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French Pages [189] Year 2011
ABRAHAM, MOÏSE ET LA STèLE D’ISRAËL Roman historique et philosophique
Gérard Huber
ABRAHAM, MOÏSE ET LA STèLE D’ISRAËL Roman historique et philosophique
© L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-56324-7 EAN : 9782296563247
LE CONCEPT DE « POSTMONOTHÉISME » Théismes, athéismes et au-delà
L’objet de ce livre m’est venu à l’idée, lorsque j’écrivais la biographie de Freud1. Le fait que, dépassant son adhésion à la théorie évolutionniste en explorant la face inconnue du darwinisme, c’est-à-dire les lois qui gouvernent l’évolution des individus et pas seulement des populations, Freud ait tout de même souligné sa dette envers la lecture précoce de la Bible, m’a conduit à me demander s’il avait vraiment été ce « Juif sans dieu » dont parlait Peter Gay, ou même ce que l’on entend couramment par « Juif athée ». Je me suis alors rendu compte que ces deux définitions dénaturaient le nouveau regard qu’il avait porté sur Dieu comme enjeu pour la science et pour la religion. Dans sa lettre à Thornton Wilder (1897-1975), un écrivain américain qu’il apprécie, n’écrit-il pas, en date du 13 octobre 1935, soit à l’âge de 79 ans : « J’aime Dieu… Ces dernières semaines, j’ai trouvé une formulation pour la religion… Jusqu’alors, j’ai dit que la religion était une illusion ; désormais, je dis qu’elle a une vérité, une vérité historique ».2 Freud découvre l’amour intellectuel d’un Dieu témoin passé de l’être, actuel, selon Spinoza, obsolète, selon Nietzsche. L’être, le dieu, l’homme. Mais, lui, il ose le Moi. La religion qui parle au nom de Dieu est un témoignage d’événements historiques qui se sont réellement déroulés et que, sous l’emprise de l’ignorance ou de l’immaturité intellectuelle et affective, le sentiment religieux a interprétés et modifiés. Il faut prendre les textes religieux au sérieux, si l’on veut accéder à ces 1 2
Si c’était Freud, Les Éditions du bord de l’eau, 2009. In Chronique la plus brève, op.cit., p. 191.
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événements, car ils résultent d’impressions issues de la réalité passée. Il est possible de remonter jusqu’aux événements réels d’où ils tirent leur origine laquelle n’est pas divine. De ce fait, un credo religieux n’est pas une pure illusion, voire un délire, comme il l’a écrit dans L’avenir d’une illusion et Malaise dans la culture, mais une vérité historique3. Qu’en est-il de la vérité historique de Dieu ? Telle est la question qui, aujourd’hui, structure la pensée qui fait s’entrecroiser la science et la religion. Soixante-douze ans après la mort de Freud, les positions sont les suivantes : -
Il y a ceux qui optent pour la stratégie de l’ignorance, appelée « créationnisme » laquelle, reposant sur la superstition (au sens de Spinoza), refuse systématiquement de tenir compte des résultats issus de la théorie darwinienne de l’évolutionnisme.
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Il y a ceux qui optent pour la stratégie de la connaissance, mais qui, lorsqu’ils l’élaborent, s’en tiennent à la théorie de l’Évolution darwinienne, certes revue et actualisée, mais sans jamais tenir compte de l’apport de la théorie freudienne de l’Inconscient et du Refoulement. À titre d’exemple, je citerai la doctrine de l’ « Évolution théiste » (« Theistic Evolution ») dont Francis Collins, est l’auteur le plus accompli. Il écrit :
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Pour une étude détaillée de la référence, lire mon livre Si c’était Freud, op.cit.
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« L’Évolution pourrait apparaître comme conduite par le hasard, mais du point de vue de Dieu, tout ce qui arrive est entièrement déterminé » (« Evolution could appear to us driven by chance, but from God's perspective the outcome would be entirely specified »)4. Cette théorie n’est, d’ailleurs, pas sans rappeler celle du père et paléontologue Teilhard de Chardin (18811955). -
Il y a ceux qui, tenant compte des découvertes de Darwin, des néo-darwiniens et de Freud, notamment à propos de l’émergence du psychisme et de l’élaboration des concepts - dont celui de Dieu - qui sont issus de son activité affective et intellectuelle, en tirent toutes les conséquences, parmi lesquelles le fait de ne plus pouvoir se contenter de substituer ce concept à celui d’Inconnu et d’Inexpliqué.
À quoi j’ajoute une dimension que, malgré sa découverte de l’existence d’une pulsion humaine de mort, pendant la Première guerre mondiale, Freud n’a jamais explicitée : la mort du Dieu providentiel. Un des aspects les plus étranges du paradoxe de la théorie de « l’évolution théiste » est qu’elle ne tient aucun compte du désastre que le concept historique du dieu providentiel a connu, depuis les grands massacres de masses accomplis par des « hommes de culture ». La présence de Dieu dans l’histoire5 comme observateur éploré ou sadique des 4
In The language of God, Simon & Schuster Ltd, 2006, p.205. Collins est l’actuel Directeur Général du NIH (l’Institut National de la Santé des États-Unis) http://home.planet.nl/~gkorthof/korthof83.htm. 5 Je renvoie ici au titre du livre d’Emil Fackenheim, (op.cit.)
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massacres commis exclusivement par l’être humain et qu’il se garde bien d’empêcher se poursuit inentamée dans la théorie de la connaissance de l’univers, en ce que Dieu y est cet observateur irresponsable ou rusé des progrès et régressions dont l’être humain fait preuve au cours de son activité scientifique et thérapeutique. Il y a tout lieu de penser que la théorie de « l’Évolution théiste » est une rationalisation du deuil du Dieu providentiel, et la question se pose de savoir pourquoi Collins en a besoin pour progresser dans la connaissance scientifique et, par exemple, pourquoi cette croyance est aussi une condition sine qua non de la mise au point, aux Etats-Unis, d’un système de soins égalitaire. Car nul ne peut ignorer que, fondé ou infondé, juste ou faux, le concept historique de Dieu joue un rôle essentiel dans les affaires du monde. Et si c’était ce que Freud entendait par « vérité historique de Dieu » ? Remarquons qu’il n’est pas besoin d’être psychanalyste pour constater et affirmer que non seulement le monde est entré dans l’ère de la vérité plurielle de Dieu – en témoigne le foisonnement des croyances religieuses -, mais que, quoi qu’on en ait, cette vérité est devenue relativiste. J’en veux pour preuve l’argument par lequel Hans Jonas6, suivi en cela par Catherine Chalier, soutient que l’on ne peut plus penser Dieu sans le concevoir comme « Dieu sans puissance » : « L’effort de transposition conceptuelle…implique enfin de penser un Dieu anxieux du sort de tout ce qui existe, mais qui par l’acte de créer, s’est privé lui-même de la 6
Le concept de Dieu après Auschwitz, Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 1994.
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possibilité d’intervenir. Il ne ressemble pas à un sorcier prêt à agir lorsque le péril menace puisqu’il a remis cette tâche aux hommes et court même le danger d’oubli, de mépris et de violence. Dès lors, contrairement à ce que l’appellation de Tout-Puissant laisse supposer, l’omnipotence n’appartient pas à ce Dieu, mais bien l’humilité et l’impuissance »7. Plutôt que de penser, avec les prophètes, que Dieu veut le mal qui se fait, quand il se fait, Jonas et Chalier affirment que Dieu ne le veut pas, mais qu’il s’est lui-même privé de tout moyen de l’empêcher de se réaliser. La raison en serait que la liberté de l’homme est intrinsèquement comprise dans l’être de Dieu. Affirmer l’existence de Dieu et affirmer celle de la liberté de l’homme seraient une seule et même chose. L’une ne pourrait pas avoir lieu sans l’autre. Dieu aurait même été obligé d’introduire sa négation et celle de l’être humain dans le champ des possibles de l’être humain. Voilà à quels retournements conduit la volonté de maintenir à tout prix le concept historique de Dieu8. 7
Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 1994, p. 55-6. Richard L.Rubenstein décrit un autre retournement destiné à sauver l’emprise de Dieu sur l’histoire, celui du Rabbi Elchonon Wassermann de Baranovitch (1875-1941) qui a interprété le déchaînement nazi comme étant la conséquence de trois « fléaux » du judaïsme : le nationalisme séculier, l’assimilation en particulier sous la forme du judaïsme réformé et le mépris de la Thora se manifestant, à son sens, dans la science du judaïsme. Il voit dans le triomphe du nazisme un accomplissement du projet de Dieu » (in « Alliance et divinité. L’holocauste et la problématique de la foi », in Penser Auschwitz, Pardès, 9-10/1989, p. 96-97). Ce jugement a été corroboré par Ignaz Maybaum qui, dans son livre The Face of God After Auschwitz (1966), soutient sans réserve que Dieu continue à intervenir dans l’histoire, et particulièrement dans celle du peuple juif, le peuple élu, la Shoah ayant été une de ses interventions majeures, comparable à celle de la crucifixion de Jésus. 8
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Avant même que ces retournements aient été formulés, Emmanuel Levinas avait mis en garde contre l’obstination avec laquelle Dieu était pensé comme contenu conceptuel de la philosophie ou comme contenu événementiel de la foi. Dans « Dieu et la philosophie »9, il doute « De l’opposition formelle établie par Yehouda Halévi et reprise par Pascal, entre le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, invoqué sans philosophie dans la foi, d’une part, et le dieu des philosophes (avec ou sans foi/GH), d’autre part ». Il doute que cette opposition constitue une alternative. Car, vouloir la constituer en alternative, c’est, que l’on se place du point de vue de la philosophie ou de la foi, nécessairement attribuer à Dieu la responsabilité du monde tel qu’il est. Levinas ne connaissait sûrement pas la théorie freudienne de la vérité historique de la religion, mais il est certain qu’il ne pouvait abstraire la foi de l’histoire. Ce qu’il a donc voulu sauver, c’est l’idée de Dieu, malgré le concept et la foi. Cette double rupture, chez Jonas / Chalier et Levinas, avec le concept prophétique de Dieu nous invite d’ores et déjà à relire la Bible de manière non biblique et à penser la possibilité du concept d’un Dieu non biblique. Mais, compte tenu de la vérité historique de la mise en doute de l’être de Dieu, au sens où, s’il existe un « être de Dieu », il ne peut qu’être historique, il serait plus juste de nous demander s’il ne s’agit pas aussi d’une invitation à lire la
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In De Dieu qui vient à l’idée, II – L’idée de Dieu, Paris, Vrin, 1982, pp. 93 et sq.
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Bible de manière postbiblique et à penser la possibilité du concept d’un Dieu post-monothéiste10. En effet, d’une part, le concept d’un Dieu qui, parce qu’impuissant, ne peut empêcher le mal, n’est pas compatible avec le mythe de la montée d’Abraham et d’Isaac sur le Mont Moriah. Je rappelle la lecture que j’en ai donnée dans Ce quelque chose de juif qui résiste11, ainsi que dans « Le judaïsme à la question »12 : si Dieu ne peut empêcher le mal de venir à l’idée d’Abraham, il l’empêche bel et bien de se réaliser. Le Dieu biblique a donc tout pouvoir sur le bien et sur le mal, ainsi que sur la liberté de l’être humain, et c’est ce qui rend fondateur le mythe. Rachi l’a d’ailleurs bien compris, lui qui, pour maintenir la cohérence d’un Dieu tout-puissant, mais bon, affirme tout à la fois que Dieu n’a jamais demandé à Abraham d’exterminer son fils et qu’il n’a jamais créé l’homme totalement libre, jusqu’au point d’exterminer sa lignée. Et c’est pour éviter d’admettre que Dieu ait voulu 10
Par là, je ne prétends nullement abolir « l’idée de Dieu, comme signifiant, selon Levinas (GH), le non-contenu, par excellence » (in « Transcendance et Intelligibilité », op.cit, p. 105), en lui substituant l’idée d’un contenu post-monothéiste. Mais, Dieu étant, chez Levinas, l’acte indéfini du penser qui ne peut résulter de lui-même, mais seulement de l’idée d’Infini en nous, force est de constater que cette idée de Dieu n’a finalement plus rien à nous dire sur son rapport avec le monde. Étrange réponse aporétique qui veut que l’intelligibilité de la transcendance n’étant pas ontologique, mais étant « l’un-pourl’autre éthique » (p. 125), Dieu n’en continue pas moins de se révéler au-delà de l’être, par le fait même qu’il est muet sur le monde. Le primat de l’éthique sur l’ontologie culmine ici sur la dissolution de l’ontologie et de l’histoire. Pour en parler, pour écrire sur le monde, l’homme ne pourra donc que s’en remettre à lui-même comme athée éthique (voir Totalité et Infini, Martinus Nijhoff, The Hague, 1974). 11 Le Bord de l’Eau, 2008. 12 In Perspectives, revue de l’Université Hébraïque de Jérusalem, « Le Retour de la Question Juive », n°16. 2009.
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l’extermination des Juifs, puisqu’il ne l’a pas empêchée, qu’au lendemain de la Shoah, on en vient à penser Dieu comme un être impuissant d’avoir créé l’homme libre. Par crainte de sacraliser la Shoah, le judaïsme ne sait répondre autrement qu’en ôtant à Dieu tout ce qui fait sa spécificité biblique. Si le concept de Dieu a encore un sens, ce ne peut donc être que dans une problématique non-biblique. Mais, il faut aussi se demander si cette dualité divine – un Dieu tout-puissant qui empêche le mal, un Dieu qui rend nécessaire le mal parce qu’il ne peut être qu’impuissant– n’invite pas à concevoir un Dieu de manière nonmonothéiste. En effet, deux dieux, voilà qui porte atteinte au monothéisme. S’agit-il pour autant de polythéisme, de paganisme ? Je ne le crois pas. Ce serait justement refuser de tenir compte de la vérité historique de Dieu et notamment de l’héritage monothéiste aujourd’hui divisé, en crise profonde, comme l’écrit Emmanuel Levinas13, dont il est issu. En effet, ce concept ne s’en réfèrerait pas moins à la conception biblique des rapports entre l’Un et le Multiple : L’unité divine contiendrait la pluralité biblique des « Élohim ». Mais, la tentation du retour vers cette conception ne rend nullement compte ni de la vérité historique actuelle de Dieu ni de la structuration psychique qui la rendrait aujourd’hui nécessaire (cette structuration étant subie plutôt que maîtrisée). Il s’agit donc bien d’une conception post-monothéiste de Dieu. Et c’est dans ce contexte qu’une lecture postmonothéiste de la Bible hébraïque devient possible.
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L’au-delà du verset, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982, p. 129.
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Dans Après Auschwitz et dans L’imagination religieuse, le Rabbin Richard L. Rubenstein s’est risqué à une lecture postbiblique et post-monothéiste de la Bible. Il affirme s’être vu contraint de rejeter la croyance en un « Dieu maître de l’histoire ». Mais son travail de deuil ayant été inachevé, comme s’il relevait du deuil impossible, il a fini par conclure que le judaïsme est devenu un paganisme et que le paganisme juif représente l’option religieuse la plus valable pour le Juif contemporain. Il a donc évité la conversion en inventant une nouvelle religion à laquelle il s’est converti et dont il est le seul sectateur. La clef de l’inachèvement de son travail de deuil tient au sentiment inconscient de culpabilité qui le pousse à introduire un cheval de Troie - le paganisme - dans le judaïsme par crainte de s’expulser lui-même du judaïsme (se convertir. Mais à quoi ?). Faire évoluer le judaïsme de l’intérieur, par une connaissance qui ne lui est pas qu’intérieure, mais aussi extérieure, ne lui vient pas à l’idée. Le deuil qu’il nous invite à faire est celui de l’imagination religieuse, c’est-à-dire de l’effet cathartique de cette Aggadah qui redonnait du sens à ce qui apparaissait comme n’en ayant pas, absurde, donc, ou hostile. La Aggadah peut, en effet, être considérée comme le meilleur moyen de défense d’un Juif qui, observant l’histoire, pouvait en arriver, sans elle, à être en guerre avec lui-même. Or, la déconstruction psychanalytique du discours de la Aggadah, laquelle, par ailleurs, est une illustration remarquable de tous les mécanismes psychiques inconscients qui, selon Freud, sont à l’œuvre chez l’individu et dans le groupe, rend impossible d’y souscrire à nouveau autrement que de manière culturelle. Pour autant, l’honnêteté intellectuelle de celui qui en fait le deuil, plutôt que de se mentir à luimême, n’a rien à voir avec son adhésion au paganisme. « Désaggadaïsée », l’histoire du peuple juif a-t-elle un sens ? Voilà une bonne question. Mais, à supposer que 15
oui, ce sens ne s’identifie nullement à la révélation d’un néo-paganisme sur le devant d’une scène dont les coulisses auraient été nettoyées, parce qu’obsolètes. Paganisme, c’est-à-dire non-monothéisme ne signifie pas post-monothéisme. Un paganisme post-monothéiste, voilà qui n’a pas de sens, car l’affirmation d’une vie de l’esprit postérieure au monothéisme entraîne avec elle celle d’une vie de l’esprit postérieure au paganisme aussi. Le monothéisme aurait pu s’émanciper de lui-même autrement que sous la pression du paganisme triomphant, mais, s’il n’en a rien été, le triomphe du paganisme et sa propre évolution en post-paganisme ne contiennent pas pour autant le post-monothéisme, c’est-à-dire l’autotransformation psychanalytique du monothéisme. Il s’agit d’une autre vie de l’esprit. La limite de l’argumentation de Rubenstein tient dans une contradiction entre son refus d’affirmer que Dieu est mort14 et sa volonté de le maintenir comme un Dieu du néant. Au demeurant, n’ayant jamais cherché à surmonter cette contradiction, il en est venu, vingt ans après avoir écrit L’imagination religieuse, et dans une grille de lecture freudienne qui met en relief l’intrication d’Eros et de Thanatos, grille de lecture dont il avait jadis récusé la pertinence, à redonner du sens au cosmos et à Dieu avec15. Il reconnaît même que ce n’est pas de paganisme lequel est d’ailleurs passé au second plan de son approche de Dieu mais de sécularisme qu’il aurait dû parler. Il avait donc oublié que la vérité est fille du temps. Mais, victime 14
In « Alliance et divinité. L’holocauste et la problématique de la foi », op.cit., p. 108. 15 C’est comme un clin d’œil adressé à l’itinéraire de Jean-Paul Sartre dont il avait jadis vanté la passion de l’absurde, quelques années avant que ce même Sartre n’en vienne, sous l’influence de Benny Lévy, à reconsidérer totalement cette philosophie de l’absurde.
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de la même tendance au retournement que Jonas et Chalier, il en est venu à concevoir un Dieu qui ne privilégie plus la transcendance, mais l’immanence, ce qui, il faut le dire, et quoi qu’il veuille encore dire (p. 115), n’a plus rien à voir avec un Dieu du néant, mais tout à voir avec un Dieu du quelque chose, voire du Tout. Pour autant, ce Dieu du mysticisme, comme il l’appelle, ou du « panthéisme dialectique » qu’il veut hégélien, donc, plutôt que spinoziste (Spinoza est le grand absent de sa réflexion) (p.112) retrouve sa capacité de faire le bien et le mal, même si c’est en dehors de tout système culpabilisateur, bref son être prophétique et biblique. Mais, outre que Rubenstein n’a pas un mot sur la nécessité de réinterpréter le mythe de la montée d’Abraham et d’Isaac sur le Mont Moriah dans un sens qui exclut la demande divine de sacrifice, il apparaît clairement que la raison de ce retournement est la suivante : nous ne savons pas si Dieu est mort, mais, comme sans l’idée d’un Dieu qui établit une alliance avec l’homme, il n’y a pas d’univers d’obligation morale qui transcende les différences humaines (p.114), Dieu est une nécessité de la pensée. Dieu ou la guerre civile. Dieu ou la barbarie. On sait ce que la barbarie au nom de Dieu est pourtant capable de nous dire sur cette nécessité. Rubenstein conclut sa réflexion sur la « perte de signification » qui était intervenue à notre époque et dont Jean-Paul Sartre s’était voulu le héros16. Mais, il ne se rend pas compte qu’à l’époque, Sartre n’avait pas tiré le moindre enseignement du massacre des Juifs. Il n’a d’ailleurs jamais rien écrit sur l’Extermination. Depuis, le désespoir d’un Élie Wiesel devant le fait que la prise de conscience de la destruction des Juifs d’Europe n’a même pas permis à la conscience d’avoir un sursaut a fait 16
Paris, Gallimard, 1971, p. 311.
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apparaître cette « perte » comme un rapport négatif à la signification. La « condition post-nazie » est, en effet, caractérisée par l’idée que la négativité est la seule vérité de l’être. En quoi le concept de « post-monothéisme » peut-il nous être utile ? La question mérite d’être posée, parce que, s’il s’impose, ce ne peut être qu’en tant qu’il nous permet de penser l’actualité de notre rapport à l’unité de monde à partir des processus internes au monothéisme, mais aussi vis-à-vis de tous les domaines de la pensée qui se développent sans se référer en aucune manière au monothéisme. * Peut-être est-ce parce qu’il avait anticipé cette ère « postmonothéiste » que Freud a pris la décision de se faire enterrer sans récit du Kaddish sur sa tombe, par qui que ce soit, et d’être incinéré. J’en suis venu à penser que la dernière image qu’il voulait donner de lui était celle d’un homme qui était mort dans le deuil de dieu. Freud avait dépassé le projet de bâtir une humanité sur la base de la « protestation masculine » (Adler) de Nietzsche qui réclamait la mort de Dieu, même s’il annonçait à cor et à cri qu’il l’avait trouvé mort dans le temps. Nietzsche avait, en effet, pris acte du christianisme qui n’avait rien trouvé d’autre, pour prouver son existence, que de raconter son meurtre comme fils, ce que, d’ailleurs, Freud reprochait au judaïsme de ne pas avoir eu le courage de reconnaître, même si pour le judaïsme, la reconnaissance devait se faire à propos du meurtre du père (Moïse), alors que la Torah racontait pourtant que les B’nei Israël s’étaient eux-mêmes raconté leur abandon par 18
Dieu. Pourtant Freud reconnaissait que cette protestation détenait, malgré tout, une parcelle de vérité ; mais, il s’était confronté à une impossible sublimation de la mort de Dieu, et, finalement, il avait voulu en illustrer le deuil impossible, en faisant de son propre corps le lieu même de la destruction de la forme humaine que cette mort de Dieu supposait. Ce qui, affirmons-le tout de suite, n’en demeurait pas moins une « protestation masculine » contre la mort et contre Dieu. L’incinération est, ici, un supplément au mourir, et, en ce sens, l’équivalent de la circoncision comme supplément humain au vivre sur terre. Mais justement, là est la rupture avec l’orthodoxie juive. Circoncire, oui. Incinérer, non. Je n’ignore pas que j’aborde ici des questions graves et la question du ton à employer n’est pas étrangère à mon propos. Les rites de deuil établis par le judaïsme rabbinique sont d’une très grande richesse symbolique et la question de la distinction du mort et du vivant est capitale pour qui veut comprendre comment l’être humain continue de demeurer au contact avec la réalité, alors que la promesse infantile faite à l’être cher l’invite à la quitter totalement et à le rejoindre dans la mort. S’agissant de Freud, je rappelle aussi qu’en se faisant incinérer (lorsque le moment vint pour Martha de décider, elle opta également pour l’incinération), il choisit, et sa femme aussi, par la suite, de rejoindre sa fille chérie, Sophie, son enfant de l’amour, qui était morte en 1920 et qui s’était faite incinérer. Comme Freud, en vérité, nous vivons dans le deuil du Dieu providentiel dont les voies avaient, à juste titre, été dites insondables. Insondables, en effet, les motifs pour lesquels le Roi de l’Univers ferait passer la Providence par le défilé d’innombrables meurtres de masses, tout en 19
sachant qu’aucun d’entre eux ne peut servir de leçon aux êtres humains qui en sont responsables. On se demande pourquoi il s’obstine, et l’on a peine à imaginer qu’il jouit du spectacle du monde. Oui, ce Dieu est bien mort à Auschwitz et dans les autres camps de la mort, comme l’affirme Emile Fackenheim, et l’un des aspects les plus pénibles de la condition de la pensée contemporaine est que nous soyons obligés d’en faire le deuil. Car, grande est la tentation de le récuser comme héritage et de décider de ne plus avoir à s’en soucier : rejeter le dieu providentiel avec le passé meurtrier de l’humanité. Mais, qu’on y aille par Freud qui voyait en Dieu la métaphore inconsciente du père, rejoint en cela par Lacan qui affirmait que dieu est inconscient, ou par Sartre pour qui le désir essentiel de l’homme est d’être dieu, force est de reconnaître que ce rejet pur et simple consiste à se détourner de la vie de l’esprit humain. Car, l’être humain n’est pas que meurtrier, il cherche aussi à construire une humanité, si bien que, peu à peu, on est contraint de s’interroger sur la subtile relation qui pourrait exister entre le monothéisme et la violence. Pour autant, cette question n’a pas pour fonction de dédouaner le polythéisme ni l’athéisme, car ces courants de pensées et de représentations n’ont pas manqué, chacun à leurs manières, de stimuler aussi la violence. Ce qui donc se dessine derrière cette problématique, c’est l’émancipation du Grand Dieu monothéiste (Yhwh) ou polythéiste (Zeus) et du Grand homme (Staline, Hitler…). Il ne s’agit pas seulement d’une critique du « culte de la personnalité », mais aussi et surtout d’un affranchissement de la catégorie psychique du « Grand ». George Steiner a perçu cet enjeu, lui qui conclut Errata en ces termes :
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« Qui pense grandement doit errer grandement », disait Martin Heidegger, le théologien parodiste de notre temps (« parodiste » devant être pris ici au sens le plus grave). Ceux qui « pensent petit » peuvent aussi errer grandement. Telle est la démocratie de la grâce ou de la damnation »17. Son ironie vise à montrer que ce qui est en question est le droit, et non le devoir, d’« errer grandement », de tenter une aventure intellectuelle et active, du moment qu’il s’agit d’exprimer un nouveau et authentique sentiment du monde. Steiner maintient l’éthique et réclame une évaluation des risques, ce qui, on le sait, n’est pas le cas de Heidegger, lequel, construisant philosophiquement l’ontologie comme une démarche de l’être qui n’a pas à s’en soucier, est en quête d’un Dieu que l’homme qui croit en lui comme un sauveur (« seul un Dieu peut nous sauver », écrit-il), doit incarner, dans sa grandeur périlleuse de créateur et de destructeur. Au demeurant, lui qui a philosophiquement construit et donc justifié le concept de « Vernichtung » (« extermination »), enseigne le concept de « Grand » dès 1941, à un moment où la Shoah par balles (ignorée de tous, sauf de certains dignitaires nazis de l’époque qui sont dans le secret) a déjà commencé. Cette quête de Dieu explique qu’il y ait une filiation authentique du Sartre de L’Etre et le Néant qui affirme que l’homme veut devenir Dieu, vis-à-vis de Heidegger, et Levinas lui-même ne partageait pas l’idée que Sartre ne l’avait pas compris, au point de rabaisser son niveau de pensée. Levinas était attentif aux mouvements de l’esprit de Sartre dans la mesure où il le tenait pour un des authentiques héritiers (dont il faisait partie) de la pensée de Heidegger. Mais Heidegger va plus loin que Sartre, ce qui explique qu’au même titre que Edmund 17
Folio, 2001, p. 275.
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Husserl, celui-ci le rend possible, comme il rendra possible Jacques Derrida, ultérieurement, dans la mesure où Sartre « travaille » au niveau de l’homme, alors que Heidegger « travaille » au niveau de Dieu. A cet égard, Sein und Zeit (Etre et Temps) se veut une véritable rupture avec le Dieu biblique, puisque l’auteur s’émancipe de la définition qui en est donnée par les scribes : « Je serai/que je serai »18. Il ne s’agit pas pour lui de déposséder le judaïsme de son Dieu, mais de déposséder Dieu de son rapport à l’être et au temps bibliques. En ce sens, Heidegger demeure un monothéiste postbiblique. C’est peut-être pourquoi Levinas a toujours refusé de faire de Heidegger un artisan de la crise du monothéisme, préférant, par exemple, en attribuer à Freud la responsabilité. Ce qui veut dire que Heidegger sécurise, là où Freud déstabilise. C’est d’ailleurs ce qui explique l’engouement du monde intellectuel français pour le philosophe allemand qui a pourtant connu la disgrâce en Allemagne, ainsi que la tentative d’un Derrida de rendre compatibles Heidegger et Freud qui s’ignoraient l’un l’autre superbement. Rien n’est plus erroné que de croire qu’Heidegger est le fondateur d’un nouvel athéisme. C’est au contraire l’espoir d’une pensée qui veut se pardonner de ne plus croire dans le Dieu providentiel tout en s’attribuant le devoir d’être et d’agir dans le temps à sa place. Ce Dieu providentiel biblique avait un nom : Eieh asher Eieh (Exode III, 14). Ainsi que je l’ai dit, l’on ne doit pas traduire ce nom par « Je suis celui qui est » mais par « Je serai/que je serai », parce qu’en hébreu, avec le temps, on a affaire à un futur et non à un présent, et parce que ce futur révèle l’être dans 18
Henri Meschonnic, in Heidegger ou le national-essentialisme (Editions Laurence Teper, 2007, p. 22.
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ce qu’il en est de sa tension vers l’accomplissement (dont la doxa religieuse a fait, à tort, une promesse, puisque l’accomplissement peut ne pas advenir). Or, c’est à cette intime relation entre l’Etre et le Temps qui contient potentiellement l’émergence de l’Autre (au point que Levinas a opposé Le temps et l’Autre à Etre et Temps) que Heidegger s’en prend. C’est une lourde erreur de Martin Buber que d’avoir laissé croire que, bien qu’elle n’était pas applicable à la vie humaine, la doctrine de Heidegger avait le mérite de penser l’essence abstraite de l’existence telle qu’elle était. En effet, Heidegger ne distinguait pas ces deux dimensions, mais prétendait décrire ce qu’il en était de l’incarnation de l’Etre et du Temps dans l’être comme dans l’étant, dans l’étant comme dans l’être. Si bien que Buber s’efforce d’intégrer une pensée soi-disant heidegerrienne qui n’existe pas. Depuis, de nombreux essais ont été consacrés à cette tentative de récupération, directe ou indirecte, de la pensée de Heidegger par le judaïsme et certains auteurs, comme Marlène Zarader, sont même allés jusqu’à reprocher à ce philosophe d’avoir tenté de gommer les sources juives de sa pensée. Mais, cette démarche est totalement erronée, étant donné que Heidegger récuse non les sources juives de sa pensée, mais les fondamentaux même de la pensée juive lesquels reposent sur l’approche biblique des rapports entre l’Etre et le Temps, tels qu’ils sont contenus par le nom de Dieu. A quoi j’ajoute, contre Meschonnic, cette fois, que Heidegger a bien connu l’héritage hébraïque, mais, qu’en revanche, il l’a combattu, sans le dire explicitement, pour la raison qu’il le tenait pour mort et pensait que s’il en parlait, même pour s’y opposer, il lui redonnerait vie. Hanté par la mort du judaïsme, Heidegger a donc cru pouvoir s’en émanciper, en se livrant corps et âme au « Grand ».
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Mais, ce faisant, il n’a rencontré que la destruction divine, et n’a jamais pu approcher sa création. Certes, comme Steiner l’affirme, « Le judaïsme n’est pas tout à fait à l’aise avec la poétique de l’invention (fabulation), avec le grain de sénevé de la « fausseté » ou de la fiction, avec la rivalité à l’égard du Dieu créateur, qui est le propre des arts »19, Et Freud rappelait à Arnold Zveig qu’aucun progrès n’était lié « au lambeau de terre de notre mère-patrie, aucune découverte ni invention » (lettre du 29 mai 1932), mais, en ouvrant une autre perspective temporelle que celle du judaïsme, Heidegger qui s’était réfugié dans l’espoir mélancolique d’un Dieu sauveur qui aurait tiré les leçons du sacrifice chrétien de Jésus, n’a finalement su que se plaindre de la technique qu’il avait auparavant déifiée, là où le judaïsme moderne a su s’adapter, vivre avec et la développer. Le judaïsme est donc vraiment contemporain, ce que Heidegger n’est pas. Heidegger appartient au passé et n’annonce aucune ère nouvelle qui se donnerait pour but de le retrouver. Il est tout là, tout présent, dans la théologique parodiste que Steiner a pointée. S’il fallait donner un nom à l’époque qui s’est ouverte devant nous, y compris au lendemain de la Shoah qui en avait annoncé la fin, il faudrait, à mon sens, l’emprunter à Shakespeare. Steiner a raison de faire du dramaturge de Stratford un enjeu considérable pour la pensée, la connaissance et l’action dans le monde d’aujourd’hui. Le Marchand de Venise que l’on réduit trop facilement à une pièce antijuive indique clairement le travail psychique qu’il avait entrepris en 1596, après la mort de son fils 19
Op.cit., p. 28.
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Hamnet, pour dégager un sentiment du monde qui était capable de s’arracher à ce que Steiner appelle la « matrice hébraïco-hellénique » de la culture occidentale20, celle-là même qui était faite de culpabilité et de tragique. Certes, pour parler essentiellement ici du rapport au judaïsme, Shakespeare, dont le père était d’origine juive, n’a pas réussi à s’émanciper totalement de son ambivalence vis-àvis de cette culture, et Le Marchand est à bien des égards un règlement de compte avec cette question. Mais, bien avant Nietzsche, il a eu le mérite d’interpeler la culture occidentale quant à ce que signifiait son identification au Juif, en construisant le personnage de Shylock qu’il pose d’emblée comme la figure transcendantale de la bonté et du pardon, ainsi que le diront Antonio, le Doge et Portia. Et si, finalement, Le Marchand fait chuter le judaïsme, ce n’est pas dans l’espoir de diffuser l’antijudaïsme ni de réclamer la mise à mort des Juifs, c’est dans celui de tenter d’accéder à un monde affranchi de l’aliénation à la tristesse, à la culpabilité et au sentiment inextinguible de la dette. En ce sens, il révèle que l’insouciance est éclairée par la haine. Portia et la bande de Bassanio peuvent bien faire la fête - triste fête au demeurant - dans le cinquième et dernier acte, l’ombre de Shylock demeure. La pièce se termine sur cette question que Shakespeare adresse au monde occidental : c’est cela que tu veux21 ? Le post-monothéisme que j’annonce ne le veut assurément pas. Au contraire, il se propose de redécouvrir l’esprit du judaïsme qui se nomme « Abraham » et « Moïse », et tel 20
Ibid, p. 39. Sur ce sujet : mon séminaire Shylockespeare (Centre National du Théâtre, http://www.cnt.asso.fr/temp/les_enjeux_de_la_traduction_par_gerard_ huber_-_seminaire_sur_le_marchand_de_venise_de_shakespeare.pdf) et mon livre à venir. 21
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qu’il peut être réinterrogé au lendemain de la Shoah, grâce à l’avancée des connaissances de l’origine (archéologie, égyptologie, sémiologie, mythologie, génétique…), si tant est que ce mot mérite le statut de concept. Dans cette perspective, il ouvre le judaïsme et ne cherche nullement à le refermer sur lui-même, c’est-à-dire sur son autonarration, en mobilisant les sciences au sens moderne du mot. La Bible devient « post-monothéiste » dans la mesure où son écriture et sa transmission ne se font plus dans le cadre d’une justification a posteriori du Dieu providentiel, ni dans celui d’une lecture auto-référencée. Il n’est plus possible de se satisfaire, comme le fit Spinoza, d’une critique intra-linéaire de la Bible. Le texte se heurte, à présent, aux découvertes scientifiques qui lui sont extérieures et c’est en passant par cette extériorité qu’il devient possible de se confronter à une compréhension contemporaine du texte biblique. Il ne s’agit pas de faire comme si les scribes bibliques avaient été en possession des outils critiques qui sont les nôtres, encore que ce furent d’authentiques savants, mais d’interroger les nouvelles connaissances scientifiques et les énigmes sur lesquelles elles débouchent comme autant de réalités significatives qui nous permettent de revisiter l’aménagement de leur discours. D’où une lecture « postmonothéiste » de la Bible à laquelle j’invite à présent le lecteur. Pour commencer ce questionnement, il m’a paru nécessaire de partir d’une donnée majeure : les multiples écarts existant entre le discours biblique et le discours égyptologique en soulignant deux enjeux : celui qui s’est constitué autour de la traduction d’un mot égyptien : « Isiriar » en « Israël » et celui de la datation de l’écriture de la Torah.
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HAPAX Vie et légende d’un mot égyptien
Cette première étude fait le point sur le statut d’un mot égyptien : « Isiriar » qui se trouve sur la Stèle de Mineptah22 et qui a été traduit par « Israël ». Par statut, j’entends sa réalité linguistique et discursive. S’il est impossible d’écrire un mot sans qu’une signification acoustique, et donc discursive, lui soit associée, il n’en reste pas moins que le discours a la vertu de s’émanciper de cette association originaire. Il s’ensuit que si l’on veut donner une idée de ce statut, il faut l’aborder sous trois angles différents : la graphie, les significations qui lui sont associées par le discours au moment où il est écrit, les significations qui lui sont associées ultérieurement. 1. Un hapax Une seule fois, sur la stèle dite « de Mineptah », les égyptologues ont pu lire un ensemble de hiéroglyphes qu’il a été habituel de rendre sur le plan acoustique par : « Isiriar », puis, selon une restitution graphique plus « moderne », par « ‘jsrj3r(w) ». Mais le fait qu’ils n’aient trouvé qu’une seule référence ne les a jamais troublés. C’est le cas notamment de Donald B. Reford qui, tout en soulignant que dans les sources égyptiennes et ouestasiatiques, il n’y a virtuellement aucune référence à Israël jusqu’au XIIe siècle avant l’ère commune et à peine quelques allusions, pendant les quatre siècles qui suivent, n’en tient pas moins pour assurée la traduction de « Isiriar » en « Israël »23. À ce jour, on n’a toujours pas trouvé d’autre mention de ce mot sur quelque texte égyptien que ce soit. Dans ces conditions, nous sommes
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On trouve aussi « Merenptah » dans la littérature égyptologique. In Egypt, Canaan and Israel in Ancient Times, Princeton University Press Princeton New Jersey, 1992, p. 257).
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autorisés à tenir ce mot pour un hapax24, c’est-à-dire une chose qui a été dite une seule fois dans la langue des hiéroglyphes. Comment cet hapax a-t-il été découvert ? Pourquoi lui a-t-on donné le sens d’« Israël » ? Cette traduction est-elle légitime ? Quels en sont les enjeux ? Voici quelques-unes des questions que je voudrais traiter ici. 2. La découverte de la « Stèle de Mineptah » dans lequel l’hapax se trouve En décembre 1895, l’égyptologue Flinders Petrie (18531942), petit-fils d’un explorateur australien, Matthew Flinders, s’installe dans le Ramasseum de Thèbes. Il organise la fouille de plus de six temples en ruine, dont certains ne sont pas encore identifiés : la chapelle de Ouadjmès, le temple d’Amenhotep II, le temple de Thoutmosis IV, diverses constructions d’Amenhotep III, le temple de Mineptah, celui de Taousert et celui de Siptah. Les découvertes contribuent à affiner l’histoire de la XVIIIe dynastie et à éclairer de larges périodes jusqu’alors inconnues de la XXe dynastie. Les fouilles mettent au jour des inscriptions royales, que le philologue, papyrologue et égyptologue allemand Wilhem Spiegelberg (1870-1930) traduit à la demande de Petrie. Celui-ci fouille alors dans le temple mortuaire de Mineptah, situé dans le quartier des morts et y trouve une stèle sur laquelle le pharaon célèbre sa victoire sur des gens en révolte : la « Stèle de Mineptah ».
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C’est John Trapp qui, le premier, en 1654, a inventé ce terme (in Annotations upon the Old and New Testament), créé à partir du grec « hapax legomenon ».
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Ce texte se trouve sur l’envers d’une stèle de granit qui mesure 3,18 mètres de haut sur 1,61 mètre de large et 31 centimètres d’épaisseur et qui a été érigée par le pharaon Aménophis III qui a régné entre 1384 et 1346 avant l’ère commune, probablement dans son propre temple funéraire. Mineptah, fils et successeur de Ramsès II, en a utilisé le verso pour faire inscrire, à la date du troisième jour du troisième mois de chémou (l’été) de l’an 5 de son règne (soit vers -1210), un hymne à sa personne et commémorer sa campagne militaire victorieuse de l’an 5 dans des contrées qu’on tient habituellement pour la Libye et le pays de Canaan. La scène en haut de la stèle représente le dieu Amon-Rê en compagnie des dieux Mout et Khonsou qui donnent au souverain le cimeterre de la victoire. Gravée de droite à gauche, l’inscription est dédiée à la glorification du souverain, vainqueur des Tjehenou. La victoire de Mineptah est remportée sur une coalition de Libyens (Libou et Machaouachs) avec des Peuples de la Mer (Akaouash, Toursha, Rouk, Shardanes et Shakalash). Le chant triomphal se termine par un hymne à la paix où figurent quatre noms et la célébration de la victoire définitive sur les ennemis : « Ascalon est emmené. Gezer est saisie. Yenoam devient comme si elle n'avait jamais existé. Israël est détruit, sa semence même n'est plus...25 » 25
Traduction : Claire Lalouette, in L'empire des Ramsès, éditions Flammarion, 2000, p. 276-7. Pour le dernier paragraphe, Petrie traduit : « Led away is Askelon, Taken is Gezer, Yenoam is brought to nought, The people of Israel is laid waste… » (in Six temples at Thebes, with a chapter by Wilhelm Spiegelberg, London : Bernard Quaritch 15, Picadilly, W, 1897). Spiegelberg : « Askalon is conquered; Gezer is held; Yenoam is made as a thing not existing;
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3. La graphie et la traduction du mot « Isiriar » L’attention est portée sur un mot qui se trouve à la 27e ligne et qui se lit de gauche à droite, puisque les figures humaines et animales regardent vers la gauche et qui est lu « Isiriar ». Ce mot est constitué de hiéroglyphes à valeur phonétique et de hiéroglyphes à valeur déterminative qui désignent des peuples (l’homme et la femme) étrangers (le bâton de jet) que Flinders Petrie lit comme Isiriar et qu’il traduit par « Israël ». Le récit de cette traduction se trouve dans Six Temples at Thebes (London 1897)26. » Dans la biographie qu’elle lui a consacrée, Margaret Drower écrit : « Wilhelm] Spiegelberg [a noted German philologist] came over to read it, and near the end of the text he was puzzled by one, that of a people or tribe whom Merenptah had victoriously smitten--"I.si.ri.ar?" It was Petrie whose quick imaginative mind leapt[t] to the solution: "Israel!" Spiegelberg agreed that it must be so. "Won't the reverends be pleased?" was his comment. At dinner that evening Petrie prophesied: "This stele will be better known in the world than anything else I have found." It was the first mention of the word “Israel” in any Egyptian text and the news made headlines when it reached the English papers27. » Israel is destroyed” (in Zeitschrift fur Aegyptische Sprache, XXXIV (1896), 1-25). 26 http://www.archive.org/stream/sixtemplesattheb00petruoft. 27 Flinders Petrie. A Life in Archaeology, 2nd Ed. Madison: University of Wisconsin Press, 1996, p. 221. Repris par Michael G. Hasel, in « Merenptah’s Reference to Israel: Critical Issues for the Origin of Israel », in Critical Issues in Early Israelite History, Edited by Richard S. Hess, Gerald A. Klingbeil, and Paul J. Ray Jr., Winona
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4. Les raisons de la traduction du mot « Isiriar » en « Israël » Pourquoi Spiegelberg28 trouve-t-il que la traduction proposée par Petrie est justifiée ? Un retour sur l’histoire de la langue des Égyptiens (de l’Égyptien récent, 1573715 av. J-C.), telle qu’elle est révélée dans leurs écrits hiéroglyphiques s’impose. À l’époque de Petrie et de Spiegelberg, c’est le Ägyptische Grammatik (manuel de grammaire égyptienne) d’Adolf Erman (1854-1937) qui fait autorité. La traduction des hiéroglyphes n’échappe pas à la règle traditionnelle qui consiste à croire qu’on traduit des langues, là où, en fait, on traduit des discours. Henri Meschonnic faisait remarquer que, quand bien même on prétend traduire des « messages », plutôt que des langues, on est encore dans le refus de se placer du point de vue du discours, c’est-à-dire de l’historicité du signifiant : « La notion de discours ne se confond pas avec celle de message. Le message ramène le discours à la phrase, et surtout à l’idée, au plan des « informations », qui est celui du dualisme : « on communique le sens des messages » »29. En effet, dans l’exercice anthropologique du langage, c’est la pratique du signifiant, c’est-à-dire le discours, qui est premier, non la langue. Même lorsque, comme dans un texte sacralisé, l’auteur prétend ne laisser Lake, Indiana Eisenbrauns, 2008. 28 Sur la détermination avec laquelle Spiegelberg affirme que la transcription égyptienne du mot hébraïque « Israël » se trouve « zweifellos » ((sans aucun doute), sur la stèle, lire son article « Die erste Erwähnung Israels in einem aegyptischen Texte », in Sitzunsgberichte der Königlich Preussischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, 1896 XXV, p. 3. 29 In Jona et le signifiant errant, Gallimard, 1980, p. 41.
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aucune place à une différence aussi mince soit-elle entre signifiant et signifié, discours et langue. C’est là tout l’enjeu de la traduction d’«Isiriar ». En faisant de la langue égyptienne la donnée originaire, les égyptologues ne font rien d’autre que substituer leur propre discours à celui des Égyptiens. Cette critique éclaire la traduction académique de notre hapax en ysry ou ysry3r/l30 et fait apparaître que, pour parvenir à « Israël » qui contient un « r » et un « l » en hébreu, elle ne répond pas seulement à une contrainte linguistique, mais aussi et surtout à une contrainte bibliste. En effet, c’est surtout la volonté due à l’esprit bibliste de mettre la lecture des hiéroglyphes en conformité avec la graphie biblique du nom d’Israël (écrit en hébreu) qui explique la compulsion à parvenir à « Israël » et l’instrumentalisation des hiéroglyphes que cette lecture implique. Certes, lorsqu’il décrypte la stèle, Petrie n’est pas à la recherche d’une inscription signifiant « Israël ». Mais, lorsqu’il lit « Isiriar », c’est immédiatement à « Israël » qu’il pense, puisque Mineptah est le fils et successeur de Ramsès II, le pharaon qui, en vertu de la mention de la ville de Ramsès au début du chapitre de l’Exode, est alors considéré comme ayant été le « pharaon de l’Exode », ou bien ce pharaon même. Certes, la Bible ne dit pas qu’une défaite infligée aux enfants d’Israël par Pharaon a eu lieu quelque temps après leur traversée de la mer de sel (Yam souf) et l’engloutissement des armées égyptiennes. Mais Petrie est sûr que la découverte de ce mot et sa traduction (obligée) vont tout de même jeter une lumière sur une période particulièrement obscure de l’histoire biblique d’Israël, en amont ou en aval de la conquête de Canaan. Un an avant sa découverte,
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Michael G. Hasel, Ibid.
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l’égyptologue genevois Édouard Naville n’avait-il pas écrit que « La tâche de l’archéologie en face de la Parole révélée (n’est pas) de remplacer l’Écriture, ni même la reconstituer avec d’autres mots, mais en faciliter l’intelligence, et, si possible, recomposer le cadre des événements qu’elle nous raconte.31 » Remarquons que cette association d’idées entre « Isiriar » et « Israël » qui relève de l’activité cognitive et psychique normale est tout à fait légitime. Mais son statut associatif ne vaut pas vérité scientifique. Petrie le sait. C’est pourquoi, il se tourne vers Spiegelberg et lui demande confirmation. Or, celui-ci n’est pas seulement un philologue, c’est aussi un historien de la Bible, et c’est donc tout naturellement que, dans le même état d’esprit, il confirme cette lecture. Parvenus à ce stade, les deux savants devraient appliquer à la lecture de ce mot la méthodologie que, depuis Jean-François Champollion, les égyptologues appliquent à celle de tous les autres, c’est-àdire la méthode comparative. Je rappelle que c’est en comparant le grec, le démotique (écriture documentaire) et les hiéroglyphes (écriture sacrée) figurant sur la « Pierre de Rosette32 » que Champollion a fondé la discipline 31
In La Bible et les découvertes archéologiques, discours prononcé le 6 avril 1884, dans l’Assemblée générale de la Société Biblique de Genève, Extrait d’« Évangile et Liberté », Lausanne, Imprimerie F. Regamey, 1884, p. 18. 32 Le texte qui figure sur la Pierre de Rosette est un hymne à la gloire de Ptolémée. La pierre fut découverte par le lieutenant du génie François-Xavier Bouchard, membre de l’expédition de Bonaparte en Égypte, en juillet 1799. C’est un texte officiel de la période ptolémaïque (3332-30 avant l’ère commune), c’est-à-dire qui suit la conquête de l’Égypte par Alexandre. À cette époque, Memphis était la capitale égyptienne de l’Égypte face à Alexandrie qui était celle des
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scientifique de l’égyptologie. Émettant une hypothèse, Petrie et Spiegelberg devraient alors suspendre leur conclusion, dans l’attente, ici, des résultats de la lecture de mots similaires trouvés dans la littérature pharaonique dont l’exploration est guidée par la mise en parallèle du récit de la Bible et de l’archéologie33. Or, ni à ce moment ni plus tard ils ne reviennent un seul instant sur le fait qu’ils n’ont pas trouvé l’équivalent de ce mot ailleurs. Pas un seul instant, ils ne mettent en doute la transformation de leur hypothèse en vérité scientifique. Pas un seul instant, ils n’encouragent la lecture critique de leurs conclusions. En revanche, ils se hâtent de reconstruire l’histoire d’Israël en appui sur leurs découvertes. En fait, Petrie et Spiegelberg ne sont pas conscients qu’ils sont aliénés à une préconception bibliste de la lecture du mot hiéroglyphique d’« Isiriar », parce qu’ils veulent à tout prix résoudre l’énigme de l’Exode des fils d’Israël. Pour eux, il n’y a sans doute pas de « préconception bibliste ». Il est vrai que ce que j’appelle « préconception » est, pour eux, un résultat scientifique
Grecs. Beaucoup de ces textes trilingues datent du règne de Ptolémée V Épiphane (204-180 avant l’ère commune). Les égyptologues pensent qu’en l’an IX du règne de Ptolémée, date de l’inscription, la langue hiéroglyphique est déjà devenue une langue morte, mais qu’elle est connue par les savants (in La Pierre de Rosette, traduction de Didier Devauchelle, Éditions Alternatives, Musée Champollion, 2003). 33 Pour mieux me faire comprendre, partons d’une autre lecture tout aussi légitime : il est possible de lire, lettre à lettre, : « ysiriar(i) », puis d’avoir à l’esprit que « ysiriar(i) » évoque « Assyriens ». Mais, comme le mot « syriens » existe dans d’autres textes et s’écrit différemment, il faut écarter cette traduction. J’ai moi-même commis cette erreur (in « Préface » au livre de Roger Sabbah, Le Pharaon juif, Lattes, 2009), avant que de la soumettre à la critique dans le livre que le lecteur est en train de lire.
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qui se soutient des affirmations Champollion. Celui-ci écrit :
du
« Maître »,
« L’Exode nous apprend qu’une des villes de la basse Égypte, bâties par les Hébreux, pendant leur longue captivité, portait le nom de Ramesses ou Ramsès, et le nom est écrit dans le texte original par un resh, un aïn, un mem et deux samech, c’est-à-dire par autant de signes équivalents aux caractères hiéroglyphiques qui forment ce même nom Ramses dans les « légendes ». Le roi qui donna son nom à cette ville (Péluse ?) ne peut être que le fameux Ramsès II, le Sésostris des grecs, et c’est sous le règne de son fils Menephtah que se serait accomplie la sortie des Israélites34. » Dans « Egypt and Israel » (1896), Petrie part de la certitude de la présence du peuple d’Israël pendant les guerres menées par Mineptah. Il énumère cinq possibilités concernant la dévastation d’Israël et le fait qu’il n’a plus de semence. Mineptah étant considéré comme le pharaon de l’Exode, elle peut être référée (a) Au meurtre des premiers-nés des Israélites en Égypte, (b) Aux Israélites de Palestine (sic !) après l’Exode, ce qui est impossible, puisqu’il n’y a pas de trace de campagnes de Ramsès III (successeur de Séthi II qui a lui-même succédé à Mineptah) ni d’Israélites en Palestine dans le livre des Juges,
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In « Précis du système hiéroglyphique », p. 276, cité par F. Chabas, in Recherches pour servir à l’histoire de la XIXe Dynastie et spécialement à celle des temps de l’Exode, Paris, 1873.
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(c) À certains Israélites qui étaient restés en Palestine (sic !) à l’époque où la majorité était descendue en Égypte (avec Jacob). Ce qui est hautement improbable, (d) Aux Israélites qui sont revenus en Palestine (sic !), après que la famine a eu cessé en Canaan. Mais rien ne prouve qu’ils sont tous demeurés en Égypte, jusqu’à l’Exode, (e) À certains Israélites qui, après l’Exode, peuvent avoir exploré la Palestine (sic !) et l’avoir prospectée, dans le souhait de l’occuper, ce qui les a conduits à vaincre les Canaanites, comme cela est raconté dans Nombres. Dans l’hypothèse où il y aurait eu une division des Israélites, la mention « Israël » renverrait essentiellement à la première hypothèse. Le chapitre se conclut sur une comparaison avec un texte de Karnak que Johannes Dueminchen (1833-1894) a publié et qui semble être une copie du texte de la stèle, mais il est étonnant que Petrie ne mette pas en lumière le fait que le nom « Isiriar » ne figure pas sur le « mur de Karnak »35. 35
Frank Yurco est allé plus loin, lorsque, décrivant le mur occidental de la Cour de la Cachette, dans le grand temple de Karnak à Luxor comme une illustration de la guerre décrite dans la Stèle de Mineptah, il a pris appui sur le fait que les trois noms qui précèdent le nom « Isiriar » sur la stèle sont également écrits et de manière identique sur le mur de Karnak, pour donner également une authenticité à la traduction d’ « Isiriar » en « Israël », alors qu’« Isiriar », ne se trouve pas sur le mur (in (1990, « 3,200-Year-Old Picture of Israelites Found in Egypt », BAR 16:05). Lire aussi : (1986), « Merenptah's Canaanite Campaign », J.A.R.C.E. 23, p. 189-215 ; (1991) « Can You Name the
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En 1904, Spiegelberg prend le relais et écrit : « Die Lesung Isir’ar und die Deutung auf Israël ist völlig sicher » (La lecture Isir’ar et la signification Israël sont tout à fait certaines)36. Pour lui, il est définitivement établi qu’une souche ou un peuple « Israël » existe, vers 1250 avant l’ère commune en Palestine (sic !). Ce jugement qui transforme une hypothèse en certitude introduit aussi une grande confusion, puisqu’il fait état du mot de « Palestine » dont on sait qu’il n’est pas présent sous sa forme hiéroglyphique sur la stèle de Mineptah. Spiegelberg publie un texte de savant, mais il se donne la facilité de s’adresser au plus grand nombre, sans se rendre compte qu’il induit une lecture rétroactive de l’histoire d’Israël et de l’Égypte en donnant consistance à un nom dont il n’est pas question à l’époque sur la stèle. Le savant confond d’ailleurs allègrement « Canaan » et « Palestine » et prétend que c’est de cette contrée que la stèle parle, sans en avoir la moindre preuve. Et il continue : « Israel ist hier mitten unter den besiegten palästinensischen Gegnern gennant » (Israël est nommé parmi les contrées palestiniennes (sic!) »). Puis il se met à reconstruire une chronologie d’Israël, un des passe-temps favoris des égyptologues et des savants biblistes, en référence au Livre des rois. Enfin, en appui Panel with the Israelites? Yurco's Response », B.A.R. 17/6, pp. 5461, 92-93. Cette lecture a été discutée notamment par D.B. Redford (in « The Ashkelon Relief at Karnak and the Israel Stele », I.E.J. 36, p. 189-200). 36 In Der Aufenthalt Israels in Aegypten von Wilhelm Spiegelberg, Strassburg, 1904.
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sur la datation de la mention « Isiriar » = « Israël » sur la stèle, Spiegelberg s’autorise à formuler une hypothèse qui devait connaître un immense retentissement : celle d’un lien existant entre « l’enseignement d’Akhenaton » (qu’il date vers 1390) et le « monothéisme israélite ». Finalement, Spiegelberg conclut sur un résumé de l’histoire d’Israël à partir de l’irruption et de l’invasion de l’Égypte par les Hyksos (1640-1530 avant l’ère commune37) jusqu’à Mineptah. On voit en quel sens, l’interaction de l’égyptologie et de la science bibliste est dominée par un raisonnement en boucles. Ce point a été clairement énoncé par Alessandra Nibbi, dans Canaan And Canaanite in Ancient Egypt38. Elle reproche aux biblistes de recourir à l’égyptologie pour donner de la consistance au récit biblique lequel ne s’appuie sur aucun fait dûment établi, en échange de quoi les égyptologues utilisent la science biblique pour contrebalancer les incertitudes des données notamment géographiques qui concernent la présence des enfants d’Israël en Égypte. 5. Le consensus des égyptologues et l’extension de la préconception bibliste Depuis que le couple Petrie / Spiegelberg a posé le postulat que « Isiriar » = « Israël », le consensus des égyptologues a été total, comme Michael G. Hasel, élève du spécialiste américain de l’archéologie cananéenne William Dever, l’a rappelé récemment39. Dès 1896, Alan 37
Claude Vandersleyen, in « La révolte des rois », Égypte Afrique et Orient, N°22 septembre 2001, Revue trimestrielle, p. 3. 38 Avril 1989, printed for DE Publications by Bocardo Press, Hawksworth, Didcot Oxon, OX11 7EN, p. 75. 39 Michael G. Hasel, « Merenptah’s Reference to Israel: Critical Issues
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H. Gardiner écrit : « M. Petrie vient de faire une découverte d’un intérêt tout à fait exceptionnel. Au cours de ses fouilles récentes à Thèbes, il a trouvé une stèle où, pour la première fois, le nom d’Israël paraît sur un monument égyptien ». Il traduit l’hapax par : « ceux d’Israïlou ». Puis il rappelle que « cette petite phrase a été étudiée par trois traducteurs, M.Maspero, M.Griffith et M.Spiegelberg. M. Petrie en a fait ressortir l’importance historique ». Pour autant, sa conclusion : « Il nous suffit d’avoir appelé ici l’attention sur cette heureuse découverte, dont la portée, en ce qui touche l’histoire biblique, est loin encore d’être établie avec certitude » Indique clairement que, quoi qu’il en soit, l’incertitude porte sur l’adéquation de la mention au scénario biblique, non sur sa traduction40. Gaston Maspero est lui aussi catégorique. Il confirme que for the Origin of Israel », in Critical Issues in Early Israelite History, Edited by Richard S. Hess, Gerald A. Klingbeil, and Paul J. Ray Jr., Winona Lake, Indiana Eisenbrauns, 2008. Lire aussi James K. Hoffmeier, Israel in Egypt, New Tork Oxford, Oxford University Press, 1996, p.27 et sq. Pour la liste (incomplète) des égyptologues et par ordre alphabétique : Bietak (2000); Breasted (1897 et1906) ; Ebach (1978); Görg (2001) ; Goedicke (1985); Hasel (1994, 1998, 2003); Hoffmeier (1997); Hornung (1983); Kaplony-Heckel (1985); Kitchen (1966, 1997, 2004) ; Leclant (1998) ; Lemaire (1998) ; Lichtheim (1976); Murnane (1992); Niccacci (1997); Rainey (2001 et 2003) ; Redford (1986 et 1992); Steindorff (1896); Vandersleyen (1995) ; Williams (1958); Wilson (1969) ; Yurco (1986, 1990, 997); Zivie (1998). 40 In « Note on the newly discovered Israel Stela », Revue archéologique, 3rd series, 29, p. 120-121, Paris, 1896.
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« C’est sur une stèle de ce prince (Mineptah), à propos de la victoire qu’il remporta sur les Libyens, que le nom d’Israël paraît pour la première fois avec certitude41 ». Raymond Weill, quant à lui, n’hésite pas à écrire : « Chez les Égyptiens, aux alentours de 1230 avant J.-C., on trouve mention d’Israël en Palestine (sic !), dans un texte célèbre de Mineptah » (En note, il renvoie à Petrie, et à notre « littérature extrêmement abondante depuis lors »), et tout de suite après, dans un document du règne de Séthi II, mention de gens d’Edom comme Bédouins de passage sur la frontière de l’isthme ». Il oublie simplement de dire que « Edom » n’est pas un hapax, alors que « Isiriar » l’est42. Plus près de nous, André Lemaire bâtit un scénario sur cette mention43, tandis que Thomas Schneider, un égyptologue spécialisé dans les relations linguistiques entre le sémitique et le hiéroglyphique, tient pour certain que c’est sur la stèle de Mineptah que se trouve la plus ancienne mention d’Israël en Ancien Orient44. Or les égyptologues ne se sont pas contentés de ce consensus, ils lui ont donné une extension, en appui sur les travaux des archéologues contemporains. Plus près de nous, ils se sont essentiellement appuyés sur Dever, T.L. 41
In Histoire ancienne des peuples de l’orient, Hachette et Cie, 1904, p. 308. 42 In L’installation des israélites en Palestine et la Légende des Patriarches, Paris, Société des Éditions Ernest Leroux, 1924, p. 4. 43 In « Asriel, Sr’l, Israël et l’origine de la confédération israélite », in Vetus Testamentum, 23, Leyde, 1973, p. 239-243. 44 In Lesicon der Pharaonen, Artemis and Winkler, 1994, p. 160.
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Thompson et I. Finkelstein, pour identifier la nature du groupe décrit par « Isiriar » et lui donner le sens d’une entité socio-ethnique ou sociopolitique appelée « protoIsraël ». Je reviendrai un peu plus loin sur l’hypothèse de travail de I. Finkelstein. N.P. Lemche et R.B. Coote préfèrent parler d’une tribu nomade, tandis que L.E. Stager croit y voir un groupe sédentaire. Pour sa part, W.H. Stiebing Jnr. parle d’une tribu semi-nomade à l’intérieur de Canaan et refuse de lui donner un contenu ethnique45. Devant cette pluralité d’hypothèses, toutes plus incertaines les unes que les autres, sur fond de ce qui est réputé être une vérité, ils en sont venus à se pencher tout particulièrement sur le déterminatif figurant la population qui se trouve à la fin (ou au début, selon l’écriture ou la lecture) du mot. Tenant pour acquis que les autres noms qui figurent dans le passage de la stèle concernée sont bien Ashkelon, Gezer and Yano`am et qu’il s’agit bien de citésétats, M.G. Hasel rappelle que le déterminatif d’Israël est composé d’un homme et d’une femme, qu’il indique la pluralité et qu’il lui est associé le signe de l’étranger. Il est donc clair que « Israël » indique un peuple étranger plutôt qu’un pays. Et Hasel de conclure : J.A. Wilson, en appelle à l’insouciance bien connue des scribes de la dernière période, ainsi qu’aux maladresses qui sont lisibles dans le texte46. Ahlström pose la question : le scribe savait-il exactement de quoi il devait parler47? Qui peut être assuré que le scribe avait une connaissance approfondie des peuples et des cités-États dont il parlait ? Peut-être ne 45
In “Out of the Desert ?” Archaeology and the Exodus/Conquest Narratives 1989; 50-52). 46 In Egyptian Hymns and Prayers' In J.B. Pritchard (ed.) Ancient Near Eastern Texts Relating to the Old Testament 1955;378. 47 “The Origin of Israel in Palestine”. S.J.O.T. 2, 19-34 1991; 22.
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savait-il rien de cet « Israël » qu’il devait inclure dans l’inscription. Nous ne pouvons écarter l’idée que le figuratif soit une pure conjecture. Mais, c’est faire usage d’une méthodologie précaire que de congédier la distinction essentielle que le figuratif indique. Il faut donc admettre que « Isiriar » = « Israël », c’est-à-dire une entité dotée d’une structure sociopolitique distincte de celle des cités-états mentionnés dans ce texte48. Bien plus, selon Ahlström et Edelman, une lecture en miroir de la structure du texte concerné permet de situer Israël géographiquement : la mention d’Israël est vue par Mineptah et par son scribe comme la mention inversée de Canaan, ce qui indique clairement qu’Israël désigne les régions hautes49 de « Cisjordanie Palestine » (sic !) et Canaan les pays bas et la côte50 . Compte tenu de tous ces éléments, Hasel en vient à conclure que plutôt que d’une entité sociopolitique, il vaut mieux parler d’une entité socio-ethnique suffisamment puissante pour être mentionnée en compagnie des principaux cités-états qui ont été neutralisés. Le moins que l’on puisse dire est que si les uns craignent que le scribe ne sache pas exactement de quoi il parle, Hasel est, lui, persuadé qu’au contraire, il est capable de faire cette distinction très fine et qu’il y tient (1994; 51). Tantôt le scribe est imparfait, tantôt il est parfait. Hasel pousse d’ailleurs l’argument de la perfection du scribe au point de faire remarquer que, compte tenu du terme qu’il utilise 48
In « Israel in the Mineptah Stela », 1994;52, 53. Un peu dans le même ordre d’idée, O. Margalith traduit « Isiriar » par « Iezreel » ou « Jezreal », en arguant que le « s » égyptien peut être entendu comme le « z » hébreu et que Mineptah nomme seulement la vallée de Jezreel. Mais, cet auteur laisse inexpliqué le figuratif de la population, ainsi que Hasel le rappelle (Ibid). 50 In « Mineptah's Israel », J.N.E.S. 44, 1985;61). 49
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pour désigner la semence ou le grain (« prt »), c’est en tant que entité socio-ethnique d’agriculteurs (et peut-être d’éleveurs) sédentaires qu’Israël est désigné comme occupant alors les hauteurs de Canaan. Parvenu à ce résultat, le raisonnement débouche sur une nouvelle question : quel rapport y a-t-il entre le soi-disant « Israël » de la stèle et l’ancien Israël de la Bible ? Si, pour R.B. Coote [1990], W.G. Dever [1992a and b], B. Halpern [1992]), ce lien est indéniable, pour I. Finkelstein (1991, 1995), N.P. Lemche (1988) T.L. Thompson (1992), N. Na'aman (1994), il n’est nullement évident. D’autres, comme Coote & Whitelam [1997] et P.R. Davies [1992]), pensent même que ce lien n’existe pas. 6. Les lectures émancipées de la « préconception bibliste » Mais, d’ores et déjà apparaît un élément supplémentaire dans le raisonnement en boucles et que l’on ne peut rompre qu’à l’aide de constructions fantaisistes dont nous avons parlé plus haut. Ainsi, l’égyptologue s’appuie-t-il sur l’archéologue, mais l’archéologue s’appuie aussi sur l’égyptologue. Par exemple, Finkelstein écrit : « En deuxième lieu, détail des plus convaincants, la plus ancienne mention d’Israël dans un texte extra-biblique fut découverte en Égypte sur une stèle qui décrit la campagne militaire entreprise par le fils de Ramsès II, le pharaon Merneptah, contre Canaan, au cours de laquelle un peuple nommé Israël aurait été anéanti ; le pharaon déclare péremptoirement qu’il n’en reste plus rien.. »
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Puis, candide, il ajoute « Il se vantait, bien sûr, mais la stèle prouve qu’un groupe humain portant le nom d’Israël était déjà établi à Canaan à cette époque. Donc d’après les savants, si un exode historique a vraiment eu lieu, il doit s’être déroulé vers la fin du XIIIe siècle. »51 Pour le dire autrement, la préconception biblique induit un système de pensée qui produit de l’autoréférence élargie et un questionnement en vase clos à l’aune duquel on établit comment produire une avancée dans le domaine de la connaissance historique et anthropologique. Finalement, nous avons affaire à une critique de l’Ancien Testament qui ne sort pas des limites du texte sacré, mais qui, au contraire la renforce par assimilation de l’égyptologie et de l’archéologie. Édouard Naville posait la question du renouvellement du « système de Wellhausen » en questionnant son adéquation « Avec les monuments, avec les résultats obtenus, non par l’étude du texte, mais par le travail de la pioche dans le sol de la Palestine (sic !) et des pays qui l’avoisinent. »52 Il semble que le postulat de Petrie / Spiegelberg que Naville ne semble d’ailleurs pas avoir discuté ait permis de répondre par un tour de vis supplémentaire : c’est bien par le travail de pioche qu’on répond, mais à condition que le résultat qu’on en tire soit en adéquation fondamentale (même s’il y a matière à interprétation) avec le texte sacré. 51
In La Bible dévoilée, Bayard, 2002, p. 75. In La Découverte de la Loi sous le roi Josias une interprétation égyptienne d’un texte biblique, extrait des Mémoires de l’Académie des Inscriptions et belles-lettres tome XXXVIII, 2e partie, Paris, Librairie C.Klincksieck, rue de Lille, 11, 1910, p. 2 (138).
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L’importance est d’avoir la « preuve » qu’Israël existait bien à l’époque des Ramsès. Le fait que le postulat de Petrie / Spiegelberg ait introduit plus d’obscurité que de clarté dans la compréhension des rapports entre l’Égypte ancienne et les enfants d’Israël n’a pas échappé à certains égyptologues. Parmi ceux-ci, Alain Zivie constate que la victoire qui est racontée sur la stèle n’est pas évoquée par la Bible et suggère de repenser l’Exode en faisant table rase « Des constructions toutes faites, comme cette association purement gratuite de l’Exode et de Ramsès II ». Zivie préconise de tenter de trouver un fil directeur qui tienne compte, « Après les avoir passées au crible d’une saine critique, des données bibliques, et, sur le même plan, des données égyptiennes du IIe millénaire, ainsi que des écrits des polygraphes égyptiens tardifs, comme aussi des traditions rabbiniques (aggada) ». Aussi propose-t-il d’interpréter la stèle de Mineptah comme une indication selon laquelle « Seule une partie des enfants d’Israël, peuple encore en formation, a connu la servitude en Égypte et l’Exode, tandis qu’une autre partie (la plus grande ?) était restée en Syrie-Palestine (sic !) et vivait une autre histoire, cependant en partie liée à celle dont la Bible se fait l’écho53 ». 53
In « Ramsès II et l’Exode : une idée reçue ? », in Le monde de la Bible, Folio, 1998, p. 459.
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Mais, à aucun moment, il ne met en doute le postulat de Petrie / Spiegelberg. Tout autre est l’attitude d’Alessandra Nibbi. Dans Canaan And Canaanite in Ancient Egypt54, elle revient sur les populations que les égyptologues ont, à tort, selon elle, l’habitude d’appeler « Lybiens ». Elle les tient, en fait, pour des populations cananéennes qui étaient installées à l’est et à l’ouest du delta égyptien. Arguant que les égyptologues évitent soigneusement toutes les références à Canaan qui se trouvent dans les textes égyptiens, elle tient les Cananéens et les Phéniciens pour des entités socioculturelles plutôt que pour des états ou des empires. Faisant suite aux travaux de Y.Aharoni55, elle se plaint également des confusions sémantiques qui conduisent souvent les égyptologues à mettre Canaan en équivalence avec Palestine, sans la moindre raison. Elle indique que la mention « Canaan » ne fait aucun doute sur la stèle de Mineptah, mais que Canaan se situe ailleurs que dans ce que l’on appelle depuis « Palestine ». Puis, elle en vient à la mention « Isiriar » indiquée par Spiegelberg, retranscrit désormais en « ‘jsrj3r(w) ». elle commence par remarquer que, si, en 1906, James Breasted est surpris que la stèle fasse apparaître la mention « Isiriar » (= « Israël ») plus tôt que dans les écritures hébraïques elles-mêmes, il ne voit là aucunement matière à s’opposer au postulat traductionnel. Pourtant, sur la stèle figurent les noms de Tehenu, Kheta, Pekanan dont la traduction est incontestable, alors que celle qui aboutit à Ashkelon, Gezer, Renoam, Israël et Palestine (pour l’égyptien Kharu) est arbitraire. Le postulat de Petrie / Spiegelberg est donc pris dans un ensemble d’erreurs de traduction. Plus récemment, lorsque 54
Avril 1989, printed for DE Publications by Bocardo Press, Hawksworth, Didcot Oxon, OX11 7EN. 55 The Archaelogy of the Land of Israel (1978).
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Gerhard Fecht et Erik Hornung56 étudient le texte de la stèle, le premier commente en détail la métrique, mais ne fait aucune remarque sur la traduction des noms étrangers. De même Hornung ne questionne pas la traduction originaire de Petrie / Spiegelberg. Or, Nibbi souligne qu’il est temps de tenir compte de l’impossibilité pour Israël d’être, à cette époque, une cité-état et de l’impossibilité pour les égyptologues de trouver ce nom quelque part ailleurs dans la littérature pharaonique. Pour revisiter le postulat de Petrie/ Spiegelberg, elle propose de revenir à la graphie du hiéroglyphe telle qu’elle figure sur la stèle et telle que James B. Pritchard en a publié la photographie57. Or, la première chose qui saute aux yeux est qu’il y a de sérieuses raisons de douter du signe représentant le troisième roseau qui n’est pas dessiné comme les deux précédents. Il ressemble davantage à un couteau ou peut être vu comme un pilon. Quant à la figure qui a été acceptée comme étant un aleph, il faut noter qu’elle n’est pas pourvue du corps substantiel du vautour, même si le sommet de sa tête est droit et plat. (Faut-il alors se rassurer en affirmant qu’elle renvoie plutôt à une buse, parce que le scribe a commis une fois encore une erreur graphique ?) Certes, il n’est pas aisé de revenir sur ce texte, mais il convient de faire face à la réalité graphique avant de prétendre qu’on a compris les problèmes que l’existence de ce mot « ‘jsrj3r(w) » pose. Rappelant que le texte de la Stèle raconte les efforts de Pharaon pour réprimer une révolte des populations aux dialectes étrangers qui sont installées en Kmt, (mot égyptien qui désigne l’Égypte), la Cité noire, et qui se sont coalisées contre lui, elle rappelle qu’il est impossible de 56
In « Die Israelstele des Merenptah », in Fontes atque Pontes, Eine Festgabe für Helmmut Brunner (AAAT, Band 5), 1983, 224-233. 57 ANEP, fig. 343, p. 115.
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traduire Jsqrn et Qdr par Askelon et Gezer, sans avoir de bonne raisons qu’elle ne trouve pas. Pour elle, ces entités se trouvent en Égypte. Bien plus, toutes les populations qu’on appelle « Lybiennes » étant en fait décrites comme des « porteuse de boucles sur le côté », il n’y a donc aucune raison d’exclure la soi-disant population d’Israël de ces gens. Sa conclusion est que la traduction de Petrie / Spiegelberg n’est qu’une proposition et que les « ‘jsrj3r(w) » ne sont pas distincts des autres « porteurs de boucle sur le côté », les thnw, rbw, msws et tmh, bien connus depuis longtemps des Égyptiens. Mais si, comme elle l’affirme à juste titre, la traduction qu’elle propose n’est pas inappropriée, reste à savoir pourquoi le scribe appellerait seulement les « ‘jsrj3r(w) » et pas les autres « porteurs de boucles de côté », d’autant que cette expression ne correspond pas à « ‘jsrj3r(w) ». En effet, n’oublions pas qu’il s’agit d’un hapax. Il est donc impossible de le tenir pour la description d’un signe distinctif qui concerne toute une série d’autres populations par ailleurs jamais nommées comme telles dans aucun autre texte. En mettant en question le postulat initial, Nibbi nous entraîne vers un abîme d’obscurités et elle s’en rend si bien compte qu’à ce stade de son développement, elle se croit obligée de résumer sa position sur la présence des enfants d’Israël, avant d’entrer en « Palestine » (sic ! Où l’on voit qu’elle est elle-même gagnée par la confusion qu’elle critique). Sa référence est l’historien John Bright qui, en 1972, reconstruit l’histoire comme suit : les ancêtres d’Israël sont descendus en Égypte à l’époque des Hyksos, ainsi que d’autres Hébreux (appelés « ‘Apiru » en égyptien), à l’époque d’Aménophis II (1438-1412). Bien que nombre d’entre eux allaient et venaient en et hors d’Égypte, 50
certains furent retenus comme travailleurs de force sous Séthi 1er et Ramsès II. Ils se composaient d’anciens esclaves dotés d’une tradition patriarcale et c’est cette population bigarrée qui a accompli l’Exode au 13e siècle avant l’ère chrétienne, sous la conduite de Moïse. Je passe sur les développements ultérieurs. Ce qui est sûr, c’est que Nibbi pense qu’il n’y a probablement aucun lien entre les « ‘jsrj3r(w) » et les enfants d’Israël, même si, remarque-telle, certains Juifs orthodoxes d’aujourd’hui portent de longues tuniques et des boucles de cheveux sur le côté, comme les « ‘jsrj3r(w) » de jadis. 7. Une hypothèse monothéiste non biblique : « ceux qui s’affairent avec Ya » ? À la fin, curieusement, Nibbi cite Peter Kaplony qui a tenté de démontrer que les écritures tardives de « Isis » et d’« Osiris » étant « 3jrsrjt » et « 3jsrj », ce qui signifie « celui ou celle avec des boucles de cheveux ». Il est donc légitime de rapprocher « 3jsrj » de « ‘jsrj3r(w) »58. Si ce rapprochement est justifié par la méthode comparative, il jette alors un nouveau regard sur le sens de l’hapax que nous étudions. Écartons d’emblée l’idée que la population « ‘jsrj3r(w) » serait sectatrice d’Isis et d’Osiris, car il n’y a pas de figuratif représentant un dieu ou une déesse dans l’hapax et il serait pour le moins saugrenu que Mineptah ait anéanti une population qui partageait, avec lui, la croyance dans la mythologie d’Isis et d’Osiris. Pour autant, force est de constater que le rapprochement littéral avec «Isis » et « Osiris » fait apparaître une proximité nouvelle entre l’hébreu et l’égyptien. Ce rapprochement doit lui-même être rapproché de l’opération de traduction 58
In « Keline Beiträge zu den Inschriften der ägyptischen Frühzeit » (1966), pp. 69-71.
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par laquelle Rowley (1950) parvient de « ‘jsrj3r(w) » à « Asher », le fils de Jacob et chef de tribu59. Car « Asher » renvoie explicitement au nom hébraïque de Dieu, tel qu’il figure dans le verset biblique « eyeh asher eyeh » dans lequel Dieu donne la définition de son nom (Je suis celui qui, étant celui qui a été est et sera, est celui qui a été, est et sera). Pour le dire autrement, il y aurait là la trace d’une filiation sémantique oubliée entre la désignation d’Osiris, celle du Dieu d’Israël et la population « ‘jsrj3r(w) », nommée sur la stèle de Mineptah. Si l’on revient à la graphie de l’hapax, nous avons vu que le déterminatif représentant un homme et une femme avec plusieurs traits et précédé d’un signe était connu pour signifier des gens étrangers60 qui étaient définis par des occupations61. Il est donc possible que les hiéroglyphes qui précèdent le figuratif les caractérisent. Parmi ces hiéroglyphes, on trouve les deux yod, puis un Yod suivi d’un épervier (à supposer que ce soient bien un yod et un épervier). Or, dans le Grand hymne à Aton, on voit les deux yod signifier « le créateur ». Par ailleurs, le Yod suivi d’un épervier se lit : « Ya », comme dans « Yahoud/t »62 ou « El », comme dans « Aper-El »63. Cette lecture nous conduirait alors à penser qu’il s’agirait d’une population étrangère qui croit en Ya (=El), le créateur.
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Cité par Hasel qui critique le fait que le figuratif du pluriel soit ignoré au profit du nom d’une personne. 60 Sir Alan Gardiner, Egyptian Grammar (1969, p. 33). 61 Ibid, p. 442. 62 Sabbah, Secrets de la Bible, p. 167, et Grandet, Mathieu, Cours d’égyptien hiéroglyphique, p. 748, Khéops, 1997. 63 Alain Zivie, Découverte à Saqqarah. Le vizir oublié, Paris, Éditions du Seuil, 1990. Zivie écrit aussi : « Aperia… ou Aper-El », in « Recherches et découvertes récentes dans la tome d’Aperia à Saqqarah », Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1989, avriljuin, p. 505.
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Incomplète, cette lecture irait, certes, dans le sens du postulat de Pétrie et de Spiegelberg, mais à condition de penser qu’il y aurait un lien entre « Isiriar » (« ‘jsrj3r(w) ») et les sectateurs de Ya (=El). Or, nous savons que « Ya » est une partie de la mention Yhw qui est inscrite sur les deux lions qui figurent sur les colonnes du temple de Soleb en Haute-Égypte64 et que, construit par Aménophis III, Soleb est une copie réduite du temple de Karnak. Aménophis III s’y est fait adorer comme adorant Yahou, par ailleurs dieu des Shasous65. Dans ce contexte, 64
In L’Égypte et la vallée du Nil, tome 2, PUF, 1995, p. 375. Selon les égyptologues, les Shasous sont des bédouins qui apparaissent dans les documents égyptiens après la chute des Hyksos (-1550) comme un peuple de voleurs, de pillards envers lesquels, dès le papyrus Anastasi I, les pharaons expriment une franche hostilité. Ils les considèrent comme des rebelles aux pharaons « de souche » qui ont repris le pouvoir aux Hyksos lesquels l’avaient usurpé pendant de nombreuses années. Mais, plusieurs documents datant des XVIIIe et XIXe dynasties indiquent clairement que, par la suite, leur perception a changé. Ils font, en effet, mention du dieu Yhw (Yahou) au nom duquel les Shasous adorent Aménophis III (avec son consentement, donc). Par la suite, Mineptah les autorise à séjourner en Égypte avec leurs troupeaux. Selon Jean Leclant, « parmi les tribus du Sinaï, figurent les Shasous de Yahvé : c’est la plus ancienne mention, en tant que district montagneux, (YHWH) de ce qui sera le fameux tétragramme du Dieu de la Bible. » (in « Aménophis III », in Les Africains tome 1, Éditions Jeune Afrique, Paris, 1977, p. 98). Selon Raphaël Givéon, la présence de Yhw dans une liste de toponymes pourrait indiquer une ville avec un sanctuaire dans la région de Séïr, peut-être à l'origine beth-yhw, « la maison de Yhw ». Donald Redford estime que nous avons affaire à un groupe qui adorait le dieu d'Israël (in Egypt, Canaan and Israel In Ancient Times, Princeton University Press, Princeton, 1992). De façon similaire Shmuel Ahituv parle des « adorateurs de Yahu, le dieu d’Israël » (in .Y. Ahituv, Canaanite Toponyms in Ancient Egyptian Documents, Magnes Press, 1989). Mais aucune démonstration convaincante n’est ici proposée. J’y reviendrai.
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il n’est pas impossible que les autres hiéroglyphes désignent le maintien de la tradition spirituelle qui se réfère au Ya créateur et qui conduit jusqu’au dieu El, nonobstant l’argument qui veut que, pour désigner un dieu, il faut lui accoler un déterminatif. Car, le signe « ri » ou « ir » qui peut se lire « re » ou « er » indique peut-être une variante syllabique en Néo-égyptien d'un nom asiatique qui contient l'élément théophore du dieu « El ». Un lien très net pourrait ainsi être établi entre « Isiriar » et « Aper-El ». Dans ce contexte, Mineptah qui est l’héritier de ceux qui ont maudit Aménophis IV-Akhenaton aurait pu tenir à dire qu’au cours de ses guerres en Canaan, il avait éradiqué les derniers héritiers de cette tradition que, par ailleurs, il ne tenait pas pour divine (d’où l’absence de figuratif du dieu). Ce qu’il aurait marqué d’un signe supplémentaire en inscrivant son texte au dos d’une stèle d’Aménophis III. « Isiriar » (« ‘jsrj3r(w) ») serait donc un hapax qui désignerait ce fait unique de la tentative d’anéantissement des héritiers spirituels de Yah (=El), pendant la XVIIIe dynastie, dont il fallait éliminer la mémoire en les faisant disparaître de la surface de la terre, parce que tant que l’un d’entre eux était en vie, ils représentaient encore un danger mortel pour l’Egypte. 8. La lecture révolutionnaire de Joseph Davidovits J’en conclus qu’il est impossible, pour qui veut faire la lumière sur l’hapax « Isiriar » de s’en tenir à la lecture et à la traduction de Petrie/Spiegelberg. Récemment, un grand égyptologue l’a reconnu au cours d’un entretien par courriels que nous avons eu ensemble, mais il n’a pas donné suite. Il m’a fallu lire le dernier ouvrage de l’égyptologue Joseph Davidovits pour commencer à trouver des réponses aux questions qu’après Roger 54
Sabbah, je me posais. J’ai reçu récemment Davidovits dans mon séminaire. Il a exposé sa thèse qui fait l’objet de son livre De cette fresque naquit la Bible (Jean-Cyrille Godefroy, 2009). Il démontre que la traduction de la stèle indiquant la destruction d’Israël est fausse. Pour lui, le peuple iisii-r-iar (Israël) n’est pas dévasté. Au contraire, il existe. Cette nouvelle version est conforme à l’enseignement de l’égyptologie. Il est clair que les armées de Mineptah n’ont ni attaqué ni écrasé les nations et peuples de Canaan, puisque leur action se limitait à la Libye, dans le Nord-Ouest de l’Égypte. Mineptah fait tout simplement le constat de la situation générale de l’Égypte et de ses voisins, Canaan incluse. La mention, ligne 27, selon laquelle Israël n’a plus de semences (de céréales) relevait donc d’une falsification du texte. Elle concerne le peuple mentionné à la suite, Kharou, c’est-à-dire les Hittites. Cette interprétation est démontrée par l’archéologie. On sait en effet que Mineptah expédia des céréales aux Hittites victimes de la famine (Khati et Kharou). Pour Davidovits, la falsification de la lettre m (chouette) en lettre aa (vautour) fut vraisemblablement le fait du découvreur de la stèle, Flinders Petrie, en 1896. Dès le départ, lui et ses collègues tracèrent les hiéroglyphes à la craie ainsi, car, dans leur esprit, le pharaon Mineptah devait avoir attaqué et détruit la contrée de Canaan, afin de poursuivre le peuple de l’Exode, Israël. Cette trace de craie fut maintenue sur la stèle, jusqu’à nos jours. A sa connaissance, aucun égyptologue, ni historien biblique, n’a remis en cause la lecture de ce hiéroglyphe falsifié. Davidovits m’a fait savoir qu’il est possible de prendre connaissance de ses travaux sur son site, l’adresse : http://www.davidovits.info/398/falsification-de-la-stele55
de-merneptah-dite-disrael. C’est pourquoi, je convie le lecteur à s’y rendre. Ceci dit, je suis étonné que, dans cet article, il reprenne la traduction d’ « Isiriar » par « Israël », alors que dans son livre, il explique que « Isiriar » signifie « « exilés en hâte à cause de leur hérésie », ce qui se note en égyptien « iissi-r-iar ».
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Égyptologues, biblistes, archéologues, linguistes, psychanalystes… De quoi je me mêle ?
Je suis conscient du caractère spéculatif de mon étude et notamment de la proposition traductionnelle finale. Mais je constate qu’elle n’est pas plus aléatoire que toutes celles que j’ai citées. Un des éléments sur lesquels les égyptologues n’ont pas suffisamment réfléchi est que si Mineptah avait voulu nommer une population qui croyait en « El », il aurait fait figurer la figurine du dieu. C’était l’usage. Ainsi, lorsque, dans le Livre des Morts, le scribe mentionne des ennemis d’Osiris, il les appelle : « Kheftiu Asar butchiu » (« les ennemis d’Osiris qui seront brûlés ») et fait apparaître la figurine du dieu66. On ne peut à la fois dire que ce dieu était reconnu et détruit, et soutenir que, pour faire passer le message, il ne devait pas être figuré. Finalement, le plus surprenant est que les égyptologues aient préféré élaborer des hypothèses bibliques en appui sur cet hapax, plutôt que de tenter de résoudre de manière scientifique, c’est-à-dire en se plaçant du point de vue du signifiant, l’énigme de son statut linguistique. L’hapax « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » a ceci de particulier qu’il échappe au « souci de la répétition », puisqu’on ne le trouve nulle part ailleurs dans la littérature pharaonique, alors que, pour l’écrire, le scribe en a nécessairement emprunté les composantes à la langue égyptienne soit parce qu’il signifiait quelque chose de répétitif, soit pour instaurer une répétition dont nous devons constater qu’elle n’est pas venue. Rappelons que la langue n’a pas seulement été créée pour être vue, mais aussi bien et sans doute avant tout, pour être parlée, c’est-à-dire en vue du discours. Or, depuis Saussure, nous savons que la langue se déploie sous 66
E.A.Wallis Budge, in Osiris and the Egyptian Resurrection, 1, London Medici society Ltd, 1911, p. 206.
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l’empire de la répétition67. Il y a donc un hiatus entre la langue égyptienne et l’écriture discursive de l’hapax « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) ». Certes, cet hapax n’est jamais qu’un point fixe à partir duquel la variabilité du sens apparaît dans toute son ampleur. Alors, la variabilité propose, la volonté d’interprétation dispose. Mais, il est lui-même un point de fixation non répété de la variabilité sémantique de la langue égyptienne. Si bien que les deux questions dominantes sont les suivantes : Pourquoi cette impulsion du scribe à l’écrire ? Pourquoi cette compulsion des égyptologues et des biblistes à l’interpréter, alors qu’il n’apparaît qu’une fois dans la langue égyptienne laquelle n’est plus parlée depuis la nuit des temps ? 1. Obliger à dire Le mot « compulsion » s’impose, lorsque l’on constate qu’il est impossible aux égyptologues de traiter comme signifiant cet hapax que le postulat déclaratif de Petrie / Spiegelberg a imposé comme un signifié bibliste énigmatique à résoudre. Imaginons que les deux amis, tenant compte du fait qu’il n’y a pas de « l » en égyptien, n’aient pas d’abord pensé à « Israël » et qu’ils aient traduit « Isiriar » par « Isiriariens ». Ils auraient alors induit que le scribe avait été obligé de mentionner des gens dont on n’avait encore jamais entendu parler et dont on n’entendrait jamais plus parler, du fait que Mineptah les avait eu exterminés. Ce faisant, ils auraient également tari à la source toute compulsion à interpréter cet hapax différemment. Ils auraient produit un effet d’entraînement négatif comparable en intensité à l’effet d’entraînement positif et affirmatif qu’ils ont obtenu avec leur traduction 67
In « Texte interrompu. Ms.fr.3957/2 : Brouillons de lettres de F. de Saussure », in Jean Starobinski, Les mots sous les mots, Gallimard, 1971.
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par « Israël ». Aucun égyptologue ne se serait intéressé à cet hapax, et si, d’aventure, l’un d’entre eux aurait pris le risque de braver la traduction des maîtres, pour indiquer que le sens pourrait être « Israël », il aurait immédiatement été renvoyé à ses chères études. L’Université lui aurait prêté des intentions suspectes, comme celle de vouloir subvertir l’académisation en cours de la grammaire égyptienne ou d’appartenir à une secte qui prétend avoir fait la lumière sur le séjour des enfants d’Israël en Égypte. Mais, à partir du moment où les maîtres ont imposé leur traduction, il n’y a plus eu de place possible pour quelque crime de lèse-majesté que ce soit. Dans le meilleur des cas, les égyptologues ont souri, lorsqu’une lecture franchement différente du postulat initial a été proposée, la plupart du temps, ils l’ont ignorée ou méprisée. Nous rencontrons ici un phénomène qui ne se limite pas à la seule lecture de cet hapax. Dans son éloge d’Alessandra Nibbi (1923-2007), Claude Vanderslyen écrit qu’elle n’était parvenue à progresser dans ses recherches qu’en imposant le droit à la liberté d’expression. Il lui avait fallu mettre au point une nouvelle méthode scientifique qui consistait à ne pas se fier à ce qui avait déjà été écrit et qu’elle appelait les « textbooks ». Au contraire, elle consultait les textes anciens, les faits archéologiques ; elle allait sur le terrain se rendre compte par elle-même.… Bref, c’était une « égyptologue hors norme ». Mais, Vandersleyen ne se contente pas de mentionner la liberté d’expression, il fait état d’une autocensure des égyptologues qui n’est rien d’autre que l’intériorisation de la censure exercée par les autorités universitaires. Ainsi, au moment de publier The Sea Peoples : A Reexamination of the Egyptian Sources, Nibbi avait-elle du s’abstenir de citer les noms des nombreux égyptologues qui l’avaient aidée dans une quête qui l’avait conduite à expliquer que 61
le terme « Grand Vert » des textes égyptiens ne désignait pas la « mer » comme l’autorité l’affirmait, mais le Delta égyptien, « pour leur éviter l’embarras d’être mêlés à ces idées »68. On aurait tort de croire qu’il ne s’agit que d’une question d’exercice de pouvoir universitaire. Il s’agit plus profondément de perpétuer une idéologie qui ne tire aucune leçon de ses limitations ou déformations, en tout cas de ses échecs, et qui tient pour acquis que sa clarté discursive équivaut à celle qui est attribuée à la langue comme telle laquelle oblige à dire (Roland Barthes)69. « Grand Vert » oblige à dire « mer », comme l’hapax « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » oblige à dire « Israël ». Or, si « Grand Vert » est répété un nombre incalculable de fois et veut bien dire quelque chose, peut-être qu’« Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » qui n’existe qu’une fois ne veut rien dire du tout. Ou bien autre chose que le scribe a, sur ordre de Mineptah, voulu ne dire qu’une fois. En tout cas, cette chose nous regarde. Dans tous les sens du terme, et principalement, comme le Sphinx qui voit dans le regard d’Œdipe si ce que celui-ci regarde dans son propre regard, c’est bien l’obligation qu’il lui assigne de le regarder. Il y a, bien sûr, une fantaisie de toute-puissance dans l’obligation à traduire « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » par « Israël » et à le dire, mais elle n’apparaît pas comme telle, 68
www.griffith.ox.ac.uk/gri/2nibbif.pdf On se souvient qu’en 1977, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, Roland Barthes avait lancé cette affirmation qui avait retenti comme un coup de tonnerre dans un ciel serein : « La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c'est d’obliger à dire », avant que de revenir, en 1980, sur cette affirmation et de substituer le mot « essentiel » à « fasciste ». »
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et surtout pas comme l’effet d’une séduction, parce qu’elle se fonde sur une prétendue équivalence entre l’écriture égyptienne et la traduction égyptologique. Or, l’écriture égyptienne sacralisée ne laissait aucune place à quelque traduction « égyptologique » ou autre que ce soit. C’est sans doute la toute-puissance issue de la croyance qu’il avait réussi à visualiser la langue égyptienne telle que les Égyptiens la visualisaient qui a englouti le génial Jean-François Champollion dans une étrange torpeur, le 14 septembre 1822, jour de son illumination. Jean Lacouture a eu raison de rappeler que, quelques mois auparavant, le 8 février 1822, Champollion avait à l’esprit le défi que l’Académicien Jean Saint-Martin avait lancé aux savants. Celui-ci avait dit son dépit de constater l’immense écart qui se tenait entre les précautions prises par les Égyptiens pour transmettre à la postérité le souvenir de leur religion, de leurs lois, de leurs sciences et de leur histoire, d’une part, l’incapacité des savants de comprendre leurs inscriptions, de l’autre.70 Or, Champollion savait que ce ne serait pas comme Académicien, ni comme linguiste, historien et artiste, mais comme chercheur indépendant qu’il y parviendrait. Quand il découvrit que le cartouche demeuré énigmatique sur la Pierre de Rosette enfermait le nom de Ramsès II, Champollion était encore avec lui-même. Il demeura actif pendant les quelques heures consacrées à la vérification de sa découverte. Mais, dès que, parvenu au bureau de son frère Jacques-Joseph, il proclama qu’il « tenait l’affaire », il sortit de soi et se plongea lui-même dans un état dit de « syncope cataleptique », s’étant réellement mis à croire 70
In Champollion une vie de lumières, Le Livre de Poche, Grasset, 1988, p. 436.
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qu’il était capable de parler comme Ramsès II, puisqu’il l’avait dit. Max Dorra écrit fort justement : « Sur un cartouche reproduit à partir de bas-reliefs du temple d’Abou-Simbel, il découvre que l’écriture hiéroglyphique est composée d’idéogrammes, certes, mais aussi, conjointement, de signes phonétiques. Il voit cela, tout à coup, sur le cartouche qu’il vient de recevoir »71. L’expression « perdre connaissance » ne suffit pas à dire ce qui se joue à ce moment-là. Il vaudrait mieux parler d’un retrait de la conscience, d’une auto-perception du Ca de Champollion qui lui fait croire qu’il n’a plus de Moi, parce qu’il se dissémine à travers les âges et les temps, mais également à travers les langues des rois et des reines égyptiens, comme un dieu égyptien qui, figurant sur un texte, se dissémine lui-même à travers tous les textes. Champollion entend Ramsès II lui dire qu’ayant découvert la présence du phonétique au sein même de l’idéographique, il parle comme lui. Si l’on veut avoir une idée de l’intense émotion qui s’empare de lui, il faut comparer sa situation à celle d’un petit enfant qui tremble à l’idée de faire sortir une chose du néant en la nommant. Car, le chercheur indépendant ne peut pas se contenter de jouer, comme tel enfant qui risque un mot dont il croit avoir compris le sens, au sein d’une conversation, en prenant le risque d’être repris, ce qui n’est finalement pas si terrible que ça. Il est littéralement englué dans son déclaratif, parce qu’il a le sentiment d’être parvenu à capter quelque chose du réel, c’est-à-dire, selon la distinction lacanienne, quelque chose qui est en deçà de l’imaginaire et du symbolique, quelque chose qui est situé en dehors de tout montage langagier ou linguistique. 71
In La syncope de Champollion, Gallimard, 2003, p. 17.
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Mais revenons à l’idéologie. Pascal Vernus définit très clairement ce qu’il faut entendre par idéologie de la langue égyptienne. Cette langue s’exprime par un système hiéroglyphique qui a recours à un répertoire de signes potentiellement ouvert, selon les besoins ou les intentions idéologiques. S’il est relativement restreint, dans le cadre de l’usage quotidien de documents administratifs, par exemple, il permet la modification de signes existant ou la création de nouveaux signes, dans le cadre d’un monument sacralisé. Car, la création d’hapax ne date pas seulement de l’époque ptolémaïque, comme une rapide lecture de la découverte de Champollion pourrait le laisser croire, elle remonte jusqu’à l’apparition de l’écriture en Égypte72. Autant dire que l’orthographe de ces signes graphiques qui représentent le sens d’un mot (idéogrammes), ou un son (phonogrammes) ou bien encore qui précisent ce dont on parle (déterminatifs) demeure plastique et adaptable à ce que l’auteur du texte veut dire73. C’est tout à fait évident dans le cadre d’un texte, comme celui de la Stèle de Mineptah, qui raconte les exploits du pharaon comme des moments d’une vision globale et religieuse du monde, ainsi que l’indique la figuration des dieux en haut de la stèle. S’il faut écarter le jeu graphique ou l’erreur d’écriture du scribe, c’est parce que le scribe évolue dans un univers performatif que les Égyptiens appelaient mdw-ntr, « paroles divines », et dans lequel le signifiant (l’image acoustique) est indissociable du signifié (le concept). En outre, il y a de l’idéologie, au sens où le but recherché est de raconter la grandeur du pharaon qui possède et contrôle le savoir, en écartant d’emblée toute 72
In Écritures, Le Sycomore, 1982, pp. 116. In « Espace et idéologie dans l’écriture égyptienne », in Écritures, op.cit., pp. 101 et sq.
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possibilité pour l’usage symbolique d’entrer en contradiction avec l’esprit religieux du pharaon, c’est-àdire avec ce que l’on appellerait aujourd’hui sa philosophie totalisante et religieuse de l’univers. D’où l’immense difficulté de la lecture. Il faut pratiquement se mettre dans la situation d’un lecteur qui serait lu par un texte au sens duquel il n’aurait pas accès, du fait que plus de trois mille ans l’en séparent. Car le texte sacralisé ne se contente pas d’obliger à dire, il oblige à être lu, et à renvoyer en permanence la lecture de soi par le texte à la lecture du texte par soi. De ce point de vue, chaque interprète de l’hapax « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » décrit, par sa traduction, comment les signes graphiques de l’hapax qui attend ses lectures le voient. Si « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » nous regarde, c’est donc avant tout parce qu’il est normal de penser que Mineptah a fait écrire quelque chose dont on a tout lieu de penser qu’il ne le tenait pas pour une énigme (a fortiori pour un signifié biblique énigmatique), mais pour un signifiant. Il a bien voulu dire quelque chose, mais quoi ? L’énigme, c’est pour nous, et lorsqu’il nous regarde la regardant, il se demande pourquoi nous en faisons une énigme que nous voulons à tout prix traduire par « Israël ». Sauf à penser qu’il y avait un lien d’amour et de haine exclusif entre Mineptah et « Isiriar » qui explique que jamais aucun autre pharaon (ni, plus tard, historien égyptien) n’en ait jamais parlé, il faut traiter l’hapax pour ce qu’il est en lui-même, et se garder de le tenir pour un des rouages de cette immense machine à fantaisie consciente et inconsciente qu’est l’Égypte ancienne dans ses rapports avec le monde biblique. Car, comme Alain Zivie le rappelle, cette Égypte peut aussi être
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« Une sorte d’auberge espagnole où chacun trouve « à se mettre sous la dent » ce qu’il a apporté, parfois sans le savoir…74 » 2. Un hapax en quête d’un Pharaon exterminateur d’Israël Donc, entre l’hapax et l’interprète apparaît un fantôme : le pharaon Mineptah. Il nous regarde en train de voir la scène d’un simulacre de celle au cours de laquelle il a obligé le scribe à écrire. Impossible de ne pas penser à la nouvelle d’Egard Allan Poe, Petite discussion avec une momie75. Nous n’hésitons pas un seul instant à tenter d’humilier Mineptah, en lui faisant le reproche d’ignorer ce que nous estimons être l’immense savoir que nous prétendons avoir accumulé au sujet de l’Égypte, en général, à son sujet, en particulier. Nous le tirons de sa torpeur, comme Saül arrachant Samuel à son sommeil éternel, nous le dépouillons de tout ce avec quoi nous l’avons habillé, et, à présent, il se présente à nous dans sa langue maternelle ignorée, ou dans laquelle nous avons introduit des images et des concepts modernes. Il nous rappelle de la sorte qu’il est lui-même un « hapax existentiel », c’est-à-dire, une occasion qui ne comporte ni précédent ni réédition, ni avant-goût ni arrière-goût (Vladimir Jankélévitch76), en l’occurrence une occasion du Grand Dieu de se manifester, à chaque fois unique, même si c’est dans le cadre d’une tradition renouvelée, et que nous n’avons aucune idée de ce qu’il a voulu nous dire.
74
In « Rêves d’identité et identités rêvées » in La prison de Joseph, l’Égypte des pharaons et le monde de la Bible, Bayard, 2004, p. 114. 75 Petite discussion avec une momie et autres histoires extraordinaires, Gallimard 2007. 76 In Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Points, 1981.
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Pour autant, au début, et aujourd’hui encore, pour l’égyptologie officielle, l’hapax « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » doit signifier « Israël », parce que Mineptah doit être le pharaon de l’Exode. Le raisonnement est simple et, apparemment, imparable. Rolf Krauss le résume ainsi : « Le pharaon de l’Exode sous lequel le Mosis de Lepsius administra la province koushite est Mérenptah, fils et héritier direct de Ramsès II que les égyptologues de l’époque connaissaient déjà bien. Comme ils savaient en outre que Ramsès II était le souverain éponyme de la ville citée dans la Bible, ils situèrent la sortie d’Égypte sous la conduite de Moïse pendant le règne de son successeur »77. Karl Richard Lepsius (1810-1884) est un égyptologue considérable auquel on doit notamment la magnifique collection des monuments égyptiens et éthiopiens78 qui demeurera longtemps une des principales bases des travaux des égyptologues, mais aussi une chronologie des rois égyptiens79. En fait, Lepsius croit avoir identifié « Un certain Mosis, plus précisément un gouverneur d’Éthiopie, un prince de Koush (cette contrée d’où, selon la Bible, provient Tsippora, la femme de Moïse, comme le rappelle d’ailleurs Flavius Josèphe/GH), qui administra la Nubie sous le pharaon de l’Exode et qui était même « scribe royal »80.
77
In Moïse le pharaon, Éditions du Rocher, 2000, p. 144. Denkmaeler aus Égypten und Aethiopien (Berlin, 1849-60, 12 vol., 263 pl.). 79 Chronologie der Aegypten (Berlin, 1849), et Kœnigsbuch der alten Aegypter (1858). 80 Cité par Krauss, in op.cit., p. 143. 78
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Mais, si Lepsius indique un rapport entre l’anthroponyme « Mose » et la désignation d’un enfant sauvé des eaux (comme Moïse), il ne donne aucun élément expliquant pourquoi « Mosis » et « Mineptah » seraient les principaux acteurs de la querelle divine qui, dans la Bible, oppose Moïse à Pharaon. Il y a là une première émancipation de la préconception bibliste du rôle de Mineptah (et d’ailleurs aussi de Ramsès II). Nulle part, en effet, il n’est fait état, sur les textes égyptiens s’affairant avec ces deux rois, d’une controverse entre « polythéistes d’Égypte » et « monothéistes d’Israël ». Les égyptologues cherchent donc à camper le cadre historique de Moïse à partir des traces archéologiques, mais sans se soucier de sa cohérence avec le message biblique. Il est vrai qu’en rapprochant à tout prix les personnages en question, il ne s’agit pas tant d’historiciser Moïse en le « déblibicisant » et en l’égyptisant que de « bibliciser » Mineptah (ou Ramsès II), sans que pourtant ni l’un ni l’autre n’aient eu besoin de la Bible pour exister. Car, rappelons-le, ce n’est pas parce qu’une des villes bibliques nommées au début de l’Exode s’appelle « Ramsès » que Ramsès II, mais aussi Ramsès 1er, Séthi 1er, Mineptah ou Séthi II (pour faire large) ont nécessairement la moindre connaissance de ce dont la Bible parle. Au demeurant, à aucun moment, ils ne racontent quoi que ce soit, sur les monuments découverts à ce jour, qui ressemble de près ou de loin au récit biblique de l’Exode. Mais les égyptologues croient pouvoir magnifier leur héros (Mineptah, pour les uns Ramsès II pour les autres), en en faisant l’adversaire de l’immense Moïse, et si, d’aventure, il leur est demandé pourquoi cet exploit ne figure pas sur les inscriptions des monuments, ils s’empressent de rétorquer qu’il ne s’agit, en fait, que d’un événement mineur. Il y a là un raisonnement dissociatif 69
qui mérite l’attention du psychanalyste, puisque cette contradiction interne est nécessaire, mais niée et transformée en jugement non contradictoire, comme condition sine qua non de l’étude de la problématique étudiée et de sa poursuite, malgré toutes les incohérences qu’elle fait apparaître. Dès lors, si l’on veut bien admettre que le raisonnement religieux ne se sent nullement préoccupé par ce type de rupture interne, il nous faut admettre que l’égyptologie se fait religion. Tout récemment Krauss a même été plus loin, puisqu’il a opté pour la désacralisation de la querelle qui oppose Moïse et Pharaon et qu’il a identifié le Moïse biblique à Masesaya, un vice-roi de Kouch sous Mineptah, en appuyant sa recherche sur un récit qui raconte la révolte politique de ce dernier contre Séthi II, son successeur. Toujours est-il que, à supposer que l’on admette les constructions selon lesquelles Moïse se fût opposé à Ramsès II, Mineptah ou à Séthi II, elles ne nous disent strictement rien du Mineptah qui prescrit à son scribe de relater ses victoires en l’an 5 de son règne. À moins, encore une fois, que d’admettre, sans y regarder de plus près, qu’« Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » ne peut signifier qu’« Israël » et que cette signification n’a été écrite qu’une seule fois. Telle est, justement, l’astuce de Krauss. Mais cette fois, Mineptah n’est plus le pharaon de l’Exode, c’est le pharaon qui a anéanti Israël. En effet, pour donner du crédit à son identification de Masesaya à Moïse, il a besoin de la présence d’Israël en Égypte auparavant. C’est pourquoi, l’idée d’une remise en question de la traduction de l’hapax ne lui vient pas un seul instant à l’esprit. Pourtant, au moment où il écrit son livre, Krauss connaît les travaux de Nibbi. Mais il ne fait pas la moindre place au doute. Décrivant la Stèle de Mineptah, il écrit : 70
« Israël désigne ici une population présente en Canaan et non une entité territoriale, à l’instar des autres noms de pays ; le texte suggère en outre que la progression des Israélites, qui prend la forme de conquêtes successives dans la Bible, devait alors être bien avancée »81. Puis il insiste : « Pour les Égyptiens du temps de Mineptah, Israël est un peuple ou une tribu vivant dans la région palestinienne (sic !), sans toutefois être rattaché à un territoire précis ou à une citéÉtat définie… l’accent mis sur l’affaiblissement de ce peuple, ruiné, désormais « sans semence », suggère son importance croissante et l’incidente possible de celle-ci sur les équilibres politique et démographique de la région ». Puis, il en rajoute : il s’agit d’une population ennemie, accablée, parce que vaincue, en déroute, privée de ce qui fait sa fécondité et en particulier de descendance.82 Enfin, conscient qu’il est en train d’annuler toute possibilité de continuité entre l’« Israël » de Mineptah et l’Israël biblique d’où sont sortis les royaumes juifs, il imagine une transmission totalement aléatoire, voire absurde, d’une population à l’autre, d’une période à l’autre. Nous avons là un exemple typique de la transmission des stéréotypes de la langue égyptienne même à la langue égyptologique, d’autant plus surprenante et intéressante qu’il n’existe aucune information sur cette population vouée à l’extermination.
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Ibid, p. 226. Ibid, p. 237.
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Rappelons avec Alain Zivie que les Orientaux sont souvent vus par les Égyptiens de l’Antiquité « A travers des stéréotypes, ne serait-ce que par les connotations négatives dont ils sont les porteurs. Ne sontils pas souvent présentés comme désordonnés, fauteurs de troubles, insidieux, insaisissables ?83 » À titre d’exemples, Zivie cite les Hyksos, les ‘Apirou84 ou Khabirou, puis les Syro-Palestiniens (sic !) de la stèle de Sethnakht à Éléphantine (fin de la XIXe dynastie). Aussi, la volonté que ces « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » signifient « Israël » et qu’ils aient été anéantis par Mineptah conduit, quoi qu’en ait Zivie, à les cataloguer comme ces Orientaux qui contreviennent à la bonne marche de l’Empire des lumières. En ce sens, le postulat de Petrie / Spiegelberg est essentiel pour des égyptologues qui, voulant reconstruire l’image d’une Égypte ancienne « en soi », la dotent de critères de « souche » et, le plus souvent inconsciemment, c’est-à-dire, ici, au nom de l’argument d’autorité philologique, mettant à l’écart tous les nomades et autres étrangers de son processus de constitution. Résumons-nous : pour qu’« Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » signifie « Israël », il faut que Mineptah soit ce pharaon qui, en Canaan, écrase des étrangers fils d’Israël, parce qu’ils se sont développés et sont devenus menaçants. 83
In « Rêves d’identité… », op.cit, p. 117. Les Apirous sont aussi présentés comme des gens étrangers dans le nom desquels figurent deux roseaux (yod). Ils partagent un certain nombre de signes en commun avec « Isiriar » (Herman Jos. Heyes, in Bible und Âgypten, Munster, 1904, p. 147), mais il n’y a aucun rapport philologique entre les deux mots.
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Or, ce raisonnement bute sur une incohérence. Car, que des cités-États aient pu être menaçants, nous le comprenons fort bien, même si nous mettons en doute leur nomination traditionnelle et faisons plutôt confiance à Nibbi ; mais que de simples agriculteurs et éleveurs sans armes aient pu l’être également, cela sort du cadre de la raison. On comprend mieux alors pourquoi Krauss commence son livre en se référant à Sigmund Freud, l’auteur de L’Homme Moïse et la religion monothéiste. En effet, pour anticiper une objection qui ferait apparaître une préconception hostile au judaïsme qui présiderait à son identification de Mineptah comme le massacreur d’Israël, il se place d’emblée sous le parapluie de Freud, croyant pouvoir arguer que celui-ci n’avait pas hésité à porter atteinte aux traditions religieuses de son peuple, si ce devait être le prix à payer pour faire œuvre de science. Or, si c’est une chose de déconstruire le roman religieux des origines du peuple juif, c’en est une autre que de bâtir un roman égyptien hostile à Israël, finalement dans la plus pure tradition des pseudo-historiographes grecs qui ont construit (je ne dis pas que c’est le cas de Krauss) la première rumeur antijuive, rumeur sur laquelle je reviens un peu plus loin. Dans l’attente, notre conclusion se heurte à une objection que nous voudrions, à présent, étudier. N’est-il pas possible de tenir les « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » pour « Israël », sans indiquer, pour autant, que les Égyptiens les ont explicitement méprisés au même titre que les populations que j’ai nommées plus haut ? Zivie semble être de cet avis. Car le fait de ne pas inclure les « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » dans le double contexte des populations décriées et de l’Exode ne l’empêche 73
nullement, au contraire, de croire au postulat initial de Petrie/Spiegelberg. Il écrit : « Rappelons que cette stèle (de Mineptah) commémore une victoire sur les Lybiens de l’an 5 du règne. À cette occasion, le roi rappelle que l’ordre égyptien règne au Proche-Orient : « Canaan est dévasté, Asquelon est dépouillé (…), Israël est désolé et sa semence n’existe plus, la région du Kharou est devenue une veuve pour l’Égypte, tous les pays sont unis et pacifiés. » Cette mention est, on le sait, unique jusqu’à présent dans les documents égyptiens et bien plus ancienne que les premières attestations de ce nom dans des sources à proprement parler israélites85 ». Comme on le voit, bien qu’il se rende compte que les égyptologues choisissent leurs arguments « à la carte », et tout en clamant la nécessité de faire table rase des constructions toutes faites et de reprendre toute la question des relations entre Israël et l’Égypte d’un point de vue historique et égyptologique, pas un instant, Zivie ne remet en question le postulat traductionnel initial de l’égyptologie. Si bien qu’il sombre à son tour dans la biblicisation à tout prix des documents égyptiens qui figurent sur les monuments et préfère proposer son propre scénario d’enquête, en appui sur le Grand Papyrus Harris et la stèle d’Éléphantine. Or, que dit le Grand Papyrus d’Harris/P.H.I.86 ? Il s’agit d’un document de 42 m de longueur, composé de 1489 85
In « Ramsès II et l’exode, une idée reçue », Ibid, p. 139. La Stèle d’Éléphantine est considérée par Rosemarie Drenkhahn comme un complément historique du Papyrus Harris I (in Die Elephantine-Stele des Sethnacht und ihr historischer hintergrund, Otto Harrassowitz. Wiesbaden, 1980, p. 68).
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lignes de texte. Il porte le nom du négociant et collectionneur britannique Anthony Charles Harris (17901869) qui l’avait acquit à Louxor, en 1855, année probable de sa découverte par des fouilleurs clandestins. À l’époque de Petrie, il en existe deux publications, l’une par Samuel Birch, à Londres, l’autre par Karl Pieth à Vienne. Puis, Erman et Breasted en approfondirent la lecture, mais c’est, tout récemment, Pierre Grandet qui en a publié l’étude la plus exhaustive, en 199287. Ainsi, il se compose de deux grandes parties : un Discours aux dieux et un Discours aux humains. C’est un discours historique de référence qui raconte les bienfaits de Ramsès III, en appui sur une information circonstanciée. Il traite de l’œuvre administrative et militaire des pharaons Sethnakht et Ramsès III qui ont rétabli l’Égypte dans sa grandeur, après un épisode trouble, relaté sur la stèle d’Éléphantine (voir infra), rétablissement dont le grand bénéficiaire paraît être Ramsès IV. Selon Grandet, « il semble qu’une tentative de coup d’État, la « conspiration du harem », ait été alors perpétrée à Thèbes par certains milieux administratifs, militaires et palatins, sur l’instigation d’une reine secondaire de Ramsès III, en vue de priver Ramsès IV de ses droits à l’éventuelle couronne d’Égypte. On peut supposer que cette action fut provoquée par l’éventualité devenue immédiate du décès de Ramsès III, venu probablement à Thèbes pour le 32e anniversaire de son avènement, et que Ramsès IV sut la déjouer en s’emparant, avant même de décès de son père, de la réalité du pouvoir, sans assumer toutefois, dès lors, le titre de roi. Dans ces conditions, jouant de la promesse implicite, le P.H.I. visait manifestement à rallier à la cause de Ramsès IV les élites compromises dans la conspiration, tandis que, sur le mode de la menace voilée, les documents 87
In Le Papyrus Harris I (BM 9999), vol I et II, Institut Français d’Archéologie Orientale du Caire, Bibliothèque d’étude, T. CIX/I.
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relatifs à sa répression concouraient probablement au même but » (p. 146). Le récit de la Bible possède un élément commun avec le Discours aux dieux du Papyrus Harris I : la référence à Pi-Ramsès, ville fondée par Ramsès III sur le territoire d’une cité du même nom, placée sous le patronage d’Amon, et destinée à servir de résidence royale à des fins administratives et militaires. La Bible possède un autre élément en commun, mais cette fois avec le Discours aux humains : la description, dans le livre des Juges, d’une situation sans foi ni loi comparable à celle qui a vu Sethnakht reprendre la situation en main. Puis survient un passage qui n’est pas sans rappeler le texte de la Stèle de Mineptah et annoncer le texte biblique. Ramsès III se raconte comme ayant réduit en poussière ou « abattu dans leur propre sang » de nombreuses peuplades parmi lesquelles les Meshwesh, les Libou, les Isébétou, les Qeyqéshou, les Sheytépou…, ainsi que les Sârou, de la tribu des Shasous » et qu’il a mis en esclavage tous ceux qu’il épargnés et ramenés en Égypte. Quant à la Stèle d’Éléphantine, elle confirme que, si Sethnakht est bien le sauveur de l’Égypte, en tant que l’image de l’Atoum même, c’est pour autant qu’il s’autoconstitue en « nouvel homme » et écarte toute représentation qui ferait de lui un quelconque prétendant au trône. Or, l’enjeu du « grand homme » ainsi devenu dieu se précise autour du choix de son nom : Seth, nom, par ailleurs, si présent dans la Genèse. Il faut aussitôt rappeler que c’est Séthi 1er, puis son fils Ramsès II, qui associent Seth à la triade impériale Amon (Thèbes), Rê (Héliopolis), Ptah ‘Memphis)88.
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David Fabre, in « Le Dieu Seth de la fin du Nouvel Empire à l’époque gréco-romaine entre mythe et histoire », Égypte Afrique et Orient, N°22 septembre 2001, Revue trimestrielle, p. 20 et sq.
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Depuis le règne et la chute du pharaon Akhenaton, le chaos a fait son apparition en Égypte comme une constante avec laquelle il faut compter. Or, pour triompher du chaos, il faut un dieu dont la violence est nécessaire. Ce sera Seth, celui qui a tué Osiris pour accaparer la royauté qui revient à Horus et qui sert le Rê en triomphant du serpent Apophis. Par ailleurs, si Sethnakht se déclare fondateur, c’est pour autant qu’il affirme avoir triomphé d’un ennemi syrien particulier, dont il donne le nom : Jrsw, qui s’est allié à des Asiatiques (Sttjw) et qui a pillé l’or d’Égypte qu’il a dû, finalement abandonner, du fait de sa défaite. Il y a là, certes, quelques thèmes qui ne sont pas sans évoquer certains de ceux qui sont mentionnés, quoiqu’en sens inverse, dans le récit biblique de l’Exode. Mais, les opérations intellectuelles de rapprochement et de distinction entre ces documents égyptiens et le récit biblique apparaissent comme un pas de plus accompli sous l’autorité de la contrainte bibliste et non comme une avancée dans l’identification de la chronologie et de la géographie de l’Exode. À quoi nous devons ajouter que situer la fuite ou le départ volontaire des enfants d’Israël, quinze années après Mineptah, à l’époque de Sethnakht ou de Ramsès III, consiste à partir du principe qu’il y a deux populations qui portent le nom « Israël », l’une en Canaan, l’autre en Égypte, plutôt qu’à en démontrer le bien-fondé. Comme si celle de Canaan avait pu être éradiquée par Mineptah en 1207 avant l’ère commune, tandis que celle d’Égypte était bel et bien toujours présente à l’époque de Ramsès III. Car, très vite, nous nous rendons compte que ce scénario se heurte à une invraisemblance historique. L’historien israélien Nadav Na’aman, professeur à l’Université de Tel-Aviv, a fait la synthèse des recherches 77
archéologiques et anthropologiques menées récemment dans la région actuelle de la Syrie, d’Israël et de la Palestine. Sa conclusion est la suivante : « La destruction de la culture urbaine qui eut lieu, aux XIIIe et XIIe siècles, dans une grande partie de la Syrie et du pays de Canaan, entraîna avec elle la migration et la nomadisation temporaire d’importants groupes de population….. la croissance fut lente et progressive et qu’elle n’atteignit son apogée qu’au IXe ou au VIIIe siècle avant J.-C. Un système hiérarchisé de bourgs et de villages se mit en place autour de ces établissements, et des relations administratives, économiques et culturelles complexes se développèrent entre les centres de gouvernement et les habitats alentour.89 » Certes, Na’aman croit aussi en l’existence d’un groupe nommé « Israël », puisqu’il s’en remet purement et simplement au postulat de Petrie / Spiegelberg, mais le fait qu’il n’existe aucune autre mention de ce nom sur tous les documents déchiffrés l’incite au doute. Il reconnaît que « Environ trois cent cinquante ans séparent l’inscription de Mineptah de la référence suivante à Israël, dans des sources non bibliques, au milieu du IXe siècle avant J.-C., quand le royaume parvint à maturité. Pour qu’un nom de groupe ethnique traverse les âges, une certaine forme de continuité est nécessaire. Or, durant ces centaines d’années, l’appellation Israël subit probablement d’importants changements quant à sa composition ethnique, sa taille, sa structure sociale et son implantation territoriale. Il existe bien un document (la stèle de Mineptah/GH) de la fin du XIIIe siècle qui fait mention 89
In « La Bible à la croisée des sources », Annales. Histoire, Sciences Sociales 2003- 6 (58e année), p. 1321-1346.
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d’un groupe appelé Israël. Mais, quelle que soit l’importance de ce document, toute extrapolation socioculturelle sur Israël à cette époque n’est qu’hypothèse, car fondée sur une référence unique et isolée.90 » Ainsi commence à s’exprimer un doute que Hasel a luimême formulé en ces termes : « Plus d’un siècle après sa découverte, la stèle de Mineptah interpelle encore les reconstructions habituelles des chercheurs par une simple déclaration : Israël existe comme un ensemble socio-ethnique de gens ayant déjà occupé le pays de Canaan, en 1209 avant l’ère commune. La tâche des études futures sera d’établir avec certitude le lien de la Stèle de Mineptah avec les réalités des monuments archéologiques intervenant dans le débat sur les origines de l’ancien Israël »ͻͳǤ Mais, le scénario de Zivie soulève aussi maintes questions, puisqu’il suppose que les enfants d’Israël qui, selon la Bible, ont vécu l’Exode, ont quitté l’Égypte pour se rendre en… Canaan. D’où l’on infèrerait qu’ils auraient ainsi retrouvé les traces de leurs frères qui y avaient été exterminés, quelques années plus tôt, mais que la Bible 90
Ibid. « In this regard, the Merenptah stela, over a century after its discovery, still cuts through current scholarly reconstructions and rhetoric with a simple declaration: Israel exists as a socioethnic people already located in the land of Canaan by 1209 b.c.e. It remains the task of future study to firmly connect Merenptah’s Israel with the realities of the archaeological record in the ongoing debate over the origins of ancient Israel », in « Merenptah’s Reference to Israel Critical Issues for the Origin of Israel » (op.cit.).
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n’en parlerait pas, comme si son silence était une condition sine qua non pour faire croire que, bien qu’ayant été le lieu de l’anéantissement d’Israël par Mineptah, Canaan n’en était pas moins la « terre promise » par Dieu aux enfants d’Israël. Poursuivons dans l’absurde (que je n’attribue nullement à Zivie, bien sûr) : malgré cet anéantissement, ces mêmes enfants d’Israël auraient élevé un culte au grand dieu Yhwh qui ne les avait pourtant pas sauvés du génocide opéré par Mineptah. Quant au Pharaon, de l’Exode, Séthi II ou Ramsès III, il serait tout à fait curieux. Bien que son prédécesseur, Mineptah, aurait annihilé les enfants d’Israël en Canaan, il aurait réellement été vaincu par les enfants d’Israël en Égypte et les aurait laissés s’enfuir en Canaan. 3.De la rumeur à la mémoire Le fait est que même si « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » signifie « Israël », ce que nous contestons fortement, tant que la démonstration linguistique n’aura pas été faite de manière imparable, il reste à comprendre pourquoi Mineptah l’aurait anéanti. Inversement, si « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » ne signifie pas « Israël », il reste à savoir comment penser l’origine d’Israël sans nécessairement lui associer la nuisance et l’extermination. C’est un impossible défi. Car, l’idéologie est telle que, de l’idée d’un pharaon de l’Exode, une certaine égyptologie est passée à celle d’un pharaon exterminateur. Ce n’est plus la gloire d’Israël que l’on célèbre, mais sa misère. Le lecteur peut pointer ici la contestation de la lecture bibliste que l’égyptologique développe, en appui sur la biblicisation forcée de l’hapax. Il peut toucher du doigt la rivalité dans laquelle l’égyptologie s’est installée et enlisée, depuis Petrie / Spiegelberg, au nom d’une soi80
disant élucidation de la Bible. Et qui sait jusqu’où pareille rivalité peut aller ? En effet, à l’instar de Claude Vandersleyen, l’égyptologue peut désormais tout à la fois maintenir le postulat de Petrie/Spiegelberg et déclarer que « même les théologiens et les biblistes ne « croient » plus à l’historicité de la Bible, au moins du Pentateuque, c’està-dire des livres qui racontent l’histoire la plus ancienne du peuple hébreu, avant son installation dans la « Terre promise92 », tout en se targuant de pouvoir dater l’Exode du règne d’Amosis (1543-1518 avant l’ère commune93). Pourtant, dans la Bible, Israël est un nom qui prend une place dans une filiation sémantique. Il y a un avant, un pendant et un après, même si tout le temps de l’accomplissement se tient dans son nom. En ce sens, la Bible prétend s’appuyer sur l’histoire, mais elle ne laisse jamais croire que l’histoire est au principe de son écriture. Sans quoi, elle n’eut été qu’une encyclopédie historique et culturelle. Le génie biblique, c’est d’avoir raconté cette encyclopédie, nous y reviendrons, en la personnalisant autour de la figure d’un peuple en train de s’identifier à un Dieu. C’est ainsi qu’un premier Pharaon « qui n’a pas connu Joseph » a bien fait assassiner les enfants mâles hébreux, mais que finalement, après sa mort, un second Pharaon a cédé au seul survivant du massacre, Moïse, et lui a même demandé à se faire bénir par son Dieu, Yhwh, alors que, dans la narration soi-disant scientifique de l’égyptologie, Mineptah éradique totalement Israël. On peut certes demeurer dans le scénario de « l’extrapolation socioculturelle » d’Israël (Na’aman) indéfiniment, mais, lorsque l’on croise l’histoire avec l’égyptologie, on est obligé de sauter à l’extrapolation existentielle, puis de se 92
In « Annexe : La Bible et l’histoire », in « La révolte des rois », op.cit. 93 In L’Égypte et la vallée du Nil, 2, PUF, Paris, 1995, p. 232-237.
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demander comment des gens n’ayant aucun lien génétique avec la population victime du génocide ont eu l’idée, trois siècles plus tard, de s’appeler du même nom. En s’appuyant sur ce que l’on croit être la psychanalyse, on pourrait imaginer un retour du refoulé, c’est-à-dire que le trauma de l’extermination d’Israël aurait resurgi bien plus tard chez ces gens comme un fantôme poursuit les lointains descendants de ceux qui vivaient à l’époque où il était un être en chair et en os. Mais cela supposerait un scénario totalement aberrant qui détruirait jusqu’à la compréhension claire et distincte des concepts psychanalytiques, notamment celui de « refoulement », et qui relèverait du scénario d’horreur. Scénario des mortsvivants plaqué sur Israël et dont on sait que, malheureusement, il architecture la perception de nombre d’esprits qui perçoivent les Juifs comme un « peuplefantôme ». Car, le fait de supposer qu’il y a des gens qui, bien plus tard, se sont approprié un nom dont ils ont hérité sans avoir rien de commun ni de près ni de loin avec la population massacrée dont on veut croire qu’elle était appelée « Israël » et que ces gens sont les ancêtres des Juifs induit déjà une précompréhension d’eux-mêmes. Les Juifs sont perçus avant même que d’être. Ce qui, ici, se dit idéologiquement, c’est que, lorsque des populations se sont historiquement donné le nom d’Israël, elles l’ont fait comme double d’un Israël originairement anéanti. Ce n’est donc pas seulement de l’image d’un « Israël anéanti », mais d’un vouloir que « anéanti» soit associé à « Israël » qu’il s’agit. En fait, on n’a pas assez réfléchi sur cette « hallucination » qui consiste à déclarer anéanti Israël au moment même où on le fait apparaître dans l’histoire. Car, pour la lecture « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » = « Israël », Israël naît 82
exterminé. Telle est la signification profonde du « bulletin de naissance94 » égyptologique d’Israël. Force est de constater que la contrainte biblique (même inversée) n’est pas le seul facteur compulsif visant à l’établir. Car, à cette donnée immédiate du travail de traduction qui relève de la culture, du savoir et de la conscience, il faut ajouter un autre facteur, inconscient, celui-là, qui explique que, malgré les incohérences, le postulat Petrie / Spiegelberg conserve toute sa force d’attraction égyptologique. Il s’agit de la fantaisie de désir de l’extermination d’Israël qui fait dire à une égyptologue que la stèle de Mineptah, qui « est parfois appelée stèle d’Israël, car c’est dans ce texte que l’on trouve la première mention historique du peuple hébreu95 » est un « émouvant hymne à la paix96 ». Bien qu’il ne fasse pas explicitement référence à une fantaisie de désir de ce type, il semble bien que c’est contre elle que Sigmund Freud a dressé ce qu’il appelait son « roman historique ». En effet, suivant les remarques de Breasted qui, sans remettre en question le postulat de Petrie/Spiegelberg, n’en souligne pas moins que la mention « Israël » intervient trop tôt par rapport à la chronologie biblique, ce qui, du point de vue même du récit biblique, nous y reviendrons, est faux, Freud se préoccupe de donner un autre bulletin de naissance à Israël que celui du peuple tué-né, en en situant l’origine à l’époque du pharaon Akhenaton. Il ne se soucie d’ailleurs nullement de donner un sens au contenu supposé de la stèle de Mineptah. 94
Cette expression est empruntée à J. Mélèze Modrzejewski, in Les Juifs d’Égypte de Ramsès II à Hadrien, PUF, 1997, p. 29. L’auteur, historien, ne se rend pas compte qu’il utilise le bulletin d’un peuple mort-né comme donnée chronologique. 95 In L’Empire des Ramsès, op.cit., p. 277. 96 Ibid, p. 276.
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Même si nous prêtons à Freud une motivation - celle de donner une racine historique haute aux enfants d’Israël -, nous ne pouvons pas ne pas rappeler qu’en 1895/6, date à laquelle Petrie et Spiegelberg établissent leur postulat traductionnel, l’Europe du XIXe siècle est traversée par un antisémitisme puissant dont l’Affaire Dreyfus est le dernier exemple. Bien plus tard, lorsque Freud écrit L’homme Moïse, c’est plus que d’une traversée qu’il s’agit. Une véritable culture du mépris s’est emparée des esprits européens, celle-là même qui les conduit à penser que les premières attaques massives des Allemands contre les Juifs sont un phénomène sans grand intérêt. La mobilisation anti-antisémite de Freud n’a évidemment rien à voir avec le travail de vérification de l’hypothèse en laquelle il croit, mais, si elle risque, au contraire, de le biaiser, elle n’en apparaît pas moins comme un facteur secondaire, en regard de sa démonstration. N’oublions pas que Freud se souvient que Spiegelberg est l’un des premiers égyptologues à avoir mis en relation le monothéisme juif avec le monothéisme d’Akhenaton. Il y a là une trace que l’on ne peut transformer en héritage d’un simple coup de plume, mais qui mérite attention. J’ai eu l’occasion de montrer ailleurs97 que L’homme Moïse est un ouvrage curieux, puisqu’il n’applique pas les principes de la psychanalyse individuelle et biographique au personnage de Moïse, tandis qu’il s’efforce de faire valider les considérations anthropologiques de la psychanalyse, à propos de l’histoire du peuple juif. Mais, ce qui est certain, c’est qu’il interpelle directement la rumeur antisémite telle qu’elle est le plus souvent véhiculée dans la reconstitution de l’histoire des enfants 97
Notamment dans Moïse et le retour des dieux, (Safed, 2004) et Si c’était Freud biographie psychanalytique, Les Éditions du Bord de l’Eau (à paraître le 28 août 2009).
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d’Israël. En ce sens, la rumeur égyptologique d’un Israël exterminé à sa naissance peut apparaître comme l’effet de la rumeur anti-juive qui s’est constituée dès le VIIIe siècle avant l’ère commune. Alain Zivie dont je ne veux nullement donner à croire qu’il s’associerait à mon raisonnement, a cependant clairement montré comment cette rumeur a pris naissance98. Or, quelque chose de nouveau est en train de se passer en égyptologie quant au combat contre la rumeur antisémite. Si nous avons vu plus haut comment la référence « Freud » pouvait être détournée de son contexte par Krauss, il nous faut, à présent, évaluer à sa juste mesure le fait qu’un autre égyptologue, Jan Assmann, en soit venu à vouloir éliminer toute trace de cette rumeur de l’égyptologie, en faisant de Freud une image centrale de sa méthodologie présente et à venir. Son évitement de se positionner vis-à-vis du postulat Petrie/Spiegelberg tend à montrer qu’il est persuadé que l’égyptologie ne peut se libérer du bulletin de naissance thanatographique d’Israël qu’à la condition de se situer sur le plan de l’histoire de la mémoire et de la tradition et non sur celui de l’histoire positive. C’est pourquoi, il établit une distinction entre les deux dont la finalité est, en dernière analyse, de ne pas retomber dans une nouvelle distinction de type monothéiste entre le vrai et le faux. Il n’y a pas d’un côté le vrai, à savoir l’histoire positive, et de l’autre le faux, à savoir l’histoire de la mémoire, il y a deux registres qui se nourrissent mutuellement, comme l’histoire des Hyksos et celle des enfants d’Israël, selon lui, le montre. Par là, Assmann ne peut exclure que tous les récits d’histoire positive couchés par écrits hiéroglyphiques ne soient euxmêmes traversés par une problématique de l’histoire de la mémoire, comme il ne peut éliminer l’hypothèse que la 98
In La prison de Joseph, op.cit,
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Bible ne soit traversée par une problématique de l’histoire positive. Il s’ensuit une tolérance que ne parvient pas à discréditer les tentatives de ceux qui soupçonnent l’égyptologue de vouloir diaboliser le monothéisme99.
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Il s’en explique dans Le Prix du Monothéisme, Aubier, 2008, puis dans Violence et monothéisme, Bayard, 2009.
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Le roman des traces, des oublis et des mémoires Pourquoi « Israël » ?
Les développements précédents nous ont appris une chose : il ne faut surtout pas s’appuyer sur l’hapax « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » pour apprendre quoi que ce soit sur « Israël ». Mais, aussitôt, une nouvelle question se pose : qu’est-ce qu’« Israël » nous apprend sur la façon de raconter « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » ? Pour le dire autrement, en quoi l’« Israël » de l’équivalence « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » = « Israël » est-il au principe de la découverte d’un certain sens de l’Égypte ? En effet, si ce sens se suffisait en lui-même, il n’y aurait pas besoin de vouloir à tout prix y insérer « Israël ». Le constat scientifique de l’existence de cet hapax se suffirait à lui-même. Or, ce n’est pas le cas. Tout semble indiquer que rien n’est plus difficile, pour l’historien moderne, que de penser l’Égypte indépendamment d’Israël et Israël indépendamment de l’Égypte. Cela semble une tâche surhumaine de penser ces deux origines comme deux supports distincts de chaque mémoire spécifique de l’une et de l’autre. Pourtant, rien dans l’histoire telle qu’elle est racontée par les Égyptiens ne semble indiquer qu’elle ait quelque chose à voir avec l’histoire telle qu’elle est racontée par les enfants d’Israël. Si c’est bien, au IXe siècle avant l’ère commune, qu’on s’accorde pour dire que la « stèle de Mesha » porte une graphie du nom « Israël », à nouveau « anéanti », d’ailleurs, il reste à noter que cette graphie est inscrite en paléohébraïque, et qu’à cette date, aucun document égyptien ne parle ni d’enfants d’Israël encore présents en Égypte, ni d’un peuple établi en Canaan. 1. L’histoire défaillante de la mémoire égyptologique Or, c’est bien le défi que, selon moi, Jan Assmann a décidé de relever, lui qui, dans Moïse l’Égyptien, hérite de 89
la distinction entre monothéisme juif et monothéisme d’Akhenaton et de points de contact possibles, sans jamais mentionner l’existence réelle d’une population appelée « Israël » et qui aurait été inscrite comme telle ni à l’époque d’Akhenaton, ni sur la stèle de Mineptah. Par un acte conceptuel dont l’égyptologie est encore loin d’avoir mesuré toute la profondeur, il démontre qu’il est illusoire de reconstituer l’histoire originaire de quelque peuple que ce soit, et notamment celles des peuples égyptiens et israélites, sans accompagner le travail sur les sources matérielles d’une histoire de la mémoire. Si l’Égypte et Israël sont distincts, c’est l’histoire de la mémoire qui les croise. Pendant longtemps, l’Égypte n’a pas besoin d’Israël pour exister ni pour se souvenir de soi. Puis, vient un moment où Israël lui devient indispensable. Pourquoi ? Même chose pour Israël qui existe et se souvient de soi sans se référer à l’Égypte, jusqu’à ce que l’Égypte lui devienne indispensable, ce raisonnement étant valable, même s’il existe d’innombrables traces archéologiques de l’existence d’une Égypte avant Israël, alors qu’il n’existe aucune trace d’Israël avant l’Égypte et même en Égypte, jusqu’à une date très tardive. Nous sommes là placés devant l’infinie petitesse de notre savoir et notre incapacité, sans doute à tout jamais, de savoir exactement ce qui s’est réellement passé dans ces temps très anciens. Le coup de génie égyptologique d’Assmann est de passer du mode de production de l’histoire positive, tel que Freud le décrit dans L’Homme Moïse, au mode de production de sa mémoire dont elle ne saurait être dissociée. Freud aussi pense qu’il n’y a pas d’histoire positive sans histoire de la mémoire, mais il croit en la possibilité de reconstituer cette histoire positive à partir de l’histoire de la mémoire, là où Assmann n’y songe pas un seul instant. C’est que, pour Freud, un peuple ne se donne une histoire qu’à partir 90
de lui-même. Comme un individu, il subit un traumatisme, le refoule, s’accommode de sa latence, puis réagit sous l’emprise du retour du refoulé, avant que de tenter de sublimer, sans quoi il plonge dans la violence. Il s’ensuit un scénario, qu’il n’est pas utile de présenter ici dans ses moindres détails, qui l’a conduit à utiliser toutes les hypothèses des historiens, savants biblistes et égyptologues qui lui semblaient justes comme autant de pièces d’un puzzle dont il avait mûri le fil directeur, pendant au moins trente ans100. Or, Assmann est loin de considérer l’essai de Freud comme obsolète, même si le scénario est considéré comme n’ayant aucune valeur de reconstitution historique à proprement parler. « Les théories freudiennes – si dépassées et problématiques puissent-elles paraître –, écrit-il, ont l’incontestable mérite d’avoir établi le rôle de la faute, de la mémoire et du refoulement, et d’avoir montré que toutes les reconstructions unilinéaires fondées sur l’évolution et la tradition n’étaient pas tenables101. » C’est pourquoi, il s’empare de sa dynamique et la transfère du rêve de l’histoire réelle au récit de la mémoire. Finalement, là où Freud a besoin d’un Moïse assassiné pour reconstituer l’histoire telle que le peuple juif la raconterait, même s’il en dissimule le meurtre, Assmann a besoin d’un Akhenaton refoulé pour reconstituer l’histoire telle que l’Égypte (de basse époque, j’y reviendrai) la raconte à son tour. Mais la différence discursive est claire : là où Freud décrit un peuple juif essentiellement aux prises avec luimême, car, pour que son hypothèse soit plausible, il faut que son opposition à l’Égypte soit tout à fait secondaire, Assmann décrit une Égypte qui a besoin d’Israël comme repoussoir pour se raconter. 100
Pour plus de précision, je me permets, à nouveau, de renvoyer le lecteur à mon livre Si c’était Freud (op.cit). 101 In Moïse l’Égyptien, op.cit., p. 275.
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Revenons sur l’hypothèse de Freud. Elle fait apparaître que les scribes de la Torah racontent l’histoire du peuple juif, comme si celui-ci avait été une psyché de masse sémitique qui, à l’origine, se serait elle-même traumatisée en assassinant le grand homme, Moïse l’Égyptien, qui l’avait constitué en peuple, meurtre qu’elle aurait aussitôt refoulé et dont les traces se seraient maintenues et auraient été transmises de manière inconsciente, non sans donner lieu à une élaboration de la culpabilité qui en était issue, jusqu’à ce que, bien plus tard, ce meurtre fasse retour, mais de manière inversée, dans l’élection d’un second grand homme, Moïse le Madianite. Or, Assmann tente de bien de s’aventurer sur les chemins ouverts par Freud, lorsqu’il parle de « vide créé par le refoulement de l’époque armanienne102 », mais il se garde bien d’appliquer les concepts de Freud au récit de soi de l’Égypte tel que les pharaons successifs ont pu le produire tout de suite après le traumatisme produit par la « contrerévolution » d’Akhenaton, puis, plus tardivement, par son refoulement. De manière générale, on chercherait en vain une analyse de l’histoire de la mémoire égyptienne telle qu’elle se serait écrite depuis les successeurs du roi « maudit ». Pourtant, une donnée parle : l’absence de tout compte-rendu officiel de sa fin103 qu’il faut mettre en relation avec une stèle datant de l’an 4 du règne de Toutankhamon, un successeur d’Akhenaton après Smenkharé, située dans le temple de Karak, et dite « stèle 102
Ibid, p. 59. Ce qui conduit Cyril Aldred à affirmer que « les circonstances mêmes de la disparition du pharaon sont encore totalement obscures (in Akhenaton, Seuil, 1997, p. 283). Desroches-Noblecourt rappelle, pour sa part, qu’il n’était pas usuel de raconter la fin d’un pharaon (à l’exception, par exemple de celle de Ramsès III).
103
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de la restauration ». D’un côté, une description apocalyptique de la situation des dieux, de l’autre, une occultation du nom du pharaon qui avait osé leur porter atteinte. Au lieu d’assister à l’écriture égyptologique du traumatisme et du refoulement, à partir d’une analyse approfondie de la rupture en quoi consistait la contrerévolution d’Akhenaton, on s’est, certes, d’abord focalisé sur un scénario de crise centré sur un conflit entre les traîtres et les fidèles, mais pas du tout à partir des inscriptions, seulement en appui sur les méandres archéologiques104 de la tombe KV 55. Sir Alan Gardiner a donné l’exemple105. Il décrit ainsi la revanche des Thébains, fidèles au dieu Amon, qui consiste à empêcher Akhenaton d’être enterré dans la tombe qu’il s’est préparée, à Amarna, et à détruire sarcophages et équipement funéraire, tandis que ses fidèles, désireux de lui donner une sépulture, réparent un sarcophage et y placent sa momie, avant que de l’insérer dans un coffre préparé pour sa mère, qu’ils emmènent secrètement à Thèbes, puis enterrent dans une tombe vide de la Vallée des Rois. Une autre donnée parle : la stèle de Mineptah. En effet, ce n’est pas mon intuition, mais des propos de Gardiner qui nous obligent à faire ce rapprochement. Il écrit : « Érigée dans le temple d’Aménophis III, cette stèle portait primitivement une inscription relative aux services 104
Le lecteur désireux de suivre les méandres du scénario égyptologique qui concerne cette tombe se réfèrera avec intérêt à ce qu’en dit Jean-Luc Bovot, in « La tombe KV 55, un imbroglio archéologique », in Akhenaton et l’époque amarnienne, Éditions Khéops, 2005, p. 183 et sq. 105 In JEA, 1957, vol. 43, pp. 10-25, cité par Claire Laouette, op.cit., p. 545. Lire aussi Aldred, op.cit., p. 197 et sq.
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rendus par ce roi à la religion ; ce récit fut presque effacé sous Akhenaten, mais restauré par Séti 1er ; enfin Merenptah, toujours prêt à s’approprier les monuments de ses prédécesseurs, fit graver, dans la cinquième année de son règne, l’inscription qui nous est parvenue106 ». On ne peut donc justifier la traduction de « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » par « Israël » sans expliquer le sens de cet hapax au cœur d’une histoire de la mémoire, de l’effacement et du retour sous une forme modifiée d’un certain contenu des inscriptions de cette stèle. L’idée que cette stèle soit seulement un monument parmi tous ceux que Mineptah a fait siens gomme l’histoire antérieure de la stèle que, pourtant, Gardiner vient juste de faire surgir du néant. Ne pas s’employer à cette élucidation revient à faire comme s’il y avait une continuité entre Aménophis III (le père d’Akhenaton) et Séthi 1er (le fils de Ramsès 1er) et ses successeurs, ce qui n’est pas possible compte tenu de ce que l’on sait de source sûre. Ici, le fait de soustraire le postulat Petrie/Spiegelberg, c’est-à-dire la lecture « Israël », à la critique vient dissimuler l’idée, au demeurant non écrite par les égyptologues, que la population qui porte ce nom est considérée comme ayant quelque chose à voir avec la négation du nom de son père (Aménophis, Amon) par Akhenaton et avec les suites de sa restauration depuis Toutankhamon. Du point de vue même de l’histoire de la mémoire égyptienne et égyptologique, force est de constater qu’il y a un rapport entre la stèle de la restauration et la stèle de Mineptah. Mais rien ne nous dit, pour autant, que ce soit l’hapax qui, « mnémohistoriquement » parlant, soit le point de contact entre les deux stèles. Je constate : d’un côté, un rapport entre les deux stèles, de l’autre, l’hapax. 106
In « Note on the newly », op.cit, p. 120.
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Parvenu à cette conclusion, on peut avoir le sentiment que la volonté à tout prix de traduire « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » par « Israël » est un symptôme, une idée fixe des égyptologues dont la fonction est de bloquer toute élaboration possible d’une histoire de la mémoire égyptienne qui tiendrait compte des mécanismes inconscients de négation, d’inversion, de substitution ou d’identification (je ne les cite pas dans quelque ordre chronologique que ce soit) qui expliquent le positionnement de la stèle de Mineptah et du texte qui s’y affiche. Or, ces mécanismes ne se mettent pas en route avec l’écriture de l’inscription de la stèle de Mineptah. Ils fonctionnent dans des documents et monuments qui lui sont antérieurs. Si nous voulions étudier les mécanismes inconscients, tels qu’ils fonctionnent dans l’histoire et la littérature pharaoniques, nous pourrions remonter au moins jusqu’à la persécution et la proscription de la reine Hatshepsout (née vers1495 avant l’ère commune, devenue co-régente vers 1479 et décédée vers 1457) qui, selon feu Christiane Descroches-Noblecourt, se sont traduites par des essais de destruction systématique de ses effigies, de ses noms et de certains textes relatifs aux événements officiels concernant sa personne royale : théogamie, couronnement, culte divin…107. Mais, revenons à la stèle de restauration. Il est tout à fait intéressant de constater qu’au moment d’en dégager le sens, Assmann se contente de
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Christiane Desroches-Noblecourt écrit, à son sujet, que « le plus grand des mystères qui, à ce jour, voile encore le passage d’Hatshepsout sur la terre d’Égypte est cette proscription dont elle fut la victime » (in La Reine Mystérieuse, Pygmalion, 2002, p. 432).
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mentionner l’idée de ce qu’a pu être la période de souffrance incarnée par la révolution amarnienne108. Pour sa part, Claire Lalouette se contente d’écrire que « La réaction contre l’intolérance, le retour aux croyances millénaires, prennent un aspect presque passionnel109 ». Dans le même ordre d’idées, on chercherait en vain une analyse des monuments ou des documents datant des pharaons Aÿ, Horemheb, puis Ramsès Ier, Séthi 1e, Ramsès II etc. qui les situeraient peu ou prou comme des figures prenant leur sens dans le cadre d’un refoulement d’Akhenaton. C’est ainsi que Christiane DesrochesNoblecourt réussit le tour de force à contourner la question du refoulement, en faisant d’Akhenaton le « grand et secret inspirateur » de Ramsès II110. Cette fois, la continuité est entre ces deux pharaons, alors que plus haut nous avons vu que les égyptologues en postulaient une entre Aménophis III (le père d’Akhenaton) et Ramsès II. La mise en parallèle de ces deux hypothèses contradictoires donne une idée précise de ce qu’il faut entendre par « refoulement d’Akhenaton ». DesrochesNoblecourt fait de Ramsès II un pharaon qui a sublimé le refoulement sans avoir jamais eu besoin de dire qu’il en avait hérité (c’est comme si Akhenaton n’avait pas été refoulé), alors que l’autre hypothèse de travail fait comme si ni Akhenaton ni son refoulement n’avaient vraiment accédé à l’existence. On ne peut donc pas dire que les égyptologues qui soutiennent la dernière hypothèse soient 108
Ibid, p. 57. In Thèbes ou la naissance d’un Empire, Fayard, 1986, p. 553. 110 In Ramsès II la véritable histoire, Éditions Pygmalion, 1996, p. 187. 109
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familiarisés avec le rôle de l’ambivalence du fils vis-à-vis de son père (ce qu’on réduit souvent, depuis Freud, au vocable de « complexe d’Œdipe »). Mais on ne peut pas non plus être sûr que Desroches-Noblecourt croie un tant soit peu à l’effectivité de cette composante inconsciente. Il s’agit pourtant d’une donnée puissante de la vie de l’esprit, d’autant plus puissante que, quel que soit le positionnement de l’homme (ou de la femme, pour Hatchepsout) vis-à-vis du Dieu, que cette donnée immédiate de l’inconscient poursuive son travail en silence, ou dans le bruit et la fureur, il n’est pas possible d’étudier les textes sans décrypter le discours du pharaon qui se situe vis-à-vis d’elle. Et l’on ne voit pas pourquoi il faudrait affirmer que les fils (ou filles) égyptiens n’étaient pas animés par ces mêmes affects, alors que nous en avons sous les yeux un exemple manifeste. Allons plus loin. Si l’hypothèse de Desroches-Noblecourt est intéressante, ce n’est pas par ce qu’elle suppose, mais par ce que cette supposition dissimule, à savoir que le cœur même du contenu sexuel de la contre-révolution d’Akhenaton et de la volonté de Ramsès II d’en maintenir un certain héritage, a été la sexualité. Toute sa démonstration se joue autour de deux éléments : a) Le fait que la révolte du clergé d’Amon a eu pour cause que Akhenaton l’ai provoqué en se faisant représenter sculpturalement debout en effigie dénudée et émasculée, là où Osiris avait été de tout temps représenté allongé et castré, avant que d’être rephallicisé, b) Le fait que pour « passer l’éponge », Ramsès II a introduit Seth dans la tri-unité ancestrale AmonRe-Ptah. 97
Mais elle ne propose aucune analyse de la sexualité qui avait conduit Akhenaton, puis Ramsès II, à agir de la sorte. 2. La chose sexuelle dans l’égyptologie Ce qu’Assmann et Desroches-Noblecourt ne disent pas, c’est que le traumatisme de la contre-révolution d’Akhenaton avait eu un caractère sexuel très prononcé. Ce n’était pourtant un secret pour personne, et surtout pas pour les pharaons et le clergé d’Amon, mais pas au sens où Akhenaton aurait sexualisé la religion, puisqu’elle l’était depuis la nuit des temps. Non, c’était au sens où il avait agi publiquement une sexualité religieuse qui n’était alors agie que secrètement dans certains lieux comme Abydos, et qui n’était publique sous une forme laïcisée qu’en tant que représentée, notamment sur les monuments religieux, ou reformulée selon une inspiration libre, comme dans les scènes du Papyrus de Turin111. Car tel est caractère sexuel de la contre-révolution amarnienne que d’avoir été lié à ce que Cyril Aldred a appelé le « culte de la nudité112 », c’est-à-dire une perversion physique et spirituelle. Un exemple frappant de l’incapacité des égyptologues à se confronter à la chose sexuelle est la manière dont ils parlent des représentations sculpturales d’Aménophis IV (le futur Akhenaton), en général, et de celle qu’Henri Chevrier a trouvée, dans le grand temple d’Aton à Karnakest, en 1925, en particulier. Au sujet de cette dernière, Desroches-Noblecourt rappelle que : 111
Sur ce sujet, lire, par exemple, Ruth Schumann Antelme Stéphane Rossini, Les Secrets d’Hathor, Éditions du Rocher, 1999. 112 Ibid, p. 137.
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« Certains égyptologues hésitent encore à croire à cette réalité (la représentation de la nudité du pharaon) ». Elle cite W.S.Smith, l’auteur de The Art and the Architecture of Ancien Egypt qui écrit que le rendu plastique du corps suggérait la simplification extrême de la robe royale plaquée contre le corps113. Elle-même décrit « Le bassin aux formes presque féminines de la statue, cassé à la hauteur des genoux où nulle trace de vêtement semble jamais avoir été marquée114. Il est très improbable qu’un pagne qui presque partout ailleurs est sculpté en relief sur la série subsistante de ces statues115, ait été peint sur le corps du roi représenté nu. Mais il n’y a pas que ce point vestimentaire qui soit à souligner : en effet on ne connaît pas d’image de pharaon à l’âge d’homme adulte figuré nu, ayant pour unique costume les sept sceaux divins qui apparaissent à l’époque d’Aménophis IV. Le corps dénudé du souverain est parfaitement asexué »116. L’énigme de la représentation d’Aménophis IVAkhenaton avait déjà été notée par Champollion. Pendant son premier voyage en Égypte, en novembre 1828, il stationne un seul jour à Tell el-Amarna (qu’il appelle « Psinaula »). Il note alors, déconcerté : « Un roi très gras et enveloppé, aux contours féminins….grande morbidezza », sans lui donner d’autre nom que celui 113
The Pelican History of Art, p. 277, n 180, cité in « La statue colossale fragmentaire d’Aménophis IV, Fondation Eugène Piot, Monuments et Mémoires, Académie des Inscriptions des BellesLettres, PUF, 1974, p. 10. 114 Les italiques sont de l’auteur. 115 Il s’agit d’autres statues avec lesquelles l’auteur compare celle-ci/ GH. 116 Ibid, p. 11.
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d’« Horus ». Mais, ce n’est pas par la porte de la sexualité mais par celle de la violence que l’énigme Akhenaton va s’imposer. Ainsi, ce n’est qu’avec Wilkinson et surtout Lepsius que l’égyptologie commence à se soucier de comprendre ce qu’elle appelle, désormais, « la période amarnienne », c’est-à-dire, à l’époque, l’ère révolutionnaire du culte solaire d’Aton. En fait, Lepsius sort Akhenaton d’un oubli de 3200 ans… Mais son objectif est alors de mettre cette découverte en adéquation avec l’histoire telle que Manéthon l’a écrite, au 3ème siècle avant l’ère commune. En effet, Lepsius ne fait pas un seul instant de comparaison avec le récit biblique, ce qui montre que, pour lui, la « préconception bibliste » n’est pas aussi prégnante. Mais aussitôt, il permet de comprendre que, si Akhenaton le maudit a bien été refoulé, Manéthon n’en a pas moins parlé, de nombreux siècles plus tard, sans le savoir, en lui donnant le nom d’un prêtre : « Osasirph » qui aurait répandu la lèpre en Égypte, à l’époque où elle était en guerre avec les Hyksos. Manéthon raconte aussi que le pharaon Aménophis (identifié plus tard comme Aménophis III) aurait réussi à expulser les lépreux d’Égypte. Dans son ouvrage sur « Akhenaton et la religion de la lumière », Erik Hornung remarque, à juste titre, que Manéthon retrouve les métaphores et l’état d’esprit de la stèle de la restauration de Toutankhamon117, mais, à aucun moment, il ne lui vient à l’esprit, ni de quelque égyptologue ou historien d’ailleurs, que la violence dont la chute d’Akhenaton, sa malédiction et son refoulement sont les indices les plus visibles a quelque chose à voir avec la sexualité.
117
In Akhenaten and the Religion of Light, 1995, Cornell University Press, 1999, p. 5. Le mot sexualité n’apparaît pas ce livre.
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Il est vrai que l’idée que la sexualité ait joué un rôle éminent dans la vie et la mort d’Akhenaton est empêchée par maints raisonnements. Le plus simple d’entre eux consiste à affirmer qu’il n’y a à proprement parler aucune rupture entre Aménophis III et son fils. C’est la thèse d’Agnès Cabrol qui écrit : « Si Amenhotep III en tant que souverain régnant ! est totalement –étrangement pour les partisans de la corégence (entre le père et le fils/GH)- absent des premières années du règne de son fils, il est toutefois présent à Tell el-Amarna, mais sous une autre forme. Mort - devenu Aton vivant ? -, il est alors l’un des principaux objets d’un véritable culte voué par Amenhotep IV à sa famille, à commencer par ses parents… Les parents donc, Amenhotep III et Tiyi, mais aussi la grande épouse royale Nefertiti et les enfants du couple sont au premier plan de l’univers amarnien118. » Le problème est que cette thèse suppose à son tour une mise à l’écart d’un fait particulièrement inadapté à l’idée que la religion d’Akhenaton était une pure religion de la lumière : son union incestueuse avec trois de ses filles. La question de l’inceste en Égypte ancienne n’est pas traitée avec beaucoup de précision par les égyptologues. J’en veux pour preuve un exemple récent : la question de la parenté de Toutankhamon. Au départ, il s’agit de savoir si son père est Aménophis III ou Akhenaton. Pendant longtemps, on a pensé qu’il était le fruit des amours d’Aménophis III et de Tiyi. En effet, il l’affirme dans une inscription de sa propre dédicace figurant sur les deux lions qui, à Soleb, ouvrent le dromos menant au temple d’Amenhotep III (le même temple sur lequel figure 118
In Amenhotep III le magnifique, Éditions du Rocher, 2000, p. 419.
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l’hiéroglyphe YHW, représentant les trois premières lettres de ce qui devait être le Tétragramme hébraïque du nom de Dieu). À quoi il est opposé que sur des blocs d’Hermopolis on a retrouvé une mention d’Akhenaton et une autre, où Toutankhamon se nomme encore Toutankhaton (avant son changement de nom, donc), et « fils du roi, de sa chair, son aimé ». Or l’opposition entre ces deux problématiques fait apparaître que l’inceste est au centre de la question. Si Toutankhamon est fils d’Aménophis III et de Tiyi, il n’y a pas d’inceste, mais s’il est fils d’Akhenaton, la question se pose de savoir si sa mère est cette même Tiyi, la mère d’Akhenaton, qui a survécu à la mort de son mari. Dans ce cas, Akhenaton se serait uni sexuellement à elle, ce qui serait une forme d’inceste hiérogamique inouï en Égypte ancienne. Une autre hypothèse existe : que sa mère soit Néfertiti, l’épouse d’Akhenaton, comme le pense Marc Gabolde119, auquel cas, il n’y aurait pas d’inceste non plus. Mais Néfertiti paraît avoir disparu de la scène publique, à ce moment-là, laissant de fait la place à Tiyi ou à Kiya, une autre épouse royale, pour le cas où Akhenaton avait voulu avoir une descendance d’origine royale. Enfin, il existe une autre hypothèse qui fait aussi directement référence à un inceste, mais entre père et fille, celui-là, puisque, selon Vandersleyen, on peut penser que si Toutankhaton est l’enfant porté par la nourrice sur la scène, c’est en tant que fruit des unions incestueuses qu’Amenhotep IVAkhenaton aurait contractées avec plusieurs de ses filles – parmi lesquelles Maketaton 120. Au demeurant, Cabrol est explicite. Si elle opte pour le bulletin de naissance classique à partir de l’union entre Amenhotep III et Tiyi, 119
In D’Akhenaton à Toutankhamon, Éditions du Rocher, p. 123-124. Ruth Schumann Antelme Stéphane Rossini, Les secrets d’Hathor, Éditions du Rocher, 1999, p. 82.
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c’est parce qu’elle se range à l’avis de Gabolde, selon lequel il n’est pas nécessaire de recourir à des hypothèses aussi controversées que la corégence ou les progénitures nées d’unions incestueuses121. Pourtant, le Directeur du « Amarna Royal Tombs Project » Nicholas Reeves n’hésite pas à parler de l’appétit sexuel d’Akhenaton. Il a eu six filles de Néfertiti : Meritaten, Meketaten, Ankhesenpaaten, Nefernefruaten-tasherit, Neferefrure et Setepenre. Or, s’il pense que Toutankhaton est le fils d’Aménophis IV-Akhenaton et d’une autre épouse royale : Kiya, il n’en convient pas moins qu’Akhenaton est le père de deux autres filles qu’il a eues avec ses propres filles. Selon lui, dans la décoration de la chambre mortuaire de sa seconde fille, il y a bien une scène montrant sa fille Meketaten qui meurt en donnant la vie à un nouveau-né de haut rang dont il est le père. Reeves note que ces pratiques étaient des transgressions, même s’il se peut qu’Aménophis III ait lui-même fait un enfant à sa fille Sitamun. Il en conclut que la société égyptienne avait dû être profondément choquée, mais que Akhenaton n’avait que faire de l’opprobre des dieux dont il niait l’existence122. Et c’est tout naturellement que Reeves en vient à interroger la sexualité d’Akhenaton. Mais alors, c’est un autre évitement qu’il convoque. Au lieu de s’interroger sur le fait qu’Akhenaton ait pu se faire représenter doté d’une sexualité particulière123, il part du principe qu’il n’a pas pu se faire représenter comme un eunuque, lui qui avait six filles, et affirme tout simplement 121
Cabrol, Ibidem, P. 425. In Egypt’s False Prophet Akhenaten, Thomas and Hudson, 2001, p. 161-2. 123 Il ne s’agit pas de la fantaisie selon laquelle il était homosexuel, il s’agit d’une nouvelle représentation sexuelle de la divinité. Pour plus de précisions, je me permets de renvoyer à mon livre Akhenaton sur le divan, Jean-Cyril Godefroy, 2001. 122
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que ce n’est pas Akhenaton, mais Néfertiti (dont, par ailleurs, aucun égyptologue n’a trouvé la moindre trace, seulement des inscriptions sur elle, mais… en voilà une) qui est ainsi représentée. Ce qui veut dire qu’il ne tient aucun compte qu’il n’y ait ni seins ni fente vaginale sur cette statue124. Par là, sans s’en rendre compte, il pose une autre énigme : pourquoi, si c’est Néfertiti, cette absence de seins et de fente ?, à laquelle, bien sûr, il ne peut répondre. Or, Lise Manniche a bien montré que la période amarnienne a pratiquement oblitéré la différence entre les sexes. Hommes et femmes de la classe dirigeante imitaient le couple royal et portaient des parures identiques, à tel point qu’ils créaient l’illusion que les hommes et les femmes avaient le même corps125. Je préfère donc partir de l’hypothèse de DesrochesNoblecourt, d’autant qu’elle lui associe une signification religieuse totalement absente des travaux de Reeves. Il s’agit de la transgression qui a consisté, pour le pharaon, à se faire représenter en Osiris debout et nu. Voilà qui apparaît comme bien plus important que toutes les supputations relatives à la sexualité du pharaon. Ce qui est sûr, c’est qu’il a livré un message qui prend son sens par rapport à la manière traditionnelle que la littérature pharaonique avait de coupler sexualité, mort et religion. Nous nous heurtons ici à une difficulté que Christian de Vartavan a notée : nul chercheur ne s’est encore voué entièrement au sujet de la sexualité dans l’Égypte
124
Ibidem, p. 166. In Sexual life in Ancien Egypt, London and New York, Kegan Paul International, 1997, p. 22 et sq. 125
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ancienne126, à plus forte raison à ses relations détaillées avec la religion. Pour autant, Hérodote notait déjà, au Ve siècle avant l’ère commune, que les Égyptiens avaient été les premiers à faire de la sexualité une question d’observance religieuse127. C’est ainsi que certaines femmes qui étaient dédiées à un dieu se devaient d’avoir un comportement sexuel provocateur, afin de stimuler ses pulsions viriles. L’essentiel était d’obtenir son érection, sans laquelle aucune procréation humaine n’était garantie. Le phallus était ainsi devenu l’organe le plus important. Les Égyptiens plaçaient des objets phalliques dans le temple d’Hathor, la déesse de l’amour, ou bien des figurines de Bes, le dieu-nain au phallus démesuré. Lorsque je cherche à définir le refoulement d’Akhenaton par la dimension sexuelle de son objet, je veux dire que préalablement, Akhenaton a lui-même révolutionné la dimension de la sexualité dans la religion. Pour prendre la mesure de cette révolution, il faut comprendre qu’Akhenaton n’a pas inventé la sexualisation de la religion. Je renvoie ici aux travaux de R. SchumannAntelem et R. Rossini qui expliquent très clairement comment chaque acte primordial de la religion et de la mythologie égyptiennes, à commencer par celui de la création du monde, se traduit par un acte sexuel survenant dans la vie de l’Ennéade128. Or, en sécularisant la sexualité, il a rendu la religion inutile. Cette rupture me paraît beaucoup plus importante que l’invention du monothéisme. Les débats font rage pour savoir si sa 126
In Hathor, Bibliographie sur l’amour la danse, la musique et la sexualité dans l’Égypte ancienne, London, Sais, 2006, p. 14. 127 In History II, London, William Glowes and Sons, Limited, Stamford Street and Charing Cross, par. 64, p. 109. 128 In Les Secrets d’Hathor : amour, érotisme et sexualité dans l’Égypte pharaonique, Monaco, Éditions du Rocher, 1999.
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religion était un hénothéisme ou un monothéisme, mais, l’essentiel est ailleurs. Il se trouve dans son art de faire disparaître la distinction entre le public et le privé. En affirmant qu’Akhenaton a introduit le vrai et le faux dans la religion, Assmann me paraît aborder la couche superficielle du problème. Derrière cette distinction, il en existe une, beaucoup plus cruciale : entre commettre publiquement l’acte sexuel et refuser de le commettre. Akhenaton a libéré la violence sexuelle en la faisant sortir de sa ritualisation religieuse. Auparavant, même lorsqu’elle se produisait, dans la rue, par exemple, elle était interprétée par rapport à la mythologie osirienne. Mais, à présent, cette mythologie ayant été mise à terre, la violence de l’acte sexuel se retrouvait livrée à elle-même. Ainsi, l’on comprend mieux que, pour assurer l’oubli définitif d’Akhenaton, Ramsès II qui ne pouvait pas renoncer à cette vigueur sexuelle, n’ait rien trouvé de mieux que de prendre acte de cette extériorisation. Comme elle ne pouvait plus réintégrer les sanctuaires, et plutôt que de la censurer manu militari, il l’a donc canalisée en l’orientant vers un Dieu traditionnellement récusé, Seth, le dieu de la violence sexuelle. Pour autant, ne croyons pas que cette canalisation ait abouti à une fixation. Ainsi, sur la stèle de Mineptah, Seth est lui-même nommé comme le dieu des Lybiens, devenus les redoutables ennemis de l’Égypte129.
129
Christiane Zivie-Coche, « Dieux autres, dieux des autres : Identité culturelle et altérité dans l’Égypte ancienne », in Israel oriental Studies XIV, E.J.Brill, Leiden-New York-Köln, 1994, p. 49.
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3. Les Habits neufs de Ramsès II Un retour sur la mythologie osirienne s’impose. Bien avant que Plutarque130 ne raconte le mythe d’Isis et d’Osiris, c’est-à-dire la vie, le meurtre et la résurrection d’Osiris, les monuments égyptiens faisaient déjà état de la croyance fondamentale en Osiris. Suivons les travaux d’E.A. Wallis Budge. Dans Osiris and the Egyptian Resurrection131, il examine ce qu’il appelle « the beliefs of indigenous origin ». C’est dans le Livre « Per-em-hru », habituellement traduit par « Livre des Morts », mais qui signifie « Pour sortir de la vie », un livre en usage dès la 5ème dynastie (3400 avant l’ère commune), qu’il puise ses informations. Il s’agit d’un recueil de prières dites par les prêtres d’Héliopolis. Ce livre connaît une vie littéraire et cultuelle qui suit la succession des dynasties et qui s’organise, en général, autour de deux guerres des dieux : l’une fondamentale, entre Amon-Râ et Osiris, pour la prééminence sur la vie et la mort132, l’autre plus événementielle et anecdotique, mais non moins importante, entre Horus et Seth, le meurtrier d’Osiris. S’agissant de la première guerre des dieux, elle n’apparaît vraiment comme telle qu’avec la contre-religion d’Akhenaton. Jusqu’à lui, la guerre se développe, mais comme à coups feutrés, l’objectif de la religion étant d’allier non seulement les deux dieux (Amon-Râ et Osiris), mais les trois dieux (Amon-Râ, Aton, Osiris). Une division subtile entre le jour (Râ) et la nuit (Osiris) sous le 130
Né en Boétie, au milieu du premier siècle de l’ère commune. London : The Medici Society LTD., 1911. 132 Pour la compréhension de mon développement, je précise que, bien plus tard, les égyptologues ont pensé que c’est cette lutte qui a été déstabilisée par Akhenaton, lequel avait commencé une révolution religieuse qui devait culminer dans la substitution d’Aton vivant (c’est-à-dire Akhenaton lui-même) à Amon-Râ et à Osiris. 131
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contrôle du dieu caché (Amon) se met en place et évolue. Mais ce n’est qu’avec Akhenaton que le cours habituel de cette lutte est déstabilisé, puisque celui-ci entame une révolution religieuse au nom des dieux solaires (Râ, Aton, Horus)133 qui réunit un parcours de jour et de nuit, puis nie le cycle solaire134 avant de consacrer Aton comme le seul dieu solaire et de le substituer comme Aton vivant (c’està-dire Akhenaton lui-même) à Amon-Râ et à Osiris. Sans doute faut-il chercher la clef de cette guerre dans l’aporie qu’Alexandre Moret avait formulée en ces termes : « Cette calamité de la mort, comment la rendre supportable et compatible avec la puissance infinie prêtée à la divinité ? Par la démonstration que le dieu ne meurt que pour renaître135. » Au fond, Akhenaton décide de mettre un terme à la calamité de la mort, c’est-à-dire de la nier. La mort n’est plus subie, elle n’est plus domestiquée et utilisée en vue de la renaissance non plus. Elle n’existe plus. Le mort est un vivant, le vivant est un mort-vivant : la distinction entre la vie et la mort est obsolète. S’agissant de la guerre entre Horus et Seth, les monuments nous racontent que Seth assassine Osiris, mais qu’Isis parvient à être fécondée par Osiris et devient mère d’Horus, après qu’elle a eu reconstitué son corps et son phallus que Seth avait morcelés et répandus çà et là136. 133
Budge, in Tutankhamen, Amenism, Atenism and Egyptian Monotheism, London, Martin Hopkinson, 1923, p. 79. 134 Cathie Spieser, in « Amarna et la négation du cycle solaire », in Chronique d’Égypte LXXVI (2001), Fondation Égyptologique Reine Élisabeth, Bruxelles, pp. 20 et sq. 135 In La mise à mort du dieu en Égypte, Librairie orientalise Paul Geuthner, 1927, p. 15. 136 Sur une stèle datant de 1400 avant l’ère commue.
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Puis Seth séduit Isis, la sœur/épouse du Dieu des morts, lui coupe la tête137 et viole Horus138, non sans lui ôter l’œil droit que Râ finit par retrouver139. Mais, finalement, Horus venge son père et sa mère. Le démembrement et la castration d’Osiris sont donc des moments capitaux de la mythologie et de l’actualisation religieuse du rite140. Ce qui signifie qu’au tout début, les prêtres protégeaient le pharaon de la mort, en mettant à mort un substitut du dieu, au cours d’un rite de la Passion qui consistait à choisir, de manière cyclique (en rapport avec le rythme de la nature), un être humain à sacrifier, dans le saint des saints, où il subissait le démembrement et la castration, tandis qu’un autre prenait la relève en tant que son fils. Par la suite, en l’an 2000 avant l’ère commune, il est probable que l’on a abandonné la première phase du rite, le démembrement et la castration, pour le faire commencer avec le rassemblement des os et des chairs141. Mais, lorsque, bien plus tard, Akhenaton s’est fait représenter en Osiris nu et vivant, ce n’est pas seulement l’image de l’Osiris rassemblé, mais aussi bien celle de l’Osiris castré qu’il a choisie. C’est ce moment qu’il a voulu immortaliser, debout, et non couché, comme la preuve d’un triomphe sur la castration. Akhenaton ne croyait plus qu’Isis avait à reconstituer le phallus du dieu, il ne s’en laissait plus conter, il indiquait qu’il faisait face à l’horreur de l’acte qui consiste à couper le pénis et les testicules du dieu et s’affichait lui-même comme ce dieu qui, à l’instar du Râ 137
Moret, Ibidem. Deux siècles auparavant, le Papyrus Chester Beatty I (6, 3-7, 1 et 11, 2-13, 3) fait état de cette guerre. 139 Budge, Ibidem, p. 82. 140 Sur ce point, il est tout à fait curieux que Budge évite de publier les scènes qui, à Denderah, montrent Osiris en érection, avant que de le montrer castré. 141 Si l’on en croit Manéthon, sous les Ptolémées, les Égyptiens étaient revenus au sacrifice d’un substitut du dieu. 138
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primordial qui s’était auto-castré pour donner naissance aux dieux Hu et Sa142, n’en était pas moins un dieu vivant, sans le concours d’Isis. Dans ce contexte, on comprend mieux l’obsession (décrite par Desroches-Noblecourt) qu’a Ramsès II de se faire représenter comme un Osiris debout, mais vêtu. Il conserve certains acquis de la révolution amarnienne, notamment la capacité du pharaon à être un Osiris vivant, bien que mort, c’est-à-dire Horus, mais il cache sa nudité, c’est-à-dire sa castration et loue Seth, son castrateur. Pour autant, nous ne pouvons nous satisfaire du résumé de ce refoulement sans tenter de comprendre quelques-unes de ses manifestations majeures qui se sont produites pendant la période qui sépare les deux pharaons. Car la perspective tracée par Desroches-Noblecourt est limpide, mais elle est plutôt une vue d’ensemble qu’une étude détaillée. Cette question nous impose de faire retour sur ce qui s’est passé après la disparition d’Akhenaton. Cyril Aldred a tenté de reconstituer les faits. Il affirme que « Les rênes du gouvernement furent reprises en main à partir du point où Aménophis III les avait quittées… On a dû prendre très tôt la décision de déménager la cour d’Akhetaton… à Memphis143. »
142 143
Budge, Ibidem, p. 65. In Akhenaton, 1988, Seuil, 1997, p. 289.
110
Il parle de fuite des fonctionnaires et des chambellans144, de retrait de la garnison et de la police, mais aussi de transport des sépultures familiales, puisque l’on n’a pas retrouvé de cimetière à Amarna. Mais il ne dit rien sur la réaction des successeurs d’Akhenaton au culte de la nudité. S’il attribue au pharaon Aÿ (qui succède à Smenkharé, lequel ne règne qu’un an) la décision du tournant opéré par Toutankhamon, il ne l’en qualifie pourtant pas moins de l’attribut de « pieux successeur145 ». Ce qui est, pour le moins, contradictoire. Au demeurant, il affirme un peu plus loin que le pieux successeur a dû décider de rompre définitivement avec le passé amarnien. Il est donc probable que les premiers moments de ce tournant ont consisté dans le fait de revêtir Osiris, tout en rétablissant la distinction entre Aton-Râ et Osiris, le jour et la nuit. Une fois ces opérations effectuées, la prééminence d’Amon a pu être restaurée. Or, pour que les successeurs d’Akhenaton et de Smenkharé revêtent Osiris, il leur a fallu passer par la figuration même du revêtement, ce qu’ils ont fait en élisant un autre dieu ancestral : Ptah, le dieu de Memphis. Jacobus van Dijk s’est demandé pourquoi, sous les pharaons Aÿ, Horemheb, Ramsès 1er, puis Séthi 1er, Ramsès II et Mineptah, les plus hauts dignitaires d’Égypte ont choisi la nécropole de Memphis pour y être enterrés et pourquoi, même lorsque les pharaons se sont fait enterrer à Thèbes (d’où une certaine rivalité entre le clergé thébain et le clergé memphite), ils ont tout de même tenus à dire
144
Préférant d’ailleurs se référer à la signification du mot arabe « hégire » qui marquera, en 622, le début du calendrier islamique, plutôt qu’à celle du mot hébraïque « exode » qui marque le début de l’errance des enfants d’Israël dans le désert. 145 Ibidem, p. 293.
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qu’ils étaient passés par Memphis146. Il répond par la nécessité où se trouvaient les successeurs de dissocier la nécropole royale et la nécropole privée qu’Akhenaton avait confondues à Amarna. Il fait aussi référence à la nécessité de rétablir la distinction entre le soleil de jour de Rê et le soleil de nuit d’Osiris, distinction au cœur de laquelle se trouvait un dieu ancestral : Ptah-Sokar-Osiris, puisque Ptah-Sokar règne sur la Douat. Mais il faut ajouter à ses explications que ce qui se trouve nouvellement investi dans le choix de Ptah-Sokar-Osiris, c’est le revêtement. En effet, l’iconographie de Ptah est établie dès la première dynastie : à Tarkhan, il est déjà représenté sous forme anthropomorphe, vêtu d’un vêtement blanc moulant couvrant tout son corps, une calotte bleue moulante couvrant sa tête et tenant dans ses mains le sceptre de l’autorité. Pour prendre la mesure de l’importance de ce rétablissement, nous devons le référer à son statut inconscient. De même qu’avant que d’être un dieu Osiris fut un homme, avant que d’être revêtu, il fut perçu dans sa nudité. Sous Akhenaton, Osiris voulut cacher sa nudité, mais il n’y parvint pas. Il ne pouvait pas s’enfuir pour la cacher, puisqu’il avait été immobilisé en tant qu’Akhenaton. Osiris était honteux, mais les sectateurs d’Akhenaton n’étaient nullement embarrassés. Du moins, ne montraient-ils aucun embarras en la présence du pharaon. Car lui-même était nu. Comme sa femme et ses filles. Il était parvenu à neutraliser l’indignation. Du même coup, Osiris était lui-même devenu un imposteur. Si ni le clergé d’Amon ni les sectateurs d’Akhenaton ont aussitôt refusé de se révolter, c’est sans doute parce qu’Akhenaton 146
In « The development of the memphite necropolis », in Memphis et ses nécropoles au Nouvel Empire, édité par Alain-Pierre Zivie, Éditions du CNRS, 1986, p. 38.
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rencontrait là un de leurs souhaits les plus secrets : qu’Osiris lui-même transgresse l’interdit de la visibilité de sa nudité (et de tous les rites associés). Akhenaton avait su les infantiliser, non seulement en les renvoyant à leurs désirs infantiles d’exhibition, mais encore en leur donnant le sentiment que leur propre protecteur n’était pas l’adulte habillé devant lequel ils pouvaient parader nus, mais l’adulte nu lui-même. Aldred rappelle que « Le culte de la nudité a atteint son apogée sous le règne d’Akhenaton… Ceux-ci étaient représentés non pas dans les attitudes formelles d’adorations répétées avec tant d’insistance sur chaque paroi du temple, ou bien comme des conquérants triomphants frappant l’ennemi étranger, mais bien plutôt dans des circonstances intimes, pleines de vie, comme des êtres humains engagés dans les activités domestiques de tous les jours… : en train d’embrasser leurs enfants, de caracoler sur leurs chars… de banqueter dans l’inimité de leur palais147 ». C’est le renversement de ce renversement que Ramsès II a voulu opérer. Désormais, il serait l’adulte vêtu qui se souviendrait du comportement honteux de ses enfants qui s’étaient laissé prendre au piège de l’adulte nu. Le vêtement de Ptah ainsi projeté sur Osiris debout était l’habit neuf de Ramsès II dont la raison d’être était d’effacer jusqu’au souvenir de la tunique invisible d’Akhenaton148, mais aussi de restaurer le secret du dieu149. 147
In op.cit., p. 137. Cette analyse n’est pas sans évoquer celle que Freud donne du conte Les Habits neufs de l’Empereur, de Hans Christian Andersen (1805-1875) (in L’interprétation du rêve, Œuvres complètes IV, PUF, 2003, p. 282. 149 Jan Assmann, in Moïse l’Égyptien, op.cit., p. 306. 148
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Enfin, un autre élément rend le recours à Ptah encore plus intelligible : le fait que, sous le Nouvel Empire, son nom n’est écrit qu’avec les trois phonogrammes : « P », « T » et « H ». Il y a là une « désanctification » du dieu qui rétablit la distinction entre présence sacrée et présence profane du dieu. Je ne tire pas de ce rétablissement une remise en question d’un des points d’arrivée de mon étude de l’hapax « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) », car même si nous voulons ne pas écarter l’idée que, sur la stèle qui porte son nom, Mineptah ait pu tout aussi bien nommer « El » sans l’écrire avec le déterminatif du dieu, nous ne trouvons nullement là les réponses aux questions que nous avons posées sur le sens de cet hapax. En outre, à supposer que « El » soit bien un dieu étranger qui a été nommé, ce point d’arrivée entre en contradiction avec le fait que, selon Christiane Zivie-Coche, les dieux étrangers s’écrivent comme les autres dieux traditionnels d’Égypte : «A partir du Nouvel Empire, écrit-elle, se dessine un nouveau paysage cultuel où sont introduites les divinités étrangères, uniquement proche-orientales ; les autres avaient déjà acquis un statut quelque peu ambigu, où il est difficile de séparer l’égyptien de l’étranger aux frontières, lybienne ou nubienne. Ces dieux installés selon une volonté politique déterminée ; soit à la XVIIIe dynastie, soit à la XIXe dynastie, et non pas arrivés clandestinement dans les bagages des étrangers, sont effectivement considérés comme des dieux en Égypte. » Puis, faisant référence à Reshep, Astarté, Baal et Houroun, elle poursuit en ces termes :
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« Les dieux des autres ne sont pas niés mais dotés d’un statut divin à l’instar et à l’égal de leurs collègues égyptiens, ce qui est dit très clairement par les textes et montré par les représentations. Ils se plient au système de l’iconographie égyptienne dans ses principes fondamentaux, qui permet de reconnaître immédiatement une figure divine pour ce qu’elle est, tout en gardant des éléments qui appartiennent visiblement à leur passé originel. Ils conservent également leur nom d’origine…150 » Rainer Stadelmann ajoute Horan, Anat et Qudsu. Au sujet de Baal, il rappelle qu’il figure sur les monuments ou documents accompagné du déterminatif du dieu151. 4. Pourquoi « Israël » ? En conclusion, on ne voit guère ce que cette histoire égyptienne des dieux a à voir avec « Israël », si ce n’est que, pour l’égyptologie, la mention « Israël » occulte le manque qu’elle désigne. En nommant « Israël », on nomme et renomme l’absence de lien existant entre « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » et « Israël ». Cette absence est à présent clairement établie sur le plan archéologique, mais aussi, me semble-t-il, sur le plan sémantique. Archéologiquement parlant, il me paraît nécessaire de montrer à quelles questions sans issues le maintien à tout prix de l’argument d’autorité peut conduire un chercheur en archéologie aussi rigoureux qu’Israël Finkelstein. Dans La Bible dévoilée, il commence par affirmer qu’il faut 150
In « Concepts of the other in near eastern religions », in Israel Oriental Studies XIV , E.J.Brill, Leiden, New York, Köln, 1994, p. 78. 151 In Syrisch-Palästinensische Gottheiten in Âgypten, Leiden, E.J.Bril, 1967, p. 45.
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aborder le problème des origines de la Bible et de l’antique société d’Israël à partir d’une perspective totalement nouvelle152. Pour autant, bien qu’il ait établi qu’il n’existe aucune preuve archéologique de la présence d’enfants d’Israël en Égypte, à l’époque de Mineptah, ni auparavant, il tient la stèle de Mineptah pour une preuve de leur existence. C’est également le cas de Don Stewart même si, dans Memphis, Merneptah and Ramesses And the Winged Disk of Judah, il fait correspondre la datation chronologique de la stèle avec la basse époque du judaïsme, arguant qu’il convient de démanteler toute la chronologie utilisée par les égyptologues depuis Petrie153. Sur le plan sémantique, bien qu’« Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » n’ait rien à voir avec la signification d’« Israël », on maintien qu’il existe un lien, dont on est d’ailleurs incapable de donner le début d’une définition. Or, comme « Israël » signifie quelque chose de bien précis dans la Torah, il eût été possible de remonter de son contenu hébraïque à son équivalence hiéroglyphique, s’il en existe. Mais aucun égyptologue ne s’est, semble-t-il, jamais employé à cet exercice. La première mention du mot hébraïque « Israël » se trouve en Genèse 32, 29 et 33, 20. Avant que de s’appeler « Israël », le fils du patriarche Isaac se nomme « Jacob ». Il ne change de nom que pour qu’il soit signifié qu’il a lutté avec le dieu El qui devient son Dieu personnel. Mais, à notre connaissance, on ne la trouve nulle part dans la littérature pharaonique. Le second sens du mot « Israël » nous est donné, lorsque, en Exode 22, l’Éternel dit à Moïse 152
In La Bible dévoilée, Bayard, 2002, p. 8. Lire http://don-stewart-research.blogspot.com/2009/01/memphismerneptah-and-ramesses-and.html. 153
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quelle signification il lui attribue : « le premier de mes fils ». Or, là encore, il ne semble y avoir aucun rapport entre le contenu biblique et un contenu hiéroglyphique. Parvenu à ce stade de notre étude, nous n’interpelons plus Mineptah (ou son scribe), mais le scribe de la Torah, en lui demandant pourquoi, compte tenu qu’il n’existait pas d’enfants d’Israël en Égypte ni en Canaan, à l’époque de Mineptah, ce qu’il savait ou ne savait pas, peu importe ici, il a tenu à ce que le lecteur associât l’Exode à cette période, repérable notamment par la référence aux villes de Pithom et Ramsès ? Certes, il n’a pas manqué de commentateurs bibliques pour affirmer que « la source de Mé-Nephtoah » qui figure en Josué 18,15 renvoie à la source de « Mer-ne-Ptah Hotep-hir-Maat- Vie ! Prospérité ! – Santé ! life, prosperity, health! » qui figure dans le Journal de la frontière Officielle mentionné dans le Papyrus Anastasi III (époque de Ramsès II, Mineptah et Ramsès III). Mais, aucune étude linguistique comparative n’est, là encore, proposée pour justifier le passage de « Mer-ne-Ptah » à « Mineptah ». Il ne s’agit que d’une quête orientée fondée sur une approximation acoustique. On ne comprendrait d’ailleurs pas pourquoi le scribe biblique n’aurait pas explicitement dit qu’un épisode (une victoire comme l’Exode ou une défaite) de l’histoire des enfants d’Israël se serait déroulé en relation directe avec Mineptah, alors qu’il disposait de son nom. (En fait, les tenants de la narration biblique ont une preuve que « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » ne signifie nullement « Israël » dans le fait que la Torah ne mentionne ni la stèle de Mineptah ni la défaite qui y est racontée. Mais, ils préfèrent s’en détourner). Faut-il en déduire que le scribe ne connaissait pas l’existence de la stèle ? Ne vaut-il pas mieux conclure 117
qu’il en connaissait l’existence, mais qu’« Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » n’avait jamais attiré son attention et qu’il ne lui était jamais venu à l’idée que « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » qui s’y trouvait put être traduit par « Israël » ? Car, s’il est une donnée dont il faut nécessairement partir, c’est de la connaissance encyclopédique du scribe (ou des scribes) de la Torah et des innombrables références historiques qui s’y trouvent, au point que les archéologues en sont venus à juste titre à confirmer l’historicité de la Bible. Cela ne signifie pas nécessairement que la Bible raconte tous les événements tels qu’ils se sont passés, mais que ce qu’elle raconte, elle le connecte toujours avec des documents ou monuments que nous appelons « historiques » et qui ont pour fil rouge : « Israël ».
118
L’écriture de la Torah Scène d’écriture et Instruction
1. L’hypothèse de la datation haute S’il est un autre hapax, c’est bien le Livre des 5 livres que les Juifs appellent le « Sepher Torah » (=Livre de l’Instruction). Je rappelle qu’un hapax est une chose qui a été dite une seule fois. Or, selon la Loi juive, un Sefer Torah est une copie du texte hébreu des Cinq Livres de Moïse qui, écrit une fois pour toutes, contient 304 805 lettres, chacune devant être scrupuleusement reproduite par un sofer (scribe) accompli, la moindre erreur rendant le livre invalide. Ce même texte est, par ailleurs, la transcription unique de l’instruction unique qui aurait été transmise par voie orale avant que de l’être par écrit. Pour autant, l’unicité de cet hapax a la particularité de ne pas être close, comme « Isiriar », mais ouverte à la variété de genres littéraires (poésie, allégorie, narration historique, arbre généalogique et législations). Pourtant, au moins deux informations viennent nuancer, pour ne pas dire historiciser la dimension « hapax » de la Torah : des anachronismes et des commentaires juifs. Voici, selon moi, deux exemples d’anachronisme objectif : selon l’archéologie, Jérusalem n’était au temps de la splendeur supposée du premier temple qu’une bourgade (nous l’avons vu). Par ailleurs, la Torah mentionne la monnaie d’argent courante sous forme de « sicles » dès Genèse 23,16, à l’époque d’Abraham (XVIIe siècle). Or, elle n’apparaît historiquement qu’au VIIe siècle, en Asie mineure. Il est donc douteux qu’il ait existé une Torah orale close sur elle-même et il n’est guère possible de croire que la Torah écrite ait été la retranscription fidèle d’une supposée 121
Torah orale invariable. En outre, il y a tout lieu de penser que la Torah a été écrite assez tardivement dans les derniers siècles qui précèdent la datation de l’ère commune. Tout indique plutôt qu’il y a eu une compilation tardive de faits historiques ancestraux qui ont été interprétés comme exprimant l’instruction dont il s’agissait de donner une version écrite, en tenant compte de la signification qu’ils prendraient aux yeux de destinataires qui n’étaient pas personnellement impliqués dans l’histoire qui était racontée comme ancienne, mais qui l’étaient bien dans l’histoire qui n’était pas racontée comme telle154. Mais une autre incohérence majeure se trouve dans le raisonnement qui est fondé sur la clôture de la Torah. Si Moïse a bien reçu les dix commandements sur le Mont Sinaï, pourquoi la Torah est-elle demeurée orale ? Pourquoi n’a-t-elle pas été écrite ? Selon 2 Rois 22, 8, c’est sous le roi Josias, le 16ème roi de Juda (-640-609), que le Grand-prêtre Hilqiyyahou aurait découvert une copie de la Torah dans le temple de Jérusalem. Ce qui indique clairement que le scribe de la Torah s’est posé la question de cette incohérence. Mais le fait qu’il traite le sujet en passant indique clairement qu’il ne sait quoi répondre : « À cette occasion, Hilkiyyahou, le grand-prêtre, dit à Chafan, le scribe : « Le livre de la loi a été trouvé par moi dans le temple du Seigneur », et il le remit à Chafan qui le lut. » 154
Il existe une manière obscurantiste et, finalement, haineuse, de traiter de l’enjeu de cette question, sans être capable de le formuler ni d’en présenter la moindre analyse : elle consiste à dire que les Juifs ont menti par invention (Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Paris, Fayard, 2008).
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Par ailleurs, l’archéologie ne nous a pas permis de retrouver cette copie ni aucune autre datant de cette époque et même de plusieurs siècles plus tard. D’où la question qui s’impose : pourquoi, les commandements devaient-ils figurer par écrit et pas l’Instruction tout entière ? Pourquoi la Torah n’a-t-elle été couchée par écrit que dix siècles (selon la chronologie de la Bible appliquée à la chronologie profane) après le « don de la Torah » à Moïse ? Ce questionnement nous conduit à renoncer (définitivement ?) à tout espoir de trouver quelque part des tablettes écrites en proto-hébraïque ou en hébreu ou en araméen anciens sur lesquelles figurerait la Torah. Cette conclusion bouleverse la distinction juive traditionnelle entre l’écriture des 5 livres et celle des autres, et pose la question suivante : est-ce Esdras que la tradition juive tient pour l’auteur du Livre d’Esdras et des Chroniques qui a, au même moment, compilé et rédigé l’ensemble de ce que l’on appelle « l’Ancien Testament » ? Mais avant d’aborder « l’hypothèse Esdras », posons-nous la question suivante : faut-il, pour autant, établir la nonexistence d’Israël à l’époque des dynasties pharaoniques qui succèdent aux XVIIIème et XIXème et à partir de quand est-il raisonnable de penser qu’Israël existe ? Nous sommes en mesure de répondre qu’Israël existait bien au IXe siècle avant l’ère commune depuis que, le 21 juin 1993, Gila Cook, ingénieur géomètre du chantier de Tel Dan (située dans la Haute Galilée actuelle), a découvert une ancienne inscription triomphale, écrite en araméen sur un muret faisant état des « rois d’Israël » et de la « Maison de David »155. Il y est question d’un roi (dont le nom manque, mais que l’on identifie comme ayant été Hazaël, 155
http://www.cojs.org/cojswiki/How_I_Discovered_the_%E2%80%9 CHouse_of_David%E2%80%9D_Inscription,_Gila_Cook,_COJS.
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le roi biblique qui a vaincu des rois d’Israël : Jehoram, Ahaz, Jehu ré). (Selon Finkelstein et Silberman, les rois d’Israël sont les rois bibliques Joram et Ochozias). Si la reconstitution de cette inscription par Joseph Naveh et Avraham Biran156 est exacte, cela signifie que, vers 835/840 avant l’ère commune, il existait une royauté de David qui avait hérité d’une histoire qu’elle transmettait à son tour. Une autre information nous provient d’un texte datant de la campagne de Salmanasar III contre Hazaël de Damas. Il y est question de « Ya’u’a » fils de Humri. La stèle de Tel Dan nous apporte donc une preuve irréfutable de l’existence d’Israël au IXe siècle avant l’ère commune, mais elle est muette sur les liens qui peuvent exister entre cette royauté et l’existence antérieure d’un Israël que les égyptologues continuent de situer à l’époque de la XVIIIe et XIXe dynasties (XIVe et XIIIe siècles avant l’ère commune), au prétexte de lire « Isiriar » comme « Israël ». Outre qu’il n’existe aucune démonstration convaincante que l’on puisse passer du hiéroglyphe « Isiriar » au mot araméen « Israël » sans difficulté et dans les deux sens, rien ne nous dit que la « Maison de David » estimait descendre d’enfants d’Israël qui avaient fui l’Égypte, quatre siècles plus tôt. Théoriquement, il n’y a aucune raison d’écarter cette hypothèse, même si scientifiquement, il n’est pas possible de l’étayer à partir d’une équivalence entre le hiéroglyphe « Isiriar » et le mot araméen « Israël ». Rien ne nous empêche, en effet, d’imaginer que la maison de David s’était donné une origine réelle ou fictive en opposition avec l’Égypte pharaonique des XIIIe et XIIe siècles avant l’ère chrétienne. Pour autant, rien ne nous permet d’affirmer que, si c’était le cas, cette affiliation 156
C’est ce que Finkelstein pense, in Les rois sacrés de la Bible (avec Neil Asher Silberman), Bayard, 2006, p. 244 et sq.
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testimoniale était fondée sur la réalité historique et spirituelle. Certes, on peut vouloir se référer au texte biblique pour démontrer l’existence d’un tel lien, mais, nous sommes obligés de constater que même sur le plan strictement historique, l’inscription de Tel Dan diverge du texte biblique (2 Rois 9,14). En outre, l’inscription de Tel Dan ne nous dit strictement rien sur le supposé monothéisme des enfants d’Israël qui aurait existé à cette époque, ce qui n’est pas le cas du texte biblique, qui établit un scénario de guerre entre Hazaël et les rois d’Israël, d’une part, entre les rois d’Israël, de l’autre. Ce point est particulièrement intéressant. Sur l’inscription de Tel Dan, « Hazaël » est censé avoir vaincu tous les rois d’Israël sans distinction : Jehoram, fils de Ahab, son fils Ahaz (iahu), puis Jehu ré ? Or dans 2 Rois 9 et 10, l’histoire est racontée comme suit : Jehu, un chef des armées, est oint roi d’Israël par un fils de prophète et sur ordre d’Élisée, le prophète. C’est lui qui frappe Ahab et qui tue Joram, à un moment où il est d’ailleurs affaibli par une blessure qu’il a reçue, pendant son combat contre Hazaël. Il tue aussi Ochozias (dont le nom ne figure pas sur la stèle de Tel Dan, sans doute en raison de son caractère fragmentaire). Il y a donc tout lieu de penser que le scribe biblique a inversé la descendance et surtout qu’il a distingué l’un des rois d’Israël - Jehu- pour introduire une distinction entre Yhwh (pour autant que ce nom soit présent dans son nom) et Baal que, dans la réalité, les rois d’Israël servent en même temps (2 Rois X 18-28) et pour indiquer que le combat de Yhwh contre les autres dieux ne prend jamais réellement fin, puisque les rois sombrent toujours dans l’apostasie et le polythéisme. Finalement, une des traces de la stratégie de réécriture de l’inscription de la stèle de Tel-Dan se trouve dans le fait que, malgré la différence des faits relatés, et contrairement à ce 125
qu’affirment Finkelstein et Silberman, le texte biblique qui, on l’a vu, diverge de l’inscription, ne tient nullement à la contredire. Il tient à lui donner une autre interprétation. C’est ainsi que l’on peut lire en 2 Rois X,32 : « En ces jours-là Iahvé commença à mutiler Israël. Hazaël battit les Israélites dans tout le territoire d’Israël… ». Un voile se fait donc jour sur la stratégie d’écriture du scribe biblique : donner à Israël une fondation qui remonte aux temps ancestraux, expliquer l’histoire comme l’avènement de la volonté de Yhwh, puis distinguer les héros d’Israël en fonction de leur fidélité à Yhwh. Lorsqu’il s’agit de nourrir cette histoire de personnages qui ne se déclarent nullement « enfants d’Israël », par exemple Pharaon, leurs hauts faits sont décrits en fonction de la connaissance historique des mythes avec lesquels ils vivent et d’événements dont on croit qu’ils se sont réellement passés et qui sont utilisés au gré du scénario qu’il est nécessaire de bâtir pour justifier l’histoire comme la réalisation de l’esprit de Yhwh contre celle de ses ennemis. Lorsqu’il s’agit de personnages qui se déclarent « enfants d’Israël », on les distingue entre fidèles et infidèles à Yhwh. Ce scénario doit être comparé avec ceux de tous les textes que l’archéologie nous a révélés, et notamment celui qui date de la campagne de Salmanasar III contre Hazaël, où Ya’u’a est dit appartenir aux Omrides, alors que, dans la Bible, Ya’u’a (Jehu) n’appartient pas aux Omrides et en est même le meurtrier. Il y a donc là encore une narration qui fait état d’un rapport d’inversion. Pour autant, ce qui est sûr, c’est qu’à cette époque, il existe une dynastie qui s’appelle et se fait appeler « Israël ». Comme je l’ai dit plus haut, nous en trouvons une autre preuve avec 126
l’inscription de Mésha, roi de Moab (vers 840 avant l’ère commune) qui raconte sa révolte contre l’Israël d’Omri et sa victoire à ses dépends157. On peut donc penser que, bien après les événements, le scribe biblique a raconté les faits qui sont arrivés à la Maison de David en leur donnant une cohérence interne adéquate à l’histoire dont il était censé décrire l’héritage, et qu’il a ajouté l’histoire de l’Exode, parce qu’il pensait que ce récit donnerait une fondation ancestrale à la Maison de David. C’est ainsi que, récemment, plusieurs campagnes de fouilles ont été menées, sous la direction de Gabriel Barkay, à Ketef Hinnom, une colline dominant la vallée de Hinnom, au sud-ouest de la Vieille Ville de Jérusalem. Dans un ensemble de grottes funéraires creusées dans le roc et datant du VIe siècle158 avant l’ère commune, on a notamment trouvé deux petits rouleaux d’argent qui portent une inscription en écriture paléohébraïque qui contient des formules de bénédictions presque identiques à la bénédiction biblique des prêtres figurant dans Nombres VI, 24-26. Dans ce texte, le nom YHWH apparaît écrit pour la toute première fois :
157
Jacques Briend Marie-Joseph Seux, in Textes du Proche-Orient ancien et Histoire d’Israël, les Éditions du Cerf, 1977, p. 90 et sq. 158 Il faut noter que cette datation a aussi été contestée et qu’on lui a substitué le IIIe ou le IIe siècle avant l’ère commune. On imagine les enjeux de la datation. La datation du VIe siècle confirmerait l’existence du Premier Temple de Jérusalem dont on a, à ce jour, trouvé aucun vestige archéologique. En tout cas, on ne comprendrait pas l’intérêt pour les Juifs d’écrire en paléohébraïque un article de leur liturgie, au IIIe siècle avant l’ère commune.
127
« Que YHWH te bénisse et te garde ! Que YHWH fasse rayonner sur toi son visage et t'accorde sa grâce ! Que YHWH porte sur toi son visage et te donne la paix ª 2. L’hypothèse babylonienne
de
la
datation
post-
Mais revenons à la question de l’identité du scribe et de la datation de l’écriture de la Torah. Baruch Spinoza (16321677) était déjà parvenu à la conclusion qu’Esdras était le rédacteur des 5 Livres. Issu de la communauté juive portugaise d’Amsterdam, Spinoza était un philosophe éduqué à l’analyse cartésienne qui avait reçu une forte éducation biblique et maîtrisait parfaitement l’hébreu. Son Traité théologico-politique, rédigé en latin - comme tous ses ouvrages -, est le seul à avoir été publié de son vivant, en 1670. Il l’écrivit pendant qu’il travaillait à son œuvre majeure : Éthique. Dans son chapitre VIII, il cherche à démontrer, suivant en cela Ibn Ezra (1092-1167), une autorité rabbinique de Tolède, que Moïse n’est pas l’auteur des 5 livres et qu’Esdras en est le rédacteur.159 Qui est Esdras ? Quelqu’un qui se raconte comme le principal héros du Livre d’Esdras. Ce qu’il nous dit de lui le décrit comme un prêtre juif, lointain descendant d’Aaron le Grand Prêtre, frère de Moïse, héritier de la Maison de David, chargé de représenter les intérêts de communauté juive issue des Judéens déportés par Nabuchodonosor II (-630-562), à la cour de Perse. Étant donné les descriptions de la situation de la Perse, les savants biblistes pensent que l’histoire qu’il raconte commence la 7e année d’Artaxerxès 1er Longue-Main, roi
159
In « Autorités théologique et politique », Œuvres complètes, La Pléiade, 1954, p. 744-5.
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de Perse (465-424 avant l’ère commune), soit de son fils, Artaxerxès II160. Esdras est chargé par le roi de se rendre à Jérusalem pour y faire une enquête civile et religieuse sur les conditions d’existence de la communauté juive et pour l’exhorter à observer la loi de Dieu. Finalement, il reçoit la permission de conduire en Judée un nouveau groupe d’exilés juifs, outre ceux qui avaient accompagné Zorobabel et le Cohen Gadol Josué, 80 ans auparavant en 538 avant l’ère commune. Quatre mois plus tard, c’est chose faite. En complément du raisonnement de Spinoza, une des raisons qui poussent à croire qu’Esdras est bien l’auteur des 5 Livres et pas seulement du Livre d’Esdras et des Chroniques est que le Lévitique se présente comme un ensemble de préceptes moraux qui s’adresserait aux Juifs qui n’avaient pas été déportés à Babylone et dont il affirme que, demeurés en Judée, ils avaient tourné le dos à l’instruction divine. Ils auraient donc eu besoin d’une doctrine non seulement morale et juridique, mais métaphysique et historique. Métaphysique avec la création du monde (Genèse), historique (et fondatrice) avec le récit de l’Exode. Les savants biblistes n’ont d’ailleurs pas manqué de comparer la Geste d’Esdras avec celle de Moïse. C’est ainsi qu’en Néhémie VIII, Esdras apporte le livre de la loi de Moïse au peuple des enfants d’Israël, comme Moïse l’avait jadis apporté. La différence se situe entre le chaos et l’ordre. À l’époque de Moïse, c’est dans le chaos que la Loi est donnée, puisque les tables sont brisées à peine 160
Lire Édouard Dorme, La Bible, tome 1, l’Ancien Testament, La Pléiade, 1957, p. 1494, note 7. Et http://fr.wikipedia.org/wiki/Artaxerx%C3%A8s_Ier.
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sont-elles présentées. Or, près d’un millénaire plus tard, il s’agit d’écrire la même scène, mais en tenant compte de la différence entre un personnage de l’histoire (Esdras) et un personnage de la mémoire (Moïse), et en tenant compte de l’impératif qui consiste à faire état d’une pacification et d’une réconciliation totales à l’intérieur d’Israël (« Et tout le peuple se réunit comme un seul homme » (Néhémie VIII, 1). Une autre raison nous conduit vers Esdras. Le 3 décembre 1872, G.Smith, l’un des premiers assyriologues, a démontré, devant la Society of Biblical Archaeology que le récit du Déluge qui figure dans la Genèse a été inspiré par celui qui figure sur la XIe et dernière tablette de la célèbre Épopée de Gilgamesh qui date de la fin du IIe millénaire. Ce même récit était emprunté à un vieux manuscrit remontant aux environs du XVIIe siècle avant l’ère commune161. Si cette trouvaille archéologique vient s’ajouter à d’autres pour démontrer que la Bible représente une sorte de recueil de morceaux choisis que les premiers enfants d’Israël se racontaient, puis ont couchés par écrit, il ne peut plus être mis en doute que ce n’est pas seulement en Égypte, mais aussi bien à Babylone que les Juifs parmi lesquels se trouvaient de grands savants ont réfléchi sur la stratégie d’écriture de la Torah. Pour autant, s’agissant de la narration de l’Exode, il faut tenir compte de deux données. La première est que, si Esdras tient Artaxerxès pour un libérateur, il doit nécessairement rappeler la mise en esclavage des Judéens à deux reprises, en 597 et 586 avant l’ère commune, qui a résulté de leur déportation par Nabuchodonosor, roi chaldéen de Babylone, le fils de Nabopolassar, alors 161
Pour plus de précisions, lire Jean Bottéro, « Le message universel de la Bible », in La Naissance de Dieu, Folio, 1992, note I, pp. 27-28.
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vainqueur de la monarchie assyrienne162. Et il doit aussi rappeler qu’Artaxerxès est en fait un lointain successeur de la monarchie perse (Cyrus II-539 avant l’ère commune) qui a libéré la Babylonie de la monarchie chaldéenne. Mais ce scénario ne constitue pas un récit fondateur, d’autant qu’il sait qu’il n’en existe pas la moindre trace dans les annales et autres chroniques babyloniennes. Pour fonder la haute Antiquité des enfants d’Israël et donner la raison fondamentale pour laquelle Artaxerxès respecte les enfants d’Israël, Esdras doit donc profiter d’une seconde donnée historique : le fait qu’à l’époque, l’Égypte est une puissance soumise, la victoire sur l’Égypte révoltée datant de -465 à -460, ce qui en fait une Satrapie (division administrative de l’empire perse). Pour rendre grâce à Artaxerxès, pour le remercier d’avoir autorisé les Judéens à rentrer chez eux, il peut donc librement disposer de l’Égypte comme figure ennemie de la Perse et l’insérer dans le scénario fondateur comme l’ennemie des ancêtres des Juifs. Une logique spirituelle est ainsi trouvée entre le nécessaire et ancestral ennemi des enfants d’Israël et l’ennemi actuel des Perses libérateurs. D’où la mise en scène possible d’une querelle entre Égyptiens et Enfants d’Israël qui ne peut pas ne pas plaire aux Perses d’Artaxerxès. Pour autant, si le scénario de répétition de la Geste de Moïse par celle d’Esdras a bien sa place dans les Livres d’Esdras et de Néhémie, ce n’est pas une preuve qu’il ait été formulé tel quel à l’époque où le scribe biblique situe 162
Donald Redford tient pour historiquement fondé le récit de la Bible. Pourtant, lorsqu’il cite le « Nebuchadrezzar’s Wady Brisa text » qui relate les opérations militaires du roi au Liban, il omet de mentionner que l’on n’y trouve pas la moindre mention de Jérusalem. Hérodote ne mentionne pas non plus l’existence d’une « Judée » qui serait distincte de la Syrie et du Liban. De ce fait, Redford ne peut faire parler d’autres sources que les sources bibliques.
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Esdras. Nous n’avons aucune certitude qu’à cette époque, le personnage historique Esdras ait fait état d’un chef des Hébreux et des enfants d’Israël qui se soit appelé « Moïse ». Outre que les inscriptions perses sont muettes sur la déportation des Juifs comme issus des enfants d’Israël, il n’y a pas non plus la moindre référence à Moïse, ni sur les monuments égyptiens de quelque époque pharaonique que ce soit, ni dans les textes assyriens ou perses. Par ailleurs, ce que l’on sait, c’est qu’en 407 avant l’ère commune, les Judéens ne se référaient pas encore explicitement à Moïse. En effet, à l’époque de la domination perse, dès le VIe et Ve siècles avant l’ère commune, il a existé une communauté judéo-araméenne qui s’est établie dans la ville militaire de Jeb ou Éléphantine, située à l’extrémité méridionale de l’île du même nom, près de la première cataracte du Nil, ainsi que dans la ville administrative de Syène (Assouan) située en face sur la rive droite du fleuve et que cette communauté connaissait une existence florissante. Les membres de cette communauté s’appelaient tantôt « Juifs » (à Éléphantine), tantôt « Araméens » (à Syène). Je suis ici les indications très précieuses d’A. Van Hoonacker163. C’est Jahô qui est l’objet du culte commun, mais Jahô est tout à fait compatible, pour les Juifs comme pour les Égyptiens, avec Chnoub, le dieu égyptien antique dont Éléphantine est le siège. Or, les Juifs d’Éléphantine et de Syène affirment qu’ils ont bâti leur temple avant la conquête de 163
In « Une Communauté Judéo-Araméenne à Éléphantine, en Égypte, aux VI e et Ve siècles avant J.-C . », The British Academy The Schweich Lectures, 1914, Klaus Reprint Mûnchen1980. Et Bezalel Porten, Archives from Elephantine. The Life of an Ancient Jewish Military Colony, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1968.
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Cambyse, en 525 avant l’ère commune. Certains savants pensent que, si l’on suit le texte biblique, ce sont des descendants des Juifs qui se sont réfugiés en Égypte après la destruction de Jérusalem (-586) et plus spécialement après le meurtre de Gedalja (Jérémie11, 3). Mais d’autres, suivant la lettre du Pseudo-Aristée164, et s’inspirant librement d’Hérodote (II, 161) dont je rappelle qu’il ne nomme pourtant nulle part ni les « Juifs » ni « Israël », pensent que ce sont plutôt des descendants des troupes judéennes envoyées en Égypte sous le Pharaon Psammétique II (-594-589) comme auxiliaires contre l’Éthiopie. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que ces judéoaraméens ignorent Moïse. Par ailleurs, s’ils sanctifient le jour du Sabbat, ils n’en prient pas moins les divinités ‘Anat-Yahô, ‘Anat-Bêt’el, ‘Ashim-Bêt’el. Ils tiennent donc absolument à prouver qu’ils sont des Égyptiens. Au demeurant, cette revendication est allée très loin, puisqu’en l’an 410 avant l’ère commune, un événement décisif a créé une rupture irréversible entre les deux communautés : la guerre des Égyptiens contre les lieux saints des Juifs. On la considère à juste titre comme la première manifestation antijuive de l’histoire. En effet, une rivalité s’est installée entre deux pratiques de sanctification de l’ovin, l’une, celle des Judéens qui est sanglante, l’autre, celle des Égyptiens qui ne l’est pas. Une supplique indique que les Perses sont, à l’époque, les protecteurs des Judéens et que les Égyptiens sont leurs ennemis. Or, le temple de Yahô est détruit par les Égyptiens en 410, sous Darius II, mais reconstruit peu après par la bonne grâce de l’autorité perse. Il s’agit de la 164
Datée de la première moitié du IIe siècle avant l’ère commune, la « Lettre » est adressée par un dénommé Aristée (nom donné par Flavius Josèphe, Antiquités juives, XII, 12–118) à son frère Philocrate. L'auteur se présente comme un Grec, adepte de la religion olympique.
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première calomnie contre les Juifs suivis de destruction des temps et lieux sacrés. Mais il y a un paradoxe à résoudre : tandis que des historiens grecs du IIIème siècle avant l’ère commune citent Moïse comme le chef des enfants d’Israël, les Judéens d’Éléphantine du IVe l’ignorent. En effet, la première mention extrabiblique du nom de Moïse se trouve dans un texte d’un historien grec Hécatée d’Abdère qui raconte la colonisation ancienne de la Judée : « Parmi les exilés, les plus distingués, les plus vaillants se réunirent en bande et furent jetés, dit-on, en Grèce et dans quelques autres lieux, sous la conduite de chefs éminents dont les plus célèbres furent Danaos et Cadmos. Mais la masse de la plèbe émigra dans la contrée aujourd’hui nommée Judée, assez voisine de l’Égypte, mais qui dans ces temps-là était complètement déserte. A la tête de cette colonie était un personnage nommé Môsès, aussi distingué par la sagesse que par le courage…165 ». C’est pourquoi, je crois pouvoir résoudre le paradoxe ainsi : les Judéens d’Éléphantine ont adhéré au récit fondateur des Juifs de Babylone et de ceux qui étaient demeurés en Palestine dont le héros était Moïse entre 407 avant l’ère commune et 330, date de la conquête de l’Égypte par Alexandre le Grand. C’est plus probablement à l’époque de la domination de l’Égypte par Alexandre que cette unification s’est produite, les uns et les autres cherchant à convaincre les Grecs de la grandeur de leur origine et de leur pensée, au détriment de celles de l’Égypte. Moïse devenait en quelque sorte l’équivalent 165
264 F 6 FGH ; cf. M.Stern, Greek and Latin Authors on Jew and Judaism, vol. I, p. 20-44. Cf. Th. Reinach, Textes d’auteurs grecs et romains relatifs au judaïsme, 1895, p. 14-20.
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d’Alexandre le Grand. L’Égypte devenait un ennemi commun. Il y avait là un élément partagé : dix siècles auparavant, Israël avait bien eu raison de déserter l’Égypte, car, à présent, la Grèce démontrait qu’il fallait la soumettre. En même temps, deux conceptions historiques s’opposaient : la rupture avec les dieux d’Égypte et leur dépassement par assimilation. Autre remarque : si le récit unifié comportait la Geste d’un Moïse fondateur de la Torah, il fallait décrire la manière juive de réaliser la liberté, non dans la domination, à la manière grecque, mais dans la conviction : d’où l’écriture de la querelle théologique et historique entre Moïse et Pharaon. 3. L’hypothèse de la datation ptolémaïque Compte tenu de tous ces développements et comme il nous faut aussi tenir compte de tous les livres, y compris ceux qui ont été écrits après la mort d’Esdras, dont le Livre de Daniel, nous ne pouvons pas écarter l’idée d’une datation beaucoup plus basse de la rédaction définitive des 5 livres, incluant l’Exode, et des autres livres que l’ère post-babylonienne sensu stricto. Ceci veut dire qu’en tout état de cause, il est impossible de tenir la Bible pour un hapax. S’il y a eu une version de la Bible rédigée par Esdras, elle s’est nécessairement distinguée de nombreuses autres fragmentaires qui ont été écrites (si elles l’ont été) bien auparavant. On peut penser que les 5 livres avaient été rédigés dès l’origine une fois pour toutes et qu’ils n’ont connu aucune modification. En soi, ce n’est pas impossible, même s’il est douteux qu’au moins une copie d’un texte aussi sanctifié n’ait pu être protégée et n’ait pu traverser les affres des guerres et des destructions. Mais il est alors probable que ces textes ont connu des modifications ultérieures.
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Un curieux renfort à cette hypothèse nous vient de la tradition juive même. Rachi (Rabbénou Chelomoh Ben Isaac) (1040-1105), celui est considéré comme le maître des exégètes juifs et rabbiniques, le Parchan Data (Interprète de la Loi)166 a donné un commentaire verset après verset des 5 livres. Au verset Exode 12, 40, il écrit : « Et en comptant les quatre cents années à partir de la naissance d’Isaac, tu trouveras que depuis l’arrivée en Égypte jusqu’au départ il y a eu deux cent dix ans. Ceci est un des passages de la Tora qui ont été modifiés pour le roi Ptolémée »167. Peu de savants ont mesuré l’importance de cet aveu qui ne porte pas seulement sur le passage en question, mais bien sur d’autres passages du texte. Rachi tient cette information de ses maîtres et il la considère comme devant être transmise. Cela ne lui pose aucun problème d’écrire que les 5 livres de la Torah ont été rédigés dans leur version définitive à l’époque des Ptolémées. Certes, il est traditionnel de répliquer que ce que Rachi affirme ne concerne que la version grecque de la Torah et nullement sa version originale hébraïque. Mais, outre que, à l’instar de Finkelstein, on ne peut affirmer l’existence d’une version originale hébraïque de la Torah qu’en s’accrochant avec l’énergie du désespoir au seul récit biblique de la trouvaille du texte de la loi dans les interstices du mur du temple à l’époque de Josias, on se doit également de constater que c’est le fruit d’une idéalisation que d’affirmer que la Torah ait été écrite sans altération et que seule ses traductions ultérieures aient connu des altérations. Rachi lui-même n’est pas dupe, puisque, en 166
Grand Rabbin Jacob Kaplan, in Préface à Le Commentaire de Rachi sur le Pentateuque, tome 1, 1957. 167 Ibidem, p. 249-250.
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commentaire de Genèse 22, s’agissant du récit de la ligature d’Isaac (l’Akéda), c’est-à-dire ce que l’on appelle couramment et faussement le « sacrifice d’Isaac », il refuse explicitement d’admettre que Dieu ait pu demander à Abraham de sacrifier son fils, alors que, par ailleurs, il se résigne à faire état d'une telle intention chez Abraham. L'écart même entre la demande de Dieu (« fais monter ») et l’interprétation d’Abraham (« égorges le ») dans le texte hébraïque est un lapsus calami qui indique clairement que les scribes étaient encore partagés quant à la version définitive du récit, et que leur rédaction, au moment où ils l'ont traduite en grec, a abouti à un mixte des deux versions. Ce que Rachi a pressenti sans l’exprimer ouvertement. S’il avait existé une version originale hébraïque de la Torah écrite bien avant la rencontre avec les Grecs, elle aurait comporté une version du mythe de la montée d’Abraham et d’Isaac sur le mont Moriah qui se serait totalement passé du scénario de la préparation à l’égorgement. Tout indique que c’est pour réfuter la conception grecque du sacrifice (la thusia) que les rédacteurs de la Torah ont introduit le scénario d’un sacrifice du fils non nécessaire et inaccompli. Nous avons ici à comprendre pourquoi les Juifs en sont venus assez tardivement à écrire les deux principaux scénarii de la Torah : la Ligature d’Isaac et l’Exode d’Égypte. S’agissant de la Ligature il est probable que le scénario historique de la querelle entre Judéens d’Éléphantine et Égyptiens a servi de prétexte à son élaboration. Le message qu’il porte est, en effet, de deux ordres. Le premier s’adresse aux Égyptiens. Quoi qu’ils pensent, le sacrifice de l’ovin est justifié. Le second s’adresse aux Grecs. Il faut pratiquer le sacrifice animal comme un 137
holocauste, c’est-à-dire brûler entièrement l’animal, plutôt que de le manger, comme il en est dans la thusia. Plus profondément, il s’agit d’opposer aux uns et aux autres la version spécifiquement juive de l’abandon du sacrifice humain. À l’époque où Théophraste parle (-372-287) de la pratique sacrificielle animale des Judéens168, il ignore encore le récit de la Ligature et n’explique donc pas le sacrifice ovin comme abandon du sacrifice humain. Il est incontestable qu’en faisant l’éloge du sacrifice de l’ovin, les Judéens ont commencé à se « mettre à dos » les Égyptiens, mais aussi les Grecs qui s’étaient ouverts à la religion égyptienne. Dès la conquête de l’Égypte par Alexandre le Grand, en 332 avant l’ère commune, la monnaie qui est frappée à l’effigie de l’empereur porte, en effet, les cornes d’Ammon, le dieu bélier de l’oasis de Siwa qui l’a déclaré son fils. Le mythe thébain joue un rôle déterminant pour Alexandre qui se veut l’héritier et pas seulement le successeur des pharaons. Or, le mythe de la montée d’Abraham et d’Isaac relate comment, au moment du sacrifice, Dieu en est venu à substituer le bélier en place d’Isaac, lui-même préalablement substitué à l’agneau. Si l’on reconstitue la logique de l’argument, on y trouve l’exposé d’un dépassement d’une régression à l’origine. Au début, il y a le sacrifice humain sanglant de l’enfant. Puis, on le remplace par le sacrifice de l’agneau. Mais, cette substitution ne tient pas et l’on est tenté d’en venir à un infanticide sacré qui n’est destiné qu’au dieu. C’est alors que le dieu qui n’est plus seulement collectif, mais personnel, intervient pour substituer le sacrifice de l’adulte (le père, le roi qui tient ce discours) métaphorisé par le bélier, à celui de l’enfant. Jusqu’où la version du 168
In De la piété, cité par Porphyre, in De l’abstinence II, 26. Cité par Philippe Borgeaud, in Aux origines de l’histoire des religions, Paris, Seuil, 2004, p. 84.
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mythe avant qu’elle fût rédigée et traduite en grec contenait-elle la nécessité d’afficher que l’alliance entre le père et le fils supposât que l’on renonce à l’infanticide, nous ne serions le dire. Certes, le récit du mythe suit la forme d’alliance qui est décrite en Genèse XVII, lorsqu’il s’agit de mettre en scène l’abandon du polythéisme par Abraham et sa dévotion au dieu unique par le trait de la circoncision, mais il précède celle qui est décrite en Genèse XXVII, lorsqu’Isaac bénit Jacob. Encore une fois, rien n’impose à Dieu d’exiger l’égorgement d’Isaac, si ce n’est la volonté de convaincre que la religion juive est plus pertinente que la religion grecque. Ce qui est sûr, c’est qu’en rédigeant ce mythe à destination des Grecs et celui de l’Exode à destination des Égyptiens, les Juifs ont délibérément affirmé leur distinction. En construisant le mythe de l’Exode, ils se déclarent aux côtés des Grecs contre les Égyptiens, mais en racontant la ligature d’Isaac, ils affirment qu’ils ne sont pas solubles dans l’hellénisme. Comme il y a fort à parier que la publication du récit de la ligature d’Isaac n’a pu se faire dans une confrontation directe avec Alexandre le Grand, et comme l’empereur est mort à trente-deux ans et huit mois, le 13 juin 323 avant l’ère commune, il y a tout lieu de penser que c’est après cette date que la rédaction de ce récit a pu commencer à être envisagée. N’oublions pas, en effet, qu’en Yoma 69b169, le Talmud raconte qu’à l’époque où Alexandre de Macédoine avait conquis l’Egypte et Jérusalem, « les prêtres n’étaient pas autorisés à porter les vêtements de 169
Le lecteur trouvera ce texte en traduction française dans Aggadoth du Talmud de Babylone, Paris, Verdier, 1983, pp. 369 et sq.
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leur office au-dehors », mais qu’un jour, pourtant, Simon le Juste n’hésita pas à aller à la rencontre du conquérant, revêtu de ses habits de Grand-Prêtre, afin de le convaincre de ne pas autoriser les Samaritains qui le lui réclamaient à détruire le Temple. Ce à quoi Alexandre aurait consenti. Cet apologue suffit à montrer que les Juifs de la future Alexandrie reconnaissaient à Alexandre une conscience divine et altruiste et qu’ils se sentaient motivés pour formuler la leur en vis-à-vis. Mais, apparemment, les choses se gâtèrent après la mort de l’empereur. Lorsque Ptolémée 1er Sôter prend le pouvoir, quatre ans après, l’Egypte n’est encore qu’une satrapie de la Grèce. Ce n’est qu’en -305 qu’il se fait roi. Sous son règne, ce n’est pas Alexandrie, mais Memphis qui conserve la suprématie. C’est d’ailleurs dans cette ville que Ptolémée fait enterrer Alexandre, en grande pompe170. Il est donc encore trop tôt pour faire de l’Égypte une terre d’où il faut partir. En revanche, à partir du moment où Alexandrie est, à l’instar de Tell el Amarna, mille ans plus tôt, construite ex nihilo et est déclarée capitale de l’Égypte soumise, cela devient non seulement possible, mais souhaitable. En effet, Alexandrie n’est pas seulement localisée en Égypte, elle est conçue comme lieu géographique mythique assurant le syncrétisme culturel entre le monde d’Homère (qui cite l’île de Pharos171) située en face et celui de la littérature pharaonique. C’est ainsi que Ptolémée 1er crée une nouvelle divinité, dynastique, Sarapis, qui reprend un vieux rite memphite en l’honneur d’Apis qui apparaît aux hommes sous la forme d’un taureau, en lui, donnant une apparence anthropomorphe, 170
François de Polignac, in « L’ombre d’Alexandre », in Alexandrie IIIe siècle avant J.-C., Autrement, 1992, p. 42. 171 A. Bernand, in Alexandrie la Grande, Arthaud, 1966, p. 101.
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celle d’un Zeus barbu172. Il forme une nouvelle triade avec Isis et Harpocrate. C’est un culte guérisseur. Suivant la voie ouverte par Hérodote, les Grecs se mettent à établir des équivalences entre les deux séries de divinités : Hermès est Thot, Déméter Isis, même si Isis se maintient, Aphrodite Hathor. Dionysos devient commun. Même l’inhumation et la crémation sont parfois remplacées par la momification. L’enjeu est donc ni plus ni moins que l’universalisation en cours, dont le musée et la bibliothèque, décidés à l’initiative de Ptolémée II Philadelphe (308/285-246) sont les emblèmes les plus évidents. Dans ce contexte, les Juifs n’ont qu’une alternative : soit, en appui sur la culture d’Éléphantine, ils élaborent leur propre contribution au syncrétisme et créent de nouveaux dieux compatibles avec ceux d’Égypte et de Grèce, soit, en appui sur les prêtres post-babyloniens qui se revendiquent notamment d’Esdras et de Néhémie, ils élaborent leur propre distinction du syncrétisme, sans pour autant récuser l’universel. Ils décident alors d’opter pour la seconde voie. Le Livre du Commencement (Bereshit traduit par Genèse) sera le livre de l’universel ; Le Livre des Noms et ceux qui suivent seront les livres de la distinction. Tel est le message qu’il faudra écrire en hébreu sur le mode historique, et pas seulement mythique, et qu’il faudra traduire en grec. Il sera même possible d’utiliser cette traduction dans la pratique synagogale. Enfin, on ira jusqu’à développer une importante activité prosélyte, comme le montre le roman de Joseph et Aséneth,
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Jean-Yves L’empereur, Alexandrie hier et demain, Découverte Gallimard, 2001, p. 24.
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« Véritable apologie du mariage mixte comme moyen d’attirer les « païens » au judaïsme, qui oppose au « vrai Dieu » les « idoles mortes et muettes » des Égyptiens. »173 4. Le contexte d’écriture et de traduction de la Torah - L’éclairage par les récits juifs Je ne sais si les savants biblistes ont rapproché le fait que l’édition hébraïque de la Bible (le Tanakh) n’intègre pas le Premier livre des Maccabées et s’arrête aux Chroniques, d’une part, que le Premier livre des Maccabées qui est introduit dans toutes les versions chrétiennes postérieures est muet sur la traduction de la Torah en grec, de l’autre. Mais, cette double omission mérite réflexion. Notre question est la suivante : qu’est-ce que la double béance du non-dit de la scène de traduction de la Torah exprime quant à l’écriture même de la Torah ? En effet, le Premier livre des Maccabées commence par l’évocation du règne d’Alexandre dont le « cœur s’éleva et s’exalta » (I, 3) et passe, quelque vers plus loin, c’est-à-dire rapidement, à la dénonciation de l’hellénisation des Juifs sous Antiochos IV Épiphane (175-163 avant l’ère commune), Pourtant, la béance que le scribe a inscrite entre Néhémie et ce livre avait de quoi attirer leur attention. Car la question se pose : pourquoi le scribe n’a-t-il pas voulu, à un quelconque moment de sa stratégie d’écriture, raconter la traduction de la Torah en grec ? On ne compte pas les commentateurs traditionalistes juifs qui ont répondu à cette question comme à l’insu de leur plein gré, c’est-à-dire sans se la poser. Dans le Talmud, ils affirment que cette traduction avait été la plus grande erreur du judaïsme, et, pour tout 173
François Dunand, in « La fabrique des Dieux », in Alexandrie IIIe siècle avant J.-C, op.cit., p. 184.
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dire, une catastrophe comparable au reniement du dieu unique. On lit dans le Traité Soferim (chapitre 1, Michna 7) : « Ce jour (de la traduction) fut pour Israël aussi difficile que celui où fut confectionné le Eguel [le veau d’or], car la Torah ne pouvait être traduite dans son intégrité ». Mais, les considérations morales et religieuses ne nous sont ici d’aucun secours. Les Juifs n’ont pu à la fois traduire le Tanakh en grec et refuser de raconter le récit de cette traduction, au motif qu’elle serait une offense faite à Dieu. L’exemple du récit du veau d’or indique justement que le scribe ne s’est pas détourné de la tâche de raconter un moment honteux de l’histoire des enfants d’Israël. Peut-être rétorquera-t-on qu’à l’époque du veau d’or, il y avait Moïse, alors qu’à l’époque de la traduction, il n’y avait plus Esdras, le dernier des prophètes. En conséquence de quoi, à la place d’Esdras, on trouverait certes les 72 traducteurs et surtout le texte hébraïque original, dès lors inchangé non seulement pour les temps à venir, mais même rétroactivement, depuis l’époque de Moïse, mais aussi et surtout d’abord Alexandre le Grand, puis les Ptolémées, notamment Philadelphe, auquel d’ailleurs les Rabbins du Talmud et Rachi attribuent le rang d’envoyé de Dieu, puisqu’il a le pouvoir d’imposer aux traducteurs des modifications du texte original. Ainsi, et tout naturellement, progressons nous vers l’hypothèse que la controverse entre Ptolémée II Philadelphe et le chef des 72 traducteurs est le palimpseste de la controverse entre Pharaon et Moïse et que celle-ci prend tout son sens dans le cadre de la rivalité entre historiens grecs et scribes juifs. Cette hypothèse nous donne les armes nécessaires pour reconstituer le contexte 143
d’écriture et de traduction de la Torah. Mais, avant que de la développer et de vérifier si elle est éclairante, étudions ce que les sources juives nous disent du contexte de la traduction de la Torah en grec. Plusieurs textes s’imposent à nous : La Lettre d’Aristée, Aristée se présentant comme un contemporain de Ptolémée II Philadelphe et de Démétrios de Phalère174, le bibliothécaire qui aurait proposé au roi de faire traduire la Torah ; un fragment d’Aristobule, un philosophe juif péripatéticien qui fut probablement le conseiller de Ptolémée VI Philométor (181-146), transmis par l’historien Eusèbe de Césarée (première moitié du IVe siècle de l’ère commune), La vie de Moïse de Philon d’Alexandrie (15-50 environ), et Antiquités Judaïques de Flavius Josèphe (37-100). À l’époque, seule la traduction de la Torah est mentionnée, comme l’indique, au IIIe siècle avant l’ère commune, le traité Sur les rois de Juda de Démétrios le Chronographe175. Les études les plus savantes permettent d’aboutir à l’idée que la traduction et sa présentation ont eu lieu entre l’hiver 281 et l’été 280. Les traducteurs sont réputés avoir été 72 et la plupart sont plutôt rattachés au temple de Jérusalem qu’à la cour de Ptolémée. Rassemblés sur l’île de Pharos, ils travaillent tantôt ensemble, tantôt individuellement ou par paires. Quoi qu’il en soit, ils parviennent à une seule version. Mais, rien n’est dit de la version originale qui serait déjà écrite et qui se serait trouvée précédemment au temple de Jérusalem. En outre, ce miracle de la traduction (contraire à l’activité même de la traduction dont Walter Benjamin a 174
Selon Gilles Dorival, il est plus tardif et a vécu entre 150 et 100 (in « La traduction de la Torah en grec » in Le Pentateuque LXX La Bible d’Alexandrie, Les Éditions du Cerf, 2001, p.32-33). 175 Ibid.
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rappelé qu’il devait faire son deuil de l’espoir de restaurer le texte original) n’a pour rôle narratif que de sacraliser le texte de la Torah dont il est alors donné une traduction en grec. Les biblistes pensent qu’à l’époque, les Juifs de Jérusalem sont en possession des Chroniques qui auraient été composées au IVe siècle avant l’ère commune et qu’ils se revendiquent de la royauté de Salomon et de David, mais l’archéologie ne nous a pas permis d’accéder au moindre document daté de l’époque. Ce qui veut dire qu’à cette date, ils disposaient des Chroniques, comme de la Torah, sous la forme de targums araméens oraux et improvisés seulement. - L’éclairage par la rivalité entre historiens grecs et scribes bibliques juifs Le contexte d’écriture et de traduction de la Torah doit aussi être éclairé par une tension existant entre la demande grecque de traduire la Torah, d’une part, l’expression d’un fort courant xénophobe anti-« asiatique », de l’autre176. En effet, peu après la mort d’Alexandre le Grand, et, tandis que Ptolémée est encore satrape (320-315), les Grecs perdent peu à peu leur respect des Juifs. La preuve en est que, si le premier historien grec qui parle des Juifs, Hécatée d’Abdère177, reconnaît la grandeur de Moïse, il n’en éprouve pas moins le besoin de décrire les Judéens comme des étrangers qu’il faut expulser. Dès ce moment, en effet, un puissant facteur imaginaire est à l’œuvre pour expliquer la mort subite (de malaria) du 176
Alain Zivie, in « De Jérusalem à Léontopolis », in La Prison de Joseph, op.cit., p. 210. 177 Selon un fragment du lire XL de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile (63 de l’ère commune).
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roi-dieu. N’aurait-il pas été victime du retour d’un fléau pestilentiel qui avait autrefois frappé la vallée du Nil ? Certes, Hécatée ne pose pas le problème. Mais, il est tout à fait curieux que, pour rendre l’histoire de l’Égypte compréhensible, il se sente obligé de la raconter en la divisant entre une période antérieure au fléau et une époque qui lui est postérieure. Incontestablement, il s’agit d’identifier ceux qui, à l’époque, comme jadis, doivent être exclus d’Égypte, parce que responsables de ce fléau. Pour Hécatée, les Juifs de Moïse font partie de ces étrangers. Ils ont été jadis chassés d’Égypte, la question est maintenant de savoir ce qu’il faut faire de leurs descendants qui sont revenus s’y installer, étant donné qu’ils finissent par attirer la colère des dieux sur les « vrais Égyptiens ». Sous-entendu, ne l’ont-ils pas également attirée sur Alexandre ? Ce soupçon est aggravé par le récit d’un autre historien, Manéthon de Sébennytos, un prêtre égyptien, auteur d’une histoire de l’Égypte rédigée sous le règne de Ptolémée II Philadelphe. Non seulement celui-ci ignore délibérément le nom Moïse et lui substitue celui d’Osarsiph, une transposition du nom de l’Osiris d’Héliopolis, mais il construit le premier scénario antijuif de l’histoire (ou le second, si l’on tient compte de la destruction du temple judéen de Yahô), en faisant des ancêtres des Judéens un peuple égyptien composé de lépreux et responsable de tous les malheurs d’Égypte. Il ne s’agit donc plus de respect, mais de mépris. Un retournement s’est fait jour : la xénophobie anti-« asiatique » fait fonction d’explication des malheurs des Égyptiens, en général, des malheurs des Grecs dus à la mort d’Alexandre le Grand, en particulier. Manéthon explique que l’œcuménisme prôné par le roidieu est tout simplement impossible, en raison de l’impiété des Judéens. 146
Or, pour convaincre, Manéthon puise dans ses connaissances historiques et dans les récits originaires qui lui ont été transmis parmi lesquels celui de la malédiction amarnienne. Non seulement les Judéens sont des Hyksos, mais, comme Eduard Meyer178 le démontrera dès 1904, l’histoire d’Osarsiph est une réécriture de l’histoire d’Akhenaton telle qu’elle avait pu être transmise de générations en générations comme la quintessence même de la malédiction qui s’était abattue sur l’Égypte. Lorsqu’on lit le récit des origines des Juifs tel que Manéthon, l’écrit, on comprend, comme le précise Assmann, qu’il résulte d’une rationalisation du refoulé amarnien qui fait retour dans la culture égyptienne. Que faut-il entendre par « refoulé amarnien qui fait retour » ? Assmann écrit : « Le traumatisme amarnien a rétrospectivement transformé les souvenirs que l’on avait des Hyksos, et il a par la suite marqué la façon dont conquêtes et dominations étrangères ont été vécues et intégrées dans le souvenir179 ». Il est donc interdit à Manéthon de prononcer le nom maudit d’« Akhenaton », mais, comme il s’agit bien de parler de cette malédiction dont il est le signifié, à la place, il écrit « Osarsiph ». Selon Manéthon, les Juifs ne sont donc pas Juifs, mais des descendants des Hyksos lépreux et pestiférés, responsables des malheurs de l’Égypte. Or, comme l’on ne peut imaginer un seul instant que les scribes et traducteurs de la Torah ignorent l’œuvre de Manéthon, étant donné l’importance qu’elle prend en tant que version officielle, au même moment, on comprend peu 178 179
In Aegyptische Chronologie, Leipzig, 1904, p. 92-95. In Moïse l’Égyptien, op.cit., p. 60.
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à peu que ceux-ci n’ont alors pas d’autre choix que celui de rationaliser, à leur tour et à leur manière, c’est-à-dire par retournement, le refoulé amarnien qui fait retour : ce sera Pharaon et non Moïse qui sera responsable de la lèpre. À l’époque, il existe donc deux versions de la rationalisation du « refoulé amarnien qui fait retour », l’une historique, l’autre mythique. Les deux tentent de tirer des enseignements du refoulé qui fait retour, l’une par l’écriture historique, l’autre par l’écriture mythique. L’histoire grecque est chargée d’actualiser le mythe égyptien mort dont on a gardé le souvenir, tandis que le mythe biblique relance la vie non vécue du mythe originaire. D’un côté, la xénophobie180, de l’autre, la promesse. 5. De quelques récits fondateurs de la Bible - Le scénario de l’Exode et le refoulé amarnien À aucun moment, Assmann ne se demande si le refoulé amarnien ne fait pas également retour dans l’écriture de la Torah. Pourtant la question mérite d’être posée et étudiée. En effet, si Manéthon ne fait aucune référence au monothéisme d’Akhenaton, c’est parce qu’il se réfère à un savoir transmis de génération en génération, notamment depuis la Stèle de la Restauration (de Toutankhamon), selon lequel la malédiction consiste à être abandonné des dieux, mais pas à être vaincu par un Dieu unique. Cette victoire n’a jamais existé et elle n’existera jamais. S’il n’a 180
On trouvera dans le livre d’Assmann (Ibid, pp. 68 et sq.) de nombreuses réflexions sur les différents historiographes antiques qui, à en réaction à la Torah, ont élaboré un grand nombre de versions de l’histoire de Moïse. Parmi ces auteurs, Lysimaque (200 avant l’ère commune).
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donc gardé aucun souvenir du monothéisme d’Akhenaton, c’est parce que s’en souvenir, ce serait aussitôt percevoir et reconnaître celui des Judéens. L’annulation rétroactive du monothéisme d’Akhenaton est liée au déni de celui des Judéens. Mais, qu’est-ce qui nous prouve qu’il en est de même des Juifs de Judée, de Babylone et d’Égypte ? Certes, depuis peu, ils sont irréversiblement engagés dans le monothéisme et ne peuvent pas se revendiquer explicitement de celui d’Akhenaton, sans s’affirmer Égyptiens. Or, ils doivent s’affirmer Juifs, envers et contre tout : contre les Égyptiens et contre les Grecs. Mais, ils connaissent l’histoire de l’existence passée de la malédiction qui s’est abattue sur l’Égypte (depuis les Hyksos et sous Akhenaton). Ils savent aussi que ce que les Égyptiens anciens et contemporains détestent en Akhenaton, c’est son monothéisme. Le texte de l’Exode oppose, en effet, Moïse à deux pharaons, l’un qui « n’avait pas connu Joseph » (Exode, 1,8), c’est-à-dire un pharaon ennemi du monothéisme et totalement « polythéiste » et un autre pharaon, avec lequel il négocie le départ des Hébreux, un pharaon qui finit par devenir « monothéiste » (Exode, 12,32), non sans le regretter peu après (Exode, 14, 5). Il y a là la trace du souvenir de Ramsès II pour le premier et, pour le second, d’Akhenaton (ou de Smenkharé, ou des deux, peu importe, ici, car il ne s’agit pas d’identifier des personnages historiques, mais des figures de la mémoire et de l’oubli), ainsi que du rejet de ce dernier par l’Égypte. Or, s’ils connaissent les traits principaux du règne d’Akhenaton, ils savent que le triomphe de son monothéisme s’est accompagné d’un culte de la nudité, de l’inceste et du meurtre, celui-là même auquel les pharaons d’avant Alexandre le Grand et les Ptolémées adhéraient et auquel, eux, s’opposent 149
moralement et juridiquement. S’il ne leur est donc pas possible de citer Akhenaton dans le texte, ils n’en peuvent pas moins se mettre clairement en situation d’être les vrais critiques de sa transgression. Dans leur version de l’histoire d’Égypte, il n’y aura donc jamais eu de monothéisme égyptien. En conséquence de quoi, ce sont bien les Juifs qui sont à l’origine du monothéisme et celuici sera fort différent de celui d’Akhenaton. D’autre part, l’immoralité du règne d’Akhenaton sera combattue, mais après avoir été attribuée au pouvoir pharaonique en général. C’est à ces différentes exigences que répond le scénario de l’Exode. Mais, il en existe une autre : que dans le contexte du monothéisme d’Akhenaton, il ait existé une autre figure de la mémoire qui viendrait contrebalancer la transgression d’Akhenaton : Moïse. Car le « Mosis » d’Hécatée ou l’« Osarsiph » de Manéthon ne sont pas des chefs pestilentiels ou des lépreux, ce sont les noms donnés par des idéologues à une figure effacée, car maudite, comme celle d’Akhenaton, de l’histoire d’Égypte : celle d’un opposant hébraïque (puisqu’il ne peut pas être dit « égyptien ») à la transgression d’Akhenaton. J’en conviens avec Assmann : Akhenaton est une figure de la mémoire en tant que personnage historique, alors que Moïse est une figure de la mémoire en tant que personnage culturel. Mais, si nous sommes en mesure de montrer qu’à l’époque d’Akhenaton, il existait bien une opposition culturelle de type monothéiste au délire d’omnipotence du roi, alors nous sommes aussi en mesure de dire que ce que les scribes bibliques ont voulu camper, c’est une figure porteuse, à ce moment-là, de cette vérité historique à laquelle ils ont donné le nom de « Moïse ».
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En quel sens faut-il ici entendre le concept de « vérité historique » ? Au sens d’un enracinement de la représentation religieuse dans la réalité individuelle et collective. Dire que Dieu n’existe pas est une manière puérile de refuser l’idée que Dieu a été et demeure pour de nombreux esprits le contenu d’une expérience historique fondatrice, la trace d’une perception de la réalité qui s’est imposée à un moment donné. L’histoire des religions propose diverses manières de prendre part à la grandeur de cet événement. On ne peut écarter l’idée, mais, certes, nous n’en avons aucune preuve matérielle, que lors de l’avènement, dûment établi celui-là, du monothéisme d’Akhenaton, un personnage réel ne se soit indigné des débordements et des transgressions que le souverain impulsait dans la société égyptienne. Et l’on ne peut écarter l’idée que cette dissidence ait été placée d’abord sous l’autorité du dieu Rê, puis, bien plus tard, sous la haute autorité de Ywh, dont l’existence est attestée, comme nous l’avons vu, à l’époque d’Aménophis III. Commençons par l’idée d’une dissidence amarnienne. L’épisode amarnien le plus obscur est celui de la succession d’Akhenaton. « Les nuées orageuses de la fin de son règne, écrit Aldred, doivent avoir obscurci les deux dernières années de la vie d’Akhenaton. Les décès de Tiy, de Maketaton, de Néfertiti, de Kiya et de Méritaton (sa fille/GH), en plus de Néfernéfourê et probablement d’autres filles et petitesfilles plus jeunes, ne sont probablement pas des coïncidences. Ils semblent plutôt la conséquence de l’épidémie qui régnait à cette époque en dehors de l’Égypte, dans le Levant. Les mesures qu’il était possible de prendre pour les hommes de l’âge du Bronze récent 151
afin de faire face à ce fléau se réduisaient presque exclusivement à des incantations magiques telles que les prières contre la peste des Hittites et les litanies de Sekhmet des Égyptiens. Dans cette optique, nous devons nous demander si l’anathème qui avait été prononcé contre les dieux de Thèbes ne constituait pas en fait une expiation… l’exceptionnel esprit de système avec lequel cette politique fut pratiquée et sa large extension révèlent quelque chose de plus qu’une exécration officielle, et suggèrent une panique générale181 ». Or, un étrange pharaon, au nom insolite de Smenkhkaré182, fait alors son apparition sur la scène. Peut-être un moment corégent d’Akhenaton, à partir de la quinzième année du règne de ce dernier, il assume seul le pouvoir, après sa mort, entre 1342 et 1340, sa grande épouse royale étant Mérytaton, et c’est lui qui prend la décision d’abandonner la capitale Amarna183. Il est donc possible de penser que, parce qu’il avait cru en Akhenaton et parce qu’il le percevait désormais comme puni par les dieux qui avaient survécu à leur massacre et qui faisaient retour, il ait décidé de leur donner un nouvel avenir, sous l’empire de Rê, plutôt que sous ceux d’Aton ou d’Amon, en refondant le monothéisme sur des bases moins exclusives et plus éthiques. Car, le nom complet de Smenkhkarê est Ankhkheperourê Néfernéferouaton / SmenkhkarêDjeserkheperou. Il porte les transformations du dieu Rê vivant (Ankhkheperourê), les transformations du roi Djeser (dieu de la religion solaire de la IIIe dynastie) et (les beautés d’Aton (Néfernéferouaton). D’autre part, le fait qu’il abandonna assez tôt l’épithète « Aimé d’Aton » (et même d’Akhenaton) et le nom Néfernéferouaton, ainsi 181
Ibid, p. 283. Vandersleyen, op.cit., p. 451-457. 183 Cyril Aldred, op. cit., p. 70. 182
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que l’importance qu’il avait accordée à la notion de « transformation » (kheperou) figurée par le scarabée semblent indiquer que Smenkhkarê voulait promouvoir une transformation radicale de la religion solaire d’Akhenaton, fondée sur le « Ka » (l’énergie vitale) du dieu Rê et non plus sur la seule visualisation de son disque. Il est tout à fait possible qu’il ait ressenti la présence du Dieu unique en tant qu’âme invisible du soleil. Mais il n’eut pas le temps d’achever cette évolution. Quoi qu’il en soit, à sa mort, Toutankhaton monta sur le trône, changea son nom en Toutankhamon, et ce fut lui qui, sous l’impulsion du divin père Aï, orienta la religion égyptienne, non vers un monothéisme pluriel et éthique, mais vers un polythéisme amonien restauré. Or, à part la mention sur les murs du temple de Soleb à l’époque d’Aménophis III, aucun document de l’époque d’Akhenaton et de Smenkhkaré n’atteste de l’existence ni a fortiori de la prééminence du dieu Yhwh. Pourtant l’apologue des « dix plaies » (Exode, 7-12) indique clairement que Moïse est le prophète de Yhwh, le Grand dieu qui se révèle victorieux non seulement de tous les dieux dont Ré a triomphé, mais de Ré lui-même. Si donc le scribe biblique l’a situé à l’époque de la haute antiquité pharaonique, force est de constater que c’est en introduisant l’Exode comme une alternative à l’abandon d’Amarna, dû à l’échec du monothéisme solaire d’Akhenaton / Smenkhkaré. Il y a là, de la part du scribe biblique, une réflexion intense sur les raisons profondes de cet échec. Nous n’avons aucune trace d’un haut personnage réel qui se serait emparé de Yhw, le dieu de Soleb, auquel il aurait ajouté un « h », pour s’opposer aux pharaons et pour bâtir son propre espace théologique et politique en Canaan, mais il y a tout lieu de penser que le scribe biblique connaissait l’existence du dieu Yhw et que 153
c’est lui qu’il a choisi pour reconstruire une opposition fictive (car non historiquement avérée) au cours théologique que la religion égyptienne empruntait après cet échec, autour d’un homme appelé « Moïse », chargé de dérouler le scénario de la querelle théologique. En même temps, nous n’avons pas le droit d’écarter que, à une date qu’il reste à déterminer, en tout cas plusieurs siècles après Akhenaton, des gens qui se sont regroupés en Canaan et qui se sont appelés « Israël » et « Juda » aient vécu la révélation du dieu Yhwh. - La vie de Joseph et son élaboration rétrospective Poursuivons, en choisissant comme guide rétrospectif l’écriture biblique du nom de Joseph : Tsaphnat panea’ch. Ce nom a été retranscrit par les Massorètes, une académie de Juifs se trouvant à Tibériade qui a inventé un système de points et d’accents destiné à marquer les voyelles qui ne figuraient pas dans l’alphabet hébreu, celui-ci n’ayant que des consonnes, et qui permettaient une transmission écrite, et non plus seulement orale de la prononciation. Or, la composition de ce nom est en correspondance avec la langue hiéroglyphique telle que les savants la connaissent. Le titre que les scribes de la Torah donnent à Joseph est destiné à être compris par les savants égyptiens de l’époque des Ptolémées comme « le nourrisseur ou l’approvisionneur de la vie184 ».
184
Je renvoie ici au travail de traduction réalisée par A. Destappe, en 1886, in « Deux mots de la genèse à traduire ». Dissertation sur le titre d’honneur conféré à Joseph, Inv. B 764 (Bibliothèque du Collège de France).
154
Quant à la « Stèle de la famine » qui se trouve sur l’île de Sehel, que dit-elle ? Que le pharaon grec Ptolémée V se raconte l’art et la manière avec lesquels un pharaon ancestral Djeser qui a vécu 2500 ans auparavant a recours pour résoudre un grave problème de sécheresse et de famine qui sévit depuis sept ans. D’une part, Djoser s’adresse à son ministre Imhotep pour connaître les causes de ce fléau. Celui-ci va les chercher dans « la Maison de vie d’Hermopolis » où il apprend que la sécheresse est due au mécontentement du dieu Khnoum qui détient le débit des sources du Nil à Éléphantine. D’autre part, Djoser a recours au rêve pour convoquer Khnoum qui se présente à lui comme le dieu de l’art et de la création et qui lui promet la fin de la sécheresse, s’il s’engage à verser à son clergé la dîme de toutes les marchandises en transit dans la région. Enfin, Ptolémée V, puisque tel est l’auteur du texte de la Stèle, conclut qu’il a obtempéré, que la sécheresse s’est interrompue et que, par décret royal, il a tenu à ce que cette histoire soit inscrite sur cette stèle. Ce texte n’a donc strictement rien à voir avec « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) », ni avec « Isiriar » / « ‘jsrj3r(w) » = « Israël ». On ne peut vouloir établir un lien qu’en remontant du Moïse biblique au Joseph biblique, et en passant par une identification du Joseph biblique interprète du rêve de Pharaon concernant les sept années de vache maigre à l’Imhotep égyptien interprète du rêve de Djoser. Or, cette remontée est parfaitement arbitraire. Elle ne repose sur rien, si ce n’est, et c’est beaucoup, sur la fantaisie littéraire de vouloir absolument que le discours d’un pharaon grec soit détenteur d’une vérité historique qui a eu lieu 2500 ans auparavant et sur la croyance qu’à partir de ce récit, il soit crédible de donner une réalité historique à l’épopée du Joseph biblique. En fait, il y a là une triple rivalité dans la volonté d’inscrire son propre récit dans les temps originaires : celle de Ptolémée V, celle 155
du scribe biblique, celle de l’égyptologie, et cette triple rivalité fonctionne par rapport à un discours originaire imaginaire mais fondateur de la rivalité, qui est celui de Djeser, puisque nous ne détenons aucune preuve que Djeser ait vraiment été l’acteur de l’événement que racontent Ptolémée V et la Bible. Ce qui importe, c’est donc de constater que, s’il y a bien lieu de mettre en rapport le récit de Ptolémée V et celui de la Bible, c’est à la condition d’admettre que Djeser et Imhotep sont alors les deux figures originaires partagées et disputées par les Égyptiens grecs de Ptolémée V qui écrivent la divinisation d’Imhotep et par les Égyptiens juifs qui, à la même époque, rassemblent les hauts faits en couleur dont ils vont coucher le sens par écrit, en écrivant la Torah.
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Conclusion : Foi, science, culture et politique L’héritage post-monothéiste
Du respect avant toute chose Si je me tiens en dehors de l’observance du culte juif, il est clair que tout ce que j’ai dit dans le cadre de ce livre n’en est pas moins compatible avec le respect que j’ai pour le peuple auquel j’appartiens ainsi que pour l’esprit qui anime la haute moralité de sa religion et de ses rites. Je dirai même plus : mon propos n’existe que parce qu’il est compatible avec. Autant dire que, pour moi, le judaïsme est avant tout une « religion » personnelle. En conclusion du colloque des intellectuels juifs La Bible au présent, qui s’était tenu en 1981, Jean Halperin affirmait : « Face à la Bible, aujourd’hui, de multiples attitudes sont possibles. Elles vont de l’indifférence et de l’incompréhension, chez ceux qui ne veulent y voir qu’un document antique et suranné, à l’attention la plus vive pour qui y reconnaît l’introduction sans l’Histoire de la parole de Dieu, donnée spécifiquement à Ses témoins185. » Or, je me considère comme l’acteur d’une lecture vive, car intéressée et compréhensive, des textes réunis dans le Tanakh, écrits dans l’Antiquité, mais nullement surannés, puisque interrogés en permanence, non seulement par la religion, la philosophie et la morale, mais aussi bien par la science biblique, l’archéologie, la linguistique, l’égyptologie et l’assyriologie. En outre, et surtout, j’y reconnais la parole de Dieu, d’un Dieu de l’histoire et du savoir qui est né, qui s’est développé, mais qui est mort, avant qu’Hitler et le nazisme n’instaurent Auschwitz et tous les camps d’extermination, un Dieu qui a donc 185
Textes présentés par Jean Halperin et Georges Levitte, Idées/Gallimard, 1982, p. 341.
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assumé sa propre mort, puisque ceux qui ont été exterminés l’ont été en raison de leur foi monothéiste et puisqu’ils ont été abandonnés par lui dans ce monde-ci, sans d’ailleurs savoir pourquoi. Je reconnais donc dans le Tanakh la parole d’un Dieu qui a fait son temps, depuis que la structure midrashique a été brisée, et qui, du lieu même de sa disparition, fait apparaître une infinitude de nouvelles questions que sa parole n’a jamais posées et qu’aucune autre parole divine n’est venue soulever, depuis. Il n’est finalement pas étonnant qu’Halpérin avait pu affirmer que cette parole était porteuse des témoignages de sagesse ainsi que des vérités psychologiques, sociales, éthiques politiques, économiques et d’interrogations métaphysiques, ce avec quoi je suis d’accord, mais sans jamais énumérer les vérités ou les erreurs historiques dont elle était porteuse, ainsi que les significations psychanalytiques (censure, refoulement etc.) qui ont été mobilisés pour qu’elle s’exprime. Ma démarche vise donc bien à commencer à réactualiser la lecture de la Bible en tenant compte de tous ces témoignages. Dans ce livre, il ne s’est donc pas agi d’une simple lecture du Midrach, du Talmud ou de la Kabbale, sans parler de l’Aggadah, même si j’y ai fait référence, quand cela m’a paru nécessaire, mais bien d’une relecture. Il s’agit d’une relecture et non d’une réécriture. De la relecture, je peux dire qu’il existe un héritage qui a commencé avec la volonté des Grecs de lire une traduction de la Torah, puis qui s’est poursuivi, non sans rupture « épochale », avec le christianisme des Évangiles, puis l’Islam du Coran. Jamais, il n’a été question de mettre en doute la vérité originelle du fait religieux hébreu. Le judaïsme doit beaucoup aux uns et aux autres et il est probable que la Bible aurait disparu des bibliothèques 160
(pour ne pas dire des yéchivot) si les Grecs n’avaient pas demandé aux Juifs de traduire la Bible en grec et si l’Église et l’Islam ne les avaient pas relayés de quelque manière. Car, jamais ils ne l’effacèrent, malgré les tendances « hadriennistes » des Grecs, « marcionnistes » de l’Église et « assassines » (secte ismaélienne des Assassins, au XIe siècle) de l’Islam. S’agissant plus particulièrement de l’Église, je rejoins, ici, le constat de Gérard Israël : « Il a été de tradition constante pour l’Église, malgré la diversité des politiques qu’elle a conduites à l’égard des Juifs, de ne jamais vraiment considérer le judaïsme comme une hérésie devant être combattue par tous les moyens . Ce ne fut évidemment par le cas pour d’autres mouvements religieux qui divergeaient de l’orthodoxie catholique sur tel ou tel point doctrinal… Il n’y a jamais eu d’ordre religieux spécifiquement chargé de l’« hérésie » juive. »186 Et bien, en un sens, il nous est donné, depuis qu’il existe une « science du judaïsme » qui a vu le jour au XIXe siècle et que Freud a refondée au XXe, de proposer une nouvelle relecture. D’un juste recours à la science Si je précise ce point, c’est parce le temps est venu où, sous l’empire d’une idéologie de la toute-puissance qui prétend s’arrimer aux sciences, se précise aussi une attente, pour ne pas dire une exigence, de réécriture de la Torah visant à sa liquidation pure et simple. Il s’agit de la réécrire en proposant 186
In La question chrétienne, Payot, 2002, p. 354. 161
un brouillon d’informations qui toutes vont dans le sens d’une invention pure et simple de l’histoire du peuple juif. Or, depuis Spinoza (Traité des Autorités théologiques et politiques, La Pléiade), il existe une science du judaïsme qui est incompatible avec l’ignorance et l’obscurantisme. Selon Yosef Hayim Yerushalmi, la science du judaïsme s’était achevée avec la création de l’Université hébraïque de Jérusalem, en 1925.187 Mais, en fait, elle s’est renouvelée. Aujourd’hui, elle ne peut se satisfaire d’un discours sur les origines des Juifs, et partant sur les fondements de l’État d’Israël, qui ne tiendrait compte que de la narration biblique et qui refuserait de reconnaître que, jusqu’à ce jour, il n’existe aucune trace archéologique venant corroborer ses faits les plus marquants (Exode, existence et destruction d’un Premier Temple…). Elle pense que, même du point de vue religieux, il est impossible de croire que Dieu aurait détruit ces preuves délibérément et qu’il se serait arrangé pour que l’on croie que le peuple juif n’est pas un peuple historique. Il n’existe pas non plus de Big Brother qui se serait employé, depuis l’époque des ancêtres des Juifs, à faire disparaître les preuves de la vérité de leur discours. En conséquence, comme tous les citoyens du monde, les Juifs doivent non seulement tenir compte des recherches des historiens et des archéologues, mais ils doivent les intégrer dans leur auto-narration comme peuple. Mais, cela ne va pas sans un profond remaniement de l’esprit. Des exemples antérieurs existent qui peuvent faciliter la tâche. Je pense à l’édition de la Bible par Ludvig et Phöbus Philippson (Leipzig, 1839) qui, dans la première partie du 19e siècle, avait permis à de très nombreuses familles juives d’Allemagne et d’Autriche de 187
In Zakhor, Paris, La Découverte, 1984, note de la page 100.
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repenser leur identité, ou leur foi et leur identité, dans le cadre encyclopédique de l’évolution des connaissances qui avaient suivi l’expédition de Bonaparte en Égypte. Pour autant, il faut aussitôt dire que la révolution épistémologique contemporaine n’a rien à voir avec celle du siècle mentionné. À l’époque, les fouilles archéologiques étaient dans leurs commencements. Or, aujourd’hui, elles ont atteint la maturité. Le résultat est que beaucoup de références que même de grands historiens du peuple juif comme Graetz, Doubnov et Salo tenaient pour historiques doivent désormais être pensées comme mythiques. L’exemple le plus frappant est celui de la « Stèle d’Israël » dont il a été question. Refuser l’idéologie C’est dans ce contexte que j’ai accueilli avec intérêt le travail historique que Shlomo Sand a exposé dans son récent ouvrage Comment le peuple juif fut inventé (Fayard, 2008). Mais, très vite, j’ai dû constater qu’il était encombré de considérations idéologiques projetées çà et là, dans l’espoir de nous convaincre qu’il s’agissait de conclusions qui s’imposent. Or, celles-ci ne s’imposent nullement. Le nœud du problème se lit d’emblée dans le titre du livre. En affirmant que le peuple juif a été “inventé”, Sand en fait le résultat d’une opération technique et manipulatrice. Il écarte l’idée qu’il puisse correspondre au processus d’une « découverte », c’est-àdire qu’il résulte d’un immense effort culturel et spirituel des B’nei Israël pour lever les obstacles qui empêchaient les représentations religieuses, centrées, depuis la Haute Antiquité, sur le Dieu unique, de s’ériger en fondements d’un même peuple. Il est vrai que Sand a une approche étrange de la constitution d’un peuple, puisqu’il va même 163
jusqu’à imaginer que tout groupe humain a le droit à l’autodétermination nationale et à se considérer comme formant un peuple, « même s’il ne l’a jamais été et que tout son passé est le résultat d’une construction entièrement imaginaire ». Il fait fonctionner sa pensée (et celle qu’il projette sur les peuples) comme pourrait fonctionner une machine. Mais, alors, pourquoi, tout peuple étant, selon lui, une machine, tient-il à faire une exception au sujet du peuple juif, devenu en quelque sorte le « peuple-machine » par excellence ? On retrouve, ici, le paradoxe dans lequel se trouvent ceux qui veulent prouver que les Juifs ne méritent pas la distinction que, selon eux, ils s’attribuent. Car, ils commencent toujours par tenter de convaincre qu’il faut les distinguer, et, parfois, au risque du pire. Telle est justement la démarche de notre auteur qui perd la maîtrise de lui-même, lorsque, à la fin de son livre, il vire à la caricature et dénonce un délire d’élection et d’exclusion ethno-biologique que les narrateurs du peuple juif et les fondateurs de l’État d’Israël auraient imposé pour contrecarrer le déficit d’historicité originelle des Juifs. Comme tous les peuples, le peuple juif s’est découvert à lui-même au moment même où il s’est donné une histoire. Ce n’est pas parce qu’il n’a pas été créé par Dieu qu’il est pure invention. Le peuple passe, les récits de soi évoluent. Lorsque, entre le VIe et le IIIe siècle précédant l’ère chrétienne, les ancêtres des Juifs se sont racontés dans la Torah, ils ont certes construit une histoire rétroactive. Mais, ils se sont appuyé sur un immense savoir des faits et coutumes des peuples du Moyen-Orient et de la Méditerranée et ont sélectionné les événements et les attitudes qui leur paraissaient les plus nobles et les plus proches de leur spiritualité actuelle dont ils attribuaient la 164
source à Dieu, sans occulter les versions perverses qui avaient pu en être données par ceux qu’ils tenaient pour des ennemis en leur sein, notamment. Ils se sont identifiés comme peuple, au moment même où leur peuple a été découvert, par les autres peuples, comme différent. Telle est la vérité existentielle (Freud disait « historique ») de la religion. J’en trouve un exemple dans l’apologue que le Talmud raconte, en Yoma 69b, lorsqu’il met en scène la rencontre entre Alexandre le Grand et Simon le Juste. Je l’ai analysé plus haut et dans Ce quelque chose de juif qui résiste188. Il est, certes, facile, d’accabler le peuple juif, en donnant à son sentiment d’être différent le sens de celui d’être élu, et Sand ne se prive pas de critiquer l’autoreprésentation du « peuple élu » qui, il faut bien le dire, fait florès dans la vulgate idéologique d’un judaïsme religieux qui refuse obstinément de tenir compte de la connaissance scientifique, lorsqu’elle ne sert pas ses intérêts. À quoi j’ajoute que, lorsque le narcissisme religieux doute de luimême, comme c’est le cas aujourd’hui, du fait des avancées de la science, il vit une telle vexation psychologique qu’il en vient à imposer au politique d’en prendre le relais. Mais, si cette tentation du nationalisme religieux fait partie de l’autoreprésentation des Juifs, ceuxci ne cessent pas de lui opposer des contre-pouvoirs, comme celle de la totale liberté d’expression dans le monde juif non religieux et dans la société civile israélienne (dont Sand jouit, le premier). Nier cette dialectique n’est pas sérieux, mais prétendre, comme le fait Sand, que, en Israël, l’ethno-théocratique l’emporte désormais sur le démocratique n’est pas sérieux non plus. 188
Op.cit., pp. 14 et sq. 165
Si Sand avait voulu demeurer historien jusqu’au bout, et non s’immerger dans la vulgate idéologique, il aurait dû construire Israël comme une illustration du paradigme moderne de la tension existant entre l’exigence de science et le recours au mythe, plutôt que comme un repoussoir politique. Préserver la Torah Pour faire face à la menace de réécriture de la Torah dans le but de la faire disparaître comme faux témoignage, historique et pas seulement religieux, et si l’on veut la préserver, il n’y a que deux manières de procéder : la mettre en pratique dans les commandements, comme le font les observants qui agissent d’abord et réfléchissent ensuite, ou lui assurer sa place à l’intérieur du cadre général de re-lecture de la civilisation, impulsé par les sciences de la matière, du vivant, de l’être humain et de la société, ainsi que par la mise en perspective littéraire et psychanalytique des récits qu’elles produisent. Notons que la première attitude, qui n’est pas seulement respectable, mais émouvante et compréhensible, étant donné le relativisme de la science, met, cependant, entre parenthèses toute idée de la fin du Dieu de l’histoire et du savoir. Certes, lorsqu’elle est confrontée à l’absurdité qui en résulte et aux profonds sentiments de désespoir et d’abandon, elle lui donne le nom d’éclipse de Dieu (Martin Buber). Elle peut aussi la penser comme une seconde contraction de Dieu, en déclinant la théologie du Tsimtsum du Rabbi Isaac Louria (1534-1572) qui veut que la première contraction ait été à l’origine de la vie et de la création. Cette seconde contraction donnerait ainsi une seconde chance à l’être humain après le désastre de la Shoah qui a vu les Séphirot qui avaient empli le vide laissé 166
par la première contraction de Dieu se retirer du monde. Mais, elle signe par là sa précipitation dans une penséerefuge dont la seule vertu est de se prouver à elle-même qu’elle a besoin de l’hypothèse de Dieu pour se développer. Cette conscience de l’absurdité du dieu de l’histoire et du savoir est telle qu’à l’autre bout de la chaîne se trouve cette autre pensée, celle d’un Rabbin Ovadia Yossef, qui, conscient de ce dramatique échec de la pensée-refuge, ne veut rien savoir de la mort du Dieu de l’histoire et du savoir et qui justifie les abominations (en l’occurrence la Shoah) dont les Juifs ont été frappés, au prétexte qu’ils auraient déplu à Dieu pour ne pas avoir observé les commandements. Quant à la seconde attitude, celle qui consiste à assurer la place de la Torah à l’intérieur du cadre général de relecture de la civilisation, elle y voit tout autre chose qu’« un impressionnant discours théologique didactique, qui peut constituer éventuellement un document sur l’époque de sa rédaction », comme Shlomo Sand l’affirme189 et tire toutes les conséquences de ce cadre général de relecture, non seulement au niveau de l’histoire, mais au niveau du texte biblique aujourd’hui. Elle ouvre ainsi une nouvelle ère d’amour du judaïsme.
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In Comment le peuple juif fut inventé, op.cit., p. 178.
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Annexe : Un exemple de re-lecture postmonothéiste de la Bible : le « Livre de Job »
Contexte Nous ne saurions où trouver Dieu, tandis qu’il se mettrait en retrait d’infinies souffrances humaines liées à trois types de maux : - Ceux dont l’homme est innocent, - Les maux ordinaires d’une Création imparfaite, - Les tragédies que l’homme s’inflige à lui-même Et nous nous demanderions s’il faut accepter de vivre et de mourir, privés à tout jamais du mot de la fin. Remarque Il y a une difficulté. Selon l’intitulé du débat190, le retrait et le silence de Dieu feraient problème essentiellement lors de situations de souffrance dont nous ne serions pas responsables. Or si les deux premières peuvent bien s’entendre de la sorte, sous réserve d’une réflexion sur l’innocence et l’ignorance que nous n’éviterons pas, peuton en dire autant de la troisième ? Ne sommes-nous pas responsables, au moins en partie, des tragédies que nous nous infligeons ? L’irresponsabilité des actions humaines ne serait donc pas le seul motif qui permettrait de questionner le retrait et le silence de Dieu devant la souffrance ; il y aurait aussi un certain type de responsabilité humaine.
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Ce texte est la réécriture d’une conférence donnée le 22 octobre 2006 dans le cadre des Amitiés judéo-chrétiennes de Sucy-en-Brie. Titre original : « Souffrance de l’homme, silence de Dieu ? »
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Il s’ensuit une alternative : faut-il tenter d’accéder ou de ne pas accéder au sens de ces infinies souffrances ? Faut-il consommer ou ne pas consommer l’arbre de la connaissance et l’arbre de vie ? Enfin, cette question : si tu n’es pas auprès de l’homme qui souffre sans être responsable totalement ou en partie du mal qui le frappe, ô Dieu, cela a-t-il un sens que tu sois quelque part ? Problématique juive traditionnelle Je parlerai de la question de l’innocence et de l’irresponsabilité, en m’appuyant essentiellement, et nul ne sera surpris, sur la figure biblique de Job. Car le Livre de Job apprend au Juif à mettre en problème la question essentielle de l’innocence et de la culpabilité, et, par voie de conséquence, celle de la souffrance de l’homme et du silence de Dieu. En effet, on y voit Dieu se retirer, le temps de laisser Satan mener la danse ; on y voit Job revendiquer son innocence, avant d’admettre que, oui, il faut accepter la vie la mort, parce que seul Dieu sait le mot de la fin et qu’il faut reconnaître et accepter l’omniscience et l’omnipotence de Dieu. On y découvre, enfin, que Dieu est dans le dialogue que chacun a personnellement avec lui face-à-face et non par personne interposée, fut-elle considérée, cette personne, comme son vicaire, et que ce dialogue, toujours de l’ordre de l’actuel, est l’héritier non seulement du dialogue que Job a eu avec Dieu, mais encore et plus lointainement de celui qu’Abraham a eu avec Dieu.
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Pertinence et impertinence de la figure biblique de Job La question est la suivante : puis-je aujourd’hui faire face à ma souffrance d’innocente victime et à la solitude de ma déréliction que traduit alors le silence de Dieu en me représentant moi-même comme un Juste souffrant ? Mais cette question, universelle, je ne puis éviter, moi Juif, de lui donner l’énoncé particulier que voici : de quelle figure du Juste souffrant et de quels enseignements à son sujet suis-je, comme Juif, l’héritier ? Car je puis bien me référer à cette figure dont on sait, depuis les travaux de S.N.Kramer191 qu’elle est déjà présente dans les textes sumériens. Mais, du fait que la figure juive du Juste souffrant s’en distingue, il me faut revenir aux textes, et notamment au Livre de Job qui tient sa place de se situer dans l’histoire biblique du judaïsme, c’est-à-dire dans le travail de mémoire du dialogue d’Abraham avec Dieu. Ce qui ne consiste pas seulement à me demander pourquoi Dieu met à l’épreuve Job, cet homme pourtant « intègre et droit, craignant Dieu et se détournant du mal » ? , mais aussi et surtout pourquoi Dieu fait échouer ladite épreuve ? Je dois me poser ces questions pour deux raisons. La première est que je ne trouve aucune raison pour écarter l’information selon laquelle Job est le neveu d’Abraham, puisque, selon celle-ci, il est né à Outs, qui est le premier né de Nahor, frère d’Abraham (Gn.22.20). Car comme le dit le Midrash Rabba, Outs, c’est Job. 191
In L’histoire commence à Sumer, 1994.
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La seconde est que je dois prendre acte de ce que les enfants de Job, ceux dont, au début du poème, il protège l’innocence, sont les victimes mortelles du jeu divin. Ce serait, en effet, tromper que de faire croire (comme Rabbenou Moshe ben Nahman Gerondi, Ramban pour les Juifs, Nahmanide pour les Gentils, né à Gérone, Catalogne, en 1194 EC, dix ans avant la mort de Maimonide) que les enfants de Job ne sont pas morts, que Satan les avait cachés derrière le buisson et qu’ils reviennent vers Job. Non, l’épreuve échoue. Dans mon dialogue avec Dieu, je m’adresse donc à moi-même comme à un Juif n’est pas un enfant à qui l’on raconte des contes ni à un Juif qui serait innocent, comme l’enfant qui vient de naître. Pour autant, je ne vois aucune culpabilité réelle - il n’en est pas de même de la culpabilité imaginaire - dans le fait d’oser voir la réalité du texte en face, seulement du courage moral et intellectuel, deux attributs sur lesquels nous reviendrons. Or ce face-à-face avec le texte m’indique que, comme l’écrit André Neher, Dieu qui, sous le nom d’Elohim, a renoncé au meurtre d’Isaac, laisse, sous le nom de Shadday (car tel est le nom de Dieu dans Le livre de Job) les enfants de Job aller jusqu’au bout du voyage de la mort. Ainsi, dans le cas d’Abraham, l’épreuve divine réussit (si l’on peut parler ainsi), mais dans le cas de Job, elle échoue. Me voilà donc d’emblée jeté sur la rive d’une lecture impitoyable qui ne consiste pas à sauver Dieu, en le décrivant comme une volonté ludique, légère et influençable et qui aurait ses raisons - impénétrables - de se montrer un instant vulnérable à la stratégie maléfique de Satan dans le monde des hommes, tandis que, dans son 174
royaume, il garderait la main. Ce qui serait, somme toute, donner un cadre interprétatif grec à l’écriture et à la lecture du Livre de Job. Non, ma lecture consiste à percevoir Dieu dans un projet qui vise à faire échouer Job, là où il a fait réussir Abraham. À quoi j’ajoute que Dieu n’a pas eu besoin de recourir à Satan, pour qu’Abraham se trouve pris dans le labyrinthe de l’Akéda de son fils et que les enfants de Job ne meurent pas de sa main, alors qu’Isaac, s’il avait été tué, l’aurait été de la main d’Abraham. Si donc la Bible me dit que Job a vraiment été le neveu d’Abraham, alors je puis penser que c’est pour me donner à comprendre que, lui, Job, connaissait l’histoire de l’Akéda et, notamment, le rôle d’expérience fondatrice en quoi elle consistait. Il me faut alors lire Le livre de Job de manière rétrospective, c’est-à-dire comme un commentaire de l’Akéda d’Isaac. Pour le dire autrement, il est impensable pour le Juif que je suis que Job ait pu s’affronter au malheur qui s’est abattu sur sa tête intègre, sans penser que Dieu l’avait choisi comme contre-exemple d’Abraham. Et sans doute la question qui lui est venue à l’esprit a-t-elle alors consisté à se demander pourquoi son Dieu n’a pas pu être Dieu sans en passer par là et pourquoi la réussite de l’épreuve d’Abraham ne lui a pas suffi. Et peut-être a-t-il gardé, un moment, le silence, refusant de mettre Dieu en défaut, comme Isaac, en son temps, le fit, un autre long moment, sur le chemin de la montée vers Moriah, à l’endroit de son père Abraham. Mais, puis-je me satisfaire de cette réponse qui renvoie au silence de l’homme face à la souffrance que Dieu lui inflige ?, alors que je constate :
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1. Qu’Isaac ne s’est pas du tout tu. Au contraire, puisqu’il a parlé haut et fort, lorsque, tout naturellement, il a posé la question : où est l’agneau ? S’étonnant qu’il n’en vit point, alors que c’était l’usage, et rappelant, de la sorte, mais à son insu, son père à la réalité de la transgression qu’il était en train de commettre, tandis qu’il avait à l’esprit qu’il tuerait non l’agneau, mais son fils, ce qu’il se gardait bien de lui dire ; après quoi, naturellement, le fils devait choir dans le silence de la consternation dû à son amour filial total blessé : quoi, mon père, me faire ça à moi ? Mais, si tu crois que c’est comme ça que tu rends grâce à Dieu, alors, oui, tu as raison, vas-y ! Frappe-moi ! Ce qui rend l’intention d’Abraham encore plus cruelle et la jouissance de Dieu devant l’aveugle abnégation du père encore plus incompréhensible. 2. Que je ne peux pas ne pas prendre acte du plaidoyer que Job se résout à opposer à ses détracteurs : « Jusqu'à mon dernier soupir, je défendrai mon innocence; je tiens à me justifier et je ne faiblirai pas; mon cœur ne me fait de reproches sur aucun de mes jours. » (XXVII, 5-6.). Car ce plaidoyer triomphera d’eux et les poussera au silence, tandis qu’il viendra seul à bout de l’obstination divine, puisque, mettant Dieu en défaut, il le convaincra de sortir du discours de Satan pour l’interpeler directement, même si cela sera seulement pour le convaincre de sa finitude. Croit-on vraiment que si Job n’avait pas protesté de son innocence, Dieu se serait détourné des alibis de Satan et d’Éliphaz, Bildad, Çofar et Elihu ? Croit-on vraiment qu’il aurait tenté de faire revenir Job vers lui, en lui donnant une nouvelle vie de père ? La revendication d’innocence n’a pas toujours eu bonne presse dans la littérature juive. Elle y est souvent confondue avec l’arrogance. À croire que, lorsqu’il prend 176
acte que Job se conduit de manière intègre et droite, le lecteur ne peut s’empêcher d’interpréter cette autoreprésentation comme un discours visant l’éviction de Dieu. Ainsi, dans Le Guide des Égarés, écrit au 12e siècle en Égypte, Maimonide n’est-il pas tendre avec Job. Lorsqu’il s’agit pour lui d’énumérer les maux qui lui arrivent, il procède comme ceux qui ont écrit le texte de présentation de notre débat sur la souffrance de l’homme et le silence de Dieu, et nomme le désastre naturel, les actes dus à la violence humaine et le mal que les êtres humains s'infligent à eux-mêmes. Mais il ne mentionne nullement l’innocence. Pour lui, si Job est affligé par la maladie, ce ne peut-être que parce qu’il n’est pas innocent, et s’il n’est pas innocent, ce ne peut-être que parce que l’innocence n’existe pas. Si Job avait été philosophe, pense Maimonide, il aurait joint une perfection intellectuelle à sa perfection morale et aurait compris sa souffrance, mais il aurait aussi compris qu’il n’est pas innocent. Car cette innocence, il n’est pas question pour lui d’en attester l’existence. Maimonide dit explicitement que l’opinion d’Éliphaz correspond à celle de la religion juive. Or, que dit-elle, cette opinion ? Que Job a mérité les malheurs qui l’ont frappé et que ce qu’il ne sait pas, parce qu’il manque d’intelligence, c’est que les fautes qu’il a commises et qui justifient ces malheurs échappent à sa perception. En conséquence de quoi, lorsqu’il accède à cette intelligence qui lui fait dire : «Je reconnais que tu peux tout et que rien ne s'oppose à tes pensées [...] Oui, j'ai parlé sans les comprendre des merveilles qui me dépassent et que je ne conçois pas [...] Mon oreille avait entendu parler de toi, mais maintenant mon oeil t’a vu. C'est pourquoi l’âme condamne et je me repens sur la poussière 177
et sur la cendre » (XLII, 2-6.), Maimonide ne peut que penser que son aveu d’ignorance équivaut à un aveu de culpabilité. Compte tenu de ce double aveu, Job peut alors être rétabli dans une prospérité supérieure à la première et être assuré de vivre cent quarante ans, pour finalement mourir « rassasié de jours ». Je ne puis qu’être frappé par la rigidité - le psychanalyste parlerait ici de défense phobique - qui s’empare de l’esprit de Maimonide, lorsqu’il confond le travail de deuil (deuil de ses enfants, de sa fortune) de Job avec la preuve de sa culpabilité. Car l’existence du travail de deuil consécutif à la perte d’êtres chers n’est pas nécessairement l’indice d’une responsabilité dans leur disparition. Peut-être Job se reproche-t-il tout de même de ne pas avoir suffisamment protégé l’innocence de ses enfants, mais ce serait prendre une autoaccusation qui trouve aisément sa place dans un travail de deuil de ce type pour l’indice de la réalité, ce qui, outre qu’elle n’entre même pas dans le discours de vérité du Satan, confèrerait à Job un narcissisme outrancier. Dans le même ordre d’idées, Maimonide confond le soulagement qui traduit la sortie du deuil accompli avec la justification d’un ordre de Dieu qui consiste à faire échouer l’épreuve qu’il a lui-même infligée à Job. Mais, je dois également attester que le faux calme de Maimonide devant la culpabilité de Job ne parvient pas à dissimuler la tempête de Dieu que Job parvient à susciter, puisque Dieu n’hésite pas à discréditer les interlocuteurs de Job, y compris, et je dirais surtout, celui que Maimonide considère comme le représentant de la religion juive, au point d’ailleurs que Job se trouvera en position d’intercéder plus tard en la faveur de tous. 178
Oui ! Il faut entendre ici la tempête de Dieu comme une invitation, sur laquelle, certes, Dieu revient immédiatement, mais une invitation tout de même, faite au judaïsme, à prendre conscience que sa compréhension de Dieu est désormais bouleversée par le travail de mémoire de Job qui lui a permis de se percevoir comme contreexemple d’Abraham et par la perspective radicalement nouvelle que cette perception ouvre. C’est cette même perspective qu’Élie Wiesel embrasse, lorsqu’il reproche à Job son fléchissement devant le Dieutempête qui se joue des innocents. Neher écrit à ce propos : « Job est donc le révolté biblique qui a manqué le coche. Il n’a pas saisi l’occasion pour aller jusqu’au bout et pour traquer Dieu jusque dans son ultime retraite. Et c’est cela qu’Élie Wiesel lui reproche durement ». Dieu a donné à Job ce qu’il n’a pas donné à Abraham, c’est-à-dire la possibilité de le mettre en défaut, et Job n’a pas eu le courage d’aller jusqu’au bout du voyage. Et bien, il faut aller plus loin que Job, au risque de faire choir le Juif dans l’abîme de questions qui s’ouvre devant lui. Wiesel invite alors chaque Juif à se situer dans la postérité personnelle d’Abraham et de Job et à prendre position. Et lui, l’un des rescapés des camps de la mort, s’autorise à le faire en des termes très durs. Nous connaissons cette histoire qu’il raconte. Quelques Juifs se réunissent pour prier dans une petite synagogue d’Europe sous l’occupation nazie. Dans le cours de la prière, un Juif pieux entre alors en coup de vent. « Chut, Juifs ! Ne priez pas si haut ! S’exclame-t-il. Dieu pourrait vous entendre. Et il saurait qu’il y a encore quelques Juifs qui survivent en Europe ». Emile Fackenheim nomme cet apologue « le midrash du fou », car Wiesel a pris la précaution oratoire 179
de dire que le Juif pieux était légèrement fou, « car tous les Juifs pieux étaient alors légèrement fous ». Lu de manière rétroactive par rapport au Livre de Job, cet apologue nous invite à nous demander si les enfants de Job, et, au-delà, tous les enfants morts en déportation, étaient fous, ou « légèrement » fous ? Mais, cet apologue me conduit surtout à entendre que, s’il y a bien toujours jugement et Juge, il n’y a plus de frontière divine entre l’innocence et la culpabilité. Car que serait une frontière qui consisterait seulement dans le fait de croire en un Dieu qui trouve nécessaire la folie de faire mourir les innocents. D’où j’infère qu’aujourd’hui je ne parle plus seulement de la souffrance des hommes et du silence de Dieu, mais aussi bien de la folie. Folie des hommes, folie de Dieu. Car il faut que le Dieu-tempête aime la folie à la folie, pour laisser mourir les innocents et faire triompher les coupables. En cela je prends la lecture d’Elie Wiesel en héritage, mais j’invite à aller plus loin qu’il n’est allé, comme il l’a fait pour Job. Certes, je ne suis pas un rescapé des camps de la mort, mais ne suis-je pas un petit-fils d’une déportée, assassinée à Auschwitz, et un héritier de la « condition post-nazie » ? Ne suis-je pas confronté à la reformulation de l’impératif catégorique qu’Émile Fackenheim énonce ainsi : « La Voix d’Auschwitz prescrit aux Juifs de ne pas devenir fous » ? Ne dois-je pas tenir compte de ce que l’apologue de Wiesel dit que, nous les Juifs, nous le sommes ? Que la survie du judaïsme à l’immense souffrance causée par l’incommensurable destruction de millions d’êtres humains est une folie ? Ne dois-je pas alors constater que je n’ai pas à devenir fou, puisque je le 180
suis, mais que j’ai à montrer comment je sors dune folie qui répond à une autre ? C’est le Dieu-tempête du Livre de Job et de l’apologue de Wiesel qui m’y invite. Malgré lui, peut-être, dans la mesure où il n’est pas évident qu’il ait lui-même compris pourquoi il a cru devoir passer par là, à l’époque de Job, bien sûr, mais aussi et surtout il y a quelques décennies. Cette dernière réflexion donne, je l’espère, à comprendre que le Dieu d’après Auschwitz ne saurait être le Dieu d’avant. Le Dieu de Job ne peut rien nous dire sur Auschwitz et après, parce que ce qu’il lui a dit, il l’a dit quand Auschwitz et après n’existaient pas encore. Et là, un nouvel avertissement. Oui ! Il y a de la vie après la folie. Revenons à Job. Quelque chose se produit pendant ce que j’appellerai sa première mort qui lui évite la seconde, puisqu’il parvient à sortir Dieu de sa léthargie et à lui donner une envie de tempête. Quelque chose qui dépasse Job et Dieu : le fait que cela puisse avoir un sens de survivre au massacre de ses chers disparus innocents. Car la question fondamentale est la suivante : à quoi cela sert-il de croire en la vie et de continuer de vivre, si l’innocence ne protège pas d’une mort atroce et injuste ? Comme on sait, Job répond par lui-même et non par Dieu, en disant oui à la vie, malgré les pressions de sa femme. Il fait donc le pari que, du vivant même de sa vie, il échappera à la destruction totale de la seconde mort. Mais il fait aussi le pari de convaincre Dieu que c’est de son vivant qu’il doit jouir de la reconnaissance de son être justifié. En écartant le suicide, Job n’écarte pas seulement, de son vivant, la seconde mort, mais aussi toute idée que vivre consiste à se préparer à être reconnu justifié dans la 181
mort et donc aussi toute idée d’au-delà. Tout se joue ici et maintenant. Et c’est ce pari qui piège Dieu. Même après avoir laissé entendre à Job que lui seul sait s’il est innocent ou coupable, Dieu se résout à accorder la félicité à Job de son vivant. Ce qui est une manière d’assumer, somme toute à peu de frais, en regard de ce qui eût été leur résurrection, ou, mieux encore, l’évitement de leur disparition, la mort injuste de ses premiers enfants.
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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR Poème : « Il n’y a plus de château fort, le dernier est un musée », texte de Gérard Huber, lithographies de Bauzil, Chubac, Comby, Le Yaouanc., Tendances, Nice, 1975. Le Yaouanc ; Lithographies, La Pierre d’Angle, Paris, 1975. 1 vol.; Catalogue exposition format 37 x27 cm, broché, couverture cartonnée illustrée. Présentation de Gérard Huber et Préface d’Aragon traduites en anglais (Simon Watson Taylor). Conclure dit-il - Sur Lacan - Galilée – 1981. L'Egypte ancienne dans la psychanalyse - Maisonneuve et Larose – 1986. L'Enigme et le Délire – Osiris - 1988. L’illusion Métabiologique - PUF – 1994. Freud, le sujet de la loi - Editions Michalon - 1999. L'Homme Dupliqué - Editions de l’Archipel - 2000 Akhenaton sur le divan – Jean - Cyrille Godefroy - 2001. Anatomie de la séparation – Réponses à Jacques Derrida De Boeck Université - 2002. Contre-expertise d’une mise en scène - Editions Raphaël 2003 Moïse et le retour des dieux – Safed - 2003. Vienne 1938 – Finis Austriae - Safed éditions - 2004. La Récréation d’une folle (inédit). Quand le travail rend fou (en coll. avec M.Karli et C.Lujan) - NM7 - 2004 Guérir de l’antisémitisme - Le Serpent à Plumes - 2005 (Bourse CNL). Mala, une femme juive héroïque dans le camp d’Auschwitz-Birkenau - Editions du Rocher - 2006 (préface de Simone Veil). Ce quelque chose de juif qui résiste - Editions du bord de l’eau - 2008. Magritte, une rencontre de soi avec soi (inédit). 183
Si c’était Freud. Bibliographie psychanalytique - Editions du bord de l’eau - 2010. La Grande Rupture (en coll. Avec Alain Dupas) - Robert Laffont - 2010. Quand le travail rend fou (en coll. avec M.Karli et C.Lujan) - L’Harmattan - 2011. - Directeur d'ouvrages Vers un anti-destin ? - éd. avec F.Gros - Editions Odile Jacob - 1992. Annuaire Européen de Bioéthique - John Libbey Eurotext - 1994. L'heure du Doute - John Libbey Eurotext - 1994. Annuaire Européen de Bioéthique/European Directory of Bioethics - (sous la direction de/Under the Direction of) Tec et Doc Lavoisier - 1996 Le Génome et son double (sous la dir.) - Hermès - 1996. Cerveau et Psychisme Humains : quelle éthique? (sous la dir.) - John Libbey Eurotext - 1996. Bioéthique au pluriel (sous la direction de C.Byk et G.Huber) - John Libbey Eurotext - Octobre 1996 Sciences et Valeurs (sous la direction de G.Huber et A.Forti) - ESK éditions - 1999. - Rapports gouvernementaux Patrimoine Génétique et Droits de l'Humanité - Le livre Blanc des Recommandations – Osiris - 1990. Rapport sur l’Enseignement et la Formation en Ethique Associations Descartes, Ministère de la Recherche - 1996.
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Table des matières
Le concept de « post-monothéisme » 5 Hapax 27 Égyptologues, biblistes, archéologues, linguistes, psychanalystes… 57 Le roman des traces, des oublis et des mémoires 87 L’écriture de la Torah 119 Conclusion : Foi, science, culture et politique : l’héritage post-monothéiste 157 Annexe : un exemple de relecture post-monothéiste de la Bible : le « Livre de Job » 169 Ouvrages du même auteur 183
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