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French Pages 306 [259] Year 2011
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Alain et Freinet
Une école contre l’autre ?
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© L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’Ecole polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-13977-0 EAN : 9782296139770 Fabrication numérique : Actissia Services, 2012
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Baptiste Jacomino
Alain et Freinet
Une école contre l’autre ?
L’Harmattan
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Merci à Michel Fabre et à Pierre Kahn
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1. Introduction générale Je souhaite ébranler les certitudes schématiques et dénouer les simplifications hâtives. C’est, me semble-t-il, un point de départ obligé, si l’on veut réfléchir. (PROST, 1985 p.11).
1.1. Alain aujourd’hui Voilà longtemps que la controverse française sur l’école patine, et nous ne prétendons pas y mettre un terme ici. On a coutume de dire qu’elle oppose deux camps, celui des « pédagogues » et celui des « néorépublicains ». Cette description masque en partie la complexité du débat. Mais elle permet de situer certains discours sur l’école qui se présentent comme républicains et qui dénoncent tantôt la « pédagogie », tantôt le « pédagogisme ». Le clivage apparaît pleinement dans les années 1980, au sein de la gauche, qui est alors aux affaires. L’école au sujet de laquelle on débat est avant tout le récent « collège unique ». Dans un camp se trouvent les « pédagogues » réformistes. Ils sont généralement favorables à l’individualisation de l’enseignement, à l’instauration d’un « tutorat », à la décentralisation des établissements et à l’ouverture de l’école sur son environnement. L’autre camp est souvent appelé « républicain » ou « néorépublicain ». Il est composé des nostalgiques d’une certaine « école républicaine », assez largement mythique. De l’école de Jean-Claude Milner (1984) est un des ouvrages qui marquent l’avènement d’une dénonciation « néo-républicaine » de la pédagogie. Le débat sur le port du voile islamique en classe puis la controverse sur la violence à l’école ont
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conduit à replacer au premier plan le conflit entre « pédagogues » et « néorépublicains ». C’est dans le cadre de cette controverse qu’une ample littérature récente sur l’école trouve sa place. Quelques noms d’auteurs sont devenus emblématiques. Régis Debray, Jacques Muglioni, Jean-Claude Milner, Henri Pena-Ruiz, Alain Finkielkraut, en particulier, sont souvent classés et se classent parfois eux-mêmes dans le camp « républicain » ou « néorépublicain », tandis que Philippe Meirieu ou Antoine Prost, par exemple, se présentent comme les défenseurs des « pédagogues ». Les « néo-républicains » s’opposent souvent radicalement à l’idée d’une école « ouverte », où les enfants seraient « éduqués » par une « communauté éducative », soucieuse de « pédagogie » générale plutôt que de contenus disciplinaires particuliers. Parmi les références philosophiques dont se réclament les « néo-républicains », trois noms principaux apparaissent : Condorcet, Arendt et Alain. L’héritage d’Alain est ainsi revendiqué par Henri Pena-Ruiz (2005), par Régis Debray (2000), par Yves Lorvellec (2001) et par Jacques Muglioni (1993 ; 1996). C’est qu’Alain a proposé un éloge appuyé de la clôture scolaire et qu’il a critiqué avec virulence les positions de celui qu’il appelle « le pédagogue » (ALAIN, 1986). Alain semble dès lors annoncer certains discours « néo-républicains » (FABRE, 2002 ; DENIS et KAHN, 2006 ; CADY, 2006). Les débats actuels apparaissent donc comme une invitation à relire Alain en même temps qu’ils troublent cette lecture. On s’appuie sur Alain pour intervenir dans un débat bien postérieur à l’œuvre du philosophe. Une certaine conception de la pensée d’Alain s’impose. On oppose souvent sa philosophie de l’éducation à un ensemble mal défini : le « discours pédagogique ». Par exemple, en 2001, Yves Lorvellec a consacré un ouvrage à la philosophie de l’éducation d’Alain dont le sous-titre est Eléments pour une critique de la pédagogie (LORVELLEC, 2001). Yves Lorvellec ne définit jamais clairement par la suite ce qu’il entend par « pédagogie ». C’est une entité vague qu’il accuse de bien des maux. Il écrit dès la première phrase du livre que « les pédagogues commencent bien mal quand ils s’interrogent sur ce qui convient à l’enfant. » (LORVELLEC, 2001, p.7). L’axe polémique de l’ouvrage est ainsi posé. La pensée d’Alain doit servir à répondre aux « pédagogues ». Le 7
dialogue est cependant toujours biaisé parce qu’Yves Lorvellec ne donne aucun interlocuteur précis à Alain. Il suppose que la « pédagogie » est un ensemble théorique très homogène et que la philosophie d’Alain nous conduit à en prendre le contre-pied. La posture d’Yves Lorvellec n’est pas isolée. Jacques Muglioni (1996) et Michelle Noisilier-Ogor (1996), par exemple, s’appuient sur leur lecture des Propos sur l’éducation (ALAIN, 1986) pour condamner les « pédagogues » ou les « nouvelles philosophies de l’éducation »{1}. A quelle pédagogie ces « néo-républicains » songent-ils ? Même si la référence est rarement précise et explicite, il semble que la pédagogie Freinet soit considérée comme une forme emblématique de ce grand repoussoir protéiforme appelé « pédagogie » ou « pédagogisme ». Le nom de Freinet apparaît parfois parmi ceux des rares pédagogues nommément condamnés. Même quand elle n’est pas désignée explicitement, la pédagogie Freinet semble correspondre vaguement au repoussoir que pointent certains « néo-républicains » quand ils dénoncent les pédagogies nouvelles de l’entre-deux-guerres ou l’idée d’école ouverte{2}. A lire ces « néo-républicains », on croirait que deux modèles cohérents et unifiés s’opposent irrémédiablement. Il y aurait l’école « républicaine », dont Alain serait un des grands défenseurs, et l’école adverse, celle de Freinet et de tous les « pédagogues ». Aurait-on affaire à la lutte d’une école contre l’autre{3} ? Les propos sur l’éducation d’Alain ont-ils pour fonction de défendre une certaine idée de l’école face aux attaques de cette « pédagogie » dont les techniques Freinet seraient une figure emblématique ? Aucune confrontation détaillée et approfondie n’a été proposée pour appuyer l’idée d’une opposition radicale entre l’école défendue par Alain et celle que proposent les « pédagogues » comme Freinet. Si Yves Lorvellec ou Jacques Muglioni ne prennent pas soin de fonder leurs condamnations sur une analyse approfondie, sans doute est-ce parce qu’ils n’accordent aucun intérêt aux œuvres des « pédagogues ». Nous proposons de construire ici la confrontation détaillée entre la pensée de Freinet et celle d’Alain qui est si souvent présupposée, si souvent considérée comme évidente et vaine. Il s’agit de problématiser l’opposition dessinée par de nombreux « néo-républicains ». Cette comparaison, qui
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relève de l’histoire des idées, doit permettre de clarifier certaines conceptions qui hantent les débats actuels sur l’école.
1.2. De Freinet à Alain et d’Alain à Freinet Se contenter d’opposer la réflexion d’Alain sur l’école à celle de Freinet reviendrait à masquer, en particulier, l’intérêt de Freinet pour les propos sur l’éducation d’Alain (1986). Certes, Freinet est loin d’approuver toutes les conceptions d’Alain qu’il connaît. Mais il n’en parle pas toujours pour les condamner. Il s’appuie parfois sur la pensée du philosophe pour construire sa propre réflexion pédagogique. Quand nous explorons la vie et l’œuvre de Freinet, il apparaît que le pédagogue a lu le philosophe et qu’il a accordé de l’intérêt à ses propos. Ce lien entre l’héritage d’Alain et la pensée de Freinet a rarement été souligné. C’est Jean Vial qui nous met sur la piste. En 1966, à l’Institut Pédagogique National, il prononce un discours en hommage à Freinet, mort quelques mois avant (VIAL, 2000). Jean Vial dit alors que Freinet citait souvent Alain. Ce n’est qu’une remarque rapide. Faut-il comprendre que Freinet faisait souvent référence à Alain dans les conversations ? Jean Vial fait-il plutôt allusion à des citations qui apparaîtraient dans les ouvrages de Freinet ? Ces deux hypothèses ne sont pas exclusives. D’autre part, Jean Vial ne dit pas si, par ces citations, Freinet voulait se démarquer de l’œuvre d’Alain. Nous sommes ainsi conduits, tout d’abord, à nous tourner vers les écrits de Freinet pour y rechercher des références à Alain. Nous en rencontrons quatre. 1. En 1933, Freinet rédige un article au sujet de Propos sur l’éducation dans L’Educateur Prolétarien (FREINET, 1933). Il s’agit d’un compte-rendu de lecture. Le pédagogue est très critique. Il condamne le « verbiage » d’Alain. Il accuse le philosophe de ne pas voir la puissance créatrice de l’enfant. Freinet dit que, contrairement à Alain, il ne veut pas faire de l’école un lieu d’ennui. Alain est présenté comme le défenseur d’une école dépassée, où l’on apprend à masquer les véritables problèmes vitaux derrière des bavardages virtuoses.
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Cependant, dans le même article, Freinet écrit aussi ceci : On connaît la manière et l’esprit d’Alain. On sait comment ce grand jongleur de mots sait aiguillonner la pensée et activer la réflexion. (FREINET, 1933). La condamnation n’est donc pas totale. Freinet marque son désaccord mais il souligne aussi ce qui fait selon lui la valeur de Propos sur l’éducation (ALAIN, 1986) : c’est une œuvre qui donne à penser. 2. Dans un autre article de 1934, Freinet répond à nouveau à Alain (FREINET, 1934). Il s’agit, cette fois encore, d’un texte paru dans la revue L’Educateur Prolétarien. Le pédagogue y propose une critique directe de la conception de l’effort défendue par Alain. Il s’attaque à la thèse du philosophe sur deux points. D’une part, Freinet voit dans les déséquilibres organiques une origine de la paresse apparente de certains élèves – thèse qu’Alain rejette vigoureusement dans son propos. D’autre part, Freinet soutient que l’effort n’est possible que si l’enfant voit un intérêt dans la tâche qu’il accomplit. Le pédagogue pointe ainsi deux divergences essentielles entre ses conceptions et celles d’Alain. La conclusion de Freinet est claire : Alain rejoint le camp de la réaction. 3. Nous trouvons une autre référence à la pensée d’Alain dans l’œuvre théorique de Célestin Freinet, dans un de ses ouvrages majeurs : L’éducation du travail (FREINET, 1994, vol.1). On y rencontre une formule célèbre du philosophe. Le personnage de Mathieu, qui est le porteparole de Freinet dans le livre, dialogue avec le personnage de Monsieur Long. Ce dernier est un instituteur attaché à une pédagogie « moderne » correspondant souvent au modèle « traditionnel » que Freinet critique. Monsieur Long défend le prestige de la science abstraite, la pédagogie de la volonté, les « progrès » permis par l’école de la Troisième République. Ce personnage reprend une formule d’Alain sans citer son nom (FREINET, 1994, vol.1, p.143) : « Quelqu’un a dit « Penser avec les mains » ! » Si elle est bien tirée de l’œuvre d’Alain, la citation est approximative. Le philosophe (1986, XXIX) écrit précisément ceci : 10
(…) l’apprenti apprend surtout à ne point penser. Ici se montre la technique, qui est une pensée sans paroles, une pensée des mains et de l’outil. On voudrait presque dire que c’est une pensée qui craint la pensée. Cette précaution est belle à saisir dans le geste ouvrier ; mais elle enferme aussi une terrible promesse d’esclavage. Alain ne condamne pas radicalement le travail de l’apprenti. Sa précaution est dite « belle à saisir ». Selon le philosophe, l’apprenti développe une pensée des mains. Une pensée des mains n’est-elle pas encore une pensée ? Sans doute. Cependant, malgré les vertus de ce travail d’apprenti, Alain refuse que l’élève s’y consacre. Il voit dans l’apprentissage un obstacle au développement de la pensée véritable, celle qui n’est pas une simple pensée des mains. A l’école, l’élève doit pouvoir se tromper et ne pas étouffer ses audaces par trop de précautions. L’argumentation de M.Long sur ce point est moins élaborée. Le personnage se contente de citer approximativement Alain, sans expliquer ce qu’il veut dire par là. Il semble qu’il critique une « école du travail » dans laquelle seules les mains développeraient une « pensée ». Mathieu répond à cette objection en disant que l’éducation du travail qu’il défend ne doit pas être réduite à un ouvriérisme appauvrissant{4}. Par le biais du dialogue fictif qu’il propose, Freinet cherche à affronter la thèse d’Alain. C’est qu’elle est connue de lui comme de beaucoup d’instituteurs « traditionnels » qu’il cherche à convertir et dont Monsieur Long est le médiateur fictif dans L’éducation du travail (FREINET, 1994, vol.1). Dans ce texte qui date de 1942-1943, postérieur donc à l’article de 1934, Célestin Freinet ne rejette pas Alain dans le camp de la réaction. La pensée du philosophe semble lui apparaître comme une réflexion avec laquelle il est possible et intéressant de discuter, du moins sur certains points. En s’appuyant sur les objections qu’il construit grâce à elle, Célestin Freinet développe ses propres conceptions en même temps qu’il continue la conversation avec ceux dont Monsieur Long est le représentant. 4. Remarquons, par ailleurs, que nous trouvons une référence à Alain dans la correspondance des époux Freinet. Le 29 mars 1940, Célestin Freinet écrit ceci à sa femme (FREINET, E, FREINET, C., 2004, p.33){5} :
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« M’envoyer les livres d’Alain sur l’éducation. Envoie-les au plus tôt, j’en aurai besoin. » Il s’agit d’envoyer ces livres et non de se les procurer. Sans doute les époux Freinet possèdent-ils « les » livres d’Alain sur l’éducation – ce qui serait une autre preuve de l’intérêt de Freinet pour l’œuvre du philosophe. L’article défini pluriel « les » mérite que l’on s’attarde un instant sur lui. Freinet ne désigne pas seulement le célèbre recueil Propos sur l’éducation (ALAIN, 1986). Il semble que Célestin et Elise Freinet connaissent et possèdent plusieurs ouvrages dans lesquels Alain parle d’éducation. C’est donc qu’ils ont fréquenté l’œuvre du philosophe sans s’en tenir à une lecture partielle. Pourquoi Freinet réclame-t-il ces ouvrages alors qu’il est enfermé dans un camp surveillé ? Le pédagogue mène alors une importante réflexion théorique, qui le conduira, en 1942 et 1943, à la rédaction de trois de ces principaux ouvrages : L’Education du travail, qui, comme nous l’avons vu, porte clairement une trace de l’influence d’Alain, Essai de psychologie sensible et L’école moderne française (FREINET, 1994, vol.1 et 2). C’est dans cette situation que Freinet cherche à relire Alain et considère que son œuvre peut lui être utile. S’agissait-il de proposer une critique de la pensée d’Alain, d’en tirer des exemples, des arguments, un modèle, un repoussoir… ? Jusqu’ici, nous avons croisé trois postures de Freinet face à l’œuvre d’Alain : la critique virulente, l’éloge partiel et la tentative de dialogue. Nous pouvons imaginer d’autres postures encore, dont l’œuvre écrite du pédagogue ne porterait pas clairement la trace. Nous rencontrons aussi des références à Alain chez Elise Freinet. Elle écrit ceci (FREINET, E., 1966, p.6) : C’est Alain - je crois - qui affirmait que dans chaque novateur, un souverain et un sujet cohabitent, en opposition plus ou moins ouverte. Chez Freinet, c’est le sujet qui l’emporte à coup sûr : de là un besoin incontrôlable de se situer au niveau de la grande masse, de la sentir vivre pour la comprendre mieux, parfois, jusque dans ses erreurs et ses inconséquences ; d’en recevoir critiques et conseils, refus ou acquiescements, sans égards pour le souverain dont les lettres de noblesse sont si souvent oubliées derrière les décors d’une pédagogie tendant à devenir essentiellement technicienne. 12
Elise Freinet prend ici appui sur la pensée d’Alain comme sur un fondement solide. Elle définit la posture de son mari. Il ne s’agit pas de marquer un point de rencontre entre Alain et Freinet, mais plutôt d’utiliser le vocabulaire d’Alain pour définir la posture novatrice de Freinet. Si celuici a laissé l’image d’un technicien plus que d’un théoricien, dit Elise Freinet, c’est qu’il a refusé l’ethos du souverain au profit de celui du sujet, parce qu’il est resté au niveau de la grande masse, à l’écoute de ses aspirations, de ses critiques… Plus loin dans le même ouvrage d’Elise Freinet (1966, pp.51-52), nous trouvons cette autre référence à Alain : D’une façon générale les ambitions « intellectuelles » [des jeunes élèves] sont trop vastes, maladroitement mises à l’épreuve, d’une invention technique primitive, défaillante… Mais qu’importe, l’essentiel est de se lancer, de se sentir habité par l’illusion et l’initiative. Il y a, dans Alain, sous des formes toujours changeantes, et si souvent complétées, des analyses surprenantes, sur l’audace qui « résolument se lance dans le vide ». « La nécessité des choses, on la subit assez, mais la nécessité des idées, celle qui est transparente, me semblait laisser encore moins de place au courage. Car je comprenais bien, non sans peine, qu’il fallait courage et volonté pour apercevoir cette nécessité supérieure ; mais qu’elle fût toute portée par le décret du courage et qu’elle ne fût rien sans lui, cela me paraissait presque insoutenable. »{6} J’avais les mêmes doutes en me lançant au-devant de la difficulté des enfants ignorants qui n’avaient, au cours de l’année, jamais mis l’idée à l’épreuve. Je sus par eux que le courage c’est ce qu’il faut au départ et qu’on ne trouve l’idée qu’autant qu’on veut bien la chercher et la découvrir – qu’autant qu’on devient apte à la faire servir à quelque chose. Elise Freinet voit un point de rencontre entre la théorie d’Alain et le comportement des élèves des classes Freinet. Selon elle, l’audace qu’Alain présente comme un fondement indispensable de la pensée serait développée par la pédagogie Freinet, parce que l’élan inventif, les ambitions intellectuelles de l’enfant y sont encouragées. 13
Elise Freinet ne semble pas remarquer que l’audace qu’elle évoque n’est pas la même que celle dont parle Alain. Chez le philosophe, la volonté s’élance vers le monde des nécessités supérieures sans autre dynamique que celle du courage lui-même. Je suis porté par mon propre « décret », par la discipline et par le goût de la difficulté. Elise Freinet évoque une audace toute différente. On n’accède à l’idée, selon elle, que si l’on « devient apte à la faire servir à quelque chose. » Quand l’idée acquiert une valeur fonctionnelle aux yeux de l’enfant, elle suscite son intérêt. Voilà une idée tout à fait absente des propos d’Alain. Elise Freinet ne pointe pas cette divergence. Elle parle seulement de ce qui lui semble pertinent dans l’œuvre d’Alain. Les époux Freinet défendent le plus souvent les mêmes conceptions dans leurs œuvres théoriques. Cette communauté d’esprit permet de penser que Célestin Freinet lui-même a pu souvent s’inspirer de certaines idées d’Alain même quand son œuvre écrite n’en porte pas clairement la marque. Alain, quant à lui, ne mentionne jamais le nom de Freinet et ne fait aucune référence qui renverrait à une conception propre à ce pédagogue. Cependant, il a probablement croisé le nom de Freinet. Il a pu entendre parler de l’affaire de Saint-Paul de Vence dans laquelle Freinet a été pris, parce que la polémique a eu un grand écho dans la presse nationale comme dans la presse syndicale{7}. Soulignons que Simone Weil a écrit un article pour défendre Freinet en 1933 dans la revue Libres Propos (WEIL, 1933). Il s’agit d’une revue fondée par un disciple d’Alain, Michel Alexandre. Elle accueille de nombreux propos du philosophe et de nombreux articles de ses proches – dont Simone Weil fait partie. Il est très probable qu’Alain ait lu cet article. Bien que le philosophe ne fasse jamais clairement référence à la pensée de Freinet, nous pensons pouvoir mieux comprendre le réflexion sur l’éducation d’Alain en nous appuyant sur l’œuvre de Freinet. Louis Althusser (2005) dit avoir compris Heidegger à partir de Derrida, quand il vit que Derrida parlait à la fois pour et contre Heidegger. En situant Derrida dans l’« espace de son intervention », il a rencontré la pensée d’Heidegger, une des références à partir desquelles Derrida avait développé ses propres thèses.
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En nous inspirant de la méthode évoquée par Louis Althusser, nous voulons lire Alain à partir de Freinet. Parce que la philosophie de l’éducation d’Alain est un des éléments qui constituent l’espace d’intervention de Freinet, parce que Freinet a entamé un dialogue avec la pensée d’Alain, nous pensons pouvoir poursuivre ce dialogue et éclairer ainsi les propos sur l’éducation d’Alain. Lire Alain à partir de Freinet nous conduit, par contrecoup, à lire Freinet à partir d’Alain. Si cette confrontation doit permettre d’éclairer la pensée pédagogique d’Alain, elle ne peut que conduire aussi à reconsidérer les conceptions défendues par Freinet. Il nous faut construire cette confrontation. Le dialogue a été à peine esquissé. Freinet, quand il parle des propos sur l’éducation d’Alain, le fait très rapidement et souvent très allusivement. Et Alain ne parle jamais de Freinet. C’est un dialogue fictif qu’il nous faudra mettre en scène.
1.3. La comparaison entre Alain et Freinet : état des connaissances La méthode comparatiste a déjà été utilisée pour mettre en évidence certains aspects de la pensée d’Alain. Jean-Pierre Maupas (2007 ; 2008) a ainsi confronté sa philosophie à celles de plusieurs autres auteurs. La comparaison entre Alain et Freinet a été esquissée dans différents travaux. Caroline Pigno-Richard, dans la thèse qu’elle a consacrée à Alain, Condorcet et Ferry (PIGNO-RICHARD, 2004), a dessiné une opposition entre la pédagogie de l’intérêt défendue par Freinet et l’éloge de l’effort que l’on trouve dans les propos sur l’éducation d’Alain. Henri-Louis Go (2007, p.80), dans son ouvrage consacré à l’école Freinet de Vence, écrit ceci : « Si l’on compare le discours d’Alain aux textes de Freinet, Dewey ou d’autres grands pédagogues à la même époque, on constate que malgré un fond de vocabulaire commun, les optiques sont radicalement inverses : d’un côté l’ascétisme du sanctuaire (auquel sacrifie Hannah Arendt, par exemple), de l’autre l’institution du milieu. » Alain rejoindrait donc Arendt pour défendre une école close et austère tandis que Freinet veut un milieu scolaire riche.
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Mais, dans le même ouvrage, des points de rencontre entre les deux pédagogies sont suggérés. Henri-Louis Go constate dans les classes Freinet qu’il étudie un silence attentif qui lui rappelle celui dont Alain a fait l’éloge. En 1961, dans Où en est la pédagogie ?, Roger Gal souligne déjà que l’on ne peut pas opposer radicalement la pédagogie de l’intérêt de Freinet et la pédagogie défendue par Alain. C’est, selon lui, ceux qui ont « mal compris » Alain (GAL, 1961, p.84) qui tirent de ses propos l’idée selon laquelle l’intérêt n’est pas une force éducative. Dans la thèse qu’il a consacrée à la philosophie de l’éducation d’Alain, Olivier Reboul (1974, p.96) met en évidence les limites de l’opposition entre le modèle de clôture scolaire défendu par Alain et l’école de la vie théorisée par Freinet. Il écrit ceci (REBOUL, 1974, p.97) : L’éducation nouvelle, celle qui insiste le plus sur l’« école dans la vie » est aussi celle qui renforce le plus l’enceinte pédagogique. Decroly voulait, comme Rousseau, installer l’école à la campagne, pour l’isoler de l’influence délétère des villes ; Cousinet et Freinet s’opposaient à l’influence de la radio et du cinéma, opium pour l’enfant. En 1986, dans un article intitulé Alain et les instituteurs, paru dans le Bulletin de l’association des amis du musée Alain et de Mortagne, Emile Foëx écrit ceci (FOEX, 1986, p.32) : On oublie qu’Alain et Célestin Freinet, par exemple, cet autre soldat de la Grande Guerre, tiennent sur plus d’un sujet le même langage. Alain n’a-t-il pas dénoncé « les petites Sorbonne » et « la niaise leçon magistrale » dans l’enseignement primaire ? N’a-t-il pas proclamé « qu’il n’y a de progrès pour nul écolier au monde, ni en ce qu’il entend, ni en ce qu’il voit, mais en ce qu’il fait » ? Emile Foëx souligne un point de rencontre entre les deux biographies. L’expérience de la Grande Guerre joue un grand rôle dans les réflexions sur l’éducation d’Alain et de Célestin Freinet. Ils ont aussi dénoncé, l’un et l’autre, la passivité des élèves comme un obstacle aux apprentissages. Jean Vial, quant à lui, note qu’Alain et Freinet se rejoignent pour défendre un apprentissage actif plutôt que passif. Il ajoute que l’un et l’autre 16
veulent confronter l’élève à la difficulté (VIAL, 1989, pp.13-19). Nous reviendrons sur ces différentes idées, en les confrontant aux textes. Elles nous apparaissent comme une invitation à ne pas figer les discours de nos deux auteurs en des caricatures. S’il y a divergence entre Alain et Freinet, leurs propos ne peuvent pas être réduits à ce qui les oppose. Nous voulons les comparer sans les trahir, en refusant de les figer dans un face-à-face radical. Il s’agit de délivrer l’œuvre de Freinet et celle d’Alain du filtre souvent trompeur à travers lequel on les lit. Parce qu’on les utilise souvent dans des perspectives polémiques, dans le cadre des controverses récentes, on masque la complexité de ces deux réflexions sur l’école. La confrontation entre la pensée d’Alain et celle de Freinet que nous proposons n’est pas une nouvelle comparaison entre le discours des « républicains » ou des « néo-républicains » et celui des « pédagogues ». C’est précisément en nous libérant de ces catégories assez opaques que nous pouvons dépasser l’idée d’une opposition radicale entre l’argumentation de Freinet et celle d’Alain. Nous voulons pointer à la fois de vraies divergences et de fausses oppositions.
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2. Première partie : Situations 2.1. Introduction Avant de confronter la réflexion sur l’éducation d’Alain à celle de Freinet, Il nous faut les replacer dans la situation de leur apparition. C’est ainsi seulement que les deux discours prennent pleinement sens. Dans les différents commentaires qui lui ont été consacrés, le recueil Propos sur l’éducation d’Alain (1986) a été largement coupé de la situation précise de sa genèse. En l’y replaçant, nous voulons éclairer la visée argumentative d’Alain ainsi que les lectures et les expériences personnelles sur lesquelles il s’appuie pour construire sa philosophie de l’éducation. Nous préciserons aussi, dans un second temps, les héritages et les expériences sur lesquelles Freinet se fonde pour construire ses techniques et son discours pédagogique. Nous replacerons ainsi la pensée du pédagogue dans la situation sociale, politique et pédagogique qui lui donne sens.
2.2. Genèse des propos sur l’éducation 2.2.1. Le primaire et le secondaire Peut-on dire qu’Alain parle en pédagogue si l’on considère, avec Jean Houssaye (2009, p.13), que la pédagogie, « (…) c’est l’enveloppement mutuel et dialectique de la théorie et de la pratique éducatives par la même personne, sur la même personne » ? Alain est bien à la fois un praticien et un théoricien, mais sa théorie et sa pratique ne sont pas enveloppées mutuellement et dialectiquement. Le philosophe parle, dans ses écrits, d’une école primaire qu’il n’a fréquentée ni comme élève ni comme maître. Ce qu’il propose pour l’enseignement primaire rejoint assez largement ce qu’il a connu comme élève dans les petites classes du secondaire et s’écarte en partie des pratiques, parfois innovantes, qui caractérisent son enseignement dans le secondaire.
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Par sa pratique enseignante, Alain rompt avec une tradition largement répandue. Il fonde les études philosophiques de ses élèves sur le contact direct avec les textes, tandis que l’on privilégie alors le recours aux résumés et aux commentaires. Il est sur ce point l’héritier de son maître, Jules Lagneau, qui refusait la médiation des commentaires institutionnels et donnait à lire directement les textes de Descartes ou de Spinoza. Alain propose aussi un exercice original : le « topos ». Il s’agit de textes libres que rédigent les élèves pour améliorer leur style et affiner leur réflexion, loin des dogmes formels qui régissent les travaux habituels de ces khâgneux. Alain dit s’appuyer sur sa pratique pour défendre une pédagogie destinée à l’enseignement primaire (LETERRE, 2006, p.423 ; ALAIN, 1947). Ce n’est pas entièrement faux. Le philosophe propose que les élèves de l’école primaire lisent les grands textes. Il veut que l’on favorise la réflexion personnelle de l’enfant. La pédagogie qu’il défend fait ainsi écho à celle qu’il pratique en khâgne. Il nous faut cependant ajouter que, considérée plus globalement, la pédagogie défendue par Alain s’écarte de celle qu’il pratique. Il fait des cours magistraux et des cours dialogués dans les grandes classes des lycées et en khâgne. Il propose dans ce contexte un enseignement qui ne repose pas sur des exercices mécaniques. Il défend au contraire pour l’école primaire des pratiques très répétitives et normées et il veut une classe qui soit une « sorte d’atelier » (ALAIN, 1986, XXXIII) où chacun travaille en silence, tandis que le maître, le plus souvent, se tait. Si Alain n’applique pas en khâgne la pédagogie qu’il prône pour l’enseignement primaire, sans doute est-ce parce qu’il considère que l’enseignement de la philosophie auprès des grands élèves ne peut pas prendre la même forme que l’éducation scolaire antérieure. La discipline tient une place centrale dans les petites classes. Elle permet à l’enfant de se libérer de l’agitation des passions. L’instruction elle-même est mise au service de cette éducation fondamentale. La discipline serait une étape préliminaire essentielle pour autoriser plus tard un enseignement philosophique qui n’aurait plus à prendre une forme aussi mécanique. C’est là une hypothèse que nous faisons en nous appuyant sur l’œuvre d’Alain. Mais le philosophe n’explique jamais clairement pourquoi sa pratique dans
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les grandes classes diffère tant des pratiques qu’il défend pour les petites classes. Alain ne cherche donc pas à transposer systématiquement à l’enseignement primaire ce qu’il pratique dans les grandes classes du secondaire. Il propose plutôt de transposer à l’enseignement primaire une large part de ce qu’il a connu comme élève dans les petites classes de l’enseignement secondaire. C’est l’hypothèse que nous défendons même si Alain ne formule jamais ainsi clairement son intention. En 1931, le philosophe écrit ceci (ALAIN, 2000) : « En France, l’enseignement secondaire, par une tradition irréfléchie, est celui qui approche le plus de ce que je crois idéal. » Chartier a été élève dans l’enseignement secondaire. Comme l’a souligné Thierry Leterre (2006), quand il entre, en 1873, au collège Sainte-Marie de Mortagne, l’école primaire n’a pas encore bénéficié des réformes de Jules Ferry et, même si Chartier était allé à l’école après ces réformes, il ne serait sans doute pas allé à l’école primaire, parce qu’il est issu d’une famille de la petite bourgeoisie. Il est fils de vétérinaire, et l’école primaire est alors celle du peuple. Il a d’abord été élève dans un collège catholique, puis au petit lycée et au lycée, avant de préparer et d’intégrer l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Au collège Sainte-Marie, il étudie avant tout les humanités et les mathématiques, tout particulièrement la géométrie. La mémorisation mécanique y tient une place centrale. Rétrospectivement, Alain dira qu’il ne s’agissait pas d’une mauvaise méthode (LETERRE, 2006, p.86). Ce jugement rejoint le sentiment favorable du philosophe à l’égard du secondaire que nous avons pointé. Après ces années de collège, Chartier rejoint le lycée à Alençon. Thierry Leterre (2006, p.93) décrit en ces termes l’éducation reçue alors par Alain : Dans cet univers scolaire et exclusivement masculin, il n’y a que des règles : règles de grammaire quand on apprend les langues mortes, règles de rhétorique pour le français, règles d’internat pour l’essentiel de la vie et, en toute matière, règles du maître qui dicte ses cahiers et qu’il faut reproduire. Nous sommes très loin de ce qu’Alain lui-même, sans s’en expliquer, et parfois même en expliquant le contraire, met en place dans ses
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propres classes : une réelle liberté et une pédagogie de la lecture et de la réflexion en lieu et place d’une pédagogie de l’écriture et de la répétition. Thierry Leterre souligne que l’enseignement du professeur Alain, s’adressant aux grands élèves des lycées et des classes préparatoires, n’était pas centré sur l’écriture et la répétition et ne reposait pas essentiellement sur des travaux mécaniques. Mais, quand Alain parle de l’enseignement primaire, il propose une pédagogie de la lecture et de la réflexion, tout en accordant une place centrale à la discipline, à la répétition, à la mécanique, à la copie… Il ne cherche pas à rompre radicalement avec les pratiques qu’il a connues dans l’enseignement secondaire, à Mortagne ou à Alençon. Thierry Leterre est surtout attentif à la pédagogie pratiquée par le philosophe. Il souligne donc la rupture entre l’enseignement reçu et l’enseignement proposé par Emile Chartier. Dans le cadre de notre confrontation entre Alain et Freinet, et parce que nous nous intéressons aux écrits d’Alain plutôt qu’à sa pratique de professeur, nous sommes naturellement conduits à accorder une place centrale à ce qu’Alain dit de l’enseignement primaire. C’est alors la continuité qui nous frappe. L’école primaire dont Alain fait l’éloge ressemble beaucoup au collège qu’il a fréquenté dans son enfance. 2.2.2. Alain et les philosophies de l’éducation Alain développe aussi sa réflexion sur l’éducation en s’appuyant sur l’héritage des philosophes. Cinq d’entre eux semblent l’avoir particulièrement influencé : Platon, Descartes, Spinoza, Hegel et Comte. Plus globalement, ces philosophes sont ceux pour lesquels Alain manifeste le plus d’intérêt dans l’ensemble de son œuvre. Le premier des livres d’Alain est un Spinoza (ALAIN, 1901) paru en 1901. Les quatre autres philosophes que nous avons cités sont ceux qu’Alain présente, dans Idées (ALAIN, 1983), comme quatre moments essentiels de l’histoire de la pensée. Nous détaillerons l’influence de ces cinq philosophes par la suite. Alain ne propose pas une pédagogie platonicienne ou une pédagogie hégélienne. Il prend son bien là où il le trouve et construit ainsi une philosophie et une pédagogie qui, vues sous cet angle, semblent s’inscrire dans une certaine tradition française qui remonte à Victor Cousin et à 21
l’éclectisme. Victor Cousin s’intéressait à « (…) la portion de vérité contenue dans chaque doctrine. » (GATIEN-ARNOULT, 1867, p.14). C’est sur ce principe qu’il avait fondé l’éclectisme en 1828. L’école qu’il inventait ainsi devait séparer la vérité de l’erreur en analysant les différentes doctrines philosophiques, de façon à développer ensuite une synthèse de toutes les vérités partielles. L’histoire de la philosophie devait servir la recherche de la vérité totale. L’ambition n’était pas mince. Victor Cousin voulait étudier à la fois la pensée sensualiste, la philosophie écossaise, le système hégélien, le scepticisme… L’éclectisme était appelé à être à la fois critique et organique. Il fallait opérer un tri dans les différentes doctrines et construire un ensemble solide. Les disciples de Victor Cousin étaient nombreux et son héritage a longtemps marqué l’enseignement de la philosophie en France. Certes, l’éclectisme a été vigoureusement critiqué dès le XIXème siècle et l’enseignement d’Alain s’écarte largement du modèle hérité de Victor Cousin. Nous pointerons trois divergences majeures. Tout d’abord, comme nous l’avons dit, Alain, après son maître Jules Lagneau, refuse de faire du recours aux résumés et aux commentaires institutionnels le fondement de sa didactique de la philosophie. Il s’éloigne ainsi radicalement de l’héritage de Victor Cousin. D’autre part, Alain ne cherche pas à embrasser les vastes horizons promis à l’éclectisme. Il ne s’agit pas chez lui de rechercher dans l’ensemble de l’histoire des idées les éléments qui permettraient de former une vérité totale. Enfin, contrairement à Cousin, Alain s’intéresse aux idées plutôt qu’aux systèmes, comme l’indique le titre de son livre sur Platon, Descartes, Hegel et Comte : Idées (ALAIN, 1983). Ces différences ne sont pas minces. Elles s’accompagnent d’une ressemblance qui peut apparaître comme un héritage. Alain retrouve le geste d’appropriation qui était un des fondements de l’éclectisme. S’écartant du geste critique de Victor Cousin, il ne cherche pas à souligner ce qui serait de l’ordre de l’erreur ou de l’insuffisance chez Platon, chez Comte ou chez Spinoza, mais, comme Victor Cousin, il forme sa pensée à partir des portions de vérité qu’il rencontre chez ces quelques auteurs qu’il considère comme essentiels. Il n’est ni pleinement cartésien, ni pleinement spinoziste, ni pleinement hégélien… Ce que sa pensée a d’éclectique et de 22
personnel le conduit à s’écarter de chacune des philosophies singulières dont il s’inspire. En soulignant ce que la philosophie d’Alain a d’éclectique, nous ne voulons pas réduire sa pensée à un amas d’héritages divers qui serait devenu singulier par le seul effet de la synthèse. Il y a, dans Propos sur l’éducation (ALAIN, 1986), de nombreuses idées originales qui ne sont pas de simples héritages. Quand Alain parle de la psychologie de son temps, de la « sotte méthode » qu’est la bonne pédagogie, du « peuple enfant », des « petites Sorbonnes »…, il développe des analyses singulières. 2.2.3. Musique et pédagogie Il propose une réflexion originale en se fondant, en particulier, sur son expérience personnelle. Chartier est musicien et fait de l’enseignement de la musique qu’il a reçu une source d’inspiration pour penser l’enseignement primaire. Tout d’abord, apprendre à penser et apprendre à jouer du violon, ditil, supposent un même assouplissement fondateur, une même gymnastique libératrice. Alain (1986, XXII) écrit ceci : « (…) l’obstacle aux raisons n’est presque jamais où l’on croit ; un homme raidi et mal parti n’entend point les raisons ; il faut l’assouplir, par gymnastique et musique ; c’est alors qu’il pense bien, comme joue le bon violoniste, sans crisper les doigts sur l’archet. » Pour apprendre à jouer du violon, comme pour apprendre à penser, il faut d’abord se libérer de toute crispation, se dénouer. L’enseignement de la musique est aussi exemplaire en ce qu’il ennuie. Alain (1986, LVI) écrit ceci : On peut (…) dire qu’il est plus ennuyeux que tout autre, et c’est un signe, à mes yeux, que la musique est mieux enseignée que la poésie. Imaginez le maître de violon cherchant à émouvoir ; il en résulterait aussitôt une prise passionnée de l’archet, et un effort sentimental de bien faire, qui se traduirait en grincements. L’enthousiasme, le sentimentalisme et l’attrait sont de mauvais ressorts pédagogiques. Alain leur préfère une certaine froideur dont les leçons de musique donneraient l’exemple. 23
C’est dans la pratique du musicien qu’Alain trouve, par ailleurs, un modèle de lecture. Il dit (ALAIN, 1986, XXXVIII) qu’« il faut savoir lire l’imprimé comme le musicien exercé lit la musique. » De même que le musicien doit développer ce que nous appellerions aujourd’hui une lecture globale, de même l’élève doit apprendre à l’école primaire à lire des yeux, vite, sans déchiffrer péniblement une syllabe après l’autre. « (…) cette allure vive, qui n’est pas sans risques, mais où l’on trouve le plaisir de deviner, n’est pas celle de l’écolier qui a le nez sur son livre, et qui suit du doigt une syllabe après l’autre. » (ALAIN, 1986, XXXIX). Le jeune enfant doit acquérir cette habitude libératrice. De même que le musicien fonde son apprentissage perpétuel sur les réflexes solides qu’il a adoptés très tôt, de même il faut rapidement conduire les enfants à lire sans déchiffrer les sons. Alain se fonde sur son expérience. Il écrit ceci (ALAIN, 1986, XLII) : « (...) je suis une sorte d’illettré en musique ; je ne lis point, j’épèle. Faute de ce premier savoir, que l’on n’acquiert bien que dans l’enfance, les connaissances supérieures me sont presque inutiles. » 2.2.4. Un philosophe ancien combattant Le philosophe doit largement sa célébrité à son « pacifisme ». Son expérience d’ancien combattant et sa réflexion sur les mécanismes de la guerre jouent un rôle essentiel dans le développement de sa philosophie en général et de sa réflexion sur l’éducation en particulier. Alain s’engage en août 1914. Il ne s’agit pas d’un élan guerrier. Le philosophe ne veut pas la guerre mais il estime ne pas pouvoir regarder les autres s’exposer au danger en demeurant à l’écart. C’est pour lui une question d’honneur (LETERRE, 2006, pp.330-331). En s’appuyant sur son expérience militaire, Alain développe durant l’entre-deux-guerres des propositions philosophiques pour lutter contre la menace de la guerre. Tout en rejoignant des conceptions que l’on peut dire « pacifistes » parce qu’elles témoignent d’un fort refus de la guerre, Alain ne se présente pas comme « pacifiste ». Il va même jusqu’à critiquer certaines formes de pacifisme dans un texte intitulé « De quelques illusions des amis de la paix » (ALAIN, 1995, pp.480-481). Il faut, selon lui, poser à la fois que la guerre peut être évitée et qu’elle n’est pas impossible. C’est prendre le
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contre-pied de ceux qui pensent rendre la guerre impossible tout en s’opposant aussi à ceux qui cèdent au fatalisme. Alain invite à lutter sans cesse contre la guerre sans jamais se laisser aller à croire que quelques structures juridiques nous en protègeront. C’est dans cette perspective qu’il inscrit ses propositions pédagogiques. Le philosophe présente la culture transmise à l’école comme une confrontation avec la diversité des pensées, comme un remède au fanatisme. Or, nous dit Alain, c’est le fanatisme qui conduit à la guerre. Il écrit ceci au lendemain de la Grande Guerre (ALAIN, 1995, p.305) : Où se trouve placé le problème de l’éducation, c’est ce qu’on voit très bien. Il s’agit de dénouer l’esprit, de le faire voyager, de le diviser avec précaution contre lui-même, de faire naître toute discussion de son propre fonds et de sa propre recherche. C’est ainsi qu’on l’amène à supporter d’abord l’autre opinion, et puis à la comprendre, et puis jusqu’à l’aimer. Dans Propos sur l’éducation (ALAIN, 1986, LXVIII), Alain retrouve la même thèse. C’est par les humanités que l’on forme un esprit ouvert à l’altérité, en le délivrant du fanatisme. Remarquons, cependant, que, chez Alain, si la guerre doit être bannie, elle semble pouvoir être aussi un moment d’apprentissage essentiel pour ceux qui l’ont vécue. Si nous observons l’évocation du bon instituteur proposée par Alain, nous remarquons que celui-ci est « (…) mûri par la guerre » (1986, LXIII). En quoi est-il « mûri » ? Le spectacle de la barbarie a-t-il décillé ses yeux ? Est-ce là qu’il a cessé d’être, comme le mauvais pédagogue, un « enfant sage » (ALAIN, 1986, II), ignorant la violence des passions ? Est-ce à la guerre que ce bon instituteur et Alain ont définitivement compris qu’il est nécessaire d’éduquer pour éviter de nouvelles guerres ? Le philosophe ne répond pas explicitement à ces questions. Toutefois, ses propos sur l’éducation montrent bien que la guerre a offert à Alain quelques expériences pédagogiques concrètes. Il loue, tout d’abord, l’instructeur militaire parce qu’il apprend le métier à tous ceux à qui il s’adresse. Tous doivent savoir démonter et remonter le fusil (ALAIN, 1986, XXXVII). De même, l’instituteur doit
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faire preuve de beaucoup de patience pour enseigner à tous la géométrie et il ne doit pas se contenter du succès de ceux qui manifestent des facilités. L’instructeur militaire fait ce que trop souvent l’instituteur ne fait pas. Alain écrit ceci au sujet de l’école primaire (ALAIN, 1956, p.76) : Que faisons-nous maintenant ? Nous choisissons quelques génies et un certain nombre de talents supérieurs ; nous les décrassons, nous les estampillons, nous les marions confortablement, et nous faisons d’eux une aristocratie d’esprit qui s’allie à l’autre, et gouverne tyranniquement au nom de l’égalité, admirable égalité, qui donne tout à ceux qui ont déjà beaucoup. Ce qu’Alain refuse, c’est une école qui trie au lieu d’éduquer tous les élèves. L’égalité ne doit pas être un slogan hypocrite mais une véritable ambition. Alain va plus loin. En triant, on pense trouver de bons rois, une bonne élite. Il n’existe rien de tel. Il n’y a pas de bons rois. Le pouvoir corrompt ceux qui l’ont. Ce qui est indispensable, c’est un peuple éclairé, apte à contrôler le pouvoir, des gouvernants qui opposent aux gouvernés une ferme résistance spirituelle. Pour cela, il faut « (…) éclairer les masses par le dessous et par le dedans, au lieu de faire briller quelques pics superbes, quelques rois nés du peuple et qui donnent un air de justice à l’inégalité. » (ALAIN, 1956, p.76). Mu par cette exigence, Alain a participé à des Universités populaires et a développé une réflexion approfondie sur la pédagogie. C’est dans cette perspective aussi que l’instructeur militaire lui apparaît comme un exemple à suivre. Alain dit avoir découvert (ALAIN, 1986, XXXVIII), par ailleurs, que « (…) la vitesse dans les exercices stimulait l’attention. », lorsqu’il remplissait les fonctions d’instructeurs à l’armée. Quand les compétences que l’on veut développer relèvent d’un « mécanisme » (ALAIN, 1986, XXXVIII), quand il faut apprendre à calculer ou à s’exprimer en morse, on apprend mieux si l’on va vite, dit-il. Alain note enfin, dans son cours de pédagogie enfantine (ALAIN, 1986, p.299), qu’« il ne faut pas mépriser ici le modèle militaire, qui fait, pour l’éducation réelle, beaucoup plus qu’on ne croit, d’ailleurs sans y 26
penser. » La discipline militaire est une contrainte libératrice. Elle oblige chacun à « s’y mettre » (ALAIN, 1986, p.299) et à se libérer ainsi de l’indécision, de la gaucherie, pour affronter la difficulté. 2.2.5. Pédagogie et politique En dehors de son combat pour la paix, la pédagogie d’Alain s’inscrit dans une perspective politique globale. Le philosophe s’engage vigoureusement dans l’agora de son temps. Thierry Leterre a souligné qu’Alain peut apparaître, de ce point de vue, comme le premier intellectuel. Initialement, l’intellectuel est l’homme d’idées, engagé en politique pour la défense de « valeurs » essentiellement de gauche. Avec Alain, toutefois, une transformation spectaculaire s’opère : l’intellectuel est un universitaire, formé par le développement du système scolaire, l’enseignement supérieur, et enseignant lui-même. (LETERRE, 2006, p.64). L’engagement d’Alain rejoint celui du camp radical et radicalsocialiste de son temps. Le philosophe ne se fait jamais homme politique, contrairement à Jean Jaurès, par exemple. Mais il lui arrive, à la Belle Epoque, de soutenir des candidats de son camp contre les partis de droite. La pensée radicale qu’il défend se présente comme une forme de libéralisme de gauche. Il veut promouvoir l’émancipation des esprits tout en condamnant le socialisme et le communisme de son temps. Il s’oppose à l’idéal révolutionnaire. La séparation entre gouvernants et gouvernés est selon lui indépassable. Ni une révolution, ni une démocratie idéale ne pourront évacuer cette distinction. Les révolutions remplacent seulement la classe de gouvernants par une autre classe de gouvernants. Parler de révolution, en outre, c’est souvent condamner la société à l’immobilité en effrayant par la perspective effrayante d’un bouleversement violent (ALAIN, 1956, p.908). Alain dit préférer les « petits changements » (ALAIN, 1956, p.908). A l’illusoire solution révolutionnaire, il préfère un radicalisme qui met tous ses espoirs dans l’instruction. Il écrit ceci dans Eléments de doctrine radicale (ALAIN, 1933, p.255) :
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L’agitateur faisait trembler les puissances ; après cela il demande grâce pour les victimes, et en même temps il menace encore. Il faut pourtant choisir, paix ou guerre. (…) En tout cela je vois de la violence, mais non une vraie force ; et par défaut de culture morale, disons par défaut de culture, tout simplement. On ne fait pas une telle guerre, une si belle guerre, avec le désir seulement. Et la vieille politique radicale, qui voulait les lumières et la dignité d’abord, par l’école et les cours du soir, avait jugé plus profondément. Voilà sans doute pourquoi les socialistes s’en moquent avec une espèce de fureur. Passions sur passions, sans gouvernement intérieur. Déjà le prêtre leur tend les bras. Les socialistes s’agitent, menacent, font preuve de violence. Cette agitation est nuisible. Que peut-on obtenir ainsi ? Il faut une culture plus assurée, une plus grande maîtrise de soi et de ses désirs, une plus grande éducation, en somme, pour se délivrer des passions et gouverner convenablement, servir véritablement les intérêts du peuple. L’école est donc au fondement du projet politique défendu par Alain. C’est par l’éducation et l’instruction seulement que la République peut se préserver de passions dangereuses, qui font le lit des superstitions. Alain est donc un homme de gauche. Mais peut-on dire qu’il défend une pédagogie de gauche ? Lors de sa parution en 1932, le livre des Propos sur l’éducation, vendu par les Editions Rieder, était ceint, d’un bandeau qui portait ces quelques mots : « Une pédagogie de droite enseignée par un homme de gauche » (FOEX, 1986). C’est en faisant appel à une discipline très rigide qu’Alain veut promouvoir une certaine émancipation de l’élève et contribuer à la lutte « pacifiste » de l’époque. Voilà sans doute pourquoi le bandeau portait une telle formule. Cependant, on ne peut se contenter de ce jugement radical. Il n’y a pas de contradiction majeure entre les conceptions politiques d’Alain et ses conceptions pédagogiques. S’inscrivant dans la tradition du radicalisme, le philosophe veut un citoyen éclairé, maître de lui-même et c’est toujours en vue de cette finalité qu’il avance ses propositions pédagogiques. 2.2.6. Alain et l’Education Nouvelle
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Alors qu’il développe sa philosophie de l’éducation, Alain enseigne au collège Sévigné. Par l’entremise de Charles Salomon, son ami et collègue au lycée Condorcet, Alain se voit confier un cours de philosophie dans ce collège, probablement en 1906. L’établissement est alors dirigé par Mathilde Salomon. En 1883, celle-ci s’était vue proposer le poste de directrice par Michel Bréal, le président de la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire créée en 1879. Ce mouvement, associé à la Société pour la Propagation de l’Instruction parmi les Femmes, avait fondé l’Ecole Alsacienne, destinée aux garçons et, peu de temps avant le vote de la loi Camille Sée{8}, son pendant féminin : le collège Sévigné (NICAULT, 2004). C’est dans cet établissement secondaire privé et laïc qu’Alain enseigne la philosophie, parallèlement à son enseignement dans les lycées publics. Le collège Sévigné n’est pas alors seulement un établissement d’enseignement secondaire. Dès 1909, un jardin d’enfants y est ouvert. Des méthodes pédagogiques sont mises au point et cette initiative va favoriser la création d’établissements du même type. Ce collège ouvre aussi, en 1909, un cours de formation pour les « jardinières d’enfants » et les maîtresses des petites classes. C’est un des premiers lieux en France où sont enseignées les théories de Froebel, Montessori, Dewey, Decroly… Le collège Sévigné est alors une des principales « vitrines » de l’Education Nouvelle (SAVOYE, 2007, p.237). Mademoiselle Sance, qui dirige l’établissement de 1909 à 1939 est membre de la Nouvelle Education. Par la suite, il sera dirigé par Marie-Louise Soustre, membre du GFEN (Groupe Français d’Education Nouvelle). Parce que nous nous intéressons à la genèse de la philosophie de l’éducation d’Alain, nous sommes conduits à nous demander si Alain est entré en relation et en dialogue avec la pensée pédagogique qui est promue dans cet établissement. Le philosophe n’enseigne tout d’abord que dans l’enseignement secondaire au collège Sévigné. De 1925 à 1926, il est invité à donner un cours complet de pédagogie enfantine dans la cadre de la formation des « jardinières d’enfants » et des maîtresses des petites classes. Le contenu de ces cours a été conservé dans le volume intitulé Pédagogie enfantine (ALAIN, 1986){9}. En 1925, Alain a déjà publié un grand nombre de propos sur l’éducation. L’essentiel de sa pensée sur la question a déjà pris forme. Dès 29
1909, il est possible que ses fonctions au collège Sévigné, son amitié pour Charles Salomon, et surtout pour sa femme, Marie Salomon{10}, l’aient conduit à prendre connaissance de certaines idées en vogue dans le mouvement de l’Education Nouvelle. Nous n’expliquerons pas l’essentiel de sa philosophie de l’éducation en la situant dans ce contexte. Les propos sur l’éducation et la correspondance d’Alain ne permettent pas de penser qu’il ait accordé beaucoup d’attention aux innovations des « jardinières d’enfants » ou au mouvement de l’Education Nouvelle. Cependant, quelques-uns de ses textes semblent s’éclairer quand on les replace dans cette situation. Sa critique de la pédagogie du jeu peut apparaître comme une critique de certaines conceptions assez répandues parmi les partisans de l’Education Nouvelle et parmi les « jardinières d’enfants ». Lorsqu’il parle des « jardins d’enfants » (ALAIN, 1986, V et LXXV), c’est pour condamner l’idée d’instruire en amusant qui y serait en vogue. Toutefois, Alain n’attribue pas cette idée aux seules « jardinières d’enfants ». Il la retrouve chez Montaigne et chez les inspecteurs de l’enseignement primaire qui défendent la leçon vivante. La pensée d’Alain sur ce point ne naît donc pas seulement en réaction à certaines pratiques du collège Sévigné et de l’Education Nouvelle. Toutefois, Alain ne rejette pas systématiquement les « jardins d’enfants » de l’époque et les idées défendues par le mouvement de l’Education Nouvelle. Il parle favorablement de la culture pédagogique des « jardinières d’enfants » quand il s’adresse directement à elles dans son cours de pédagogie enfantine (ALAIN, 1986). Loin de contredire les thèses qu’il a avancées précédemment dans ses propos, il souligne plutôt ce qui, dans l’Education Nouvelle, lui semble pertinent, la portion de vérité qu’il y trouve. Il n’exclut pas tout ce qui vient de « la pédagogie » et de l’Education Nouvelle, contrairement à ce que laissent entendre certains commentateurs (LORVELLEC, 2001 ; MUGLIONI, 1996){11}. Cependant, nous ne pouvons pas faire du philosophe un partisan de l’Education Nouvelle, parce que, même quand il en parle favorablement, ses propos ne sont pas très clairs. Il semble connaître assez mal le mouvement pédagogique et le soutien qu’il lui apporte est très partiel. C’est ce que nous verrons en analysant les deux principales allusions à l’Education Nouvelle que l’on rencontre dans Pédagogie enfantine (ALAIN, 1986). 30
1. Alain semble tout d’abord parler favorablement d’une certaine forme de self-government. Voilà ce qu’il dit en 1925 (ALAIN, 1986, p.298) : La bonne volonté n’est pas assez ; c’est l’action qui forme l’enfant. Deux manières. 1° à l’Ecole. (…) Un surveillant du vestiaire. Un protecteur des nouveaux. Balayer, aérer, mettre les papiers à la corbeille. Gardez la craie. Compter les ardoises. Ces petites fonctions mettent l’enfant en présence de lui-même, de ce qui dépend de lui. De proche en proche (moniteurs) on peut arriver à une liberté presque sans limite. (Se déplacer. Demander un renseignement. Aider le voisin). Les grands éducateurs ne trouvent pas ici de limite (Système anglais). Alain utilise un style très elliptique dans ces notes préparatoires à ses cours de pédagogie. Qu’appelle-t-il le « système anglais » ? Il est probable qu’il songe ici au monitoring system arrivé d’Angleterre en France en 1814. Ce modèle pédagogique doit son nom aux moniteurs qui y tiennent un rôle central. Il s’agit d’élèves qui conduisent l’instruction d’autres élèves en respectant des procédés très codifiés (LELIEVRE, 2009, p.126). Alain semble aussi évoquer une certaine forme de self-government. Il parle favorablement d’une pédagogie qui consiste à confier à chaque élève une responsabilité particulière. La notion de self-government vient des Etats-Unis. Des expériences françaises ont été menées, à l’initiative d’Alfred Binet et de Roger Cousinet, pour la première fois en 1910 (OTTAVI et GUTIERREZ, 2007, p.47). Il s’agit d’accorder une grande autonomie aux élèves et aux groupes d’élèves. Alain se contente d’évoquer certaines responsabilités précises sans évoquer des Républiques scolaires, par exemple. Cependant, il ajoute que « les grands éducateurs ne trouvent pas de limites ici » et il ne semble donc pas défavorable à une autonomie des élèves plus large. Il fait un éloge assez allusif et elliptique d’une forme plutôt vague de self-government et rejoint ainsi partiellement le mouvement de l’Education Nouvelle, très attaché à cette innovation pédagogique. S’il parle favorablement de ces pratiques, Alain ajoute, dès le paragraphe suivant, qu’une pédagogie tout à fait différente permet aussi de placer l’enfant dans une posture active : la discipline. C’est précisément 31
cette seconde ligne pédagogique que le philosophe défend constamment dans ses propos sur l’éducation. Sans dire qu’elle est meilleure que le selfgovernment ou le monitoring system, c’est elle seulement qu’il propose dans le reste de son œuvre. 2. Dans son cours de pédagogie enfantine, Alain manifeste aussi son intérêt pour l’Education Nouvelle en se référant, à plusieurs reprises, à la pédagogie de Dewey. Alain dit rejoindre les conceptions du philosophe américain sur deux points. Comme lui, il considère que l’élève n’est attentif que s’il est actif. (…) par anticipation, dit Alain, je dois esquisser le tableau d’une classe en activité (Dewey). Le régulateur de l’attention c’est l’action. L’effet en est purement gymnastique, mais cela n’est pas peu. (ALAIN, 1986, p.269). Alain s’éloigne beaucoup de Dewey en disant qu’il le rejoint. Alain présente l’action comme une gymnastique. Selon lui, la gymnastique suscite l’action comme un effet mécanique. C’est ainsi que l’enfant se rend maître de lui-même. Ses passions sont régulées parce qu’il n’est plus dans une posture passive, parce qu’il n’est plus la marionnette des humeurs intempestives qui le hantent, parce qu’il s’empare de lui-même. Cette thèse centrale d’Alain, que nous analyserons plus loin, est bien différente de la conception de l’action que l’on trouve chez Dewey. Le philosophe américain ne cherche pas à combattre les passions. Il veut plutôt proposer une activité répondant aux intérêts de l’enfant et propice à la problématisation. Alain et Dewey refusent tous les deux de figer l’élève dans une posture passive, mais ils ne défendent pas la même alternative pédagogique et le même type d’action. Alain souligne la convergence sans évoquer la divergence. Plus tard, il consacre toute une leçon à « la pédagogie pragmatiste » (ALAIN, 1986, pp.286-290). Il y présente et défend certaines conceptions qu’il attribue Dewey. Il écrit ceci (ALAIN, 1986, p.286) : « L’enfant qui écoute, dit à peu près Dewey, à la fois pragmatiste et pédagogue, l’enfant qui écoute n’apprend rien ; il n’apprend qu’autant qu’il fait, qu’autant qu’il essaie. » L’enfant auquel on livre le savoir de l’extérieur n’apprend rien. Il 32
lui faut essayer lui-même. Alain ajoute que cet apprentissage peut se fonder sur deux formes d’intérêt de l’enfant. On peut intéresser l’élève en le flattant, en suscitant sa curiosité, son enthousiasme. On fait alors appel aux sens. « Comme Dewey le remarque avec finesse (L’Ecole et l’Enfant), cette attention n’est jamais entière ; elle se détourne aisément, il faut la conquérir et la conserver par les moyens de l’orateur. » (ALAIN, 1986, p.287). Seul l’intérêt fondé sur des plaisirs qui ne relèvent pas des sens peut servir de pivot pédagogique durable. En réalité, en refusant ce qui mobilise les sens pour susciter l’intérêt, Alain s’éloigne de la conception défendue par Dewey, alors même que sa leçon porte sur « la pédagogie pragmatiste ». Mais, à nouveau, il ne le dit pas. Dewey n’oppose pas radicalement un intérêt noble à un intérêt fondé sur les plaisirs vils qu’il faudrait exclure. Le philosophe pragmatiste propose une pensée plus complexe et défend une pédagogie qui, sans exclure les intérêts immédiats, permettrait de les dépasser progressivement en les orientant. Alain souligne uniquement ce qui, selon lui, le rapproche de Dewey. Il s’adresse à un public qui, très probablement, s’intéresse à la pédagogie pragmatiste et s’en inspire. Il veut montrer en quoi ses propositions et l’approche pragmatiste sont conciliables. Il est probable qu’Alain ne connaisse que très imparfaitement l’œuvre de Dewey dont il ne parle que ponctuellement et superficiellement. La place réelle de l’Education Nouvelle dans l’œuvre d’Alain n’avait pas été étudiée jusqu’à présent. Bien souvent, on oppose souvent l’école qu’il défend à celle qu’a voulu promouvoir l’Education Nouvelle, sans chercher des traces précises de cette opposition dans l’œuvre du philosophe. Quand nous observons ces traces, il apparaît que l’intérêt d’Alain pour l’Education Nouvelle prend une forme assez ambiguë. Le philosophe manifeste à la fois de l’intérêt et une réelle méconnaissance. Voulut-il seulement parler aux « jardinières d’enfant » un langage qui leur était familier, en se référant à des auteurs et des pratiques qu’elles connaissaient et appréciaient ? Il est difficile de le dire. Ce qui est sûr, c’est que, contrairement à certains de ses lecteurs actuels, Alain ne cherche pas à marquer une opposition tranchée et systématique entre ses propositions et celles de l’Education Nouvelle. Ce n’est pas là l’ennemi qu’il veut désigner. 33
2.2.7. Des propos sur l’éducation aux Propos sur l’éducation Alain n’a composé aucun ouvrage de philosophie de l’éducation. Il a laissé, sur ce sujet, des notes de cours et des propos épars. Le philosophe est l’inventeur du genre du propos, qui se situe à mi-chemin entre le journalisme et la pédagogie. Pour résumer sa démarche, il écrit ceci : (…) ayant au fond de moi la grande philosophie, je me suis bien gardé de la juger trop belle pour le journalisme, en quoi j’ai inventé un genre de journalisme. Les hommes ne s’y sont pas trompés. Ils ont reconnu leur ami véritable. (ALAIN, 1961b, p.153). Il s’agit de se tenir au plus près des hommes, en ami, sans se couper de la philosophie. Le propos est inséré dans la presse. Il s’adresse à des lecteurs qui ne sont pas des spécialistes. La philosophie de l’éducation d’Alain est apparue ainsi, de façon apparemment éclatée, dans de nombreux fragments eux-mêmes insérés dans diverses publications. Ce sont des textes parus entre 1913 et 1931, pour l’essentiel dans Libres Propos, L’école libératrice, L’Emancipation et La Lumière. Nous avons déjà parlé de la revue Libres Propos, fondée par un disciple d’Alain, Michel Alexandre, en 1921. C’est pendant l’entre-deuxguerres, avec la revue Europe, le principal organe de diffusion des chartiéristes. Pour comprendre la collaboration d’Alain à la revue La Lumière, il faut replacer celle-ci dans le paysage politique de sa création. Durant l’entre-deux-guerres, la crise politique française est une période de grande activité pour la presse d’opinion. La Lumière, avec Marianne et Regards, appartient à la presse de gauche du moment. Il s’agit d’un journal fondé en 1927 par Alphonse Aulard et Ferdinand Buisson. Il est dirigé par Georges Boris. La ligne éditoriale est antifasciste et « laïque ». La publication a pour sous-titre « Le Grand Hebdomadaire Des Gauches ». Le philosophe radical Alain trouve naturellement sa place dans une telle publication. L’école libératrice et L’Emancipation sont des revues syndicales. L’hebdomadaire L’Ecole libératrice est fondé en 1929 par Georges 34
Lapierre. Celui-ci est pacifiste et appelle les instituteurs à ouvrir les esprits des enfants à la compréhension des autres peuples (DELANOUE, 1973). L’Ecole libératrice est la revue du SNI (syndicat national des instituteurs). En 1925, le SNI avait adhéré à la CGT, alors que la FMEL (fédération des syndicats des membres de l’enseignement laïc) s’en était détachée pour se rapprocher de la CGTU. Comme la CGT, le SNI et son hebdomadaire appartiennent à une gauche plus réformiste que révolutionnaire. L’Emancipation est l’hebdomadaire officiel de la FMEL plus radicalement révolutionnaire. Alain écrit dans les deux revues avant que les deux mouvements ne se rejoignent, en 1935, dans le cadre du rapprochement entre la CGT et la CGTU. Le philosophe n’est pas le seul à ne pas choisir radicalement un camp dans le champ syndical. Le monde enseignant n’est pas séparé en deux mondes radicalement coupés l’un de l’autre. Dans chacune de ces quatre revues, Alain parle à un lecteur ami, politiquement proche de lui. Il lui propose une pensée sans cesse interrompue. C’est Monique Morre-Lambelin qui réunit ce qui était épars. Elle choisit et assemble quatre-vingt-sept propos pour former le recueil des Propos sur l’éducation, paru en 1932 chez Rieder. Elle a pu constituer un ouvrage cohérent et assez unifié en assemblant des propos aux origines diverses, parce qu’Alain n’adapte pas sa pensée en fonction de la revue qui doit l’accueillir. La diversité des supports éditoriaux s’accompagne d’une assez forte cohérence philosophique. Celle-ci apparait plus clairement dans le recueil où Monique Morre-Lambelin organise les propos selon leurs thèmes, formant des séries successives{12}. Monique Morre-Lambelin n’a pas seulement réuni et organisé ces propos. Elle est aussi celle qui, plus que tout autre, a conduit Alain à se pencher sur la question de l’éducation scolaire. Il nous faut situer la place de Monique Morre-Lambelin dans la vie de Chartier pour comprendre l’intérêt que celui-ci a accordé à l’école et à la pédagogie. Ils ont vécu ensemble pendant trois décennies. Elle a tenu auprès de lui les rôles de sœur, d’amie, de secrétaire et de gouvernante. En particulier, elle a administré l’œuvre du philosophe, classant les propos, préparant des recueils thématiques, relisant et commentant les textes. Dans un court texte 35
autobiographique où il parle de lui à la troisième personne, Alain souligne le rôle essentiel de « sœur Monique » et insiste sur un point particulier. « Pendant le temps qu’elle fut à Saint-Germain-en-Laye, dit-il, dirigeant l’annexe à l’Ecole normale de Versailles, Alain ne cessa de s’intéresser à la pédagogie. » (ALAIN, 1961b, pp.179-195). C’est en 1913 que Monique Morre-Lambelin est nommée à l’Ecole normale de Saint-Germain-en-Laye. Elle y exerce la fonction de professeur de sciences et devient directrice de l’école annexe à partir de 1927. Parmi les textes qui composent Propos sur l’éducation, très peu sont antérieurs à 1913 (ALAIN, 1986, XLVIII ; LX). Ce que dit Alain semble donc confirmé. C’est avant tout grâce à Monique Morre-Lambelin que le philosophe s’est intéressé à l’éducation. Il ne faut cependant pas masquer la part de continuité en insistant excessivement sur la rupture que constitue l’année 1913. L’intérêt d’Alain pour l’éducation n’était pas nul avant 1913. Plusieurs textes en témoignent. Deux d’entre eux appartiennent au recueil des Propos sur l’éducation. D’autre part, les contacts entre Alain et le monde enseignant sont antérieurs à 1913. C’est en 1901 qu’il rencontre Monique Morre-Lambelin à Rouen, où elle enseigne déjà les sciences à l’école normale et dans une école primaire supérieure de filles. Elle veut alors se présenter au concours des directrices. Dans cette perspective, elle s’adresse à Alain pour qu’il lui donne des cours de philosophie. Remarquons que, parmi les proches d’Alain, il y a une autre institutrice, sa sœur, Louise Chartier. Rien ne nous permet de penser qu’elle ait particulièrement influencé cette partie de l’œuvre de son frère. Mais il est certain qu’Alain n’était pas du tout étranger au monde de l’enseignement primaire. 2.2.8. Alain et les instituteurs Durant l’entre-deux-guerres, le lectorat auquel notre auteur s’adresse est assez large. Alain est lu par des philosophes, des élèves ou d’anciens élèves, et, au-delà, par beaucoup de ceux auxquels le genre journalistique des propos s’adresse et qui appartiennent à diverses catégories sociales. Nous ne pouvons pas établir statistiquement la part du lectorat des
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instituteurs et des professeurs des écoles normales dans cet ensemble plus vaste. Il est cependant probable que, parmi eux, les lecteurs d’Alain soient nombreux. Emile Foëx (1986) nous apporte sur ce point un témoignage instructif. Dans son article intitulé Alain et les instituteurs, il cherche à répondre à la question suivante (FOEX, 1986 p.25) : « (…) comment se fait-il que ce professeur de classes terminales et de Khâgne ait pu exercer sur le corps enseignant primaire une influence considérable notamment entre le début des années 1930 et le milieu du siècle{13} ? » S’appuyant sur ses souvenirs, il avance huit éléments de réponse. Ils nous permettent de comprendre, en particulier, l’intérêt de Freinet pour les propos sur l’éducation d’Alain. 1. Tout d’abord, c’est par ses textes sur la guerre qu’Alain a rencontré l’intérêt et la sympathie d’un vaste lectorat d’instituteurs. « A l’intérieur de mon petit canton campagnard, nous dit Emile Foëx, (…) c’est avec Mars ou la Guerre jugée qu’Alain prit pied dans quelques consciences. » (FOEX, 1986, p.25). Nombreux sont les anciens combattants parmi les instituteurs de l’entre-deux-guerres. C’est assez naturellement, dès lors, qu’ils s’intéressent à l’œuvre d’Alain et, en particulier, à son analyse des causes réelles de la guerre. 2. Ses propos sur la religion semblent également avoir suscité un certain intérêt dans ce même lectorat. Nombreux sont les instituteurs de l’enseignement public qui ont pu retrouver certaines de leurs conceptions dans la critique nuancée des religions traditionnelles développée par Alain. Certes, le combat en faveur de la laïcité a pris une forme moins virulente à mesure que s’éloignaient les violentes querelles de la Belle Epoque. Toutefois, il ne s’est pas effacé des mémoires, et nombreux sont les instituteurs de l’entre-deux-guerres qui défendent des conceptions laïcistes, voire anticléricales. 3. De très nombreux propos d’Alain paraissent dans diverses revues syndicales et rencontrent ainsi un large public enseignant. 4. Propos sur le Bonheur (ALAIN, 1928) a connu un grand succès auprès d’un vaste lectorat, notamment auprès de nombreux instituteurs de l’époque. 5. Alain parle une langue simple et claire. 6. On rencontre dans la pensée d’Alain les traces d’un héritage rural commun alors à tant d’instituteurs. Emile Chartier est né et a grandi dans la 37
campagne normande. Son œuvre de philosophe et, en particulier, sa philosophie de l’éducation, portent la marque de cette enfance rurale. 7. Alain condamne la posture des inspecteurs de l’enseignement primaire, ce qui « (...) était de nature à panser quelques plaies, à venger quelques outrages », note Emile Foëx (1986, p.31). 8. Enfin, ses propos sur l’éducation semblent avoir été très rapidement intégrés au corpus de ces textes que les élèves-maîtres et les candidats à la fonction d’inspecteur ne devaient pas ignorer. Emile Foëx (1986, p.31) écrit ceci : « Les inspecteurs chantèrent ses louanges lors des conférences pédagogiques, et ils invitèrent les débutants à le méditer ; les revues professionnelles s’en nourrirent. » Emile Foëx formule quelques souvenirs et quelques hypothèses. Son propos n’a pas un caractère scientifique. Il nous permet seulement de penser que, parmi les lecteurs d’Alain, les instituteurs étaient sans doute assez nombreux. L’intérêt accordé à la pensée d’Alain par le jeune instituteur communiste Célestin Freinet, à la même époque, témoigne aussi de l’ampleur du lectorat des Propos sur l’éducation. Les propos d’Alain ne sont pas seulement lus par les « hussards de la République » radicaux ou radicaux-socialistes.
2.3. La pédagogie « révolutionnaire » de Célestin Freinet Célestin Freinet, comme Alain, développe l’essentiel de sa réflexion sur l’école pendant l’entre-deux-guerres. Mais la perspective dans laquelle il se situe est très différente. C’est en replaçant l’œuvre de Freinet dans cette situation que nous pouvons saisir pleinement son sens. 2.3.1. Convergences biographiques Freinet, comme beaucoup de ses contemporains dont nous avons parlé, partage avec Alain certaines expériences et certaines préoccupations. Il a sans doute reconnu chez Alain un imaginaire rural qui lui était familier.
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Freinet a grandi à Gars, un village des Alpes-Maritimes, « (…) isolé au fond d’une vallée, où l’on vit assez largement en autarcie. Il est le quatrième fils d’une famille paysanne, où – de surcroît – l’on tient aussi l’épicerie (…). » (PEYRONIE, 1999, p.11). Il écrit ceci : « Je suis paysan et berger. Quand je me scrute en profondeur et que je gratte la croûte dont la civilisation s’est évertuée à me recouvrir, c’est toujours l’eau qui coule dans la « tine » du vieux moulin (…). » (FREINET, 1994, vol.2, p.120). Il raconte ses premiers travaux rustiques (FREINET, 1994, vol.1, p.143) et les veillées de son enfance (FREINET, 1994, vol.1, p.74). Toute son œuvre, plus encore que celle d’Alain, est profondément empreinte de cet héritage rustique. Nous ne donnerons que deux exemples parmi tant d’autres possibles : la métaphore du ruisseau qu’il utilise régulièrement pour évoquer le mouvement du tâtonnement expérimental et les paysages campagnards qu’il décrit dans Les Dits de Mathieu (FREINET, 1994, vol. 2). Chez Freinet, nous retrouvons, en outre, la figure du maître rustique. Le pédagogue lui-même incarne ce modèle. Et le personnage qui lui sert de porte-parole, Mathieu, est un sage rustique, imprégné d’une tradition rurale populaire. Si l’imaginaire rural est présent à la fois chez Freinet et chez Alain, l’isotopie de la rusticité ne tient pas exactement la même place dans les deux argumentations. Freinet voit une analogie entre l’élan naturel du fleuve ou de la plante et le développement de l’enfant. D’autre part, il propose une école profondément enracinée dans le milieu rural. Enfin, il fait du travail paysan un exemple privilégié de ce à quoi l’enfant aspire naturellement. Alain ne rejoint jamais ces conceptions. Le philosophe semble plutôt avoir trouvé dans la Normandie rurale de son enfance le modèle d’un esprit d’indépendance individuelle radicale. Il écrit ceci (LETERRE, 2006, p.61) : Le souci des intérêts matériels et la passion de l’indépendance, tels sont les deux traits dominants du tempérament politique bas-normand. Mais je crois bien que l’indépendance passe avant tout. C’est l’esprit que l’on retrouve dans l’ensemble de son œuvre. Cet attachement à l’indépendance individuelle se distingue nettement de l’esprit coopératif sans cesse défendu par Freinet. Le pédagogue doit sans doute en 39
partie son goût du travail collectif à l’expérience de coopérative agricole qu’il a initiée au lendemain de la première guerre. C’est sans doute aussi au monde rural dont ils sont issus que nous devons les références au travail artisanal présentes chez Alain et Freinet. Alain veut faire de la classe « une sorte d’atelier » (ALAIN, 1986, XXXIII) où les élèves travailleraient, tandis que Freinet propose aux enfants des « ateliers » techniques. Il apparaîtra qu’il s’agit d’ateliers très différents. Dans la classe atelier que propose Alain, on lit, on écrit, on fait de la géométrie, tandis que chez Freinet il s’agit bien souvent véritablement de travaux artisanaux. Si Freinet s’est intéressé à la philosophie de l’éducation d’Alain, peutêtre est-ce aussi parce que, comme beaucoup de ses contemporains, il a pu reconnaître chez Alain une ambition qui lui est chère. L’un et l’autre ont développé une réflexion sur l’éducation qui se fonde, en partie, sur la volonté de faire la guerre à la guerre. Freinet est encore très jeune quand la Grande Guerre éclate. Il est élève-maître à l’école normale d’instituteurs de Nice. Ses études son écourtées. Il est d’abord nommé en remplacement d’un instituteur mobilisé, comme beaucoup d’élèves-maîtres de sa génération. Puis, six mois plus tard, le 15 avril 1915, il est mobilisé, après avoir obtenu le Certificat de Fin d’Etudes Normales. En octobre 1917, il est gravement blessé. Le pédagogue demeurera profondément marqué par les injustices de la vie militaire et le carnage auquel il a assisté. En 1920, il se lie avec l’écrivain pacifiste Henri Barbusse. Il collabore alors à la revue que ce dernier anime : Clarté. « (…) dans la continuité de la révolte mûrie par l’hostilité à la guerre, il travaille à approfondir une pensée intellectuelle critique vis-à-vis de l’environnement social et vis-à-vis de son monde professionnel (...). » (PEYRONIE, 1999, p.20). L’expérience de la guerre est un des éléments qui le conduisent à rechercher une alternative à la société et à l’école « traditionnelles ». Le pédagogue est aussi encouragé dans les années 1920 par Romain Rolland, grande figure nationale, partisan renommé de la non-violence. En 1934, Freinet présente très explicitement sa pédagogie comme un moyen de favoriser la paix. Voilà comment il le dit : L’instinct combatif existe chez l’enfant, le réprimer n’est que de la mauvaise pédagogie qui aboutit souvent à son renforcement. Les éducateurs 40
ont une double tâche : dévier cet instinct combatif vers la lutte sociale révolutionnaire - préparer en même temps en l’enfant l’ouvrier conscient, l’homme maître de sa destinée. (FREINET, 1934). Freinet refuse le verbalisme pacifiste. L’instinct combatif est naturel. Il ne peut pas et ne doit pas être étouffé. La nature n’est pas mauvaise chez Freinet. Cet instinct doit être retourné contre le capitalisme. C’est le choc des capitalismes nationaux qui conduit aux guerres, nous dit l’internationaliste Freinet. Combattre le capitalisme, c’est combattre la guerre. Détourner l’instinct combatif contre le capitalisme passe par la formation de l’esprit critique. Plutôt que de chercher à remplir les esprits de dogmes en privilégiant la seule instruction, dit Freinet, il faut proposer une formation globale et libératrice de l’enfant. Freinet, comme Alain, veut lutter contre la guerre par l’éducation scolaire. Cependant, les moyens pédagogiques qu’il envisage sont bien différents de ceux défendus par Alain. Tandis que le philosophe veut conduire l’enfant à ne pas trop se croire, Freinet veut tourner l’instinct combatif contre le capitalisme. C’est qu’Alain et Freinet ne lisent pas le phénomène guerrier de la même façon et ne proposent donc pas les mêmes instruments de paix. Plus globalement, les deux auteurs ne défendent pas les mêmes conceptions politiques. 2.3.2. Révolution pédagogique et révolution politique chez Freinet Freinet est un militant du parti communiste jusque dans les années 1950. Il inscrit ses initiatives pédagogiques dans une perspective révolutionnaire. Mais il ne prétend pas former dans son école des révolutionnaires. Il veut plutôt préparer ses élèves à la société qui doit suivre la révolution. Quand viendra le temps de la véritable démocratie, il lui faudra de véritables citoyens, actifs et capables de coopérer. La « pédagogie traditionnelle » ne peut former que des esclaves. Une alternative pédagogique est nécessaire pour que l’alternative politique révolutionnaire soit viable. Denis Roycourt (1989) a étudié les articles publiés par Célestin Freinet dans l’Ecole Emancipée entre 1920 et 1921. Cette analyse l’a conduit à revenir sur une certaine légende attachée au personnage de 41
Célestin Freinet, que les écrits d’Elise Freinet ont largement contribué à promouvoir (FREINET, E., 1972). Celle-ci écrit que Célestin Freinet a été blessé au poumon à la guerre et que, quand il commence à enseigner, il ne peut pas parler longuement dans l’atmosphère confinée d’une classe de trente-cinq élèves. C’est ainsi que le pédagogue en serait venu à développer des alternatives pédagogiques. Denis Roycourt remarque que les premiers textes de Célestin Freinet qui proposent une nouvelle pédagogie sont légèrement antérieurs à ses débuts d’enseignant. Avant même de se confronter à des difficultés techniques, Célestin Freinet veut promouvoir une pédagogie nouvelle, populaire, pour des raisons politiques. Dès qu’il commence à écrire sur l’école, Freinet lie étroitement la question pédagogique et la question politique. Sa première publication paraît en mai 1920 (FREINET, 1920a), dans l’Ecole Emancipée, une revue syndicale internationaliste. Le texte n’est pas de Freinet. Il s’agit de la traduction d’un article d’Adolphe Rochl – la traduction est sans doute faite par Freinet à partir d’une version en espéranto. Une pédagogie socialiste y est défendue, qui n’est pas un enseignement du socialisme. On y lit que « le socialisme comme matière d’enseignement n’avance pas le socialisme, mais il rend l’homme bourgeois. » (FREINET, 1920a). En faisant seulement du socialisme une matière d’enseignement, sans modifier les modes d’enseignement, on perpétue une pédagogie « capitaliste », qui traite le savoir comme l’argent, en invitant chacun à en accumuler la plus grande quantité possible. Freinet veut proposer une véritable formation des élèves. Voilà comment il prétend tout d’abord rompre avec le capitalisme. Le 23 octobre 1920 (FREINET, 1920b), il écrit ceci : « Sans la révolution à l’école, la révolution politique et économique ne sera qu’éphémère. » Il faut opérer une révolution à l’école pour préparer la révolution politique et garantir sa pérennité. Pour définir l’orientation d’une telle révolution pédagogique, Freinet s’appuie sur le contenu du Congrès des « Socialistischer Erzieher » (instituteurs socialistes) qui s’est tenu à Gotha du 2 au 4 octobre 1920. Le pédagogue souligne, en particulier, que l’enseignement doit accorder une plus grande place à la spontanéité de l’enfant. C’est ainsi que l’on formera des citoyens adaptés à la société qui doit suivre la révolution. Freinet précise, dans un article de 1921 (FREINET, 1921), que la pédagogie socialiste qu’il veut développer ne relève pas de 42
l’embrigadement. Il ne s’agit pas d’enrôler les élèves. C’est plutôt en proposant des pratiques démocratiques qu’il veut former des citoyens. Dès 1921, l’essentiel de l’orientation « révolutionnaire » de Célestin Freinet se dessine. On peut se demander si, dans cette perspective, Freinet n’a pas cherché à proposer une pédagogie de classe. C’est bien ce qu’il semble parfois envisager quand il parle d’une pédagogie « prolétaire ». Celle-ci paraît destinée aux enfants des familles rurales, à ceux des familles paysannes en particulier{14}. Quand il critique ce qu’il connaît de l’Education Nouvelle pour créer, en marge, ses propres techniques, Freinet cherche à s’écarter de ce qui lui apparaît comme une pédagogie « bourgeoise », fondée sur un matériel qui coûte cher. Il veut proposer une méthode adaptée aux écoles mal dotées de l’arrière-pays niçois où il enseigne. C’est dans cette perspective singulière que s’inscrit d’abord le travail du pédagogue. Cependant, Freinet développe aussi progressivement une psychologie et il pointe des « invariants pédagogiques ». Il ne parle pas alors d’une catégorie sociale particulière mais de l’enfant universel. Freinet n’a jamais dessiné de frontière claire entre des techniques qui seraient destinées à une population particulière et une approche qui serait universellement pertinente. Cette ambivalence marque aussi l’histoire de la pédagogie Freinet. Nous n’en reprendrons pas ici le récit long et complexe. Remarquons seulement que les techniques Freinet ont été reprises dans des situations pédagogiques très différentes. Les premiers compagnons de route reprennent dans des écoles rurales des techniques conçues dans un milieu rural. Bientôt, certains pédagogues cherchent à appliquer la méthode Freinet dans un milieu différent, en la remaniant ou en cherchant à demeurer tout à fait fidèles au modèle construit par Célestin Freinet. 2.3.3. Quatre héritages Parce qu’il veut rompre avec une pédagogie « traditionnelle » et « capitaliste », Freinet explore le monde pédagogique en quête d’éléments
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qui l’aideraient à construire une méthode alternative. Quatre héritages marquent profondément son travail. 1. L’héritage du courant libertaire est une des influences dont ses techniques témoignent. En 1922, Freinet visite l’école populaire d’Altona, près de Hambourg. Il y est séduit par l’absence de rigidité. En 1927, pour la revue L’Internationale de l’enseignement, il présente l’expérience de Cempuis, un orphelinat de l’Oise fondé par Paul Robin. Là, comme plus tard à l’école Freinet de Vence, on retrouve une éducation en plein air, un atelier d’imprimerie, une grande diversité d’activités manuelles et intellectuelles. Au-delà de cet héritage libertaire français, le courant pédagogique anarchiste espagnol l’inspire. L’expression d’« école moderne » employée par Freinet apparaît comme un hommage à l’expérience d’Ecole Moderne de Francisco Ferrer. Les deux initiatives ont en commun, notamment, de proposer des ateliers techniques et des travaux collectifs. 2. Freinet est aussi séduit par le bouillonnement pédagogique soviétique des années 1920. En 1925, avec d’autres membres de la Fédération de l’enseignement, il visite l’U.R.S.S. et y rencontre de nombreux pédagogues socialistes. Si l’on en croit Elise Freinet (1972, pp.46-47), le dénuement que doivent affronter les enseignants soviétiques lui rappelle ses conditions de travail. Il se retrouve dans leur ambition d’ouvrir de nouvelles perspectives éducatives. 3. Le troisième courant qui a influencé Freinet est celui de l’Education Nouvelle. Au-delà des divergences qui séparent les membres de ce mouvement, nous retrouvons dans tous leurs discours la critique d’une « pédagogie traditionnelle », présentée comme excessivement contraignante et insuffisamment soucieuse des intérêts de l’enfant. Dans les années 1920, Freinet consacre de nombreux comptes rendus, dans L’Ecole Emancipée, aux œuvres des partisans de l’Education nouvelle. Les travaux d’Adolphe Ferrière sont ceux que Freinet évoque le plus fréquemment alors. En 1923, il participe au congrès de la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle à Montreux. Sa pensée garde la trace des principales thèses défendues au sein de ce mouvement. Si l’on confronte la pédagogie Freinet aux trente points qui permettent de reconnaître une école nouvelle selon Ferrière, il apparaît que
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les divergences sont peu nombreuses. C’est en 1915 que le pédagogue les rédige. Rappelons-les (HUBERT, 1949, p.130) : Organisation 1. L’école nouvelle est un laboratoire de pédagogie pratique 2. un internat, pour une éducation intégrale 3. située à la campagne 4. éducation par maisons séparées de dix à quinze élèves (mixité tempérée) 5. coéducation des sexes pour préparer des mariages sains et heureux 6. travaux manuels 7. menuiserie, culture du sol et élevage 8. travaux libres 9. gymnastique naturelle, torse nu, en plein air, marche, bicyclette et campements Vie intellectuelle 11. culture générale et jugement par la raison 12. spécialisation d’abord spontanée puis organisée dans un sens professionnel 13. enseignement par les faits et l’expérience 14. fondé sur l’activité personnelle de recherche 15. s’appuyer sur les intérêts spontanés de l’enfant Organisation des études 16. recours au travail personnel des élèves 17. travail collectif par groupes et entr’aide 18. enseignement limité à la matinée (6 fois par semaine) 19. limitation des domaines étudiés chaque jour 20. même limitation chaque mois, chaque trimestre Education sociale 21. possibilité de former une république scolaire 22. élection de chefs par les élèves 23. système des charges sociales réparties entre les élèves 24. récompenses et sanctions positives 25. punitions en relation directe avec la faute commise 45
26. auto-émulation 27. réalisation de l’école comme milieu de beauté 28. musique et chants collectifs 29. éducation de la conscience morale par les récits et les lectures 30. éducation de la raison pratique par la réflexion personnelle. Certes, Freinet ne reprend pas l’idée de punitions et de récompenses adaptées et ne semble pas beaucoup explorer certaines pistes, celles des voyages, par exemple. Cependant, on retrouve à l’école de Vence l’essentiel de ce que propose Adolphe Ferrière. Cette école a bien été un internat. Elle se situe à la campagne. Une République d’enfants y est organisée. Le pédagogue accorde une place essentielle aux intérêts spontanés de l’enfant, aux travaux d’atelier comme la menuiserie. Les élèves se consacrent le plus souvent à des travaux libres, s’entraident et endossent des responsabilités. La gymnastique « naturelle » en plein air est pratiquée régulièrement. L’école du Pioulier est enfin une école mixte. La première élève qui y est accueillie est d’ailleurs une petite fille de cinq ans, Annie, dont la famille juive a été chassée d’Allemagne (BARRE, 2009). Enfin, des camps de vacances sont organisés par le mouvement Freinet. 4. Même si Freinet, comme les partisans de l’Education Nouvelle dont il s’inspire, refuse radicalement ce qu’il appelle la « pédagogie traditionnelle », et même s’il se veut révolutionnaire, on retrouve dans ses propositions l’héritage de certaines conceptions pédagogiques républicaines officielles. Remarquons, avec Henri Peyronie (1999, pp.28-30), que les instructions officielles dues au ministre de l’Instruction publique Léon Bérard, au début des années 1920, sont elles-mêmes influencées par les thèses de l’Education Nouvelle. Les « promenades scolaires » y sont autorisées. Sur ce point, Freinet peut s’appuyer sur les instructions officielles tout en s’inspirant de l’Education Nouvelle. D’autre part, en 1924, c’est un inspecteur, Barthélémy Profit, qui lance les premières coopératives scolaires, pour favoriser une démocratisation de la vie scolaire. C’est dans cette ligne que Freinet inscrit la création de sa « Coopé ». Il y a donc une part de continuité entre certaines instructions officielles qui étaient alors récentes et les propositions pédagogiques de Freinet. 2.3.4. Freinet et les instituteurs de son temps 46
Freinet n’est pas un pédagogue isolé. Il est le fondateur d’un mouvement. Il s’adresse aux instituteurs de son temps. C’est dans cette situation que la genèse de ses écrits s’explique. Le dialogue qu’il veut mener avec ses contemporains, il le met en scène dans ses ouvrages. On y voit son porte-parole, Mathieu, discuter avec M. Long et Mme Long. M.Long est un instituteur rationaliste « traditionnel », qui se veut « moderniste ». Mme Long est une institutrice assez sensible à l’esprit de l’Education Nouvelle. Si l’on s’appuie sur l’étude minutieuse des instituteurs de l’entredeux-guerres proposée par Jacques Girault (2009), il apparaît que, comme semble l’avoir pressenti Freinet, le monde des enseignants du primaire se divise en deux groupes d’importance presque égale dans les années 1930. Jacques Girault (2009, p.77) présente des pourcentages établis à partir des déclarations faites par d’anciens instituteurs en réponse à un questionnaire. 435 instituteurs retraités et 96 institutrices retraitées ont répondu. 38,7% de l’ensemble déclarent avoir pratiqué des techniques « classiques » et 50,7% disent avoir préféré l’« innovation » dans les années 1930. C’est à ces deux grandes catégories que Freinet s’adresse dans son œuvre. Dans les statistiques établies par Jacques Girault, nous remarquons que les institutrices semblent s’être tournées plus volontiers que les instituteurs vers les pratiques innovantes. 40,2% des hommes et 27,1% des femmes disent avoir pratiqué exclusivement des méthodes « classiques ». Comme dans L’éducation du travail de Freinet (1994, vol. 1), les institutrices semblent avoir souvent été les premières à s’inspirer des techniques Freinet. Sur 485 instituteurs et 85 institutrices interrogés, 48% des hommes disent n’avoir eu aucun contact avec la pédagogie Freinet dans les années 1930, pour seulement 12,9% des femmes. Freinet semble avoir su saisir assez précisément la situation dans laquelle il se trouvait. La forme que prend son œuvre écrite s’explique en partie par un contexte dont Freinet avait conscience. Son porte-parole, Mathieu, s’escrime à convaincre M. long, un instituteur « traditionnel » qui résiste obstinément, tandis que Mme Long se laisse plus facilement persuader, malgré quelques réticences. 2.3.5. Freinet et le P.C.F. 47
Bien que Freinet soit alors communiste, il ne rencontre pas une adhésion globale de ses « camarades » du parti. Comme le souligne Jacques Girault (2009, p.91), dans les années 1930, de nombreux militants communistes sont très réservés. Ils craignent de voir s’effacer excessivement le rôle du maître. D’autres sont plus enthousiastes. Il ne nous est pas possible, avec les informations dont nous disposons, de préciser l’importance relative de chacune des deux tendances au sein du P.C.F.. Ce que montrent, du moins, les statistiques établies par Jacques Girault, c’est que les communistes sont loin d’être majoritaires parmi les premiers instituteurs partisans de l’Ecole moderne. Ils représentent probablement environ 15% de l’ensemble des troupes (GIRAULT, 2009, p.89). C’est après la seconde guerre mondiale que se fait la rupture définitive entre le P.C.F. et la « pédagogie révolutionnaire » de Célestin Freinet. L’essentiel de ce qui fut alors reproché à Freinet est résumé, longtemps après, dans l’article nécrologique que Fernande Seclet-Riou (1966) consacre à Freinet dans L’Humanité, en 1966. On y lit ceci : Le mot “vie” semble doué d’une puissance magique [chez Freinet] : “à même la vie” est l’explication et la justification suprême. Le “Cas Freinet” est et demeure posé. Son intelligence semble-t-il, accédait malaisément aux idées générales pour lesquelles il affichait un certain mépris. Sa mégalomanie lui rendait difficile la compréhension des actions et des œuvres d’autrui, surtout lorsqu’elles le dépassaient. Il méconnut et méprisa une pédagogie avancée comme celle des écoles maternelles et particulièrement des écoles maternelles françaises. La grande et belle œuvre de Mme Kergomard semble lui avoir échappé. Il sous-estima l’œuvre si solide, si riche, d’Henri Wallon. Il traita même très cavalièrement le grand savant Paul Langevin. La question de savoir s’il fut “démocrate” n’est pas résolue. Freinet est, en somme, accusé de vitalisme, de mégalomanie et d’ignorance. Ce sont des arguments qui avaient déjà été développés par Cogniot, Snyders, Garaudy ou Seclet-Riou, au début des années 1950. Un « état d’esprit « épurateur » » (SAVOYE, 2007, p.258) règne au lendemain de la guerre au parti communiste et au GFEN, lui-même dominé par des membres du parti communiste. Freinet avait déjà rompu avec le 48
GFEN en 1946. Il accusait alors le mouvement de ne pas accorder assez d’importance à la voix des instituteurs. En 1950, c’est la rupture avec le parti communiste qui s’amorce. Georges Snyders entame les hostilités (BARRE, 2009). La querelle sera longue. Elle est relayée, en particulier, dans la revue L’Ecole et la Nation. Il s’agit d’une publication créée par Le P.C.F. et destinée aux enseignants. Freinet est accusé de défendre une pédagogie mystique, proche de certaines conceptions pétainistes, et trop étrangère à l’esprit scientifique du marxisme. Selon les membres du P.C.F. qui le condamnent, Freinet méprise excessivement la part du maître dans les apprentissages, minore la valeur des connaissances générales en matière économique et sociale et n’accorde pas assez d’importance à la discipline (TESTANIERE, 1989). Il est certain que Célestin Freinet n’a jamais caché son vitalisme. C’est dans l’héritage bergsonien qu’il trouve son origine (LEGRAND, 1993). Freinet est aussi présenté comme proche d’un certain esprit pétainiste. On ne peut pas dire de Freinet qu’il est pétainiste. Mais, au début de la période de l’Occupation, il a lui-même parlé, dans des écrits privés, d’une certaine proximité entre ses conceptions et celles de Pétain. Il écrit alors à sa femme qu’il se sent très proche des positions collaborationnistes de Marcel Déat (FREINET, C., FREINET, E., 2004, p.369), et qu’il rejoint Pétain sur certains points centraux. Voilà, par exemple, ce que l’on peut lire dans une de ses lettres : Ce matin, visite d’un nouveau docteur (…). Je lui ai dit que j’avais une école nouvelle où. je recherchais des méthodes nouvelles d’éducation Quelles méthodes - mais précisément celles recommandées par le maréchal Pétain. (…) Il y aurait un travail très intéressant à faire : rechercher dans mes écrits, pour chacune des affirmations de Pétain, mes propres démonstrations, les présenter dans une colonne correspondante avec référence et date. (FREINET, C., FREINET, E., 2004, p.381). Nous ne ferons pas ici le tableau comparatif imaginé par Freinet. Relevons seulement certains points de rencontre. Si Freinet pense rejoindre Pétain, sans doute est-ce parce que, comme lui, il prône une rupture avec l’esprit républicain de la Belle Epoque, un certain retour à la nature, une valorisation du travail. La théorie pédagogique de Célestin Freinet est assez 49
souple pour pouvoir être rapprochée aussi bien de quelques modèles libertaires que d’un certain esprit pétainiste. C’est que, contrairement aux propos d’Alain, elle est le résultat du tâtonnement d’un pédagogue soucieux avant tout de renouveler les pratiques, un pédagogue qui, en outre, espère connaître un jour un pouvoir politique qui lui sera favorable.
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3. Deuxième partie : Sortir de l’enfance ? 3.1. Introduction En 1995, Pascal Bruckner parlait d’une « tentation de l’innocence » (BRUCKNER, 1995). Comme de nombreux auteurs des années 1990 et 2000 (SLAMA, 1993), il dénonçait une tendance régressive de la société contemporaine. Aujourd’hui, disait-il, les adultes rêvent d’infantilisme parce que la posture adulte et responsable serait devenue trop difficile à assumer. L’héritage de Rousseau aurait conduit à une certaine sacralisation malsaine de l’innocence enfantine. Pascal Bruckner (1995, p.89) écrit qu’« on isolait hier la jeunesse pour la préserver des souillures de l’âge ; on tenterait plutôt aujourd’hui de la préserver des affres de la maturité tenue d’emblée pour une punition. » Sortir de l’enfance, voilà donc le geste que le monde contemporain rejetterait dangereusement. La question se pose alors de savoir ce que c’est que sortir de l’enfance et si cela a seulement un sens. Ce problème a une histoire. Nous voulons en éclairer un des moments en construisant un premier dialogue entre Alain et Freinet autour de ce thème. Tandis qu’Alain insiste sur la nécessité de sortir de l’enfance et souligne ce qui sépare l’enfant de l’homme adulte, Freinet ne marque aucune rupture nette entre l’enfance et l’âge adulte. Un même élan naturel doit être préservé tout au long de la vie, un même besoin de travail, qui, s’il n’est pas entravé, sera le meilleur des pivots pédagogiques.
3.2. Freinet et Ferrière Durant l’entre-deux-guerres, Adolphe Ferrière est le principal publiciste de l’Education Nouvelle. Il défend alors l’idée selon laquelle l’enfance est un moment spécifique de l’existence dont les caractéristiques singulières doivent être prises en compte par le pédagogue. Freinet présente élogieusement cette thèse de Ferrière dans un numéro de L’Ecole
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Emancipée en 1922 (FREINET, 1922). Il écrit ceci : « L’enfant n’a pas, par exemple, la même notion du bien et du mal que nous (…) ». Nous lisons plus loin qu’ Il faut définir expérimentalement quels sont les besoins innés de l’enfant aux différents âges, il faut bien connaître le sujet que nous devons élever. M. Ferrière compare l’enfant à un primitif, en tenant compte de l’héritage des siècles passés. Durant sa jeunesse, l’enfant parcourt rapidement les différentes étapes par lesquelles est passée l’humanité. Et cette assimilation est frappante, lumineuse presque. Freinet rejoint donc Ferrière pour défendre, tout d’abord, l’idée d’une loi biogénétique qui fait du développement de l’enfant une reprise individuelle de l’évolution de l’humanité. Les deux auteurs s’inscrivent alors dans la tradition que Dominique Ottavi (2009) a analysée. Une « théorie de la récapitulation » est apparue au XIXe siècle dans la perspective ouverte par l’évolutionnisme. Il s’agit d’un schéma interprétatif assez vague qui consiste à pointer une correspondance entre le développement de l’individu et celui de l’espèce ou de l’ensemble des espèces. Dans cette perspective, il revient à l’éducation, selon Ferrière, d’accompagner l’évolution, d’élever l’enfant, tout en adaptant sa démarche aux spécificités des différents stades de développement successifs. Par exemple, dans un premier temps, l’éducation fera appel au jeu parce que le jeune enfant s’y intéresse spontanément. Freinet rapporte la thèse de Ferrière avec enthousiasme. Cependant, elle est tout à fait absente des ouvrages théoriques qu’il rédige par la suite. Dans ces livres, Freinet insiste davantage sur la part de continuité qui existerait entre l’enfance et l’âge adulte. Certes, le pédagogue ne nie pas que différentes étapes se succèdent au cours du développement de l’enfant. Le maître prendra en compte le fait que le jeune enfant est d’abord porté par un intérêt immédiat et qu’il ne parvient que progressivement à faire des efforts en vue d’un objectif lointain. On ménagera jusqu’à ses cinq ans des espaces favorables au seul tâtonnement, sans véritable travail, pour que l’enfant fasse connaissance avec son milieu. Cependant, Freinet, dans son
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œuvre écrite, évoque à peine ces idées et souligne avec insistance les points de convergence entre enfance et âge adulte. Le pédagogue énonce ainsi ce qu’il présente comme le premier invariant pédagogique (FREINET, 1994, vol.2, p.387) : L’enfant est de la même nature que l’adulte. Il est comme un arbre qui n’a pas encore achevé sa croissance, mais qui se nourrit, grandit et se défend exactement comme l’arbre adulte. D’autres « invariants pédagogiques » (FREINET, 1994, vol.2) insistent sur cette identité de nature en posant que « nul – l’enfant pas plus que l’adulte – n’aime être commandé d’autorité » et que « personne, ni enfant ni adulte, n’aime le contrôle et la sanction qui sont toujours considérés comme une atteinte à sa dignité, surtout lorsqu’ils s’exercent en public. » Ce qui rapproche l’enfant de l’adulte, dans l’œuvre théorique de Freinet, c’est surtout que, comme lui, il aspire au travail-jeu et avance par le biais d’un tâtonnement expérimental. En insistant sur la part de continuité entre enfance et âge adulte, Freinet ouvre une voie qui lui est propre en marge de l’Education Nouvelle et de l’héritage rousseauiste. Tandis que les pédagogues de ce mouvement défendent généralement l’idée selon laquelle il faut adopter les pratiques d’enseignement aux singularités de chacun des stades du développement de l’enfant, Freinet met plus souvent en évidence ce qui rapproche l’enfant de l’adulte – un même désir de travailler, en particulier. Le pédagogue veut fonder les apprentissages sur le besoin « naturel » de travail éprouvé par l’enfant. Il s’agit de s’écarter des exercices scolaires traditionnels qui conduisent à la frustration, à la disharmonie et à l’hypocrisie. L’enfant veut travailler comme l’adulte. Si ce désir n’est pas satisfait, il devient incapable de produire un effort réel. Voilà pourquoi Freinet répond avec virulence à Alain quand celui-ci pose qu’il ne faut pas chercher à intéresser l’enfant, mais plutôt lui proposer de grandes difficultés à surmonter. L’effort, dit Freinet, n’apparaît que quand il peut s’enraciner dans la soif naturelle de travail. Le pédagogue écrit ceci : De deux choses l’une : ou bien l’enfant sent la nécessité individuelle et sociale de l’effort que vous lui demandez. Et, s’il a un gros potentiel de 53
vie, il saura s’y soumettre gaiement, sans que vous l’y contraigniez - ou bien il ne comprend nullement cet effort (…). Et il s’y refusera et il aura raison. (FREINET, 1934, pp.142-143). Seul le travail représente une vraie nécessité sociale et individuelle pour l’élève, tandis que les exercices scolaires, que Freinet appelle « scolastiques », apparaissent à l’enfant comme des contraintes arbitraires. Le « travail-jeu » est le terme inventé par Freinet pour désigner un travail réel, qui suppose l’effort, qui se révèle parfois pénible et que l’enfant recherche naturellement comme un grand bonheur. Si on plonge l’élève dans un milieu favorable et porteur, sa soif de travail se manifeste et il cherche à la satisfaire comme il peut (FREINET, 1994, vol.1, p.167). (…) l’enfant qui ne peut pas se livrer à un travail-jeu, qui ne peut ni construire pour de vrai, ni moissonner un blé véritable, ni garder un troupeau vivant, ni suivre l’eau glougloutante ou s’éblouir à la domination magique du feu (...) partout et toujours, il cherche instinctivement, et trouve, des activités qui, à l’origine, possèdent les éléments essentiels des ces travaux spécifiques, mais qui en sont comme un merveilleux démarquage, adapté à ses besoins, à son rythme de vie (...) : un jeu. L’enfant a des aspirations naturelles. Il cherche un abri. Il cherche à se nourrir. Il cherche à affirmer sa puissance… Il est dès lors naturellement poussé vers certains travaux. Il veut bâtir, moissonner, etc. Quand il ne peut pas satisfaire ces besoins naturels, il se tourne vers ce que Freinet appelle des « jeux-travaux » qui en sont des démarquages. Les jeux-travaux où la maison est figurée par une ligne sol, par exemple, miment le geste de la construction, parce que la construction véritable est impossible (FREINET, 1994, vol.1, p.181). Freinet utilise des concepts qui marquent la proximité entre le jeu et le travail : le « travail-jeu » et le « jeu-travail ». Le « travailjeu » est la tâche qui remplit une fonction « naturelle » et que l’enfant recherche et transpose en « jeu-travail » plus artificiel quand il ne peut satisfaire directement son véritable besoin. Le pédagogue veut proposer aux enfants de véritables travaux-jeux qui répondent à leurs aspirations naturelles et par lesquels les apprentissages essentiels se feront. Il se détourne ainsi des thèses de 54
Claparède (2003), en particulier. Ce dernier propose de recourir largement au jeu pour favoriser les apprentissages. Sur ce point encore, Freinet se tient en marge de l’Education Nouvelle en invitant le maître à satisfaire avant tout un besoin que l’enfant et l’adulte auraient en commun, plutôt qu’un désir de jouer plus spécifiquement enfantin. Ce qui rapproche l’enfant de l’adulte, chez Freinet, c’est aussi sa façon d’appréhender le monde par le biais du tâtonnement expérimental. Cette technique apparaît chez Freinet comme l’instrument universel de la connaissance. Le scientifique, l’enfant, le technicien, le pédagogue… avancent dans le monde en s’appuyant sur le seul recours au tâtonnement expérimental. Entraînés par l’élan vital, nous tâtonnons à chaque fois que nous rencontrons un obstacle jusqu’à ce que nous dégagions une issue favorable. Nous réévaluons alors la technique que nous avions adoptée précédemment pour affronter d’autres obstacles. Si l’on suit Freinet, c’est ainsi que l’enfant apprend à lire, que l’adulte travaille et que le scientifique parvient à des découvertes. Aucune divergence radicale ne conduit à différencier nettement la posture de l’enfant de celle des adultes. L’enfant tâtonne comme l’adulte, et, comme lui, il cherche un véritable travail.
3.3. L’enfant aspire-t-il à sortir de l’enfance ? 3.3.1. L’enfant comme élève chez Alain Chez Alain, l’enfant n’est pas en quête d’un travail d’adulte. Il cherche plutôt à être adulte, ce qui suppose qu’il est très différent de l’adulte et qu’il aspire à sortir de ce qu’il est pour devenir véritablement homme. Comme Ferrière (FREINET, 1922), Alain insiste sur le verbe « élever » et le substantif « élève », car il y voit le geste essentiel de l’éducation. Il écrit ceci : Que veut [l’enfant], et que veut l’homme ? Il vise au difficile, non à l’agréable, et, s’il ne peut garder cette attitude d’homme, il veut qu’on l’y aide. Il pressent d’autres plaisirs que ceux qui coulent au niveau de ses lèvres ; il veut d’abord se hausser jusqu’à apercevoir un autre paysage de
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plaisirs ; enfin il veut qu’on l’élève ; voilà un très beau mot. (ALAIN, 1986, IV). L’enfant aspire à ne plus être enfant. Il se veut homme. Mais, chez Alain, sortir l’enfant de l’enfance ne suppose pas que l’on s’appuie sur les désirs enfantins comme le goût du jeu ou la recherche du plaisir. Le philosophe fait l’éloge d’une école à l’allure austère. Voilà ce qu’il écrit : L’école est un lieu admirable. J’aime que les bruits extérieurs n’y entrent point. J’aime ces murs nus. Je n’approuve point qu’on y accroche des choses à regarder, même belles, car il faut que l’attention soit ramenée au travail. (ALAIN, 1986, VI). Que les murs soient nus pour que l’enfant reste concentré. Ce que refuse Alain, c’est une pédagogie sucrée, attrayante, qui détourne du simple et difficile exercice de la volonté. Il s’agit de faire découvrir à l’enfant le bonheur et le pouvoir de vaincre la difficulté. Il parviendra ainsi à se rendre maître de lui-même. Il échappera à l’emprise de l’infantilisme, des humeurs et des passions. L’attention facile, celle que l’on obtient par une pédagogie ludique, ne conduit pas l’enfant à délier ses muscles, à affirmer la puissance de sa volonté. Il n’est pas délivré des désirs qu’il subit. La leçon vivante, par l’attrait qu’elle suscite, le rend esclave de ce qui le séduit. Alain condamne la pédagogie proposée par l’épicurien Lucrèce dans son De Natura Rerum. Ce dernier voulait faire boire au lecteur une « coupe amère » en enduisant les bords de miel. La philosophie épicurienne constituait le contenu de la coupe. L’hexamètre dactylique, le vers utilisé par Lucrèce dans ce livre, était le miel (LUCRECE, 1997). Le philosophe prenait modèle sur le médecin qui enrobe son médicament amer de douceurs. Il voulait que le sujet difficile qu’il traitait ne rebutât pas le lecteur. Alain considère que le bonheur, la beauté et l’humanisation supposent le passage par la difficulté. Il ne s’agit donc pas d’aplanir ou de rendre moins austère le chemin à parcourir. Au contraire, mieux vaudrait créer de la difficulté là où il n’y en a pas, puisque le passage par la difficulté est indispensable à l’humanisation.
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Si Alain propose un dressage noble fondé sur une gymnastique totale, il refuse le dressage fondé sur l’utilisation de la carotte et du bâton. Il ne s’agit pas de séduire et de punir, mais de laisser l’élève confronté aux difficultés de la pensée et de l’apprentissage. C’est ainsi seulement que l’enfant deviendra apte à « (…) penser au lieu de goûter » (ALAIN, 1986, II). « Goûter », c’est se complaire dans le plaisir que le miel procure. Cette satisfaction animale est rejetée par Alain. Cet intérêt vil ne peut servir de pivot à l’humanisation. « Goûter », c’est aussi toucher du bout des lèvres. L’élève qui goûte survole, papillonne, et il ne s’engage pas dans un travail difficile et lent. C’est de cette posture qu’il lui faut sortir pour accéder à la pensée. Puisque penser est essentiellement une affaire de volonté et qu’il faut seulement se défaire de ses passions, de ses humeurs et de ses appétits infantiles, l’enfant doit essentiellement apprendre à ne pas chercher le sucre mais la « (…) difficulté vaincue (…) » (ALAIN, 1986, II). Les intérêts que l’on veut susciter par le jeu ou la leçon vivante, théâtrale, sont bas et éphémères. Ces pivots sont des instruments peu sûrs dans les mains des pédagogues. Recourir à ce vil excitant conduit bien vite à laisser place au chahut dans la classe. Cet intérêt lasse et les enfants n’accordent pas beaucoup de respect et d’attention à celui qui les diminue au lieu de les élever. Mais la pédagogie de la volonté d’Alain ne peut être réduite à ce geste de refus du sucré et du facile. Il s’agit, dans le même temps, de mettre l’enfant sur la voie du bonheur. Alain ne prône pas un renoncement mortifère. L’enfant pressent d’autres plaisirs, un grand bonheur (ALAIN, 1986, IV) et il l’approche en s’élevant, en sortant de l’enfance. 3.3.2. Eduquer au bonheur L’auteur de Propos sur l’éducation (1986) est aussi celui de Propos sur le bonheur (1928). Les deux ouvrages s’éclairent mutuellement. L’éducation scolaire austère que défend Alain est une éducation au bonheur. C’est en sortant de l’enfance que l’on devient heureux, en se libérant des intérêts bas et éphémères. Alain ne cesse de répéter que le bonheur n’est pas un objet dans une vitrine. Il n’est pas non plus cet idéal inatteignable dont nous parlent 57
certains poètes. Chercher le bonheur comme un bien extérieur à soi, attendre de le recevoir comme une grâce, c’est se condamner au malheur. Le bonheur est liberté. Tandis que la passion est subie et que le plaisir est donné ou rencontré, le bonheur suppose l’action, l’initiative, la gymnastique du corps. Il s’agit de prendre la main, de se faire acteur de son bonheur plutôt que victime de ses passions. Le philosophe écrit ceci (ALAIN, 1928, XC) : Il faut vouloir être heureux et y mettre du sien. Si l’on reste dans la position du spectateur impartial, laissant seulement entrée au bonheur et portes ouvertes, c’est la tristesse qui entrera. Si j’attends le bonheur, je serai malheureux. Je ne dois pas adopter une posture de spectateur mais une posture d’acteur. Cette idée apparaît régulièrement dans l’ensemble de l’œuvre d’Alain. L’enfant avide de plaisirs sucrés, d’amusements, de spectacles ludiques… se fait spectateur. Ainsi, il n’apprendra rien, il demeurera prisonnier de l’enfance et il se condamnera au malheur. L’élève doit sortir de cette posture et se faire acteur en travaillant dans un environnement austère, donc propice à la concentration et à l’effort. Il ne s’agit pas de faire de l’école un lieu où la souffrance vaudrait pour ellemême. Au contraire, c’est en refusant les sucreries que l’on permet à l’enfant d’accéder à ce qui est véritablement agréable. Alain écrit ceci (ALAIN, 1956, p.635) : Faire et non pas subir, tel est le fond de l’agréable. Mais parce que les sucreries donnent un petit plaisir sans qu’on ait autre chose à faire qu’à les laisser fondre, beaucoup de gens voudraient goûter le bonheur de la même manière, et sont bien trompés. On s’éloigne du bonheur en se perdant dans les plaisirs reçus dont nous ne sommes pas les auteurs. C’est une illusion de bonheur qui nous détourne du bonheur véritable. « En d’autres termes, dit Alain, il faut travailler, et conquérir par là un bonheur que le désir n’apercevait pas. » (ALAIN, 1986, LVI).
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Alain voit dans la pédagogie de l’intérêt qu’il condamne une utilisation de l’intérêt qui en fait une flatterie avilissante, une quête vaine et lassante de sucreries, tandis que la pédagogie de la volonté qu’il défend doit permettre d’accéder au bonheur véritable. Si l’on suit Alain, la pédagogie de Ferrière se retourne contre ellemême. Si l’on veut qu’il sorte de l’enfance, il ne faut pas proposer à l’enfant des apprentissages scolaires enfantins. C’est condamner à l’enfance éternelle celui qui aspire à en sortir. Alain critique sans cesse la pédagogie de l’intérêt. Cependant, sans lui donner ce nom, il fait d’un certain intérêt de l’enfant le pivot de la pédagogie qu’il propose. Certes, il y a bien un intérêt vil qui porte l’enfant vers ce qui est sucré et amusant et Alain refuse que l’on en fasse le fondement d’une pédagogie, précisément parce qu’on empêche alors l’enfant d’être porté par un autre intérêt, plus grand et noble : son désir d’être grand. Sur ce point encore, la pédagogie de Ferrière se retourne contre elle-même, si l’on se place du point de vue d’Alain. En ne se préoccupant que des intérêts superficiels, le goût du jeu, par exemple, plutôt que du grand intérêt de l’enfant, Ferrière s’égare, en détournant l’élève du véritable bonheur qu’il désire. 3.3.3. Alain lecteur d’Hegel Alain s’inspire sur ce point de la philosophie d’Hegel. Dans les Principes de la philosophie du droit, nous lisons ceci : La pédagogie par le jeu prend déjà l’élément enfantin comme quelque chose qui vaut en soi-même, le donne aux enfants tel quel, et rabaisse pour eux ce qui est sérieux et se rabaisse elle-même dans la forme enfantine, assez méprisée par les enfants eux-mêmes. (…) elle dérange et pervertit ce qui est leur vrai besoin à eux, et leur meilleur besoin, et elle produit, d’une part, l’absence d’intérêt et l’esprit borné à l’égard des rapports substantiels du monde spirituel, d’autre part, le mépris des êtres humains, puisque, lorsqu’ils étaient enfants, ceux-ci se sont présentés à eux d’une façon enfantine et méprisable ; enfin elle produit la vanité et la présomption qui se repaît de sa propre excellence. (HEGEL, 1999, p.241).
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Chez Alain comme chez Hegel, l’enfant est habité par un besoin de s’élever. Il veut dépasser le stade infantile. Le pédagogue doit s’appuyer sur cet élan et non conduire l’élève à se complaire dans un infantilisme vil. Ce serait saper l’intérêt véritable et noble de l’enfant, et conduire l’élève à mépriser les savoirs sérieux et le monde adulte qu’il a vu sombrer dans une régression burlesque. L’apprentissage suppose le désir, le manque, le besoin. Si l’on fait croire à l’enfant qu’il n’y a rien de plus grand, rien qui mérite qu’il s’élève, on sabote toute dynamique pédagogique. Cette thèse trouve sa place au tout début de Propos sur l’éducation (ALAIN, 1986, I) et Alain la présente comme un héritage d’Hegel. Il écrit ceci : (…) bercer n’est pas instruire. Au contraire, dit cette grande Ombre, je veux qu’il y ait comme un fossé entre le jeu et l’étude. Quoi ? Apprendre à lire et à écrire par jeu de lettres ? À compter par noisettes, par activité de singe ? J’aurais plutôt à craindre que ces grands secrets ne paraissent pas assez difficiles, ni assez majestueux. La voix de la grande ombre est celle d’Hegel et elle ne cesse de se faire entendre dans ce recueil de propos, où, sans cesse, Alain décrit les dégâts causés par la pédagogie du jeu et prône un apprentissage fondé sur le désir noble de s’élever. Freinet et Alain refusent la pédagogie du jeu prônée par Ferrière, Cousinet, Decroly ou Claparède. Mais les critiques de nos deux auteurs se fondent sur deux conceptions de l’enfance très différentes. L’une, celle d’Alain, suppose que l’enfance est un âge qui appelle son propre dépassement, tandis que l’autre, celle de Freinet, pose une forte identité de nature entre l’enfant et l’adulte.
3.4. La purification de l’intérêt L’intérêt dont la pédagogie de l’intérêt veut faire un pivot est bas et fragile, dit Alain. On n’en tirera rien de bon. L’aspiration infantile au sucré, au divertissant, ne se purifie pas progressivement pour se transformer en un intérêt plus noble. Parce qu’il ne semble pas évoluer et se purifier, l’intérêt
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vil, tel qu’il est présenté par Alain, s’écarte de l’intérêt immédiat décrit par Dewey, Claparède, Ferrière et Freinet. Chez Claparède comme chez Ferrière, l’enfant passe progressivement des intérêts immédiats aux intérêts médiats, tandis que l’objet de son désir s’éloigne peu à peu. Il apprend à s’appuyer sur une difficulté de plus en plus importante pour atteindre le bonheur qu’il entrevoit. Freinet s’inspire directement de cette théorie. Il écrit ceci : Le bébé a faim. Il crie. Ne tentez pas d’explication : ventre affamé n’a pas d’oreilles. (…) Le petit enfant joue bien à cache-cache, mais il n’accepte pas de chercher longtemps. Il faut que la satisfaction suive sans retard la manifestation de son besoin de poursuite. (…) Le tout jeune enfant coupe la branche et il voudrait déjà actionner son sifflet. (…) Si l’enfant sait déjà un peu mieux dominer et discipliner son instinct, il entreprendra plus posément les opérations préliminaires : il cherchera deux pierres bien plates entre lesquelles il battra doucement le futur sifflet ; il le mouillera et le remouillera de salive en le passant dans sa bouche (…). (FREINET, 1994, vol.1, pp.283-286). Il ne s’agit pas de passer brutalement d’un état à l’autre, d’un intérêt vil à un intérêt noble, des désirs immédiats aux désirs médiats. Le mouvement est progressif et il se fait naturellement s’il n’est pas perturbé artificiellement. Bannir les désirs premiers conduit seulement à entraver le développement psychologique naturel. Claparède lui-même s’inspire de sa lecture de Dewey (2004), comme Freinet sans doute. Le philosophe américain invite l’éducateur à s’adresser aux intérêts instables, égocentriques, transitoires et incultes de l’enfant sans chercher à les conserver tels qu’ils sont, mais en visant plutôt leur maturation progressive. Avant Claparède, il distingue intérêts médiats et intérêts immédiats. « (…) le jeune enfant ne voit que le premier plan des choses, il deviendra capable, en grandissant, d’étendre son horizon et de considérer la valeur d’un acte, d’un objet, d’un fait, non plus seulement en eux-mêmes, mais comme partie d’un tout plus vaste. » (DEWEY, 1967, p.59). Nous retrouvons bien cette idée chez Freinet. Il ne s’agit pas de s’arracher aux aspirations infantiles mais de permettre leur évolution. 61
L’homme ne s’affirme pas en se coupant des désirs immédiats mais en s’appuyant sur eux pour les dépasser. Chez Freinet, c’est de l’infantile que naît l’homme, au terme d’une progression qui n’est pas un arrachement. Chez Alain, au contraire, l’éducation scolaire n’est pas une purification de l’intérêt mais une libération de l’intérêt. Nous pouvons dire de la pensée d’Alain sur ce point ce que Jacques Muglioni (1996, p.223) écrit au sujet de la philosophie de l’éducation de Comte : L’éducation doit libérer les aspirations jusqu’alors réprimées par les forces impérieuses d’une vitalité qui, dans l’ordre humain, n’a pas de valeur de fin. Eduquer, c’est protéger les penchants les plus faibles d’abord, car ils sont déjà à hauteur d’homme.
3.5. Faut-il arrêter de jouer ? 3.5.1 Les vertus du jeu chez Alain Remarquons, cependant, qu’Alain propose parfois des jeux éducatifs. En particulier, lorsqu’il décrit et défend un exercice de lecture que nous analyserons plus loin, il écrit ceci : « Formé à ce jeu, l’esprit guetterait comme il faut ; il n’irait point à l’assaut des syllabes ; il appliquerait là cet éclair du jugement, que les illettrés ont quelquefois si vif pour d’autres choses. » (ALAIN, 1986, XXXIX). Il s’agit donc bien d’apprendre en jouant. Nous ne voyons aucune interprétation qui permettrait de voir là autre chose qu’une contradiction au sein des propos d’Alain. Le philosophe condamne radicalement le recours au jeu en classe. Il ne veut pas que les apprentissages apparaissent à l’enfant comme des jeux, même au jardin d’enfants (ALAIN, 1986, LXXV). Il refuse que l’enfant apprenne à compter par jeu de lettres ou activité de singe (ALAIN, 1986, I). Mais il propose, dans le même temps ponctuellement, une véritable innovation pédagogique, qui est un jeu. Si Alain refuse le plus souvent que les jeux entrent dans la salle de classe de l’école primaire, il ne veut pas bannir le jeu de la vie de l’enfant. Il écrit ceci : 62
Sans doute il y a une frivolité de l’enfant, un besoin de mouvement et de bruit ; c’est la part des jeux ; mais il faut aussi que l’enfant se sente grandir, lorsqu’il passe du jeu au travail. Ce beau passage, bien loin de le rendre insensible, je le voudrais marqué et solennel. (ALAIN, 1986, V). Il y a un temps et un lieu pour chaque chose et il ne faut que ces mondes s’entremêlent. La classe n’est pas tout. Il y a aussi une cour de récréation où les jeux ont leur place. C’est alors Alain qui défend le jeu face à Freinet dans le dialogue fictif que nous dessinons. Freinet pense que le jeu doit disparaître, au profit d’un travail-jeu qui seul répond véritablement aux besoins de l’enfant. Il n’y a pas vraiment de récréation dans l’école théorisée par Freinet. Le travail est partout, satisfaisant ce que le jeu ne peut satisfaire. Alain, au contraire, accorde une légitimité au jeu. Il reste à savoir pourquoi. Si l’enfant veut avant tout s’élever et que nous devons l’aider à sortir de l’enfance, pourquoi ne pas bannir le jeu ? Quatre éléments de réponse apparaissent dans sa philosophie de l’éducation. 1. Le premier de ces éléments de réponse a été souligné par Caroline Pigno-Richard (2004). Elle note que, chez Alain, le jeu permet l’exercice de la volonté. Le philosophe écrit ceci dans Les idées et les âges (ALAIN, 1961a, p.113) : (…) dans le jeu, l’objet n’est que simulacre. Par ce côté, le jeu est quelque chose de moins que le travail. Mais quant au régime intérieur il est quelque chose de plus, puisque l’homme ou l’enfant s’y étudie à n’obéir qu’à lui-même. Toutes les difficultés d’une partie de ballon, et surtout solitaire, résultent de la volonté même de celui qui joue. Il est beau de voir une petite fille en ces essais de plus en plus difficiles, et qui, pour une seule faute, et sans la moindre contrainte, même d’opinion, recommence tout. Ainsi, déjà dans les jeux d’adresse, on aperçoit que l’homme est ici en difficulté avec lui-même, et occupé seulement à se vaincre. Dans le jeu, l’enfant se fixe à lui-même des règles qu’il applique, sans que la nécessité les lui impose comme au travailleur. C’est la volonté qui est à l’œuvre dans cette action libre et disciplinée. 63
2. C’est, d’autre part, parce que l’on joue dans la cour, que l’on sent nettement combien on s’élève en entrant en classe. Le jeu met en valeur l’élévation que l’enfant veut et que le maître le conduit à opérer. « (…) il faut (…) que l’enfant se sente grandir, lorsqu’il passe du jeu au travail. » (ALAIN, 1986, V). 3. Le jeu est l’école du sentiment. Alain écrit ceci : Dès qu’il y a plusieurs familles en voisinage et coopération, le groupement des enfants d’après l’âge se fait de lui-même pour les jeux. Certes le groupement familial, avec ses petits et ses grands ensembles, et cette distribution naturelle des pouvoirs et des devoirs, est quelque chose de beau et que rien ne peut remplacer. Ici est l’école du sentiment ; ici jouent le dévouement, la confiance, l’admiration ; les garçons imitent le père, et les filles imitent la mère, chacun étant protecteur à la fois et protégé, vénéré et vénérant. Mais pourquoi vouloir imiter ce qui est inimitable ? (ALAIN, 1986, VII). Par le jeu, les enfants constituent un peuple enfant uni par les liens du dévouement, de la confiance, de l’admiration, de l’imitation… Il y a bien un apprentissage qui se fait par le jeu. Mais cet apprentissage est tout différent de celui qui a lieu à l’école. L’adulte n’y a pas sa place. Au contraire, Alain souligne que l’adulte se ridiculise aux yeux des enfants lorsqu’il cherche à entrer dans leur peuple, lorsqu’il mime l’enfant. Dans l’école du sentiment n’entrent que les enfants. C’est un nouvel argument pour légitimer une salle de classe austère, où le jeu véritable n’entre pas. L’école du sentiment se situe dans la cour de récréation ou hors de l’école. 4. Le monde du jeu prépare et accompagne le monde des apprentissages scolaires. Alain (1986, LXXIX) écrit ceci : « Il y a du jeu dans la pensée. » La pensée n’est pas le travail. Elle se fonde sur l’erreur, que le monde du travail voudrait bannir. La pensée et le jeu ont en commun de permettre l’erreur. En ce sens, les jeux enfantins préparent la pensée. Qui n’a point connu l’école ne sait rien de sa pensée, dit Alain. Voilà un autre tissu de société et un bel objet pour le naturaliste, mais on n’y regarde guère. Cela se forme par les jeux, où nécessairement les mêmes âges se recherchent. Les enfants se trouvent naturellement rassemblés, et 64
tout aussi étrangers, en leur république des jeux, à la société des échanges qu’à la société familiale. Mais comment essayer l’exacte analyse de cette autre société, qui n’a point d’industrie réelle, qui n’a peut-être point d’affections réelles, et qui se trouve échapper pour un temps aux besoins et aux plus dures nécessités ? Toujours est-il que la démarche de l’esprit n’y a rien de tragique, et que le jeu lui-même conduit naturellement à une pensée de jeu, qui choisit et limite ses problèmes, et nie les conséquences. Il est assez clair que l’enfant qui fait une faute de calcul n’est pas ruiné pour cela. Ici l’erreur trouve sa place ; on lave l’ardoise, et il ne reste rien de la faute. (ALAIN, 1986, VIII). Alain ne confond pas la pensée et le jeu. Il dit qu’il y a du jeu dans la pensée et il parle d’une pensée de jeu. Il dessine ainsi une filiation entre les jeux enfantins et la formation de la pensée chez l’élève, tout en suggérant que le travail scolaire n’est pas à proprement parler un jeu. Une pensée de jeu n’est pas un jeu même si elle y ressemble. Il n’est pas question de jouer véritablement en classe. 3.5.2. Le ludique chez et Alain et Freinet La conception du jeu enfantin qui se dégage de l’œuvre d’Alain est complexe et parfois difficile à suivre. Elle mérite qu’à ce stade nous en proposions une synthèse. Le philosophe condamne très souvent la pédagogie du jeu, et, plus globalement, toute pédagogie de l’intérêt qui cherche à fonder les apprentissages sur le goût qu’a l’enfant du sucré et de l’amusant. Ces gestes pédagogiques détournent l’enfant du mouvement par lequel il s’élève et sort de l’enfance, dit Alain à la suite d’Hegel. En classe, l’enfant substitue son intérêt noble à ses intérêts vils, son « élan humain » (REBOUL, 1974) à ses goûts infantiles. Quand le maître est là, le jeu n’y est pas. Mais quand le maître n’est pas là, au sein du seul peuple enfant, le jeu permet de s’élever. Pourquoi le jeu devient-il favorable alors qu’il ne l’est pas en classe ? Il semble que quand l’adulte ne s’en mêle pas, quand le jeu ne laisse pas place à une pédagogie du jeu, il ne fait pas obstacle au mouvement par lequel l’enfant devient pleinement un homme. Ce qu’il faut éviter, c’est que l’adulte se 65
ridiculise en s’abaissant à des jeux qui ne sont pas de son âge. Il ne faut pas que l’élément enfantin soit présenté à l’enfant comme quelque chose qui vaudrait en soi. Il revient donc au maître de désigner d’autres voies, plus nobles, un bonheur véritable à l’écart des plaisirs éphémères. En classe, aucune purification de l’intérêt ne s’opère. Un élan noble se substitue à des intérêts vils qui sont exclus. Mais au sein du peuple enfant, le goût pour le jeu et l’élan de la volonté s’entremêlent et semblent se confondre. C’est en jouant que l’on apprend à vouloir, en particulier. Enfin, même si généralement le jeu n’entre pas dans la classe, le travail scolaire ressemble au jeu dans la mesure où il autorise l’erreur. Quand nous confrontons ce que dit Alain de l’enfance et du jeu à ce qu’en dit Freinet, il apparaît qu’il y a à la fois divergence et convergence. Alain et Freinet défendent deux formes d’articulation scolaire entre le travail et le jeu et s’opposent à l’idée d’une pédagogie du jeu. Freinet veut proposer aux élèves un travail-jeu, qui n’est pas un jeu artificiel, mais le travail véritable et épanouissant auquel l’enfant aspire naturellement. Ce travail-jeu n’est pas radicalement différent du jeu. Au contraire, quand ce travail n’est pas possible, le jeu tient lieu de substitut imparfait, ce qui témoigne d’une certaine parenté entre travail-jeu et jeu-travail. Alain défend un travail scolaire qui est à la fois très différent du jeu et, dans le même temps, proche du jeu enfantin. Les deux auteurs n’opposent pas les mêmes alternatives à l’idée d’une pédagogie du jeu. Alain défend très nettement un travail scolaire qui n’est ni un jeu ni un travail véritable. Freinet distingue bien le travail scolaire du jeu mais il ne marque jamais clairement la différence entre le travail scolaire et le travail véritable. Enfin, et c’est une divergence que Freinet lui-même a soulignée (FREINET, 1933), tandis qu’Alain défend un travail scolaire qui doit ennuyer l’élève pour l’élever, Freinet propose un travail-jeu auquel l’élève se consacre avec joie. Certes, l’ennui, chez Alain, conduit à un grand bonheur, que l’enfant pressent, le bonheur de se gouverner soi-même sans obéir au goût animal du sucré, du divertissant. Mais ce bonheur suppose l’ennui. Même si le travail conserve quelque chose du jeu, il n’a rien d’amusant. Au contraire, Freinet veut que l’enfant soit toujours intéressé. S’il s’ennuie, c’est qu’il ne voit pas le sens et la valeur de ce qu’il apprend. Il se 66
détourne alors légitimement de l’effort (FREINET, 1934).
3.6. Sortir de l’enfance par la géométrie ? Sortir de l’enfance, ce n’est pas seulement, chez Alain, se délivrer des intérêts infantiles. C’est aussi passer d’une épistémè à l’autre. « Epistémè » n’est pas un mot d’Alain. Nous l’utilisons pour désigner un certain a priori, un certain paradigme qui fonde et oriente la connaissance. 3.6.1. L’illusion infantile chez Alain Gaston Bachelard a proposé une théorie de la rupture épistémologique (BACHELARD, 1983 ; FABRE, 2001). Le temps de la science est, selon lui, discontinu. Des obstacles intellectuels entravent le mouvement de la pensée. Je dois me libérer de ces conceptions qui me font obstacle par un geste de rupture. C’est une psychanalyse de la connaissance qui se dessine ainsi. Bachelard adopte la problématique platonicienne exposée dans le mythe de la caverne. Il s’agit bien d’échapper à l’opinion pour accéder à la vérité. Alain rejoint Bachelard et Platon en présentant la formation de l’esprit comme discontinue. Cependant, chez Alain, il n’y a aucune articulation entre la conception spontanée dont l’enfant doit se délivrer et le stade suivant auquel il doit accéder. Nulle psychanalyse de la connaissance ici. Tandis que la rupture, chez Bachelard, suppose une forme d’articulation entre les différents moments de la pensée, nous parlerons plutôt de décrochage épistémologique chez Alain. En effet, l’école aux « murs nus » (ALAIN, 1986, VI) qu’il propose ne laisse pas entrer les conceptions du dehors. Il n’est jamais question d’évaluer et de corriger les conceptions qu’a adoptées spontanément l’enfant. Le décrochage épistémologique proposé par Alain doit permettre à l’enfant de se détacher de l’illusion dans laquelle il est initialement plongé. Le philosophe écrit ceci : La première expérience de l’enfant est celle d’une symbiose, ou vie commune, avec un organisme fort composé, siège de besoins, de désirs, 67
d’émotions, de passions, d’idées ; et de là, venant au monde, il ne vient pas encore directement au monde, mais le père, la nourrice, le frère, le chien et d’autres objets capricieux forment d’abord son petit univers. C’est là qu’il apprend la prière et la menace, deux procédés magiques auxquels il confie d’abord ses espérances, et qui circonscrivent ses premières notions, lesquelles sont ainsi superstitieuses et en même temps religieuses, qu’on le veuille ou non. Il n’est pas d’objet dans la nature que l’on fasse se mouvoir et travailler par un signe seulement ; mais la mère cède à un sourire, et la nourrice obéit à un cri redoublé. (ALAIN, 1986, XXXI). Philippe Foray (1990) a proposé une analyse détaillée de la thèse présentée ici par Alain. Nous en reprendrons les grandes lignes. Chez Alain, l’enfant a l’expérience du pouvoir avant tout autre. Il se croit d’abord magicien et roi, parce qu’il obtient tout par la parole, alors que le monde relève d’autres lois. Le rapport de l’enfant aux choses est fétichiste. Il se représente le monde comme régi par des puissances aux actions arbitraires dont il doit obtenir les faveurs. En somme, l’enfant ignore le principe de nécessité. 3.6.2. Sortir de l’illusion fétichiste : la libération géométrique C’est à l’école que revient la tâche de sortir l’enfant d’une illusion qui semble incontournable. En classe, l’enfant découvre la nécessité. Il y trouve un maître qui impose un ordre inflexible et il y est initié à la géométrie. Cette indispensable initiation à la nécessité se fait, chez Alain, par un décrochage épistémologique. C’est avant tout la géométrie qui va délivrer l’enfant. Le philosophe écrit ceci : « Ces connaissances [géométriques] sont les premières qui se soient délivrées des génies et des dieux. » (ALAIN, 1986, LXII). La géométrie est la clef de la nature, dit aussi Alain. Qui n’est point géomètre ne percevra jamais bien ce monde où il vit et dont il dépend. (...) Celui qui n’a aucune idée de la nécessité géométrique manquera l’idée même de nécessité extérieure. Toute la physique et toute l’histoire naturelle ensemble ne la lui donneront point. (ALAIN, 1986, XIX). 68
Par la géométrie, je découvre la nécessité, l’univers de ce qui ne peut pas ne pas être. Cet apprentissage va fonder tous ceux qui suivront. Toute connaissance de la nature suppose un recours au principe de nécessité. Or, celui-ci n’apparaît jamais plus clairement que dans la géométrie. Il n’y est pas obscurci par la confusion des apparences que le physicien ou le biologiste doivent affronter. « (...) l’histoire des sciences fait voir que l’on n’a pu vaincre les apparences sans avoir suivi d’abord la préparation géométrique. » (ALAIN, 1986, LXII). La géométrie n’est donc pas seulement un instrument de décrochage. Elle constitue aussi une fondation sur laquelle la pensée va pouvoir s’appuyer pour s’élever. Par elle, l’élève accède à des fondements solides, à une nouvelle épistémè, qui lui ouvre le champ vaste d’une connaissance affranchie de l’illusion initiale. Cette illusion n’est pas soumise à une psychanalyse de la connaissance mais confrontée aux murs nus de l’école. Un décrochage radical s’opère. Les deux temps de l’évolution ne sont pas articulés mais juxtaposés. Alain ne propose pas que l’élève se heurte à des obstacles qui le conduiraient à porter un regard critique sur l’épistémè dans laquelle il est pris. La conception antérieure n’est pas travaillée pour être surmontée. Elle est simplement remplacée par une nouvelle épistémè radicalement différente grâce à l’apprentissage de la géométrie. Tandis que, chez Bachelard, la rupture épistémologique est théorisée clairement, le geste de décrochage épistémologique que nous décelons chez Alain n’est pas thématisé dans ses propos. Il ne fait jamais l’éloge du décrochage. Mais il fait l’éloge de la géométrie parce qu’elle représente un univers radicalement coupé de celui de l’illusion infantile, et il n’envisage aucune transition entre ces deux épistémès inconciliables. Alain, sur ce point, apparaît comme un héritier de certaines thèses défendues par Auguste Comte dans son Discours sur l’esprit positif (COMTE, 2003) et son Cours de Philosophie positive (COMTE, 1936). La classification comtienne (exposée dans la deuxième leçon du Cours) ordonne les sciences dans une série rationnelle d’enchaînement, selon un ordre de généralité, de simplicité, d’indépendance et d’abstraction décroissant. De même, chez Alain, la géométrie représente un premier stade de la science, celui de la généralité et de l’abstraction, qui prépare le stade suivant. 69
Chez Alain comme chez Comte, le premier stade est celui du fétichisme. « Pour comprendre l’univers où il est plongé, l’homme n’a d’autres ressources initiales que de lui appliquer le type de causalité qu’il connaît par « l’action personnelle de l’homme sur les autres êtres. » » (KERLAN, 1998, p.279). C’est en découvrant ce qui est inflexible que l’enfant se dégage de cette illusion, et les mathématiques permettent une telle initiation essentielle (ALAIN, 1939, p.61). L’esprit scientifique est alors appelé à reproduire perpétuellement ce geste en réglant l’intérieur sur l’extérieur plutôt que l’inverse. Il s’agira de s’en tenir à l’objet en cherchant à éliminer la teinture que mon regard projette sur lui. C’est cette lecture de Comte qu’Alain expose dans Idées : introduction à la philosophie, Platon, Descartes, Hegel, Comte (ALAIN, 1983). C’est aussi l’héritage d’Auguste Comte qui est explicitement revendiqué dans Propos sur l’éducation. On y lit ceci (ALAIN, 1986, XXV) : Va-t-on mettre physique et chimie à la portée de ces marmots ? Belle physique et belle chimie ! Le même Comte nous rappelle ici à l’ordre, dans le sens le plus fort du mot, nous avertissant que la physique réelle est entièrement impénétrable sans la préparation mathématique, mécanique et même astronomique, choses que l’enfant ne doit pas essayer avant sa douzième année. Jusque-là qu’il apprenne à lire et encore à lire. Cependant, la pensée d’Alain ne colle pas à celle de Comte dont elle s’inspire. Comme l’a souligné Alain Kerlan (1998, p.292), « l’éloge scolaire du positivisme que cultivent les philosophes-pédagogues dans le sillage de Littré et d’Alain a (…) le tort d’arrêter en chemin la leçon de Comte (…). » Comte est soucieux de préserver l’unité de la société face à l’éclatement qui la menace à l’âge des sciences. Le positivisme religieux vise à créer ce lien puissant, alors que la spécialisation qui accompagne le progrès scientifique tend à produire de la dispersion. L’abstraction scientifique est nécessaire pour échapper au fétichisme, parce qu’elle permet de découvrir le monde de l’inflexible. Cependant, l’abstraction seule compromet l’unité humaine. Dans cette perspective, « Comte ne cessera de renforcer le lien du fétichisme à l’esprit positif, au point d’effacer de la loi des trois états l’âge métaphysique au profit de la continuité entre l’état positif terminal et le fétichisme initial. » (KERLAN, 1998, p.280). Il ne 70
s’agit donc pas d’opérer un décrochage radical pour échapper au fétichisme. Il y a une part de continuité entre le premier et le dernier stade. Alain, quand il propose un décrochage épistémologique par la géométrie, laisse de côté cet aspect du comtisme, sensible essentiellement dans les dernières œuvres de Comte. Il insiste plutôt sur ce qui sépare l’épistémè initiale du stade suivant. Il veut sortir l’enfant de l’illusion première par un détour mathématique. 3.6.3. Bond et perméabilité chez Freinet Au geste de décrochage que nous avons isolé dans la pédagogie d’Alain, s’oppose, chez Freinet, celui de l’enracinement et du bond. Les savoirs antérieurs ne sont jamais des prisons dont il faut s’évader par un geste de volte-face. Ils apparaissent plutôt comme des tremplins. Le pédagogue écrit ceci : Une première découverte est obtenue par tâtonnement expérimental (A). Longuement répétée, cette découverte s’organise, se mécanise, devient technique de vie (B). On peut en tirer des lois qu’on enseignera aux descendants. Ces lois règleront le travail à ce palier, donneront une certaine sécurité, constitueront un tremplin à partir duquel de nouvelles expériences tâtonnées vont s’effectuer. Parmi l’infinité des tâtonnements, en voici un qui réussit (C) et qui va s’organiser lui aussi en palier. (FREINET, 1994, vol.2, p.215). La métaphore du tremplin vise à souligner que les paliers n’enferment pas. Au contraire, par leur dynamisme, ils permettent le passage à un autre palier. Cette image suggère l’importance du travail des savoirs antérieurs pour permettre les apprentissages. Il ne s’agit pas de passer de l’ombre à la lumière suivant un mouvement de volte-face. Chaque palier prépare le suivant. La pensée éducative de Freinet n’est pas héritière du mythe de la caverne. On ne peut pas simplement abandonner le palier précédent. C’est, au contraire, ce palier qui accouche du suivant, à l’occasion d’une rencontre avec un obstacle. On ne peut construire un nouveau savoir qu’à partir d’un savoir que l’on a déjà. 71
Les expériences tâtonnées se fondent alors sur ce qui a été acquis antérieurement. Chaque nouvel obstacle me conduit à solliciter les savoirs que j’ai assimilés grâce à ce que Freinet appelle la « perméabilité à l’expérience ». Il écrit ceci (FREINET, 1994, vol.1, p.373) : Chez certains individus - animaux ou humains - intervient (…) la perméabilité à l’expérience, qui est le premier échelon de l’intelligence. C’est à la sûreté avec laquelle l’individu bénéficie intuitivement des leçons de ses tâtonnements que nous mesurons son degré d’intelligence. Le tâtonnement expérimental ne suffit pas. L’intelligence suppose que les leçons des tâtonnements soient assimilées et mises à profit. Cette thèse peut évoquer l’idée de continuité de l’expérience théorisée par Dewey. Le philosophe américain (FABRE, 2008, p.17) pose que « le propre de l’expérience est de s’ouvrir sur d’autres expériences, c’est ainsi qu’il peut y avoir un transfert d’apprentissage d’une situation à une autre puis à une classe de situations semblables. » En dehors de ce point de rencontre, Freinet s’écarte largement de la conception de l’expérience défendue par Dewey. Freinet ne voit jamais l’expérience comme le moment d’une problématisation qui serait conduite par le sujet. Tandis qu’Alain propose un décrochage épistémologique, Freinet place la continuité de l’expérience au cœur du processus pédagogique. La perméabilité à l’expérience conduit à disposer de savoirs sur lesquels l’enfant pourra prendre appui, non seulement pour affronter des obstacles du même type que ceux qu’il a déjà vaincus, mais aussi pour surmonter des difficultés inconnues en bondissant jusqu’à de nouveaux paliers. Comment s’opère ce bond ? Freinet dit clairement qu’une expérience prépare à une autre expérience du même type, mais il ne détaille pas le processus qui permet d’affronter des obstacles d’un type encore inconnu. Faut-il critiquer et réévaluer les conceptions du palier antérieur et parvenir, par ce travail, à un dépassement ? Freinet n’envisage rien de tel. 3.6.4. Alain, Freinet et les didactiques Pour préciser la divergence qui sépare Alain et Freinet sur cette question, nous utiliserons le modèle de la didactique des sciences comme 72
un tiers permettant d’approfondir la confrontation. Cette comparaison à trois termes nous permettra de situer la pensée d’Alain et les propositions de Freinet face à certains des développements actuels de la réflexion sur l’éducation. Tous les didacticiens qui ont participé au colloque et à l’ouvrage intitulés La pédagogie Freinet, mises à jour et perspectives (CLANCHE, DEBARBIEUX, TESTANIERE, 1999) voient en Freinet un précurseur qui annonce leurs propositions didactiques. Brousseau (1999, p.90) dit que Freinet « (…) a mis en évidence qu’il fallait agir sur [l’élève] en le faisant participer à des pratiques sociales, même complexes, mais appropriées et signifiantes. » Giordan, quant à lui, écrit ceci (GIORDAN, 1999, p.111) : « (…) certaines des géniales intuitions de Freinet ont trouvé un prolongement dans la didactique et l’épistémologie des sciences où elles ont été systématiquement étudiées et enrichies. » De quelles « géniales intuitions » s’agit-il ? Giordan se réfère à ce qu’il appelle « (…) son exigence principale : que les procédés éducatifs soient induits de la « connaissance » objective des fonctions, des besoins et des aptitudes de l’enfant. » Le savoir enseigné est mis en relation avec ce que l’enfant attend et recherche, ce dont il a besoin dans sa quête. Le savoir prend ainsi sens. Giordan insiste sur le poids de la dette qu’il a à l’égard de Freinet en ajoutant que ses travaux ont (GIORDAN, 1999, p.111) « (…) pour origine le mouvement Freinet et particulièrement l’école de Vence où [il a] été stagiaire bénévole à la sortie de l’école normale d’instituteurs de Nice. » Cependant, dans le même temps, ces didacticiens s’écartent aussi de la pédagogie Freinet. Leur argumentation rejoint le second des deux courants récents du mouvement Freinet identifiés par Alain Vergnioux (2005). Un premier type de discours est essentiellement d’inspiration behavioriste, comme toute une partie de la pensée de Freinet. Dans cette perspective, ce qui est au cœur de la réflexion pédagogique, c’est avant tout l’expérience de l’enfant face à l’obstacle extérieur qu’il rencontre en travaillant. Le second type de discours intègre l’apport de la didactique contemporaine tout en explorant des pistes ouvertes par la pédagogie Freinet. Aucun de ces deux types de discours ne correspond à une lecture exacte de l’œuvre théorique du pédagogue. L’ambition de ces deux courants n’est d’ailleurs pas de bien lire Freinet mais d’en tirer des éléments 73
profitables dans une perspective pédagogique actuelle. L’œuvre de Freinet ne peut être réduite à une lecture behavioriste. Il a lui-même critiqué une partie de l’héritage behavioriste dans Méthode naturelle de lecture{15} (FREINET, 1994, vol.2). Le deuxième type de discours, appuyé sur l’apport de la didactique, s’écarte aussi très largement de la théorie développée par Freinet, et les didacticiens ne manquent pas de le souligner. Nous ne détaillerons pas l’ensemble des divergences qui les sépare de Freinet (FABRE, 1999b), car cela nous éloignerait de notre confrontation avec Alain. Il est un point sur lequel, cependant, la divergence entre les didacticiens et Freinet éclaire cette confrontation : c’est la question des conceptions initiales. Chez Freinet, nous l’avons vu, ces conceptions n’appellent ni une rupture ni un décrochage, mais plutôt un simple bond, parce qu’elles sont des tremplins. C’est que Freinet, contrairement à Alain, à Bachelard et aux didacticiens cités plus haut, n’utilise pas la notion de représentation{16}, ni celle d’illusion. Dès lors, il ne peut proposer aucune rupture épistémologique, ni aucun décrochage épistémologique permettant de se libérer de représentations. Au contraire, Alain voit dans l’enfance l’âge de l’illusion et propose une éducation qui doit permettre de clarifier les représentations. Comme les didacticiens et Bachelard, il insiste sur le poids des représentations et des conceptions initiales, et il veut que l’enfant s’en libère. Cependant, Alain s’écarte des mêmes didacticiens en proposant un décrochage épistémologique plutôt qu’une rupture épistémologique qui articulerait les stades épistémologiques successifs. Chez Alain, une simple volte-face suffit à s’affranchir de l’illusion fétichiste initiale, tandis que les didacticiens insistent sur la résistance des conceptions initiales (GIORDAN, 1998 ; GIORDAN et DE VECCHI, 1987 ; ASTOLFI, 1998 ; DA SILVA, 2004). Les conceptions spontanées sont des ensembles solides. Elles se sont imposées chez l’enfant parce qu’elles ont permis d’affronter efficacement certains obstacles. Elles proposent bien souvent des ensembles explicatifs cohérents. L’enfant s’est attaché à ces conceptions. Il a eu l’occasion de trouver en elles un secours. De telles représentations ne peuvent pas être simplement balayées. Giordan écrit ceci :
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L’apprentissage dépend de ces conceptions. Si l’enseignement n’en tient pas compte, les « idées » ou les « façons de raisonner » en place font obstacle. Les notions enseignées sont éludées ou déformées. Au mieux, ces dernières se « plaquent » sur le savoir familier. (GIORDAN, 1999, p.112). De même que l’indifférence est, selon Alain, le meilleur des instruments de différenciation pédagogique, de même traiter les résistances par l’indifférence semble permettre, selon lui, de les prendre en compte et de les dépasser. La pédagogie d’Alain est une pédagogie paradoxale. Le maître, chez Alain, ignore et n’ignore pas les conceptions enfantines. Il les prend en compte tout en estimant qu’il peut les faire disparaître par un simple décrochage. L’enfant, à l’école, est plongé dans le monde de la nécessité, grâce à l’initiation géométrique. Et cela semble suffire à l’affranchir de son illusion fétichiste, sans qu’il ait besoin de prendre conscience de cette illusion, sans qu’il ait à porter sur elle un regard critique. Oublier la résistance des conceptions initiales, c’est risquer d’imposer un décrochage brutal et dangereux, disent les didacticiens des sciences. Freinet n’envisage pas directement ce risque, parce que les représentations ne trouvent pas place dans sa théorie, mais il pointe avec insistance le danger du geste de décrochage en général. C’est par ce souci d’enracinement qu’il répond d’ailleurs à Alain, en 1934, en disant que l’effort de l’enfant n’est possible que si celui-ci voit le sens de ce qu’on lui demande (FREINET, 1934). Si, au contraire, les exercices scolaires sont enfermés dans le monde de la « scolastique » dévitalisée, ils n’ont aucun effet réel sur l’élève, qui s’en désintéresse, même lorsqu’il fait mine de travailler. Freinet ne parle pas là de résistance des conceptions initiales, mais il pose bien que le travail scolaire n’a d’effet que s’il s’articule finement à ce qu’est l’enfant au moment de l’apprentissage. Le mouvement de décrochage sous toutes ses formes n’est dès lors pas envisageable. Par ce souci de donner sens aux apprentissages, Freinet annonce bien les didactiques et, comme nous l’avons vu, certains didacticiens ont revendiqué cet héritage. 3.6.5. Entre dynamisme et décrochage
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Deux motifs se distinguent donc à ce stade, celui du décrochage chez Alain, et celui du bond chez Freinet. Le dialogue que nous avons provoqué entre ces deux pôles semble se retrouver au sein même de la philosophie d’Alain. En effet, celui-ci, tout en prônant le décrochage, décrit le mouvement de la pensée comme dynamique. La vérité ne s’obtient jamais qu’en surmontant l’erreur. Il ne s’agit pas de balayer un stade antérieur, mais de s’appuyer sur lui pour le corriger et le dépasser. Voilà qui semble contredire le geste de décrochage que nous avons isolé jusqu’ici. C’est sur cet apparent paradoxe que nous allons à présent nous pencher. Si l’erreur doit être combattue, nous dit Alain, elle est toujours, dans le même temps, nécessaire. Il faut pour penser, pour apprendre, qu’elle demeure toujours possible. Le philosophe lui-même ne cesse de donner à lire une pensée qui ne se fige pas et laisse ouvertes les portes d’un nouveau développement, une pensée qui tend toujours à se surmonter elle-même. Il écrit ceci : Il y a deux moyens d’être sûr de soi ; le premier, qui est d’école, est de se fier à soi ; l’autre, qui est d’atelier, est de ne jamais se fier à soi. Cela se voit dans une addition ; car l’entendement ici se trompe, mais prend force par l’erreur redressée ; au lieu que la manière technique de compter est rapide et aveugle. Le comptable ne connaît pas les nombres. Au rebours, on conçoit un profond mathématicien faisant une faute ridicule dans une opération facile. (…) Mais aussi l’enfant qui a été apprenti trop tôt, et trop peu de temps écolier, est toute sa vie machine, et méprise Thalès l’amateur. (ALAIN, 1986, XXIX). L’apprenti doit avant tout réussir. Pour cela, il imite les gestes de ses pairs. L’invention n’a pas sa place dans cet univers du travail. Elle est étouffée par la timidité. Or, l’invention est la clef de l’apprentissage. C’est seulement en pensant par lui-même, en proposant ses propres solutions, en mettant son initiative à l’épreuve, que l’élève peut comprendre et apprendre véritablement. Il doit faire preuve d’audace, et non de timidité. L’école comme la pensée doivent être protégées de l’exigence de vitesse et d’efficacité. Bannir l’erreur revient à bannir la pensée. C’est parce qu’elle permet l’accès à la vérité qu’Alain pointe la valeur de l’erreur. Il écrit ceci (ALAIN, 1942, VI) : 76
Quiconque pense commence toujours par se tromper. L’esprit juste se trompe d’abord tout autant qu’un autre ; son travail propre est de revenir, de ne point s’obstiner, de corriger selon l’objet la première esquisse. Mais il faut une première esquisse ; il faut un contour fermé. (…) Toutes nos erreurs sont des jugements téméraires, et toutes nos vérités, sans exception, sont des erreurs redressées. (…) Descartes disait bien que c’est notre amour de la vérité qui nous trompe principalement, par cette précipitation, par cet élan, par ce mépris des détails, qui est la grandeur même. Cette vue est elle-même généreuse ; elle va à pardonner l’erreur ; et il est vrai qu’à considérer les choses humainement, toute erreur est belle. Selon mon opinion, un sot n’est point tant un homme qui se trompe qu’un homme qui répète des vérités, sans s’être trompé d’abord comme ont fait ceux qui les ont trouvées. Alain présente l’erreur comme un premier moment nécessaire au mouvement de la pensée. Il ne faut pas chercher à éliminer l’erreur. Il faut plutôt vouloir la redresser, reprendre une conception, la revoir, la travailler. L’erreur est un passage obligé, un inévitable point de départ. Il serait illusoire d’espérer penser sans se tromper. « L’esprit juste » (ALAIN, 1942, VI) n’est pas celui qui saute l’étape de l’erreur, mais celui qui sait travailler à partir de l’erreur. Il y revient. Sa posture est réflexive. Tout mouvement de la pensée est regardé, mis à distance, surveillé. La correction s’appuie sur « la première esquisse » (ALAIN, 1942, VI). Il n’y a pas de vérités premières mais des erreurs premières. La pensée solide n’est pas celle qui pose sa construction sur des bases certaines. Elle est plutôt celle qui toujours reprend et corrige des points d’appui incertains. « (…) il faut un contour fermé » (ALAIN, 1942, VI). L’erreur marque un point de départ pour la pensée en délimitant un espace, un contour pour le développement de la réflexion. La pensée qui, à l’aventure, dans l’immensité, n’accepterait de s’arrêter que sur ce qui est certain, ne commencerait jamais. Il faut un territoire à la pensée pour se développer. L’erreur le délimite. « Toutes nos erreurs sont des jugements téméraires, et toutes nos vérités, sans exception, sont des erreurs redressées. » (ALAIN, 1942, VI). Le jugement incomplet donne l’erreur. Je dis alors que le bâton plongé dans 77
l’eau est brisé. C’est en revenant sur ce jugement que je redresse l’erreur. Je prends alors en compte l’eau et les rayons déviés. C’est l’erreur ainsi redressée que l’on appelle vérité. L’articulation entre l’erreur et la vérité prend aussi une autre forme. « (…) c’est notre amour de la vérité qui nous trompe principalement ». Il y a une passion de la vérité dont il faut se méfier. Elle conduit à juger trop vite, à s’emporter, à mépriser le détail. C’est par la surveillance de soi que l’on trouvera le détail oublié. Cette démarche suppose une patience étrangère à la passion. Alain propose un véritable éloge paradoxal de l’erreur, en déclarant que « (…) toute erreur est belle. » Elle est l’étincelle de la pensée. Elle est précieuse, non pas pour elle-même, mais pour ce sur quoi elle ouvre : la route vers la vérité. Ce regard sur l’erreur n’est accessible qu’à celui qui considère « (…) les choses humainement (…) ». Si l’on oublie l’homme pour ne regarder que les idées, on ne peut voir dans l’erreur qu’une chose encombrante et inutile. C’est seulement quand on regarde la naissance de la vérité chez l’homme que la valeur de l’erreur apparaît. Il faut avoir une approche génétique et non statique de la vérité pour saisir l’articulation qui la relie à l’erreur. Nous retrouvons là un geste philosophique cher à Alain. Comme l’art, la vérité est considérée dans son engendrement au moins autant que dans son résultat. André Maurois (1950), qui fut l’élève d’Alain et qui a consacré un livre à la philosophie de son maître, a identifié un geste philosophique caractéristique de la pensée du philosophe. Il s’agit de partir d’en bas et non d’en haut. Si l’art naît des passions grouillantes qu’il délie, la vérité, elle, sort de l’erreur qu’elle redresse. La pensée d’Alain se fait ainsi éminemment humaine. Dans ses propos, le philosophe ne cesse de donner lui-même l’exemple d’une pensée sans cesse en mouvement, jamais figée, qui se reprend, se complète, voire se contredit en partie. Quand il met en évidence l’absurdité de la religion en même temps que la vérité qu’elle enferme, quand il présente les grandeurs et misères du marxisme, Alain ne cesse de répéter ce geste de déploiement d’une pensée qui n’exclut pas mais surmonte. C’est là que le refus de construire un système philosophique trouve sa principale légitimation. La pensée ne peut se construire sur des bases solides et définitives. Il s’agit toujours de 78
reprendre, de corriger et de surmonter l’erreur sur laquelle la pensée s’appuie. Comme l’a souligné Georges Pascal (1969, p. 67), chez Alain, ce qui importe dans une perspective de formation, ce n’est pas d’enseigner des idées vraies, mais de conduire l’enfant à former ses propres idées, même si elles sont d’abord fausses. Pourquoi, dès lors, faire de l’école un lieu de décrochage épistémologique ? Pourquoi ne pas s’appuyer sur les illusions spontanées pour les reprendre, les dépasser, les amener à la conscience ? Il s’agirait alors d’une rupture épistémologique plutôt que d’un décrochage. Si nous en restons à la réflexion sur l’erreur proposée par Alain, nous pouvons y voir une piste pédagogique féconde qui rejoint la pensée de Bachelard et annonce les propositions didactiques visant à faire de l’erreur un instrument pour enseigner (ASTOLFI, 1997). Nous en venons à la question suivante : la théorie du décrochage épistémologique et celle du dynamisme de la pensée sont-elles conciliables ? Comment Alain les articule-t-il ? Il semble que le détour géométrique soit nécessaire à la formation de la pensée. Si je veux apprendre à ne pas trop me croire, à me surveiller moimême, la géométrie apparaît comme une initiation essentielle. Dès lors, le décrochage géométrique ouvrirait sur une pensée dynamique. L’erreur ne deviendrait constructive qu’après le décrochage qui libère de l’illusion. Ce point n’est pas abordé explicitement par Alain et nous ne pouvons faire que des conjectures. Le décrochage épistémologique, semble-t-il, ne vise pas à fonder le savoir sur des vérités premières après avoir balayé les fantômes infantiles. Il ne s’agit pas de passer brutalement des ténèbres à la lumière. La pensée est impossible tant que l’enfant n’a pas développé une posture réflexive qui lui permette d’être le surveillant de lui-même, tant qu’il n’a pas découvert le monde de ce qui ne dépend pas de lui et qu’il ignore la nécessité. Or, cet apprentissage fondamental ne peut se faire, selon Alain, que par un décrochage. Que l’erreur soit un tremplin, Alain ne l’ignore pas. Mais pour que l’erreur prenne cette valeur dynamique, il faut que l’école ait été coupée du monde infantile du caprice. Il faut sortir de l’illusion pour que l’erreur devienne féconde.
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3.7. Sortir de l’enfance par les lettres ? Alain et la singerie enfantine Deux disciplines seulement sont étudiées dans l’école défendue par Alain : la géométrie et les lettres. Nous l’avons vu, par l’enseignement de la géométrie un décrochage épistémologique doit s’opérer. Par un mouvement de volte-face, l’enfant passe d’un univers capricieux au monde de la nécessité. L’apprentissage dans le domaine des lettres prend une toute autre forme. Il n’est plus question de décrochage mais d’une certaine continuité entre une tendance enfantine à la singerie et l’immersion dans la culture littéraire, dans le tissu humain. Alain écrit ceci : (…) je ne conçois point d’homme qui n’ait premièrement besoin de cette humanité autour, et déposée dans les grands livres. Il faut essayer, en profitant de la singerie enfantine, qui prend si aisément le ton et l’attitude. Il faut, dès les premières années, pousser aussi avant qu’on pourra. (ALAIN, 1986, XXV). Une des caractéristiques de l’enfance est une disposition à la singerie et un goût pour l’imitation. Que cette tendance naturelle de l’enfant soit exploitée et elle lui permettra de prendre place dans l’Humanité. Il s’inscrira dans une longue chaîne qui fera de lui un homme. Il ne s’agit pas ici pour l’enfant de s’arracher à l’enfance. Il se fera homme grâce à une disposition enfantine. Alain s’inscrit nettement, sur ce point encore, dans l’héritage de Comte, plus précisément du second Comte. Celui-ci insiste sur la nécessité de parvenir à une religion qui permette d’unifier solidement l’humanité. Il nous faut nuancer alors la divergence entre Alain et Comte qu’Alain Kerlan a soulignée (KERLAN, 1998). Certes, Alain s’écarte de l’héritage de Comte qu’il revendique en ne marquant pas la nécessité d’une continuité entre l’âge fétichiste et le stade final auquel il s’agit de parvenir. Contrairement à Comte, Alain propose un véritable décrochage épistémologique. Cependant, on ne peut pas tout à fait dire qu’Alain a « (…) arrêté en chemin la leçon de Comte (…) » (KERLAN, 1998). Il ne s’écarte pas totalement de l’héritage du second Comte. Une des finalités de l’éducation qu’il propose est 80
d’inscrire l’enfant dans l’Humanité, vue comme un ensemble qui relie chacun à un tout assez unifié. De nombreux Amis d’Alain disent s’être intéressés au second moment de l’œuvre de Comte précisément parce que la lecture d’Alain les y invitait. En effet, dans Propos sur l’éducation, par exemple, Alain (1986, XXV) écrit ceci : Auguste Comte fut formé d’abord aux sciences, c’est-à-dire qu’il connut de bonne heure comment les choses de la nature sont liées entre elles, et varient ensemble, soit dans leurs quantités et leurs mouvements, soit dans leurs qualités. (…) Mais cette forte tête sut du moins réfléchir sur ses propres malheurs, et découvrir en sa maturité ce qui avait manqué à sa jeunesse. Venant donc aux poètes, aux artistes, et en somme aux signes humains vers sa quarantième année, il finit par où il aurait dû commencer, qui est la politesse dans le sens le plus étendu, et l’éducation à proprement parler. C’est sur cette seconde réflexion d’Auguste Comte qu’Alain se fonde pour faire l’éloge des humanités et les présenter, avec la géométrie, comme le fondement de l’enseignement primaire. Par les humanités, l’enfant se fait homme, en découvrant et en imitant les œuvres patrimoniales. Alain, en somme, propose une forme de synthèse personnelle entre les deux faces de l’héritage comtien. En plaçant à la fois la géométrie et les humanités au fondement de l’enseignement, il propose, dans le même temps, un décrochage géométrique et une inscription dans le « tissu humain » (ALAIN, 1986, XXV). Au sein des Propos sur l’éducation, ces deux visées, ces deux propositions pédagogiques ne sont pas articulées. Alain ne cherche pas à proposer un système mais une succession de propos polémiques. Il ne dit jamais explicitement comment peuvent cohabiter deux gestes aussi différents que celui du décrochage et celui de la singerie. Le décrochage épistémologique défendu par Alain est à l’opposé des conceptions de Freinet. L’enseignement des lettres proposé par Alain s’écarte moins radicalement de la théorie pédagogique de Freinet. Certes, Freinet n’envisage jamais d’inscrire l’élève dans le tissu humain en s’appuyant sur sa disposition à la singerie. Le pédagogue ne cherche jamais à inscrire l’enfant dans une humanité universelle. C’est 81
plutôt la culture populaire du milieu local, semble-t-il, qui constitue un tissu dans lequel l’élève est appelé à trouver sa place. Ces divergences ne sont pas minces mais elles s’accompagnent d’une convergence partielle. L’enseignement des lettres défendu par Alain rejoint la pédagogie Freinet dans la mesure où cette éducation ne suppose aucun décrochage, aucune rupture radicale. L’élève est appelé à mobiliser en classe une disposition à la singerie déjà présente en lui qui va se purifier progressivement, cesser d’être une « singerie » superficielle et devenir une imitation plus subtile, un ancrage plus profond dans l’humanité. L’enfant s’élève ainsi sans volte-face et vient trouver sa place dans le tissu humain.
3.8. L’héritage de l’idéal chrétien de conversion Soulignons, cependant, que le texte d’Alain sur la singerie enfantine est très isolé dans l’œuvre du philosophe. Celui-ci insiste bien davantage sur la nécessité d’un décrochage épistémologique. Voilà sans doute pourquoi la postérité a plutôt retenu cet aspect de sa pensée. Alain a consacré de nombreuses pages à l’éloge d’une école aux murs nus, austère, où l’enfant est coupé de ses illusions infantiles et s’élève au-dessus des bas plaisirs sucrés. Il apparaît dans ces pages qu’Alain, davantage que Freinet, est un héritier de l’idéal chrétien de conversion. Durkheim présente l’école moderne comme l’aboutissement d’un long processus de sécularisation du modèle éducatif chrétien, dont les traits essentiels se sont imposés entre le VIIIe et le XIIe siècle. Trois caractéristiques le définissent : l’unité d’enseignement, la visée encyclopédique, et l’intériorité de l’apprentissage pensé comme conversion. C’est le troisième de ces points qui nous apparaît comme un critère permettant de distinguer nettement la position de Freinet et celle qu’Alain défend le plus souvent. Émile Durkheim présente ainsi l’histoire de cette intériorisation du processus éducatif de conversion (DURKHEIM, 1999, p.37) : Le christianisme consiste essentiellement dans une certaine attitude de l’âme, dans un certain habitus de notre être moral. Susciter chez l’enfant cette attitude, tel sera donc le but essentiel de l’éducation. C’est là ce qui
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explique l’apparition d’une idée que l’Antiquité a totalement ignorée et qui, au contraire, a joué dans le christianisme un rôle considérable : c’est l’idée de conversion. (…) La vraie conversion, c’est un mouvement profond par lequel l’âme tout entière, se tournant dans une direction toute nouvelle, change de position, d’assiette et modifie, par suite, son point de vue sur le monde. C’est au christianisme que nous devons le geste de la conversion, absent de l’esprit éducatif antique. L’éducation antique apparaît comme la transmission d’une culture superficielle de type utilitaire ou esthétique. Certes, Platon, dans le mythe de la caverne, suggère une éducation toute différente, qui serait une volte-face radicale et profonde. Cependant, cette conception n’aboutit à une pratique éducative concrète que dans les institutions éducatives chrétiennes largement postérieures. L’apprentissage scolaire sera alors pensé (FABRE, 2008, p.34) « (…) comme un « changement d’assiette » qui enveloppe trois caractéristiques : 1) globalité, toutes les dimensions, intellectuelles, affectives et sociales de la personne sont impliquées ; 2) progrès, orientation vers le mieux ; 3) volte-face de l’esprit et de l’âme qui se détourne de ses intérêts immédiats pour se réformer. » Ce modèle chrétien se sécularise progressivement. Le christianisme s’appuie sur la culture antique dans laquelle il trouve des instruments rhétoriques, philosophiques et linguistiques qui favorisent son propre développement. Or, cette culture antique demeure imprégnée de valeurs étrangères au christianisme. La fonction temporelle que l’éducation est appelée à remplir dans l’école carolingienne et l’influence protestante détournent progressivement le modèle éducatif chrétien de sa perspective strictement religieuse. La sécularisation ainsi entamée aboutit à l’école moderne, où l’éducation est une conversion dépourvue de sa dimension religieuse originelle. Durkheim écrit ceci : (…) aujourd’hui encore, nous n’entendons pas l’éducation intellectuelle d’une autre manière. (...) Ce n’est pas, sans doute, pour en faire un chrétien, puisque nous avons renoncé à poursuivre des fins confessionnelles, mais c’est pour en faire un homme. (...) Notre conception du but s’est sécularisée ; par suite les moyens employés doivent changer 83
eux-mêmes ; mais le schéma abstrait du processus éducatif n’a pas varié. (DURKHEIM, 1999, p.38). Faire un homme, dans l’école moderne, consiste à opérer une conversion profonde de la personne. Cette conversion prend la forme d’un décrochage chez Alain. Nous retrouvons bien dans le geste éducatif qu’il propose le mouvement de volte-face radical et le renouvellement profond du regard porté sur le monde décrits par Durkheim. Il ne s’agit pas, chez Alain, d’une conversion chrétienne, mais plutôt d’une conversion positiviste, permettant d’entrer dans le monde de la nécessité et d’adopter une posture scientifique. Au contraire, Freinet insiste sur la part de continuité qui lie les différentes étapes de l’éducation, s’éloignant ainsi considérablement de la tradition identifiée par Durkheim. Il ne manque d’ailleurs jamais de présenter ses adversaires comme des héritiers républicains de l’imaginaire éducatif chrétien. Il écrit par exemple ceci : Certes, l’école laïque ne va point chercher dans les Evangiles la justification de ses méthodes pédagogiques ni la conception de son rôle social. Mais elle porte encore, au plus profond d’elle-même, les stigmates de ses origines, sinon religieuses, du moins scolastiques et doctorales. (FREINET, 1994, vol.2, p.169). Chez Freinet, le geste de volte-face disparaît. Il est radicalement condamné par le pédagogue qui lui préfère l’image du bond. La succession des expériences constitue un fondement sur lequel l’enfant se fonde pour avancer. Michel Fabre (2008) montre que Dewey s’écarte, en partie, du modèle éducatif décrit par Durkheim parce qu’il présente l’éducation, non comme une volte-face, mais comme un processus d’adaptation fondé sur la continuité de l’expérience. Dans le même temps, Dewey s’inscrit dans la tradition de l’idéal éducatif initiée par le christianisme, parce qu’il propose une éducation visant à diriger l’enfant vers un progrès global et profond qui n’est pas réductible à l’acquisition d’une simple culture de surface de type utilitaire ou esthétique (FABRE, 2008). Les propos de Michel Fabre sur Dewey sont applicables à la pédagogie Freinet. Comme chez Dewey, le 84
geste de la volte-face est abandonné et, dans le même temps, l’éducation s’écarte du modèle antique parce qu’elle s’adresse à ce qu’il y a de plus profond dans l’enfant. Freinet ne cesse de rappeler qu’il ne veut pas seulement instruire mais permettre un développement global et profond de la personne.
3.9. Conclusion Alain et Freinet défendent deux conceptions de l’enfance largement inconciliables. Alain insiste sur la nécessité de conduire l’enfant hors de l’enfance. Il propose, en particulier, un décrochage épistémologique et une classe aux murs nus où n’entrent pas l’infantile et le ludique. Freinet pointe plutôt une large part de continuité entre enfance et âge adulte. Deux indignations séparent les deux auteurs. Alain est de ceux qui voient le grand mal dans la complaisance. Il faut avant tout se garder de flatter chez l’enfant son infantilisme. Freinet est de ceux qui voient le grand mal dans le décrochage. Il faut avant tout se garder d’imposer à l’enfant une volte-face violente. La divergence entre Alain et Freinet sur ce point s’inscrit dans l’histoire longue. La posture d’Alain sur la question qui nous intéresse rejoint assez largement l’héritage d’Hegel et annonce certains aspects de la pensée d’Hannah Arendt. Anne Sauvagnargues (1990, p.247) a souligné la convergence d’Hegel et d’Arendt autour d’une thèse commune. L’un et l’autre posent que « (...) c’est parce que l’éducation a pour tâche de sortir l’enfant de l’enfance qu’elle le protège, et elle le protège justement parce qu’elle ne valorise pas l’enfance comme un état mais comme un passage, une arrivée dans le monde. » De même, chez Alain, l’éducation vise à sortir l’enfant de l’enfance et ce qu’il faut éviter, c’est de conduire l’enfant à se complaire dans l’enfance. Ce qui fait la valeur de l’enfance, c’est qu’elle est un passage, une libération. Cependant, Alain ne veut pas que l’enfant renonce totalement à son enfance. Il laisse apparaître certaines continuités entre les âges successifs. Il échappe sur ce point à la critique du décrochage, du déracinement, proposée par Freinet. Mais il ne rejoint pas Freinet. Alain veut préserver un esprit de
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jeu chez l’adulte tandis que Freinet veut plonger l’enfant, comme l’adulte dans le travail.
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4. Troisième partie : Solitude et coopération – apprendre chez Alain et Freinet 4.1. Introduction Alain et Freinet ont en commun de parler d’une classe « atelier » et d’une école « chantier ». Il est étonnant de retrouver ces mêmes expressions chez les deux auteurs. Elle est le signe d’une proximité probable entre deux pensées que l’on oppose souvent trop radicalement. Certes, quand Alain et Freinet parlent d’une « école chantier » ou d’une « classe atelier », ils ne donnent pas tout à fait le même sens à ces deux expressions. Chez les deux auteurs, la formule recouvre plusieurs significations. Certaines sont communes aux discours d’Alain et de Freinet. D’autres sont propres à l’une ou l’autre de ces deux argumentations. Tandis qu’Alain (1986, XXXIII) parle d’« atelier » ou de « chantier » en un sens très métaphorique, Freinet, lui, organise de véritables ateliers techniques et crée une école qui ressemble véritablement à un chantier parce que l’on y pratique, par exemple, la menuiserie. Alain, marque beaucoup plus nettement la différence entre le travail scolaire et le travail « véritable ». Il propose une classe « atelier » tout en refusant de transposer le modèle de l’atelier à l’école. En classe, l’élève ne doit pas être soumis aux pesanteurs étouffantes qui pèsent sur le monde professionnel et qui font obstacles aux apprentissages. A l’atelier, il n’est pas permis de se tromper et il est donc difficile d’apprendre. En classe, l’erreur doit toujours être possible. La classe ne doit pas devenir un atelier véritable. Que veut dire le philosophe, dès lors, quand il parle de classe « atelier » ou d’école « chantier » ? Il évoque une école où l’élève n’est pas figé dans une posture passive, où il est tout à son travail. Sur ce point, il rejoint Freinet, qui, à la suite d’Adolphe Ferrière, défend une « école active ». Voilà qui explique pourquoi nous retrouvons l’idée d’une école « atelier », « chantier », chez Alain comme chez Freinet. Les deux auteurs, évoquent l’atelier ou le chantier pour parler d’un travail scolaire mené par 87
l’élève lui-même. L’un et l’autre mettent la relation entre l’élève et le savoir au premier plan, et proposent ainsi deux pédagogies qui relèvent de ce que Jean Houssaye (1988) appelle le « processus apprendre ». Toutefois, une divergence se dessine sur ce fond de convergence. L’atelier ne prend pas la même forme chez les deux auteurs. Dans l’atelier proposé par Freinet, le travail coopératif s’impose, tandis que, dans la classe théorisée par Alain le silence règne, l’élève n’est pas appelé à coopérer avec ses pairs. A nouveau, il apparaît qu’Alain parle de « chantier » en un sens très métaphorique. Dans le chantier scolaire qu’il propose, chacun travaille seul. La pédagogie Freinet relève de ce que Jean Houssaye (2009) appelle le « processus apprendre côté former ». Chaque élève est appelé à participer à la gestion coopérative de la vie de la classe. Alain ne condamne pas explicitement et radicalement l’idée de coopération entre élèves. Mais on trouve dans sa philosophie de l’éducation et sa philosophie politique différentes thèses qui permettent de construire une critique de la coopération entre élèves telle que la conçoit Freinet. C’est en nous appuyant sur le triangle pédagogique théorisé par Jean Houssaye (1988) que nous distinguerons ce qui rapproche et ce qui sépare la pédagogie défendue par Alain et celle que propose Freinet, deux formes du « processus apprendre », qui orientent l’élève vers la solitude ou vers la coopération communautaire.
4.2. Le « processus apprendre » Jean Houssaye (1988) situe les différentes postures pédagogiques à l’aide d’un schéma, celui du triangle pédagogique. Il y a trois pôles à ce triangle : le maître, l’élève et le savoir. Chaque processus pédagogique privilégie la relation entre deux de ces pôles. Trois processus apparaissent qui correspondent aux trois côtés du triangle. Le processus « enseigner » privilégie la relation entre le maître et le savoir. Dans la relation « apprendre », c’est l’axe élève-savoir qui s’impose. Le processus « former » privilégie la relation du maître et de l’élève. Si nous cherchons à situer les pédagogies d’Alain et de Freinet dans ce triangle pédagogique, un point commun apparaît tout d’abord. Nos deux
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auteurs proposent d’adopter ce que Jean Houssaye appelle « le processus apprendre ». Chez l’un comme chez l’autre, c’est le rapport de l’élève au savoir qui est privilégié. La pédagogie défendue par Alain et celle que propose Freinet mettent très nettement la relation entre l’élève et le savoir au premier plan. Les élèves sont conduits à accéder au savoir sans passer systématiquement par la médiation du maître. Alain et Freinet veulent délivrer l’élève de la posture passive dans laquelle il est figé lorsque la relation entre le maître et le savoir est mise au premier plan. Ce sont donc des formes du « processus enseigner » qui tiennent lieu de repoussoirs dans les argumentations de nos deux auteurs. Alain (1986, XXV) écrit ceci : L’école primaire offre ce spectacle ridicule d’un homme qui fait des cours. Je hais ces petites Sorbonnes. J’en jugerais à l’oreille, et seulement par une fenêtre ouverte. Si le maître se tait, et si les enfants lisent, tout va bien. Les maîtres imitent trop souvent les professeurs de l’enseignement supérieur et ils donnent aux élèves des cours à écouter. Au spectacle vain du cours magistral, Alain préfère les aridités de la lecture. L’enfant ne rencontre la difficulté que dans le travail qu’il fait lui-même. Ce n’est qu’ainsi qu’il manifeste une attention réelle et durable. Il ne peut apprendre que s’il n’est pas un simple spectateur. Freinet veut aussi délivrer l’enfant de toute posture passive. Mettez à la disposition des enfants le matériel et la technique d’expérimentation, dit-il. Au lieu de vous montrer jaloux de votre sûreté et de votre autorité scientifiques, habituez-les à douter, à se méfier et à se persuader, non pas par des assurances qui sont pour eux comme des professions de foi, mais par l’épreuve qu’ils feront eux-mêmes, à l’aide de leurs sens et des outils qui en sont le prolongement. Vous verrez alors s’intensifier leur effort méthodique pour mieux entrer dans le secret du monde. (FREINET, 1994, vol. 1, p.297).
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Il faut placer l’élève dans une situation favorable à ses expérimentations personnelles, plutôt que de lui livrer un savoir dont la valeur serait garantie par la seule autorité du maître. Tandis que le cours magistral détourne l’enfant de l’expérience du doute, de l’examen personnel, une pédagogie active l’y conduit. Freinet rejoint l’Education Nouvelle. « Pour la plupart de ses partisans comme de ses détracteurs l’école nouvelle c’est avant tout l’école active. » (BLOCH, 1973, p.38). Il faut que l’enfant fasse et non qu’il voie faire. Il ne s’agit pas de s’en tenir à des pratiques manuelles mais d’opposer à la forme du spectacle celle du travail de l’élève. Cependant, et ces deux citations le suggèrent déjà, Alain et Freinet ne s’opposent pas aux mêmes formes et aux mêmes aspects du « processus enseigner » et ils défendent deux formes différentes du « processus apprendre ».
4.3. La coopération chez Freinet 4.3.1. « Apprendre côté former » Jean Houssaye (2009, p.22) écrit ceci : Il est certes théoriquement possible, quand on privilégie un processus (et on ne peut faire autrement), d’attribuer une place compensatrice égale aux deux processus exclus. Mais on constate plutôt que les diverses pédagogies intègrent plus facilement un des deux processus annexes. Ce qui fait que, tout en s’inscrivant dans un axe, elles se rapprochent de façon privilégiée d’un des deux autres. Il faut inévitablement privilégier un « processus ». Une des trois relations mises en évidence par le triangle pédagogique est nécessairement au premier plan. Cependant, on ne peut ignorer le pôle tenu en retrait, sans quoi l’instance que l’on voulait mettre de côté risque d’« entrer par la fenêtre ». Ainsi, quand le « processus enseigner » s’impose, si l’élève est systématiquement tenu à l’écart, il est probable qu’il « fera le fou », qu’il se livrera au chahut, par exemple. Pour éviter cela, le pédagogue peut chercher 90
à développer des compensations, en accordant une place, certes secondaire, mais bien réelle, au pôle tenu en retrait. En théorie, si l’on observe le dessin du triangle pédagogique, rien ne semble pouvoir empêcher le pédagogue d’accorder une place compensatrice égale aux deux processus exclus, aux deux axes qui intègrent le pôle laissé dans l’ombre. Cependant, Jean Houssaye constate que, dans la pratique, chaque pédagogie intègre plus facilement, pour constituer un arrière-plan, un des deux processus sur lesquels elle ne se fonde pas prioritairement. Parmi les nombreux exemples que donne Jean Houssaye, nous trouvons la pédagogie Freinet, qui se situe sur l’« axe apprendre côté former ». Dans ce processus (HOUSSAYE, 2009, p.23) « (…) la priorité est (…) donnée, dit Jean Houssaye, à la construction de méthodes et de moyens qui permettent aux élèves de se saisir directement du savoir, mais tout se fait dans un climat qui trouve sa souplesse par une relation non figée professeur-élèves ». Le « processus apprendre » demeure au premier plan. Mais, en arrière-plan, la pédagogie Freinet tend à rejoindre le « processus former », qui laisse de côté le savoir. Dans la perspective de « former », les relations entre le maître et l’élève ne sont pas figées et préétablies. Il s’agit de les définir, de les préciser ensemble. Dans la pédagogie théorisée par Célestin Freinet, la relation entre le maître et l’élève est souple. Les règles communes ne sont pas le résultat d’une action unilatérale du maître. C’est lors du conseil des élèves que sont prises la plupart des décisions qui permettent de réguler la vie de la classe. Parce qu’il se situe sur l’axe « apprendre côté former », Freinet annonce le processus « former côté apprendre » que défendra Fernand Oury. « La différence tient à la place du conseil et à la place des techniques », dit Jean Houssaye (1997, p.4). Chez Freinet, les techniques qui doivent favoriser les apprentissages sont placées au premier plan. Il s’agit de l’imprimerie, de la correspondance, du dessin libre, des fichiers autocorrectifs… C’est alors le « processus apprendre » qui est mis en avant. L’institution du conseil vient s’ajouter à cet ensemble et scander la vie de la classe. Fernand Oury s’inspire très largement de la pédagogie Freinet mais il donne une place bien plus centrale à l’institution du conseil. Il fait aussi appel à la technique de l’imprimerie mais les techniques de ce type ne semblent plus avoir le rôle central qu’elles ont eu chez Freinet.
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Fernand Oury travaille surtout en ville avec des enfants difficiles qui ont été confiés à des unités psychiatriques. La thérapie devient alors une finalité essentielle. Le conseil prend une place centrale, parce qu’il est un lieu d’expression pour chacun et un espace où la loi peut être justifiée et acceptée, un lieu où une intégration de la loi et de la frustration devient progressivement possible, par le biais de dialogues collectifs. Il s’agit de développer « un milieu de vie éducateur et soignant » (PAIN, 2007, p.299), où la parole pourra émerger du tumulte (MEIRIEU, 2001, p.15). Le « processus former », qui est à l’arrière-plan chez Freinet, passe ainsi au premier plan. Ce qui, dans les écrits de Célestin Freinet, n’apparaît que discrètement, ce qui, dans la pédagogie Freinet, tend vers l’« axe former », est mis en lumière par l’héritage que la pédagogie institutionnelle en tire. 4.3.2. La coopération dans l’œuvre théorique de Freinet Etrangement, alors que Freinet est connu, tout particulièrement, pour avoir promu le travail scolaire par groupes, il a consacré peu d’attention, dans son œuvre théorique, à cette question. Alain Vergnioux (2005, p.76) l’a remarqué dans son étude consacrée à la notion d’expérience chez Freinet. Il y écrit ceci : La question de l’expérience de la coopération et de l’éducation à la citoyenneté, telle que Dewey avait pu l’envisager, ne trouve pas son prolongement dans les textes que nous avons examinés. (…) ces thèmes n’apparaissent pas directement. Les pratiques et l’expérience sociales de l’enfant, sans être ignorées, sont laissées en arrière-fond. Ce qui est au devant de la scène, c’est l’expérience personnelle de l’enfant (…). Si cette dimension est très peu présente dans l’œuvre théorique, elle n’en est pas pour autant absente. On rencontre une première évocation de cette question dans un des premiers textes théoriques de Célestin Freinet, un de ses articles parus dans L’Ecole Emancipée, au début des années 1920. Le pédagogue lit alors les auteurs du mouvement de l’Education Nouvelle. Il propose, dans la revue L’Ecole Emancipée, des comptes-rendus de lecture qui sont à l’époque très élogieux. Freinet trouve une 92
argumentation favorable aux Républiques d’enfants et une présentation de leur histoire dans un ouvrage d’Adolphe Ferrière (1921) intitulé L’autonomie des écoliers, l’art de former des citoyens pour la nation et pour l’humanité. Freinet (1923), enthousiaste, conclut le court compterendu qu’il consacre à ce livre par la phrase suivante : « « L’autonomie des écoliers » est un livre nécessaire aux camarades qui veulent faire évoluer leur classe vers la démocratie, pour le développement social et humain de tous les enfants. » Il s’agit donc de développer la démocratie à l’école en visant des finalités très larges : le développement social et humain de l’enfant. En 1929, dans un article intitulé Les coopératives scolaires (FREINET, 1929), une nouvelle étape est franchie dans la réflexion de Freinet sur la coopération scolaire. Le pédagogue prend parti dans le cadre d’un débat qui oppose, au sein même du mouvement de l’Ecole Emancipée, opposants et partisans des coopératives scolaires. Freinet défend vigoureusement ces institutions en s’appuyant sur deux arguments principaux qu’il présente ainsi (FREINET, 1929) : 1°) Le « maître » a, certes, inventé une infinité de procédés pour remplir la tête de ses élèves. Mais il ne saurait obtenir une instruction et une éducation véritables sans le consentement actif, sans la participation vivante des éduqués eux-mêmes. D’où la nécessité d’une intime collaboration ente maîtres et élèves, collaboration débarrassée au maximum de la notion paralysante de supérieurs et inférieurs. 2°) Si l’avenir appartient au socialisme, la voie pédagogique est nécessairement vers une socialisation toujours plus grande de l’école : socialisation au sein même de l’organisme scolaire et adaptation de l’école aux fins sociales nouvelles. La coopérative a une fonction pédagogique. Elle permet de rendre les rapports entre le maître et les élèves plus souples. Parce que leurs relations seront moins figées, l’élève ne vivra plus l’apprentissage comme une soumission à l’ordre hiérarchique. Il se fera actif et participera à sa propre instruction et à sa propre éducation. La coopérative scolaire se justifie aussi dans une perspective politique. Freinet, comme le « camarade » auquel il s’adresse, veut préparer l’avènement du socialisme. Une école où les élèves 93
possèdent et gèrent collectivement les outils de travail est nécessaire, si c’est pour une société de la coopération que l’on veut former des citoyens. En 1944, dans L’Ecole Moderne Française (FREINET, 1994, vol.2, pp.58-59), Freinet décrit très précisément le déroulement d’une séance du conseil des élèves. Le samedi soir, les élèves se réunissent. Le président, dont on comprend qu’il a été élu par ses camarades, s’assied à la place du maître. L’instituteur se tient au fond, dans une posture discrète et rassurante. Le secrétaire, qui est sans doute lui aussi élu, lit le compte-rendu des travaux précédents. On examine la situation financière de la coopérative. Puis on discute de différentes questions. Le rituel est précis et régulier. Le champ des questions abordées est très large. On parle des problèmes financiers, disciplinaires, du travail que chacun a accompli pendant la semaine. Dans le chapitre qu’il consacre au récit de cette séance exemplaire, Freinet n’évoque pas les finalités d’une telle pratique pédagogique. L’Ecole Moderne Française est un livre dans lequel la réflexion théorique tient peu de place. Freinet y décrit surtout l’organisation matérielle de l’école qu’il propose. C’est seulement en mettant en relation le chapitre que nous avons évoqué et ce que dit Freinet dans les premières pages introductives de l’ouvrage que l’on peut cerner quelque peu l’intention qui le guide quand il propose une coopération scolaire et un conseil des élèves. Dans ces premières pages, Freinet présente la perspective d’ensemble dans laquelle il inscrit son projet d’« école moderne ». Il écrit ceci (FREINET, 1994, vol.2, pp.14-15) : Nous en sommes là : un fossé, qui va s’approfondissant chaque jour, sépare de plus en plus la traditionnelle école publique adaptée tant bien que mal à la démocratie capitaliste du début du siècle, et les besoins impérieux d’une classe qui sent la nécessité de former les générations nouvelles à l’image de la société qu’elle entrevoit et dont elle a commencé la majestueuse édification. Il s’agit de proposer une école qui ne soit plus celle de la « démocratie capitaliste », mais qui soit une école d’avant-garde, adaptée à la société socialiste à venir. Cette finalité politique vient justifier l’idée
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d’une coopérative scolaire. Freinet retrouve la thèse qu’il défendait en 1929.
4.4. L’idée de coopération face à la pensée d’Alain Alain ne propose aucune critique directe de l’idée de coopération scolaire telle qu’elle apparaît chez Freinet. Cependant, la forme du « processus apprendre » qu’il défend dans ses propos s’écarte largement du modèle coopératif théorisé par Freinet. Cette divergence trouve sa justification dans la pensée d’Alain. 4.4.1. Les discussions toujours inutiles et souvent nuisibles Tandis que Freinet organise un conseil des élèves lors duquel ont lieu des débats ritualisés, Alain condamne radicalement la discussion en général. Il écrit ceci (ALAIN, 1986, XLIV) : On a disserté assez sur les discussions, toujours inutiles, si souvent nuisibles, mais sans aller à la vraie raison, qui est que nous soutenons alors nos opinions, sans aucune métaphore, par une action physique continuelle. Écouter, c’est toujours courir, sans jamais pouvoir revenir (…). Les discussions sont dangereuses parce que chacun y défend ses idées par « une action physique continuelle ». La voix et les gestes qui peuvent l’accompagner ne cessent pas. L’auditeur est obligé de les suivre. Contrairement au lecteur, il ne peut pas revenir en arrière. Il n’a pas un recul suffisant pour penser librement. Alain ajoute que la parole et les gestes de celui qui parle transmettent des passions. En parlant, on s’échauffe pour persuader les autres et se persuader soi-même et cette chaleur est transmise aux interlocuteurs. Nous pouvons dire, avec Yves Lorvellec (2001, p.108), qu’« on ne comprendra rien à la réflexion d’Alain sur la lecture et l’écriture si l’on ne voit pas à quoi elle s’oppose – à la culture de l’oral, au prestige de la parole et de la communication. » Tandis que la parole met la pensée en danger, l’écrit la libère. Il permet de se tenir à distance et d’échapper à l’influence musicale de l’oral. 95
Alain annonce la thèse de McLuhan (1977, p.50) selon laquelle « l’univers visuel est un univers relativement indifférent et distant, alors que l’univers acoustique est violemment hyperesthésique (...). » Nous retrouvons là un motif récurrent de la pensée pédagogique d’Alain : la quête du froid visage. La chaleur emporte, persuade, influence. La froideur me ramène à l’objet, me délivre de moi-même, de mes humeurs, de mes passions, de mes réactions affectives… Derrida (1967) a mis en évidence le phonocentrisme de la tradition métaphysique. L’écrit est traditionnellement présenté comme un supplément qui trahirait la transparence originelle de la présence. La médiation de l’écrit serait une trahison. Chez Alain, nous décelons plutôt un scriptocentrisme. Il y aurait dans l’oral un supplément affectif dangereux, qui épargnerait l’écrit. Ce scriptocentrisme n’est pas l’inverse du phonocentrisme. Alain ne voit pas dans l’écrit une présence plus grande que dans l’oral, au contraire. C’est précisément parce que l’écrit échappe à la présence qu’il permet une distance libératrice. Il n’est qu’une trace et c’est par là qu’il est libérateur. 4.4.2. Obéir et résister Freinet veut préparer l’élève à un rôle de citoyen actif, apte à participer au gouvernement coopératif de la société. C’est là une des principales justifications du conseil des élèves que le pédagogue défend. Cette perspective politique perd toute pertinence si l’on suit l’argumentation d’Alain. Le philosophe considère que la distinction entre gouvernants et gouvernés est indépassable. Le citoyen véritable n’est pas celui qui gouverne au côté de ses pairs. Il est plutôt un gouverné éclairé. Chez Alain, la posture du citoyen est double. Elle combine obéissance et résistance, de façon apparemment paradoxale. Les gouvernés sont appelés à obéir parce que c’est ainsi que pourra être combattue la menace de chaos. Le philosophe écrit ceci : Feu ou eau. La rue est barrée. Vous demandez pourquoi ; mais le gardien ne sait pas pourquoi. Alors, invoquant les droits du citoyen, vous voulez passer. Le gardien s’y oppose militairement ; il appelle ses réserves ; si vous faites le méchant, vous êtes un peu assommé ; si vous montrez des 96
armes, le gardien prend les devants et vous tue. Quand le pouvoir n’est pas résolu à forcer l’obéissance, il n’y a plus de pouvoir. Si le citoyen ne comprend pas et n’approuve pas ce puissant mécanisme bien avant de le craindre, il n’y a plus d’ordre ; la guerre est à tous les coins de rue, le spectateur reçoit des coups et la justice périt. (ALAIN, 1986, LXXXIII). Le citoyen ne décide pas des règles qu’il doit respecter, et, parmi celles qui lui sont imposées, il n’est pas appelé à choisir, au contraire. Le pouvoir doit être résolu à forcer l’obéissance pour éviter ce qui est, chez Alain comme chez Pascal, le danger toujours menaçant : le chaos. Le citoyen n’a pas à comprendre pourquoi on lui interdit de passer. Mais il doit comprendre que l’obéissance au pouvoir est nécessaire. Et il doit approuver ce grand mécanisme qui le protège du désordre. Alain, qui a beaucoup critiqué les usages militaires de son temps, considère que tout pouvoir s’impose nécessairement militairement. Sans cela, chacun cherche à défendre ce qu’il croit être son droit par la force. Il faut un ordre militaire pour que la guerre ne s’impose pas à tous les coins de rue. Cependant, l’obéissance ne suffit pas. A l’opposé de l’anarchie, Alain, comme Pascal, pointe un autre danger majeur : la tyrannie. Celle-ci s’impose, selon lui, quand les gouvernés ne se contentent plus d’obéir, mais croient, quand ils accordent au pouvoir plus qu’il ne mérite, quand ils ont foi en lui, quand le culte succède à la froide obéissance. Sur ce point encore, la pensée politique d’Alain fait écho à celle de Pascal. Les deux auteurs dénoncent la confusion des ordres. Il y a tyrannie quand le pouvoir cherche à obtenir davantage que l’obéissance. Or, chez Alain, le pouvoir cherche toujours à obtenir davantage que l’obéissance. Le philosophe, contrairement à Freinet, n’espère pas un régime et une société qui seraient délivrés des maux qui pèsent sur le présent. Alain ne nous propose pas, comme le font la plupart des théoriciens, un Etat dont les rouages sont si bien agencés que tout fonctionne sans incident (…). Ainsi pour les monarchistes, le roi prendra nécessairement les plus sages décisions qu’il fera exécuter par les fonctionnaires les plus
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compétents et les plus efficaces. Pour les démocrates, le peuple élira les meilleurs députés (…). (KAPLAN, 1996, pp.86-87). Alain ne construit pas théoriquement un système politique purifié. L’homme sera toujours l’homme, et celui qui est au pouvoir espèrera toujours plus que ce qui lui revient. Il voudra le respect, l’adhésion spirituelle en même temps que l’obéissance matérielle. Chez Alain, les chefs que la démocratie porte au pouvoir ne sont pas les bons, et ils ne peuvent pas être les bons. Ceux qui finissent par occuper les hauts postes ont été le plus souvent portés par une passion dangereuse : la soif du pouvoir, peu compatible avec la sagesse et l’esprit de justice. « (...) on ne laisse passer que les vieux renards qui ont bien compris ce que c’est que la diplomatie et l’esprit administratif (…). » (ALAIN, 1933, p.66). Alain précise qu’aussitôt au pouvoir, même le plus sage serait emporté par la force de conviction des signes du pouvoir qui l’entourent. L’étiquette et la flatterie suffisent à donner à n’importe qui la morgue de Louis XIV. Les passions se réveillent dans l’ivresse de la puissance. Le chef veut tout : les pouvoirs, la reconnaissance, l’admiration… Il se fait tyran. Le philosophe écrit ceci : Semblable aux enfants, et ingénu moi-même en cela, je voudrais mettre en prison tous les méchants, et les bons sur le trône. Mais à peine aura-t-il la perruque et le manteau royal qu’il sera Louis XIV (…). (ALAIN, 1933, p.181). C’est le candide qui croit pouvoir substituer les bons aux méchants. En vérité, le pouvoir corrompt même les meilleurs. On ne peut pourtant pas se passer d’un Etat, d’un pouvoir. L’ordre est nécessaire. Il ne faut pas chercher à abolir la distinction entre gouvernants et gouvernés. Que les citoyens se contentent de ne pas sacraliser le pouvoir et ils seront délivrés de la tyrannie. Qu’ils associent à l’obéissance ce qu’on pourrait appeler, en reprenant le vocabulaire pascalien, une pensée de derrière, qui est une force de résistance spirituelle. Alain écrit ceci : Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l’obéissance, il assure l’ordre, par la résistance il assure la liberté. Et il est 98
bien clair que l’ordre et la liberté ne sont points séparables, car le jeu des forces, c’est à dire la guerre privée, à toute minute, n’enferme aucune liberté, c’est une vie animale, livrée à tous les hasards. Donc les deux termes, ordre et liberté, sont bien loin d’être opposés, j’aime mieux dire qu’ils sont corrélatifs. La liberté ne va pas sans l’ordre, l’ordre ne vaut rien sans la liberté. Obéir en résistant c’est tout le secret. Ce qui détruit l’obéissance est anarchie, ce qui détruit la résistance est tyrannie. Ces deux mots s’appellent, car la tyrannie employant la force contre les opinions, les opinions, en retour, emploient la force contre la tyrannie, et inversement, quand la résistance devient désobéissance, les pouvoirs ont beau jeu pour écraser la résistance, et ainsi deviennent tyranniques. Dès qu’un pouvoir use de force pour tuer la critique, il est tyrannique. (ALAIN, 2005, 52). Non seulement l’ordre et la liberté ne s’excluent pas, mais ils sont même inséparables, si l’on suit Alain. La liberté s’opposerait à l’ordre si l’on appelait liberté « (…) le jeu des forces (…) ». Alors, le mot de « liberté » serait utilisé à contresens, pour désigner l’absence de surveillance, de maîtrise, le mouvement spontané des passions, des groupes, des humeurs. Mais cette liberté n’en est pas une. Ce n’est pas à la surveillance que la liberté s’oppose, mais à l’esclavage. Or, échapper à l’esclavage des passions, au danger de l’anarchie, suppose un ordre propre à les discipliner. C’est ainsi que l’homme échappe à l’animalité, qui ne peut être confondue avec la liberté. Se livrer au hasard, c’est se faire prisonnier de forces qui nous échappent, de l’élan collectif, de ses enthousiasmes, de ses peurs… Il faut obéir, à soi-même pour éviter l’agitation du chaos, et au pouvoir extérieur pour éviter l’anarchie. Si l’obéissance est détruite, c’est l’anarchie, le libre jeu des forces qui s’impose. L’illusion de liberté cache alors un plus grand esclavage, et l’inefficacité politique guette. Dans le même temps, « (…) ce qui détruit la résistance est tyrannie. » Pour que cette thèse ne soit pas en contradiction avec la précédente, il faut distinguer deux ordres : le matériel et le spirituel{17}. L’obéissance est matérielle. Elle ne suppose pas l’adhésion spirituelle. Alain remarque que la tyrannie et l’anarchie, les deux repoussoirs qu’il convient d’éviter, s’engendrent réciproquement. Le tyran provoque la désobéissance en voulant empêcher la résistance. La désobéissance, parce 99
qu’elle conduit au chaos, donne au pouvoir le prétexte qui lui permet d’imposer la tyrannie. Si la posture du citoyen se dessine ainsi à l’articulation de l’obéissance matérielle et de la critique spirituelle, il convient de revenir sur la définition de la démocratie suggérée par Alain. En démocratie, le peuple ne gouverne pas, ou, du moins il ne gouverne que de façon négative. Il n’a pas le pouvoir d’administrer la Nation, et même les nominations des gouvernants lui échappent. Le peuple ne gouverne que dans le mesure où, parce qu’il n’abandonne pas son esprit critique, parce qu’il conserve un pouvoir de surveillance, il est une barrière contre laquelle viennent se heurter les gouvernants. Il n’est jamais gouvernant mais il ne se laisse jamais facilement gouverner. Alain défend une école où l’élève obéit sans coopérer, tout en développant son autonomie spirituelle, sa pensée, sa volonté. Et il défend, par ailleurs, une posture citoyenne qui associe obéissance matérielle et résistance spirituelle. Même si le philosophe ne lie jamais explicitement ces deux aspects de sa philosophie, il apparaît qu’ils sont pleinement cohérents. Quand le philosophe écrit « J’enseigne l’obéissance » (ALAIN, 1986, LXXXIII), il semble que cette phrase s’intègre à sa doctrine pédagogique comme à sa pensée politique. Les propositions pédagogiques de Freinet se heurtent ainsi à une argumentation à laquelle le pédagogue n’a jamais pris soin de répondre. 4.4.3. Eloge de la solitude Ces mêmes propositions se heurtent, dans le même temps, à un autre pan de la réflexion politique d’Alain. Tandis que Freinet prône la coopération, Alain regarde avec la plus grande méfiance, ce qui sort l’individu de sa solitude. Avec la virtuosité rhétorique qui le caractérise, le philosophe écrit ceci : « L’union fait la force. Oui, mais la force de qui ? » (ALAIN, 1956, p.66). Chez Alain, ce n’est pas seulement aux gouvernants que le citoyen doit résister. Il doit aussi toujours se méfier du gros animal qu’est la société. Chacun est facilement pris par un mouvement d’ensemble qui l’emporte et 100
le domine. Les mouvements de paniques, de haine d’un bouc-émissaire, d’enthousiasme collectif… sont ce dont il faut se garder. « Je range encore parmi les faits du même genre, écrit Alain, l’adoration soudaine pour un chef, ou pour un orateur, les entraînements bien connus des assemblées, le délire révolutionnaire, enfin tous les courants d’opinion qui naissent comme le vent et le cyclone, et se terminent de même. » (ALAIN, 2003, CXLVIII). C’est un vent, c’est un cyclone, il relève d’une mécanique plutôt que du libre gouvernement humain. Ce gros animal, Alain lui donne souvent le nom de « Léviathan ». Ce monstre destructeur est un héritage de la Bible. C’est au Livre de Job (3:8,40:25) qu’on le trouve. Sa forme n’y ait pas décrite. Mais il est traditionnellement représenté comme une gueule ouverte qui avale tout ou comme un grand serpent de mer. Alain conserve cet imaginaire. La société se fait Léviathan en dévorant les âmes. Grand corps tyrannique et dangereux, elle court en ondulant. Léviathan fait courir ses mille pattes ; il avance en colonne serrée. Ceux qui le composent n’en sont point maîtres ; au contraire ils reçoivent avec enthousiasme les signes de ce grand corps, et s’accordent à ses mouvements. Honte si on ne les devine ; honte si l’on commence à les rompre. (ALAIN, 2005, p.316). Léviathan est fait de ceux qu’il dévore. En lui, ils sont serrés. Ils forment un même corps qui se dirige tout seul. Les libertés sont absorbées. Ce n’est plus moi qui pense. Ce n’est plus aucun de nous. C’est un animal qui s’agite et qui agit{18}. Le mouvement du monstre est rapide. La rumeur s’amplifie en un instant, on passe d’une mode à l’autre, d’un bouc émissaire à un autre. La honte fait ciment. Sa source est d’origine strictement sociale. Je n’ai pas honte d’être dans l’erreur ou dans la faute. J’ai honte de ne pas me conformer aux mouvements du grand corps qui échappent à ma volonté. Voilà le danger qui guette toujours la société. Voilà comment naît la guerre. L’esprit démocratique consiste à s’élever contre l’élan infantile du gros animal{19}. Le citoyen sait être et penser seul. Il ne cesse de considérer l’élan de l’opinion avec méfiance. « Le plus clair de l’esprit démocratique, c’est peut-être qu’il est antisocial. » (ALAIN, 2003, CXLVIII). 101
L’esprit démocratique suppose la pensée, qui est résistance de chacun. Or, « il n’y a de pensée véritable que dans un homme libre ; dans un homme qui n’a rien promis, qui se retire, qui se fait solitaire, qui ne s’occupe point de plaire ou de déplaire. » (ALAIN, 1956, p.667). Les partis, les journaux, les Eglises, les nations, les communautés, ne peuvent, dès lors, qu’être regardées avec la plus grande défiance. Alain écrit ceci : On me demande si je suis avec le prolétariat. Réponse : je ne suis avec personne. (ALAIN, 1956, p.1077). Cet éloge de la solitude est fréquent dans les propos du philosophe. Je ne pense que seul. Je ne pense que dans le refus du mouvement de la masse, dans la méfiance à l’égard de l’enthousiasme. Etre seul, c’est devenir plusieurs, ne plus se croire, se surveiller soi-même, plutôt que se noyer dans le grand Léviathan. La démocratie ne se fonde pas sur le débat, chez Alain. Au contraire, elle s’en tient à distance. A la discussion publique, aux arguments qui emportent les foules, à la communication des humeurs, le philosophe préfère la critique solitaire et l’opinion défiante. Freinet n’a pas répondu à cette théorie politique d’Alain. Il ne semble pas voir peser sur la coopération en général, et sur la coopération scolaire en particulier, l’ombre d’un Léviathan. La coopération, à laquelle il accorde peu d’attention dans sa réflexion théorique, ne semble pas menacée par des emportements dangereux. Peut-être faut-il comprendre que les rituels précis qui permettent d’organiser les débats lors du conseil des élèves sont une protection face aux menaces évoquées par Alain. Sans doute est-ce là ce qui fait la valeur de ces rituels, comme l’a souligné Philippe Meirieu (1995). Parce que la parole du président est respectée, parce que les décisions prises collectivement ne sont pas ignorées, parce que le conseil se tient régulièrement, il peut devenir un lieu où la loi est reconnue et acceptée. Cependant, Freinet ne dit jamais rien de tel explicitement dans ses écrits. 4.4.4. De la foule à la solitude Alain dessine un citoyen solitaire, mais il ne prétend pas que l’enfant puisse adopter d’emblée une telle posture. La force d’attraction du 102
Léviathan social est trop importante. L’enfant placé parmi d’autres enfants ne s’isole pas spontanément. Au contraire, il appartient d’abord au peuple enfant et les sentiments, les mouvements, sont d’abord collectifs. C’est inévitable. Comment, dans ces conditions, peut-on conduire l’élève à adopter une posture solitaire ? Alain propose de dresser le gros animal social pour libérer chacun. Il écrit ceci (ALAIN, 1986, XII) : Ce peuple enfant est capable d’aimer et de respecter, non point d’abord par des pensées, mais par la puissance de tous sur chacun ; et ces sentiments collectifs s’impriment si fortement que, même dans la solitude, il en restera quelque chose. Seulement il faut d’abord que cette foule soit en ordre, et orientée selon le silence et l’attention. Le silence est contagieux aussi bien que le rire. Mais si cette société d’enfants se dispose mal pour commencer, tout est perdu, et souvent sans remède. Le rire secoue même les plus sages et les plus tranquilles. Ainsi ils sentent tous qu’ils sont les parties d’un élément aveugle comme la mer ; ils sentent aussitôt que cette force collective est irrésistible. La politesse, qui est une habitude familiale, n’a plus ici de lieu. L’enfant est à l’état sauvage. Cela a réduit au désespoir plus d’un homme estimable, dévoué, affectueux. C’est à un peuple que le maître a affaire. L’enfant est d’abord guidé par la puissance de chacun sur tous plutôt que par sa pensée, précisément sans doute parce qu’aucune pensée ne peut apparaître quand chacun est emporté par le mouvement de tous, quand chacun échappe à son propre contrôle, à sa propre volonté. Cette puissance collective est si forte que, même lorsqu’il est seul, l’enfant n’est pas seul. Il respecte encore les normes du peuple enfant. On ne peut apprendre à penser dans ces conditions. Et le désordre menace toujours. La foule des enfants peut à tout moment être emportée par le rire collectif, le chahut, ou tout autre mouvement… Le maître ne peut terrasser le monstre. Alain l’invite plutôt à dresser Léviathan. Le silence et l’attention se répandent dans ce grand corps aussi bien que le rire. Le silence et l’attention s’imposeront grâce à l’imitation spontanée, qui est l’alliée du maître. Alain veut préparer l’élève à une posture citoyenne solitaire, mais il ne prétend pas plonger l’enfant dans cette solitude dès son entrée à l’école. Certes, il ne défend pas la coopération communautaire. Au contraire, il veut 103
imposer en classe un silence qui fait obstacle à une telle coopération. Mais l’élève n’est pas tout à fait seul. Il continue longtemps d’appartenir au peuple enfant. Grâce à la mécanique mimétique de cette foule enfantine, il adopte une posture attentive et silencieuse. C’est ainsi qu’il échappe à l’agitation et peut apprendre à penser seul, indépendamment de toutes les forces qui menacent sa liberté. Au sein du peuple enfant, il développe aussi sa pensée individuelle en admirant certains de ses pairs. Alain fait l’éloge de l’émulation. L’envie et la vanité n’ont pas cours à l’école, dit-il (ALAIN, 1986, p.332). L’enfant sait admirer son camarade comme la mère admire l’enfant, sans voir aucune distance (ALAIN, 1986, p.333). L’enfant ne se croit pas incapable de faire ce qu’il voit faire par ses pairs et qu’il admire. Aussitôt, il imite et il égale. Le peuple enfant n’est pas le peuple adulte, sur ce point. Il permet à chacun de développer ses propres aptitudes, sa pensée individuelle, grâce à l’émulation. 4.4.5. Devenir citoyen chez Alain 4.4.5.1. Former le citoyen par la géométrie Si, chez Alain, l’élève ne devient pas citoyen en votant ou en coopérant, c’est que sa formation se fonde sur d’autres pratiques, d’autres savoirs. Le bon citoyen est d’abord celui qui sait opposer aux prétentions du pouvoir sa résistance spirituelle, sa volonté, sa pensée. C’est par la géométrie, en particulier, qu’Alain veut développer le jugement et la volonté des élèves. La géométrie a un intérêt tout particulier dans la perspective d’une formation du citoyen. C’est par elle que l’enfant peut comprendre ce qu’est la loi des hommes, nous dit Alain. Pour s’expliquer, le philosophe se réfère à un épisode de Gorgias. Alain écrit ceci : Car, dit [Calliclès], ce sont les poltrons qui ont inventé la justice. En réalité, aucune justice ne nous oblige à rien. (ALAIN, 1956, p.70).
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C’est bien la thèse défendue par le personnage de Calliclès dans Gorgias (PLATON, 2008). Il dit à Socrate que, dans la nature, le plus fort l’emporte toujours et que, dans la société, ce n’est pas différent. La loi positive est un artifice inventé par les faibles pour se protéger des forts. « Ils veulent faire peur aux hommes plus forts qu’eux et qui peuvent leur être supérieurs. » (PLATON, 2008, p.214). Alain loue la réponse que fait Socrate : [Socrate] se tut un bon moment, et trouva ceci à dire : « Tu oublies une chose, mon cher, c’est que la géométrie a une grande puissance chez les dieux et chez les hommes. » Et là-dessus je dirai, comme les joueurs d’échecs : « Bravo ! c’est le coup juste. » Toute la question est là. Dès que l’on a éveillé sa raison, par la géométrie et autres choses du même genre, on ne peut plus vivre et penser comme si on ne l’avait pas éveillée. On doit des égards à sa raison comme à son ventre. Alain fait alors référence aux propos de Socrate que voici (PLATON, 2008, p.274) : Certains sages disent, Calliclès, que le ciel, la terre, les dieux et les hommes forment ensemble une communauté, qu’ils sont liés par l’amitié, l’amour de l’ordre, le respect de la tempérance et le sens de la justice. C’est pourquoi le tout du monde, ces sages, mon camarade, l’appellent kosmos ou ordre du monde et non pas désordre ou dérèglement. Mais toi, tu as beau être savant, tu ne sembles pas faire très attention à ce genre de choses. Au contraire, tu n’as pas vu que l’égalité géométrique est toute puissante chez les dieux comme chez les hommes, et tu penses qu’il faut s’exercer à avoir plus que les autres ! en fait, tu ne fais pas attention à la géométrie. Calliclès dénonce les lois positives en disant que les faibles les créent pour se protéger de la domination des forts. Socrate répond que le souci du droit ne prend pas sa source dans la faiblesse et la peur mais dans un souci de l’ordre et de la tempérance sur lequel ouvre la géométrie. Si l’on en croit Socrate, les dieux et les hommes ont en commun d’être sensibles à l’égalité géométrique. Ils ont le sens des proportions, de 105
l’harmonie. La science de Calliclès est bien différente. Elle lui sert à défendre le droit du plus fort et les passions. Calliclès fait l’éloge d’un certain dérèglement, d’un certain désordre, dont les forts tirent avantage aux dépends des plus faibles. Alain s’inspire de ce discours. Il voit dans l’enseignement de la géométrie un moment indispensable pour éveiller chez l’enfant le souci de la justice. Celui qui a étudié la géométrie a découvert les grandes exigences de la raison. Il lui apparaît que certaines vérités sont communes aux riches et aux pauvres (ALAIN, 1956, p.71). La pensée, le souci du droit, ne sont pas l’effet, le symptôme, d’une condition sociale ou physique particulière. C’est la raison qui fonde l’exigence de justice. Quand cette initiation géométrique a eu lieu, on ne peut plus tout à fait oublier les besoins de la raison. Alain ajoute que la géométrie me permet de reconnaître en l’autre mon semblable. La géométrie nous rend égaux. Elle ne permet pas la pédanterie, la culture superficielle. Il faut inventer, penser. La force ici ne peut rien. L’esprit est tout. C’est encore à Platon qu’Alain fait référence sur ce point. Il écrit ceci (ALAIN, 1956, p.703) : L’idée que je me fais de mon semblable est une idée. Ce n’est pas peu. Car ce sont les différences qu’il me jette au visage. (…) Mais je le veux semblable à moi, mon semblable ; je le cherche tel ; je ne me lasse point de frapper à la porte. Par la géométrie, je le reconnais mon semblable ; et Socrate fit une grande chose le jour où. il proposa le carré et la diagonale, tracés sur le sable, non point à Alcibiade ni à Ménon ni à quelqu’un de ces brillants messieurs, mais à un petit esclave qui portait les manteaux. Les apparences ne cessent de manifester ce qui me différencie de mes semblables. Pourtant je les veux toujours semblables – Alain ne dit pas pourquoi. C’est par la géométrie que je peux véritablement satisfaire mon désir de reconnaître en l’autre mon semblable. Les grandeurs de convention sont alors dépassées. Restent l’esprit nu et l’homme égal à son semblable. La géométrie révèle que l’humanité est quelque chose et permet ainsi à l’esprit de justice mutuelle de se développer.
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La justice mutuelle est, chez Alain, celle qui dit « Ne fais jamais à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te soit fait. » Il s’agit de ne pas profiter de la faiblesse de celui avec qui l’on traite, d’une ignorance, d’une obscurité. La justice pose l’égalité fondamentale de tous, cette égalité que la géométrie révèle. C’est là, selon Alain qu’est la véritable justice. L’autre justice, qu’il appelle « distributive » est seulement un moyen de maintenir l’ordre. C’est la justice distributive qui dit qui mérite le prix à la fin du concours. Elle marque les inégalités quand c’est nécessaire. Seule la justice mutuelle est un idéal (ALAIN, 2005, p.310). 4.4.5.2. Les leçons de morale chez Alain En dehors de l’enseignement de la géométrie, Alain envisage quelques leçons pour former le citoyen. Le philosophe (ALAIN, 1986, LXXXII) souligne que « les leçons de morale civique sont hérissées d’épines. » Il s’agit de ne pas susciter un fanatisme nationaliste. Il faut souligner la valeur du patriotisme sans conduire l’enfant à s’y tenir, dit Alain. L’attachement à la patrie, comme à tout groupe social, délivre l’enfant de l’égoïsme. Cependant, il faut rappeler que ce n’est pas là la valeur la plus haute. Le patriotisme ne justifie pas tout. L’humanité est plus grande que la patrie. Alain propose de l’enseigner en parlant aux élèves des expériences sociales qu’ils connaissent déjà au sein du peuple enfant. Il s’agit de proposer une leçon nuancée que l’enfant puisse comprendre. On retrouve là un geste philosophique fréquent chez Alain. De même que Pascal invite à penser par étape en passant du stade de l’habile à celui du demi-habile, qui doit lui-même être dépassé…, Alain pointe la part de vérité contenue dans le patriotisme tout en cherchant à dépasser ce moment de la pensée. Notre lecture des Propos sur l’éducation s’écarte sur ce point de celle qu’a proposée Caroline-Pigno-Richard dans sa thèse. Elle écrit ceci (PIGNO-RICHARD, 2004, pp.107-108) : Dewey considère comme néfaste toute séparation entre enseignement intellectuel et éducation morale, comme si le caractère était séparé de l’intelligence. Dans les leçons de morale, il voit trois inconvénients : d’abord elles influencent aussi peu la conduite des élèves qu’un cours sur 107
l’Himalaya. Ensuite, elles l’habituent à envisager la morale comme une réalité à part des autres (…). Enfin, elles imposent aux enfants des valeurs qui sont celles des autres, qu’ils n’ont pas trouvées eux-mêmes. L’action et l’action seule permet, selon Dewey, qu’on puisse surmonter le dualisme entre le caractère et l’intelligence (…). Alain élabore sa réflexion sur le même principe. A une époque où. l’on se préoccupait, en France, d’enseigner une morale laïque qui pût servir de substitut au catéchisme, il n’hésite pas à dire « (…) que les leçons de morale ne valent pas mieux que les leçons de théologie. » (…) Comme il n’est pas de morale séparée de la vie, il n’est pas non plus d’enseignement moral à part dans l’enseignement. Certes, Alain a bien proposé une critique absolue des leçons de morale dans un propos du 25 février 1909 (ALAIN, 2003 p.122), comme le souligne Caroline Pigno-Richard. Cependant, dans le propos du 7 juin 1930, que nous avons cité et qui trouve place dans Propos sur l’éducation, Alain (1986, LXXXII) propose une leçon de morale civique, tout en soulignant que ces leçons sont « hérissées d’épine ». On ne peut donc pas dire que, chez Alain, il n’est pas question de séparer l’enseignement moral de l’action. Les conceptions d’Alain sur ce point ont évolué. Après s’être opposé très radicalement aux leçons de morale, Alain défend une position plus nuancée et s’écarte des conceptions de Dewey présentées par Caroline Pigno-Richard. Certes, c’est toujours, chez Alain, le dressage noble du corps qui permet avant tout l’éducation morale de l’enfant{20}. C’est ainsi qu’il devient maître de lui-même. Cependant, du moins en 1930, Alain n’envisage pas de faire disparaître toute leçon de morale. La formation morale du citoyen qu’il défend repose, en particulier, sur des leçons de morale civique. 4.4 .6. « Apprendre côté former » et « apprendre côté enseigner » Tandis que Freinet propose une pédagogie qui relève du « processus apprendre côté former », Alain défend plutôt une forme du « processus apprendre côté enseigner ». Freinet fait appel au conseil des élèves pour former l’homme et le citoyen. Il s’agit d’un processus compensatoire qui est associé à l’axe pédagogique principal : « apprendre ». Chez Alain, le processus compensatoire relève plutôt de l’« axe enseigner ». Le philosophe 108
propose des leçons d’éducation civique, et, plus globalement, il semble ne pas condamner systématiquement le cours magistral. Alain (1986, XXXV) écrit ceci : J’ajoute que, même dans le travail sténographique, par ces mouvements réglés et faciles, le corps se trouve délié et l’attention court en avant, mouvement d’esprit libre et juste. Et c’est assez pour que la leçon magistrale soit toujours bonne à entendre. Mais il y faut deux conditions, la course de la plume pendant le discours, et la mise en forme ensuite. A quels élèves peut convenir la leçon magistrale, c’est ce que l’on comprend sans peine. Le cours magistral est condamné quand il est un simple spectacle qui ridiculise celui qui joue et réduit à la passivité ceux qui l’écoutent. Mais le travail de sténographie suivi d’une mise en forme est un travail qui détourne de la passivité. Le corps est rendu attentif. L’agitation est vaincue par un mouvement réglé. Le cours magistral est légitime quand ce travail est possible, c’est-à-dire quand la technique de la sténographie est maîtrisée et que l’enfant est capable de produire une mise en forme. Le processus « enseigner » n’est pas catégoriquement refusé. Il n’est envisageable que lorsque certaines conditions sont remplies, lorsque le processus « apprendre » demeure très affirmé et que l’élève travaille, écrit, se concentre pendant que le maître parle. Soulignons cependant qu’Alain parle le plus souvent du cours magistral pour le condamner très radicalement. Le propos XXXV dans lequel il présente la leçon magistrale comme pertinente dans certaines circonstances est un texte marginal. Le plus souvent, le philosophe n’envisage aucune circonstance favorable et il se contente de dénoncer sans nuance le cours magistral. Voilà ce qu’il écrit alors, par exemple (ALAIN, 1986, XXXVI) : D’une leçon magistrale il ne reste presque rien après huit jours, et après quinze jours il ne reste rien du tout. C’est en récitant, en lisant, en copiant et recopiant, que l’enfant retient à la fin quelque chose. Tout le monde le sait ; mais l’inspecteur qui s’assied dans une classe comme au théâtre veut entendre un monologue bien composé, ou bien un de ces 109
dialogues réglés où deux ou trois enfants lancent des réponses obligées dont la place est faite d’avance. Il s’agit cette fois d’une condamnation absolue du modèle de la leçon magistrale. Ce que l’on a seulement entendu, on l’oublie rapidement et Alain ne voit aucune exception à cette vérité générale. Il est parfois difficile de mettre en cohérence les différents textes qui constituent Propos sur l’éducation. Olivier Reboul (1974) y voit un effet de la posture polémique. Parce qu’Alain exprime une indignation, il donne souvent à son argumentation une allure radicale qui le conduit à proposer un ensemble théorique partiellement éclaté. Dans le propos XXXVII, Alain approfondit l’argumentation entamée dans le propos XXXVI. Les cours magistraux sont temps perdu, écrit Alain. Les notes prises ne servent jamais. (...) On n’apprend pas à dessiner en regardant un professeur qui dessine très bien. On n’apprend pas le piano en écoutant un virtuose. De même, me suis-je dit souvent, on n’apprend pas à écrire et à penser en écoutant un homme qui parle bien et qui pense bien. Il faut essayer, faire, refaire, jusqu’à ce que le métier entre, comme on dit. (ALAIN, 1986, XXXVII). Seule une posture active permet l’apprentissage. Les notes ne servent jamais, dit ici Alain, qui, dans le propos XXXV, défend la sténographie et la mise en forme des notes. Nous nous écartons des commentaires d’Yves Lorvellec qui, sur la question du cours magistral, écrit ceci (LORVELLEC, 2001, p.99) : Le pédagogue se réjouira de constater qu’Alain semble convenir avec lui qu’il faut condamner le cours magistral (…). Cet accord apparent repose sur une confusion. La critique d’Alain ne porte ni sur le cours, ni sur le fait qu’il soit magistral, mais sur la place accordée à la parole dans l’enseignement. Que le cours laisse une trace écrite, le voilà aussitôt réhabilité (…). Les propos d’Alain sont plus ambigus. Certes, parfois il semble que la seule oralité soit dénoncée, mais il arrive que le cours magistral fasse l’objet 110
d’une condamnation plus globale et radicale, comme nous venons de le voir. On ne peut résumer la pensée d’Alain sur la question du cours magistral à un seul de ses aspects. Quand on situe la pédagogie construite par Freinet et celle que défend Alain sur le triangle pédagogique proposé par Jean Houssaye, il apparaît qu’au-delà d’une convergence de ces deux pédagogies autour de l’« axe apprendre », deux lignes divergent. La pédagogie Freinet relève du « processus apprendre côté former ». Le rapport direct entre l’élève et le savoir s’accompagne de la construction d’une institution coopérative régulatrice. C’est le « processus enseigner » qui est le plus radicalement tenu à l’écart. Chez Alain, le « processus apprendre » est orienté différemment. Le « processus enseigner » réapparaît ponctuellement. Le « processus former » est davantage laissé dans l’ombre. La coopération communautaire semble exclue. Les normes de la vie scolaire sont préétablies et rigides. 4.4.7. Le mode mutuel chez Alain Remarquons que, si Alain ne laisse généralement pas place au débat communautaire dans la pédagogie qu’il dessine, il ne s’oppose pas à toute forme de coopération entre élèves. Dans ses cours de pédagogie enfantine, Alain fait un éloge appuyé du mode d’enseignement mutuel. Le philosophe (ALAIN, 1986, p.332) note ceci : Un maître du même âge, cela efface la distance de l’âge, qui souvent enlève courage à l’enfant. Le bon élève a la simplicité de son âge ; il va tout droit, comme dans les jeux. Il va au plus pressé. Cette méthode a des ressources qu’on ne soupçonne point. Le professeur aperçoit des obstacles, des scrupules ; et en cela il n’est pas toujours sage. Alain propose de renouer avec un mode d’enseignement qui a été souvent laissé de côté dans l’enseignement primaire depuis la fin du XIXe siècle, au profit du seul mode d’enseignement simultané. Alain voit dans le mode mutuel un moyen d’éviter certains obstacles qui entravent souvent le travail du maître. Celui-ci a des scrupules, il anticipe des obstacles qui, 111
selon lui, s’annoncent. Il n’est pas alors assez sage parce qu’il est trop prudent. Quand un élève vient en aide à un autre élève, il sait aller à l’essentiel, simplement, sans détours inutiles. Que les deux élèves soient des enfants est aussi un avantage selon Alain. Quand le maître est un adulte, il est un modèle lointain qui peut sembler inatteignable. Quand c’est un autre enfant qui enseigne, le savoir semble moins inaccessible. Cet éloge du mode d’enseignement mutuel est rare dans l’œuvre d’Alain. Mais il suffit à montrer que le philosophe n’est pas opposé à toute forme de coopération entre élèves. Il rejoint, en partie, la pédagogie Freinet, qui, elle aussi, laisse place à des moments d’enseignement mutuel. Dans l’école Freinet, il arrive souvent qu’un élève plus expérimenté apprenne à un autre le maniement de l’imprimerie, l’utilisation des caractères. L’élève peut aussi se faire maître pour un temps en proposant à un camarade des corrections en vue de la publication d’un texte libre, par exemple. C’est un point que le pédagogue a particulièrement peu exploré dans ses écrits mais qui est évident dans la pratique de la pédagogie Freinet. Alain ne propose pas des discussions, des débats communautaires, mais seulement une coopération entre élèves, lors de laquelle l’un se fait pour un temps le maître de l’autre. Comme la parole du maître est tolérée ponctuellement pour quelques interventions, quelques leçons opportunes, la parole de l’enfant est aussi tolérée quand elle se fait magistrale dans le cadre d’un enseignement mutuel occasionnel.
4.5. Débat communautaire et dialogue intérieur 4.5.1 Apprendre, c’est faire société : le dialogue intérieur chez Alain L’éducation scolaire, chez Alain, ne se fonde pas sur la coopération communautaire. Au contraire, l’élève est conduit à adopter une posture solitaire. Faut-il en déduire que le philosophe ne reconnaît aucune vertu formatrice au dialogue, alors que Freinet organise, dans le cadre du conseil, des débats ritualisés ? La pensée d’Alain est plus complexe. La solitude à laquelle il veut conduire l’élève n’est pas une véritable solitude. Le philosophe (ALAIN, 1986, XXVI) écrit ceci : 112
Qu’est-ce qu’apprendre par l’esprit ? C’est faire société. Le géomètre formé selon la subtilité euclidienne est toujours occupé de convenir avec un interlocuteur imaginaire, au moyen d’une définition sans ambigüité ; et de là, par raisonnement conquiert l’autre, répondant à toutes les objections possibles. L’enfant est donc appelé à un dialogue intérieur. Il fera société avec lui-même en se dédoublant. Penser, apprendre par l’esprit, c’est mener un dialogue serré avec un interlocuteur intérieur. On est ainsi conduit à préciser une pensée, à proposer des définitions claires et à se convaincre soi-même par le raisonnement. Ce dialogue protège de la hâte. La société intérieure auprès de laquelle je cherche à valider ma pensée m’impose des délais. Elle me conduit à revoir et à corriger ce que j’ai cru d’abord. C’est ainsi que l’erreur devient un moment nécessaire en étant dépassée. Il s’agit d’apprendre à ne pas trop se croire. Alain écrit que l’homme doit conserver (ALAIN, 1986, LXXXIII) « (…) les vertus qui le préservent de trop se croire ». « Il faut que l’enfant connaisse le pouvoir qu’il a de se gouverner, et d’abord de ne point se croire (…). » (ALAIN, 1986, II). L’enfant doit apprendre à ne pas s’abandonner à sa première idée. Il ne s’agit pas de la refuser mais de la travailler, de la polir, de la corriger par le dialogue intérieur. Il ne s’agit pas de ne pas se croire. Il s’agit de ne pas trop se croire. On pense en ne refusant pas la première idée et en ne l’acceptant pas non plus telle qu’elle est d’abord. Voilà pourquoi une communauté intérieure est nécessaire. Alain veut conduire l’élève au dialogue intérieur sans lui proposer de dialogue avec ses pairs, tandis que Freinet invite les élèves à coopérer et à débattre mais n’évoque jamais la nécessité d’un dialogue intérieur. Chacune de ces deux propositions pédagogiques se heurte à l’autre comme à une objection. L’enfant peut-il accéder au dialogue intérieur sans avoir fait l’expérience du dialogue communautaire ? Le conseil des élèves n’est-il pas une pratique intéressante en particulier parce qu’elle permet à l’élève de développer une disposition au dialogue intérieur ? Alain et Freinet n’envisagent pas une genèse progressive de la posture réflexive fondée sur l’expérience du débat communautaire. 113
Chez Freinet, l’idée d’une surveillance de soi fondée sur un dialogue intérieur n’est pas thématisée. Cependant, sa pratique, en accordant un rôle structurant à la communauté d’apprentissage, semble autoriser une intériorisation progressive du contrôle extérieur des pairs. 4.5.2. La pédagogie Freinet et la question du contrôle interne : de la théorie à la pratique L’institution de l’imprimerie scolaire et du journal conduit l’élève à proposer des textes à des lecteurs critiques, à des correcteurs. Il se fait luimême lecteur critique des textes des autres comme des siens. Une posture distante se dessine ainsi, une attitude critique et réflexive. Il y a là un écart entre les possibilités ouvertes par les techniques Freinet et la théorie du pédagogue. La notion de tâtonnement expérimental ne permet pas de penser la nécessité d’une posture réflexive. L’obstacle rencontré, dans cette théorie, est toujours devant le sujet. Il n’est pas en lui. Mais la pratique collective de la production d’un journal de classe ou d’une encyclopédie scolaire conduit à mettre l’élève dans une posture réflexive. Dans la pratique, les élèves sont conduits à s’interroger sur la valeur de ce qu’ils proposent. Ils savent que leurs textes vont être soumis à la critique de leurs camarades et ils sont probablement conduits à intérioriser cette posture critique. De ce point de vue, les techniques Freinet permettent un enrichissement de la langue fondé sur la dialectique de l’oral et de l’écrit. Dès lors que les énoncés sont fixés par écrit, l’autocritique et la bataille contre l’incorrection sont possibles. Toute correction est d’abord correction par rapport à soi, correction de la défaillance d’une parole première qui ne résiste pas à l’épreuve de l’écrit. Cela signifie que l’on n’apprend à parler que dans la dialectique de l’oral et de l’écrit. (BLAIS, GAUCHET, OTTAVI, 2008, p.107). Le passage par l’écrit permet une distance critique, un dédoublement de soi. Il ouvre sur une posture réflexive et sur une aptitude à se faire le maître et l’élève de soi-même en se reprenant et en se corrigeant… Les erreurs s’inscrivent alors dans une perspective qui les dépasse. De ce point 114
de vue, la technique définie par Freinet permet de viser les objectifs proposés par Alain. Bernard Schneuwly (1999) a souligné que, dans la pratique, l’écriture libre et l’imprimerie, qui sont au cœur de la pédagogie Freinet, permettent de développer chez l’enfant une disposition au contrôle interne. Bernard Schneuwly note que ces institutions peuvent servir « (...) de point de transition entre contrôle externe et interne de l’activité langagière. » (SCHNEUWLY, 1999, p.315). Tandis qu’à l’oral la régulation est essentiellement externe, à l’écrit elle est appelée à devenir interne. A l’oral, le jeu des échanges, des questions et des réponses, conditionne et structure la genèse du discours. A l’écrit, l’enfant écrivain va devoir imaginer et prendre en compte des réactions qui ne sont ni certaines ni immédiates. Parce que le texte libre est lu et relu en classe par des interlocuteurs immédiats, parce qu’il peut s’appuyer parfois sur une première version orale, le « texte libre » sert d’intermédiaire entre la posture du locuteur et celle de l’écrivain. Bernard Schneuwly s’appuie sur l’héritage de Vygotsky. Le psychologue russe écrit que « toutes les fonctions supérieures ont leurs origines dans des relations réelles entre individus. » (SCHNEUWLY, 1999, p.316). La pédagogie Freinet semble favoriser le développement de la maîtrise de l’écrit décrit par Vygotsky. Les techniques Freinet permettent d’enraciner pleinement ce développement dans les relations réelles entre les individus. Cependant, les arguments avancés par Bernard Schneuwly pour défendre certains aspects de la pédagogie Freinet n’apparaissent pas dans la théorie pédagogique de Freinet. Comme l’a souligné Alain Vergnioux (2005), Freinet se penche surtout, dans son œuvre théorique, sur la dimension individuelle des apprentissages, s’écartant ainsi largement de l’œuvre de Vygotsky, son contemporain. Quand il propose une définition du tâtonnement expérimental, Freinet parle d’un individu emporté par son élan vital et non d’une quelconque dynamique de groupe. Bien que le pédagogue soit connu pour avoir proposé des méthodes coopératives, il ne justifie pas cette coopération dans ses essais épistémologiques. Il semble que la coopération soit toujours avant tout pensée comme un moyen de former le citoyen. La visée paraît être avant tout politique. Freinet ne désigne pas clairement ce que le travail de groupe peut apporter à l’élève, en quoi, par 115
exemple, cela pourrait lui permettre de développer une disposition au contrôle interne.
4.6. Les groupes d’écoliers chez Alain Chez Alain, la disposition au dialogue intérieur ne semble pas fondée sur l’expérience du débat communautaire. Alain veut que l’élève apprenne à faire société avec lui-même dans une classe le plus souvent silencieuse. Remarquons, cependant, que dans un des propos qui constituent le recueil Propos sur l’éducation, Alain fait l’éloge des groupes d’enfants et des échanges communautaires. Il écrit ceci (ALAIN, 1986, XIV) : En tous [les élèves] une sécurité étonnante, par ce secours qui n’est point suspect, et cette confirmation de tous les instants, qui mêle conviction et persuasion selon les moyens de chacun. Pour les moindres choses, pour un vers de Virgile ou pour un calcul, l’opinion vraie s’établit, avec l’aide du maître, par l’union des preuves et de la publique rumeur. Il est beau de passer à côté d’un groupe d’écoliers qui marche vers l’école et qui discute et compare, au sujet d’un participe ou d’un poids spécifique ; chacun tire son papier, et souvent un hésitant corrige sur la foi des autorités, qui sont marmots aussi, sans majesté ni bonnet pointu. Cet heureux état de l’esprit humain ne se retrouvera jamais. Même deux professeurs ensemble n’ont point tant de bonne foi, ni une aussi pure estime des valeurs vraies. L’opinion vraie s’établit parmi les écoliers grâce à l’« union des preuves », la « rumeur ». On « discute », on « compare », on se fie parfois à l’autorité des bons élèves et on s’appuie sur l’aide du maître. Une véritable coopération communautaire est possible pendant les années d’école primaire, qu’on ne rencontre plus par la suite sous une forme aussi pure. Alain fait ici un véritable éloge de la coopération communautaire entre élèves. Étrangement, ces groupes d’écoliers ne semblent pas se transformer en dangereux Léviathan. Chacun semble apprendre avec le concours de tous. Alain ajoute que c’est peut-être dans ces assemblées d’enfants seulement que l’homme pense. Par la suite, l’adulte est emporté par la hâte
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et les exigences du travail véritable. Il ne forge plus d’idées aussi solides que celles dont le peuple enfant est l’auteur. Alain semble rejoindre Freinet en faisant l’éloge d’une certaine coopération entre élèves. Cependant, la coopération décrite par Alain n’est pas celle que théorise Freinet. Il n’est pas question d’organiser la vie de la classe en coopérant chez Alain. La communauté n’a aucun pouvoir décisionnel, et les seuls sujets abordés, dans le récit que fait Alain, ont trait aux lettres et à la géométrie. Alain veut une école où tous lisent, copient, travaillent en silence, et il fait l’éloge dans le même temps des discussions entre élèves. Il affirme que les discussions sont « (…) toujours inutiles, si souvent nuisibles (…) » et pointe leur grande valeur. Nous ne parvenons pas à dépasser l’impression de contradiction. Freinet a esquissé un commentaire de ce passage dans lequel Alain parle des groupes d’écoliers. Il (FREINET, 1933) écrit ceci : Pour l’école primaire ces procédés [défendus par Alain] ont notoirement fait faillite et tous nos camarades souriront en lisant cette phrase du professeur Alain : « Il est beau de passer à côté d’un groupe d’écoliers qui marche vers l’école et qui discute et compare au sujet d’un participe ou d’un poids spécifique… » Il est difficile d’interpréter le sourire des « camarades ». Sans doute sourient-ils face à ce qui leur apparaît comme de la naïveté. A en croire Freinet, les élèves de l’école « traditionnelle » n’ont pas véritablement d’intérêt pour les savoirs scolaires que l’on veut leur imposer. Ils ne parlent pas de participes, de vers latins et de géométrie quand on ne les y force pas. Les propos d’Alain relèveraient donc du phantasme plutôt que de l’observation. Si l’école est un lieu d’ennui, comme le veut Alain, pourquoi les élèves débattraient-ils avec enthousiasme de ce qu’ils y étudient ? Voilà ce que semble suggérer Freinet de façon très allusive dans son article consacré à Propos sur l’éducation (FREINET, 1933).
4.7. Conclusion 117
Freinet propose une pédagogie qui relève du « processus apprendre côté former ». Sans accorder à cette question une grande place dans sa réflexion théorique, il propose une structure coopérative qui doit permettre de former des hommes et des citoyens. Cette proposition de Freinet se heurte à plusieurs objections quand on la confronte à la philosophie d’Alain. En particulier, on est conduit à se demander si la forme coopérative ne fait pas obstacle au développement de la pensée individuelle. La position d’Alain sur cette question n’est pas parfaitement claire. Elle offre des outils pour une réflexion approfondie sur la question de la coopération scolaire mais elle ne tranche pas le débat radicalement. Le philosophe défend globalement une forme du « processus apprendre côté enseigner » tout en voulant ménager des moments d’enseignement mutuel, et sans exclure quelques instants de coopération communautaire entre élèves. Ce n’est pas une opposition radicale entre Alain et Freinet qui apparaît, mais des divergences complexes qui se dessinent sur un fond de convergences. Bien que le discours d’Alain et celui de Freinet s’inscrivent dans des problématiques largement divergentes, il leur arrive de faire des propositions assez proches.
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5. Quatrième partie : Vie et mécanique 5.1. Introduction Tandis que Freinet cherche sans cesse à suivre le mouvement complexe de la vie, Alain propose une pédagogie aux allures mécaniques. Ces deux mots, « vie » et « mécanique », semblent tirés du vocabulaire bergsonien. Nous reprenons à Freinet le terme de « Vie » dont il fait grand usage, sans jamais véritablement en proposer une définition. Il s’inscrit lointainement dans l’héritage bergsonien. Sans doute a-t-il directement fréquenté l’œuvre de Bergson. Il dit, du moins, dans sa correspondance, au début des années 1940, qu’il veut la lire attentivement (FREINET, C., FREINET, E., 2004). Ce qui est certain, c’est que Freinet a accordé beaucoup d’intérêt à la théorie de Ferrière, et que celui-ci avait repris à Bergson l’idée d’élan vital. Il en avait fait un fondement de sa réflexion pédagogique. Remarquons que la notion est aussi présente dans l’œuvre de Montessori que Freinet n’ignore pas. La vie que Freinet cherche à respecter apparaît dans ses ouvrages comme un élan complexe, qui prend des formes variables selon les personnes et selon les moments. La vie est à l’opposé de la mécanique qui cloisonne, dresse, fige… Le pédagogue cherche à développer une pensée et une pratique qui soient davantage adaptées aux sinuosités de la vie. Il rejoint très nettement l’héritage de Bergson sur ce point. Ce dernier écrivait ceci, en 1907, dans L’Évolution créatrice (HOQUET, 1999, p.133) : Faut-il donc renoncer à approfondir la nature de la vie ? Faut-il s’en tenir à la représentation mécanistique que l’entendement nous en donnera toujours, représentation nécessairement artificielle et symbolique, puisqu’elle rétrécit l’activité totale de la vie à la forme d’une certaine activité humaine, laquelle n’est qu’une manifestation partielle et locale de la vie, un effet ou un résidu de l’opération vitale ?
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Après Bergson, Freinet refuse l’approche mécanistique dans laquelle il voit une trahison. Il veut proposer une nouvelle démarche qui serait sensible à la totalité de la vie et non à quelques-uns de ses effets isolés et superficiels seulement. Freinet veut faire du mouvement complexe de la vie le principal des ressorts pédagogiques et s’écarter ainsi d’une « pédagogie traditionnelle » qu’il juge dangereusement mécanique. La réflexion d’Alain semble s’écarter considérablement de celle de Freinet sur ce point. 1. Tout d’abord, Alain, contrairement à Freinet, défend une éducation scolaire qui nous apparaît comme un dressage noble. 2. Alain s’écarte aussi de la théorie proposée par Freinet en défendant une discipline rigide, mécanique. 3. Enfin, Alain s’éloigne des conceptions de Freinet parce qu’il veut que l’on enseigne à tous les mêmes savoirs scolaires en s’appuyant sur des techniques pédagogiques elles-mêmes identiques pour tous. Nous nous pencherons sur chacune de ces divergences successivement.
5.2. Faut-il dresser les enfants ? 5.2.1. Le dressage noble du corps chez Alain 5.2.1.1. Alain lecteur de Descartes En 1649, dans Les Passions de l’âme (DESCARTES, 1996), Descartes propose une analyse des passions et présente la discipline comme le meilleur moyen de parvenir à une maîtrise de soi. L’ouvrage fait suite à un échange avec la princesse Elizabeth. Celle-ci, dès 1645, dit rechercher un remède efficace aux passions. Elle ne parvient pas à se libérer de leurs effets par un simple effort ponctuel de la volonté. Le philosophe répond très directement à cette interrogation dans son ouvrage. Il rend compte de l’action des passions comme d’une mécanique. Le corps troublé émeut l’âme et ce mouvement influe sur la volonté. Les passions ainsi suscitées sont souvent fiables, mais elles induisent parfois en erreur et elles sont toujours excessives. Voilà pourquoi il importe de pouvoir les maîtriser. 120
Descartes, répondant ainsi aux attentes de la princesse Elizabeth, propose, non pas un simple effort de la volonté quand surgissent les passions, mais une discipline qui est un dressage et permet de former un homme « averti ». Il écrit ceci (DESCARTES, 1996, p.133) : (…) puisqu’on peut avec un peu d’industrie changer les mouvements du cerveau dans les animaux dépourvus de raison, il est évident qu’on peut encore mieux dans les hommes ; et que ceux même qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur toutes leurs passions si on employait assez d’industrie à les dresser et à les conduire. C’est très explicitement en faisant appel à un dressage méthodique que le philosophe prétend dompter les passions. Chacun pourrait devenir parfaitement maître de lui-même s’il prenait soin de s’imposer des coutumes précises et nombreuses qui viendraient faire obstacle aux excès soudains que provoquent les passions. Alain s’appuie sur cette part de l’héritage cartésien. Dans Idées (ALAIN, 1983), après celle de Platon, Alain présente la philosophie de Descartes. Et il le paraphrase en écrivant ceci (ALAIN, 1983, p.122) : « Au vrai, la peur, la colère, les mouvements de l’amour, le rire, les larmes, font sentir à chacun de nous, de la façon la moins équivoque, que nos pensées sont liées, dans le fait, à des mouvements qui ne dépendent pas plus de nous que les mouvements de la vie. » J’échappe d’abord à ma volonté. Les passions naissent de mouvements mécaniques du corps. C’est à cette agitation spontanée, à ce désordre premier, qu’il faut échapper. « Et, comme dit Descartes avec force, et non sans le mépris qui convient, puisque l’on arrive bien à dresser un chien de chasse contre ses instincts naturels, à ne point fuir au coup de fusil et à ne point se jeter sur le gibier, qui nous empêche d’employer la même industrie et les mêmes ruses à nous dresser nous-mêmes ? » (ALAIN, 1983, p.161). C’est par l’habitude que le corps-machine peut ainsi être dressé. Comme on dresse un chien par la répétition, je peux me rendre maître de moi-même en me soumettant à une coutume, à des exercices. Alain paraphrase le passage des Passions de l’âme (DESCARTES, 1996) que nous avons cité plus haut. Cette éducation du corps est au cœur de l’éducation défendue par Alain. Le philosophe veut former les volontés. Il écrit ceci dans Propos sur 121
l’éducation (ALAIN, 1986, XXIV) : Tous, je les vois sots surabondamment en des questions de bon sens, parce qu’ils ne veulent point regarder avant de prononcer. D’où m’est venue cette idée que chacun est juste aussi intelligent qu’il veut. Nous retrouvons la thèse défendue par Descartes dans la quatrième méditation métaphysique (DESCARTES, 2000a). Eviter l’erreur suppose de retenir la volonté dans les bornes de la connaissance. Tant que ma volonté ne s’est pas formée et que je suis soumis à l’agitation des passions incontrôlées, je suis voué à l’erreur : je juge sans savoir. Descartes écrit ceci (DESCARTES, 2000a, p.61) : « (…) toutes les fois que je retiens tellement ma volonté dans les bornes de ma connaissance, qu’elle ne fait aucun jugement que des choses qui lui sont clairement et distinctement représentées par l’entendement, il ne se peut pas faire que je me trompe (…). » Ce qui fait défaut au sot, c’est la volonté et non l’intelligence. Ce qu’il faut développer, ce n’est pas le bon sens, qui ne manque pas, mais la volonté et la méthode. Dans le propos sur l’éducation où il présente cette thèse, Alain (1986, XXIV) revendique explicitement l’héritage de Descartes, en citant la célèbre formule du Discours de la méthode : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. » Alain ajoute que Descartes « (...) a éclairé plus directement cette idée en disant en ses Méditations que le jugement est affaire de volonté et non point d’entendement (…). » Or, cette volonté se forme par l’intériorisation de la norme libératrice, qui affranchit de l’agitation des passions en dressant le corps. Remarquons qu’Alain s’éloigne ici de la signification véritable des propos de Descartes. Henri Gouhier (GOUHIER, 1987) a noté que cette phrase était en réalité ironique, sans être antiphrastique. En effet, Descartes n’écrit pas seulement « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Il continue ainsi : « car chacun pense en être si bien pourvu que ceux mêmes qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils n’en ont. » Cette fin de phrase, si on y prête attention, nous conduit à réinterpréter l’ensemble en un sens différent de celui auquel aboutit Alain. « A ces hommes si satisfaits de leur 122
jugement, Descartes dit en souriant : c’est entendu, la puissance de bien juger est égale chez tous ; et après ? » (GOUHIER, 1987, p.16). Cette même puissance aboutit à des résultats bien différents, parce que chacun lui fait suivre une voie différente. Ce qui importe donc, c’est de connaître la bonne méthode. Voilà la thèse essentielle à laquelle prépare la première phrase du Discours de la méthode. Descartes ne défend donc pas une thèse personnelle quand il dit que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Il évacue une idée répandue sans la réfuter. Alain s’éloigne de Descartes pour défendre une thèse cartésienne, puisqu’il soutient l’idée selon laquelle il faut se libérer de l’agitation du corps en dressant le corps machine. Il s’éloigne aussi de Descartes par le type de dressage qu’il propose. Descartes écrit ceci (1996, p.229) : « Comme lorsqu’on est inopinément attaqué par quelque ennemi, l’occasion ne permet pas qu’on emploie aucun temps à délibérer ; mais ce qu’il me semble que ceux qui sont accoutumés à faire réflexion sur leurs actions peuvent toujours, c’est que, lorsqu’ils se sentiront saisis de la peur, ils tâcheront de détourner leur pensée de la considération du danger, en se représentant les raisons pour lesquelles il y a beaucoup plus de sûreté et plus d’honneur en la résistance qu’en la fuite (…). » Il s’agit de s’exercer, de s’accoutumer à bien réagir quand les passions surgissent. L’homme averti, entraîné, sait jouer sur ses représentations quand son imagination risque de s’emballer. Par exemple, il fait appel à des raisons qui le détournent de ce vers quoi la passion le mène spontanément. Ce que propose Descartes dans Les Passions de l’âme (DESCARTES, 1996) est toujours de cet ordre. Il faut s’exercer à conduire les pensées en lieu sûr. Alain reprend l’analyse des passions proposée par Descartes et l’idée d’un dressage, mais le remède qu’il défend est différent. Il considère que, si, comme l’a souligné Descartes, « (...) nos pensées sont (...) liées aux mouvements de notre corps, un changement dans le corps produira un autre état de nos pensées. » (PASCAL, G., 1957, p.156). C’est le corps qui doit prendre de bonnes habitudes de façon à préserver l’âme des passions. Il ne s’agit pas de se préparer à un jeu sur les représentations par des exercices. Alain s’appuie sur la pensée de Descartes en même temps qu’il s’en écarte. 5.2.1.2. Le corps affranchi : une mécanique humanisante
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Alain nous dit que l’imagination sera libérée de l’agitation des passions si le corps est soumis à une gymnastique. C’est une mécanique humanisante qui est proposée. L’enfant doit accéder à la maîtrise de luimême par le dressage. On ne peut pas du tout penser le son i en n’ouvrant pas la bouche, dit Alain. Essayez, et vous constaterez que votre i silencieux, et seulement imaginé, deviendra une espèce d’a. Cet exemple fait voir que l’imagination ne va pas loin si les organes moteurs du corps exécutent des mouvements qui la contrarient. Le geste vérifie cette relation par l’épreuve directe, puisqu’il dessine tous les mouvements imaginés ; si je suis en colère, il faut que je ferme les poings. Cela est bien connu, mais on n’en tire pas communément une méthode pour régler les passions. Toute religion enferme une prodigieuse sagesse pratique ; par exemple, contre les mouvements de révolte d’un malheureux, qui veut nier le fait, et qui s’use et redouble son malheur par ce travail inutile, le mettre à genoux et la tête dans ses mains, cela vaut mieux qu’un raisonnement ; car par cette gymnastique, c’est le mot, vous contrariez l’état violent de l’imagination, et vous suspendez un moment l’effet du désespoir ou de la fureur. (ALAIN, 1956, p.173). Alain ne se contente jamais de dénoncer des croyances superstitieuses. Il double cette condamnation d’un éloge. Il cherche à mettre en lumière la vérité et les vertus de la religion. Il veut pointer la sagesse pratique que toute religion enferme. La religion offre un modèle de lutte efficace contre le mouvement des passions. Alain commence par exposer un exemple visant à montrer que l’imagination est liée à la posture et à l’équilibre du corps. Il défend ensuite l’idée selon laquelle la religion sait régler la passion en s’appuyant sur des mouvements du corps. Si j’essaie de penser le son i sans ouvrir la bouche, je n’obtiens qu’une sorte d’a. Je ne peux imaginer le i sans le mouvement indispensable de mon corps. Quand je ferme la bouche, je réduis le champ de mon imagination. Alain propose un deuxième exemple. Un autre mouvement du corps, celui du geste, contribue à souligner le lien essentiel entre l’imagination et le corps. Quand je suis en colère, il faut que je ferme les
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poings. Ce mouvement est nécessaire à la colère, qui sans cela se tait et disparaît, comme le i que je ne prononce pas. Alain s’appuie sur ces observations pour proposer un remède aux passions. Il s’agit de régler leur mouvement intempestif, de passer du chaos à l’ordre. La prière sert ici de modèle. Celle-ci est identifiée au mouvement du corps qui la caractérise bien souvent. C’est là qu’est la richesse de la prière selon Alain. Ce que dit la prière, son intention, dans cette perspective, importe peu. Ailleurs, Alain a critiqué radicalement les espoirs vains de l’homme en prière, de celui qui s’appuie sur elle en croyant modifier les choses du monde qui ne dépendent pas de lui (ALAIN, 1956, p.26). Ici, ce n’est pas du contenu de la prière qu’il est question, mais de la gymnastique qu’elle suppose. Il s’agit de soumettre le corps à des mouvements pour s’en rendre maître, pour se libérer de la violence indomptée et de la tension des passions. Le corps en prière se délie en empêchant l’émotion brutale de s’exprimer. Parce que je ne ferme pas la main, la colère est évitée et l’imagination apaisée. Parce que je suis à genoux, l’emportement est retenu et le corps concentre la pensée. Il s’agit là d’une sagesse pratique. Indépendamment de ce que la religion pose comme vrai, elle propose des pratiques propres à délier le corps et l’imagination. Elle enferme une sagesse, une méthode de domestication de soi et d’apaisement. Cette technique vaut mieux que les raisonnements. Il n’est pas question d’opposer à un produit de l’imagination un autre produit de l’imagination ou une désillusion opérée par la raison. C’est au corps que revient la tâche de contenir l’émotion. C’est par la posture du corps que s’opère la libération. Alain semble rejoindre, en partie, l’héritage de Pascal. Voilà ce que nous lisons dans ses Pensées (PASCAL, B., 1998, pp.125-126) : Car il ne faut pas se méconnaître : nous sommes automate autant qu’esprit ; et de là vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ! Les preuves ne convainquent que l’esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elle incline l’automate, qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense. Qui a démontré qu’il sera demain jour, et que nous mourrons ? Et qu’y a-t-il de plus cru ? (…) Il faut acquérir une créance plus facile, qui est celle de l’habitude, qui, sans violence, sans art, 125
sans argument, nous fait croire les choses, et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. C’est par la coutume que les croyances naissent le plus souvent. C’est par la coutume aussi qu’elles sont le plus solidement enracinées. Dans la perspective de la conversion, Pascal invite à adopter des coutumes favorables. La coutume, sans violence ni preuves, conduit l’âme. Alain ne vise pas une conversion chrétienne mais il voit aussi dans la coutume du corps, à laquelle il ne donne pas ce nom, la voie d’une libération de l’âme, le moyen d’une maîtrise de l’imagination. La mécanique humanisante défendue par Alain a aussi pour fonction de délier le corps. Alain écrit ceci (ALAIN, 1986, LV) : « Lire et relire ; réciter ; encore mieux écrire, non point vite, mais au contraire avec la précaution d’un graveur ; tracer de belles marges sur un beau cahier ; copier des formules pleines, équilibrées, belles, voilà le travail heureux, assoupli, qui fait le nid pour l’idée. » L’élève se dénoue, son corps se délie, quand les règles qu’il respecte le conduisent à se libérer de la tension spontanée qui le hante et le menace toujours. Ce n’est que dans ces conditions que la pensée véritable peut apparaître, une réflexion qui ne sera plus le simple symptôme d’une passion. Le corps de l’enfant devient pleinement son corps et non une puissance qui le dévore. Sur ce point, c’est l’héritage d’Hegel qui semble inspirer Alain. Chez Hegel, l’habitude est un instrument de délivrance. Grâce à elle, le corps n’est plus hostile. Il devient l’instrument de l’âme (MALABOU, 1996). Il s’agit, pour Alain, de former des hommes, et non des animaux dépendants des mouvements spontanés du corps. « (...) vertu, c’est se dépouiller de cette vie prétendue, c’est partir de zéro. » (ALAIN, 2006, p.137). Toute vertu, chez Alain, est volonté. Qui se sait esprit se veut libre, et c’est là tout le devoir de l’homme et ce par quoi précisément il est homme. Le geste fondateur de la volonté ne peut être que le refus de toute tyrannie étrangère, celle de l’hérédité, celle de l’intérêt, celles des humeurs, des passions, de la vie spontanée… Rien ne m’engage. Rien ne me force. Toute la morale d’Alain tient dans ce principe, dans cette exigence première de liberté. 126
Le philosophe (2006, p.156) ajoute : « Je pense, donc je suis. » Nous reconnaissons, bien sûr, la célèbre formule de Descartes. Que vient-elle faire ici ? Nous pouvons formuler l’hypothèse selon laquelle Alain veut retrouver ce geste fondateur de la pensée cartésienne, première pierre solide de la reconstruction après le chaos occasionné par le doute hyperbolique. Le premier moment de la pensée est celui où elle se reconnaît et reconnaît au même moment un Je qui pense. L’esprit est alors débarrassé de toutes les chaînes. La pensée trouve en elle-même le fondement de son développement. C’est par la volonté que je pense et que je me fais homme, c’est-à-dire libre. Et vouloir, c’est d’abord dire non, ne pas me croire, me libérer de moi, des pesanteurs qui me hantent. La vertu suppose que je renonce à certains de mes intérêts, que je laisse de côté certains plaisirs… Or, ce renoncement n’est pas une marque d’impuissance, au contraire. Surpasser ce qui me tient, ce qui me rend esclave, c’est affirmer une puissance, qui est volonté. Les différentes vertus, qu’Alain reprend à la tradition antique et au discours chrétien, ont en commun de supposer un affranchissement, une liberté. C’est là qu’est la vertu de l’homme. Le courage, la tempérance, la justice… sont les manifestations d’une libération. Ne prenons qu’un exemple. La peur est un mal redoutable. Elle m’emprisonne. Elle conduit mon imagination à l’emballement. Elle suscite cent illusions… C’est par la vertu du courage que j’y répondrai, que je la surpasserai en me dressant moi-même. L’éducation à la vertu suppose un dressage noble qui permette de former la volonté en rompant avec tout ce qui dans l’enfant fait obstacle à l’élévation et à l’humanisation de l’élève. Comme l’a souligné Georges Pascal (1957, p.156), l’homme, chez Alain, n’est pas naturellement et spontanément apte à se maîtriser. L’exercice est nécessaire pour s’écarter d’une certaine animalité première. Il faut être dressé pour être libéré. 5.2.1.3. Un dressage qui n’en est pas un ? La formation de la vertu est un dressage noble. Alain le suggère en s’appuyant sur sa lecture de Descartes. Cependant, Yves Lorvellec (2004) distingue nettement le modèle défendu par Alain de celui du dressage. Il écrit ceci : 127
Ce qui différencie le dressage de l’instruction, c’est que le premier est une instrumentalisation des désirs et des passions tandis que le second est un appel à la liberté, à la volonté, qui est mise ainsi au principe et à la fin de l’acte éducatif : « il faut mettre entre leurs mains [les mains des enfants] leur propre apprentissage, ce qui est fortifier en eux la volonté ». C’est seulement si elle convoque la volonté qu’une formation accède à la dignité d’une éducation. Car éduquer, c’est libérer la liberté, la dégager des penchants et des pulsions qui l’entravent. La liberté consiste, en effet, à faire ce qu’on veut, comme chacun sait – ce qui est tout autre chose que faire ce dont on a envie : « [l’enfant] vise au difficile, non à l’agréable […] il veut qu’on l’élève ; voilà un très beau mot ». Un très beau mot, en effet, qui définit avec la plus grande netteté la vraie tâche des éducateurs. Parce qu’Alain cherche à libérer plutôt qu’à soumettre et qu’il n’instrumentalise pas les désirs et les passions en tendant des sucres à l’élève pour le faire avancer, la pédagogie qu’il défend ne peut être réduite à un dressage. Alain lui-même s’oppose radicalement à l’idée d’un dressage de l’enfant entendu en ce sens. Il écrit ceci (ALAIN, 1986, II) : Il n’est (...) nullement question d’apprivoiser les petits d’hommes, quand ce serait pour leur bien. (...) Et je n’ai nullement le projet d’habituer l’homme aux bruits soudains, comme on fait pour les chevaux des gardes. Bref, tout ce qui est accoutumance dans l’éducation me paraît inhumain. Alain va plus loin qu’Yves Lorvellec. Il ne dit pas seulement qu’il veut libérer et qu’il ne veut pas s’appuyer sur les passions des élèves. Il dit aussi qu’il s’oppose à toute forme d’accoutumance. Certes, Alain ne propose jamais une accoutumance au sens où il ne veut pas faire appel au sucre ou aux coups de bâton pour développer des réflexes chez l’élève. La pédagogie d’Alain se distingue ainsi nettement du dressage animal et de certains modèles pédagogiques. Le philosophe s’écarte par exemple radicalement du modèle behavioriste tel qu’il est décrit et critiqué par Freinet. Les behavioristes ont cherché à susciter certains réflexes en s’appuyant sur des renforcements positifs ou négatifs. 128
« Et on a cultivé ce renforcement d’une façon mécanique par la récompense (…). » (FREINET, 1994, vol.2, p.221). Cependant, il y a bien accoutumance chez Alain en un autre sens. Il s’agit bien de créer des habitudes, comme l’a souligné Caroline PignoRichard (2004). Alain lui-même écrit ceci : N’étant point tenu par une règle qui ne donne jamais ses raisons, [l’élève] ne prend point cette précieuse habitude de se mettre au travail tout entier et en un instant. Il ruse. (ALAIN, 1986, X). Ce qu’il faut développer, c’est une pédagogie qui conduise au développement de bonnes habitudes. Ce n’est qu’en s’accoutumant à une posture attentive que l’élève pourra être toujours pleinement à son travail et se délivrer de l’agitation qui le guette. Alain propose bien un dressage noble, paradoxal, qui a pour finalité la liberté de l’enfant plutôt que son obéissance. Même noble, ce dressage est un dressage. Alain lui-même, en s’appuyant sur Descartes, rapproche la domestication des passions qui m’agitent du dressage que l’on impose aux chiens, et il dit explicitement qu’il faut développer chez l’enfant des habitudes favorables au développement de son attention. Ne peut-on pas voir là un héritage de Kant ? Ce dernier présente aussi l’éducation comme un dressage noble. Il s’agit de dresser ce que l’homme a de grossier, même si ce dressage, moment indispensable, est insuffisant et doit ouvrir sur une éducation moins mécanique. Kant écrit ceci (KANT, 2004, p.112) : « L’éducation n’est pas encore à son terme avec le dressage (…). » Comme Alain, Kant pose que la contrainte est un moment indispensable au développement ultérieur de la liberté. Il doit donc affronter le problème qu’il formule ainsi : Un des plus grands problèmes de l’éducation est le suivant : comment unir la soumission sous une contrainte légale avec la faculté de se servir de sa liberté ? Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment puis-je cultiver la liberté sous la contrainte ? Je dois habituer mon élève à tolérer une contrainte pesant sur ma liberté, et en même temps je dois le conduire luimême à faire un bon usage de sa liberté. (KANT, 2004, p.118). 129
C’est dans une forme d’amitié entre le maître et l’élève que ce problème devrait être surmonté, dit Kant. Cependant, cette amitié prend de « curieuses formes » (HOUSSAYE, 2007, p.124) chez Kant. Il s’agit essentiellement pour le maître, dans un premier temps d’imposer un dressage noble. Pour que l’enfant s’élève, il faut que ce qui l’en empêche soit réprimé. Ce mouvement négatif permet un mouvement positif, un élan vers une liberté dépourvue de tout excès, de tout égarement, propice au respect de la loi morale. On ne retrouve pas cette argumentation chez Alain. Rien ne nous permet de dire qu’Alain s’inspire directement des réflexions sur l’éducation de Kant. Nous remarquons seulement une ressemblance entre le dressage noble explicitement proposé par Kant et celui que nous devinons dans les propos sur l’éducation d’Alain. Alain veut arracher l’enfant à l’emprise des passions comme il veut arracher l’enfance à la tyrannie du plaisir et à l’illusion fétichiste. Nous retrouvons dans le modèle du dressage noble le geste négatif hégélien. La liberté, chez Kant, Hegel, Alain et Arendt ne s’obtient que par une violence exercée contre la spontanéité. 5.2.2. Critique du dressage noble Célestin Freinet condamne très régulièrement et explicitement une mécanique scolaire destructrice. Il écrit, par exemple, ceci (FREINET, 1994, vol.2, p.142) : « L’école est cette mécanique implacable qui doit tourner sans égard pour les natures qu’elle froisse et qu’elle broie. » Cette mécanique ignore et malmène la vie complexe et diverse. Elle lui oppose un dressage qui vise à former la volonté de l’enfant. Mais c’est un autre résultat qui est obtenu, dit Freinet. Son porte-parole, le personnage de Mathieu parle ainsi à M. Long (FREINET, 1994, vol.1, p.121) : Dans l’ensemble, il y a plutôt chez vous dressage qu’exaltation effective de certaines possibilités d’action originale. Prenez garde qu’en prétendant habituer vos élèves à souffrir, à endurer, à affronter des tâches arides pour lesquelles ils ne sentent aucune inclination, prenez garde que, non seulement vous ne renforciez point leur volonté, mais que vous les 130
acculiez à la passivité, au dédoublement de leur personnalité et, en définitive, à une redoutable incapacité d’agir. Dans ces propos de Freinet, trois arguments principaux apparaissent comme des outils permettant une lecture critique du modèle éducatif alinien. Par le dressage, l’enfant est détourné de la posture active nécessaire aux apprentissages. Sa volonté est étouffée et un dangereux dédoublement s’opère. Nous analyserons chacune de ces idées successivement. 1. L’enfant dressé est coupé de ses aspirations naturelles. Il s’habitue à subir ce qu’on lui impose. Il est ainsi détourné de la posture active et créative nécessaire à l’apprentissage. Ce n’est pas la volonté qui est développée mais la passivité. Alain ne répond pas à ces arguments. Le philosophe cherche bien à développer une posture active, une capacité de résistance spirituelle, une autonomie individuelle. Mais peut-on raisonnablement espérer un tel résultat quand on impose à l’élève des normes nombreuses qui lui sont tout à fait extérieures et qu’on le conduit à intégrer physiquement ? Comme le souligne Freinet, ne serait-ce pas retourner la pédagogie de la volonté contre elle-même, et prendre le risque de développer « une redoutable incapacité d’agir », alors même que l’on considère ce résultat comme un repoussoir ? Freinet reproche très explicitement à Alain d’ignorer la puissance créatrice de l’enfant. Il écrit ceci (FREINET, 1933) : Un critique a écrit qu’Alain était réactionnaire en pédagogie. Cela ne fait aucun doute : défenseur de la culture et de l’humanisme Alain ne voit pas dans l’enfant les qualités d’activité créatrice qui sont le pivot même de la nouvelle éducation. 2. C’est une véritable interrogation éthique qui est aussi suggérée dans la critique du dressage proposée par Freinet. Le développement de la passivité qu’il pointe ne fait pas seulement obstacle, selon lui, à une posture active favorable aux apprentissages. Il conduit aussi l’enfant à une incapacité d’agir, à une absence de volonté, alors même que c’est la volonté que l’on veut former.
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Alain voit dans la mécanique du dressage noble la condition de possibilité d’une formation morale. Par là, l’enfant se libère de lui-même, des pesanteurs qui l’entravent et le détournent de la posture de sujet libre. A en croire Freinet, on ne développe la volonté qu’en conduisant l’enfant à faire œuvre de lui-même dès l’école primaire. Certes, la norme a pour fonction, chez Alain, de libérer une aptitude intérieure, une soif de difficulté, un désir de s’élever. Mais elle suppose que l’élève soit systématiquement appelé à obéir. Il y a là un danger de réification, de déshumanisation, si l’on suit l’argumentation de Freinet. La volonté de l’enfant est étouffée plutôt que délivrée. C’est le geste dialectique imaginé par Alain et par Kant qui est interrogé quand on le confronte à la pensée de Freinet. L’obéissance à la norme peut-elle réellement conduire à une libération ? Peut-on découvrir l’autonomie dans l’hétéronomie ? Si la norme était d’origine intérieure, on pourrait dire, avec Rousseau, qu’obéir à la loi qu’on s’est fixée est liberté. Mais ce n’est pas du tout ce qu’envisage Alain. Dans l’école qu’il imagine, la norme est imposée par la tradition, par la forme scolaire. Comment cette stricte extériorité, cette hétéronomie radicale accouche-t-elle d’un sujet éthique ? Nous avons vu comment Alain articule ces deux moments. Il voit dans le dressage un affranchissement. La lecture de Freinet nous conduit cependant à nous demander si le dressage ne conduit pas nécessairement à la passivité. C’est une objection qu’Alain ne considère jamais. Sur ce point, Freinet annonce la critique du dressage noble formulée par Jean Houssaye en ces termes (HOUSSAYE, 2007, p.125) : A force de poser la liberté et la moralité comme à venir, ne sacrifie-ton pas l’expérience présente, ne justifie-t-on pas une éducation au quotidien marquée essentiellement par la discipline et la contrainte ? Quand, au nom de la loi morale, l’autorité régit en permanence le prosaïque de l’acte éducatif, l’impératif de la loi morale risque fort d’adhérer à des pratiques répressives et de continuer à s’y réduire dans la conscience des enfants et des adultes. 3. A en croire Freinet, un dédoublement dangereux se développe, en outre, chez celui qu’on dresse. L’élève se met à faire de « l’inutile travail de soldat » (FREINET, 1994, vol.2, p.128). Parce qu’aucun intérêt naturel ne 132
pousse le soldat vers sa corvée de pommes de terre, il se contente de manifester un zèle qui n’est qu’apparent quand un supérieur passe, et il se détourne de sa tâche le reste du temps. Comme le soldat, il dit ceci à ses camarades (FREINET, 1994, vol.2, p.128) : Quand tu seras chez toi, tu mettras les bouchées doubles. Ici, on fait du travail de soldat. Ça n’a ni but ni raison d’être. C’est fait pour embêter les militaires et faire croire aux contribuables qu’il faut à la caserne une main-d’œuvre abondante et spécialisée. L’élève dressé n’est jamais tout à fait à ce qu’il fait. Ses intérêts véritables le retiennent loin de la discipline qu’on voudrait qu’il s’approprie. Freinet retrouve alors la thèse de Dewey (1967, p.42). Quand un enfant sait que son travail n’est qu’une tâche, dit Dewey, il ne s’y donne que par force. Enlevez cette obligation extérieure et l’attention se dirige aussitôt vers ce qui l’intéresse. A la formation extérieure de la volonté répond une simple « attitude extérieure » (DEWEY, 1967, p.47). La volonté n’est qu’apparente, et ce que l’on croit combattre s’impose. En s’appuyant sur les trois arguments que nous venons d’exposer, Freinet dénonce un certain dressage scolaire. L’école ne doit plus être une prison, dit-il (FREINET, 1994, vol.2, p.140). Il rapproche parfois même l’école « traditionnelle » du camp de concentration. L’élève sans cesse soumis à des normes rigides ne peut pas s’épanouir. Ses potentialités personnelles, sa puissance créatrice, l’intérêt qui porte ses apprentissages… sont étouffés. Il ne peut devenir ainsi un homme et un citoyen actif, un véritable sujet éthique, dirions-nous aujourd’hui. Certains héritiers, Fernand Oury en particulier, ont repris la condamnation de l’école caserne et de l’école prison. Oury voit dans une telle école une entrave au bon développement de l’enfant, un milieu qui étouffe sa disposition à apprendre en créant autant que son aptitude à intégrer pleinement les exigences de la loi.
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Remarquons qu’Alain lui-même pointe certaines limites de la normativité scolaire. Comme Freinet, Alain désigne un risque : il ne faut pas que l’école devienne une prison. Le philosophe écrit ceci : Il y a une odeur de réfectoire, que l’on retrouve la même dans tous les réfectoires. (…) Cela ne peut se décrire. Eau grasse ? Pain moisi ? Je ne sais. (…) Si vous ne la connaissez pas, je vous estime heureux. Cela prouve que vous n’avez jamais été enfermé dans quelque collège. Cela prouve que vous n’avez pas été prisonnier de l’ordre (…). Mais ceux qui ont connu l’odeur de réfectoire, vous n’en ferez rien. (…) Vous les verrez toujours enragés contre les lois et règlements (…). (ALAIN, 1956, p.16). Certes, Alain fait référence ici à des pensionnats, à des collèges, plutôt qu’aux écoles primaires ordinaires, mais, plus généralement, c’est le sentiment d’oppression suscité par la norme extérieure, mécanique et quotidienne qui est souligné dans ce propos. Pour percevoir les vertus de la loi et de l’obéissance, il faut ne pas avoir été prisonnier de l’ordre. L’école normative légitimée par Alain ne trouve-t-elle pas une limite dans cette odeur de réfectoire ? Alain ne pose pas la question, mais la juxtaposition des différents propos suscite une telle problématisation de sa philosophie de l’éducation. A quel moment la clôture est-elle excessive ? Quand est-ce qu’elle lie au lieu de délier ? Quand est-ce que l’ordre enferme au lieu de libérer ? Le philosophe ne le dit pas. Il propose une réflexion complexe dans laquelle il fait l’éloge de la clôture et de la contrainte extérieure tout en en pointant certaines limites, certains excès. Cette réflexion ponctuelle ne nous permet pas de tirer des conclusions plus amples. Nous remarquons seulement qu’alors Alain rejoint Freinet et Oury en évoquant et en critiquant une école aux allures de prison, même s’il demeure un défenseur de la clôture scolaire et d’une certaine gymnastique mécanique qu’il considère comme libératrice. 5.2.3. La liberté Les passions, chez Alain, sont toujours déjà là. Elles m’agitent. Elles troublent mon imagination. Il faut que je m’en affranchisse. Nous ne 134
retrouvons pas ces passions dans la théorie pédagogique de Freinet, chez qui les maux sont toujours un danger à prévenir plutôt qu’une pesanteur inévitable dont il faudrait s’affranchir. Freinet ne propose pas de répondre à la spontanéité par un geste négatif. Il ne s’agit pas d’imposer des comportements de l’extérieur pour dresser et affranchir le corps. Le pédagogue propose plutôt d’encadrer le mouvement libre de l’enfant de recours-barrières. Freinet ne prône ni le laisser-faire ni le dressage. Il rejoint, sur ce point, un certain héritage de l’Éducation Nouvelle. Il s’inspire de Ferrière, en particulier. Ce dernier, comme l’a souligné Daniel Hameline, (…) ne cherche rien moins qu’à programmer l’émergence de la spontanéité. C’est là son thème, c’est là sa hantise. En 1922, il a publié à l’usage des parents et des lecteurs populaires une brochure intitulée L’activité spontanée chez l’enfant où. Freinet pourra retrouver l’une de ses métaphores fondatrices : la comparaison de l’enfance avec une croissance végétale. (HAMELINE, 1993, p.28). Chez Freinet comme chez Ferrière, les apprentissages se fondent sur les élans spontanés de l’enfant. C’est là le geste de la « révolution copernicienne » caractéristique de l’Education Nouvelle. Il s’agit de s’appuyer pleinement sur ce qui vient de l’enfant plutôt que d’imposer de l’extérieur. Alain rejoint ponctuellement ce geste. Il refuse d’appâter l’élève et préfère fonder l’apprentissage sur la soif de s’élever qui habite l’enfant. Mais Alain s’écarte aussi de ce geste en proposant d’opposer à la spontanéité un dressage. Au contraire, Freinet soutient qu’il ne faut pas faire obstacle à la croissance naturelle de la plante. Il ajoute toutefois que si on laisse la plante à elle-même, cette croissance risque de ne pas bien s’accomplir. Il faut un terreau favorable. C’est pourquoi Freinet, comme tant de partisans de l’Education Nouvelle, veut organiser un milieu favorable, qui sert de recours-barrière. C’est un point sur lequel Elise Freinet (1966) insiste particulièrement. Elle veut préciser les contours de la pédagogie Freinet dans La Part du maître. Elle pointe la différence entre pédagogie libertaire et pédagogie Freinet. Dans la méthode qu’elle défend, les élans spontanés sont encadrés 135
par un milieu organisé qui favorise le travail et préserve la liberté. Sur ce point, Elise et Célestin Freinet rejoignent Montessori. (...) l’enfant, laissé libre dans son activité, dit-elle, doit trouver dans l’ambiance quelque chose d’organisé en rapport direct avec son organisation intérieure qui se développe suivant des lois naturelles ; tel l’insecte libre qui trouve dans la forme et dans la qualité des fleurs, une correspondance directe de forme et de substance. L’insecte est libre indubitablement quand, cherchant le nectar, son aliment, il aide en réalité à la production des plantes. Et rien n’est plus merveilleux dans la nature que cette correspondance entre les organes de deux séries d’êtres destinés à une coopération aussi providentielle. (MONTESSORI, 2007, p.69). Chez Freinet, comme chez Montessori, la liberté n’est pas à venir. Elle est donnée d’emblée et doit être préservée et accueillie dans un milieu favorable. Alain Vergnioux (2005, p.83) écrit qu’« elle est supposée toujours comme déjà là, ne demandant qu’à se développer, à s’exprimer, dans des activités de création et de production, pour peu qu’elle ne rencontre aucune entrave : c’est la métaphore du torrent. » Le milieu scolaire ne doit pas faire barrage au torrent. Il a plutôt une fonction de digue. Il encadre, préserve de la dispersion et du tarissement. Deux conceptions de la liberté s’opposent. Chez Alain, l’enfant doit sortir de ses chaînes. Chez Freinet, Montessori, Ferrière…, il faut éviter de lui mettre des chaînes, sans pour autant l’abandonner à sa seule spontanéité. Ces pédagogues s’inscrivent dans l’héritage de Rousseau. Nous lisons ceci dans Émile : On a essayé tous les instruments hors un. Le seul précisément qui peut réussir ; la liberté bien réglée. (ROUSSEAU, 2005, p.157). Deux traditions divergent. Les uns veulent affranchir l’enfant du mal et l’ouvrir à la liberté. Les autres veulent lui éviter des maux qui le priveraient de sa liberté en accueillant sa spontanéité dans un milieu favorable, un cadre épanouissant.
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5.3. Maintenir l’ordre : L’armée ou l’usine ? Freinet présente la classe comme une ruche bourdonnante ou une usine où chacun va et vient. Le pédagogue veut rompre avec une certaine « discipline traditionnelle » sans laisser les élèves « (...) aller exclusivement au gré de leurs tendances et de leurs fantaisies individuelles. » (FREINET, 1994, vol.2, p.62). Il s’agit de respecter le mouvement de la « vie » sans laisser libre cours aux caprices. Alain défend une discipline plus mécanique aux allures militaires. Il s’agit de permettre le dressage noble de l’élève et de garantir le bon ordre en classe. Le philosophe écrit ceci (ALAIN, 1986, p.299) : « Il ne faut pas mépriser ici le modèle militaire, qui fait, pour l’éducation réelle, beaucoup plus qu’on ne croit, d’ailleurs sans y penser. » Si Alain est connu pour avoir proposé une critique virulente de la hiérarchie militaire et des mécanismes de la guerre, il pointe aussi ce qui lui apparaît comme des vertus de l’univers militaire. Il propose de s’inspirer en classe de l’ordre qui règne dans l’armée et que le philosophe ancien combattant connaît bien. L’ordre sera garanti en classe par la surveillance du maître et surtout par la mécanique de l’imitation. Le maître surveillera de haut, dit Alain, délivré de préparation, de ces épuisants monologues, et de ces ridicules entretiens pédagogiques, où. l’on ressasse au lieu d’acquérir. (...) Le maître écoute et surveille bien plus qu’il ne parle. (ALAIN, 1986, XXXIII). Surveiller de haut, telle est la posture du maître. Il ne s’agit pas d’une directivité envahissante. Les élèves travaillent. Ils semblent connaître l’essentiel des règles qui sont à respecter et qui sont, chez Alain, des règles traditionnelles. Le maître veille de loin, sans aller de l’un à l’autre pour vérifier le détail. Il s’agit de ne pas perdre son temps en bavardage. Alain pose qu’il est nécessaire de surveiller les élèves, alors qu’il écrit (ALAIN, 1986, XXXV), dans un passage sur les inspecteurs, que « le métier de surveiller rend stupide et ignorant ; cela est sans exception. »
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Cette loi sans exception, étrangement, ne s’applique pas au maître, semblet-il. Le philosophe (ALAIN, 1986, p.246) ajoute que « (…) le grand ressort de la discipline c’est l’imitation. » Dans une classe ordonnée et silencieuse, chacun imite ses camarades et l’ordre se maintient ainsi de luimême. Le précepteur, qui ne s’adresse pas à une classe, mais à un seul enfant, ne peut parvenir à un tel résultat. Freinet s’oppose radicalement à la discipline qu’Alain défend. Le pédagogue veut un ordre scolaire moins rigide. Il écrit ceci (FREINET, 1994, vol.1, p.314) : Nous n’aurons plus cet ordre silencieux qui domine l’assemblée des fidèles à l’église, et qu’une jambe heurtant le banc, l’entrée bruyante d’un nouveau venu, ou un simple éternuement, troublent profondément. Nous aurons l’ordre de l’usine en travail. Vous entrez dans le grand hall et vous êtes d’abord étourdi par le va-et-vient des ouvriers, par le mouvement en apparence chaotique des machines. Et pourtant tout est si bien ordonné dans cet ensemble - trop bien ordonné parfois - que l’ouvrier n’a même plus le loisir de s’arrêter un instant pour rouler une cigarette ou causer à un voisin (…). Freinet veut rompre avec le modèle de la discipline « traditionnelle ». Elle produit selon lui un ordre fragile et superficiel. Il s’agit d’un ordre pareil à celui qui règne à l’église, dit Freinet, soucieux de convertir à sa cause les partisans de l’école laïque. Le pédagogue communiste préfère le modèle de l’usine. Là, on ne prie pas, on travaille. L’activité, l’intérêt, l’attention suscitent un ordre moins fragile dont l’apparence est toute différente. Une agitation apparente masque un instant, pour le nouveau venu, un ordre réel, tandis qu’à l’église l’ordre apparent cache mal le peu d’intérêt véritable des fidèles. Freinet ne veut cependant pas reproduire le modèle de l’usine à l’identique. Il se méfie de certaines dérives et note que tout est « trop bien ordonné parfois ». Il aménage dans l’école qu’il construit un espace libre. L’ameublement de l’École traditionnelle est (…) celui d’un auditorium scriptorium, dit-il : chaire surélevée, unique tableau à l’usage 138
exclusif de l’exposé magistral ou des interrogations – bancs pupitres pour enfants assis écrivant ou lisant (à l’exclusion de toute autre activité, sauf clandestines) ; absence de tout espace libre dont l’utilisation n’est nullement prévue dans l’organisation pédagogique, meuble bibliothèque et compendium scientifique soigneusement fermés, à l’abri de la poussière et des mains indiscrètes. (FREINET, 1994, vol.2, p.48). Le pédagogue-architecte appelle à ménager un espace libre, sans fonction préétablie. Il s’agit de ne pas être prisonnier de l’espace, de toujours pouvoir échapper à ce qui avait été dessiné, programmé. L’élève pourra ainsi projeter dans l’espace ouvert ses propres intérêts, développer ses projets imprévisibles. Le maître, lui aussi, échappe aux dangers de toute rigidité pédagogique. L’innovation, l’adaptation aux conditions singulières et inattendues demeure toujours possible. Le travail pédagogique se présente comme une œuvre perpétuellement inachevée, dont les affirmations et les prévisions sont vouées à l’incertitude. Freinet veut une organisation souple qui permette à la puissance créatrice de l’enfant et du maître de s’exprimer pleinement, sans être entravée par aucune rigidité, aucune discipline artificielle. Ce n’est pas sur la surveillance ou sur l’imitation unificatrices et normalisatrices que se fonde l’ordre bourdonnant défendu par Freinet, mais sur une organisation du travail scolaire en amont plus soucieuse des complexités et des incertitudes de la vie. Le pédagogue écrit ceci (1994, vol.2, p.62) : « Nous organiserons minutieusement la vie de l’école pour que, de cette organisation, découlent naturellement l’équilibre et l’harmonie qui résoudront bénéfiquement les problèmes de discipline. » Il s’agit de faire disparaître l’essentiel des problèmes de discipline en permettant à chacun de se consacrer à un travail qui l’intéresse et qui, dès lors, suscite son attention.
5.4. Les singularités de chaque enfant Si la pédagogie défendue par Alain peut sembler mécanique, ce n’est pas seulement parce qu’elle se fonde sur un dressage noble et une discipline aux allures militaires. Le philosophe propose une approche mécanique de
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l’enfant. Alors que Freinet cherche à adapter les travaux scolaires aux intérêts complexes et singuliers de chacun, Alain défend des pratiques inflexibles. 5.4.1. L’indifférence de métier chez Alain La norme scolaire, chez Alain, s’applique indifféremment. Le maître est appelé à se faire inflexible. C’est une condition essentielle au maintien de l’ordre. Le philosophe (ALAIN, 1986, XII) écrit ceci : J’ai observé quand j’étais enfant que ceux qui maintenaient l’ordre comme on balaie, comme on range des objets matériels, étaient aussitôt redoutés par cette indifférence, qui enlevait tout espoir. Et, sans exception, ceux qui voulaient persuader, écouter, discuter, pardonner enfin aux promesses, étaient méprisés, hués, et, chose triste à dire, finalement haïs ; au lieu que les autres, les hommes sans cœur, étaient finalement aimés. Le maître qui négocie, qui veut plaire, qui pardonne… n’est pas respecté. Alain s’appuie sur ses souvenirs d’enfance. Il n’était pas le dernier des chahuteurs (LETERRE, 2006). On ne redoute que celui avec qui il n’y a pas d’exception à espérer, dit le philosophe. Le maître doit être aussi imperturbable que les choses. Cette indifférence est feinte. Le maître n’est pas appelé à être indifférent mais à mimer l’indifférence, à agir de façon inflexible. Le philosophe écrit ceci (ALAIN, 1986, IX) : « C’est qu’un genre d’indifférence, qui pour le maître est de métier, agit fort promptement comme un climat. » Il s’agit d’une indifférence de métier, une pratique qui n’est pas l’expression sincère d’un sentiment mais relève de la ruse pédagogique. L’enfant a grandi dans une famille où on écoutait ses caprices. Il ignore la résistance des choses, contre laquelle ses cris ne peuvent rien. Le maître n’appartient pas par nature à l’univers indifférent des objets matériels. Cependant, il adoptera leur inflexibilité. Voici un maître payé, dit Alain, qui vient à l’heure juste et qui s’en va de même ; c’est qu’il va à d’autres leçons. Il y a un ordre inflexible et 140
étranger qui se montre ici. Que l’enfant soit bien disposé ou non, on n’y pense point. On ne renverra pas sans de grandes raisons un maître qui se présente à l’heure accoutumée. Ainsi les leçons prennent le visage de la nécessité. C’est ce qui importe ; car l’enfant ne se résignera jamais au sérieux et à l’attention s’il a la moindre espérance de perdre un peu de temps. (ALAIN, 1986, X). L’enfant perd tout espoir de plier le monde à ses désirs quand le maître adopte un comportement inflexible, à l’image des choses. Par ce comportement réglé, mécanique, le maître permet à l’enfant de faire un apprentissage essentiel. Un ordre étranger et inflexible s’impose, tandis que, chez Freinet, l’ordre n’est jamais extérieur. Il est toujours le simple effet de l’attention que chacun porte à son travail. Le pédagogue ne considère pas que l’enfant préfère toujours perdre un peu de temps s’il en a la possibilité. Il voit plus favorablement la nature spontanée de l’enfant, et il considère que si on propose aux élèves des tâches qui répondent à leurs besoins, ceuxci s’y consacreront pleinement, sans hypocrisie ni tentatives de fuite. 5.4.2. Les élèves ont-ils le choix ? Dans l’école que défend Freinet, l’élève se tourne vers le travail qui l’intéresse. C’est une thèse centrale dans son œuvre théorique. Dans Les Dits de Mathieu, nous trouvons ce passage célèbre (FREINET, 1994, vol.2, p.113) : Le jeune citadin voulait se rendre utile à la ferme où on l’hébergeait : - Avant de mener le cheval aux champs, se dit-il, je vais le faire boire. Ce sera du temps gagné. On sera tranquille pour la journée. Mais, par exemple ! C’est le cheval qui commanderait maintenant ? Comment ? Il se refuse à aller du côté de l’abreuvoir et n’a d’yeux et de désirs que pour le champ de luzerne proche ! Depuis quand les bêtes commandent-elles ? (…) Et le campagnard novice tire sur la bride. (…) Le paysan survient, ironique.
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- Ah ! Tu crois que ça se mène ainsi, un cheval ? C’est moins bête qu’un homme, sais-tu ? Il n’a pas soif… Tu le tuerais, mais il ne boira pas. Il fera semblant, peut-être : mais la peine qu’il aurait avalée, il te la dégorgera… (…) C’est ainsi qu’on se trompe toujours, quand on prétend changer l’ordre des choses, et vouloir faire boire qui n’a pas soif… Si l’on ne tient pas compte des intérêts de l’enfant, on ne pourra rien lui apprendre. Peut-être mimera-t-il hypocritement le bon élève pour éviter les sanctions. Mais ce ne sera qu’une apparence. « Le cabri bêle en passant désespérément sa fine tête luisante entre les barreaux du parc. » (FREINET, 1994, vol.2, p.140). Parce que les intérêts ne disparaissent pas, l’enfant les dissimule quand on veut le forcer à s’en détourner et le dédoublement apparaît. Il fait semblant de vouloir quand il le faut, et il regarde au dehors dès qu’il le peut. Freinet pose que, pour ne pas susciter l’indifférence ou l’hypocrisie de l’élève, il est nécessaire de fonder le processus pédagogique sur les intérêts personnels préexistants de l’élève. Il faut éviter de tomber (FREINET, 1994, p.113) « (…) dans l’erreur d’une « pédagogie du cheval qui n’a pas soif ». » Or, tous les élèves d’une même classe n’ont pas les mêmes intérêts au même moment. Freinet veut proposer une pédagogie adaptée aux aspirations singulières de chaque élève. Decroly avait voulu s’appuyer sur les intérêts des enfants. Il avait isolé quelques centres d’intérêt enfantins. Certains de ses disciples, dit Elise Freinet, ont donné une forme rigide et dogmatique à cette réflexion. Ils ont établi une liste définitive de centres d’intérêts précis communs à tous les enfants d’une même classe d’âge. Célestin et Elise Freinet veulent s’écarter de ce qui leur semble être une dérive de la pédagogie de Decroly. Elise Freinet (1977, p.109) écrit ceci : Decroly reconnaît des centres d’intérêts « occasionnels » qui s’imposent à l’enfant, qui sont typiquement personnalisés et ne sauraient être prétextes à exploitation pédagogique didactique. Mais certains adeptes s’en tiendront au plan limitatif établi par le Maître et enfermeront, dans une étroite scolastique, des données relevant du dynamisme de la vie de l’enfant. 142
Freinet refuse de figer les intérêts dans des catégories définitives et fixées de l’extérieur. De manière générale, le pédagogue se méfie de tout ce qui est figé et oppose à cette rigidité dangereuse l’insaisissable dynamisme de la vie. Pour éviter la dérive qu’il condamne, Freinet propose de remplacer la notion de « centres d’intérêts » par celle de « complexes d’intérêt ». Il s’agit de prendre en compte la singularité complexe et mouvante des intérêts de chaque enfant. En début de journée, en début de semaine, l’enfant fait des choix, sous le contrôle du maître. Il décide de se tourner vers tel projet, tel fichier autocorrectif, telle responsabilité… Chez Alain, au contraire, l’enfant n’est pas appelé à choisir sa tâche en fonction de ses intérêts. L’élève veut s’élever et il n’est pas question d’étouffer cet élan humain essentiel qui est le meilleur des pivots pédagogiques. Cependant, contrairement au complexe d’intérêt défini par Freinet, l’élan humain évoqué chez Alain n’est pas un complexe singulier propre à chaque enfant et l’élève sait seulement qu’il veut grandir. Il pressent un grand bonheur, sans savoir exactement dans quelle direction il doit aller. C’est au maître qu’il revient d’imposer à tous des travaux qui permettent de s’élever. Comme Freinet, Alain ne prétend pas faire boire un âne qui n’a pas soif. Mais, chez Alain, la soif de l’enfant est sans objet précis. Il sait qu’il veut apprendre, grandir, devenir pleinement un homme, mais l’horizon qu’il vise est lointain, pressenti plutôt qu’aperçu. En dehors de cet élan puissant, l’enfant n’a que des intérêts vils, passagers, infantiles. Lui donner la possibilité de les satisfaire en choisissant sa tâche, ce serait le laisser se détourner de sa noble quête, le conduire à se complaire dans l’infantilisme. Nous ne pouvons pas, sur ce point, nous appuyer sur un texte d’Alain où il condamnerait explicitement l’idée selon laquelle l’élève n’a pas à choisir sa tâche en début de journée ou en début de semaine. Nous nous contentons de pointer ce qui, dans les propos d’Alain, apparaît comme une objection à la théorie des complexes d’intérêts proposée par Freinet et aux techniques pédagogiques qui en découlent. 5.4.3. Indifférence et différenciation
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Chez Alain, les méthodes pédagogiques, comme les travaux imposés, ne varient pas en fonction des élèves. Le philosophe écrit ceci, par exemple (ALAIN, 1986, XXXVI) : Il n’y a qu’une manière d’imprimer l’orthographe et la grammaire dans une tête d’enfant ; c’est de répéter et de faire répéter, c’est de corriger et de faire corriger. L’enfant rendra compte de ses fautes au tableau noir, sous le regard de tous, et repassera ses conjugaisons la craie en main. Il n’est pas question de chercher à s’adapter aux prétendues singularités de chacun. Cependant, dans le même temps, Alain insiste sur l’existence de singularités individuelles. Chacun pense à sa façon, chacun développe sa propre vertu. (…) il y a un salut pour chacun aussi, dit-il, et propre à lui, de la même couleur que lui, du même poil que lui. Il sera courageux, charitable, sage par ses mains à lui, par ses yeux à lui. (ALAIN, 1986, LVII). De même que chacun a une physionomie personnelle, de même la vertu est propre à chacun et manifeste des caractères singuliers, tout en relevant pleinement de la vertu telle qu’on la définit généralement. La vertu consiste pour tous à s’affranchir des passions, des humeurs, des hérédités, par la volonté. Il s’agit de se faire libre. Toutefois, cette vertu se manifeste différemment chez chacun. Alain se présente comme un héritier de Spinoza quand il pose qu’il n’y a « (…) aucune différence de nature entre le vicieux et le vertueux, seulement des différences de degrés (…) » (ZAOUI, 2008, p.153). Décider de soi, ce n’est pas instituer une nature nouvelle délivrée du vice mais corriger une nature première en persévérant dans cette nature. Spinoza est un maître difficile, écrit Alain. Toutefois, sans le comprendre jusqu’au fond, ce à quoi il faut peut-être renoncer, on y trouvera, en termes presque violents, que la vertu est un héroïque amour de soi, entendez que nul être ne peut se sauver par la perfection d’autrui ; mais c’est de sa propre erreur qu’il doit faire vérité, et de sa colère, 144
indignation, et de son ambition, générosité. La même main qui frappe, peut aider ; et le même cœur, qui hait, peut aimer. On entend souvent dire à quelque enfant rebelle : « Sois donc comme ta sœur, qui est si bonne. » On pourrait aussi bien lui conseiller d’être blonde et grasse comme sa sœur, à elle qui est brune et maigre. (ALAIN, 1986, LVII). Il ne s’agit pas de rompre avec ce que l’on est pour accéder à la vertu. C’est par la générosité, par l’amour de soi, que l’on fait du vice une vertu. La générosité héroïque, qui prend le plus souvent chez Alain le nom de « volonté », transforme les traits naturels subis en une posture choisie, libre. C’est dans la fidélité à une nature singulière que la vertu apparaît. Il est absurde de dénier cette nature et de donner comme modèle une nature étrangère. Or, c’est par la mécanique de la « méthode commune » que la volonté s’affirme. Alain écrit ceci (ALAIN, 1986, XII) : (…) entre deux hommes qui savent le violon, une différence nouvelle s’est développée, qui est le son propre à chacun. De même chacun aura son escrime ; mais il faut qu’ils apprennent la commune escrime. Ces exemples aident à comprendre comment la commune culture fait fleurir les différences. La gymnastique identique pour tous assouplit les corps et délivre les singularités. Le corps est décrispé par les exercices répétés. Le violoniste tient l’archer avec plus de souplesse. L’escrimeur a le poignet moins crispé. Ce qui était tendu est délié par des pratiques mécaniques et identiques pour tous. Le style de chacun apparaît alors. « Chacun gardera le pli de ses cheveux et la forme de son corps ; chacun imprimera toujours à toute idée commune sa marque naturelle ; la différence des écritures devrait le faire entendre, car cette différence se développe par la culture ; et on en dirait bien autant des visages, qui développent leur expression propre par la politesse. » (ALAIN, 1986, XXII). C’est dans les règles communes que chacun trouve sa vertu propre. L’indifférence est mise au service de la différenciation des caractères. Alain voit toujours d’abord l’enfant comme inachevé. Le caractère ne peut s’affirmer selon lui qu’au cours de l’éducation. Au contraire, Freinet 145
veut s’adapter à des singularités déjà présentes chez l’enfant.
5.5. Freinet, Alain et la forme scolaire Parce que l’on y rencontre des pratiques assez mécaniques, parce que les maîtres sont invités à l’inflexibilité, parce que la surveillance y est un instrument essentiel du maintien de l’ordre, l’école défendue par Alain semble rejoindre très largement celle de la forme scolaire. C’est à Guy Vincent (1980) que nous devons la notion de « forme scolaire ». Il souligne qu’à partir du dernier XVIIe siècle, à la suite de saint Jean-Baptiste de La Salle, les Frères des Ecoles chrétiennes proposent un modèle pédagogique. De nombreuses obligations rituelles sont respectées dans l’école lassalienne : se lever, se taire… au signal du maître. L’instruction fondée sur le recours à la norme se fait éducation. Grâce à la régulation opérée par les disciplines scolaires, l’élève se discipline. Ce que le maître combat, c’est le désordre et le vagabondage. Pour cela, il tient l’enfant constamment occupé et donne lui-même l’exemple. Il n’est pas le créateur tyrannique des normes scolaires. Au contraire, il respecte luimême, froid, humble et impartial, des règles institutionnelles qui lui préexistent et dont il est le garant. Saint Jean-Baptiste de La Salle a formalisé ce modèle scolaire dans une perspective chrétienne de conversion. Il s’agit alors d’une « institution « totale » de formation et de conformation en vue du salut » (HOUSSAYE, 2007, p.25). Mais Guy Vincent souligne que l’on retrouve largement l’héritage de ce modèle dans de nombreuses classes de la Troisième République. Nous défendons l’hypothèse selon laquelle Alain propose une légitimation philosophique de ces pratiques. La forme scolaire lassalienne n’est plus mise au service du salut. Elle devient un instrument de libération, de formation du caractère, d’exercice de la volonté. C’est en s’appuyant tout particulièrement sur l’héritage cartésien et sur l’idée paradoxale d’une différenciation dans l’indifférenciation qu’Alain propose une légitimation philosophique de traditions scolaires vieilles de plusieurs siècles. Nous nous écartons, sur ce point, de la lecture d’Alain proposée par Caroline Pigno-Richard. Elle écrit ceci (2004, p.72) :
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Les nouveaux pédagogues critiquent (…) essentiellement les cours magistraux prônés par la pédagogie traditionnelle. Le processus formel de transmission est constitué, pour la tradition, autour d’éléments d’autorité des connaissances et de ceux qui les transmettent. Tout se joue, dans la tradition, autour du maître et des connaissances qu’il transmet à ses élèves, peu importe les moyens qu’il utilise. Alain n’est pas concerné par cette critique car lui aussi attaque les cours magistraux et en cela se détache de la tradition. Parce qu’Alain propose souvent une critique du cours magistral, il s’écarterait de la tradition. Certes, Alain s’écarte d’une certaine tradition, celle du cours magistral. Il s’agit d’une tradition très récente au moment où Alain développe sa réflexion sur l’éducation. Le cours magistral s’est imposé, surtout dans l’enseignement secondaire, à partir de la fin du XIXe siècle. En défendant une forte normativité scolaire, une certaine mécanique impersonnelle, Alain rejoint la tradition de la forme scolaire, qui s’affirme dès le XVIIIe siècle dans l’école des Frères des Ecoles Chrétiennes. Foucault inscrit l’avènement de l’école lassalienne et sa postérité dans un mouvement historique plus vaste, celui de la modernité. Dans Surveiller et punir (2004), il montre comment le modèle du supplice a laissé place progressivement à celui du redressement, de l’exclusion et de la normalisation. On agit sur les corps, sans les toucher, en le plaçant dans un système de contraintes, d’obligations et d’interdits, pour redresser les âmes (FOUCAULT, 2004, p.18). Dans la société moderne analysée par Foucault, le pouvoir s’exerce largement par le biais de la surveillance. Le panoptique est au cœur de l’imaginaire commun. C’est un modèle d’architecture carcérale imaginé par Bentham au XVIIIe siècle. Un surveillant, placé au centre, peut observer toutes les cellules, disposées circulairement autour de lui. Dans chaque cellule, le prisonnier ne sait pas s’il est observé ou non. Foucault fait de ce type d’architecture un modèle de la conception moderne de la surveillance et de la normalisation. Il s’agit de soumettre l’individu à la visibilité pour qu’il intègre la norme commune. Il ne s’agit plus d’une prison grouillante où les condamnés sont voués à mille supplices.
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Dans l’imaginaire moderne, le panoptique s’impose comme une cage savante, où l’inspection est ininterrompue et où l’on contraint au lieu de faire souffrir. Le pouvoir est désindividualisé dans ce modèle. La surveillance est lointaine, anonyme. C’est « la machine » qu’est le panoptique qui conduit à la normalisation. Le pouvoir demeure indépendamment de celui qui l’exerce. Il en vient à s’imposer mécaniquement. Foucault (2004, p.525) écrit ceci : (…) l’effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action ; que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l’actualité de son exercice ; que cet appareil architectural soit une machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir indépendant de celui qui l’exerce ; bref que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs. Foucault souligne que ce modèle se retrouve à l’école, chez les frères des écoles chrétiennes, en particulier. L’élève est surveillé, évalué, soumis à des normes, par un maître qui n’impose pas un pouvoir personnel mais les règles de l’institution. Par là, il s’agit de redresser les âmes et de détourner les enfants du vagabondage. Enfin, Foucault situe la conception moderne du corps dans l’histoire des savoirs, de la philosophie et de la physique. Il y a eu, au cours de l’âge classique, dit-il, toute une découverte du corps comme objet et cible de pouvoir. (…) Le grand livre de l’Hommemachine a été écrit simultanément sur deux registres : celui anatomicophysique, dont Descartes avait écrit les premières pages et que les médecins, les philosophes ont continué ; celui, technico-politique, qui fut constitué par tout un ensemble de règlements militaires, scolaires, hospitaliers et par des procédés empiriques et réfléchis pour contrôler ou corriger les opérations du corps. (FOUCAULT, 2004 p.509). Le corps moderne naît à la croisée de deux perspectives. D’une part, une certaine conception du corps machine et de l’homme machine 148
s’impose. D’autre part, on développe des techniques et des instruments règlementaires permettant d’appuyer un pouvoir qui s’exerce essentiellement par le contrôle et la correction. Nous retrouvons chez Alain ces deux héritages. Il propose une école largement héritée de la forme scolaire lassalienne, où des normes nombreuses et précises s’imposent, et le philosophe se présente très explicitement comme un héritier de la philosophie cartésienne. Il s’appuie sur elle pour construire une légitimation de la norme scolaire et d’une pédagogie obéissant à des règles indifférentes. Le corps est à redresser. Il s’agit de le libérer du désordre qui le menace toujours. Foucault dit que (FOUCAULT, 2004, p.520) « derrière les dispositifs disciplinaires, se lit la hantise des « contagions », de la peste, des révoltes, des crimes, du vagabondage, des désertions, des gens qui apparaissent et disparaissent, vivent et meurent dans le désordre. » Certes, il ne s’agit pas, chez Alain, de faire obstacle à la peste ou au vagabondage. Mais le philosophe prétend bien lutter contre le désordre toujours imminent, le danger du chaos. Non seulement, il faut maintenir l’ordre dans la classe mais il faut aussi surmonter le désordre intérieur. Redresser le corps revient à régler l’imagination et donc à tendre la volonté en l’affranchissant de l’agitation des passions. La surveillance est essentielle au maintien de l’ordre. Le surveillant est placé au cœur du panoptique classique. Chez Alain, c’est le maître qui est appelé à se faire surveillant. Il doit imposer la norme traditionnelle. Il se tiendra en hauteur (ALAIN, 1986, XXXIII), pour avoir un point de vue global, comme le gardien du panoptique, comme le maître des écoles lassaliennes. L’élève est ainsi appelé à intégrer la règle qu’il respecte. La discipline est mise au service d’un dressage. Foucault a isolé une épistémè qui n’est pas une philosophie. Alain propose une légitimation philosophique des aspects scolaires de cette épistémè diffuse et héritée de l’âge classique. Quand Freinet, avant Michel Foucault et Guy Vincent (1980), pointe une pédagogie mécanique où toutes les actions sont réglées par un environnement normatif, c’est bien cette forme scolaire et cette conception classique du corps qu’il devine et dénonce confusément. Reinaldo Matias Fleuri (FLEURI, 2006) présente la pédagogie Freinet comme « anti disciplinaire ». Elle s’écarte, dit-il, du modèle identifié par 149
Michel Foucault. Il n’y pas de contrôle hiérarchique. Parce que la classe n’est plus une salle unique, mais un ensemble architectural complexe intégrant différents ateliers séparés par des cloisons mobiles autour d’une salle centrale, le maître n’a pas de point de vue panoptique. On s’écarte de toute uniformisation en accordant la possibilité aux élèves de se tourner vers les travaux qui les intéressent. Cependant, ces divergences ne doivent pas masquer que la pédagogie Freinet ne rompt pas radicalement avec le modèle du panoptique. Les élèves sont parfois appelés à se faire surveillants, à évoquer en conseil le désordre causé par d’autres élèves. L’organisation du travail elle-même contribue à l’intégration de normes. L’enfant adopte le comportement de l’imprimeur, par exemple. Un programme est fixé le matin auquel il se conforme durant toute la journée. Les fichiers autocorrectifs s’imposent à l’élève dans un certain ordre. Un ensemble de normes impersonnelles est respecté sous l’effet d’une mécanique globale. La classe se fait ruche ou usine. Certes, Freinet a le souci de la vie, de la complexité, de la singularité, de l’imprévisibilité… Mais il n’abolit pas toute dimension mécanique. L’organisation pédagogique qu’il prône conduit à proposer une nouvelle forme scolaire ou à « reconstruire la forme scolaire », pour reprendre les mots d’Henri-Louis Go (2007).
5.6. Conclusion Le souci de la vie omniprésent chez Freinet le conduit à proposer une pédagogie très différente des pratiques largement mécaniques défendues par Alain. Tandis qu’Alain veut libérer l’enfant d’une inévitable agitation initiale par un dressage noble, Freinet veut éviter l’apparition des maux qui étouffent l’élève en proposant un milieu favorable et épanouissant dans lequel l’enfant serait libre sans être livré à sa seule spontanéité. Les deux auteurs ont le souci de la singularité individuelle de l’élève. Mais, alors qu’Alain propose des techniques mécaniques qui doivent permettre à chacun d’affirmer son caractère propre, Freinet veut répondre aux intérêts singuliers et complexes de chaque enfant.
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Ces divergences ne peuvent être réduites à une opposition totale et radicale. Alain et Freinet n’envisagent pas de la même façon l’ordre qui doit régner en classe, mais ils veulent tous les deux empêcher l’apparition du désordre. Tout en s’inscrivant dans des problématiques divergentes, les deux auteurs tiennent parfois des propos étonnamment convergents. En particulier, ils refusent l’un et l’autre que l’enfant soit « prisonnier de l’ordre » (ALAIN, 1956, p.16). Même si Alain défend une forte normativité scolaire, il rejoint ponctuellement Freinet en dénonçant une prison qui deviendrait la geôle d’une jeunesse captive. Il pointe les dangers d’une normativité excessive.
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6. Cinquième partie : Quels savoirs ? 6.1. Quelle est la fonction des savoirs scolaires ? Alain et Freinet ont en commun de souligner la valeur instrumentale des savoirs. L’un est l’autre voient dans les idées des outils. Chez l’un comme chez l’autre, les savoirs scolaires n’échappent pas à la règle. Ils sont avant tout des moyens. Nos deux auteurs défendent donc, de ce point de vue, une « éducation fonctionnelle », si l’on accepte de donner à cette expression un sens très large. Cependant, cette convergence ne doit pas masquer les divergences qui l’accompagnent. Alain et Freinet ne conçoivent pas du tout de la même façon la valeur fonctionnelle des savoirs scolaires. C’est, tout d’abord, en nous appuyant sur une distinction proposée par Richard Rorty que nous voulons préciser ce qui sépare les deux conceptions. Dans L’Homme spéculaire, Richard Rorty (1990, pp.13-14) écrit que « la principale affaire de la philosophie est d’être une théorie générale de la représentation, une théorie permettant de découper la culture en diverses zones : celles qui représentent correctement le réel, celles qui le représentent moins bien, et celles qui ne le représentent pas du tout (bien qu’elles prétendent le contraire). » A la suite de Dewey, Wittgenstein ou Heidegger, Rorty propose d’abandonner ce paradigme de la représentation qui hante la tradition philosophique. Il s’agit de ne plus reprendre la définition de la vérité comme représentation adéquate du réel. Deux ensembles apparaissent donc dans l’histoire de la philosophie : ceux qui, comme Descartes ou Kant, proposent une pensée de la représentation et ceux qui s’écartent de cette tradition. La pensée d’Alain est une de celles qui obéissent au paradigme de la représentation identifié par Richard Rorty. Le philosophe propose une éducation qui vise avant tout à développer l’aptitude de l’élève à se faire une représentation adéquate du réel. L’enfant doit apprendre à penser selon l’objet, sans plaquer sur le
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monde le reflet trompeur des ses humeurs. Les savoirs sont des moyens qui doivent lui permettre de se tenir toujours plus prêt de l’objet. Cet idéal d’objectivité est tout à fait absent de la pensée de Freinet, chez qui le savoir en général, et le savoir scolaire en particulier, ne trouvent leur valeur qu’en situation, dans une perspective particulière, parce qu’ils me permettent d’affronter l’obstacle qui se présente. Il n’est pas question de chercher à approcher davantage l’objet. Le savoir est valable quand il me permet d’avancer, quand il est mis au service de la vie et lui ouvre de nouveaux horizons. Chez Freinet, l’enfant sait assez précisément quelles portes lui ouvrent ces clés que sont les savoirs scolaires, tandis que, chez Alain, l’enfant pressent seulement que ce qu’il apprend va lui ouvrir de nobles horizons. 6.1.1. La critique pragmatiste des savoirs en toc chez Freinet 6.1.1.1. Freinet et la philosophie pragmatiste Célestin Freinet a lu Dewey et s’est inspiré de sa pédagogie. Dans ce qu’Elise Freinet appelle son « testament spirituel » (FREINET, E., 1972, p.11), Célestin Freinet (FREINET, E., 1972, p.12) mentionne lui-même le nom de Dewey parmi ceux d’une « quinzaine de grands psychologues et pédagogues qui étaient l’honneur et la promesse d’une époque. » Il lui a consacré un article en 1924 : « De l’enseignement de l’histoire d’après J.Dewey (L’école et l’enfant, Delachaux-Niestlé, Genève) » (FREINET, 1924). Cet article s’inscrit dans la série de ceux qu’il consacre alors à différentes figures de l’Education Nouvelle. Dans son compte-rendu, Freinet défend certaines conceptions du philosophe américain en s’appuyant sur des citations. Tout d’abord, dit-il, l’histoire ne doit pas être un empilement de connaissances, mais « une chose active ». D’autre part, l’enseignement de l’histoire doit partir du présent, du milieu environnant, pour intéresser, susciter l’étonnement de l’enfant et le conduire à s’interroger sur le lien entre le passé et le présent. Ce sont là des thèses que l’on retrouve souvent dans les ouvrages théoriques de Freinet. Le pédagogue rejoint plus largement les pragmatistes en ce que, dans sa théorie de l’éducation, comme chez James, Dewey ou Rorty, « l’idée n’a
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pas pour fonction essentielle de représenter adéquatement la réalité ou d’établir des correspondances entre une image dans l’esprit et un objet dans la réalité. » (LAPOUJADE, 2007, p.60). Dans L’école et l’enfant, cet ouvrage que Freinet a lu et commenté, Dewey (1967) défend une conception du savoir comme instrument fonctionnel. Le philosophe américain (DEWEY, 1967, p.108) écrit que, dans la perspective qu’il défend, « les abstractions, les généralisations, les classifications logiques ont toutes une signification pragmatique, pratique, tournée vers l’avenir. » La posture pragmatiste est tournée vers le futur. Le savoir trouve son sens dans ce qu’il autorise, ce sur quoi il ouvre. Il est un instrument qui permet de surmonter le déséquilibre causé par la rencontre avec un obstacle. De même, chez Freinet, c’est la valeur fonctionnelle du savoir qui est mise en évidence grâce à différentes techniques pédagogiques. L’élève rencontre des obstacles et il est intéressé par tout savoir qui peut lui permettre de surmonter cette difficulté. Dans Méthode naturelle de lecture, le pédagogue écrit ceci (FREINET, 1994, vol.2, p.317) : « L’écriture, de copie, deviendra outil d’expression, de plus en plus parfait, de plus en plus pratique, sans leçon ! » L’élève apprend à écrire parce que cette technique lui permet de s’exprimer et de communiquer toujours mieux en dehors de la relation d’échange immédiat. Le savoir n’a pas de valeur absolue. Il doit sa légitimité à sa pertinence dans une perspective particulière. Voilà pourquoi Freinet condamne radicalement ce qu’il appelle « la scolastique ». Il la définit ainsi (FREINET, 1994, vol.2, p.396) : « La scolastique, c’est une règle de travail et de vie particulière à l’école et qui n’est pas valable hors de l’école, dans les diverses circonstances de la vie auxquelles elles ne sauraient donc préparer. » L’école « traditionnelle » impose des règles et des savoirs qui n’ont aucune valeur fonctionnelle en dehors de l’école. C’est l’origine de tous les maux que dénoncent Freinet : le désintérêt de l’élève, son comportement hypocrite, l’absence de toute véritable émancipation de l’enfant… Freinet parle aussi de « fausse monnaie » pour désigner les savoirs scolastiques. Il écrit ceci : Le faux-monnayeurs exhibe aujourd’hui ses diplômes et estampille ses produits « sous garantie du gouvernement ». Il est roi, et l’école est 154
devenue son serviteur qui fait tinter faux morale et histoire, sciences, calcul, art et littérature. Le toc se substitue partout au franc-métal. La forme tue l’esprit, et la mécanique la vie. (…) Dans un monde qui impose ses pratiques d’ersatz et de contrefaçon, saurons-nous être assez logiquement humains pour redonner leur primauté à ces actes fonctionnels que la scolastique a compliqués et dévalués, et qui s’appellent : sentir, créer, comprendre, se socialiser, vivre et aimer ? (FREINET, 1994, vol.2, p.143). William James disait que le vrai est payant. Cette formule a parfois conduit à réduire le pragmatisme à un utilitarisme. Le philosophe voulait souligner par cette métaphore que le pragmatisme considère le savoir en fonction de ses effets. Freinet utilise la même métaphore dans la même perspective. Il s’agit de présenter la fonctionnalité comme le critère pertinent pour évaluer la valeur d’un savoir. La monnaie scolastique est fausse. Elle ne permet pas de surmonter les obstacles que rencontre l’enfant dans le cadre de ses apprentissages. C’est la même idée qui est exprimée par le biais d’une autre métaphore quand Freinet (1994, vol.2, p.143) oppose le « bois massif » des savoirs fonctionnels et le contreplaqué de la « scolastique ». Comme les pragmatistes, Freinet propose un savoir sécularisé. Les connaissances acquises à l’école n’ont pas de valeur absolue. Elles n’ont pas d’intérêt en elles-mêmes. Elles doivent leur valeur à leur caractère fonctionnel. 6.1.1.2. Freinet et le behaviorisme Cependant, ce point de rencontre entre Freinet et les philosophes pragmatistes ne suffit pas à faire du pédagogue un philosophe pragmatiste. S’il a pu être influencé par sa lecture de Dewey, il est aussi un héritier du behaviorisme. Or, chez les behavioristes, les savoirs trouvent aussi leur valeur dans les effets qu’ils produisent pour l’apprenant, dans la mesure où le comportement doit sa valeur à ses conséquences. Contrairement au pragmatisme de Dewey, le behaviorisme n’est pas une pensée du problème. Il ne s’agit pas pour celui qui apprend de s’interroger face à un déséquilibre en construisant un problème et en s’appuyant sur le dynamisme d’un travail 155
communautaire démocratique. Ce travail de l’esprit n’a pas sa place dans la perspective behavioriste qui tend à réduire l’esprit à une boîte noire dont on ne se soucie pas. Les behavioristes étudient l’apprentissage à partir des seuls comportements observables d’un sujet et voient l’acquisition d’un savoir comme l’effet d’une réponse à des stimuli. Freinet souligne très explicitement ce qui le rapproche du behaviorisme. Il écrit ceci dans Méthode naturelle de lecture (FREINET, 1994, vol.2, p.220) : Reconnaissons que l’accusation portée par le behaviorisme contre la psychologie et la pédagogie traditionnelles est parfaitement motivée. Les éducateurs traditionnels croient, en effet, qu’ils ont à résoudre exclusivement des problèmes d’intelligence et de compréhension et non des problèmes de comportement et de vie. (…) Les behavioristes, et entre tous celui qui est considéré comme le père de l’instruction programmée, Skinner (…) s’en vont à l’extrême opposé des intellectualistes théoriques et ont, croient-ils, découvert des procédés valables de comportement. Il y a, selon Watson, l’auteur du behaviorisme, plusieurs manières d’apprendre : par tâtonnement, par imitation, par éducation, mais toutes ces méthodes se ramènent en définitive à la première : la méthode des essais et des erreurs. A la suite des behavioristes, Freinet veut rompre avec l’intellectualisme. Il s’agit de laisser de côté la question de la compréhension pour se pencher sur les comportements observables. Une loi apparaît alors, celle du tâtonnement par essais et erreurs. L’enfant tâtonne, fait des essais, jusqu’à ce qu’il parvienne à un comportement dont les effets lui paraissent satisfaisants. Freinet propose ensuite de compléter cette loi fondamentale à l’aide de sa théorie du tâtonnement expérimental. Les behavioristes ne voient qu’une motivation pour porter l’apprentissage : celle des renforcements positifs ou négatifs. Un comportement qui aboutit à un effet satisfaisant se répète. Si l’effet est désagréable, il ne se répète pas. « Et on a cultivé ce renforcement d’une façon mécanique par la récompense (…). » (FREINET, 1994, vol.2, p.221). Freinet voit là une reprise de l’ancestrale méthode 156
« dévitalisée » de la carotte et du bâton. Il lui préfère une motivation « naturelle ». L’enfant plongé dans un milieu favorable est poussé par une soif de travail qui va soutenir son tâtonnement. Si Freinet s’écarte de l’héritage behavioriste, ce n’est donc pas pour s’intéresser à la compréhension, et aux représentations de l’enfant. Le refus de l’intellectualisme n’est pas remis en question. Le pédagogue s’écarte radicalement de Dewey sur ce point. Dans Comment nous pensons (DEWEY, 2004), le philosophe américain s’intéresse, non pas aux seuls comportements observables, mais à la construction du problème par le sujet. Il présente le rôle de l’induction, de la déduction, la place des hypothèses, des théories, dans le cadre de la problématisation. En s’éloignant ainsi de Dewey, Freinet s’écarte aussi de cet héritier de Dewey qu’est Claparède. Freinet a lu Claparède et s’est peut-être inspiré de sa « loi du tâtonnement ». Celle-ci est présentée en 1917 dans Psychologie de l’intelligence (CLAPAREDE, 1917). Le psychologue explique que, face à un obstacle d’un type nouveau, quand l’habitude ne suffit pas, une certaine intelligence permet d’affronter la difficulté en tâtonnant et en s’appuyant sur le procédé des « essais et erreurs ». Il s’agit d’une technique que l’on rencontre chez l’animal. Claparède s’inspire de la psychologie animale pour définir cette forme d’intelligence (OTTAVI, 2009, p.256). Freinet ne dit pas tout à fait la même chose. Chez lui, le tâtonnement par essais et erreurs n’est pas intelligent. Il ne le devient que par la perméabilité à l’expérience, c’est-à-dire quand l’individu avance en s’appuyant sur les leçons des expériences antérieures. Mais la divergence principale entre Freinet et Claparède est ailleurs. Chez Claparède, l’instinct de recherche dépasse le tâtonnement par essais et erreurs pour que s’impose l’aptitude à résoudre des problèmes. Il s’agit alors de poser des questions, de faire des hypothèses, de les vérifier. C’est une problématisation qui n’apparaît pas dans la théorie de Célestin Freinet. Comme Claparède, Freinet déduit une « loi du tâtonnement » de l’idée selon laquelle toute action est suscitée par un besoin. Tout savoir trouve sa légitimité dans sa valeur fonctionnelle, relativement à l’intérêt et au besoin du sujet. Cependant, Freinet s’écarte de Claparède et de Dewey pour rejoindre, en partie, l’inspiration behavioriste. Il laisse de côté la question du « comment nous pensons » et ne propose pas une théorie du problème. 157
La théorie de la connaissance de Freinet n’est identifiable à aucune de ces deux sources que sont le pragmatisme de Dewey et le behaviorisme. Parce qu’il ne théorise jamais la nécessité d’une construction du problème, Freinet s’écarte largement des traits spécifiques de la pensée de Dewey, et il a lui-même marqué ce qui le distinguait du courant behavioriste. Plutôt qu’un tenant de la philosophie pragmatiste, Freinet apparaît comme le tenant d’un pragmatisme vague. « Pragmatisme », vient du grec pragmata, qui signifie « action ». Dans la langue ordinaire, « pragmatisme » désigne une posture tournée vers l’action, soucieuse des effets pratiques de toute initiative, de toute théorie. C’est en ce sens surtout que Freinet apparaît comme pragmatiste, et c’est dans cette perspective que s’expliquent ses nombreuses condamnations de la « scolastiques », des savoirs en toc, de la fausse-monnaie intellectuelle. 6.1.2. La valeur instrumentale des savoirs chez Alain Trouve-t-on chez Alain une forme de cette « scolastique » que Freinet dénonce ? Le philosophe fait-il l’éloge de savoirs coupés de toute valeur fonctionnelle ? Il est certain que les pratiques défendues par Alain ne relèvent pas de ce qu’on appelle habituellement « la pédagogie fonctionnelle ». Ne prenons qu’un exemple. Quand l’élève apprend à lire et à écrire, chez Alain, ce n’est pas dans la perspective d’un échange de lettres, ou pour rédiger un article de journal. Les exercices de lecture ou de copie proposés par Alain sont bien éloignés de l’éducation fonctionnelle défendue par Dewey, Claparède ou Freinet. Cependant, Alain ne refuse pas toute valeur instrumentale aux savoirs scolaires. Le philosophe présente les idées comme des pinces, des outils pour approcher le monde. Il écrit, par exemple, que l’idée, est « (…) comme un moyen pour saisir de plus près le monde (…). » (ALAIN, 1936, p.42). Les savoirs scolaires, dans Propos sur l’éducation, sont présentés comme des clés. Alain écrit ceci (ALAIN, 1986, XIX) : La géométrie est la clef de la nature. Qui n’est point géomètre ne percevra jamais bien ce monde où il vit et dont il dépend. (…) La poésie est la clef de l’ordre humain (…). 158
Nous rejoignons en partie Caroline Pigno-Richard sur ce point. Elle souligne (2004, p.113) que, chez Alain, la géométrie et les humanités, qui sont au cœur de l’enseignement primaire, ont pour fonction de permettre à l’enfant de s’élever, de se faire homme. Grâce à ces savoirs, l’élève développe son aptitude à penser selon l’objet. Il se délivre des passions. La connaissance des humanités, la compréhension des mécanismes et des lois qui nous régissent ne sont que des instruments. Ils nous permettent de réaliser notre essence même et de nous faire homme. (PIGNORICHARD, 2004, p.113). Cependant, nous nous écartons, dans le même temps, de la lecture proposée par Caroline Pigno-Richard, quand elle écrit que « les nouveaux pédagogues n’ont pas vu, dit Alain, que la connaissance n’est pas une finalité en elle-même mais un outil. » (PIGNO-RICHARD, 2004, p.113). Alain défend bien une pédagogie du détour dans laquelle les savoirs scolaires sont des moyens pour s’élever. Cependant, ceux qu’Alain condamne ne sont pas les « nouveaux pédagogues », si l’on désigne ainsi, avec Caroline Pigno-Richard, les pédagogues de l’Education Nouvelle. On ne peut pas accuser le mouvement de l’Education Nouvelle qui s’affirme au début du XXe siècle d’ignorer la valeur fonctionnelle des savoirs. Au contraire, Alain rejoint en partie Freinet en proposant des savoirs scolaires qui sont conçus comme des moyens. 6.1.3. Le paradigme de la représentation Il est certain, cependant, que la valeur instrumentale des savoirs scolaires, chez Alain, n’est pas identifiable à celle que leur attribue Freinet. Chez Alain, cette valeur fonctionnelle s’inscrit dans la perspective d’une formation de la perception. Il s’agit d’apprendre à penser selon l’objet. Tandis que Freinet s’en écarte, la pensée d’Alain rejoint la tradition spéculaire identifiée et critiquée par Richard Rorty. L’élève doit, selon Alain, s’affranchir de ce qui trouble ses représentations du monde. C’est dans cette perspective que les savoirs scolaires proposés par Alain trouvent leur légitimité. Le philosophe écrit ceci : 159
Qui n’est point géomètre ne percevra jamais bien ce monde où. il vit et dont il dépend. Mais plutôt il rêvera selon la passion du moment, se trompant lui-même sur la puissance antagoniste, mesurant mal, comptant mal, nuisible et malheureux. Aussi je n’entends point qu’on doive enseigner toute la nature ; non, mais régler l’esprit selon l’objet, d’après la nécessité clairement aperçue. (ALAIN, 1986, XIX). La géométrie permet de libérer l’esprit des rêveries qui influencent dangereusement le jugement. En découvrant le principe de nécessité, je peux commencer à régler l’esprit. Alors que j’ai spontanément tendance à plaquer sur les apparences le reflet de mes passions, la géométrie met en valeur ce qui est indépendant de moi. Un fou, un passionné, un homme qui a peur voient leurs émotions parmi les choses. Il est assez clair que nous sommes tous un peu fous en ce sens-là et que la sagesse consiste à éliminer, autant qu’on peut, cette part de soi-même dans ce qu’on connaît. (MAUROIS, 1950, p.31). Je fais du monde mon miroir, dès lors que je me laisse aller à cette pensée spontanée qui n’en est pas une, dès lors que je laisse mon imagination trouver dans le témoignage des faits les preuves qu’elle recherche. La jalousie me conduira à voir partout des preuves de ce que je crois d’abord sous le simple effet de la passion. C’est pourquoi Alain répète que les preuves ne manquent jamais et qu’elles sont de peu de valeur. Le regard teinté de passion et d’humeur que je porte sur le monde me conduit à retrouver partout ce que je projette. Le philosophe ne cherchera donc pas de preuves. Il n’ambitionne pas de convaincre en écrasant son auditoire sous le poids des faits. Il s’agit seulement pour lui de susciter une pensée solitaire, plutôt que de persuader. Sa pensée se fera modèle, support, instrument de pensée, lumière plutôt que force. Penser par soi-même, ce n’est pas penser selon soi-même. La pensée qui me fait homme n’est véritablement libre que lorsque précisément elle échappe à mes caprices, aux mouvements intempestifs qui m’agitent, quand je pense selon l’objet. L’homme en proie à ses rêveries devient nuisible. L’imagination est la folle du logis, chez Alain comme chez Malebranche. 160
Elle transforme ce qui est perçu. Je rêve selon « la passion du moment » (ALAIN, 1986, XIX). Toute passion est passion « du moment », passagère et puissante, comme une mode. Je ressens aujourd’hui de la colère, demain de la jalousie, de la haine ou de l’enthousiasme, et, selon l’état de cette mode intérieure, ce que je perçois me paraît excessivement grand, petit, beau ou laid, blanc ou noir… Et c’est en m’appuyant sur ces illusions que j’agis. J’en deviens dangereux. Alain y voit, en particulier, l’origine véritable des guerres. Suivant un geste paradoxal qui lui est cher, le philosophe réfute une thèse en vogue à son époque. Non, l’élan guerrier ne se fonde pas sur l’amour de la patrie. La démonstration en est donnée par Alain de façon claire et rapide. Aucune réunion d’enrichis n’a donné à l’Etat deux ou trois cent millions. Or si la patrie était réellement aimée plus que la vie, on connaîtrait ce genre d’héroïsme (…). Cela prouve, il me semble, que l’amour de la patrie, lorsqu’il se manifeste par l’action militaire, est certainement soutenu est réchauffé par d’autres sentiments. (ALAIN, 1995,1). Qu’est-ce qu’un amour de la patrie qui ne pourrait s’exprimer que par le sacrifice de sa vie ? Pourquoi les grands patriotes dont on parle ne donnent-ils pas leur argent à la Nation ? Le discours patriotique ne vient qu’a posteriori pour soutenir un mouvement qui s’est déjà engagé. La guerre naît de la passion, et ce n’est qu’après-coup qu’on lui invente des raisons. Une première bataille dont les causes n’importent guère ; des vaincus, qui se croient méprisés ; des vainqueurs qui se savent menacés. Ces opinions sont dans les regards, d’abord supposées, et aussitôt vraies. Les passions ont cela de redoutable qu’elles sont toujours justifiées par les faits ; si je crois que j’ai un ennemi, et si l’ennemi supposé le sait, nous voilà ennemis. (ALAIN, 1995, p.44). Une bataille et l’imagination s’emballe. La haine que l’on attribue au vaincu ou au vainqueur devient aussitôt vraie. Je trouve cent manifestations de haine précisément parce que je les cherche. Les preuves ne manquent 161
jamais. Bientôt, je décharge toute ma colère sur l’ennemi que je me suis fait. Il devient bouc-émissaire. Ni mon intérêt personnel, ni l’amour de la patrie ne m’ont poussé. L’imagination, folle du logis, parce qu’elle n’a pas été retenue, a conduit à l’embrasement des passions et à la construction d’une ligne d’opposition toujours plus rigide et figée. C’est l’emballement de l’imagination qui conduit aux pires des maux en brouillant les représentations. Outre la guerre, la superstition, l’autre grand danger sans cesse pointé par Alain, trouve aussi sa source dans une représentation inadéquate. La superstition apparaît quand les apparences sont teintées de mes passions et c’est ce dont il faut affranchir la pensée. Alain écrit ceci : Une naïve jeune fille, qui s’était égarée avec ses compagnes sur les propriétés d’autrui, s’écria en voyant au loin un homme qui venait : « Prions Dieu pour que ce ne soit pas le garde-champêtre. » L’absurdité d’une telle prière est assez visible, parce que, quand nous voyons un homme au loin, notre ignorance n’empêche pas qu’il soit dès maintenant ce qu’il est (…). De telles pensées, avant et après l’évènement, nourrissent les passions, ravivent les blessures, chassent le sommeil, et, en bref, font souvent plus de mal que l’évènement lui-même. Et je crois bien que l’essentiel de l’esprit religieux consiste à croire qu’il y a une espèce de liberté dans les choses, et que quelque Josué, en priant et en espérant comme il faut, a pu arrêter le soleil. (ALAIN, 1956, p.26). Apprendre à penser, c’est apprendre à ne pas plaquer sur le réel le reflet de ses émotions. La jeune fille naïve ne connaît pas la nécessité des choses. Elle est prise par la passion, dominée par la peur. C’est avec ces verres déformants qu’elle voit le monde. Quand un homme approche, elle prie pour que ce ne soit pas un garde-champêtre, comme si cela dépendait d’elle, de sa foi et de sa prière. Vu par le prisme superstitieux, le monde paraît magique. Plus rien n’y semble nécessaire. Or, l’homme au loin est paysan ou garde-champêtre indépendamment de mon désir et de ma prière. Le naïf plaque sa peur et son hésitation sur ce qu’il voit mal et qu’il est donc conduit à imaginer.
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Ce dont nous parlent les religions est vrai, dans la mesure où elles portent la trace de l’esprit humain. Elles donnent à voir, si on les analyse, l’effet des passions sur les représentations humaines. Quand la religion d’Homère évoque l’influence des dieux sur la vie des guerriers, elle nous dit la vérité des passions. L’homme courageux croit toujours devoir sa force à une cause extérieure. La violence des flots pour celui qui a peur apparaît bientôt comme une menace intentionnelle. Dans les contes, c’est la religion de l’enfance que nous retrouvons. L’enfant qui obtient tout par ses cris, par des signes, qui toujours cherche à plaire, vit en bourgeois. Contrairement au prolétaire, il n’est jamais directement confronté à la résistance des choses. Les génies des Mille et Une nuits ne sont pas bien différents de la mère ou de la nourrice qui obéissent à ses caprices. Cette illusion enfantine habite bien des religions, selon Alain. Il faut s’en libérer pour pouvoir penser. En introduisant l’enfant dans le monde de la nécessité, la géométrie délivre de l’univers religieux enfantin. La géométrie est un affranchissement fondateur, la principale arme proposée par Alain pour lutter contre les grands maux qu’il dénonce sans cesse. La formation de la perception est une éducation morale. En travaillant à développer des représentations adéquates, on se fait libre. Le paradigme de la représentation est, au contraire, complètement absent de la théorie pragmatique défendue par Freinet. 6.1.4. La valeur des savoirs scolaires est-elle perceptible ? Chez Alain, l’enfant ne sait pas quelle porte il va pouvoir ouvrir à l’aide des clés qu’on lui tend. Certes, comme le souligne souvent Alain, l’élève pressent un grand bonheur, celui qu’il pourra trouver en s’élevant. Cependant, il ne voit pas clairement ce vers quoi les savoirs scolaires le conduisent. La finalité est lointaine. Il ne la pressent que vaguement. Alain va même jusqu’à dire parfois que le désir de l’enfant ne peut apercevoir le bonheur qui l’attend au terme de l’apprentissage. Il ne peut savoir ce qu’il va gagner à l’avance. Sur ce point, la thèse d’Alain paraît assez ambiguë. Tantôt il évoque un bonheur que pressent l’enfant (ALAIN, 1986, IV), tantôt il dit que ce bonheur ne peut être aperçu avant l’apprentissage. Alain écrit alors ceci : 163
(…) il faut travailler, et conquérir par là un genre de bonheur que le désir n’apercevait point. On ne peut jouir de la géométrie avant d’être géomètre. (ALAIN, 1986, LVI). C’est plus tard seulement que le sens se révèlera. Sur ce point, les savoirs scolaires défendus par Alain rejoignent bien ce que Freinet appelle « la scolastique ». Certes, ces savoirs sont bien des moyens, mais pour l’élève, si nous reprenons les idées de Freinet, ils ne peuvent apparaître dans un premier temps que comme de la fausse monnaie, une ressource vaine. Il y a aussi des finalités lointaines chez Freinet. On forme des citoyens pour la société à venir, sans que l’enfant s’en rende bien compte. Ce n’est pas cette perspective lointaine qui fait la valeur des savoirs scolaires aux yeux de l’enfant. Chez Freinet, quand le savoir prend sens pour l’élève, c’est parce qu’il lui permet de satisfaire certains de ses besoins actuels. Il veut tenir les comptes de la coopérative et développe dans cette perspective ses connaissances mathématiques. Il veut s’exprimer, écrire à quelqu’un, rédiger un article, et c’est cet horizon qui donne sens pour lui à de nombreux apprentissages. Il s’agit, pour Freinet, de répondre à la question du pourquoi. Il faut que les savoirs scolaires répondent aux intérêts singuliers et complexes de l’enfant pour qu’il veuille se tourner attentivement vers eux. 6.1.5. Les projets d’élèves chez Alain Il nous faut toutefois remarquer qu’il y a une exception au fait que, chez Alain, la valeur fonctionnelle des savoirs scolaires n’apparaît pas nettement à l’élève. Revenons sur une des pratiques pédagogiques concrètes proposées par Alain. Il écrit ceci (ALAIN, 1986, XLVIII) : Les paysans lisent l’almanach. Quoi de plus beau pour eux ? (…) Je sacrifierais quelque chose de la prévision du temps, toujours incertaine (…) Quant aux travaux des champs et du jardin, on en parle assez dans tout almanach, et c’est le plus beau. Si on y mêlait les plus sûrs conseils de la chimie et de la médecine, l’almanach serait un beau livre. Quoi de plus ? Une bonne géographie de la région (…). Aussi, une vue des productions 164
agricoles et industrielles, de la circulation et du prix des choses. (…) L’histoire viendrait tout naturellement, pour expliquer ce qui ne s’explique point autrement. (…) En attendant ce bel almanach, je voudrais qu’on essayât d’en écrire un à l’école, sur de beaux cahiers. Ce serait l’occasion de toutes les leçons possibles, de vocabulaire, d’orthographe, de calcul, d’astronomie, de physique, de chimie, d’histoire naturelle, et même de jugement à proprement parler. Par exemple, en ce temps où l’on change l’heure officielle, et où les tests sont à la mode, je proposerais ce sujet de rédaction : « Les embarras d’un chef de gare dans la nuit du 12 au 13 avril. » Je pense aussi au calcul de Noël et de Pâques pour l’année qui vient ; la routine est en déroute ici ; il y faut une continuelle réflexion. Si avec cela on marquait la marche des ombres sur le mur, de saison en saison, on verrait la science redevenir une plante rustique, qui ferait une belle ombre à chaque porte. Commençons par souligner que cette proposition pédagogique va à l’encontre de bien des principes défendus généralement par Alain. Il ne s’agit pas ici de s’en tenir à la géométrie et aux humanités. Les disciplines abordées sont nombreuses et le monde des apparences n’est pas rejeté. Alain propose de partir du concret, des ombres projetées sur le mur. En s’appuyant sur l’argumentation qu’il développe par ailleurs, on peut dire qu’il se rapproche dangereusement du modèle de la leçon de choses. Le philosophe voit aussi dans la rédaction d’un almanach « l’occasion de toutes les leçons possibles », bien qu’il propose, par ailleurs, une critique très virulente des leçons, auxquelles il préfère les travaux silencieux et solitaires de lecture et d’écriture. Alors qu’Alain se méfie de tout ce qui rapproche l’enseignement de l’apprentissage, du travail véritable, il défend ici un travail scolaire qui est la transposition d’un travail de rédaction mené hors de l’école par des professionnels. Parmi ces nombreuses originalités, ce texte d’Alain est singulier en ce qu’il propose une forme de ce que l’on appellerait aujourd’hui « la pédagogie de projets ». Chacun des savoirs scolaires abordés a une valeur instrumentale très visible pour l’élève. Il permet de compléter la production d’un Almanach semblable à ceux que les parents des élèves ont chez eux. Alain ne le dit pas ainsi, mais on peut imaginer que, pour l’élève qui travaille dans cette perspective, les savoirs scolaires prennent sens parce 165
qu’ils permettent de surmonter des obstacles, parce qu’ils l’aident à s’approcher de son objectif : la rédaction d’un bel Almanach. Par cette proposition technique très ponctuelle, Alain rejoint largement l’esprit des techniques Freinet. Ce dernier propose de nombreuses techniques qui doivent donner sens aux savoirs scolaires en faisant apparaître clairement leur valeur fonctionnelle aux yeux de l’enfant. Ainsi, l’imprimerie scolaire donne tout son sens au savoir linguistique et la coopérative est l’espace dans lequel certains savoirs mathématiques manifestent leur fonctionnalité. Alain ne défend pas un système pédagogique parfaitement cohérent. Sa réflexion connaît différentes modulations au cours du temps. Plusieurs pistes sont envisagées même si certaines retiennent beaucoup plus souvent l’attention du philosophe. Au détour, d’un propos, nous le voyons, Alain rejoint considérablement Freinet et semble annoncer la « pédagogie de projets ». 6.1.6. Conclusion Chez Freinet et chez Alain, les savoirs scolaires sont des moyens et non des fins. Leur valeur n’est pas absolue, mais relative à ce sur quoi ils ouvrent, ce qu’ils permettent. Ils sont des instruments, des clés. Il s’agit toutefois de clés de natures différentes. Contrairement à Freinet, Alain défend des savoirs scolaires qui doivent permettre à l’enfant de penser selon l’objet. C’est ainsi qu’il apprend à se délivrer de la déformation qu’imposent les passions aux représentations. Freinet s’écarte d’une telle conception en défendant une forme de pragmatisme. D’autre part, chez Alain, la valeur fonctionnelle n’apparaît en général clairement à l’enfant que bien plus tard, tandis que, chez Freinet, l’élève voit souvent immédiatement le profit qu’il peut tirer des savoirs scolaires. Entre les deux auteurs, une divergence se dessine donc sur le fond d’une convergence, même si cette divergence n’est pas systématique et qu’Alain s’écarte parfois de la ligne qu’il défend le plus souvent.
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6.2. Est-ce en forgeant que l’on devient forgeron ? Dans Les Dits de Mathieu, Freinet (1994, vol.2, p.173) écrit ceci : C’est en forgeant qu’on devient forgeron Ce vieux proverbe artisanal disait bien naguère la nécessité primordiale de mettre l’apprenti dans le bain du métier (…). Freinet prend la tradition artisanale comme modèle. Il prend appui sur la sagesse populaire pour fonder ses propositions pédagogiques. Un proverbe vient justifier son refus de la « pédagogie traditionnelle » : c’est en forgeant qu’on devient forgeron. L’école s’est détournée de ce que le « bon sens » enseigne. Si l’on suivait jusqu’au bout l’inspiration scolastique, on apprendrait bientôt à faire de la bicyclette sans bicyclette, avec des manuels. Pourtant, l’expérience montre que la meilleure méthode consiste à se mettre « dans le bain », à se placer dans la situation à laquelle on se prépare. Les enfants apprennent à parler en parlant. Freinet veut renouer avec cette forme « naturelle » d’apprentissage. Le modèle éducatif proposé par Alain est de ceux qui s’écartent radicalement du proverbe cité par Freinet. Dans l’école défendue par Alain, on apprend par le biais de détours. Même si Freinet ne vise pas spécifiquement la pensée d’Alain dans Les Dits de Mathieu, le repoussoir qu’il désigne englobe bien le modèle proposé par Alain. Le philosophe présente différents détours qui font du geste pédagogique un geste paradoxal. On apprend à lire en silence et à se défaire de la mémoire en apprenant presque par cœur des textes que l’on récite ensuite à haute voix. On devient capable de rendre compte des apparences dès lors que l’on s’est consacré assez longtemps à une discipline qui se passe des apparences : la géométrie. On s’affranchit de la vénération par la vénération. 6.2.1. La vénération comme détour Chez Alain, l’aspiration naturelle à l’élévation se fait d’abord vénération. Les textes du corpus patrimonial ne valent pas, aux yeux de
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l’élève, par leur fonctionnalité mais par la vénération qu’ils suscitent. C’est dans les humanités que l’élève rencontre des objets à vénérer. Comment apprend-on une langue, dit Alain ? Par les grands auteurs, non autrement. Par les phrases les plus serrées, les plus riches, les plus profondes, et non par les niaiseries d’un manuel de conversation. Apprendre d’abord, et ouvrir ensuite tous ces trésors, tous ces bijoux à triple secret. Je ne vois pas que l’enfant puisse s’élever sans admiration et sans vénération ; c’est par là qu’il est enfant ; et la virilité consiste à dépasser ces sentiments-là, quand la raison développe sans fin toute la richesse humaine, d’abord pressentie. L’enfant se fait une très grande idée de l’âge viril ; il faut pourtant que cette espérance soit elle-même dépassée. (ALAIN, 1986, V). Il faut d’abord admirer pour apprendre. La vénération sert de pivot pédagogique. L’enfant ne peut apprendre convenablement la langue qu’en se référant à de grands modèles. Le français s’apprend par l’exemple. Nous retrouvons, chez Alain, le présupposé qui fonde l’enseignement de la littérature. Marcel Gauchet isole et décrit ce présupposé en ces termes : (…) la littérature, parce que le meilleur moyen d’apprendre à bien s’exprimer, à parler clairement, à écrire convenablement, consiste à se frotter aux modèles d’excellence en la matière dont elle constitue le réservoir. La littérature, parce que sa fréquentation assidue permet de se pénétrer des exemples. (BLAIS, GAUCHET, OTTAVI, 2008, p.95). Ce présupposé est tout à fait absent chez Freinet. Il n’est presque jamais question, dans les œuvres théoriques qui constituent notre corpus, de grands auteurs ou de textes patrimoniaux qui pourraient servir de modèles. Henri-Louis Go (2007) y a vu une lacune didactique des techniques Freinet. C’est essentiellement à partir des productions des élèves que se construit l’enseignement du français chez Freinet. Parce que le besoin qu’a l’enfant de s’exprimer fonde l’apprentissage du code écrit, la lecture n’apparaît que dans un second temps. L’élève en vient insensiblement à en maîtriser le mécanisme au cours de son apprentissage de l’écriture. Il ne peut donc être question d’apprendre à parler par les grands auteurs, sinon marginalement. 168
Freinet (1994, vol.2) note ainsi, dans Méthode naturelle de lecture, que l’on pourra ponctuellement faire circuler des poèmes dont l’esprit est proche de ce que les élèves produisent. Ils s’y reconnaîtront. Le pédagogue n’en dit pas plus sur les détails pratiques, la valeur et la fonction de cette distribution. Alain, au contraire, fait très explicitement des textes patrimoniaux des supports favorables à l’enrichissement des compétences littéraires et linguistiques des élèves. Ces différentes compétences ne sont pas recherchées par l’enfant lui-même placé face à un obstacle, pris dans une perspective pratique. Il ne s’agit pas de lui proposer des modèles en vue d’une production écrite ou orale, par exemple. Les textes patrimoniaux ont bien une valeur fonctionnelle dans la mesure où ils sont mis au service d’un apprentissage de la langue. Mais cette valeur fonctionnelle n’est pas mise en avant auprès de l’enfant pour justifier la lecture. Il s’agit d’un détour. L’élève n’a pas en vue la finalité de son apprentissage lorsqu’il est confronté aux textes des grands auteurs. Il n’a pas en tête d’en tirer profit dans le cadre d’une production personnelle. Il ne cherche pas la valeur fonctionnelle de ce qui lui est proposé. C’est l’admiration avant tout qui porte sa lecture et soutient son attention. Grâce à l’admiration, sa maîtrise de la langue va progresser. Cependant, chez Alain, si l’imitation est un moment nécessaire qui se fonde sur la vénération, il n’est pas question pour l’homme de conserver une posture de vénération. L’admiration qui porte les apprentissages est appelée à être dépassée. Elle est un détour. Elle prépare d’ailleurs ellemême son propre dépassement. La vénération des grands textes me conduit à me détacher de tout enthousiasme. Alain synthétise la valeur des humanités en une maxime : « Poésie guérit de frénésie. » (ALAIN, 1986, LXVIII). En trouvant, dans les humanités, l’histoire des hommes et de leurs croyances, on est naturellement conduit à s’éloigner de tout fanatisme et de tout enthousiasme excessif. La poésie est libératrice. C’est pourquoi elle est, avec la géométrie, l’indispensable élémentaire. L’objet de ma vénération me conduit à m’affranchir de toute vénération. Une fois entré dans l’Humanité grâce à l’imitation, l’enfant n’est pas appelé à en sortir, chez Alain, mais il ne se fondera plus sur la vénération pour y demeurer, précisément parce que la vénération délivre de la vénération. 169
6.2.2. La géométrie comme détour L’étude des grandes œuvres se présente comme un détour. C’est aussi le cas pour la géométrie. En coupant l’élève du monde des apparences, la géométrie le prépare à affronter et à expliquer ces mêmes apparences. Il ne s’agit pas, en effet, de s’en tenir au stade de la géométrie. L’enfant est appelé à s’élever. C’est le déchiffrage des apparences qui est l’objectif visé par Alain dans une perspective positiviste héritée d’Auguste Comte. Il y a savoir et savoir, dit Alain. Lorsqu’un instituteur commence à expliquer les choses du ciel, décrivant d’abord les apparences, et définissant l’est et l’ouest par le lever et le coucher des astres, il se trouve souvent un mioche pour dire : « Ce n’est pas vrai, que le soleil se lève et se couche ; c’est la terre qui tourne ; c’est mon papa qui me l’a dit. » Ce genre de savoir est sans remède ; car celui qui sait ainsi prématurément que la terre tourne ne donnera jamais assez d’attention aux apparences ; et si on lui parle de la sphère céleste, forme auxiliaire dont il est impossible de se passer pour décrire les apparences, il pensera que ce n’est pas ainsi, et cherchera, bien vainement, l’ordre Copernicien, tel qu’on le verrait d’une étoile. L’ordre Copernicien est la vérité des apparences ; mais j’estime qu’il faut deux ou trois ans d’observations suivies, et selon les apparences, avant de former réellement l’idée du système solaire. C’est un mal irréparable, et trop commun, de douter avant d’être sûr. (ALAIN, 1986, XVIII). Le mal dont il faut nous garder, c’est de croire sans comprendre, de savoir sans savoir. Celui qui se rue sur la vérité sans l’établir par l’analyse et l’explication des apparences, parce qu’il n’est pas passé par le doute, ne peut que répéter ce qu’on lui dit. La situation évoquée par Alain dans le texte cité n’a pas valeur de modèle. Certes, le maître n’est pas blâmé, mais il n’est pas loué non plus. Alain dit qu’une longue observation des apparences est le préalable absolument indispensable pour comprendre véritablement le mouvement des astres. Comme nous l’avons vu, un autre préalable, antérieur, est tout aussi nécessaire : l’apprentissage de la géométrie. « (…) l’histoire des sciences fait voir que l’on n’a pu vaincre les apparences sans avoir suivi d’abord la préparation géométrique. » (ALAIN, 1986, LXII). C’est par la géométrie que sont développées les vertus 170
intellectuelles qui, ultérieurement, permettront d’affronter et d’expliquer les apparences. Alain s’oppose à l’idée selon laquelle l’enseignement scolaire devrait partir du concret. Il veut que l’on commence par la géométrie plutôt que par les sciences expérimentales. Il s’agit bien de commencer par le simple. Mais, chez Alain, ce qui est simple, c’est l’abstrait. La réalité concrète est trop complexe pour qu’on y plonge le jeune enfant. Il ne pourrait rien y comprendre. Il faut avoir vu d’abord les rapports les plus simples pour pouvoir ensuite en observer de plus composés. Si les bergers Chaldéens avaient eu nos puissants télescopes, ils n’auraient rien appris de la science maîtresse. Il n’est pas bon que le pouvoir d’observer se développe plus vite que l’art d’interpréter. C’est ce qui arrive pour un téléphoniste, qui, par son métier, observe toutes sortes de faits, et qui n’en comprend vraiment aucun. La pratique industrielle, par des raisons d’utilité, cache profondément ce qui importe. Et, quand on me découvrirait tous les rouages, l’accessoire cachera l’essentiel. (ALAIN, 1986, LXI). Alain veut que l’observation ne vienne pas plus vite que l’aptitude à l’interpréter. Ce serait condamner l’enfant à l’ignorance, voire à la superstition. Car on attribue bientôt à la volonté d’un dieu le mouvement que l’on ne peut expliquer. Le détour initial par la géométrie est indispensable pour que la connaissance expérimentale soit ensuite possible. Il s’agit toujours dans les sciences de vaincre les apparences. Freinet s’écarte radicalement d’Alain sur ce point. Il rejette l’idée selon laquelle (ALAIN, 1986, XXX) « aller du connu à l’inconnu, c’est notre lot ; autant dire du simple et abstrait vers le concret et individuel, que nous n’épuiserons pas. » Chez Freinet, il s’agit plutôt de commencer par le complexe. L’enfant (FREINET, 1994, vol.2, p.161) « (…) doit apprendre à réagir au complexe et au multiple, et les dominer. » Dans un monde moderne où les objets techniques sont de plus en plus complexes, parce que la vie n’est pas simplement une somme d’éléments isolables, l’enfant doit apprendre à trouver sa route dans le multiple, dans ces ténèbres d’apparences qu’Alain voudrait lui épargner. 171
Alain et Freinet ne se placent pas dans la même perspective. Alain veut commencer par le simple pour permettre une meilleure compréhension du monde. Il s’agit d’éviter l’illusion à laquelle conduirait une immersion précoce dans les apparences. Freinet refuse le détour par le simple et préfère une plongée immédiate dans la complexité parce qu’il s’agit d’apprendre à l’enfant à « réagir ». Il ne s’agit plus de représentation mais d’action. Dans cette perspective, si l’on suit Freinet, le détour est dangereux. Il tient l’enfant éloigné de ce à quoi on veut le préparer. Remarquons qu’Alain ne rejette pas systématiquement toute forme de recours au concret, malgré sa condamnation globale. Le philosophe écrit ceci (ALAIN, 1986, LXIII) : Les écoliers assemblaient leurs petits cubes rouges et blancs, formant d’unités dizaines, et de dizaines centaines ; dix centaines faisaient le nombre de mille et le décimètre cube en même temps ; ainsi les nombres étaient des choses, et les formes vérifiaient les comptes. Mais le temps passait. L’Inspecteur, qui avait enseigné autrefois la Mathématique, trouva ensuite à dire ceci : « La méthode concrète a du bon ; mais il vaudrait mieux l’employer lorsque l’on enseigne les propriétés des choses, et non pas les rapports numériques, qui sont des abstraits. » C’est ici l’inspecteur qui, exceptionnellement, défend la méthode abstraite. Il dit qu’il faut garder la méthode intuitive pour les leçons de choses. Alain défend, au contraire, le recours au concret pour enseigner la géométrie. L’inspecteur refuse cette méthode parce qu’il voit dans l’apprentissage des mathématiques l’acquisition de mécanismes, tandis qu’Alain veut s’appuyer sur la géométrie pour apprendre à l’enfant à penser. Il ne le dit pas ainsi, mais on comprend que, la méthode concrète est ici valable parce qu’elle permet d’étudier une discipline abstraite. Il s’agit d’opérer un détour par l’abstraction en recourant au concret. 6.2.3. Sortir de l’oralité par l’oralité 6.2.3.1. Lire par éclipses
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Un autre détour apparaît ponctuellement chez Alain. Le philosophe propose un exercice de lecture orale qui vise à favoriser la pratique de la lecture silencieuse. La posture d’Alain n’est pas celle d’un technicien et les exemples concrets sont peu nombreux et peu approfondis dans Propos sur l’éducation. Ils sont néanmoins présents. Une des pratiques pédagogiques proposées par Alain concerne l’apprentissage de la lecture. Au temps des concours de récitation, dit le philosophe, celui qui n’était pas sûr de sa mémoire trichait un peu, non pas pour conquérir une bonne place, mais pour éviter la punition ; le voisin complice approchait un peu son livre, ouvert au bon endroit ; un seul regard alors, soutenu par la mémoire déjà préparée, recueillait une masse de ces précieux signes, qui n’étaient pourtant pas à distance de vue ; mais chacun sait qu’on lit de fort loin, quand on sait à peu près de quoi il s’agit. Exercice excellent. Je ne vois pas pourquoi l’enfant ne lirait pas quelquefois des textes qu’il sait à peu près par cœur. Et peut-être pourrait-on lui montrer le texte par éclipses, comme se montrent ou se déroulent les enseignes lumineuses. (ALAIN, 1986, XXXIX). C’est la technique développée par le « mauvais élève » qui inspire Alain. Celui-ci ne connaît pas tout à fait par cœur le texte qu’il doit réciter et jette un regard sur un des livres posés sur les pupitres. Il n’a pas le temps de déchiffrer le texte, parce qu’il triche. Il n’arrive pas à s’appuyer sur sa mémoire. Il reconnaît globalement les mots ou les vers parce qu’il connaît presque par cœur le texte. Pour éviter la punition, l’élève développe spontanément une technique de lecture globale, qui n’est pas une simple récitation et qui n’est pas non plus un déchiffrage du texte. Alain fait de cette pratique clandestine un exercice favorable à l’apprentissage de la lecture silencieuse. Le texte que l’on ne montre que par éclipses ne peut être simplement déchiffré. Il suppose une lecture « des yeux ». Cependant, une telle lecture globale est impossible pour l’enfant qui ne maîtrise pas encore la langue écrite. Il faut s’appuyer sur le « par cœur », ou plutôt sur le « à peu près par cœur » pour rendre possible cette pratique. 6.2.3.2. Lire des yeux
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Cet exercice vise à développer la meilleure des lectures qui, selon Alain, est lecture des yeux. Le philosophe écrit ceci : Quelquefois vous observez un homme assez bien mis et de manières passables, qui lit son journal en marmottant, comme le curé lit son bréviaire. Le curé agit ainsi par discipline, et cette obligation a plus d’un sens ; mais l’autre homme est médiocre liseur et certainement sans culture ; ce signe ne trompe point. Un homme qui sait vraiment lire lit des yeux et non des lèvres. Il reconnaît les mots d’après leur aspect, comme une vigie reconnaît un bateau aux cheminées. Si vous écrivez filosofie, vous supprimez deux cheminées ; je ne reconnais plus le bateau. Temps perdu ; car l’attention utile ne se porte pas sur un mot, mais sur une suite de mots qui font un sens par leur relation. C’est un esprit lent qui s’arrête à chaque mot ; l’idée n’est point dans le mot, mais dans la phrase. La négligence orthographique correspond au moment de la poésie, de l’éloquence ou de la conversation, où. le lecteur fait plutôt attention à la sonorité des mots qu’à leur forme. L’orthographe correspond au moment de la prose. (ALAIN, 1986, XLIX). Alain distingue ici la bonne et la mauvaise lecture. Le « médiocre liseur » lit en « marmottant ». Il lit à voix basse, parce qu’il déchiffre le texte, une syllabe après l’autre ou un phonème après l’autre. Sa lecture repose sur l’oralisation. Au contraire, le bon liseur reconnaît les mots à leur aspect. Il s’agit d’une lecture globale. Il n’est plus question d’identifier le son qui correspond aux lettres et aux groupes de lettres au fur et à mesure que le déchiffrage progresse. C’est plutôt le dessin du mot qui fait visuellement signe au lecteur. La précision orthographique ne joue aucun rôle fondamental dans le cadre d’un déchiffrage oral. En français, de nombreux éléments qui constituent la forme orthographique du mot n’ont aucun effet sur la prononciation attendue de ce mot. Certains e sont muets. Ph et f se prononcent de la même façon… Le « médiocre liseur » n’est pas sensible aux variations orthographiques qui n’ont pas de répercussion sur la sonorité des mots. Au contraire, le bon liseur est attentif à ces détails. Alain se donne en exemple et écrit : « Si vous écrivez filosofie, vous supprimez deux cheminées ; je ne reconnais plus le bateau. » 174
La lecture oralisante détourne du sens, qui importe avant tout, parce qu’elle suppose que l’on s’attarde sur les sons successifs, alors que le sens est dans la relation entre les mots. Il est plus facile de comprendre le texte quand on lit des yeux. La lecture des lèvres correspond, selon Alain, au moment de la poésie et de l’éloquence, tandis que la lecture des yeux correspond au moment de la prose. La poésie et l’éloquence agissent comme la musique. Elles sont faites pour être entendues. Les rimes et les vers de la poésie suffisent à en témoigner. Les périodes rhétoriques et les jeux de sonorités chers à l’orateur s’adressent aussi à l’oreille. Au contraire, Alain voit dans la prose une forme destinée avant tout à l’œil. La lecture de la prose libère de l’oralité, qui est toujours considérée par Alain avec la plus grande méfiance, au nom de cette maxime : « Quand le corps s’y met, les passions s’y mettent. » (ALAIN, 1986, XLIV). La parole agit sur ceux qui l’écoutent. Quand je parle, quand je lis à voix haute, dire, c’est faire. Quand j’écoute, je n’arrive pas à adopter cette position de surplomb nécessaire au développement de la pensée libre, tandis que la lecture et l’écriture silencieuses la favorisent. Je suis influencé par la parole de celui qui me parle, je me laisse bientôt emporter. 6.2.4. La grammaire par les règles Nous l’avons vu, la lecture silencieuse rend attentif à l’orthographe. Cela ne suffit cependant pas à maîtriser les normes linguistiques. Des exercices mécaniques sont absolument nécessaires. Ils constituent un détour nécessaire. « Il n’y a qu’une manière d’imprimer l’orthographe et la grammaire dans une tête d’enfant, dit Alain ; c’est de répéter et de faire répéter, c’est de corriger et de faire corriger. » (ALAIN, 1986, XXXVI). La répétition est indispensable. Il faut copier et copier encore, corriger ses fautes et repasser ses conjugaisons. Telle est la « sotte méthode » (ALAIN, 1986, XXXVI) défendue par Alain. Le philosophe fait l’éloge de techniques anciennes par lesquelles lui-même a étudié la langue française dans son enfance. Freinet a condamné radicalement ce détour systématique par la mécanique des exercices de langue. « C’est en forgeant qu’on devient forgeron. » Pour savoir écrire, il faut écrire. L’apprentissage des règles ne se 175
fait pas (ou presque pas) en marge de ce mouvement général, chez Freinet. Le pédagogue écrit ceci (FREINET, 1994, vol.2, p.231) : Il semble (…) logique et scientifique de partir en écriture et en lecture des éléments simples qu’on combinera « méthodiquement » pour obtenir des mots et des phrases ; de connaître les indispensables règles de grammaire et d’orthographe avant de prétendre rédiger des textes (…). Là est justement la grande erreur scolastique et scientifique qui croit pouvoir procéder avec les rouages complexes de la vie comme elle le fait avec un mécanisme mû par came ou engrenage. Ce que Freinet condamne, c’est le principe qui consiste à faire de l’apprentissage des règles un moment antérieur, un détour indispensable pour aborder ensuite les travaux d’écriture et de lecture. Freinet oppose à ce modèle une conception plus soucieuse de la complexité des rouages de la vie. Il n’est pas nécessaire de découvrir les éléments simples séparément pour ensuite les combiner. L’enfant est « naturellement » capable d’apprendre et de maîtriser, dans le même temps, différentes techniques, différents mécanismes. Pour appuyer son argumentation, Freinet rapproche la question de l’apprentissage de la langue de l’apprentissage nécessaire pour savoir monter à bicyclette. Si l’on obéissait à la tradition scolastique, on apprendrait à monter à bicyclette en en démontant une, en étudiant séparément tous les gestes nécessaires, toutes les parties de la bicyclette. On pourrait même apprendre les lois de l’équilibre. Mais cela ne permettra jamais de savoir monter à bicyclette. « C’est en montant à bicyclette qu’on parvient à s’y tenir en équilibre. » (FREINET, 1994, vol.2, p.232). De même, on apprendra à maîtriser le code écrit par la pratique du texte libre, par l’utilisation de l’imprimerie, par la correspondance scolaire… Alain ne dit pas que l’apprentissage des règles est un détour qui doit se situer avant toute forme de travail d’écriture. Mais il insiste sur la part qu’il faut accorder au long détour par des exercices mécaniques pour accéder à une meilleure maîtrise de la langue. C’est sur ce point, en particulier, que la pensée d’Alain se heurte à la critique que Freinet adresse à la tradition « scolastique ». 176
6.2.5. Le détour chez Freinet Il nous faut cependant remarquer que Freinet envisage le recours à des apprentissages systématiques et mécaniques en complément des travaux d’écriture. Le pédagogue (FREINET, 1994, vol.2, p.242) écrit ceci : (…) l’enfant a rédigé et imprimé un beau texte, fruit de la méthode naturelle. Les ponts essentiels ont été jetés, la réussite a satisfait un besoin fonctionnel. L’enfant doit faire passer dans l’automatisme cette première victoire. Pour y parvenir, il se livrera alors à des « exercices » qui, eux, ne sont plus motivés comme l’était le texte libre, mais qui ont comme but le perfectionnement des techniques de base, en vue de nouvelles réussites. Tout comme l’enfant qui saute et ressaute le caniveau, nous verrons alors notre élève lire des textes d’auteurs, copier une poésie, faire au fichier des exercices (…). Nous retrouvons chez Freinet les exercices qu’Alain place au cœur de sa pédagogie et dans une perspective identique. Il s’agit d’améliorer chez l’élève la maîtrise de la langue par le biais de pratiques mécaniques. Cependant, Freinet n’envisage de tels exercices qu’après un premier éveil au code écrit fondé sur le seul dynamisme des travaux d’écriture. Parce qu’ils prennent la suite de ces pratiques motivées, les exercices devraient être réalisés (FREINET, 1994, vol.2, p.242) « (…) avec allant et profit. » Il ne s’agit plus de devoirs vides de sens. La valeur fonctionnelle des savoirs linguistiques apparaît désormais clairement aux yeux de l’élève. Même s’ils s’inscrivent bien dans une perspective fonctionnelle plus large, ces exercices sont des détours et Freinet s’écarte du principe qu’il a adopté. Ce n’est pas seulement en forgeant que l’on devient forgeron. Ce n’est pas seulement par la production de textes que l’on apprend à produire des textes. La copie, la lecture, les exercices… sont des instruments indispensables. Pour reprendre le vocabulaire de Piaget, ces pratiques mécaniques ont pour fonction de permettre une assimilation. Après un moment de découverte, d’accommodation, l’élève répète sa réussite pour la transformer en réflexe.
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L’expérience ne suffit pas pour parvenir à la maîtrise du code écrit. C’est une critique que Marcel Gauchet adresse à la pédagogie de Dewey. Il écrit ceci : « (…) force est de se demander si une pédagogie centrée sur l’expérience est vraiment efficace pour apprendre la lecture, l’écriture ou le calcul, avec ce que leur possession suppose d’exercice intensif. » (GAUCHET, 2007). L’expérience prend chez Freinet la forme du tâtonnement expérimental. Dans le cadre de pratiques qui ont du sens à ses yeux, l’élève apprend en tâtonnant les normes qui régissent le français. Cependant, il ne peut se passer, en parallèle, de détours par des pratiques mécaniques favorables à l’assimilation des normes linguistiques. 6.2.6. Accéder à l’abstraction Dans sa critique de la pensée de Dewey, Marcel Gauchet (2007) ajoute ceci : « On est obligé de se demander, de la même manière, si [l’expérience] est la bonne façon de s’introduire au maniement de l’abstraction, qui est le véritable enjeu de ces apprentissages de base. » Cette objection s’applique aussi à la pédagogie Freinet. Alain voit dans le maniement de l’abstraction géométrique le détour qui fonde l’aptitude ultérieure à déchiffrer les apparences. Se confronter aux apparences sans passer par ce détour revient à se condamner à l’illusion. Freinet ne propose jamais un tel détour géométrique. Il n’envisage jamais de sortir l’enfant du monde des apparences, au contraire. La classe promenade conduit à observer les environs selon ses intérêts. Les ateliers techniques occupent une partie du temps scolaire. La pédagogie Freinet se heurte à la pensée d’Alain comme à une objection. Le philosophe condamne le modèle de la leçon de choses parce qu’il confronte l’élève aux apparences sans s’appuyer sur une maîtrise préalable de la géométrie. Dès lors, cette leçon de choses n’aboutit pour l’élève qu’à un simple constat qui n’est pas une explication des faits. Leçon de choses, dit Alain, cela veut dire qu’on sait qu’il y a grande marée à l’éclipse ; l’effort pour comprendre, et le long détour qui y est nécessaire, on laisse cela, on ajourne cela. Alors que sait-on de plus que ce que sait le pêcheur ? Encore saura-t-on moins bien que lui les retards de la 178
marée, les effets de houle et de tourbillons. Que sont tous ces métiers mal sus ? Fermez l’école, envoyez l’enfant à la chasse ou à la pêche, sous le pouvoir d’un vieux praticien. (ALAIN, 1986, XXVII). C’est précisément ce que propose Freinet : envoyer l’enfant hors des murs de l’école sous la direction d’un vieux praticien. Le pédagogue condamne aussi la leçon de choses, mais pour des raisons tout à fait différentes. Il y voit un exercice « scolastique ». La vie y est présentée sous une forme figée, morte, et découpée méthodiquement en éléments qui composeraient une mécanique rigide. Freinet (1994, vol.2, p.232) écrit ceci : L’école s’attarde encore parfois à pratiquer la traditionnelle leçon de choses pour parvenir à une connaissance méthodique de la poule, par exemple. Comme pour la bicyclette, cette étude s’accommode mal de la complexité mouvante de la vie. La leçon se fera sur la poule immobile morte si besoin est - afin d’examiner à l’aise bec et langue, pattes et plumes. Freinet ne veut pas tenir les apparences à l’écart. Il veut substituer aux apparences figées des choses mortes le spectacle et l’expérience de la vie. C’est en tâtonnant au cœur du réel vivant que l’enfant avancera en développant ses connaissances. Freinet n’envisage jamais d’intégrer une initiation à l’abstraction dans ses apprentissages. Il ne dit pas comment l’enfant pourrait passer de ses tâtonnements à des explications fondées sur des modèles abstraits. Quand Alain critique la confrontation précoce aux apparences, il vise le modèle de la leçon de choses dont Freinet n’est pas un défenseur, au contraire. Cependant, ce qu’il dit s’applique bien aussi au modèle défendu par Freinet. 6.2.7. L’école du travail Le contact avec les apparences qu’entretient l’élève de l’école Freinet est souvent d’ordre technique. Des ateliers sont aménagés dans l’école pour différents travaux techniques : menuiserie, élevage, tissage, construction… L’enfant aspire au travail et ce qu’il apprend dans le cadre du travail le 179
marque longtemps. « (…) il n’est pas exagéré d’affirmer que les choses dont on garde le mieux le souvenir, ce sont celles qui ont servi à un travail intéressant et vital ; elles sont incorporées à l’organisme par ce travail qui en est le moteur. » (FREINET, 1994, vol.1, p.238). Ce travail ne prendra pas nécessairement une dimension manuelle (FREINET, E., 1966, p.13), mais elle prend le plus souvent une dimension technique. Il s’agit de tenir les comptes de la coopérative, de mener un projet à bien… Il n’est jamais question pour l’élève de rendre compte des apparences, d’expliquer les faits, dans l’œuvre théorique de Freinet - ce qui est, au contraire, un objectif central de la pédagogie proposée par Alain. Si l’on suit la pensée d’Alain, les techniques Freinet semblent même faire obstacle à une telle explication des faits. Placer l’élève dans une posture technique revient à l’éloigner d’une telle perspective. Alain (1986, XXIX) écrit ceci : (…) la technique (…) c’est une pensée qui craint la pensée. Cette précaution est belle à saisir dans le geste ouvrier ; mais elle enferme aussi une terrible promesse d’esclavage. (…) Partout où se montre l’outil, il s’établit une règle en forme d’objet, et un esprit de soumission et même de crainte, car l’outil blesse le maladroit. Mais le patron est plus redoutable encore, parce qu’il représente l’inflexible nécessité. Le technicien cherche à réussir et non à comprendre. Il craint l’échec, la blessure, le jugement du patron. C’est avec les mains que le technicien pense, tandis que le scientifique réfléchit. La technique contient une promesse d’esclavage. Elle se développe dans la crainte, dans l’obéissance et dans l’imitation. Il faut que ça marche. Or, la pensée véritable suppose que l’erreur soit possible. Peu importe la quantité de papier gaspillé. A l’école comme en atelier, l’erreur est combattue mais les armes utilisées sont très différentes. Il y a deux moyens d’être sûr de soi ; le premier, qui est d’école, est de se fier à soi ; l’autre, qui est d’atelier, est de ne jamais se fier à soi. Cela se voit dans une addition ; car l’entendement ici se trompe, mais prend force par l’erreur redressée ; au lieu que la manière technique de compter est rapide et aveugle. Le comptable ne connaît pas les nombres. Au rebours 180
on conçoit un profond mathématicien faisant une faute ridicule dans une opération facile. (…) Mais aussi l’enfant qui a été apprenti trop tôt, et trop peu de temps écolier, est toute sa vie machine, et méprise Thalès l’amateur. (ALAIN, 1986, XXIX). L’apprenti doit avant tout réussir. Pour cela, il imite les gestes de ses pairs. Il évite les dangers de l’innovation. L’invention n’a pas sa place dans cet univers du travail. Elle est étouffée par la timidité. Or, l’invention est la clef de l’apprentissage. C’est seulement en pensant par lui-même, en proposant ses propres solutions, en mettant son initiative à l’épreuve, que l’élève peut apprendre véritablement, comprendre. Il doit faire preuve d’audace, et non de timidité. Nous voyons que si Freinet et Alain proposent une classe-atelier, il s’agit de deux ateliers très différents. Freinet propose de véritables ateliers techniques. Alain parle d’ateliers en un sens métaphorique, parce que l’atelier technique réel n’est pas un milieu favorable aux apprentissages. Alain veut faire de la classe un espace où l’erreur est possible. Il refuse donc de transposer à l’école le modèle de l’atelier qui imposerait une exigence de résultat. C’est là une thèse qui permet d’interroger la pédagogie Freinet. Comment préserver la place de l’erreur dans une classe qui s’inspire du monde du travail ? Le pédagogue n’envisage jamais ce danger qui pèse sur la formation du tâtonnement expérimental, alors même que celui-ci est défini comme une disposition à progresser par un jeu d’essais et d’erreurs. Philippe Meirieu (1984), dans sa thèse, a nettement distingué le travail de groupe productif et le travail de groupe favorable à l’apprentissage. Si les élèves sont placés dans une perspective productive, ils attribueront à chacun des membres du groupe la tâche dans laquelle il semble déjà compétent, ce qui conduit à éliminer le risque d’erreur. Les apprentissages possibles sont alors limités. Si, au contraire, on choisit pour chaque tâche un élève qui n’est pas encore tout à fait compétent pour la remplir, on peut faire du travail de groupe un instrument pédagogique plus efficace. Imiter des pratiques sociales extérieures à l’école, c’est prendre le risque de figer les groupes de travail dans une perspective productive et faire ainsi obstacle aux apprentissages en étouffant la possibilité de se tromper. Ce risque n’invalide pas de telles pratiques. Il impose cependant au 181
pédagogue une réflexion sur les conditions de mise en œuvre des travaux de groupes. La pensée d’Alain nous conduit à le remarquer en proposant une distinction entre deux types de formation. Si l’horizon de la production devient obsédant, l’erreur tend à devenir impossible, et il devient alors bien difficile d’apprendre. Freinet a voulu répondre directement à Alain sur ce point. Voilà ce que nous lisons dans L’éducation du travail (FREINET, 1994, vol.1, p.143) : (…) je placerai effectivement le travail à la base de toute notre éducation. - Quelqu’un a dit : « Penser avec les mains »! - N’exagérez pas dans un sens trop primairement « ouvriériste » l’acception que je donne au mot « travail ». Il faut partir du commencement, de l’effort humain et normal et non de son interprétation prématurément intellectualiste, de sa transposition artificielle sur un plan apparemment supérieur qui consacre, à l’origine, le divorce ancestral entre les diverses formes d’activité, plus ou moins nobles, plus ou moins utiles. (…) - Une école d’apprentissage alors? - Entendons-nous bien. Il ne s’agit point ici d’apprentissage ni même de préapprentissage. Nous constatons que le travail, que les métiers sont, que nous le nous voulions ou non, au centre de la vie de nos enfants ; ils constituent le substratum éprouvé sur lequel nous allons bâtir tout notre édifice culturel. Freinet est représenté dans le texte par le personnage de Mathieu. Celui-ci dialogue avec M. Long, qui s’appuie allusivement sur la pensée d’Alain. Par le biais du dialogue fictif qu’il propose, Freinet cherche à affronter la thèse d’Alain. C’est qu’elle est connue de lui comme des instituteurs « traditionnels » qu’il cherche à convertir et dont M. Long est le médiateur fictif dans L’éducation du travail. Peut-on cependant dire que Freinet répond véritablement aux arguments d’Alain ? Il semble plutôt qu’il les connaisse ou les comprenne imparfaitement. Il se défend de proposer une pensée des mains en disant que ce qu’il imagine n’est pas un apprentissage professionnel, ni un 182
préapprentissage et qu’il ne s’agit pas de transposer à l’école un imaginaire étroitement ouvriériste. Mais, quand Alain, dénonce l’apprentissage précoce, il pointe les dangers qui accompagnent selon lui toute forme de travail technique à l’école primaire. Certes, dans la pédagogie Freinet, il n’y a pas de patron qui exerce une pression étouffante sur le travailleur, et l’élève n’est pas un ouvrier. Cependant, il est bien appelé à travailler de ses mains dans le domaine de la menuiserie, de l’agriculture, de l’élevage… Même si la classe n’est pas une usine, la production technique y est bien présente. Cette forme de travail productif risque bien, si l’on suit la pensée d’Alain, de donner naissance à une pensée des mains plutôt qu’à une pensée véritable. Freinet ne répond qu’à une partie des objections que ses propositions suscitent chez un lecteur d’Alain. Certes, il ne veut pas d’une école-usine, mais les métiers techniques entrent bien dans l’école qu’il défend. Alain pointe la crainte de l’apprenti comme un obstacle. Parce qu’il a peur, celui-ci n’ose pas, ne pense qu’avec ses mains, ne se fie jamais à luimême. Freinet, au contraire, voit plutôt la crainte dans les yeux d’un élève qui s’est tenu trop loin du monde réel, trop loin de la vie. Il s’est contenté d’exercices, de scolastique. Quand il sort de l’école aux murs nus et plonge dans la vie, il est tétanisé. Il ne connaît pas le monde. Comment pourrait-il se fier à lui-même ? Freinet écrit ceci : Si vous craignez que votre fils se bosselle le front, déchire son tablier, se salisse les ongles et les mains, risque de tomber ou de se noyer (…). Choisissez pour lui une école bien conformiste, où. l’on ne maniera ni marteaux, ni éprouvettes, où l’on n’on ne composera pas à l’imprimerie, où l’on ne se maculera pas au rouleau encreur (…). Vous vous étonnerez ensuite si votre enfant est maladroit de ses mains, hésitant dans ses jeux ou travaux, inquiet et timide devant les exigences de l’effort, désaxé dans un monde où il ne suffit plus de savoir écrire et lire mais qu’il faut appréhender à bras-le-corps, avec décision et héroïsme. (FREINET, 1994, vol.2, p.119). L’élève qui ne travaille pas dans de véritables ateliers sera maladroit, hésitant, craintif, inquiet, timide, désaxé. Il n’aura pas suffisamment développé son adresse. Il sera perdu dans un monde réel qu’il ne connaît 183
pas. Il n’aura pas cultivé les vertus associées à l’action réelle. Il ne saura pas prendre une décision claire, voire héroïque. Comme Alain, Freinet oppose l’univers de l’atelier et celui de la classe traditionnelle. Chez Alain, le travail d’écolier conduit à se fier à soi tandis que le travail d’atelier conduit à ne jamais se fier à soi. Chez Freinet, au contraire, c’est par l’atelier que la timidité est vaincue. Freinet ne voit aucun « esprit de crainte » dans le travail d’atelier, tandis qu’Alain y devine une peur de l’erreur. Pour affronter cette peur, l’apprenti ne se fie jamais à lui-même. Le technicien manifestera bien une forme d’assurance. Mais cette assurance ne sera que le masque de l’esclavage. Le technicien qui imite, évite l’erreur, répète son geste avec adresse, sans timidité, n’invente pas, ne pense pas. Freinet ne devine là aucune menace d’esclavage. Au contraire, par le travail, l’enfant apprend à s’engager dans le monde, à y faire des choix, à y adopter même une posture héroïque, tandis que les exercices « scolastiques » l’inhibent, le dévitalisent. Chez Alain, l’apprentissage professionnel n’est pas radicalement condamné. Il est repoussé à un moment postérieur. Il n’a pas sa place à l’école primaire. Celle-ci est le lieu d’un détour qui ouvre à la pensée en permettant l’erreur. L’élève apprend à se fier à lui avant d’entrer dans l’univers de la technique. Chez Freinet, l’action sociale qui structure et dynamise la classe reproduit des modes d’action sociale qui existent hors les murs de l’école et que les enfants ont l’occasion de rencontrer. C’est ainsi aussi que les situations d’apprentissage prennent sens. Le conseil de classe, le journal de classe, la gestion de la coopérative scolaire, les différents ateliers techniques… sont autant d’institutions qui imitent celles de la société extrascolaire. Il s’agit toujours d’appuyer les apprentissages scolaires sur des pratiques sociales de référence. La mise en situation des savoirs n’est jamais d’ordre strictement scolaire. Freinet s’écarte, de ce point de vue, d’autres partisans de l’Education Nouvelle. Le souci de la référence est beaucoup moins sensible dans la pédagogie Montessori, en particulier. Le matériel qu’elle propose n’imite pas les instruments de travail que l’on rencontre en dehors de l’école. 6.2.8. Pourquoi et comment
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Deux modèles divergents apparaissent donc. Tandis qu’Alain propose une pédagogie du détour, Freinet, malgré quelques contradictions s’appuie sur l’idée selon laquelle c’est en forgeant qu’on devient forgeron. Deux problématiques divergentes conduisent à concevoir deux modèles différents. Alain élabore une technique visant à répondre à la question « comment » : « comment apprendre à lire véritablement ? », « comment assimiler les normes linguistiques ? », « comment sortir de l’âge de la vénération ? »… Or, cette question, Freinet ne l’aborde pas aussi directement. Elle semble chez lui toujours largement précédée par une question qui lui paraît première : « Pourquoi ? », « pourquoi apprendre à lire, à calculer ? » « pourquoi aller à l’école ? », « pourquoi travailler en classe ? ». Ce sont des questions d’élève. Freinet privilégie toujours la question de la signification (SCHNEUWLY, 1999 ; FABRE, 1999b). Il s’agit de proposer à l’élève un savoir qui fasse sens pour lui, des techniques enracinées dans le milieu rural qui lui est familier, une lecture dont la valeur fonctionnelle apparaîtrait à l’aube de l’apprentissage et porterait le travail de l’enfant… Si on accepte le principe selon lequel c’est en forgeant qu’on devient forgeron, il n’est plus nécessaire d’imposer à l’élève des détours et la question du pourquoi semble ainsi résolue. La question du comment s’évanouit quant à elle dès lors que l’on pose que les apprentissages se font « naturellement ». Selon Freinet, « (…) les situations naturelles devaient pourvoir à la formation sans qu’il soit nécessaire d’en analyser les modalités ni d’intervenir dans ces mécanismes. » (BROUSSEAU, 1999, pp.90-91). Cependant, Freinet reconnaît malgré lui que les apprentissages ne prennent pas toujours cette forme « naturelle » et que ce n’est pas seulement en forgeant que l’on devient forgeron, ce qui le conduit à proposer aussi des exercices « traditionnels ». Alain, quant à lui, propose des détours, coupés de toute valeur fonctionnelle claire aux yeux de l’enfant et il aborde la question du comment beaucoup plus précisément – une question d’adulte, de professeur dirait Freinet. A partir d’une réflexion sur la compétence à laquelle l’élève doit parvenir, Alain conçoit une technique et un geste pédagogique complexe et apparemment paradoxal. On sort de l’oral par l’oral, de la 185
vénération par la vénération, et on se prépare à expliquer les apparences en se coupant de ces mêmes apparences. La question du pourquoi est réglée dans la mesure où l’élève aspire au difficile et à l’élévation. Un tel enfant n’opposera pas à la pédagogie du détour la question du pourquoi. Parce que les deux auteurs s’inscrivent dans deux problématiques différentes, ils en viennent à proposer, par exemple, deux modes d’apprentissage de la lecture très différents. Si l’on se place du point de vue de Freinet, apprendre des textes par cœur pour les lire ensuite par éclipses peut difficilement se justifier. Un tel exercice ne répond pas, ou pas assez clairement, à la question du pourquoi. L’enfant peut difficilement percevoir la valeur fonctionnelle d’une telle technique. Elle ne rejoint aucune pratique extrascolaire. contrairement à la pratique du journal ou de la correspondance de classe, par exemple. Cependant, la technique proposée par Alain reformule une réponse traditionnelle à la question du comment, alors que celle-ci demeure largement impensée chez Freinet.
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7. Sixième partie : La clôture de l’école 7.1. Introduction Pierre Kahn et Daniel Denis ont pointé quelques traits caractéristiques du discours « néo-républicain ». Ils citent notamment l’éloge de la clôture scolaire et y voient un héritage de la pensée d’Alain. En effet, parmi les grands théoriciens de l’école républicaine dont s’inspirent de nombreux discours « néo-républicains » actuels, Alain est le seul à avoir défendu souvent et clairement une école qui doit largement sa valeur à sa clôture. Au contraire, Freinet est connu pour avoir proposé une école enracinée, des classes promenades et différentes transpositions scolaires de pratiques sociales de référence. On en viendrait à croire en l’existence d’une opposition radicale entre une école close défendue par Alain et une école ouverte proposée par Freinet. C’est en confrontant précisément les œuvres des deux auteurs que nous voulons évaluer cette hypothèse. L’école dont Alain fait l’éloge semble particulièrement close et coupée de la « vie » quand on la confronte à l’école proposée par Freinet. 1. Tandis que Freinet dénonce les dangers du déracinement, Alain veut une école aux murs nus. Les deux auteurs en viennent dès lors à défendre deux architectures scolaires très différentes. 2. Contrairement à Freinet, Alain insiste sur la nécessité de proposer à l’école une éducation radicalement différente de celle que l’enfant reçoit dans sa famille. 3. Alain veut que l’école soit un lieu de culte, où l’on donne à voir une image purifiée des grands hommes et où l’on reçoit les grandes œuvres sans toujours les comprendre. Les élèves sont ainsi conduits loin de leur milieu quotidien. 4. Le philosophe propose un enseignement retardataire. Il s’agit de faire parcourir à l’enfant les différentes étapes de l’évolution intellectuelle
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de l’humanité. L’élève est ainsi détourné de son environnement immédiat et plongé dans des univers culturels plus lointains. 5. Contrairement à Freinet, Alain ne cherche pas à proposer une école adaptée aux singularités de son époque. 6. Tandis que Freinet rapproche le travail scolaire des différents travaux que l’on rencontre en dehors de l’école, Alain insiste sur la spécificité du travail scolaire. Nous ne nous attarderons pas sur ce dernier point que nous avons déjà abordé précédemment. Nous analyserons chacun des cinq autres points successivement.
7.2. L’architecture scolaire Alain veut une école aux murs nus, tandis que Freinet l’ouvre sur les paysages ruraux. Alors qu’Alain défend une école qui est le lieu d’un détour loin de la vie immédiate, Freinet dénonce le déracinement scolaire et veut une école profondément enracinée dans son milieu. Deux espaces scolaires, deux modèles architecturaux se distinguent. Freinet écrit ceci : Il s’est produit un décalage dangereux entre la vie familiale, les habitudes indéracinables d’alimentation, de travail, de jeu, entre tout ce complexe profond, psychique aussi, souvent subconscient, qui vous accrochent malgré vous à un sol, à une maison – serait-ce même une masure -, à une vallée, à un ombrage, à une atmosphère, à un sentier, et, par-delà ce sol et ce sentier, à un passé et à une race. (FREINET, 1994, vol.1, p.71). La structure grammaticale de cette phrase est étrange. Il semble que Freinet veuille dire qu’il s’est produit un décalage dangereux entre les différents éléments qu’il cite et l’école qu’il ne cite pas. L’école « traditionnelle » est en décalage avec la « vie ». L’élève y est coupé de ses racines. La « pédagogie traditionnelle » opère un geste de déracinement auquel s’oppose l’irréductible enracinement naturel de l’enfant. Cette pédagogie est donc vouée à l’échec. Les intérêts de l’enfant sont largement
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conditionnés par le milieu local dans lequel il grandit. Si l’école coupe l’élève de ces racines, apparaissent le dédoublement, l’hypocrisie, l’incapacité à agir qui, chez Freinet, surgissent toujours quand le maître ignore ou méprise les intérêts complexes de son élève. Le pédagogue propose une alternative, qui est d’abord architecturale. Il bâtit une école largement enracinée dans la vie locale. L’école de Vence est prise dans la nature, sur une petite colline, au milieu des pins, des sols de terre battue, près d’une rivière, ouverte sur les champs environnants. C’est dans ce milieu que l’enfant vit. Là, son désir de travailler et d’apprendre se développe. En enracinant l’école dans le monde qui l’environne, on donne aux apprentissages des racines puissantes. Au contraire, Alain fait l’éloge d’une école aux murs nus (ALAIN, 1986, VI). Il parle de la « simplicité monastique » (ALAIN, 1986, VI) de la classe qu’il défend. Tandis que Freinet condamne le caractère monastique de la classe « traditionnelle », Alain en fait l’éloge. Le philosophe, dans le passage que nous citons, présente un argument. Les murs nus sont favorables à la concentration. Il faut que l’enfant soit toujours ramené à son travail et qu’on lui épargne tout divertissement. Il pourra ainsi affronter la difficulté à laquelle il aspire et s’élever. Alain ne le dit pas ainsi, mais on ne trahit pas sa philosophie de l’éducation en ajoutant que les murs nus permettent aussi de détourner l’enfant des apparences du monde. L’école où l’on enseigne uniquement la géométrie et les lettres ne peut être qu’une école aux murs nus. L’école est le lieu d’un détour loin de la vie immédiate. Ce n’est qu’ainsi que le décrochage épistémologique est possible. Il s’agit de commencer par le simple abstrait et non par le concret.
7.3. Education familiale et éducation scolaire Le premier des décalages dénoncés par Freinet dans le texte cité plus haut est un décalage entre l’école et la vie familiale. Il se sépare radicalement d’Alain sur ce point. Loin de dénoncer un tel décalage, Alain insiste sur la nécessité de proposer à l’école une éducation toute différente de celle que l’enfant reçoit dans sa famille.
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Le philosophe dénonce la thèse selon laquelle l’école « (…) est une famille plus grande et qui voudrait remplacer la mère, sans grand espoir d’y arriver, ou seulement d’en approcher. » (ALAIN, 1986, VII). Après une première série de propos consacrée à la critique de la pédagogie de l’intérêt, Alain consacre la deuxième à la différenciation et à la description de deux institutions : l’école et la famille. L’école se distingue de la famille, parce qu’elle est un royaume de l’indifférence. Cette indifférence permet de prémunir l’école contre trois dangers : l’amour, l’autorité et le jugement de la famille. Parce que la famille est soumise aux lois de l’amour, et que ces lois n’en sont pas, parce que l’amour n’est pas indifférent, au contraire, il ne permet pas à l’enfant de se régler (ALAIN, 1986, X). Seule l’indifférence de la nécessité permet l’éducation. Seul le froid visage du maître conduit l’élève à s’élever. Ce n’est que lorsqu’il a ainsi échappé à l’emprise de ses humeurs par une froide gymnastique que l’enfant peut apprendre. L’indifférence est la condition de possibilité de la connaissance, et la famille ignore l’indifférence. Voici un maître payé, qui vient à l’heure juste et qui s’en va de même (…). Ainsi les leçons prennent le visage de la nécessité. C’est ce qui importe ; car l’enfant ne se résignera jamais au sérieux et à l’attention s’il a la moindre espérance de perdre un peu de temps. Chacun sait bien qu’un père qui veut se faire instituteur n’est pas tout à fait esclave de l’heure ; aussi l’enfant ne se prépare point. (ALAIN, 1986, X). Le père est un mauvais maître parce qu’il ne sait pas être inflexible. Il pardonne, discute, négocie, se moque de l’heure. Sa pédagogie n’a rien de mécanique. Cette posture s’écarte de tout ce dont Alain fait l’éloge. La famille est dangereuse, en outre, parce qu’elle tend toujours à prendre la forme d’une communauté dogmatique. On n’y admet pas les hérésies. On y aime et on y déteste les mêmes choses. Certes, l’esprit n’abdique pas si facilement sa liberté. Le corps s’en trouverait bien, mais l’esprit se met en révolte (…). Cela fait des drames, et déjà dans un petit bonhomme de sept ans. Il faut convenir que la moindre pensée est injurieuse à l’égard d’un père ou d’une 190
mère ; il faut convenir que c’est très bien ainsi et que cela ne peut être qu’ainsi. (ALAIN, 1986, VIII). La pensée est libre ou elle n’est pas. Elle se fonde sur un geste de la volonté qui s’affranchit de toute influence, de toute hantise des passions et de l’hérédité, de toute admiration. Dès que l’enfant pense, il se fait hérétique et semble injurier son père et sa mère. C’est qu’ils n’attendent pas de lui une pensée mais une fidélité sans faille au dogme familial. La famille est une petite société et elle partage avec toutes les sociétés une tendance à se faire Léviathan, à tout dévorer et à tout fondre en un ensemble uniforme où l’autonomie n’a pas sa place. Sur ce point, Alain s’inspire d’Hegel, qui, dans les Principes de la philosophie du droit (HEGEL, 1999), présente la famille comme un monde au sein duquel je perds mon indépendance. Je ne suis pas une personne mais un membre dans cet ensemble unifié par l’amour. Par l’éducation, les enfants sont élevés à la liberté. Ils deviennent ainsi progressivement indépendants, et l’unité familiale est alors dépassée. Nous retrouvons bien ces aspects de l’héritage hégélien chez Alain. Celui-ci ajoute que la famille est une société où l’on se complait dans un rôle au lieu d’assumer sa liberté. On y enferme les autres dans une idée qu’on se fait d’eux. Alain parle de son frère de lait, un garçon charmant, un bon camarade, qui se transformait en monstre dès qu’apparaissent des membres de sa famille, parce que c’était le rôle qui lui était attribué dans ce cadre. Nous devons la métaphore théâtrale à Alain, qui écrit ceci : J’ai souvent constaté depuis, avec les enfants et avec les hommes aussi, que la nature humaine se façonne aisément d’après les jugements d’autrui, comme on donne la réplique au théâtre, mais peut-être encore par cette raison plus profonde, que l’on a une sorte de droit de mentir à celui qui vous croit menteur, de frapper celui qui vous juge brutal, et ainsi de suite. (ALAIN, 1986, XI). La liberté se venge en allant au bout de la réification qu’on lui fait subir. Le maître indifférent, au contraire, ne cherche pas à connaître ses élèves. Il ne leur attribue aucun caractère, ne se laisse pas prendre au jeu de la théâtralisation. Alain ne dit pas si la société des enfants de l’école est, 191
autant que le maître, à l’abri de toute réification. A le lire, on croirait qu’à l’école, dans la petite société de la classe, aucun n’est enfermé dans le rôle du cancre, du héros, etc. Chez Alain, il y a donc une discontinuité entre la société familiale et la société scolaire. Cette discontinuité permet de libérer l’élève des pesanteurs familiales. Non seulement il ne faut pas transposer à l’école le modèle familial, mais l’école doit même prendre le contre-pied sur bien des points de ce modèle familial. Alain défend un décalage que Freinet condamne. Chez Freinet, le milieu qui entoure l’élève, la famille en particulier, est un recours-barrière. On peut s’y accrocher en cas de nécessité, de danger. Ce recours s’il est trop envahissant devient une barrière que l’on ne peut plus escalader et qui restreint le champ du tâtonnement expérimental. La famille a longtemps été une barrière, dit Freinet (1994, vol.1, p.421). Une éducation trop autoritaire faisait obstacle aux apprentissages. Le pédagogue voit succéder à cette famille-barrière une famille-recours qui doit aussi être regardée avec méfiance. « Nous sommes au siècle de l’enfant gâté, et cela est grave. » (FREINET, 1994, vol.1, p.421). Le pédagogue pointe donc deux dérives possibles de l’éducation familiale. Freinet critique la rupture radicale entre scolaire et extrascolaire, tandis qu’Alain dénonce l’idée d’une transposition du modèle familial à l’école. Les deux argumentations visent des cibles opposées : les partisans d’une école-famille pour Alain, les partisans d’une cloison étanche entre école et famille pour Freinet. La distinction que nous pointons ici rejoint celle dessinée par Michel Fabre (2005) quand il distingue l’indignation « néo-républicaine » et l’indignation des « pédagogues ». Ce qui indigne apparemment les « pédagogues », dit-il, c’est la barbarie ferocitas, l’inhumanité. Nous trouvons cette indignation chez Freinet. Il n’admet pas que l’élève soit coupé du terreau extrascolaire, familial, qui le porte. Il y a là une brutalité qui conduit l’élève à l’hypocrisie et la pédagogie à l’inefficacité. Freinet pointe essentiellement une inhumanité, un mépris de la nature de l’enfant. Ce qui indigne avant tout Alain, c’est une barbarie vanitas, la reprise de l’obscurantisme familial à l’école. La confrontation des pensées d’Alain et de Freinet, sur la question du rapport entre famille et école, nous conduit à constater une opposition entre 192
deux imaginaires. Le premier de ces deux imaginaires, sensible chez Alain, comme, aujourd’hui, chez de nombreux « néo-républicains » (FABRE, 2002), valorise les différences, les oppositions. C’est l’imaginaire diurne tel qu’il est défini par Gilbert Durand (1969). Au contraire, l’imaginaire nocturne, que l’on reconnaît chez Freinet, est davantage attentif à la complexité, à l’imbrication{21}. Alain pose une séparation entre deux instances autonomes, tandis que Freinet théorise une part de continuité, un entremêlement complexe. Ma thèse est celle-ci, écrit Michel Fabre : la syntaxe républicaine constitue une réalisation exemplaire du régime diurne. Elle a tous les traits d’un platonisme exacerbé, quasi-manichéen. Par ailleurs, les discours qui lui sont opposés relèvent du régime nocturne, Le débat piétine car la logique de l’euphémisme ne réussit qu’à exacerber celle de l’antithèse, ce qui relance le débat, de manière cyclique. (FABRE, 2002). Alain rejoint bien un geste philosophique « quasi-manichéen » en prônant le décrochage et en opposant radicalement éducation scolaire et éducation familiale. Il annonce sur ce point l’argumentation « néorépublicaine ». Chez Freinet, la distinction entre vie familiale et vie scolaire et moins tranchée. Le pédagogue ne prétend pas que l’éducation scolaire doive transposer le modèle familial d’éducation, mais il veut aussi ménager une part de continuité, respecter l’enracinement familial de l’élève. Deux imaginaires différents apparaissent dans les propos d’Alain et de Freinet. Cette divergence est aussi celle de deux paradigmes définis par Edgar Morin (2005) : celui de la simplicité et celui de la complexité. Penser selon le paradigme de la complexité revient à penser les solidarités, ici entre école et famille, enfant et élève. Au contraire, penser selon le paradigme de la simplicité, c’est chasser le désordre, classer, isoler, séparer… Freinet et Alain semblent proposer, sur la question du rapport entre école et famille, des pensées pédagogiques qui relèvent de paradigmes opposés. Remarquons, cependant, que si les visées sont opposées, les contenus des deux argumentations ne sont pas toujours radicalement antagonistes. Freinet ne nie pas qu’il y ait une part de discontinuité entre le monde scolaire et le monde familial. Alain pointe ponctuellement une part de 193
continuité entre le développement de l’enfant dans la famille et l’éducation scolaire qu’il défend. Quand il soutient qu’il faut commencer par l’abstrait à l’école primaire, le philosophe souligne que l’enseignement scolaire transpose ainsi le mouvement naturel des apprentissages qui s’opère d’abord dans le cadre familial. Alain écrit ceci (ALAIN, 1986, XXXI) : Le premier travail porte nécessairement sur les signes ; l’enfant apprend sa langue d’abord, et, comme Aristote l’observait déjà, il essaie naturellement détendre le sens de ses premiers mots aussi loin qu’il le peut. Le mot Papa désigne son père et tous les hommes qu’il voit, le portrait de son père et d’autres portraits, la canne de son père et d’autres cannes. (…) L’identité est d’abord connue, plus tard les différences ; et le langage conduit aussitôt le petit homme à un suprême abstrait, d’où il devra redescendre sous la pression de l’expérience et de l’ordre extérieur, tardifs instituteurs. D’où il suit que toutes nos conceptions, sans en excepter aucune, doivent porter la double marque de l’ordre humain et de l’abstraction préliminaire. Nos premières idées passent donc à l’état de métaphores, et en même temps le progrès de tout esprit se fait de l’abstrait au concret. Nos premières connaissances sont abstraites et générales. L’enfant dispose d’abord seulement d’un petit nombre de mots par lesquels il désigne un grand nombre de choses. Le premier travail consiste à déterminer progressivement le champ d’application de chaque mot. On part de l’idée générale pour préciser ce à quoi elle correspond en la confrontant à la réalité concrète. « L’attention aux signes est donc première et puisque c’est du monde humain que nous recevons les signes on comprend aussi par là que la réalité nous reste longtemps extérieure. » (PASCAL, G., 1969, p.41). En s’appuyant sur cette analyse des premiers développements de la connaissance, Alain propose un enseignement qui va de l’abstrait au concret. L’élève, sur ce point, n’est pas radicalement différent de l’enfant plongé dans l’univers familial. C’est un même mouvement qui caractérise l’apprentissage dans la famille et à l’école.
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7.4. L’école comme lieu de culte 7.4.1. Commémorer les hommes illustres Nous l’avons vu, Freinet veut ouvrir l’école sur son milieu. L’architecture de l’école de Vence en témoigne. Cet enracinement est appelé à porter les apprentissages. Chez Alain, l’élève est conduit bien loin de cet univers familier. L’école est un lieu de culte où l’on commémore des représentations purifiées des grands hommes. S’appuyant sur l’héritage des dernières œuvres d’Auguste Comte, Alain (1986, LXX) écrit ceci : Comte a aperçu d’abord que la coopération dans le présent ne suffit point à définir une société. C’est le lien du passé au présent qui fait une société. Mais non pas encore le lien de fait, le lien animal ; ce n’est pas parce que l’homme hérite de l’homme qu’il fait société avec l’homme ; c’est parce qu’il commémore l’homme. Commémorer c’est faire revivre ce qu’il y a de grand dans les morts, et les plus grands morts. C’est se conformer autant que l’on peut à ces images purifiées. C’est adorer ce que les morts auraient voulu être, ce qu’ils ont été à de rares moments. Les grandes œuvres, poèmes, monuments, statues, sont les objets de ce culte. (…) Et c’est par ce culte que l’homme est l’homme. Supposez qu’il oublie ces grands souvenirs, ces poèmes, cette langue ornée ; supposez qu’il se borne à sa propre garde, et à la garde du camp, aux cris d’alarme et de colère, à ce que le corps produit sous la pression des choses qui l’entourent, le voilà animal, cherchant pâtée, et bourdonnant à l’obstacle, comme font les mouches. Comme Freinet, Alain insiste sur la nécessité de lier l’enfant au passé, mais il ne s’agit pas du même passé. Le philosophe parle du souvenir purifié des grands hommes, non pas de ce qu’ils ont été, mais de ce qu’ils auraient voulu être ou de ce qu’ils ont été ponctuellement. Le culte va à l’œuvre de la volonté, et, parce que la volonté ne s’affirme pleinement qu’en de rares moments chez quelques grands hommes, ces seuls moments doivent être commémorés. Ils permettent d’apercevoir ce qu’est l’humanité,
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ce qui nous différencie des animaux, l’aptitude à vouloir, à se libérer de l’hérédité, de la passion… En cherchant à se conformer aux images purifiées des grands hommes, on s’élève, on se détourne du comportement instinctif de l’animal et de l’agitation qui caractérise l’homme en proie aux passions. Les humanités sont les objets de culte proposés par Alain. C’est dans ce monde purifié qu’il veut placer l’enfant, plutôt que dans le monde immédiat, présent, quotidien, impur. Tandis que Freinet veut que l’on respecte le passé dont l’enfant est « naturellement » l’héritier, Alain veut affranchir l’élève du poids de l’hérédité pour le situer dans un autre monde, moralement parfait{22}. Les grandes œuvres sont, chez Alain, des objets de culte plutôt que des ressources ponctuelles à valeur fonctionnelle, comme chez Freinet. La coopération dans le présent, que Freinet ne cesse de défendre et d’encourager, est pour Comte et Alain insuffisante. Réduite au présent, la coopération donne naissance à un « camp », agité par les passions individuelles et collectives. Il manque à cette coopération dans le présent un culte libérateur, l’image de grands hommes à imiter, qui permettrait d’orienter l’action volontairement, humainement, sans se laisser emporter par les peurs et les colères. Freinet voit dans une coopération harmonieuse des travailleurs la solution aux problèmes politiques et moraux de la société. C’est à la « fraternité du travail » (FREINET, 1994, vol.1, p.263) que tous aspirent naturellement selon lui. Ce lien puissant doit être développé à l’école. Le pédagogue (FREINET, 1994, vol.1, p.263) écrit que « (…) le travail-jeu est le seul lien effectif et efficace entre les hommes. » Chacun recherche la « communion » qu’offre le travail fonctionnel coopératif (FREINET, 1994, vol.1, p.265). Alain ne dit pas le contraire. Mais il considère que cette coopérationlà est insuffisante et qu’elle est même dangereuse si elle ne se fonde pas sur un autre lien. Il faut avoir fait société avec les grandes figures purifiées du passé pour pouvoir faire société avec ses contemporains sans sombrer dans les dérives déshumanisantes que dénonce sans cesse le philosophe. Remarquons que Freinet ne propose pas de faire table rase du passé. Au contraire, il écrit en gros caractères (FREINET, 1994, vol.1, p.73) que « la culture populaire d’autrefois était conditionnée par des modes de penser, par un jeu original de l’intelligence humaine qui avaient leurs vertus 196
et leur valeur, et qui méritaient mieux que le dédain dont-elles ont été victimes. » Il ne faut pas se couper de l’héritage ancestral de la culture populaire. C’est d’elle que Freinet s’inspire bien souvent, pour affirmer, par exemple, que c’est en forgeant que l’on devient forgeron. L’enfant ne doit pas être brutalement déraciné de la culture populaire dans laquelle il a d’abord grandi. Le pédagogue ne se contente donc pas de proposer une coopération dans le présent. Il enracine celle-ci dans une certaine tradition populaire. Le passé auquel il se réfère alors est bien différent de celui avec lequel Alain veut familiariser l’enfant. Freinet veut une école qui soit un chantier plutôt qu’un temple. Jusqu’à ce jour, dit-il, l’école a été temple, et elle le reste là où. l’enfant, après avoir accompli quelques gestes rituels, entre en classe sur la pointe des pieds, pour y vivre une vie totalement différente de sa vie véritable, avec le respect religieux de la parole du maître et la soumission aux « Ecritures ». Cette école-temple ne se préoccupe point de préparer l’enfant à la vie. Elle croirait déchoir. Son royaume n’est point de ce monde ! (FREINET, 1994, vol.2, p.169). Freinet dénonce une école où l’on accorde une importance presque sacrée aux écrits patrimoniaux, en se coupant de la « vie ». Il voit là l’héritage d’un certain idéal chrétien. Dans l’école qu’il dénonce, on se détourne du monde pour en contempler un autre dont la valeur serait plus grande et auquel on porterait un véritable culte. Tandis qu’Alain veut une école où l’on commémorerait les figures purifiées de grands hommes, Freinet veut ramener l’école à la « vie ». Alors qu’Alain défend une école qui serait un lieu de culte, Freinet condamne toute forme d’école-temple. 7.4.2. Recevoir sans comprendre ? Chez Freinet, le savoir n’a sa place à l’école que s’il a une valeur fonctionnelle aux yeux de l’enfant. L’école s’ouvre sur la vie en transmettant un savoir qui répond aux besoins éprouvés par l’élève. Les œuvres littéraires patrimoniales sont proposées ponctuellement aux élèves 197
comme des modèles, des ressources pour améliorer leur maîtrise de l’expression écrite. Elles permettent à l’enfant de surmonter certains obstacles. Il peut ainsi avancer dans sa quête d’une meilleure maîtrise de la langue. Par ce biais, l’école prépare l’enfant à vie, pour reprendre le vocabulaire de Freinet. On ne voue pas un culte aux « Ecritures ». On utilise l’écriture comme un moyen d’expression et de communication. Il n’est dès lors pas question de faire lire aux élèves des textes qu’ils devraient seulement recevoir sans comprendre. Au contraire, Alain (1986, V) écrit ceci : Dès que nous approchons des pensées réelles, nous sommes tous soumis à cette condition de recevoir d’abord sans comprendre, et par une sorte de piété. Lire, c’est le vrai culte, et le mot culture nous en avertit. (…) je suis loin de croire que l’enfant doive comprendre tout ce qu’il lit et récite. Prenez donc La Fontaine, oui, plutôt que Florian ; prenez Corneille, Racine, Vigny, Hugo. Mais cela est trop fort pour l’enfant ? Parbleu, j’espère bien. Il sera pris par l’harmonie d’abord. Ecouter en soi-même les belles choses, comme une musique, c’est la première méditation. Semez de vraies graines, non du sable. L’école est un lieu de culte. On y développe une certaine forme de piété à l’égard des grandes œuvres. L’élève doit d’abord recevoir sans comprendre, être simplement pris par l’harmonie, par la musique. Alain ne dit pas que l’élève ne doit pas apprendre à comprendre les œuvres à l’école. Il propose seulement un détour par un moment d’incompréhension partielle. La grande œuvre devient alors, pour un temps, un objet quasi sacré, si l’on définit le sacré comme ce qui échappe à l’ordinaire, au banal, à l’utilitaire, au fonctionnel. N’est-ce pas ce que suggère le philosophe luimême en parlant de piété et de culte ? Au contraire, chez Freinet, les œuvres patrimoniales ont une fonction dans le cours de la vie ordinaire. Elles sont des modèles grâce auxquels l’enfant développe ses aptitudes techniques. En distinguant sur ce point la pensée d’Alain de celle de Freinet, nous retrouvons la distinction, proposée par Michel Fabre (2005), entre éthique de l’excellence et éthique de la relation. Pour l’éthique de la relation, le souci de l’autre, l’amour du prochain sont premiers. Pour l’éthique de 198
l’excellence, il s’agit de savoir si les dieux sont encore présents dans l’école d’aujourd’hui (FABRE, 2005). Dans cette perspective, l’homme doit avant tout prendre soin de ce qui le dépasse. Chez Freinet, l’éthique de la relation l’emporte. Il s’agit de libérer l’élève d’une école « traditionnelle » souvent présentée comme une prison, un espace dévitalisant. Le pédagogue dénonce l’école-temple, la scolastique, les savoirs qui n’ont pas de fonction dans le cours de la vie. Il ne veut proposer à l’élève aucun culte. Alain, au contraire, propose très explicitement de développer chez l’élève une forme de piété. Sur ce point encore, la divergence entre Freinet et Alain annonce l’opposition entre des « pédagogues » habités par le souci de la relation et de nombreux « néo-républicains » qui défendent une éthique de l’excellence (FABRE, 2005) et proposent une école très close aux allures de temple.
7.5. Pour un enseignement retardataire? L’école défendue par Alain semble plus close que celle proposée par Freinet, par ailleurs, parce qu’on y propose un enseignement retardataire. Il s’agit de donner de l’élan à l’élève. Alain (1986, XVII) écrit ceci : L’enseignement doit être résolument retardataire. Non pas rétrograde, tout au contraire. C’est pour marcher dans le sens direct qu’il prend du recul ; car, si l’on ne se place point dans le moment dépassé, comment le dépasser ? Ce serait une folle entreprise, même pour un homme dans toute sa force, de prendre les connaissances en leur état dernier ; il n’aurait point d’élan, ni aucune espérance raisonnable. Ne voyant que l’insuffisance partout, il se trouverait, je le parie, dans l’immobilité pyrrhonienne, c’est-à-dire que, comprenant tout, il n’affirmerait rien. Au contraire celui qui accourt des anciens âges est comme lancé selon le mouvement juste ; il sait vaincre ; cette expérience fait les esprits vigoureux. Alain ne cesse de présenter la pensée dans une perspective génétique comme un mouvement dynamique. Le savoir de toute époque manifeste des 199
insuffisances. C’est inévitable. Il faut que ces failles soient des tremplins et non un prétexte à l’immobilisme sceptique. Si l’enfant découvre les connaissances humaines dans leur état dernier, que pourra-t-il espérer ? Comment dépasser les failles d’un savoir qui se présente sous la forme qui semble être la plus aboutie ? Au contraire, si l’enfant commence par les savoirs anciens, il pourra espérer surmonter les erreurs anciennes, comme d’autres ont pu le faire. Il faut se placer dans un moment dépassé pour croire qu’on pourra le dépasser. Penser consiste à surmonter des erreurs. C’est bien difficile pour celui qui est plongé d’emblée dans l’état le plus récent du savoir. L’état actuel des connaissances n’est que l’effet des corrections successives qui ont été apportées aux erreurs antérieures jusqu’à ce que les erreurs actuelles soient elles-mêmes corrigées. Nul n’accèdera véritablement au savoir de son temps sans avoir d’abord fait un détour par les savoirs des époques antérieures. Chez Alain comme chez Comte, l’enfant est appelé à reproduire le développement de l’humanité en partant des premiers moments de la connaissance. L’école le libère et le prépare aux étapes à venir. Pour pouvoir affronter les apparences ultérieurement, pour pouvoir chercher à les expliquer, l’enfant commence par étudier la géométrie, loin de la confusion des apparences. Il découvre ainsi le principe de nécessité et le dialogue intérieur qui lui seront indispensables dans le domaine des sciences expérimentales. On ne part pas de ces savoirs expérimentaux parce que ce serait impossible. Celui qui n’a pas d’abord étudié la géométrie ne peut expliquer les apparences. Il y a bien un savoir auquel il faut parvenir (savoir affronter les apparences). Ce savoir n’est pas transposé mais préparé. En somme, Alain appelle à donner de l’élan à l’élève en le libérant, en le préparant, en le plongeant dans un moment dépassé. Le savoir savant du moment est repoussé. Il n’est pas question de transmettre les connaissances dans leur forme la plus récente mais d’élever en partant d’en bas, des premiers stades. Proposer un enseignement retardataire revient pour Alain à retrouver le geste du détour omniprésent dans la pédagogie qu’il défend. Parce que Freinet considère que c’est en forgeant que l’on devient forgeron, il ne peut être question, dans l’école qu’il défend, d’opérer un détour en commençant par ce qui est dépassé. 200
Au contraire, pour donner de l’élan à l’enfant, Alain propose de faire de l’école le lieu d’un voyage dans le temps. Il n’est pas question de s’ouvrir directement sur le milieu environnant, sur la « vie ». Il faut d’abord reculer de quelques siècles.
7.6. Pour une école moderne ? L’école défendue par Alain n’est pas adaptée à son époque. On y porte un culte aux images purifiées de grands hommes du passé. On y pratique des techniques pédagogiques issues d’une tradition ancienne et peu réformée. On y propose un geste retardataire. Alain ne cherche pas à accorder son école à ce que le monde contemporain peut avoir de neuf. Au contraire, Freinet veut une école « moderne », adaptée, tout particulièrement, aux besoins de la classe populaire de son temps. Il dit (FREINET, 1994, vol.2, p.13) que « (…) l’école s’adapte lentement, en tous temps et en tous lieux, au système économique, social et politique qui la domine. » Dans une perspective marxiste, Freinet désigne les facteurs économiques comme décisifs. Si, au XIXe siècle, dit-il, on s’est soucié d’instruire le peuple, c’est qu’il fallait former des ouvriers efficaces pour le capitalisme triomphant (FREINET, 1994, vol.2, p.13). Le pédagogue veut construire une école nouvelle pour les temps nouveaux qui selon lui s’annoncent. Nous en sommes là, dit-il : un fossé, qui va s’approfondissant chaque jour, sépare de plus en plus la traditionnelle école publique adaptée tant bien que mal à la démocratie capitaliste du début du siècle, et les besoins impérieux d’une classe qui sent la nécessité de former les générations nouvelles à l’image de la société qu’elle entrevoit et dont elle a commencé la majestueuse édification. (FREINET, 1994, vol.2, pp.14-15). Le pédagogue parle en prophète et manifeste ici un véritable élan lyrique. Les derniers mots de sa phrase, « majestueuse édification », en sont le sommet. Il annonce un avenir meilleur qu’une école meilleure doit préparer. L’école Freinet ne doit pas seulement être adaptée à la société qui lui est contemporaine. Elle doit être une école d’avant-garde, adaptée à ce
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qui, dans le monde qui l’entoure, annonce l’avenir. Puisque la « démocratie capitaliste » meurt, il faut en prendre acte et préparer le monde qui doit lui succéder. Remarquons que Freinet ne dit pas ici que l’école « traditionnelle » est en elle-même inacceptable. Il lui semble qu’elle était pertinente à la fin du XIXe siècle. Il l’accuse seulement d’être dépassée. Parce qu’il veut une école plus adaptée à la nature de l’enfant et plus adaptée à la révolution qui s’annonce, Freinet propose une école nouvelle, où des techniques nouvelles doivent permettre de former des hommes nouveaux. Voilà pourquoi le pédagogue ne cesse de proposer des innovations méthodologiques, architecturales, technologiques… Précisons que le pédagogue ne défend pas toujours la même thèse, comme nous l’avons vu. Il propose parfois une théorie d’inspiration marxiste. Il dit alors que les changements socio-économiques appellent une modification de l’école. D’autres fois, il dénonce la « pédagogie traditionnelle » en disant qu’elle ne respecte pas la « nature ». Il s’écarte alors de l’héritage marxiste pour défendre une école plus respectueuse de la nature, et, par là, plus efficace. Il ne s’agit plus alors de proposer une école adaptée aux spécificités de son temps.
7.7. La clôture de l’école Freinet L’école Freinet apparaît souvent comme un modèle d’ouverture et elle semble moins close que l’école défendue par Alain. Mais Freinet ne propose pas une école radicalement ouverte. Il veut la protéger de certains maux. Il faut à l’élève, pense-t-il, un environnement tonifiant, loin de l’enfermement et des langueurs malsaines qui dévitalisent les enfants des villes. 7.7.1. Loin des villes malsaines? 7.7.1.1. La volonté est-elle un effet? Il s’agit d’éviter ou de soigner les troubles physiologiques du corps pour favoriser l’attention de l’élève. C’est précisément ce que Freinet répond à Alain en 1934. Le philosophe dit alors que c’est par la volonté que l’élève est attentif et non parce qu’il est en situation d’équilibre 202
physiologique (FREINET, 1934). Dans l’article que Freinet critique, Alain écrit ceci : (…) à attendre la volonté comme un résultat on est lâche tout simplement. Car, rester couché jusqu’à ce qu’on ait envie de se lever, c’est la paresse même. (FREINET, 1934, p.142). Le philosophe présente la volonté comme ce qui m’affranchit des pesanteurs qui me hantent, ce qui me permet de dire non. Il ne s’agit pas d’attendre la volonté comme un effet des humeurs du corps. C’est au contraire en se rendant indépendant de ces humeurs que l’on veut et que, donc, on se fait homme. La paresse ne se soigne pas, elle se refuse. Freinet répond ainsi (FREINET 1934) : Nous contredirons Alain sur un premier point d’abord : ce n’est pas seulement dans les cas extrêmes qu’on soigne les paresseux comme les tuberculeux. Toute paresse est d’origine physiologique. Paresse, nous le disons d’autre part, n’est que manque de vie, faiblesse créative, passivité anormale. L’individu, surtout jeune, ressent un immense besoin d’activité et d’effort, de curiosité et de création. C’est la nature même de l’homme, sans laquelle il n’y aurait absolument aucun progrès possible. Si cette activité vitale ne se manifeste point chez l’enfant, c’est qu’il y a quelque chose de faussé dans le rouage organique. Réparons, redonnons le maximum de vie et du même coup disparaîtront toutes traces de paresse. Nous en avons fait plusieurs fois l’expérience, et nous nous faisons fort de guérir ainsi, par des traitements physiologiques, et plus sûrement que les plus savants psychologues, les cas les plus difficiles de paresse infantile. La paresse se soigne. Voilà ce qu’Alain croit réfuter et que Freinet soutient. Si l’on conduit le corps de l’élève à l’équilibre, la paresse s’effacera. La paresse est bien un effet de l’influence du milieu. Si celui-ci n’est pas assez tonifiant, la vitalité disparaît. Freinet veut soigner le corps. Ceux de ses héritiers qui ont formé le mouvement de la pédagogie institutionnelle autour de Fernand Oury s’écartent considérablement de Freinet sur ce point, sans pour autant se 203
couper de son influence. Là où Freinet soignait le corps, ils feront plutôt appel à la psychanalyse lacanienne. Tandis que Freinet faisait du milieu « naturel », rural, un élément majeur pour favoriser un heureux épanouissement du corps et une affirmation de la volonté, la pédagogie institutionnelle s’adresse plutôt à des élèves de la ville et s’attache à les éduquer en s’appuyant sur un travail de la parole et sur une élaboration collective de la loi. 7.7.1.2. La bio-pédagogie de Célestin et Elise Freinet Freinet pose que l’école doit être tenue à l’écart de la ville. La campagne est un milieu plus tonifiant. Dans les brochures qui présentent l’école de Vence, Elise et Célestin Freinet insistent sur ce point. On y lit ceci (PEYRONIE, 1999, p.89) : L’école Freinet vous rassurera. Elle rétablira votre enfant ; santé et harmonie du corps d’abord, indispensables à l’harmonie intellectuelle et morale, et aux progrès éducatifs. Sont ensuit énumérés les différents éléments qui permettent cet épanouissement du corps. Le plein air, la propreté, la lumière, la nourriture saine, le régime à prédominance fruitarienne, les bains dans la rivière… sont présentés comme des atouts essentiels de l’école du Pioulier. « Cette action harmonisatrice suffit à elle seule pour rectifier la plupart des déficiences dont les enfants sont affectés, donne de l’audace aux faibles et aux timides, du courage aux peureux, de l’entrain et de l’activité aux paresseux, de l’altruisme aux égoïstes. » (PEYRONIE, 1999, pp.91-92). Le courage, l’altruisme, l’entrain et l’audace sont des effets produits par un milieu sain. Cet aspect des méthodes Freinet semble particulièrement dû à l’influence d’Elise Freinet, comme l’a souligné Henri Peyronie (1999, pp.47-51). Elle prône une alimentation végétarienne, le bain froid, le naturisme, la friction, la sudation… C’est une préoccupation que l’on retrouve à la même époque dans le mouvement de l’Education Nouvelle ou dans le mouvement des écoles de plein air. Gérard Broyer (1975) a retracé l’histoire de cette bio-pédagogie. Il 204
en trouve certaines expressions chez Maria Montessori et Alfred Binet. A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, de nombreux pédagogues, médecins, biologistes et psychologues pointent un parallélisme entre, d’une part, le développement physique de l’enfant, ses habitudes de nutrition, et, d’autre part, son intelligence et ses résultats scolaires. L’éducation proposée dans les écoles de plein air est imprégnée de l’influence médicale. Ces établissements sont principalement destinés à des enfants considérés comme malades. On y fait des cures intensives, fondées parfois sur des pratiques naturistes. L’hygiène y tient une place centrale. Les pratiques hygiénistes se retrouvent dans de nombreuses écoles du mouvement de l’Education Nouvelle qui ne sont pas spécifiquement destinées à des enfants malades. L’école du Pioulier s’inscrit dans ce vaste ensemble. Là aussi, l’influence médicale est forte. Les méthodes de sudation et de friction défendues par un médecin niçois, le docteur Vrocho, y sont reprises. Elise Freinet publie un ouvrage adressé aux parents dans lequel elle expose différentes techniques pour favoriser l’hygiène et l’épanouissement physique des enfants. Ce livre intitulé La santé de l’enfant est accompagné de Conseils aux parents de Célestin Freinet pour former Vous avez un enfant (FREINET, E., FREINET, C., 1962). Elise Freinet considère que l’école du « (…) Pioulier est plus conforme à l’esprit de l’éducation en plein air que les écoles de plein air fondées par les pouvoirs publics municipaux. » (SAVOYE, 2003, p.283). L’école du Pioulier serait donc une forme singulière d’école de plein air. L’esprit est le même. Il s’agit d’épanouir les corps en s’inspirant d’une certaine vogue médicale. Si Elise Freinet distingue l’école du Pioulier des établissements appelés « écoles de plein air », ce n’est donc pas parce qu’elle refuserait cette bio-pédagogie. Au contraire, elle prétend que l’école de Vence va plus loin (SAVOYE, 2003). Par son indigence, elle se présente comme une expérience encore riche de son inachèvement, ouverte sur l’avenir, tandis que les écoles municipales de plein air, seraient figées comme un aboutissement. Plus rien n’y serait possible. On ne pense pas à les améliorer ou à les transformer, tandis que l’école Freinet est en réforme constante, précisément parce que son état n’est jamais pleinement satisfaisant. Elise Freinet rejoint le geste pédagogique systématique de Célestin Freinet, qui 205
consiste à dénoncer tout ce qui est pétrifié pour renouer avec des sources vives. Il s’agit de protéger l’école de certaines influences néfastes. 7.7.2. Eduquer n’est pas bercer Freinet veut en outre filtrer la culture. Il s’inscrit, sur ce point, dans l’héritage de Rousseau. Dans Emile (ROUSSEAU, 2005), le philosophe propose une « éducation négative ». Il s’agit, en particulier, de filtrer la culture (FABRE, 1999a) et de tenir d’abord l’élève à l’écart des dangers de la société. Rousseau (2005, p.159) écrit ceci : « La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur. » Elevé à la campagne, l’enfant sera soumis à la seule influence de son maître. Freinet retrouve cette volonté de filtrer la culture. Il propose un concept neuf, celui de jeu-haschisch. Il désigne ainsi un ensemble de divertissements qui plaisent et détournent de l’effort sain, du travail auquel la « nature » nous voue. Le cinéma, la radio, la lecture… servent trop souvent à s’évader, si l’on en croit Freinet. De même qu’au front on chante pour oublier, de même qu’on boit pour fuir, on lit ou on écoute alors pour « resquiller » (FREINET, 1994, vol.1, p.229). Il faut protéger l’enfant d’une certaine culture et d’un certain usage de la culture qui l’abêtissent. Voilà, par exemple, ce qu’écrit Freinet au sujet du cinéma : Je crois que le grand attrait du cinéma vient justement de ce qu’il a été copié sur le processus du rêve, et que, comme lui, il nous apporte au moins l’oubli total. Mais cet oubli ne nous sert d’aucune façon. Mieux : il contribue à nous désaxer et à susciter de la confusion mentale. (FREINET, 1994, vol.1, p.226). Plus loin, Freinet précise qu’il n’exclut pas qu’un autre cinéma soit possible, un cinéma qui élève au lieu d’égarer. Le pédagogue ne condamne pas certains médias mais certains usages de ces médias, qui conduisent à l’oubli plutôt qu’au travail. Mais quoi ? dit-il, Notre but serait-il effectivement d’abêtir les enfants, de les endormir ou de les passionner pour des pratiques qui leur 206
font négliger leurs plus élémentaires devoirs d’enfants et d’hommes ? Devons-nous les bercer d’illusions commodes, sous prétexte de paresse, de plaisir ou de moindre effort, ou bien les aider à appréhender la réalité, à vivre leur vie héroïquement (…)? (FREINET, 1994, vol.1, pp.228-229). Il ne faut pas « bercer » les enfants nous dit Freinet, tandis qu’Alain (1986, I), en héritier d’Hegel, écrit que « (…) bercer n’est pas instruire. » Il ne nous est pas possible de dire si Freinet s’appuie ici sur le texte d’Alain qu’il connaît. Mais il est certain que nos deux auteurs se rejoignent pour proposer une clôture scolaire dont la fonction est de tenir à l’écart ce qui berce et ce qui conduit à oublier les grandes lois inflexibles du monde. Alain et Freinet défendent une pédagogie de l’effort, même s’ils ne conçoivent pas cet effort de la même façon. Ils désignent dès lors un même ennemi : le divertissement qui détourne de l’apprentissage et réduit à une posture passive. Il faut protéger l’élève des sucreries doucereuses qui risqueraient de le détourner de sa grande tâche : apprendre. 7.7.3. Pas de caprices Ce dont Freinet veut préserver l’élève, c’est aussi le comportement capricieux et l’indécision que le milieu urbain suscite. Le pédagogue écrit ceci : Il suffit de regarder autour de soi pour se rendre compte que les êtres qui ont vécu leurs premières années en contact avec la nature sont en général d’un caractère plus riche, plus équilibré, qu’ils marchent avec un plus grand potentiel de puissance vers l’accomplissement de leur destinée. Si, malgré les insuffisances criantes de la vie matérielle à la campagne, (…) les individus venus de la campagne se taillent si fréquemment une place honorable dans l’organisation sociale et économique de la ville, la cause en est en grande partie dans les avantages de cette première éducation, au cours de laquelle peuvent se multiplier les expériences tâtonnées qui sont à l’origine du comportement réel, logique et droit. (FREINET, 1994, vol.1, p.456).
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La ville est un milieu pauvre. On n’y rencontre pas des recoursbarrières solides. A la campagne (FREINET, 1994, vol.1, p.455), « (…) les barrières sont bien des barrières. » A la ville, l’enfant se heurte à des comportements familiaux et sociaux plus instables, qui ne lui permettent pas de construire des règles de vie aussi solides et porteuses. Il nous faut des repères clairs pour parvenir au succès dans ce que nous entreprenons. La ville est l’univers du caprice et de l’indécision qui m’entravent au lieu de favoriser les accomplissements. Comme Alain, Freinet voit dans le règne du caprice un danger et il lui oppose une éducation fondée sur la nécessité. Mais il ne s’agit pas, chez Freinet, de lutter contre l’illusion anthropomorphiste par l’initiation à la nécessité. Le pédagogue ne cherche pas à favoriser une représentation juste du monde chez l’enfant. Il veut plutôt le conduire à un comportement droit et « réel ». Contrairement à Alain, en outre, Freinet n’attend pas du maître qu’il mime l’inflexibilité du soleil. L’organisation du travail et les conseils d’élèves suffisent à garantir l’ordre en classe. La nécessité à laquelle Freinet fait référence est celle que donne à voir la nature, et non celle d’un comportement humain spécifique (celui du maître) ou celle des lois géométriques abstraites. Il s’agit de se heurter à la résistance concrète des choses. Alain rejette cette idée. Il ne veut pas que l’élève travaille. Le philosophe différencie le travail véritable de l’enseignement. Le travail est effectué par l’apprenti qui se confronte à la matière indifférente. « (…) par les nécessités mêmes du travail, il est mieux formé quant au caractère, non quant à l’esprit. » (ALAIN, 1986, V). Comme Freinet, Alain voit dans la rencontre avec le « réel », l’opiniâtreté des choses, une école du caractère. On devient droit en fréquentant cette nécessité sévère. Cependant, on ne pense que des mains quand on est apprenti. On évite de se tromper quand on soude ou qu’on coupe du bois. L’erreur devient trop dangereuse. L’école doit donc faire appel à une autre nécessité, celle de la géométrie. Au-delà de cette divergence, nos deux auteurs se retrouvent pour refuser l’entrée de l’école aux caprices et à l’indécision. Il s’agit de leur préférer la nécessité. Freinet (1994, vol.1, p.155) place son école à l’écart de la ville dans un milieu où « on a beau faire, le soleil ne se lèvera pas plus tôt à notre invocation, ou ne percera pas les nuages au gré de notre caprice, 208
et la rivière ne ralentira pas son cours quel que soit notre désir de la traverser. » L’ordre inflexible de la nature vient ainsi former un comportement puissant. Chez Alain, c’est l’inflexibilité du maître et celle de la géométrie qui permettent de rejeter hors des murs de l’école le caprice, l’illusion et l’agitation.
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8. Septième partie : Alain, Freinet et les approches « scientifiques » de la pédagogie 8.1. Introduction A ce stade de notre étude, il apparaît qu’Alain et Freinet ne défendent pas deux conceptions radicalement opposées de l’école, même si de nombreuses divergences séparent les deux discours sur l’éducation. Quand il dénonce la « pédagogie », Alain critique généralement la méthode intuitive, la leçon de choses, la leçon vivante, le cours magistral, une certaine pédagogie du jeu et de l’intérêt… Il ne s’agit pas là d’un repoussoir que l’on pourrait identifier à la pédagogie Freinet. Quelle est donc la pédagogie que vise l’argumentation polémique développée par Alain dans Propos sur l’éducation ? Nous défendrons l’hypothèse selon laquelle Alain désigne essentiellement deux courants pédagogiques du premier vingtième siècle : la « science de l’éducation » et l’approche sociologique de l’éducation promue par Durkheim. Alain veut libérer les instituteurs de la « science » des « pédagogues », des « psychologues » et des « sociologues ». Il écrit que « Psychologie et Sociologie s’abattent ensemble sur l’Enseignement Primaire » (ALAIN, 1986, LXXIV). Le maître affranchi de ces influences néfastes apparaît chez Alain comme un instituteur à la fois sage et rustique, enrichi par son expérience plutôt que par les vains discours « scientifiques » sur l’éducation. En s’opposant à la « science de l’éducation », Alain rejoint, en partie, Freinet, qui, lui aussi, semble-t-il, veut un instituteur à la fois sage et rustique, plutôt qu’une pédagogie « scientifique ». Freinet propose parfois même une critique radicale de la science en général.
8.2. Alain et la « science de l’éducation » 210
Dans l’ouvrage intitulé Pour une philosophie politique de l’éducation, Dominique Ottavi situe la « science de l’éducation » dans l’histoire de la pédagogie (BLAIS, GAUCHET, OTTAVI, 2003, pp.81-104). Elle souligne qu’il y eut d’abord une longue période pendant laquelle le mot « pédagogie » a désigné une activité maladroite et routinière. A la fin du XIXe siècle, a lieu une « réévaluation de la pédagogie » (BLAIS, GAUCHET, OTTAVI, 2003, p.82). C’est peu après les lois instaurant la gratuité et l’obligation de l’enseignement primaire que le ministère de l’Instruction Publique ouvre les premiers enseignements de « Science de l’éducation », à la Sorbonne en 1883, à Lyon, Montpellier et Nancy en 1884, à Toulouse en 1887, puis dans la quasi-totalité des Universités françaises. Des divergences séparent les enseignements donnés dans ce cadre. Par exemple, les rousseauistes ne défendent pas la même conception de l’enfance que les néo-kantiens. Cependant, certains points communs apparaissent, que l’on retrouve dans les nombreux manuels de pédagogie parus entre 1880 et 1920 (ROULLET, 2001). Henri Marion et Gabriel Compayré apparaissent comme deux figures marquantes de ce moment historique. Ils attendent tous les deux des sciences qui se développent qu’elles viennent éclairer le travail pédagogique. La psychologie de l’enfant, tout particulièrement, devrait ainsi permettre d’organiser les cursus scolaires en les adaptant aux singularités du développement de chaque enfant. L’idéal théorisé par Henri Marion et Gabriel Compayré est largement présent dans de très nombreux discours sur l’école de la fin du XIXe siècle. En 1889, Chauvin (1889, p.219) écrivait ceci : « La pédagogie, qui n’a été pendant longtemps qu’un art timide, sans règles bien tracées, est devenue une science, avec ses lois et ses axiomes. » En 1879, Bain avait publié La science de l’éducation. Dans cet ouvrage, il propose d’établir scientifiquement les méthodes d’enseignement, en se fondant sur la psychologie et la logique (BAIN, 1879). Plus globalement, les manuels de pédagogie des années 1880 à 1920 présentent très souvent la pédagogie nouvelle qu’ils proposent comme une « science infaillible » (ROULLET, 2001). C’est cette nébuleuse théorique qui apparaît derrière les personnages du « pédagogue » et du « psychologue » mis en scène par Alain dans 211
Propos sur l’éducation. Le « pédagogue », ce n’est jamais le maître. Au contraire, le maître a le plus souvent le beau rôle dans les petites scènes proposées par Alain pour illustrer sa pensée pédagogique. Le « pédagogue », c’est plutôt l’inspecteur de l’enseignement primaire, toujours ridiculisé par Alain. Dans ce qu’Alain fait dire au personnage de l’inspecteur dans Propos sur l’éducation, nous retrouvons certaines des thèses pédagogiques et psychologiques défendues dans les manuels de pédagogies de l’époque. Ceux qui veulent construire une « science de l’éducation » prétendent s’appuyer sur les « lois de la nature humaine » nouvellement découvertes pour proposer une pédagogie « moderne » (ROULLET, 2001, p.55), plus adaptée aux lois physiologiques et psychologiques qui régissent le développement de l’enfant. C’est dans cette perspective que l’on prétend rompre avec les anciennes pratiques. « Désormais, on attend que l’instituteur ne soit plus un maître qui distribue magistralement un savoir, mais un excitateur de la pensée, qui sache s’adapter à la nature de chacun de ses élèves (…). » (ROULLET, 2001, p.68). Voilà pourquoi on invite le maître à observer ses élèves et à adapter ses méthodes à leurs caractères. Il devra aussi remplacer les anciennes pratiques mécaniques par le modèle plus souple et attrayant de la leçon vivante. Gabriel Compayré écrit que « le vieil enseignement doit être remplacé par des leçons vivantes. » (COMPAYRE, 1885, p.313). C’est un idéal qui apparaissait aussi très explicitement dans les discours de Jules Ferry (LELIEVRE, 1999). Enfin, l’instituteur est appelé à recourir largement à la « méthode intuitive ». En s’appuyant sur la psychologie et l’épistémologie de leur temps, les partisans d’une « science de l’éducation » soutiennent que l’induction est « (...) la méthode « propre », celle qui permettrait à l’intelligence d’être réellement active. » (ROULLET, 2001, p.79). Après Duruy et Ferry, les manuels de pédagogie de la Belle Epoque prônent la méthode intuitive, la leçon de choses, le passage du simple concret au complexe abstrait (KAHN, 2002 ; ROULLET, 2001 ; LELIEVRE, 1999). C’est en s’opposant à cet ensemble théorique qu’Alain développe sa réflexion sur l’éducation. A l’approche et aux conclusions « scientifiques », il oppose sa philosophie et son anthropologie, en s’appuyant largement sur l’héritage des philosophes. Dans ses propos sur l’enseignement primaire, il 212
condamne radicalement la méthode intuitive, la leçon vivante et l’idée selon laquelle il faudrait connaître les caractères des enfants pour les élever. Il refuse les leçons vivantes dans lesquelles il voit une tentative à la fois vaine, ridicule et dangereuse pour susciter artificiellement l’intérêt de l’élève. A la psychologie de l’« inspecteur », il oppose une autre conception de l’enfance. En s’appuyant sur l’héritage d’Hegel, Alain pose que l’enfant aspire avant tout à s’élever, à se faire homme, en affrontant la difficulté. Ce n’est pas en faisant du maître un cabotin que l’on satisfera cette aspiration profonde. Ce n’est pas ainsi que l’on conduira l’élève à se consacrer pleinement à son travail. Alain s’oppose aussi très radicalement à l’idée du « psychologue » et de l’« inspecteur » selon laquelle il faudrait observer le caractère de chaque enfant et s’adapter à lui. Alain appelle à élever l’enfant pour le connaître et non à le connaître pour l’élever. Le caractère ne peut être décelé tant que les moyens nécessaires pour qu’il se manifeste ne sont pas disponibles. Dès lors, il conviendra d’éduquer tous les enfants selon une même norme. C’est au cours de cet apprentissage que le style de chacun s’affirmera. Remarquons, cependant, qu’Alain ne refuse pas toujours toute forme d’observation. S’il refuse l’observation « scientifique » de chaque enfant défendue par le « psychologue », s’il refuse d’adapter les méthodes aux caractères singuliers des enfants, il arrive qu’Alain invite le maître à une forme d’observation moins méthodique, plus distante, empirique, de l’ensemble des élèves. Le maître est appelé à gagner en expérience et à se construire une conception globale pertinente de l’enfance. Le philosophe écrit ceci (ALAIN, 1986, XVI) : « C’est du coin de l’œil, et sans avertir, qu’il faut observer l’homme. » Cette observation ne conduit pas à adapter les techniques pédagogiques à des caractères singuliers. L’élève apprendra à vouloir grâce à un enseignement normatif qui lui permet de se régler en échappant au chaos des passions. Alain s’écarte radicalement de l’idéal proposé par Compayré et Ferry, par exemple, qui défendaient une pédagogie de l’intelligence largement libérée des travaux de mémoire et des exercices mécaniques (KAHN, 2002, p.47 ; LELIEVRE, 1999). Alain, lui, insiste sur la valeur de la mécanique parce qu’elle lui semble être une mécanique humanisante. Il propose des exercices de récitation dans le cadre de la méthode d’apprentissage de la lecture qu’il défend et il fait de la répétition 213
mécanique le seul moyen efficace pour maîtriser l’orthographe grammaticale. En s’appuyant sur l’héritage d’Auguste Comte, le philosophe s’oppose à l’idée selon laquelle il faudrait partir du concret. Il veut que l’on commence par la géométrie plutôt que par les sciences expérimentales. Il s’agit bien de commencer par le simple. Mais, chez Alain, ce qui est simple, c’est l’abstrait. La réalité concrète est trop complexe pour qu’on y plonge le jeune enfant. Il ne pourrait rien y comprendre. Il faut avoir vu d’abord les rapports les plus simples pour pouvoir ensuite en observer de plus composés. Comme Gréard et Ferry, Alain fait de la science un fondement de l’école qu’il imagine, et refuse de réduire l’enseignement des sciences à la rudimentaire aptitude à compter. Cependant, chez Alain, il ne s’agit pas d’initier aux sciences par le biais de la leçon de choses (ALAIN, 1986, XXVII), mais plutôt de former l’esprit scientifique par la géométrie.
8.3. Alain et Durkheim Dominique Ottavi note que le discours d’Emile Durkheim s’écarte de l’idéal d’une « science de l’éducation » tel qu’on le rencontre chez Henri Marion ou Gabriel Compayré (BLAIS, GAUCHET, OTTAVI, 2003). C’est, en particulier, dans la sociologie plutôt que dans la psychologie que Durkheim place les plus grands espoirs. D’autre part, tandis que les néokantiens, faisaient du Bien et du Juste la grande finalité de l’éducation, Emile Durkheim considère que les finalités de l’éducation dépendent de la situation historique. Alain s’oppose à la fois à l’enseignement de la « science de l’éducation » et au discours sur l’éducation de Durkheim. Il refuse ces deux approches « scientifiques » de l’éducation. Parmi les références qu’il condamne, Alain cite explicitement l’enseignement de Durkheim (ALAIN, 1986, LXXVII), alors qu’il ne nomme jamais Ferry, Compayré ou Duruy dans Propos sur l’éducation. La critique de Durkheim proposée par Alain peut sembler étonnante dans la mesure où les deux auteurs apparaissent, du moins en partie, comme des héritiers d’une même pensée, celle d’Auguste Comte.
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A la suite de Comte, Durkheim aborde les faits sociaux comme des choses, c’est-à-dire comme des objets indépendants des états de conscience qui nous hantent quand nous les observons. La grande fresque historique proposée par Durkheim dans L’Evolution pédagogique en France (DURKHEIM, 1999) porte la marque de l’héritage comtien. C’est ce que souligne Alain Kerlan dans La science n’éduquera pas (KERLAN, 1998, p.177). A la suite de Comte, Durkheim accorde une place centrale au Moyen-âge, qu’il présente comme une période fortement civilisatrice. La critique de l’humanisme et de l’individualisme proposée dans L’Evolution pédagogique en France fait aussi écho aux thèses défendues par le fondateur du positivisme. Durkheim nomme à peine Comte mais il en est assez largement l’héritier (KERLAN, 1998, p.178). Alain, comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises dans le chapitre intitulé « Sortir de l’enfance ? », s’inspire aussi très largement de l’œuvre d’Auguste Comte. On pourrait donc s’attendre à le voir rejoindre cet autre héritier du positivisme comtien qu’est Durkheim. En réalité, c’est précisément en disant s’appuyer sur l’héritage de Comte qu’Alain propose une critique très radicale des conceptions durkheimiennes. Cette critique se fonde sur trois axes argumentatifs. 1. Ce qu’Alain dénonce le plus clairement, chez Durkheim, c’est son ton, dont il critique le caractère prophétique. Alain Kerlan (1998, p.28) a souligné cette singularité des cours de Durkheim. Abordant (…), devant le public des futurs professeurs réunis dans l’amphithéâtre de la Sorbonne, les dernières leçons de son cours, Durkheim ose quelques formules à demi prophétiques. Une ère nouvelle de la pédagogie a commencé, dit-il en substance (…). Alain ne veut pas ouvrir une ère nouvelle. Il n’hésite pas à faire l’éloge de procédés traditionnels. Contrairement à Durkheim (1999, p.15), il ne considère pas que « la vieille foi dans la vertu persistante des lettres classiques est définitivement ébranlée. » Au contraire, Alain propose un éloge appuyé de l’enseignement des Humanités et de l’apprentissage des langues anciennes{23} et il manifeste beaucoup de méfiance à l’égard des innovations pédagogiques.
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2. La référence à Durkheim que l’on rencontre dans Propos sur l’éducation prend aussi place, plus largement, dans ce que dit Alain de la sociologie de son temps et de son influence sur l’école. S’il condamne certains sociologues, il en loue d’autres (LORVELLEC, 2001). C’est le personnage du sociologue, dans Propos sur l’éducation, qui défend l’idée d’Alain selon laquelle il ne faut pas chercher à transposer à l’école le modèle familial d’éducation. La sociologie d’Auguste Comte fait l’objet d’un éloge. Alain retrouve Comte quand il veut faire entrer l’enfant dans le tissu humain par le biais de l’imitation et de l’admiration des Humanités. Alain rejoint cette sociologie et condamne celle qui, au contraire, présente l’humanité comme un ensemble éclaté. Le philosophe ne veut pas de cette science d’historiens qui distingue radicalement la famille romaine et la famille actuelle, les vérités d’autrefois et celles d’aujourd’hui, masquant l’universel. Il leur oppose l’héritage de Comte. C’est sur les mathématiques qu’il faut fonder la pensée scientifique et, en s’inspirant de ce fondement, rechercher des lois universelles plutôt que des descriptions isolées (ALAIN, 1986, LXXII). La sociologie peut alors venir servir l’entreprise pédagogique en révélant, en particulier, le sens et la valeur de l’enseignement des humanités, qui ouvrent l’enfant à l’âme humaine et non à une simple culture particulière. Alain ne veut pas d’une école qui aurait pour fonction d’adapter l’enfant à la société de son temps. C’est dans l’Humanité que l’enfant doit entrer et non dans un espace coupé de ce grand tissu humain. Le personnage du liseur, représentant d’Alain dans Propos sur l’éducation, parle ainsi à un personnage de sociologue : Ainsi, vous, mon cher sociologue, qui appartenez par chance à la variété joyeuse, vous ne m’écoutez point ; vous tirez votre montre ; c’est l’heure, je le vois bien, où. vous allez faire une leçon de plus sur la famille, le bâtiment, le costume, l’agriculture, ou n’importe quoi à travers les âges. Un conseil encore, avant que la porte soit fermée. La dynamique toute seule est d’abord facile, mais aussitôt impossible. Commencez par la statique. (ALAIN, 1986, LXXII).
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Alain refuse la variété joyeuse et lui préfère, avec Auguste Comte, la statique. Il s’agit de rechercher les lois positives qui fondent l’Humanité. Le personnage du sociologue s’agite. Le liseur regarde avec distance les divergences superficielles, parce qu’il recherche plutôt une unité profonde dans laquelle l’enfant est appelé à trouver sa place. Alain ne présente pas explicitement Durkheim comme le promoteur de la variété joyeuse, mais c’est très certainement à lui qu’il pense en développant cette critique. Alain s’appuie sur la lecture de Comte pour critiquer cet autre héritier de Comte qu’est Durkheim. Dans L’évolution pédagogique en France, Durkheim (1999, p.372) écrit ceci : Bien loin que l’humanité soit invariable, elle se fait, se défait, se refait sans cesse ; bien loin qu’elle soit une, elle est infiniment diverse, aussi bien dans le temps que dans l’espace. Et par là je n’entends pas dire simplement que les forces extérieures de la vie varient ; que les hommes ne parlent pas partout le même langage, ne portent pas les mêmes vêtements, n’observent pas les mêmes règles cérémoniales, etc. Contrairement à Alain, Durkheim pointe une diversité humaine. C’est à cette réalité qu’il veut sensibiliser l’enfant. Plutôt que de chercher à lui présenter l’Homme invariable en s’appuyant sur les textes antiques qui en donneraient l’image la plus adéquate, Durkheim veut montrer les variations infinies grâce à l’enseignement de l’histoire. Alain rejoint ceux que Durkheim condamne en présentant la poésie antique comme la clé de l’ordre humain. A l’approche durkheimienne, Alain préfère une perspective statique, inspirée du modèle géométrique auquel il accorde tant d’importance. Voilà aussi pourquoi Alain, contrairement à Durkheim, cherche à définir un geste pédagogique et une école dont la valeur ne sont pas associées à l’état contemporain de la société. L’homme n’est pas le produit de l’histoire. L’école n’a donc pas à exprimer un moment de l’évolution historique. Elle doit faire de l’enfant un homme, et non l’homme d’une époque – qui, lui, n’est pas un homme mais le symptôme du temps, si nous en croyons Alain.
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Nous nous écartons, sur ce point, de la lecture d’Alain proposée par Georges Pascal (1969, p.52). Celui-ci écrit qu’« Alain oppose volontiers le sociologue au psychologue (…) ». Il n’y a pas un mais deux « sociologues » chez Alain. L’un est un adversaire. L’autre est un porte-parole. 3. Enfin, comme l’a noté Eric Dubreucq (2004, p.51), « (...) Alain est le premier à avoir reproché à la pensée durkheimienne de sacrifier l’autonomie individuelle au « grand organisme, dont [elle] n’est qu’une pauvre cellule »{24}, la société érigée en une sorte de dieu (…). » Alain fait l’éloge d’une posture solitaire qui préserve l’individu du grand et dangereux organisme social qui menace toujours d’absorber tout et tous. Le citoyen sait être et penser seul, dit Alain. Il ne cesse de considérer l’élan de l’opinion avec méfiance. « Le plus clair de l’esprit démocratique, c’est peut-être qu’il est antisocial. » (ALAIN, 2003, CXLVIII). Or, Alain croit deviner chez Durkheim le geste opposé. Selon lui, le sociologue fait de la société un dieu. « Comme on a adoré longtemps le soleil et la lune, écrit Alain, on risque aussi, par premier mouvement, d’adorer la société. » (ALAIN, 1986, LXXVII). Et il suggère qu’on rencontre cette adoration chez Durkheim. Le personnage de l’instituteur répond ainsi à Alain dans ce propos : « Ce qu’on dit de Durkheim, me dit l’instituteur, s’accorde assez bien à cette idée. » Cette référence n’est pas critiquée ni nuancée, et le personnage de l’instituteur se trompe rarement dans les petits récits que propose Alain. Cette lecture de Durkheim mériterait d’être nuancée. Les propos polémiques d’Alain laissent de côté la complexité de la conception de l’individu défendue par Durkheim. Alain Kerlan (1998) a souligné la valeur contradictoire que réservent la sociologie comme la pédagogie durkheimienne à l’individu. Certes, Durkheim regarde l’individualisme avec méfiance. Dans les sociétés modernes, l’individualisme fait peser sur la société une menace d’éclatement, face à laquelle il veut maintenir une conscience collective et une solidarité organique. Mais Durkheim propose aussi un véritable éloge de l’individualisme. Il écrit, par exemple, ceci (DURKHEIM, 1923, p.10) : « Tout développement de l’individualisme a pour effet d’ouvrir la conscience morale à des idées nouvelles et de la rendre plus exigeante. » La lecture de Durkheim proposée par Alain est sans nuance. Le sociologue est seulement présenté comme un ennemi de l’autonomie 218
individuelle. Parce qu’il veut former un sentiment démocratique « antisocial », Alain s’écarte radicalement de la pensée durkheimienne telle qu’il la conçoit. Il n’est pas question d’élever l’individu en fonction des normes sociales du moment, dit le philosophe. La norme est un instrument essentiel dans la pédagogie proposée par Alain. Mais il s’agit d’une norme scolaire qui ne doit rien à l’évolution de la société. Les adversaires que veut affronter Alain et qu’il met en scène dans ses propos sur l’éducation sont donc les représentants de certains courants pédagogiques de l’époque. Le « psychologue » et le « pédagogue » incarnent le plus souvent la « science de l’éducation ». Celui des personnages de sociologues qu’Alain présente comme un adversaire semble être particulièrement influencé par Durkheim. Notre lecture d’Alain s’écarte, sur ce point, de celle, qu’a proposée Caroline Pigno-Richard (2004). Elle écrit ceci (2004, p.13) : « En effet, tous les Propos polémiques d’Alain répondent à des courants nouveaux qui émergent chez ses contemporains et qui proposent une nouvelle vision de l’école et de son rôle, via une nouvelle conception de l’enfant et de sa psychologie. » Selon Caroline Pigno-Richard, Alain vise avant tout par ses critiques des « courants nouveaux », les représentants de la « pédagogie moderne ». Dewey, Freinet et Montessori sont cités comme des représentants de ces courants. Caroline Pigno-Richard (2004, p.71) écrit ceci : La pédagogie moderne, dans la suite logique de l’enseignement par le jeu, propose également comme méthode éducative ce que l’on pourrait nommer « l’appel au concret », c’est-à-dire les leçons de choses. Cette méthode consiste à faire apprendre les matières telles que la géométrie, la biologie, la grammaire… par des exercices pratiques. Certains pédagogues tel que Dewey prônaient largement ce type d’exercice (…). Même si certains points de rencontre peuvent être pointés, il n’est pas possible d’identifier ainsi l’Education Nouvelle et la « science de l’éducation » théorisée par Gabriel Compayré ou Henri Marion. La méthode inductive défendue par Compayré ou Gréard et la pédagogie active proposée par Adolphe Ferrière ou Célestin Freinet ne sont pas 219
superposables. Le concret n’a pas la même place dans une leçon de choses et dans un atelier de menuiserie. L’expression de « pédagogie moderne », utilisée par Georges Pascal (1969, p.48) et par Caroline Pigno-Richard pour désigner les adversaires d’Alain, masque la diversité des mouvements pédagogiques majeurs qui se sont succédés de la fin du XIXe siècle jusqu’à la seconde guerre mondiale. Certes, il arrive qu’Alain réponde à l’Education Nouvelle, à Dewey en particulier, mais « le pédagogue », « le psychologue » et « le sociologue » qu’il condamne sont principalement inspirés par différentes conceptions qui ne sont plus véritablement récentes quand Alain écrit ses propos : celles de Durkheim, de Compayré, de Chauvin, de Ferry… En les condamnant, plutôt que de s’opposer radicalement à l’Education Nouvelle, Alain rejoint en partie un des grands compagnons de route de ce mouvement : Célestin Freinet. Louis Althusser (2005) nous invitait à replacer les auteurs dans la situation de leur intervention, de façon à voir pour qui et/ou contre qui ils pensent. Quand nous appliquons cette méthode pour analyser la philosophie de l’éducation du républicain Alain, il apparaît nettement que certains de ceux contre qui il pense sont des théoriciens républicains de l’école et de la pédagogie : Gréard, Compayré, Marion, Durkheim… Nous sommes donc conduits à marquer une divergence profonde au sein des républicains. Il n’y a pas de modèle théorique républicain ou « néo-républicain » cohérent et unifié. Pris dans une visée polémique, certaines argumentations récentes ont conduit à masquer la diversité des conceptions républicaines de l’école et de la pédagogie. Le paysage réel est complexe. Il ne peut être réduit à une opposition frontale entre « pédagogues » et « républicains », parce que ceux que l’on dit « pédagogues » se veulent souvent républicains et parce que ceux que l’on dit « républicains » sont loin de former un front uni.
8.4. La sagesse rustique du maître Plutôt que l’influence du « psychologue », du « pédagogue » et du « sociologue » de tradition durkheimienne, Alain recommande, en particulier, une sagesse rustique, fondée sur l’expérience. Il écrit ceci (1986,
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LXIII) : « L’Instituteur était un philosophe rustique, mûri par la guerre. » Il est « rustique », dans la mesure où il se contente d’une pensée simple, et parce que, sans doute, il est un instituteur de campagne ou originaire de la campagne. Le bon maître est aussi « philosophe ». Le mot suggère une profondeur, une certaine sagesse. Celle-ci semble largement due à l’expérience. Le passif « mûri » apposé semble ici avoir une valeur causale. Alain lui-même dit avoir développé certaines techniques pédagogiques en tâtonnant quand il était instructeur militaire. Très explicitement, dans le propos XXXV de Propos sur l’éducation (ALAIN, 1986), le philosophe présente l’expérience de l’instituteur comme un fondement plus solide que la pédagogie abstraite de l’« inspecteur ». Nous lisons ceci : L’enseignement primaire procède volontiers par leçons magistrales ; du moins c’est ainsi que le futur instituteur est formé, par d’ambitieux pédagogues qui ignorent le métier. L’instituteur se forme tout à fait autrement par sa propre expérience, comme on pense bien ; mais il ne peut mépriser tout à fait la leçon magistrale, parce qu’il existe un délégué de la pédagogie abstraite, qui est l’inspecteur. C’est grâce à l’expérience que le maître peut apercevoir ce que la leçon magistrale a de dangereux. L’expérience est aussi ce sur quoi le maître s’appuie pour soutenir que le plus important est de faire lire les enfants. Alain (1986, XLI) écrit ceci : « L’instituteur, qui était un homme d’expérience, disait et redisait à ses jeunes adjoints que le principal était de lire et encore lire. » Le bon maître, chez Alain, souligne combien il a appris depuis ses premières années d’enseignement (ALAIN, 1986, LII). Avec le temps, il a compris que les travaux d’écriture minutieux sont une gymnastique plus valable que les leçons magistrales en trois points. Pourtant, chez Alain (1986, XIV), « l’expérience n’instruit guère, même quand on la conduit selon la plus sévère méthode. » Ce n’est pas en se fondant sur l’expérience mais sur l’abstraction que l’on peut mettre à jour des lois universelles. Voilà pourquoi l’enfant doit d’abord apprendre la géométrie plutôt que de pratiquer les sciences expérimentales. Cependant, l’expérience ne semble pas vaine dans une perspective pédagogique. C’est l’expérience de la guerre et sans doute aussi l’expérience de la vie rustique 221
qui conduisent le maître à se faire philosophe. Si l’expérience joue un rôle mineur dans la recherche de la vérité, si elle est peu utile à la raison théorique, elle joue un rôle essentiel dans une perspective pratique, pour fixer une ligne pédagogique juste. Alain ne distingue pas ainsi raison pratique et raison théorique dans le cadre de sa philosophie de l’éducation, mais c’est ainsi seulement, nous semble-t-il, qu’il est possible d’expliquer pourquoi l’expérience, chez Alain, est à la fois peu instructive et essentielle au pédagogue. Quand il apparaît dans les propos, le bon instituteur manifeste souvent sa philosophie. Il évite les vaines polémiques et attend le départ de l’inspecteur pour donner son avis à un collègue moins expérimenté (ALAIN, 1986, XLI). Lorsqu’il répond à l’inspecteur pour dire son désaccord, il le fait « avec tranquillité » (ALAIN, 1986, LXIII). Contrairement aux pédagogues bavards, il connaît la force des passions et veille à imposer une discipline austère qui permet à chaque élève de s’élever et de se libérer de l’agitation. Nous retrouvons chez Freinet un imaginaire très proche. Le pédagogue s’est construit un porte-parole, le personnage de Mathieu, qui est un sage rustique, imprégné d’une tradition rurale populaire. Il propose une véritable « sagesse » (FREINET, 1994, vol.1, p.59). Il dispose d’une « (…) faculté d’aller en profondeur (…) » (FREINET, 1994, vol.1, p.59). Sa connaissance n’est pas une scolastique superficielle mais une pensée qui nourrit, solide, fondée sur un tâtonnement ancestral, une « (…) connaissance intuitive d’abord, raisonnée ensuite, des grandes lois de la vie. » (FREINET, 1994, vol1, p.59). Chez Alain et chez Freinet, il s’agit d’opposer les vertus de l’expérience à des « sciences » coupées de la pratique. Les discours développés par les partisans de la « science de l’éducation » sont dénoncés par nos deux auteurs comme des « bavardages ». Ce repoussoir, c’est, chez Alain, le modèle défendu par le « délégué de la pédagogie abstraite » (ALAIN, 1986, p.91), le « beau parleur » (ALAIN, 1986, p.107), l’inspecteur. Cette condamnation des pédagogues « bavardeurs » (FREINET, 1994, vol.2, p.159) se retrouve chez Freinet. Chez nos deux auteurs, la sagesse rustique et la valeur de l’expérience s’opposent aux vains bavardages abstraits.
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Chez Alain comme chez Freinet, le bon maître est un personnage riche d’une expérience tâtonnante, philosophe et enraciné dans un univers rural. Les ressemblances ne doivent cependant pas masquer d’importantes divergences. Tandis que le sage rustique, chez Alain, est un maître austère et laconique qui impose une discipline rigide et enseigne la géométrie, il est, chez Freinet, un maître à penser très loquace, soucieux d’enseigner des savoir-faire pratiques. Alors que, chez Freinet, ce qui fait la valeur du maître, l’aptitude au tâtonnement expérimental, fait aussi la valeur de l’élève, chez Alain, le maître tâtonne et s’écarte de la posture scientifique pour enseigner la géométrie et développer chez son élève un esprit scientifique. C’est que, chez Freinet, aucune différence entre raison pratique et raison théorique n’est suggérée. Le tâtonnement expérimental est le seul instrument d’apprentissage, dans tous les domaines. Le nouveau-né, le scientifique et le maître d’école tâtonnent. Au contraire, Alain considère qu’il faut que l’enfant passe d’abord par l’abstrait pour apprendre à penser et pouvoir lire convenablement les apparences. Il n’est donc pas question de le placer dans une posture tâtonnante identique à celle du maître.{25} Ce qui différencie encore le maître rustique défendu par Alain et celui dont Freinet fait l’éloge, c’est que, chez Alain, le maître s’appuie sur une culture livresque{26}, tandis que, chez Freinet, la culture populaire et le tâtonnement expérimental semblent suffire, ou, du moins, la culture livresque ne semble pas constituer un élément fondamental de la sagesse rustique.
8.5. La critique de la science chez Freinet Freinet défend la figure du sage rustique face à la « science ». Il ne semble pas condamner, comme Alain, la « science de l’éducation » spécifiquement. Freinet semble proposer une critique plus globale de toutes les approches « scientifiques » de la pédagogie et de la « science » en général. Les partisans d’une « science de l’éducation » ne sont pas les seuls à avoir défendu une approche scientifique de la pédagogie. Nombreux sont les promoteurs d’une « pédagogie scientifique » au sein du mouvement de
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l’Education Nouvelle. Il s’agit d’une idée défendue, tout particulièrement, par Claparède, et qui s’écarte, en partie, de la perspective proposée par les partisans d’une « science de l’éducation ». Il ne s’agit plus essentiellement de former les enseignants à la « pédagogie générale ». Edouard Claparède, et avec lui de nombreux partisans de l’Education Nouvelle, veulent avant tout centrer la pédagogie sur l’enfant. Il s’agit de mieux connaître l’enfant pour mieux l’éduquer (OTTAVI, 2009). C’est cette « pédagogie scientifique » que Freinet semble dénoncer plutôt que la « science de l’éducation ». Il n’expose pas très clairement les thèses qu’il critique sur ce point. Mais il apparaît que ceux qu’il accuse de défendre une pédagogie « scientifique » illusoire sont proches du mouvement de l’Education Nouvelle. C’est donc à des conceptions proches de celles de Claparède que Freinet semble se référer plutôt qu’aux thèses de Compayré ou de Marion. Par exemple, en octobre 1951, Freinet répond à ceux qui, avec Cogniot, souvent au sein du GFEN, l’accusent de nombreuses dérives. Il les présente comme les partisans « (…) d’une science pédagogique qui n’existe que dans leurs livres (…). » (TESTANIERE, 1989, p.77). Ces propos font écho à ceux que tient Elise Freinet, en 1941, quand elle pointe les insuffisances de l’approche scientifique défendue, en particulier, par Claparède au sein du mouvement de l’Education Nouvelle (FREINET, E., FREINET, C., 2004, p.367). Plus globalement, Freinet semble regarder avec une certaine distance toute perspective « scientifique ». Voilà ce que déclare, par exemple, son porte-parole fictif, le personnage de Mathieu (FREINET, 1994, vol.1, p.43) : - Vous parliez de la science, monsieur Long, de ce dieu nouveau qui doit apporter aux hommes une raison de vivre et le moyen aussi de réaliser la destinée qu’ils n’ont pu jusqu’à ce jour qu’imaginer ou espérer. (…) Mais, hélas, il s’agit encore là d’un idéal après lequel nous courons, d’une insaisissable clarté que nous poursuivons obstinément, tel cet oiseau bleu qu’on croit saisir et tenir dans ses mains et qui s’échappe sans cesse, plus avant. Il faudrait toujours dire : la science humaine, pour en marquer la faillibilité et la relative impuissance. 224
La science est un idéal inatteignable. Elle est un horizon que l’on poursuit en étant réduit éternellement à une forme imparfaite, « humaine », de connaissance. Freinet en conclut-il qu’il faut renoncer à cet idéal qu’est la science ? Le pédagogue ne tranche pas très clairement cette question. Alain Vergnioux (2005) a souligné l’ambiguïté des propos de Freinet sur ce point. Freinet critique une certaine pédagogie scientifique et lui préfère la sagesse rustique et les leçons de l’expérience. Cependant, il lui arrive aussi de donner à la pédagogie qu’il défend une allure scientifique. Il écrit ceci par exemple : Tel sera l’éducateur de demain, connaissant sa machine – en l’occurrence l’enfant – non seulement parce qu’il serait en mesure d’en décomposer théoriquement et d’en nommer les aptitudes et les mouvements, mais parce qu’il la sentirait vivre et qu’il serait soulagé, apaisé lorsque le jeune organisme fonctionnerait à la perfection, sans heurts suspects, avec un roulement doux et un rendement maximum. Il décèlerait d’emblée les frictions anormales, les impuissances accidentelles, les ratés et les échecs. Il serait à l’écoute attentive du battement de la vie pour distinguer, à travers la complexité des cliquetis, l’origine réelle – et matérielle – de la panne qui se prépare. (FREINET, 1994, vol.1, p.330). L’enfant est une machine dont on pourrait connaître et maîtriser parfaitement le comportement. Voilà qui ne peut que rappeler l’idéal de la « pédagogie scientifique ». Freinet ne dit pas être parvenu à un tel résultat mais il en fait un horizon accessible. Le mot « science » n’est pas ici utilisé, mais c’est bien à ce type de posture que le pédagogue semble être voué. Le maître de demain, nous dit Freinet, s’appuiera sur une connaissance précise et exacte de l’enfant et sur des techniques parfaitement adaptées aux différents obstacles qu’il pourra rencontrer. Cependant, si Freinet ne parle pas ici de « science », c’est sans doute parce que, pour lui, il ne s’agit pas de science, mais d’une connaissance nouvelle. La science est aveugle à la complexité de la vie. Celle-ci est sensible dans l’expérience grâce au tâtonnement. Cependant, rien ne semble faire définitivement obstacle à une connaissance globale parfaite de l’homme et à la conception de techniques permettant de vaincre aisément 225
toutes les difficultés pédagogiques. Il ne s’agira plus de s’appuyer sur des catégories simplistes et des méthodes standardisées. La science doit laisser place à un mode nouveau de connaissance, à une perspective vitaliste. Le tâtonnement expérimental que Freinet théorise doit prendre la place des procédures scientifiques révolues. Il s’agit d’une forme « naturelle » de connaissance qui ne se fonde pas sur l’induction, mais sur les expériences d’essais et d’erreurs. C’est par tâtonnement expérimental que l’enfant apprend naturellement à parler. Cette démarche est la seule qui soit véritablement efficace dans tous les domaines de la connaissance. Nous nous écartons sur ce point de la lecture proposée par Alain Vergnioux. Ce que dit Freinet ne nous semble pas relever d’une simple « contradiction » (VERGNIOUX, 2005, p.62) associant « volonté de fonder une pédagogie scientifique et dénonciation de la science, y compris de la « science pédagogique », qualifiée de « pseudo-science ». » (VERGNIOUX, 2005, p.61). Certes, ce que Freinet propose relève bien d’une ambition scientifique si nous nous en tenons à la définition communément admise du mot. Cependant, il ne s’agit pas d’une science au sens où Freinet l’entend. Dans le mode nouveau de connaissance qu’il annonce, la sagesse rustique tâtonnante est pleinement légitime et c’est même en s’appuyant sur elle que l’on parviendra à une connaissance de l’homme plus satisfaisante que celle à laquelle la science aboutit. Il est vrai, toutefois, que le discours de Freinet sur cette question est ambigu. Il appelle parfois « vraie science » (FREINET, E., 1974, p.128) le savoir issu du tâtonnement expérimental qu’il oppose à la « science ». Il envisage alors une « science » en rupture radicale avec la « science » antérieure, attachée au moment « capitaliste » dépassé. Là encore, il n’y a pas véritablement contradiction au sein des propos de Freinet. Le pédagogue appelle à refonder la science sur un socle radicalement neuf. Il ne défend pas la « science » qu’il condamne. Il veut rompre avec la science bavarde, vaine et artificielle pour proposer une autre science plus soucieuse des sinuosités de la vie, fondée sur le tâtonnement expérimental. Remarquons que, même s’il prétend s’en écarter, Freinet dit, dans le même temps, qu’il s’inspire des sciences expérimentales. Il revendique très explicitement cet héritage dans sa Méthode naturelle de lecture (FREINET, 1994, vol.2). Il cherche à fonder et à développer une réflexion épistémologique pour décrire le fonctionnement du tâtonnement 226
expérimental, en s’appuyant sur des citations de Claude Bernard ou de Louis de Broglie. Freinet veut alors pointer un élément seulement : la part de l’intuition brutale dans le cheminement de la connaissance. Il veut souligner la part de l’insaisissable, de l’inattendu, de l’irrationnel dans la recherche du savoir (FREINET, 1994, vol.2, p.216). Freinet ne cherche pas à proposer un modèle d’observation méthodique de l’enfant. Il veut plutôt souligner les limites d’une telle démarche et l’importance de l’intuition dans le geste de tâtonnement expérimental. Il semble aller chercher dans la science qu’il critique certains éléments pour consolider les fondations de la nouvelle science, de la « vraie science » qu’il propose. Ce n’est pas de la méthode rationnelle qu’il s’inspire, mais plutôt de la part d’irrationnel, de bondissant, que certains grands scientifiques assument. En dénonçant les failles des méthodes scientifiques de son temps, Freinet rejoint une des grandes figures de l’Education Nouvelle : Maria Montessori. La Dottoressa propose aussi une critique de certaines méthodes scientifiques et, comme Freinet sur ce point, elle veut leur substituer une approche plus globale. Comme lui, elle condamne la science qui cloisonne, isole des éléments et ignore l’élan d’ensemble. Elle cite ces propos d’un ingénieur anglais en disant qu’elle les approuve : En psychologie, nous étudions les recherches expérimentales le plus modernes. (…) Ces investigateurs [les psychologues] me semblent des personnes qui regardent un arbre en ne remarquant que les formes extérieures les plus évidentes (…). Cependant, dans l’arbre, il y a la structure fondamentale qu’ils n’ont pas même commencé à relever, et, en découvrant celle-ci, toutes les choses externes se seraient expliquées, les détails auraient diminué alors d’importance ; surgissant d’une seule racine, ils auraient pu être tout au moins classifiés d’une manière très simple. (MONTESSORI, 2007, pp.6465). De même, chez Freinet, le souci de l’élan vital prime. Il n’est pas question de le masquer par des découpages scientifiques. Cependant, Montessori écrit les lignes que nous avons citées dans un ouvrage intitulé Pédagogie scientifique. Contrairement à Freinet, elle y 227
défend une perspective toujours explicitement présentée comme « scientifique ». Elle écrit, par exemple, ceci (MONTESSORI, 2007, p.71) : « Celui qui parle aujourd’hui de liberté dans l’école doit, en même temps, exposer des objets, pour ainsi dire un appareil scientifique apte à le rendre possible. » Montessori prône l’observation scientifique de l’enfant à l’école. La maîtresse doit s’inspirer des sciences expérimentales et des méthodes d’observation (MONTESSORI, 2007, p.117). Freinet propose une critique beaucoup plus radicale de la science. Au nom du souci de la « Vie », il s’écarte de la plupart des pédagogues de l’Education Nouvelle. Il écrit, par exemple, ceci (FREINET, 1994, p.72) : « Les méthodes les plus perfectionnées – celle de Mme Montessori par exemple – n’ont pas envisagé la vie de l’enfant dans sa complexité diverse, mais une éducation systématique qui limite le tâtonnement à un certain nombre d’activités bien définies, préparées et prévues à l’avance par l’éducateur. » Une certaine approche scientifique de l’action pédagogique fige le déroulement des apprentissages dans des parcours standardisés qui passent à côté du rythme naturel, des moments opportuns, des complexes d’intérêts. Voilà ce que Freinet dénonce dans toute approche scientifique de l’action pédagogique. Comme sur bien des points, quand il parle de science, Freinet se situe en marge de l’Education Nouvelle. Il rejoint certaines des grandes figures de ce mouvement tout en s’éloignant d’elles quand il construit sa pédagogie. Il pense à la fois pour et contre Montessori et Claparède.
8.6. Conclusion Alain et Freinet ont en commun de défendre une certaine figure de l’instituteur : le maître sage et rustique. Ils l’opposent à plusieurs approches « scientifiques » de la pédagogie. Le repoussoir pédagogique principal désigné par Alain ne correspond ni à la pédagogie Freinet ni à l’Education Nouvelle. Alain et Freinet désignent des adversaires à la fois différents et proches. La ressemblance ne peut masquer les divergences qui séparent les deux auteurs. C’est la « science de l’éducation » qui est très radicalement
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critiquée chez Alain, tandis que Freinet dénonce plutôt la « pédagogie scientifique » promue au sein du mouvement de l’Education Nouvelle. D’autre part, Freinet, contrairement à Alain, condamne globalement la « science » de son temps, qui lui paraît artificielle et à laquelle il veut substituer une « vraie science » fondée sur le tâtonnement expérimental.
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9. Conclusion générale On présente bien souvent les propositions d’Alain et celles de Freinet, en matière scolaire, comme deux pôles antinomiques. On se réfère alors aux Propos sur l’éducation d’Alain pour dénoncer « la pédagogie », de façon générale, ou un « pédagogisme » dont Freinet serait une figure emblématique (LORVELLEC, 2001 ; MUGLIONI, 1996 ; NOISILLIEROGOR, 1996). La confrontation détaillée des œuvres de ces deux auteurs permet de se libérer du filtre polémique au travers duquel on les lit. La complexité des deux pensées fait obstacle à toute opposition brutale. Nous n’avons pas affaire à deux systèmes parfaitement articulés qui viendraient s’entrechoquer. Les propos d’Alain sur l’éducation sont un ensemble originellement épars qui n’a pas vocation à constituer un système. Et les textes de Freinet sont issus d’une démarche tâtonnante qu’on ne peut réduire à une théorie inchangée. D’autre part, la comparaison que nous avons menée n’aboutit pas au seul dénombrement d’incompatibilités. Derrière les fausses oppositions que dessinent souvent les lectures partisanes, des divergences réelles mais complexes apparaissent. Nous en distinguons sept. Aucune de ces divergences ne se résume à une opposition absolue. 1. Tandis qu’Alain propose une pédagogie du détour, Freinet défend l’idée selon laquelle c’est en forgeant qu’on devient forgeron. Toutefois, il arrive que Freinet s’écarte ponctuellement de ce principe général. Il propose alors des détours pédagogiques. 2. Tandis que Freinet veut préparer l’enfant à la coopération communautaire par la coopération communautaire et crée, dans cette perspective, un conseil des élèves et une coopérative, Alain regarde avec beaucoup de méfiance les discussions et les structures communautaires, dans lesquelles il voit un obstacle au développement de la pensée individuelle. Mais le philosophe approuve l’enseignement mutuel, qui implique deux enfants seulement plutôt qu’un groupe, et il fait ponctuellement l’éloge de la collaboration entre élèves.
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3. Alors que Freinet, comme l’ensemble des pédagogues de l’Education Nouvelle, veut s’appuyer sur la spontanéité de l’enfant, Alain considère qu’il est nécessaire d’opposer à cette spontanéité la négativité d’un dressage noble, d’une mécanique humanisante. Cependant, Alain suggère qu’il y a des limites au-delà desquelles la normativité scolaire ne doit pas aller. Il pointe les dangers d’une normativité excessive. Freinet, quant à lui, n’est pas le partisan d’un laisser-faire absolu. 4. Le pédagogue veut proposer des méthodes plus adaptées aux sinuosités de la vie de l’enfant, tandis qu’Alain défend des pratiques inflexibles. Les deux auteurs ont le souci de la singularité individuelle de l’élève. Cependant, tandis que Freinet veut une pédagogie adaptée à chaque personnalité, Alain cherche plutôt à favoriser, par la mécanique, l’affirmation d’une singularité qui est encore invisible et présente seulement en puissance chez l’enfant. 5. Il s’agit pour le maître, chez Alain, de conduire l’élève hors de l’enfance, de l’élever. Au commencement, l’enfant croit que le monde entier obéit à ses caprices, comme le font sa mère ou sa nourrice. Il ignore le principe de nécessité. Il pressent un bonheur plus grand. Il aspire sourdement à se faire homme, à affronter la difficulté. Alain propose de plonger l’enfant dans la géométrie pour le délivrer de son illusion initiale et lui faire découvrir la nécessité. Il s’agit d’opérer un décrochage épistémologique en l’initiant à une nouvelle épistémè sans articuler cette nouvelle étape à la précédente. Alain propose aussi une salle de classe aux murs blancs où l’enfant n’est pas diverti mais tourné vers les difficultés qui doivent l’humaniser. A ce geste de décrochage, de volte-face, s’oppose, chez Freinet, la métaphore du tremplin. Chez Freinet aussi, certes, l’intérêt et les connaissances de l’enfant sont appelées à évoluer, mais chaque étape du développement se fonde sur la précédente et il n’y a pas de divergence radicale entre l’âge adulte et l’enfance. Freinet est attentif à ne jamais déraciner l’enfant, et veut proposer une éducation dont tous les moments s’articulent sans rupture brutale. Cette divergence entre les deux auteurs ne se fige pas en une opposition absolue. Freinet ne prétend pas que le développement de l’enfant se fasse de façon parfaitement linéaire et continue et Alain pointe une part de continuité entre le jeu enfantin et le travail véritable de l’adulte. Le travail scolaire se situe à mi-chemin. Il rejoint le jeu parce qu’il autorise 231
l’erreur et se fonde même parfois sur des exercices ludiques. Il annonce le travail véritable parce qu’il confronte l’enfant à la difficulté et, par là, l’élève. 6. Chez Alain et chez Freinet, les savoirs scolaires sont des moyens. Freinet veut proposer à l’élève des savoirs scolaires qui lui permettent de surmonter les obstacles qu’il rencontre « naturellement » dans sa quête d’expression, de communication, de travail et de coopération. Il veut, par exemple, que l’écriture apparaisse à l’enfant comme un moyen de répondre à son besoin d’expression. Chez Alain, les savoirs scolaires, la géométrie et les humanités, sont présentés comme des clés, qui permettent de comprendre la nature et les hommes. Pour les deux auteurs, les savoirs scolaires sont des instruments, mais ce sont des types d’instrument très différents. Chez Freinet, l’enfant sait assez précisément quelles portes lui ouvrent ces clés que sont les savoirs scolaires, tandis que, chez Alain, l’enfant pressent seulement que ce qu’il apprend va lui ouvrir de nobles horizons. D’autre part, chez Alain les savoirs scolaires ont pour fonction de préparer l’enfant à développer des savoirs qui, eux, ne sont pas fonctionnels. Grâce à la géométrie, l’élève apprend à mener un dialogue intérieur, à ne pas trop se croire, à ne pas se fier à la première idée qui le traverse et qui est l’effet d’une passion, d’un caprice. Il apprend à se faire une représentation objective des choses. Au terme de son apprentissage, les savoirs auxquels il doit accéder ne doivent pas leur valeur à leur fonctionnalité mais à leur adéquation au réel. Au contraire, chez Freinet, les savoirs scolaires comme les savoirs de l’adulte auxquels l’enfant doit accéder doivent leur valeur à leur fonctionnalité. Ce qui fait la richesse d’une idée, c’est ce sur quoi elle ouvre, ce qu’elle permet. Tandis qu’Alain développe une pensée de la représentation, Freinet propose une forme personnelle de pragmatisme. 7. La clôture est plus sensible dans l’école défendue par Alain que dans celle que propose Freinet. Tandis que Freinet veut ouvrir l’école sur son milieu naturel et social et ne pas couper l’enfant de son héritage familial, de la culture populaire dont il est issu, Alain défend une éducation scolaire très différente de l’éducation familiale, largement coupée du monde du travail véritable, de l’univers des apparences et des dernières nouveautés
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de la modernité. Il défend une école qui se fait temple et où le sens moral de l’enfant se forme au contact des modèles purifiés du passé. Cependant, cette école n’est pas radicalement close. Quand Alain défend une école où l’on irait de l’abstrait au concret plutôt que du concret à l’abstrait, il dit s’inspirer des apprentissages du jeune enfant qui se font d’abord dans le cadre familial. L’école Freinet, elle, n’est pas radicalement ouverte. Elle ne laisse pas entrer les plaisirs faciles et les vices urbains. Pour expliquer l’origine des divergences qui séparent Alain et Freinet en matière d’éducation scolaire, quelques facteurs principaux apparaissent. 1. Les conceptions pédagogiques des deux auteurs s’expliquent en partie à la lumière de leurs réflexions politiques. Or, celles-ci sont radicalement divergentes. Ils ne défendent pas une même formation du citoyen parce qu’ils conçoivent la citoyenneté différemment. 2. Alain et Freinet fondent leurs propositions pédagogiques sur des conceptions divergentes de l’enfance. Si Freinet veut faire travailler l’élève dans un atelier de menuiserie ou d’élevage, c’est qu’il pense en particulier répondre ainsi à l’intérêt naturel de l’enfant pour les travaux véritables. Alain conçoit l’enfance différemment. L’école austère qu’il défend doit permettre à l’enfant de satisfaire son désir de s’élever en affrontant la difficulté. 3. Au-delà de la seule conception de l’enfance, Alain et Freinet ne défendent pas la même anthropologie. Alain veut délivrer l’enfant de la tyrannie des passions qui guette tous les hommes et l’affranchir d’une illusion initiale inévitable. Freinet ne cherche pas à lutter ainsi contre des maux incontournables. La nature est bonne. Celui qui a bénéficié d’une éducation « naturelle » n’est pas sans cesse menacé par des dangers intérieurs, l’illusion, la passion, les humeurs… 4. La problématique centrale ne semble pas être la même chez Alain et chez Freinet. Freinet cherche avant tout à répondre à la question du « pourquoi », qui est une question d’élève. Le pédagogue veut que l’enfant voie clairement le sens et l’intérêt du travail scolaire auquel il se consacre. C’est dans cette perspective que de nombreuses techniques Freinet prennent sens. Quand il travaille au journal de classe, à la correspondance scolaire, à 233
des textes libres ou dans des ateliers techniques, l’élève répond à des besoins qu’il ressent. La tâche trouve un sens et un intérêt à ses yeux. La question du « comment » est moins approfondie. Elle est largement absorbée par la question du « pourquoi ». Si l’on répond bien à la question du « pourquoi », si l’enfant se consacre à des travaux qui l’intéressent dans une situation « naturelle » dont il perçoit le sens et la valeur, il apprendra en tâtonnant, dit Freinet. Si on laisse la « vie » faire, les apprentissages se dérouleront « naturellement ». Il n’est pas nécessaire d’élaborer des techniques artificielles complexes. Elles ne pourraient que faire obstacle à la dynamique « vitale ». Chez Alain, au contraire, la question du « comment » paraît première. C’est une question de professeur plutôt qu’une question d’élève. Le philosophe dessine pour l’enfant un parcours complexe, qui doit le libérer de la superstition, de la passion, des caprices… C’est dans cette perspective qu’Alain propose des détours, des exercices, des travaux parfois mécaniques, un passage par l’abstraction… La question du « pourquoi » est plus rapidement abordée. Elle semble absorbée par la question du « comment ». Si l’on répond bien à la question du « comment », si l’on propose à l’enfant des travaux difficiles qui l’élèvent, on satisfera son désir profond de sortir de l’enfance et l’on répondra ainsi à la question du « pourquoi ». C’est quand elle devient première que la question du « pourquoi » est dangereuse. On veut alors que l’enfant voie clairement le sens et l’intérêt de ce qu’il fait et on ne peut plus lui proposer de détours loin de la vie immédiate et concrète. Or, ces détours dont l’enfant ne perçoit que très vaguement la valeur sont indispensables pour répondre à la question du « comment ». 5. Si les problématiques centrales ne sont pas les mêmes, sans doute est-ce en grande partie parce qu’Alain et Freinet ne se fondent pas sur une même indignation fondatrice. Freinet semble avant tout vouloir délivrer l’enfant d’une école carcérale qui étouffe l’élan vital en proposant une « scolastique » vide de sens. Alain dénonce plutôt une pédagogie qui est abêtissante parce qu’elle procède mal, parce qu’elle ignore la nécessité d’un dressage noble, d’un détour par l’abstraction… Ces divergences, nous l’avons dit, s’accompagnent de convergences. Au terme des différentes analyses que nous avons proposées, Il apparaît que 234
les ressemblances et les dissemblances s’articulent essentiellement de cinq façons différentes. 1. Quand Alain et Freinet se rejoignent, c’est parfois parce qu’Alain s’écarte de certaines de ses thèses habituelles. La ligne pédagogique dessinée par Alain ondule. Sa réflexion sur l’éducation s’est développée pendant une trentaine d’année. Elle a connu des modulations. Cette singularité suffit à libérer Alain de nombreuses lectures très tranchées de son œuvre qui nourrissent bien souvent aujourd’hui la controverse française sur l’école. Lorsqu’il défend une certaine forme de « pédagogie de projet », lorsqu’il fait l’éloge du travail accompli par les groupes d’écoliers, lorsqu’il souligne les dangers d’une normativité scolaire trop pesante, lorsqu’il semble approuver certaines formes de self-government, Alain s’écarte des conceptions qu’il défend le plus souvent. Nous ne cherchons pas à pointer des failles dans la pensée du philosophe. Il s’agit seulement de demeurer attentif à la complexité de sa pensée. C’est une perspective ouverte par la démarche comparative que nous avons proposée. 2. Alain et Freinet se rejoignent parfois pour désigner un même adversaire auquel ils opposent des argumentations et des conceptions très différentes. Ainsi, Alain et Freinet s’opposent à la pédagogie du jeu et, généralement, à la technique du cours magistral, mais ils ne fondent pas leur condamnation sur un même discours. 3. Alain et Freinet partagent, en partie, un même imaginaire. Ils défendent la figure du maître sage et rustique plutôt que les approches scientifiques de la pédagogie. Ils parlent d’une classe « atelier ». Cette ressemblance s’explique sans doute partiellement par ce qu’il y a de commun entre les deux biographies. L’un et l’autre sont issus d’un monde rural qui les a profondément marqués. C’est de là sans doute qu’ils tirent les différentes références à la rusticité et à l’artisanat qui leur sont chères. 4. Les deux auteurs ont une même préoccupation en commun, qui les conduit à des conclusions très différentes, parce qu’ils ne l’abordent pas avec une même grille de lecture. Ils ont tous les deux le souci de la singularité de chaque enfant. Mais Alain voit toujours d’abord l’enfant comme inachevé. Le caractère ne peut s’affirmer selon lui qu’au cours de l’éducation. Au contraire, Freinet veut s’adapter à des singularités déjà présentes chez l’enfant. 235
5. Enfin, et c’est le cas le plus fréquent, Alain et Freinet abordent souvent les mêmes thèmes sous des angles différents sans que cette divergence aboutisse à des discours radicalement contradictoires. Nous n’avons pas affaire à une opposition radicale entre deux discours dont l’un défendrait l’ouverture de l’école, l’identité entre l’enfant et l’adulte et des savoirs scolaires instrumentaux, tandis que l’autre défendrait une école absolument close, des savoirs scolaires qui seraient des fins plutôt que des moyens et une absolue discontinuité entre l’enfance et l’âge adulte. Des divergences parfois profondes séparent les conceptions d’Alain et celles de Freinet en matière scolaire. Cependant, quand Alain désigne ses adversaires, ce n’est pas à Freinet qu’il fait référence, ni même, le plus souvent, à l’Education Nouvelle, contrairement à ce que certains commentateurs ont déclaré ou suggéré. Certes, Alain critique parfois les jardins d’enfants influencés par l’esprit de l’Education Nouvelle. Mais ses principales cibles sont ailleurs. Ce sont la « science de l’éducation » et l’influence de la sociologie durkheimienne. Il leur oppose une pédagogie qui nous semble inspirée de l’enseignement secondaire qu’il a connu en tant qu’élève et dont il a fait un éloge très explicite. Ce sont là certaines des spécificités de la réflexion d’Alain sur l’école que la méthode comparatiste nous a conduits à souligner. La pédagogie Freinet et la ligne défendue par Alain sont loin d’être entièrement conciliables. Les divergences qui les séparent méritent notre attention. Elles nous avertissent que l’on ne peut espérer un modèle pédagogique consensuel qui respecterait indifféremment les deux héritages. Elles conduisent, en outre, à une problématisation des pratiques pédagogiques défendues dans chacun des deux discours. Cependant, parce que ces divergences ne se figent jamais en une opposition absolue, il apparaît qu’un malentendu historique pèse sur le débat français. On cherche bien souvent à fonder des discours polémiques en attribuant à Alain et à Freinet des rôles et des masques qui trahissent la complexité de leurs discours. L’histoire de l’école primaire française est souvent oubliée dans les débats récents sur la question scolaire (BLAIS, GAUCHET, OTTAVI, 2003 ; FABRE, 2002). Cette histoire est recouverte de légendes, comme celle qui accompagne la personne de Jules Ferry (LELIEVRE, 1999) ou 236
celle qui masque la réalité des thèses défendues dans le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson (DENIS et KAHN, 2006). Il apparaît que le voile qui recouvre les propos sur l’éducation d’Alain n’est pas moins trompeur. Le philosophe invitait ses élèves et ses lecteurs à se méfier des résumés. Il les encourageait à préférer la lecture attentive des grandes œuvres elles-mêmes. Sans doute est-ce là un conseil qui n’a pas perdu son actualité. La controverse française sur l’école gagnerait à s’appuyer sur un examen détaillé des œuvres emblématiques que l’on attaque ou que l’on défend. C’est dans cette perspective que nous voudrions inscrire notre contribution. Il s’agit d’échapper aux seuls discours polémiques et aux analyses binaires, qui, en masquant la complexité des discours sur l’école, conduisent les débats à des impasses et figent la scène publique dans une théâtralité outrée.
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Pédagogie : crises, mémoires, repères Collection dirigée par Loïc Chalmel, Michel Fabre, Jean Houssaye et Michel Soëtard La collection « Pédagogie : crises, mémoires, repères » répond à un triple objectif : 1 - Elle se propose de soumettre à la réflexion théorique les problématiques et les situations de crise qui agitent le monde pédagogique. 2 - Elle vise à vivifier les mémoires historiques capables d’éclairer le pédagogue pour l’action présente. 3 - Elle entreprend de décrypter les repères philosophiques, éthiques, politiques qui portent le pédagogue en avant des réalités. Déjà parus BILLOUET Pierre, L’éducation scripturale. De la plume au clavier, 2010. JANNER-RAIMONDI Martine, Surgissements démocratiques à l’école primaire. Analyse de conseils d’élèves, 2010. TROUVE Alain, Penser l’élémentaire. La fin du savoir élémentaire à l’école ?, 2010. BILLOUET Pierre (coord.), Figures de la magistralité. Maître, élève et culture, 2009. CHARBONNIER Sébastien, Deleuze pédagogue. La fonction transcendantale de l’apprentissage et du problème, 2009.
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{1} Jacques Muglioni (1996) oppose très radicalement la pensée d’Alain aux propositions des « pédagogues ». Tout en faisant l’éloge de la philosophie de l’éducation d’Alain, il écrit (MUGLIONI, 1996, p.27) que « tous les détours imaginés par les pédagogues pour fortifier l’enseignement ont toujours pour résultat d’occulter l’enseignement en tant qu’il témoigne de la capacité d’apprendre encore soi-même. » A nouveau le discours d’Alain est opposé à celui des « pédagogues », sans qu’il soit dit clairement dans cet article qui sont précisément « les pédagogues » et sans qu’aucune distinction ne soit faite parmi eux. Michelle Noisilier-Ogor (1996, p.49) oppose la philosophie de l’éducation d’Alain aux « (…) nouvelles philosophies de l’éducation qui sont à l’origine de la pédagogie actuelle (…) ». Il ne s’agit plus de la « pédagogie » en général, mais d’une « pédagogie actuelle » et de « nouvelles philosophies de l’éducation » qu’il est difficile d’identifier précisément. {2} Sans doute Michelle Noisilier-Ogor (1996, p.49) fait-elle allusion, en particulier, à l’Education Nouvelle quand elle parle des « nouvelles philosophies de l’éducation ». La « pédagogie actuelle », qui en est l’héritière selon elle, est probablement un ensemble vague qui réunit à la fois la pédagogie non-directive, la pédagogie institutionnelle, la pédagogie par objectifs, la pédagogie différenciée… C’est aussi à l’Education Nouvelle, en particulier, qu’Yves Lorvellec fait référence quand il nomme certains représentants de « la pédagogie » : Montessori et Freinet (LORVELLEC, 2001, p.8). Jacques Muglioni condamne le « (…) spontanéisme et l’autogestion (…) » (MUGLIONI, 1993). Il désigne ainsi un ensemble assez large et songe sans doute à des pratiques plus ou moins influencées par l’héritage de Cousinet, de Dewey, de Freinet… La plupart des « néo-républicains » proposent une critique radicale de l’idée d’école ouverte sur la vie, et ils s’appuient souvent, dans cette perspective, sur l’héritage de la pensée d’Alain (DENIS et KAHN, 2006). A nouveau, la pédagogie Freinet semble correspondre vaguement au repoussoir que pointent ces discours « néo-républicains ».
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{3} Denis Kambouchner (2000) a utilisé la formule « une école contre l’autre » dans un contexte qui est voisin sans être identique. Il voulait désigner ainsi le combat d’idées qu’il menait pour une certaine école républicaine contre les conceptions de Philippe Meirieu. Ce combat s’apparente bien au mouvement « néo-républicain », mais il n’est pas de ceux que nous voulons interroger ici. Contrairement à tant d’autres, Denis Kamnbouchner pointe clairement son adversaire (Philippe Meirieu), étudie son œuvre et l’analyse dans le détail. Ce n’est donc pas essentiellement à Freinet qu’il s’attaque et ce n’est pas en s’appuyant sur l’héritage alinien qu’il construit son argumentation. En reprenant une formule à Denis Kambouchner, nous ne prétendons donc pas nous inscrire exactement dans le même débat que lui. {4} Nous analyserons plus loin l’objection et la réponse que lui oppose Célestin Freinet. Nous voulons seulement ici établir une cartographie des traces de la présence d’Alain chez Freinet et pointer les différentes formes que prend cette présence. {5} Freinet a été arrêté comme communiste le 20 mars 1940, sur ordre du préfet des Alpes-Maritimes. Il est enfermé au « Camp surveillé » de StMaximin dans le Var. {6} Note d’Elise Freinet : « Alain : Histoire de mes idées : chap. : Foi, p.156 » {7} Au début des années 1930, Freinet est au cœur d’une polémique nationale. Accusé de propager un esprit révolutionnaire dans ses classes, attaqué avec virulence par l’Action Française, en particulier, il doit quitter son poste de Saint-Paul de Vence. {8} Cette loi fonde officiellement l’enseignement secondaire pour les filles le 21 décembre 1880. {9} Plus tard, au moment où Alain prend sa retraite, il semble qu’on lui propose un autre poste de professeur de pédagogie, à la Sorbonne cette fois.
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Nous reproduisons en annexe le récit qu’a fait Alain de cet épisode obscur. (ALAIN, 1947). {10} A partir de 1909, Marie Salomon, épouse de Charles Salomon et nièce de Mathilde Salomon, est sous-directrice de l’établissement. Elle en deviendra la directrice en 1939. L’amitié d’Alain pour Charles Salomon s’étend rapidement à sa femme et se concentre bientôt sur celle-ci. Une correspondance importante en témoigne. {11} Alain ne parle pas d’« Education Nouvelle » mais nous pointons dans ses propos des références à certaines pratiques qui ont été promues par le mouvement de l’Education Nouvelle. {12} Par exemple, une série de propos consacrés au thème de l’éducation familiale succède, à partir du propos VII, à une première série centrée sur la question de l’intérêt. {13} Il resterait à montrer que cette influence est véritablement « considérable ». {14} Contrairement à ce que le terme « prolétaire » laisse d’abord supposer. {15} Nous reviendrons plus loin sur le détail de cette critique, dans le chapitre intitulé « Action et représentation ». {16} L’absence de la notion de représentation et le behaviorisme de Freinet sont analysés de façon plus approfondie ans le chapitre « Action et représentation ». {17} C’est à Raymond Aron que nous devons cette idée. Dans son analyse critique de l’œuvre de philosophie politique d’Alain, il pointe cette distinction implicite entre résistance spirituelle et obéissance matérielle (ARON, 1952). {18} Ce Léviathan est tout différent de celui que l’on rencontre chez Hobbes. Il ne s’agit pas d’un Etat qui garantirait chacun de la guerre de tous 256
contre tous. {19} C’est à Platon qu’Alain reprend l’image du gros animal. Dans La République (PLATON, 2004), la multitude est comparée à un gros animal dont il importe de ne pas adopter les opinions. {20} Nous présenterons plus loin précisément ce dressage noble du corps défendu par Alain, dans le chapitre intitulé « vie et mécanique ». {21} Michel Fabre (2002) utilise cette distinction, héritée de Gilbert Durand (1969), pour opposer l’argumentation « néo-républicaine » et celle des « pédagogues ». Chez Gilbert Durand, les régimes nocturnes s’opposent à l’imaginaire diurne, en ce qu’ils ne suscitent pas un souci de la disctinction, de la rupture, de la différenciation nette. {22} Il s’agit d’un monde purifié où l’homme apparaît délivré de ce qui le rattache à une époque spécifique, à une situation singulière… Comme les jésuites analysés par Emile Durkheim (1999), Alain veut donner à voir aux élèves des modèles humains généraux, coupés de leur fort enracinement historique. {23} Alain considère que l’enseignement des langues anciennes a une plus grande valeur pour les petites classes que l’enseignement des langues que l’on appelle aujourd’hui « vivantes ». Shakespeare n’est pas moins intéressant qu’Homère, mais, quand on apprend l’anglais, on cherche naturellement à imiter un accent, une façon de parler. Le modèle est trop proche. Les langues anciennes permettent de se concentrer plutôt sur le sens des mots, sur la pensée présente dans les textes, sans « singeries » (ALAIN, 1986, LXVII ; PASCAL G., 1969, p.78). {24} ALAIN, 1986, LXXVII. {25} Rappelons, en outre, que, chez Freinet, l’imaginaire rural se double d’un imaginaire moderniste, comme l’a souligné Alain Vergnioux (2005). Freinet attend du maître qu’il manifeste une sagesse rustique. Il se réfère au monde artisanal ancestral. Mais, dans le même temps, il est toujours à 257
l’affût des nouveautés. Il veut proposer une école adaptée à son époque. Cet esprit moderniste est tout à fait absent de l’argumentation d’Alain. {26} Alain l’invite à s’instruire aux sources (ALAIN, 1986, XXXIII).
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