Romans, le classent parmi les plus audacieux pionniers de tous les temps. Des cylindres à picots et des surfaces perforées devaient naître les orgues limonaires dits de Barbarie, qui firent deux siècles plus tard les amours et les délices de Guillaume Apollinaire. Vers 1760, Mme de Pompadour régnant, les miniatures mécaniques envahissent les salons. A l'origine, les termes d'automate ou de robot désignaient toute mécanique, aux formes humaines ou animales, qui fût capable de se mouvoir. Les automatistes se bornaient à contrefaire les apparences d'un animal vivant, supérieur ou non, conscients de leur incapacité à en copier les moindres fonctions intellectuelles. La notion de robot devait nécessairement varier avec les siècles : un homme du Moyen Age eût à coup sûr décerné ce label au régulateur le plus élémentaire de nos machines à i. Dans l'EncyclopMie,d'Alembert admet que ce a Canardest moins parfait qu'un canard vivant, mais que le joueur de galoubet est supérieur à la moyennedes joueurs méridionaux.

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vapeur ou au plus archaïque des thermostats qui règlent nos appareils ménagers. De même, ce qui nous étonne aujourd'hui dans le domaine de l' « intelligence artificielle » paraîtra demain banal et suranné. Magie d'hier, technique d'aujourd'hui. Au XVIIIe siècle, l'automate était jouet de salon : Vaucanson, le premier, eut l'idée de passer du futile à l'utile. Les Encyclopédistes eux-mêmes, fort impressionnés par l'ingéniosité de cet automatiste de génie, n'entrevirent pas un seul instant le destin économique et social de l'automatisme. Première révolution industrielle Afin d'exécuter des besognes répétitives avec une rapidité et une régularité croissantes, l'homme créera en quelques décennies l'imprimerie, le métier automatique, la machine à vapeur. En 1712, le premier tour automatique à copier était fabriqué par le mécanicien de Pierre le Grand : Andréi Constantinovitch Nartov. En 1735, John Wyatt invente sa machine à filer. Progressivement « les instruments manuels instruments de l'homme deviennent d'une mécaniques machine 1 », et des mécanismes remplacent des travailleurs qui maniaient des outils. Ils exclueront tout recours au muscle humain dans la mesure où ils requerront une énergie plus puissante ou plus régulière. Déjà l'ouvrier commence à se séparer des moyens de production, bien que la machine lui impose encore son rythme. Évincé par cette production, l'artisanat se repliera sur des positions plus faciles à défendre. Capitalisme et prolétariat sont désormais voués à se développer d'une manière synchrone, le premier multipliant ses ressources, l'autre ses effectifs. Dans le domaine du machinisme, la France contracte déjà un certain retard sur l'Angleterre et sur plusieurs prinles procédés de Denis Papin sont cipautés allemandes : appliqués dans les mines britanniques dès la fin du xviiie siècle. La fabrication en série - après le tissage, la draperie et de construction, la saboterie - s'étendit aux matériaux aux outillages, aux meubles utilitaires, à la faïencerie. Le crépuscule du xvIIIe siècle marque l'aube de l'ère des machines, qui succède à l'fige des mécanismes. La marmite Le Capital,t. II. i. MARX,

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de Papin pourrait être considérée comme le premier exemplaire de matériel automatisé. Réfugié en Allemagne, ce protestant français fit naviguer sur la Weser un bateau à vapeur que la guilde des bateliers aurait, dit-on, mis en pièces 1. Il fallut attendre l'année 1790 pour que le régulateur ou le governor de James Watt commandât automatiquement rythme de la machine à vapeur 2 : le mouvement était régularisé par la force centrifuge de boules tournantes dont l'écartement diaphragmait le volume de la vapeur admise dans le piston. Premier dispositif de commande automatique « en boucle fermée », première application de la « rétroaction )) : : naissance de l'automatisation utile. Vers la même époque, à Philadelphie, Olivier Evans utilisait vis et courroies transporteuses dans de grands moulins à farine. Déversé dans les premiers transporteurs, le blé s'acheminait dans une série de meules et de tamis - sans être à aucun moment effleuré par un homme jusqu'à ce que fût ensachée la farine. Sur ce principe, de nombreux moulins à vapeur, surveillés par quelques ouvriers, alimentèrent au siècle suivant les boulangeries d'Europe. Au cours du XVIIIe siècle, d'autres automatismes animèrent les ateliers textiles et mécaniques. Une des premières industries à caractère continu fut la filature : en flot quasi ininterrompu, une matière unique s'écoulait des machines à mélanger, à uniformiser, à étirer jusqu'aux métiers à filer. le « fardier » de Cugnot Depuis 1769, fonctionnait ancêtre commun des automobiles et des locomotives qui précédait de quelque trente ans le premier bateau à vapeur construit par un gentilhomme franc-comtois, le marquis de Jouffroy. Des bielles transmettaient pour la première fois leur mouvement à des palmes commandées par un système à crémaillères. Tentée et réussie sur le Doubs, cette expérience fut suivie, cinq ans plus tard, par le lancement du Clermont i. L'hypothèse selon laquelle les mariniers de Münden auraient détruit ce prototype est aujourd'hui abandonnée.On croit plutôt à la concomitance de l'expérimentationet d'une émeute d'ouvriers. Maurice BOVVIER-AJan?, Histoiredu travail en France. 2. Dès 1713,des pompesà vapeur de Newcomenfurent misesen service dans les mines pour puiser l'eau. Des ficelles,reliant le balancier à la tige des pompes,manoeuvraientles robinets.

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de Fulton, sur l'Hudson. Angoissés par les promesses de ce navire, les bateliers ne tardèrent pas à le saccager... Mais pas plus que les ouvriers de Manchester n'avaient enrayé le progrès en détruisant les métiers à tisser, les marins anglais ne brisèrent l'essor de la navigation à vapeur. Bientôt un automatisme sommaire s'empare des commandes : le gouvernail lui-même obéit à un dispositif de timonerie mécanique qui règle le flux de vapeur nécessaire pour corriger sa position. Le mouvement gagne jusqu'aux instruments de sécurité. Déjà le phare français de Nividic fonctionne en automatisme intégral : feux de secours, canons de brume, sirènes d'alarme sont commandés par les éléments eux-mêmes. Xixe

siècle

En tache d'huile, l'âge des machines s'étale sur tout le xixe siècle : première révolution industrielle. Ce siècle n'avait pas deux ans quand fut breveté le métier Jacquard qui, sans intervention humaine obéit à un programme préalablement établi 1. Mais les milieux ouvriers s'inquiètent de nouveau : les tisserands détruisent les métiers mécaniques. Comme les persécutions confirment les croyances, ces manoeuvres de retardement surexcitent la technologie. Dix ans plus tard, la France comptait plus de onze mille métiers à tisser... Aux États-Unis, les machines automatiques se multiplient. Dès 1802, Whitney livrait dix mille fusils aux pièces interchangeables, après avoir assemblé ses propres machinesoutils et utilisé des gabarits pour limer les pièces : la première industrie répétitive qui fabriquât des biens durables était née. La seconde allait être celle de Colt, l'inventeur du revolver. Née sous le signe de l'armement, la technique industrielle lui devra par la suite ses victoires décisives. En 1806, la marine britannique s'équipe pour débiter par dizaines de mille, les blocs à poulies nécessaires aux voiliers de la flotte : dix ouvriers remplacent cent hommes qualifiés. i. Les perforationsd'un carton entraînent la levéeautomatique des lisses et reproduisentles dessinssur le tissu. Ce systèmede cartons ou de lames perforéesse retrouvedans les orchestreslimonaireset les pianos mécaniques. C'est là l'origine de toute mécanographie.

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Dans la seconde moitié du xixe siècle, la plupart des opérations de composition typographique deviennent automatiques. En 1870, Brown et Sharp mettent sur le marché le premier tour à vis entièrement automatisé : un tambour à cames, contenant le programme de l'opération, poussait directement les chariots à outils. Désormais les cames, qui embrayent ou arrêtent les vis transporteuses, mécanisent toutes sortes de fabrications en séries. Dès 1860, Kosma Dmitrievitch Frolov avait construit une usine de traitement des minerais aurifères, dont tout le était mécanisé ou automatisé. Une roue à eau, processus analogue à une roue de moulin, animait les systèmes de broyage, de lavage, de transport. Vers cette époque, l'industrie des moyens de production, en particulier celle des outils et des machines-outils, fait de Les Américains comprodigieux progrès outre-Atlantique. mencent à inonder le monde de machines agricoles, d'armes, de machines-outils. En 1889, fut inventé le téléphone automatique : on attendit vingt ans (1908) pour que les premières lignes fussent mises à la disposition du public. « On » savait encore attendre... Premier XXe siècle de processus Dès la fin du xixe siècle, l'automatisation technologiques s'était substituée à l'observation et à l'intervention humaines. De nouveaux instruments (pyromètres, voltamètres) enregistraient des températures élevées ou des phénomènes électriques et chimiques difficilement mesurables par les sens de l'homme. A l'aube du nouveau siècle, les automatismes pénètrent en force dans les grands secteurs de l'industrie. En 1900, des laminoirs continus métamorphosent la métallurgie américaine : les blocs d'acier passent par une série de bancs, à des vitesses toujours plus grandes; les profilés sont sciés par des installations mécanisées. En 1912, Ford applique le principe de la fabrication en flot continu - mille voitures par jour - cependant que l'automobile reste objet de luxe en Europe. Le travail à la chaîne gagne aussitôt d'autres industries, à commencer par la confection de vêtements.

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de machines, les États-Unis transfèrent en Exportateurs cette avance technique Europe les méthodes répétitives : devait hâter la victoire des Alliés. Pour combattre une aviation ennemie toujours plus rapide et plus maniable, les ingénieurs construisent des télécommandes automatiques qui assurent le pointage des canons. Simultanément, des automatismes régulateurs sont introduits dans l'industrie chimique. La première station électrique entièrement automatique remonte à 1917, les premières raffineries à ig2o. Manufacture à l'origine, l'usine se transforme en « mécanofacture ». La « cérébrofacture » n'est plus loin... Au lendemain de la Première Guerre mondiale, maintes firmes chimiques ou semi-chimiques adoptent la fabrication continue. Dès 1924, les usines d'automobiles Morris, à Coventry, sont équipées selon les principes de l'intégration en chaîne continue. L'Europe « s'américanise » à grands frais : les machines automatiques se multiplient, qui produisent en série verres à vitres, meubles, lampes électriques, appareils de ménage, téléphones, vêtements, bicyclettes, ' motocyclettes, automobiles. En raison de sa rigidité, cette mécanisation à l'américaine exigeait une grande uniformité de fabrication; elle ne tardera pas à se perfectionner avec l'électricité. L'état de guerre avait résolu sans difficultés les problèmes de débouchés et de profits. Les hostilités terminées, les hommes d'affaires improvisés - sans autre expérience que celle de la spéculation - se trouvèrent inaptes à financer et à vendre leur production de fortune. D'où la crise de 1929-1930, dont la responsabilité échoit en partie à une technocratie qui crut protéger le pays en l'étouffant derrière des barrières douanières et qui, éblouie par le progrès technique, négligeait le progrès social. Deuxième XXe siècle : l'électronique En 1948, l'automation disposa de l'électronique pour ses rétroactions : sans doute n'en fallait-il guère davantage pour révolutionner la planète, voire le cosmos. Dès lors que les machines, bien plus flexibles, modifient

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en quelques minutes la nature ou la forme du produit fabriqué, l'automatique envahit le domaine de la production non répétitive. Dans des équipements asservis à un programme, lecture et transmission deviennent électroniques. A partir de 1942, les machines-outils à commande numérique sont utilisées aux États-Unis dans l'aéronautique et l'armement. En 1946, la régie Renault fabrique ses 4 CV avec des machinestransferts à tête électro-mécanique. Il faut attendre ig6o pour que des machines à commande numérique assurent des travaux de perçage, de taraudage, d'alésage dans des usines du secteur privé : cette application de l'automatique ne tardera pas à bouleverser les modes de travail dans tous les ateliers. La physique nucléaire, puis la physique de l'état solide, connaissent alors un essor fulgurant : semi-conducteurs et transistors transforment les transmissions et les processus de l'industrie. L'électronique ne cesse de conquérir de nouveaux domaines : elle permet de détecter les phénomènes les moins perceptibles et de les mesurer à distance. Ainsi fonctionnent les panneaux de contrôle des centrales électriques. La détection instrumentale s'intègre dans le circuit de fabrication : en comparant les valeurs détectées à des valeursprogrammes, des appareils peuvent influencer la marche du processus dans un sens contraire à la déviation du programme. D'où une automatisation par instruments qui gouverne toute l'industrie chimique de notre temps. Dans de vastes parcs d'appareils, quelques personnes suffisent dorénavant pour diriger des fabrications d'envergure, devant des tableaux d'instruments qui assurent enregistrements et réglages. Simultanément, maintes industries à transformations successives empruntent la voie de la continuité ou franchissent le seuil de l'intégration, en reliant par connexions électroniques leurs séquences d'opérations 1. A mesure que se multiplient les données nécessaires pour comparer les résultats aux références, croît cependant la complexité de la gestion. A ce grave problème de l'industrie, comme à bien d'autres, l'informatique fournit une solution. 1. Ces intégrations,qui réduisent plusieursopérationsou une seule,bouleversentméthodeset procédésinitiaux.Le fourà arc électrique,par exemple, fusionneen un seul temps les opérationsde fusion et d'affinage.

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INFORMATIQUE Comme les automatismes de séquence et de régulation, ceux de calcul ont leur pedigree. Il remonte... au premier homme qui compta sur ses doigts, bien avant que fussent inventés les tables de calcul grecques, les abaques romains, les bouliers chinois ou russes. A portée de toutes les mains, cette première calculatrice « digitale » reste l'instrument préféré de nos contemporains, dont l'écrasante majorité est constituée d'enfants et d'analphabètes. Le boulier, premier outil à traiter les nombres, est l'aïeul de toutes les générations de machines à calculer. Son modèle le plus élémentaire se présente sous la forme d'un cadre de bois qui supporte des tiges, sur chacune desquelles coulissent neuf boules. Les boules de la première tige représentent les unités, celles de la seconde les dizaines, celles de la troisième les centaines. Pour sommaire qu'il soit, cet instrument permet à des manipulateurs exercés d'effectuer certaines opérations bien plus rapidement qu'avec un crayon. Le boulier russe survit à toutes les révolutions, voire à toutes les évolutions : sa pratique paraît aussi immuable que celle de la table de multiplication en France. Par millions d'exemplaires, les descendants à peine dégrossis de ce vénérable ancêtre sont encore en service dans magasins et administrations de l'U.R.S.S. Ce véritable embryon de calculatrice, qui remonte à cinq mille ans avant Jésus-Christ, reste d'usage courant en Chine et au Japon. Les mémoires ont aussi un passé. Ces auxiliaires indispensables des calculatrices pourraient apparaître comme la matérialisation du rêve de Raymond Lulle, théologien mystique qui, au xIIIe siècle, recherchait des « procédés automatiques de combinaison des idées ». Ce « docteur illuminé » tenta vers 1280 de mettre au point un mécanisme de combinaison logique à l'aide de tableaux circulaires concentriques. Il mourut lapidé à Bougie en 1315, pour crime d'avoir devancé son temps. Peu différents des bouliers, les abaques se présentaient

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soit sous forme de tableaux couverts de poussière sur lesquels on traçait des nombres, soit sous forme de tablettes à lignes horizontales sur lesquelles on plaçait de petits cailloux ou des jetons 1. L'échiquier dont se servait, de fondation, la monarchie anglaise pour ses comptes était une variante de l'abaque. Jusqu'au xie siècle, les Européens utilisèrent les chiffres romains qu'ils inscrivaient sur les jetons de l'instrument. Par la suite, les chiffres arabes pénétrèrent en Europe, mais demeurèrent interdits jusqu'au xvie siècle dans la comptabilité, en raison de la facilité avec laquelle on les pouvait falsifier. 1642 : machine de Pascal La première machine arithmétique fut construite par Pascal en 1642; elle effectue des additions avec report automatique des retenues 2. Un demi-siècle plus tard, apparut la machine de Leibniz, qui fait des multiplications. Les deux mécanismes demeurèrent des objets de curiosité scientifique, et non des instruments pour travaux de bureau. N'eût-elle engendré que Pascal, l'inspection des Finances se fût acquise l'indulgence, sinon la gratitude de la postérité : c'est pour aider son père, intendant des Finances, à collecter les impôts de Haute-Normandie que le jeune Blaise eut l'idée de mécaniser les additions. Il découvrit que le plus simple engrenage suffit à reporter automatiquement la retenue, alors qu'avec le boulier, l'opérateur doit reporter lui-même une unité à la ligne suivante, chaque fois qu'atteignant la dizaine il parvient à l'extrémité de la rangée. Le pas était franchi : du comptage au calcul... Mais de tout temps la France négligeait d'exploiter son génie. Malgré ses grandes qualités, cette petite machine tomba dans l'oubli deux siècles durant : vers 1820, son prototype fut reproduit à plusieurs centaines d'exemplaires par Charles-Xavier Thomas de Colmar. En ce temps-là, plusieurs décennies au moins séparaient i. a Calcul» vient du latin ca/eM/t,qui signifie« petits cailloux». 2. On pourrait cependant admettre, avec le professeurStanislawUlam, conseillerde recherchesà Los Alamos,qu'entre crayonet machineà calculer, il n'y a qu'une différencede degré.

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toute invention de son application dans l'industrie. Il fallut attendre la fin du xixe siècle pour que se multiplient des machines à calculer d'un type commercial, dont les informations numériques provenaient de cartes perforées semblables à celles de Jacquard 1. En 1750, Jacques de Vaucanson perfectionna cette invention en utilisant des bandes perforées. Jacquard l'industrialisait cinquante ans plus tard, après l'avoir brevetée. En 1770, l'Allemand Hahn, reprenant l'idée du cylindre denté de Leibnitz, agençait une machine qui exécutait directement les quatre opérations. 1822 : machine de Babbage Il restait à Charles Babbage, professeur de mathématiques à Cambridge, d'accoupler les deux inventions françaises - report automatique, entrée par carte perforée - pour concevoir son « appareil analytique » cette véritable calculatrice mécanique exécutait plusieurs opérations successives sans intervention humaine. Pour la première fois, cette machine comprend une commande séquentielle : une suite d'opérations, enregistrées sur cartes perforées, lui permet d'effectuer les séries d'opérations préalablement définies par des nombres « traités » et enregistrés en mémoire : la programmation est née. L'entrée des informations se fait par cartes perforées ou par cadrans, manipulés à la main. A la sortie, la machine utilise un enregistreur sur papier. L'unité centrale comprend des dispositifs d'unités mécaniques et une mémoire constituée par des roues dentées. Pour des raisons que la finance ne surmonte pas, Babbage ne put construire son appareil dont la conception marquait une avance exceptionnelle sur son temps : les piétinements des techniques freinaient à cette époque le démarrage des idées. On doit néanmoins à l'inventeur de la « Machine analytique » d'avoir perfectionné la mise en mémoire de l'information, fonction primordiale du calculateur numérique. Du carton perforé au ruban magnétique, le lien d'hérédité i. Entre-temps, une carte perforée

le mécanicien-tisserand Falcon avait eu l'idée automatiser un métier à tisser (1730).

pour

d'utiliser

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passe, sans aucun doute, par le « magasins » de Babbage - capable d'emmagasiner mille nombres de cinquante chiffres décimaux - et par la carte d'Hollerith. 1885 : machine d'Hollerith Plus d'un demi-siècle s'écoula avant que le docteur Hermann Hollerith donnât corps à l'ébauche de Babbage. Ainsi fut breveté, en 1885, le codage de l'information sur cartes. Ce premier « ensemble mécanographique à cartes perforées », constitué par une poinçonneuse, une trieuse et une tabulatrice à compteurs mécaniques, servit à dépouiller le recensement démographique des États-Unis en 1881. Pour la première fois fonctionnait une machine fondée sur l'emploi concomitant de l'électricité et des cartes perforées, encore que les opérations demeurassent pour la plupart mécaniques. Pour un savant américain comme Hollerith, les joies de la recherche n'excluent pas celles du développement : il fonde en 1895 une société industrielle qui devint, en 19II, l' International Business Machine ou I.B.M. Il n'en fallut pas davantage pour précipiter le rythme des innovations. Dès 1907, son concitoyen Powers avait mis au point des machines à cartes perforées entièrement mécaniques; son type de matériel fut plus tard fabriqué industriellement par la S.A.M.A.S. en Europe, par Remington Rand aux États-Unis. En 1924, l'ingénieur norvégien Bull dépose des brevets sur un matériel électromagnétique à cartes perforées. Ces brevets furent rachetés par une société française qui prit le nom de Compagnie de machines Bull. Papin et sa marmite, Watt et sa machine à vapeur, Jacquard et son métier, Babbage et ses principes, Hollerith et sa lecture électrique des cartes perforées constituent, à des titres divers, la galerie des ancêtres légitimes des automaticiens et informaticiens de notre temps. 1925 : machines comptables Ainsi apparurent au début du xxe siècle les premières machines comptables de mécanographie, non encore conçues pour résoudre les problèmes scientifiques. Ces instruments à

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dispositifs mécaniques, puis électromécaniques, enfin électromagnétiques - qui exécutaient une opération par seconde n'eussent guère été en mesure d'enchaîner automatiquement une suite de calculs. En 1942, les États-Unis en guerre comprirent aussitôt combien des calculatrices automatiques allaient conduire à perfectionner la fabrication des engins militaires. Deux ans plus tôt, afin de régler leurs propres calculs de circuits électriques, les Bell Laboratories avaient fabriqué une machine capable d'effectuer plusieurs millions d'opérations par seconde, suivant les instructions d'un programme câblé. A chaque séquence nouvelle cependant, il fallait préparer un nouveau tableau de connexions, ce qui limitait ses performances. Plusieurs de ces modèles à relais électromagnétiques furent adoptés par l'Armée pour ses calculs balistiques. Ces « machines à relais » n'allaient pas résister longtemps à la concurrence des calculatrices électroniques proprement dites dont la période de gestation fut raccourcie par la guerre. Mobilisant des ressources gigantesques, les deux camps précipitèrent recherches et découvertes. Calculer les tables de tir, ravitailler les troupes, économiser les moyens de transport : autant de problèmes qui exigeaient dans l'immédiat des solutions optimales. Tubes, résistances, capacités, supports isolants, contacts des prises multiples et interrupteurs se perfectionnèrent coup sur coup, tandis que le système binaire prenait la relève du système décimal et que triomphaient les électro-aimants. 1942 : le « Z 4 » On considère en général que la découverte du calculateur électronique revient aux États-Unis ou à la Grande-Bretagne. C'est à Berlin en 1942, semble-t-il, que Friedrich Zuse mit au point le premier ordinateur, le « Z 3 », qui n'avait que i 500 lampes 1. L'année suivante, un second modèle Zuse, le « Z 4 », fut utilisé pour calculer les plans d'avions aux usines Henschel, avec l'appui de l'Institut et expérimental d'Aéronautique des Hautes Écoles techniques de Darmstadt et de Charlottenburg. i. Étudesfuturibles,mmai 1966.

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Zuse fut donc le premier à fabriquer une machine électronique, en collaboration avec le docteur Schreyer, à Charlottenburg. Équipée de lampes fournies par Tele f unken, une première ébauche apparaissait en fin 1942 : le ministère de la Guerre refusa d'accorder le moindre intérêt, et les moindres capitaux, à cette invention. Méconnus ou méprisés des pouvoirs publics, Zuse et Schreyer furent par deux fois arrachés à leurs recherches et expédiés dans des unités combattantes, en 1939 et en 1942. Double faute à laquelle incombe sans doute une part des responsabilités de l'effondrement nazi. 1944 : le « Mark I

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Après sept ans de recherches, un groupe d'ingénieurs américains dirigés par Aiken construisit en 1944 le premier « Calculateur automatique à séquences contrôlées » : le « Harvard Mark 1 ». Cette machine de bureau automatisée, aux fonctionnait avec plusieurs embrayages électromécaniques, milliers de lampes de T.S.F; ses rouages étaient mus par moteur électrique. L'addition s'effectuait en un tiers de seconde, la multiplication en quatre secondes, la division en onze secondes. Cette machine fonctionna en permanence depuis sa construction jusqu'à ces dernières années. Son prix de revient (400 000 $) dépasse de loin celui des machines allemandes de l'époque. Sa vitesse de fonctionnement, relativement satisfaisante pour les multiplications, se révélait trois à quatre fois moins rapide que celle de Zuse pour les autres opérations. 1946 : l' « ENIAC » Les branlebas de l'après-guerre laissaient désormais le champ libre à l'irréversible suprématie des États-Unis. Deux ans plus tard fut construit l' « ENIAC », par Ecket et Manchly, professeurs à l'Université de Pennsylvanie. Destinée à calculer les trajectoires d'obus et de bombes, cette première calculatrice électronique - « Electronic Numerical Integrator and Automatic Calculator » - qui pèse plus de

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trente tonnes, fonctionnait avec dix-huit mille lampes et cinquante mille commutateurs. Cette « ENIAC », la plus gigantesque des calculatrices, effectue chaque seconde trois cents opérations diverses, ou bien cinq mille additions. Consommant autant de courant électrique que plusieurs rames de métro, elle nécessite d'énormes ventilateurs pour son refroidissement. A cette illustre machine est imputée la décision historique de maintenir des troupes américaines en Europe. Affectée au calcul des courbes balistiques, l' « ENIAC » ne fut jamais utilisée pour la gestion ni dans l'industrie. Ancêtre d'une dynastie d'ordinateurs dont la vitesse de calcul décuple à chaque génération, ce monstre de l'époque antétransistorienne figurera bientôt dans un musée, comme un squelette de reptile antédiluvien. De 1945 à 1955, les progrès sont rapides qui affectent surtout schémas logiques, mémoires, techniques de programmation. D'importants contrats militaires encouragent Remington Rand, Univac et I. B. M. En 1947, le physicien John Von Neumann réussit à codifier des programmes et à les intégrer en mémoire dans la calculatrice. Perfectionnant l' « ENIAC », ses constructeurs aboutissent la même année à l' « EDVAC » ou « Calculatrice électronique à variable discrète ». Lorsque apparut aux États-Unis l' Electronic Data Processing Machine 701, c'est-à-dire la machine électronique à traiter les informations, ses fabricants lui cherchèrent une appellation plus publique, plus publicitaire. Le problème n'était pas simple : en aucune langue, la traduction littérale du verbe to process n'eût rendu avec assez de fidélité la notion d'une « poursuite du traitement » vers un objectif précis. L'expression « calculatrice électronique », décente pour une machine de calcul, aurait été impropre à qualifier un ensemble qui effectue des travaux logiques et qui propose des décisions. En français, aucun des mots « synthétiseur », « systémateur », « coordinateur », « congesteur » ne pouvait convenir. De même, les qualificatifs retenus pour compléter l'expression « machine électronique » - « intégrée », « processionnelle », « de gestion », « analytique », « synthétique » - aboutissaient à des formules qui n'offraient aucun avantage sur le plan de la simplicité, sur le plan de la mnémotechnie, sur le plan de la publicité. Consulté par I.B.M., Jacques

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Perret conseilla le néologisme : « ordinateur 1 0.Le mot lâché, on ne le retint plus. Et l'ordinateur fut. Son nom se substitue à celui de calcuinitialement destinée latrice, surtout lorsque la machine au calcul - sert à la gestion ou au contrôle de processus mécaniques. 1950 : l'électronique Jusqu'en rg5o, les machines à traiter l'information étaient composées d'organes mécaniques ou électro-mécaniques comprenant des systèmes de cames, des relais électriques, des totalisateurs rotatifs. Leurs performances étaient limitées niveaux les d'énergie, les inerties mécaniques, le coût par des organes et leur fiabilité. Avec les apports de l'électronique, les éléments mécaniques sont éliminés : il ne s'agit plus de mouvoir des pièces usinées, mais des particules élémentaires de masse extrêmement faible. L'industrie peut désormais collecter et traiter toute information qui permette de commander les machines : les voies sont tracées qui permettront de faire progresser l'utilisation, la sécurité, la rapidité de fonctionnement de l'ordinateur. Dès lors, ne cessèrent de se multiplier le nombre des calculatrices et celui des constructeurs dont les démarches emprunteront souvent les mêmes directions. Dès 1950, les appareils ne sont plus câblés; ils sont imprimés, avant d'être, comme aujourd'hui, intégrés. Avec un million de composants au centimètre cube, l'électronique atteint le stade de la compacité moléculaire : elle se rapproche du mécanisme biologique. Jusqu'à cette date cependant, les techniciens ne prévoyaient pas que les calculatrices seraient utilisées à grande échelle pour traiter l'information. I.B.M. estimait que les débouchés se limiteraient aux secteurs militaires et scientifiques : cette firme ne se rendait aucun compte du potentiel commercial qu'allait bientôt lui conférer la vente des ordinateurs de gestion. Sa position culminante sur le marché des cartes perforées et des machines à calculer la déterminait à r. « Ordinateur " - qui signifie« qui met de l'ordre, qui arrange " (Littré) - présentepour Jacques Perret l'avantage de « donneraisémentun verbe : « ordiner », et un mot d'action : « ordination » ".

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ne pas déclasser son propre matériel en lui opposant des calculatrices concurrentes. I.B.M. reste, en fin de compte, la seule société qui ait opéré avec succès la mutation de la mécanographie au calcul électronique. 1951 : premier ensemble de gestion En 1951, le premier ensemble électronique de gestion prend place au Bureau fédéral de recensement, à Washington. Doté d'un programme enregistré, cet « Univac 1 » est le premier ordinateur qui traite l'information commerciale et comptable; sa vitesse de traitement, la capacité de ses mémoires demeurent fort limitées. Pour combler son retard sur Remington Rand et Univac, I.B.M. redouble d'efforts. Elle obtient des contrats du gouvernement 1, ainsi qu'une aide importante de Sperry Rand pour mettre au point l'ordinateur « 650 » dont les premiers modèles sortiront sur le marché en 1954. Aussitôt I.B.M. ravit la première place à Univac, qui de 1950 à 1953 était restée sans concurrence. Simultanément sont alors découverts tambours magnétiques et machines à programme enregistré. Progrès décisifs : les machines à calculer deviennent machines logiques. Les inventions se précipitent : mémoires à tubes cathodiques, mémoires à ferrites, semi-conducteurs, transistors, circuits ouvrent l'ère de moléculaire avec ses intégrés l'électronique possibilités infinies de microminiaturisation. Le milieu du siècle marque le virage d'une opinion publique partagée entre curiosité et angoisse. Le mot « automation », qui fait aussitôt fortune, entretient la hantise d'une génération spontanée d'usines « presse-boutons ». En vérité, si, dès 1955, les calculatrices électroniques pénètrent dans les bureaux et les usines, l'automation industrielle suit un rythme plus lent. La symbiose des deux systèmes prépare cependant la mutation des méthodes de production. i. Au cours des années« 5o »,les contrats gouvernementauxde recherche assurent les trois cinquièmesdes ressourcesd'LB.M.

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1958 : deuxième générations Découvert en 1948, le transistor allait dix ans plus tard révolutionner l'électronique et l'informatique. Dès 1958, diodes et triodes sont remplacés par des cristaux de germanium qui consomment moins d'énergie et dégagent moins de chaleur que les tubes. Le transistor, dont la fiabilité est bien supérieure à celle des tubes, remplace à la fois tubes et relais électromagnétiques. A mesure que s'étend l'emprise de l'électronique, diminuent la taille des machines, et leur prix. Les premières calculatrices comme l' « ENIAC » (1946), longues de quinze mètres, encombraient les hangars; les modèles de la deuxième génération ne dépassent pas le volume de quelques coffresforts juxtaposés. Tubes ou lampes font place aux semi-conducteurs (diodes), aux matériaux magnétiques (grillages à tores), croît la sécurité de foncaux transistors. Simultanément tionnement sans panne : en quinze ans, elle passe de quelques heures à plusieurs mois. Sept ans après l' « Univac » naissait la deuxième génération de calculatrices (1958) avec le « Philco 2000 », premier ordinateur à vocation commerciale. En 1963, une « Univac IIo7 », à mémoires sur films minces, se substituait à l' « Univac I ». En 1960, I.B.M. produit sa remarquable série « 1401 », suivie bientôt des ordinateurs « 360 ». Deux ans plus tard, la capacité de mémoire des machines devenait pratiquement illimitée, grâce à l'invention des piles de disques du type « Dispac » d'LB.M. qui contiennent deux à trois millions de caractères. En 1962, les ensembles électroniques installés dans le monde - le nouveau surtout - représentent un milliard de dollars; leur valeur ne dépassait pas deux cents millions de dollars, cinq ans plus tôt. Jamais la technique n'avait accusé progrès aussi rapides. Ces calculatrices de la deuxième génération furent reproduites à cinquante mille exemplaires environ, de 1958 à 1966. 1964 : troisième génération Sept ans après la première génération (1951) était apparue la deuxième génération (1958). Les spécialistes prévoyaient

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que sept ans plus tard, en 1965, naîtrait une troisième génération. En avance d'une année, I.B.M. fêtait en 1964 l'avènement du micromodule. La première génération correspondait aux calculatrices à tubes électroniques; la deuxième, aux ordinateurs à circuits imprimés, transistors et diodes; la troisième, aux circuits électroniques intégrés ou hybrides à fabrication automatique. Dans ces derniers modèles - nés en France de parents franco-américains - le micromodule associe sur une faible surface transistors, circuits imprimés, résistances 1. Du même coup, la vitesse d'accès à l'unité centrale devient inférieure au milliardième de seconde; les impulsions électriques qui véhiculent les informations à l'intérieur des machines circulent à plus de trois millions d'additions par seconde. Micromodules et circuits intégrés éliminent la plupart des pannes dues aux mauvais contacts. Tout en diminuant la consommation d'énergie, la miniaturisation accroît rapidité de réponse et fiabilité. Comme tous les membres de cette famille I.B.M. 360 parlent la même langue, ils peuvent échanger leurs inforGrâce à leurs mations, sans traduction ni transposition. organes normalisés - entrées, sorties, canaux, unités de traitement, mémoires - ces mécanismes se jumellent et se combinent comme des pièces de « mécano ». L' « Univac 1107 » cède la place en 1966 à un modèle de la troisième génération, l' « Univac 9000 », dont les informations peuvent être lues sans être détruites et où le transistor est remplacé par le micromodule, ce qui permet le « multiplexage » des messages en provenance ou à destination des unités terminales. Cette série « 9000 » utilise des mémoires à couche mince sur fil, qui combinent les avantages des mémoires à ferrites et des mémoires sur film mince. Nouveaux progrès de fiabilité et de microminiaturisation. Coup sur coup Bull- General Electric produit ses « 600 », la C.A.E. ses « 90 », modèles d'une génération qui s'illustre déjà par ses capacités de travailler « en temps réel » et en multi-programmation. Les géants de la microminiaturisation doivent presser le i. Une calculatricede grandedimensioncontient 200ooopiècesdétachées dont 38 00o transistors. La défaillanced'un seul de ces élémentsentraîne l'arrêt de la machine...

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pas pour distancer leurs concurrents qui les talonnent à moins d'un milliardième de seconde. Ils n'attendront pas de nouveau sept ans pour engager une nouvelle querelle de générations. « Le monde est une branloire perenne » affirmait déjà Montaigne.

3

CHAPITRE III AUTOMATION

PROSPECTIVE « Demain n'est plus à attendre, mais à inventer. » Gaston

BERGER.

DANS les pays industrialisés, l'automatisme ne peut que progresser, en surface comme en profondeur. Aux activités demeurées manuelles ou artisanales se substitueront des machines plus élaborées, plus automatiques, grâce à une normalisation plus poussée des produits et de leur utilisation 1. Dans le même temps, des techniques qui évoluent de conserve la précipiteront l'irrésistible démarche de l'informatique : diminution du prix et de la taille des calculatrices, l'accroissement de leurs capacités et de leurs services finiront par en imposer l'usage dans tous les secteurs de l'économie, voire au-delà. A mesure que progressent les autres techniques, plus nécessaire devient l'automation. Les premiers aéronautes pouvaient se dispenser des automatismes; avec les avions supersoniques, le temps moyen de réaction, d'interprétation ou même de simple réflexe du pilote devient, si l'on peut dire, mortellement long. Les tâches secondaires doivent être épargnées à l'équipage pour qu'il puisse concentrer toute son attention sur le contrôle automatique de l'ensemble. Les techniques de télégestion et leur corollaire, le partage du temps sont en progression permanente. Déjà la société i.

A

productivité

ces

« demeurées activités de la construction,

de

», est imputable la confection,

en France de l'élevage.

la

médiocre

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Xerox fabrique des télécopieurs, qui transmettent par téléphone l'image de n'importe quel document. La société Ampex propose un « videoclasseur » qui fixe le contenu de millions de livres sur une bande magnétique que l'on peut projeter sur écran de télévision. Chacune de ces innovations porte en soi le germe d'une révolution comparable à celle de l'imprimerie. Comment planifier, comment programmer d'une manière rationnelle, sans recherche opérationnelle ni automatisation administrative? La mise en mémoire permanente de toutes les informations utilisables, assortie de leur traitement automatique, est la seule technique qui permette aux dirigeants d'opérer des tris instantanés dans la masse sans cesse grandissante des données dont ils sont accablés. Par quoi ils incorporent davantage de rationalité dans leur gestion. L'automation n'en est pourtant qu'à ses premiers balbutiements. Suractivée par l'industrie américaine de la découverte, la technologie rendra bientôt nos machines actuelles aussi surannées que le sont devenus aujourd'hui les premiers modèles d'automobiles ou d'aéroplanes. Le nouveau monde de l'information prend corps. Dans le nouveau monde, pour commencer. Microminiaturisation

et fiabilité

Les recherches en cours dans les secteurs de l'espace et de l'électronique laissent prévoir que la taille des ordinateurs continuera de se réduire, cependant que croîtront leurs capacités de mémoires et leurs vitesses d'opération. Satellites, têtes de fusée, missiles, antimissiles : autant de microcosmes où s'entassent et s'ordonnent des millions de composants actifs et passifs. L'infiniment petit doit tout à l'infiniment grand, qui le lui rend bien. Et le microscope devient l'outil de base de l'électronicien. Chaque année, les firmes-titans du « calcul machinal » affectent des crédits astronomiques à cette « minimanie » qui n'épargne aucune discipline. Grâce à l'électronique moléculaire et aux circuits intégrés, cette microtendance progresse... à pas de géants. Un microcircuit suffit désormais pour assurer toutes les

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fonctions de la plaquette du circuit classique, qui comprenait une vingtaine de transistors, des diodes, des condensateurs, des résistances. Et l'ordinateur des prochaines décennies s'inscrira tour à tour dans les volumes d'une valise, d'une cartouche de cigarettes, d'une boîte d'allumettes. Avec des vitesses d'accès proches du milliardième de seconde, la troisième génération d'ordinateurs à microcircuits détrôna ainsi, en 1965, celle des ordinateurs à transistors qui succédait elle-même aux ordinateurs à lampes et à tubes électroniques. Depuisplusieurs années,l.B.M. France fabrique et « du marché un micromodule » de exporte (hors américain) base, le « 360 ». Cette édition réduite de la plaquette imprimée - qui résulte d'une coopération franco-américaine - associe sur une surface minuscule transistors, circuits imprimés, résistances. Cinquante mille transistors tiennent place dans un dé à coudre; le temps de réponse de ces micromodules ne dépasse pas cinq milliardièmes de seconde. Grâce à une microminiaturisation encore plus poussée, on pourra bientôt concentrer, sous quelques centimètres cubes, l'information totale (image et son) d'une émission de télévision qui aura duré plusieurs heures. Tout comme l'électrophone, l'appareil « lecteur » restituera l'enregistrement. Circuits imprimés et circuits intégrés n'offrent pas seulement l'avantage du moindre encombrement, ils sont aussi plus « fiables » : la sécurité de fonctionnement d'un circuit croît à mesure que rétrécissent ses dimensions. De tels progrès sont particulièrement appréciables, voire sans prix, pour les grandes calculatrices et les engins destinés à l'espace. Le temps de fiabilité des machines, qui atteint cinq cents heures aujourd'hui, dépasserait dix mille heures dans cinq ans. A mesure que les informations deviendront plus sûres, plus étendues, plus rapidement accessibles, les chefs d'entreprises se résoudront à confier aux ordinateurs les commandes, le contrôle, l'optimisation. Conscients des progrès fulgurants du hardware et du software, ils hésiteront de moins en moins à confier leurs fabrications à des automatismes infaillibles qui se substitueront aux mécanismes et aux instruments conventionnels de régulation et d'alarme. Les dinosaures crevèrent de gigantisme. Les ordinateurs se multiplieront grâce à la modestie de leur volume, et par voie de séquence, grâce à l'amélioration de leur fiabilité et de leur prix.

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Vitesse Appliquées aux processus de production, de distribution et de gestion, les techniques de commandement et de contrôle se développeront également en fonction des aptitudes des ordinateurs. D'année en année, croissent dans d'énormes proportions la qualité et la rapidité du traitement des informations 1. En même temps que les capacités, les mémoires s'allongent, les temps de réponse s'amenuisent. En une minute, une trieuseliseuse lit couramment deux mille chèques, libellés en langage codé. Des programmatrices contrôlent des chaînes de machines-outils dont le cycle d'impulsion est de trois millionièmes de seconde... Et les informations transcrites en clair sur microfilms par certains prototypes sortent à la cadence de trente mille lignes par minute. Les laboratoires poussent leurs recherches dans toutes les directions : ils expérimentent les techniques d'avantgarde comme celle des pellicules minces, ou celle du cryotron qui exploite la supra-conductivité au voisinage du zéro absolu. La technologie ne se satisfait plus de perfectionner la mécanisation et de « pousser » de quelques dizaines de kilomètres à l'heure - tous les quarts de siècle - les vitesses de l'automobile, du navire, du chemin de fer, de l'avion. Il avait fallu des fractions de siècle pour doubler la vitesse du chemin de fer, de l'avion, de l'automobile; quelques mois suffisent pour que nos ordinateurs fonctionnent mille fois plus vite. Les computeurs s'imposeront davantage, à mesure que croîtra leur rapidité de fonctionnement. Cette vitesse paraît souvent superflue au profane qui ignore la complexité et le nombre des éléments dont il faut tenir compte pour mener non seulement à bien, mais au mieux, une opération. Il s'agit le plus souvent de traiter les questions en temps réel, c'est-à-dire avant que deviennent périmés les renseignements sur des valeurs incessamment variables. Chaque fraction de seconde compte pour un ordinateur qui conduit un laminoir à train continu, pour un dispositif qui règle le i. De 1966 à i9yo, qualité et rapidité de l'information passeraient de un à sept (John Diebold).

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trajet d'un satellite, pour une machine qui gouverne l'atterrissage d'un supersonique. Et l'on découvre que la vitesse actuelle de fonctionnement reste parfois insuffisante pour résoudre certains problèmes, qu'il faut réduire la distance que l'électron doit franchir d'un bout à l'autre du circuit... à 300.000 kilomètres par seconde! De telles performances sont à ce point extraordinaires qu'elles échappent à la perception de l'homme. Pour imaginer ce que représente un trois cent millionième de seconde, il n'est pas inutile d'emprunter le raisonnement de Harold Wilson : le Premier Britannique a calculé que quiconque avancerait d'un pas à chaque trois cent millionième de seconde, ferait le tour de la planète en une seconde, au niveau de l'Équateur. Déjà « ce temps n'est plus » : des modèles moins archaïques, si l'on peut dire, lancés à l'assaut du marché, travaillent mille fois plus vite. La technologie a brisé la seconde en un milliard de parties. Est née la « nano-seconde », temps pendant lequel l'électricité, ou la lumière, ne parcourt que trente centimètres... Pour se figurer un tel ordre de « grandeur », on peut estimer qu'il y a dix milliards de secondes dans trente millions d'heures, c'est-à-dire dans près de trois millénaires. Encore pourrait-on redécouvrir que le rapport entre une nanoseconde et une seconde est le même qu'entre une seconde et trente ans... En 1967, le mur de la nanoseconde fut à son tour franchi : un circuit expérimental mis au point par I.B.M. « répond » en quatre cents billionièmes de seconde... Il y a quelque chose de changé dans le royaume de l'homme : la vitesse ne s'entrave plus elle-même, comme le soutenaient nos philosophes, de Sénèque à Siegfried, d'Alain à Valéry. Chute des prix Dans deux épreuves, la compétition oppose les techniques nationales : la qualité, les prix. Conscients du péril japonais, les champions américains s'apprêtent à soutenir les chocs des challengers, sans négliger pour autant outsiders britanniques ni tocards français. Les investissements nécessaires pour automatiser une entreprise sont moins élevés que ne le croient en général les

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ne coûte dirigeants européens. Une chaîne automatique souvent guère plus qu'une chaîne manuelle de type classique. Parfois une simplification technique ramène la valeur de la nouvelle machine au-dessous de celle de l'équipement traditionnel. Les équipements automatiques de Renault et d'Austin, dont les prix n'étaient guère supérieurs à ceux des matériels traditionnels correspondants, furent amortis en moins de trois ans. Appliquée aux machines-outils, l'automatique permet à de moyennes entreprises de fabriquer d'une manière économique des pièces en petites séries; fût-ce des pièces pour machines automatiques 1. D'après des économistes américains, le coût d'un travail classique de calculatrice diminuerait, avant dix ans, de moitié pour les transmissions des données et des neuf dixièmes environ pour l'enregistrement sur bandes magnétiques (97 %), les mémoires à images (96 %), le traitement des données (85

°/o )

2.

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Dans le même temps, un accès simplifié aux machines permettra aux usagers d'utiliser des ordinateurs sans l'intermédiaire de spécialistes. Toute production continue ou répétitive est automatisable. Rares seront bientôt les installations de raffinage, de pétrochimie, de chimie ou d'énergie qui échapperont à cette technique. Les textiles, le papier, le verre, les matières plastiques, la métallurgie, l'alimentation l'aéronautique, s'y convertissent progressivement. De même que l'automatique incite l'industrie à adopter de nouveaux procédés de fabrication, l'informatique détermine la gestion à modifier ses méthodes. Par quoi, les conséquences indirectes de la technologie passent souvent en intérêt ses effets directs sur la production. Si les moyens et les gros ordinateurs sont à des prix souvent prohibitifs - un million à trente millions de francs - les - qui correspond i. Le supplément de dépenses aux organes automaaux organes de commande et de transdits, c'est-à-dire tiques proprement fert - est évalué à quelques centaines de milliers de francs en moyenne. Encore faut-il observer que la fabrication manuelle exigerait des frais supéce qui diminue de moitié le coût net du processus rieurs de manutention, automatique. 2. Saturday Review, 23 juillet 1966,

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machines moins volumineuses sont bien plus abordables. De même, des chaînes de régulation électronique sont à la portée d'usines relativement modestes. Comme le personnel de surveillance, habitué à dépanner les instruments de régulation, connaît mal le fonctionnement des calculatrices, les dirigeants renoncent souvent à utiliser en commande automatique complète leur machine dont l'arrêt entraînerait des pertes considérables : installées en parallèle avec l'appareillage classique de régulation, les calculatrices fonctionnent alors soit en « guide opérateur », soit en guide opérateur optimalisé. Mis sur le marché vers ig6o, les premiers microcircuits ne furent longtemps accessibles qu'aux industries de l'armement. Cinq ans plus tard leur prix avait diminué des trois quarts; aujourd'hui, leur coût est encore inférieur de moitié à celui de 1965. Dans cinq ans, il ne dépassera pas le dixième du prix actuel. Le microcircuit sera devenu l'élément le plus économique de tous les matériels électroniques. Quant aux économies de personnel, si elles sont appréciables quand on passe du « stylo à bille » à la mécanographie, force est de reconnaître qu'elles sont négligeables quand on abandonne les cartes perforées pour les bandes magnétiques. Mais nombre d'avantages périphériques apparaissent de surcroît sitôt qu'un ordinateur assume des tâches de direction. A la vérité, les prix d'achat ou de location du matériel sont souvent grevés de frais considérables d'installation et de formation du personnel spécialisé. Dans le coût total d'un ensemble électronique, n'intervient que pour un tiers environ le prix des machines : les frais d'études, d'entretien et de mise au point en requièrent les deux tiers. Maints dirigeants estiment que l'achat d'un ordinateur dépasse leurs moyens financiers. C'est de moins en moins vrai : grâce aux transistors et aux circuits intégrés, le prix des appareils diminue à mesure qu'augmente leur fiabilité. La fabrication de très petits calculateurs - dans le même temps où la machine à calculer de bureau « se transistorise » et qu'elle adopte des microcircuits - met à la disposition des modestes entreprises une gamme quasi continue de matériels de calcul. De plus, les fabricants d'ordinateurs bradent à l'étranger leurs séries désuètes. Aux États-Unis comme en Europe, de

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nouvelles sociétés se spécialisent dans l'achat et la vente de ces machines. La fatale obsolescence des ordinateurs se révélerait ainsi providentielle aux nations du tiers monde, contraintes de renoncer à des équipements neufs dont les prix leur semblent prohibitifs. Des pays prétendus en voie de développement, l'Inde en particulier, se procurent à l'occasion des modèles « de seconde main » que les fabricants eussent mis au rebut. On pourrait soutenir que le rythme auquel s'automatisent les Occidentaux dépend, dans une certaine mesure, de la demande de calculatrices obsolètes qui engorgent leurs marchés. Étrange paradoxe, selon lequel la progression des superdéveloppés serait réglée, dans toute l'acception du terme, par les sous-développés... Rentabilité croissante L'automation se développera d'autant plus rapidement que le coût du travail humain haussera par rapport au coût du même travail effectué à la machine. De toute évidence, la rentabilité des automatismes ne peut que croître à mesure que le coût de la main-d'ceuvre s'élèvera, selon une tendance aussi inéluctable que souhaitable. Par quoi la modicité relative des salaires européens retarde l'automatisation des entreprises et freine le progrès technique. Aux États-Unis, où les salariés coûtent 50 à 75 % de plus qu'en France, les managers sont bien plus fortement incités à se convertir à l'automatique et à l'informatique 1. Le ressort est bien tendu, qui fait de ce troisième tiers de siècle l'ère des écarts grandissants... Jamais cercle plus vicieux n'eût pu mieux cerner le dénuement dans l'hémisphère sud de la planète. De plus, la rentabilité des automatismes croît avec le volume de la production, ce qui affermit la puissance des « mammouths ». D'après les sociologues américains, l'automatisation industrielle n'était rentable en 1964 qu'au delà d'un seuil annuel d'un million d'objets fabriqués. Encore l'équii. Le coût de la main-d'aeuvreest bien plus élevé aux États-Unis, mais les systèmesautomatiquessont moinschers.En revanche,il est vrai, comme le « software coûte moitié prix en Europe et au Japon, les programmesy sont souvent d'une qualité supérieureà ceux des États-Unis.

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pement devait-il être utilisé vingt-quatre heures par jour. Après les récentes hausses de salaires, ce taux serait tombé à quatre cent mille unités. Lorsque la troisième génération de machines aura passé l'âge des maladies infantiles, on assistera sans doute à une chute des prix... et à la naissance d'une quatrième génération. Simultanément, l'ouverture des marchés mondiaux favorise la concurrence est l'âme de l'extention de l'automation : l'automate. Non rentable dans les conditions initiales d'un marché, une machine le devient souvent par le chiffre d'affaires supplémentaire qu'elle procure : l'histoire de l'industrie est jalonnée d'investissements toujours plus considérables dont les ressources proviennent des ventes sans cesse accrues de produits de moins en moins chers. Une automobile fabriquée aujourd'hui avec les équipements d'il y a vingt ans reviendrait à vingt fois son prix actuel. Et le modèle qui sortira dans vingt ans coûterait sans doute on le fabriquait vingt fois plus si, faute d'investissements, alors avec les moyens d'aujourd'hui. à l'abri des frontières, pourAutomation claustrophobe : rissent les fruits de la productivité. Polyvalence De constants progrès porteront sur la polyvalence et la « souplesse » des automatismes. Déjà les machines industrielles ne se bornent plus à effectuer quelques interventions strictement limitées, et les calculatrices s'adaptent de mieux en mieux à la multiprogrammation. Grâce à des techniques concertées - électroniques, méca- des matériels dotés de grande souniques, pneumatiques d'utilisation fabriqueront des produits moins chers et plesse de meilleure qualité. En normalisant les éléments et en concevant les machines comme des sommes d'éléments modulaires, on améliore d'une manière considérable la productivité. Par quoi le matériel « souple » à programmes multiples devient accessible à de modestes entreprises 1. Déjà, dans les industries mécaniques, des fabrications de i. Aujourd'hui,une mêmemachinepeut fabriquer quatre-vingtsmodèles différents de tuyaux d'échappementà des prix de revient comparablesà ceux de quatre-vingtstuyaux de même type.

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moyennes séries sont automatisées de façon rentable. Depuis plusieurs années, des unités d'automation sont adaptées sur des machines classiques (tours, perceuses, fraiseuses, aléseuses), ou incorporées à des équipements spéciaux. En utilisant les mêmes bâtis, les mêmes boîtes d'engrenage, les mêmes blocs-moteurs, on peut automatiser les machines suivant l'importance des séries : il n'est que de codifier le système de programmation et les éléments électroniques. Ordinateurs en location et « à façon » Si modeste que soit une entreprise, elle peut utiliser un calculateur, fût-ce en location ou à temps partiel. Aujourd'hui, les ordinateurs en service sont pour la plupart loués 1. Un appareil de moyenne puissance, dont la location coûtait de cent mille à cent cinquante mille francs par mois en 1955, revient dix fois moins cher en 1968. Avant plusieurs années, une calculatrice polyvalente de petite taille se louera quelques milliers de francs par mois : ses services ne coûteront pas plus cher que ceux d'un ingénieur plus ou moins qualifié. Depuis peu, les firmes qui construisent les machines se distinguent de celles qui assurent les services : les premières évoluent vers la production exclusive de composants, les secondes vers la fourniture de services. des cabinets satellites qui gravitent Indépendamment autour des constructeurs, des équipes spécialisées dispensent depuis plusieurs années une sorte d' « assistance matière grise ». Dotées d'ordinateurs, elles contrôlent les productions données, gèrent les stocks, détectent et éliminent les retards de certaines fabrications en appliquant des méthodes opérationnelles. Certains centres de travail « à façon » se bornent à évaluer l'influence du traitement de l'information sur la politique de l'entreprise; d'autres s'emploient à préparer des programmes et à former du personnel spécialisé. i. Le « Control Data 6.60on dont sont équipéesl'E.D.F. et la Société d'informatique appliquée, qui coûte 30 millions,se loue 500.00o francs par mois.Composéed'un calculateurcentral et de dix calculateurspériphériques, le « 6.600» est à même de faire trois à quatre millionsd'opérations par seconde.

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De tels offices sont d'autant plus appréciés que les utilisateurs méconnaissent les virtualités de machines dont ils sont rarement préparés à exploiter les capacités. Quoi qu'il en soit, constructeurs et sociétés satellites ont intérêt à dispenser à la clientèle leur assistance technique, dont les conditions sont stipulées sur les contrats de vente ou de location. Quant aux centres de calcul à façon, dont les matériels travaillent à la demande, ils appliquent le principe d'une facturation d'heures-machines. « Temps partagé » ou utilisation collective Il y a plusieurs années des équipes du « Massachusetts Institute of Technology » mirent au point un premier système de time-sharing où plusieurs programmes coexistaient dans un même ordinateur, sous la direction d'un moniteur. Mais la machine traitait programme par programme, ce qui protroubles d'encombrement. Comme voquait d'irrémédiables dans les voyages par avion, où les transports suburbains prennent plus de temps que le jet intra ou intercontinental, les accès aux machines constituent des goulets d'étranglement qui prolongent à l'excès les opérations. Cette idée de tranches d'utilisation répondait cependant aux besoins d'entreprises trop modestes pour acquérir et utiliser un ordinateur à plein temps 1. D'où la notion de multiprogrammation : plusieurs programmes coexistent au sein de la machine qui décide de la priorité relative à accorder à chacun d'eux. Il ne s'agit plus de partage de temps, mais d'imbrication dans le temps : chaque utilisateur a l'impression d'une exécution continue tant les travaux se succèdent rapidement. est donc le travail simultané d'un La multiprogrammation de ordinateur sur plusieurs problèmes. La simultanéité, son illusion provient toute évidence, n'est qu'apparente : de l'extrême vitesse de succession. En Grande-Bretagne, maints laboratoires scientifiques uti1. A raison de 450 écritures par minute, un ordinateur du type « I.B.M, 1 40I»peut théoriquementen traiter q32.000en une journée de seizeheures, soit ¢32comptabilités de petites entreprises,qui comportentun millierd'écritures par mois. Encorefaut-il traiter ces comptabilitésde la mêmemanière, tout en respectant leur anonymat.

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lisent un appareil commun. A Edimbourg, une centaine de laboratoires de recherches, publics et privés, se partagent depuis 1968 les services d'une calculatrice installée à l'Université. A Londres, un « I.B.M. 360 », appartenant à l'International Telephone Telegraph, sera bientôt relié directement à Paris, Lille, Madrid, Stuttgart 1. Aujourd'hui, le nombre de calculatrices qui fonctionnent en multiprogrammation dans le monde ne dépasse pas la centaine. Mais nombreuses seront bientôt les entreprises et les administrations qui loueront les services d'une « station centrale d'ordinateurs » au lieu d'acquérir ou de louer une machine individuelle. Ingénieurs, comptables, chercheurs seront abonnés à une puissance de calcul, comme ils le sont pour eau, gaz, téléphone et électricité. De gros calculateurs à vastes mémoires fonctionneront de façon continue en mulReliés à une centaine de claviers-utilisatiprogrammation. teurs, ils résoudront les problèmes en simultanéité. A n'en pas douter, le système de travaux à façon accroîtra l'efficacité de la recherche, dès lors que les utilisateurs peuvent être reliés par téléphone aux grands ordinateurs. Une «grille de calculatrices » - dirigée par un organisme public mixte pourrait être consultée par n'importe quel laboratoire, fût-ce pour compléter son propre traitement de l'information. Avant une vingtaine d'années, nos concitoyens pourront soit disposer de petits calculateurs individuels, soit louer des ordinateurs aux fabricants, soit encore utiliser les services d'énormes ensembles qui resteront les propriétés de l'État ou de sociétés spécialisées. Encore auront-ils toute latitude de cumuler les avantages de ces divers systèmes. Les éléments de connaissance rationnelle offerts par les calculatrices ajouteront une dimension nouvelle au monde de demain. Ils permettront à la génération suivante de prévoir l'avenir prévisible, a fortiori le présent, avec plus de moyens que n'en dispose la nôtre. « Téléprocessing » ou téléinformatique L'un

des événements

les plus « porteurs

d'avenir » sera

i. L'équipementen tempspartagé permetdesliaisonsdirectescalculateurclient, pour le prix relativement peu élevé de 80 £ (soit I.I20 F) l'heure. L'un des premiersclientsdu systèmeest une entrepriseeuropéennede location de voituressans chauffeur.

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sans aucun doute le traitement à distance de l'information, ou « téléprocessing » 1. En instaurant des dialogues à distance entre hommes et machines, ou entre plusieurs machines, le télétraitement accroît le rendement des unités centrales et diffuse en quelque sorte le calcul électronique. L'ordinateur central, qui reçoit et stocke les données transmises, les traite à des centaines de kilomètres, selon les instructions enregistrées au préalable. Il renvoie les résultats au point de départ où ils sont imprimés. Les machines - qui échangent leurs informations dans leur propre langage à la directement vitesse de la lumière - répondent à toute question qui serait posée à l'un de leurs terminaux. A nouveau type d'organe, nouveau type d'organisation. Le traitement de l'information à distance décuplera sans doute l'importance de l'ordinateur. Cette téléordination déverse un flot continu d'informations au moulin centrifuge à chaque instant, les succursales de de la décentralisation : province se trouvent reliées à leur siège capital. La télégestion, qui centralise les informations transmises par des appareils périphériques, entraînera une concentration du haut personnel des succursales et des filiales au siège de chaque société. Mais l'automation répare les maux qu'elle engendre : elle permet de cumuler les avantages d'une exécution excentrique et d'une décision centrale. Irriguant le « désert français », l'informatique combattra la congestion des sommets et la paralysie des extrémités que diagnostiquait Lamennais. Grâce aux liaisons avec ou sans fil, les calculatrices constituent un véritable réseau nerveux de réceptions et de transmissions aux divers échelons. Les banques centrales connaîtront à tout moment les entrées et les sorties de leurs succursales. Déjà, par impulsions codées, les ordinateurs de sièges reçoivent à chaque instant les éléments de comptabilité des postes terminaux dont sont dotées leurs filiales. les États-Unis Conscients de ce goulet d'étranglement, consacrent chaque année près du douzième de leurs invesIls disposent tissements aux moyens de télécommunication. d'un véritable réseau de transmission des données qui se i. Pour désigner l'ensembledes problèmesposés par la transmissionet le contrôle à distance de donnéesfourniespar les centres de traitement de l'information,la C.E.'l'.'r. proposele mot de « téléinformatique».

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développe à grande allure : vers 1973, le trafic téléphonique de machine à machine dépasserait celui des humains. Les transmissions seraient assurées par lignes télégraphiques ou téléphoniques, ou par ondes hertziennes; le cas échéant, par laser. En 1975, on s'attend que trois computeurs sur cinq alors qu'en Europe seront connectés en téléordination, - et surtout en France - la proportion demeurerait bien plus faible. De n'importe quelle ville ou village d'Amérique du Nord, on peut - dès aujourd'hui - consulter par téléphone une calculatrice. Avec des appareils portatifs de faible poids (3 kg), de prix abordable (4.00o F), on parvient à transmettre et à recevoir en clair des messages et même des dessins; il suffit d'une prise électrique et d'un combiné téléphonique. Entre Paris et Bristol, des ordinateurs se transmettent leurs données, par fil téléphonique, pour préparer et confronter les essais du « Concorde ». D'un point quelconque de l'Europe, une machine peut soumettre par téléphone à la calculatrice de grande capacité d'Oslo un problème dont la solution lui est presque aussitôt transmise sans que quiconque ait à intervenir. Service Bureau Corporation, filiale du groupe I.B.M., crée un vaste réseau de téléinformation qui traitera l'information pour les commerces à succursales multiples et les laboratoires. Situés dans les plus grandes cités des ÉtatsUnis, douze bureaux centraux seront connectés à plus de soixante stations locales. Cette transmission à grande vitesse pourra se faire par fils et câbles téléphoniques, qui ont le mérite d'exister. Ce trafic de « transmission des données » - dont se servent aujourd'hui compagnies d'assurances, banques, sociétés de distribution à succursales multiples et compagnies aériennes - est voué d'ici une dizaine d'années à une extension considérable. combineront leurs Temps partagé et téléinformatique avantages pour servir les utilisateurs, à l'instant et à l'endroit voulus. Ces deux techniques accroissent l'importance des équipements périphériques dans la conception d'un système intégré de calcul : ceux-ci représentent déjà une valeur bien supérieure à celle de l'unité centrale. Le lourd handicap contracté par l'Europe dans les télécommunications peut néanmoins y entraver l'essor de l'informatique.

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LA

COMMANDE

NUMÉRIQUE

Les études prospectives en cours concluent à une orientation décisive de l'industrie américaine vers la commande numérique. La production de ces machines-outils représenterait les trois quarts du parc global avant une quinzaine d'années : trois opérations de travail du métal sur quatre se prêtent au contrôle numérique. Est à commande numérique tout système qui exécute des ordres présentés sous la forme d'une suite de nombres. A la commandée par une calculatrice limite, une installation à cette définition; tout comme, à l'autre extrémité, répond une machine disposant tout au plus d'un inverseur « arrêtmarche ». Ainsi les rapports entre hommes et machines ne cessent d'évoluer. Pendant des millénaires, l'ouvrier dut appliquer sa force brute à manipuler ses outils; depuis un siècle environ, il commande ses mécanismes au moyen de leviers, manivelles ou boutons. Aujourd'hui, grâce à la commande numérique, il communique directement avec ses machines par des signes, des chiffres ou des lettres. La transmission verbale n'est pas loin... L'automatisme numérique - c'est-à-dire la commande de codées ou symboliques machines à l'aide d'instructions totale de la une refonte conception traditionnelle implique des machines-outils. Cette étape avancée d'automatisme industriel est caractérisée par la mise en oeuvre de calculatrices qui reçoivent leurs directives écrites de l'ingénieur et qui les transmettent aux machines sans qu'intervienne l'ouvrier. de l'outil sont réglés Positionnement et fonctionnement automatiquement. La commande numérique n'est qu'une application de l'informatique à l'industrie, où les calculatrices sont nécessaires chaque fois que les paramètres d'un processus deviennent trop nombreux 1. Ces machines - dont le principe dérive en ligne droite avec calculatrice n'est que l'extension i. Tout système d'automation est d'un système à boucle fermée. Une grandeur qui doit rester constante entre à la valeur désignée comme point de consigne; la différence comparée un servo-mécanisme la actionne les deux, le signal d'erreur, qui ramène à la valeur désirée. grandeur

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Hollerith et Limonaire de Falcon, Jacquard, des travaux furent mises en service pour la première fois en 1942, aux les utilisa dans le L'industrie États-Unis. aéronautique de et de des cellules à trois dimensions pièces profilage de machineles prototypes réacteurs. Vers 1950 apparurent à partir d'un dispositif électronique outil commandés réglé cartes que perforées, mais le système ne se développa par dix ans plus tard. la portée Rares furent alors les spécialistes qui entrevirent en dans les fabrications du système, particulier quasi générale le désintérêt des de grande série. Plus qu'à leur scepticisme, à leur ignorance des notions était managers imputable les principes de la nécessaires pour comprendre scientifiques commande numérique : algèbre de Boole, logique algébrique, et de transfert, numération binaire, fonctions de commutation calcul matriciel, etc. de coordonnées, transformation ne estimaient Les dirigeants que ces outils électroniques très retranché s'aventureraient pas hors des limites d'un camp - où les impératifs - armement de délais et aéronautique sur ceux du prix de revient. et de précision l'emportent des semi-conducteurs, la prolifération Il fallut attendre dans vers ig6o, pour que la commande numérique pénétrât le secteur civil. Dès 1963, des modèles relativement simples dominantes dans les ateliers : ils des positions s'assuraient maints travaux de exécutent perçage, de taraudage, d'alésage. y et de fiabilité, Nées du besoin de précision, de rapidité aux États-Unis, se répandent ces machines rapidement... près de dix mille dont la moitié aujourd'hui qui en comptent de machinesà l'État. Le Syndicat des fabricants appartient outils prévoit que le parc sera de quinze mille unités en ig7o. des machines en commande livrées La valeur numérique en 1967 atteint le tiers de son chiffre d'affaires global; elle la moitié dans trois ans 1. Au cours de la en dépasserait s'est accru plus fortement décennie écoulée, leur rendement classiques en un siècle. que celui des machines-outils si l'on peut dire, l'Europe suit l'exemple de De tradition, A distance très respectueuse 2. l'Amérique. i. En 1966, pendant l'Exposition internationale de la machine-outil, sur cinq machines commandées, une était équipée selon cette technique du control-process.La proportion était de un sur dix en 1964. 2. En r 960, les expositions de machines-outils en Europe ne comptaient guère qu'une demi-douzaine de machines à commande numérique.

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Tout au plus compterait-on aujourd'hui huit cents machines en Angleterre, cinq cents en Allemagne, trois cent cinquante en Italie; deux cent cinquante en France. Retard qui ne laisse nos responsables du secteur mécanique. pas d'inquiéter Dans la plupart des cas, cette forme de « système asservi » procure de telles économies de matières premières et de temps que la calculatrice est amortie dans un délai qui varie entre six mois et deux ans. Ce type élaboré d'automatisme - déjà courant dans les raffineries de pétrole, l'aéronautique, l'automobile, les centrales nucléaires, les industries chimiques, la production d'énergie électrique, de papier, de ciment, d'acier - s'applique aux diverses étapes du cycle de production, depuis le dessin automatique et l'assemblage, jusqu'aux essais et aux inspections. Aujourd'hui, il pénètre les secteurs mécaniques, électriques et électroniques, ainsi que les usines de matières plastiques, de bois, de chaussures, de ciment. Au lieu de conserver une chaîne de fabrication pendant une dizaine d'années pour répondre aux demandes de pièces de rechange, une simple bande perforée, conservée en bibliothèque, permet de relancer la production d'un centre d'usinage à commande numérique. Dans les usines d'I.B.M., à East Fishkill et à Endicoot, modules et circuits des modèles « 360 » sont fabriqués et montés par des batteries de machines à commande numérique que dirige à distance un ordinateur central. De nouveaux types apparaissent chaque année. Le constructeur américain Landis, qui fait partie du groupe « Litton », lance en 1968 une nouvelle machine à rectifier de précision, cependant qu'une machine à forger, fabriquée en Autriche, s'apprête à conquérir les États-Unis. A la différence des presses et marteaux ordinaires, cet équipement effectue le processus de façonnage à l'aide de quatre bielles de forge qui la mise en mouvement simulfrappent en synchronisation : tanée des quatre marteaux permet d'améliorer la structure du métal en même temps que les rendements. Les dimensions des pièces peuvent être transmises par télex ou par radio. Et les constructeurs s'emploient à ctminiaturiser » ces dispositifs à commande numérique qui pénétreront ainsi dans de plus larges marchés. Le dessin automatisé, qui participe des machines à commande numérique et des calculatrices, reçoit chaque mois

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de nouvelles applications. L'expérience tentée par la firme Boeing est particulièrement significative : le dessin de pièces d'avion est exécuté par un dessinateur automatique d'après des courbes et des droites tracées par l'ingénieur au moyen d'un « crayon » à pinceau lumineux sur tube cathodique. La calculatrice traite ces informations et les traduit en données digitales, directement utilisables par des machinesoutils à commande numérique. Cette expérience sera étendue prochainement aux secteurs de la construction navale et de l'architecture. Irremplaçable pour façonner des pièces complexes, cette technique ne concurrencera sans doute pas les machinestransferts de grand débit : dans les très grandes séries, l'outillage spécialisé est facilement amorti. En revanche, dans les séries plus réduites de pièces aux formes complexes, la commande numérique offre une exceptionnelle souplesse. On s'attend à une forte concentration des producteurs outre-Atlantique : quinze firmes spécialisées subsisteraient tout au plus, dont General Electric et Bendix, auxquelles se joindraient les entreprises aérospatiales et électroniques qui construisent leurs propres machines à commande numérique 1. Cette tendance est encouragée par le gouvernement, favorable aux conversions civiles et aux diversifications des fabrications automatiques. On comprend pourquoi une dizaine de constructeurs français se lancent à fonds peut-être perdus dans la commande numérique...

LA RECHERCHE

OPÉRATIONNELLE

En tant qu'outil de gestion technique, la recherche opérationnelle aidera les hommes à organiser, à diriger, à prévoir : elle favorisera l'essor de l'informatique. Réduit à son langage et à son programme, un ordinateur n'améliore une gestion que dans la mesure où les problèmes à résoudre résultent de l'abondance des dossiers à traiter ou a réalisé pour ses propres besoins des perceuses à commande i. LB.M. tourner jusqu'à à 24 broches pouvant sur z5o.ooo tours-minute, numérique roulement à coussins d'air.

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des comptes à gérer. Mais la quantité n'est qu'une des compoen général d'autres santes de la complexité. Interviennent paramètres : les variations des facteurs, leurs interactions à chaque instant, etc. D'où la nécessité de poser les problèmes - puis de les transposer, enfin d'élaborer un modèle - avant d'en pouvoir dégager scientifiquement les solutions. La recherche opérationnelle, c'est l'étude systématique d'un problème traduit en termes mathématiques appropriés 1. Pratiquée à grande échelle depuis 1965, cette méthode permet de mûrir en quelques heures les fruits de plusieurs années de stratégie économique. La technique est ancienne : elle dérive de la mentalité logistique, vieille d'un tiers de siècle, qui incitait à reconsidérer les problèmes sous une forme algébrique, numérative ou géométrique. On pourrait même affirmer que la recherche opérationnelle fut pratiquée « depuis qu'il y a des hommes, et qui pensent ». Archimède et Pascal s'en inspirèrent sans aucun doute, l'un pour forcer le blocus naval des Romains devant Syracuse, l'autre pour résoudre, avec des « carrosses à cinq sols », les premiers embarras des transports en commun à Paris. La calculatrice apporte aux managers, aux économistes, aux gouvernants une capacité de simulation sans borne : ils peuvent ainsi déterminer de façon expérimentale les résultats virtuels d'une politique quelconque de fabrication, d'administration ou de stocks durant une période déterminée. Grâce à quoi, en toute connaissance de causes et d'effets, les responsables arbitrent entre des objectifs concurrents; planifient et optimalisent la production; organisent le travail, l'embauche, l'ordonnancement. Afin d'épargner des expériences par trop périlleuses ou onéreuses - cas fréquents dans les recherches aéronautiques, - il suffit de fournir à l'ordinateur balistiques, nucléaires tous les éléments connus ou supposés de l'essai à tenter pour en tirer sur-le-champ des prévisions rationnelles. Le nombre de ses circuits, la multiplicité de ses combinaisons lui permettent de figurer une série presque illimitée de situations. Par quoi le possible devient réel, et le futur, présent. i. « Et l'algèbre est déjà une sorte de machineà raisonner.» Alain.

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Gestion opérationnelle De plus en plus, la gestion devient science expérimentale : en usine, science éclipse empirisme. Pour survivre, l'intuition elle-même s'étaye sur des informations solides : concurrencée par la science, elle en épouse les méthodes. Le handicap accumulé par la France dans le domaine de la gestion est l'une des causes de son retard technologique vis-à-vis des États-Unis. Trop rares y sont encore les entreprises qui appliquent la recherche opérationnelle, la stimulation, la théorie du jeu figuratif, afin de mieux connaître les phénomènes dont dépend leur avenir. Sans ordinateur, Shell-Berre n'aurait pu définir la meilleure utilisation de sa raffinerie de Strasbourg en fonction des extensions prévues pour Berre et Petit-Couronne. Esso n'eût optimal de la région paripoint préparé l'approvisionnement sienne en tenant compte de tous les éléments : pipe-lines, pousseurs, moyens de stockage, ventes, vitesses des bateaux. Sans calculatrice, aucune raffinerie ne pourrait déterminer, avec certitude, le réglage le plus économique de son fonctionnement ; aucun armateur ne saurait mesurer les conséquences exactes de la mise en service d'un nouveau pétrolier sur la gestion de sa flotte. Cette méthode est tout aussi indispensable pour établir rationnellement les horaires des trains, les plans de vol des avions, les meilleures campagnes de publicité, l'alimentation d'une chaudière dont varient incessamment les qualités et les valeurs des combustibles. Dérivée de la recherche opérationnelle, la gestion prévisionnelle est une discipline qui coordonne les méthodes d'analyse, de prévision et de contrôle nécessaires à toute entreprise. Pour un État comme pour une firme, la connaissance de sa capacité prospective est le préalable de sa réussite. Cette technique progresse dans les entreprises publiques et dans l'administration, où se développent la comptabilité analytique, le traitement intégré de l'information, les modèles de recherche opérationnelle. Pour éclaircir leurs options, les chefs d'entreprises doivent s'initier à cette stratégie, en raison de la complexité des problèmes de gestion, de l'accélération de la technologie, du raccourcissement des échelles de temps. Risques et progrès vont de pair.

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La prévision devient à la fois science et nécessité matérielle, voire morale, dès lors que la seule fin reste de mieux servir l'homme. Pour commander à la technique, force est d'obéir à ses lois. Ces expériences théoriques orientent les dirigeants vers un avenir dont les éléments les surprendront moins... De nos jours, on n'improvise plus sans risque de catastrophes. De la simulation Les techniques de simulation, qui se bornaient jusqu'ici à des entraînements ou à des reconstitutions de situations concrètes - comme le pilotage d'avion - ne perfectionnaient que le comportement psycho-moteur du sujet. Ces exercices s'étendent aujourd'hui à des activités intellectuelles spécifiques : simulation d'un malade, d'une maladie, d'un hôpital, d'une situation économique, financière ou commerciale donnée. Elles dispensent parfois de construire des usines-pilotes dont les essais en petites séries sont rarement extrapolables i. La simulation se révèle d'autant plus nécessaire que la complexité de la gestion croît avec le volume des affaires et les imbrications des techniques. Dans tous les problèmes à option, les ordinateurs permettent d'expérimenter à volonté des méthodes ou des moyens sans que les firmes aient à en supporter les échecs éventuels : essais « pour voir » ou « à blanc », qui sont reproduits le cas échéant « pour de vrai ». C'est par cette méthode que le ministère des Affaires sociales en liaison avec le Groupe international de Recherches et de Gestion situe au mieux les nouveaux hôpitaux sur le territoire national, et qu'il les gère plus rationnellement tout en améliorant les diagnostics et la surveillance des malades. Appelée à de larges développements, la simulation de gestion permet de fixer la rentabilité d'un avion sur un parcours déterminé. Quelques secondes après avoir enregistré la masse d'informations - distance de l'étape, poids du carburant, nombre des passagers, incidents atmosphériques et autres éventualités - l'ordinateur calcule le prix de revient par z. L'aciérie américaine« Jones and Laughlinsimule le fonctionnement trente secondes de calculs haut fourneau sur ordinateur : d'un nouveau trente heures de fonctionnement réel traités électroniquement remplacent d'un haut fourneau.

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passager et par kilomètre, la durée du parcours, la consommation exacte, le bénéfice de la compagnie... Dans toute entreprise où les stocks doivent être maintenus à leur strict minimum pour alléger les immobilisations financières, l'ordinateur de gestion s'acquitte avec rigueur de ce recensement permanent, quel que soit le nombre des variables. Enfin, le business game est une méthode de perfectionnement des cadres que les managers appliquent de plus en plus. Grâce à l'ordinateur, outil de décision, les dirigeants peuvent mettre à l'épreuve les réflexes de leurs collaborateurs et perfectionner leur esprit d'équipe. Ils entraînent ainsi leur personnel de direction sur les plans trop souvent divergents de la technique et de la psychologie 1. Ces jeux d'entreprise permettent d'étudier sur maquettes toutes les conséquences des décisions d'embauche, d'achat, de stockage, d'investissement, de production, d'emprunt, de publicité, de vente. Le bilan financier de ces exercices virtuels se révèle largement positif dans les entreprises de taille respectable, dès lors que toute erreur réelle se traduirait par des pertes... incalculables. Pas d'opérations sans calculs C'est en campagne, sur le théâtre d'opérations, que la recherche opérationnelle reçut son nom de baptême pendant la dernière guerre mondiale : avant chaque bataille, le maréchal Montgomery se livrait lui-même aux rigueurs du raisonnement mathématique. Importés de Grande-Bretagne, le mot et la chose firent aussitôt fortune... en Amérique. A peine engagés dans le conflit, les États-Unis durent chercher à réduire les pertes qu'infligeaient à leur marine les sous-marins du Reich. Fallait-il acheminer d'imposants convois protégés par de puissantes escortes, ou multiplier au contraire les flottilles de petites unités? Grâce à cette technique, furent pris en considération les variables de tous les paramètres essentiels, en particulier le nombre des submersibles allemands et celui des i. En cas d'éloignementdes coéquipiers,le jeu se peut pratiquer par correspondanceou par télex.

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bateaux à mettre en route, les tonnages, les trajets, la durée des rotations. Les ordinateurs conclurent que le convoi optimal devait compter environ quatre-vingt-dix navires : les pertes diminuèrent des deux tiers. De même, pour définir à quelle profondeur il convenait de faire exploser les bombes d'avions sur les sous-marins ennemis, la marine britannique élabora un modèle qui tenait compte de la maniabilité des sous-marins, des délais requis pour le bombardement, de l'efficacité du tir à chaque profondeur : la stratégie ainsi déduite fut couronnée de succès. Depuis près de dix ans, Washington utilise à plein temps des computeurs pour déceler toutes les conséquences de ses options militaires et politiques. Leurs arrêts furent pris en considération en 1962 lors de la tension avec l'U.R.S.S. à propos de Cuba. Grâce à eux, John Kennedy et Mac Namara évaluèrent avec précision les risques qu'eût entraînés chacune de leurs décisions éventuelles. Ces temps-ci, le président Johnson consulte son ordinateur avant de poursuivre son escalade du Vietnam. Les mouvements de troupes, l'organisation des les choix des objectifs sont confiés aux approvisionnements, calculatrices du Pentagone. Si bien faits et si bien pleins que fussent ces cerveaux électroniques, ils ne surent prévoir l'engorgement des stocks dans les ports, ni les coupures des routes ni le manque d'avionscargos pour ravitailler les unités avancées. Les meilleures machines imitent à ce point les hommes qu'elles se trompent. De fait, ces computeurs manquèrent d'informations utiles, en particulier sur les réactions d'adversaires dont les décisions furent d'autant plus imprévisibles qu'elles n'étaient inspirées que par des cerveaux humains. Assurés de leur bon droit ou de leur toute puissance, les gouvernants méconnaissent ou négligent souvent les conclusions de machines dont la logique ne coïncide pas avec leurs préconceptions : l'objectivité des calculatrices est trahie par la subjectivité des calculateurs. Plutôt que de se laisser gouverner par un ordinateur, un on n'est jamais responsable se conduira en irresponsable : mieux perdu que par soi-même. Depuis plusieurs années, le Naval Tactical Data System (Répertoire des données tactiques de la marine américaine) impose une camisole de force électronique au commandement. A chacune des situations éventuelles de combat, le répertoire

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« programmé » dicte une réponse optimale. Guidé par des séries de garde-fous, l'officier de marine n'a pas plus le droit d'ignorer le maniement de sa calculatrice que celui de son radar ou de ses batteries. En 1967, une flotte anglaise commandée par l'ordinateur « ADA » mit ainsi en déroute, au cours de manoeuvres, une flotte adverse supérieure en tonnage et en puissance de feu, qui était placée sous les ordres des meilleurs amiraux de Sa Majesté. Le temps approche où les problèmes de défense seront résolus en France par la recherche opérationnelle. La mécanisation d'une armée moderne devrait commencer par les calculatrices, ne fût-ce que pour évaluer les besoins et l'efficacité de l'armement; sans compter qu'elles sont irremplaçables pour interpréter l'avalanche des renseignements qui colmatent d'ordinaire les postes de commandement. Depuis deux ans, le Centre d'études de recherches tactiques (C.E.R.T.) de Toulon initie nos commandants de marine à l'entraînement tactique par simulation. La mémoire de la calculatrice permet, à volonté, de recommencer les manoeuvres non satisfaisantes : retours en arrière qui seraient impossibles « en situation réelle »... Initialement exploitée à des fins militaires, cette méthode elle scientifique ne cesse d'élargir son champ d'opération : inspire de nos jours maintes décisions collectives d'ordre économique et social, voire politique. Une défense aérienne devrait son efficacité au bon fonctionnement des ordinateurs, plus encore qu'aux radars et autres éléments de signalisation. Une attaque aérienne aussi... Le robot au pouvoir L'automation assiste également les « poignées de fous » qui, à la tête des gouvernements, conduisent les « troupeaux ». d'aveugles La gestion de l'État requiert des « princes » qu'ils exorcisent leurs démons intérieurs ou extérieurs afin de se purger de toute influence passionnelle capable de perturber leur jugement. Le robot contient dans ses flancs plus de logique que n'en découvraient les aruspices dans les viscères de leurs poulets;

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bien plus que n'en déduisent les statisticiens de leurs calculs élémentaires. L'ordinateur filtrera les eaux troubles du subjectif et du hasard pour obtenir une solution clarifiée, prête à cristalliser dans un système bien défini. Il évaluera scientifiquement toutes les incidences de chaque décision gouvernementale en instance : il n'est que de lui soumettre tous les paramètres du problème, si nombreux soient-ils. Les Exécutifs disposent de moyens presque parfaits d'établir des prévisions économiques à variables multiples : ils les méconnaissent souvent. Mieux que le plus technique des conseillers, une calculatrice de série serait en mesure de dénoncer les investissements superflus, d'inventer une fiscalité moins déraisonnable, de proposer une répartition moins inéquitable du pouvoir d'achat 1... Mais l'automation ne trouve guère plus d'adeptes dans les du vieux continent que dans ses « braingouvernements trusts ». Pour des raisons que leur raison croient connaître... A l'heure de l'informatique, les hommes d'État ont scrupule, dans les pays de vieille civilisation, à consulter des machines sur des questions relatives au social, c'est-à-dire à l'homme. Ils consultent leurs entourages, qu'ils jugent suffisants. Et qui souvent ne le sont que trop. Des computeurs seraient pourtant indispensables pour étudier, coordonner, planifier la production et la consommation des diverses formes d'énergie, en France comme dans les Communautés européennes. les managers confient à la Alors qu'outre-Atlantique recherche opérationnelle le soin d'éclairer scientifiquement leurs décisions, rares sont les matériels cybernétiques utilisés par les gouvernements d'Europe, fût-ce pour accélérer le cheminement d'informations dont le traitement contribuerait à éclairer leurs choix. Depuis plusieurs années seulement, le Commissariat du Plan se sert d'un ordinateur pour calculer ses projections et rechercher les variantes de ses esquisses. Malgré un ultra-libéralisme allergique à toute planification, le gouvernement de Washington se résigne à utiliser les calcula raison d'Etat latrices pour gérer l'économie nationale : ne le cède qu'à celle de la machine. Une telle politique est adoptée sans réserve par les dirigeants soviétiques qui tiennent à diriger tout ce qui est dirii. Une règle de trois y suffirait...

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Dès 1965, le gouvernement de geable sur leur territoire. l'U.R.S.S. chargeait un comité scientifique d'appliquer à l'économie les méthodes des ordinateurs : d'inpar le traitement formations éconofurent calculés les « optima adéquates miques », fixés les prix en fonction des valeurs, établies les normes de planification. Le traitement fut appliqué avec tant de rigueur que l'économie faillit ne plus s'en relever 1. Sur le plan très incliné de la politique, il serait important autant que faire se peut, le hasard des consultad'éliminer, tions électorales : conseillés par des ordinateurs, nos partis les candidats les politiques présenteraient plus compétents, ne pourou, à défaut, les moins écervelés. Cette intervention rait être que bénéfique. Dans un but tout aussi idéal, des calculatrices analysent la composition dans du corps électoral outre-Atlantique afin d'en prévoir les réactions en foncchaque circonscription tion de toutes ses coordonnées : profession, revenu, couleur, Sans les indications de son analyste âge, religion, éducation. et de son computeur, John Kennedy aurait sans doute commis des erreurs d'appréciation qui lui eussent fait perdre la centaine de milliers de voix qui lui assurèrent la présidence. Les cerveaux électroniques la main, si prêtent également l'on peut dire, aux instituts de sondages d'opinion pour vérifier la représentativité et classer de leurs échantillonnages leurs

résultats

2.

Apothéose... De nos jours, des missiles se font un jeu d'abattre les bombardiers sans pilote, qui ont remplacé les appareils archaïques à équipages humains. Mais tout missile trouve son antimissile. Et les engins antibalistiques se révèlent infaillibles dans l'art de détruire les balistiques les plus perfectionnés. Ce synchronisme céleste semble réglé comme du papier à musique, ou plus précisément comme des cartons d'orgue de barbarie, de vraie barbarie. Évolution conforme aux prophéties de Teilhard de Chardin : i. Voir chapitre X a L'automation en U.R.S.S. » 2. En France, aux élections législatives de mars 1967, les ordinateurs - mal informés sur la convergence des gauches au deuxième tour- avaient en quelque sorte... perdu la face.

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« Tout ce qui s'élève converge », ne fût-ce que pour s'annihiler. La perfection même de cette technologie laisse entrevoir un temps béat de conflits strictement réservés aux robots, où l'homme se confinerait dans un rôle dérisoire d'arbitre. En vérité, les guerres deviennent choses trop graves pour demeurer le privilège de maladroits humains. Il serait préférable à tous égards que des opérations aussi complexes fussent conduites de cerveaux de maître, par les meilleurs ordinateurs ; en temps partagé, sous contrat du Centre de traitement de l'informatique par exemple... Ne serait-il pas génial - ou mieux, raisonnable - qu'aux des guerres sans hommes, guerres « humaines » succèdent machinales, simulées 1? Les états-majors des puissances nanties d'armements nucléaires soumettraient aux ordinateurs leurs hypothèses opérationnelles : impartiaux et scrupuleux comme des objets, ils désigneraient les vainqueurs, tout en épargnant humiliations aux vaincus et massacres aux deux camps. Conçue pour résoudre les problèmes d'approvisionnement et de logistique posés lors de la guerre, la calculatrice éviterait peut-être à l'humanité de nouveaux conflits, dont elle démontrerait mathématiquement les conséquences aussi fatales pour tous les belligérants. Ce résultat suffirait à légitimer le label de révolution permanente décerné à l'automation... Ainsi « jouent » aujourd'hui les démocraties qui, après chaque consultation électorale, remettent le pouvoir, sans effusion de sang, à la majorité des votants. Il se pourrait que la mutation de la guerre froide en coopération technologique tout comme le renoncement bilatéral à une guerre chaude entre l'Est et l'Ouest fussent les premières conséquences pacifiques de l'automation... Il n'est que de patienter, si on le peut : avant quelques décennies, la logique des ordinateurs aura raison de l'illogisme des gouvernants. On peut compter sur la machine pour inspirer aux hommes des solutions humaines; encore que l'ordinateur propose, si l'homme dispose... Autre paradoxe de notre temps : pour puissant, pour éclairé ou pour borné que soit un homme d'État, il se reconnaît i. Les interventions de peuples intermédiaires- d'Extrême-Orient ou de Moyen-Orient- deviennentsuperfluesdans ces affrontements,tant ils sont de nos jours dépassés,confondus,désorientéspar la perfection même de la technologieseptentrionale.

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GENÈSE

ET PROSPECTIVE

incapable de décider seul de la paix ou de la guerre. Une robot affiche des capacités supémachine le pourrait. Qu'un rieures à celles des grands politiques, voilà déjà de quoi les surprendre. Mais qu'il les surclasse sur leur terrain propre, sur leur champ d'honneur - ce domaine réservé des catastrophes planétaires - voilà qui ne laissera pas de les humilier... Incapables d'intuition et d'initiative, les stratèges de métal et de verre sont pourtant faillibles : la plus infime erreur d'appréciation dans le jeu des multiples paramètres peut provoquer des désastres. La notion de prestige national, la valeur du sacrifice humain, la capacité de résistance de l'ennemi ne sont pas commensurables : le concept de danger est un concept humain, qui ne se traduit pas en chiffres. Et la plus parfaite des machines qui « programmerait » une guerre atomique vaudrait moins que le pire des individus qui la refuserait. En conclusion : il est bon que les gouvernants soumettent leurs problèmes de sécurité à la calculatrice et qu'ils en suivent aveuglément les arrêts. Du moins dans l'un des deux cas : quand elle leur conseille la paix. Dans l'autre éventualité, ils seront mieux inspirés de détruire leur machine et d'épargner les hommes.

DEUXIÈME

PARTIE

ÉLÉMENTS D'AUTOMATION COMPARÉE « Si les États-Unis veulent vraiment faire quelque chose pour l'Europe, ils n'ont qu'à établir des frontières entre les cinquante États et y introduire différentes monnaies. » Professeur CASIMIR, Directeur de la recherche chez Philips (1967).

CHAPITRE IV L'EUROPE

EN VOIE

DE SOUS-DÉVELOPPEMENT « C'est du volume des données dont elle disposeque notre époque tire un sentiment immérité de sa supériorité, alors que le véritable critère porte sur le degré auquel l'homme sait pétrir et maîtriser les informationsdont il dispose.» GŒTHE.

n'est pas vain, S'IL vam, à l'aide de statistiques contestables, de comparer les parcs d'ordinateurs en service dans les pays de haute technicité, aucune information ne permet d'évaluer, avec une approximation suffisante, les degrés d'automatisation de leurs industries. Mieux que tout autre critère, cette confrontation eût cependant permis de jauger la puissance relative de chaque nation, qui dépend désormais des qualités techniques de son équipement et de sa main-d'ceuvre bien plus que de leurs quantités. Les calculatrices sont les fondements de la nouvelle société : leur industrie se classe dans le peloton de tête des activités économiques, talonnant pétrole et automobile. En raison de son taux de croissance actuel, on peut estimer que le chiffre d'affaires de l'informatique égalera celui des secteurs concurrents avant une dizaine d'années. Malgré l'avènement de l'ordinateur, aucun pays ne tient de statistiques précises sur son parc. La tâche, il est vrai, n'est pas simple : pas plus que ne se distingue la mécanisation avancée de l'automatisation, n'apparaît franchement la frontière qui sépare la mécanographie du calcul électronique. Par 4

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ÉLÉMENTS

D'AUTOMATION

COMPARÉE

surcroît, l'informatique ressortit à des secteurs économiques divers, dont les éléments chiffrés sont rarement compatibles. L'Allemagne fédérale tient à jour de minutieuses statistiques sur les plantes en pot, la Grande-Bretagne sur la volaille, la France sur le tiercé, la Communauté européenne sur les harengs frais, marinés ou congelés. Sur un point du moins, l'Europe est une : nulle part ne s'y trouvent de données commensurables ni seulement convenables sur les automatismes. Les évaluations numériques dont nous disposons traduisent fort mal les « puissances de calcul »installées : elles additionnent des matériels de tailles et d'applications si différentes que les résultats globaux sont inutilisables. Adopter comme unités de mesure leurs valeurs permet tout au plus d'éliminer ou d'atténuer l'une des multiples causes d'erreurs. Fût-ce dans des conditions aussi sommaires, la confrontation des politiques nationales d'automation n'est pas dépourvue d'intérêt. Sans déterminer les Européens à imiter l'expérience américaine - ce qui ne leur serait ni nécessaire, ni désirable, ni possible - elle les conduira à éviter maintes aventures qui sont le lot des pionniers. Ordres de... grandeur En 1968, soixante-cinq mille calculatrices seraient en service dans le monde entier. Quarante-deux mille aux ÉtatsUnis, treize mille en Europe occidentale, quatre mille en U.R.S.S., trois mille quatre cents au Japon, mille au Canada, plusieurs centaines en Australie et en Amérique latine. En Europe occidentale, l'Allemagne fédérale viendrait en tête avec trois mille huit cents unités, suivie de la GrandeBretagne (2.goo), de la France (2.700), de l'Italie (1.500), du Benelux (1.100) et des pays Scandinaves (500). De cinq à un en 1965, de quatre à un en 1966, le score « États-Unis-Europe o se rapprocherait aujourd'hui de trois à un 1. Ce qui serait honorable pour le vieux continent, si son équipe n'était formée, en grande partie, par des Américains. i. Ces chiffressont extrapolésdes informationsde l'AutomaticData ProcessingNewsletter,John DieboldInc, juin 1966.U.S.A. : 30.000ordinateurs en service + t2.ooo en commande.Europe occidentale :11.000ordinateurs en service + 6.00oen commande. L'extrapolation tient compte des taux récents de progressiondes parcs, et du fait que de nouvellesmachinesse substituent souvent aux anciennes.

L'EUROPE

EN VOIE DE SOUS-DÉVELOPPEMENT

99

Sur le territoire cloisonné de l'Europe, l'automation s'infiltre avec lenteur : une Communauté plus vaste et mieux intégrée offrirait une perméabilité plus grande aux courants de la technologie. Les commandes en cours laissent prévoir que le parc européen croîtra d'un quart environ par an, à partir de 1968. Outre-Atlantique cependant, le nombre des appareils en service n'augmenterait que du cinquième. En établissant la moyenne des trois prévisions pour 1970 proposées par I.B.M., John Diebold et Electronics-qui marquent souvent des différences supérieures à 50 % on obtient pour l'Europe occidentale la quantité globale de dix-neuf mille calculatrices. Soit grosso modo pour l'Allemagne fédérale : cinq mille deux cents; pour la Grande-Bretagne ou la France : quatre mille trois cents; pour le Benelux ou l'Italie : deux mille; pour les pays Scandinaves, mille 1. A cette date, le parc américain serait de cinquante-huit mille unités. Considérable resterait encore le retard de l'Europe, qui compterait une centaine d'ordinateurs par million d'habitants, contre trois cents environ outre-Atlantique. Aucune nation du vieux continent n'est près de conquérir son indépendance vis-à-vis des États-Unis, dans cette industrie de pointe qui exerce des effets d'entraînement sur toutes les autres activités. Il faudrait deux décennies environ - aux taux actuels de croissance - pour que les deux parcs soient de même importance ; et deux décennies également (les mêmes heureusement), pour que la technique européenne s'élève au niveau de l'américaine. Hypothèses gratuites qui séduisent les économistes de l'Europe, mais que ne retiendront sans doute pas les constructeurs des États-Unis. Handicaps de l'Europe A elle seule, l'industrie américaine des calculatrices l'emporte sur toutes les autres, chinoise et soviétique comprises. i. Ces chiffresrecoupent en partie ceux avancés par le Centre pour le Traitementde l'Informatique,en juin 1967,qui prévoit que le parc européen dépassera32.000unités en 1975.Soit pour la France : 5.600; l'Allemagne : 8.200;la Grande-Bretagne 6.400. :

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ÉLÉMENTS

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COMPARÉE

Son chiffre d'affaires pour l'année 1967 dépassait deux milliards et demi de dollars, soit le double environ de celui de la grande Europe. Encore ces statistiques ne concernent-elles que les ordinateurs et leurs équipements périphériques. Pour les composants, le rapport passe de dix à un. Les États-Unis fournissent les quatre cinquièmes de la électroniques, si l'on production mondiale d'équipements les de Pour l'Est. la pays excepte production et l'exportation, la France se situe au quatrième rang, derrière U.S.A., Japon et Allemagne fédérale. Elle arrive en tête de l'Europe... pour les importations. Encore doit-on mentionner que les filiales américaines contribuent de manière importante à la fabrication et au commerce extérieur des pays européens : I.B.M. assure la plus grande part des exportations d'ordinateurs que comptabilisent la France et l'Allemagne fédérale. A elle seule, I.B.M. représente plus des deux tiers des installations, tant en valeur qu'en quantité, sur le marché des États-Unis comme sur celui de la planète. Nulle part un ensemble électronique n'est construit sans qu'un tribut ne soit dû à une société américaine, par suite de brevet ou d'accord. Toute calculatrice fabriquée en Europe comprend, dans une large mesure, des composants importés des États-Unis. Cette dépendance est étroite pour les différents types de mémoires, les systèmes de stockage, les magasins centraux, ies disques, les bandes magnétiques. Ce marché est à prendre, qui offre des perspectives... continentales. D'après les spécialistes américains, les besoins d'automatismes de l'Europe seraient satisfaits à concurrence d'un pour cent au maximum : à peine le flux automatique auraitil effleuré le vieux continent... Moins opulente que l'Amérique, l'Europe en morceaux devrait consentir à ne plus éparpiller ses ressources sur tous les fronts de la science : elle concentrerait ses forces, ou ses faiblesses, dans plusieurs domaines nettement circonscrits et coordonnerait ses initiatives pour épargner des gaspillages. Tous les chemins de la découverte ne passent pas par la lune... et les États-Unis eux-mêmes se trouvent dans la nécessité de renoncer à l'ubiquité de leurs recherches, de leur présence, de leur philanthropie. Délicate était l'option à l'époque du beurre ou des canons : elle l'est davantage au temps du

EN VOIE DE SOUS-DÉVELOPPEMENT

L'EUROPE

101

confort ou des antimissiles, qui coïncide avec celui de la bombe chinoise et des émeutes raciales 1.

La recherche commande l'avenir Saint-Simon estimait souhaitable de répartir les pouvoirs de l'État entre trois Chambres. Il eût conféré la préséance à la troisième : celle des inventeurs. Celle de son invention, qui

en

vaut

bien

d'autres

2.

Les Américains, eux, ont découvert l'industrie de la découverte : il ne s'agissait, somme toute, que de systématiser la recherche. C'était simple, encore fallait-il y penser; ou mieux, y dépenser. De nos jours, l'organisation de la recherche joue un rôle plus capital que le génie des chercheurs. Et l'invention rien n'élimine mieux le perd son caractère stochastique : hasard que l'argent, quand il est dépensé sans compter et à bon escient. De là vient qu'il existe une relation directe entre la croissance de chaque discipline et les crédits qui lui sont affectés 3. Il y a recherches et recherches. La recherche fondamentale concerne les travaux systématiques qui tendent à reculer les limites de la connaissance. La recherche appliquée est orientée vers une application spécifique : elle conduit à l'invention de techniques brevetables. Enfin le développement est l'exploitation industrielle d'un matériau nouveau, d'un nouveau produit

ou

d'une

i. D'après américaines

nouvelle

méthode

de

fabrication

4.

des villes l'équipement cinquante plus grandes missiles coûterait milliards de attaque par vingt menus frais d'entretien. Un simple de prodollars, plus quelques dispositif tection couvertes reviendrait à plus antibalistique pour les zones non encore de quarante milliards de dollars. non-massacre : le triple Bagatelle pour des crédits affectés année au développement et à la recherche. Le chaque du budget total de la France. triple 2. Le temps tous les pays, les ministres de la science où, dans approche seront des hommes de sciences et où des parlementaires, ayant quelque notion des techniques de ce qu'ils savent. nouvelles, parlementeront l'ère du calcul, Daniel avait dans son Accélé3. Avant Halévy pressenti, ration de l'histoire, la progression de la technologie. exponentielle comme ou l'automatique, le certaines 4. Dans disciplines l'aéronautique coûte cent fois celui de la recherche dix fois fondamentale, développement celui de la recherche appliquée. McNamara, une contre

1o2

ÉLÉMENTS

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COMPARÉE

Un temps de plus en plus court sépare ces trois étapes de l'investissement intellectuel. La recherche commande l'avenir, mais c'est le développement qui commande la recherche. Il est significatif que les États-Unis n'affectent que le dixième de leurs crédits à la recherche fondamentale et qu'ils consacrent la presque totalité de leurs ressources à industrialiser et à commercialiser leurs inventions; ainsi que celles d'autrui. La suprématie américaine résulte en grande partie de ce parti pris. Les Européens sont lents à se guérir de leur amour platonique et trahi de l'intelligence dite pure. Leur passion exclusive pour le savoir - qui méprise savoir-faire et fairesavoir - les voue en permanence à trouver des idées et à acheter des brevets. L'Amérique ne dédaigne point de récolter ce que l'Europe sème aux quatre vents : semences et semeurs. En France, la part de recherche commandée à l'industrie et financée par le gouvernement n'égale pas le vingt-cinquième des crédits américains. Et, bien que ses industriels financent eux-mêmes plus de la moitié de leurs frais de recherche, ils ne rassemblent pas le vingtième des sommes investies par leurs concurrents d'outre-Atlantique 1... Champions du libéralisme, les États-Unis règlent sur deniers publics les traitements de plus d'un chercheur sur deux : leur industrie a beau jeu. La disproportion des frais de recherche est encore plus accusée en électronique, dont les ressources sont fournies, pour près des quatre cinquièmes (85 %), par le gouvernement. Grande-Bretagne et Japon contribuent pour les trois quarts (75 %) aux mêmes dépenses, la France pour un peu plus de la moitié (55 %). L'effort total des États-Unis en matière de recherche électronique est vingt fois plus élevé que le nôtre et, si nous l'évaluons au niveau de l'industrie, trente fois plus 2. i. Des sociologuesaméricains affirment qu'un dollar investi dans la rechercheserait générateur,cinq à sept ans plus tard, de vingt-troisdollars de produit brut. Outre-Atlantique,l'activité scientifiqueest aiguilléevers la rentabilité, vers la vraie « valeur ajoutée » :les spéculationsdu commerce orientent cellesde l'esprit. Des économistesbritanniquesont calculéque la rentabilité de la recherche devrait être de dix à quinze fois le capital investi pour un projet défini; de trois à cinq fois pour un secteur industriel donné. New Scientist, 8 décembre i 966. 2.

Le

Progrès

scientifique,

mai

ig6r),

Ambroise

Roux.

L'EUROPE

EN VOIE DE SOUS-DÉVELOPPEMENT

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Pauvreté, mère de tous les vices A l'ère de la nanoseconde, l'unité de recherche devient le mégadollar : le milliard de dollars. Les deux infinis. Plus entière que l'atome, la nanoseconde ne se fragmente que sous la pression de mégadollars. Assurément, recherche est risque permanent. Mais si ceux qui cherchent sont menacés de ruine, ceux qui ne cherchent pas sont assurés du déclin. Aux États-Unis, les crédits de « Recherche et Développement » - dits « R. et. D. » - atteignent pour l'année fiscale 1967-1968 vingt-cinq milliards de dollars, soit plus de trois pour cent du Produit National Brut. Encore doit-on préciser que le P.N.B. de la première puissance du monde est huit fois plus grand que celui de la France, dont la population ne lui est que quatre fois inférieure. Ces fonds fédéraux, attribués à des fins militaires ou spatiales, vont financer les travaux de laboratoires ou d'usinespilotes appartenant aux deux cents plus grandes firmes du secteur dit privé. De tels investissements se répercutent sur toutes les bandes du spectre industriel, en particulier sur celles de l'automatique et de l'informatique. Projetée par de tels moteurs, la technologie américaine ne peut que filer à une allure de fusée. Aucun État n'est en mesure de suivre, fût-ce d'assez loin, le train mené par les États-Unis, ni même celui de l'U.R.S.S. Il reste au vieux continent à se décloisonner s'il veut éviter un enkystement technologique qui se traduirait du même coup par une aliénation politique. La faute originelle de l'Europe, c'est de n'exister pas... Cinq fois plus forts en valeur absolue, les crédits de Recherche et Développement aux États-Unis ne seraient en réalité que trois fois supérieurs à ceux de l'Europe occidentale, en raison du « taux de change recherche » qui tient compte du prix élevé de la main-d'oeuvre outre-Atlantique. On pourrait soutenir, au contraire, que la comparaison de ces chiffres bruts traduit mal la disparité des efforts nationaux, dès lors que le décalage des technologies et des niveaux de vie ne cesse de grandir pour bien d'autres causes. Aucune politique cohérente de recherche n'est encore suivie en Europe; aucune nation n'y tient compte d'objectifs

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prioritaires, ni de la nécessité de coopérer et de se spécialiser. Le fractionnement des ressources, des objectifs, des marchés pulvérise les chances de la Communauté. Le handicap de l'Europe est imputable pour une grande part à la taille de ses entreprises et, par voie de conséquence, à la modicité relative des montants qu'elles affectent au développement et à la recherche. Sans faire l'apologie du colossal, force est de reconnaître que les neuf dixièmes de la recherche sont effectués aux tats-Unis par des firmes qui comptent respectivement plus de cinq mille travailleurs. En France, il n'est pas une entreprise sur mille qui emploie plus d'un millier de salariés : ses premières firmes, Rhône-Poulenc et Renault se situent au vingtième rang des sociétés européennes. Pour former des unités de production à l'échelle continentale, encore serait-il indispensable, sur le plan national comme au niveau du Marché commun, de réaliser accords et ententes. Rien ne s'opposera au gigantisme de l'industrie américaine, hormis le gigantisme d'une industrie européenne. « Les éléphants sont contagieux », dit une maxime surréaliste; lente est la contagion. Une entreprise de modestes dimensions peut assurément survivre, voire prospérer, pour peu que ses produits ou ses services demeurent compétitifs. Faute de ressources financières, elle ne saurait conquérir des marchés, engager des travaux suffisants de recherche, tirer le profit maximal de ses propres innovations. Encore moins pourrait-elle pratiquer une salutaire répartition de ses risques, assurance vitale à l'époque où la nouveauté l'emporte sur le meilleur prix. Le déclin guette celui qui, en 1970, fabriquerait comme en 1965, voire comme en 1969. Pour surclasser plus sûrement la concurrence étrangère, le gouvernement des États-Unis entend désormais subventionner davantage les projets dits civils. Ainsi l'avion supersonique destiné à supplanter le « Concorde » sera financé aux neuf dixièmes par l'État, le reliquat étant réparti entre les grandes compagnies d'aviation. En mai 1967, le président Johnson a autorisé le ministère des Transports à passer deux contrats, l'un avec Boeing pour la cellule, l'autre avec General Electric pour le moteur. Le coût total des deux prototypes dépasserait le milliard de dollars, réparti sur quatre ans : le premier vol commercial aurait

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lieu en 1974, trois ans après celui du « Concorde ». De telles injections de crédits - qui amorcent des fabrications en grandes séries - garantissent à l'industrie aéronautique américaine non seulement sa survie et son épanouissement, mais sa suprématie. On peut s'attendre, dans ces conditions, que croisse le déficit de la balance européenne relative aux échanges des licences avec les États-Unis. Il atteint déjà pour l'année 1967 un milliard de dollars... Pris de court pour cette révolution technologique qui fait les industriels du vieux continent se rage outre-Atlantique, révèlent souvent plus soucieux d'accroître leurs cadences de production que de renouveler techniques et équipements caducs 1. Comment ne seraient-ils pas distancés dans une épreuve où leur concurrent consacre chaque année à la recherche des crédits supérieurs au budget total de leur pays? Drainage des cerveaux, largage des capitaux Il ne suffit pas à l'Europe occidentale de façonner des têtes bien faites et de les bien remplir : encore lui faudrait-il les conserver. Dans les milieux scientifiques, les laboratoires américains viennent draguer la matière grise sans vergogne aucune. Exporter des cerveaux et importer des brevets n'est évidemment pas le meilleur artifice pour équilibrer des échanges. L'écart technologique qui sépare et oppose les deux rives atlantiques s'élargit sans cesse, à mesure que nos hommes de science changent de bord. Après avoir tout créé et tout découvert, y compris l'Amérique, l'Europe perd ses têtes. Le brain drain aspirerait aux États-Unis chaque année plusieurs milliers d'universitaires et savants, soit le vingtième des nouveaux diplômés de l'Europe occidentale 2. Des délégués de Westinghouse, d' Allied Chei. Durant la décennie écoulée, les entreprises du Marché commun ont investi dans leur équipement des sommesquatre à cinq fois inférieuresà cellesque leurs concurrentsaméricainsdépensaientpour le même objet au coursdela seuleannée i 96y,soit douze milliardsde dollars contre cinquante. ce drainagedériverait chaqueannée de 2. D'après l'Obseyvateuy l'O.C.D.E., vers les États-Unis près de six mille diplômésde diverses nationalités. Il s'agit d'ingénieurs,d'enseignants,de chercheurs,de médecins,de chimistes, de physiciens.

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mical, de Boeing prospectent le vieux continent pour y recruter atomistes, ingénieurs, électroniciens. Ces transfuges de qualité ne posent pas que des problèmes de quantité : quinze prix Nobel de physique et de chimie attribués aux États-Unis (sur quarante), cent membres de l'Académie nationale des Sciences (sur 631) furent formés en Europe. Cet envoûtement de l'Amérique se justifie moins par les séductions du dollar que par les commodités de travail offertes par cette Mecque occidentale de la technologie aux savants infidèles. Anglais, Canadiens, Irlandais obéissent à cette loi d'attraction quasi universelle, comme font - en moins grand nombre Grecs, Suisses, Allemands, Hollandais et Autrichiens. Mais les Argentins, les Philippins, les Asiatiques, les Indous, les Israéliens ne restent pas insensibles à cet « environnement dynamique » qui enrichit les riches et appauvrit les pauvres. Selon M. George Henderson, de l'Institut for Training and Research, les dizaines de milliers de chercheurs qui ont émigré aux États-Unis depuis vingt ans ont plus que largement remboursé au Trésor tous les crédits d'aide à l'étranger, dont le montant global dépasse cent milliards de dollars... Il semble que l'esprit casanier et l'ignorance de la langue anglaise tempèrent le xénotropisme de nos scientifiques et préservent la France de cette hémorragie très cérébrale 1. Si les trusts déplacent les brains, ils placent en contrepartie leurs capitaux. Sans doute serait-il inquiétant que les dollars s'investissent massivement en France, par exemple. Il le serait bien davantage qu'ils s'investissent ailleurs. En fait, ces apports au continent ne dépassent guère quelque vingt milliards de dollars : l'appréhension des « colonisés » serait à la rigueur fondée, si ces crédits étaient concentrés dans un même secteur, ou si des sociétés étrangères contrôlaient une part prépondérante d'une industrie nationale. Tel est le cas exceptionnel d' I.B.M. qui occupe une position quasi dominante sur le marché européen des ordinateurs. Le plus souvent, les filiales d'outre-Atlantique contribuent au bien-être de pays auxquels elles procurent de nouveaux produits, et mieux encore, des techniques et des méthodes i. Deux douzainesde savants, tout au plus, quittent la France chaque année.

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nouvelles. Par quoi elles stimulent concurrence et esprit de recherche. Sans investissements américains, rares seraient les industries-clefs de l'Europe : à doses convenables, ces transfusions raniment un continent exsangue qui, livré à ses seules ressources, connaîtrait une anémie sans espoir. L'èye des écarts grandissants Accessoirement destiné à l'espace, le premier satellite soviétique réveilla en sursaut les oies du Pentagone : elles ne se rendormiront pas de sitôt 1. Depuis dix ans, ce pavé de l'U.R.S.S. déclenche aux États-Unis des réactions en chaîne, dont les ondes ne cessent de secouer frénétiquement sciences et techniques. De telles vibrations sont plus difficiles à stopper, ou seulement à amortir, qu'à mettre en branle : l'automation n'est pas un vain mot, du moins en Amérique. En Europe, tout ou presque tout a été dit sur la disparité des crédits de recherche, le drainage des cerveaux, le déséquilibre des balances des brevets et licences. Rien ou presque rien n'a été fait sur la sclérose des structures d'enseignement, ni sur les méthodes de gestion et d'organisation des entreprises. Sur tous ces sujets, quelques notions très simples valent mieux que de longs rapports, fussent-ils agrémentés de courbes. des évolutions nationales apparaît à la L'asynchronisme fois comme cause et comme effet de la disparité des consommations d'énergie. Chaque Américain utilise l'équivalent de huit tonnes de charbon par an, soit deux fois plus que l'Européen occidental ou que le Soviétique; soixante fois plus que l'Asiatique ou que l'Africain. D'autres éléments sont tout aussi significatifs. La part des États-Unis dans les exportations mondiales d'équipement électronique atteint 60 %, contre 7 % pour la France et 13 % pour l'Allemagne fédérale. La technologie paye. Le fait le plus grave est que la différence de format des i. « La semainemêmeoù les Russeslançaientleur premiersatellite autour de la terre, nous lancions une sélectionmagnifiquede modèlesde voitures comprenant

la

nouvelle

« Edsel

», si

hautement

L'Ère de l'opulence,Calmann-Lévy,ig6i.

élégante,

K.

GALBRAITH,

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entreprises, déjà considérable, tend à s'accentuer d'année en année, par suite de la croissance rapide des sociétés d'outreAtlantique 1. Alors que quatre-vingts sociétés américaines ont un chiffre d'affaires supérieur à un milliard de dollars, il n'en est que douze en Allemagne, sept en Grande-Bretagne, quatre en Italie, quatre aux Pays-Bas (Royal Dutch-Shell, Unilever, Philifis A.K.U.), une en France (Rhône-Poulenc). Les « mondes » que représentent ces firmes disposent de vues imprenables cette position culminante sur les problèmes planétaires : menace d'autant plus l'Europe que se libéralisent les échanges Le temps presse : les Communautés ne disinternationaux. bref délai pour supprimer les obstacles jurid'un que posent diques, réglementaires ou psychologiques qui entravent le regroupement de leurs unités de production. Il serait temps qu'elles créent un statut de droit européen comportant des avantages fiscaux qui favoriseraient la formation d'entreprises aux dimensions continentales. Vers l'Europe de l'Informatique Inscrite dans le filigrane du Traité de Rome, l'intégration des États-membres devient impérative. L'automation devrait abolir les frontières entre les disciplines, les entreprises, les nations de l'Europe. Déjà handicapé dans la recherche fondamentale, notre continent balkanisé ne franchit pas sans peine le seuil de la recherche appliquée : mettre sur le marché un produit nouveau - si nouveau soit-il - n'est à la portée que de firmes puissantes 2. Faute de ressources pour exploiter leurs découvertes, nos chercheurs se bornent souvent à travailler « pour l'art ». A bref délai, les Communautés subiront de plein fouet les assauts de la compétition mondiale : elles ne sont point assurées d'y résister. On distingue mal comment pourraient coexisi. Dans de rares secteurs, scienceset techniqueseuropéennesmarquent quelqueavance sur les américaines :les industrieschimiques(traitement à haute température),l'automobile(embrayagesmagnétiques,freinsà disque), la constructionnavale, la télévisionen couleurs,l'aéroglisseur. 2. La Grande-Bretagneconstruitla premièrecentralenucléairedu monde : elle en exporte deux. Les États-Unis : quinze.

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ter, sous un régime de libre échange, des économies aux taux d'investissements scientifiques aussi différents. Faute d'une aide technologique américaine, fort improbable, les nations européennes ne pourraient se sauver qu'ensemble et en avant. Le « Concorde » franco-britannique devait être un précédent : il reste une exception. Dans toutes les capitales du Marché dit commun naissent des projets concurrents, voués à des marchés nationaux étriqués. La Commission de Bruxelles se préoccupe bien plus de réglementer le commerce des ceufs en coquille, des flétans, des narcisses-trompettes coupés que de rassembler unités de production et potentiels de recherche. Patente dans tous les secteurs de haute technicité, l'infériorité européenne vis-à-vis des États-Unis éclate en électronique : la capacité globale des Six n'atteint pas le quart de l'américaine. Le chiffre d'affaires de toutes les firmes françaises d'électronique (six milliards de francs) ne représente pas le sixième de celui de la General Electric. Avec un chiffre d'affaires global de quarante milliards de francs en 1967 (8 milliards de dollars), la General Electric emploie près de 300.000 personnes; Philips (Pays-Bas) et Siemens (Allemagne), environ 250.000; LB.M. (U.S.A.), Hitachi et Ioshiba (Japon) : 130.oo0. Le chiffre d'affaires de la première firme française, la C. G.E. (50.000 salariés) ne dépasse pas quatre milliards. Le gouvernement français vient de convaincre ses partenaires du Marché commun d'étendre à la technologie l'action communautaire amorcée dans les secteurs du charbon, de l'acier et de l'énergie nucléaire, bien que le Traité de Rome - signé plusieurs années avant l'ère spatiale - n'eût rien prévu à ce sujet. Confrontant les programmes de recherche pour épargner des doubles emplois et répartir les tâches entre leurs organismes spécialisés, les États-membres recenseront les secteurs où des études en commun seront développées. Dans ce même désert continental, le premier Britannique a prêché en 1967 une Communauté « qui mettrait en pool les énormes investissements technologiques de la GrandeBretagne et des autres pays européens, afin de permettre à l'Europe d'être plus indépendante et moins dominée de l'extérieur ». Europe technologique à laquelle l'U.R.S.S., selon les déclarations de M. Kossyguine, se fût volontiers associée. Sur quoi, l'Italie obtient de l'Alliance Atlantique la for-

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mation d'un groupe de travail spécialisé dans les problèmes technologiques, afin d'établir les premières formes de coopération avec la zone de libre-échange et d'amorcer un dialogue entre les deux continents. Ce dialogue de sourds se poursuivra longtemps, bien que le président Johnson ait expriméle désir d'encourager le partage des connaissances non militaires 1. « Nous cherchons, dit-il, le meilleur moyen de promouvoir la science et la technologie au rang de ressources communes à tous les peuples. » La formule séduit : il resterait à la traduire en actes... les techniques en pleine croissance En attendant, nucléaire, électronique, spatiale - étouffent dans les carcans de frontières étriquées. Encore embryonnaire, l'intégration européenne n'a pas favorisé la fusion d'un seul complexe industriel digne de se mesurer avec les firmes d'outre-Atlantique. Cette incapacité sur le plan technique se traduit, plus gravement encore, sur le plan salarial, c'est-à-dire social. De plus en plus, automatique et informatique posent des problèmes qui débordent les limites de l'entreprise, de la profession, de la nation et qui s'inscrivent à l'échelle du continent. L'isolationnisme scientifique n'est plus possible : la collaboration requise par la technologie ne peut que hâter le déclin des nationalismes. Les applications électroniques, atomiques, spatiales - qui sont les dividendes de la recherche fondamentale - demeureront le lot exclusif des deux colosses de l'Est et de l'Ouest, aussi longtemps que les puissances de l'Europe n'auront pas mis en commun leurs matières grises... et leurs matières dorées. Les grandes opérations enjambent les frontières, qu'il s'agisse de pipe-lines, de voies ferrées, de tunnels, de canaux. Pourrait-on perpétuer absurdité plus absurde que de pournational les recherches suivre sur un plan étroitement l'investinucléaires, la course aux espaces interplanétaires, gation des profondeurs océanes ou de la croûte terrestre? Divisées contre elles-mêmes, les nations d'Europe se résigneraient à assumer des rôles de figuration, plus ou moins intelligente, sur une scène mondiale où se joue en permanence le destin du monde. Il faut colmater au plus tôt les lézardes qui i. On peut se demanders'il existe des connaissancesutiles qui n'aient pas d'application dans le domaine militaire:.:

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III

apparaissent dans le ciment neuf de la construction européenne. Et rehausser l'édifice. En dépit de toutes les péripéties présentes, la deuxième révolution industrielle devrait hâter la cristallisation de la plus grande Europe possible. Les rouages hétérogènes et grinçants des Etats-membres - engrenés depuis une dizaine d'années - ont besoin d'une énergie et d'une régulation permanentes. Les pulsations continues de l'automation finiraient par exercer une influence palliative sur les arythmies et les syncopes des nationalismes cardiaques. Elles effaceraient du vieux continent les dernières frontières, ces « cicatrices de l'histoire », pour y déchaîner de colossales productions de masses. Des coordinations mieux imbriquées aussi, car il n'est plus de discipline qui puisse progresser isolément sans s'appuyer sur les progrès synchrones de secteurs voisins. Voilà justement ce qui fait que l'Europe est muette sur les ultimes découvertes, celles qui prêtent aux applications de l'avenir. Voilà pourquoi elle n'a pas encore voix au chapitre de l'automation. Aux Européens d'intégrer leurs ressources matérielles, morales, et scientifiques pour que le monde puisse compter avec eux et sur eux. Évidente dans toutes les techniques, la nécessité de grouper les forces du vieux continent face au gigantisme américain devient « sine qua non » pour l'informatique. Sans une industrie des calculatrices, l'Europe ne serait même pas capable de calculer les incalculables conséquences de sa propre carence, à court et à long termes. D'immenses perspectives s'ouvriraient devant elle en Amérique latine, en Afrique, en Asie où les ordinateurs seraient d'autant mieux venus que les travailleurs qualifiés sont rares. La perfection des machines compenserait pour un temps l'analphabétisme des humains. Sous les pressions de la technologie, l'Europe s'agglutinerait dans les laboratoires et les usines, avec plus d'enthousiasme et de raisons qu'autour des tapis verts. Le temps presse. « C'est déjà midi sur l'échiquier de la science », affirmait Saint-John Perse. Les cavaliers seuls du vieux continent partageraient une détresse commune s'ils ne couraient ensemble une fortune commune.

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Écart ou gou#re? Le déséquilibre intercontinental des technologies - et « les écarts n de langage qui le commentent parfois - commencent à inquiéter... les États-Unis. Leurs contribuables ont suffisamment payé pour savoir que frustration est signe avant-coureur d'antiaméricanisme 1. Et de consommer plus de tranquillisants que le tiers monde n'absorbe de vitamines. En toute lucidité, plusieurs de leurs sociologues se demandent jusqu'où pourrait mener une exploitation sans frein d'un potentiel économique sans limites. De ce côté-ci de la mare, subitement désenchantés après les euphories inaugurales du Marché des Six, les Européens se prennent à redouter de ne pouvoir suivre, fût-ce de loin, le rush peu résistible de la technologie américaine. Une parfaite division du travail international - qui concéderait le quasi-monopole de la recherche aux États-Unis pourrait, sous une certaine optique, apparaître bénéfique au reste du monde. Des deux maux virtuels que représenet une Amérique-tropteraient une Amérique-trop-faible forte, le monde dit libre choisirait sans doute le moindre, le

second

2.

raisonnables Grâce à des proportions d'importations, d'investissements et de licences en provenance du leader mondial, des pays comme le Canada, l'Australie, la Suisse procurent à leurs citoyens des niveaux de vie fort convenables, sans verser des sommes vertigineuses dans le tonneau percé de la recherche. Mais ce fatalisme ne convient pas à tous les tempéraments. En Europe occidentale, aucune puissance ne se résignerait - sauf catastrophe préalable ou imminente - à vivre heureux dans un monde unipolaire. A plus forte raison, est-il besoin de le dire, l'U.R.S.S. et la Chine. Mieux qu'un prétexte, le problème de la disparité technologique fournit une raison profonde de creuser le fossé qui i. « Un psychanalystedirait peut-être que l'antiaméricanismediplomatique

sert

de compensation

à l'américanisation

culturelle.

» Raymond

ARON,

Le Figaro, 27 septembre 1967. 2. Les craintes d'une colonisation des économieseuropéennespar les États-Unis sont peu fondées.La solutionserait trop simple :les Américains n'en voudraient pas, ni pour un empire. En ce deuxièmexxe siècle, seules les décolonisationssont opérations rentables; encore faudrait-il qu'elles fussentréussies.

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sépare ou oppose les deux rives atlantiques. Cette menace prend un masque différent suivant qu'elle trahit un complexe de frustration à l'égard d'une toute-puissance américaine, une terreur d'un colonialisme technologique, ou bien la crainte humaniste d'un raz de marée de gadgets. Quoi qu'il en soit, les Européens seraient aussi mal fondés de compter sur un plan Marshall de la recherche que sur une offensive technologique du style « bataille de la Marne » : : les taxis sont dépassés à l'ère des missiles. Rien ne permet d'espérer que les États-Unis interviendront en faveur de l'Europe, fût-ce pour unifier la coalition disparate des Nordistes de la planète et renforcer ce camp des repus contre lequel les Sudistes de couleurs - fort occupés pour l'instant à se reproduire - finiront un grand soir par donner l'assaut. Quant à l'écart technologique qui sépare le tiers monde des puissances industrialisées, c'est un abîme dont la caractéristique fondamentale est de s'ouvrir un peu plus chaque jour. Et ce n'est pas en mettant au monde trois Afro-asiatiques sur quatre humains, chaque seconde, que les peuples prolétaires combleront ce gouffre. Le tiers monde a besoin de vivres et de sciences, plus que d'armements. Son chemin vers le bien-être pourrait être moins interminable que celui parcouru à tâtons par l'Europe dans les ténèbres du moyen âge : il lui suffirait de recevoir les connaissances, sans participer dans un premier temps à leur création. Les Européens sont embarqués sur l'arche des nantis, qui a chargé toute la race blanche, U.R.S.S. comprise, à son âme défendante 1. L'opulence des septentrionaux cingle comme une provocation les méridionaux noirs et jaunes, en voie aussi rapide de développement démographique que de sous-développement économique. Et nous voici dans le même bateau, solidaires des erreurs et des mythes d'un commandant de bord pétri de saines volontés et d'hygiéniques intentions, mais dépassé par les événements... malgré ses nouvelles machines. i. Cet hémisphèreenglobepar exception le Japon - pays d'ExtrêmeOccident- dont l'intégration dans le camp des blancs résulte sans doute de la désintégrationd'Hiroshima,au jour « J » de l'ère nucléaire.

CHAPITRE

V

AUX ÉTATS-UNIS « L'économie américaine s'est édifiée autour des chemins de fer dans la deuxième moitié du siècle dernier, autour de l'automobile au cours des deux premiers tiers du xxe siècle, et elle s'édifiera autour de l'enseignement d'ici la fin du siècle. » Maurice B. MITCHELL, président de l'Encyclopedia Britannica.

PIONNIERS de néotradition, les États-Unis se sont évadés les premiers du paléotechnique - le temps des courbes sages - pour se projeter dans le néotechnique, l'ère de l'accélération à perpétuité. Cette mutation résulte bien moins de leurs prouesses dans l'espace que de l'irruption de la calculatrice dans leur société 1. La technologie spatiale reste le fer de lance du progrès, mais ni fer ni lance ne se fabriquent plus sans automatisme ni ordinateur. L'informatique règne sur tous les plans de la société : science, économie, industrie, gouvernement. Le « fait électronique » pénètre et féconde les moeurs, publiques ou privées. Quarante-deux mille computeurs sont aujourd'hui en service outre-Atlantique. Déjà Washington dépense plus pour ses calculatrices que pour ses bombardiers. i. Les besoins de l'espace ont accéléré les travaux de l'informatique. Incorporés à l'industrie, les ordinateurs ouvrent à leur tour de nouvelles perspectives aux programmes d'État. Et ainsi de suite...

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Le parc augmente d'un cinquième par an. Identique à celui de la France ou de la Grande-Bretagne, ce taux est inférieur à ceux du Japon, de l'Allemagne fédérale, de l'Australie, plus proches du tiers que du quart. Mais la progression du parc américain porte sur un nombre d'appareils quinze fois plus fort que celui du Japon, qui suit à distance très respectueuse. En 1967 comme en 1966, l'électronique américaine installa trois douzaines environ d'ordinateurs par jour ouvrable, contre deux douzaines en 1965. Le parc ne s'accroît pas d'autant, car de nouveaux modèles se substituent aux anciens. Les locations demeurent la règle; les achats, l'exception. Sur les onze mille ordinateurs du gouvernement 1, près de la moitié sont affectés à la Défense nationale; administrations et universités se partagent le reste. Dans des milliers d'usines, les automatismes se soumettent aux dictats des calculatrices. Aucune compagnie d'assurances, aucune banque ne saurait désormais s'en dispenser. Toute firme désireuse d'utiliser un ensemble électronique - sans en avoir l'emploi à plein temps ni les moyens d'achat reçoit des fabricants de larges facilités pour en louer une tranche d'utilisation. Encore pourrait-elle en sous-louer les services auprès d'une société intermédiaire. Ainsi croît d'année en année le chiffre d'affaires du leasing : en 1967, il dépassait trois cents millions de dollars. Une centaine de firmes, dont la plus ancienne remonte à quatre ans, se spécialisent dans ces opérations. Construction, vente et utilisation des calculatrices occupent déjà plus d'un million de salariés. Aujourd'hui, la valeur de ces appareils atteint soixante-dix milliards de francs pour le monde entier, soit une quarantaine de milliards pour le seul marché des États-Unis 2. Mais le hardware n'est pas tout. Si les constructeurs y investissent quelque quatre milliards de dollars en 1968, ils en consacrent cinq au software, c'est-à-dire à l'étude et à la programmation! En 1970, le score du match « matière dure i. Le nombre des calculateurs, acquis ou loués par le gouvernement fédéral, est passé de 9o en 1956 à 7.575 en 1966, soit près du tiers des calculateursalors en service.Electronics,février 1966. 2. La valeur des calculateursen servicedans le mondeentier est évaluée à dix milliardsde dollars.BusinessWeek,19 février 1966.

AUX

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I 17

contre matière grise » passerait de cinq à sept; l'homme mène, mais la partie est à peine engagée. De toute évidence, les États-Unis doivent leur compétitivité économique - malgré la cherté de leurs salaires - à la supériorité de leur technologie. A titre de réciprocité : c'est cette supériorité qui leur permet d'accorder de plus hauts salaires sans qu'en pâtisse la compétitivité. le coût élevé du travail voue Archétype de rétroaction : les nations généreuses à l'automatisation, au progrès technique, au progrès social. Corollaire : le bon marché de la main-d'oeuvre condamne les pays sordides à des équipements archaïques, à la stagnation technique, au déclin social. Au paradis de l'automation Aux États-Unis, paradis infernal de la technologie 1, la pénétration « capillaire » des automatismes n'épargne aucune branche de l'économie. Dans plus de mille installations industrielles, la fabrication est commandée par calculatrices. Dix mille machines-outils à commande numérique sont en fonctionnement, cinq mille en commandes. Grâce à une automatisation poussée, les ouvriers américains obtiennent des rendements records. Ne leur faut-il pas deux fois moins d'heures de travail que leurs homologues européens pour fabriquer une tonne d'acier? Encore le temps approche où le chargement des hauts fourneaux sera commandé par ruban magnétique, dont le programme réglera en permanence le dosage optimal des minerais et du coke. Mécaniciens spécialistes de laminoirs, électroniciens des systèmes de commande et techniciens de la sidérurgie travaillent en équipe : ils atteignent en général un sommet d'automatisme auquel n'accèdent que, par exception, JapoLe cheminement nais et Britanniques. des opérationnel matières premières jusqu'aux produits finis exige une surveillance et une programmation rigoureuses qui tiennent compte à chaque instant du dernier maillon de la chaîne : la vente. i. Par souci d'équité et goût de symétrie, l'auteur (prudent) qualifiera l'U.R.S.S. d'enfer paradisiaquede la technologie.

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La coulée continue de l'acier - où les Communautés font figure de pionnier - est plus largement pratiquée aux ÉtatsUnis que sur le vieux continent : cette fois, l'avance des Américains est imputable à leurs investissements bien plus des laminoirs, qu'à leurs techniques. Dans l'automatisation où plusieurs constructeurs européens occupent des places ont abouti à prééminentes, les géants d'outre-Atlantique de plus nombreuses réalisations. La supériorité technologique éclate partout où de gigantesques subsides sont distribués par l'État, notamment dans le spatial et l'électronique. Dans les autres domaines, les résultats sont assez souvent comparables à ceux des autres pays 1. Aux États-Unis, l'informatique ne force pas que les portes des usines et des bureaux : elle se diffuse dans les campagnes. Les économètres affirment qu'une vache sur douze est aujourd'hui alimentée par le truchement d'une calculatrice. Le rendement optimum de lait est obtenu après traitement de il n'est que d'adresser à un labomilliers d'informations : ratoire central de calcul une quarantaine de données pour recevoir « sur-le-champ o la façon la plus rentable de nourrir et d'exploiter un troupeau déterminé. L'International Minerals and Chemicals, qui produit phosphates et potasses, gère déjà plus de mille fermes selon des méthodes mathématiques : pour chaque agriculteur, l'ordinateur définit le programme optimal de culture et les moyens de l'exécuter. La machine tient compte de tous les facteurs de l'économie agricole : surfaces à cultiver, personnel disponible, capitaux à investir, qualités et quantités d'engrais, conditions climatiques, types de culture, composition des sols. Les promoteurs de cette méthode estiment que presque tous les fermiers américains se rallieront sous peu à ce procédé scientifique de gestion. Patente dans tous les domaines, la productivité record des États-Unis - imputable en grande partie aux automatismes - devient écrasante en agriculture. Cinq millions de cultivateurs, dotés de cinq millions de tracteurs, subviennent i. Un « mineur presse-bouton» est à l'essai dans l'Ohio : la machine, qui pèsehuit cents tonnes,se fraye un chemindans la profondeurdu charbon qu'elle évacuepar wagonnets. En Californie,la nouvelle installation de la KimberleyClark Company transforme- sans interventiond'ouvrier - de la pulpe de bois en papier.

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non seulement aux besoins dévorants de deux cents millions de concitoyens, mais exportent d'immenses excédents aux quatre coins du monde. Cinquante millions de paysans russes, qui utilisent un million et demi de tracteurs, nourrissent à grand peine deux cent trente millions d'âmes. Le Pentagone compte à lui seul bien plus d'ordinateurs que notre hexagone national. Ces machines - dont la rigueur et la conscience civique sont au-dessus de toute suspicion contrôlent la sincérité et l'exactitude des soixante millions de déclarations fiscales. Cinq à six millions d'entre elles sont chaque année contestées par ces computeurs, qui émettent les rôles de redressement et rédigent les demandes de renseignements Les rectifications des seules erreurs de complémentaires. calcul dépassent de loin le prix des calculatrices. L'administration américaine fut la première à installer des centres de documentation automatisés, en commençant par sciences et techniques. Le Computer Center for Domestic and International Business, créé par le Department off Commerce, est appelé à rendre d'immenses services aux exportateurs. Les informations contenues dans les dizaines de millions de rapports du World Trade Directory, transcrites sur-le-champ, sont aussitôt traitées par l'ordinateur. Les dossiers sur bandes magnétiques déjà disponibles contiennent des données relatives à des centaines de milliers d'entreprises. Dès l'an prochain, ces machines fourniront aux sociétés américaines tous les renseignements qui leur seront nécessaires pour exporter leurs produits dans les meilleures conditions de rentabilité. A des fins similaires, un service d' « Information-Marketing » vient d'être organisé par I.B.M. En quelques heures, un abonné au Quicktran peut disposer d'une étude de marché sur le produit de son choix. Cette année, de nombreux contrats de collaboration ont été conclus entre grandes entreprises et fabricants de calculatrices : on doit s'attendre à d'imminents bouleversements dans la computation des délais entre la conception des voitures et la sortie des prototypes, ainsi que dans la mise au point de systèmes de communications qui permettront d'organiser des réunions sans que leurs participants aient à se déplacer.

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Les constructeurs Installé dans plus de cent pays, I.B.M., dont l'avance technique est impressionnante, emploie quinze mille chercheurs dans une vingtaine de laboratoires, dont cinq en les investissements à l'étranger sont d'autant Europe : mieux tolérés qu'ils sont assortis d'une décentralisation des recherches. L'an dernier, International Business Machine inaugurait une bibliothèque de programmes à Hawthorne, près de New York. Ce centre, qui contient près d'un demi-million de programmes, sera bientôt relié à cinq filiales satellites situées à Paris, Toronto, Rio de Janeiro, Tokyo et Sydney : ses informations pourront « programmer » tous les appareils I.B.M. en usage dans le monde. Les mêmes services étaient jusqu'ici assurés à une échelle plus modeste par le centre de White Pains, dans l'État de New York, qui distribua l'an dernier, gratuitement, plusieurs centaines de milliers de « programmations ». Ses traductions en langages électroniques desservent aujourd'hui des firmes dont les productions représentent les trois quarts du Produit National Brut des Etats-Unis. Service Bureau Corporation, filiale d'I.B.M., a organisé en 1967 un réseau de traitement de l'information à l'intention des usagers du commerce et des laboratoires : une douzaine de centres sont installés dans les grandes cités américaines. L'année suivante, I.B.M. World Trade crée à Genève un institut privé d'enseignement supérieur, réservé aux ingénieurs des filiales d'Europe. Sans doute sera-t-il bientôt ouvert à d'autres utilisateurs, comme le fut depuis quelques années l'Institut supérieur fondé aux États-Unis. Avant même que le Pentagone n'assouplisse sa politique commerciale vis-à-vis de l'U.R.S.S. et de ses satellites, International Business Machine avait établi à Vienne un centre Cette filiale compte revendre aux pays de d'exportation. l'Est, à des prix avantageux... pour elle, les milliers de cerveaux électroniques de deuxième main, du type « rq.or », que remplace sa nouvelle série « 360 ». Depuis plusieurs années, elle exporte sur la Hongrie des ordinateurs dont elle assure le service après vente. De même que Control Data eut à surmonter d'énormes

AUX

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difficultés pour mettre au point son « 6.600 », et que General Electric dut différer la fabrication des gros ordinateurs de sa série « 60o )) 7.B.M. décida en 1967 de suspendre les livraisons de « 36o-go », le plus puissant de ses « 360 ». Équipé de micromodules, c'est-à-dire de circuits « miniminiaturisés » douze fois plus rapides que son prédécesseur immédiat, ce modèle n'est fourni que sur contrats spéciaux 1. Bien que peu rentable pour le constructeur, son prix record dépasse trente millions de francs. Les autres matériels de la série « 360 » - dont les modèles « 40 » et « 60 » sont assemblés à Montpellier - sont livrés dans les délais prévus. Depuis l'an dernier, Univac - qui appartient au groupe Sperry Rand - fabrique une nouvelle famille d'ordinateurs. Ces modèles « g.ooo » utilisent des mémoires à couche mince sur fil dont le temps de réponse est inférieur à la microseconde. Ils sont destinés à une large clientèle, en raison de leurs prix, de leur miniaturisation, de leur fiabilité. Déjà les « 9.200 » et ('0.300 » apparaissent sur le marché. Deuxième constructeur mondial d'ordinateurs, Honeywell franchit cette année le seuil de la rentabilité, après une progression d'autant plus audacieuse que la plupart de ses matériels sont loués et non vendus. Cette firme a récemment implanté une usine en Écosse, à Newhouse, pour desservir les marchés d'Europe, d'Australie, du Canada. A Paris, un Centre de traitement qui applique une politique commerciale souple, se spécialise dans les programmes destinés aux assurances, aux transports, aux banques, à l'administration et aux commerces à succursales multiples. Recherche : a?aiye d'État Mieux que personne, Galbraith - l'auteur de l'Ère de l'opulence - a fait l'analyse spectrale du prétendu capitalisme non dirigé des États-Unis, « où la foi dans la libreentreprise est une branche mineure de la théologie ». Il établit sans peine que l'État joue un rôle de plus en plus « capital » dans les affaires. Et les affaires vont bien. i. I.B.M. livre les dix-huit modèlesqui lui furent commandés,notam-

ment par la N.A.S.A., Commissariat français

l'Université de Princeton, à l'énergie atomique.

la Lockheed

Aircraft,

le

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Mais l'orientation du gouvernement n'est pas immuable. orientée la recherche fut essentiellement 1967, Jusqu'en les vers des fins de défense et de prestige. Aujourd'hui, crédits publics sont considérés davantage comme des moteurs de croissance, sur les destinés à distancer les concurrents routes internationales du commerce. L'accroissement annuel des montants affectés à la « R. et D. » en 1968 (4 %) est trois fois inférieur au taux moyen aux des douze dernières années. Imputable pour partie « besoins » du Vietnam et au programme contre la pauvreté, le rence palier résulterait surtout de pressions politiques : dement des crédits devient publics sujet de perplexité. les mêmes Le budget continuera néanmoins à alimenter de recherche : Bell General Laboratories, I.B.M., organismes General Fairchild Motors, Du Pont de Nemours, Camera, Electric. biologie pétrochimie, Automatique, informatique, et pharmacologie resteront les bénéficiaires presque exclusifs de cette manne, génératrice d'invention. En science fondamentale, la National Science Foundation définira comme par le passé les grandes voies et les grands moyens. Elle subventionnera, par ailleurs, les projets coordonnés de toute une série de laboratoires. Les treize centres de la N.A.S.A. confient des travaux à deux cents sociétés : les neuf dixièmes des crédits de recherche et de développement vont à une centaine plus de d'entreprises qui comptent mille travailleurs. cinq Largement bénéficiaire de cette aide, l'industrie électronique réserve le dixième de son chiffre d'affaires à la « R. et D. ». Au développement surtout, cent fois plus coûteux en moyenne que la recherche fondamentale. Les « mammouths » du genre I.B.M. ou Bell Telephone investissent des sommes dans la recherche Cy gigantesques en automatique et en informatique. Sous le contrôle de la Défense nationale, de nombreux subventionnés laboratoires, travaillent sur ces deux l'État, par disciplines, en collaboration avec des instituts le Ainsi fonctionnent techniques. Radiation Laboratory of Electronics, le Servomechanism Laboces deux derniers liés Laboratory, ratory et l'Instrumentation au Massachusetts Institute of Technology, rattachés à l'Université de Californie. Ces laboratoires, dont les effectifs varient entre cent et deux cents unités, sont les chefs de file d'un nombre consi-

AUX ÉTATS-UNIS

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dérable d'organismes de recherche en automation, répartis sur tout le territoire et rattachés à divers instituts. Une vingtaine d'universités offrent des cycles complets d'enseignements d'informatique : le nombre de doctorats et de « maîtrises » décernés chaque année dépasse plusieurs centaines. Recherchesur la recherche Pour la première fois dans l'Histoire, un gouvernement s'interroge sur la rentabilité de ses investissements scientifiques 1. Depuis un an, les États-Unis se demandent si la recherche est bien le meilleur générateur de croissance, ou si une détente fiscale, par exemple, n'exercerait pas des effets plus décisifs sur l'expansion. Encore n'était-il pas nécessaire de consulter une calculatrice pour prévoir que les crédits de recherche ne pourraient longtemps croître de façon exponentielle, quand le revenu national grandit d'une façon arithmétique : la plus riche puissance du monde ne peut dépenser que ce qu'elle a. Le seul vertige qui guérisse le vertige de l'espace - dont sont saisis Américains et Soviétiques - c'est le vertige du déficit budgétaire : le bord du précipice n'est plus loin. Les rigueurs du climat io67-i968 incitent à l'examen de conscience; la N.A.S.A. réduit ses programmes; le plan Mohole est abandonné; la C. G.E. se contente de consolider ses positions acquises; LB.M. freine la commercialisation de ses gros modèles. Dans leur hâte à traquer l'invention, les chercheurs n'auraient négligé qu'une seule chose : ce qu'il fallait chercher. On y vient : aujourd'hui, recherche est objet de recherche. Avant même de réduire les coûts de production, le progrès technique commence par augmenter les siens : pour opulent que soit un État, il devra se résigner à ne plus tout entreprendre à la fois. De vigoureuses critiques sont formulées contre le contract system de cette affluente société. Le processus, d'après certains opposants, serait téléguidé... de Moscou : il suffit que les r. On connaîtla réflexiondu présidentJohnson,devant les premières photosde « RangerVII » «: Deux cent cinquantemillionsde dollarspour » ces photos...Les valent-elles?

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autorités de Washington se croient menacées d'un progrès soviétique pour qu'affluent les milliards dans les caisses du big business scientificomilitaire. Tel serait le vice sans fin d'un automatisme dont le carburateur déréglé consommerait du mégadollar à gogo, ou pour mieux dire, à gogos. Le temps est donc venu d'étudier les recherches, d'en évaluer les interactions, d'en définir les sens et les non-sens, d'en préciser les prix, d'en établir les hiérarchies. Tous comptes faits, d'en assumer et d'en conserver la maîtrise. A n'en point douter, la recherche à marche forcée rétrécit parfois inutilement la durée des produits : cette mortalité infantile des objets et des méthodes n'engendrerait par compensation que faillites et chômeurs... Pour certains économistes, quatre chercheurs sur cinq à mettre au point... de sensationnels échecs s'évertueraient commerciaux. Pour d'autres, une découverte sur deux mille conduirait à une application exploitable. Quant à l'Association américaine des industries de l'électronique, elle conclut qu'un ingénieur est bien plus rentable à la production qu'au laboratoire. Pénétrée de cette notion, la direction de Boeing licencie une centaine d'ingénieurs pour en transférer les crédits correspondants sur son budget de publicité. Accusées d'épuiser les ressources des contribuables sans autre but que de substituer un objet à un autre objet, ces épreuves de fonds apparaissent à beaucoup la plus monstrueuse des inconséquences. Voilà pourquoi vingt universités et soixante-quinze instituts étudient aujourd'hui la science de la science, après avoir exprimé leur scepticisme sur l'avenir de travaux qui ne seraient pas localisés sur des points précis. Autre élément même quand une invention se révèle direcd'inquiétude : tement bénéfique, elle entraîne souvent par ricochet maintes sur d'autres secteurs, voire dans des pays catastrophes différents. Il en fut ainsi des précipitations atmosphériques, de la lutte contre la pollution des eaux, de l'usage de nouveaux insecticides. Dès 1968, des commissions parlementaires sont chargées de repérer et de combattre les nuisances de la technologie sur l'homme, sur l'économie, sur la politique.

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Vertus du gigantisme Pour réduire leurs coûts de production, et surtout les frais croissants de main-d'oeuvre, les firmes tendent en permanence à automatiser tout ce qui est automatisable. Leur gigantisme grandissant autorise de gigantesques investissements : ainsi augmente le format des grandes entreprises cependant que diminue leur nombre. En général, leurs profits croissent avec leur taille 1. Cette évolution n'entrave en rien la prospérité des firmes d'importance plus modeste : aux États-Unis, le small business représente - on l'oublie souvent - 95 % de l'ensemble des firmes : neuf établissements sur dix emploient moins de cent salariés. Les cinq millions d'entreprises américaines occupent en moyenne une douzaine de personnes... Ces petites unités survivent sans peine, pour peu qu'elles fournissent des produits compétitifs ou des services spécialisés, ou qu'elles remplissent des fonctions complémentaires à celles des « mammouths ». Il n'en demeure pas moins que les foudroyants progrès de l'automation résultent de la forte capacité d'investissement de l'industrie. En sus des dépenses de recherche, les crédits d'équipement, qui dépassent cinquante milliards de dollars en 1967, augmentent depuis plusieurs années au taux d'un cinquième

environ

par

an

2.

Le format colossal des firmes - dont le premier avantage est de diversifier les activités - divise les risques de catastrophe et multiplie les chances de réussite. Découvertes et innovations « se trouvent » de plus en plus aux carrefours des disciplines les plus variées : cryogénie, bionique, espace, cristallographie, chimie moléculaire. Malgré une avance de huit ans environ sur l'Europe, l'automation n'aurait pas encore envahi plus d'un atelier sur cinq. Et l'on évalue au quart environ la part de chaque secteur industriel qui serait automatisable à bref délai. L'entreprise de grande dimension jouit d'un véritable processus cumulatif de progrès : sa puissance financière lui permet i. Le bénéfice net des cinq premières sociétés américaines est de 6, % Il est de 1,4 % en France! de leur chiffre d'affaires. 8 % du Produit 2. Ce taux moyen d'investissement qui représente National Brut semble devoir se maintenir dans les années à venir.

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d'aborder de front recherches et développements. Grâce à ses « leaderships » techniques, elle obtient aides et commandes de l'État, d'où elle tire des profits élevés. Ces ressources supplémentaires seront réinvesties en recherches, en commercialisation, en organisation; d'où un regain de productivité. Le cycle de l'opulence, archétype d'automatisme, tourne rond... Les fondements d'une hégémonie Si l'économie des grands marchés, des grandes entreprises, des grands investissements et des grands profits contribue à justifier la grandeur de la technologie américaine, d'autres facteurs moins spectaculaires interviennent dont nos économistes méconnaissent ou sous-estiment la portée 1. Tel est notamment le système de l' « approche par projet » qui consiste à former un consortium d'intérêts communs à seule fin d'engager une action spécifique. Agences gouverneuniversimentales, entreprises spécialisées et institutions taires appelées à travailler en équipe, rassemblent leurs ressources techniques et financières pour résoudre un même problème. Un partnershiP de cet ordre vient de coordonner crédits et recherches du Département de l'Intérieur, des universités de Californie, de l'industrie privée. Son objet : construire une gigantesque usine à dessaler l'eau de mer. Autre passe-partout de la réussite technologique : la recherche sous contrat. Groupées dans des organismes « ad hoc », des équipes multi-disciplinaires résolvent les problèmes techniques qui dépassent les capacités des entreprises ou des laboratoires, nécessairement plus spécialisés. Quatre mille organismes de recherche sous contrat interviennent dans les domaines les plus divers : électronique, génie civil, biologie, médecine, économie, gestion des entreprises, psychologie. Certaines de ces sociétés sont des entreprises à but lucratif, d'autres sont imposables sur une partie de leurs activités, comme le Battelle Memorial Institute de Columbus (Ohio), le Stanford Research Institute ou le I.I.T. Research Institute de Chicago 2. ou dissimulateurs, maints i. Discrets ne conçoivent managers français valables sans en avoir euxjamais d'informations pas qu'ils ne recevront mêmes fourni au préalable. 2. Dès 1927, des avantages fiscaux considérables sont consentis par statut Research Institutes. spécial aux Independevtt not-for-profit

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Toutes sont situées à proximité d'universités qui délèguent des représentants dans leurs conseils d'administration. Le Denver Research Institute fait même partie intégrante de l'université de la ville : le personnel de recherche leur est commun. La plus importante de ces unités est le Battelle Memorial Institute qui exploite depuis peu les laboratoires de recherche de l'Atomic Energy Commission à Hanford, Washington 1. Rares sont, à notre connaissance, les organismes européens capables de rendre des services comparables à ceux de ces organismes de recherche sous contrat ou de ces groupes d'approche par projet. En France, le Centre de recherches industrielles sous contrat, le Centre d'études et de recherches industrielles et l'Office technique pour l'équipement du territoire sont à peu près les seuls à poursuivre des buts identiques, avec des méthodes similaires mais avec des ressources réduites. Groupant des personnalités scientifiques, industrielles, financières, l'Office technique établit des liaisons fructueuses entre chercheurs isolés, laboratoires d'universités et grandes industries

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des On méconnaît ou sous-estime en Europe l'activité filiales qui travaillent pour Du Pont, The Bell System, General Motors, LB.M. ou Fairchild Camera : chacun de ces laboratoires consacre plus de crédits à la recherche que l'Allemagne ou la France. Les contrats passés par l'État garantissent à l'industrie une hégémonie dont bénéficie la nation tout entière. En marge de son rendement de prestige ou de son intérêt militaire, le budget « spatial » (cinq milliards de dollars par an) élève le niveau des techniques et anime la compétition des grandes firmes. est État-providence : les contrats publics État-promoteur de North America Aviation ou de Bell, qui leur procurent les trois quarts ou la moitié des ressources, constituent de sérieuses assurances contre tous risques. i. Effectif : Chiffre d'affaires dix mille personnes. 1967 : cent millions de dollars. 2. En plus de ses propres cet Office recherches, par le proprésidé fesseur Jean Girerd - réunit les moyens nécessaires pour étudier et exploiter industriellement toute invention qui présente quelque intérêt sur le plan ou scientifique. technique

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De la gestion D'après Denison, les gains de productivité ne résultent pas tous de facteurs chiffrables : il attribue cette « productivité résiduelle » au progrès des connaissances en matière de méthodes de production et de techniques de gestion. Patent est le retard de l'Europe dans ces domaines. Des dollars par milliards, des hommes par centaines de millions, des kilomètres carrés par millions. Cette règle des trois unités, qui est d'or aux U.S.A., ne résout'pas mathématiquement l'équation de la prospérité : nombre d'inconnues interviennent. Pour nécessaires que soient ces conditions, elles ne sont pas suffisantes. Rien n'est plus facile que de chercher sans trouver ; rien n'est plus simple non plus que de faire péricliter une grande entreprise, fût-ce dans le plus vaste marché du monde. Vulnérables sont les Goliaths. Aux États-Unis, trois cent mille firmes cessent chaque année toute activité, quatre cent mille s'y créent. Sur les routes nationales de la technologie qu'empruntent les peuples du vieux continent - en ordre dispersé comme il se doit - la signalisation est médiocre en ce qui concerne les méthodes. De même que dictature se traduit dans le monde entier par excès d'organisation, démocratie se trahit dans toutes les langues européennes par insuffisance d'organisation. Le dynamisme de la gestion est clef de la prospérité. Il faut prévoir, et même le présent; diversifier les activités et imaginer ; former et informer. Et vendre par-dessus le marché : d'où la préséance récente d'un commerce réhabilité, qui commande à travers l'usine jusqu'au laboratoire. D'expérience, l'Américain sait qu' « entreprise » vient du verbe « entreprendre », qui signifie à la fois « engager avec audace » et « enterrer en grandes pompes ». Pour lui, l'économie est un système en perpétuel changement, dont l'objectif reste de toujours mieux produire. Une destruction créatrice. Il a même appris, depuis quelques années, à se servir d'une calculatrice autrement que pour multiplier son prestige personnel. Ses concurrents européens jugent rarement utile d'exprimer en termes quantitatifs tout ce qui peut l'être : le flair dispense de boulier.

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Automatique et informatique imposent aux dirigeants des efforts d'adaptation. A leur intention, sont organisés depuis l'an dernier des exercices de gestion sur ordinateurs, auxquels participent plus de trente mille entreprises. Dans plus d'une centaine de Business Schools, cent cinquante mille futurs managers s'initient sur calculatrices aux mystères de l'informatique. Selon un judicieux dosage de théorie et de pratique, ils y apprennent non seulement de l'histoire sociale et de l'économie, mais à organiser et à diriger des firmes 1. Ils pourront par la suite fréquenter les cours de gestion pour présidentsdirecteurs généraux de tous formats, sous le patronage de l'American Management Association. D'après l'Étude sur les ordinateurs dans l'enseignement que vient de publier le Comité scientifique consultatif du président Johnson, tous les étudiants qui poursuivent des études supérieures devront, avant une dizaine d'années, posséder des connaissances fondamentales d'informatique. Déjà les calculatrices constituent des outils essentiels dans l'enseignement régulier que dispensent de nombreux établissements supérieurs, en particulier les universités de Californie, du Michigan, du Missouri, de Harvard, ainsi que le collège de Darthmouth. Le premier objectif du Comité scientifique serait de doter toutes les universités et tous les collèges de telles installations, en dépit des charges financières que cette mesure entraînerait. Ce Comité, qui demande instamment au gouvernement d'augmenter les subventions à la recherche en informatique, a chargé l'Office de l'éducation nationale et la Fondation nationale scientifique de développer systématiquement l'usage de l'ordinateur dans les écoles secondaires. Rien de comparable n'est tenté, ni même prévu, dans aucun autre pays. Nombreux sont les cas où la supériorité de l'industrie ou du commerce résulte d'une meilleure gestion de l'entreprise : la trop lente diffusion des techniques d'organisation handicape lourdement les firmes européennes. Aussi bien l'expression « écart technologique o se traduit souvent par management gap ou par psychological gap, épithètes qui marquent la primauté des méthodes et des modes de pensée sur tout autre facteur. i. Pierre Drouin, dans leMondedu 18juillet 1967,cite la sentencegravée à l'entrée de l'Universitéde Columbia :« Une grande sociétéest une société dans laquelleles hommesd'affaires ont une haute idée de leur fonction.» 5

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L'insuffisance des dirigeants pèse aussi lourd que celle des techniques. Dûment formé et informé, l'homme d'affaires américain accorde aux facteurs de gestion, de prévision, d'innovation toute la considération qu'ils méritent. Sous pression permanente de la concurrence, les managers sont incessamment incités à rationaliser leurs méthodes; ils établissent une relation permanente et instantanée entre les données de laboratoires, les problèmes de production, le planning des commandes 1, les perspectives de la commercialisation. Grâce à leurs computeurs, ils collectent, traitent, distribuent les informations qui conditionnent le succès optimal de leurs firmes. Diriger une entreprise devient une opération scientifique d'envergure, qui ne rappelle que de fort loin les pratiques artisanales, intuitives ou désuètes qui sont chères, très chères, aux homologues Européens. Le vieux continent conserve de vieilles méthodes de gestion. Au premier chef : la subdivision en filiales. Cette prolifération de style cancéreux, endémique à l'Est de l'Atlantique, reste exceptionnelle à l'Ouest. Tradition oblige. Tout se passe comme si notre industrie avait pour premier objectif de fabrigénéral. En grandes séries; le quer du président-directeur reste est sous-produit. Quant au profit, il est taxé non seulement comme il se doit, mais pis encore de vulgarité et d'incongruité. En Europe, on divise pour régner, fût-ce sur des microcosmes ouvriers. En Amérique, on concentre pour régner, à l'échelle de la planète. Et l'on évite les filiales, sauf à l'étranger où elles jouent un rôle capital. On cherche surtout à renforcer l'arbre productif pour qu'il résiste aux tornades de la concurrence. On n'en arrache pas les branches avec l'espoir qu'elles prendront racine, qu'elles pousseront toutes seules... soutenues par les tuteurs de l'État. Les bouturages conviennent mieux aux jardins à la française - à la culture en pot - qu'à une industrie de l'agriculture. L'un des défauts de l'Europe, c'est qu'un vice-président s'y croie frustré aussi longtemps qu'il demeure vice-président. La General Motors fabrique cinq millions d'automobiles par an avec un seul président. Ses cent vice-présidents sont très i. Le planning de chaque entreprise américaine,imposé par la concurrence intranationale, n'a rien de communavec la planificationque l'État fédéral adopterait sous la pressionde la compétitioninternationale.

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résignés à supporter leur vicieux préfixe. Outre-Atlantique, les adjoints ne sont pas de ces doublures qui s'usent sans jamais servir... Comme s'il ne suffisait pas à la vieille Europe d'être vieille, encore lui faut-il cumuler tabous et superstitions. Un technocrate doit devenir président-directeur général : c'est dans sa giberne, ou mieux dans son horoscope, à moins que ce ne soit - plus fatalement encore - inscrit dans les circonvolutions très cérébrales de sa conjointe. Les anciens élèves de l'ancien continent vieillissent mal s'ils passent le temps de leur adolescence sans diriger une société publique ou parapublique. Il faut faire vite : nos prodiges sont précoces - fût-ce pour des prodiges - l'ossification les guette. Ce capitalisme de mandarinat, à la française, porte ses fruits : des fruits à peau fine mais à pépins. On ne le mutera pas facilement, fût-ce par greffe, en « capitalisme de compétition de type américain », selon l'expression d'Albin Chalendon. Aux États-Unis, les managers sont rarement diplômés. Formés sur le tas, ils sont promus en fonction de leur efficacité. Curieuse pratique... Le plus étonnant est que leur économie, privée de technocrates, de « défroqués », de bêtes à concours, ne s'en porte que mieux. Étrange nation, où n'importe quoi peut arriver. Et n'importe qui. L'explosion culturelle Le leadership technologique des États-Unis résulte surtout de la primauté accordée à l'enseignement, en particulier à l'éducation post-universitaire et à la rééducation professionnelle. Encore leur reste-t-il beaucoup à faire. Alors qu'une partie de la main-d'oeuvre sans qualification est vouée au chômage, les firmes disposent tout au plus d'une centaine de milliers d'analystes et de programmeurs : elles en requièrent le double pour manipuler les ordinateurs en service et en commande. A nouveaux métiers, nouveaux degrés d'instruction. Le taux de chômage, inférieur à 2 % chez les anciens élèves des collèges, est cinq à six fois plus élevé chez ceux qui n'ont pas terminé leurs études primaires.

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Sur dix diplômés de l'enseignement secondaire, trois suivaient les cours d'une université en 1962 ; quatre les suivent en 1967, cinq les suivront vers 1970. En France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, cette proportion n'est aujourd'hui que d'un sur dix environ. Dans quelques années, les États-Unis compteront quatre fois plus de diplômés que l'Europe occidentale... Là se situe la véritable promotion sociale; le reste relève du conte de fées pour écoliers candides ou du mythe pour salariés crédules. Encore les taux de scolarisation ne cessent-ils de croître, grâce aux crédits fédéraux. Si les États-Unis « produisent » trois à quatre fois moins de physiciens que l'U.R.S.S., c'est que l'enseignement supérieur russe s'attache surtout à pourvoir les secteurs de l'économie et de l'industrie. Plus de la moitié des diplômes décernés en U.R.S.S. se rapportent à la science fondamentale ou à la science appliquée : cette proportion ne dépasse pas le quart aux États-Unis. A cette éducation étroitement dirigée, le CaJnfius américain oppose une large formation d'humanistes, orientés vers professions libérales, arts et lettres, autant que vers sciences et techniques. Des institutions américaines sortent ainsi dix à onze fois plus de diplômés en sciences humaines que des universités russes. Inférieur à trois milliards de dollars en 1930, le budget de l'éducation dépasse cinquante milliards aujourd'hui. A n'en pas douter, cette courbe grimpera plus vite et plus longtemps que celles de la recherche et de la défense. Les fonctions qu'assume l'université dans la vie américaine - ses relations avec les pouvoirs publics et avec l'industrie contrastent avec l'académisme de l'université en Europe, et plus spécialement en France. Sur tout le vieux continent, la faiblesse de l'enseignement général et technique, en qualité comme en quantité, fournit un rare exemple d'homogénéité de structure. Que les Européens ne s'abusent pas plus longtemps : sur l'éducation à l'américaine, leurs jugements retardent d'un quart de siècle... Qu'on s'en réjouisse ou non, l'ère du matérialisme agressif fût-ce par accoutumance ou par prend fin outre-Atlantique, saturation. Avec son estomac d'autruche - on a l'estomac de sa politique - l'Amérique digère et assimile automobiles et frigidaires : le nouveau monde se peuple enfin d'anciens

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riches. Il n'est rien de tel que de succomber à ses tentations pour s'en débarrasser. La boulimie de biens dont souffrent toutes les autres puissances, séniles ou infantiles, fait place aux États-Unis à une préoccupation culturelle grandissante : tout sera bientôt prêt pour une renaissance de l'humanisme. Sur son propre terrain, celui de la culture, l'Europe risque d'être battue si elle ne l'est déjà. Jadis et naguère, elle exerçait sur ce domaine réservé une incontestable domination... Les « mammouths » entretiennent des rapports étroits avec les universités; ils entretiennent aussi de nombreux laboratoires de recherches; ils distribuent des bourses à des milliers d'étudiants; ils organisent un va-et-vient constant entre chercheurs et enseignants. Des liens de même nature rapprochent secteur public et industries. La réceptivité exceptionnelle de la société américaine à la technologie contraste avec les scléroses et les préjugés d'un vieux continent qu'un humanitarisme rhumatisant confine dans des traditions respectables mais dépassées. Cette compréhension collective des vertus de la technologie est le plus large fondement de la réussite industrielle et sociale des États-Unis. Un peuple conscient et organisé - mieux encore, informé - qui sait le prix de l'éducation permanente, mérite un avenir moins mesquin que les pays de pharisaïsme où la réussite discrédite et où démoralise la technique. « Il n'y a pas, dans le monde civilisé, de pays où l'on s'occupe moins de philosophie qu'aux États-Unis », écrivait Tocqueville en 1835. Moins de théorie, moins d'abstraction, moins de verbalisme, moins de faux-humanisme surtout : une réalité sociale. De là, leur force. Plutôt que d'interpréter le monde, le transformer : on ne peut tout faire à la fois. Du syndicalisme Que demande le peuple? Pour la huitième année consécutive, production, consommation, profits 1 et emplois atteignent en 1968 des niveaux records. i. « En six ans, de 1961 à 1967, le Produit NationalBrut a augmentéde 50 %; la productionindustrielle,de 53 %; les revenusdisponiblesde 47 %; les profits de... 82 %. » Bulletind'informationsdu Conseillercommercialde France, i5 février 1967.

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Le nombre des travailleurs s'élève à soixante-quatorze millions, soit deux millions de plus qu'en 1965. Le ministère du Travail estime que la population active augmentera en moyenne d'un million et demi de personnes par an de 1966 à 1970 : le taux de croissance n'était que d'un million environ entre 1960 et 1965. Aussi, tout en dénonçant les nuisances de l'automation, les dirigeants syndicalistes l'accueillent-ils avec faveur : ils s'attachent surtout à contraindre les employeurs à ne pas licencier leurs salariés. Mais leur influence décroît plus vite encore que leurs effectifs : les deux tiers de la classe ouvrière ne relèvent pas des Unions. De plus en plus nombreux, les « cols blancs » se révèlent trop compassés pour militer ou pour revendiquer. Au sein des entreprises comme au sein des syndicats, les majorités basculent rapidement, au profit des fonctionnaires et des employés. Aujourd'hui, un salarié seulement sur six est syndiqué... Le phylloxera de la prospérité tue les raisins de la colère. Les fidèles deviennent sacrilèges : des prêtres du syndicalisme sont accusés de troquer leur patrimoine d'idéal contre de meilleurs salaires et quelques privilèges... Autre déconvenue : les offensives de l'emploi démantèlent les derniers bastions régionaux et le chômage régresse dans les cités où l'organisation syndicale est la plus faible. D'après le dernier rapport du Bureau des statistiques, il n'est plus à craindre que l'automation, en économie prospère, provoque le remplacement massif des hommes par des machines. Ses conclusions sont formelles : la demande globale en ouvriers de faibles qualifications ne diminuera pas au cours de la décennie à venir. De fait, les États-Unis abordent l'année 1968 avec la plus faible proportion de chômeurs (3,7 %) enregistrée depuis quinze ans 1. Encore le chômage pourrait-il se résorber plus vite si les progrès technologiques étaient moins rapides : les travailleurs disponibles n'ont guère le temps de s'adapter aux qualifications requises. Les nombreuses offres d'emplois qualifiés coexistent avec d'aussi nombreuses demandes d'emplois sans qualification. i. « Point d'aboutissementde tous les espoirs, le plein emploi serait le point de départ de tous les dangers», dit M. Baumgartner.Oui, mais... le sous-emploi,point de départ de tous les désespoirs,pourrait devenirle point d'arrivée de toutes les subversions.

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Bien que les Unions reconnaissent au patronat le droit d'introduire dans l'entreprise de nouvelles méthodes de travail et d'organisation, elles revendiquent pour les salariés le droit de partager les bénéfices que procurent ces progrès. En même temps que l'abolition de tout licenciement massif, elles réclament des allocations suffisantes pour assurer la formation et le reclassement des licenciés. Des commissions mixtes ont créé des « caisses » alimentées pour cinq à dix ans, qui dispensent à nombre d'ouvriers et d'employés, atteints ou menacés, les moyens de se spécialiser dans des métiers différents. Il serait préférable que ces commissions, qui travaillent sur « fait accompli », intervinssent à en préparant à temps les transformations titre préventif : technologiques, sans doute ferait-on avorter maints chômages en gestation. En tout cas, les compétents en computeurs n'ont à craindre, pour cette fin de siècle, le moindre sous-emploi. D'après des prévisions raisonnables, les États-Unis manquent déjà de il leur cinquante à cent mille analystes et programmeurs : en faudrait cinq cent mille de plus d'ici quelques années. Toute société en expansion rapide souffre d'une pénurie chronique de main-d'oeuvre qualifiée. De nombreuses firmes privées affectent un pourcentage appréciable de leur chiffre d'affaires à des institutions comme la Fondation américaine pour l'étude de l'automation et du marché du travail à seule fin d'étudier, de prévoir, de pallier, dans la mesure du possible, les méfaits sociaux de la technologie. Cette pénurie aiguë d'ingénieurs, de techniciens et d'ouvriers qualifiés, dont souffrent maints centres industriels, achève de désensibiliser les militants ouvriers vis-à-vis des nouvelles machines. Certains d'entre eux ont même sollicité du patronat qu'il adopte des méthodes d'extraction minière plus automatiques. Des commissions mixtes formées de délégués gouvernementaux, d'experts économistes, de syndicalistes et de professionnels sont constituées sur le plan national pour étudier comment développer l'automation au mieux des intérêts de tous. On pourrait même espérer que cette révolution sans révolutionnaires, qui porte à un plus haut degré la consommation des peuples industrialisés, améliorât jusqu'au sort des jeunes Noirs sans qualification, doublement désignés par chômage et pauvreté.

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Faute de quoi, cette révolution « blanche » ferait apparaître plus sombre encore le destin des infortunés : les Etats-Unis ont trop à faire sur cette planète en détresse pour se payer le luxe de diversions intestines. L'automation et l'État Le président Eisenhower avait créé un comité de dix-huit membres hommes de science, industriels, universitaires, hauts fonctionnaires, syndicalistes - chargés d'encourager les innovations techniques. En fin 1964, les compétences et les responsabilités de cette « Commission pour la technologie, l'automation et le progrès économique » furent à la fois étendues et précisées : elle reçut pour mission d'éclairer le gouvernement sur les incidences économiques et sociales de l'automation. Cet organisme, qui utilise les services du ministère du Travail - en particulier son Bureau des statistiques - se préoccupe des quatre branches qui souffrent d'une poussée insuffisante de sève technologique : textiles, charbon, construction, transports. Dès 1959, la multiplicité des problèmes politico-scientifiques avait déterminé John Kennedy à former un Comité fédéral de la science et de la technologie, où chaque mois, les directeurs des organismes de recherches rencontrent ceux des ministères intéressés. L'organe suprême de réflexion et de décision en matière de recherche reste l'Office du conseil scientifique du Président. Le Presidential Science Adviser coordonne les actions de ces deux comités. Choisie en raison de sa compétence, cette personnalité établit une liaison permanente entre les deux nouveaux mondes de la technique et de la politique. Tout plan, tout programme, tout projet du gouvernement qui traite de science ou de technologie doit être soumis à ce conseiller, qui dirige en même temps le nouvel Office of Science and Technology. Sans disposer des moindres crédits, cet Office travaille en liaison permanente avec l'Office du budget qui représente un centre de « pensée générale », chargé de coordonner les actions des ministères. Le conseiller scientifique conseillera aussi bien les membres du Cabinet que toute autre personnalité à responsabilité politique. A lui de prévoir les tendances

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et de proposer les initiatives, surtout quand la sécurité nationale est en jeu. A lui également de formuler des avis, chaque fois que des questions techniques sont évoquées dans les délibérations gouvernementales à l'échelon le plus élevé. Pour éviter ou pallier les accidents sociaux que causerait une technologie sans contrôle, l'État applique une loi dite « Job retraining Bill », sous les auspices de l'Office de la et de la formation. Insmain-d'oeuvre, de l'automatisation trument typique de la législation américaine : pour la première fois sont définies les responsabilités du gouvernement à l'égard des travailleurs réduits au chômage par l'automation. Cette loi affecte plusieurs centaines de millions de dollars par an au reclassement de la main-d'œuvre déplacée ainsi qu'à la formation des chômeurs et des j eunes travailleurs : elle marque l'avènement d'une intervention fédérale sans précédent. Si brusques deviennent les séismes automatiques que chaque citoyen devrait désormais prévoir son transfert dans une demidouzaine d'emplois au cours de sa carrière 1. Il serait pardonnable que charité bien ordonnée commençât par les États-Unis, où le Bureau des statistiques dénombre cette année trente millions de « pauvres », au lieu de quarante, dix ans plus tôt 2. Des organismes appropriés dépensent en 1968 vingt-cinq milliards de dollars pour briser le cercle infernal de la misère. Des actions spécifiques seront menées dans les domaines de la formation professionnelle, de l'éducation, de l'enseignement scolaire et préscolaire. Quoi qu'il en soit, un pays qui consacre deux douzaines de milliards de dollars par an à la recherche - sans sacrifier missiles ni antimissiles - est assuré de dominer la compétition technologique. Avec de tels moyens, les Américains pourraient se dispenser de génies, qui furent longtemps les suprêmes recours des nations non opulentes. Resterait une ultime mutation : convertir l'âge du dollar en âge d'or. Dans ce pays où tout peut arriver, il n'est pas impossible que les théoriciens de la grande société pensent un jour à l'homme. 1. A trois millionsde chômeurspar an correspondentdix à douzemillions

de personnes sans emploi en un moment donné. 2. Est qualifié de « pauvre » aux États-Unis ne dispose pas quiconque d'un revenu supérieur à 7.800 francs par an. L'enrichissement est plus rapide en 1967 un Blanc sur pour les Blancs que pour les Noirs : restent pauvres huit et deux Noirs sur cinq.

CHAPITRE

VI

EN FRANCE « Le Français est plus propre à concevoir d'immenses desseins qu'à parachever de grandes entreprises. » Alexis DE TOCQUEVILLE.

BIEN que les Européens soient à l'origine d'inventions de haute valeur, ils en tirent rarement avantage dans l'industrie, faute de crédits suffisants pour exploiter leurs découvertes. Trop souvent, la recherche en France reste pure et désintéressée ; pure de toute souillure lucrative, désintéressée de tout profit mercantile. Passionnés par le jeu des idées, fût-ce en « pure » perte, nos hommes de science répugneraient à la technique, alors que le tempérament anglo-saxon inclinerait au pragmatisme. Le système de télévision en couleurs « SECAM », l'accélérateur linéaire de particules le plus puissant du monde (Centre d'Orsay), les groupes-bulbes construits par « Alsthom » et « Neyrpic », le système « Thomson » de refroidissement des tubes, autant de réussites qui situent l'électronique française à un rang respectable. Bien qu'exposées à la concurrence, nos entreprises prennent rarement le risque de rechercher elles-mêmes les inventionsmiracles qui leur procureraient les profits escomptés. L'État, là encore, doit intervenir. Et toujours davantage : la technologie exige des investissements colossaux, à rentabilité lointaine et aléatoire. On voit mal comment la France, la France seule, pourrait renouveler ses techniques au rythme vertigineux qui assure

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la suprématie des États-Unis dans les secteurs de progrès. Et l'automation demeure « un phénomène sporadique, une série d'échantillons, sans commune mesure avec la révolution industrielle américaine », comme le précisaient déjà en 1966 la Commission de la production et des échanges de l'Assemblée nationale, ainsi que le sous-groupe de travail « Automation », dans le cadre du Ve Plan 1. Privés de ressources financières suffisantes, nos managers affrontent avec des chances très réduites la compétition internationale. Sans considérer les grandes dimensions comme une panacée universelle, ils peuvent craindre que leurs entreprises ne deviennent plus vulnérables à mesure que disparaissent les protections douanières et tarifaires. Circonstance aggravante : non seulement les sociétés élecont un chiffre d'affaires moyen troniques d'outre-Atlantique dix fois supérieur à celui de la plus importante des firmes françaises, mais encore le rapport de leurs bénéfices passe de cent à un. Cette infériorité de leurs chiffres d'affaires et de leurs profits, nos entreprises l'accusent également par rapport aux japonaises, aux britanniques, aux allemandes. De tous les secteurs industriels, c'est l'électronique qui révèle la plus grande disparité entre les recherches nationales et américaines. Cette disproportion serait à la rigueur tolérable, si elle n'était vouée à croître chaque année... Automation industrielle Tributaire des États-Unis pour les composants, la France en est au stade du démarrage en matière de microélectronique. Elle réalise néanmoins de remarquables performances en automation industrielle. Ses exploitations minières sont pour la plupart dotées de machines à cycle automatique. Plus des deux tiers de la production houillère proviennent de chantiers où l'abattage et le chargement sont mécanisés. Le soutènement marchant se révèle efficace : des « télévigiles » contrôlent à chaque instant les travaux du fond, cependant que sont commandés à dis1. Sous-groupeprésidé par l'auteur de cet ouvrage.L'automation aurait dû être traitée au grand jour par une commissionnationale, et non dans la sous-clandestinitéd'un sous-groupede travail.

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tance les mouvements des haveuses qui sapent le charbon. Dans une douzaine de chantiers, la télécommande des engins d'abattage et de chargement élève le rendement tout en accroissant la sécurité des mineurs. Mécanisation et automatisation des houillères ne cessent de progresser. Des installations de contrôle total situées à la surface sont en cours d'expérimentation : dernière étape qui conduirait à la première mine « presse-bouton » française. Une centaine d'ateliers mécaniques disposent de machinestransferts. Partout ces équipements côtoient des mécanismes qui ne sont guère, ou pas du tout, automatisés. Outre ses automobiles et ses tracteurs, la Régie Renault produit des machines-outils pour son usage, pour le marché intérieur, pour l'exportation. Avec l'Électricité de France, elle représente l'avant-garde de l'automation française. Aux termes d'un accord conclu en fin 1967, Renault fournira à l'usine soviétique Moskvitch des automatismes complets de soudure et d'emboutissage pour tôlerie automobile. La Régie livrera par la suite des chaînes de montage qui permettront aux ateliers russes de tripler leur productivité et de fabriquer deux cent mille voitures par an. Déjà la Centrale thermique de Saint-Ouen se rapproche d'une automation parfaite, pour le démarrage et le contrôle des appareils comme pour le traitement des informations. Dotée de nombreux instruments de mesure, cette centrale utilise des automatismes de séquence et de régulation qui assurent à la fois la production et la sécurité de fonctionnement. L'automatisme séquentiel est assuré par relais électromagnétiques ; le traitement des informations, par ordinateurs de la Compagnie d'automatisme électronique. La calculatrice-pilote confronte tour à tour aux seuils d'alarme les quelque cinq cents variables qui lui sont transmises par minute; elle commande la frappe sur machines à écrire; elle affiche plusieurs fois par heure le rendement de la centrale. La seconde calculatrice, qui assure en temps normal le secours de la première, exécute les calculs et fixe les coefficients de réglage. Dans les centrales hydrauliques, les systèmes de réglage électrique ne nécessitent aucun traitement de l'information. Les microcentrales - ces stations d'appoint que l'E.D.F. a installées sur plusieurs affluents de la Loire - constituent d'exceptionnelles « automatisations intégrales »; elles fonc-

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tionnent sans intervention humaine dans certains biefs de basse chute. Amorçage et désamorçage de leur siphon d'alimentation sont automatiques, la fréquence et la durée des éclusées étant fonction du débit des rivières. La dernière centrale nucléaire de l'E.D.F. marque une totale. L'ordinateur étape décisive vers l'automatisation « C.A.E. » effectue les calculs classiques d'exploitation, liés à la surveillance et à l'enregistrement des grandeurs; il comles boucles de régulation princimande automatiquement directement sur les points de consigne. en agissant pales Démarrages, changements de régime, arrêts sont sous un contrôle complet. La calculatrice tient compte, pour chaque décision, de la situation globale de la centrale à l'instant considéré. Le nombre total des grandeurs à traiter s'élève à plus de quatre mille; certaines d'entre elles sont explorées à la cadence de cent mille par seconde. L' « automaticité » d'un tel ensemble d'opérations - exécutées avec la rapidité, la sûreté, le synchronisme désirables - exclut tous les risques de fausse manoeuvre qui sont inhérents à la commande manuelle. Des progrès d'automatique et d'informatique ont, ces dernières années, modernisé la construction navale, les chemins de fer, l'aviation, le raffinage de pétrole. Les ordinateurs utilisés en process-control seront sans doute quatre à cinq fois plus nombreux au cours des prochaines années. L'automatisme de type mécanique et de régulation, commandé par calculatrices, s'est rapidement imposé dans la sidérurgie, en raison de l'importance des volumes traités et de la nécessité d'obtenir des coulées homogènes et continues 1. Sur le plan technique, la sidérurgie française occupe un rang honorable, au côté des autres membres de la C.E.C.A. Son retard apparaît cependant soit dans certaines recherches fondamentales (physique du métal), soit quand l'application des innovations implique des investissements élevés. Il en est ainsi pour les aciers soudables à haute résistance, où États-Unis et Japon devancent largement l'Europe. Dans l'automatisation des laminoirs - où'les réalisations américaines sont plus nombreuses - les méthodes d'investigation, de mesure, d'analyse des phénomènes appliquées par la C.E.C.A. se révèlent particulièrement efficaces. i, Sidérurgieet métallurgieutilisent le quart des ordinateurs en service.

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Si les États-Unis conservent le monopole des engins gigantesques qui fabriquent les routes comme du ruban, la France détient depuis 1967 le record des automatismes sur voies ferrées. Un monstre de quarante-trois mètres de long enlève, nettoie, replace et nivelle le ballast, à la vitesse de huit cents mètres à l'heure environ : les ouvriers à pics et à pelles qui faisaient partie intégrante du paysage ferroviaire auront bientôt disparu... Au cours de l'année 1968, les Établissements Arbel ont mis en service une machine de soudure à l'arc dont la technique automatique fait honneur à ses constructeurs. Cet équipement mesure près de vingt mètres de long sur quatre mètres de large : il assemble en une seule opération la toiture et l'ossature d'un wagon de marchandises. La chaîne de fabrication automatisée dans laquelle cette machine s'intègre, produit en série plusieurs milliers de wagons destinés aux réseaux de l'Europe. Un bureau français d'engineeying vient de mettre au point un nouveau type de four à chaux entièrement automatisé, qui peut être dirigé par un seul homme. Toutes les manutentions de la pierre et de la chaux sont mécanisées par télécommande centralisée : l'unique programmeur déclenche et contrôle les diverses opérations. Le premier four expérimental de ce type entre en service dans quelques mois à Domap, en Allemagne occidentale. D'après un calcul prévisionnel, la cuisson par tonne de chaux reviendrait à un prix nettement inférieur à celui des fours traditionnels. Dans les sucreries modernes, la régulation électronique s'étend de l'extraction du jus des betteraves jusqu'au traitement du jus sucré, concentré, raffiné dans les centrifugeuses. Les grandeurs à régler vont des données classiques - pressions, débits, niveaux et températures - à d'autres paramètres tels que pH, conductivité, densité ou concentration de mélanges gazeux. Le processus en chaînes est assuré en continu d'un atelier à l'autre : l'arrivée des betteraves commande la cadence des quatorze opérations suivantes. Grâ.ce à la supériorité de sa technique, la France fabrique des sucreries pour plusieurs pays étrangers, et notamment pour l'U.R.S.S. Plusieurs beurreries automatiques sont également en cours de livraison aux Russes, aux Roumains, aux Polonais. Ces équipements fabriquent et conditionnent huit tonnes de beurre

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par jour, en continu, sans aucune manipulation. Certaines machines produisent trois tonnes de beurre à l'heure. Des installations de papeterie et d'industries alimentaires sont exportées sur le monde entier, en particulier vers les pays de l'Est. De récents accords sur une importante unité de production d'ammoniac, sur des techniques d'électrification ferroviaire ou de courant industriel (U.R.S.S., Inde, Turquie), sur la construction de métros (Montréal, Mexico), attestent la valeur de l'automatique nationale. Les ordinateurs En 1968, la France possède environ deux mille sept cents ordinateurs en service. Commandes en cours et prévisions des entreprises laissent prévoir que, dans deux ans, elle en comptera plus de quatre mille, soit à peu près autant que la Grande-Bretagne. L'enjeu de cette progression représente un marché qui passerait, dans le même temps, de cinq à dix milliards de francs. à arracher une part L'industrie française parviendra-t-elle appréciable de son propre marché à des concurrents étrangers puissants, organisés, solidement implantés dans leur clientèle ? En attendant, sur quatre ordinateurs installés en France, trois sont fournis par I.B.M. La chimie utilise plus d'une cinquantaine de calculatrices, notamment dans ses unités d'ammoniac et de caoutchouc synthétique. L'industrie du pétrole et la pétrochimie ne pourraient se dispenser d'ordinateurs, en raison de l'énormité des tonnages traités et de la nécessité d'optimaliser les fabrications. Pionnier en Europe, l'Institut Blaise-Pascal de Paris met son ordinateur « I.B.M. 360 » au service de chercheurs dont tous les calculs sont désormais effectués en même temps par la machine. En raison du succès de cette initiative, une deuxième unité, dotée de nombreux terminaux, serait affectée l'an prochain aux mêmes fins. Après avoir mis un quart de siècle pour passer des écritures à la machine à écrire, l'administration française entreprit de machines à moderniser son équipement sitôt qu'apparurent calculer et cartes perforées, avant la Deuxième Guerre mondiale. Dès la fin du conflit, les « grandes calculatrices » adap-

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tées aux techniques de gestion hâtèrent cette mutation : la mécanographie classique fut relayée par des automatismes rapides. En 1968, les services publics - à l'exclusion des secteurs nationalisés, parapublics et des collectivités locales - utilisent près de trois cents ordinateurs. Une centaine de machines est affectée aux travaux de calcul scientifique, dans les universités, la Défense et le Commissariat à l'énergie atomique. Les autres sont employés à des tâches de gestion administrative, notamment aux Finances, aux P. et T., aux Armées. Le plus traditionnel des ministères, celui des Finances, exécute désormais des travaux de masse avec un matériel électronique moderne. Avide à son tour de se justifier à plein, la calculatrice exige réorganisations, normalisations, et coordinations de directions souvent divergentes. Réformes qui se révéleraient salutaires à tous égards, pour peu qu'elles fussent engagées. L'orientation que le gouvernement a récemment imprimée à ses services met l'administration en mesure de remplir ses obligations dans le domaine de la technologie. Pour la première fois, une section de recherches opérationnelles appliquées reçut mission de définir - sur des bases scientifiques et à l'aide d'ordinateurs - le coût, l'intérêt, la rentabilité des grandes opérations que l'État envisage d'entreprendre ou de favoriser. Cette initiative marque une volonté d'accroître la part de la prévision dans l'élaboration d'une politique économique ; elle permet aux pouvoirs publics de prendre plus nette conscience du caractère inéluctable et des apports de l'automation. Les Douanes, l'I.N.S.E.E., la Caisse des dépôts et consignations ainsi que les trois directions de la Comptabilité publique, des Impôts et de la Prévision s'adaptent aux techniques nouvelles 1. Depuis plusieurs années, la direction générale des Douanes dispose d'un ordinateur qui tient à jour les tableaux d'importation par produit et par pays. Le même appareil contrôle les recettes douanières, exécute des travaux statistiques sur les débouchés et sur la concurrence étrangère; il assure également tous les travaux administratifs du service. i. Le calculdes régimesde pensionet des régimesmatrimoniauxexigeait parfois la mise en jeu de six cents combinaisonsdifférentes.

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Des ordinateurs à compétence nationale prennent en charge les statistiques du commerce extérieur, la comptabilité générale du Trésor avec ses annexes, certains travaux de comptabilité économique nationale, la liquidation des pensions. On peut espérer qu'avant une vingtaine d'années, toute opération comptable transcrite à la main sera éliminée dans les dix-huit mille bureaux de Postes et Télégraphes de France. Tout serait enregistré directement par machines à claviers; le télex acheminerait les frappes sur l'ordinateur central; le télétype répercuterait les résultats en clair dès le lendemain matin dans chacun des bureaux. Dès 1945, l'Électricité de France avait mécanisé la plupart de ses opérations comptables et d'administration du personnel. A sa mécanographie se substitue progressivement un ordinateur, qui prend en compte les vingt millions de compteurs, enregistre les caractéristiques des abonnements, établit les quittances, suit les factures, contrôle les impayés. Cet ensemble électronique entrera en service vers ig6g dans la région parisienne. Les usagers ne bénéficieront pas seuls des services améliorés : personnels, stocks, comptabilités des organismes locaux seront progressivement gérés par la calculatrice. La France conquiert un rang prééminent dans l'application des ordinateurs à la circulation aérienne, maritime, routière. Installé aux environs de Paris, le « Centre expérimental d'Eurocontrol » est chargé de régler le trafic aérien en Europe. Il procède actuellement à des études préparatoires sur un simulateur qui « représente une situation » dans un rayon de mille kilomètres. La C.S.F. - désormais liée à Thomson-Byandt et à la C2I - assume le rôle de maître d'oeuvre aux côtés de la société allemande A.E.G.-Telefunken et de la firme britannique Plessey Radar Ltd. C.S.F. fournit radars, simulateurs, générateurs d'échos fixes et mobiles; A.E.G.-Telefunken, l'ordinateur et ses unités périphériques; Plessey, les unités de visualisation et d'affichage. Le système de réservation électronique ultra-rapide dont Air France dispose cette année lui permet d'économiser la moitié environ des frais de service. Son « Univac 1108 » sera bientôt relié à cinq cents postes périphériques et à une centaine de téléimprimeurs répartis dans une vingtaine de capitales. A toute heure du jour ou de la nuit, la machine répondra en une fraction de seconde à toute demande qui lui serait

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formulée de Marseille, de Tokyo, de San Francisco, de Londres ou de Hong Kong. L'ordinateur renseignera également sur les tarifs, les formalités, les horaires, la « réservation » du fret, les plans des vols, la composition des équipages, l'enregistrement automatique des passagers. Simultanément, la Préfecture de Police expérimente un système de contrôle automatique des feux de signalisation, en fonction de la vitesse et du débit des automobiles. Un système analogue est chargé de contrôler le trafic d'une des principales lignes du métro parisien. En 1967, le carrefour du Petit-Clamart fut doté d'un régulateur de circulation, sans équivalent en France. Des détecteurs électroniques enregistrent le nombre de véhicules qui se présentent sur chacune des voies du carrefour, cependant qu'un petit calculateur détermine automatiquement le rythme des feux de signalisation, en fonction de la densité de la circulation. Dans Paris, le réseau des sens uniques demeure uniquement fondé sur le bon sens : c'est dire combien il est perfectible. L'empirisme des agents de police, tempéré par des critiques de presse et corrigé par quelques « comptages aux carrefours névralgiques » est loin de procurer la fluidité maximale. Pas plus que l'amour, la circulation parisienne « n'a jamais connu de loi » : elle ne saurait plus s'en affranchir. Trois douzaines de « capteurs » installés autour de la place de la Concorde mettront le trafic en équations : ils indiqueront à chaque instant le nombre des véhicules qui aspirent à la traverser. Un ordinateur central simulera les variations des flux et décidera des priorités relatives à accorder à telle ou telle colonne de voitures. Dès l'an prochain, un réseau complexe de gestion électronique formé de plusieurs centaines de détecteurs commencera à « optimiser » la circulation automobile dans Paris. Le Centre national d'études des télécommunications vient de mettre en service dans ses laboratoires de Lannion un système de recherche documentaire entièrement automatisé. Les signalements d'articles, de revues ou de livres sont conservés sur bande magnétique. Un programme permet d'extraire tous les articles traitant d'un sujet donné. Depuis plusieurs mois, un ordinateur installé à la direction de l'équipement social du Vésinet coordonne les activités de la Bourse nationale de l'emploi. Cette machine enregistre et

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diffuse dans la région parisienne toute offre d'emploi, recueillie par un bureau de la main-d'oeuvre, qui n'aurait pas été satisfaite dans un délai de vingt-quatre heures. Les sections locales seront bientôt équipées d'appareils terminaux qui communiqueront à l'ordinateur offres et demandes, selon les principes de la télégestion 1. Convaincue de chômage technologique, la calculatrice se réhabilite en prodiguant ses services à l'emploi. De son côté, la Confédération des petites et moyennes entreprises ouvre un « Bureau de gestion automatique », chargé d'étudier et de réaliser des programmes intéressant tous les types d'activités : un contrat d'assistance est conclu avec la Sogecim, organisme qui traite le calcul à façon. Les informaticiens français réussissent des performances qui sont à leur honneur dans le domaine de la téléinformatique. La Compagnie européenne de télétransmission ou C.E.T.T. - filiale de la « C.I.T.E.C » - a réglé pour la Compagnie des Eaux la surveillance et la commande automatiques de toutes les stations de distribution dans la banlieue parisienne. Elle fournit également à l'Union générale des pétroles le premier télécontrôle de l'oléoduc d'éthylène à Feyzin; au journal Paris-Normandie, la transmission de ses données. Pour la Société du canal de Provence, la C.E.T.T. a doté tous les canaux du Verdon d'un système de télécontrôle. Signalisations, mesures, alarmes en provenance des différents ouvrages sont transmises à l'ordinateur central du Tholonet qui commande l'ouverture et la fermeture des vannes. C'est également une calculatrice qui prévoit sans défaillance les crues de la Dordogne : les précipitations locales et les niveaux des affluents du fleuve - télémesurés par neuf stations radio primaires - sont automatiquement transmis, sans intervention humaine, à deux stations-relais, puis à l'organe central de Périgueux. En fonction de la situation pluviométrique et hydrologique du bassin de la Dordogne, un servo-mécanisme ordonne et télécommande les vannes des barrages qui, selon les nécessités, retiennent ou libèrent les eaux sur les cours supérieurs des rivières et torrents. ne représente aujourd'hui La téléinformatique que le i. Robert Lattes, directeur de la Société d'informatique appliquée, demandeque soient organiséesde la mêmefaçon la « Bourse nationaledu logement » et la « Bourse des disponibilitésdans les établissementsd'enseignement ». LeMonde,13 juillet 1967.

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vingtième du marché de l'informatique. Elle en représentera sans doute le cinquième dans dix ans, date à laquelle un ordinateur sur deux serait exploité à distance. Les insuffisances de l'équipement téléphonique et du télex condamnent cependant la nation à des retards dont son économie payera les frais, avec usure. Si la France ne veut pas rejoindre le lot des traînards qui ont raté la première révolution industrielle, elle doit au plus tôt changer l'ordre de grandeur des crédits qu'elle accorde à ses télécommunications'. Pour la première fois en Europe, Bull-Geneyal Electric met en place, à Londres, un dispositif qui relie des utilisateurs à l'un de ses ensembles électroniques par le réseau téléphonique normal. L'ordinateur central peut traiter simultanément, en temps partagé, une quarantaine de problèmes dont les énoncés lui sont transmis par les terminaux. Autre réussite de la technologie française : la traduction automatique du russe en français, par le Centre d'études créé en 1959 près de Grenoble. Linguistes, mathématiciens, ingénieurs et programmeurs, après huit ans de coopération, ont abouti à d'intéressants résultats. La difficulté consistait essentiellement à créer entre russe et français une langue intermédiaire ou langue-pivot, sorte d'espéranto pour calculatrices, qui servirait de relais commun à toutes les langues. Il semble que les chercheurs français aient pris une longueur d'avance aux américains, dont les travaux remontent à ig54, leurs proet qui empruntent des voies plus ambitieuses : où sont dictionnaires d'exhaustifs grammes deviennent inscrites toutes les racines sous toutes leurs formes dérivées. Sans doute la traduction automatique des langues participe la véritable unité de pensée de la logique mathématique; - le quantum d'idée - ne ressortit cependant pas à chaque mot isolé, mais à toute une phrase ou partie de phrase. Les machines ingurgitent plus difficilement les règles grammaticales et les règles de conversion que les centaines de milliers de mots de deux dictionnaires 2. On comprend pourquoi les i. Pour sa « densité téléphonique», la France - avec treize postes aux cent habitants - occupeen i968 le seizièmerang dans le monde, et le cinquième dans l'Europe des Six... 2. Les résultats sont inattendus, la machineconfondantles mots à acceptions multiplescomme« esprit qui donne« spiritueux;« semi-conducteur :» « la moitié d'un chef d'orchestre»; « la chair est faible n : « la viande est avariée »; « brave homme n :« hommebrave »...

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textes traduits par les robots ressemblent encore aux versions latines des cancres de sixième, bien plus qu'à la traduction des Bucoliques par Paul Valéry. Les applications de l'informatique à la distribution commencent à porter leurs fruits. La société de vente par correspondance La Redoute installe à Roubaix un nouvel ensemble de calculatrices qui lui permettra de satisfaire chaque jour trente mille à cinquante mille commandes. Les expériences de gestion électronique tentées par Primistères et Docks de France - le jumelage de l'ordinateur et des caisses enregistreuses - ont permis de connaître d'une manière rapide le rendement brut de chaque vente et de localiser avec une certaine précision la démarque inconnue, expression pudique qui signifie à la fois pertes par vols, Peu rentable dans les négligences, erreurs administratives. conditions actuelles, ce passage à l'ordinateur conduit néanmoins la direction à modifier certaines tâches du personnel et à réduire ses erreurs de caisse. L'exploitation de ces renseignements reste fort appréciable, aussi bien pour informer l'entreprise que pour perfectionner la commercialisation et la gestion : une étape est franchie vers l'approvisionnement automatique. Après avoir mis au point un remarquable système intégré « matières » et « fournisseurs », la pour sa comptabilité Société centrale d'achat se prépare à faire de l'ordinateur un centre d'information accessible à tout instant, un véritable réseau inséré dans les activités de toutes ses succursales 1. Dissociés des états comptables, les états de gestion permettront de contrôler la régie de chaque responsable et de décentraliser davantage les responsabilités. L'ordinateur, qui établit avec précision le prix de revient de chaque article, jouera bientôt un rôle précieux dans l'aménagement des magasins, le choix de leurs emplacements et, d'une manière plus générale, dans la politique d'investissements. La distribution utilise plus du dixième des ordinateurs en i. La SociétéMonoprixgère sur « I.B.M.360-5oles stocksde deux cent cinquante magasins- par références,tailles, coloris - ce qui représente trois millionsde postesà réassortirchaquemois.A partir des stockscomptés à chaque instant, l'ordinateur calcule quantités vendues et commandes optimales,en utilisant pour les prévisionsde vente la méthode du lissage exponentiel.Il s'agit d'une gestionintégrée incluant, outre la comptabilité n matières», la vérificationdes factures, les paiements, les statistiques.

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service, soit trois cents environ; certains ensembles sont exploités en commun par plusieurs entreprises. La conception du système requiert une assez longue période d'adaptation, pour les machines comme pour les hommes. Ainsi la deuxième révolution industrielle ressuscite le commerce, pour cette raison qu'il est devenu, comme l'agriculture, une industrie. Par quoi il se rend tributaire de et de l'informatique. Production de masse l'automatique de distribution masse : par ses méthodes comme implique par ses services, par sa productivité comme par sa souplesse le grand commerce de France marque une d'adaptation, avance sensible sur tous ses concurrents. Il peut à juste titre s'enorgueillir de prélever les marges les plus étroites du monde industrialisé. Les constructeurs étrangers Bien que l'électronique française ravisse cette année à la la deuxième place sur le marché européen, britannique derrière l'Allemagne fédérale, son avenir restera précaire tant que l'État hésitera à sacrifier les gigantesques crédits qui sont indispensables pour réanimer un secteur écrasé par la supériorité américaine. Sauvetage d'autant plus délicat que se renforcent chaque année I.B.M.-France et Bull-General Electric, soutenues par leurs maisons-mères d'outre-Atlantique. La General Electric réaffirme aujourd'hui sa volonté de consolider sa filiale française. Trop excentrique, la tête de pont suédoise cède peu à peu ses responsabilités à la succursale de Paris. Après avoir rencontré, comme I.B.M., maintes difficultés à mettre au point son modèle géant, elle s'apprête à intervenir en force dans la catégorie des grandes unités. Sa pause lui aura permis de hisser son software au niveau de son hardware. Solidement implantée dans le Marché commun, BullGeneral Electric a ses arrières assurés : c'est elle qui fournit les périphériques aux titans américains comme Burroughs et National Cash Register. Les retraits du « G.E. 600 » et du « Gamma 140 » favorisent néanmoins Control Data, Univac et Honeywell qui prospectent l'hexagone à grands frais, mais non sans succès. Control Data, premier constructeur mondial d'ordinateurs de grande

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puissance, installe une usine à Ferney-Voltaire dans l'Ain, au coeur de l'Europe. Quatre modèles « 6.600 » - les plus puissants du monde - ont été livrés à l'Électricité de France, à la Société d'informatique appliquée, à Sud-Aviation, au Centre nucléaire de Saclay. Compatible avec la plupart des calculatrices en service dans les facultés, ce modèle ordonne le premier réseau de télétraitement universitaire, prévu par le plan-calcul. Une nouvelle unité serait importée vers 1970 pour répondre à une demande en constant accroissement. La filiale française d'I.B.M., qui groupe douze mille personnes, atteint un chiffre d'affaires de deux milliards de francs, dont la moitié à l'exportation. Elle a installé un centre d'études et de recherche à La Gaude, près de Nice. Son usine de Montpellier fabrique les calculatrices pour toute l'Europe, cependant qu'une nouvelle usine à Boigny (près d'Orléans), où logent ses services administratifs, débite quatre milliards de cartes perforées par an. I.B.M. a fourni au Commissariat à l'énergie atomique la plupart de ses ordinateurs : deux modèles « 360/50 » fonctionnent à Cadarache et à Fontenay-aux-Roses depuis le début de 1967; deux « 7,094 » à Saclay, exploités par les services du Commissariat à l'énergie atomique et par des utilisateurs extérieurs; enfin un « 360/75 » mis en service cette année. Les trois « I.B.M. » de Saclay seront sans doute remplacés l'an prochain par un « 36o/gi ». L'infériorité des ressources et des potentiels scientificotechniques de la France, la symbiose croissante de la science et de l'économie, ainsi que le démantèlement des dernières barrières douanières imposent à l'État d'accorder une aide considérable et permanente à ses fabricants d'ordinateurs. Dans une économie en état de moindre croissance, l'informatique périclitera si elle ne dispose pas de capitaux plus importants et d'ingénieurs plus nombreux. En 1970, l'industrie des État-Unis consacrera le dixième de ses investissements aux calculatrices... Les calculs du plan La France devrait-elle dépendre de la technique américaine, s'associer à des pays européens ou ne compter que sur ellemême ? Entre ces trois directions, le choix est difficile pour qui

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se trouve dans la nécessité de les emprunter toutes les trois, justement par nécessité. Politique informatique, politique informe. En fin 1966, un plan-calcul destiné à améliorer en cinq ans la situation de l'informatique fut approuvé par le gouvernement. Moins d'un an après, un « Institut de recherche d'informatique et d'automatique » exerçait une triple fonction de recherche, de formation, de documentation. Cet institutcarrefour organise des stages de recyclage pour techniciens et ingénieurs en informatique. Un conseil scientifique est chargé d'orienter les recherches et la formation qui sont entreprises ou subventionnées par l'Institut. Nommé pour cinq ans, le délégué à l'Informatique - qui de l'I.R.I.A. - passe et préside le conseil d'administration suit des contrats de recherche, veille à la formation des chercheurs et des utilisateurs, éventuellement à leur recyclage grâce à l'Institut. Sa responsabilité s'étend de l'équipement des services publics à celui du pays tout entier. Ses moyens de financement affectent des formes diverses : aide au développement, contrats de recherche, commandes. Actuellement, moins du cinquième de la demande française en ordinateurs est fourni par l'industrie nationale qui, d'ici dix ans, devrait être en mesure d'en couvrir la moitié. Aux besoins croissants de ce marché s'ajouteraient des exportations, notamment vers l'Europe de l'Est et l'Afrique. L'aide de l'État aux entreprises intéressées, qui demeureront privées, est conditionnée par leur volonté de se concentrer. Ainsi fut amorcé en 1966-1967, le regroupement des forces nationales disponibles. La C.A.E. - filiale de la C.S.F., de la Compagnie générale de T.S.F. et de la C.G.E. - fusionnait avec la Société d'électronique et d'automatisme qui dépend de Schneider, ainsi qu'avec une petite entreprise : Intertechnique. Cette opération donna naissance à une nouvelle société, la Compagnie internationale pour l'Informatique, dite C.I.I. ou C2I. La contribution budgétaire de l'État porte sur plusieurs centaines de millions de francs, échelonnés sur cinq ans. Passée cette période transitoire - au terme du plan-calcul - C2I devrait avoir atteint sa majorité. D'après le délégué à l'informatique, le premier ordinateur de « conception entièrement française » sortirait vers 1969. C2I continue cependant à exploiter les matériels fabriqués sous licence étrangère par ses fondateurs, la C.A.E., spécialisée

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dans le process-control, et la S.E.A., orientée vers les calculs de gestion 1. Depuis un an, une calculatrice numérique d'enseignement construite en série par la C.A.E. est diffusée par la C2I. Étudiée et mise au point par l'École supérieure d'électricité de

Paris,

elle

répond

essentiellement

à des

fins

pédagogiques

2.

Cet appareil sert à illustrer des cours sur la structure et le fonctionnement des ordinateurs ainsi qu'à des travaux pratiques pour familiariser les élèves avec les techniques numériques. Dès 1968, commence la production en série du « 10.010 », premier instrument du plan-calcul : cent quarante exemplaires seront livrés l'année suivante, mille d'ici à 1970. D'un prix modeste (go.ooo F), ce petit ordinateur sera l'aîné européen de la troisième génération à circuits intégrés. Conçu et développé pendant la période qui a précédé la formation de la C2I, ce matériel trouvera des applications scientifiques et sera utilisé en temps réel. Bien adapté à la commande directe de processus industriels, le « 10.010»n se révèle un excellent instrument de télégestion. D'autre part, la Spérac, constituée d'apports effectués par Thompson-Brandt et la Compagnie des compteurs, se consacrera à la mise au point d'éléments périphériques, en liaison avec C2I. L'Etat se prépare à regrouper l'industrie française des composants qui entrent pour près de la moitié dans le prix des ordinateurs. Le premier objectif de la Compagnie internationale d'Informatique consiste à construire, dès ig6g, une gamme originale de quatre calculatrices - « P.-o », P.-I », « P.-2 », « P.-3 » capables de concurrencer les matériels américains et britanniques sur le marché intérieur, voire à l'étranger. « P.-o » serait une petite machine fonctionnant en temps réel, destinée à des travaux scientifiques; « P.-1», à des usages de gestion; « P.-2 », à une utilisation mixte. Spéciai. Cettenouvellefirmede synthèseemploie3.00opersonnesdont 700ingénieurs et 700techniciens. 2. Cet ordinateur, réalisé entièrement en circuits intégrés, comprendles principaux organes que l'on rencontre dans les calculateurs numériques réels : registre d'ordre, décodeur,horloge, générateur de contrôle, bloc de calcul,registresde mémoire,détecteur de débordement,etc. Le fonctionnement de tous ces organesest visualisésur la platine avant par un ensemble de voyants.

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lisée dans les travaux comptables, « P.-3 » serait capable de hautes performances. Compétition difficile : le chiffre d'affaires de la seule filiale 1.B.M.-France représente dix fois environ celui de la C2I. D'autre part, il serait peu réaliste d'espérer qu'une production nationale de circuits intégrés puisse rapidement concurrencer celle d'I.B.M.-France ou de Radiotechnique, filiale de Philips. il se révélera sans peine État-providence : L'État-patron en a les moyens. Ses achats pour les secteurs publics et parapublics représenteraient chaque année près des trois quarts (70 %) du marché intérieur. En 1967 cependant, l'administration n'a guère favorisé les entreprises nationales : ses achats n'ont représenté que le cinquième de leur chiffre d'affaires global. A plusieurs reprises, il a été affirmé que le plan-calcul n'avait aucun caractère d'agressivité à l'encontre des groupes étrangers. On l'admet sans peine : comment le pourrait-il? Ambitieux serait déjà son objet s'il consistait à ne point isoler l'industrie nationale de la technique avancée des ÉtatsUnis... Dotées de capitaux français, les sociétés regroupées travaillent en majeure partie sur éléments ou sous licences en provenance des États-Unis. La solution nationale se révèle moins nationale que ne le souhaiteraient ses parrains : elle est néanmoins préférable à un désistement total. Elle laisse espérer l'avènement d'une informatique indépendante, à moyen ou à long terme. A la recherche de chercheurs En 1968 : soixante mille chercheurs diplômés en France; soixante-dix mille en Grande-Bretagne; six cent mille aux États-Unis. Pour mille citoyens américains, il y a quatre fois plus de scientifiques que pour mille français. La France sacrifie aujourd'hui dix milliards de francs (2 % du Produit National Brut) à la recherche et au développement. Cet investissement classe - ou déclasse - la France, au huitième rang dans le monde, derrière les U.S.A., l'U.R.S.S., le Royaume-Uni, la Suède, le Canada, le Japon, l'Allemagne fédérale.

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Tout permet de supposer que le progrès technologique est non seulement proportionnel aux investissements dans la recherche, mais aussi au nombre des chercheurs. Les États-Unis comprennent un million et demi d'hommes de science (du niveau du doctorat) et d'ingénieurs (grandes écoles); les deux tiers, soit un million environ, travaillent dans l'industrie, le reste à la recherche. L'U.R.S.S. compterait des effectifs du même ordre : un million et demi de scientifiques dont sept cent mille chercheurs. L'Europe occidentale respectivement le tiers : cinq cent mille et deux cent mille. Tous ces chiffres méritent réflexion - et action - encore qu'ils soient peu comparables : les définitions du personnel scientifique varient avec les continents, les ministères, les années, les ouvrages et même les chapitres d'un même ouvrage. Le Ve Plan se proposait de doubler les effectifs de chercheurs qui s'élevaient, en 1963, à cinquante-cinq mille titulaires d'une licence ou d'un diplôme équivalent. La désillusion est complète : on ne délivrera pas vingt-trois mille licences ès sciences en 1970, contre dix mille en 1966; ni dix mille diplômes d'ingénieurs, contre sept mille 1. Pas plus qu'on ne pourra compter sur les huit mille chercheurs par an, prévus pour la fin du Ve Plan... On conviendrait sans humilité que la France ne consentît point des sacrifices comparables à ceux des États-Unis ou de l'U.R.S.S. Il est moins admissible qu'elle soit d'aussi loin distancée, pour le nombre des chercheurs, par la GrandeBretagne, le Japon, les Pays-Bas. Il serait à craindre également que la proportion prévue de 2,5 % du Produit National Brut - taux que la GrandeBretagne affectait à sa recherche dès 1963 - ne fût adoptée par la France en 1970 : on ne rattrapera sans doute pas en 1969 le retard pris depuis 1966 dans l'exécution du Ve Plan. Alors que la presque totalité des crédits de recherche font ce l'objet de contrats directs ou indirects outre-Atlantique, système reste peu développé en France, en Allemagne, en Ce système donne pourtant d'excellents Grande-Bretagne. résultats en Norvège, où de grands organismes assurent une articulation quasi organique entre universités et industries. Aux États-Unis, en plus des recherches engagées par les i. Le taux annuel de croissanceprévu, qui devait être de 18 %, oscille entre 7,3 et 7,6 %...

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laboratoires privés et par la Défense nationale, de nombreuses équipes appartenant à diverses disciplines exécutent des travaux, en liaison avec des instituts techniques qui sont financés par l'industrie et par l'État. En France, l'industrie ne bénéficie que par accident des travaux réalisés dans les universités. Les thèses de doctorat, dont beaucoup sont d'une parfaite gratuité i - sauf pour leurs rédacteurs - devraient être orientées sur des études plus utiles. Aucune pénalisation ne devrait frapper un universitaire coupable de rendre un service scientifique à une entreprise 2. Les promotions des quelque cent cinquante écoles habilitées à décerner un diplôme d'ingénieur restent quantitativement trop faibles. Circonstance aggravante : quatre adolescents sur cinq n'abordent aucune étude secondaire ou technique. Aux États-Unis et en U.R.S.S., le pourcentage de la population qui suit des cours d'université est respectivement de 1,8 et de 1,4 : il n'est que de o,6 en France. A population égale, Américains et Russes comptent ainsi trois ou deux fois plus de professeurs, de savants, d'ingénieurs, de juristes, de médecins que les Français... Les résultats sont là : aucun secteur industriel n'équilibre sa balance de licences. La construction électrique et électronique achète douze fois plus de brevets aux pays étrangers qu'elle ne leur en vend. La balance des redevances de fabrications payées par la France aux États-Unis accuse un déficit qui dépasse pour la première fois quatre cents millions de francs. Que ce déficit soit double pour l'Allemagne ou du même ordre pour l'Italie et la Belgique ne nous apporte aucun réconfort. Software, ou mode d'emploi Novice dans le « hardware », matière dure, la France peut sans handicap affronter le terrain plus meuble des services, i. Ces thèses ont en général si peu de valeur que les jurys leur décernent sans balancerla mention :« Avis favorablepour l'échangeavec l'étranger. » La France n'y perd pas. 2. « Les facultés sont dans leur rôle en formant ou perfectionnant des hommesdont pourra bénéficierl'industrieprivée.Ellesle sont aussi en aidant cette industrie en matière de recherche.Maisil serait nécessaire,semble-t-il, de sortir de la clandestinité.» Colloquede Caen, 1967.

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matière grise, dont le prix dépasse celui de l'ordinateur. Au software revient la tâche d'utiliser le « matériel » en fonction des besoins de l'acquéreur. Fournissant au cerveau électronique son intelligence, ce service « immatériel » est à la machine ce qu'éducation et culture sont à l'enfant. Pour former des techniciens, universités et instituts spécialisés développent enfin les enseignements d'automatique et d'informatique. Simultanément l'industrie multiplie ses efforts de formation professionnelle et s'emploie à recycler ses électroniciens. La France perdrait-elle les batailles du matériel qu'elle pourrait encore gagner la guerre de matière grise : il lui suffirait de former de gros bataillons de spécialistes. Câbler les cerveaux humains qui câbleront à leur tour les cerveaux électroniques n'est sans doute pas une opération simple. Du moins se révélerait-elle hautement rentable, et à tous égards. Il fallut attendre le plan-calcul pour que l'État consacrât plus que de l'intérêt, des capitaux, à un institut de recherche d'informatique et d'automatique. Depuis cette année seulement, un Comité prépare le recyclage des cadres et des techniciens dans l'industrie électronique. en matière formation, perfectionnement Enseignement, d'automation connaissent aujourd'hui un essor appréciable. Mais le retard contracté exige des efforts supérieurs : sept à huit mille ingénieurs auraient besoin de rafraîchir leurs connaissances dans ces techniques qui n'étaient enseignées nulle part en France, il y a seulement quelques années. Informatique et automatique font appel à des disciplines diverses qu'il serait nécessaire de fédérer. Bien que cette science n'ait pas encore conquis en France son autonomie, des cours sont enfin professés en facultés et dans presque toutes les grandes écoles. Des chaires d'automatique ont été créées, notamment dans les Universités de Toulouse et de Lille, les Écoles nationales supérieures et divers Instituts. Depuis sept ou huit ans, le Conservatoire national des Arts et Métiers, les Facultés de Grenoble, Nancy, Paris, Rennes, Toulouse et Lille délivrent des certificats et des brevets de techniciens en calcul automatique. Huit instituts universitaires de Technologie sur treize, ouverts en 1966-1967, enseignent l'électronique, l'automaBordeaux, Grenoble, Lille, Monttique ou l'informatique :

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pellier, Nantes, Paris-Cachan, Poitiers, Rennes. Ces instituts offrent des carrières techniques aux nombreux étudiants, très récupérables, qui abordent des études scientifiques sans les pouvoir terminer. En facultés des Sciences, une des douze maîtrises fut créée dans la spécialité « informatique ». Au niveau de la recherche, des doctorats de spécialité « troisième cycle » sont délivrés par la faculté des Sciences de Toulouse pour l'informatique; à Grenoble, Lille et Toulouse pour l'automatique. La première promotion d'informaticiens est sortie de l'Institut de programmation de la faculté des Sciences de Paris en 1966. Utilisateurs compétents, ces spécialistes sont également qualifiés pour perfectionner l'ordinateur et en étendre les services. Les grandes écoles de commerce ont introduit dans leur enseignement des leçons sur la gestion d'entreprises. Des écoles d'ingénieurs - en particulier les Écoles nationales supéde Grenoble et de Toulouse - se rieures d'électrotechnique dans l'enseignement des mathématiques appliquées spécialisent et du calcul numérique. Enfin, au Conservatoire national des Arts et Métiers, un cours de « machines mathématiques » conduit à un diplôme d'Études supérieures techniques « calcul automatique », assorti de deux options « calcul scientifique » et « gestion », puis au diplôme d'ingénieur de la spécialité. Aucun plan d'ensemble de formation d'informaticiens n'est cependant fondé sur l'étude prévisionnelle des besoins de l'industrie pour construire, entretenir, utiliser les machines. D'ici quelques années, les travaux administratifs à automatiser requerront, par dizaine de mille, ingénieurs de gestion, analystes, programmeurs. Aucune action d'envergure n'est amorcée pour former des équipes interdisciplinaires au niveau le plus élevé, qui débouche sur la recherche, domaine dans lequel la France - grâce à la valeur de ses mathématiciens et de ses ingénieurs - pourrait occuper une place fort honorable. Encore devrait-on là, plus vite qu'ailleurs, faire sauter les cloisons administratives et budgétaires qui divisent la France plus que toutes ses factions. De tous les enseignements techniques supérieurs, celui de l'automatique et de l'informatique reste le plus insuffisant. Dans les entreprises comme dans les services publics, cette

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formation est presque toujours limitée à des secteurs étroitement circonscrits; la valeur des techniciens ainsi formés se trouve bornée à la durée, souvent éphémère, du seul matériel dont ils ont appris le fonctionnement. Afin d'initier et de perfectionner le personnel des entreprises à la pratique des ordinateurs, le Centre pour le traitement de l'Informatique ou CENTI a créé à Paris une nouvelle filiale : « CENTI-3S » (Scientifique, Systèmes, Software). Pour étendre ses services d'enseignement et d'assistance technique à l'Europe, « CENTI-3S » ouvre des agences à Bruxelles, à Barcelone, à Lisbonne. Un accord de nonconcurrence avec la société américaine Data Systems AnaZyseinclut également la formation et l'échange de spécialistes. S'il est essentiel pour la France de fabriquer ses propres ordinateurs, il l'est davantage d'initier à leur usage ceux qui ont ou qui auront à administrer des entreprises : les méthodes nouvelles de gestion doivent être enseignées, diffusées, appliquées au plus tôt. D'où la nécessité de former et de « recycler » toutes les catégories de personnel, du directeur à l'ouvrier, du cadre supérieur à l'employé subalterne 1. Faute de quoi, la capacité concurrentielle de la France risquerait d'être lourdement obérée. Ne serait-elle qu'un prétexte à recherche, l'informatique remplirait sa mission : celle d'inciter la société à simplifier son travail tout en perfectionnant son matériel.

Dépendance ou indépendance? a Invoquant le Traité de Moscou, relatif à la prolifération des armements nucléaires, les États-Unis avaient délibérément suspendu, en 1965, la livraison de gros ordinateurs au Commissariat à l'énergie atomique et même au Centre européen de recherches nucléaires qui groupe, à Genève, treize pays européens, et qui est un organisme à vocation purement scientifique. Indiscutable est donc la dépendance de l'Europe qui devra entreprendre un en informatique i. D'après le président du CENTI, la France aurait à assurer au plus tôt la formation de 70.000technicienset l'information de 200.000cadres appelésà travailler sur ordinateur.

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immense effort collectif si elle tient à sauvegarder la pérennité de sa science 1. En fin 1966, Washington leva son embargo de fait sur les puissantes calculatrices : le Centre atomique de Saclay reçut l'année suivante un « Control Data 6.600 », affecté aux problèmes de physique des hautes énergies. D'autres unités parvinrent àl'E.D.F.,à Sud-Aviation,àla S.E.M.A.Un«LB.M. 36o/gi » remplacera l'an prochain les trois LB.M. de Saclay. A titre de réciprocité, adoptant une politique plus saine à l'égard des investissements américains, Paris autorisa l'installation de plusieurs usines de semi-conducteurs : Motorola à Toulouse, Fairchild à Rennes, Transitron Electronic dans l'Eure, le groupe I.T.T. à Colmar. A Tours, Sprague Electric installe une usine de circuits intégrés, et Westinghouse Electric fabriquera au Mans des semi-conducteurs de puissance, en coopération avec Jeumont-Schneider. Ni la France ni à plus forte raison l'Europe ne se pourraient résigner à demeurer tributaires de l'étranger dans le domaine des calculateurs puissants, indispensables à toute grande entreprise civile ou militaire, en particulier dans la recherche nucléaire. Sans prétendre à conquérir d'emblée une autonomie intégrale, les Communautés européennes - ou mieux encore la plus grande Europe possible - se dans devraient d'engager une politique qui impliquerait, la coordination des activités l'immédiat, techniques complémentaires et la progressivité d'actions à long terme. Nos fabricants de composants ne sont pas à la veille de s'affranchir de toute technique étrangère : l'objectif raisonnable serait de préparer leur industrie à élargir sa marge vis-à-vis de la technologie des États-Unis. d'autonomie Il serait vain d'escompter qu'avant plusieurs années la C2I fût en mesure de fabriquer de toutes pièces des calculatrices nationales capables de damer le pion à celles d'outreAtlantique. Insoluble sur le plan français, le problème serait soluble à l'échelle du continent : il faut de tout pour faire un

ordinateur

2.

électiennent les mains liées à l'industrie i. « Les sociétés américaines et le gouvernement la France américain tronique française peut empêcher » Newle matériel à son armement nucléaire. de se procurer indispensable York Herald Tribune, 19 janvier 1966. avril 1967 pour que le Conseil de l'Europe créât une 2. Il a fallu attendre commission de la science et de la technologie. 6

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Ébauche de l'Europe Initialement français, le projet d'une Europe technologique reste... en plan. Or le monopole de fait des Américains implique à la fois dépendance et vulnérabilité pour les autres nations. L'indépendance stratégique devient sans prix, dès lors qu'elle épargne ou procure des devises par surcroît. Un accord bilatéral avec l'Allemagne ou la Grande-Bretagne ranimerait les cendres d'une coopération intraeuropéenne dans le domaine de l'électronique. L'Institut commun de recherches et le réacteur nucléaire à très haut flux de neutrons, installés à Grenoble, sont des précédents porteurs d'avenir, selon la formule du présent. Siemens, de son côté, ne serait pas mécontent de desserrer progressivement l'emprise de la technologie américaine. Une collaboration amorcée par ailleurs avec l'U.R.S.S. au sujet de la chambre à bulles de Serpolhov, pourrait engager les fabricants soviétiques, qui achètent en Occident leurs matériels périphériques, à échanger leurs techniques avec celles de l'Europe. Il est dommage que le projet de construction en commun d'un avion à formes variables - et à prix variables - ait été abandonné par la France pour des considérations financières. Ce retrait ne porte pas atteinte qu'à l'aéronautique il détériore les relations techniques entre d'outre-Manche : les deux pays. Le super-calculateur « Concorde », qui devait résulter d'une nouvelle entente cordiale, n'aura vécu que dans l'imagination des optimistes. La réussite du supersonique porte à regretter une nouvelle coopération franco-britannique pour les ordinateurs. En fait, la contribution française en informatique n'eût été en rien comparable à l'apport de Sud-Aviation en aéronautique. Avec une telle disparité des forces, toute collaboration eût menacé de boiter. A la Grande-Bretagne, aucun partenaire d'Europe n'apporterait un acquêt de communauté digne de considération. Aussi claudicante serait une démarche qui s'appuierait sur les pays de l'Est, dont le retard en informatique n'est plus dissimulable. Entre des firmes privées, les premiers accords s'ébauchent cependant : les fabricants de composants électroniques actifs de Belgique, de France, d'Allemagne, d'Italie, des Pays-Bas

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et de Grande-Bretagne ont formé en 1967 un comité européen pour supprimer les barrières techniques en Europe. La même année, un accord authentiquement européen fut conclu entre C.G.E. et Philips 1 dans le domaine des composants électroniques. Une filiale commune, qui emploie huit mille personnes, regroupe les activités des deux firmes dans les secteurs des résistances, des semi-conducteurs, des circuits intégrés; simultanément, les deux sociétés-mères collaboreront dans leurs recherches. Dès lors que les fabricants américains conservent toute de produire en France, leurs concurrents sont latitude condamnés à s'unir pour survivre. Autre ébauche européenne dans le domaine du software, .' la création, à Bruxelles, en fin 1967, de l'Eurosystem S.A., filiale commune de la C.S.F., de Telefunken, de Plessey Radar Ltd. Dans l'immédiat, cette coopération est consacrée aux travaux du centre expérimental d'Eurocontrol à Brétigny, que les trois sociétés équipent en commun. Elle s'étendra à des services du même genre pour toute autre organisation internationale. Sans illusion sur ses vélléités d'indépendance à court terme, l'Europe occidentale devra longtemps composer avec les pionniers d'Amérique. En miettes, l'Europe n'a aucune chance de jouer le moindre rôle dans la création du monde de demain : l'avenir - et déjà le présent - appartient aux continents massifs. i. En décembre 1967, Philips a décidé de construire des ordinateurs. Ses livraisonssur le marché européenauraient lieu en 1969.

CHAPITRE

VII

EN GRANDE-BRETAGNE « Pour les Anglais, une absence d'organisation qui fonctionne est préférable à une organisation qui fonctionne mal ou pas du tout. » André TopiA, Les Échos, septembre 1967.

LA nation qui, au siècle dernier, avait remporté la première compétition industrielle ne pouvait déclarer forfait dans cette deuxième épreuve. Dès 1923, la Morris Motors mettait en service une machine automatique conçue par Taylor et Woolard. La « dernière » guerre terminée, le pays de Charles Babbage et de George Boole devait de nouveau faire oeuvre de pionnier : il appliqua aussitôt la recherche opérationnelle à l'économie, et notamment au fonctionnement des raffineries, aux mouvements des navires, aux stockages du charbon, aux études de marchés. La Grande-Bretagne est la seule puissance d'Europe qui consente à la recherche des sacrifices comparables à ceux des États-Unis; la seule que n'ait pas écrasée la suprématie américaine dans les disciplines de l'énergie atomique, de l'aéronautique, de l'informatique. Après avoir construit la première centrale nucléaire du monde, les Anglais s'illustrent dans la technique des réacteurs à neutrons rapides, grâce à l'United Kingdom Atomic Energy Authority 1. Ils occupent une position prépondérante i. La capacité nucléaire installée et exploitée en Grande-Bretagne (4.000 MW environ) est trois fois supérieure à celle des Six.

en 1967

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dans les domaines de l'hydroglisseur, des avions à décollage vertical et à ailes variables. C'est sous licence d'I.C.T., le géant de la chimie britannique, que Du Pont de Nemours produisit ses premières fibres Dacron. Quant aux ordinateurs, le Royaume-Uni reste l'unique pays sur lequel l'industrie américaine n'exerce pas une sorte de monopole : la position d'LB.M. n'y est pas plus forte que celle de l'International Computers and Tabulators Ltd. Cette « nation de boutiquiers » saisit la chance que lui offre la quincaillerie du hardware pour imposer sa technique sur toutes les places du monde. Bastion d'humanisme, la Grande-Bretagne propose une fois de plus aux autres puissances un exemple original : un gouvernement où le ministère de la Technologie prime celui de la Défense. D'abord exporter... C'est en exportant des usines automatiques que les indigènes des Iles britanniques comptent corriger le déséquilibre de leur commerce extérieur. Ambition nullement présomptueuse pour un peuple dont l'industrie électronique assure déjà plus du tiers (36 %) des exportations mondiales. En 1967, un accord de coopération technique était conclu entre la société Plessey et le Comité d'État soviétique pour la science et la technique : il ouvre d'immenses perspectives aux calculatrices et aux automatismes de Sa Majesté. Bien que cet accord quinquennal ne fût pas assorti de contrats dans l'immédiat, les Anglais comptent expédier d'énormes quantités de matériel électronique au Gosstroï, organisme d'État chargé de la construction. LC.T. exporte plusieurs centaines de « 1.900 » - soit plus du tiers de sa production - vers une trentaine de pays étrangers, notamment en Europe occidentale, en Afrique, en Australie, aux Indes, dans les États de l'Est. D'importantes de commandes sont destinées aux instituts statistiques à la de de de Roumanie, Banque Bulgarie, Pologne, Hongrie, d'État de Tchécoslovaquie et, plus récemment, à l'Institut d'optique Carl Zeiss en République démocratique allemande. Les nouvelles définitions des« calculatrices d'intérêt stratégique » élaborées par les représentants des États-Unis au

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COCOM seraient de nature à entraver les exportations d'appareils britanniques vers l'Europe orientale. LB.M., en revanche, conserverait le droit d'y écouler ses « 1.401 » dépassés, auxquels les occidentaux subtituent des « 360 ». Les exportations de tracteurs sur les cinq continents et vers l'Est marquent de constantes progresd'automatismes sions 1. Mais la route sera longue : le chiffre d'affaires des n'atteint que le dixième du total fabricants d'ordinateurs le vingtième. La production mondial, leurs exportations reste inférieure à la française, d'équipements électroniques malgré un effort considérable sur les composants. Automation industrielle Dans le contrôle des processus industriels, la GrandeBretagne occupe une position prééminente. Près de cent cinquante ordinateurs y sont utilisés en process-control; ce chiffre doublerait en 1970. Dans l'automatisation des industries du fer et de l'acier, la Grande-Bretagne précède les autres pays d'Europe, pour rejoindre parfois les États-Unis. Depuis plusieurs années, l'aciérie Spencer, la plus automatisée d'Europe, pratique le laminage continu à chaud au moyen de trois calculatrices. Quatre autres règlent la marche des opérations chez Park Gate Iron and Steel Company, les deux premières traitent la comptabilité et la production, la troisième coordonne les laminages automatiques, la quatrième contrôle le découpage de chaque billette en fonction des commandes. Longs de quatre cents mètres, les laminoirs à blooms, à brames et à billettes, s'intègrent en une seule unité contrôlée par les computeurs de l'English Electric. Aucune aciérie ne dépasserait encore ce degré d'intégration aux États-Unis, bien qu'une douzaine d'entreprises se fussent lancées dans cette voie. on-line ont été récemment Une vingtaine d'ordinateurs 1. Les deux chaînes de tracteurs Massey-Fergussonet Ford fabriquent chacune autant de tracteurs que tous les constructeursfrançais.Avecplus de 200.00o unités par an, la production britannique représente plus du double de la française. Très entreprenants à l'exportation, les fabricants d'outre-Mancheparviennentà exporterles quatre cinquièmesde leurs matériels à l'étranger.

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installés dans d'autres aciéries, dont les progrès techniques sont exceptionnels, surtout aux derniers stades de la production. En 1967, la General Electric Co a installé, pour la Detroit Steel de Portsmouth, un train à chaud commandé par une calculatrice de type « adaptatif ». Ce dispositif corrige à chaque instant ses propres résultats par référence à la productivité du train et à la qualité de l'acier, alors que les ordinateurs de type « prédictif » réglaient le laminoir en mises en mémoire. fonction d'instructions préalablement Dans le temps où la bande d'acier traverse les six cages du finisseur - quelques secondes - l'ordinateur peut modifier plusieurs fois le réglage en fonction des données du contrôle. Des progrès décisifs marquent la commande des hauts fourneaux, en particulier dans les étapes initiales de la fabrication. De nouvelles techniques concernent le forgeage automatique avec une forge de deux cents tonnes, l'automatisation des grues, le déchargement automatique du minerai. Depuis 1968, la fonderie de zinc de l'Imperial Smelting Corporation, située à Avonmouth, dispose d'un équipement modèle de contrôle automatique et de manutention. Un ordinateur « ARCH 2.000 », fourni par Elliott Automation, assure la commande numérique directe de la fabrication. Automatisées au cours de ces deux dernières années, les mines de Bevercotes accusent une production supplémentaire du quart, tout en réduisant leurs effectifs de deux mille à huit cents unités, soit des trois cinquièmes. Cette « mine sans mineurs » provoque des conflits sociaux qui déterminent les pouvoirs publics à définir un statut de mineur électronique, dont grandeurs et servitudes ne rappellent que de fort loin le temps du pic et de la silicose. La technicité britannique reste sans rivale dans les automatismes des mines, en particulier dans l'extraction du charbon par haveuses autoguidées. Les industries pétrolières et chimiques furent les bancs d'essai de l'automatisation, qui conditionne aujourd'hui la qualité et la quantité de leurs productions. Est également né en Grande-Bretagne le contrôle numérique direct des équipements, ou process-control. La première application de cette technique ne date que de quelques années. L'expérience fut tentée dans une usine de soude de l'Imperial Chemical Industries; sa réussite détermina la firme à appli-

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quer à six autres unités de production des ordinateurs de contrôle direct. Les centrales d'énergie sont des archétypes d'automatisation. Dès 1965, un procédé de contrôle par calculatrice fut adopté à Bristol pour commander une trentaine de centrales dans l'Ouest. Des systèmes de commande totale et de surveillance équipent deux nouvelles centrales qui entrent en fonctionnement en 1968. Des appareils de ce genre sont exportés, notamment en Belgique et en Suède. On sait enfin combien les machines-outils et les matériels auxiliaires de fabrication britannique sont appréciés dans les pays de haute technicité comme les États-Unis, la Suède, la Suisse. Parmi les autres domaines occupés de haute lutte par l'automation insulaire, figurent les blanchisseries, le contrôle des lumières dans théâtres et cinémas, la fabrication des cigarettes 1.

Informatique Avec ses deux mille neuf cents ordinateurs, la GrandeBretagne précède de peu la France. D'après le Ministry of Labour Gazette de décembre 1965, le parc devait passer à trois mille trois cents en 1970, à quatre mille cent en 1971, à cinq mille en 1972 2. Récemment révisées par le Centre pour le traitement de l'Information et par Electronics, ces évaluations passent à cinq mille pour 1970, à dix mille pour 1975. Déjà les calculatrices règlent les trafics des ports de Londres et de Bristol. Après des essais concluants, la ligne « Victoria » du métro de Londres, en cours de construction, sera entièrement automatisée : soixante rames de quatre wagons seront munies d'unités de contrôle; des ordinateurs synchroniseront les passages des trains aux croisements et aux terminus. Quant à la Byitish Overseas Airways Corporation, elle affecte Machine de la a blolins i. La « Moins Mark VIII Company qui à la minute, est exportée dans de nombreux deux mille cigarettes fabrique pays. nouveaux ne comprennent 2. Ces estimations pas les appareils qui se Six cents ensembles furent mis en sersubstituent aux machines périmées. vice en 1966, sept cent vingt en 1967.

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un demi-milliard de francs, en dix ans, à l'achat de trois ordinateurs destinés à automatiser toutes ses opérations. Deux des machines seront fournies par I.B.M., la troisième par l'industrie britannique. Les économies escomptées en une décennie - gains en personnel, utilisation optimale des avions, choix des meilleurs itinéraires dépassent les montants investis. Depuis 1968, les « réservations o pour Londres et New York se font à l'aide de computeurs; le système sera bientôt étendu à toutes les capitales. En 1970, l'aéroport de Londres disposera d'un ordinateur douanier. Le fret aérien serait ainsi dédouané avant même que l'avion n'eût atterri, ce qui décongestionnerait les entrepôts et accélérerait le transit. La calculatrice - dont les mémoires fourniront tous les renseignements aux administrations, aux chambres de commerce et aux usagers - pourrait débiter directement le compte bancaire ou postal du transitaire intéressé. Cette simplification et cette accélération des opérations douanières s'imposent à l'époque où le fret aérien, dont le volume double déjà tous les quatre ans, est appelé à prendre une extension inimaginable 1. Dans la technologie de l'air, c'est le procédé britannique qui a triomphé de toutes les automatique d'atterrissage concurrences. Quatre des avions les plus modernes - le VC 10, le Trident, le BAC 111, le Belfast - seront équipés de ces systèmes. L'informatique du Royaume-Uni n'a pas fait ses preuves que sur mer, sous terre, dans les airs. Les chemins de fer utilisent des ordinateurs pour contrôler les wagons de marchandises dans les Galles du Sud; de nombreux procédés automatiques sont appliqués dans la gare de triage la plus moderne du monde, celle de Sheffield, où quatre mille wagons se distribuent chaque jour. Des régulateurs de trafic routier sont en cours d'installation en Grande-Bretagne et à l'étranger par plusieurs fabricants de calculatrices. Dès cette année, le courrier est trié et remis aux facteurs, d'une manière automatique, dans un bureau de poste expérimental de l'Angleterre de l'Est; le procédé sera généralisé dans tout le pays vers 1970. i. Le coût de l'opération serait de vingt-huit millionsde francs, amortissableen cinqans, avecun prix de revient par opération de quelquesoixante dix centimes...

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L'an prochain, la « Barclays Bank Ltd » disposera de la plus grande installation de télégestion financière du monde : l'ordinateur géant « Burroughs B. 8.50o n sera relié par lignes téléphoniques aux deux mille cinq cents agences, équipées de terminaux à clavier. Enquêtes, travaux comptables, mises à jour des comptes seront exécutés en deux secondes au maximum, quelle que soit la distance qui sépare la succursale du siège social à Londres. Les constructeurs Le premier constructeur européen, l'International Computers and Tabulators, a lancé sa série de sept calculatrices « I900 » pour concurrencer les « I.B.M. 360 » dont les six modèles utilisent la technique des micromodules. Avec un budget de recherche huit fois moins fort que celui d'I.B.M., cette société lui tient tête, dans les îles et sur le continent. I.C.T. compte progresser sur son propre marché dont elle ne contrôle aujourd'hui que le tiers, c'est-à-dire autant qu'I.B.M. Pour fabriquer ses « I900 » à microcircuits, cette firme consent des efforts d'autant plus considérables qu'elle doit en même temps assurer les services d'après-vente, constituer les bibliothèques de programmes, poursuivre les recherches. Manquant de personnels de qualité, encore lui faut-il entretenir à grands frais des écoles pour former des électroniciens, des programmeurs, des ingénieurs. Aussi bien l'aide du ministère de la Technologie reste-t-elle vitale pour cette entreprise qui doit tout à la fois fabriquer, développer, rechercher. Encouragé par ses succès et par l'État, LC.T. aborderait vers 1970 le marché des ordinateurs géants. Si ferme et si constant que fût ce soutien qui se perpétuerait sous la forme de garanties d'achat, de subventions et de contrats de recherche, il ne suffirait pas à garantir l'avenir d'un secteur de pointe aussi vulnérable 1. i. I.C.T. a bénéficié d'un prêt gouvernementalde quinze millions de dollars pour mettre au point ses modèles« i9oo n. Un plan quinquennal d'équipement affecte cinquante millions de dollars à l'achat d'ordinateurs. En fin 1967,les banquesont mis cinquantemillionsde livres à la disposition de la firmepour ses locationsd'équipementsaux entreprisesnationales.

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Pour survivre, les affaires d'Europe - continentales ou insulaires - suivent les mêmes traitements : aide de l'État, transfusions, fusions. L'Industrial Reorganisation Corporation, organisme public chargé de catalyser les concentrations, accorde une priorité au secteur électronique : elle a prêté quinze millions de livres à English Electric pour absorber Elliott Automation 1. English Electric, l'un des premiers groupes de l'industrie électrique d'Europe et Elliott dont les récentes performances sont exceptionnelles, forment une puissance avec laquelle la concurrence mondiale devra compter. La qualité de son matériel électronique assure à Elliott les commandes massives de l'aviation militaire américaine; la réussite de ses expériences sur la circulation automobile de Munich lui vaut des contrats avec plusieurs municipalités, dont celles de Madrid et de Barcelone. Consciente de l'urgence à former programmeurs et analystes, Elliott Automation vient de transformer un camion en école mobile. Équipée d'une calculatrice, cette auto-école - qui loue ses services 50 £ par jour - pourrait initier deux cents élèves par semaine aux techniques élémentaires de la programmation. English Electric-Léo Mayconi exécute de volumineuses commandes pour le ministère des Pensions et le General Post 0jice : sa part du marché national passe de 7,5 % à 10 % en 1967. Ferranti, qui fabrique des équipements de contrôle pour machines-outils, détient une place prépondérante dans les micro-circuits. Les fabricants de matériel micro-électroniques (circuits intégrés) sont sur le point de se regrouper sous les auspices du ministère de la Technologie et de l'IndustyialReoyganisation Corporation. Opération qui s'impose, face aux rivaux américains et japonais. Le nouveau groupement comprend English Electric., Ferranti, Plessey, Associated Electrical IndustriesThorn et Associated semi-conductor manufacturers, filiale de General Electric et de Philips. Ainsi les firmes américaines n'exercent une position dominante ni en amont des ordinateurs (avec les composants), ni en aval (avec les périphériques), ni sur les unités centrales. i. Des négociationsentre English ElectricGroupet l.C.T. sont en cours pour la fusion de leurs départementsd'ordinateurs. Le rapprochementdes techniquesutiliséespar les deux firmesrequiert une mise au point relativement longue.

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C'est dans les laboratoires d'Hursley House, près de Winchester, qu'LB.M. installe un centre de communications internes et multi-nationales. Cet ensemble électronique « 360/modèle 50 », au service d'I.B.M. Information Services Limited, aura pour tâche de coordonner, de traiter, de distribuer le flot d'informations destinées aux filiales du monde entier. Aux constructeurs nationaux dont les concitoyens tendraient à négliger les productions, les retards de livraison des « I.B.M. 360 » apportent un encouragement inespéré : la faillibilité du Goliath américain ne peut que stimuler les David du vieux continent. L'audace paye : avec l'aide de leur gouvernement, I.C.T., English Electric, Elliott Automation conservent la moitié du marché britannique des unités centrales et des équipements périphériques. Politique de l'État Le Royaume-Uni fut la première nation qui ait créé, dès 1917, un ministère de la Recherche industrielle et scientifique. Conscient de « tout ce que la technologie britannique peut offrir » aux Communautés européennes, Harold Wilson se prévaut assez volontiers des performances de ses nationaux dans toutes les sortes d'automation. Et de proposer à l'Europe la synthèse d'une technologie compétitive 1. Avec courage et lucidité, le gouvernement travailliste poursuit et étend sa politique d'investissement, de recherche, de formation en automatique comme en informatique. Il s'évertue à former des hommes de science, à les retenir en GrandeBretagne - ce qui ne va pas sans difficultés - et à les utiliser « plus intelligemment » que dans le passé. La livre ne fait pas toujours le poids, face au dollar lourd. Depuis peu, la Grande-Bretagne lance une contre-offensive publicitaire afin de modérer la mobilité spéciale des hommes de science attirés par « l'environnement dynamique » des États-Unis. Pour récupérer cette main-d'oeuvre de très haute qualification, des missions publiques et semi-publiques sont L'LC.T. parvient ainsi chaque dépêchées outre-Atlantique. 1. « Depuis i945. près de 60 % de toutes les grandesinventionstechniques ont été le fait de l'Europe et la moitié d'entre elles ont été réaliséesen Grande-Bretagne.» Lord Chalfont, septembre 1967.

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année à recouvrer une quantité appréciable de brebis égarées. Tout comme en Allemagne fédérale ou en France, l'action de l'État pour abattre « la tyrannie de la chaire » dans les universités se révélerait encore plus décisive que les augmentadans toute la vieille Europe, maints tions de traitement : jeunes agrégés sont, à justes titres, écceurés par les arythmies ou par les infarctus de l'avancement « facultatif ». Pour traiter les problèmes d'automation dont il est très averti, le Premier créa un ministère de la Technologie 1 qui agit en liaison avec le Secrétariat d'État à l'Éducation et à la Science. L' « Informatic policy » prit aussitôt forme et fonds : le gouvernement britannique finance aujourd'hui plus de la moitié des dépenses de recherche. Les deux tiers de ces crédits vont à l'industrie privée, le reliquat aux organismes publics. Créé en 1964, le ministère de la Technologie s'emploie à guider et à stimuler l'effort national afin que l'industrie « applique les résultats de la recherche scientifique au développement de la production » (Wilson, 1967). Il concentre les attributions de plusieurs départements. Le Boayd of Trade, les ministères de l'Aviation et des Postes lui délèguent leurs responsabilités sur l'industrie des machines-outils et des calculatrices. Sous son autorité sont également placés le Commissariat à l'énergie atomique, la National Research Development Corporation et ses laboratoires. Chargée de coordonner les recherches en Grande-Bretagne, cette Corporation, fournit les moyens d'exploiter toute innovation ou toute invention jusqu'au stade du commerce. Le ministère de la Technologie, qui assiste une cinquantaine de laboratoires industriels, subventionne les recherches des universités, met au point de nouveaux programmes pour les utilisateurs, forme des analystes et des opérateurs. Afin de réduire les délais entre l'invention de nouveaux dispositifs de commande numérique et leur mise en service dans les ateliers, des crédits sont affectés à l'achat de ces matériels sous contrat de préproduction 2. Des prêts sont également conseni. En anglais, technologysignifie« scienceappliquée». En français aussi. Mais pas dans nos dictionnairesqui lui attribuent en général le sens de « étude raisonnéedes techniques». 2. Le ministère de la Technologiea ainsi commandédes machinesspécialescommel' « Hydrocordn, machineà inspectersur trois dimensions,qui mesure les pièces avec un degré de précision jamais encore atteint; des machinesà mesurerles dessins(égalementFerranti); un tour à profiler sur séries différentes,« Churchill-Redman», sans leviers ni manettes.

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tis aux industriels qui acquièrent des machines-outils à commande numérique, ce qui élève le degré d'automatisation des usines tout en procurant de plus larges débouchés aux ordinateurs. Pour assumer en toute compétence sa fonction de promoteur technique, le ministère de la Technologie est assisté d'un Conseil consultatif constitué par les élites de la science, de l'industrie, de l'économie, du syndicalisme. Cet A dvisory Council of Technology favorise recherches et développements sur l'aire sans limites qui s'étend des calculatrices et des machinesoutils aux constructions mécaniques, aux télécommunications et à l'aéronautique. Sous forme d'action concertée, ses interventions portent depuis l'an dernier sur tous les aspects des opérations : financier, commercial, technique, formation professionnelle. L'un des premiers actes du gouvernement fut de créer, en même temps que ce ministère, un organisme consultatif, le Computers Advisory Unit, chargé de traiter les questions d'informatique pour les services publics, ainsi qu'un Conseil national des recherches électroniques pour préparer les industries à la compétition mondiale. Un Service gouvernemental de renseignements fut fondé en 1966 pour conseiller administrations et chefs d'entreprises Il est relayé, sur le sur toutes les questions d'automation. territoire national, par les bureaux régionaux du ministère de la Technologie. De son côté, le Conseil consultatif de politique scientifique qui assiste le secrétaire d'État à l'Éducation et à la Science, coordonne la recherche fondamentale dont les structures sont moins centralisées qu'en France. Formé de savants éminents, ce Conseil conduit les enquêtes sur les besoins et les ressources scientifiques du pays. Il se préoccupe de contrôler et d'augmenter le rendement de la recherche, bien plus que d'assigner aux laboratoires des objectifs précis. A Manchester, un Centre national de programmation mettra bientôt une immense bibliothèque de programmes à la disposition des utilisateurs. Ce Centre fonctionnera sous les auspices de l'université locale, qui fut la première à construire son propre ordinateur. Un laboratoire gouvernemental d'Informatique, chargé des recherches sur cette discipline, s'emploie à mettre au point les langages des machines. Les programmes d'éducation sont

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élargis pour former un plus grand nombre d'ingénieurs, rompus à la pratique des calculatrices. De plus, le gouvernement octroie contrats de recherche et garanties d'achats aux universités, aux laboratoires, aux entreprises nationalisées qui acquièrent des ordinateurs. Pour I.C.T., le montant de tels contrats de fourniture couvre le tiers de ses investissements probables pendant les quatre années à venir. Organisé par le ministère de la Technologie, un centre entièrement consacré à la théorie et à la pratique des machinesoutils automatiques est entré en service au début de 1968 : cet organisme fonctionne à la fois comme atelier de mécanique et comme source d'information sur la commande numérique. Le gouvernement ne recule devant aucune concession pour faire progresser l'informatique. Des primes en espèces, attribuées dans les zones en déclin, sont accordées à tout acheteur d'ensemble électronique, au même titre qu'à tout acquéreur d'équipement industriel 1. Au terme de son enquête sur l'automation, la Commission Flowers a préconisé, l'an dernier, de répartir avant 1970 une quinzaine de grandes calculatrices « made in U.S.A. » dans les universités et les établissements de recherche. Ces machines en location seraient remplacées dans quelques années par les géants dont LC.T. prépare la gestation. Main-d'oeuvre et formation Le parti travailliste ne manque pas de dénoncer les dangers sociaux - en particulier le chômage que l'automation engendre en régime libéral. Il craindrait qu'une économie de trop « libre entreprise » introduisît juste assez d'automation pour multiplier le nombre des licenciés, mais pas assez pour bouleverser les ordres de grandeur de la production. Livrée au bon vouloir des managers, la technologie procurerait des bénéfices accrus à quelques-uns, des emplois plus élevés à quelques autres, du chômage au plus grand nombre. Ce n'est qu'en intégrant l'automation dans la communauté nationale qu'on acquerrait la certitude de la pouvoir diriger i. Ces régions.

subventions

représentent

=o à 4o % du capital

investi,

selon

les

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dans le sens de l'intérêt public. Bien que sensibilisé à toute trace de dirigisme, le gouvernement américain n'applique-t-il pas lui-même une sorte de planification afin de prévenir les nuisances des nouvelles techniques? Malgré toutes les pressions syndicales, le gouvernement de Sa Majesté ne semble guère résolu à imposer à l'électronique le sort de la sidérurgie... Pour prévoir les besoins de main-d'oeuvre et prévenir les conséquences néfastes de l'automation, le ministère du Travail dispose d'un service d'enquêtes permanent. Des bureaux de formation sont ouverts pour chaque industrie. Composés de chefs d'entreprise, d'enseignants et de représentants du gouvernement, ces organismes répartissent les contributions des employeurs à ceux qui dispensent aux travailleurs des formations conformes aux qualifications requises. D'après le ministre de la Technologie, la Grande-Bretagne devrait former vingt fois plus d'hommes de science au cours des cinq prochaines années 1. La campagne d'aiguillage vers les études scientifiques s'adresse surtout aux jeunes gens de quatorze à seize ans. Le gouvernement s'attache à former une élite de spécialistes qui sachent fabriquer, programmer, utiliser des calculatrices. Il s'efforce également de réviser les programmes de formation et d'enseignement afin de « démystifier la cybernation aux yeux de l'homme de la rue ». Un groupe d'industriels vient de mettre à la disposition de l'Université de Londres un ordinateur afin que les étudiants se familiarisent avec les nouvelles techniques. Selon des expériences anglaises et tchèques, l'assimilation du « langage machine » serait infiniment plus facile pour les lycéens que pour les étudiants. « Apprendre à programmer à seize ans plutôt qu'à vingt-cinq est déjà bien, mais encore dix ans trop tard », affirme E. R. Giles, dans New Scientist. D'après lui, former des analystes sera chose... puérile « lorsque les enfants mêleront les calculatrices à leur vie quotidienne, aussi inconsciemment que les automobiles, l'électricité ou le téléphone ». Un Institut de science des ordinateurs fonctionne depuis peu à l'Université de Londres, cependant que des chaires de Science du Calcul sont créées à l'Imperial College of Science and Technology et à la London School of Economics. Des cours i. Les collègesteclinologiquesavancés viennent d'être élevésà la dignité d'universités,ce qui confèrel'équivalenceà tous leurs diplômes.

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élémentaires sont ouverts dans les classes terminales de certaines écoles secondaires. Ces études seraient sanctionnées par des examens où les candidats auraient à présenter des thèses sur les computeurs. Enfin, l'application de l'informatique à la gestion des entredans toutes les écoles prises fait l'objet d'enseignements commerciales et dans les institutions telles que le « British Institute of Management ». Plusieurs universités et collèges sont en passe de créer des Instituts d'Automation et de Cybernétique. Mais leurs lentes démarches font craindre que la Grande-Bretagne ne soit loin de disposer des deux cent mille spécialistes dont elle aurait besoin vers 1975. Riche en hommes de science (vingt prix Nobel en vingt ans), la Grande-Bretagne manque de techniciens. Légitimement fiers de leurs universités, les adolescents sont bien plus attirés par la pureté de la recherche que par le matérialisme de l'engineering. Échaudés par les explosions sociales de la première révolution industrielle, les Anglais s'emploient à prévenir les accidents de la seconde. Certaines universités se spécialisent dans cette connaissance : Loughborough, où sont étudiées « les répercussions sociales de la révolution technique », dispense des diplômes en « Humanité et Technologie ». Le même collège, qui a ouvert un cours de « Cybernétique », formera bientôt des « bibliothécaires techniques 1 ». Les études y sont aménagées aussi bien pour préparer à un métier que pour perfectionner dans l'exercice de ce métier. Ces « sandwich courses » - fort utiles aux étudiants à plein temps - sont appréciés des jeunes gens qui suivent un apprentissage pratique tout en poursuivant leurs études. Chaque session, qui s'étend sur un ou deux semestres, s'insère entre deux stages de travail dans l'industrie. Original par son objet, cet enseignement reprend certaines caractéristiques des cours du soir traditionnels. Plus que toute autre nation d'Europe, la Grande-Bretagne serait prête à automatiser la gestion et la production de ses les chiffres d'affaires de ses grandes sociétés entreprises : i. « Nous voulons détruire, affirme l'un des professeursde ce Collège, l'idée ridicule de deux cultures dans l'industrie; seuls les hommesformés aux deux disciplinesde la technologieet de l'administrationont la possibilité de voir l'avenir, et les aptitudes pour y faire face. »

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sont bien supérieurs à ceux de leurs homologues du continent. On sait que parmi les deux cents premières firmes du monde figurent - aux côtés de cent vingt sociétés américaines et de dix françaises - une vingtaine de britanniques... d'outre-Manche Incomparable en Europe, l'informatique ne paraît guère en mesure de soutenir l'allure de son concurrent d'outre-Atlantique. Il serait temps que les clochers du continent marquent la même heure et qu'ils s'alignent sur le plus avancé. Le destin des Européens dépend d'actions communes surtout dans le domaine de l'automation à l'échelle de la plus grande Europe possible. Vérité en deçà de la Manche, vérité au-delà...

CHAPITRE VIII EN ALLEMAGNE

FÉDÉRALE « Là où l'art militaire eût fait peser les gros bataillons,l'art commercial se sert du plus petit prix qui agit comme le plus grand nombre, supprime la résistance et chasse à coup sûr l'adversaire. » Paul VALÉRY, La Conquêteallemande,r A9y.

DE tradition, l'Allemagne sait que les voies de la puissance passent par discipline et méthode. Rien ne pouvait mieux servir ce système organique, doué d'un instinct de l'intégration, que les disciplines et les méthodes de l'automation. Avec ses trois mille huit cents ordinateurs 1, la République fédérale tient la première place en Europe. Commerce et industrie se partagent à égalité le parc, hormis plusieurs centaines d'unités réparties entre banques, assurances, universités, instituts de recherche. Pour le nombre et la valeur des calculatrices en service, et France l'Allemagne - qui devance Grande-Bretagne occupe le troisième rang des puissances mondiales, après États-Unis et Japon. Il n'en reste pas moins que les États-Unis que toute l'Europe possèdent trois fois plus d'ordinateurs occidentale, et quatre fois plus que la République fédérale par million d'habitants. En 1970, l'Allemagne utiliserait près de cinq mille ordinai. Au 1er janvier 1966,l'Allemagneoccupait déjà la première place en Europe avec 2.291ordinateursen serviceet 2.179en commande.Ceschiffres dépassaient de 44 % ceux de la Grande-Bretagneet de ç % ceux de la 22 novembre 1966. France. Correspondance éconosniqise,

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teurs, si le taux actuel de croissance de son parc (20 %) se constant. En 1966, les prévisions marquaient maintenait plus d'optimisme, qui étaient fondées sur un taux de croissance voisin du tiers. obéit à des impératifs différents L'essor de l'automation il Aux Etats-Unis, de ceux qui prévalent outre-Atlantique. souci la des il surtout au salaires; d'alléger charge répond outre-Rhin de davantage pour pallier le manque s'impose L'automatisation des grandes main-d'oeuvre. systématique coïncida 1 avec une telle poussée de la production industries d'elles-mêmes le chômage technoque les firmes résorbèrent sans procéder à des licenciements. logique à l'état naissant, commerciale et troisième Deuxième puissance puissance du monde et U.R.S.S. - la industrielle après États-Unis fédérale représente, à elle seule, plus de la moitié République du Marché commun 2. En 1968, de la production électronique allemande conserve la tête de l'Europe, l'électrotechnique Sa balance commerciale devant France et Grande-Bretagne. à pas accuse de forts excédents; les exportations progressent de géant. Ses douze cents sociétés emploient aujourd'hui plus d'un million de salariés. Trois cent cinquante mille personnes sont spécialisées dans l'automatisme; douze usines fabriquent Les dix plus grandes firmes de l'électronique des ordinateurs. allemande - dont le chiffre d'affaires est deux fois supérieur - réalisent à celui des dix homologues français quatre fois plus de bénéfices... de capitaux américains a favoTrès souvent l'intervention dans les raffineries de pétrole (Texaco) risé l'automatisation, comme dans la biscuiterie dans (National Biscuit Company), les spécialités pharmaceutiques (P fixey) comme dans les (General Electric). Cette dépendance fabriques de téléviseurs sur le plan de l'exporprésente des avantages sans contrepartie a pu ainsi conquérir, ou reconquérir, tation : l'Allemagne marchés extérieurs. de nombreux La navigation fluviale allemande dans entre, la première, tentée en 1967 sur le pousseur l'âge électronique. L'expérience « Braunkohle I » - équipé par Maybach Meycedesautomatisé bientôt aux grandes unités fluviales de Benz permettra i. d'une 2.

De

toute

entreprise A lui seul,

il y a là plus qu'une coincidence : être à la fois cause et effet de son peut Siemens en représente i i %.

évidence,

l'automatisation expansion.

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réduire leurs équipages, au point d'améliorer considérablement la position concurrentielle du transport par eau. L'automatisation a été portée jusqu'à ses extrêmes limites. Le pilote met en marche, conduit, arrête les moteurs de propulsion et les groupes auxiliaires sans quitter son siège de la timonerie : tout dérèglement de machine, tout élément anormal lui sont aussitôt signalés sans qu'il ait à surveiller à chaque instant les instruments de mesure. Le plus souvent, le système automatique régularise lui-même la situation critique. Dans les conditions normales d'exploitation, les machines peuvent fonctionner plus d'une centaine d'heures sans qu'un contrôle direct soit nécessaire. Les informations des appareils sont automatiquement consignées sur le journal de bord, cependant qu'un enregistreur marque en permanence le nombre de tours et le sens de rotation des hélices. De plus, une commande électronique, dotée de dispositifs d'alerte et d'intervention, assure la surveillance constante de l'ensemble. Selon les principes d'ergonomie, la conception du travail réduit autant qu'il est possible les tensions de l'équipage : assis ou debout, le pilote conduit sans la moindre fatigue tout le convoi poussé. De sa timonerie avancée, il peut suivre les manceuvres d'accouplement sur le pont avant. Les essais de ce prototype, fort attendus par tous les chantiers d'Europe, détermineront à coup sûr les autres armements à se rallier à l'automatique. Dans les usines chimiques et pétrochimiques qui fonctionnent en circuit fermé, des calculatrices tiennent compte à tout instant de chaque donnée capable d'optimiser la production. C'est aux cerveaux électroniques que la Badische Anilin a confié, pour la première fois en Europe, la gestion totale de son processus de synthèse. Recevant les paramètres en fluctuation constante des produits bruts, l'ordinateur les confronte avec les variations des prix. A chaque seconde, la réaction chimique s'oriente dans le sens le plus rentable, en portant à leur maximum les tonnages des dérivés les plus avantageux. Deux cent cinquante machines-outils à commande numérique, soit un quart de plus qu'en 1966, ont pris place au cours de l'année 1967 dans des ateliers de mécanique. Depuis plusieurs années, ces équipements - qui provenaient d'Olivetti pour la plupart - sont fabriqués par des firmes allemandes. En 1968, le marché intérieur fournit les quatre cin-

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quièmes des commandes, dont le nombre dépasserait plusieurs milliers par an vers 1970. Parmi les firmes les plus automatisées, il faut citer la fabrique de biscuits Bahlsen. Une cinquantaine de produits différents sont préparés, triés, enveloppés, conditionnés par des machines que surveillent en tout et pour tout une trentaine d'ouvriers circulant à bicyclette d'un atelier à l'autre. En deçà comme au-delà du Rhin, les encombrements du trafic urbain ouvrent de nouvelles voies à l'informatique. A Berlin-Ouest, une première calculatrice « Siemens » commande les feux de dix croisements; une seconde, ceux de vingt-sept croisements. A Munich - où un seul système intègre depuis quelques mois une dizaine d'intersections c'est un ordinateur d'Eltiott-Automation qui règle une circulation apoplectique dans les grandes artères. Hambourg et Aachen s'apprêtent à suivre ces lumineux exemples. Grâce aux travaux de Siemens, des trains contrôlés électroniquement circuleront l'an prochain dans le métro d'Hambourg. Nombreux sont les informaticiens qui orientent leurs recherches vers la médecine : dans plusieurs cliniques, des cerveaux électroniques aident à établir les diagnostics. L'université de Kiel est parvenue à classer, par procédés mathénombre de maladies. Sous l'impulsion du matico-statistiques, professeur Weigelin, des praticiens élaborent à Bonn un « code » sur lequel toutes les affections seront mises en mémoire. Ces premières expériences laissent espérer que l'exploitation d'archives concernant des millions d'observations conduira à de fécondes découvertes. A n'en plus douter, les ordinateurs constitueront bientôt les auxiliaires indispensables du médecin et du chirurgien. Le diagnostic automatique, en tant que méthode universelle, demeure néanmoins un objectif lointain, sinon peu souhaitable. Les constructeurs Avec ses quinze mille salariés, la filiale d'I.B.M. en Allemagne devance les autres usines de calculatrices, comme dans tous les autres pays du continent proprement dit. Elle fournit au marché intérieur les deux tiers de ses ordinateurs et assure une proportion importante des ventes à l'étranger.

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LB.M.-Deutschland a contribué à l'étude du petit modèle « 20 » de la série « 360 », cependant qu'I.B.M.-England élaborait ses langages de programmation et qu'I.B.M.-France mettait au point un système de télégestion. du travail, les achats de Cette division internationale licences, ainsi que les échanges de composants et d'installations périphériques faussent toute interprétation directe des statistiques d'exportation pour chaque pays. Première affaire allemande, huitième en Europe, Siemens 1tnd Halswe se classe au septième rang de l'électronique mondiale. Outre ses propres ordinateurs, la firme fabrique sous licence des modèles Radio Corporation o f Ameyica : un accord lie les deux sociétés sur le plan commercial comme sur celui des brevets. Siemens, qui exporte plus du tiers de sa production, produit une gamme d'appareils de la troisième génération (« 302 », « 303 », « 304 », « 305 ») spécialisés dans les problèmes de gestion, de calcul scientifique ou de process-control. Construit sous licence R.C.A., son « 4.ooq. » - sur lequel deux mille techniciens - se classe parmi les travaillent meilleurs ordinateurs de puissance. Ces machines atteignent des vitesses vertigineuses de fonctionnement au moyen de circuits intégrés qui occupaient jusqu'ici la surface d'une carte postale et qui trouveraient place désormais dans une tête d'épingle. Elles peuvent réaliser un demi-million d'opérations par seconde, grâce à une miniaturisation poussée à base de « monolithes ». Siemens tend à se spécialiser dans l'automatisation des où le de américain ne serait production, champion processus pas invulnérable, du moins sur terrain allemand. Ses informaticiens se révèlent de redoutables concurrents pour la C.E.T.T. française sur le marché européen de la téléinformatique. La société, qui affecte plus d'un demi-milliard de D.M. à la recherche - soit environ 7 % par an de son chiffre d'affaires - emploie quinze mille chercheurs, sur un effectif global de deux cent cinquante mille salariés. Son laboratoire de Munich, où travaillent central de télécommunications quatre mille personnes, occupe la deuxième place du monde, après celui de Bell 1. Après avoir ouvert à Erlangen le plus i. Siemensa installé plus de 6o.ooobranchementsde télex aux U.S,A., ., soit autant que tout le réseau allemand.

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grand centre scientifique d'Europe 1, Siemens a conclu, en 1967, un accord avec la C.G.E. pour exécuter en commun des études et des travaux sur piles à combustible et supraconducteurs. La deuxième firme électronique est l'A.E.G.-Telefunken qui construit une série de computeurs de la General Electric, ainsi que des ordinateurs de process-control. Ces deux sociétés ont constitué, d'autre part, une filiale commune qui construit des réacteurs nucléaires. Dans son « Institut pour l'Automation » de Berlin, A.E.G.-Telefunken emploie plus de trois cents informaticiens. Quant à Zuse K. G., lié récemment à Siemens, il se spécialise dans les calculatrices scientifiques. Alors que Siemens et Bull ne livraient leurs premiers ordinateurs que vers 1959, Zuse proposait son « Z 5 » dès 1953; son « Z 22 » en 1956, son « Z 23 » en 1958. Pour satisfaire la demande du marché intérieur, des crédits spéciaux du plan quinquennal, qui s'élèvent à plus de six cents millions de marks, pourraient être affectés à l'achat de calculatrices à Elliot Automation, International Computers and Tabulators, English Electric-Léo Marconi... Rôle de l'État Depuis octobre 1967, une Commission consultative pour la politique de la recherche coordonne l'encouragement à la recherche par le gouvernement fédéral. Ses recommandations complètent celles du Conseil scientifique mixte chargé de mettre au point un programme général de développement scientifique. Recherches fondamentales et éducation sont en majeure partie financée par gouvernement et provinces; la recherche appliquée, en revanche, est financée à 97 % par l'industrie. Jusqu'en 1966, l'État hésitait à subventionner les constructeurs de calculatrices : tout au plus accordait-il des avances aux services publics pour acheter ou louer leurs équipements 1. 61.000 m', salariés, 120 millions de francs d'investissements. Aucune aide de 1.500 Siemensperfectionneson système de transmission téléphoniquede l'image et de la parole. Son central de commutationprivé pourrait être un jour raccordéau réseau public...

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d'informatique; à quoi s'ajoutaient des crédits remboursables jusqu'à concurrence de 5 % du chiffre d'affaires global de cette industrie. Depuis 1967, le gouvernement de Bonn s'engage dans un vaste programme de soutien aux fabricants d'ordinateurs : il leur affecte un montant global de cinquante millions de D.M. afin de faciliter leurs investissements'. Cette aide directe est consentie sous forme de prêts à long terme, selon des modalités comparables à celles du plan-calcul français. Mais l'apport indirect sera bien plus efficace : dès 1968, les dépenses annuelles des pouvoirs publics pour l'achat ou la location de ces appareils dépassent le demi-milliard de D.M. Les besoins de l'économie en ordinateurs pour la période 1968-1976 sont évalués à plus de sept milliards de D.M... Industries et universités entretiennent de fécondes relations : les chefs d'entreprises subventionnent les instituts de recherche universitaire, cependant que leurs techniciens et leurs ingénieurs peuvent enseigner à temps partiel ou à titre exceptionnel dans les facultés. En sens inverse, maints chercheurs des universités travaillent sous contrat ou à titre de consultants pour le secteur privé. De là vient que le gouvernement garde toute latitude de concentrer ses ressources sur la recherche fondamentale. Des organisations nationales et autonomes de recherche, l'Association allemande de recherche et la Société Max Planck - financées aux quatre cinquièmes par gouvernement fédéral et Lânder et au cinquième par l'industrie privée jouissent d'une grande liberté pour répartir les crédits entre les disciplines comme entre les chercheurs. La Commission scientifique interministérielle - directement rattachée au Cabinet fédéral et aux ministères fédéraux - utilise leurs conclusions et leurs résultats pour formuler des recommandations générales sur les dépenses scientifiques de l'État. Dépendant de cette Commission, le ministère fédéral de la Recherche coopère en permanence avec les instituts de recherche universitaire, l'Association allemande de recherche, la Société Max Planck et les instituts de recherches publics i. Un Conseiltechnique pour les ordinateurs électroniquesa été fondé en 1967.Il est présidépar le ministre de la Recherche,qui présideégalement la Commissionconsultativepour la politique de la rechercheet le Conseil scientifique.

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Créé rattachés aux ministres de l'éducation des Lânder'. en 1962, ce ministère de la Recherche gère actuellement les deux tiers du budget scientifique de la nation. Il est responsable, au niveau fédéral, de l'exécution des projets à financement mixte ainsi que de toute recherche atomique ou spatiale. Chaque année, les onze ministres de l'Éducation se réunissent pour établir un programme de développement de l'université et de la recherche. Comme les « Research councils » en Grande-Bretagne, l'Association allemande de Recherche et la société Max Planck constituent des armes décisives contre la complexité des technocrates et la lenteur des bureaucrates : elles peuvent déterminer et imposer l'ordre de priorité des projets. Sous l'impulsion du Conseil des sciences - organisme consultatif du gouvernement fédéral - et de l'Association allemande pour la recherche, nombre d'instituts d'enseignement supérieur et d'universités dispensent des cours d'automatique et d'informatique. En plus des Écoles de programmation créées par Siemens pour former les analystes et les programmeurs de sa clientèle, la Fédération des syndicats allemands a ouvert à Düsseldorf une école spécialisée dans le traitement de l'information par machines électroniques. Plusieurs Écoles allemandes d'employés, l'Institut pour à Düsseldorf, des centres l'organisation et l'automatisation de promotion professionnelle du Syndicat des salariés, ainsi qu'une école supérieure pour adultes organisent des cours Étudiants, ouvriers, « cadres o y complets d'automation. trouvent toutes facilités pour apprendre à manipuler les derniers modèles d'ordinateurs. Chercheurs, ingénieurs, techniciens font partout défaut pour soutenir la prodigieuse extension de l'informatique. La République fédérale manquera de dix mille programmeurs en 1970... Parfait en qualité, le système d'enseignement se révèle insuffisant en quantité. Les diplômés dramatiquement d'enseignement secondaire qui poursuivent leurs études en université sont moins nombreux qu'en Angleterre ou qu'en France : ce n'est pas peu dire. i. Ces organismes de recherche disposent de ressources considérables - une centainede millionsde dollars par an - fourniespar gouvernement fédéral et Lânder.

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Comme tous les pays d'Europe, l'Allemagne éprouve des difficultés à adapter son enseignement supérieur à la technologie. Elle compte une cinquantaine d'universités; la France quarante, la Belgique vingt. L'U.R.S.S. en possède plus de sept cents, les États-Unis deux mille... Les Lander assument la responsabilité de l'enseignement : un programme universitaire colossal, qu'ils financeront aux trois quarts, est en préparation. On peut leur faire confiance. Suivant l'exemple des États-Unis, mais avec des ressources plus mesurées, la République fédérale s'apprête à payer le tribut qui est dû en cette fin de siècle à toute forme d'éducation. Qui paye cette dette-là est sûr de s'enrichir.

CHAPITRE IX AU JAPON « Les Japonais ont conclu qu'il fallait occidentaliserl'économie pour résister à l'Occident. Ils ont essayéde prendre dans chaque pays ce qui leur paraissait le meilleur... Le cas extrême et pathologique est le strip-tease, qui fait une grandefortune au Japon parce qu'il vient des États-Unis. » Raymond

ARON,

Colloquesde Rheinfelden.

la France au cinquième rang des puissances reléguant mondiales, le Japon occupe en 1968 la quatrième place par son Produit National Brut 1. Deuxième nation électronique du monde, le Japon mobilise des ressources considérables en faveur de ses hommes de science : à partir de ig6g, il investira chaque année plus de 2,5 % de son Produit National Brut dans la recherche. Ce peuple compte plus d'ordinateurs, de d'automobiles, téléphones, de postes de radio et de télévision que n'importe quel autre pays, à l'exception des États-Unis. La balance commerciale de son industrie électronique - dont la production a sextuplé en dix ans - est largement excédentaire. L'accroissement de ses exportations, notamment dans les secteurs de pointe, est moins imputable au bon marché de sa main-d'oeuvre qu'à son organisation du travail et qu'à i. Calculé par tête d'habitant, le P.N.B. japonais situe néanmoins ce pays à la 32eplace, avec le Venezuelaet l'Irlande.

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la valeur de ses techniques. Cette réussite sanctionne la qualité de ses savants et de ses ingénieurs, ainsi que la volonté quasi unanime d'un peuple empressé à en imposer au monde. Le temps de la main-d'ceuvre à bas prix semble révolu : le chômage fut entièrement résorbé au cours de l'année 1967. Le manque de travailleurs commence à inquiéter les chefs d'entreprises 1. En tête de la construction navale, de la rayonne et des transistors, le Japon vient de ravir à l'Allemagne fédérale la sa deuxième place pour la fabrication des automobiles : production de véhicules dépassera trois millions d'unités en 1968. L'ingéniosité de ses automaticiens lui permet de cumuler dans le domaine maints records mondiaux, notamment ferroviaire. A l'occasion de l'Exposition universelle de 1970, la ville d'Osaka compte inaugurer deux lignes de trains électriques automatiques, sans conducteur ni contrôleur, qui relieront la ville à l'exposition. Le programme de transport sera établi par calculatrice qui adressera ses signaux sur courant de haute fréquence. Les distances qui sépareront les rames seront maintenues automatiquement; démarrages et arrêts se feront sitôt après le départ ou l'arrivée du dernier passager. Les convois s'arrêteront exactement aux points fixés par le programme : leurs écarts ne dépasseront pas quelques dizaines de centimètres. La supériorité de la sidérurgie japonaise, notamment dans les aciéries à l'oxygène, tient en partie au fait que nombre d'usines ont été créées depuis la mise au point du procédé. Les ingénieurs ambitionnent de supplanter Américains et ils avant une décennie. La Britanniques; y parviendraient société Kawasa Steel Corporation construit à Mitsushima, dans l'île de Honshu, une usine dont la capacité finale de production atteindra vingt millions de tonnes. Dès 1975, quatre ou cinq hauts fourneaux y produiront une dizaine de millions de tonnes de fonte. Le ministre de l'Économie et du Commerce ne partage pas les appréhensions de ses collègues américains ou européens sur l'écoulement des tonnages en excédent : les besoins en acier brut du Japon sont évalués à cent millions t. Une campagneen cours tend à convaincreles ménagèresde travailler à mi-temps : le Japon voudrait éviter d'importer une main-d'oeuvreétrangère...

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de tonnes pour 1975, exportations comprises, c'est-à-dire au double environ de sa production 1967. Il y a dix ans, pénétrait à Tokyo la première calculatrice : aussitôt le gouvernement décidait de subventionner une industrie de l'informatique. En ig66, deux mille ordinateurs étaient en service. En 1967, deux mille sept cents. Le parc actuel serait de trois mille cinq cents unités 1. La prévision de Business Week semble se confirmer : le Japon compterait plus de cinq mille ensembles électroniques en 1970. Le fantastique de cette ascension est dû à l'audace de six grandes entreprises, que soutiennent les agences techniques du gouvernement et les universités. Un fonds de plusieurs milliards de francs finance l'exécution d'un plan de cinq ans, aux objectifs ambitieux mais précis. Le software est désormais assuré par le groupement Nippon Software Corporation, créé par Hitachi, Fujitsu, Nippon Electric Corporation. Leurs informaticiens sont à la pointe extrême de la technique dans plusieurs catégories de recherches. Alors qu'aux Etats-Unis le Massachusetts Institute of Technology achève de mettre au point sa « machine parlante 2 », la Nippon Electric étudie un système de reconnaissance des caractères phonétiques, valable pour le japonais où chaque son monosyllabique correspond à une lettre. Ces travaux préparent l'élaboration de machines sensibles à la voix, qui font l'objet des recherches d'I.B.M.-France à la Gaude et de Bell Laboratories. Simultanément, l'Institut des sciences industrielles de l'université de Tokyo construit une machine qui simule les différents degrés d'action de la main. Ce mécanisme est doté de trois « doigts » et d'un « pouce », articulés et reliés à des ordinateurs. Tous les mouvements sont dirigés par deux séries de systèmes à rétroaction. Des éléments placés sur les articulations détectent les déplacements angulaires, cependant que des caméras de télévision assument le rôle des yeux. De tels automatismes trouveraient de nombreuses applications dans la

recherche

aérospatiale

et

dans

l'industrie

3.

le nombre des ordinateurs en service i. D'après le Livre blanc japonais, ioo.ooo unités en janvier dans le monde entier dépassait 1967, dont 4;.ooo auraient été installés en 1966. Les U.S.A. en totaliseraient 80.000. Il semble dans leurs statistiques des petites incluent calculatrices, que les Japonais à calculer. classées aux États-Unis parmi les machines en est identifié 2. Le texte imprimé par la machine qui le décompose » en langage parlé. puis le « synthétise phonèmes, 3. New Scientist, 4 mai 1967. 7

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En matière de téléinformatique, les Japonais réalisent des performances exceptionnelles. Cinq mille abonnés reçoivent par ondes, chaque soir, un journal que fabrique leur propre écran de télévision, grâce à un appareil de reprographie : ce quotidien est imprimé par électronique au domicile même des lecteurs. Expérience lourde de menaces pour une presse que concurrencent déjà radio et télévision... Le Japon est le pays qui fabrique proportionnellement la plus grande diversité de calculatrices. Alors que ses sept firmes en distribuent quarante-cinq modèles, les six concurrents français et les trois allemands en proposent au maximum une quinzaine. Japon, Canada, Australie seraient les seules nations dont les parcs d'ordinateurs croîtraient encore chaque année du quart, après avoir augmenté du tiers. Pour aucune autre nation du monde, ce taux ne dépasserait le cinquième. Les fabricants En tête vient la Nippon Electric Corporation qui compte, en 1968, plus de mille calculatrices en service. Hitachi en construit, sous licence R.C.A., quatre à cinq cents. La Nippon Electric Corporation - qui fabrique sous licence la série « H. 200 » de Honeywell - a mis au point par ses propres ressources un ordinateur destiné à compléter cette gamme. De son côté, Hitachi s'apprêterait à lancer sur le marché mondial un modèle plus petit que celui de R.C.A. L'industrie nationale s'acharne à remonter un courant technologique qui emprunte le sens unique : «États-Unis-Japon». LB.M. représente aujourd'hui les deux cinquièmes en valeur du parc nippon, mais toutes les grandes firmes locales fabriquent sous licence américaine 1. 1.B.M. possède au Japon une filiale à 100 % qui produit le dernier modèle « 360 ». Alors qu'Hitachi travaille sous licence R.C.A. 2, Oki-Univac Electric dépend de Sperry Rand nationaux-égale envaleurà celled'I.B.M. i. Sila part desconstructeurs - dépasselestroiscinquièmes du total enquantités,c'estqu'ilsconstruisent surtoutdespetitsordinateurs. Hitachide Tokyomettentau pointune machinesen2. Leslaboratoires sibleà la voixet équipéed'un synthétiseurqui reproduitles sonsavecplus de précisionet de rapiditéqueles machinesqui utilisentdesélémentspréNewScientist,15décembre1966. enregistrés.

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Corporation, et Toky Shibaura ou Toshiba est affilié à la General Electric. Si les entreprises japonaises accusent un lourd handicap sur le marché des grosses calculatrices - que domine I.B.M. - leur technique des petites machines reste compétitive, comme le prouve la poussée de leurs exportations. Fujitsu, dont la production est strictement nationale, livre des petits calculateurs aux Philippines, en Corée du Sud, à la Bulgarie. L'an dernier, les laboratoires de la Matsushita Electric ont expérimenté avec succès une nouvelle technique des circuits imprimés : ils ont réussi à disposer, directement sur le support isolant de base, un film conducteur obtenu à partir de poudre métallique et réalisé par placage de cuivre. Cette même firme a également mis au point un nouveau type de circuit imprimé du genre « pré-perforé », qui présente de nombreux avantages sur les modèles de conception classique. Depuis plusieurs années déjà, trois fabricants - Nee, Oki-Univac et Fujitsu - construisent des ordinateurs à circuits intégrés. En 1867, Fujitsu a confié à Siemens la tâche de distribuer en Europe occidentale son système (« Fanuc 260 ») de contrôle numérique à circuits intégrés. Rôle de l'État La Loi extraordinaire sur l'expansion de l'industrie électronique régit les progrès de l'informatique : le gouvernement subventionne les études pour le développement des calculatrices, accorde des prêts aux utilisateurs, favorise la formation technique. Depuis plus de dix ans, le gouvernement soutient l'industrie des ordinateurs. Le plan-calcul japonais qui s'étend sur cinq ans (1967-1972) affecte deux milliards et demi de francs à ses constructeurs. Par souci de protectionnisme, le Japon met un embargo de fait sur les calculatrices américaines. Les transactions sont réglées par une entreprise nationale, la J apan Electronic Computer Corporation, qui achète ses machines - de préférence à des fabricants indigènes - pour les louer aux utilisateurs. Sitôt qu'un ensemble ou qu'un accessoire national de qualité équivalente apparaît sur le marché, le gouvernement sup-

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prime les licences d'importation correspondantes. Par cette tactique l'État - qui ne marchande pas ses subsides à ses grandes firmes - compte conquérir son autonomie d'ici trois ou quatre ans. Déjà l'an dernier, la production d'ordinateurs au Japon croissait des deux cinquièmes, tandis que les achats aux États-Unis se réduisaient du tiers. Aujourd'hui, les sociétés nationales répondent à plus de la moitié des demandes sur leur propre marché. Pour vaincre la concurrence extérieure, le gouvernement compte sur le consortium formé d'Hitachi, de Nippon Electric Corporation, de Fujitsu. Si les firmes nippones abordent sans le moindre handicap les durs problèmes du hardware, elles sont souvent vulnérables sur le terrain mouvant du software :.' ces extrêmes Orientaux n'ont pas encore acquis tous les raffinements de l'extrême Occident dans les usages... des bureaux. Recherche et enseignement La puissance électronique du Japon repose sur la recherche scientifique, financée pour près des trois quarts par l'industrie privée. L'État ne subventionne que les organisations universitaires de tradition. L'originalité du Japon n'est pas de compter vingt-deux voitures, cent douze téléphones, deux cents postes de télévision pour mille habitants; ni même de posséder le train le plus rapide du monde, le monorail et des centrales nucléaires à l'abri des séismes. Ce serait plutôt d'avoir créé dès 1949 un Conseil scientifique japonais de deux cent dix membres élus par un corps électoral de cent mille membres, constitués de chercheurs, d'ingénieurs, de techniciens, de professeurs. Ces électeurs désignent également une cinquantaine de comités nationaux qui sont responsables des instituts, des organismes techniques et des groupements dans tout le pays. Désignés d'une manière démocratique, ces lobbies exercent leurs pressions sur le gouvernement dont ils obtiennent des décisions souvent extraordinaires. Ainsi fut créé un corps de professeurs itinérants qui assurent des liaisons inter-universitaires, favorisent les échanges scientifiques et culturels. Mieux encore : ils combattent la fossilisation du corps professoral... Sous la pression du Conseil scientifique, le gouvernement

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s'apprête à appliquer un plan quinquennal, durant lequel sa contribution à la recherche passera du tiers à la moitié. Des crédits considérables seront affectés à fabriquer et à installer des calculatrices qui diffuseront l'information technique aux laboratoires et aux bibliothèques. Mise en réserve, une marge d'un dixième du budget alloué à ce plan est prévue... pour l'imprévu, que les autres nations omettent de prévoir, encore qu'il soit la conséquence la moins inattendue de la recherche. Pour inciter davantage l'industrie à la recherche technique, la loi budgétaire de 1967 accorde une réduction d'impôts (25 %) sur le chiffre d'affaires à toute entreprise qui justifie d'un accroissement de ses dépenses de laboratoire au cours d'une période de trois ans. Depuis 1960, l'Agence des sciences et de la?technologie qui relève du Conseil scientifique - est chargée d'élaborer et d'exécuter les programmes scientifiques. Elle coordonne en particulier toute action de « R. et D. » relative à l'informatique. Alors que planifier la recherche reste un objectif quasi inaccessible dans presque tous les pays de haute technicité, la planification scientifique au Japon est intégrée dans la planification économique : elle relève de la compétence administrative. Dans les laboratoires de l'Agence des sciences et de la technologie, les programmes de recherche sont exécutés en électronique et en informatique dans l'intention précise d'aider les industries que le gouvernement désire rendre compétitives à l'échelle internationale. Ces projets sont financés et coordonnés par l'Agence avant d'être inscrits dans les budgets des ministères intéressés. Simultanément, le Conseil des sciences et de la technologie - qui comprend onze membres dont cinq du Cabinet, cinq savants et le président du Conseil scientifique - est habilité à émettre des avis de sa propre initiative (au même titre que le Conseil scientifique) sur les crédits affectés à la formation des techniciens et à la recherche. Ce Conseil a ainsi proposé de porter en 1970 le nombre des ingénieurs et des chercheurs à soixante-dix mille, et à quatre cent quarante mille le nombre des diplômés d'enseignement secondaire ayant reçu une formation technique. Subventionné par l'État, le Centre japonais d'informations sur les sciences et la technologie - qui rassemble, résume et diffuse les informations scientifiques du monde entier -

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accomplit une performance exceptionnelle sur ordinateur. Cet organisme sera en mesure, dès 1975, de dépouiller vingt mille périodiques et de préparer un million de résumés : programme irréalisable sans les prodigieux progrès de la « quincaillerie » et des « quincaillers ». Depuis deux ans, le Centre adresse ses digests techniques à tous les chefs d'entreprises nippons. Il publie, d'autre part, un magazine mensuel qui relate les moindres nouvelles relatives à l'informatique. En 1967, le Japon a consacré à l'enseignement 13 % de son budget. Le pourcentage des élèves entrant dans les écoles supérieures - enseignement secondaire du deuxième cycle - atteint aujourd'hui 75 % environ, ce qui situe ce pays au deuxième rang, après les États-Unis. Cette année, le nombre des étudiants qui fréquentent les trois cent cinquante universités ou instituts dépasse le million, soit 20 % des jeunes constituant les classes d'âge correspondantes 1. En juin 1967, un Livre blanc fut publié par l'Association pour le développement des ordinateurs. Le premier objectif de ce groupement est d'initier à la pratique des calculatrices non seulement les étudiants des facultés de sciences, mais ceux des facultés de lettres. L'Association recommande instamment que les théories de base de l'informatique soient enseignées dans toutes les écoles secondaires et supérieures : le gouvernement ne tarderait pas à céder à cette pression. Parmi tous les exemples que proposent les citoyens du Soleil Levant à ceux de l'Occident désorienté, ces derniers ne devraient-ils pas retenir celui d'un Livre jaune qui convainque leurs gouvernants... i. Nouvellesdu Jafion, septembre 1967.

CHAPITRE X EN U.R.S.S. « Loin d'être diminuépar l'électronique, le rôle de l'hommegrandit dans la mesure où agit pleinement le principe intellectueldans tous les rouagesheuristiquesde la gestion économique.» ProfesseurL1BERMAN, 1967. a sacrifié le mieux-être de ses citoyens, et jusL'U.R.S.S. qu'à leur bien-être, pour conquérir une position dominante sur terre, sur mer, dans les airs, voire au-delà : dans l'espace. Plus que noblesse, prolétariat oblige. Sa maîtrise en astronautique consacre la supériorité de ses hommes de science et de ses ingénieurs. Dans les machines plus terre à terre, comme les ordinateurs, sa technique ne surclasse guère celle de l'Europe occidentale. Staline, puis Khrouchtchev avaient qualifié la calculatrice d' « invention capitaliste nuisible au travailleur ». Avant que les économistes eussent apprécié la valeur de ce non-sens, les États-Unis avaient pris une avance quasi irréductible. Libre de manifester son ressentiment, la presse soviétique dénonce aujourd'hui la médiocrité des machines affectées à une planification dont l'échec se révèle d'autant moins discret que la propagande fut plus bruyante. Maintes chroniques évoquent l'insuffisance qualitative et quantitative des unités centrales et de leurs équipements périphériques. Selon des opinions très autorisées - puisqu'elles nous parviennent le parc d'ordinateurs devrait être multiplié par dix, leur qualité... par mille.

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Journaux et revues critiquent à la fois le mauvais usage et le sous-emploi des ensembles électroniques. En Ukraine, un appareil ne fonctionne que trois heures par jour; un autre, à l'université de Chernovitsky, trente-six minutes au maximum. Ailleurs un industriel, saisi sans doute par le « complexe de la propriété », utilise son ordinateur une heure sur vingtquatre, alors que ses ingénieurs n'ont droit qu'au boulier 1. Dans l'immédiat, les marchés de l'Est offrent d'alléchantes perspectives aux machines « capitalistes ». Les contructeurs britanniques - Elliott Automation, English Electric, I.C.T. - exportent déjà plusieurs centaines d'ordinateurs vers l'Europe orientale, en particulier pour l'Office du commerce extérieur de la République démocratique allemande, la firme tchécoslovaque Skoda, la Banque nationale tchèque. De leur côté, Univac, la National Register Corporation, Remington Rand, J.B.M. multiplient leurs efforts de prospection de Vienne à Moscou, de Belgrade à Varsovie. Aux difficultés des tractations locales s'ajoutent celles d'obtenir at home les licences d'exportation pour l'Europe socialiste, à l'exception de la Yougoslavie. Il serait cependant opportun de conquérir ce marché « d'occasions » avant que l'U.R.S.S. fût en mesure d'y exercer une concurrence discriminatoire. Experts en calculatrices scientifiques destinées à l'espace ou à la défense, rompus aux mathématiques pures, les Russes sauront bientôt fabriquer en grandes séries de remarquables ordinateurs à usages industriels, administratifs, commerciaux. Encore médiocrement outillés pour produire à grande ils échelle circuits intégrés et éléments microminiaturisés, traversent en tâtonnant la phase de production quasi artisanale

des

appareils

à transistors

2.

Des réalisations de valeur illustrent néanmoins leur automatisation des services administratifs. Pour les industries des engrais, du coton et du pain, les machines de la Direction centrale des statistiques comptabilisent de Moscou les achats et les ventes, ainsi que les règlements des clients, des fournisseurs, des salaires. L'informatique se développe rapidement partout où sont nécessaires des systèmes de collecte. D'après Sokoloff, l'ordinateur améliorerait la productivité des dix i. Electronics, 2. L'U.R.S.S. à la suite d'une

1966. 24 janvier aurait ralenti ses travaux pénurie de silicones.

sur les microcircuits

vers

1962,

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millions d'employés de l'administration économique, dont le tiers environ se charge de la planification et des statistiques. Mais l'informatique n'est pas toujours l'antidote du cancer technocratique... D'après une enquête du Congrès des États-Unis, l'U.R.S.S. disposait en fin 1965 de trois mille calculatrices, presque toutes utilisées à des fins scientifiques ou militaires : le cap des cinq mille serait franchi en fin 1968 ou en ig6g. L'an dernier, le vice-président de la Commission du Plan, M. Rakovsky, reconnaissait dans un discours officiel que la production d'ordinateurs en Union soviétique ne représentait que le dixième environ de la production américaine... Automatique L'U.R.S.S., à n'en pas douter, tient pourtant la tête de la compétition interplanétaire dans la catégorie « fusées téléguidées et satellites », qui sont des microcosmes d'automatisme. Hors du domaine spatial, sa technicité se révèle souvent imbattable dans les barrages, les centrales hydrauliques, le forage, la mécanique, la construction. Cinq ans plus tôt, l'U.R.S.S. disposait déjà de trois mille chaînes de production semi-automatiques et de mille cent chaînes automatiques. D'après l' « Office central des statistiques », les quantités seraient doubles en 1967. Dans la seule région de Moscou, cinq cents lignes automatiques de machinesoutils auraient été installées durant le dernier plan septennal. Automation « de Detroit », automation « de Moscou » :les usines de roulements à billes, de pistons et de soupapes se classent à l'avant-garde de la technique mondiale. L'Institut d'étude de l'automation et de la télémécanique a installé des chaînes-tranferts dans les usines de tracteurs et d'automobiles (Zis), ainsi que des machines-outils contrôlées par calculatrices. Surveillée par six régleurs, une ligne automatique produit chaque année près de cent mille châssis de moteurs électriques. A Oulianovski, trois équipes de dix hommes fabriquent plus de trois mille pistons par jour. Montées pour construire le canal Volga-Don, des usines automatiques de béton équipent aujourd'hui les plus grands chantiers. Quant aux centrales hydro-électriques, elles sont pour la plupart automatisées et télécommandées.

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Après avoir revivifié les secteurs du pétrole, de l'électricité, de l'acier, de la chimie et de la machine-outil, l'automatique se greffe sur d'autres industries. Dans l'Oural, plusieurs installations extraient leur minerai de cuivre par machines commandées de la surface; les opérations sont suivies sur des écrans de télévision installés aux postes de commande. En Ukraine, l'Institut de Gosstrov dès 1965 la préfabrication automatique de industrialisait bâtiments d'habitation, dont le prototype fut conçu par le Combinat de construction de Kiev. Un ordinateur commande toutes les opérations d'assemblage des maisons et contrôle les variations des stocks en fonction des programmes. Une vingtaine d'Instituts de recherche participent aux travaux de percement de la croûte terrestre. Le premier de ces forages - situé dans les gisements pétroliers de la région de Bakou, au nord de la Caspienne - atteindrait la limite inférieure de la zone pétrolifère, ce qui permettrait de vérifier certaines hypothèses sur l'origine non organique du pétrole. Le second puits serait foré dans la péninsule de Kola, audelà du cercle arctique, près de la frontière norvégienne. La sonde aurait à traverser sept à huit kilomètres de granit avant d'atteindre la couche de basalte sous-jacente : cette expérience apporterait des précisions sur le mécanisme de formation des continents. Le troisième forage mettrait à nu les racines de la chaîne montagneuses de l'Oural et atteindrait les boyaux souterrains par lesquels, cent millions d'années plus tôt, s'épanchaient les laves charrieuses de minerais métalliques jaillissant des profondeurs du globe. Un quatrième puits en Transcauà la casie, un cinquième aux îles Kouriles permettraient chaleur géothermique de remonter vers la surface, offrant aux humains des geysers de calories. Bien que friands d'exploits techniques, les États-Unis durent abandonner en fin 1966, par mesure d'économie, leur « projet Mohole » qui consistait à forer dans une fosse sous-marine du Pacifique, où la croûte est moins épaisse que sous les continents. Conscient de ne pouvoir relever sur tous terrains les défis de prestige, le Congrès des États-Unis décida d'interrompre le creusement de ce... trou dans lequel venaient d'être engloutis plus de soixante millions de dollars. D'après la National Science Foundation, l'expérience aurait néanmoins conduit à une quarantaine d'innovations dans la technique

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des forages profonds. Mais les Russes restent seuls en piste... Après une longue hibernation, leur industrie s'acharne à remplacer les équipements désuets dont elle regorge par des automatismes 1. Son dégourdissement pourrait être activé du fait que les entreprises n'ont pas à respecter les critères de rentabilité qui entravent la supermécanisation des pays non socialistes. En sens inverse, il est vrai, la notion de profit à peine ressuscitée ne joue pas encore le rôle d'aiguillon qui harcèle à chaque instant les concurrents capitalistes. Alors qu'en Europe la variété des modèles d'automobiles et la fréquence des modes limitent l'essor et tempèrent les bienfaits de l'automatique, en U.R.S.S. la production de masse peut se donner libre cours avec de rares variables. Une usine y fabrique plusieurs centaines de véhicules lourds par jour, rythme supérieur à celui des firmes américaines les plus productives. Bielles, pistons, boîtes de vitesse sont également construits en très grandes séries par des ateliers automatisés dans leur quasi-totalité. Dans le matériel ferroviaire, le nouveau système soviétique d'accouplement automatique équipera non seulement les trains de l'Europe socialiste, mais aussi ceux des Pays scandinaves. Les locomotives électriques géantes fabriquées par la Norvège - déjà livrées à la Suède, la Roumanie, la Yougoslavie - sont les premières en Europe septentrionale à utiliser ce système... cependant que le réseau ferroviaire de l'Europe occidentale, le second du monde après celui des États-Unis, reste le dernier à pratiquer l'attelage manuel. Les processus des trois équipes par jour et des cinq jours par semaine se généralisent. Échelonnés sur sept ou huit mois, les congés permettent à la plupart des usines de tourner à cadence constante pendant toute l'année. La précision des méthodes actuelles, la puissance de l'appareil de recherche, le développement de la formation laissent prévoir un jaillissement technologique à court ou moyen terme. i. « Danscertainssecteursde l'industrie,la part de l'équipementdésuet atteint 30à 40 %. Le nombredes machines-outils automatiquesen service faibledansles restefaible.La mécanisation du travailest particulièrement travaux de manutention.Les trois cinquièmesdes investissements sont affectésà la constructionde bâtiments,moinsd'un tiers va à l'achat de »Boukhanévitch, du Gosplan, chercheurdel'institutd'économie machines... Économie Planifiée,février1967.

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In f ormatiqxe Bien que maints secteurs ne soient pas encore sortis de et de spécialisation, la phase de normalisation l'automatique les stratèges du plan 1965-1970 : ne cesse de préoccuper calculatrices électronique, radio-électronique, y sont affectées des coefficients de croissance les plus élevés. concernent surtout les machinesLes progrès escomptés ou à direction outils à commande numérique programmée, les automatismes de précision, les chaînes les ordinateurs, Aux dires des prophètes et semi-automatiques. automatiques du programme de trop bon augure, l'exécution septennal la Russie une productivité eût dû conférer à 1959-1965 supérieure à celle de la France ou de l'Allemagne fédérale, voire les résultats à celle des États-Unis : se sont comparable inférieurs aux objectifs. révélés, là encore, platement Pour combler une partie du retard, un accord vient d'être conclu avec Olivetti-General Electric : la firme italienne livrera à l'U.R.S.S. pour plusieurs millions de dollars d'ordinateurs 1. Des équiet y installera une usine d'ensembles électroniques et des licences de fabrications seront pements périphériques d'autre part achetés à des firmes occidentales. du Conseil des ministres, En 1967, le vice-président qui dans l'économie préside le Gosplan, a préconisé d'introduire avec ordinateurs soixante systèmes automatisés pour assurer le contrôle et la gestion des grandes entreprises. Une centaine de centres de calculs seraient chargés de traiter les informations dans les domaines de la science, de la technique, de et du Plan. l'économie... de Magnitogorsk, Au Combinat métallurgique un ordinateur « Oural » résout les problèmes de répartition rationnelle du métal et calcule la sortie du laminé en poids théorique : il contrôle la section de découpage des métaux et répartit autole travail en fonction des commandes. De même, matiquement sont planifiés par calles transports dans la mer Baltique en tenant culatrice ; l'appareil règle le routage des bateaux des durée des de la des traversées, compte tonnages cargaisons, des conditions atmosphériques. i. La livraison de ces matériels a été autorisée par Washington, en mai 1967.

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Dans le domaine de l'enseignement la technique programmé, russe ne le cède en rien à l'américaine. L'Institut polytechnique de Lvov a mis au point une machine électronique « Alpha 5 » qui a étonné les visiteurs de l'Exposition de Montréal. Cette machine et expose des problèmes scientifiques si la réponse est juste, un pose des questions aux étudiants; nouveau texte est proposé; en cas de réponse non satisfainécessaire et repose sante, la machine fournit l'explication de nouvelles questions. En fin d'examen, elle note les candidats. En 1968, un nouveau centre d'électrotechnique et d'automation est ouvert à Tachkent : il met au point les commandes et électriques, automatiques pour des centrales thermiques du coton et pour hydrauliques, pour des usines de traitement les installations d'irrigation. L'automation

et l'État

de « pseudoscience Après avoir qualifié l'informatique impéles merveilles découvre de rialiste », la jeunesse soviétique son enthousiasme à l'état naissant l'automation : rappelle celui de ses aînés pour l'électricité. Selon les gouvernements lucides - qui n'espèrent plus « dépasser l'Amérique les horaires hebdoma» ni comprimer heures - le communisme daires à vingt-cinq égale « socialisme + automatisme ». est mis au point par l'InsLe programme d'automation titut central des mathématiques en économiques, réorganisé tous les 1963, qui a pour tâche de répartir et de couronner la production travaux 1. effectués pour optimiser central avoir créé un Institut et téléd'automatique Après mécanique, chargé des recherches appliquées dans les diverses a constitué un ministère l'Union de industries, soviétique l'Industrie distinct de celui de la radiotechnique. électronique et la construction Un Comité d'État pour l'automation mécadu Conseil des ministres nique - qui relève directement de recherche coordonne les études des instituts relatifs à Le plus important et à l'informatique. d'entre l'automatique i. Cet Institut, qui rassemble des mathématiciens, des économistes, des techniciens, publie depuis deux ans Économie et méthodes mathématiques.

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et les moteurs, d'études eux, l'Institut pour l'automation situé à Moscou, rassemble plus de mille ingénieurs et techniciens. et proLe Comité d'État pour l'enseignement technique du travail dans les diverses catéfessionnel étudie l'évolution à mesure que s'élève le degré d'automagories d'ouvriers, les tisation. Cet organisme, qui commence par examiner tendances actuelles de l'industrie chimique, applique un vaste des travailleurs. de reconversion Ses efforts de programme au chef sur les opéformation professionnelle portent premier de laboratoires et sur les conducteurs rateurs polyvalents Des études sont engagées simultanément pour d'appareils. transférer une partie de la main-d'oeuvre aux secteurs du pétrole et du gaz naturel. ce Comité d'État Pour l'industrie mécanique, s'emploie à en particulier des former des groupes de professions-pilotes, des régleurs metteurs au point, des ajusteurs, des réparateurs, des électriciens de montage, des outilde machines-outils, leurs polyvalents. un En liaison avec la Direction centrale des Statistiques, sur le plan natioInstitut organise un système cybernétique nal. De son côté, le Comité d'État fédéral pour la Science et la Technique à la plaapplique les méthodes mathématiques nification. Aussi bien le territoire fut quadrillé vers ig6o par un réseau - à triple fonction informative, opérationnelle, - d'une de stations d'informacinquantaine prévisionnelle un million et demi d'opérations tion. Capables d'exécuter à la seconde, leurs calculatrices, connectées entre elles, relièrent le Gosplan aux entreprises par l'intermédiaire de sous-stations. Après avoir recueilli, analysé, traité les données chiffrées, des équipes en diffusèrent les résultats à tous les secteurs de l'économie. Depuis deux ans, elles ont à établir les niveaux en tenant compte de tous les des prix et les taux d'intérêt dans un calcul normal de rentaéléments qui interviennent issus des mécanismes bilité : les stimulants de marché sont intégrés dans l'économie dirigée. la meilleure D'après la nouvelle école russe d'économétrie, méthode les ressources consisterait en effet à pour répartir à l'aide d'ordinateurs, créer artificiellement, un modèle d'économie où la concurrence jouerait à plein, et à en déduire un être rajustés système idéal des prix. Ces indices pourraient d'une politique pour tenir compte des exigences particulières

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économique... mais sociale. Ainsi entrent en pratique les études des économistes Léonid, Kantorovitch, Nemchinov, Novogilov qui reconsidèrent les notions de concurrence et de prix d'équilibre. Révolutionnaire pour un marxiste orthodoxe, cette grille de référence établit des prix optimaux dans l'optique d'une économie qui serait libérée de toute contrainte 1. Recherche,formation, enseignement D'après un communiqué de l'Office central des statistiques, le nombre des chercheurs dépassait 660.00o en 1966. Le Comité central du parti communiste d'août 1967 confirme que l'U.R.S.S. compterait à cette date plus de 700.00o chercheurs, dans un monde qui en totaliserait trois millions. Le titan de l'Est n'aurait, sur ce plan du moins, rien à envier à celui de l'Ouest 2. Mais la valeur des publications américaines se révèle supérieure de moitié environ à celle des russes, dont la quantité est nettement moins élevée. Des hommes de sciences, dont le physicien Piotr Kapitza, ont pris conscience du retard contracté par leur pays dans les domaines de la productivité et de la technologie. Ils s'efforcent d'augmenter le « coefficient de rendement » des Instituts de recherche, mais les résultats ne peuvent être immédiats. Les traitements des chercheurs en stage sont dorénavant maintenus ou supprimés, et leurs contrats confirmés ou résiliés, suivant la qualité de leurs travaux pendant l'année écoulée. En 1961, les dépenses de « Recherche et Développement » par tête d'habitant étaient nettement inférieures à celles du citoyen américain : une centaine de francs contre quatre cents environ. Cet écart fut réduit au cours de ces dernières années : Moscou affecterait en 1968 une cinquantaine de mili. « L'oppositionn'est plus entre l'économiede marchéet l'économie le sort du mondeest planifiée.Le nouveaudébatdont dépendrafinalement entrel'économiede marchéet un nouveaumodèled'économie dirigée,très élaboré,admettantle marché,maistentantde s'approprierlesautomatismes naturelset de lesfairejoueren faveurd'uneconceptionarbitraireet déterministedu destin humain.» WilliamFrançois,Congrèsde la Sociétédu Mont-Pèlerin, septembre1967. _ le millechercheursrusses,soit 2. Soixante-dix dixième,auraientuneformationéquivalenteà celled'un doctorateuropéenou américain.

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liards de francs à la recherche, soit la moitié environ des crédits de Washington. Vers ig6o, les scientifiques durent suivre un plan national de recherches pour éviter les doubles emplois : tout l'arsenal de l'U.R.S.S. - Académie, comités universités, scientifique - fut d'État instituts d'information l'industrie, pour placé d'un « Comité d'État pour la coordination de sous l'autorité la recherche et du développement » dont le président assume de vice-président d'autre du Conseil des part les fonctions devenait affaire d'État. ministres. L'information scientifique Ce Comité, qui coiffe le réseau des organismes d'information, dans l'industrie toute innose chargeait également d'exploiter vation d'importance. 1965, le Kremlin place sous l'autorité Depuis septembre de l'Éducation tous les instituts et toutes les du ministère universités qui effectuent des travaux de laboratoires 1. Rappel à l'ordre qui a pour double objet de convier les chercheurs à sinon du profit, tenir un plus grand compte du rendement, les laboratoires de l'industrie. et de rapprocher davantage et si étatisée que soit cette économie, ses Si centralisée Selon une enquête récente doubles emplois restent fréquents. de recherche de deux mille organismes, sur les programmes à neuf cents projets seraient étudiés par plusieurs instituts la fois, cinq cents auraient déjà été exécutés ailleurs. Comme leurs collègues d'Europe occidentale, il est vrai, maints experts estiment et duplications sont que compétitions soviétiques des maux nécessaires et non des gaspillages. une ville En Sibérie occidentale, près de Novosibirsk, est consacrée à entière récemment construite, Academgorod, C'est là qu'est situé le Laboratoire la recherche scientifique. du professeur Kantorovitch. Pour d'économie mathématique des travaux débouchent plus rapidement que les résultats l'Académie des Sciences sur des applications industrielles, à quelques kilomètres une de Sibérie a décidé de construire ». Le journal soviétique La Culture et « ville technologique la Vie estime qu'en huit ans, les « retombées économiques » auront couvert le triple des dépenses engagées pour créer cette cité. Devant des résultats aussi encouet entretenir t. Ce programme-choc relatif à la réforme de la recherche comprend l'attribution d'un crédit de trois millions de dollars environ à chacun des huit cents Instituts de recherche.

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rageants, une autre ville scientifique est en cours de construction aux environs d'Irkoutsk. Izvestia annonce cette année l'édification, au sud de Kiev, à Teremki, d'une « ville académique » où fonctionnera le Centre de cybernétique de l'Académie des Sciences d'Ukraine. Prévue pour dix mille habitants, cette cité comprendra un institut de cybernétique théorique et économique, un institut des méthodes mathématiques de recherche, un institut de cybernétique biologique. Alors que la recherche fondamentale incombe aux instituts de cybernétique et à l'Institut d'automatique et de télémécanique de Moscou, les divers types de recherche appliquée sont répartis entre quinze instituts d'automation créés depuis une dizaine d'années, et dont celui de Kiev reste le prototype. L'Institut des machines électroniques de gestion se spécialise dans les études et travaux destinés à étendre l'usage des calculatrices à la planification et aux statistiques. La formation des automaticiens et des informaticiens fait l'objet de cycles spéciaux dans toutes les universités, en liaison avec les instituts d'automation et de cybernétique : ce système assure aujourd'hui à l'U.R.S.S., plus que des bataillons, des régiments d'ingénieurs. A tous les enseignements techniques, furent récemment ajoutés des cours généraux sur à tous les enseignements et l'informatique; l'automatique scolaires ou universitaires, des cours d'électrotechnique. Les groupes de professions pilotes que les pouvoirs publics s'attachent à développer sont les ajusteurs et régleurs de machinesoutils, les télémécaniciens, les électroniciens. L'Institut de physique a fondé plusieurs écoles de physique à l'intention des élèves de quinze à dix-huit ans. Elles dispensent des cours de physique théorique et d'automation. En dépit de tels efforts, automaticiens, informaticiens, ingénieurs spécialisés font partout défaut. Depuis l'an dernier, des cours de recyclage sont organisés à Moscou, à Leningrad, à Kiev, à Novosibirsk, pour les diplômés de l'enseignement supérieur et les praticiens de l'économie. Dans chaque usine, les syndicats s'appliquent à éduquer et à former les travailleurs, sur le plan politique comme sur le plan technique. Ils éveillent l'esprit créateur de leurs adhérents tout en améliorant leur qualification professionnelle. Chaque école professionnelle est jumelée avec une usine qui organise des stages et assure la partie pratique de l'en-

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du Conseil de l'économie seignement. Par l'intermédiaire nationale (ex-sovnarkhoz), l'entreprise définit ses perspectives d'emplois en fonction desquelles est déterminée la vocation de l'école; l'usine fournit en contrepartie les moyens de construire et d'équiper les locaux scolaires. La coopération reste constante entre les entreprises industrielles et les établissements d'enseignement technique et aucune aucune interférence, professionnel : incompatibilité ne sont à redouter entre intérêts privés et intérêt général. Le travailleur dispose en outre de tout un réseau d'universités populaires, de cours par correspondance, de cours du soir. A l'Est, du nouveau L'un après l'autre, les pays-membres du Conseil d'assistance mutuelle économique avaient adapté leurs économies à la division internationale socialiste du travail, sans renoncer pour autant à leurs productions dominantes. Afin d'automatiser leurs usines, ils normalisent, dans la mesure du possible, leurs fabrications normalisables. Ils coordonnent leurs investissements et réduisent leurs nomenclatures nationales : à chaque État de produire en grande série un nombre d'articles relativement limité. Les premiers efforts portent sur la construction mécanique qui utilise plus de mille cinq cents types de machines ou d'équipements. Ce Conseil, dit C.A.M.E., s'emploie à organiser les échanges de documentation scientifique et technique entre ses membres. Rédigé en 1965, un plan quinquennal 1966-1970 - dont le contenu intégral n'a pas encore été rendu public - préconise notamment « le développement de la technologie des calculatrices, de l'automation et de l'électronique ». Des premiers résultats encourageants furent obtenus dans les secteurs de la chimie, de l'énergie, de la sidérurgie, de l'industrie alimentaire, de la mécanique. Néanmoins, les pays socialistes qui espéraient, grâce à l'automation, produire cette année la moitié de l'industrie mondiale, se résignent à reporter le même objectif sur un avenir plus lointain 1. La prospeci. « En raison de la lenteur de leur développementet de l'accélération des pays capitalistes,les pays socialistesentrent tout au plus pour les deux cinquièmesdans la productionglobalede la planète. » La Vieinternationale, n° 3, i965, Moscou.

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tive à long terme est un art sans danger, du moins dans l'immédiat. Depuis 1964, à la suite de l'obstruction de la Roumanie, le Conseil de l'assistance mutuelle économique s'est peu à peu transformé en un cadre de négociations bilatérales. La Tchécoslovaquie, qui tient à coopérer le plus possible avec les pays capitalistes, aspire à restituer sa place à l'entreprise privée. Ses sociologues iconoclastes parlent d' « humaniser le marxisme, de le libérer des excès sectaires » et qualifient la lutte des classes de « dogme de l'Immaculée Conception du prolétariat ». La Tchécoslovaquie se spécialise dans la fabrication de machines-outils, de calculatrices, d'appareils de radio et de télévision. Depuis juin 1967, un accord bilatéral avec l'U.R.S.S. organise la coopération des deux pays pour produire des ordinateurs. La réussite exceptionnelle dans les machines-outils à commande numérique et les équipements automatiques traduit la valeur de ses Instituts de recherche dont les travaux sont coordonnés et dirigés par la Commission d'État pour la technique. Organe du gouvernement, cette Commission se charge des études économiques, oriente recherches et développement, assure la coopération scientifique et technique à l'échelle internationale, conclut des accords de licences. La République tchécoslovaque vend bien plus de licences qu'elle n'en achète à l'étranger... L'automatisation et la commande par programmation font l'objet de recherches très poussées, notamment dans l'entreprise TOS Kuyim dont les fraiseuses à commande numérique connaissent un succès que l' « Expo 67 » de Montréal a justement magnifié. La Commission d'État pour la Direction et l'Organisation a chargé des instituts spécialisés de rationaliser le travail dans les entreprises. Avant l'année 1970, seront créés dix-huit grands centres de calcul; huit mille spécialistes auront été formés d'ici là pour servir les ensembles électroniques. Instituts et commissions spécialisés se préoccupent d'introduire dans l'industrie et le commerce la technique des calculatrices. L'un des premiers centres de calcul, inauguré en 1966, est celui de la Commission d'État pour la Planification. Quant à la Commission d'État pour la Science et la Technique, elle

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s'apprête à installer une centaine d'ordinateurs de petite et moyenne importance avant un délai de trois années. La diversité des modèles dont se servent entreprises et instituts nuit à leur entretien et, sur un autre plan, à la comparaison des expériences. La division du travail entre la dizaine d'usines qui peuvent fabriquer les unités centrales et les éléments périphériques n'est pas encore arrêtée. Orientés vers des systèmes analogiques, les promoteurs tchécoslovaques rencontrent maintes difficultés à concurrencer les calculatrices numériques. En raison de la décision gouvernementale d'automatiser au maximum gestion administrative, planification et processus de production, la Tchécoslovaquie devient un marché potentiel de première importance 1. Le manque de main-d'oeuvre a même déterminé le gouvernement à modifier son troisième plan quinquennal afin d'accélérer l'automatisation de ses équipements. Vingt-neuvième pays du monde par sa population, la Tchécoslovaquie se range parmi les dix premiers producteurs et les cinq premiers exportateurs de machines-outils. Les entreprises Skoda et Chepos exportent des installations complètes et des automatismes vers tous les continents. Ce pays de quinze millions d'habitants compte cent cinquante mille étudiants de grandes écoles, trois cent mille ingénieurs ou techniciens, dix mille chercheurs. Faute de marché intérieur suffisant, les membres du Conseil d'assistance sont souvent conduits à intégrer leur arsenal productif dans une entité internationale. La Yougoslavie se spécialise dans les équipements automatiques et dans les pneumatiques. Bien que le pays n'ait pas élaboré un programme spécifique pour développer l'automation, le plan d'orientation pour la Serbie - conçu par l'Association Unimatik - reflète les principales lignes de force de cette mutation 2. Les nouveaux projets portent essentiellement sur l'électronique : calculatrices, composants microminiaturisés, télémécanique, signalisation et instruments nucléaires. i. « L'industrie et le marché des calculateurs en République démocraet en Tchécoslovaquie n, par F. COURTAUD, Usine Nouvelle, tique allemande 1967. septembre de France à Belgrade, février 1967. 2. Bulletin de l'ambassade

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et d'éléments d'auLes principaux fabricants d'installations de Nis, Teleoptik de tomation sont : Elektronska Industrija Prva Iskra de Baric, Zémum, Prva Petoletka de Trotenik, de de 14 Oktobar Krusevac. Simultanément Subotica, Sigma les instituts Nikola Tesla et Boris Kidric Mihajlo Pupin, - ainsi des entreprises - accentuent que les laboratoires leurs recherches pour réduire le plus possible leur dépendance de l'étranger. Faute de techniciens... et de technologique sous licence, du moins temps, les entreprises fabriqueront une période de transition. pendant la République Par souci de productivité, démocratique à fabriquer des postes de télévision allemande renoncerait et des automatismes des ordinateurs afin de produire pour et imprimeries. En 1966, une usine importante charbonnages en fabrique s'est transformée de radio et de télévision de Pour Walter Ulbricht, « mécanisation calculatrices. poussée doivent être le programme de et automation progressive travail de tous les citoyens ». de l'Est, dont les investissements ont été draiL'Allemagne de base, produit surtout du coke de nés vers les industries des instruments lignite, du caoutchouc synthétique, d'optique en matières à premières la condamne (Zeiss). Sa pauvreté la division internationale du travail. strictement respecter de fabrication non rationnels Les procédés qu'elle utilise de se targuer d'une dans l'industrie chimique lui permettent consommation d'électricité supérieure, par tête d'habitant, à celle de l'Allemagne fédérale. Son caoutchouc est fabriqué avec du carbure de calcium et non selon le système éconola production de coke à mique du procédé pétrochimique : haute température, à base de lignite, est peu rentable. Il fut décidé en ig68 que le réseau d'informatique dépendant et de l'Electronique du ministère de l'Électrotechnique serait des en machines à d'ordinateurs cartes équipé remplacement de Dresde, le programme préperforées. Élaboré par l'Institut de centres de calcul dans les différents voit la construction secteurs industriels, et selon l'implantation territoriale. La formation des informaticiens sera assurée par l'Institut spécialisé de Dresde en liaison avec un récent secrétariat d'Etat des données. pour le traitement de l'Est devait rapiEn théorie, l'économie de l'Allemagne dement franchir trois étapes successives. Un préalable : la

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normalisation ou « standardisation »; puis la spécialisation dont elle attendait un gain de productivité d'un à deux cinde tout équipement supplémenquièmes, indépendamment l'automatisation enfin taire ; qui eût quadruplé les rendements. Mais les résultats ne rappellent les prévisions des plans que pour les ridiculiser. Près de cinq cent mille ouvriers travaillent encore avec des outils qui ne sont pas actionnés par l'énergie... D'après Ulbricht lui-même, « la qualité est souvent obtenue par une augmentation intolérable des frais de fabrication ». La République démocratique allemande n'arrive ainsi qu'en dixième position, derrière la Suisse, dont les effectifs industriels sont quatre fois plus faibles. Elle ne disposerait aujourd'hui que d'une centaine de calculatrices 1. Le retard technique de la zone soviétique proviendrait surtout de la priorité accordée aux investissements dans les secteurs de base au détriment des industries de transformation. Si à la foire de Leipzig notamment, l'économie est-allemande exhibe quelques articles techniques de classe internationale, ses coûts de production - malgré le bas niveau des salaires restent bien supérieurs à ceux de la République fédérale ou des États-Unis. La Hongrie s'orienterait en revanche vers les industries d'équipements lourds, la chimie, les machines à traiter l'information. En coopération avec Krupp, l'usine Csc fabrique des tours spéciaux à commande numérique qui figurent parmi les meilleurs du monde. Appuyant les réserves formulées par la Roumanie sur la division du travail dans la recherche, la Hongrie a protesté plusieurs fois contre l'interruption ou la diminution d'activités qui résultent des accords du C.A.M.E. De même, le plan national de Pologne ne tient guère compte - sans doute à dessein - de la coordination des plans scientifiques et de la spécialisation socialiste des recherches. Les Polonais produisent des équipements pour charbonnages, des constructions électro-mécaniques, des hauts fourneaux, du matériel électronique. Dès 1951, ils s'engageaient dans la voie de l'informatique. i. La productiond'ordinateursde la Républiquedémocratiqueallemande ne parvient pas à couvrirses besoins.L'ordinateurle plus évolué,le « Robotron 300 »,en est encoreau stade expérimental.

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La République populaire de Bulgarie se réserverait la production de moufles électriques, de chariots de levage, de machines pour l'industrie alimentaire. Quant à la Roumanie, dont l'agriculture est en mesure d'assurer le propre ravitaillement, elle peut négliger les recommandations du C.A.M.E. grâce à l'indépendance que lui procurent ses ventes de pétrole 1. La part des crédits destinés à automatiser son industrie représente, pour le plan quinquennal en cours, le cinquième environ des investissements d'équipements. Une firme se spécialise dans la production d'éléments électroniques pour ordinateurs; un Institut de recherche en Informatique vient d'être créé. La Roumanie s'efforce ainsi, dans un premier temps, de lancer des fabrications nationales pour réduire les importations d'automatismes dont les besoins sont immenses, ne fût-ce que pour ses centrales énergétiques et ses usines métallurgiques. Dans tous ces pays, comme on pouvait s'y attendre, l'étatisation du commerce extérieur a contribué à communiquer aux échanges les trois tares de la bureaucratie : lenteur, indécision, imprécision. Une révolution de révolutionnaires Les pays capitalistes ne sont pas les seuls à faire des révolutions. Après avoir longtemps méprisé les méthodes économico-mathématiques pour la seule raison qu'elles étaient les écoles bourgeoises, les économètres soviéadoptées par tiques s'adonnèrent sans retenue au fanatisme du calcul leurs électronique, seul capable de réduire automatiquement Ils tous les sur en plans. renonçaient engorgements échange aux doctrines confortables de l'autodestruction du capitalisme, de la paupérisation systématique, de l'essoufflement i. Les communistesroumainsminent l'autorité soviétique en critiquant le C.A.M.E.,cette caricature de marché communoriental. Le régime roumain manifesteun tiède intérêt pour cette divisioninternationaledu travail : il préférerait brûler les étapes et utiliser, selon les termes de M. Ceausescu, « tout ce qui est le meilleurde la scienceet la technologiedu monde ».

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de l'économie américaine : les plus beaux mythes ont leur temps 1. L'ange de la centralisation avait pourtant mis hors de la planification effaçait, combat le démon de l'anarchie : du moins sur le papier, contrariétés et contradictions. Mais le papier colmate le papier : un perfectionnisme de théorie stérilisait une économie déjà envoûtée par des superstitions paralysantes et fascinée par une technocratie abusive. La valeur du plan central, croyait-on, était fonction de ses indices. Aussi bien leur nombre passa de quatre cents à deux mille : tous les éléments de l'activité industrielle, y compris les moindres boulons, devaient figurer sur le plan. Il eût fallu cent mille programmeurs pour ordonner tous les éléments de cette économie, déformée par ce grossissement; un siècle eût été nécessaire pour former ce corps d'armée de spécialistes. La bureaucratie proliférait à un rythme bien plus rapide que la production, à la faveur de chevauchements administratifs ; des systèmes de gestion parasitaires s'intercalaient sans

raison

entre

usines

et

bureaux

2.

Il fallut attendre la résolution du Plénum de septembre 1965, pour que des orientations moins dogmatiques et plus subtiles infléchissent les directives primaires et les interprétations sectaires imposées à l'économie. Depuis plusieurs années déjà, le professeur Liberman mettait en doute l'efficacité des centres de comptabilité subordonnés au Gosplan électronique. Selon ses propres termes, le seul résultat d'un planisme aussi théorique était « d'avoir inoculé la bureaucratie à toute l'économie, d'avoir encouragé toutes les manifestations de routines administratives et d'opportunisme velléitaire, résolument bannis aujourd'hui par le Parti ». Constat d'échec, révisions déchirantes. Réhabilitées, les notions de rendement professionnel, de profit, de compétition donnent de moins piteux résultats que l'ancien système d'indices imposés, d'improductivités i. Au cours des années« 5o » les taux de croissancede l'économiesoviétique - commeceux de l'Europe occidentaleet du Japon - avaient dépassé ceux des États-Unis.Une extrapolationsimplistedonnaità penserque l'écart serait combléavant la fin du siècle.Aujourd'hui,la thèse plus vraisemblable de « l'avantage cumulatifprédomine au contraire : l'écart tend plutôt à croître en raison du gigantismedes entreprisesaméricaines. 2. Articlede la Pravda, z5septembre 1966.

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de « dénaturations cumulées, », de réserves bureaucratiques occultes. Elles n'en pourraient produire de pires. Faute de concurrence idéal de prix réelle, un système conduit à une répartition des ressources. plus rationnelle Sans libéraliser ses méthodes minutieuses de pour autant les l'industrie « libermanise » : elle planification, soviétique « débureaucratise ». décentralise, assouplit, Et voici notre Comité d'État pour le travail et les salaires un système de primes provenant qui institue progressivement d'un fonds annuel de salaires, alimenté de par les profits l'usine. Une formule analogue fut appliquée en 1967 dans le secteur agricole où, l'an dernier, une seule ferme d'État sur cinq s'était révélée rentable. « Je ne crois guère en une économie presse-bouton », déclare Liberman. Et l'homme se retrouve à sa place, après s'être pour la machine, égaré et noirci soi-même par fanatisme remise également à sa place. Desserrant l'étau d'une technocratie abusivement égocenle consommateur enfin et planificatrice, trique peut son mépris du profit par un penchant pour la compenser consommation. Aussi bien la recherche se situe dorénavant sous le triple de l'efficacité, de la souplesse de gessigne de la rentabilité, tion : les chevaux de bataille du professeur Liberman ont libéré une économie volontariste qui étouffait sous la masse d'une trop rigide centralisation. l'U.R.S.S. met Aujourd'hui, son économie à l'heure de l'informatique dont le dévelopdu plan quinquennal constitue l'élément-clé 1965pement le réseau national de centres d'ordi1970. L'an prochain, nateurs sera relié aux complexes industriels, et la répartition centrale des ressources supervisée par le Gosplan. se proSimultanément une opération « calcul » originale de d'endide les combinaisons la technocratie et pose déjouer des paperasses : il s'agit de dérouiller guer les débordements une économie sclérosée cancéreuse. par une planification « Les chaînes de l'humanité, dit Kafka, sont en papier de ministère. » finit par sourdre l'offre : Sous la pression de la demande des artisans plus ou moins clandestins démêloirs, fabriquent sur les modes de vie - et ciseaux, séchoirs dont l'impact court - échappait aux sovnarkhoz sur les modes tout Ainsi petit artisanat et initiatives individuelles d'antan.

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parviennent à combler certaines lacunes de la « technostructure ». D'après l'Ekonomitcheskaïa Gazeta de septembre 1967, plus de cinq mille entreprises - qui représentent le tiers environ de la production globale de l'industrie - travaillent selon les nouvelles méthodes de la réforme Kossyguine, inspirée des idées de Liberman. Avant ig6g, toutes les usines auront adopté le système de planification et de stimulation fondé sur les concepts de profit, de rentabilité, d'investissement 1. Détrônée comme instrument infaillible de prospérité au niveau national, la calculatrice retrouve son prestige dans usines et bureaux. D'où son insertion dans l'industrie où elle économise matières premières, main-d'oeuvre, temps et énergie. Un même flux, mais à double courant, semble ainsi électriser les deux champs de l'hémisphère Nord, voués l'un et l'autre à l'automatique et à l'informatique. Pendant que l'U.R.S.S. révise et assouplit son système de plan, les ÉtatsUnis structurent et renforcent le rôle de l'État dans l'orientation de leur économie. Il n'en demeure pas moins qu'entre ces lignes de force parallèles et de sens contraires subsiste un écart fondamental. Un écart de nature et non de degré. Celui qui sépare le capitalisme du socialisme : la propriété des moyens de production. Seule la grande peur commune des petits Chinois serait le commencement de la sagesse. De l'Est à l'Ouest, s'ouvrent les voies de la convergence : il n'est jamais trop tard pour se supporter, sinon pour se comprendre. i. L'auteurde l'article,H. Roumiantsev, aprèsavoirrappeléqu'en t966 le profitréalisépar les entreprisestravaillantselonle nouveausystème s'est accrud'un quart par rapportà l'annéeprécédente(contreio % dans l'ensemblede l'industrie)déclareque l'influencebénéfiquede la réforme croîtraau fur et à mesurede sonextension.

TROISIÈME

PARTIE

ET L'HOMME ? « Une politique n'a de sens qu'à condition d'être au service d'une évidence spirituelle. Nous voulons fonder le respect de l'homme. » SAINT-EXUPÉRY.

CHAPITRE XI CHOMAGE

OU EMPLOI ? « L'expérienceréfute l'idée que la diffusionde l'automatisme crée nécessairementdu chômage.» Raymond

ARON.

« IL n'y a pas de progrès social sans progrès économique, de progrès économique sans progrès technique, de progrès technique sans investissements », déclare Jean Fourastié. C'est incontestable. Mais ce qui l'est davantage, c'est qu'il y a des investissements sans progrès technique, des progrès techniques sans progrès économique, des progrès économiques sans progrès social. A quoi servent progrès économiques, progrès techniques et investissements quand ils ne concourrent point à améliorer la condition humaine? Chaque innovation de la technologie devrait entraîner une hausse du niveau de vie. De là vient que maints économistes se demandent si les phénomènes sociaux sont le résultat direct du progrès technique, ou si la technique est la conséquence du développement économico-social. Avec un dilettantisme de bon aloi, les technocrates soutiennent la première thèse, celle du « déterminisme technologique ». A quoi s'opposent les acharnés du « déterminisme social », pour qui la technologie est consé-

elle-même étantd'originesociale1. quencesociale,la technique

Querelle byzantine : pâte à mâcher pour théoriciens de i. On pourrait considérer,avec Marx et Engels,que les capitalistes sont condamnésà perfectionnerleurs machinessous peine de se ruiner. « A partir de i8z5, écrit Marx, presquetoutes les inventionsnouvellesont été le résul-

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ET L'HOMME ?

métier. En fait, tout phénomène relatif à l'homme obéit au chimisme des milieux organiques : actions et réactions coexistent dans les deux sens. La technique agit sur la société qui réagit sur la technique. Et c'est au pas de cette vis sans fin qu'insensiblement s'élève le niveau de vie des humains. Chômage et emploi Poussant vers ses limites extrêmes la production de masse, l'automation ne pose guère de problèmes spécifiques : ses effets sont de même nature que ceux qui résultent d'un progrès de mécanisation, à des degrés supérieurs. Les automatismes, ces archétypes de perfection, mettrontils au rancart cette machine peu perfectible, vieille de plusieurs millénaires, qui s'est décernée sans vergogne la superqualification d' « homme 1 »? Telle est la question qui divise anthropologistes et sociologues. Pour les uns, l'automation serait génératrice de chômage; pour les autres, elle créerait bien plus d'emplois qu'elle ne provoquerait de licenciements. Thèses et antithèses s'entrechoquent sans qu'une seule étincelle vienne éclairer le débat. A dire vrai, les plaideurs auraient tous raison s'ils prenaient soin de situer leur opinion sur une échelle de temps : chômage dans l'immédiat, emplois à moyen terme, loisirs à long terme. Encore doit-on préciser que le chômage, ce mal de tous les siècles, résulte aussi bien d'une éruption de productivité que de l'insuffisance quantitative ou qualitative de il sévit à Aires comme à Alger, à Buenos l'équipement : Chicago comme à Assouan, à Lille comme à Carthagène. De telles notions, il importerait que l'opinion fût informée hic et nunc. C'est que notre monde du travail, selon ses convictions, serait capable de hâter ou de freiner les progrès de l'automation. Et si l'État doit, coûte que coûte, prendre en charge les tat de conflits entre les ouvriers et les entrepreneurs. Toute grève tant soit était suivie de l'apparition nouvelle. » d'une machine peu importante i. « Pas une de ces machines ne paie de cotisations de l'autoau syndicat mobile », déclarait un ingénieur de Ford à Walter Reuther pour lui démontrer que l'automation contraindrait la classe ouvrière à modérer ses prétentions. « C'est vrai, répliqua celui-ci, mais elles n'achètent pas non plus de )1 voitures.

CHOMAGE

OU

EMPLOI ?

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personnes déplacées par le progrès technique, ce n'est pas indiviseulement par raison humanitaire, d'importance duelle, mais parce que la peur du chômage serait le début d'un déclin vers lequel pencherait toute la nation. Automation :

bouc émissaire

C'est aux États-Unis, où automation et chômage se donnent pour ainsi dire libre cours, qu'apparaît moins confusément l'interaction des deux phénomènes. Il n'est guère possible de dénombrer les chômeurs imputables à l'automation - ni même au progrès technique en général - tant s'entremêlent les facteurs qui entrent en jeu. Aux enquêteurs qui les questionnèrent en 1963 sur leurs motifs d'anxiété, les habitants de Détroit répondirent à l'unanimité : automation et U.R.S.S. Aujourd'hui, la peur bleue des Jaunes et des Noirs éclipserait sans doute l'étoile rouge et les vieilles lunes du supermachinisme. Conscients de l'époque où ils vivent, les Américains estimeraient plutôt que la technologie leur fournit les meilleurs moyens d'estomper les périls de toutes les couleurs. Il y a cinq ans, après une période de chômage record, ces pronostics exprimaient un pessimisme record. Selon le ministère du Travail, l'automation devait supprimer quatre mille emplois par jour, soit plus d'un million par an. D'instinct, les syndicats doublaient volontiers ces chiffres. Et le président Kennedy, en toute loyauté, admettait que les machines remplaceraient chaque année près de deux millions de travailleurs. Reprenant les prévisions des fonctionnaires, le Labour Committee de la Chambre des Représentants estimait alors que l'automation supprimerait, au cours des cinq années à venir, quelque cinq millions d'emplois. En 1965, la Commission nationale de la technologie, de l'automation et du progrès économique, que créa le président Johnson, dénonçait l'intégrale responsabilité de l'automation dans le chômage. Elle préconisait l'octroi d'un revenu minimum garanti à ceux que la technologie priverait de ressources suffisantes. Eussent-ils perdu un million d'emplois par an, les ÉtatsUnis se fussent enfoncés aujourd'hui dans une dépression

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ET L'HOMME?

comparable à la crise de 1930 où un travailleur sur trois restait sans emploi. Or, la proportion de chômeurs n'a cessé de décroître malgré l'accroissement de la population : de 6,7 % en 1961, elle est tombée à 5,2 % en 1964, à 4,7 % en 1965, puis à 4 % en 1966. En 1968, elle atteindrait 3,5 % de la main-d'oeuvre, taux minimum, sans précédent aux États-Unis 1. Dans Mythologie de notre temps, Alfred Sauvy commente cette régression qui réhabilite les nouvelles techniques : « Non seulement le nombre d'emplois est plus élevé qu'avant l'automation, mais il a augmenté plus que la population en âge d'activité, alors que l'opinion générale croit le contraire. » Ses affirmations, qu'il qualifie d' « importunes », lavent opportunément la technologie d'une accusation dont le travailleur eût été par contre-coup la victime. Quid en 1975 ? Bien qu'il soit périlleux de « prévoir, et surtout l'avenir » fût-ce aux États-Unis - le ministère du Travail confirme que le nombre des emplois augmentera rapidement jusqu'en 1975 2 : les postes créés intéresseraient surtout le personnel qualifié et le secteur tertiaire, mais les ouvriers non spécialisés conserveraient leurs fonctions. Même quand l'industrie traverse une phase de stagnation ou de récession, les effectifs employés continuent à progresser : les dépenses de services augmentent de trimestre en trimestre à un rythme à peu près constant 3. Depuis le début de 1967, on assiste à une diminution des effectifs ouvriers, mais ce processus très lent évolue dans d'étroites limites. Bien que la production d'automobiles ait diminué d'un tiers en un an (de février 1966 à février 1967), les chefs d'entreprise ont conservé leurs effectifs, moins par crainte d'augmenter leurs cotisations au fonds de chômage - car les -

i. Bulletin d'informations économiques du conseiller commercial de France à Washington, juin 1967. du ministère fédéral du Travail, 2. Enquête du Bureau des statistiques effectuée à la demande de la Commission nationale pour la technologie, et le progrès économique. Busimess Week, 8 octobre 1966. l'automation 3. En 1968, les dépenses de services représentent plus des deux cinquièmes totale des particuliers. de la consommation

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en cas de « sinistre » - que pour retrouprimes augmentent dont ils auront besoin ver, le moment venu, la main-d'oeuvre leurs machines si coûteuses. Par quoi pour faire fonctionner ou plus généralement les nouvelles techniques, l'automation, à stabiliser l'emploi. contribueraient le Bureau des statistiques, la population active D'après aurait augmenté de deux millions par an au cours de ces dernières alors qu'elle ne s'accroissait années, que d'un million environ par an entre ig6o et 1964. Dans ces conditions, le nombre d'emplois créés de 1965 à 1975 atteindrait dix-huit soit un accroissement brut de dix-neuf millions, une diminution d'un millions non et d'emplois agricoles million d'emplois agricoles. En publiant ses prévisions à long terme, le ministère du de Travail précise qu'elles sont fondées sur les hypothèses de la techcroissance fournies par la Commission nationale et du progrès économique. D'après nologie, de l'automation milces études, sur une population active de quatre-vingt-onze lions de personnes en 1975, plus de quatre-vingt-huit millions seraient effectivement salariées. Aux États-Unis, un taux de à est assimilé inférieur au 3 % chômage plein emploi 1. En raison de la croissance du secteur tertiaire, celui des de trouveraient services, les ouvriers de faible qualification Mais c'est aux hautement travailleurs l'ouvrage. qualifiés qu'il serait fait le plus largement appel. D'où un écartèlement sociale de la population. probable de la structure Les Noirs continueraient à accuser un taux de chômage deux fois plus élevé que la moyenne, et les jeunes gens sans à pâtir dans la plus large mesure du sous-emploi. qualification Par quoi le danger croîtrait que cette seconde révolution « blanche » virât au noir, sinon au rouge sang... Tout compte fait, on peut affirmer que la technologie et en - qui exige une reconversion l'automation parparticulier tielle de la main-d'oeuvre exerce une influence positive aux sur l'emploi : de ig6o à 1968, le nombre des travailleurs milà soixante-quinze États-Unis est passé de soixante-six à croître au même rythme au cours des lions. Il continuerait années suivantes. 1. Ces prévisions tiennent compte de la vague démographique qui, chaque année, vient échouer sur les marchés du travail. En 1968, neuf millions de nouveaux citoyens majeurs grossissent les contingents d'étudiants, de salariés et de chômeurs provisoires ou chroniques. 8

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Et en Europc? Les quelque treize mille ordinateurs de l'Europe occidentale ne pourraient davantage être tenus pour responsables de quelque chômage que ce fût : ce sont les nations les plus industrialisées qui importent de la main-d'oeuvre étrangère. En provenance des pays les moins industrialisés, comme il se doit. Selon les syndicats ouvriers d'Allemagne fédérale, l'automation supprimerait chaque année près d'un million et demi d'emplois dont plus de cent mille dans la sidérurgie. Sans contester ces chiffres, il paraîtrait équitable de les comparer à ceux des postes que la fabrication, la vente, l'entretien d'automatismes et d'ordinateurs procurent aux travailleurs : il s'agit sans aucun doute d'une quantité bien supérieure d'emplois, dans des secteurs différents. Une récente étude de l'Institut statistique de Munich apporte des conclusions rassurantes. Dix firmes allemandes ont doublé leurs effectifs après automatisation, grâce à une croissance simultanée de leur chiffre d'affaires. N'eussentelles pas augmenté leurs ventes, leurs effectifs se fussent sans doute réduits de moitié... En revanche, pour répondre aux demandes de leur clientèle sans modifier leurs équipements, ces usines auraient dû recruter cinq fois plus de salariés 1. Comme tout progrès technique, l'automation crée parfois un îlot de chômage transitoire dans le secteur intéressé. Ces accidents dont les répercussions sociales et politiques peuvent devenir graves, c'est à l'État qu'il échoit cas par cas d'y remédier, faute de les avoir prévenus. Renoncer à la technologie pour épargner des drames à quelques-uns, ce serait abdiquer toute chance de prospérité pour tous. Dans chaque usine, l'automation - qui améliore la productivité - n'est source de chômage que si le volume de production demeure fixe. Le plus souvent, l'économie de travail humain est assortie d'une expansion corrélative de la production, qui permet à son tour de résorber la maind'ceuvre libérée par le perfectionnement des machines. une attitude moins i. En général, les syndicats d'outre-Rhin adoptent dont l'hostilité à de Grande-Bretagne, dogmatique que leurs homologues a longtemps toute rationalisation entravé les progrès de l'industrie,

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OU EMPLOI ?

227

Selon certains économètres, l'automation l'emamenuiserait ploi dans les pays de haute technicité où les besoins seraient alors qu'elle le développerait dans les économies saturés, moins mécanisées. Cette assertion n'est pas vérifiée par les faits.

Automation,

source d'emplois

En définitive, la population active augmente fortement depuis une quinzaine d'années dans les pays les plus automatisés : c'est même là où la production par habitant marque les plus grands progrès que le nombre d'emplois s'est le plus accru. Il en est ainsi aux Etats-Unis, en Suisse, en Italie, aux Pays-Bas, en Belgique, en Allemagne fédérale. D'autre la saturation du marché américain est un part, d'accorder crédit. mythe auquel il paraîtrait peu raisonnable 1Aux États-Unis comme ailleurs, les besoins collectifs santé, culture, recherche, enseignement, grands travaux demeurent Et la technologie suscite autant quasi illimités. sinon plus, qu'elle n'en satisfait. d'aspirations, On peut même affirmer que les salariés n'eussent jamais atteint leurs effectifs actuels sans les automatismes. Deux siècles plus tôt, à l'avènement de George III, l' « industrie » de du coton employait mille ouvriers : britannique quarante nos jours elle en compte dix fois plus. Privées d'équipements le les filatures eussent dû embaucher modernes, d'Europe de la population totale du continent cinquième pour satisfaire la consommation En ce deuxième xxe siècle, présente. cent mille ouvriers sur machines produisent plus de fil que millions sur rouets... quarante Une chose est certaine : si les industries textiles avaient conservé leurs outils du siècle dernier, elles n'emploieraient pas le quart de leurs effectifs actuels... - ceux Aux États-Unis, les emplois manuels de l'industrie l'automation se sont accrus que supprimerait jusqu'en 1967 à un rythme particulièrement rapide (de plus d'un million et demi), soit deux fois plus vite que les autres catégories de chômeurs n'a été plus d'emplois. Jamais le pourcentage i. Sans parler des vrais besoins du tiers monde, capable d'absorber tous les surplus agricoles et industriels des États-Unis. Et même davantage.

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ET L'HOMME ?

faible qu'aujourd'hui, fût-ce en 1959, année de forte prospérité. Norbert Wiener prophétisait en 1949 que « les dix ou quinze années à venir nous conduiraient à la ruine et au désespoir » 1. Vingt ans sont passés : le chômage régresse. Ce qui ne signifie pas que les travailleurs sans qualification ou les jeunes sans expérience conservent les mêmes chances de trouver de l'embauche : les emplois créés diffèrent des emplois supprimés. A moyen terme, et parfois dans l'immédiat, l'automation industrielle est génératrice de travail : production de masse et réduction des coûts accroissent la consommation, et par voie de conséquence, le nombre des emplois. De plus, cette technologie développe et diversifie les besoins des consommateurs. D'où création de postes en amont et en aval de la production considérée. Sans doute l'ordinateur répond-il moins au besoin d'économiser des frais de personnel qu'à celui d'améliorer la gestion. Facteur de prospérité, c'est indirectement qu'il devient responsable de l'extension des effectifs. La pénurie de main-d'oeuvre, à titre de réciprocité, active l'automation. De là vient que l'Allemagne fédérale compte à elle seule près de la moitié des ordinateurs des Communautés européennes. Sans consulter statistiques ni monographies, on constate que la technologie n'a nulle part massivement substitué des les automamachines à des hommes. Bien qu'automatiques, tismes ne fonctionnent ni ne se fabriquent d'eux-mêmes. En général, les secteurs en expansion offrent quantités d'emplois par effet d'entraînement sur l'ensemble de l'économie, cependant que les industries en perte de vitesse relâchent un nombre bien moins considérable de salariés. En se substituant au bombardier, le missile supprimait trois cent mille postes dans l'aéronautique américaine : les éliminés furent réintégrés dans les activités de l'espace et de l'armement. D'après Gil Burck et les éditeurs de Fortune, cinq cent mille emplois nouveaux seront proposés à des analystes et des programmeurs dans les années à venir. En pétrochimie, pour une dizaine de postes supprimés par l'automatique, des milliers sont offerts pour produire, distribuer, vendre les nouvelles marchandises introduites sur le marché. i. Norbert WiErrEx,The human use of htiman beings, i95o.

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229

Ainsi l'automation a moins pour effet de supprimer le travail que de le déplacer. A l'homme de ne se laisser point distancer par les progrès de la machine. Innocente

automation

Les suppressions sont d'emplois dans les pays industrialisés à l'automation bien moins souvent imputables qu'aux fermetures d'usines dont les productions sont périmées. Tout comme l'automobile a exterminé les professions du qui vivaient carrosse et de la diligence, les produits nouveaux nylon, fibres de synthèse détériorent plastiques, par exemple des filatures et tissages ancestraux. De même, ce l'activité sont les fermetures de chantiers navals, d'exploid'arsenaux, tations houillères qui font surgir la plupart des îlots de chômage, si laborieux à résorber. de des techniques incombe la responsabilité A l'évolution d'ouvriers et de « cadres », assorties d'un certaines migrations Concurrencés chômage temporaire. par de nouvelles sources - électricité, atome, pétrole, gaz - les charbond'énergie nages ont dû éliminer les trois quarts de leurs effectifs ouvriers au cours des deux dernières décennies 1. Et l'automation, qui économise des frais de main-d'oeuvre tout en accroissant les de au charbon d'honorables combats rendements, permet retardement. Le salaire du progrès technique coûte parfois cher sur le plan social : les misères qui s'incrustent dans les terrils des mines abandonnées en portent dans témoignage, les Appalaches comme à Ronchamp, dans le Borinage comme à Béthune. De là vient que le chômage varie fortement selon les États, les catégories professionnelles, les secteurs industriels, l'âge... et la couleur. Bien plus que des automatisations, ce sont soit des fabrications défectueuses ou caduques, soit de mauvaises gestions il en fut ainsi chez qui jettent sur le pavé les travailleurs : Ford en 1958, chez Studebaker quelques années plus tard. Concentrations et spécialisations rassemblent souvent de larges effectifs dans une usine centrale au prix d'un sous-emploi corrélatif aux lieux des succursales. i. De 1947 à 1967, les effectifs des mineurs américains sont passés de 4io.ooo à ioo.ooo unités.

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ET L'HOMME ?

A la vérité, la technologie exerce une influence mineure sur le chômage, au regard de facteurs comme la mécanisation de l'agriculture, l'obsolescence des produits, la démographie. Par contre, ses réactions positives sont sans équivoque. Le ministère du Travail de Washington concluait récemment que le nombre d'emplois industriels supprimés chaque année par suite d'amélioration de productivité serait inférieur à deux cent mille 1. Encore précisait-il que ces progrès ne résultent pas tous de l'automatique ou de l'informatique, mais de perfectionnements techniques d'origines diverses. Dans les secteurs en expansion, les emplois se multiplient malgré les automatisations, souvent à cause d'elles. Dans les industries en déclin, ils diminuent plus vite que le travail par ils se souci d'économies. Dans les branches stationnaires, réduisent d'une manière marginale (2 à 3 % par an) par suite de productivité. Fût-ce dans les secteurs voués aux calculatrices, comme banques et assurances, le nombre des employés s'est rapidement accru aux États-Unis. De 1946 à 1962, il doublait dans les banques; il augmentait de moitié dans les assurances. Dans l'électronique, fief de l'automation, comme dans les les effectifs ne plastiques et les produits pharmaceutiques, cessent de croître en raison même des nouvelles techniques. Depuis plusieurs années, les licenciés se reclassent sans difficulté dès lors que l'économie est en expansion. La résultante des deux actions contraires - chômage direct, emplois indirects - n'est guère apparente d'emblée, en raison de réactions secondaires (sous-traitance, produits nouveaux) dont les conséDe toute évidence, quences deviennent incommensurables. nombreuses sont les firmes qui doivent à l'automation leur développement, voire leur existence. L'essor de la recherche spatiale, de l'électronique, des satellites est imputable à la technologie : des millions de postes sont créés par bourgeonnement des activités de pointe. Les loisirs mêmes, sous-produits de l'automation, prodigueront des emplois dans les secteurs du tourisme, des jeux, des arts, de l'hôtellerie, des spectacles, des sports. Et dans l'administration, comme il fallait s'y attendre. i. Après avoir étudié les cas de vingt sociétés importantes qui mirent en service des calculatrices, le U.S. Bureau of Labor Statistics conclut au licenciement d'une proportion (0,03 %) des trois mille employés négligeable concernés par cette installation.

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Les victimes de l'automation Avant la fin du siècle, l'automation le nombre diminuera des tâches manuelles d'exécution, au risque de sous-produire de nouveaux de véritables déchets sociaux. inadaptés, Cette tendance à long terme, dont les conséquences sont sur les le travailleurs se sentent terrifie graves plan social, qui ou se croient menacés. Parmi les premiers licenciés, figureraient des ouvriers non spécialisés ou inexpérimentés, ainsi que des « cadres » moyens, ces « métis sociaux », à qualification insuffisante. Alors se formeraient des contingents desd'éliminés, cendus de tous les étages de la hiérarchie, qu'il faudrait réadapter ou « recycler u : l'homme est condamné aux études à perpétuité. Des pessimistes ne redoutent que d'ici peu la technologie dévalorise et n'importe professionnelle quelle qualification finisse par muter tous les spécialistes en manoeuvres, en ou en chômeurs. L'égalité, au plus bas. balayeurs... Le drame est que favorisés et inadaptés se classent ou se déclassent selon des critères éminemment contestables. Toute sa vie durant, le candidat au baccalauréat expiera le demipoint qui lui aura manqué pour être repêché. Et la muraille de papier qui sépare les diplômés des non-diplômés, si arbitraire qu'elle soit, discrimine pour la vie le camp des malchanceux 1. de toutes les carrières, le baccalauréat Plaque tournante établit une ségrégation sommaire, souvent aléatoire mais sans Tout au plus permet-il de séparer appel, parmi les candidats. en toute équité les éléments de tête de ceux de queue : deux cas typiques, sinon exceptionmais fortement minoritaires, nels. Le gros des candidats se vaut, à mi-chemin du génie et de la stupidité, Il est grave de ne toutes deux irrémédiables. pas accorder à la plupart d'entre eux le coup de pouce qui les projetterait

pour

la

vie

dans

l'éden

des

favorisés

2.

i. Une malchance ou un malaise transitoire peut disqualifier à vie un homme aussi utile à la société que celui qui aura enjambé de justesse les barrages scolaires. 2. Les recalés scolaires ou universitaires (Claude Bernard, Évariste Galois, etc.) ont illustré sciences et arts plus souvent que ces forts-en-tout. Le Corbusier n'était pas architecte; Henri de France, père de la télévision en couleurs, ne sort d'aucune école. Et M. Floirat sort de l'école communale de Neilhac.

232

ET L'HOMME ?

En usine comme au bureau, l'automation agit bien plus souvent sur la qualification de la main-d'oeuvre que sur la réduction des effectifs ou des horaires hebdomadaires. Sans doute arrive-t-il que la supermécanisation supprime quelques postes de manceuvres pour créer quelques postes d'agents techniques, ou bien que l'ordinateur remplace quelques dactylos et aides-comptables par des analystes et des programmeurs. Mais les salariés non qualifiés que déplace l'automation sont, en général, reclassés dans la même usine à d'autres emplois, sinon pour surveiller ou entretenir les nouvelles machines. Le progrès technique tend à déplacer les travailleurs du secteur primaire au secondaire et au tertiaire. La structure des usines reflétera cette tendance : la production n'y occupera bientôt plus que le tiers des effectifs et de la superficie, le reste étant partagé entre préparation, organisation, contrôle et prévision. Somme toute, les effets de l'automation sur l'emploi ne diffèrent guère de ceux de la mécanisation. On prétend que la technologie précipite la ségrégation de la classe ouvrière entre un patriciat qualifié et une plèbe de disqualifiés. C'est exact. Encore que ce clivage existât de tout temps : l'écart grandit, fût-ce par les privilèges de l'enseignement. Si l'automation ouvre de vastes horizons aux agents techniques, elle offre rarement des perspectives de promotion aux manoeuvres et aux ouvriers spécialisés. Il est très exceptionnel que les salariés dont les postes sont supprimés soient capables d'assurer les fonctions d'agent technique. De là vient que le noyau résiduel du chômage aux ÉtatsUnis soit constitué par deux millions environ de jeunes Noirs dépourvus de toute qualification professionnelle, parfois même de toute instruction 1. Au-delà de vingt ans, le chômage décroît, fût-ce chez les analphabètes et les « non-Blancs », selon l'euphémisme nuancé de Washington. C'est donc au manque d'éducation qu'est imputable le sous-emploi, et non à l'automation, dès lors que les écoles, eux eussent lavé des voitures, d'entre i. Sans doute, quelques-uns ciré délivré des tickets d'autobus dans les stations des chaussures, d'été, si ces été automatisées. activités n'avaient Une structure sans expétrop rigide de salaires nuit parfois aux débutants rience : en exigeant des taux trop élevés pour ses adhérents, le syndicat a déterminé les propriétaires à automatiser des liftiers américains les ascenseurs.

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les lycées, les universités manquent de personnel enseignant et que la ma.in-d'oeuvre qualifiée fait défaut dans toutes les industries de progrès. Veule chômage, qui accable les sous-développés de l'enseignement pour favoriser ceux qui ont trôné sur les bancs des lycées et des universités! Comme elles devraient s'y attendre, les catégories « sousenseignées » 1 seront les victimes désignées de l'automatique et de l'informatique. Par quoi l'automation, qui aura commencé par perfectionner des machines, finira par améliorer les hommes. Lenteur de l'évolution Pendant de nombreuses années encore les firmes automatisées emploieront sans doute un nombre identique d'ouvriers non qualifiés tout en recrutant ouvriers qualifiés et personnels d'entretien. L'élimination progressive des tâches parcellaires et répétitives s'étalera sur plusieurs décennies. Evolution lente, en raison des problèmes de technique, de financement, de formation des spécialistes. On ne fabrique pas aussi facilement que des gadgets, des automaticiens, des informaticiens, des ingénieurs, ni même des agents de direction, de maîtrise, de surveillance. Dans cette période transitoire, les effets de l'automation - surtout dans une Europe ossifiée - sont ceux que l'on eût attendus d'une croissance de mécanisation. Les ateliers nouveaux ne diffèrent pas totalement des anciens : le travail des hommes ne fait pas de saut. Progrès progressif, par définition. Le processus est laborieux par lequel les productions sur commande à l'unité se transforment en productions de masse, qui se muteront à leur tour en productions continues. Ce mécanisme se grippe s'il n'est lubrifié par d'abondants capitaux et contrôlé par de rigoureux techniciens. D'après maints sociologues - qui sous-estiment sans doute les forces de retardement - l'usage des automatismes se « par capillarité », provoquant généraliserait promptement i. « Sous-développementn'est jamais que sous-enseignementn, Alfred Sauvy.

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ET L'HOMME ?

des désastres dans le monde du travail. Les vilaines machines élimineraient d'un coup toute activité musculaire ou cérébrale, tout labeur harassant ou monotone... en bref tout emploi. La réalité est autre : la machine n'est pas anthropophage. Il ne faut pas s'attendre que les chaînes traditionnelles disparaissent dans un bref avenir, ni que les tâches « éclatées » soient bientôt supprimées ou revalorisées afin que revienne à chacun un travail sans fatigue ni ennui. Tous les manoeuvres de force ne seront pas de sitôt remplacés par des techniciens d'élite; encore que, dans le monde entier, les besoins de personnes instruites augmentent plus vite que le nombre des personnes instruites. Plus tard, bien plus tard, l'automation mettra fin - miette par miette - au morcellement des tâches dégradantes auxquelles sont astreints des ouvriers qui souvent ignorent l'aboutissement et jusqu'à l'utilité de leurs besognes. Les films de Charlie Chaplin et de René Clair, les ouvrages de Huxley et de Kafka, les récits de Simone Weil et de Michèle Aumont témoigneront à jamais de ce que l'homme aura osé imposer à l'homme. Progressivement, la machine débarrasse le salarié des travaux qui mettent à l'épreuve sa force, ses réflexes, son équilibre nerveux. L'humanité prend son temps pour s'affranchir des besognes les plus matérielles, les moins humaines. L'automation, qui aliène encore le travailleur, le libérera peu à peu. Alors s'avérerait ce pressentiment de Teilhard de Chardin : « Un vortex d'organisation entraîne et soulève les individus, tous ensemble vers une intensification de leur pouvoir de réflexion à la faveur d'un surcroît de complexité technique ». Le cycle ascensionnel est à peine amorcé. Pour un ouvrier qui s'ennuie devant ses tableaux de bord, mille ou dix mille peinent à l'ouvrage : la règle du travail, en ce deuxième xxe siècle, c'est encore l'effort. Longtemps coexisteront dans une même usine - plus encore dans un même pays - travail à la chaîne et automation avancée. Les tâches à rythme obligatoire ne seront pas toutes de sitôt remplacées par des emplois où le travailleur imprimera sa cadence à la machine, ni par des postes de tout repos physique et nerveux, sinécures capables de favoriser l'épanouissement culturel du travailleur.

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L'utopie technicienne bute contre les réalités sociales, économiques, financières de la civilisation industrielle. Mais utopie d'aujourd'hui sera sans doute vérité de demain. Et « idée reçue » d'après-demain.

CHAPITRE

XII

MUTATIONS DU TRAVAIL « Les personnes stables, ayant des tâches stables, et qui, dans les sociétés anciennes, semblaient envoyées du ciel, seront un danger public dans l'avenir. » Alfred

North

WHITEHEAD.

L'AUTO1KATIOrr rend les machines plus machinales. A l'homme de se cantonner dans l'humain où tant lui reste à faire... La mécanisation impose à l'ouvrier des tâches spécialisées, routinières, accablantes 1. L'automation tend à éliminer les travaux de cette nature : comme tout progrès technique, elle réduit le nombre de ceux qui produisent « à la main » pour augmenter les effectifs de ceux qui conçoivent, fabriquent, contrôlent les machines. Si l'ouvrier qualifié disparaît de sa chaîne de production, il devient indispensable au stade de l'outillage pour entretenir, réparer, régler des automatismes. Et pour les construire. Le nombre des groupes professionnels diminue, mais la complexité des machines requiert une plus haute qualification de ceux qui les conçoivent et les fabriquent, comme de ceux qui les entretiennent et les exploitent. Souvent, la nature des postes se transforme au point que de nouvelles catégories professionnelles

doivent

être

définies

2.

i. On ne peut mieux que Georges Friedmann analyser la division, la simplification, l'éclatement des tâches. Son « Travail en miettes » doit être le pain quotidien de ceux qui veulent comprendre ce phénomène social. 2. Aux usines Renault, des catégories d'ouvriers spécialisés supérieurs se

238

ET

L'HOMME ? P

En même temps que s'élève le plancher de la hiérarchie, ce qui tendrait à éliminer les manceuvres, s'abaisse le plafond. Par quoi il arrive que la technologie utilise aux mêmes tâches des ouvriers moins qualifiés. hausse le revenu moyen Si l'automation qui mesure le bien-être des citoyens - ce progrès résulte en grande partie le nombre des cadres moyens et sociales : de promotions dans supérieurs grandit bien plus vite que leurs traitements, le même temps où nombre d'emplois à bas salaires gagnent en qualification. sont également les passages A l'automatique imputables au secteur du secteur primaire des ouvriers (agriculture) encore au tertiaire et plus souvent secondaire (industrie), (services) 1. de ces progressions La simultanéité échappent parfois aux observateurs qui se bornent à comparer les niveaux de vie de travailleurs, confondant au sein de la même catégorie ainsi les effets d'une double promotion sociale : la hausse des la promotion des travailleurs rémunérations par catégorie, d'une catégorie à l'autre. Cette négligence se mute en système chez ceux qui s'emles ploient à étayer de toute leur foi, bonne ou mauvaise, revendications politico-sociales. Dans les usines Alors que le travail à la chaîne n'exigeait guère de compédes connaissances moins l'automatisation tence, requiert le morcellement du travail, Au lieu d'accentuer sommaires. à réintégrer le diminue, qui consiste justement l'automation les miettes du travail. dans les Ainsi se trouveront éliminés, progressivement usines, les postes dont les rythmes de travail sont imposés par la machine. Des spécialistes prennent la place de manoeuvres mêlent aux ouvriers qualifiés, que débordent parfois des ouvriers sans qualification professionnelle. i. La France ne tient guère compte de la nécessité de favoriser la mobilité de la main-d'oeuvre. Sa médaille du travail - qui consacre la fossilisation de l'emploi - agit dans un sens rétrograde; au même titre que les lois récentes sur l'intéressement des travailleurs, l'absence ou l'insuffisance de formation et d'information:,.

MUTATIONS

DU TRAVAIL

239

et d'ouvriers non qualifiés qui travaillaient à la chaîne, tandis que les automatismes à commande programmée et à régulation se substituent aux machines-transferts. Cette intégration des tâches éclipse l'ancienne « gestion scientifique », qui se traduit par une division du travail, une spécialisation des fonctions. Au terme de cette évolution, l'homme deviendrait inutile, sauf en amont et en aval de la fabrication. Loin d'être brutale, cette métamorphose demande du temps : pendant bien des décennies, la plupart des usines automatisées conserveront plus de la moitié de leurs ouvriers, fût-ce pour charger, décharger, transporter matières premières et produits finis. Aussi peu concluants que les débats sur les méfaits ou bienfaits de l'automation, sont ceux qui portent sur la hausse des qualifications. Là encore, il est difficile d'isoler les effets de la technologie de ceux des autres facteurs économiques ou sociaux. De plus, les résultats diffèrent avec la nature de l'emploi, le secteur industriel ou commercial, l'ancienneté de l'innovation. Enfin les comparaisons sont quasi gratuites chaque fois que les études portent sur des branches en expansion ou sur des secteurs nouveaux. Si les approches globales ne permettent point d'isoler le phénomène et ses conséquences, les études de cas n'autorisent t que de prudentes généralisations. Pour évaluer les effets propres à l'automation, une précaution préalable consisterait à distinguer la mécanisation avancée de l'automation proprement dite. Le stade de la mécanisation dépassé, il apparaît nettement que tout perfectionnement automatique, en regroupant des tâches parcellaires, atténue la monotonie, la fatigue, l'isolement du travail. _ , Cette distinction est plus facile à observer en théorie qu'en d'où le caractère parfois contradictoire d'études pratique : effectuées en atelier par des sociologues. Pour les uns, l'automation « déqualifie » dès lors que la machine plus parfaite se dispense d'ouvrier qualifié; pour d'autres, elle « surqualifie » puisque sa complexité impose au travailleur une compétence plus poussée. Là encore, les contraires sont conciliables : la technique agit simultanément dans les deux sens. Il semble néanmoins que, le plus souvent, une « déqualification » de l'homme accompagne une qualification de la

2q.o

ET L'HOMME ?

machine 1. Selon les statistiques recueillies par Grossin et Naville dans l'industrie mécanique et la construction électrique, huit à neuf établissements sur dix confient leur matériel automatisé à une majorité d'ouvriers sans qualification ou spécialisés. Commentant ces faits, Bouvier-Ajam et Mury estiment que les catégories de qualification sont « maintenues en raison de la pression ouvrière et pour limide nouvelles ter l'hostilité du prolétariat à l'introduction le du Ce dans cadre maintien de capitalisme ». techniques droits acquis n'empêcherait pas les nouveaux embauchés d'être rémunérés par la suite selon leur qualification ou, plus précisément, selon leur manque de qualification. Là encore, les conséquences directes et immédiates différeront des conséquences indirectes et à long terme. Si dans d'une machine n'exige pas des l'immédiat, l'automatisation ouvriers qui la servent une qualification supérieure, il est nouveau n'aura pu être évident que tout automatisme sans un ni nouveau de haute personnel fabriqué conçu technicité. Par ailleurs, la régression du nombre des travailest souvent leurs qualifiés autour des machines-transferts un accroissement des effectifs dans les services par compensée de conception, de contrôle, de prévision et d'entretien. De fait, c'est l'entretien, surtout préventif, qui devient fonction capitale tant les arrêts ou les accidents sont ruineux. Ce contrôle en permanence impose à maints ouvriers des compétences plus élevées que celles requises pour de simples manipulations. Les qualifications ne sont plus définitivement acquises : le personnel devra progresser au rythme de la technique, pour n'être point lâché ni relâché. L'électronique, qui exige des connaissances supérieures à celles des ouvriers les plus qualifiés, reste le fief des agents techniques. Électroniciens, informaticiens, automaticiens font prime sur tous les marchés. Des trois types de production - à l'unité, en grandes séries, en continu - c'est le troisième qui requiert les échelons hiérarchiques et les effectifs de surveillance les plus nombreux 2. i. « Plusles machinesinventéesont été ingénieuseset plus les hommes qui les mettaient en mouvementsont devenus stupides », Rubichon.Les hommesqui les mettaient en mouvementpeut-être, mais pas ceux qui les construisaient... 2. Un cadre pour sept ou huit exécutants.

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Le passage de l'unité à la série et de la série au continu modifie les tâches des « cadres » et des dirigeants : ceux-ci doivent surveiller les hommes au moins autant que les en équipe, organiser les machines, travailler davantage tâches d'une manière plus rationnelle. Vérificateurs, mécaniciens, électriciens contrôlent et règlent les têtes électro-mécaniques qui remplacent la main-d'oeuvre banale cependant que les services de réparation, de démonstration, de surveillance et d'entretien doublent ou triplent leurs effectifs 1. Peu à peu l'industrie de manoeuvres se mute en industrie de spécialistes. L'ouvrier qualifié cède parfois la place à l'ouvrier spécialisé, mais conserve en général son importance - s'il ne l'accroît pas - pour fabriquer, régler, essayer les outillages. et le sens de la responsabilité L'attention l'emportent désormais sur l'habileté manuelle. Mais à des équipements plus complexes ne s'adaptent pas à tout coup ni sans peine des travailleurs à compétences élémentaires. Si l'automation supprime rarement du personnel, elle bouleverse les structures internes des entreprises. Dans tous les pays en voie réelle de développement, le secteur tertiaire croît - services de ventes, conceptions, études de marchés à mesure que s'amenuisent les effectifs ouvriers. La maind'oeuvre affectée à la production représente moins de la moitié de l'effectif total alors que cette proportion était des trois quarts dans les industries anciennes 2. En usine comme au bureau, l'interaction devient plus étroite entre divers éléments qui travailleront en équipe. En raison de la complexité et de la spécialisation croissantes des systèmes, l'électronicien assortira ses connaissances scientichacun fiques d'une intelligence des méthodes d'analyse : devra comprendre les travaux des autres avant de pouvoir intégrer dans l'oeuvre collective son apport personnel. Le choix des équipes de travail importera autant que celui des fabrications. « Il faut chercher ce que l'on doit faire pour que l'Europe les ouvriers d'entretien i. Dans certaines industries sont deux chimiques, fois plus nombreux que les ouvriers de production. d'administratifs à la popu2. Aux États-Unis, la proportion par rapport lation active est passée de 37 % en 1950 à 44 % en 1960 : elle atteindra 48 % en 1975.

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ET L'HOMME ?P

imaginative à l'époque des individus puisse l'être autant à l'époque où le travail en équipe est une nécessité », conseille Louis Armand. Dans les bureaux L'informatique perturbe les bureaux : les écritures s'effacent devant les calculs 1. L'état-major de direction ainsi que les « cadres » supérieurs, appelés à perdre l'autonomie dont ils jouissent, ont à s'intégrer dans les nouveaux systèmes. Maintes besognes de routine disparaissent, libérant des employés de faible qualification. Les ordinateurs mobilisent deux nouvelles classes de spécialistes : programmeurs et analystes, dont le nombre reste faible au regard des effectifs globaux (1 % au maximum dans les banques). Interpréter et utiliser les informations traitées par la machine exige des connaissances générales étendues, doublées d'une compétence technique spéciale. En informatique, les employeurs attendent de leurs collaborateurs des qualifications supérieures. Cette notion de qualification - prise dans la plus large acception - synthétise à la fois l'expérience, la spécialisation et, éventuellement, les titres universitaires. Pour tirer le meilleur parti des calculatrices, les aptitudes requises sont l'esprit d'analyse, le sens des nombres, la logique, l'imagination. A la base et au sommet de toute formation, l'éducation générale est nécessaire pour comprendre les théories sur lesquelles reposent les nouvelles disciplines. L'infrastructure scientifique sera plus solide pour les spécialistes de la recherche opérationnelle et les agents supérieurs d'exécution, contremaîtres ou techniciens. Les managers devront intégrer, coordonner, contrôler les contributions et les initiatives desdits spécialistes. Ils apprendront à s'affranchir des travaux de routine pour s'adapter aux mutations des techniques et résoudre les problèmes sociaux de leur personnel. L'événement des ordinateurs dans les administrations ne laisse pas de préoccuper les sous-employés : l'informatique i. D'ancienscomptablesdeviennentprogrammeurs ou tabulateurs;des Le plus souvent,de tellesreconperforatrices. secrétaires-dactylographes, versionsinternesépargnentdeslicenciements.

MUTATION.S DU TRAVAIL

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transforme les bureaux en une sorte d'atelier où le travail se règle et se contrôle comme une chaîne de montage. L'exemple des États-Unis leur fournit maints sujets d'inquiétude : l'automation y déplace plus de white collars que de blue jeans. Les catégories les plus menacées sont les souschefs de service, les cadres moyens et subalternes dont les dossiers passent dans les mains - ou dans les « cerveaux » d'équipes spécialisées. Analystes et programmeurs se recrutent en général dans le personnel de la société, mais leur nombre est inférieur à celui des postes supprimés. Et tous les employés n'ont pas les aptitudes requises pour remplir les nouvelles fonctions. Si haut accroché que soit un « cadre » dans la hiérarchie, il possède rarement les éléments de mathématiques nécessaires pour formuler en langage accessible à la machine les problèmes à résoudre. L'automation cumule ainsi toutes les caractéristiques d'une révolution sans révolutionnaires : les nouvelles techniques créent de nouvelles relations entre l'individu et la société, au profit de l'un et de l'autre. Le chômage apparaît quand, bien plus rapidement que les individus, s'améliorent les machines; quand l'homme, pris de vitesse, est distancé par son outil. Et le manageya Le chef d'entreprise, dont les risques seront mieux « calculés », ne devra pas compter sur sa calculatrice pour partager la responsabilité de ses décisions. Aucun instrument, pour parfait qu'il soit, ne ferait 'acte de volonté à sa place : aucun robot ne commandera pour lui 1. Ce qui est parfois regrettable, à plus d'un chef. Si haut que s'élève le degré d'automatisme d'une entreprise, c'est le manager - et non les machines - qui dirige les salariés, quelles que soient ses aptitudes ou ses inaptitudes. Il s'assurera que ses collaborateurs participent à la vie de l'entreprise, à ses mutations, à son avenir; qu'ils adhèrent au commandement; qu'ils développent leurs réflexions créatrices. i. Cetteprévisionrassurerale lecteur,au cas où il appartientà la classe desmanagers.Ellel'inquiétera,danspresquetousles autrescas.

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ET L'HOMME ?

Dès lors que l'ordinateur accapare le raisonnement, le dirigeant s'efforcera de contrebalancer ce transfert qui risquerait à la longue de scléroser l'imagination de son entourage. Lorsque toutes les firmes, petites ou grandes, consulteront les meilleurs instruments de rationalité, le facteur personnel jouera dans la gestion des entreprises une importance primordiale : les managers se départageront selon leurs relations (humaines ou distantes) avec les subalternes, leurs intuitions, leurs audaces. Dans l'immédiat, l'automation confronte le responsable à des problèmes aussi graves que ceux des salariés : elle le contraint à organiser la structure mouvante de ses affaires. Planifier à long terme devient nécessité pour l'entreprise : la vie brève des objets et des processus industriels ne laisse guère de répit aux promoteurs. Dès lors que les managers auront transféré aux ordinateurs les opérations intellectuelles qu'ils exécutaient eux-mêmes, ils concentreront davantage leur pensée sur ce qui n'est ni calculable ni défini. Sur ce qui n'appartient ni au domaine de la logique, ni de la raison : sur l'homme. Si les dirigeants se souciaient autant de leurs salariés que de leurs machines, bien des conflits sociaux seraient désamorcés. Exceptionnels sont ceux qui se préoccupent d'améliorer le confort, l'ambiance, les conditions de travail du personnel. Trop souvent ils ignorent ou méprisent les principes de l'ergonomie, cette science de l'homme à son poste de travail 1. La hiérarchie des critères d'appréciation subit un bouleversement de fond en comble, ou plus précisément de la base au sommet. Le simulateur sur calculatrice se classe parmi les plus proches collaborateurs du chef d'entreprise. Mieux que son « bras droit » : son cerveau. Notre civilisation technicienne résulte, en quelque sorte, cet du produit des mathématiques par les automatismes : « automathématisme » pourvoira la société de produits opulents et de haute qualité, présidents-directeurs généraux inclus. i. Les Anglo-Saxonstraduisent « ergonomiepar human engineeying Il faut reconnaîtreque les physiologistesconnaissent ou appliedbiomechanics. bien mieux les réactions du rat blanc, du cobayeet du chien que cellesde l'homme au travail.

CHAPITRE XIII CENT EXPÉDIENTS,

UN REMÈDE « Je souhaite,pour ma part, que le citoyeneuropéendonneun poids plus fort aux considérationsd'humanité, de culture et de loisirs, qu'à celles de consommationet de pouvoir d'achat. » Jean

FOURASTIÉ.

remèdes formulés pour combattre les maux de la LES technologie varient avec les diagnostics. D'après des sociologues américains, le chômage serait structurel, dès lors qu'il résulte du divorce entre les exigences grandissantes de l'automation et les qualités constantes de la main-d'oeuvre. De là vient que les travailleurs les moins qualifiés soient les plus difficiles à employer : le taux de chômage est inversement proportionnel au degré de connaissances des intéressés. Les partisans de cette thèse dite du chômage structurel, comme Killingworth, proposent des interventions politiques qui ne seraient pas sans efficacité. Tout en reconnaissant l'intérêt de soutenir l'expansion, ils estiment que des mesures générales ne suffiraient pas à réduire sensiblement le nombre des chômeurs. Seules les actions spécifiques, en particulier sur la formation professionnelle, seraient capables de désencombrer le marché du travail. Selon une deuxième thèse dite « antistructuraliste », le sous-emploi traduirait la sous-consommation. Lié à la conjoncture, le chômage serait résorbé par toute mesure générale d'ordre économique, monétaire ou budgétaire capable de stimuler la croissance industrielle. Les adeptes de l' « insuffi-

aq.6

ET L'HOMME ?

sance globale de la demande », comme Robert Solov, préconisent une politique dynamique, notamment dans le domaine de la fiscalité : une réduction des impôts aurait pour effet immédiat d'augmenter la consommation et par là même de créer de nouveaux emplois. D'après d'autres sociologues enfin, l'ère technologique conduirait à poser le problème en termes totalement neufs : c'est la thèse dite de la cybernation. Pour Salomon Barkin, « la mécanisation et l'automation ne déterminent pas, par elles-mêmes, le niveau de croissance économique ou le niveau de l'emploi; elles ne l'influencent qu'indirectement, par l'intermédiaire des paramètres de notre système économicosocial ». Et le directeur de la main-d'ceuvre à l'O.C.D.E. de préconiser l'action « sur le comportement de l'ensemble du système » pour assurer le niveau souhaité à l'emploi : chaque pays devrait charger une institution spécialisée d'analyser et de pallier en permanence les méfaits de l'automation. Lors de la première révolution industrielle qui s'étalait sur plus d'un siècle, les hommes libérés d'un travail musculaire s'adaptaient sans peine aux nouveaux mécanismes. De nos jours, ouvriers et employés « déplacés » par les machines ne deviennent pas en un tournemain ingénieurs ou techniciens. Dopée par la recherche, la technique prend de vitesse une éducation piétinante. Les transferts Comme les effectifs que rendent superflus les automatismes sont restreints par rapport à l'ensemble du personnel, les problèmes de main-d'ceuvre se résolvent le plus souvent à l'intérieur de l'entreprise, par reclassements, mutations ou usure des effectifs. Réemplois internes d'autant plus faciles que la firme traverse une phase d'expansion accusée. Sur le plan de l'économie, ces transferts présentent plus d'avantages que le « feather bedding » imposé par des syndicats. Ce dernier système, dit des « bras croisés », fossilise en permanence des postes improductifs dont la charge obère lourdement le rendement de la firme et, par voie de conséquence, celui de la nation. Au contraire, dans les méthodes pratiquées dans la sidérurgie, les télégraphes et la presse, les rémunérations ne sont versées « en pure perte » que pendant des

CENT EXPÉDIENTS,

UN REMÈDE

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périodes de transition, jusqu'à ce que soit redistribué un travail productif. Les transferts de poste à poste dans un même établissement sont la règle; ceux d'entreprise à entreprise, l'exception. Quant aux déplacements d'une région à une autre, surtout en France, ils restent d'une extrême rareté. « De tout ce qui peut se transporter, disait Adam Smith, c'est l'homme qui est le plus difficile à déplacer. » A moins qu'il ne s'agisse, assurément, de son plaisir... L'évolution technique créant bien plus de postes qu'elle n'en supprime, nombre de salariés ont à changer d'emplois ou d'employeurs. Sur les soixante-quinze millions de personnes qui travaillent aujourd'hui aux États-Unis, près d'une dizaine de millions passent chaque année d'une fonction à l'autre, voire d'une firme à l'autre. En moyenne, un salarié ne resterait désormais que quatre ans et demi chez un même employeur 1. Des « mammouths », comme la General Motors, réorienteraient leurs effectifs cinq à six fois en dix ans...

Indemnités et préavis La sécurité de l'emploi est devenue la revendication majeure des syndicats ouvriers. De plus en plus, les conventions collectives réduisent la liberté des employeurs de débaucher leur personnel. Crainte de l'automation, les syndicalistes américains requièrent par surcroît des mesures de tous ordres : indemnités de licenciement, heures de liberté rémunérées pour chercher de nouveaux emplois, gratuité du transport par fer, etc. Dans la sidérurgie, les télégraphes et les chemins de fer, les travailleurs désaffectés par les nouvelles machines peuvent choisir soit une indemnité globale de départ qui implique rupture d'emploi, soit des versements plus faibles échelonnés sur une certaine durée. Cette dernière option leur confère le statut de « congédiés » qui leur vaut - entre autres privilèges ceux d'être embauchés en priorité, de conserver leur ancienneté, de préserver leurs droits à la retraite. Pour neutraliser toute opposition du personnel à la techr. IfAMEL, lob

TCILUre 01 AlIIaiCllIt

Wurkcrs,

janvier

1963.

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ET

L'HOMME ?

les salariés aux bénénologie, maintes firmes font participer fices ou aux économies qui résultent des automatisations. De de tous les syndicats. tels accords figurent aux programmes l'United Rubberworkers, Les ouvriers du caoutchouc, en font leur cheval de bataille dans le renouvellement de leurs contrats la totalité des gains procurés par collectifs : ils revendiquent encore que les investisseurs les nouvelles techniques, seraient en droit d'en espérer quelque légitime profit. La puissante centrale syndicale A .F.L .-C.1. 0 . , aux doctrines se borne à préconiser la semaine de trente-cinq fluctuantes, heures pour résorber les chômages présents et à venir. L'usure naturelle des effectifs, rapide pour la main-d'oeuvre est un d'économiser des féminine, moyen très tolérable la décision d'automatiser salaires. Aux États-Unis, un central est annoncée trois ans à l'avance. Dès lors cesse téléphonique de tout personnel le recrutement tout au plus permanent; fait-on appel à des contractuels résiliables à merci. A dire vrai, il n'existe pas de procédé qui convainque le licencié du bon droit et de l'intérêt travailleur social de sa prouve cependant disgrâce. L'expérience que dans certaines ressentiments et réactions peuvent être amortis, conditions, sinon annulés. La résistance est maximale, explosive parfois, ou renvois sont imposés sans préavis. En ménasi mutations certain un décalage de temps, on laisse au salarié la geant de faire face à une nouvelle situation et de réorpossibilité ganiser sa vie 1. L'automation multiplie les dangers sociaux de la monoincrise plonge des agglomérations dont la moindre dustrie, entières dans la misère. Au sein de communautés urbaines les travailleurs à économie diversifiée, trouvent sur place de remplacement des situations qui leur évitent de déraciner leur foyer. de gestion et méthodes Calculatrices avec opérationnelles, de leurs actilesquelles les dirigeants prévoient les fluctuations en même temps de prévenir leur permettre vités, devraient les licenciés et... les licenciements. avec la collaboration du personnel, une planifiPréparée cation des effectifs assure un climat de confiance qui tempère i. Les employés des chemins de fer des États-Unis ont exigé, et obtenu, le bénéfice d'un préavis de trois mois en cas de licenciement consécutif à l'emploi des calculatrices ou de tout autre automatisme.

CENT

EXPÉDIENTS,

UN

REMÈDE

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les tensions et diminue les risques de grèves, les sabotages, l'absentéisme. du secteur privé, il reste Quelles que soient les initiatives de les les moyens mis en coordonner avec indispensable oeuvre par les pouvoirs publics. Elle n'est jamais assez puissante, la force qui devrait épardu travail. les à-coups et les contre-coups gner à l'homme

Compression

des horaires

La meilleure solution sur le plan social réduire la durée des emplois à toute la population du travail pour distribuer Une la pire sur le plan économique. active - se révélerait elle obtient une quand population productivité optimale confie les tâches diverses à ceux qui sont les mieux qualifiés les désceuvrés, moins pour les assumer, quitte à dédommager ou capables incapables. A réduire les horaires, on risquerait même de déséquilibrer la production, tant cette compression les secteurs affecterait ceux où la où les horaires sont les plus longs, c'est-à-dire main-d'oeuvre fait déjà défaut. des quarante Aux États-Unis, chaque heure soustraite un million heures hebdomadaires d'emplois représenterait D'où la pression des syndicats pour obtenir qu'aunouveaux. heure le travail soit rémunéré delà de la trente-cinquième au tarif double, et non à moitié prix comme aujourd'hui : deux raisons valent mieux qu'une pour inciter le patronat des travailleurs à recruter en supplément. Pour les experts du gouvernement, réduire à trente-cinq heures l'horaire légal, ce serait majorer de 15 % les salaires : les un tel enchérissement de la main-d'oeuvre déterminerait à automatiser leurs usines, et, par employeurs davantage là même, à accroître le nombre des licenciements. Une diminution de l'horaire entraînerait d'autre part une telle hausse en des prix de revient consommation et exportation que D'où de nouveaux pâtiraient. périls sur l'emploi. En Europe, les syndicalistes estiment qu' « en raison des il serait possible, sans sombrer fortes réserves de productivité, dans les rêves de science-fiction, la semaine de d'adopter heures sans diminution de salaire ». Le patronat, quarante

250

ET

L'HOMME ?

les fictions, ne partage pas pour qui les réalités dépassent cette opinion. intérêt Dans les conditions présentes, aucun pays n'aurait ses horaires de travail; aucun ne le pourrait à comprimer sa position vis-à-vis de ses unilatéralement sans aggraver concurrents. améliore fortement la producEn vérité, si l'automation la journée de huit heures a tivité, elle libère peu d'emplois : de longs jours devant elle 1... permanente, Quoi qu'il en soit, les sessions de formation devraient être comptées comme exigées par la technologie, temps de travail. les professeurs d'université Aux États-Unis, disposent tous les sept ans d'une année de congé pendant laquelle ils peuvent à leur gré se reposer, étudier les dernières évolutions de leur bien un travail Cette ou accomplir personnel. spécialité, « année sabbatique » devrait être accordée, voire imposée, aux architectes, aux urbaen Europe aux hauts fonctionnaires, de aux hommes science, nistes, pour qui une trêve de réflexion se révélerait salutaire à bien des égards. Les vicissitudes de la politique accordent en général un répit suffisant aux hommes mais ils n'en profitent guère. d'État, Pour remédier aux méfaits de la technologie, il serait hautede retarder l'entrée des jeunes dans la vie ment préférable en élevant l'âge moyen de scolarité. Avancer professionnelle plus faible à l'âge de la retraite, demander une participation certains groupes, réduire les horaires de travail sont autant nuisibles à la communauté. d'expédients la tendance naturelle Bien qu'inhumaine, qui consiste à la moins qualifiée de tous les proéliminer la main-d'oeuvre aboutit à une productivité cessus de travail de optimale du même coup : l'économie. A une situation paradoxale de loisirs sont ceux qui y ceux qui disposent du maximum sont le moins préparés. « Que nous réserve le futur? n, demande l'économiste amé« Est-ce la semaine de quatre jours, ricain W. W. Rostov : le week-end de trois jours? » Le problème ne se pose pas pour demain, même en Amérique. Il est à craindre que la pression i. Prudent et débonnaire, notre Ve Plan prévoit qu'une réduction d'une heure et demie sur l'horaire hebdomadaire « serait possible n en 1970. Encore faudrait-il que tous les membres de la Communauté appliquassent de conserve cette mesure... Quand « Impossible n'est pas français », il devient européen.

CENT EXPÉDIENTS,

UN REMÈDE

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de nouveaux besoins n'écrase longtemps encore l'aspiration à de nobles loisirs. Les salariés se satisferaient-ils, fût-ce pour un temps, de leur niveau de vie actuel qu'ils pourraient travailler bien moins 1. « Une heure de travail produit de nos jours ce qui nécessitait trois heures, soixante ans plus tôt », affirme Gérard Piel. Les États-Unis ont choisi de produire et de consommer le plus

grand

volume

de

biens

2.

En Europe, on peut être assuré que les peuples de vieilles civilisations - « héritiers comptables et responsables » de l'humanisme des Anciens - réagiront eux aussi... à l'américaine. Le monde est déjà un, mais pas davantage. L'État contre le chômage Les États ne sont pas sans moyens pour que cette révolution se fasse sans révolutionnaires. Les explosions sociales sont parfois désamorcées par la création simultanée d'emplois dans d'autres secteurs et par l'octroi de subsides ou d'indemnités compensatoires. Aux États-Unis, pour fournir du travail aux jeunes, les organisations ouvrières pressent le Congrès de réviser les lois sociales : les travailleurs prendraient leur retraite cinq ans plus tôt, c'est-à-dire à soixante ans au taux plein, ou à cinquante-sept ans au taux réduit. On sait combien il serait, à tous égards, préférable de prolonger la durée de la scolarité plutôt que de réduire le temps de travail. Toute solution de ce problème de fond incombe au gouvernement, dès lors que le maintien des effectifs ouvriers après automatisation constitue parfois un expédient difficilement supportable pour l'entreprise. i. Cette option

ne serait

praticable

que si... tous les travailleurs

du monde

« voulaientse donnerla main » etse tourner les pouces,ne fût-ceque quelques heuresde plus par jour. Elle serait dangereuseunilatéralement,en raison des servitudes de la compétitionéconomique. 2. Si les États-Unis voulaient conserverle mêmerythme d'accroissement du revenu individuel- au même taux d'accroissementde la productivité - il leur faudrait, en 1975,84 millionsde travailleurs, sur une population totale de 220 millionsd'habitants. Ils n'en auront que 82 millions,travaillant quarante heures par semaine.Si la senaine de travail passait à trentedeux heures, il leur faudrait 10; millionsde travailleurs...

252

ET

L'HOMME?

les traDans les ateliers des chemins de fer britanniques, d'éventuels sont assurés vailleurs, tenus d'accepter transferts, de percevoir en permanence la totalité de leur salaire. Aux le maintien de leur rémunération n'est garanti États-Unis, que pendant cinq ans; mais ils peuvent prétendre à des indemnités de déplacement et à des primes de réinstallation. fédéral affecte Depuis plusieurs années, le gouvernement plusieurs centaines de millions de dollars par an au reclassement de la main-d'oeuvre et à l'adaptation des nouvelles Le meilleur investisseaux nouvelles techniques. générations ment d'un État consiste aujourd'hui à donner aux jeunes et aux moins jeunes une formation qui les prépare à changer de métier et à mettre à jour leurs connaissances. En 1964, la Chambre des Représentants votait une loi sur la lutte contre la pauvreté : des crédits furent affectés à orienter les adolescents dès la sortie de l'école et à ouvrir des chantiers le chômage, notamment chez les pour résorber jeunes. Dès ig6g, l'État serait disposé à verser des allocations directes sous la forme d'un revenu minimum garanti à toutes les familles. Il comblerait, dans tous les cas, la différence entre gains réels et minimum de national. Ces transferts revenus seraient financés soit par des économies sur les dépenses militaires et spatiales, soit par une « taxe sur l'automation » dont l'objet serait de secourir les victimes de la au d'une technologie moyen partie des gains qu'elle procure. En général, les syndicats américains ne se retranchent plus derrière des positions archaïques : ils savent qu'il faut sortir de la compétition mondiale. Aussi cherchent-ils vainqueur moins à prolonger des emplois fictifs ou caducs qu'à imposer au gouvernement des mesures efficaces de rééducation et de des ouvriers déplacés. réadaptation Leurs requêtes ne sont pas sans fondement : le progrès technique est souvent le fruit d'investissements publics dans les laboratoires d'État comme dans les universités, et même, Dès lors que recherches pour une large part, dans l'industrie. et développements sont financés aux trois quarts sur deniers le tous les serait mal fondé d'en accaparer publics, patronat profits... Pour le présent, les syndicats se bornent à réclamer des réductions en particulier sur les revenus faibles et d'impôts, la consommation. Ils revendiquent moyens, afin d'augmenter d'une semaine réduite également, par principe, l'adoption

CENT EXPÉDIENTS,

UN REMÈDE

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sans diminution du salaire global ainsi que l'exécution de vastes travaux publics. Malgré les réussites très démonstratives de l'enseignement programmé et de la formation des adultes, ils s'attendent qu'une masse encore considérable de chômeurs reste insuffisamment qualifiée pour se placer sur le marché du travail. L'État-providence confiera à ses inadaptés le soin de nettoyer les cités, d'humaniser les hôpitaux, de faire visiter les sites touristiques et les musées, ou toute autre besogne créée pour les besoins d'une philanthropie... que les adversaires politiques qualifieront de démagogie. En Europe, maints syndicats presseront les gouvernements d'adopter des politiques fiscales et monétaires expansionnistes, voire inflationnistes, pour décrocher les timbales du plein pour les emploi. Ils revendiqueront une assurance-chôma victimes de la technologie; ils exigeront des États qu'ils arbitrent et « règlent » tous les conflits. traditionnelles La C.G.T. assortit ses revendications garantie de l'emploi, hausse de salaires, réduction du temps de travail sans perte de salaires - de demandes relatives au recyclage et à la formation continue à charge de l'employeur. Sa Fédération de la métallurgie préconise, de surcroît, la nationalisation du secteur électronique, en particulier celui des calculatrices. Cette mesure serait le seul moyen, d'après elle, « de doter la France d'une industrie de taille internationale en assurant le développement cohérent des recherches, des études, des fabrications ». En Grande-Bretagne, le parti travailliste préparerait une « Charte des droits » dont l'objet serait d'épargner aux salariés les dommages de l'automation tout en améliorant leur mobilité. De leur côté, les Trade-Unions réclament une protection plus efficace contre les nuisances de la technologie et préconisent la semaine de trente-cinq heures, assortie de trois semaines de congés payés. Soucieux de replacer les « cadres » décrochés par les secousses de l'automation, le gouvernement français leur a offert des Les intéressés postes dans l'enseignement et l'administration. demeurent sceptiques sur la portée de cette initiative... Des expédients, un remède Aux États-Unis, deux millions de « recyclages » seraient nécessaires; cinq cent mille le sont en France.

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ET L'HOMME ?

Aujourd'hui, l'explosion des sciences coïncide avec la résorption de la population agricole, la reconversion de maintes activités en déclin, l'ouverture de grands marchés. Conjonction qui impose au gouvernement français d'intervenir « à fond » pour prévenir et pallier les déséquilibres de l'emploi. La carence de l'enseignement et l'insuffisante mobilité, géographique et professionnelle, de la main-d'oeuvre ne facilitent - les statistiques pas sa tâche. Trop rarement nos facultés en font foi - sont fréquentées par des fils d'ouvriers, de cultivateurs, d'employés. Jadis phare de la culture dans l'obscurité du Moyen Age, la France risque de se retrouver - à l'ère des éblouissements technologiques - lanterne rouge, en queue des peuples intellectuellement sous-développés. ne Les remèdes aux maux engendrés par l'automation d'une au ce ne sont poliregard qu'expédients manquent pas : tique spécifique d'éducation. Qui accepterait que le progrès technique engendrât chômage et désespoir, au lieu de pourvoir au mieux-être de tous? L'automation sera providence - et non fatalité - si ses voies sont préparées par des décisions planifiées, par une formation professionnelle poussée, par une mutation du système scolaire et universitaire. « L'automation libère l'homme », déclare un slogan soviétique : jugement à l'emporte-pièce ou prophétie prématurée. Dans toutes les langues - fussent-elles saxonnes, latines ou slaves - « libérer 1 » n'a qu'un temps, le futur. Surtout quand, de ce verbe, l'homme est à la fois sujet et complément d'objet. i. « Se libérer est un verbe très réfléchi.C'est aussi une action dont l'unité de temps serait, non pas la nanoseconde,mais le millénaire.

CHAPITRE XIV CONSÉQUENCES

PSYCHOSOCIALES « La science, les techniciens,le machinisme,l'automation, l'administration rendentl'hommede plus en plus angoisséet anonyme.» Jean

ROSTAND.

LA technologie apporte à l'homme de nouveaux avantages, en contrepartie desquels elle impose de nouvelles servitudes. En élevant le pouvoir d'achat du travailleur, les machines lui apportent - « dans le même panier » un surcroît d'anxiété. Avec la crainte de perdre son emploi, le salarié doit s'adapter à des tâches différentes, rompre avec ses habitudes, dominer son impatience devant les promesses sans mesure de la technologie. Le mal du siècle est de tous les siècles, fût-il celui des tranquillisants. A l'ère de l'automatique, l'ouvrier qui prendra ses distances vis-à-vis des outils, des produits et du public, combattra sans trêve ce sentiment de désaffection par quoi il consentirait à ne rien comprendre et à tout admettre, après avoir abdiqué sa responsabilité. « L'ouvrier de la grande industrie qui... travaille souvent pour les besoins d'un luxe ou même seulement d'un confort dont il est exclu, fabriquant en série une pièce dont il ignore la signification dans l'ensemble, ou des munitions, des armes pour une guerre dont il ne comprend ou n'admet pas les buts, ne ressent en lui-même aucune justification de son labeur », écrit Georges Friedmann dans Où va le travail humain? a Sur leur propre condition, avec ou sans matériel ultra-

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ET L'HOMME ?

moderne, les ouvriers savent à quoi s'en tenir : ils sont payés huit heures par jour et cinq jours par semaine pour le savoir. Sur leur avenir, à court terme, à moyen terme, à long terme, ils sont moins éclairés. C'est justement sur quoi divergent les opinions des sociologues, des économistes, des philosophes, et plus prosaïquement, des journalistes qui forment ou déforment l'opinion publique. Ce n'est pas servir le monde du travail que de déclarer que tout y est pour le mieux. Et c'est le desservir assurément que de déclarer que tout y est pour le pire. Les faux prophètes qui versent au coeur des citoyens une espérance illusoire sont aussi néfastes que ceux qui les sensibilisent contre l'enfer industriel auquel ils seraient inexorablement voués. En vérité l'automation, tout en exerçant sur le travailleur des perturbations biologiques et psychologiques, élargit l'éventail des options qui lui sont offertes. Encore faut-il que patronats, syndicats et gouvernements conjuguent leurs efforts pour l'aider à tirer tout le possible de ces perspectives. Le problème n'est pas nouveau, il prend seulement une acuité nouvelle. Au xixe siècle, on étudiait déjà les effets du progrès industriel sur le comportement des ouvriers. De nos jours, la technologie n'affecte qu'une fraction minime de la population active, fût-ce aux États-Unis : il est temps d'inciter les chefs d'entreprise à ne pas négliger l' « entretien » psychosocial de leur personnel, élément capital de leur actif, élément actif de leur capital. Sécurité et fatigue Le nombre des accidents diminue en usines chaque fois qu'une mécanisation plus poussée se substitue à une mécanisation simple ou à une manutention. Écrasements, mutilations, hernies, tours de rein se raréfient partout où matières et déchets sont évacués par systèmes aériens ou souterrains. De même, les automatismes épargnent à l'homme les contacts avec des produits agressifs ou toxiques, ce qui réduit la fréquence et la gravité des accidents professionnels. Chimie et physique nucléaire eussent connu des développements moins rapides sans les apports de l'automatique et de l'informatique. Se révèlent, en revanche, générateurs d'accidents : la rapi-

CONSÉQUENCES

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dité des engins motorisés, l'emploi massif d'équipements électriques et d'air comprimé, l'entassement souvent désordonné des machines, ainsi que la nécessité d'effectuer certains réglages dans des mécanismes d'accès difficile. Si élevé que soit le degré d'automatisation d'une usine, les questions de sécurité et d'hygiène y conservent leur priorité. Bien que les dépenses musculaires s'amenuisent graduellement dans les ateliers, on doit s'attendre que longtemps encore des « manutentionnaires » chargeront et déchargeront matières premières et produits finis sur camions et wagons. A mesure que progresse l'automation, disparaissent des postes dont le rythme était imposé par les mécanismes. Dans ces conditions, le travail à la chaîne - qui astreint les manoeuvres spécialisés à des opérations parcellaires, répétées, « en miettes » - serait tôt ou tard remplacé par des machines à commande programmée ou à régulation automatique. Tard plutôt... Plusieurs décennies s'écouleront avant que la plupart des ouvriers spécialisés sur machines-transferts cèdent leurs places à des « têtes électromécaniques ». Responsables du contrôle et du réglage, de nombreux vérificateurs et ouvriers d'entretien deviendront alors indispensables. D'une manière générale, l'automation impose au personnel des connaissances et des aptitudes supérieures : elle crée de nouvelles fonctions qui requièrent des aptitudes originales distinctes de celles (attention, vigilance, responsabilité), requises pour une mécanisation moins élaborée. Si les nouvelles techniques mettent parfois à la portée d'ouvriers sans qualification des opérations jusqu'alors réservées à des spécialistes, elles astreignent aussi des salariés à répéter des gestes stéréotypés dont la fréquence excède ou épuise les systèmes nerveux. Ni l'automatique ni l'informatique ne suppriment toute activité musculaire : ils réduisent très souvent la fatigue, physique ou nerveuse, qui est signe d'alarme de l'organisme vulnérable. Cette fatigue tend à disparaître lorsque le travailleur passe de la mécanisation à l'automation dont le propre est justement de débrayer l'homme de l'outil 1. On peut même espérer que l'usure corporelle - qui depuis i. Marx pressentait cette évolution : « Le travail de l'homme n'apparaît plus commeincorporédans le procédéde la production.Maisplutôt le travailleur a rapport avec la productionen tant que contrôleuret régulateur. » 9

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des millénaires suit le travail comme son ombre - s'effacera bientôt par la magie de l'électronique. La médecine psychosomatique a pour objet d'étudier les maladies liées à des causes psychiques : d'elle relèvent certaines affections provoquées par une mécanisation abusive. Depuis la première révolution industrielle, les humanistes accusent la spécialisation outrancière de détruire le moral des travailleurs. Aussi bien, une campagne fut récemment déclenchée aux États-Unis afin d' « élargir » les tâches : des managers restituèrent à leurs salariés une part de la maîtrise et de la responsabilité que leur avait ravie le processus de simplification et de division du travail 1. Ce retour en arrière, cette déspécialisation, redressa sensiblement le moral des intéressés. Une expérience inverse, dans le sens d'une automatisation plus poussée, eût également épargné des troubles psychiques ou physiques sans doute imputables à la mécanisation. Rien ne permet cependant d'espérer, fût-ce aux ÉtatsUnis, qu'avant plusieurs décennies la technologie affranchira la majorité des ouvriers spécialisés du travail dit à la chaîne. D'ici là, les cadences excessives des interventions, l'accélération des rythmes de vie, les fatigues des transports et les agressions sensorielles (visuelles, sonores, neuro-musculaires) continueront à causer parfois aux travailleurs des tensions pathologiques, voire des désordres névrotiques 2.. Dans les secteurs plus automatisés, une vigilance prolongée risque d'user nerveusement les salariés « trop occupés ou trop ennuyés », selon l'expression de Mackworth. Libérés des « cadences infernales », les ouvriers sont annexés, consignés, attachés aux tableaux de contrôle. Un tel esclavage attentionnel les soumet à une tension capable de les épuiser, tant l'immobilité communicative des cadrans peut transmettre le plus fixe des ennuis. D'après nos psychosociologues, le temps des interventions i. « Il est certainementimportant que les entreprises des pays collectivistes s'efforcentde rendre polyvalentsles travailleurs parcellaireset restaurent l'esprit d'équipe dans des ateliers où les exploiteurss'efforcent,au contraire, d'empêcher la formation de groupes stables. Ceux-ci en effet pourraient servir de noyaux à la revendication.* MauriceBoUVIER-AjAM et GilbertMuRY,Les Classessocialesen France. 2. De là vient qu'un bûcheronpeut travailler jusqu'à soixante-cinqans, alors qu'un mineur se sent épuisé à quarante-cinq,un ouvrier sur chaîne de montage à quarante.

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d'un opérateur sur machine automatique, - c'est-à-dire le nombre de minutes pendant lequel il pousse un bouton - ne représente guère plus d'une heure par semaine. Tout le reste du temps, il supporte une inactivité complète, à moins que la surveillance qu'il exerce ne l'autorise à relâcher de temps à autre son attention. Par quoi la tension nerveuse d'un aiguilleur de trains peut se révéler plus exténuante que la fatigue musculaire d'un travailleur de force... Le problème du déséquilibre nerveux trouve ses solutions la répartition, dans l'organisation, l'équilibre des tâches. D'après des ingénieurs avisés - l'expression n'est pas pléonastique - chaque fois qu'un ouvrier subit une corvée monotone, c'est que la conception du processus est mauvaise : une opération trop identique à elle-même s'inscrit parmi celles qui doivent être confiées à une machine. Les temps modernes de Charlie Chaplin sont des temps, et des mouvements, révolus. Dignité du travail Si, pour certains, l'automation aide le salarié à dominer sa tâche, elle contribue pour d'autres à détruire la spécialisation professionnelle et par là même à compromettre la dignité du travail. L'homme serait réduit à un rôle peu humain de contrôleur de cadran ou de pousse-bouton, ce qui abolirait en lui toute velléité de pensée ou de jugement. Faute d'inventer à chaque instant les gestes nécessaires pour façonner l'objet ou contrôler la machine, il apprendrait à ne rien faire. Dans de telles conditions, comment s'intéresserait-il à sa fonction? Le travail reste, jusqu'à preuve du contraire 1, l'armature indispensable à l'équilibre personnel, en même temps que le symbole de l'appartenance à une collectivité. A l'établi, l'ouvrier doit faire preuve de force, d'adresse, de conscience, de responsabilité. Devant un automatisme, privé d'initiative - donc de responsabilité - il n'aurait plus qu'un mérite de présence. Les tâches dangereuses, exténuantes, sales disparaissent sans doute, au prix d'un ennui qui dégrai. La preuve du contraire sera faite le jour où l'État organiserale loisir avec autant de soin que le travail; mais - espérons-le- avec une réglementation, une technocratie,une bureaucratied'un moindrepoids.

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derait ou d'une tension qui débiliterait. Chez certains, une activité à prédominance perceptuelle créerait un sentiment de désceuvrement physique qui franchirait parfois la limite du tolérable. Autre inconvénient : dans notre société du « deuxième xxe siècle », ceux qui décident sont déjà l'exception au regard de ceux qui exécutent. La rareté des inventeurs contraste avec la quantité de pseudo-producteuis qui n'ont d'autre lien avec le produit que l'espoir plus ou moins réaliste de le « consommer ». Avec l'automatisme, le risque de désaffection s'étendrait aux techniciens eux-mêmes, réduits à appliquer des méthodes éprouvées sans avoir à exercer leur sens inventif. Toute la responsabilité se volatiliserait aux étages supérieurs où dominent ingénieurs et inventeurs. Délivré de fonctions répétitives ou cérébrales harassantes, l'homme de l'automatique - les mains libres - devrait se cantonner dans la plus noble partie du travail intellectuel : encore faudrait-il qu'il en fût capable. Déjà humilié d'être réduit à l'état d'un simple numéro sur une liste de paie, le travailleur ne serait dorénavant qu'un trou dans une carte perforée. L'usage des expressions social engineering (planification sociale) et human engineering (organisation rationnelle de l'élément humain) donne corps à cette hantise que les travailleurs soient traités en objets par l'industrie d'une technocratie sans conscience. En astreignant les salariés à travailler en commun, l'automation limiterait leur individualisme : par frottement s'émoussent parfois les personnalités. Encore que coopérer ne soit pas contraindre, mais amorcer de mutuelles compréhensions. Il serait à craindre que la technologie ne rendît l'être humain dépassé, superflu, en quelque sorte désaffecté; qu'un travail automatisé n'engendrât une vie automatisée, alors qu'un travail d'homme conduit à une vie d'homme. De fait, l'automation supprime les initiatives des salariés en supprimant leurs risques d'erreur. Ainsi faute de suivre le rythme infernal de la machine, l'opérateur ne trouverait son salut que dans une fuite, sinon en avant, du moins sur un supérieur. Ceux qui craignent que 1plan automation ne rende apathiques les travailleurs auraient un siècle et demi plus tôt condamné

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l'énergie thermique dont l'usage eût risqué de rouiller toute force musculaire. Mais la cohérence est un luxe, et le sensationnel un besoin. Aliénation, chose mentale La fatigue névrotique résulte de tensions excessives : on la pourrait considérer comme une réaction de défense contre la monotonie d'une tâche. En imposant à l'homme une attention constante dans l'immobilité, l'automation confère au travail un caractère abstrait : elle dépersonnalise l'ouvrier en le dissociant du produit, voire de la machine. Gouvernants, technocrates, managers - qui ont en mains et en plans la responsabilité du futur - doivent à tout prix éviter que la production de masses ne pourvoie de masses humaines les hôpitaux psychiatriques... Pour l'Organisation mondiale de la santé, l'industrialisation provoque une altération indubitable de l'équilibre mental. Les cadences infernales, à n'en pas douter, ont assuré une clientèle folle, si l'on peut dire, aux établissements psychiatriques. De même que des travaux ont établi pour chaque le taux de pays les rapports entre le taux d'industrialisation, suicide, le taux d'alcoolisme et le taux d'internement, il ne serait pas sans intérêt d'étudier les variations de ces rapports en fonction, non plus de l'industralisation mais de l'automatisation. On retrouverait, là encore, les confusions inévitables entre les effets de la mécanisation et ceux de l'automatisation. Sans prétendre établir une équation mathématique, sans doute pourrait-on dégager certaines tendances, d'où le caractère plus humain de la technologie actuelle ne manquerait pas de ressortir. Pour certains psychosociologues, le personnel chargé des machines automatiques serait soumis à une tension nerveuse plus forte que dans le passé, en raison de la rapidité et de la complexité des décisions qui lui sont demandées. Pour d'autres, les opérateurs ont à faire leurs choix selon des critères sans ambiguïté : leurs options resteraient élémentaires. Rares seraient les cas où leurs charges nerveuses croîtraient jusqu'à un point critique. En fait, l'automation recouvre tant de systèmes différents

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qu'il est impossible d'en déduire une loi unique, applicable à tous les cas. De toute évidence cependant, la mécanisation proprement dite, bien plus que l'automation, est responsable de surmenage physique ou mental : dans les travaux automatisés sont, en général, éliminées les tâches stéréotypées et harassantes. Quand la rentabilité des automatismes requiert un fonctionnement ininterrompu, il arrive néanmoins que le travail de nuit désaccorde l'harmonie des foyers : les équipes du « troisième huit » subissent une tension nerveuse plus accusée que celle des équipes de jour. A n'en pas douter, spécialiser conduit à dépersonnaliser le travail. Mais, à un degré plus élevé d'automatisation, la suppression ou la réduction des contacts avec les machines ou avec les produits améliore la condition ouvrière : à un système de consignes se substitue un système d'initiatives. Ce sont surtout les travailleurs habitués à de fortes dépenses musculaires qui mâchent leur rancoeur d'être transformés en appendices inutiles de machine, sentiment ou ressentiment parfois voisin de l'anxiété. Les vrais responsable Aux nouvelles techniques serait imputable, pour une part, l'extension des troubles mentaux. Pour une faible part seulement. Plus fréquents dans les régions de récente industrialisation, ces accidents résulteraient plutôt du déracinement de travailleurs dont a brutalement changé le mode de vie. Autant le paysan se sentait protégé dans son milieu très naturel, autant il se croit isolé, abandonné, vulnérable à la ville. Aux fatigues du travail, aux tensions de la vie collective, aux incommodités des grands ensembles, vient s'ajouter matin et soir l'inconfort de ses transports du logement à l'atelier ou au bureau. La hantise des horaires peut finir par détraquer la santé mentale du néo-ouvrier habitué à une existence pastorale. Dans un tel « complexe » urbain, comment mesurer l'influence exacte de l'automation sur l'usure du système nerveux? Hors de toute usine, le citoyen qui vit dans une cité hypercongestionnée - vouée à l'automobilisme ou à « l'autoimmobi-

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de nervosité lisme » - peut éprouver une surexcitation capable à la longue d'assombrir son caractère ou de perturber son esprit. La concentration urbaine prive les citoyens de silence et d'air pur. Chaque Parisien dispose d'un mètre carré d'espace vert, alors que tout Viennois, Romain, Londonien ou Berlinois en a dix à vingt fois plus : dans les cimetières de notre capitale, les morts sont mieux traités que les vivants. Des sociologues britanniques soutiennent que les ébranlements mécaniques et supersoniques sont responsables d'une névrose sur trois et de quatre migraines sur cinq. D'après des psychosociologues américains, un tiers des lits d'hôpitaux aux États-Unis seraient occupés par des malades mentaux : un citoyen sur dix serait hospitalisé, au cours de sa vie, pour fatigue nerveuse ou maladie mentale... Un bruit d'une intensité de 85 à 9o décibels - c'est-à-dire accélère la respiraquatre fois celui d'une voix humaine tion, précipite les battements du coeur, élève la pression artérielle. Quelques coups de sirène suffisent pour tuer un rat... Nombre d'accidents nerveux ont également leur origine dans une consommation abusive de médicaments. Ce mode de vie à l'américaine, devenu mode européenne, gagne nos concitoyens, à moins qu'il ne les perde. Depuis vingt ans, les États-Unis absorbent plus de tranquillisants et d'excitants, de désensibilisants et de toniques que le reste de l'humanité. On sait que, chaque jour, Paris s'engorge de cinq cents personnes supplémentaires, dont trois cents femmes. On ignore que, chaque jour, plus d'une centaine d'épaves déboussolées vont échouer dans des havres d'hygiène mentale... Pourtant la thérapeutique des troubles mentaux progresse à pas de géants depuis une douzaine d'années. Cette société d'opulence, qui néglige l'indispensable pour multiplier l'inutile, travaille mal pour l'homme, quand elle ne travaille pas contre lui. La civilisation industrielle engendre maintes insatisfactions, voire maintes agressions, dès lors que ses effets ne sont ni tempérés ni neutralisés : pollution de l'air, de l'eau, de la nature, congestion urbaine, rupture des équilibres naturels, épuisement des ressources... Les technocraties s'apprêtent à exploiter les richesses des océans, sans rien tenter d'efficace pour réduire les détériorations que notre civilisation industrielle leur cause. Matières

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insecticides radioactives, détergents, produits pétroliers, à plaisir la faune marine 1. détruisent Dans le monde artificiel et antipathique des usines - dont l'un des sous-produits et animaux serait la cité végétaux n'ont guère de place. La vie y est moins humaine : l'ouvrier se trouve cerné de matières brutes et de machines indifférentes, souvent hostiles... Travaux à domicile et artisanat offraient d'âme » que le travail de jadis plus de place au « supplément masse. En revanche, ces méthodes de production à petite des ouvriers, respecéchelle, qui respectaient l'indépendance taient plus scrupuleusement encore leur dénuement. N'est-il pas paradoxal que les heures gagnées par les salariés en un demi-siècle sur leur temps de travail, soient chaque L'homme n'a pas plus tôt échappé jour perdues en transports? à une machine qu'un nouvel engrenage le happe à son tour : mécanisme si parfaitement ajusté qu'il ne lui laisse guère de « jeu »... Bruits, trépidations, ébranlements le harcèlent et le à de vie : à dans la cité, dans l'usine, longueur détraquent son logis. A vrai dire, anciens bourgeois et nouveaux pauvres sont à même dans des casernes neuves. Déracinés la logés enseigne, partout, ils ignorent à la fois les aubaines de la solitude et la chaleur des rapports sociaux. Leur ennui naît de l'uniformité Certains effets de ambiante; nulle part, ils ne sont quelqu'un. la technologie imprègnent leur existence d'incommodités qui détériorent parfois leur santé physique et mentale : les mesures ni trop mesurées des pouvoirs publics n'atténuent guère ni l'inhumanité de la vie. l'agressivité Pour la grande majorité des travailleurs, la fatigue quotidienne reste un fléau qui menace leur équilibre, leur santé. Circonstances la mauvaise ou la sous-utilisation aggravantes : des aptitudes de chacun. En vérité, la technologie devance notre trottigalopante nante faculté d'adaptation. rétroD'où cette superstition est sauvée par une foule d'esprits grade que « l'humanité lents. Ils freinent », comme dit Henri Petit. Mais ces esprits lents n'ont jamais ralenti que le progrès social. Des humanitaristes un retour à un stade prépréconisent un autodafé des inventions technique : scientifiques préseri. Déjà la concentration des sels de plomb dans les eaux de surface, qui proviennent de la combustion des supercarburants, approche du seuil de toxicité près de certains rivages continentaux.

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verait enfin l'homme des excès de l'automation. Comme s'il n'était pas possible de corriger cette dérive sans régresser vers un passé qui serait intolérable sur le plan social! Bien que le citoyen n'ait encore prévu ni ses activités ni ses inactivités de remplacement, l'automation lui épargnera bientôt de consacrer sa force physique ou sa matière grise à mieux que des tâches dont les mécanismes s'acquitteront lui. Libéré de certaines servitudes, l'individu aura tout... loisir de reporter son attention sur ce qui n'est ni machinal, ni calculable, ni défini : sur ses propres problèmes. L'automation aura aidé l'homme à devenir un homme, dans toute sa plénitude.

CHAPITRE

XV

CONSÉQUENCES POLITIQUES « C'est en poussant à bout le mouvement économique que le prolétariat s'affranchira et deviendra l'humanité. » Jean JAURÈS, 1907. « Il est possible que l'accélération du progrès technique finisse par ôter son sens à la révolution elle-même. » Thierry

MAULNIER,1967.

LA technologie défie nos facultés d'adaptation sur le plan politique. Elle pose d'abruptes questions de chômage, de

à l'État de qualification : structure, d'y répondre pour que le providentiel éclipse le fatal. s'intéressent Les moins aux cependant gouvernements de l'automation humaines ou inhumaines qu'à conséquences démonstrations de prestige. ou impropres leurs propres Tout de lui-même sans la poussée meurt élan technologique perle virus du progrès en évolution : d'une société manente ne en fermentation. de culture prolifère que sur milieux

L'ère de l'automation restera celle des occasions manquées

si

les

pouvoirs

publics

-

avec

l'aide

du

patronat

et

des

syndicats - n'adaptent au plus tôt les travailleurs aux nouvelles machines et aux nouvelles techniques. Toute expansion n'est désormais que synthèse. A mesure que grimpent les niveaux de vie, s'étend le rôle de l'État et s'amenuise l'emprise des syndicats sur leurs

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L'HOMME ?

A moyen ou à long terme, cette triple tendance, adhérents. remet en cause l'équilibre politiques, qui sape les structures des institutions. Un libéralisme abusif entraverait, plus que jamais, la techà la solde des opulents, l'économie nologie. Exclusivement de marché se discrédite : pour mieux servir ceux qui n'ont besoin de rien, elle néglige par trop ceux qui ont besoin de tout. Et de multiplier les logements de luxe, jusqu'à alors que s'aggrave la pénurie la mévente, d'habitations modestes. Les biens essentiels à la collectivité sont sacrifiés, tandis que les capitaux affluent sitôt qu'il s'agit de fabriquer des gadgets sans nécessité, voire sans utilité. dans les pays de haute technicité, les firmes Pourtant, pour l'Etat ne sont plus ses simples fournisqui travaillent elles contractent des engagements seurs : vis-à-vis de lui. Ainsi s'estompe peu à peu la ligne de démarcation entre les deux mondes, public et privé. La prolifération des sociétés et le poids des interventions mixtes, la fréquence gouvernementales contribuent à cette imbrication. Une nouvelle superstructure devient économico-politique nécessaire pour assigner un objectif à la technologie et dégager sur les voies du progrès. toute obstruction A l'État d'une d'endiguer par surcroît les débordements et de créer des institutions de secours technologie désordonnée pour repêcher les inadaptés.

Les grandes

options

donc aux pouvoirs Il appartient une publics d'élaborer dans un régime différent de l'économie théorie du rendement de marché. Performance difficile, si l'on en juge par les résultats des errements depuis plus d'un demi-siècle. soviétiques Le danger serait qu'une planification trop rigide, tout en et la liberté épargnant quelque gâchis, ne paralysât l'initiative des entreprises. la hiérarchie d'établir Aux gouvernants de leurs objectifs : option économique, option morale. A eux de choisir ou défense; loisirs ou prestige; éducation ou philanthropie Plus recherche; plein emploi ou « matelas » de chômage. que les fonctionnaires, plus responsables puissants que les

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technocrates, les politiques abusent souvent du privilège de ne renoncer à rien afin de ne rien regretter. A l'exemple des États-Unis, les pays d'Europe ont à assumer chaque année davantage les investissements des industries de pointe. Encore devront-ils choisir les secteurs qui bénéficieront de l'énergie nucléaire, les activités où seront engagés les crédits de recherches, les régions où s'installeront les nouvelles entreprises. D'où la nécessité de centraliser toute décision : capitalisme d'État et technocratie devront l'immortalité de leur gloire à la technologie. Ils sauront s'acquitter de leurs dettes. L'indécision n'est pas strictement européenne. Le gouvernement de Washington hésite à déterminer lequel des deux secteurs, public ou privé, exploitera les inventions acquises dans les disciplines de progrès, en particulier dans les domaines de l'espace et de l'automatique. Tolérable quand l'intérêt général est en jeu ou dans les cas de carence privée, la détention de brevets par l'État est considérée outre-Atlantique comme une anomalie ou un scandale. Pis, comme un acte de socialisme. Mais déjà le nombre de brevets dévolus à l'ensemble des administrations dépasse celui de la General Electric... 1. Dans les démocraties authentiques, les graves problèmes demeurent sans solution : les autres, il est vrai, se résolvent d'eux-mêmes. Serait-ce à l'État ou à l'industrie de former les travailleurs Faudrait-il renflouer, saborder déplacés par l'automation? ou laisser crever de mort très naturelle les activités en déclin? En république, comme en tout régime qui en tient lieu, l' « exécution » d'ouvriers non qualifiés par des ministres une est besogne qui n'est pas sans danger pour qualifiés ces derniers. L'euthanasie des petits rentiers et des « cadres » sur le retour prête à moins de tapage, à moins de sentimentalité publicitaire. Comment répartir les crédits de recherche? Dans quels secteurs, à quels instituts, à quelles universités, à quelles entreprises? Doit-on séparer les recherches fondamentales des recherches technologiques, alors que les unes ne sont que les prolongements des autres? i. Un conflit dresse l'A merican définir laquelle gone. Comment des satellites les communications

Telegraph and Telephone contre des deux puissances devrait spatiaux?

le Pentacontrôler

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L'HOMME?

l'État doit prévoir les instiQuelle que soit sa politique, tutions permanentes capables de prévenir ou de pallier les sociaux qui résulteraient des démarrages brutaux accidents A lui d'aménager les temps discrétionnaires de l'automation. de rémunération un système fondé sur les et d'amorcer dès lors que l'automatisme besoins plus que sur le travail, bien des citoyens des servitudes de la production. affranchira la se traditionnelle de l'offre et Déjà détraque mécanique et de la demande, par quoi s'exprime le génie des publicistes détrône le meilleur prix. la docilité du public : la nouveauté les gouvernants devant la prendront Quelles décisions des retraités, des vieillards, devant masse des chômeurs, sénescente en survie une population largement majoritaire, ou chirurgicale? Comment une médicamenteuse financer à mesure que Sécurité Sociale dont les charges s'alourdissent et la thérapeutique? l'éducation progressent ébranle les assises de la politique Le séisme automatique d'hier croulerait L'édifice et les piliers de l'économie. sur si la technologie ne lui de demain, l'homme responsable les moyens d'en étayer les fondements offrait par rétroaction et d'en colmater les lézardes. la façade ou Il ne suffira plus, cette fois, d'en repeindre fausses fenêtres la quelques pour symétrie... d'y ajouter RBIe de l'État de faire fabriquer ce qui est bon pour tous ses A l'État ce convient non à tel groupe de pression, et qui citoyens, à telle entreprise. à telle politique, sont les raisons qui justifient son intervention Impératives et salutaire dans les problèmes autoque pose l'inéluctable à dévelopmatique. Les pouvoirs publics doivent contribuer et l'usage d'ordinateurs à pour échapper per la production d'une technologie et pour que tous la domination étrangère au rythme de la concurles secteurs de l'économie progressent rence internationale. d'un déclin technique Une récession qui résulterait engendrerait un chômage bien plus dramatique que la moins jugulable des automations. la mobilité de la mainLes pouvoirs publics favoriseront en particulier et les reconversions, dans les secd'ceuvre

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teurs en péril. Ils auront à prévoir les licenciements, à offrir des possibilités de reclassement, à aider aux transferts géographiques. Particulièrement opportune serait l'ouverture de fonds spéciaux d'assurance-chômage et de formation pour réadapter les travailleurs déplacés par la technologie. Dès lors que l'essor bénéfique de l'automation requiert d'énormes progrès d'éducation, de rééducation, de formation professionnelle, l'État s'engagera au plus tôt dans une politique audacieuse d'enseignement. Tout en prolongeant leur scolarité le plus longtemps possible, les jeunes auront à recevoir une préparation économique suffisante pour suivre le train d'une technologie en accélération. Dans toute démoles cratie, les gouvernants responsables - et davantage à autres - devraient être condamnés pour non-assistance enfants en péril, quand « le tiers des adolescents entrent dans la vie active sans avoir été préparés à un métier 1 ». Cette faute se paye de plusieurs millions d'existences sans bonheur... Les pouvoirs publics doivent non seulement former les citoyens, mais les informer sur les caractéristiques des nouvelles techniques : campagne d'autant plus nécessaire que maints travailleurs considèrent l'automation comme la plus lourde des menaces qui pèsent sur leur sécurité... Dans « informatique », il y a « information » et « formation » : l'ordinateur serait le meilleur des outils à former et à informer, pour peu que l'homme voulût et sût s'en servir. Encore l'État devrait-il veiller à ce que la technologie ne devînt pas source de superbénéfices pour quelques-uns et de sous-emplois pour les autres. Il prêchera d'exemple en intégrant les techniques du calcul dans l'administration, l'armée, les hôpitaux, les transports. Ses hauts fonctionnaires devront être rompus aux virtuosités des calculatrices pour élaborer programmes, plans, recherches opérationnelles. Enfin, la France amorcera l'unification de l'Europe technoet coopérations au confrontations logique en multipliant sein de la Communauté, ou mieux dans le cadre de la plus grande Europe possible. On n'est jamais trop nombreux pour conquérir et conserver une indépendance... i. Déclarationà la presse du secrétaire général du ministèrede l'Éducation nationale, 26 septembre 1966.

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De la dépolitisation A l'ère de la technologie, sans doute serait-il opportun que les hommes de science descendissent dans l'arène électorale, au parlement et jusqu'au gouvernement, pour que fussent traitées en toute compétence les questions primordiales qui dérivent de la technologie. Politique est chose trop grave pour demeurer le privilège exclusif des politiciens. Au Pentagone, des calculatrices ont récemment esquissé une géométrie des rapports internationaux dont l'esprit de finesse des meilleurs diplomates n'eût pu prendre que grossièrement conscience : des relations furent mathématiquement établies entre sous-développements économiques et révolutions subversives, entre « booms » de la démographie et « booms » de la violence. Il importerait au monde qu'une lumière scientifique aussi froide dissipât en permanence les ténèbres où s'égarent parfois les responsables des nations responsables. Posées en termes statistiques, les questions sociales pourraient enfin recevoir des réponses exactes, dès lors que l'informatique coordonne les éléments d'une véritable discipline : la technique sociale, où viennent converger sciences du recherche comportement, mathématiques, opérationnelle. Jadis « c'était un danseur qu'il fallait ». Ce sera un calculateur qu'il faudra. Avec calculatrice... Tant que les données étaient transmises par courrier, cette servitude étriquait l'utilité potentielle de l'ordinateur. De nos jours, les postes terminaux sont dotés d'équipements périphériques : télétypes, bandes perforées, écrans cathodiques. Il serait vain d'accélérer les vitesses de fonctionnement des calculatrices, si les sources d'information et les centres de traitement continuaient à correspondre à l'allure des diligences, ou avec la parfaite irrégularité des téléphones en France. D'année en année, croissent les quantités d'ingénieurs et d'employés, au détriment des ouvriers. Déjà le concept de tâche à la pièce ou à l'heure perd de sa signification dans un travail en équipe ou en continu; déjà s'estompe la distinction entre les deux classes de travailleurs, aux gages et aux salaires.

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L'informatique aidant - elle fera plus qu'aider - le travail passera progressivement des mains aux cerveaux, humains et électroniques. De quelque origine qu'ils fussent, mathématiciens et ingénieurs occuperaient les postes de direction, tandis que cadres et employés sans compétence technique formeraient un agrégat de prolétaires dont les conditions de vie pourraient être relativement... bourgeoises. Chimisme humain, donc organique. Réactions réversibles, lentes, rarement explosives : la deuxième révolution industrielle peut faire l'économie d'une révolution. En tout cas, des machines qui produisent plus et mieux requièrent des consommateurs plus nombreux et plus... consommateurs. Par voie de conséquence, davantage de loisirs 1 le paradoxe de la division du travail impose à qui travaille le plus de consommer le moins. D'où, à la longue, un alignement des niveaux de vie mais non des revenus - sur ceux des plus favorisés : ce qui est tout de même de haute importance. Un consommateurisme triomphant reléguerait dans l'Histoire les soubresauts synchronisés du capitalisme et du socialisme. Consommateurs à plein temps, salariés et managers deviendraient moins inégaux : purifiés de toute idéologie, l'économie précipiterait le crépuscule des entreprises privées et l'aube des productions collectives. Dans le monde entier déjà se dessine cette tendance : d'année en année s'étend la participation du secteur public dans les investissements d'ensemble. Sans doute les apôtres de la « convergence » sont-ils aujourd'hui démentis par les faits : jamais ne s'est mieux épanouie la libre-entreprise dans le camp occidental. Comme une montre arrêtée a raison toutes les douze heures, ils triompheront avant la fin du siècle, s'ils n'ont pas, d'ici là, renié leur foi. Réintégrés dans une société d'où les avaient exclus la perte de leur autonomie professionnelle et le sentiment plus ou moins légitime d'être exploités par les propriétaires des moyens de production, les prolétaires lutteraient bien davantage pour élever leur niveau socio-économique. Et bien moins contre la société ou le patronat. Leur conscience de classe s'émousserait devant le caractère collectif de la production : le fameux sous-prolétariat de gueux se muterait en petitebourgeoisie d'employés.

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La technologie remettrait ainsi en cause la pérennité de nos traditions, et même de nos institutions : différentes de celles de jadis, ces convulsions seraient débrayées de tout engrenage politique. Comment en serait-il autrement, à plus ou moins long terme, dès lors que les investissements exigés par la technologie outrepassent chaque année davantage les capacités des capitalistes? L'État ne peut que promouvoir les nouvelles unités de production : la technocratie ne se dérobera pas à ses charges 1. Après avoir nationalisé crédit et énergie en 1945, la France, qui vient d'adopter les première mesures de des salariés, semble vouée à cogestion et d'intéressement précéder les nations occidentales sur les voies de la socialisation

des

entreprises

2.

L'ordonnance de 1967 sur l'intéressement, même si elle n'intéresse guère ses bénéficiaires, reste une base de départ. L'arrivée, c'est le capitalisme du grand nombre, au lieu et place du capitalisme oligarchique : révolution à retardement $. Dans cette période transitoire, les technocrates, plutôt que de prendre imprudemment parti, s'apprêtent à gagner sur les deux tableaux, à gauche comme à droite. En sapant l'omnipotence des « mamamouchis » du secteur privé, cette réforme porterait les jeunes Messieurs - « dans un fauteuil » à la tête des grandes sociétés. En cas de réaction victorieuse du « parti de l'usure », certains d'entre eux sont déjà assez incorporés, associés, ou promis à l'oligarchie dirigeante pour ne point espérer y asseoir leur puissance. Par quoi la force travaille pour la force et l'automation pour la technocratie. Une économie dirigée et planifiée, dont la production appartiendrait à la collectivité ne serait pas sans parenté avec un système socialiste. Dans un tel système automatisé, la croissante serait forcément dissociée d'un consommation travail en réduction. Le chômage ne s'apparenterait pas plus à une « maladie i. Fonction P. : Fonction publique, providence,protée, pythie... Voir Le Paradoxedes technocrates, Denoël, 1966. 2. A l'exception de la Grande-Bretagnedont la loi sur la nationalisation de l'industrie sidérurgiqueest appliquée depuis le 28 juillet 1967. 3. « Il faut, non pas faire des salariés des capitalistes, mais faire que les entreprises françaisessoient finalementla chose de tous et en particulier des travailleurs.»Déclarationdu Premierministreà la télévision,septembre 1967.

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honteuse » que la paresse à un vice : ce serait une « phase de transition dans le déroulement d'une carrière professionnelle 1 ». A long terme, on pourrait ainsi s'attendre à une « déprolétarisation » des masses. Bourgeoisie et prolétariat disparaîtraient ensemble comme deux couleurs complémentaires en " révolution. L'État n'étant pas suspect de rechercher à tout prix le profit maximal, comme le capitalisme de toujours, l'ouvrier pourrait se rendre compte qu'il vendrait à bon prix « sa capacité de créer des richesses ». A mesure qu'il acquerrait le sentiment de n'être plus exploité, il se dépolitiserait. Par quoi une opulence partagée convertirait les citoyens à l'apolitisme. La convexité des ventres nuit à la densité des foules : les cols glacés se froissent à la chaleur communicative des meetings. Et les résidences dites secondaires relèguent déjà au plan des souvenirs primaires le militantisme des dimanches. La dictature de l'automation l'aura emporté sur toute autre, y compris celle du capitalisme. Resterait la technocratie, qui se révélerait peut-être moins tolérable que le patronat. Depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui obéissent, ils ne savent pas encore que chaque tyran nouveau fait regretter l'ancien. Vers un humanisme planétaire Replié sur soi, le continent européen se ferme aux courants vivifiants du large : ses réflexes de protection le protègent assez efficacement... de la prospérité. Les Communautés ne recueilleront pas les fruits de la deuxième révolution industrielle tant que leur expansion ne sera pas assortie d'un surcroît de coordination, voire d'un début d'intégration : l'automatisme, qui rend impérative cette les unification, fournit du même coup aux gouvernants moyens d'éclairer leurs choix. Avant plusieurs décennies, la technologie aura laminé - sinon éliminé - l'orgueil des nationalismes : la science sans frontières tend à devenir planétaire. A l'ère de l'automatique, si l'isolationnisme des scientifiques est anachronisme, Le Figaro, 24 août 1967. i. Pierre LOCARDHL,

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celui des grandes puissances devient crime contre les deux tiers de l'humanité. L'égocentrisme d'aujourd'hui prépare les catastrophes de demain : la multiplication quotidienne des dossiers, des colloques, des voeux ne compense pas les réductions budgétaires annuelles des crédits aux peuples prolétaires. L'organisation de l'économie mondiale s'est à ce point perfectionnée que les richesses des riches croissent en fonction directe de la misère des misérables. A cette fin, force est de reconnaître que le « Kennedy round » se révèle un instrument bien plus efhcient que le traité de Rome. Alors que les besoins financiers des techniques de pointe dépassent les capacités de presque toutes les nations, les objectifs mêmes de la recherche couvrent toute la planète, quand ils ne la débordent pas... En météorologie, en épidémiologie, en géologie, en agriculture, en océanographie, les problèmes à résoudre chevauchent les frontières. Déjà sont nées, au cours de ces deux dernières décennies, plusieurs organisations de coopération scientifique. Dans l'Antarctique, un traité signé par douze gouvernements épargne à cette région la militarisation et ses conséquences politiques, tout en permettant aux glaciologues, séismologues et biologistes des pays intéressés de collaborer à l'étude des phénomènes polaires. Grâce au Centre européen de recherches nucléaires établi près de Genève, des savants d'Europe, du Japon, des ÉtatsUnis et d'U.R.S.S. font ensemble progresser la physique nucléaire. Le coût des accélérateurs linéaires est tel que le « mégadollar » - million de dollars - devient une unité banale d'investissement : le dernier accélérateur géant exige un financement à l'échelle mondiale. Aux astronomes et aux hommes de l'espace, les frontières terrestres paraissent encore plus arbitraires 1. Dans la recherche spatiale, comme dans tous les secteurs de progrès, l'internationalisation des programmes et des ressources devient un impératif supraterrestre ou quasi céleste : on ne peut suivre les évolutions d'un satellite qu'en établissant autour du monde des réseaux de poursuite et de télémétrie. La paix du monde vaut bien quelques sacrifices, quand même ces sacrifices ne seraient pas tous consentis par les autres. decoopération i. La N.A.S.A., internationale, quipoursuitunprogramme formedesspécialistes étrangers,livredu matériel,fournitdeslanceurs.

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révolution sans révolutionnaires, rend L'automation, oiseuses les querelles idéologiques qui divisent nos contemporains. La guerre froide de l'Est contre l'Ouest ne se soldera ni par le triomphe du capitalisme ni par celui du communisme, mais par une complicité des deux camps pour sauver le absolue. troisième, le tiers monde, d'une paupérisation La technologie serait fort capable de réussir ce que ni libéralisme ni dirigisme n'ont accompli jusqu'ici : procurer aux travailleurs - et aux non-travailleurs - un mode de vie plus décent que celui qui eût résulté de la lutte des classes. Elle en a les moyens. Libérés des tâches quotidiennes par les automatismes, les citoyens de demain apprendront à participer en humanistes à des décisions politiques de plus en plus conditionnées par la technique : ils se soucieront davantage des objectifs sociaux, c'est-à-dire d'eux-mêmes. Peut-être auront-ils alors le loisir de prendre conscience de cette « grandeur qu'ils ignorent en eux » 1. Le séisme automatique aura ébranlé les notions de travail, de salaire, de profit, de propriété. En bref, les fondements du monde libéral. Le collectif l'emportera progressivement sur l'individuel, dès lors qu'il est à la fois indispensable à la protection de chacun et au mieux-être de tous. L'automation, qui aura réduit les temps de travail, déchaînera des flots d'abondance : à la société de les canaliser pour en répartir les bienfaits. Ainsi aura vécu « le prolétariat moderne, cette sorte d'esclavage tempéré par le salaire » selon la noble expression d'Alphonse de Lamartine. Après que l'automation aura éliminé la domination des et par là même celle des hommes choses sur les hommes sur les hommes il restera enfin à mettre l'abondance au un service d'un idéal moins matérialiste de l'individu : certain dépassement de soi. i. André Malraux.

CHAPITRE XVI LA VRAIE

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« Il y a un enseignementqui a pour objet de séparer ceux qui sauront et gouverneront de ceux qui ignoreront et obéiront. n ALAIN.

L?UR SUR l'enseignement, l'unanimité est faite, même en France : on est pour. Qui tiendrait, par coquetterie d'esprit, à fignoler sa pensée pourrait encore indiquer sa préférence pour les têtes bien faites, pour le tandem science-conscience, pour l'abolition des privilèges de facultés, pour le décloisonnement des disciplines dans les universités. Telles sont, au demeurant, les prises de position sans équivoque qui résument, quand elles ne les les colloques à succursales multiples où nos transcendent, meilleurs pédagogues se rendent en week-end pour secouer les colonnes des chapelles universitaires et forger des voeux à coups de déceptions. Déceptions laïques, gratuites, obligatoires. Voeux pieux, pour compenser. Jadis l'ignorance d'un peuple pouvait servir sa force : elle la dessert aujourd'hui. Naguère, au mot d'intelligence ou entraient en de culture, les revolvers des superpatriotes érection. Notre temps sacrilège aura détrôné jusqu'à la baïonnette, cette « petite reine des batailles », qui aiguisa la sensibilité de nos poètes, lauréats ou maudits. Les retombées d'Hiroshima tueraient de ridicule, il est vrai, nos carabiniers les plus farouches.

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Dorénavant la puissance d'une nation n'est plus fonction de la brutalité de ses brutes, ni de la quantité de ses troupiers, ni même de la qualité de ses armements, mais de la valeur de ses techniciens : il faudra bien s'y faire, fût-ce au MoyenOrient. L'ignorance connaît ainsi une disgrâce sans retour : on la pourchassera bientôt jusque sur les travées des parlements. Seuls quelques humanitaristes de civilisation trop avancée, perclus de tradition, formulent encore quelques réserves à l'encontre des nouvelles richesses et des nouveaux riches de la technologie : il faut bien que littérature se fasse. Quand même nos esprits vénérables nient ou condamnent l'apport de l'automation - dont ils veulent ignorer jusqu'au mot - ils ne doutent pas un instant qu'elle requiert de chacun des connaissances moins sommaires. Nous non plus. Les progrès des sciences et techniques, qui sont ceux de l'humanité du même coup, suivent, accompagnent ou précèdent ceux de l'enseignement. Sans doute y trouverons-nous plus qu'une coïncidence... En améliorant la productivité de chaque individu, l'éducation augmente ses chances de trouver et de conserver un emploi. Mais ce matérialisme n'est que le sous-produit d'une opération spirituelle, dès lors que le but de l'enseignement est de « faire les hommes plus hommes, autant que cela est possible pour chacun a, comme dit Jean Guéhenno. Depuis que la prospective tient pignon sur les allées du pouvoir, gouvernants et technocrates n'abordent plus les questions économiques sous la seule optique des ressources matérielles : ils accordent un coefficient prioritaire - une cote d'amour - au potentiel humain. Il ne fallait pas désespérer. Absorbé par ses problèmes d'équipement, le chef d'entreprise sous-estimait jusqu'ici sa main-d oeuvre. A mesure qu'il la paye plus cher, il en reconnaît aujourd'hui tout le prix : la compétence de ses collaborateurs devient condition préalable de sa réussite. D'où la priorité qu'il attache à leur instruction et à leur formation, du manceuvre-balai au viceprésident-directeur général. Déjà considéré comme fin par les humanistes, voici l'homme promu au rang de moyen par les dignitaires de la production! Haute considération qui l'intègre dans un système d'où il appréhendait d'être exclu. Pour perfectionner le travailleur, investissement capital, on mettra le prix. Les améliorations en cours sur la race

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chevaline démontrent et physiologie « ne sont que biologie faites que pour les chiens ». Tant n'était on la pouvait droit, qu'un que l'éducation au profit sans vergogne négliger d'opérations plus immédiatement Elle devient est mère rentables. sacrée, puisqu'elle en quête de « brains de prospérité : les trusts, »... - ces cimetières Les universités de connaissances classées les filons à au même titre désormais exploiter figurent parmi les les du les thereaux minerais, Panthéon, gisements que les égouts de Paris, les Folies-Bergères. Il aura fallu males, siècles à l'homme que sa matière quarante pour comprendre se transmuter à volonté, en n'importe grise pouvait, quel et même en vertu. métal, Bien en cours, l'instruction les catalyrang parmi prend seurs de cette alchimie. Des sociologues comme américains, » - l'élèvent Denison pour qui c'est « la loi et les profits à la dignité des facteurs de production, au même titre que terre ou capital. se Toute considération authentique s'exprime, se mesure en mégadollars : en 1968, les crédits convertit, milaméricains affectés à l'enseignement dépassent cinquante liards de dollars, soit deux fois le budget de la France pour la même année. Encore est-on assuré que ces ressources croîtront et se multiplieront plus rapidement que celles accordées Selon des estimations à la recherche ou à la défense. officielles elles soixante milliards de dollars dépasseraient quelque la matière en 1975. Honorable et honorée, grise n'accepte l'aumône. plus de prouver Et les sociologues, ravis de l'incontestable, combien de tels investissements sont plus profidémontrer tables que ceux de la grande industrie ou du petit commerce. de la pédagogie. Automation, triomphe la technologie Par contrecoup, les travailleurs disqualifie des citoyens Suffisant, l'enseignement façonne peu qualifiés. et satisfaits; il débite chômeurs et insuffisant, adaptables à quitte ou double. aigris. Ainsi se joue le sort de chacun : A un point d'un président ou le ban de la près, le fauteuil société... la force humaine troumécanisée, Supplantée par l'énergie vera de moins en moins à s'employer 1 : l'individu est acculé

pas

i. Le drame de notre temps est que les peuples du tiers monde n'aient à offrir que leur force physique sur les marchés du travail.

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à l'enseignement. Tandis que certains métiers restent de simple exécution, la plupart des autres requièrent de plus hautes qualifications. Et sans cesse l'administratif d'empiéter sur le productif. A la longue, le nombre des emplois de haute technicité augmente rapidement, alors que diminue lentement celui des moins qualifiés. Certes, un analphabète peut fort bien manipuler des automatismes dont il connaît fort mal les principes les plus élémentaires. Si les moteurs à explosion, les boutons électriques, les transistors n'étaient actionnés que par des compétents, les cités seraient sans encombrement, sans lumière, sans bruit. Il reste hautement préférable de donner aux salariés une formation de base qui facilite leur transfert d'un métier à un autre, et aux ingénieurs des notions fondamentales assez étendues pour qu'ils suivent l'évolution des techniques. Chez les uns comme chez les autres, ce qui doit être développé - avant toute connaissance spécialisée - c'est l'aptitude à comprendre, l'aptitude à apprendre. De nos jours, les États-Unis sont électrisés par des courants continus de culture à haute tension. Certains de ces flux prennent leur source dans une hantise du chômage; d'autres dérivent des exigences ou des incitations d'employeurs, publics ou privés 1; d'autres jaillissent de cette idée bien reçue que l'automation requiert des études plus poussées que la mécanisation. Ainsi se diffuse une formation de base qui hisse ouvriers et employés au-dessus de leurs potentiels antérieurs. Déjà, les systèmes d'enseignement des Etats-Unis et de l'U.R.S.S., qui présentent quelques traits communs, surclassent à tous égards ceux des Communautés européennes. Pétri de tradition, le vieux continent conserve des structures qui datent de la Renaissance : l'Allemagne fédérale, comme la France, compte quinze fois moins d'universités que l'Union soviétique, et quarante fois moins que les États-Unis. En 1970, collèges et universités américains recevront deux fois plus d'étudiants qu'en 1960. Et les Russes viennent de quintupler en sept ans leurs promotions de diplômés du deuxième degré. Il est grave pour les Six que leurs diplômés i. Maintesfirmesaccordentdes primesaux travailleursqui obtiennent leur«degrén deHighSchool(Écolesecondaire).

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de l'enseignement supérieur soient trois ou quatre fois moins nombreux qu'en U.R.S.S. ou qu'aux États-Unis 1. Une double leçon se dégage de cette confrontation statistique, en même temps qu'un double devoir. D'une part, les Européens forment des quantités nettement insuffisantes de cadres supérieurs. D'autre part, les enfants issus de classes populaires abordent trop rarement des études prolongées. En France, trop faible est le pourcentage de la population adulte qui aborde des études au-delà du brevet élémentaire : un sur seize. Aux Etats-Unis, trois sur cinq; en GrandeBretagne, comme en U.R.S.S. : un sur trois. Piètre consolation pour la France : elle précède l'Espagne, où un adolescent sur trente-quatre poursuit ses études... Démocratiser l'enseignement, fût-ce pour la technologie sinon pour l'homme, tel devrait être le premier devoir des gouvernants. Échecs ou maths « Les actions de la vie sont réglées par les quantités et les proportions des nombres », a dit Pythagore. Du haut de ses vingt-cinq siècles de domination, la mathématique continue à fasciner l'humanité. Si stupide ou si ignorant que soit un homme, il compte, il calcule. Cette science connaît de nos jours une exceptionnelle multiplication : c'est un signe. Loin d'épouser son temps, la France se préoccupe assez peu de former des hommes de sciences : on y enseigne presque partout les maths comme au début du Moyen Age. Les notions inculquées ne sont pas fausses, elles sont pires : fossilisées et fossilisantes. De beaux systèmes dans lesquels les enfants abusés se laissent enfermer en confiance... On imagine mal tout ce qu'un adolescent peut apprendre sans comprendre! Cette instruction de bribes et de morceaux propage une incapacité à concevoir les problèmes d'ensemble, doublée d'une désaffection croissante des mathématiques. Alors qu'un tiers environ des candidats au baccalauréat optaient pour cette i. En 1964, le Marché commun comptait cent mille diplômés de l'enseignement supérieur, les États-Unis, d'habitants; 450.000 pour 180 millions l'U.R.S.S. : pour 190 millions d'habitants; 345.00o pour 223 millions d'habitants.

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discipline jusqu'en 1965, la proportion ne dépasse pas le quart au cours de ces dernières années. Inquiets de cette régression, des esprits avertis prêchent jusque dans le désert du Parlement en faveur d'une mobilisation de « l'infanterie d'une nation moderne : les mathématiciens 1 ». Nos lendemains chanteront peut-être, mais ils ne compteront pas, si nos facultés continuent à décerner chaque année moins d'un millier de licences de maths et si neuf chaires sur dix manquent de titulaires. Considérables sont les besoins en mathématiciens, ne fût-ce que pour l'électronique, l'automatique, l'informatique, la recherche, l'enseignement. Au caractère abstrait, souvent rebutant des cours - ainsi qu'au manque de professeurs est, pour une part, imputable le dérapage des élèves vers d'autres directions. Dès l'école primaire, les adolescents devraient recevoir une préparation mathématique adéquate : ne seront-ils pas demain les

utilisateurs

quotidiens

des

ordinateurs

2?

Il importerait également que l'économiste issu des facultés de droit et de sciences économiques possédât quelques rudiments de maths : une économie strictement qualitative est une économie de mauvaise qualité. Châtrée de données chiffrées, la sociologie devient le plus stérile des bavardages, sinon pis, la plus subjective des littératures... Fût-ce au prix de sa distinction légendaire, l'économiste armera son béton sociologique de solides éléments de calculs. Il ne lui suffira pas d'enduire le gâchis de son enseignement d'un vernis de mathématiques : seuls des professeurs qui auront su intégrer en eux-mêmes les deux disciplines seront en mesure de former des économistes opérationnels de classe 3. i. « C'est un grave échec qui, dans le domaine scientifique, peut mettre notre pays dans la dépendance Boulloclie d'autres, plus évolués. » André mai 1967. 2. Internatiovaal Science and Technology prévoit que, dans vingt ans, d'un calculateur chaque bureau américain disposera pour cinq personnes. est que les sociologues sont dépassés 3. L'ennui par les scientifiques ès des mathédans toutes les applications sciences, polytechniciens) (licenciés à l'économie, et qu'ils sont éclipsés par les spécialistes dans matiques les disciplines humaines : psychologie, sociologie, logique, géographie etc. humaine, L'abus de la théorie pure cache l'étude du réel : une science économique ne se construit sans l'homme. pas dans l'abstraction,

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Fécondité des croisements Il serait cependant peu sage que les modes de pensée scientifique oblitèrent les disciplines qui relèvent de l'homme. On doit maintenir, voire développer, les croisements entre spécialisation et connaissances générales, techniques et méthodes. Les sciences humaines ont à rappeler aux hommes ivres de découvertes qu'ils sont humains. A l'aube de ce dernier tiers de siècle, l'essor de la technique contraste avec la stagnation de l'humanisme. Ne pas croiser les deux politiques, c'est vouer chacune d'elles à la stérilité, à l'impuissance. C'est, scientifiquement, préparer des génédes « dégénérations ». rations de monstres incontrôlables : Immortelles seraient les civilisations si elles rompaient avec ce mode discret de suicide à retardement : la consanguinité intellectuelle. Déjà notre éducation à oeillères, la plus débilitante des monocultures, se traduit par un épuisement anémique. Nos contemporains, qui se targuent d'avoir enregistré en vingt ans plus de découvertes scientifiques que ne firent leurs aïeux en vingt siècles, restent discrets sur le nombre de leurs philosophes : l'humanité compte bien moins d'humanistes en deux mille ans que sous la seule République d'Athènes, où vivaient en même temps Aristote, Platon, Socrate, Eschyle, Pindare, Sophocle, Aristophane, Phidias, Périclès 1... La formule inscrite au fronton de l'Académie de Platon : « Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre », devrait figurer sur tous les hauts lieux où l'homme apprend à apprendre. Encore la compléterait-on d'un mot : « Que nul n'entre ici s'il n'est aussi géomètre. » Nous ne saurions façonner barbarie plus barbare qu'en laissant la spécialisation forcenée, ce mal de notre temps, éliminer à jamais culture générale et esprit critique. Les deux mamelles de l'enseignement sont mathématique et philosophie : aucune n'exclut l'autre. Ne devons=nous pas, toute i. Pour Robert Oppenheimer,sur cent savants qui ont illustré les sciences, quatre-vingt-dixvivraient à notre époque.A quoi il paraît équitabled'ajouter que dans le livre d'or de la pensée humaine, nos contemporainsn'ont inscrit leur nom qu'à proportion de i %. D'après Jean Guitton, depuis Socratel'humanité n'aurait pas produit une douzainede philosophesdignes de ce nom (Descartes,Pascal, Bergsonet Spinozacompris).

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la vie, assortir notre spécialisation de la plus large étendue possible de connaissances générales? « Il faut cultiver notre jardin », avec les graines d'autrui... Philosophie n'est pas plus affaire de philosophes que les arts ne sont affaires d'artistes : c'est affaire d'hommes. Encore faudrait-il qu'ils y fussent initiés. « La philosophie conduit chacun à la plus grande rencontre qu'il puisse faire, celle de lui-même », dit Guéhenno. L'objectif premier de toute éducation, c'est d'éveiller les esprits, avant même de les spécialiser, pour les rendre susceptibles de suivre les avatars permanents des méthodes et techniques. Le prolongement de la scolarisation et le jaillissement de la technologie imposent un assolement de la pédagogie. Il faudrait diversifier les établissements, remplacer les professeurs-titulaires-de-chaires par des professeurs d'universités, et... apprendre aux enseignants à enseigner. En France, les nouveaux programmes aiguillent les étudiants vers une spécialisation prématurée : privés de tout support scientifique, philosophes et littéraires divergent de la réalité cependant que les scientifiques, par symétrie, cloisonnés dans leurs disciplines, méprisent toute réflexion de portée générale ou humaine. La pensée calculante ne doit pas éclipser la pensée méditante ; mais la pensée méditante ne saurait, sans calculer, méditer avec fruit. Les disciplines s'interpénètrent pour se féconder. Le temple de la science, jadis maison de maîtres, devrait s'ouvrir à tous : plutôt qu'un édifice achevé, ce serait un jeu de construction en perpétuelle reconstruction, d'où chacun emporterait sa pierre. Les progrès récents de l'astronomie et de la médecine sont moins imputables aux astronomes ou aux médecins qu'aux chimistes et aux physiciens. De là vient qu'Enrico Fermi conseille aux savants de changer de domaine de recherche tous les dix ans 1. Sciences et techniques ne peuvent que progresser ensemble et du même pas. La technologie des machines-outils à commande numérique n'eût pas été concevable sans les marches synchrones de l'électronique et de la chimie. i. Physiciende formation,Fermi s'est aventurédans la biophysique aprèss'êtrelongtempsébrouédansla chimie-physique.

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Les exigences de la technologie Le déluge technologique entraîne nos contemporains à décloisonner non seulement leurs entreprises, leurs provinces, leurs nations, mais leurs esprits, leurs recherches, leurs enseignements. Les techniques nouvelles requièrent une complémentarité croissante de toutes les sciences, et de la philosophie. L'ère présente sera de plus en plus marquée par une interaction entre les disciplines les plus diverses et plus particulièrement entre mathématiques, biologie, physique, chimie. Si la spécialisation est un mal nécessaire en sciences, cloisonnements prématurés et programmes étroits finissent par mouler, figer, ossifier des spécialistes bornés, à mémoire longue mais à vue courte, emmurés dans leurs systèmes, comme vers à soie en cocons; privés de lumière par leurs « propres » sécrétions. Dépassés par le rajeunissement des techniques, ils faute de dominer leurs rampent pouvoir problèmes, effectuer des synthèses, improviser 1. Et l'aptitude créatrice n'est pas fonction directe du quotient intellectuel. A mesure que l'interdépendance des disciplines exige des connaissances plus variées, le monotechnicien sera frappé de stérilité s'il ne suractive sa technicité par des irradiations de culture générale. La découverte n'attend plus au terminus de chaque science, elle croise au carrefour des techniques les plus divergentes. Il semble que la science moderne tende de plus en plus vers l'unité : en même temps que tombent les aeillères des chercheurs, s'écroulent les cloisons qui séparaient les disciplines. Aussi bien les domaines les plus fertiles sont les matières charnières, à noms doubles ou composés : biologie moléculaire, psychologie sociale, physique nucléaire, biophysique, thermodynamique. Sitôt nées, ces sciences hybrides tendent à se recouper, se féconder 2. s'interpénétrer, Bernard Jadis Palissy pouvait découvrir la céramique au prix de quelque sacrifice mobilier. Naguère Pasteur, avec des 1. « Un État qui n'a pas quelquesimprovisateursen réserve est un État sans nerfs.Tout ce qui marchevite le menace.Cequi tombe des nuesl'anéantit. » Cejugement de Paul Valéry s'applique aussi bien à l'entreprise. 2. Née en 1944,la cybernétiquerésulte du croisementfortuit de l'analyse mathématique,de la neurologie,de l'électronique.

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moyens de fortune, révolutionnait physique, chimie, médecine. En péchant dans les « eaux troubles » de ses éviers, Claude Bernard clarifiait la physiologie. Et c'est dans leurs arrière-boutiques que quelques pharmaciens, qui n'étaient même pas de première classe, isolèrent la plupart des alcaloïdes et des glucosides. Newton mobiliserait aujourd'hui cinquante assistants et plusieurs millions de livres sterling - plus une calculatrice pour voir tomber sa pomme. La recherche organisée l'emporte désormais sur le génie des inventeurs. La prise en masse des connaissances exige des généralistes et des groupes multidisciplinaires. Physique, chimie, électronique, biologie, automatique, informatique progressent de conserve, comme dans ces missiles où elles sont intimement imbriquées pour le meilleur ou pour le pire : la défaillance de l'une condamne et perd les autres. Les techniques de pointe impliquent association et jonction au sommet : convergence, condition de progrès. De toutes les ségrégations, la plus stérilisante est bien celle qui isole les humanistes des scientifiques, la pensée philosophique des applications techniques : les mathématiciens ne peuvent pas plus se dispenser de culture littéraire que les philosophes de mathématiques. Toute civilisation menace de dégénérer en barbarie - en barbarie savante dans la plus confortante des hypothèses si ses maîtres à penser dissocient les problèmes techniques de leurs prolongements humains. Qu'espérer de l'avenir quand scientisme et culture générale évoluent sur deux plans parallèles sans se rencontrer; quand la science spécialise trop tôt les jeunes générations; quand l'enseignement secondaire des lettres et de la philosophie s'amenuise d'année en année; quand l'encyclopédisme de base surcharge les adolescents d'acquisitions superflues et stérilisantes? Du haut de ses vingt siècles d'humanité, l'homo euyopeus veillera à ce qu'une technologie triomphante ne désintègre pas ses vraies richesses : il exigera que tout progrès scientifique engendre un progrès social. Éducation populaire et culture ne sont pas que des attributs de la démocratie : elles en sont les conditions 1. i. Le budgetcultureld'une nation commela Francene dépassepas 0,4 % de son budgettotal, soit le prix d'une escadrillede bombardiers.

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N'est-ce pas à la conscience qu'il appartiendrait de contrôler - ou mieux d'ordonner - les emballements d'une science qui dévale sans frein la pente vertigineuse du progrès? Formation ou dé f oymation? En régression dans les programmes scolaires, le latin, le grec, la philosophie ne sont plus des exercices formatifs par excellence, mais des expédients très provisoires, fort commodes pour décrocher le baccalauréat. Amour des lettres n'est souvent que mépris ou incompréhension des mathématiques. Trente ans plus tôt, Paul Valéry dénonçait le vice d'un enseignement dont l'objet n'était déjà plus de former les esprits mais de distribuer des diplômes : « Il s'agit d'emprunter et non plus d'acquérir, d'emprunter ce qu'il faut pour passer le baccalauréat. » L'emprunt, qui était à très court terme, a disparu depuis : on fait crédit. Mais on peut faire faillite. Plus et mieux qu'une culture, les humanités gréco-latines apporteraient à l'homme une morale qui l'érigerait en fin et non en moyen. Jamais plus qu'aujourd'hui elles lui serviraient à percevoir la vraie nature de ses problèmes et à se situer en toute liberté, comme en toute responsabilité. Aux déficiences de l'enseignement secondaire est imputable la baisse de culture générale. Plus tard, des programmes démentiels accableront une adolescence confondue sous l'avalanche de connaissances stériles. Nos chasseurs de peau d'âne en sortiront saturés d'idées reçues et vides de curiosité. L'université apprenait naguère à bien penser, elle enseigne aujourd'hui à mal travailler. Ses cours utilitaires, qui charrient le superflu, noient l'essentiel : l'humanisme. La mission d'un maître serait d'abord d'éduquer, avant que d'enseigner... Nos professeurs résistent mal à l'examen, si l'on peut dire. Trop souvent, ils s'érigent en juges, qui examinent bien plus qu'ils n'enseignent et qui enseignent bien plus qu'ils n'éduquent. Que leur aurait-on appris il y a vingt ans qu'ils puissent aujourd'hui apprendre aux autres? La formation des chercheurs relègue au dernier plan la formation des professeurs : un enseignement secondaire de méthode serait... primordial pour former à la fois scientifiques et enseignants. 10

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L'orientation plutôt que la sélection; le dépistage des aptitudes plutôt que le constat de l'échec. Une orientation continue, fondée sur un dossier établi par des éducateurs rendrait sans objet l'examen. Cent mille recalés au baccalauréat : cent mille drames, injustes pour la plupart. Toute la démocratisation 1 de notre enseignement n'aura eu d'autre réussite que de fabriquer des bacheliers en série, dont fort peu subiraient sans ridicule les épreuves du certificat d'études primaires. Le niveau devrait importer autant que le programme... A l'heure actuelle, les matières enseignées à l'École Polytechnique se sont à ce point alourdies qu'un élève y apprend « à un rythme de démence un programme gigantesque dont il ne retient guère qu'une table des matières plus ou moins détaillée ». Cette prétention à l'omniscience n'est même pas adaptée au monde moderne. « Polytechnique croule sous les matières d'enseignement au point qu'il est impossible d'y introduire des disciplines nouvelles : électronique, automatique et informatique ne figurent pas au programme 2! » En 1968... Jusqu'à ces dernières années, hors des facultés et des grandes écoles il n'était point de salut. Depuis 1966-1967, une traverse de rattrapage vient doubler les voies royales de tradition. En deux ans d'enseignement théorique et pratique, nos bacheliers se métamorphoseront en techniciens supérieurs : des instituts universitaires de Technologie, en liaison avec les professions, dispensent une formation scientifique et technique de caractère concret, spécialement adaptée à l'élecà l'informatique. tronique, à l'automatique, La masse des connaissances à acquérir au cours du cycle éducatif n'échappe pas, il est vrai, à la règle de la progression géométrique : la scolarité souffre du cancer des sciences. Pour compenser l'insuffisance quantitative - et parfois qualitative - de leurs corps enseignants, les nations d'Europe devraient recourir davantage à l'enseignement programmé et à la radio-télévision. A la veille d'un millénaire qui comptera plusieurs milliards d'analphabètes, il est plus facile de fabriquer des récepteurs par millions que de former des instituteurs par centaines. Ces i. Sans compter que, faute de places, nombre d'élèves sont redeviendrait écoles, collèges, lycées. Enseignement privilège. i i mai 1967. 2. Laurent SCHWARTz, Le Figaro,

refusés

dans

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objets, qui ne seront qu'instruments à façonner les humains.

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auxiliaires, contribueront

De la f oymation Préprolessionnelle Pour répondre aux exigences des nouvelles techniques, aucune mesure n'est plus efficace que de prolonger la scolarité. Les examens devraient cesser d'être des courses d'obstacles, des épreuves éliminatoires, pour devenir le moyen d'aiguiller les jeunes vers les fonctions qui correspondent le mieux à leurs aptitudes. Négatifs aujourd'hui, les examens seraient révélateurs demain. A leurs différents niveaux, les études scolaires conduiraient à divers échelons professionnels et non plus seulement à l'accès d'une discipline scientifique. L'éducation sur l'éducation permanente de notre scolaire s'articulerait temps. La technologie accroît sans cesse le handicap des salariés sans bagages. Les travailleurs s'adapteront aux emplois nouveaux dans la mesure où ils auront acquis une formation de base qui leur ouvre des perspectives de promotion intellectuelle et sociale. D'où la nécessité de coordonner enseignement général et enseignement technique. L'orientation professionnelle devient impérative, non seulement à la fin des différents cycles d'enseignement, mais vers la fin des carrières scolaires 1. Dans tous les cas, il importe que tous les élèves reçoivent un enseignement préparatoire équilibré : toute spécialisation prématurée réduit leurs aptitudes générales au point qu'ils seraient souvent incapables d'occuper un emploi différent. Il n'est pas inutile de mentionner que les peuples à orientation professionnelle précoce - Pays scandinaves, Allemagne, Suisse - accusent une proportion relativement forte de déséquilibres nerveux et d'accidents psychiques. à l'apprentisQuand l'éducation le cède prématurément sage, il y a dégradation : celle de l'homme, le pire des crimes. Dès le lycée seraient néanmoins suscitées d'éventuelles vocations : il s'agirait moins d'y enseigner les techniques de i. Dans certains « Lânder 1)d'Allemagnefédérale, la dixième année de scolarité, réservée à la formation professionnelle,permet d'accéder à une école professionnellespécialisée.

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l'automation que de faire entrevoir à tous les adultes de demain, quel que soit leur futur métier, les usages des calculatrices. Les élèves seraient ainsi incités à devenir automaticiens, informaticiens, ou ingénieurs dans l'une de ces deux disciplines; les meilleurs d'entre eux se consacreraient à des fonctions de conception et de création. Dans tous les cas, les professeurs auraient démythifié l'ordinateur en le rendant familier aux jeunes générations. Il ne faut pas oublier que le progrès technique impose à un nombre croissant d'adolescents une formation plus poussée, dès lors que maints emplois non spécialisés tendent à disparaître. Pour ceux qui ne peuvent prolonger leurs études, la préparation aux professions devrait devenir obligation pédagogique dans tout établissement scolaire. Destinée aux élèves de quatorze à seize ans, cette « préformation professionnelle » implique une transformation radicale de l'école de grandpapa : locaux techniques, ateliers, laboratoires donneraient aux élèves toute latitude de s'interroger sur leurs aptitudes et sur leurs goûts, avant de choisir un métier ou un cycle d'études qui corresponde à leur vocation. La technologie exigerait qu'une correspondance fût établie entre niveaux scolaires et catégories professionnelles. Les tâches entre professions et enseignement, notamment entre écoles et industries, devraient être partagées avec rigueur. En aucun cas cependant, la formation de base ne serait négligée ou abrégée : c'est grâce à elle que le travailleur s'adaptera à de nouvelles tâches durant toute sa carrière. Heureux Charles Péguy qui, au début du siècle, faisait campagne pour que la scolarité fût prolongée au-delà de la quatorzième année : il vient d'avoir satisfaction. Encore craignait-il les « post-écoles » :« l'enseignement post-scolaire n'a guère servi jusqu'ici qu'à embêter les instituteurs, qu'à alourdir leur travail déjà si écrasant, qu'à faire avancer les promoteurs, qu'à assurer un bon traitement à un inspecteur général avantageux ». Il devrait être inutile de répéter que l'avenir d'une nation dépend dorénavant de l'éducation qu'elle donne à ses enfants.

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Éducation professionnelle 1 En France, où les statistiques officielles évaluent à un million le nombre des travailleurs sans formation, deux cent mille jeunes gens arrivent chaque année sur le marché de l'emploi, dépourvus de toute qualification. A l'ère automatique, aucun métier ne peut plus être considéré comme permanent : l'innovation en matière de produits ou de services oblige les travailleurs à s'adapter à de nouvelles méthodes ou à de nouvelles machines. Et leur formation initiale risque de se révéler caduque avant une dizaine d'années. Les activités nouvelles requièrent souvent une compétence plus étendue, encore qu'un simple perfectionnement complémentaire, accessible à la plupart des travailleurs sans qualification, suffise dans presque tous les cas pour qu'ils conservent leurs emplois malgré les mutations de la technique. Des plus bas échelons de l'entreprise aux plus élevés s'impose donc soit la formation professionnelle dont le but est de favoriser adaptations et conversions; soit la promotion sociale qui permet de substituer des qualifications nouvelles aux anciennes; soit le perfectionnement professionnel ou complémentaire qui élève le niveau des connaissances techniques. Tâche dont le personnel, ancien ou nouveau, ne saurait plus se dispenser. En Europe, c'est la pénurie de main-d'ceuvre qualifiée - ouvriers, techniciens, ingénieurs - qui contribue pour beaucoup à entraver les progrès de la technologie : l'enseignement traditionnel n'y forme pas chaque année la moitié des effectifs dont l'industrie a besoin. En collaboration avec employeurs et syndicats, les pouvoirs publics devront synchroniser les progrès de l'automation avec la formation professionnelle et la création d'emplois. A ne pas réadapter les travailleurs licenciés, l'État risque de voir sourdre une force rétrograde capable d'enrayer l'avance de l'automatique. i. Le terme « éducation n couvre toutes les formes de préprofessionnelle ou de perfectionnement en vue d'une activité professionnelle, qu'il paration de la transmission des connaissances s'agisse de l'enseignement théoriques, à l'exercice des valeurs éthiques ou des comportements sociaux nécessaires d'une telle activité. de M. GRÉGoIRE, L'Édumtio1t profcssionnclle, Rapport octobre 1967.

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Le chômage des « disqualifiés » ou des non-qualifiés, cette dynamite sociale des cités, pourrait déclencher une autre révolution moins permanente et plus explosive... Autour de calculatrices triomphantes qui auront éliminé le « prolétariat intellectuel » des comptables, aides-comptables et techniciens moyens, ne gravitera plus, dans quelques décennies, que le dernier carré des ingénieurs en chef et des dactylographes. Tous les travailleurs n'accéderont pas aux niveaux de connaissances nécessaires pour faire fonctionner ou pour contrôler leurs nouvelles machines : il est aussi ardu pour un « manoeuvre-crayon » de devenir un informaticien que pour un manceuvre-balai de se muter en ingénieur. Les exemples de promotion sociale qui illustrent les magaboucher qui se mute en profeszines en couleurs - l'ouvrier seur d'université, le liftier qui devient analyste - n'ont que valeur d'image d'Épinal. En général, quand la réalité dépasse la fiction, c'est dans le malheur. Il y a des exceptions. Formation :

obligation permanente

Si parfait qu'il soit, un enseignement ne peut pourvoir les adolescents de toutes les connaissances dont ils auront besoin pendant quarante années de travail. Il faut leur « apprendre l'autonomie », c'est-à-dire une forme de pensée et une méthode qui les rendent capables de s'adapter aux mutations techniques. De l'employé comme de l'employeur, l'automation exige une formation continue. Des métiers meurent, d'autres naissent et se développent : il faut plus de compétence pour réparer un ordinateur que pour décharger un bateau. En cette ère de connaissances volatiles, l'idéal serait qu'un enseignement permît à chacun de suivre au jour le jour l'accélération de sa technologie. Mais temps, volonté et enseignants font défaut, autant que crédits et méthodes. Plus que jamais, l'évolution des sciences rend impérative la mise en place de structures d'éducation permanente afin que les citoyens puissent à volonté se former, se spécialiser, se perfectionner; le cas échéant se reconvertir à un autre métier. La loi de décembre 1966 sur la formation professionnelle marque une première étape de la politique nationale : l'orien-

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tation des jeunes est enfin liée à la prolongation de leur scolarité jusqu'à seize ans 1. Sans doute serait-il nécessaire d'en compléter l'action par un perfectionnement accéléré, « sur le tas », avec perception intégrale du salaire, fût-ce dans des centres spéciaux comme en Grande-Bretagne. Bien que, d'année en année, nos centres de formation professionnelle accroissent leur capacité d'accueil, ils sont loin de combler leur retard sur les organismes étrangers. En France, la somme des actions de formation professionnelle et de promotion sociale intéresse tout au plus 2 % de la population active. Cette proportion, qui atteint 5 % en Grande-Bretagne et 15 % en République fédérale allemande, est d'un ouvrier sur cinq aux États-Unis comme en U.R.S.S. 2. Les impératifs économiques et sociaux commandent des actions moins mesurées. Il serait opportun de développer les cours de formation à temps partiel et à temps plein; de recourir bien plus largement au téléenseignement et à l'instruction programmée; de décentraliser et de coordonner davantage les actions engagées; de sanctionner tout progrès de formation par un avancement de carrière; de poursuivre les études de base; de développer l'information pour sensibiliser tous les milieux intéressés. Le service majeur que rendrait à la nation le service militaire consisterait surtout en services civils : les centres de formation disposent du temps et des moyens suffisants pour transformer maintes recrues des contingents en ouvriers qualifiés. Par milliers, l'armée de l'Air convertit chaque année ses soldats en électriciens et en électroniciens : aux États-Unis. Les problèmes de personnel pourraient être réglés, au moins en partie, par une contribution des professions sous forme de prêts de moniteurs (ingénieurs ou agents de maîtrise) et par une participation du corps enseignant. Ces cours s'adresseraient aux jeunes ouvriers, aux femmes, aux immigrants, aux agriculteurs désireux de travailler dans l'industrie ou dans le secteur tertiaire; d'une manière générale à tout salarié menacé ou atteint par le chômage technologique. t. Une circulaired'avril 1967donneautorisationde dérogerà l'obligation pour l'enfant de s'instruire jusqu'à seizeans dans un établissementscolaire... qui n'existe pas!l 2. La formation professionnellecoûte près de cinq milliards de dollars par an aux États-Unis.

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Risques sociaux et indemnisation des stagiaires devraient être couverts par une adaptation du régime de Sécurité Sociale et par une majoration infime de la taxe d'apprentissage. eussent-elles appliqué la politique Les Communautés commune de formation professionnelle telle que la préconise le Traité de Rome, leur productivité se fût améliorée plus fortement que par toute autre mesure 1. Du « recyclage » La technologie prodigue du mieux être, au prix d'une meilleure éducation : il faut former en permanence un monde en permanente transformation. Ce perfectionnement reste indispensable à toute époque, pour toutes les catégories de profession, dans tous les grades de la hiérarchie. On ne balaye, on ne dirige plus une usine comme on le faisait naguère. Formation, promotion, éducation permanente : trois moyens de porter à leur point optimal les capacités de l'homme. L'expression « achever ses études », banale jusqu'au siècle dernier, n'a plus cours aujourd'hui. Et l'éducation permanente revêt plus d'importance encore que le prolongement de la scolarité. L'homme ne finit plus d'apprendre. Le diplôme, « bien provisoire, devient vite un mal nécessaire » : ce n'est qu'un titre de baptême qui initie à la vie professionnelle 2. Toute médaille - fût-ce celle du travail - a son revers : diplômes et fidélité à l'employeur ne suffisent plus. A l'époque des monnaies et des connaissances fondantes, les titres perdent du poids à l'usage. Ère des mutations. La formation continue implique une transformation non moins continue de l'enseignement : l'adolescence n'est plus l'âge où l'homme doit tout apprendre, mais celui où l'homme commence à apprendre, où il apprend à apprendre. Un écolier de nos classes primaires en sait sans doute plus long qu'Aristote sur l'électronique, mais ne sait rien d'autre. i. Après avoir intitulé un comité tripartite chargé de promouvoirune politiquesociale,le Marchécommuna participé- par le Fonds socialeuropéen - aux dépensesde rééducationet de transfert de plusieurs centaines de milliersde travailleurs.Il peut et doit faire davantage. 2. « Il ne faut plus que le diplômede fin d'études soit un faire-part de décèsintellectuel.» Le recteur Capelle.

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Et surtout il ne sait guère apprendre. Faute de connaissances générales, l'événement le dépassera ou le confondra, s'il ne l'anéantit pas. Pour tout quinquagénaire, les connaissances acquises durant sa scolarité sont caduques : tout ce qu'il lui faut savoir a été découvert après la fin de ses études. D'après Louis Armand, qui conteste la valeur éternelle des « diplômes fondants », les connaissances doubleraient tous les dix ans. Au cours de ces vingt dernières années, chimie organique et biologie ont bien plus progressé que pendant les vingt siècles précédents. D'où la nécessité de convaincre ceux qui sortent d'une école, petite ou grande, d'avoir à y rentrer... D'eux-mêmes, comme les assassins reviennent sur les lieux des crimes - c'est-à-dire par mouvement de conscience - ingénieurs et techniciens devraient retourner tous les dix ans sur les bancs des universités ou des instituts 1. Cette recharge des batteries scientifiques de l'homme est particulièrement indispensable aux professeurs, responsables du savoir qu'ils transmettent aux nouvelles générations. En permanence l'homme refera ses classes, ne les aurait-il jamais faites. L'entreprise jouera un rôle déterminant dans la formation périodique de ses salariés, du bas en haut de la hiérarchie. « Il faut convenir, déclare André Malterre, que l'entretien et le développement du capital intellectuel fait partie intégrante du temps de travail rémunéré par elle. » Pour le président de la Confédération générale des cadres, la charge de la formation continue devrait être partagée entre profession, université, organisations syndicales. Quant au temps réservé à l'éducation permanente (stages, séminaires), il serait prélevé partie sur celui de l'entreprise, partie sur celui de l'intéressé. Confrontée aux exigences de l'automation, l'U.R.S.S., après d'exhaustives recherches pédagogiques, applique simultanément quatre processus de recyclage : en fin 1965.Pour Goethe, i. Estimationproposéepar l'U.N.E.S.C.O., ce délain'était pas décennal,maisquinquennal «: C'estassezdésagréable de ne pouvoirplusrienapprendrepourtoutesa vie.Nosaïeuxs'entenaient aux enseignements qu'ilsavaientreçusdansleurjeunesse,maisil nousfaut recommencer tous les cinq ans si nousne voulonspas être complètement 1808. démodés.»GŒTHE, LesAffinités électives,

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1° Le recyclage proprement dit, c'est-à-dire la mise à jour de connaissances techniques qui se périment en une décennie environ dans les industries « classiques », et deux à trois fois plus vite dans les secteurs à évolution rapide comme l'énergie nucléaire ou l'automatique. 2° Le recyclage de reconversion, destiné à transférer les ingénieurs d'une industrie en déclin dans une industrie en expansion. 3° Le recyclage de promotion, plus spécialisé, qui prépare les ingénieurs aux fonctions de direction, en leur enseignant un surcroît de connaissances administratives, économiques, sociales. 40 Le recyclage des cadres âgés, destiné à résorber le chômage des ingénieurs de plus de quarante ans. En France, des entreprises électroniques exigent de leurs ingénieurs qu'ils consacrent à la documentation une cinquantaine d'heures par mois, prélevées sur leur temps de travail. D'autres imposent à leurs cadres, tous les trois ans, des stages pour rafraîchir leurs connaissances. Rien de suffisant ne sera fait dans ce domaine sans l'intervention conjuguée des instituts de recherche pédagogique, des universités, des professions. L'école permanente nous attend, aux virages de nos week-ends : à nous de prendre plus largement virages et week-ends, si nous voulons éviter de mal tourner, ou de tourner en rond. Les problèmes de l'avenir, tels qu'ils sont posés par l'automation, échappent à l'économique comme à la politique : ils ne sont solubles que par l'éducation. Déclenchées par les automatismes, les mutations sociales pourraient se révéler bien plus révolutionnaires que les métamorphoses de machines.

QUATRIÈME

PARTIE

HUMANISME ET TECHNOLOGIE « La seule machine qui n'intéresse pas l'homme, c'est la machine à dégoûter l'homme des machines, c'est-à-dire d'une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d'efficience et finalement de profit. » Georges BERNANOS, La France contre les Robots, 1947. « En essayant de se servir de certains hommes, l'automatisation, au demeurant parfaitement réfléchis, ont atteint des sommets d'absurdité qu'un esprit satirique aurait du mal à concevoir. » Stafford BEER, The Electric Firm, 1967.

CHAPITRE

XVII

DES MACHINES ET DES HOMMES « De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée; cela est impossible, et d'un autre ordre. n PASCAL.

BIEN que sciences et techniques ne cessent de progresser, la nature conserve sur elles une avance quasi irréductible. L'outil naturel reste modèle pour l'outil fabriqué. Quoi que l'homme invente, la vie l'inventa avant lui, et sous une forme parfaite d'emblée 1. Construirait-il un superordinateur d'un milliard d'unités-mémoires, que cette monstruosité se révélerait inférieure au cerveau humain doté de quelque quatorze milliards de neurones, à la fois piles et transistors. Encore le robot dont les circuits consommeraient plus d'électricité que l'agglomération parisienne, s'encastrerait-il avec difficulté dans les flancs de Notre-Dame. Nos plus parfaits radars, nos sonars les plus coûteux paraissent ébauches mal dégrossies quand on les compare aux organes dont se servent les poissons pour se diriger dans les profondeurs océanes. L'homme a inventé la roue, la vis, la locomotive. Il n'a jamais fabriqué le moins organique des organes humains : il serait incapable de façonner la plus grossière des articulations i. L'excavatrice, le bouton-pression, l'aéronautique, le sondage par ultrades fonctions anisons, la navigation sous-marine imitent imparfaitement males. Aucune ventouse fabriquée par l'homme n'a jamais atteint la perfection d'une ventouse de céphalopode...

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ou la moins complexe des anastomoses. Pas davantage il ne saurait imiter l'ouie ou le goût, ni reconstituer lobe pituitaire ou fonction génitale. Et le moyen élémentaire de transformer l'herbe en lait, à la portée de n'importe quelle vache, lui semble aussi magique que le processus par lequel la graine devient arbre, et l'ceuf, pintade. Il y a plus qu'une différence de degré entre homme et machine : le cerveau est autre chose qu'un assemblage de milliards de relais. En l'être vivant interviennent des facteurs d'intelligence, d'affectivité, de morale auxquels l'objet demeurera toujours étranger.

BIONIQUE,

CYBERNÉTIQUE

ET

Cle

Issue du croisement de la biologie et de la mathématique, la « bionique » 1, née en ig6o, a pour vocation de reproduire artificiellement les mécanismes de la vie. Elle applique à l'électronique la connaissance des phénomènes biologiques; en sens inverse, elle utilise les apports de la technologie pour analyser les mécanismes humains. Par quoi cette science-carrefour ne diffère guère de la cybernétique, discipline également neuve, qui met en parallèle systèmes vivants et systèmes artificiels afin d'en dégager les lois organisatrices communes. Paradoxe de l'homme, qui doit tout apprendre de la nature, mais qui peut tout lui enseigner. Cette discipline bâtarde - dont la filiation remonte par et la biologie jusqu'à la chimie et delà les mathématiques à la physique - ambitionne d'estomper les frontières qui séparent le naturel de l'artificiel. La création n'est-elle pas un monde infini d'inventions que l'homme peut piller sans soulever d'irritants problèmes de brevets? Quasi inépuisable, ce champ d'expérience, si l'on considère que tout organisme animal, de l'amibe à l'homme, est essentiellement électrique. Et que les sens qui nous relient au monde extérieur sont de simples transducteurs, aptes à transformer i. Ses parrains ne sont pas d'accord sur le nom de cette discipline neuve : artificielle entre « intelligence ils hésitent P, « neuro-dynamique », « intellec». ", « cybernétique », « cybernation p, « bionique tronique

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une forme d'énergie en une autre, comme font microphones et caméras de télévision. Il n'est pas inutile d'appliquer au domaine biologique le formalisme mathématique et de comparer le fonctionnement électronique des calculatrices au fonctionnement physiologique des cerveaux. le cerveau décode les signaux élecOrdinateur-modèle, triques qui lui parviennent du système sensoriel externe par l'intermédiaire du câblage que constitue son système nerveux. L'action physique extérieure - vibrations lumineuses, auditives, toucher - se transforme en une série de vibrations qui, par les circuits des nerfs, vont produire dans l'esprit des phénomènes d'ordre psychique. Le cerveau répond en envoyant des messages, sous forme d'impulsions électriques, aux muscles ou aux glandes qui, à leur tour, convertissent ces impulsions en l'énergie nécessaire pour produire les réactions requises. Les physiologistes n'ont guère percé les mystères de telles la connaissance fonctionnelle du système transformations : nerveux reste... dans les limbes. Tout au plus décèlent-ils de primaires analogies entre cerveaux humains et cerveaux électroniques. Dans le système nerveux, les relations se font par synapses dont les extrémités nerveuses voisinent et ne se touchent pas. Dans un transistor, relations et interactions des extrémités des fils s'établissent à travers une mince épaisseur de cristal ou de vide. En copiant la nature, des électroniciens mettent au point des « neuristors » dont les qualités s'apparentent à celles des neurones, ou plus précisément de la fibre mince dite « axone » à travers laquelle les impulsions électriques cheminent sans subir d'atténuation. Déjà les « mémoires » électroniques se miniaturisent au point de se rapprocher des lobes cérébraux : en un décimètre cube, les « mémoires lamellaires » pourraient contenir tous les souvenirs d'un adulte. Ainsi les machines perfectionnent leurs propres techniques en assimilant, l'un après l'autre, les mécanismes de la vie. Mais les progrès de cette technobiologie sont lents : la bionique en est à ses vagissements. On ne saute pas en un siècle de l'aile de la chauve-souris à la machine volante... Comment emprunter aux saumons et aux pigeons leur sens de l'orientation? Comment contrefaire le processus de repérage acoustique grâce auquel les hiboux foncent aveuglément

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sur les proies qui échappent à leur vue 1? Comment transformer, comme font les plantes vertes, du gaz carbonique en glucides et en oxygène? Et comment régénérer chez l'homme cette étrange faculté par laquelle des animaux inférieurs comme homards ou tritons reconstituent leurs pinces, leurs yeux, leurs nerfs optiques? Aux États-Unis, la « Navy » cherche à déceler par quels moyens dauphins et hiboux apprécient les distances et repèrent les obstacles en pleine obscurité. Fût-ce sous l'ultra-microscope ou sous le scalpel des biologistes, ces animaux gardent le secret. Tout au plus sait-on que la chauve-souris émet des ultra-sons d'une fréquence de plusieurs dizaines de mille oscillations par seconde, qui lui servent de radar. Si minime que soit le retard à percevoir l'écho d'une oreille à l'autre, ce système stéréophonique lui suffit pour situer les objets environnants. Avec des appareils fonctionnant sur ce principe, le docteur Kellog apprend aux aveugles à repérer les obstacles. De même en s'inspirant des cils vibratiles grâce auxquels les mouches gardent leur équilibre dans toute les positions, la Sperry Rand Corporation a réalisé un gyroscope original, le « gyrotron ». Dépourvu de toute pièce tournante, cet appareil, d'une extraordinaire précision, prend place dans les avions de combat et les fusées. Pour naviguer au-dessus du pôle où la boussole « perd le nord », les ingénieurs de l' U.S. Air Force, copiant l'oeil de l'abeille, ont construit un « analyseur » de huit lames polarisantes en étoile. Aucun laboratoire n'a encore réussi à contrefaire un dispositif aussi subtil que l'odorat... Sans doute des « nez synthétiques » - dont un modèle fut récemment mis au point par l' « Armour Research Foundation » - servent-ils à déceler les premiers signes d'altération des aliments, à détecter des traces d'émanations toxiques, voire à diagnostiquer certaines maladies qui communiquent des odeurs caractéristiques à l'haleine, à la transpiration, à l'urine. Il s'agit là de microdétection de gaz par voie chimique, et non de l'odorat, sens inimitable à ce jour. Des techniciens fabriquent pourtant des yeux artificiels de grenouille, afin de mieux détecter les objets en mouvement et i. Ce mystère trouverait des applications immédiates dans la mise au point des fusées« air-sol ».

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de résoudre les problèmes de collision dans des circuits encombrés. Ils étudient la peau de certains poissons dont les récepteurs réagissent à d'infimes variables de champ électrique, ainsi que les serpents à sonnette particulièrement sensibles aux infrarouges et à des différences quasi imperceptibles de température. L'organisme vivant est machine si parfaite qu'il servira toujours de modèle aux appareils électroniques les plus perfectionnés. Issue du croisement des connaissances les plus diverses, la bionique débouche sur des applications de grand intérêt. désormais Étayée par la mathématique - dénominateur commun à toutes les disciplines - la biologie se hissera un jour au niveau des sciences exactes. Et ses découvertes dans l'infiniment petit de la cellule passeront en intérêt celles de l'infiniment grand, celles de l'espace : rien ne devrait passionner l'homme autant que l'homme, cet inconnu. Si enivrante que soit l'exploration du cosmos, elle offre un moindre intérêt que la molécule vivante; que l'hélice magique chargée de codifier l'hérédité dans le noyau cellulaire ; que cet électronisme mystérieux qui assure les interconnexions du cerveau. Balbutier en conscience sur l'homme est, tout compte fait, de plus haute portée que disserter en science sur la galaxie. L'anthropologiste ne peut ignorer l'automatisme. Comment distinguerait-il ce qui appartient en propre à l'être vivant, s'il ne sait ce qui participe de la machine? Les câblages des milliards de neurones ne préexistent ni n'existent à la naissance : éducation, enseignement, observation et raisonnement meublent peu à peu le cerveau humain, comme les informaticiens programment l'ordinateur. L'homme façonne le robot à son image : c'est une réplique à trois dimensions. Manque la quatrième, celle de l'âme; elle manquera toujours.

SUPÉRIORITÉDE L'HOMME L'homme n'est pas dépourvu de qualités, bien que ce soit un produit fabriqué à bon marché par un couple d'artisans sans aptitudes, ni techniques, ni connaissances spéciales.

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La machine n'égale pas l'homme : peu s'en faut. Pour puissante qu'elle fût, elle ne constituerait jamais, sans l'aide d'un opérateur, qu'un tas de métaux en un certain ordre assemblés. En revanche, Pythagore, Euclide, Platon se dispensaient de calculatrices, aussi aisément qu'Alcibiade de chien cybernétique. C'est dans des gadgets d'une perfection et d'un prix... astronomique, que les cosmonautes Titov et White durent, pour éviter la catastrophe, compenser de leurs mains les défaillances de la mécanique. « Un homme ne vaut rien, soutient André Malraux, mais rien ne vaut un homme. » Les machines n'ont ni sens... La suprématie, voire l'exclusivité de l'homme, se révèle d'autant plus irréductible que ses activités impliquent la coordination de fonctions diverses, comme le toucher, la vue et l'ouïe. Pendant des siècles, les ingénieurs durent « s'ingénier » à fabriquer des outils à manipuler, avant d'entrevoir seulement l'infinie complexité de la moindre opération corporelle. « La main est un chef-d'ceuvre, dit Carrel. Elle est propre à tuer et à bénir, à voler et à donner 1... ». Ce n'est qu'en 1966 qu'un bras artificiel, avec articulation du coude et main mobile, fut mis au point par le laboratoire biocybernétique de la Philco-Corporation, à Philadelphie 2. Le coût de cette prothèse fort imparfaite est d'un ordre de grandeur suffisant pour rassurer l'homme sur sa propre grandeur. L'an dernier, un « ouvrier robot », muni d'un seul bras métallique terminé par des doigts, fut fabriqué par la société britannique Hawker Siddeley Dynamics. Cette machine exécute n'importe quel ouvrage qui consiste à répéter des gestes déterminés : une firme métallurgique de Redditch (Worcestershire) l'utilise avec des rendements élevés. Sans ressembler en rien à des membres humains, des mécanismes dotés de muscles hydrauliques et de mémoires éleci. A mendieraussi, ne l'oublionspas. 2. L'appareil est mt1 par des impulsions électriques fournies par les musclesdu bras de l'opérateur. Le stade expérimentaldépassé,cet appareil sera utilisé en médecine,dans l'industrie, et pour contrôler à distance le matériel spatial.

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troniques épargnent déjà aux ouvriers des travaux dangereux, pénibles ou déprimants. A la Burn Brick Corporation, une machine manipule sur chariots soixante tonnes de briques par jour. Quant aux outils à commande numérique, ils répètent tous les gestes qu'on leur apprend. Pour parfaites qu'elles soient, ces machines travaillent comme des machines et non comme des hommes, dont elles dépendent à chaque instant. L'acte de visser, si élémentaire à la main, dépasse les capacités des robots dont s'avère l'inaptitude à introduire le plus simple des boulons dans l'écrou le plus banal, quand même une entrée conique y serait ménagée. Aveugle et dépourvue de doigt sensitif, la machine se révèle malhabile à doser un effort dont la puissance doit être très différente selon qu'elle intervient au début ou à la fin du serrage 1. Quant à l'ordinateur, il ne traite les abstractions que dans la mesure où elles obéissent à des lois ou à des théories formulées de façon explicite. En revanche, il reste incapable d'intervenir dans l'appréciation des objets eux-mêmes, ou bien dans les processus intellectuels que le plus niais des individus met en oeuvre de façon implicite ou intuitive. On ne peut davantage compter sur une calculatrice pour lire un dossier rédigé en langage humain. Toute première transposition (codification et perforation de cartes) doit être effectuée à la main : opération coûteuse et génératrice d'erreurs. Si l'automation se charge, non sans peine, de certaines besognes « idiotes » où interviennent bras et jambes, elle donnera longtemps du fil (électronique) à retordre aux informaticiens avant d'exécuter des travaux plus complexes, en particulier ceux où participent à la fois intelligence et organes des sens. Jamais un ordinateur ne sera doté d'une polyvalence ni d'une flexibilité comparables à celles de l'esprit humain qui déchiffre les écritures, reconnaît couleurs et odeurs, traduit des textes littéraires ou poétiques. Jamais. r. Que l'hommese rassure : il sera encoreplus difficileà déboulonner.

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HUMANISME

ET TECHNOLOGIE

Ni pensée, ni intelligence... A mesure que se perfectionnent les ordinateurs, se pose plus fréquemment la question de savoir s'ils pensent. Penser, c'est vouloir : jamais une machine ne voudra. Les débitants de fiction à la ligne ou au volume confèrent généreusement aux computeurs la faculté de penser 1. Si des calculatrices simulent l'aptitude de l'homme à acquérir de l'expérience, aucune d'entre elles ne manifeste une seule qualité qui soit caractéristique de la pensée. Sans doute la pensée est-elle question de degrés : au plus bas échelon, le réflexe, acte volontaire du cerveau, qui implique fort peu de pensée; à l'extrémité supérieure, la création de l'artiste, le génie, qui illustre la plus haute capacité de l'intelligence humaine. Mais le « cerveau » électronique est dépourvu de toute intelligence, quand même il exercerait force opérations dites intellectuelles. C'est l'homme, lorsqu'il travaille par pure routine, en quelque sorte machinalement, qui cesde ce fait à une serait d'être intelligent et s'apparenterait mécanique. Des cybernéticiens admettraient que la machine pût gravir la première marche de l'intelligence, sinon celle de la créativité : après avoir franchi le seuil de la pensée algorithmique, l'ordinateur s'orienterait vers la pensée heuristique, que caractérise la faculté d'invention et d'inspiration... Ces « fictionnaires » savent pourtant que la plus « scientifique » des calculatrices est parfaitement inintelligente. En vérité, aucune machine n'est plus dépendante de l'homme qu'une machine dite automatique. Plus machinale est la machine, plus intelligent sera son constructeur. Incapables de lire directement un texte rédigé en langage humain, elles ignorent jusqu'aux points d'interrogation qui sont le début de toute science. Elles ne sont même pas stupides, puisqu'elles ne « sont » pas. Si les machines dites à penser ne pensent point, du moins font-elles penser, et font-elles penser mieux : mérites appréciables... Pour parfait que soit un ordinateur, il ne saurait simuler i. C'est mêmeà ce critère que se reconnaît d'emblée le genre fiction, qui n'en reste pas moins un véhicule utilitaire des aspirations de masse.

DES MACHINES

ET DES HOMMES

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une seule qualité essentielle de la pensée humaine. C'est que cette pensée, qui s'insère dans un processus de développement de l'individu, n'est en rien indépendante des autres facultés humaines. Étroitement liée aux émotions et aux sentiments, elle répond, comme toute activité de l'homme, à une multiplicité de motivations. De là vient que les prétendues « « intelligences artificielles o - aptes à résoudre certains problèmes techniques deviennent contestables sitôt qu'on leur soumet des problèmes d'ordre social. En cette matière humaine, les motivations sont aussi complexes que la pensée de l'homme. Quelques siècles plus tôt, nos régulateurs à vapeur et nos thermostats eussent sans doute mérité l'épithète de robots. Et nos arrière-neveux n'accorderont guère plus d'intérêt aux inventions de notre temps que nous n'en prêtons aujourd'hui à la lanterne magique ou au cinématographe muet. Jusqu'à preuve du contraire, l'homme restera le seul robotpensant de la planète. Lui seul peut à volonté, d'un signe ou d'un mot, transmettre l'énergie qui anime l'automatisme ou en interrompre le fonctionnement. Certes, la science diminue incessamment la distance qui sépare le mental du machinal. Progressant dans les deux sens, la cybernétique procure une connaissance moins superficielle de la pensée, en même temps qu'elle permet de greffer sur la machine de nouveaux attributs. En étudiant les calculatrices, et avec leur aide, le biologiste compte découvrir les analogies qui le conduiraient à percer le mystère des interconnexions entre neurones. Jamais les machines ne feront preuve d'intentions, de sentiments, d'inventions. Aucune d'elles n'exprimerait la moindre idée sur la théorie de la relativité, sur la politique, sur la philosophie, ni même sur le calcul ; encore qu'il soit en leur pouvoir de guider les scientifiques vers des hypothèses de moins

en

moins

erronées

2.

Conviés à fonctionner, les automatismes s'exécutent dans i. « Prétendues», mais non « soi-disant »la: vantardise reste le propre de l'homme. 2. Louis Couffignalse demande dans la Cybernétiquesi les hommes ne construiront pas des machinesqui édifierontdes théories qu'aucun homme ne puisse comprendre.« Pourquoi non? On conservebien, précieusement, l'Apocalypsede saint Jean qui, depuis deux mille ans, reste inintelligible.» Démonstration peu convaincante, bien que la question ne manque pas d'originalité.

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HUMANISME

ET TECHNOLOGIE

le cercle étroitement circonscrit et totalement prévisible d'un unique système de logique. Et bien qu'ils contrôlent euxmêmes leur fonctionnement, aucun d'eux ne mérite un label d'intelligence : si parfaits qu'ils soient, leurs dispositifs restent d'essence mécanique. Il en est de même pour leurs diagnostics, leurs programmations, leurs demandes d'intervention sur tel ou tel de leurs organes défaillants : toutes ces réactions sont prévues, conditionnées, préfigurées. Deviendraient-elles aptes à contrefaire l'intelligence de l'homme, jamais les machines ne refléteraient son éthique qui est manifestation de liberté. La mécanique ne peut que répéter un processus déjà défini par l'opérateur. Simulatrice d'intelligence, la calculatrice résoudra maints problèmes posés par l'accélération des techniques. Elle fournira les meilleures réponses aux pires questions des individus : elle n'en posera jamais une seule. Rien n'est plus stupide qu'un morceau de transistor... Ni vie, ni conscience... Malgré l'imprécision des frontières qui séparent la matière inerte de la matière vivante et bien que les ordinateurs accomplissent certaines tâches mieux et plus vite que le cerveau humain, il n'est ni à craindre ni à espérer que ces robots jouissent un jour des facultés extrasensorielles qui font la particularité de l'être humain. La calculatrice ne prendra jamais conscience de ce qu'elle fait : il n'y a pas trace de vie dans un écheveau de fils conducteurs. Alors que la machine n'est pas présente à elle-même, l'homme, être biologique, est conscient. Et l'homme dépasse encore la réflexion pure de l'animal doué de conscience par la réflexion seconde qu'il manifeste par son langage. Si étrangers à la vie sont les mécanismes qu'ils n'éprouvent pas la moindre fatuité à corriger les erreurs des autres, ni le moindre orgueil à se reproduire... Ces signes ne trompent pas. Rien d'esthétique ni de moral - connaissance artistique, vie affective, volonté - n'est simulable par la machine. Entre l'automate le plus élaboré et le plus grossier des primates, poindra toujours une différence de nature, celle qui distingue le cristal inanimé de la molécule vivante. Pourtant, des armées de chercheurs bien équipées sont mobilisées aux confins de

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DES MACHINES

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l'animé et de l'inanimé pour surprendre le moindre passage d'un état à l'autre. L'individu reste le seul outil dont la polyvalence et la flexibilité sont inimitables; l'instrument capable de penser, de se reproduire, de se dépanner; le mécanisme homéostatique et universel qui, en tant que réalisation technique naturelle, demeure sans équivalent. Les êtres vivants ont des structures psychologiques : leurs consciences sont comme tournées vers le dedans. Il s'agit d'esprit - ou d'âme - et d'intelligence. Pas moins. Pour dominer plus sûrement les machines, l'homme développera en soi les qualités qu'elles ne sauraient acquérir et qui sont le propre de sa condition d'homme : liberté, lucidité, courage 1. Toute une morale. Dans l'antiquité, l'homme libre se distinguait de l'esclave par le courage. Aujourd'hui aussi : veulerie reste servilité, que punit une besogne avilissante. Si fortuné ou même si cultivé que fût un esclave, à Athènes ou à Rome, il n'en était pas

moins

esclave,

et

non

citoyen

2.

Les ordinateurs peuvent démontrer des théorèmes, jouer au golf ou à la guerre, détecter l'assassin ou le meilleur conjoint possible, traduire de l'espéranto en hébreu et vice versa. Ils n'auront jamais d'objectif qui leur soit propre. En amont de la machine : l'homme, pour poser le problème. En aval de la machine : l'homme, pour décider. Dans la machine, l'homme, pour programmer. Toujours l'homme, l'homme, l'homme, qui gouverne la machine mieux qu'il ne se gouverne. Et qui par elle, pourra un jour pénétrer en lui. Ni même sottise Quand la machine répondrait avec pertinence aux questions qui lui seraient posées - fût-ce par téléphone ou par 1. Et responsabilité.De là vient que le computeurdésordonnéqui égara quelquesmillionsde dollars dans une banque new-yorkaisel'an dernier ne fut point traduit en justice... 2. Par quoi la sociétéde demainressembleraità celled'hier. Aux esclaves mécaniquesreviendraittout le travail de la cité : affranchi des occupations et des soucis, le citoyen consacrerait son temps aux jeux, aux arts, à la politique. La loi d'Athènesinterdisait la neutralité politique : le droit de cité était suppriméà ceux qui refusaient de prendre parti dans les luttes de faction. Cf. La

Cité

antique,

de FUSTEL

DE COULANGES.

312

HUMANISME

ET

TECHNOLOGIE

le privilège de la fantaisie, de ondes - l'homme garderait Et le plus exceptionnel des robots de l'imprévu. l'irrationnel, comme le plus niais ne raisonnera jamais, ni ne déraisonnera, Il n'est pas près d'y parvenir. des humains. « Le sot est automate, dit La Bruyère, il est machine, il est le fait mouvoir. » Mais l'inverse ressort; le poids l'emporte, n'est point sot. n'est pas vrai : l'automate La plus parfaite des machines ne saurait distinguer l'affirmation de l'ironie : elle reste parfaitement incapable d'accéder au seuil le plus bas de l'imbécillité, pour la raison essentielle que sa matière n'est même pas organique : acier et cuivre, jusqu'à preuve du contraire, sont métaux. De là vient que niai- reste et restera serie - rassurons-nous privilège d'homme, Les équivoques tout autant que rire, erreur, intelligence. n'abusent que ceux qui aiment à s'abuser. Si les « automates pensants » que sont les humains ne sont d'être « mus par les mains divines », pas tous convaincus selon l'expression de Voltaire, aucun robot non pensant ne se doute qu'il est mu par des mains humaines. Il ne doute de rien, fût-ce de son existence. Bien que capables de se remémorer ou d'oublier - avec une les ordinateurs ne qui fait envie aux hommes perfection sauraient jouer ni rêver, ces deux privilèges de la pensée. Toute motivation leur est étrangère. Et s'il arrive aux machines de désobéir à leur maître, de contrarier ses desseins, c'est quand elles se déglinguent. Ce n'est jamais par machination ni par acte gratuit que les machines surprennent ou leurs constructeurs, c'est par erreur, par erreur déçoivent humaine. « Que deviendrait l'ordre du monde si les machines se prenaient enfin à penser? », demande Guillaume Apollinaire. Question de poète...

SUPÉRIORITÉS DE LA MACHINE

Les calculatrices sont aussi distantes l'homme que de ses imperfections. Leur premier avantage est d'effectuer

de la perfection

de

plus vite et mieux

DES MACHINES

ET DES HOMMES

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que l'homme des opérations répétitives. Le deuxième, de disposer d'une mémoire et d'une logique bien supérieures... Vitesse et productivité Pour certains travaux où interviennent force, répétition, précision, la machine est mieux qualifiée que l'homme. Dans des tâches déterminées, le salarié se révèle coûteux et imperfectible, voire fragile et irrégulier. Souvent plus économiques, les mécanismes l'emportent en robustesse, en régularité, en rapidité. Les automatismes industriels sont parfois d'une telle capacité qu'ils se substituent à des centaines, voire à des milliers d'ouvriers; quant aux ordinateurs, ils effectuent en une seconde autant d'opérations qu'un comptable en cinquante ans. On pourrait même douter de l'aptitude générale de l'être humain à travailler, avec ou sans machine, tant cette nécessité l'asservit, le lasse, le dénature. Et puis l'homme le mieux réglé éprouve le besoin de sommeil, de nourriture, de repos 1. A longueur de journée, il s'irrite, s'épuise, se détraque, alors que la première défaillance d'un automatisme - moulin à café, montre, thermostat - le condamne à la chirurgie, au marché aux puces, au rebut. Tout ce qui est ferraille retourne à la ferraille, après réincarnation machinale. Chez l'individu, le temps de réponse, c'est-à-dire le temps d'accès à une information disponible, s'exprime en secondes ou en fractions de secondes. Il se chiffre en millionièmes ou en milliardièmes de seconde pour un ordinateur : la rapidité de réponse d'un ensemble électronique est au moins dix mille fois supérieure à celle d'un homme. De même, la rapidité des moyens de compréhension et d'expression, c'est-à-dire la lecture et l'écriture, s'évalue pour les calculatrices en dizaine de milliers de caractères par seconde 2. Ordre de grandeur encore dix mille fois supérieur à celui de la lecture ou de l'écriture humaine. i. L'homme est un système relativement économiquesur le plan de l'alimentation :dans maints pays, un bol de riz lui suffit pour dix heuresde travail... 2. Soixante mille à cent mille. A cette rapidité d'exécution s'ajoute la faculté de pouvoirrépéter indéfiniment,sans baissede rendement,des séries d'opérationsarithmétiquesou logiques.

314

HUMANISME

ET TECHNOLOGIE

Enfin, le nombre d'opérations qu'elles peuvent effectuer - qu'il s'agisse d'opérations logiques, telles que par seconde la comparaison, ou d'opérations arithmétiques - est de l'ordre de plusieurs milliers. Encore les machines à fabriquer fonctionnent-elles avec autant de rapidité que les « machines à penser ». Les techniques de l'automation ne se bornent pas à étendre le domaine des informations captables et à réduire les temps d'action : elles accroissent la sécurité des opérations, dans des proportions voisines de un à dix mille. Les mêmes travaux sur machine entraîneraient en moyenne dix mille fois moins d'erreurs que s'ils étaient exécutés à la main. L'automation initie l'homme à des échelles de valeurs qui lui fussent demeurées inconnues. Matières et mémoires Chaque fois qu'un homme vient au monde, on lui doit tout enseigner : travail de Sisyphe. Il naît avec les moyens d'apprendre, mais sans bagage. L'humanité croit cumuler six mille années de sagesse : elle retourne en enfance à chaque génération. Cette éternelle minorité est peut-être l'unique justification de ses massacres aigus et de ses famines chroniques. Tout ordinateur nouveau-né peut, au contraire, hériter sur-le-champ par simple copie de bande magnétique, de toute la mémoire et de toute la science de ses prédécesseurs. Dès son enfance, l'être humain sait combien sont limités le rendement et la fidélité de sa mémoire : il ne retiendrait pas sans un dressage quotidien la table de multiplication, les déclinaisons, l'orthographe, les chefs-lieux de départements, les dates de l'histoire. Plus tard, il cherchera souvent en vain à se souvenir des noms propres, des numéros de téléphone, voire de ses pires souffrances sentimentales. Alors que les machines retiennent sur-le-champ n'importe quoi, et pour l'éternité, l'homme retient peu de choses, et d'une manière provisoire. A quoi s'ajoute le danger, plus redoutable qu'il ne pense, d'entremêler à jamais réel et imaginaire, tous deux perçus souvent avec autant d'approximation. Assurément, la mémoire de l'ordinateur, qui n'est qu' « aidemémoire », doit être constituée par avance. Par quoi elle se

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ET DES HOMMES

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distingue de la mémoire biologique, dont les impressions furent « expliquées par les plis du cerveau » (Descartes), et qui seraient comparables, dit-on, aux traces imprimées sur une cire. « Coextensive à la conscience » (Bergson), la mémoire humaine ressortit à la physiologie : on pourrait en dire bien plus sans signifier davantage. Métier de philosophe. Il n'est rien de commun hors le mot - entre la mémoire par adressage (c'est-à-dire adresse et numérotage de compartiments) et la mémoire par association, qui est celle des hommes. Dans la machine, la mémoire se localise, s'inscrit, se fixe avec précision; dans le cerveau, diffuse est la mémoire. La pensée humaine ne peut prendre en compte à la fois qu'un nombre restreint de variables, pour ne les manipuler qu'à une vitesse limitée. En un minimum de temps, la calculatrice examine successivement toutes les combinaisons possibles : au prix d'une augmentation considérable du volume de mémoire nécessaire, elle exécute l'opération requise, par les voies de la simplicité. En

quelques

heures,

un

ordinateur

calcule

le

nombre n

jus-

qu'à sa cent millième décimale. Il avait fallu vingt années à William Shanks, un siècle plus tôt, pour aboutir à cinq cent vingt-sept décimales exactes et à cent quatre-vingts fausses. Vingt années... De la logique L'ordinateur peut enregistrer, et retenir, un nombre considérable de règles ou de consignes : il les applique sans défaillances, en allant jusqu'au bout de leurs conséquences 1. Pour rigoureux que soit un homme, sa pensée et son langage souffrent d'une marge élastique d'imprécisions, voire d'incohérence 2. Grâce à leur mémoire et à leur logique, les calculatrices peuvent lui proposer des résultats qui vont parfois au-delà de ce que l'homme pourrait obtenir, seul ou en équipe. A la rigueur possible en matière de calcul, la collaboration de plusieurs individus l'est bien moins en matière de logique i. Toutes les opérations relevant être accomplies déductive, peuvent 2. A quoi l'homme doit le charme

de la

aristotélicienne, logique machine. par une et toute sa de sa prose,

de la logique poésie.

3i6

HUMANISME

ET TECHNOLOGIE

et de mémoire. Lorsque règles et consignes sont à la fois nombreuses et complexes, l'homme éprouve d'énormes difficultés à s'en souvenir et à en tenir compte, fût-ce en y consacrant le temps suffisant : la pensée, qui ne peut considérer à la fois qu'un nombre très restreint de variables, ne les peut manipuler qu'à une vitesse relativement faible 1. En matière de logique, la supériorité du robot est patente : bien réglé, il ne se trompe jamais, faisant preuve d'une régularité mathématique. Primaires, les anciennes calculatrices ne faisaient rien par elles-mêmes : l'artisan en avait défini lui-même toutes les réponses possibles en fonction de toutes les données possibles. Il s'agissait donc d'un automatisme direct, de cause à effet. Dans nos ordinateurs au contraire, c'est la machine qui - mise en branle - traite les données qu'elle conserve en mémoire pour effectuer toute une série d'opérations logiques dont le cycle dépend à la fois de consignes préétablies et du résultat des opérations précédentes. La relation entre données et résultats n'est ni directe ni immédiate. Rien n'est plus facile à un ordinateur que d'épuiser toutes les possibilités de combinaisons d'un nombre donné d'éléments. Par quoi il imite une façon mécanique de penser, à l'opposé de laquelle se trouve la réflexion critique, exclusivement humaine, et humaine jusqu'à l'erreur. La supériorité de la machine résulte de son aptitude à tenir un compte scrupuleux de la totalité de ses connaissances en les combinant de manière optimale. La calculatrice manipule des abstractions : elle ne peut traiter que des éléments traduits du code des hommes en langage de machine. En revanche, elle se révélera supérieure à l'homme dans cet exercice, en raison des dimensions de sa mémoire, de la perfection de sa logique, de son insensibilité au monde extérieur, de sa résistance à toute fatigue, de son absence d'idées préconçues... Tant que les premières machines eurent pour principal objet de calculer, de calculer vite, leur usage demeura circonscrit à la comptabilité machinale. Exaltées dans les modèles suivants, les fonctions de mémoire et de logique leur confèrent de nouvelles qualités et de nouvelles applications dans tous i. Un bon joueur d'échecs ne peut envisagerque jusqu'à la cinquième intention de son adversaire.Encoredoit-il réfléchirplusieursminutes.

DES MACHINES

ET DES HOMMES

317

les domaines. A ces propriétés, plus qu'à leurs facultés arithmétiques, est redevable la mutation de notre temps.

MYTHES

ET

LIMITES

Si remarquables que soient les développements de l'automation, ils sont non seulement freinés par les difficultés d'imiter davantage ?les capacités de l'homme, mais par des considérations techniques ou financières, dans la même usine comme dans l'économie en général. Dans la même usine Dans une même usine, la relève systématique des travailleurs par des automatismes se heurte à des obstacles de moins en moins réductibles. Déjà la mécanisation simple, peu onéreuse, a considérablement amenuisé les effectifs ouvriers. Les opérations les plus élémentaires, comme manipulation et assemblage, figurent parmi les plus complexes à automatiser : il reste souvent plus économique de substituer des machines à des cerveaux qu'à des muscles. Managers, comptables, employés auront pour la plupart cédé leurs places à des calculatrices avant qu'aient fondu les derniers carrés de manoeuvres et de conducteurs de pelle à vapeur 1. A la vérité, le chef d'entreprise répugne à utiliser une machine dont les mêmes services lui sont rendus à meilleur prix par des ouvriers ou par des employés. Les rendements d'une chaîne de montage ne justifient pas toujours les dépenses d'une installation automatique. Dans bien des cas, il sera plus rentable de transporter les blocsmoteurs à la main. De mémoire d'homme, la tyrannie financière n'a capitulé sans combattre devant la coalition « scienceset-techniques » : le siège sera long. C'est souvent par économie et non par impossibilité matéi. De employés

coiffeurs, même, jardiniers, plombiers, des pompes funèbres auront la vie dure.

chauffeurs,

menuisiers,

318

HUMANISME

ET

TECHNOLOGIE

rielle que le changement et le réglage des outils sur des chaînes complètes restent aux mains des opérateurs. Si la calculatrice débite à grand rendement des décisions de routine, elle ne porte qu'un secours plus rare aux présidents-directeurs généraux qui président et dirigent. Unique, le sommet échappe au machinal : les informations utiles n'y sont pas automatisables à tout coup. En tout cas, on n'y parviendrait pas en extrapolant les systèmes existants, utiles néanmoins pour contrôler les marchés, les productions, les stocks. Notre fin de siècle restera sous le signe de l'hybride. Partout l'innovation chevauchera la tradition, et l'automatique, le manuel. Les raisons économiques ou techniques qui maintiennent les hommes aux côtés des machines sont d'autant plus impératives que le terrain est plus « accidenté », les opérations plus complexes : l'ouvrier est d'autant moins remplaçable que diffèrent ses mouvements, ses outils, ses matériaux et leurs normes. Pour forcer les portes des usines, les automatismes auront à vaincre d'ultimes résistances techniques et financières. Plus encore, la force d'inertie et les habitudes de l'homme. Dans l'économie Fût-ce dans les pays de haute technicité, le « man's land » est relativement réduit, du à conquérir par l'automation moins à court ou à moyen terme. En France, rares sont les branches de l'industrie où les salariés qui travaillent sur automatismes dépassent le dixième des effectifs totaux. Quant aux secteurs automatisables de l'économie, ils n'emploient guère qu'une fraction infime de la population active 1. L'illusion d'un raz-de-marée technologique ou le mythe d'une génération spontanée d'automatismes résultent d'extrapolations hyperboliques sur les industries de pointe, terrains de choix pour automatismes. On peut être assuré que coexisteront pendant de longues décennies, fût-ce dans les seccette i. Aux États-Unis, que de 8 % en 1952.

proportion

atteindrait

io % en 1968, qui n'était

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ET DES HOMMES

319

teurs les plus modernisés, travail manuel, travail à la chaîne, automation. Pas plus aux États-Unis qu'en Europe, la technologie ne vient brutalement bouleverser l'emploi ou les horaires du aux allégations des prophètes de travail, contrairement malheur. Autre frein : toute supermécanisation exige une forte proportion de « cadres » de haute technicité, qui font uniformément défaut sur les marchés du travail. Et si l'automation - grâce à remporte à coups sûrs quelques succès localisés - elle des vulnérables » sur « de mains des points coups n'obtiendra pas de sitôt une victoire décisive. Dans les guerres d'usure, l'homme résiste aux assauts du matériel, fût-il le plus moderne. Il ne faut jamais minimiser la résistance de l'homme, et surtout au progrès... Le mythe du presse-bouton Une offensive automatique de grand style aurait engendré un chômage structurel dont une partie seulement eût été résorbable. Dix ans après l'avènement de l'ordinateur, aucun processus de fabrication automatisée à cent pour cent n'est encore en ceuvre. Peu rentable sur le plan économique, l'usine « presse-bouton » restera, en cette fin de siècle, rêve d' « afictionados » et cauchemar d'analphabètes. Malgré leur rapidité de fonctionnement, les machines seront lentes à s'affranchir du joug des humains : aucun équipement ne requiert plus de contrôle ni plus d'entretien qu'un équipement prétendu automatique. Non que sans cesse l'automation ne gagne du terrain, ni qu'elle ne déplace chaque année un certain nombre d'ouvriers; mais il s'en faut que la métamorphose en cours aboutisse sous peu à des automatisations intégrales. Il existera - il existe déjà - des usines sans ouvriers; il n'existe pas d'usine sans ingénieurs ni employés. de sitôt à tous les Les ordinateurs ne se substitueront travailleurs qui surveillent les instruments ou qui contrôlent les variables des processus de production. Quand même le pilotage des avions deviendrait intégralement automatique, tous les pilotes n'abandonneraient pas leur place aux pas-

320

HUMANISME

ET TECHNOLOGIE

sagers. Fût-ce dans les secteurs de l'énergie et de la chimie de prédilection des ordinateurs - le - domaines supercontrôle de la production reste dans les mains des hommes, ou du moins sous leurs regards. Sans doute serait-il possible, « techniquement parlant », d'automatiser la presque totalité des entreprises, y compris les exploitations agricoles de plus de cent hectares, ainsi que l'a proclamé le président de la General Electric 1. Les automaticiens seraient en mesure de fabriquer des chaînes de machines-outils, contrôlées, avec tous leurs accessoires, sans qu'un seul ouvrier ait à intervenir. Cette performance record occasionnerait une perte record sur le plan financier. Les dirigeants de Du Pont de Nemours attestent néanmoins qu'ils « ont les moyens » d'automatiser leur production et de licencier presque tout leur personnel. C'est la seule firme au monde qui disposerait à la fois des techniques et des capitaux pour aborder cette mutation : elle y renonce par crainte de réactions sociales 2... Dans l'état actuel des sciences, l'automatisation totale de l'industrie américaine coûterait deux trillions et demi de dollars. Deux siècles seraient nécessaires pour y parvenir. Pour lente que soit la progression automatique, elle n'en est pas moins continue. Chaque année, de nombreuses usines procèdent à des regroupements d'opérations parcellaires sur appareils à outils multiples, cependant que de nouveaux modes de fabrications requièrent une rapidité, une qualité, une précision qui dépassent les capacités de l'homme. Mais la phase de l'éclatement des tâches coexistera longtemps avec l'avènement de l'intégration automatique totale : on ne reconstitue pas en un temps et trois mouvements un pain dans son entier, quand même en agglutinerait-on toutes les miettes. Pendant plusieurs décennies, les chefs d'industrie continueront à confier des tâches parcellaires et répétitives à des ouvriers. Et le travail à la chaîne imposera sa cadence à l'homme qui servira sa machine, et en respectera le rythme de travail. I. N.A.M. Report,i octobre 1965. 2. Les responsables ne dureront tations tembre 1964.

de cette société précisent néanmoins que « ces hésil'automatisation est là ». Fontainebleau, pas : sep-

DES

MACHINES

ET

DES

HOMMES

321

Sans doute le ferment automatique serait-il apte à proliférer sans limite, mais la société contemporaine ne lui fournit pas encore un milieu de culture approprié 1. Question de culture, plus que de milieu. Le couple idéal De même qu'imprimerie et mécanisation ont libéré l'homme des travaux de copie et de force, l'informatique lui épargnera fatigues cérébrales et épuisements nerveux. Un marteau-pilon frappe plus vite et plus fort qu'un ouvrier; un ordinateur calcule plus vite et mieux qu'un employé, bien que son quotient intellectuel oscille, comme on sait, entre zéro et un. « L'intelligence artificielle » assure la relève d'une certaine partie de l'intelligence humaine : elle peut contrôler les mécanismes, diriger les dirigeants, gouverner les gouvernants. Elle restera incapable d'assumer l'acte final : l'engagement. Si difficile qu'il soit pour l'homme de vivre avec la machine, il ne pourra désormais plus vivre sans elle. Sans doute l'ordinateur reste mieux qualifié que l'individu pour exécuter certains travaux. Mais il n'est pas d'information sans informations préalables : à l'homme de rassembler et de faire assimiler aux ensembles électroniques tous les paramètres dont, réduit à ses seuls moyens, il serait incapable de tenir compte. En couplant chercheurs et calculatrices, on se rapproche de la fécondité maximale dans toutes les disciplines. L'homme dont la machine démultiplie les possibilités libère son esprit des routines quotidiennes : il peut dériver ses efforts sur des créations originales, il peut mieux organiser sa vie. Il le peut. L'ordinateur traite de faits et de moyens, jamais de valeurs ni de fins. Craindre qu'après avoir pris la place des individus, un computeur réussisse à les dominer, relève de la puérilité, de la pusillanimité ou de la superstition. Malgré sa rapidité, sa mémoire, sa logique, la calculatrice dite active où une infime partie de la population i. Un temps viendra à toute la nation. Aux États-Unis, les biens et services nécessaires produira 2 % des salariés suffiront le professeur Théobald, pour maintenir d'après le Produit National Brut. constant 11

322

HUMANISME

ET

TECHNOLOGIE

ne se substitue pas à l'être humain : elle en prolonge les capane sera jamais remplacé, mais déplacé cités. Le travailleur ou secondé par la machine. Mieux armé pour combattre les à traiter lui-même l'information, c'esterreurs, il apprendra à-dire à mieux penser. Battu sur le terrain du calcul par les l'individu ira se situer ailleurs, dans un domaine mécaniques, l'homme-des-chiffres cédera la place à qui lui soit propre : Il n'y perdra point. Abandonnant l'homme-de-l'imagination. l'automatisme à la machine, il se consacrera à des tâches à soi par exemple. Et aux autres, pour peu supérieures : qu'il y pense. En cette fin de siècle, l'ordinateur détient la clé du chiffre des destinées humaines.

DU MAUVAIS USAGE DE L'ORDINATEUR

Pour parfait que soit un ordinateur, sa mise en service ne garantit nullement la bonne gestion d'une entreprise ou d'une administration. Condition nécessaire, l'automatisation est rarement condition suffisante. Elle ne suffirait en vérité que si la complexité résultait exclusivement de la dimension, c'est-à-dire dans les cas d'opérations et répétitives. Le plus souvent multiples le facteur quantitatif ne constitue qu'un des élécependant, ments de la complexité des problèmes. et de programMoyen unique de décision, de contrôle la calculatrice valeur mation, n'apportera pas la moindre si n'ont pas été anaajoutée à la qualité de l'exploitation, lysés au préalable les besoins et les objectifs réels de l'entresouvent les travaux prise. Étape préparatoire qui requiert assidus d'une équipe de spécialistes 1. Dans The Electronic Firm, Stafford Beer dénonce l'erreur fondamentale de ces managers qui automatisent leurs entreprises, service par service, fonction par fonction. Ce faisant, 1(ils automatisent les limitations mêmes de la main, de l'ceil z, « Si vous voulez vous équiper de matériel électronique, recommandent certains informaticiens américains, commencez par analyser convenablement le fonctionnement de votre entreprise. Ensuite, épargnez-vous l'achat ' de l'ordinateur! »

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HOMMES

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IIUMANISME

El'

TECHNOLOGIE

« une tranche » de gros ordinateur, plutôt que de disposer en propre d'un appareil aux possibilités limitées. Dans tous les cas, le rendement optimal d'un ensemble électronique requiert des spécialistes du « software » qui sachent concevoir les meilleurs systèmes et traiter au mieux l'information. Si qu'une complexes deviennent ces problèmes aujourd'hui, calculatrice devient nécessaire pour guider le choix des méthodes et des calculatrices. Aux États-Unis comme en Europe, des Centres de traitement de l'informatique établissent des programmes comportant d'une part l'inventaire des ensembles électroniques les plus récents, d'autre part les types de travaux que les clients confieront sans doute aux ordinateurs. De cette confrontation, les ingénieurs déduisent - pour chaque modèle de machine - les temps nécessaires aux opérations requises, les prix de revient, les dimensions optimales des mémoires, les qualifications requises pour le personnel, etc. La priorité revient donc au software et non au haydzoaye : la matière grise avant la matière dure. De là vient qu'il importe - surtout dans les pays « en voie de » retard technologique sur les États-Unis - de promouvoir des générations d'hommes adaptés au mode de pensée qu'implique l'automation. D'un usage restreint Au terme d'une enquête scrupuleuse, la société Management Consultant de New-York concluait que, deux fois sur trois, les automatisations se soldaient par des résultats déficitaires, sinon par des échecs 1. La plupart des ordinateurs servaient à des travaux de routine, d'enregistrement, d'écritures, sans qu'on leur confiât une seule tâche digne de leur capacité. Rares étaient les managers qui appliquaient leur équipement électronique à la prévision des ventes, à l'élaboration des schémas de production, au contrôle des inventaires. Selon une statistique publiée en 1967 par le Financial Times, dans deux cas sur cinq la mauvaise adaptation de la machine aux besoins de l'entreprise conduit à des déboires. i. « Enquête sur soixante firmes importantes c, 1962. Une statistique récente sur dix sont livrés en retard, signale que neuf computeurs et demi (9; %) à un prix bien supérieur au devis.

plus neuf

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325

A la vérité, tant que la calculatrice n'est utilisée qu'à des besognes de comptabilité - pour impressionnants que fussent son prix de revient et ses programmes il serait vain d'en attendre une résurrection de la firme. D'enquêtes récentes il ressort que les ordinateurs sont affectés aujourd'hui plus d'une heure sur deux (53 %) à des travaux qui sont davantage en rapport avec leurs capacités : recherches opérationnelles 1, analyses financières, prévisions, contrôles et programmes de la production ou de la distribution. En général, quand la calculatrice n'est pas utilisée par des spécialistes qui relèvent directement du chef d'entreprise, elle est reléguée - avec ses tenants et aboutissants - au rang d'un instrument comptable. Parfois l'achat de l'appareil répond à des prétextes de prestige plutôt qu'à des raisons de gestion : un « P.D.G. » aime à devancer, coûte que coûte, ses concurrents. Rien ne donne mieux l'illusion d'une firme puissante qu'un ensemble électronique puissant. Plus souvent, les managers utilisent des machines dont les capacités sont par trop supérieures à leurs besoins réels : d'où un surcroît de travail aussi accablant que vain. D'autres dépassent le point optimal de la demande et saturent un appareil engorgé par un trop plein d'informations. Il arrive enfin que la calculatrice fonctionne « en auberge espagnole » : les informaticiens y retrouvent sans doute ce qu'ils y ont apporté; mais rien de plus. Un classeur ferait mieux l'affaire. D'un usage abusif Aujourd'hui, le plus grand obstacle à l'emploi des connaissances, c'est leur abondance même. Avec ou sans calculatrice. Comme tout carburateur mal réglé, l'ordinateur se noie. Les données utiles se multiplient à un point tel que les dirigeants sont souvent condamnés à chercher dans un silo d'ivraie la trace

d'un

bon

grain

2.

i. « La rechercheopérationnelle :une manièrecoûteusede se faire insulter par des gens inexpérimentésqui ont la moitié de votre âge. » Marcel Boiteux, directeurgénéralde l'E.D.F. 2. « Tout commel'or dans l'eau de mer, les faits perdent de leur valeur lorsqu'ilssont mêlésà des chosesinutiles et ils ne peuvent la retrouver qu'à l'aide de techniquesparticulièresd'analyses.» Vincent P. Dole, Rockfeller Institute, New York, 1967.

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HUMANISME

ET TECHNOLOGIE

Encore tous les éléments déversés dans un ordinateur ne sont-ils pas de même farine : ils seront affectés de coefficients différents. Le biologiste n'oubliera pas que la formulation des problèmes relève de sa responsabilité, non de celle du mathématicien. De même, le mathématicien admettra que la médecine - forte consommatrice de signes, symptômes et paramètres divers - exige que la relativité des valeurs accordées aux éléments soit établie par un praticien. Quant à la calculatrice, elle devra supporter que ses conclusions soient contrôlées par un jugement d'homme, ou mieux par un jugement humain. Dans certains domaines, comme la démographie ou l'assistance technique, l'abus de recherches et la quête d'une solution idéale retardent l'application d'une solution pratique, quand elle ne s'y substitue point. La machine ne doit pas oblitérer le bon sens : tout art consiste à maîtriser, à ordonner une technique, en intégrant ses apports. Utiliser un ordinateur d'emblée à pleine capacité, notamment dans la gestion, c'est le plus sûr moyen de multiplier le désordre. Faire imprimer des kilomètres de chiffres n'impressionne que les papiers sensibles : de tels travaux demeurent gratuits tant qu'ils ne sont pas interprétés par un personnel qualifié. Souvent les utilisateurs de machines se prennent au jeu : ils posent des problèmes spécifiques dans le seul dessein d'obtenir des solutions spécifiques. A la longue, ces exercices amortiraient toute tendance à chercher par soi-même. La calculatrice - dont la rapidité reste un avantage sans contrepartie - finirait ainsi par rétrécir les domaines de réflexion. Elle est programmée pour répondre à des questions prévues ou attendues : l'imprévu la désempare. L'ordinateur sous-traite pour les hommes une partie de leur effort intellectuel; une partie seulement. La tâche de décider leur incombe en propre. Savoir dans quelles conditions il serait possible ou impossible de projeter un individu sur la lune échoit à la machine. Aux humains, il revient « seulement » de décider si le jeu en vaut la chandelle. Ce n'est pas la calculatrice qui déraisonne, mais l'homme qui la questionne, quand elle répond que Hamlet est une oeuvre « sans avenir », alors qu'elle était programmée pour sélectionner les rengaines à succès. Encore une fois, l'erreur n'est pas machinale, mais humaine.

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En vain les prospectivistes américains torturèrent durant trois années 1 deux calculatrices pour qu'elles devinent comment évolueront en cette fin de siècle les échanges internationaux. Trop de facteurs interféraient pour que des conclusions fussent raisonnablement déduites : mal cuisinés, les computeurs finirent par tout avouer, y compris leur nullité. La plus chère machine du monde ne peut prévoir que ce qu'elle sait...

Les deux infinis Dans maints problèmes complexes soumis à l'ordinateur, la contradiction éclate entre la précision des calculs effectués et l'imprécision des données transmises. La rectitude des premiers, loin de compenser la désinvolture des secondes, ne fait que l'accuser. Pour des travaux de planification ou de prospective, les opérateurs commettent souvent l'imprudence d'additionner des fractions de temps qui n'ont pas de dénominateur commun : il est aussi peu recommandé d'additionner choux et carottes que nanosecondes et siècles. Il arrive, de plus, rarement que des phénomènes de sensibilisation humaine prévisibles - bouleversent les données du calcul. On ne se méfiera jamais assez de l'homme : tout n'est pas mathématique, tout n'est pas comptable, tout n'est pas extrapolable dans sa société. Goûts, fantaisies, modes, allergies du consommateur traversent les mailles des réseaux à calculs. Un défaut de synchronisme ou de cohérence dans les investissements collectifs entraîne souvent aussi une satiété, une saturation, que rien n'eût laissé prévoir dans le secteur industriel correspondant. Il n'est guère sensé d'effectuer des calculs rigoureux sur des données douteuses. Pas plus qu'une peinture fausse n'est authentifiée par son accrochage dans un musée officiel, un paramètre contestable n'acquiert de valeur par son passage en ordinateur. Faute d'information précise sur les processus, on peut être amené à utiliser des dispositifs de régulation plus importants i. L'Economist,20-26mai 1967.

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et plus compliqués qu'il n'est nécessaire. Ce qui multiplie un défaut par son défaut contraire. Parfois l'excès des données et leur imprécision ne sont pas moins embarrassants que leur manque. Et le mieux devient le fossoyeur du bien, que l'on enterre consciencieusement sous des pelletées de chiffres. Logique n'est point garantie en soi. Débrayée du bon sens, elle peut tourner en rond sans contrôle, d'une manière plus ou moins folle. La logique doit être doublée de bon sens dans le choix des paramètres et des hypothèses; plus encore, dans celui des fins. Des valeurs non comptables Confier aux ordinateurs le soin de résoudre des problèmes collectifs dont les conséquences dépassent le domaine matériel, serait commettre le plus grave des délits d'imprudence : la logique des machines ne connaît que vérités statistiques. Il ne faut pas oublier que les valeurs finales - telles que loisir et liberté - ne sont pas comptabilisables. Et que toute valeur économique d'importance est sociale : donc valeur finale. Trop souvent le planificateur néglige le psychologue lorsqu'il procède à une estimation des activités humaines : il méconnaît du même coup l'importance cruciale de la volonté et de l'intuition. D'où la candeur de croire à la valeur de modèles mathématiques pour les conflits à venir. Le stratège peut certes tirer quelque leçon des statistiques fournies par les calculatrices, mais il tiendra compte du fait que ces données, tirées d'événements passés, ont à se projeter sur des événements futurs. Encore ne devra-t-il pas exclure l'hypothèse d'un ennemi assez traître ou assez frustre - ce qui revient au même - pour ne pas agir selon les règles d'un ordinateur 1.. Il appartiendrait là encore au philosophe et au sociologue d'aider le technicien à définir finalités sociales et principes directeurs en assignant un rôle consultatif à la machine, un rôle décisif à l'homme. i. « Un cuirasséqui n'a pas un cuirassédevant lui est fichu. » PaulValéry, lettre à Léon Bérard, 1931. i.

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Trop importante pour ne pas être confiée aux calculatrices, la sécurité est affaire trop importante pour leur être confiée... De plus en plus, l'homme traite sur machine les problèmes du futur. Le danger serait qu'il attribue des coefficients supérieurs à l'économique au détriment du social, c'est-à-dire de l'humain. Une pondération trop pondérée des facteurs sociaux fait trop souvent basculer la solution dans le domaine de l'antisocial. mécaniser Appréhender, quantifier, manipuler, des critères qualitatifs comme le bonheur, l'équilibre psydont les danchologique, la fatigue nerveuse sont acrobaties C'est sur gers ne devraient pas échapper aux informaticiens. l'homme en fin de comptes, les vices des que retombent, machines. Tant que de tels critères ne seront pas pris en due consise déconsidérera aux yeux des humadération, l'informatique nistes.

Les pannes Le dérèglement ou l'arrêt d'un ordinateur prend parfois ampleur de catastrophe. Une seule machine en panne suffit l'an dernier pour plonger New York dans l'obscurité, ou pour bloquer toutes les opérations des cent cinquante de la M anufacturers succursales Hanover Trust Company. D'où le triomphe des irresponsables et leur lumineux au temps des lampes à pétrole argument : et des cavernes pulmonaires, de pareils accidents n'eussent pu se produire... Force nous est d'admettre cerveau qu'un électronique puisse perdre la tête : ces mécanismes sont d'une telle perfection qu'un court-circuit les détraque, les qu'un électro-choc de curieux effets : mille guérit. Les égarements produisent destinés à mille vieillards parviennent prospectus publicitaires à une même petite fille; un fermier du New Jersey reçoit à son courrier du Time Magazine; vingt mille exemplaires un caissier-robot ajoute trois zéros au montant d'un chèque... nombreux sont les Indignés par de tels comportements, leur nature humaine managers qui boudent l'informatique : ne fera pas le saut, même quand la technique procède par bonds... On ne lâche pas sans témérité le stylo à bille pour

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la mécanographie, la mécanographie pour la gestion programmée 1. Les chefs d'entreprises ne se résignent pas sans peine à greffer sur leurs usines des organes inédits qui régénéreraient de fond en comble leur processus de fonctionnement, depuis l'élaboration des décisions jusqu'au contrôle des produits. Avant une décennie cependant, les responsables ne pourront ni ne sauront se dispenser de tels outils pour préparer scientifiquement leurs décisions, pour engager ou contrôler leurs actions. Nos cadets feront appel, dans la mesure de leur possible, aux ressources du raisonnement étayé par la mathématique. L'ère de l'instinct sera ensevelie avec notre génération. De mémoire de calculatrice, on ne la ressuscitera plus. i. Deux précautionsvalent mieux qu'une : en adoptant le process-control de l'ordinateur, le manager prudent ne supprime pas « pour autant n les instruments de correction et de régulation autonomes que le personnel appliquepar expérience.

CHAPITRE XVIII HUMANITARISME

CONTRE

TECHNOLOGIE

« L'humanité s'en tirera comme elle pourra. L'inhumanité a peutêtre un bel avenir... » Paul

VALÉRY.

- JLucuNE attitude n'est plus rétrograde que de dénoncer AUCUNE la technologie comme une entité néfaste à l'homme. Ce faux humanisme, qui tient lieu de philosophie, fait aujourd'hui fortune sur les tribunes, dans les kiosques, dans les instituts. Il se vend d'autant mieux qu'il fait meilleur marché de la peine des travailleurs : on supporte vaillamment l'accablement des autres. Le mal du siècle est un sujet séculaire, millénaire même, pour chroniqueurs en mal de copie. La pensée antitechnicienne a beau jeu d'amplifier les abus et les accidents causés par les automatismes, désormais responsables de débaucher, d'asservir, d'assassiner les vertueux citoyens. La stratégie d'une telle opération consiste à confondre machines et machinations. Tous les moyens sont bons pour qui tient à sauver l'individu malgré lui, fût-ce contre lui. Et l'on restituera au travailleur sa souffrance, condition de sa dignité... Cette campagne de gandhisme bucolique, qui trouve terrain favorable en Europe, bloque les offensives des techniques avancées. Nos contemporains seraient-ils assez fanatiques pour prêcher une croisade antiscientifique? L'âge idéal serait-il

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celui de Néanderthal où l'homme, qui ne craignait rien de la science, craignait tout de la nature? Intoxiqués par ces relents d'humanitarisme en décomposition, nos concitoyens finissent par croire que la technologie dégrade les valeurs humaines, alors qu'elle tend au contraire à soulager le travailleur de son fardeau physique ou mental. Ce n'est pas l'homme que l'automation transforme en robot, c'est l'outil, à seule fin que l'homme ne serve plus d'outil à l'homme 1. Il dépend entièrement de lui, en définitive, que sa maîtrise le conduise au bonheur ou au malheur. Cette option n'exclut pas la crainte, elle exclut la passivité. Ameutés de nos jours par les antitechnicistes, les humains ne savent plus à quelle peur se vouer : la désintégration thermonucléaire, le chômage, l'aliénation, l'asservissement, la technocratie. Vilaine automation... Étrange, cette terreur qu'inspirent les mécanismes de verre et de métal, à travers lesquels une énergie domestiquée se conduit avec docilité! Stupéfiante, cette panique de l'individu devant des instruments électroniques, quand c'est lui qui à volonté les fabrique, les met en branle, les stoppe, ou les détruit! Étrange et stupéfiante, cette peur est plus encore nuisible : elle pousse les citoyens à reculer en désordre au lieu de progresser. Ce n'est pas la machine que l'homme devrait craindre, mais l'homme. Ou plus précisément, le mauvais usage que celui-ci peut faire de la machine. Le robot n'est pas méchant : il n'est rien, il n'est pas. Mais l'homme est, qui parfois veut être plus qu'il n'est; par quoi il peut devenir méchant. « Ils craignent ce qu'ils ont inventé », affirmait le prospectiviste Lucain il y a deux mille ans. L'Afiocalyfise nucléaire La science dote la violence d'armes sans précédent. Pour que notre société connût le printemps de l'humanité promis par la technologie, encore lui faudrait-il survivre aux rigueurs de l'hiver. i. Réduire d'outil.

en esclavage,

c'est réduire

la condition

d'homme

à la condition

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La hantise d'un feu d'artifice planétaire habite non seulement l'esprit des dames de province, mais les naphtaliné cerveaux de trente-six lauréats du prix Nobel. Cette année encore, certains d'entre eux - dont Sir C. V. Ramn, délégué de l'Inde à l'UNESCO ont attesté leur anxiété devant les de notre folie extravagances technique. La prolifération des armes nucléaires, les progrès des sciences n'offrent guère et, plus encore, ceux des budgets d'armement au monde des motifs de se rassurer. Pour Mumford, notre élite technique, autoritaire et directoriale, ne s'acharne pas sans danger à porter à leur maximum l'énergie, la vitesse, l'automation. Assurbanipal, Gengis Khan, Hitler ne seraient que de falots velléitaires auprès de nos « prêtres consacrés à la science ». Dépourvus de maîtrise, « de fort ces technocrates conscience, d'idéologie, pourraient bien nous exterminer afin d'assurer notre sécurité nationale ». De toutes les menaces que les nouvelles techniques font sur les celle d'une thermonucléaire vivants, peser explosion est la plus redoutable et la plus redoutée 1. « Une erreur de calcul chez les cybernéticiens de l'escalade, affirme JeanPierre Faye, peut suffire à supprimer par le feu » toute l'humanité 2... Comment ne s'inquiéter point, quand tant d'hommes aussi de de destruction aussi parimparfaits disposent moyens faits ; quand de nouvelles nations accèdent à la surpuissance nucléaire? Mais la société aurait-elle dû renoncer au feu, à la poudre, à l'imprimerie, à l'automobile, à l'avion, pour sont responles catastrophes dont ces découvertes s'épargner sables ? « Je ne sais quelles armes viendront à être employées dans la prochaine Mais je sais bien lesguerre, avoue Einstein. l'arc et la flèche. » Prophétie quelles dans celle qui suivra : il n'est certain qu'un seul bipède survive à optimiste : pas une explosion digne de notre temps 3. i. Depuis Hiroshima, les dimensions planétaires du péril semblent condamner l'usage de la bombe. Ni en Corée, ni dans le Sud-Est asiatique, ni dans le Sinaï, les belligérants n'ont utilisé l'arme atomique. 2. « Dans certains bureaux d'outre-Atlantique, ordinateurs et calculateurs recherchent à grands frais quel serait le prix d'un bombardement thermonucléaire sur la Chine. » Jean-Pierre FAYE,Preuves, janvier 1967. 3. Dans Demain les chiens, Clifford D. Simak imagine une planète d'où les hommes auraient disparu après avoir fabriqué des robots et appris aux

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Aussi bien, quiconque n'expurge pas de sa pensée l'hyd'une guerre thermonucléaire se pothèse apocalyptique condamne à ne plus vivre. A quoi bon mourir chaque seconde en imagination, quand une fois suffit, et pour l'éternité? En vérité, ce qui met en péril les peuples de notre temps, ce sont moins leurs découvertes, sources de progrès, que leur retard scientifique qui les voue à toutes les indigences, à toutes les humiliations et, par voie de conséquence, à la guerre. Les fabricants de tranquillisants peuvent, sans angoisse de mévente, automatiser leurs usines : nos antitechnicistes travaillent pour eux... L'aventure biologique à l'idée que la Vrais et faux humanistes s'épouvantent biologie, tombée à la merci de l'homme, prendra bientôt sa revanche sur l'homme. Quand le savant connaîtra la clé du code génétique, il sera tenté de forcer les derniers retranchements de l'individu et d'intervenir sur les gènes des cellules où les informations héréditaires sont inscrites. serait sur le point de réussir le « boutuL'anthropotechnie rage » d'êtres supérieurs, de produire du surhomme cérébral, de corriger les malformations de l'individu en rectifiant « les erreurs de virgule » de son code ou les altérations d'un des quatre « caractères » de son alphabet génétique. Tout en souhaitant que la dégradation du genre humain, le mongolisme par exemple, soit vaincue par la pharmacogénétique, on peut redouter les manipulations des acides nucléiques qui dans nos cellules germinales assurent la spécificité et la propagation de la race. « Au seuil du meilleur des mondes, annonce Jean Rostand, nous voici au point de commander à l'hérédité, d'altérer le fonds génétique de l'espèce, d'intervenir dans les faits de sensibilité, de mémoire, de pensée. A l'image de quoi l'homme voudra-t-il se recréer? Où apprend-on le métier de Dieu 1? » Nombreux sont les citoyens qui s'opposent, dans leur pays chiensà parler. a Tous les soirs, dit l'un des robots-témoins,de vieux chiens racontent de vieilleslégendesoù l'hommefaisait figurede Dieu... » i. « Non, en vérité, ce n'est pas une sciencecommeles autres que celle qui, à la limite, pourrait changer l'organe où se fait toute science.» Jean Rostand.

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respectif, à la vaccination contre la poliomyélite, qu'ils considèrent comme une ingérence humaine dans la volonté divine. Comment réagiront-ils lorsque le stockage d'organes de remplacement (yeux, reins) exigera des prélèvements avant la mort clinique des intéressés? Ceux qui admettent cette opération pour les greffes de tissus osseux et de la cornée, toléreront-ils les pratiques des « banques » et des « marchés de coeurs » ? Déjà en passe d'être accablés par le déferlement d'une population sénescente en survie médicamenteuse et chirurgicale, les États devront-ils assumer les responsabilités du contrôle biologique et génétique de leurs citoyens? L'abus inévitable dans l'application des techniques nouvelles devrait-il conduire à refuser toute expérience sans justification morale? Qu'un seul aveugle recouvre la vue, qu'un seul amputé remarche : il n'en faut pas davantage pour légitimer la science de la prothèse... L'an 1984 réel risquerait d'être pire que le « 1984 » imaginé par Orwell si les moyens employés pour améliorer l'espèce humaine s'apparentaient à ceux qui devaient assurer la domination de la race aryenne. Mais on doit faire fond sur l'homme qui travaille à soulager la souffrance de l'homme : jamais les gouvernements n'ont commis pire faute que de limiter ou d'entraver les recherches de leurs savants. Mieux que tout autre, le biologiste sait combien la vie est valeur sacrée : ce postulat suffit à l'homme de science pour résoudre ses problèmes de conscience. Point n'est besoin de lui rappeler la distinction entre humanité et bétail. La science à l'état pur est le seul cristal qu'on ne puisse isoler de sa gangue de conscience. Science est honneur. L'éPouvantail-chômage Pris à son propre piège de l'abondance, l'individu serait menacé d'être supplanté dans les domaines de la force et de l'intelligence par les machines à travailler et à penser. D'où cette crainte que la production de masse n'engendre un chômage de masse. Une telle appréhension n'est pas sans fondement, quand on sait que deux douzaines d'hommes fabriquent toutes les ampoules électriques des États-Unis et qu'un ouvrier y assemble mille postes de radio par jour.

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A long terme, l'automation ravirait à une partie importante de la population une partie importante de son travail. Pis encore, elle lui ôterait son sentiment d'être utile. Pour nos humanitaristes, les automatismes rendront les humains aussi désuets que le sont calèches et diligences depuis l'automobile et le chemin de fer. Et de revendiquer, pour les autres, un droit au travail qui ne figure pas dans la Déclaration des Droits de l'Homme. Le plus pénible des moyens, le travail, deviendrait la plus heureuse des fins! Après une glorification millénaire du labeur, il ne sera pas facile de démythifier le problème. Symbole de l'appartenance à une collectivité, l'emploi est une armature indispensable à l'équilibre de l'individu comme à celui de la société. Il aura suffi que le travail menace de manquer pour que la société en découvre les vertus. Que l'automation libère l'homme des nécessités, qu'elle le rende disponible pour une vie intérieure et pour des activités de l'esprit ne devrait apparaître à personne comme une catastrophe. L'individu est tant accoutumé à la grisaille d'une vie terne, voire au malheur, que l'idée trop neuve du bonheur le déconcerte. Le travail n'est pas le seul lien qui rattache l'homme à la société. Il en existe d'autres, moins astreignants et plus exaltants, comme ceux qui lui rendraient accessibles les chefs-d'oeuvre de l'humanité et qui épanouiraient son intelligence et sa sensibilité... Loisirs et l'oisiveté Maints chroniqueurs de semaine, à distance respectueuse des usines, célèbrent les propriétés équilibrantes du labeur quotidien en passe de devenir le monopole des machines. Oisifs de tradition, ils redouteraient que l'automation n'entravât le développement moral du travailleur. Dans un monde artificiel sans contact avec la nature, l'homme serait enclin à s'en remettre au robot sans plus chercher à résoudre ses problèmes. Cette pente de la facilité ne le précipiterait-elle pas dans une paresse intellectuelle, un dévergondage, une dégradation sans retour? Telle était déjà l'appréhension de Tocqueville : « Tandis que l'homme

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se complaît dans cette recherche honnête et légitime du bienêtre, il est à craindre qu'il ne perde enfin l'usage de ses plus sublimes facultés, et qu'en voulant tout améliorer autour de lui, il ne se dégrade enfin lui-même. » De nos jours, les ordinateurs, qui amplifient l'intelligence de l'homme, laisseraient intact son sens moral : d'où un une démarche boiteuse Aussi bien, pour déséquilibre, Arnold Toynbee comme pour Arthur le progrès Koestler, intellectuel une courbe exponentielle, alors que représenterait le progrès moral, nullement selon une cumulatif, stagnerait ligne presque horizontale. de loisirs, quelle suprastructure Quelle infrastructure spirituelle serait en mesure de compenser l'absence de travail, seul centre de gravité de la société? Ne serait-il pas sacrilège de ne plus gagner son pain à la sueur de son front? Maudit à la malédiction serait celui qui échapperait originelle 2... Et nos moralistes feignent de croire que si la science ne faisait plus faillite, l'instinct religieux déposerait son bilan. La morale traditionnelle serait alors bafouée par une technologie arrogante, dévorée d'ambition. Autant la lutte pour la vie tremperait les caractères, autant le farniente les amollirait. Ainsi croîtraient et se multiplieraient débauchés, corrompus. Nullement préparés à jouir incapables, de leur liberté, les hommes se voueraient au libersainement à la toxicomanie. Circonstance aggratinage, à la délinquance, vante : les personnes qui disposeraient des plus longs loisirs seraient justement celles qui ne sauraient qu'en faire. Loin de libérer l'individu, l'automatisme l'enclaverait dans un monde d'uniformités sa personnalité. qui stériliseraient de goûts, par une consommation de masses. UniUniformité formité de tâches, face à des cadrans. Uniformité de gestion, sous le contrôle d'ordinateurs Uniformité de omnipotents. collectifs. loisirs, devant des spectacles Dès lors que tout organe sans fonction ne s'atrophie, Le devrait-on pas redouter la sclérose du cerveau humain? i. « Aucun apologiste de la machine n'oserait prétendre que la machine moralise H,dit Bernanos. Mais aucun moraliste n'oserait, non plus, prétendre que l'indigence moralise. Elle démoraliserait plutôt : par quoi l'automation pourrait accroître la force morale de l'individu... 2. En réalité, le chômage de demain prendra une signification très différente de l'actuel : il ne suscitera pas la moindre réprobation. Par rapport aux horaires hebdomadaires de i9ou - qui dépassaient soixante heures - tous les travailleurs d'aujourd'hui seraient en chômage partiel.

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professeur Leroi-Gourhan craindrait « une régression motrice de la main dans un univers où la seule activité manuelle sera à la limite d'appuyer sur un bouton », et même « une décalcification du squelette liée au manque d'exercice physique ». C'est oublier trop vite les vertus des sports et des jeux. Acculés à l'inaction, les travailleurs sans travail deviendraient la proie de tous les vices : ils ne se seraient évadés des univers lugubres de Kafka et de Beckett que pour se consumer dans les flambées de l'alcoolisme ou se perdre dans les ténèbres de la luxure... Une soustraction d'âme Encore les méfaits de la technologie pourraient-ils être pires : l'homme abdiquerait son monopole de l'intelligence. Cette blessure d'orgueil serait exacerbée par la peur d'être dominé : habilité à tout contrôler, l'ordinateur contrôlerait la société elle-même. Dictature de l'automation. Nos humanitaristes en arrivent à redouter l'inhumanité d'une logique mécanique trop sûre d'elle-même pour recourir à la logique de l'être vivant. Déjà le travail en miettes dépouillait l'ouvrier de la fierté qu'il tirait de son habileté professionnelle; l'automatisme l'isole du produit fini. Aliénation... Accroché lui-même à une chaîne-transfert qui l'entraînerait, à son âme défendante, de sa naissance contrôlée à sa casernelogis, puis à sa maison de retraite préfabriquée - en passant par des loisirs obligatoires et prédigérés - le citoyen éprouverait autant de peine à se laisser vivre que de joie à se laisser mourir. Mis en carte, pris dans ses propres réseaux statistiques, il redouterait que l'ordinateur n'intervînt dans des problèmes où les paramètres sont d'ordre humain, au mépris de tout respect de la personne. « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne, dit Bernanos, si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » Les décisions, transférées des ouvriers aux machines, convergent vers les tableaux de contrôle pour se sublimer au sommet unique de l'échelle, au centre de commandement, où se condense toute information. Progressivement privé de curiosité, d'initiative, de responsabilité, le travailleur de ce

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dernier tiers de siècle ne serait-il pas voué à la déchéance ? La première révolution industrielle avait provoqué une ségrégation entre bourgeoisie et prolétariat; la deuxième risque d'isoler une minorité de techniciens d'une majorité de consdmmateurs sans travail. Comment respecterait-il la dignité humaine, ce monde technique qui se dispense de plus en plus de l'élément humain? Comment conserver à chacun le sentiment de sa valeur personnelle, alors que l'apport de chacun ne cesse de se dévaloriser? A mesure que les machines gagnent en complexité, les ouvriers se résignent à en moins comprendre le fonctionnement. Ils font confiance aux ingénieurs, pour se réfugier dans une passivité exempte de curiosité : travail de somD'où leurs réveils imprévisibles, nambules. accidentels, brutaux. parfois Restaurées par la calculatrice, les mathématiques - neutres jusqu'ici à l'égard des problèmes sociaux - dicteraient à chacun leurs tables et leurs lois. La rigueur des statistiques et la médiocrité des moyennes enserreraient l'individu dans un réseau de chiffres et de courbes. En conscience, la science doit libérer le citoyen et non l'asservir. Il dépend de lui qu'elle ne soit pas, ou qu'elle ne soit plus un instrument de domination aux mains des pouvoirs : un individu n'est pas un nombre infinitésimal perdu dans l'infini d'une statistique, mais une entité irremplaçable, une fin en soi. Pour que l'homme crée sa société optimale, les ordinateurs l'aideront à réfléchir en termes numériques, à penser avec plus de rigueur 1. hostiles aux nouvelles techniques, les Systématiquement compassés du présent désignent néanmoins à la vindicte publique les automatismes qui dépersonnalisent l'homme en le faisant vivre dans un monde artificiel et qui le dégradent en lui imposant la primauté des gains matériels. C'est trop vite oublier que le progrès de l'humanité n'est qu'une suite de victoires acquises par la conscience sur l'instinct. Et que, s'il sait user de son temps discrétionnaire, le i. « Les mathématiquesn'ont pas de symbolespour les idées confuses» dit Henri Poincaré.

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citoyen peut exalter ses virtualités et prendre conscience de sa solidarité de citoyen. « Il y a des moments, disait Oscar Wilde, où l'art s'élève à la dignité du travail manuel. » Il faut se méfier des paradoxes d'hier : ce sont parfois les préjugés de demain. aura assumé tous les travaux de Quand l'automation l'homme, on s'avisera de restituer dignité et valeur au travail manuel. Mais pas avant... Le péril technocratique Avec la technologie, les problèmes économiques et sociaux gagnent en complexité. A mesure que s'arrondit le pré carré de l'Etat, prolifère la bureaucratie, omnipotente sur le plan de la routine, et domine la technocratie, influente sur le plan de la décision. Aiguillonnés par les techniques de pointe, nos contemporains n'ont de cesse qu'ils ne se défaussent de leurs responsabilités sur des spécialistes de haute technicité et de bonne volonté. Ces transferts se multiplient de nos jours dans les secteurs public et privé. La technicité des problèmes actuels, qui réduit l'arbitrage et l'arbitraire des politiques, justifie les intercessions des technocrates. « Armée de métier de l'administration », dit-on; mais sans métier. Un sacerdoce... La technocratie cavalière se sert de l'automation, comme le tétanos, du cheval. Le cheval n'en demeure pas moins le meilleur ami de l'homme. L'automation aussi. Seuls des couples « ordinateur-ordonnateur » dicteraient sans la moindre erreur de ponctuation, les aujourd'hui, lois capables de gouverner au mieux un pays. Faute de tels robots, on ne saurait même pas prévoir le présent d'une démocratie déboussolée. A fortiori son avenir. Sans doute filerait-elle à la dérive - comme chien crevé au fil de l'eau pour s'étaler platement dans les bras morts d'une économie croupissante ou dans les marais d'une politique putrescible. En activant le cours des concentrations industrielles, l'automation accélérerait à la fois la chute des classes moyennes et, en contrepartie, l'ascension des technocrates : tout ne serait donc pas pour le pire dans le pire des mondes. Cette intrusion dans la cité, qui désarçonne cavalière des mathématiques

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sert de cheval de Troie à nos prodiges. les citoyens, Non très mais sentent à et contribuables l'aise; qu'ils s'y politiciens le sont encore moins qu'eux. De leur côté, les administrés partagent, assez équitablement d'être l'inconscience une fois, emportés malgré eux dans pour de l'automatisme : ils jugeront cette aventure les tourbillons Saisis par l'hallucination à ses conséquences. très collective d'un paradis social inédit, surmenés par leur métier d'homme, ils seraient prêts à abandonner au mandarinat leurs jugements, leurs libertés. Esprit de démission que leurs responsabilités, 1. compense l'esprit de mission de la technocratie Absorbés à gouverner les hommes simples, les politiciens abandonnent volontiers aux fonctionnaires le soin d'adminisles mutations trer les choses complexes : technologiques entraînent un désaisissement du responsable au politique bénéfice de l'expert qu'il croit compétent. Le mythe de l'apolitisme prend corps - un corps sans histoires celui des technocrates. Bien âme donc sans ce corps préfère le statisme des postes d'État et constitué, la majesté des bureaux « directoire » à la turbulente popularité des préaux d'école. Le danger serait cependant que, seul maître des calculade préoccupaexclusivement trices, le technocrate s'inspirât et qu'il manipulât l'homme tions dénuées de toute spiritualité comme une matière première désormais secondaire, dont il bourrerait le secteur tertiaire, faute de mieux. Aux États-Unis, le projet d'établissement d'une Centrale fédérale des données, la « Central Data Bank », provoque une émotion considérable. et Malgré les avantages économiques cette création, la notion de administratifs qui justifient « contrôle » qu'elle à la liberté atteinte implique porterait de l'information individuelle. Une centrale électronique aux mains de l'État ou d'un trust - réduirait nécessairement la liberté de la presse à sa plus simple expression : à la liberté d'accès

à

l'ordinateur

2...

i. « La technocratie de demain peut engendrer des maux non moins redoutables que le libéralisme d'hier. » Paul VI, 1967. 2. De même, la généralisation du « partage du temps » - qui aboutirait à créer de véritables services publics de calculatrices - pourrait porter atteinte à la vie privée des individus. Déjà le Sénat américain et le gouvernement anglais s'apprêtent à réglementer l'emploi des appareils émetteursrécepteurs microminiaturisés.

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D'après nos antitechnicistes, qui ont raison par hasard, la logique des ordinateurs coïncide avec celle des technocrates. Elle ne connaît que vérités statistiques; elle ignore les cas individuels. Au nom de ceux qui consomment trop, elle méconnaît délibérément ceux qui ne consomment pas assez. Vertu des moyennes, superstition des médiocres. La crainte n'est point illusoire qu'un pouvoir abusif - concentré dans de jeunes machines par de jeunes messieurs - ne happe les assujettis dans un engrenage irréversible jusqu'à un point de non-retour. Et la technologie serait responsable d'avoir isolé une élite créatrice agissante d'une masse qui assimile en toute passivité, sans participer. Assurément, l'excès risquerait d'engendrer l'excès. Mais n'auraient pas l'innocence que faire? Nos antitechnocrates de déclencher des autodafés de calculatrices et de calculateurs, puis de retourner aux champs avec des faucilles, à l'usine avec des marteaux, au bureau avec des ronds-de-cuir, à la guerre avec des arcs et des flèches, ni même avec de la poudre et des balles. Pour résister sans faiblesse à cette couple de forces, il suffirait que le citoyen lui opposât sa personnalité. Or, c'est un supplément d'organisation, et non un supplément d'âme, Il n'est pas de liberté que lui administre l'administration. personnelle sans conquête de soi-même : la solution ne réside point tant dans l'ordinateur que dans l'homme. L'automation aidant, un jour viendra où une infime partie de la population produira biens et services pour toute la société. Les contemporains connaissent assez le zèle de la technocratie pour deviner qu'elle monopolisera volontiers ouvrage et puissance, et qu'elle laissera aux administrés la seule joie d'être administrés 1. Faisons-lui confiance : elle ne demande rien d'autre, pour l'instant. Dans tous les alambics en surchauffe, le travail « essentiel » se condense déjà aux sommets. Dans tous les pays de haute technicité, les hauts fonctionnaires détiendraient la pensée intime des cerveaux électroles moindres clignotements, niques dont ils interpréteraient éructations ou pannes. Il est encore permis de douter que, dans leur philosophie bureaucratisée, la notion de liberté et n'ôtera pas aux Français « le trouble i. C'est tout juste si la technocratie de Tocqueville. de penser et la peine de vivre », selon l'expression

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le concept de démocratie soient affectés d'un coefficient suffisant 1... Déléguer sa vie, c'est consentir à vivre par procuration. Qui dirige les machines de contrôle et d'optimisation dirige le système, entreprise ou État. Cravachée par nos les jockeys légers, la technologie galopante entraînerait assujettis, à tombeaux ouverts mais à bureaux fermés, vers un collectivisme sans humanité. « Nous sommes d'un temps dont la civilisation est en danger de périr par le moyen de la civilisation », a dit Nietzche... Au service de l'humanisme Nos humanitaristes estiment que la société court droit à sa perte, pourchassée par des machines-rhinocéros qui la traquent dans les usines, les bureaux, les campagnes. Leur noblesse de coeur les porte à exalter les nobles traditions, les gestes augustes des semeurs, le temps du seigle et de la châtaigne. « 0 franche, toi qui produisais naguère plus de quintaux de blé et plus de fantassins à l'hectare que toute autre patrie! » Et de regretter en vrac crinolines et clystères, canonnières et marine à voile, typhoïdes et fièvres puerpérales, chaises à porteurs et à portés. Le bon vieux temps que celui de la semaine de soixantequinze heures, du travail des enfants, de l'analphabétisme, des épidémies, des grandes pénuries! Aveugle, cet amour de « la belle époque » veut ignorer les drames de la misère, les avilissements de la pauvreté! Les retours en arrière sont artifices de théâtre ou de cinéma : dans la vie, ces petits jeux ne seraient pas exempts d'immenses dangers. Ces scepticismes et ces nostalgies additionnés ne font point une certitude. La vérité, c'est que l'homme ne saurait i. En Grande-Bretagne,la Directiongénéraledes Postes conçoitle projet d'organiser un servicepublic d'ordinateurs. Disposant de tous ses réseaux de communicationdont dépendent les systèmesd'informatique,les Postes nationaliseraientainsi le plus important « service» del'avenir. Sans marquer leur hostilité à l'idée d'un organismenational de traitement des données, maints parlementairesredouteraient que l'emprise de l'administration sur les citoyens n'augmentât au point de préparer une sorte « d'infrastructure de la tyrannie ».

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plus trouver de confort, de prospérité, de loisirs sans automatismes. Sans doute une société insatisfaite serait préférable à un troupeau de porcs satisfaits. Mais le devoir de chacun n'est-il pas d'assumer le plus possible d'humanité? L'Histoire témoigne de l'escalade des hommes vers des sommets de conscience toujours plus élevés, malgré chutes et rechutes. Et c'est à l'époque où l'automation améliore d'une manière perceptible leur condition matérielle, intellectuelle, morale, qu'elle est accusée d'adultérer leur éthique. On peut certes craindre que les progrès de la biologie et du calcul, appliqués aux sciences humaines, n'accentuent l'emprise de la technocratie sur la vie du citoyen 1. Mais on voit mal pourquoi il faudrait préférer l'instinct à la connaissance, l'intuition à la logique, l'austérité au confort. On discerne mal pourquoi l'homme subirait fatalement alors que pourrait régner une le joug des automatismes, sorte de coexistence familière, analogue à celle qui régit ses relations avec les machines domestiques. On ne comprend pas davantage pourquoi la technologie, fondée sur la connaissance pure, serait nécessairement impure, ni pourquoi elle ne saurait devenir humaine... Instruction et culture épargneraient sans doute à la société les préjudices des nouvelles techniques. Le « plus-être » primerait le « plus-avoir » : ainsi se relierait la personnalité de chacun à l'ensemble d'un monde plus humain. Aux machinations des antimachinistes, Raymond Queneau oppose un humanisme confiant : « Les pleurnicheurs sur les méchants robots et l'inhumain mécanisme n'ont jamais prouvé que leur manque d'imagination et la peur de la liberté. » Car il est une peur bien plus affreuse que celle d'une liberté abusive, c'est celle d'une liberté perdue. Quant à Guido Piovene, il avoue n'avoir jamais compris « les vieilles doléances européennes contre les machines et la vie mécanique, accusée de tous nos maux, depuis la décadence des valeurs religieuses et humanistes jusqu'à la décadence des arts ». Quels que soient les dommages sociaux du progrès en i. La technologien'a pas toujours multipliéla laideur. Dès le xixe siècle, elleproduisitune floraisonde romanciers,de poètes,de peintres,de musiciens, cependant qu'arts et lettres étaient demeurésjusque-là le privilège d'une élite ou de courtisansétroitementdépendantsde leurs souverains.

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en particulier, ils seraient à général et de l'automation coup sûr moins dangereux que les crises endémiques du sous-équipement : les records de chômage appartiennent aux pays sans techniques. Sous prétexte de sauver la qualité de l'homme, âme comprise, il serait regrettable de sacrifier les victoires qu'il a remportées sur la nature. Assurément, il échoirait à l'humanisme d'infléchir dans un sens toujours plus social le flux du progrès. Devant la morgue d'une technocratie au pouvoir, la plupart de nos penseurs tendent à se retirer sur un Aventin de désapprobation, de scepticisme, de nostalgie. Quand les missionnaires démissionnent, il incombe à chacun de veiller à ce que la technologie contribue toujours à plus d'humanité. Elle le peut, elle le doit. Humanisme n'est pas seulement question d'humanistes, mais d'hommes.

CHAPITRE

XIX

PAR DELA L'OPULENCE « Ne vendons pas le droit d'aînesse de la pensée pour quelques tubes électroniques et une jolie fusée. » Georges GURSDORF.

SCIENCES et techniques répondent mal aux exigences L?ciENCES profondes de l'homme : leurs lignes de forces, projetées comme au hasard, débordent le champ des objectifs humains. Eût-elle fixé la hiérarchie de ses propres valeurs, la société se fût sans doute épargné de tels déphasages. Faute d'assises solidement établies, la sociologie se révèle incapable d'édifier une théorie unifiée de la technologie, qui établisse des rapports optimaux entre recherche, emploi, loisir, enseignement, formation, investissement. Elle demeure anachroniquement fondée sur des notions branlantes de travail et de propriété que l'humanité sacralisa au temps des pénuries. Des flots d'abondance noient aujourd'hui les préjugés caducs : la production croît en raison inverse du travail de l'homme! Il serait temps de découvrir un nouveau sens, ou un sens, à l'existence des contemporains pour qui le labeur, enfin démythifié, n'est plus un centre vital de gravité. Il faut combler leur sentiment confus d'un monde vide ou en déséquilibre. « La chaisière de cathédrale, à se préoccuper trop âprement de la location de ses chaises, risque d'oublier qu'elle sert un dieu », dit Péguy. Vouée à sa propre perfection, la technologie oublie qu'elle sert des hommes.

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Les torts sont réciproques. Enivré par ses conquêtes techniques, conscient de pouvoir tout faire, le citoyen néglige de déterminer ce qu'il doit faire : ses moyens le distraient de ses fins. Après une « longue marche » vers le mieux-être matériel, voudrait-il continuer à perfectionner les objets ou tendre à progresser soi-même? Préférerait-il gonfler ses budgets de prestige, de défense, de recherche, au détriment des budgets sociaux? Choisirait-il d'investir ou de consommer davantage, d'accroître ses loisirs ou ses revenus, de surproduire indéfiniment pour lui ou pour le tiers monde? Aucune directive ne vient orienter la satisfaction hasardeuse de prétendus besoins. Aucune étude n'aspire à régler le bon usage de la croissance économique : connaissance de l'espace et maîtrise de l'atome sembleraient exclure connaissance et maîtrise de soi. Quand même les nouvelles techniques procureraient à nos contemporains de parfaits gadgets et des congés payés sur des stations martiennes, elles n'en vaudraient ni la joie ni la peine 1. Créer des besoins artificiels pour le seul plaisir de les satisfaire n'apparaît à personne le comble de la félicité. Depuis peu, cette nouvelle sagesse semble inspirer quelques gouvernements. Pour la première fois, plusieurs nations qui participent à une exposition universelle (Montréal) renoncent à célébrer par le bluff le triomphe de leur technologie, pour « exposer » avec mesure les problèmes humains que soulève l'automation

2.

Pour la première fois également, les États-Unis mettent en question la rentabilité des recherches, contestent l'utilité des dépenses spatiales : c'est bon signe. Plutôt que de pousser l'humanité... à la consommation, la technologie devrait l'inviter à effectuer, selon les voeux de Teilhard de Chardin, « une montée laborieuse en commun vers la plus grande conscience ». Épanouir les facultés supérieures de l'homme intelligence et sensibilité - telle serait l'unique fin qui conserverait une éternelle actualité. i. « Rien ne nous permet d'attendre que les croisièresinterplanétaires nous vaillent des épicesnouvelles.» EmmanuelBERL,L'Europe au pied du mur. 2. ClaudeMarcus,directeur général de Pzibli'cis «: Pour la premièrefois, on prend le temps de cesserde se glorifierpour s'interroger.» mations,septembre1967.

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Du mauvais usage de la technologie s'emFaute de lignes directrices cohérentes, l'automation ploie à flatter des goûts mal éduqués : elle entraîne la société c'est-à-dire inconsciemment, à consommer automatiquement, du gadget. Pour sauver la face, la vieille Europe se donnera le masque de mépriser une civilisation à l'américaine que ses éditorialistes bafouent à longueur de colonnes. A quelques corrections de forme près, dictées par sa vanité 1, elle n'aspire à rien d'autre. Ce système d'inventions à tout prix est une séquence d'inconséquences : il consiste à substituer un produit à un autre avant que le consommateur en soit lassé. Travailleurs, machines, sans aucun doute trouver meilleurs capitaux pourraient emplois. La technologie s'évertue à satisfaire les satisfaits, à repaître les repus, sans égard pour les infortunés, et parfois à leurs dépens. D'où un sentiment de frustration d'autant plus enraciné au coeur des impécunieux qu'ils auront subi de la publicité les mêmes pressions, les mêmes incitations, les mêmes provocations. Incontrôlée, cette tendance se révèle doublement insensée. Non seulement la technologie, qui rassemble les moyens de production, concentre les fortunes et accentue les inégalités de revenus, mais elle privilégie les caprices individuels au détriment des nécessités collectives. Pis encore, la publicité - qui entretient ou exacerbe l'insatisfaction des consommateurs dirige ou égare leurs achats sur des productions mercantiles ou spéculatives, parfois nuisibles : alcools, tabacs, loteries, sexualité, drogues à la mode. Dans Persuasion clandestine, Vance Packard montre comment pénétrer par effraction dans les consciences à des fins commerciales, et comment communiquer aux individus des comportements collectifs. Ainsi paissent les troupeaux moutonniers dans les parcs d'abondance : ils suivront toutes les consignes, tomberont dans tous les panneaux. Les impératifs productivistes astreignent les États-Unis à dépenser « des milliers de fois plus d'argent pour faire pror. On pourrait fort bien imaginer une civilisationconcilianteoù le fétichisme de la recherche et de la productivité n'exclurait pas le goût des camembertset du beaujolais.

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gresser les sciences physiques que pour connaître les vérités profondes des sciences sociales 1 ». Ressort primitif, mais pratique : les innovations procurent aux entreprises de confortables bénéfices, contribuent au progrès technique, consolident prestige et puissance militaire. Trois mobiles valent mieux qu'un pour sacrifier les recherches sur l'homme qui apporteraient à la société tout entière un bien-être mieux réparti. De là vient que sur les pays que baigne l'opulence, la misère marque des taches qui paraissent d'autant plus sombres. De nos jours, pauvreté est vice, vice de l'État. Pauvreté est même anachronisme. Aux États-Unis, charité bien ordonnée devrait commencer par soi-même. Et finir par les autres. Cette escalade de philanthropie sur échelle double - qui est à la portée de cette surpuissance - l'élèverait dans l'estime du monde. Il suffirait qu'elle cessât de traiter ses pauvres en parents pauvres, cependant qu'elle ne refuse rien à la défense, à la recherche, à son prestige. Écartelé entre l'infiniment grand de l'espace et l'infiniment petit de l'atome, l'homme de Buridan néglige sa propre condition : les nécessités de l'indigence eussent dû primer les superfluités de l'opulence. Des deux côtés de l'Atlantique, les fabrications suscitent et saturent des convoitises triviales ou futiles que l'on qualifie de besoins pour les besoins de la cause. Les vagues de choses qui submergent les marchés dépassent un tel degré de frivolité qu'aucun économiste ne considère aujourd'hui l'accroissement de production comme un impératif catégorique 2. Exécutant ses plans débonnaires, la France s'enorgueillit de devenir une nation de dix millions d'automobiles. Il eût été préférable qu'elle devînt - fût-ce sans plan - un pays d'un i. William Wirtz, secrétaire d'État au Travail : « Chercherà persuader une commissionlégislatived'affecter des fonds à l'exécution d'une analyse inj?ut-output...est extraordinairementdifficile.Il serait plus facile d'obtenir le centupleen faveur de recherchespermettant d'atteindre la lune deux mois plus tôt. » 1967. 2. Jerphanion montrant la Zone au comte de Saint-Papoul :« Dites-moi donc si une civilisationne se fout pas du monde quand elle demande de combienles aéroplanesabrégerontle trajet Paris-Berlinou si l'on adoptera décidémentpour les Champs-Élyséesle gaz compresséou l'éclairage électrique, pendant qu'il y a cette énorme multitude dans l'ordure... » Jules Les Hommesde,bonnevolonté. ROMAINS,

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million d'universitaires et de dix millions de salles de bain. Automobiles, réfrigérateurs, postes de télévision : telles sont les trois stations de cette marche grégaire vers le mieuxêtre. Voilà en quoi se convertissent heures supplémentaires et augmentations de salaires depuis plusieurs décennies. Dès lors, le départ est pris dans cette course sans fin. Pour se distinguer autant que pour ne se point distinguer, chacun suivra désormais cette mode qui lui impose l'achat de modèles incessamment renouvelés. Au reste, l'objet de tels... objets n'est pas de répondre à des aspirations profondes, ne serait-ce que par coïncidence : ces produits, sans valeur humaine appréciable, ne sont que sous-produits d'expériences militaires ou spatiales 1. Leur abus, parfois leur usage, engendre une insatisfaction qui a tôt fait d'oblitérer les joies initiales de l'acquéreur. Feedback régulateur : juste rétroaction des choses d'ici-bas. Ce troisième tiers de siècle ressuscite le temps de l'hédonisme où le plaisir s'avilit à plaisir. Bien plus qu'abondance, luxe ou ambition, bonheur est éducation, bonheur est progrès. Le monde se peuple de Candides et de Cunégondes qui ne découvrent qu'en fin de mécomptes la joie de cultiver leur jardin. Pour la culture elle-même, bien plus que pour ses fruits... Du collectiff L'homme ne vit pas que de gadgets. Las d'une vie trépidante, il aspire au calme, aux espaces verts, aux loisirs, à la connaissance. Les satisfactions de cet ordre sont valeurs de finalité non comptabilisées, car non comptables : le citoyen ne saurait compter sur soi. Pas d'avantage ne sont directement rentables les services assurés par la collectivité pour la collectivité : enseignement, santé, travaux publics, urbanisme. De là viendrait qu'ils fussent négligés, contrairement aux productions de fonte, de pommes, ou d'engrais qui font le poids, et qui pèsent plus lourd que tous les scrupules. Il appartient à la société de contrôler l'évolution de la i. Les voyages de l'espace relèvent d'une science bâtarde dont le nom légitime devrait être : « compétitiondes grandes puissances

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les nuisances. afin d'en prévoir et d'en combattre technique Les gouvernements n'engagent qu'une lutte symbolique contre la pollution de l'eau, de l'air 1, de la nature, contre le bruit, la toxicité des insecticides, les résidus radioactifs. social dont souffre la population est impuLe déséquilibre et à la disproportion des initiatives table à l'asynchronisme voire contradiction, privées et publiques. Il y a écartèlement, des produits de luxe et la parcimonie entre le foisonnement des services de première nécessité que fournit l'État. De ce trop grand écart, la France risque un jour de ne pouvoir se relever. Les investissements de graves retards sur publics cumulent font défaut écoles, lycées, la consommation privée. Partout maisons de culture, logements, adducuniversités, théâtres, tions d'eau, routes, parkings dont la création devrait accom- ou mieux précéder - la d'enfants et pagner prolifération d'automobiles. Et l'homme les superfluités de consommation multiplie pour soi, au lieu de fabriquer fugace, sans valeur fondamentale les biens durables de caractère collectif : ceux dont dépendent sa santé, son éducation, sa dignité. De tels investissements le directement mesurable - conditionnent sans rentabilité accrue bonheur de chacun, bien plus qu'une consommation de crèmes de beauté, de tranautomatiques, d'embrayages de repas diététiques pour chiens, de sous-vêtequillisants, ments. La plupart des Occidentaux se soucient « déjà » moins de consommer davantage que de vivre mieux. ou à défaut la technocratie, les devra orienter L'État, lignes de force du progrès selon la qualité de la vie, selon « l'aménité de l'environnement humain », comme dit Bertrand de Jouvenel. Le luxe, qui se condensait naguère en trois mots concrets : sur trois concepts : « eau, gaz, électricité », se diffuse aujourd'hui « temps, espace, culture » 2. Au « comment produire? » doit faire place le « que prode la quantité, duire ? »; au fétichisme la réhabilitation de la qualité. Il s'agirait de proposer à l'homme ce qui lui serait le plus propice, ce qui développerait sa personnalité, plutôt i. Pollution de l'air : six cent mille microbes par mètre cube d'air sur les grands boulevards parisiens, contre cinquante en forêt de Fontainebleau. 2. Le budget des affaires culturelles » de la France représente 0,4 de son budget total, soit le prix de quelques bombardiers.

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que de lui imposer des « retombées o de prestige ou d'armement. et peut-être en U.R.S.S., cette recherche Si, aux États-Unis du mieux-être semble compatible avec la conquête de l'esde propagande pace - ou avec un gaspillage quelconque il en va différemment toutes les autres pour puissances. Avant la fin du siècle, les équipements collectifs influeront sur la vie du travailleur infiniment de plus que le montant son salaire. Il n'est point de borne aux travaux qui sont ou utiles à une société. Sans qu'il s'en doute, indispensables le citoyen doit déjà plus à l'équipement national (éducation, ses revenus urbanisme, santé) qu'à personnels. Cette tendance ne peut que s'accuser dans l'avenir. Aux maîtres-mots du second xxe siècle - niveaux de vie, - se substituent consommation productivité, déjà ceux de modes de vie, d'éducation de loisirs. Plutôt que permanente, de multiplier les objets à l'infini, l'État se consacrera à améliorer les services collectifs et à épanouir les facultés supérieures des citoyens. Au quantitatif et au matérialisme succéderont le qualitatif et la spiritualité. A l'ère de l'opulence source individuelle, et de frustrations, se substituera celle de l'opud'injustices lence collective. Progressivement : il s'agit de progrès. La technologie comme un missile pacifique avec apparaît atteindre lequel l'humanité pourrait n'importe quel objectif, pour peu qu'elle sût le diriger. L'homme ne vivra son destin d'homme que s'il cherche à s'élever dans une sphère d'intelligence supérieure, plutôt qu'à stagner dans un simili-paradis de consommation, des siècles. jusqu'à la consommation Les superstitieux

du P.N.B.

Pour l'État, l'accroissement du Produit National Brut est critère primordial. Pour le citoyen, c'est la répartition de ce P.N.B. qui importe, et - mieux encore - la nature des biens et services qui composent cette donnée. Il n'est jamais inutile de rappeler qu'un partage par trop du Produit National Brut limite sa progression : inéquitable c'est la prospérité de tous, et non celle de quelques-uns, qui constitue le meilleur moteur de l'expansion. Du reste, les besoins fondamentaux de la société ne dérivent 12

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HUMANISME

ET TECHNOLOGIE

pas tous de ces statistiques matérielles : en sus des rassasiements physiologiques, l'individu a besoin de sécurité, d'estime et, plus encore, de se réaliser. L'homme ne cesse d'inventer, dans toutes les sciences, toutes les techniques, tous les arts : seuls lui échappent la science, la technique, l'art d'être heureux. Car le bonheur n'est pas un article de consommation, ni la somme des 259 articles, ni même leur multiplication. C'est un idéal. La science n'a pas encore inventé une machine à persuader les citoyens de leur joie de vivre dans les conditions où ils vivent. Et les médicaments affectés à cet usage procurent plus de satisfaction à ceux qui les fabriquent qu'à ceux qui les absorbent. Le technocrate est un produit national raffiné qui croit que le bonheur de ses concitoyens dépend directement du Produit National Brut : ce superfonctionnaire n'aspire qu'à inonder le monde de superproductions. Comme si la félicité de chacun était proportionnelle à la quantité des biens dont il dispose! L'âge du gadget est déjà l'âge du dollar; il ne sera jamais l'âge d'or... Assurément, il n'est pas de bonheur, ni même de quiétude, pour quiconque n'a pas franchi un certain seuil de confort matériel 1. La société devra donc produire à tour de bras ou à tour de machine - aussi longtemps que l'abondance n'aura point oblitéré la famine. Et ce, dans l'hémisphère sud comme dans l'hémisphère nord. Si la coalition « pauvreté, maladie, ignorance » recule en désordre sur plusieurs champs de batailles, elle est loin d'avoir perdu la guerre. Difficilement expugnables, ses guérilleros, ses francs-tireurs, ses cinquièmes colonnes défendent leurs bastions de désespoir en plein coeur de la prospérité. « Il faut que l'homme mange, il faut que l'homme dorme, dit Alain. Ce n'est pas sublime, mais c'est irrésistible. » Encore faudrait-il que l'homme pensât : ce qui serait à la fois sublime et irrésistible. Par quoi il se distinguerait de la bête, et plus utilement encore du robot. Certes, la consommation se taillera longtemps une part de Moloch dans nos ressources. Bien des années passeront avant que notre civilisation de choses cède la place à une économie i. « C'est fou commeun peu d'argent peut rendre la misèresupportablen, affirmeBernard Shaw.

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de services et de création, orientée vers les arts et la spiritualité. Publicité et imitation d'autrui - qui entretiennent le gaspillage - excitent l'homme à consommer davantage, sans que rien ne le somme d'apprendre, de comprendre, de sentir davantage. Autre écart grandissant : bien que le revenu global augmente, le décalage entre aspirations et ressources ne cesse de croître, dès lors que la publicité multiplie les sollicitations. « La machinerie ne crée pas seulement les machines, dit Bernanos, elle a aussi les moyens de créer artificiellement de nouveaux besoins qui assureront la vente de nouvelles machines. » Seuls les ânes aux yeux bandés continuent à trottiner indéfiniment dans les norias. Lucides, dit-on, les hommes se devraient dérober à une course sans relais, ni pause, ni but. Véritable épreuve où les concurrents sont contraints, sous peine d'élimination, d'améliorer à chaque tour leurs performances. Comme si chacun obtenait plus en dépassant les autres qu'en se dépassant soi-même. Le citoyen cessera de tourner en rond dans le manège où il s'est circonscrit : il s'évadera du cercle où se perfectionne la race des machines pendant que stagne celle des humains. Il découvrira alors combien simples étaient les problèmes quantitatifs, au regard de la complexité du qualitatif, de l'humain. Dans la rigueur des sciences exactes, l'individu se retrouve; il se perd dans le mouvant empirisme du social. Rompus à pénétrer les structures de la matière, nos chercheurs demeurent malhabiles à définir le sens de la vie 1. Au point critique de technicité atteint par l'humanité, il serait opportun que savants et technocrates coopèrent avec philosophes et sociologues. Mais où sont les humanistes de jadis? La qualité de la vie Les planificateurs ignorent délibérément ce qui n'est ni production, ni consommation, ni revenu. Presque tout est i. En s'attaquant au plus simple - la multiplication des choses l'homme imite l'ivrogne qui cherche sa clef non pas v l'endroit où il l'a perdue, mais sous un réverbère,parce qu'il y voit plus clair.

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sacrifié au perfectionnement des objets, au progrès des commodités, comme disait Bergson. Presque rien n'est affecté au perfectionnement des humains, soi-disant trop parfaits pour être perfectibles. Enseignement et culture, sans rentabilité immédiate, n'ont-ils pas longtemps été considérés comme dépenses à fonds perdus? Ni prospérité nationale ni confort individuel ne sont fins en soi : ce sont des moyens, ceux de développer les facultés supérieures du citoyen. Paul VI, pour qui l'éducation de base représente « le premier objectif d'un plan », précise que « le développement doit promouvoir tout homme et tout l'homme ». Encore faudrait-il que le travail créateur, jusqu'ici réservé à une élite, devînt le lot du plus grand nombre, délivré de ses tâches de routine. Après avoir assouvi ses appétits physiologiques, l'individu tendrait à son épanouissement intégral. La culture, qui sépare les hommes quand elle demeure le privilège d'une élite, les rapprocherait sitôt qu'elle imprégnerait toute une population. Les loisirs fournissent les meilleurs antidotes des poisons sécrétés par la civilisation mécanique i. Respirer un air pur, disposer de temps et d'espace, se rendre sans fatigue au travail, partager des plaisirs intellectuels et autant d'avantages inappréciables, c'est-à-dire artistiques : sans prix. Le bonheur de ceux qui créent, ou tout simplement celui des êtres cultivés, dépend moins de leurs biens que de leurs aptitudes de l'esprit. Tout laisse cependant prévoir que les impératifs de production - dont le déclin accompagne les premiers excédents « irrésorbables » - perdront de leur force à mesure que s'affirmera la primauté de l'investissement humain, plus rentable que tout autre. Le chemin du bonheur individuel passe par le bien-être matériel; il ne s'y arrête pas. En route, la technologie procure à l'homme confort, remèdes, bien-être, sans contenter cependant aucune de ses aspirations spirituelles, esthétiques, sociales. A lui de trouver au-delà, sans aide extérieure, la paix du coeur, indépendante de possessions strictement matérielles. Bien-être est affaire de tous; bonheur, affaire de chacun. L'homme ne doit pas toujours être considéré comme un agrégat, une moyenne, une masse. Et l'industrie de l'invenr. « Faisonstout ce qu'il faut pour établir une sociétéjuste, mais gardons notre droit à nos folies.» Nietzsche.

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tion - quand même changerait-elle la face du cosmos - ne peut rien sur la sensibilité et l'intelligence de l'individu. La qualité de la vie compte bien plus que la quantité de biens : le raffinement d'une éducation l'emporte sur la brutalité d'un produit national. L'enseignement devra rattraper le retard contracté sur une science en brusque démarrage afin que le citoyen domine et maîtrise sa technique. Il ne s'agit rien moins que d'équilibrer travail, éducation, loisir; en bref d'humaniser cette seconde révolution industrielle. Le bonheur de chacun est un critère bien plus valable que la consommation per caPita 1. Et le niveau de vie importe moins, tout compte fait, que le genre de vie, qui dépend peu des 259 articles. A mesure que la pression des besoins urgents deviendra moins contraignante, l'humanité cherchera à combler des exigences plus profondément humaines. Jusqu'à ce jour, les machines n'ont guère favorisé l'épanouissement des hommes : les travaux « ennuyeux et faciles », évoqués par Verlaine, engendrent un sentiment de fatalisme, de désintérêt, de soumission à la monotonie. La saveur de la vie ne peut venir que de l'essence de soi, de la création de « soi par soi » : tâche première des temps nouveaux, par quoi l'individu-moyen deviendrait l'individu-fin. Avant la fin du siècle, la technologie aura éliminé l'ouvrier des processus répétitifs de la production. La science recèle des promesses de bonheur : elle les tient parfois. L'automation contient dans ses mécanismes de quoi affranchir la société des nécessités, sans la dénaturer. A mesure que la civilisation de l'avenir se délestera de son matérialisme, elle gagnera en spiritualité. Dans son temps de loisirs, une part capitale sera faite à la création, sans laquelle aucune récréation ne serait digne de l'homme. L'État resterait le pire qu'il fût possible d'imaginer tant qu'il ne permettrait pas « au maximum de citoyens de jouir du maximum de culture

2 ».

i. Le ministère britannique de l'Éducation et de la Science a publié, en février 1965,un « Livre blanc sur une politique des Arts Le but proposé est de faire de la Grande-Bretagne« un pays plus gai et plus cultivé s. « La seule mention de gaieté dans un Livre blanc mérite des applaudissements a aussitôt soulignéle Daily Telegrapla.Jamais le pays de Rabelais et de Courteline ne se serait permis pareille audace. _.Jean GRENIER, Essai sur l'esprit d'orthodoxie.

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HUMANISME

ET TECHNOLOGIE

En plus de cette initiation aux arts et aux techniques, il sera nécessaire d'enseigner au citoyen les sciences humaines pour développer en lui les sens de la liberté et de la démocratie. Faute de quoi, programmé de matières exclusivement scientifiques, l'homme-robot risquerait de se soumettre à des technocrates de type totalitaire. Dans une société où les jeux, les arts, la vie intérieure, la culture tendent à se substituer au travail, des connaissances de sociologie, d'économie, de droit, d'histoire, de philosophie et d'anthropologie deviennent indispensables. Mal préparés à cette mutation, les peuples iraient au-devant des pires accidents de désajustement psychique 1. L'humanisme n'est point tant d'accorder aux hommes une valeur supérieure que de chercher, chacun pour soi et chacun pour tous, à l'acquérir. Vers un humanisme scientifique Pour l'instant, les nations européennes, « administrateurs comptables et responsables d'un domaine incessamment menacé : la culture 2 », ne se soucient guère qu'une technicité souveraine détrône leurs valeurs intellectuelles, ni que les progrès scientifiques soient aussi rarement mis au service de l'homme. Elles dénombrent avec orgueil leurs tonnes d'acier, leurs oeufs en coquille, leurs carcasses de poulets. Elles ignorent leurs ignorants. Le prestige d'une nation, ou celui d'un continent, n'est pas fonction de sa seule réussite matérielle. Il importe à l'Europe de compter le plus grand nombre d'êtres accomplis qui la serviraient à proportion de leur valeur. D'où l'opportunité d'y préparer l'avènement d'une ère culturelle, fût-ce pour éviter des accidents sociaux comparables à ceux qui ont illustré les premières industrialisations. Les Européens récoltent ce qu'ils sèment, ou plus exactement ce que leurs aînés ont semé : ils manqueront bientôt de bras, ou de cerveaux, pour engranger la moisson scientifique, cependant qu'ils laissent végéter philosophie, littérai. De telles névrosessocialessont déjà observéesdans des pays comme la Suède, où les gouvernementsn'ont pas préparé la population à utiliser son temps « désoccupén. 2. PÉGuY,L'Argent.

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ture, arts. Il y a pis : que sur son propre terrain, celui de la culture, le vieux continent se laisse aujourd'hui distancer par d'autres peuples, voilà qui mérite considération. Et action. A l'Europe technicienne, il resterait de devenir humaniste. Automation et humanisme sont condamnés à marcher d'un même pas s'ils tiennent à faire longue route. Encore faudrait-il que l'État ne favorisât point celle-ci aux dépens de celui-là. Autant que par son industrie, son commerce, ses services, n'est-ce point par son art, ses lettres, sa philosophie que l'Europe témoignera de sa valeur spécifique? Le drame est que les peuples du tiers monde, qui sont en voie de sous-développement accéléré, sont sous-alimentés sous tous les rapports, y compris ceux de l'esprit. Misère signifie bien plus que famine et privations; misère traîne derrière soi un cortège indissociable d'humiliations et d'ignorance. Et bien-être n'est pas seulement prospérité matérielle, qui signifie dignité humaine, sensibilité à l'intelligence et à la beauté. Sauf chez les martyrs, il n'est pas de libération spirituelle qui ne soit précédée d'une libération matérielle. Cette fin de siècle devra façonner un nouveau modèle d'humanisme, un humanisme scientifique. En un même individu coexisteront les qualités de l'humaniste d'origine grécolatine et celles du scientifique d'aujourd'hui : un modèle Renaissance, révisé ig7o. En un système homéostatique aussi parfait que celui de l'homme, idéalisme et matérialisme, individualisme et civisme, science et philosophie devraient pouvoir s'équilibrer. Faute de quoi, le fanatisme de la recherche et de l'automation pourrait conduire à un stade de barbarie supérieure où les relations dites humaines, dans l'entreprise ou dans la cité, cesseraient de l'être. Aussi bien l'éducation scientifique - base de toute formation contemporaine - devra être compensée par une éducation classique. Pour l'industriel comme pour l'ingécomme pour l'homme d'État, nieur, pour l'administrateur les qualités primordiales restent essentiellement bon sens et tact, que développe la connaissance des humanités. De tout temps, idéologie religieuse et idéologie politique ont divisé et opposé les hommes auxquels elles fournirent de respectables raisons de s'entretuer, de se mépriser, de s'ignorer. Riche de tous les possibles, cette deuxième révolution

360

HUMANISME ET TECHNOLOGIE

industrielle devrait enfin assurer le triomphe de la cohérence, de la solidarité, de la connaissance. D'année en année, il semble que les humains de l'hémisphère nord se pénètrent davantage du destin solidaire de l'humanité : sans doute comprennent-ils que le recours aux armes nucléaires n'épargnerait pas plus les nations repues que les peuples prolétaires 1. La technologie aura du moins le mérite de poser sans ambiguïté l'alternative de notre temps : harmonie universelle ou anéantissement total. La réduction des horaires de travail fournira aux hommes le moyen d'épanouir leur personnalité. Ils n'attendent pas seulement de l'avenir un confort matériel, un gavage de produits de consommation : ils requièrent un apport qui réponde davantage aux tendances profondes de leur esprit et de leur âme. Alors pourront-ils définir leurs vrais problèmes et assigner à la vie sa vraie valeur, comme firent les philosophes de l'antiquité. Alors, sur la table commune des nations, le citoyen abattra sa quinte de valeurs majeures : paix, dignité, pensée, sciences, arts. L'humanité actuelle est ainsi faite qu'elle dépense infiniment plus de crédits et d'efforts pour expédier quelques bipèdes dans l'espace que pour sauver de la famine des populations entières. Quel problème l'homme ne pourrait-il résoudre sur terre, s'il y affectait une part seulement des moyens qu'il prodigue aux autres planètes et à ses armements? La voie est enfin tracée. Grâce à l'automation, la société produit plus et mieux. Reste à répartir biens et services de la manière la plus équitable possible. Libéré des nécessités, l'individu se rendra disponible aux activités de l'esprit : sa vie intérieure prendra une signification 2. Ce dont le citoyen a besoin - plus que de confort, plus même que de justice - c'est d'un sens imprimé à sa propre vie, c'est d'une aspiration vers ce qui le transcende. Et de poètes enfin, pour lui rappeler que sa place est unique dans le monde,et qu'il s'élève au-dessus de sa condition d'homme. i. Une seulebombede vingt mégatonneségalemillebombesd'Hiroshima...Elle représentequatorzefoisla puissanceexplosivede toutesles bombeslâchéespar tousles Alliéssur l'Allemagne en six ans de guerre.Le stockd'armesnucléairesdes États-Unisreprésenterait soixantemillemégatonnes,celuide l'U.R.S.S.,vingt-cinqmilleenviron. 2. « Uneterreoù c'estpoursavoir,plutôtquepouravoir,qu'ondonnera sa vie.z Teilhardde Chardin.

1

ANNEXE

ET PRODUCTIVITÉ

AUTOMATION

« Ils avaient trouvé de nouveaux instruments et outils pour tous les métiers et manufactures par le un homme seul moyen desquels pouvait travailler autant que dix... » SWIFT, Aventures surprenantes du capitaine Gulliver.

de

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technologie de revient :

Quant

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que

pénibles. L'automation

cumule de

la

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de avantages de l'utilisation

la

vitesse,

de

la

de

la

optimale régularité, Elle incite de l'économie de main-d'ceuvre. place, par surcroît ses procédés de fabrication le chef à améliorer d'entreprise de sa production. et à modifier la nature jusqu'à

précision,

i. Avec rons-nous.

ce niveau de vie plus élevé, les inégalités rassupersisteraient, le nécessaire deviendra Et le luxe de demain d'après-demain.

364

ANNEXE N°

1

Les automatismes une subite ascension de la provoquent Dans des cas extrêmes, comme dans la fabricaproductivité. tion de postes radiophoniques, la productivité peut devenir cent fois plus élevée. L'automation s'adapte à des types très différents du déveindustriel. Les nouvelles usines s'installent d'emloppement les anciennes blée, sans effort, dans un cadre automatisé; des automatismes à mesure qu'elles renouvellent acquièrent leurs équipements. Aussi bien des distorsions apparaissent entre secteurs automatisés et secteurs traditionnels, dans la même profession comme dans la même usine. Telle branche industrielle décuplera sa production cependant que tel autre secteur complémentaire maintiendra son rythme initial. Pour éviter disparités excessives et doubles emplois - préjudiciables en fin de compte à la communauté des coordinations s'imposent, sur le plan de l'usine comme sur celui de la nation ou sur celui de l'Europe. Dès lors que la productivité d'un atelier se mesure au nombre des pièces produites dans un par ouvrier productif manuelles laps de temps donné, le passage des machines-outils aux machines-transferts entraînerait une amélioration dont le taux d'accroissement évoluerait entre quinze et vingt. Si l'on considère non plus un atelier automatisable mais d'une usine ou d'une administration, l'ensemble l'accroissement moyen de productivité devient évidemment moins élevé, du fait que certains services sont peu automatisables et que d'autres ne le sont pas du tout. Les anciennes chaînes avec transfert, dont les nombreux maillons de nombreux illustraient la ouvriers, exigeaient division des tâches d'Adam Smith et de Taylor. Des machines à usiner des blocs cylindres exécutent aujourd'hui plus de les opérations de presse élémentaires; sept cents opérations de carrosserie et de découpage sont reliées entre elles. Des séries de connexions assurent le transfert des électroniques pièces d'une machine à l'autre... En France, le temps est révolu où un économètre saisi par était contraint, l'automation faute d'autre aussi exemple de décrire les machines-transferts de la Régie percutant, dont chacun sait que la production fut multipliée Renault, par neuf et l'effectif par deux, entre 1946 et 1958; d'où une quatre fois et demie plus élevée. productivité

AUTOMATION

ET PRODUCTIVITÉ

365

Si les centraux automatiques n'eussent pas été inventés ou s'il eût fallu y renoncer par crainte de chômage technologique - le tiers de la population active des États-Unis aurait à peine suffi pour assurer les communications téléphoniques. D'après l'American Telegraph and Telephone, cette concentration de main-d'oeuvre dans une seule activité eût paralysé les autres secteurs de l'économie américaine. D'ici quelques années, une réflexion du même ordre sera sans doute aussi pertinente sur l'administration, dont la prolifération cancéreuse ne saurait être réduite, ou stabilisée, que par l'informatique. Dans une étude sur une douzaine de cas - présentée devant l'université de Chicago - M. récemment David G. Osborne mit en évidence des accroissements de productivité allant de 14 % à 1.320 %, avec une moyenne de 382 %. Ces résultats semblent moins surprenants si l'on considère que certains de ces automatismes tournent plus de huit mille heures par an, c'est-à-dire presque sans arrêt. Les exemples abondent : une dizaine d'hommes produisent aujourd'hui plus de blocs-moteurs, de radios, de pistons, de bielles, d'ampoules que n'en produisaient cinq cents, quelques années auparavant. En général, l'informatique bouleverse la gestion plus encore que l'automatique n'agit sur la production. Elle y impose des modes de travail différents, voire des réformes de structure parfois lourdes de conséquences pour le personnel l. Utilisé au maximum de ses possibilités - cas exceptionnel - un ordinateur fait plus et mieux que de rationaliser le travail il évite à l'information de se noyer dans son d'exécution : propre flot, apporte des éléments de décision, incite à transformer la gestion et à diversifier la production. En détectant anachronismes, routines et privilèges, les ensembles électroniques déterminent souvent les dirigeants à réorganiser leur firme, de fond en comble, de la base au sommet. Et au sommet surtout. L'automation du travail de bureau confère la primauté au travail d'équipe. C'est au sein de la direction que les infort. Dans une grande banque de New York ayant huit cents succursales, la productivité du personnelfut multipliéepar quatre, après miseen service de calculatrices.

366

ANNEXE N°

1

mations s'accumuleront : là se groupera l'équipe qui se répartira les tâches. En revanche, nombre de « cadres » moyens ou supérieurs, dont l'autonomie s'amenuise, éprouvent certaines difficultés à s'adapter. D'après le Bureau des statistiques du travail des États-Unis, les ouvriers s'opposeraient bien moins à l'invasion de l'ordinateur que les vice-présidents des conseils ces derniers craindraient, non sans raison, d'administration : que leurs fonctions et leur prestige ne fondissent plus vite encore que les personnels subalternes. Maints états-majors livrent tous les jours de sournois combats de retardement pour conserver les positions acquises d'où cherchent à les déloger des commandos mécanisés d'analystes et de programmeurs. En dépit de ces bas calculs, l'informatique s'infiltre dans le traitement des informations ne présente les bureaux : intérêt interne (réduction d'effectifs, économie pas qu'un d'espace, réduction des frais), il offre aussi des moyens d'actions accrus vers l'extérieur. En Europe, les chefs d'entreprise estiment souvent que ils en ignorent les prix tout automatisme est prohibitif : autant que les capacités. Depuis cinq à six ans, les managers américains utilisent des ordinateurs pour résoudre leurs problèmes : ils savent désormais poser en termes mathématiques précis des ensembles de facteurs dont ils pressentaient l'importance, mais qu'ils n'avaient jamais formulés d'une manière rationnelle. Leurs firmes perfectionnent incessamment le so f twaye : elles mettent en équation leurs problèmes de production, de et - mieux encore - les recherche, de commercialisation, de ces éléments. interactions Après avoir éliminé multiples les diverses « inconnues », elles parviennent à une rigueur de gestion en synchronisant à chaque instant toutes les opérations : la vitalité de l'entreprise dépend de la fréquence de ces ajustements. Mieux gérées, les sociétés accusent souvent des marges bénéficiaires voisines du dixième de leur chiffre d'affaires : ce qui n'apparaît, outre-Atlantique, ni comme un anachronisme ni comme une indécence.

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ET PRODUCTIVITÉ

367

Les préalables : normaliser, spécialiser Cloisonnée par ses frontières, l'Europe oppose une résistance assez passive aux flux d'automatisme qui électrise les espaces américains. Les automatismes industriels sont en général des outillages complexes dont la rentabilité implique des séries immenses et des techniques stables. Aussi bien deux conditions préalables sont à remplir : normaliser la production, spécialiser les usines. Concentrée sur un petit nombre de modèles, seule une production de masses assure l'emploi optimal de machines perfectionnées. Toute économie en expansion a intérêt à « standardiser » - dans une mesure compatible avec les goûts d'une société évoluée - sa production et les instruments de sa production. Cette normalisation, « lubrifiant de la technique », est facilitée par la mise en oeuvre de matériel « souple » à programmes multiples. Fût-ce pour produire de petites séries, l'emploi d'équipements automatisés demeure souvent rentable. D'une décennie à l'autre, l'U.R.S.S. transforme son outillage en normalisant ses éléments, en concevant ses machines comme des sommes d'éléments modulaires. Tel est le principe des têtes électromécaniques dont Renault n'utilise que trois types pour fabriquer ses moteurs. Il ne s'agit rien moins comme que de produire des machines-outils automatiques on usine des automobiles : ainsi s'amorcent les réactions en chaînes. En Europe occidentale, le nombre excessif des modèles (véhicules, outils, machines à laver), autant que la fréquence de leur changement, retardent les progrès d'une mécanisation avancée 1. La variété des normes techniques en usage dans les États des Communautés fait obstacle aux échanges et limite les possibilités de produire en masse. L'automatique requiert donc l'agrandissement des espaces économiques, qui exige à son tour un effort de coordination et d'intégration. i. Jadis iIenry Ford indiquait à ses clients que sa célèbre limousine « ModèleA » serait livrée dans la couleur de leur choix, à conditionqu'ils optent uniformémentpour le noir.

ANNEXE

368

1

De la concentration Face à cette nécessaire mutation, les ordinateurs se révèlent de précieux auxiliaires, aptes à faire éclater les dimensions leur rentabilité n'apparaît des entreprises : souvent que s'ils traitent de phénomènes à grande échelle. Nombre d'entreprises se sont regroupées à seule fin d'utiliser en commun des machines à traiter l'information ou des équipements automatiques 1. Encore le mouvement de concentration doit-il déborder l'hexagone national : le marché intérieur d'une nation comme la France demeure trop étroit pour que de puissants automatismes y soient souvent rentables. Le bien-être des continentaux postule l'élargissement de leurs débouchés et le regroupement de leurs arsenaux de production. La concurrence internationale ayant sonné le glas de l'isolationnisme, le maître-mot de ce deuxième vingtième siècle devient « concentration ». Aussi doit-on regretter les anachronismes d'un traité de Rome qui pourchassait les accords d'une manière aussi péremptoire qu'imprécise. Cette notion d'entente - vouée jusqu'ici à l'anathème... et aux pénalités des lois « antitrust » - se réhabilite au point d'apparaître en Europe comme le salut. Des sociétés transnationales, qui éviteraient les hégémonies d'ordre technique, auraient pour effet secondaire - mais combien capital - de hâter l'intégration du vieux continent. Concentration ne signifie pas nécessairement fusion d'entreprises, mais aussi et surtout regroupement de leurs moyens. Il ne s'agit ni d'éliminer les firmes aux ressources modestes ni de conférer des monopoles à des sociétés qui jouiraient d'une position dominante sur le Marché commun. Petites et moyennes entreprises n'ont rien à redouter de ces tendances aussi longtemps qu'elles adhèrent au progrès technique et que

leur

productivité

demeure

satisfaisante

2.

Une concentration fructueuse peut se borner au financement en commun de la recherche, à des accords de spéciai. Bien que l'automation incite à concentrerles entreprises,elle permet aux sous-traitants qui ne travaillent que sur une ou plusieurs pièces de produire dans des conditions compétitives. 2. Le meilleurcritère de prospérité d'une entreprise demeuresa productivité, non son gigantisme.

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ET PRODUCTIVITÉ

369

lisation, à une fusion de services d'achat et de réseaux commerciaux, à la constitution de groupements pour prospecter les marchés extérieurs. Amorcées dans certains secteurs économiques, ces confluences doivent gagner la quasi-totalité de l'industrie sur la quasi-totalité du continent : il y va de la survie des entreprises, et de celle de l'Europe. Moins que tout autre, le domaine des calculatrices aurait à s'y soustraire. La puissance des « mammouths » ne cesse de croître : trois grandes firmes américaines sur quatre ont aujourd'hui des filiales de l'autre côté de l'Atlantique 1. La dispersion des unités européennes favorise cette conquête : Schneider s'associe à Westinghouse, Simca à Chrysler. Installés en Grande-Bretagne et en Allemagne, Ford et General Motors sont en mesure de fabriquer autant de voitures que tous les constructeurs du continent. Simultanément ne cesse de grandir la différence de formats entre firmes américaines et européennes. Les premières investissent toujours davantage pour produire en masses, au plus tôt, au plus bas prix; pour financer recherches et applications ; pour prospecter les marchés étrangers; enfin pour pratiquer dans chaque entreprise une politique de répartition des risques. Exceptionnelles demeurent en Europe les sociétés dont le chiffre d'affaires est suffisant pour couvrir les frais d'études, de développement, de prospection commerciale. Freinés dans leurs élans par des frontières et des juridictions étriquées, les responsables ne renoncent guère à leur politique de clocher. Les États engagent sans grands résultats des actions de persuasion, de fiscalité, de commandes, de crédits : rares sont leurs entreprises qui franchissent le seuil « dimensionnel » pour s'intégrer dans le vaste espace de la Communauté. Dans ce processus concentrationnaire - qui est destruction créatrice comme tout développement économique - la terreur de la destruction l'emporte sur l'espérance de la création. Exempte de dumping, la concurrence internationale devient salubre : elle engendre progrès technique et baisses de prix pour favoriser, en fin de compte, les meilleurs. Pour tous les produits nouveaux, issus de la recherche, les meilleurs r. Ce rapport n'était que de un sur deux en ic)Oi ...

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370

N° 1

ne peuvent être que les plus puissants, ceux qui disposent des ressources les plus fortes. De là vient que les nations occidentales progressent aussi lentement dans les techniques qui exigent à la fois les plus vastes crédits et les plus vastes la formation des ingémarchés. Circonstance aggravante : nieurs, beaucoup trop limitée, dissipe tout espoir de rattraper les leaders. En Europe, le mouvement de concentration démarre avec lenteur : la France y résiste de tout son individualisme, de toutes ses traditions 1. Outre-Atlantique cependant les entreprises se regroupent ou fusionnent : les deux cents premières sociétés qui représentaient en ig6o le tiers du chiffre d'affaires de l'industrie nationale en dépassent aujourd'hui la moitié. ère des écarts grandissants. Ère néotechnique : Planning et planification Le processus de programmation joue un rôle désormais décisif dans le succès d'une gestion industrielle, agricole, commerciale, administrative. A fortiori, dans la gestion d'un État ou d'une Communauté. Si planifier devient la condition en facilite préalable de toute automation, l'informatique l'exécution en pourvoyant les économètres d'instruments rationnels. La planification dans l'entreprise est affaire d'échelle, non d'idéologie. Elle est pratiquée aux États-Unis, hostiles cependant à tout concept de plan : leurs managers se rallient au planning par nécessité d'organiser le présent en fonction de l'avenir. Jamais pourtant, les prévisions n'ont été plus aléatoires,

tant

s'accélère

le

rythme

de

la

technologie

2.

A mi-chemin entre économie dirigée et économie libérale - nuisibles pour des raisons extrêmes - l'économie concertée combine les avantages de l'intervention étatique et de la coopération syndicale. Un tel système, qui respecte les jeux l'année 1967 pour qu'un Bureau des fusions fût créé i. Il a fallu attendre de l'Industrie. par le ministère certains économistes le planning, 2. D'après d'inspiration plus souple, à obéir alors que la planification tout ordonner. se résignerait prétendrait la planification le planning de nation ou de En réalité, est d'entreprise : communauté.

AUTOMATION

ET PRODUCTIVITÉ

371

de la concurrence et de l'économie de marché, laisse à l'initiative privée la maîtrise de la production. Prévoir s'impose d'autant plus que la vie des produits raccourcit davantage. Pourtant cet exercice devient d'autant plus précaire que l'innovation est imprévisible, fût-ce par définition, et que la technologie, en changeant la structure sociale, modifie la demande des consommateurs 1. et à-coups de Pour éviter gaspillages d'investissement devraient être coordonnées production, les automatisations selon un plan national dans chaque profession. Établies par les industriels intéressés, ces prévisions indicatives concerneraient les créations d'usines et les renouvellements de matériel. Sans partager les sentiments extrêmes de Gilbert Mury ou de Sobolev, selon qui « un plan scientifiquement fondé ne peut être élaboré en dehors d'une large participation des masses », on conviendra que planifier ne doit pas demeurer « l'ceuvre exclusive de quelques technocrates allergiques à l'influence populaire ». Sans planification, des systèmes aussi complexes que les ferroviaires et les téléphoniques ne pourraient suivre, fût-ce à distance respectueuse, les bonds de la technique et les caprices des utilisateurs. La complexité et l'imbrication croissantes des fonctions au sein d'une même affaire, d'une même administration ou d'un même État, imposent une adaptation permanente, qui serait inconcevable sans un haut degré d'aptitude à planifier. Il est heureux que la prévision économique à variables multiples - indispensable pour orienter investissements, recherches, consommation - puisse disposer des services de l'ordinateur. En Europe, le bâtiment reste la seule activité où la pénurie de main-d'oeuvre n'a pas été compensée par une mécanisation poussée : les salaires y représentent les quatre cinquièmes des dépenses. Si plusieurs secteurs marginaux de la construction utilisent des automatismes (transport, planning, manutention), l'acte même de bâtir ressortit à la plus artisanale des routines. Et l'homme du xxe siècle construit sa demeure avec des i. John Diebold prévoit que le chrome même des voitures américaines pourrait disparaîtref Mais d'autres changements,moins superficiels,bouleverseront sans doute les organes de l'automobile, et jusqu'à son essence.

372

ANNEXE

1

à ceux de son ancêtre des moyens à peu près identiques Si les usines américaines sont équipées en consécavernes. quence, c'est qu'elles sont en mesure de prévoir le nombre des logements à construire durant la décennie à venir. En France, le moindre supplément de demande encore qu'il n'exprime fraction des besoins - déchaîne sur le qu'une négligeable des prix. Faute d'avoir dérèglement champ un incontrôlable on aboutit à cet édifiant automatisé, paradoxe que pour mieux construire, on est astreint à peu construire 1! tiendrait du Un plan cohérent nécessairement compte volume croissant de la production par exemple) (automobile (routes et villes), de même pour aménager les infrastructures les statistiques (les listes qu'il concilierait démographiques de naissances dans les mairies suffisent) avec une politique du logement. corrélative La coordination au niveau de l'État est d'autant plus indispensable que chaque discipline pénètre, développe, féconde d'autres disciplines. se rassurent : ils conserveront Que les chefs d'entreprises toutes leurs libertés - y compris celle de se ruiner sans le secours des pouvoirs publics - si leur dignité, leur masoles conduisent à cette extrémité. chisme, leur pessimisme dit « Pour en jouir, la liberté doit aussi être limitée », Edmund Burke. L'organisation de la liberté est tout de même à celle de la contrainte. préférable i. En France - le pays des t.i34 modèles de robinets - les quelque 300.000 logements construits chaque année relèvent de 40.000 plans différents.

ANNEXE ?

2

BIBLIOGRAPHIE

LIVRESET BROCHURES Hannah ARENDT,Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, 1964. Louis ARMANDet Michel DRANCOURT,Plaidoyer pour l'avenir, Calmann-Lévy, 1961. Raymond ARON, Espoir et peur du siècle, Calmann-Lévy, 1957. Raymond ARON, KENNANet OPPENHEIMER,Colloques de Rheinfelden, Calmann-Lévy, 1960. Jean-Marie AUZIAS,Clefspour la technique, Seghers, 1967. Lester R. BITTEL,Morley G. MELDENet Robert S. RICE, Pyactical Automation, Mc Grau-Hill, 1957. Marcel BOITEUX,Perspectives nouvelles de la recherche opérationnelle, Dunod, 1963. Paul BONIFACE,Difficultés de recrutement dit personnel de recherche dans le cadre du Ve Plan, Conseil économique et social, 1967. Maurice BouVIER-AJAMet Gilbert MURY,Les classes sociales en France, Éditions Sociales, 1963. Léon BRILLOUIN,La science et la théorie de l'information, Masson. La cybernétique, P.U.F., coll. « Que sais-je? », Louis COUFFIGNAL, 1963. Michel CROZIER,Le phénomène bureaucratique, Éditions du Seuil, 1965. Aurel DAVID,La cybernétique et l'humain, N.R.F., 1965. John DIEBOLD,Beyond Automation, Mc Grau-Hill, 1964. DOYON et LIAIGRE, Jacques Vaucanson, mécanicien de génie, P.U.F., 1967.

374

ANNEXE

No 2

René Dusos, Les rêves de la raison, Denoël, 1964. Georges ELGOZY,Rapport du sous-groupe de travail du Plan : t Automation, 1965. Jean FOURASTIÉ,La grande métamorphose du XXe siècle. Les 40.000 heures. Georges FRIEDMANN,Le travail en miettes, N.R.F., 1964. Sept études sur l'homme et la technique, Éditions Gonthier, 1966. GOUDOT-PERROT, Cybernétique et biologie, P.U.F., 1967. Th. GUILBAUD,La cybernétique, P.U.F., coll. « Que sais-je? », 1954. The Accidental Century, Macmillan, i965. Michael HARRINGTON, Georges HARTMANN,L'automation, Éditions de La Baconnière de Neuchâtel, 1956. Bernard KUHN de CHIZELLE,La situation de l'industrie électronique française. Rapport du conseil économique et social, 1966. M. NASLIN, L'introduction aux calculatrices numériques, Dunod. Pierre NAVILLE,Automation sociale, C.N.R.S., ig6i. Vers l'automatisme social?, Gallimard, 1963. Régis PARANQUE,La semaine de trente heures, Éditions du Seuil, 1966. Douglas F. PARKHILL, The challenge of the computer utility, Addison-Wesley, 1966. Marc PÉLEGRIN,Les calculatrices électroniques, Fayard, 1963. François PERROUX,Économie et Société. Jacques et Jeanne POYEN, Les langages électroniques, P.U.F., coll. « Que sais-je? », 1960. Raymond RUYER,Paradoxes de la conscience, Albin Michel, 1966. M. SALLERON,L'automation, P.U.F., coll. « Que sais-je? » Alfred SAUVY,Mythologie de notre temps, Payot, 1965. Le défi américain, Denoël, Jean-Jacques SERVAN-SCHREIBER, 1967. Alain TOURAINEet ses collaborateurs, Les travailleurs et les changements techniques, O.C.D.E., 1965. Cl. VINCENTet W. GROSSIN,L'enjeu de l'automatisation, Éditions Sociales, 1958. DE GENÈVE, Le robot, la bête RENCONTRESINTERNATIONALES et l'homme, Éditions de La Baconnière de Neuchâtel, 1965. La Seconde Société Industrielle, Études coordonnées par Guy Roustang, Les Éditions Ouvrières, 1967.

1 BIBLIOGRAPHIE

375 REVUES

ET

JOURNAUX

Note d'Information de la C.E.C.A., n° 7 : « L'automation du travail de bureau », 1966. Conseil économique et social : « Problèmes posés par le progrès technique », 1965. Courrier de l'U.N.E.S.C.O. : « Les conséquences sociales de la mécanisation et de l'automation en U.R.S.S. », par A. ZVORIKINE,1963. Documentation française : Notes et études documentaires : « Documents sur l'automation », novembre 1958. Études : « L'organisation des Nations Unis pour l'éducation, la Science et la culture », 1966. Revue : Progrès scientifique, no 12, 1967. Économie et Humanisme, no 158 : « Un conquérant silencieux : la cybernétique », par Donald N. MICHAEL,janvier-février 1965. Esprit, février 1966 : « Prévision

et choix

», P.

Rinceur.

Fédération nationale des Industries électroniques : « L'industrie du matériel électronique professionnel », 1965. Gestion et Automatisme, Dunod, avril 1967. Ingénieurs

et Techniciens,

nOS 2oi

et

202 :

« L'automation, son rôle et ses limites », par G. PÉROT, septembre et octobre 1966. Institut national de gestion prévisionnelle et de contrôle de gestion. « Étude des problèmes posés par la mise en place et l'utilisation d'un ordinateur dans l'entreprise », février 1967. Rapports du Ve Plan : « La recherche scientifique et technique », 1966. « Projet de rapport général », 1966. Revue française de sociologie. Revue Promotions :.' « Ordinateurs et informatique », 2e trimestre 1967. Union nationale pour l'avenir de la Médecine : « L'homme moderne et sa santé », 1966. Études de l'O.C.D.E. : « Conférence de Washington : les tâches automatisées », décembre 1965.

376

ANNEXE

No 2

« Conférence de Zurich : automation, progrès technique et main-d'oeuvre », février 1966. « Conférence européenne sur les implications pour la maind'oeuvre de l'automation et du progrès technique », 1966. « Conférence d'Amsterdam », novembre 1966. « Coordination de l'évolution technologique et les programmes d'emploi des travailleurs au niveau de l'entreprise », 1966. « Les gouvernements et l'allocation des ressources de la Science », 1966. « Les gouvernements et l'innovation technique », 1966. « Organisations scientifiques internationales », 1966. « Politiques nationales de la Science en France », 1966. « La Recherche fondamentale et la politique des gouvernements », 1966. « Système de relations industrielles dans le cadre des changements technologiques », 1966. « Observateur de l'O.C.D.E. » : n° 23 : « La politique de la Science en France », 1966. n° 27 : « La technologie de l'avenir », avril 1967. Études de l'O.E.C.E. : « Le traitement intégré des informations et les calculateurs électroniques », 1960. Centre des Techniques Nouvelles. Années 1966 et 1967.

DES MATIÈRES

TABLE

AVANT-PROPOS.................. Phase énergétique ou mécanique, 10. - Phase informatique ou automatique, i i. -- Cadences infernales du progrès, i3. - La vie brève des choses, 16. --- Les inconnues de l'équation, 17. - Fatalité ou providence? zo.–Métamorphose de l'homme, 22. -- L'automation et l'État, 2 5.

9

PREMIÈRE PARTIE GENÈSE ET PROSPECTIVE CHAPITREPREMIER.-Définitions........ De la mécanisation, 32. - ... A l'automatisation, 33. ... Et à l'automation, 34. - Origine et tribulations du mot, 35. - Le sens le plus large, 37. -- Qui n'a pas sa définition?

39.

-

Révolution

ou

évolution?

40.

CHAPITREII. - Genèse de l'automation......... AUTOMATIQUE ............. Au Moyen Age, 45. - Automates et robots, 46. - Première révolution industrielle, 48. - xixe siècle, 50. Premier

xxe

siècle,

51.

-

Deuxième

xxe

siècle,

31

52.

43 44

-

» INFORMATIQUE................... 1642 : machine de Pascal, 55. - 1822 : machine de Babbage, 56. - 1885 : machine d'Hollerith, 57. - 1925 : machines comptables, 57. - 1942 : le « Z 4 », 58. 1944 : le « Mark 1 », 59. - 1946 : l' « ENIAC », 59. -1950 : l'électronique, 61. - ig5i : premier ensemble de gestion, 62. - 1958 : deuxième génération, 63. - 1964 : troisième génération, 63. CHAPITREIII. - Automation firosfieclive ........ Microminiaturisation et fiabilité, 68. - Vitesse, 70. Chute des prix, 71. -- Rentabilité croissante, 74. Polyvalence, 75. - Ordinateurs en location et « à façon », 76. - « Temps partagé » ou utilisation collective, 77. - « Téléprocessing » ou téléinformatique, 78.

54

67

AUTOMATION

378 COMMANDE

ET HUMANISME 8l

NUMÉRIQUE ...............

. RECHERCHEOPÉRATIONNELLE ... · Gestion opérationnelle, 86. - De la simulation, 87. Pas d'opérations sans calculs, 88. - Le robot au pouvoir,

go.

-

Apothéose,

92.

DEUXIÈME

ÉLÉMENTS

84

PARTIE

D'AUTOMATION

COMPARÉE

CHAPITREIV. - i'EUrofie en voie de SOUS-dévelofifie$neJll . 97 Ordres de... grandeur, 98. - Handicaps de l'Europe, 99. - La recherche commande l'avenir, 101. Pauvreté, mère de tous les vices, 103. - Drainage des cerveaux, largage des capitaux, 105. - L'ère des écarts grandissants, 107. - Vers l'Europe de l'Informatique, 108. - Écart ou gouffre? m2. CHAPITREV. - Aux États-Unis............ Ils Au paradis de l'automation, II7. - Les constructeurs, 120. - Recherche : affaire d'État, 121. Recherche sur la recherche, 123. - Vertus du gigantisme, 125. - Les fondements d'une hégémonie, 126. De la gestion, 128. - L'explosion culturelle, 131. - Du syndicalisme, 133. - L'automation et l'État, 136. CHAPITREVI. - En France.............. 139 Automation industrielle, 140. - Les ordinateurs, 144. - Les constructeurs étrangers, 151. - Les calculs du plan, 152. - A la recherche des chercheurs, 155. Software ou mode d'emploi, 157. - Dépendance ou indépendance?

160.

-

Ébauche

de l'Europe,

162.

CHAPITREVII. - En Grande-Bretagne ......... D'abord exporter..., 166. - Automation industrielle, 167. -Informatique, 16g. -Les constructeurs, y. Politique de l'État, 173. - Main-d'oeuvre et formation, 176. CHAPITREVIII. - En Allemange fédérale........ Les constructeurs, 184. - Rôle de l'État, 186. CHAPITREIX. - Au Japon.............. Les fabricants, 194. - Rôle de l'État, 195. - Recherche et enseignement, ig6.

165

181 igi

TABLE DES MATIÈRES

379

CHAPITREX. - En U.R.S.S.............. 199 Automatique, 201. - Informatique, 204. - L'automation et l'État, 205. - Recherche, formation, enseignement, 207. - A l'Est, du nouveau, 210. - Une révolution de révolutionnaires, 215. TROISIÈME

PARTIE

ET L'HOMME ? CHAPITRE

XI.

CHAPITRE

XII.

-

......... ou emploi? Chomage émiset emploi, Automation : bouc 222. Chômage Et en Europe? en 1975? saire, 223. - Quid 224. Inno226. source Automation, 227. d'emplois, de l'automacente Les victimes automation, 229. de l'évolution, Lenteur tion, 231. 233. -

les usines, 243. manager? CHAPITRE Les

XIII. transferts,

Compression 251. mage,

du travail.........

Mutations

Dans

238.

les bureaux,

- Dans

psychosociales ...... du travail, Les vrais

XIV. - Conséquences et fatigue, 256. chose Aliénation, mentale, 262. sables,

XV. Conséquences Les grandes 269. options, la dépolitisation, 272. taire, 275.

Dignité 261.

CHAPITRE

XVI. -

le

Et

un yemède...... Cent expédients, et préavis, Indemnités 247. 246. - L'État le chôcontre des horaires, 249. un remède, Des expédients, 253.

Sécurité

CHAPITRE

237 242. --

-

CHAPITRE

La

vraie

-

--

politiques........ - De Rôle de l'État, 270. un Vers humanisme plané-

révolution

clage n,

296.

245

255 259. respon-

culturelle.....

des croisements, Fécondité ou maths, 283. - Forma- Les de la technologie, 287. 285. exigences - De la formation tion ou déformation? pré-pro289. fessionnelle, 293. 291. -Éducation professionnelle, « Du Formation : recypermanente, 294. obligation Échecs

221

267

279

380

AUTOMATION

ET HUMANISME

QUATRIÈME PARTIE HUMANISME

ET TECHNOLOGIE

CHAPITREXVII. - Des machines et des hommes..... ET Cle .......... BIONIQUE, CYBERNÉTIQUE SUPÉRIORITÉDE L'HOMME............. Les machines n'ont ni sens..., 306. - Ni pensée, ni intelligence..., 308. - Ni vie, ni conscience..., 310. Ni même sottise, 311. SUPÉRIORITÉSDE LA MACHINE........... Vitesse et productivité, 313. Matières et mémoires, 314. - De la logique, 315. MYTHESET LIMITES................ Dans la même usine, 317. - Dans l'économie, 318. -Le mythe du presse-bouton, 319. - Le couple idéal, 321. Du MAUVAISUSAGEDE L'ORDINATEUR ........ Priorité du software, 323. -- D'un usage restreint, 324. --- D'un usage abusif, 325. - Les deux infinis, 327. --- Des valeurs non comptables, 328. - Les pannes, 329. CHAPITREXVIII. Humanitarisme contre technologie .. L'Apocalypse nucléaire, 332. - L'aventure biologique, 334. - L'épouvantail-chômage, 335. -- Loisirs et l'oisiveté, 336. - Une soustraction d'âme, 338. - Le péril technocratique, 340. -- Au service de l'humanisme, 343.

301 302 305

312 317

322

331

CHAPITREXIX. - Par delà l'ofiUl6nC6 ......... 347 Du mauvais usage de la technologie, 349. - Du collectif, 351. --- Les superstitieux du P.N.B., 353. - La qualité de la vie, 355. - Vers un humanisme scientifique, 358. ANNEXES ANNEXE N° i. - Automation et productivité....... 363 Les préalables : normaliser, spécialiser, 367. - De la concentration, 368. - Planning et planification, 370. ANNEXE ? 2. - Bibliographie............ 373

COLLECTION « LIBERTÉ

DE L'ESPRIT »

dirigée par RAYMOND ARON de l'institut (extrait du catalogue) - L'Europe unie, route de la prospérité (Grand ALLAIS Maurice prix de la Communauté Atlantique). - Condition de l'homme moderne. Hannah ARENDT - Espoir et Peur du Siècle. Raymond ARON - L'Opium des Intellectuels. - Immuable et Changeante. - Paix et Guerre entre les nations. - Essai sur les libertés. R. ARON; G. KENNANet - Colloques de Rheinfelden. - La Démocratie à l'épreuve du xxe siècle. autres R. ARON ;A. B. ULAMet - De Marx à Mao Tsé-toung. Un siècle d'internationale marxiste. autres - Pour vaincre la Peur. Aneurin BEVAN - Contenir ou libérer (post. de R. Aron). James BURNHAM - Pour la Domination mondiale. - Pour vaincre l'Impérialisme soviétique. - Les Armes d'aujourd'hui et de demain (pré/. Vannevar BusH d'André Maurois). - Exégèse des nouveaux lieux communs. Jacques ELLUL - Métamorphose du bourgeois. - La Tyrannie ou la Paix. Jean DE FABRÈGUES GALBRAITH -L'Ère de l'Opulence. Kenneth John - Genèse de l'Antisémitisme (essai historique). Jules ISAAC Bertrand DE JOUVENEL - De la politique pure. - De l'escalade. Métaphores et scénarios. Herman KAHN - La Russie soviétique et l'Occident (40 années George F. KENNAN d'histoire). - L'Ombre du Dinosaure. Arthur KOESTLER - Les Somnambules. A. KOESTLERA. ; CAMUS - La Peine capitale. A.

KOESTLER; R.

WRIGHT;

I.

SILONE; A.

GIDE;

L. FISCHERS. ; SPENDER - Le Dieu des Ténèbres. - Défense de l'Europe. B.-H. LIDDELLHART Richard LÔWENTHAL - Khrouchtchev et la désagrégation du bloc communiste. - De l'Angoisse à la Liberté. S. DE MADARIAGA - La Persuasion clandestine. Vance PACKARD - Les Obsédés du Standing. - A l'assaut de la pyramide sociale. - Une société sans défense. - Histoire de l'Antisémitisme (t. I. - du Ghrist Léon POLIAKov aux juifs de Cour), (t. II. - de Mahomet aux Marranes). - Bréviaire de la Haine. - Les Banquiers juifs et le Saint-Siège du XIIIe au XVIIe siècle. - Les Esséniens. A Henri SÉROUYA - Le Talon d'Achille (essais). Manès SPERBER - Les Origines de la démocratie totalitaire. J.-L. TALMON - Destin d'Israël (d'Unique et l'Universel). - L'Avenir prévisible. Sir George THOMSON - Les Artistes de la Faim. Claude VIGÉE - La Jeunesse de Lénine. Bertram D. WOLFE - Lénine et Trotsky. - Lénine, Trotsky, Staline. -

N° 7876.

IMPRIMRRIE FLOCH MAYENNE -

CALMANN-LEW, N° 9582. Dép, lég.

ter trim. 1968.