Correspondance avec Bernard Noël: Artaud à La Havane 9782343245058, 2343245053

La correspondance entre Laurine Rousselet (1974) et Bernard Noël (1930-2021) nous fait entendre deux voix poétiques qui,

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Correspondance avec Bernard Noël: Artaud à La Havane
 9782343245058, 2343245053

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Dans ce dialogue épistolaire entre deux poètes, se libère une interrogation sismique, libre, sur les nouvelles formes de pensée auxquelles nous conviait l’auteur du Pèse-nerfs et de Voyage au pays des Tarahumaras. En questionnant leurs rapports à l’écriture, Bernard Noël et Laurine Rousselet parviennent à faire revivre Antonin Artaud et se tiennent au plus près du jaillissement de son écrire-dessiner. Laurine Rousselet (1974) est poète, prosatrice. Elle collabore à différentes revues littéraires et dirige les Cahiers de l’Approche, dont chaque livraison propose la traduction d’un poète du monde en regard du texte originel. Son écriture met en jeu la scansion, silences et valeurs rythmiques, portant le secret intriqué des métaphores pour dire sa défiance spontanée envers le sens commun ; elle est une forme d’adhésion radicale à l’inconnu du poème.

Laurine Rousselet

Laurine Rousselet

Correspondance avec Bernard Noël Artaud à La Havane

Correspondance avec Bernard Noël

Créations au féminin

La correspondance entre Laurine Rousselet (1974) et Bernard Noël (1930-2021) nous fait entendre deux voix poétiques qui, à deux générations de distance, au-delà du vécu et de la renommée, ancrent leurs échanges dans les tonalités de l’amitié, parfois aussi de la tendresse, sur leur perception d’Antonin Artaud. Avec ce dernier nous effectuons un nouveau saut générationnel, si bien que l’espace parcouru dans ces lettres émouvantes et instructives, qui sont en réalité des documents de travail, nous conduit à savourer avec gratitude l’impact que peut avoir la poésie sur les sentiments et les destinées au-delà de la distance temporelle et de la mort.

Mise en page : Luiz Ferraz. Illustration de couverture : © Ernest Pignon-Ernest, Portrait d’Antonin Artaud (1997), fusain, pierre noire, pastel, 40 x 28 cm. Logo de la collection : Javier Termenón. http://javiertermenon.blogspot.com/

ISBN : 9978-2-343-24505-8

16,50 €

9 782343 245058

Créations au féminin

CORRESPONDANCE AVEC BERNARD NOËL ARTAUD À LA HAVANE

Créations au féminin Collection dirigée par Michèle Ramond La nouvelle collection accueille des essais valeureux sur ce « féminin » que les créations des femmes comme celles des hommes construisent dans le secret de leur fabrique imaginaire, au-delà des stéréotypes et des assignations liées au sexe. Nous ne nous limitons pas, même si en principe nous les favorisons, aux écrivains et aux créateurs « femmes », et nous sommes attentifs, dans tous les domaines de la création, à l'émergence d'une pensée du féminin libérée des impositions culturelles, comme des autres contraintes et tabous. Penser le féminin, le supposer productif et actif, le repérer, l'imaginer, le théoriser est une entreprise sans doute risquée ; nous savons bien cependant que l'universel est une catégorie trompeuse et partiale (et partielle) et qu'il nous faut constamment exorciser la peur, le mépris ou l'indifférence qu'inspire la notion de féminin, même lorsqu'elle concerne l'art et les créations. Malgré les déformations simplistes ou les préjugés qui le minent, le féminin insiste comme notion philosophique dont on peut difficilement se passer. Cette collection a pour but d'en offrir les lectures les plus variées, imprévues ou même polémiques ; elle prévoit aussi des livres d'artistes (photographes, plasticiens...) qui montreront des expériences artistiques personnelles, susceptibles de faire bouger les cadres et les canons, et qui paraîtront sous forme de e-books. Dernières parutions Annie BUSSIERE CROS, Les Éclats de vie d’Edmond Cros, 2021. Michèle SORIANO (dir.), Féminismes latino-américains en traduction. Territoires dis-loqués, 2020. François BARAT, Rue Blanche Film intérieur, 2020. Susana GERTOPAN, C’était septembre, saga généalogique, 2020. Monique BLAQUIÈRE ROUMETTE, La fille du facteur. Enfances, 2019. Béatrice RODRIGUEZ, Les mots pour le vivre. Récit-poème, 2019. Maybell LEBRON, Pancha. Une héroïne paraguayenne, 2018. Catherine FLEPP et Marie-Soledad RODRIGUEZ (éd.), Les dramaturges espagnoles d’aujourd’hui, 2017. Alba LUCERA, Portrait d’une danseuse en terre andalouse, 2017.

Laurine Rousselet

CORRESPONDANCE AVEC BERNARD NOËL ARTAUD À LA HAVANE

De la même auteure Poésie Tambour, Dumerchez, 2003 Mémoire de sel (bilingue français/arabe), traduction Abed Azrié, L’Inventaire, 2004 Séquelles, Dumerchez, 2005 El respir (bilingue français/catalan), traduction Manuel Costa Pau, Llibres del Segle, 2008 Journal de l’attente, Isabelle Sauvage, 2013 Crisálida, L’Inventaire, 2013 Nuit témoin, Isabelle Sauvage, 2016 Ruine balance, Isabelle Sauvage, 2019 Barcelona, La Part Commune, 2020 Rue Ion Brezoianu, L’Inventaire, 2021 Instantanee (bilingue français/roumain), traduction Magda Cârneci, Charmides, 2021 Récits De l’or havanais, Apogée, 2010 La Mise en jeu, Apogée, 2012 L’été de la trente et unième, Éditions de l’Aigrette, 2021 [L’Atelier des Brisants, 2008] Autres Hasardismes, aphorismes, illustrations de Marko Velk, L’Inventaire, 2011 Syrie, ce proche ailleurs, essai-poésie, L’Harmattan, 2015

© L’Harmattan, 2021 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-24505-8 EAN : 9782343245058

Nos remerciements les plus vifs à Ernest Pignon-Ernest

PRÉFACE Se charger par des mots de dire Artaud, le lien entre Bernard Noël et moi, Bernard qui n’est plus, c’est d’abord se confronter au fouettement du temps. Il y a violence à vivre la disparition de l’ami de ce monde, et par cette correspondance en revivre l’empreinte. Puisqu’il s’agit d’écrire une « préface » ce dont je n’ai guère l’usage, je vais m’efforcer de lier quelques visions, raisons ou libertés. Combien d’années ou d’énergies exprimées, souvent dans leurs démesures au milieu d’autres écrits, m’ont-elles été nécessaires pour libérer ces quelques articles inédits d’Antonin Artaud qu’héberge la Biblioteca Nacional de Cuba José Martí ? Juin 2009. J’étais à La Havane lors d’une résidence d’écriture (le Programme Stendhal) accordée par l’Institut français. Lestée d’un projet d’étude livresque conséquent, cette immersion dans la chaleur caniculaire durant deux mois m’aura paradoxalement ouverte au récit hybride du corps et de la pensée dont résulte De l’or havanais publié l’année suivante. Bernard était mon seul interlocuteur par voie électronique auquel je relatais mes démarches pour trouver les documents à la Bibliothèque José Martí, une fois l’obtention du Carné de asociado, Profesionales en poche. J’ai du respect pour le temps qui éduque l’œil, la main, le cœur, pour que s’élèvent les tentations, pour qu’espère le chant déraisonnable de l’émerveillement. Il m’a fallu, avant mon installation à La Havane, plusieurs années de lecture cadencées de l’œuvre d’Artaud pour convaincre ma volonté que les articles que recherchait Paule Thévenin depuis des décennies s’y tenaient. Bernard écoute, Bernard aspire, Bernard fonde à son insu, précisément parce que le cœur est l’infatigable, l’origine de ma trouvaille.

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Tout se compose autour d’un échange. Nous sommes en mars 2005 à La Havane. La Semaine de la Francophonie nous avait réunis. Sous un grand ciel limpide, Bernard m’offre son Artaud et Paule, Plaza de la Catedral. Nous parlions de René Char, du désir, de l’imagination active, du livre auquel on rêve, lequel s’écrira, de dix autres envisagés devant lesquels nous abdiquerons. Je m’émerveillai de son intervention à la Casa de las Américas où il avait fait « improviser » Rafael Rodríguez Beltrán dans une traduction consécutive du Syndrome de Gramsci, je m’enchantai de courir la ville auprès de lui si bondissant, à la voix unique, distinguable par sa prosodie, croire fût-il à un paradoxe près, ne laissant (quasiment) jamais transparaître le bouillonnement intérieur. La souveraineté de l’amitié n’affecte pas la durée, et s’emparer du présent appelle à la célébration. Il convient donc de trouer la mort pour raconter. Nous débutâmes la correspondance en février 2018. Bernard Noël, dès sa première lettre, offre le mouvement de notre correspondance : simple, sans apparat d’aucune nature, résolument ancré dans le plaisir de l’échange qu’entraîne la relation sentimentale. Sa mémoire qui s’applique à la divulgation, d’une générosité que tenaille l’effort de la précision, en renouvellement continuel, prolonge la promesse de m’accompagner « vers Artaud ». Il n’est pourtant pas rare qu’une perplexité, provoquée par un découragement, atténue l’envergure de son propre lien avec l’œuvre artaudienne. Que l’on ne s’étonne pas, dès lors, d’assister à des mouvements vitaux dont lui seul connaissait la merveilleuse mécanique, à l’écoute reconduite de l’être, qu’une patience de son corps constitué d’énergies secrètes savait régler pour les restituer. Du dévoilement croissant donné à des faits historiques et littéraires impulsés par des noms tels Henri Thomas, Robert Maguire, Jacques Prevel, sa tante Germaine Chéron, Jean-Luc Sarré, Paul OtchakovskyLaurens, Bernard s’applique à une forestation spontanée de 10

l’expérience de la lecture des textes d’Antonin Artaud, en naviguant avec moi autour de la « folie » d’Artaud, en marquant la grandeur de Paule Thévenin, en rendant palpable la présence d’Arlette Albert-Birot à qui nous devons notre rencontre. Et mon écriture ne serait pas en partie devenue un dispositif par l’introduction de citations, à chaque fois que ne me parvenait pas le besoin de transmission réciproque, par-delà, la vérité d’intégrer ma reconnaissance éternelle et mon affection envers Bernard capable d’escorter ma passion pour l’auteur du Pèse-nerfs et des Nouvelles révélations de l’être. C’est donc dire si nous n’avons pas d’analyses à offrir à l’esprit de ceux qui nous lisent : ni au sujet des états morbides de préoccupation religieuse d’Artaud, ni sur Dieu, ni sur sa répulsion natale pour l’impiété intégrale de la vie, ni sur son incapacité à franchir la « mamelle-matrice », ni sur la décomposition de son corps malade, ni sur l’éclatement de son esprit malade, ni sur son Théâtre Alchimique, une tentative mystique, ni sur le Théâtre en soi, le Temps du Mal, ni sur son expérience du Vide… Le mot « chair » me rattrape, mot qui avait l’étendue dans la pensée d’Artaud du mot Vie. Et, puisque le corps est le lieu où s’ancre l’écriture de Bernard, qu’il est son premier lieu, alors, à perdre haleine c’est sans doute toi, Bernard, que je veux retrouver à travers l’espace de ces quelques lignes. Relire Extraits du corps (tu avais vingthuit ans) et La maladie de la chair, une prose écrite trente-cinq années plus tard. La prédominance de l’œil était partout dans ton œuvre, et j’aimerais que tu me souffles une coïncidence à écrire. Pourrais-tu me « passer le mot » ? Mais voilà maintenant qu’il faut me résigner au contact de la mort, et que je dois mettre un point à ce présent. Le chemin de solitude reprend. Il n’est pas terrible. Il est le mien. C’est la limite : l’heure de laisser l’empreinte de notre humble travail de fouilles. J’aurais pu parler des résonances, des serrements, des vibrations, de l’expérience de l’écriture comme 11

l’expérience de l’amitié, de ton corps déclinant qui appelle tant de vécu, de réel, de visible et de lisible, de mon apnée devant ton « À contre perte, je t’embrasse, Toi la Vivante », de ma liberté d’embrasser l’élan, de chérir le dépassement jusqu’à toucher la perte. Et, faute de pouvoir mieux, de remplir mieux, je ne suis qu’à l’étape première de l’héritage que tu laisses en moi. Il y a urgence à te remercier à perte de mots. Tu débutes ta lettre du 9 avril en me disant : « Plus je vieillis, plus le temps m’échappe. » Oui, le temps est un crime, il se charge de l’intensité du cri dans sa toutepuissance. Notre correspondance de vingt-neuf lettres ne s’économise jamais des affinités qui emportent. Elle fait le récit de l’anatomie, à sa façon, de l’infini, de l’amour et du désir, de la langue… et de la VIE. Laurine Rousselet.

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Correspondance

Angoulême, le 14 février 2018 Mon cher Bernard, Remplir l’espace d’un début de lettre, la première d’une correspondance, demande d’accomplir un geste sûr tel un trait vif. Mars 2005 à La Havane. Nous y étions sur invitation grâce à Arlette Albert-Birot. La Semaine de la Francophonie avait accueilli ta conférence à la Casa de las Américas où tu avais lu Le syndrome de Gramsci. La scène qui suit s’apparente à un petit joyau de la vie : tu me mis dans les mains ton ouvrage Artaud et Paule, comportant cette dédicace : « à Laurine, ARTAUD ET PAULE, en pensant à la métaphore que produit l’énergie de l’amitié, celle qui change la vie… Bernard, 20 mars 2005, La Havane ». La chaleur transmise, l’examen, je ne les ai pas interrogés tout de suite. Ce n’est que plus tard, à la lecture de la « Carta a un amigo, París, 2 de enero de 1986. Muy estimato Bernard1 », que je compris la préoccupation qui s’était invitée en moi sans mot dire. Je revins alors à ton livre écrit dans « une obligation de [t’] engager […] à la mémoire de Paule », où cette « Lettre à un ami » est un événement en soi. Du reste, pourrais-tu me dire si tu as gardé trace de ta conférence du 21 novembre 1996, à l’Alliance française de New York où tu parlas de Paule et non de « l’héritage d’Antonin Artaud » ? Lire l’œuvre d’Antonin Artaud est un effarement continuel, duquel je pourrais aussi dire : comment a-t-il pu inventer une langue si « foudroyante », je compte les neuf ans d’internement, qui traduit mot à mot une énergie du corps issue d’un état traumatique ? Mon attraction galopante pour ses textes d’exception des années 30, collectés en 1938 1 Fabienne Bradu, Artaud/todavía, Fondo de Cultura Económica, Mexico, 2008, p. 159-177.

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pour la parution du Théâtre et son double, m’a fait appréhender sans désordre l’ensemble de ces essais de la période « préasilaire », comme on la nomme. Seulement voilà, son génie poétique s’est exercé jusque dans ses dernières pages, sa sincérité relevant de l’exception, enrichie, sa vie durant, par sa logique de la transformation/mutation/transfiguration. Je me souviens avoir choisi mon titre De l’or havanais (prose que tu as préfacée), lequel était entré en résonance avec son fameux essai « Le théâtre alchimique ». Qu’est-ce qui guérirait l’homme de la malédiction d’être homme ? C’est à ce moment-là que j’ai pu avancer pas à pas dans son excès de désir, de pulsion, de passion. Deux articles 2 traduits en espagnol et publiés à Mexico en témoignent. Mais revenons à l’origine de mon écoute, sinon de ma trouvaille. Sur ma table, à ma droite, est posé l’ouvrage México qui regroupe tous les articles d’Artaud publiés lors de son séjour en 1936 au Mexique, grâce au travail et à la ténacité de Luis Cardoza y Aragón. Je possède la réédition de 19913. Comme l’a inscrit Paule Thévenin dans une note4, « malheureusement, pour une grande partie de ces textes, l’original français ne nous est pas parvenu, et il […] a fallu [se] résigner à les faire connaître dans une retranscription de l’espagnol ». Dès le printemps 1936, à Mexico, il y eut le projet d’édition d’un livre rassemblant les « textes sur la culture autochtone du Mexique » d’Artaud pour lequel il avait lui-même choisi le titre : Messages révolutionnaires5. C’est dans ce même volume, à la page 452, que ma curiosité s’est éveillée au sujet des articles d’Artaud à Cuba. Lorsque Paule 2

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Laurine Rousselet, « Antonin Artaud/María Izquierdo : en torno al pensamiento primitivo », Archipiélago, n° 66, México, 2010 et « Artaud/Revolucionar la Idea del Teatro », Archipiélago, n° 79, éxico, 2013, traduits du français par Fátima Rodríguez. Antonin Artaud, México, Universidad Nacional Autónoma de México, México, 1991. La première édition date de 1962. In Œuvres complètes (OC) VIII, Gallimard, 1973, p. 415. Antonin Artaud, « Lettre à Jean Paulhan du 21 mai 1936, México », OC V, Gallimard, 1979, p. 206.

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Thévenin6 écrit son « addendum à la seconde édition », mes yeux s’arrêtent net sur le fait que « L’Éternelle Trahison des Blancs » est le seul article qu’elle ait réussi à récupérer. Appliquée, je l’ai été à lire chaque note du volume. L’on soupçonne rarement l’énergie de vie dans ces corps typographiques dits « petits ». L’ardeur accompagnait ma concentration. Pas de nécessaire explication, mais un toucher des yeux. La note de « L’Éternelle Trahison des Blancs » est la suivante : « En se rendant au Mexique, Antonin Artaud fait une escale d’une semaine environ à La Havane puisqu’il y arrive le 30 janvier 1936 et que c’est seulement le 7 février qu’il débarque à La Vera Cruz. Nous savions par Alejo Carpentier, qui s’était employé pour cela, qu’il avait remis plusieurs articles à des périodiques cubains : Carteles et Gropos, afin de se faire quelque argent. Les démarches que nous avons faites pour retrouver ces textes ont rencontré d’assez grandes difficultés et le seul texte que, jusqu’à présent, nous ayons pu retrouver nous est parvenu alors que la première édition du présent tome était déjà parue. » Paule Thévenin n’a jamais cessé de chercher ces articles, sa correspondance avec Luis Cardoza y Aragón en témoigne7. Dans une lettre8 datée du 27 juin 1936, Antonin 6

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Je tiens à mentionner que Paule Thévenin a traduit les articles avec Philippe Sollers ; celui-ci écrit dans un texte intitulé « Saint Artaud », disponible sur Internet : « Paule Thévenin, enfin, la fidèle des fidèles, avec laquelle j’ai eu l’honneur de travailler clandestinement (elle s’appelle Marie Dézon dans les traductions de certains textes, uniquement trouvables en espagnol, publiés au Mexique). Ce sera une histoire à raconter. » Fabienne Bradu, op. cit. La correspondance épistolaire entre Paule Thévenin et Luis Cardoza y Aragón s’étale sur une période de trente-neuf ans (de 1950 à 1989).

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Artaud écrit à Gaston Gallimard : « J’écris actuellement dans le Nacional Revolucionario, journal gouvernemental de Mexico, dans Gropos et Carteles de Cuba […]. » Pour chercher, il faut savoir trier, au fond, ou courir audessus des lignes, des pages, voler haut, agrandir une perspective, ne pas se laisser engloutir. « Qu’est-ce que cela veut dire ? », comme le répète Artaud dans Les Nouvelles Révélations de L’ÊTRE. La revue Gropos, qu’a cherchée Paule Thévenin inlassablement, n’a jamais existé. À la Biblioteca Nacional José Martí, en juin 20099, j’ai visité une multitude de fiches en carton. Artaud était bien là. Il attendait une visite. Je la lui offris10. Je t’embrasse affectueusement, Laurine

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In OC V, op. cit., p. 208. Lauréate des Missions Stendhal, j’ai résidé deux mois à La Havane, en juin et juillet 2009. 10 Je livre les articles traduits en français en annexe. Je ne donne pas à lire celui qui s’intitule Manifiesto del Teatro de la Crueldad, car il s’agit de la traduction du second manifeste Le Théâtre de la Cruauté publié en 1933.

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Mauregny, le 15 février 2018 Mon problème, ma Laurine, est que le séjour d’Artaud à Cuba et les articles qu’il y a publiés t’occupent depuis longtemps, ce dont témoignent des études et des publications. Je ne peux donc que m’interroger quant à la place que tu veux me donner dans ce travail pour une raison anecdotique : le fait de t’avoir offert, lors de notre séjour à La Havane, mon petit livre Artaud et Paule. Cette attention affectueuse me touche évidemment, mais mon rôle n’a d’intérêt que si, dans ton travail, je deviens un acteur et pas seulement un témoin. Ta lettre m’ouvre une entrée en me demandant si je me souviens de la conférence que j’ai donnée à l’Alliance française de New York le 21 novembre 1996. Je ne m’en souviens que pour la raison qu’elle constitue justement la première partie de Artaud et Paule, en tête de laquelle est indiqué : « novembre 1996 ». J’ai rouvert le livre pour te répondre et découvert cette date, qui m’a rappelé soudain le lieu dans lequel j’ai écrit ces pages : une chambre très agréable donnant sur un jardin à l’allure de cloître, à proximité de Columbia. Comme je le dis ailleurs, j’avais été furieux d’apprendre, en arrivant à New York, que l’ambassade m’avait programmé une conférence sur Artaud pour clore tout un cycle de manifestations autour de lui, motivées par une grande exposition de ses dessins. Je ne voulais pas parler d’Artaud parce qu’il défiait pour moi toutes les institutions culturelles, toutes les exploitations culturelles. Puis l’idée m’est venue, comme une échappée, de profiter de cette circonstance pour rendre hommage à Paule et à son travail de révélation de l’œuvre d’Artaud. En novembre 1996, Paule était morte depuis un peu plus de trois ans et la volonté d’effacement de son travail, celui de 19

toute sa vie, était déjà bien avancée. On l’accusait même d’avoir dénaturé les textes… Passons, je ne suis plus hostile à Évelyne Grossman qui, grâce à son édition des Cahiers d’Ivry, les restitue page à page et en respectant les pulsions et fragmentations du texte. Cette fidélité a fait surgir chez moi un problème inattendu, car je ne saurais en contester la justesse sauf que cette restitution m’a mis en contact visuel avec la folie d’Artaud… Paule nous donne les textes dans une mise en page ordinaire, et je n’aurais jamais pensé que cette normalité rejaillissait sur la présence textuelle de l’auteur avant que le respect des jets de l’écriture d’Artaud me donne à sentir les dérangements de son état. J’aimerais savoir si cette impression est partagée. Mais pourquoi te parler de cela ? Pour la raison que tu me dis t’intéresser à la période « pré-asilaire » d’Artaud et qu’il y a quelque chose d’équivalent entre le texte normalisé par une mise en page qui – si j’ose dire – va de soi et le texte justement restitué qui sent l’asile… J’ai conscience que ma fin de phrase est violente, mais elle procède d’une impression forte. De plus, il y a, me semble-t-il, un rapport – quoique d’un tout autre ordre – entre les textes originaux des Messages révolutionnaires, dont nous n’avons que les originaux dans leur normalité mexicaine, et leur version française, qui n’en est qu’une traduction. Et je m’interroge ainsi sur les textes que tu as retrouvés à La Havane, découverte archi-précieuse, mais qui ne peut finir qu’en traduction. La traduction est-elle l’équivalent de la normalité typographique dans la publication des textes d’Artaud ? Suis-je en train d’introduire un faux problème ? Non, si j’en juge par la violence que continue à me faire l’édition des Cahiers par Mme Grossman… mais je m’arrête là pour ce soir et t’embrasse tendrement. Bernard

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Angoulême, le 23 février 2018 Mon cher Bernard, En 2011, dans la « salle Y », salle de consultation des collections de la Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale, j’ai fait ouvrir une « chemise verte 11 », comme l’écrit Paule Thévenin en 1982, laquelle appartient au legs Guy Lévis Mano. Malgré mon pass Recherche, les modalités de consultation se sont étendues. Le matin de mon arrivée, on me dit : « Vous avez dû attendre plusieurs jours, car les documents que vous souhaitez consulter n’étaient pas tamponnés. Comment en avez-vous eu connaissance ? » J’ai répondu par un sourire. J’aurais pu tout aussi bien dire : par la lecture ! Toujours est-il que je suis restée de nombreuses heures à tenter, en vain, de déchiffrer les trois feuillets manuscrits d’Artaud qui constituent l’inédit La Force du Mexique. Paule Thévenin décrit idéalement la complication : « En effet, outre le texte lui-même, la première page présente une série de notes écrites dans tous les sens, dans les marges supérieure, latérale et inférieure, parfois en retournant la page […] Diverses encres : violette, noire, bleue, sont utilisées, ainsi que le crayon. » Je te dis cela pour réemployer les mots « pré-asilaire », La Force du Mexique pouvant dater de 1936. C’est évidemment un tort de segmenter la vie d’Artaud, lui qui a toujours clamé et prouvé ne pas séparer la pensée de la vie, ni la langue de sa chair. « Contact visuel avec la folie d’Artaud », dis-tu. Et qu’ai-je ressenti face à ces trois feuillets ? 12 « Et c’est alors / que j’ai tout fait 11 Paule Thévenin, « Un inédit d’Artaud », La Nouvelle Revue Française, n° 354355, 1982, p. 1. 12 Antonin Artaud, « Lettre à Jacques Rivière du 25 mai 1924 », L’Ombilic des Limbes, suivi de Le Pèse-nerfs et autres textes, NRF/Gallimard, 1999, p. 38.

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éclater / parce qu’à mon corps / on ne touche jamais 13 . » Aussi, peut-être parce que j’ai beaucoup lu Artaud et écouté beaucoup de témoignages, je le visualise en train d’écrire ; sa gestuelle, son attitude pour œuvrer (debout sur un coin de cheminée ou de buffet), sans parler de ses martèlements (marteau et bloc de bois). Ses « gris-gris », dessins et sorts, je les ausculte grâce à des reproductions 14 . N’est-ce pas également parce que je le vois acteur dans La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer ? Que j’entends sa voix dans « Pour en finir avec le jugement de Dieu » (émission de 1947) ? « C’est un tout », si j’ose dire. Je me souviens notamment de Paule Thévenin qui témoignait du travail d’Artaud exerçant sa voix, son souffle, à Rodez, des circonstances de sa visite-éclair à l’exposition de l’Orangerie consacrée à Van Gogh au début 1947 avant d’écrire, en un temps très court, son fameux texte Van Gogh, le suicidé de la société. Je réalise maintenant que ton début de lettre (« Je ne voulais pas parler d’Artaud parce qu’il défiait pour moi toutes les institutions culturelles, toutes les exploitations culturelles ») fait résonner ses propres phrases incendiaires que je connais par cœur : « Est­ce qu’Artaud se fout de la révolution ? », me fut-il demandé. « Je me fous de la vôtre, pas de la mienne, répondis-je, en quittant le surréalisme, puisque le surréalisme était lui aussi devenu un parti. » J’ai sous les yeux un article du journal Le Monde, de 2011, qui relate certains propos d’Évelyne Grossman : « Les conceptions actuelles en matière universitaire et éditoriale m’ont fait choisir de respecter le fondamental désordre des pages et des cahiers, le caractère non linéaire de cette écriture-corps, l’entrelacs des textes et des dessins. » L’entreprise d’Évelyne Grossman dans sa publication des Cahiers d’Ivry est de retranscrire au plus serré l’écriture 13 Antonin Artaud, « La question se pose… », Pour en finir avec le jugement de Dieu, OC XIII, 1974, p. 97. 14 Je fais référence au catalogue Antonin Artaud, Gallimard, Bibliothèque nationale de France, 2006.

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manuscrite, la graphologie d’Antonin Artaud. La retranscription ne prend pas en compte les dessins d’Artaud. Puisqu’il semble avoir été impossible de respecter le format des cahiers « d’écolier » utilisés par Artaud, l’auteure a choisi la reproduction sur deux colonnes. Son édition présente donc les cahiers d’Artaud sous la forme perceptible de « poèmes », elle témoigne d’une linéarité de la transcription choisie par la brisure. (Par exemple, le cadre de la feuille du petit cahier utilisé par Artaud obligeait les retours à la ligne. Un mot pouvant s’étaler sur la largeur entière de la page.) Ne devrions-nous pas rester cois sur le fait que l’édition des Cahiers d’Ivry clôt, lit-on, la mise à disposition des Œuvres complètes d’Antonin Artaud ? Il est vrai que, pour la majeure partie des textes qui constituent Les Messages révolutionnaires, l’original français n’est pas parvenu aux traducteurs. Il s’agit donc de nouvelles traductions de l’espagnol. La conférence Surréalisme et Révolution, sous la forme d’une copie dactylographiée, a été envoyée par Antonin Artaud à Jean Paulhan. Elle comporte de nombreux ajouts de la main d’Artaud. Fait identique pour les conférences L’Homme contre le destin, Le Théâtre et les Dieux. Concernant les textes qui constituent l’ensemble México, Paule Thévenin explique dans une note les circonstances dans lesquelles Artaud se faisait traduire, la complexité de sa propre retranscription et la signification qu’elle en donne : « […] les traductions du texte en espagnol étaient faites au dernier moment, autour d’une table de café dont les serviettes pouvaient même être utilisées comme papier, et apportées immédiatement au journal […] Il est donc possible que des erreurs se soient glissées parfois dans ces traductions que la retranscription risquera de répercuter. Néanmoins, l’ensemble de ces textes nous a paru présenter une étape si particulière dans l’œuvre d’Antonin 23

Artaud qu’il semble justifié d’en restituer au moins la matière. Il serait vain, en effet, de croire pouvoir retrouver l’écriture qui la transmettait.15 » À mon sentiment, la traduction n’est pas l’équivalent de la normalité typographique dans la publication des textes. Je dirai de manière simplifiée : la traduction est, au final, un désir de prolonger « le voyage ». Si nous nous passionnons pour Artaud, c’est parce qu’il n’a pas un corps constitué. Il est son écriture. Interné, il écrit encore et toujours. Il parvient à sortir de sa folie, en y étant parfois encore, pour en parler. Artaud, c’est l’exception, c’est l’emblème du génie de la folie. N’y a-t-il pas, sur le dernier de ses quatre cent six cahiers, daté du jour de sa mort, cette ultime phrase : « cet envoûté éternel etc. etc. » ? Je t’embrasse, Laurine

15 In OC VIII, op. cit., p. 425-426. Paule Thévenin offre, par ailleurs, des exemples désastreux de passages traduits de La Montagne des signes, ayant l’original du texte en français entre les mains.

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Mauregny, le 25 février 2018 Bonjour Laurine chère, C’est ta première lettre que je viens de relire, toujours très impressionné par ta graphie qui, de tant de lettres verticales, fait de simples traits. Étonnant comme ta page a une existence de forêt... Mais je ne dois pas m’arrêter là puisqu’il s’agit d’aller avec Toi vers Artaud. Le problème est qu’Artaud n’est pas si présent qu’il le fut dans ma vie, donc que je ne suis pas sûr de t’être secourable dans sa poursuite. D’autant que – si je puis dire – tu l’as déjà rejoint dans son passage à Cuba en retrouvant les articles qu’il avait publiés là, et que Paule Thévenin n’avait pas réussi à découvrir. Tu y mentionnes le nom d’Arlette Albert-Birot à qui nous devons notre rencontre à Cuba et, soudain, alors que je n’y avais jamais pensé, me frappe une ressemblance entre Arlette et Paule : l’une et l’autre ayant consacré une bonne partie de leur vie à déchiffrer et à publier des manuscrits, Paule d’Artaud et Arlette Albert-Birot qui lui doit une forte présence qu’il n’avait pas à sa mort. Je ne sais si Paule et Arlette se sont connues, mais la ressemblance entre leurs passions est un signe, une coïncidence à remarquer. Je me souviens davantage de nos promenades dans La Havane que de mes lectures et débats, dont je n’ai rien gardé. Je t’ai déjà dit que ma conférence à l’Alliance française de New York était la première partie de mon Artaud et Paule, rédigé d’ailleurs à cette occasion. Me revient ce qui fut le plus frappant dans la présence d’Artaud à New York : l’exposition de ses dessins et la distribution de sa fameuse émission de radio interdite : « Pour en finir avec le jugement de Dieu ». Oui, mais il n’y avait presque pas de visiteurs à l’exposition Artaud, alors qu’il y avait foule tout à côté pour célébrer un peintre américain contemporain. 25

Mexico, j’y ai séjourné un peu plus de deux mois après une tournée dans une douzaine d’universités américaines et deux longues stations à New York, avec la rédaction du début de Artaud et Paule... Tout cela est à présent si lointain que je ne suis pas sûr de l’année : 1998 sans doute, mais qu’importe ? À Mexico, j’aimais ce que je déteste partout : le bruit, la circulation, la foule et ne souffrais pas du tout de la pollution, très sensible à l’arrivée ou du dehors de la ville et insensible à l’intérieur, peut-être parce que je vivais dans le quartier de Coyoacán... Mais à quoi bon tout cela où je cherche en vain à rattraper je ne sais quoi : le fil du temps peut-être... ou simplement à me rapprocher de cette « chemise verte » dont parle ta dernière lettre et pourquoi pas de « la substance indéracinable de la réalité » ! La graphie d’Artaud fait partie de cette « substance » et même la constitue dans la mesure où c’est tout ce qui nous reste de sa « réalité ». Conséquence, « le caractère nonlinéaire de cette écriture-corps » n’est que partiellement reproduit par Évelyne Grossman dans son édition des Cahiers d’Ivry, puisque le fac-similé et lui seul pourrait le faire. Mais que nous restituerait-il sinon d’abord un illisible qui nous tiendrait à distance... dans une séparation irrémédiable ? Tu désires t’en tenir à la période « pré-asilaire » : est-ce qu’elle se termine par le voyage au Mexique et au pays des Tarahumaras ? Je ne sais plus combien de temps sépare ce voyage de celui en Irlande, qui sera suivi de l’internement. Et ne faut-il pas distinguer dans la période asilaire deux périodes : l’une de la folie, dont témoigne le gros volume « Lettres 1937-1943 », l’autre du retour à l’écriture qui prépare le retour à Paris ? Je ne sais quels travaux existent sur ces périodes, mais il me semble que l’on connaît peu ou mal les visites faites à Artaud par ses amis, à Rodez. Notamment par Henri Thomas. Je pense à lui à cause du Testament de la fille morte de René – en réalité Colette Thomas, qui fut son épouse. Il y a cinq ou six ans, on m’avait demandé de préfacer une réédition de ce Testament, mais cela 26

n’a jamais pu se faire à cause de la famille, sans que je sache exactement pourquoi. Ni si René avait été internée jusqu’à la fin de ses jours. J’aimais beaucoup Hélène, la petite-fille de Paule, mais elle a cessé de me donner de ses nouvelles il y a déjà une dizaine d’années. J’y pense un peu douloureusement à cause de ta question au sujet des volumes préparés par Paule pour clore les Œuvres d’Artaud. Hélène m’avait parlé de cinq volumes dont un seul, je crois, était entre les mains de sa sœur, Paule ayant la fâcheuse habitude de ne pas faire de double. Le hasard fait que Michel Surya m’a récemment envoyé une photographie des dossiers préparés par Paule et remisés dans un coin chez Gallimard. Que deviendront-ils ? Ils ont été remplacés par les deux gros volumes publiés par Évelyne Grossman... Seront-ils publiés quand Artaud tombera bientôt dans le domaine public ? Il me semble qu’En compagnie d’Antonin Artaud de Jacques Prevel, que j’ai publié en 1973 chez Flammarion, est un témoignage unique et capital. J’en avais soumis mon édition à Paule Thévenin, et c’est ainsi que nous avions fait connaissance. Paule n’aimait pas Prevel, mais ne m’a jamais dit précisément pourquoi. L’as-tu lu ? À bientôt, je t’embrasse fort. Bernard

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Angoulême, le 25 février 2018 Mon cher Bernard, Rejoindre Artaud « en poète ». C’est la curiosité de cette expression qui me vient, même si j’hésite à l’écrire. Tu as raison de mentionner cette coïncidence entre Arlette AlbertBirot et Paule Thévenin. Je me souviens encore de l’appel téléphonique d’Arlette me disant : « Bon, Laurine, je vous emmène à La Havane ! On part avec Bernard Noël pour la Semaine de la Francophonie ! » Je lui avais répondu : « Mais, madame, j’ai une phobie de l’avion ! » En s’esclaffant, elle m’avait rétorqué : « Phobie ou pas, on part ! » Quelques années après, alors que je travaillais à l’écriture d’un article sur Artaud, elle me dit (nous étions chez elle, boulevard Pasteur) : « Mais vous savez, l’œuvre d’Artaud, ce n’est pas l’œuvre d’un fou ! » Elle m’apprit, par ailleurs, que Pierre Albert-Birot avait assisté à la célèbre conférence d’Artaud qui faisait alors sa dernière apparition publique sur la scène du Vieux Colombier, le 13 janvier 1947. Pour répondre à ta question, très peu de temps sépare le retour du Mexique, daté du 12 novembre 1936, du départ pour l’Irlande autour du 10 août 1937. Artaud est encamisolé et interné d’office dès le débarquement au Havre, le 30 septembre 1937. Ce n’est pas que je désire m’en tenir à la « période pré-asilaire » ; je dis seulement que j’ai rejoint Artaud, selon ton terme, à travers cette période. Nous savons bien que les textes qui composent Les Tarahumaras s’étalent sur près de douze années16. Je te passe les multiples 16 La Montagne des signes a été publiée au Mexique le 16 octobre 1936 et le second Tutuguri date du 12 février 1948, un mois à peine avant la mort d’Antonin Artaud. Entre temps, il y eut notamment l’écriture du Rite du Peyotl chez les Tarahumaras, entre le 20 novembre et le 10 décembre 1943, à Rodez (paru en 1947), et le Supplément au Voyage au pays

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circonstances chronologiques et divers rebondissements éditoriaux de certains textes. Après une survie asilaire de plusieurs années, grâce à Robert Desnos qui insiste auprès du docteur Ferdière, Artaud arrive en février 1943 à l’hôpital psychiatrique de Rodez. C’est en effet une nouvelle période pour lui : électrochocs, art-thérapie, correspondances avec ses amis, commandes de traductions, dessins. Nous savons tout cela. Il y restera jusqu’en mai 1946 pour s’installer dans la maison de santé du docteur Achille Delmas à Ivry, jusqu’à sa mort le 2 mars 1948, où des textes éblouissants furent écrits tels Artaud Le Mômo, Van Gogh le suicidé de la société, Pour en finir avec le jugement de Dieu. Soit dit en passant, Guy Levis Mano publia Les Lettres de Rodez en février 1946. Tu parles d’Henri Thomas. Sa voix me bouleverse dans un film réalisé par Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, en 1993, intitulé La Véritable histoire d’Artaud le Mômo. Je m’embrouille avec le patronyme Thomas (aussi parce que tu as mentionné, dans ta seconde lettre, Le Testament de la fille morte de Colette Thomas, paru sous le pseudonyme « René »). Tu vas comprendre. Il y a ces lignes d’Artaud dans une lettre de Rodez : « Je n’étais pas à Dublin seul à 1 contre 1 000. J’étais seul avec une canne spéciale que tout le monde a pu voir à Paris en mai, juin, juillet, août 1937, époque où parut le Voyage au Pays des Tarahumaras. Je me suis promené avec cette canne au café des Deux Magots, au Dôme, à la Coupole, et un peu partout dans Paris. Je l’ai montrée de fort près à André Breton et à divers autres amis. Elle m’était venue d’un des Tarahumaras, écrit du 18 au 25 janvier 1944. L’achevé d’imprimer d’un Voyage au pays des Tarahumaras (coll. « L’Âge d’Or » aux éditions Fontaine) date du 15 septembre 1945, avec une diffusion de l’ouvrage fin novembre. La publication posthume des Tarahumaras date du 20 novembre 1955, dans la collection « L’Arbalète » des éditions Gallimard.

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ami que vous connaissez, René Thomas, qui habitait à l’époque 21 rue Daguerre, lequel la tenait de la fille d’un sorcier savoyard dont il est question dans la prophétie de saint Patrick. Et il est question aussi de cette canne dans la prophétie de saint Patrick, publiée tout au long dans le dictionnaire d’hagiographie et que j’ai lue pour la première fois en 1934 à la Bibliothèque Nationale.17 » J’aimerais beaucoup voir la photographie de Michel Surya. Et si tu recontactais Hélène, la petite-fille de Paule ? Je découvre l’existence d’une émission radiophonique, « Salut à Paule Thévenin », du 16 mai 2007, à laquelle tu as participé aux côtés de Michel (« Surpris par la nuit », France Culture). Je vais tenter de l’écouter (peut-être devrai-je aller à la SCAM). Dans une autre émission, « En compagnie d’Antonin Artaud18 » du 10 mai 1975, sur France Culture, tu dis : « Moi qui n’ai pas connu Artaud, et à travers tout ce que vous dites, ça me donne envie de témoigner finalement. Je me demande si je n’ai pas publié Prevel par compensation. Je m’explique. J’ai débarqué à Paris en 1950, c’est­à­dire tous ces gens finalement étant morts. Pour moi, mes maîtres, enfin mes intercesseurs ont été Orwell, 1984, dont on n’a pas parlé, et avec mon premier argent je me suis acheté Le Grand Jeu. Si vous voulez, donc, ça situe tout un certain paysage. Et, en réalité, la lecture de ces gens m’a empêché de vivre, je crois, pendant près de vingt ans. Ça ne concerne que moi. Je n’ai pas réussi à écrire, ne pouvant pas faire autre chose qu’écrire. » Tes propos cités concernent ton rapport (attirance/rejet) aux poèmes de Jacques Prevel, « un poète 17 Antonin Artaud, « Lettre du 6 octobre 1945 à Henri Parisot », OC IX, 1971, p. 195-196. 18 Participent à cette émission : Marthe Robert, Hubert Juin, Jacques Brenner, Henri Thomas, Paule Thévenin.

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naïf ». Je reviens maintenant à la quatrième ligne de ta seconde lettre : « Le problème est qu’Artaud n’est pas si présent qu’il le fut dans ma vie ». Présence/absence/ impossibilité ? Je t’embrasse fort, Laurine

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Mauregny, en lisant ta lettre du 25 février 2018 Le qualificatif de « poète » me gêne toujours, Laurine, parce que ce mot rend professionnelle une activité qui ne l’est certainement pas : je pense que l’on n’est « poète » que durant l’écriture d’un poème – et pas plus. Dans le cas d’Artaud, sans doute mérite-t-il ce qualificatif plus que quiconque, mais il pratique la poésie d’une manière si chamanique, en agitant sa canne de saint Patrick, que je le vois mieux en chaman ou en sorcier. Imagine-le frappant sur une bûche à coups de marteau en proférant des glossolalies, tout le corps engagé dans cette action… Je crois qu’Artaud m’a rendu l’écriture indispensable en même temps qu’impraticable, car une « cochonnerie », durant des années. Et cependant, c’est un Artaud si j’ose dire « normal » que j’ai lu d’abord : celui de L’Ombilic des Limbes, de la Correspondance avec Jacques Rivière, ou du Pèse-nerfs… dont on ne trouvait à l’époque que les éditions originales… Je me souviens que le père Matarasso me les a données à crédit… Ces livres étaient déjà rares, mais on les trouvait dans pas mal de librairies entre Odéon et Saint-Germain-des-Prés ou, par hasard, chez des bouquinistes. Leur recherche était un jeu passionnant. Le premier livre acheté lors de mon arrivée à Paris, à l’automne de 1949, fut La Haine de la poésie de Georges Bataille – livre qu’il a réédité peu avant sa mort sous un nouveau titre : L’Impossible… Je sens que ce serait une fausse question que de me demander lequel a le plus compté pour moi, d’Artaud ou de Bataille : fausse d’abord parce que cela ne se quantifie pas et que l’importance des choses essentielles est variable comme nous-mêmes. Ta convocation à Cuba par Arlette Albert-Birot est amusante ; la connaissais-tu avant ? Il me semble que j’avais dû la croiser quelques fois, mais que je ne l’ai vraiment approchée qu’à Cuba. Je me souviens assez vivement d’avoir 33

vu son Albert-Birot vers 1954 ou 55, aux éditions Caractères, son image est étonnamment forte et rien d’autre autour… Rien que des livres et de l’histoire littéraire, ranimée ou même sauvée par Arlette. Tu sais qu’Albert-Birot est né à Angoulême et qu’il y a, dans un coin de la ville que je ne situe plus, une œuvre de lui ? Je ne me souviens plus de l’émission du 10 mai 1975, à propos de Jacques Prevel et de son En compagnie d’Antonin Artaud, livre que j’ai publié mais dont Flammarion était l’éditeur. Gérard Mordillat en a fait une nouvelle édition qui réunit les œuvres de Prevel en un seul volume, après avoir fait le film dont tu parles, et qui présente des témoignages remarquables des divers personnages que tu cites, et qui tous devaient disparaître bientôt. Il avait fait auparavant un long métrage sur Artaud, inspiré du livre de Prevel. Je ne sais plus qui joue le rôle d’Artaud. Je me demande qui était le René Thomas, donateur de la fameuse canne à Artaud… Certainement pas l’auteur du Testament de la fille morte qui n’était pas encore là, et en tout cas pas sous ce nom… Henri Thomas parle d’elle dans un roman que j’ai laissé dans les Cévennes, et dont le bon souvenir que j’en ai ne suffit pas à me restituer des éléments significatifs que je pourrais te confier. Je ne sais même plus comment j’ai connu Henri Thomas, qui vivait alors près de la fontaine Saint-Michel, et qui, ayant un jour perdu ses clés, était allé vivre ailleurs sans prendre la peine de déménager. Je me suis demandé alors s’il jouait la comédie ; mais non, il était bien indifférent à ses affaires et ne regrettait que les lettres de Gide. Il habitait alors dans un tout autre quartier, peut-être du côté de République, où je me souviens seulement qu’il nous invita un jour à déjeuner, Paul de Roux et moi. Il avait alors récupéré ses affaires en attendant un autre déménagement et son mariage… Mon ami Robert Maguire est alors devenu très proche de lui. Je pense à Bob parce que j’ai traduit et publié ses Lunatics chez Flammarion vers la même époque que Prevel, et 34

surtout parce qu’il avait fui l’Amérique vers la France par passion pour Antonin Artaud. C’est avec lui, et toujours à cause d’Artaud, que j’ai travaillé sur le théâtre balinais et traduit une partie du fameux livre de Beryl de Zoete, dont je t’ai déjà parlé, je crois… Mais à quoi bon agiter des souvenirs en lambeaux… Je t’embrasse fort, Bernard

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Angoulême, le 26 février 2018 Mon cher Bernard, Ce livre en anglais, tu m’en as déjà parlé il y a des années. Ton message électronique du 9 février 2012 commence ainsi : « T’ai-je dit que j’ai longuement étudié le théâtre balinais dans les années 65-66, en particulier auprès d’une troupe balinaise et surtout du livre (en anglais) de Beryl de Zoete, une étonnante vieille dame qui, à la fin, ne savait plus si elle était à Paris, Buenos Aires ou Singapour ? » J’avais abordé, au préalable, le sens de la métaphysique de ses premiers textes, à partir de la représentation du Théâtre balinais en 31 (lors de l’Exposition coloniale). Je viens de terminer d’écouter l’émission radiophonique « De l’obscurantisme ! », datant de 1992 sur France Culture. Philippe Sollers y raconte les dérives du droit de la propriété littéraire, s’agissant de l’œuvre d’Artaud. Il était alors en plein procès (duquel il sortit perdant). Serge Malausséna, le neveu d’Artaud, l’accusait d’avoir publié sans autorisation le texte de la conférence du théâtre du Vieux Colombier. Outre cette affaire, Sollers insiste particulièrement sur le fait que 40 000 malades mentaux sont morts dans les hôpitaux psychiatriques en France sous l’Occupation. Je réexplore « la chemise verte » du fonds Guy Levis Mano. Il y a quelques années, j’avais acheté le numéro 46519 de La Quinzaine Littéraire. François Gaudry y offre un entretien avec Luis Cardoza y Aragón sous le titre Un témoin du voyage au Mexique d’Antonin Artaud. Y figure aussi le texte Peinture rouge d’Artaud, « retranscrit de l’espagnol par Marie Dézon », avec une colonne explicative signée « P. Th. ».

19 Il est daté du 16.06.1986.

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Effectivement, le mot effacement travaille Paule Thévenin à corps perdu. Elle écrit : « Ce texte se trouve dans un dossier qui fait partie du legs Guy Levis Mano à la Bibliothèque nationale, Réserve des imprimés. La majeure partie de ce dossier est constituée par des articles d’Antonin Artaud ou sur Antonin Artaud, parus dans la presse mexicaine en 1936. Vraisemblablement, à son retour en France, il avait le projet de les réunir et de les publier et il avait dû faire une proposition dans ce sens à Guy Lévis Mano. Ce texte, illustré de deux huiles de María Izquierdo, dont la jeune fille en train de se déshabiller devant une fenêtre ouverte, occupe une page d’un périodique ou d’un ouvrage que rien ne permet d’identifier. Cependant, la qualité du papier et des reproductions fait penser à une page de revue d’art. Or, en 1954, le journaliste Pierre Joffroy était allé au Mexique et, à ma demande, était allé voir María Izquierdo. Celle-ci lui avait remis plusieurs textes en espagnol écrits en 1936 sur sa peinture par Antonin Artaud. Parmi eux figurait la copie dactylographiée d’une courte note à la fois dans son texte original français et dans sa traduction en espagnol. Cette note correspond au troisième paragraphe de ce texte. Un autre texte, intitulé Maria Izquierdo, dans sa version espagnole, donnait la presque totalité du cinquième paragraphe. Ces deux courts textes ont été publiés dans Messages révolutionnaires. En ce qui concerne 38

le paragraphe en français, María Izquierdo avait indiqué qu’il avait été publié dans le catalogue de l’exposition de ses œuvres qui s’était tenue à partir du 10 août 1936 dans l’Edifice Wells Fargo. Il y a donc lieu de supposer que Peinture rouge est le texte complet du catalogue de cette exposition. Ce texte, communiqué à Luis Cardoza y Aragón, a été publié par ses soins dans Sábado/semanario cultural del diario Uno mas uno du 29 mars 1986, avec demande de renseignement sur la publication d’origine. » « Supposer » est le terme approprié. Paule Thévenin n’affirmait pas que le texte Pintura Roja était celui du catalogue de l’exposition d’août 1936. La page Pintura Roja que j’ai donc pu consulter dans la salle de la Réserve des livres rares, avec ses deux reproductions titrées : MEXICO, OLEOS DE MARIA IZQUIERDO, est identique à celle que j’ai eue sous les yeux à la Biblioteca José Martí de La Havane. Avant d’écrire l’article paru en espagnol Antonin Artaud, María Izquierdo y el pensamiento primitivo, je me souviens avoir échangé par voie électronique avec Aurora Posadas, la fille cadette de María Izquierdo, en 2008. Cela m’avait causé une grande joie. Je l’avais notamment interrogée sur le séjour d’Artaud au Mexique… Je t’embrasse bien fort, Laurine

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Mauregny, le 28 février 2018 Au fond, je ne sais trop, ma Laurine, que répondre à ta dernière lettre, que préciser ? Demain, je vais à Reims, qui n’est pas très loin et qui est la ville du « Grand jeu », groupe et non plus personnalité, tout aussi important pour moi qu’Artaud et Bataille. La rencontre de Roger GilbertLecomte fut bouleversante pour Jacques Prevel, mais ce fut in extremis, peu avant la mort de Lecomte, victime du tétanos à force de l’injection de drogues. J’aurais dû sans doute te préciser, et ce qui précède m’y fait penser, que le désir de publier Prevel m’avait fait rencontrer sa tante au Havre, et que cette vieille dame était la gardienne très fidèle de son œuvre dont elle avait financé les publications à compte d’auteur. Prevel était mort dans un sanatorium dont j’oublie le nom, en province, et sa tante gardait précieusement la malle ramenée de là sans s’autoriser à l’ouvrir. Elle a hésité à le faire pour moi, puis non… Et deux années environ plus tard, elle s’est décidée à la donner à la veuve de Prevel – veuve dont Prevel s’était séparé bien avant sa mort – et elle m’a convoqué pour être le témoin de cette ouverture… Je revois la scène avec émotion ! Après la publication des deux volumes de Prevel dans la collection « Textes », dirigée par Paul Otchakovsky-Laurens chez Flammarion, j’avais été invité à les présenter au Havre. C’est à cette occasion, ayant, bien sûr, rendu visite à la tante, qu’elle est allée chercher un paquet, également jamais déballé, et annoncé qu’elle me faisait cadeau de son contenu : un dessin d’Artaud que Prevel, malade, avait obtenu de je ne sais quels amis d’Artaud en plaidant que lui seul n’avait rien reçu à sa mort. Je me suis plus tard laissé convaincre par un ami, JeanLuc Sarré, mort récemment, et dont je lis ces nuits-ci le dernier livre, de céder ce dessin au musée Cantini ; ce que j’ai 41

fini par faire en me disant qu’il était juste que la ville où était né Antonin Artaud possède l’un de ses dessins. Le résultat le plus sensible de mon geste fut, peu après, un appel de Paule Thévenin qui me reprocha assez violemment de l’avoir cédé à cette ville indigne… Heureusement, il ne s’en suivit aucune brouille. J’ai raconté vers la fin de Artaud et Paule la brutalité avec laquelle j’ai appris sa mort. Tu me dis de retourner vers Hélène, la petite-fille de Paule, mais je n’ai pas la moindre idée de son adresse et n’aime pas forcer le destin. Il me semblait, par contre, nécessaire de te confier l’histoire de la malle et du dessin dans le mouvement de notre échange. Je pense à toi très tendrement, Bernard

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Angoulême, le 28 février 2018 Mon cher Bernard, Je réagis aussitôt à ta dernière lettre, au sujet du dessin cédé au musée Cantini, en souhaitant te faire avant tout un clin d’œil. Je reproduis ci-dessous nos échanges des 2 et 3 avril 2012. Je t’embrasse fort et t’écrirai demain. Laurine

Le 2 avr. 12 à 10:16, Bernard Noël a écrit : Et dire que j’avais un très beau dessin d’Artaud ! Le 2 avr. 12 à 10:19, Laurine Rousselet a écrit : Et alors, il est où ? Le 2 avr. 12 à 18:47, Bernard Noël a écrit : J’ai eu la bêtise de le céder au musée de Marseille qui se lamentait de n’avoir rien d’Artaud. Après quoi, je me suis fait engueuler par Paule qui voulait que Marseille justement n’ait rien. Bref, une bêtise... Le 2 avr. 12 à 21:21, Laurine Rousselet a écrit : Zut alors ! Double peine, mon cher Bernard. Et d’où tenais-tu ce dessin ? Besos 43

Le 2 avr. 12 à 22:24, Bernard Noël a écrit : C’est la tante de Jacques Prevel qui m’a donné ce dessin : elle ne l’avait jamais déballé, jamais vu depuis la mort de Prevel, vingt ans auparavant. Tout comme elle n’avait jamais ouvert la valise de ses livres et papiers. Le 3 avr. 12 à 06:25, Laurine Rousselet a écrit : Eh bien, ça alors ! Il était beau ce dessin ? Le 3 avr. 12 à 09:21, Bernard Noël a écrit : Pour en juger, il faudrait que tu aies accès aux reproductions des dessins d’Artaud. Je suppose que cela existe sur Internet, mais où ? Le 3 avr. 12 à 11:11, Laurine Rousselet a écrit : Dans un catalogue des œuvres d’Artaud, il y a plusieurs portraits et dessins appartenant au musée Cantini à Marseille. Il s’agissait de quel portrait ? Le 3 avr. 2012 à 11:25, Bernard Noël a écrit : Oui, Cantini a ensuite acheté les dessins que possédait la veuve Prevel, et qui sont des portraits. Le mien est un dessin : personnage vu de dos, une jambe remontée à l’horizontale du genou, du sang aux pieds... si bien que j’ai cru qu’il s’agissait de René (Colette Thomas)... Je ne sais plus quel est le titre : Totem, peut-être… Le 3 avr. 12 à 11:35, Laurine Rousselet a écrit : Alors “Le totem” est signé en bas à droite et non daté. On le situe vers avril 1946. Crayon et craies de couleur sur papier, 63 x 48 cm. Chouette. C’est celui-ci. Si Señor!

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J’ai longtemps regardé ce dessin en rapport au texte préliminaire “Le Réveil de l’Oiseau-Tonnerre” à son départ pour le Mexique. Ça alors ! Besos Le 3 avr. 2012 à 19:08, Bernard Noël a écrit : As-tu une reproduction ? Jeudi soir, finalement je vais lire à Paris et t’embrasse B Le 3 avr. 12 à 19:21, Laurine Rousselet a écrit : Est-ce celui-ci ? Bonne lecture. Je t’embrasse, Laurine Le 3 avr. 2012 à 22:33, Bernard Noël a écrit : Mais oui, c’est bien celui qui fut mien ! Merci de me l’avoir donné à revoir... B

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Angoulême, le 1er mars 2018 Mon cher Bernard, J’ai eu grand plaisir à lire tes mots sur la découverte, l’ouverture de la malle de Prevel dont tu fus témoin. Le mot « malle » fait écho en moi à l’affaire des manuscrits d’Artaud. Au procès. Par ailleurs, ce matin, j’ai reçu de Michel Surya, et cela à ta demande, les photos des volumes, au nombre de cinq, prêts à publication et laissés par Paule Thévenin chez Gallimard. On connaît les méchantes humeurs, au bas mot, qui constituent la suite de l’histoire. Ta non-volonté (« ne pas forcer le destin ») de recontacter Hélène, la petite-fille de Paule, me reflète (par je ne sais quelle obscurité brillante !) cette phrase d’Artaud que j’aime tant : « J’appelle poésie la connaissance de ce destin interne et dynamique de la pensée. » Tu te remémores Jacques Matarasso dont le nom me fait imaginer tant de liens et de correspondances, tant d’effervescence artistique avant-guerre et après 1950 ! Et puis, tu parles de L’impossible de Georges Bataille, dont j’ai l’édition de 1962 chez Minuit. Livre­révélation pour moi. Je me souviens précisément l’avoir lu en 2004, sur une plage près de Caen. J’étais invitée au Salon du Livre pour participer à une table ronde avec Jude Stefan et Christian Prigent. J’ai notamment gardé en moi le motif de la chance, si chère à Georges Bataille. Dans un récit, La mise en jeu, que j’ai mis plusieurs années à écrire, il y a cette rue de la Chance où vivent, un temps, les trois personnages (il y a aussi les lettres de Lola envoyées de VilleÉvrard !). Tu me demandes à quel moment j’ai connu Arlette. Arrivée à dix-huit ans à Paris, j’ai fait un BTS Édition du Livre avant de traîner, fantomale, dans les couloirs de 47

Censier. Je faisais quelques missions à la librairie des PUF, place de la Sorbonne, pour gagner trois francs six sous. J’avais fait part à Gérard Da Silva, je me souviens de son nom, pas de sa fonction, du fait que j’écrivais des poèmes. Il en avait lu quelques-uns et m’avait encouragée à les envoyer à la revue Digraphe. J’eus la chance d’un retour. Cela avait mis de nombreux mois avant une publication (numéro de l’hiver 1998-99). J’en arrive au lien établi avec Arlette puisqu’il s’agit de la même période et du même lieu d’ouverture, en réalité. J’avais fait la connaissance de Luce Colomb, avec qui j’avais noué une vraie amitié. Elle s’occupait du rayon théâtre et poésie, Moyen Âge, à la librairie. Elle me fit part des Dîners Grabinoulor auxquels il lui arrivait de participer, et donc de l’existence d’Arlette Albert-Birot qu’elle côtoyait. Elle me convia à lui écrire à son domicile, ce que je fis en lui transmettant quelques vers. Je n’eus pas de réponse pendant un an. Un soir, je me rendis à une lecture collective de Grabinoulor à la librairie Équipages, rue de Bagnolet, dans le XXe arrondissement de Paris. Assez intimidée, je m’avançai vers Arlette et finis par prononcer : « Bonsoir madame, je suis Laurine Rousselet. » Elle me lança : « Ah, c’est vous ! Mais vous êtes si jeune ! Vos poèmes sont au-dessus de la pile ! L’année prochaine, vous montez sur le podium du Marché de la Poésie ! » Je m’étais dit en moi-même : Quelle pile ? Quel podium ? Elle me commanda quelques mois après un poème sur la Méditerranée, poème publié deux ans plus tard dans le recueil Mémoire de sel et que je lui dédiai. Je crois savoir qui est René Thomas-Coële, proche collaborateur de Louis Jouvet entre 1938 et 1951. Il a connu, entre autres, Gaston Baty, Georges et Ludmilla Pitoëff, Jacques Copeau. Je connais la lettre d’Artaud « À René Thomas » en date du 2 avril 1936, écrite de Mexico, dans laquelle cette phrase me fait toujours sourire : « Ça a donc l’air de gazer » ! J’aime tes anecdotes, lire les noms de Robert Maguire, Paul de Roux qui creusent en moi un chemin. Je marche sur 48

tes propres traces en quelque sorte. L’attention que tu portes à me répondre est une générosité qui engage aussi la fragilité de l’oubli, et cela m’émeut considérablement. Des signes pour échanger ce que « rejoindre Artaud » nous signifie. Hier soir, dans le numéro 63-64 de décembre 1959 de la revue La Tour de Feu, je découvre la reproduction du masque mortuaire d’Antonin Artaud (photo Pierre Chaleix) qui appartenait à Jean Paulhan. Il paraîtrait que Paule Thévenin en possédait un. L’aurais-tu vu ? L’autre jour, par téléphone, tu me dis avoir pensé réunir des documents en vue d’aller chez l’imprimeur-éditeur Caractères. C’était au début des années 50. Qu’avais-tu donc entre les mains ? Je t’embrasse tendrement, Laurine

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Mauregny, le 3 mars 2018 Comment rejoindre Artaud, ma Laurine ? J’aurais presque pu le croiser à Rodez. Je l’imagine, canne à la main et l’air furieux, en train de remonter le boulevard le long du grand jardin public. Je ne sais plus si l’hôpital psychiatrique était encore vers le bas de ce jardin… Mais je ne suis venu au collège Sainte-Marie qu’en 1946. Trop tard pour avoir une chance de croiser Artaud. Et j’étais pensionnaire, avec peu d’occasions d’aller en ville. Là, je suis tombé malade et, l’année suivante, mes parents m’ont loué une chambre et trouvé une sorte de pension chez les demoiselles Cayron, où je prenais mes repas. La plus jeune de ces demoiselles, déjà à la retraite, était une personne cultivée. Sans doute me poussait-elle à écrire… En tout cas, je lui ai donné mon premier poème, qui avait pour titre « Création » et elle l’a montré au docteur Ferdière, qui l’a apprécié. Je ne me souviens que des deux premiers vers : J’ai ramassé des poignées d’étoiles, Je les ai jetées dans mon ciel… Ferdière devait venir dîner, mais la rencontre n’a pas eu lieu. Aurait-il parlé d’Artaud ? C’est probable car ce poète, dont je ne connaissais alors que le nom, m’intriguait. Impossible de trouver à l’époque un livre de lui, à Rodez. Autre rencontre manquée : vers 1999 ou 2000, à l’occasion d’une invitation à L’Isle-sur-la-Sorgue, un médecin, qui avait soigné Artaud à Rodez, m’a remis un manuscrit qui racontait sa relation et l’attention donnée à ce malade devenu de plus en plus célèbre. Ledit médecin souhaitait que je lui conseille un éditeur. J’ai commencé à lire et ce médecin est mort subitement. Sa veuve m’a réclamé le manuscrit avec une telle insistance désagréable que je le lui ai renvoyé. Sans doute est-ce aussi pourquoi j’ai oublié le nom 51

de ce médecin, dont je n’avais jamais entendu parler avant sa rencontre… Je n’ai pas le souvenir d’avoir vu un masque mortuaire d’Artaud chez Paule Thévenin, mais j’ai un doute… car j’ai un vague souvenir de ce masque et où l’aurais-je vu ? Comme je te l’ai dit, ma relation avec Paule a commencé quand j’ai publié Prevel et que je lui ai soumis le texte d’En compagnie d’Artaud, mais je lui avais une fois rendu visite vers 1950. J’avais alors fait le projet de publier la correspondance d’Artaud puisqu’on ne trouvait que difficilement ses livres. J’avais été voir les éditions Caractères qui avaient une imprimerie pour me faire une idée de devis, puis décidé d’aller demander à des amis d’Artaud s’ils avaient des lettres. Cela est bien naïf, mais je suis d’abord allé frapper à la porte d’Arthur Adamov, qui vivait dans un hôtel de la rue de Seine, et qui ne m’a pas mal reçu. Puis, un autre jour, je suis allé sonner chez Roger Blin, qui m’a longuement parlé d’Artaud puis recommandé d’aller voir un ami d’Artaud logé face au cimetière Montparnasse. J’ai oublié son nom, mais le verrai toujours allant vers sa bibliothèque et me sortant plusieurs carnets d’Artaud. C’est ensuite que j’ai rendu visite à Paule Thévenin, qui m’a également bien reçu et s’est gentiment moqué de mon projet en me parlant des relations difficiles avec les ayants droit, représentés par la sœur d’Artaud… Le premier volume des Œuvres complètes d’Artaud a paru, je crois, en 1954, et j’avais tenu à m’acheter un exemplaire de tête – ce que j’ai continué à faire par la suite. Voulant vérifier la date, je viens d’aller vers ma bibliothèque et constate que mon exemplaire a disparu… Plus que triste en pensant au passant voleur, je t’embrasse fort. Bernard

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Angoulême, le 5 mars 2018 Mon cher Bernard, J’ai sous les yeux l’article havanais d’Artaud dont le titre français est « La corrida et les sacrifices humains20 ». En voici le début : « Je me suis lié d’amitié, ici au Mexique, avec un jeune universitaire. C’est un homme aux yeux bleus, auquel un paradoxe supplémentaire ne fait pas peur. Je vois en lui un indianiste fervent et, plus que ses paradoxes, c’est son indianisme que je recherche. Et mon ami a beau être créole, il possède, outre son éblouissante cervelle d’Européen, une véritable mystique indienne. » Cette idée du faux auteur me ravit, laquelle n’est pas nouvelle bien sûr. Je pense à ce passage dans Le rite du Peyotl chez les Tarahumaras écrit en 1943, à Rodez. Artaud explique la manière dont un vieux chef indien lui « ouvrit la conscience d’un coup de glaive entre la rate et le cœur ». Dans ce même extrait, il écrit entre guillemets : « “Te recoudre dans l’entité sans Dieu qui t’assimile et te produit comme si tu te produisais toi-même, et comme toi-même dans le Néant et contre Lui, à toute heure, tu te produis.” » Puis il enchaîne : « Ce sont là les paroles mêmes du chef indien et je ne fais que les reproduire, non telles qu’il me les a dites, mais telles que je les ai reconstruites sous les illuminations fantastiques du Ciguri. » Il y a, dans ce texte, l’appétit du Théâtre de la Cruauté de 1933, les convictions du Théâtre alchimique de 1932. Je viens de terminer la relecture de 20 Voir en annexe l’ensemble des textes traduits.

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l’article « Le rite des rois de l’Atlantide » paru le 9 novembre 1936 (El National, México), date à laquelle Artaud avait déjà quitté le Mexique. Il narre « le jour de la fête de l’Indépendance du Mexique » à Norogachic, dans la Sierra Madre, et s’emploie à décrire le rite des rois de l’Atlantide par Platon dans Critias. Comment ranimer l’esprit de Poséidon, leur ancêtre divin, incarné dans un taureau ? D’abord par son égorgement. Pour Artaud, les Tarahumaras sont « les descendants directs des Atlantes ». Mon attention s’est portée sur cette phrase : « Les matachines ne sont pas un rite sacré mais une danse populaire, profane, qui fut apportée au Mexique par les Espagnols ; cependant les Tarahumaras lui ont donné une forme indienne, ils l’ont marquée de leur esprit. » L’article « La corrida et les sacrifices humains » s’achève ainsi : « Mon jeune ami mexicain en termine : entre la barbarie vaine des courses de taureaux des Espagnols et la haute magie raffinée des sacrifices humains des Aztèques, laquelle révèle-t-elle un plus haut degré de civilisation, laquelle se solde-t-elle en fin de compte par le bénéfice d’un acte utile ? Pourriez-vous me le dire ? » Maintenant, je pense à la note 6 de Paule Thévenin, à la page 405 du tome VIII, Gallimard, 1973, que j’indique cidessous par le symbole∆. Celle-ci se rapporte à quelques mots d’Artaud, cités ci-après, qui font partie de ses propres notes prises, entre 1933 et 1937, au fil de ses lectures, s’informant sur les cultures orientales et grecques. Antonin Artaud écrit à la page 135 : « Knepf Wödh Thor New-heyl = nouveau salut ou nouvelle santé

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Thor (ville de Tyr) Taureau – terreur∆ » « ∆Cf. Fabre d’Olivet, op. cit. (tome I, p. 198 et 199) : Le mot thor, qui signifiait proprement un taureau, était l’emblème de la force. C’est du nom de Thor, le Dieu de la guerre, que sont venus les mots terreur et terrible. » Les petites notes de Paule Thévenin ou l’art de ne pas déserter. Tels de petits instants enfouis, rattrapés, passionnément – fidélité absolue à l’auteur ou à son envahissement en elle. Ivresse, puissance ou complicité prodige qui secoue. Le rite des rois de l’Atlantide figure dans le tome IX, Gallimard, 1971. Je ne sais pas pourquoi le temps s’empresse toujours en moi pour hisser le mot dissémination qui se confond avec l’unité. Rassembler quoi ? L’image d’un commencement ? Je crois que j’ai découvert ces articles havanais en m’intéressant aux « restes », à ces petites notes que l’on n’apprécie que trop rarement. Il fallait prendre le risque de s’y intéresser, de sentir combien elles frappaient, comme si reconstituer un « ensemble » était un aboutissement. Les articles havanais sont en cours d’acheminement vers toi. Je te les ai postés. Résultat de 8 000 kilomètres justifiés. Ah ! Comme je te l’ai écrit dans ma lettre du 28 février, le dessin Le Totem est daté « vers avril 1946 ». Tu étais donc à Rodez en 1946, lorsque Antonin Artaud en partait. Le croisement. Le temps se fait matière, du vide s’en dégage. À mes yeux, rien ne manque jamais au trouble qui s’accomplit dans la rêverie. Temps, dates, brèches, oubli, ancrage… Je pense à ta dédicace : « à Laurine, ARTAUD ET PAULE, en pensant à la métaphore que produit l’énergie de l’amitié, celle qui change la vie… » Et dans son échappée, « Artaud le Mômo à La Havane » s’en libère… À Angoulême, j’ai un ami comédien qui s’appelle Daniel Crumb. Il y a peu, il me relate une anecdote au sujet du 55

docteur Ferdière. Un beau jour, Daniel est pris comme auto-stoppeur à la sortie de Bordeaux par un homme qui lui dit avoir eu la direction d’une clinique psychiatrique du côté de Bayonne, au moment où y exerçait Ferdière. Cet automobiliste lui raconte que Ferdière lui a assuré qu’Antonin Artaud l’appelait le « docteur Merdière ». Quelques années plus tard, lors du colloque international de Jarnac en 1987, autour de la revue La Tour de Feu, Daniel se trouve face à Ferdière qui fait une intervention sur ses rapports avec Artaud. À la fin du discours, il interpelle Ferdière pour lui demander si Artaud le dénommait effectivement « Merdière ». La question fait rire le psychiatre, « rire ou glousser » précise Daniel, toujours est-il que Ferdière lui confirme qu’il était bien « Merdière » pour Artaud ! La relation entre les deux hommes fut pour le moins contrastée, mémorable… J’ai retrouvé le petit carnet dans lequel j’avais inscrit au crayon de papier, dans la « salle Y », en 2011, quelques lignes d’un article21 sur Artaud paru dans un périodique mexicain. Artaud l’avait donc rapporté avec lui à Paris et glissé dans la fameuse « chemise verte ». Je traduis la dernière phrase : « J’ai vu avec une simple curiosité de critique son petit visage carré, ses yeux fauves, sincères, sa chevelure couleur cuivre, en bataille, et ses mains expressives, presque plus que celles de Nijinski, le danseur des Dieux. » Cette lettre est pleine d’écarts qui sont tous vrais. Je t’embrasse affectueusement, Laurine 21 Nelly Campobello, « Los mexicanos vistos por un europeo sincero », El Universal Grafico, mercredi 25 mars 1936. Les premières phrases sont : « Antonin Artaud extiende su vista por el paisaje mexicano, y me le interpongo de un modo intempestivo llevando en mis pies las danzas indias y en mi corazón el amor y respeto para el Centauro del Norte. Ví con mera curiosidad de crítica su pequeña cara cuadrada, sus ojos leonados, sinceros, su melena color cobre, despeinada, y sus manos expresivas, casi mejores que las de Nijinski, el danzarín de los Dioses. »

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Mauregny, le 5 mars au soir Bonsoir Laurine, Au fond, je ne veux pas encore relire tel ou tel texte d’Artaud sans savoir pourquoi. Je tourne donc autour de traces ou bien autour de ce que tu me donnes à lire. Le constat de la disparition du Tome 1 des Œuvres me fait mal parce qu’il est symboliquement le début du passage de l’Artaud vivant, représenté par les livres dont il a vu l’édition, au Artaud mort et de plus en plus célèbre, donc de moins en moins corps humain. L’intérêt du livre de Prevel est qu’on y est au jour le jour « en compagnie », dans le halo intime. J’aurais donc été le dépositaire du Totem. Si tu l’as sous les yeux, ce dessin montre un personnage de dos, une jambe pliée et relevée, un peu sanglante… Nous ignorons la date exacte, ce qui permettrait ou interdirait le rapprochement que je vais faire. J’ai pensé que ce personnage était Colette Thomas à cause d’un fait que m’a raconté Paule, laquelle n’avait pas une passion pour Colette, comme par rivalité amoureuse autour d’Artaud (le dire m’agace, mais j’ai bien eu cette impression). Bref, Paule me raconte qu’un jour Colette débarque chez elle, un pied blessé, et qu’elle l’héberge deux ou trois jours, le temps qu’elle aille mieux. Que s’était-il passé ? Colette trouvait qu’elle avait de trop grands pieds et les avait fait raccourcir par un chirurgien complaisant. Elle souffrait donc des suites de cette opération… J’ai eu des doutes mais lu peu après qu’un chirurgien avait raccourci les jambes d’une patiente qui se trouvait trop grande. Donc pourquoi pas les pieds de Colette ? Je n’ai jamais demandé confirmation de cette amputation, surtout pas à Henri Thomas, qui me semblait ne pouvoir qu’être blessé par pareille question. 57

Il faut que je me renseigne afin de savoir clairement pourquoi la réédition du Testament de la fille morte a été abandonnée, alors qu’elle semblait très avancée avec adjonction d’inédits. J’ai cru comprendre alors qu’un problème avec la famille de Colette avait tout suspendu, mais pour quelle raison ? En as-tu entendu parler ? Sans doute est-il temps que je relise la « Lettre à un ami » de Paule qui, si j’ose dire, consacre ma relation avec l’œuvre d’Artaud. Cette « lettre » figure dans le livre de Paule publié par Denis Roche dans sa collection, au Seuil, sous le titre : Antonin Artaud, ce Désespéré qui vous parle. Denis, qui habitait quasiment en face de Paule, fit chez lui une fête pour la parution de ce livre – parution qui, je le vérifie à l’instant, est datée « février 1993 ». C’est l’année de sa mort mais à quelle date ? Je cherche et ne trouve plus que sa perte… À contre perte, je t’embrasse, Toi la Vivante, en me demandant vers quoi nous oriente cette correspondance ? Je sais que la révélation y sera la publication des articles que tu as retrouvés à La Havane, mais que suis-je censé faire à leurs côtés ? Je n’ai aucune révélation à t’offrir et je sens au fond de moi un fond marqué par Rodez, mais qui s’est refermé sur lui-même, replié là-bas, au loin… Cette année 2018 n’estelle pas celle où l’œuvre d’Artaud tombe dans le domaine public ? Et celle, donc, où l’on devrait pouvoir publier les derniers volumes préparés par Paule – oui, et alors ? Bernard

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Angoulême, le 7 mars 2018 Mon cher Bernard, Tu dis ne pas vouloir relire « tel ou tel texte d’Artaud sans savoir pourquoi ». Tu gravites autour de « traces ». Pourtant, le contact avec Artaud est bien présent dans la mesure où tu as publié En compagnie d’Antonin Artaud de Jacques Prevel en 1974, et que la fameuse « Lettre à un ami » dans Antonin Artaud, ce Désespéré qui vous parle de Paule Thévenin t’a invité à écrire ton Artaud et Paule en 2003. Maintenant, c’est le mot « vibration » qui me vient, le dévoilement ne faisant jamais office de quelconque autorité. Il est vrai que l’envoi de tes lettres successives forme un espace que nous avons bien du mal à caractériser. Et je n’ai aucune certitude sur l’orientation de nos correspondances. Ce que je sais, c’est que j’ai trouvé ces articles dans ma solitude à laquelle je ne renonce jamais. Je reviens au dessin Le Totem. Je me réfère au catalogue Antonin Artaud de la BNF/Gallimard (2006). Dans la légende, il est écrit : « Signé en bas à droite, non daté [vers avril 1946] ». La colonne explicative comporte : « Intitulé Le Totem dans la liste dressée par Artaud pour l’exposition à la Galerie Pierre en juillet 1947, ce dessin pourrait dater des environs d’avril 1946 : le cahier de Rodez n° 90, écrit à cette époque, en contient une esquisse… » Jacques Prevel décrit le dessin définitif dans son journal22, au moment où Artaud, de retour à Paris, le lui montre, le 29 mai 1946 : « Puis un totem, visage retourné par la souffrance. L’une des jambes coupée et sanglante […] ». Concernant le pied blessé de Colette Thomas et ton interrogation sur sa possible représentation dans Le Totem, je lis dans Le Miroir voilé : Et autres écrits sur l’image de Gérard Mordillat : 22 Jacques Prevel, En compagnie d’Antonin Artaud, Flammarion, 1974, p. 14.

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« Paule Thévenin raconte l’épisode des doigts de pied de Colette Thomas : Colette Thomas se fait soigner d’un oignon et le médecin, un “charlatan”, lui propose de lui raccourcir les pieds en lui enlevant une phalange par orteil. Elle accepte et, après l’opération, se retrouve en convalescence chez Paule Thévenin. “Elle trônait sur le lit.” “Ses doigts de pied flottaient dans la baignoire.”/ Elle voulait faire un collier de ses phalanges et les offrir à Artaud. / Paule Thévenin l’en dissuade. » C’est dans ta lettre du 25 février que tu me parles pour la première fois du livre Le testament de la fille morte de René, pseudonyme de Colette Thomas. Vers 2012, on t’aurait donc demandé d’écrire une préface en vue d’une réédition. Les deux premières éditions datent de 1954 et de 1978. Sur la quatrième de couverture, Artaud a cette phrase au sujet de Colette Thomas : « Vous êtes une fleur unique que le monde ne veut pas laisser vivre. » Je ne sais pas pourquoi ce projet a été suspendu. Comment pourrais-tu te renseigner ? Auprès de qui ? On sait que Colette Thomas est morte en 2006, sa santé mentale s’étant nettement aggravée à la mort d’Artaud en 1948. Elle vivait chez son frère Renaud Gibert, sur la Côte d’Azur. Ah oui, te dire que Paule Thévenin est morte en septembre 1993, quelques mois seulement après la publication de son livre Antonin Artaud, ce Désespéré qui vous parle (février 1993). C’est vrai qu’incessamment sous peu l’œuvre d’Artaud tombera dans le domaine public. Et si on lâchait du ciel la photo de Michel Surya en milliers d’exemplaires ? Je t’embrasse bien fort, Laurine 60

Mauregny, le 9 mars 2018 L’ignorance et l’oubli, que faire avec, chère Laurine ? Tu connais la date de la mort de Colette Thomas, que j’avais oubliée. Tu connais ce livre de Gérard Mordillat, que je n’ai pas lu et où m’auraient surpris ces quelques lignes sur les pieds de Colette, un peu trop romanesques. Le récit de Paule était plus simple et direct, pas question de faire « un collier de phalanges » pour l’offrir à Antonin Artaud… Ce sont les éditions de Corlevour, qui éditent la revue NUNC, qui se proposaient de republier le livre de Colette signé René, et qui m’avaient demandé une préface. Je ne l’ai pas écrite dans l’attente d’une confirmation. Il se peut que ce projet remonte à 2005, donc à la fin de la vie de Colette Thomas, et que sa mort en ait modifié les conditions. L’éditeur m’avait envoyé un texte de quelqu’un que, jusque-là, je n’appréciais guère, et qui m’avait frappé par sa justesse. Je cherche son nom qui me fuit comme, désormais, beaucoup de noms propres. Cet homme et son épouse avaient écrit sur Artaud et, me semble-t-il, publié de lui quelques textes… Espérant en retrouver dans mon rayon Artaud, je viens d’aller y voir et j’ai aperçu là avec surprise un numéro de PLANETES, de 1971, et surtout un numéro de ALFIL revista cultural del IFAL de 1996 où j’aperçois un article d’Arlette Albert-Birot intitulé : « Pour ne pas en finir avec Antonin Artaud ». Une fois tournée la première page consacrée au sommaire, il y a, page de gauche, un encadré intitulé Paule Thévenin, où celle-ci vante l’attention et la gentillesse d’Antonin Artaud et raconte que, peu après leur rencontre, il vint un jour chez elle et lui offrit un bouquet dont elle détaille très précisément la composition ; page de droite un petit encadré intitulé Luis Cardoza y Aragón dont voici tout le texte : 61

« Artaud, abismado en la vida y no ante la muerte, brilla en sus paginas oscuras y cegadoras de intuiciones, mejor que en los mas perspicaces testimonios que conozco. Todo en él es contradiccion, alarido, precision. » L’éditorial de Jean-Claude Thoret, qui se développe entre, en haut à gauche, la reproduction de la carte XVI du tarot « La Maison Dieu » et, en bas à droite, le petit texte que je viens de te citer, insiste sur la rencontre d’Artaud et des Tarahumaras, car il était à la recherche « d’une culture autre où le mot, le geste, la musique détiennent encore un pouvoir unificateur tel qu’il fascine le poète qui aspire avec le hiéroglyphe d’un souffle à retrouver une idée du théâtre sacré ». Mais n’est-ce pas ce « souffle » qui a provoqué le dérangement mental d’Antonin Artaud après cet assez long voyage au Mexique prolongé par le voyage en Irlande ? J’hésite évidemment à poser cette question mais, sachant les effets du peyotl et d’une certaine expérience mystique de dépersonnalisation, pourquoi pas ? Arlette Albert-Birot souligne une « inapplication à la vie » dont témoigne ce texte d’Artaud : « Je me souviens, depuis l’âge de huit ans et même avant, m’être toujours demandé qui j’étais, ce que j’étais et pourquoi vivre… Je me demandais pourquoi être là et ce que c’était que d’être là – et en quoi la question se pose et pourquoi se poser la question, oui, pourquoi se poser la question d’être ou de n’être pas, lorsqu’on vit et qu’on est là… Je me demande ce qui est Moi, non pas moi au milieu de mon corps, mais en quoi peut consister, ce moi au milieu de mon corps… mais en quoi peut consister ce moi qui se sent ce qu’on 62

appelle être un être parce que j’ai un corps ? » Qui écrivant ne s’est pas posé ces questions ou leur équivalent ? Les dernières pages de cette revue citent quelques « poètes » contemporains parmi lesquels je viens d’avoir la surprise de me retrouver avec un extrait du Château de Cène et d’un poème. Un encadré sans nom d’auteur à gauche de la page 22 m’intrigue, qui déclare : « Artaud vit quelque chose au Mexique qui le transforme et dont il ne parlera jamais. Une contre-révélation, si intense et décisive qu’elle le blessera pour toujours. » Et me revoici me demandant si la « folie » n’est pas née de ce voyage, des expériences très violentes vécues durant ce voyage, car elle ne saurait faire de doute depuis la publication en novembre 2015 du gros volume Lettres 1937-1943 par Serge Malausséna, neveu d’Artaud, et son épouse Simone… Je pense affectueusement à Toi, Bernard

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Angoulême, 8-10 mars 2018 Cher Bernard, J’ai repris la « Lettre à un ami » de Paule Thévenin. J’ai été marquée par la confiance que Paule te portait et que tu lui as inspirée. Je me suis attachée à lire ses méthodes de lecture et de transcription des cahiers d’Artaud, et j’ai ressenti une étincelle lors de la phrase suivante, trouvée page 94 : « Le pire, ce sont ces lettres différentes qui peuvent présenter le même tracé : p et q, par exemple, ou p et f, ou encore n, u et l’s redoublée, ou même a et o. » Inévitablement, j’ai pensé à l’erreur de transcription : Gropos pour Grafos. La lecture des mots « scène primitive » m’a évidemment renvoyée à ton Artaud et Paule. Et puis, j’ai senti la mort approcher en prononçant ses lignes : « Est-elle venue, l’heure du bilan ? Avec le tome XXI qui vient de paraître, j’ai réussi à publier la totalité des Cahiers de Rodez. […] Ma terreur aujourd’hui est de n’avoir peut-être plus assez de temps devant moi. Vais-je échouer si près du but ? » Ont résonné alors les propos de Luis Cardoza y Aragón lus avant-hier, tels des baumes salutaires : « Une partie des originaux ont été perdus. […] Il gardait les originaux. […] Pour comprendre une telle situation, il suffirait de savoir quel a été le sort de ses manuscrits en France. Une bonne partie d’entre eux ont été sauvés, définitivement, grâce à la ténacité de ses amis. De Paule Thévenin, en particulier. Beaucoup de textes ont été perdus. 23 » J’ai avalé d’un trait En compagnie d’Antonin Artaud de Prevel qui écrivait : « Je comprends aujourd’hui ce qui m’a lié si profondément à Antonin Artaud et le culte que tout de 23 Luis Cardoza y Aragón, « Pourquoi le Mexique ? », Europe, novembredécembre 1984, p. 101.

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suite je lui ai voué. » Limpide son intense douleur d’exister. Désolation quant au sort de son recueil Poèmes mortels. Perte insurmontable pour lui de la mort d’Artaud. Et puis, j’ai aussi ressenti la terrible souffrance physique d’Antonin Artaud, ses discours délirants victorieux ; j’ai pu considérer la présence de ses vrais amis auprès de lui. Ta lettre du 9 mars commence par : « L’ignorance et l’oubli, que faire avec, chère Laurine ? » Je pourrais tracer en capitales sur un feuillet : ENCORE TROIS SIGNES. Je reviens un instant sur cette histoire de pieds blessés de Colette Thomas, en lisant Prevel à la page 63 : « Arrivée de Colette Thomas. Artaud a été réveillé quelques instants avant par l’homme de peine qui lui apporte son déjeuner. Colette a les deux pieds bandés et marche avec beaucoup de peine. Elle prétend qu’elle fera un collier avec les os de ses doigts de pied. // Artaud se lève, pousse des cris, fait des mouvements nerveux. Je veux partir avec Colette Thomas, mais il me dit de rester. Je la reconduis seulement jusqu’à l’autobus. // Je lui dis en chemin combien je trouve bizarre cette opération aux pieds. Je devine à ses explications qu’elle s’est elle-même fait une blessure. » Et puis, j’en arrive à ton « rayon Artaud ». Étonnement quant à l’article écrit par Arlette Albert-Birot intitulé « Pour ne pas en finir avec Antonin Artaud ». Surtout, mystère quant aux phrases de cet inconnu : « Artaud vit quelque chose au Mexique qui le transforme et dont il ne parlera jamais. Une contre-révélation, si intense et décisive qu’elle le blessera pour toujours. » Si je pense au mot « transformation » concernant Artaud au Mexique, je pense évidemment aux rites secrets de guérison, au peyotl, vécus chez les Tarahumaras. Sa note de mai 1947, au moment de la publication du Rite du Peyotl chez les Tarahumaras, me revient : « J’ai pris du peyotl au Mexique dans la montagne et j’en ai un paquet qui m’a fait deux ou trois jours chez les Tarahumaras, j’ai pensé alors à ce moment-là vivre les trois jours les plus heureux de mon existence. // J’avais cessé de 66

m’ennuyer, de chercher à ma vie une raison et j’avais cessé d’avoir à porter mon corps. // Je compris que j’inventais la vie, que c’était ma fonction et ma raison d’être et que je m’ennuyais quand je n’avais plus d’imagination et le peyotl m’en donnait. » Transformation dont il parle ! Quant à sa désillusion s’agissant de la « Culture Rouge », il l’écrit durant son séjour à México. Nous savons bien qu’Artaud écrivait en permanence. J’ai retenu les propos de Luis Cardoza y Aragón : « La lucidité a été sa plus grande souffrance. Sa lucidité précède l’angoisse. Elle la provoque. Elle est son angoisse. Il vivait tellement dans le monde que la réalité l’étouffait. On commence à peine à le connaître. Il a inventé l’écriture dont il avait besoin pour discerner ce qui le hantait. Une écriture incandescente et discontinue d’homme lynché par la parole. » Alors ? D’où vient cette phrase : « Artaud vit quelque chose au Mexique qui le transforme et dont il ne parlera jamais » ? Où conduit-elle ? Je comprends ton interrogation au sujet de la naissance de la « folie » d’Artaud liée à l’année 1936. En rapport, ce matin, dans En compagnie d’Antonin Artaud, j’ai gardé : « Ivry, 15 septembre 1947 M. Jacques Prevel cher ami c’est en 1915 que j’ai éprouvé pour la 1re fois le MANQUE de l’opium. Et alors 67

je n’en avais jamais pris. Mais un trou de vide sans nom s’est établi dans l’arrière de mon cerveau, vide que rien n’a pu combler – et il m’a fallu chercher cinq ans : de 1915 à 1920 la panacée capable de remplir, d’épaissir et de doper enfin tout mon moi. Cette panacée comparable pour les autres au pain ou à l’eau, il m’a fallu cinq ans pour la trouver et ce n’est qu’en 1920 que par un hasard étrange un docteur m’a donné du laudanum 40 gouttes chaque matin. » Tu parles du souffle. Le sujet est vaste. L’importance de la question du souffle apparaît fort dans Un athlétisme affectif de 1932. Mais, ce matin, toujours dans les notes de Prevel (qui s’étalent du 1er mai 1946 au 13 décembre 1947), combien de fois ai-je lu le mot souffle ! Je te donne un exemple : « 14 juin. // Je le rencontre au Flore. Il trouve que j’ai maigri depuis hier. Il me raconte comment, à l’aide de cet éternuement spécial qui projette le souffle, il a fait tomber un pavillon à l’asile de Caissiol […] ». Artaud a souffert de « troubles nerveux et mentaux » dès son enfance. Avant d’être trentenaire et de vivre ses premières cures de désintoxication, il a connu, bien plus 68

jeune, des cures dans des maisons de repos pour soigner des « troubles psychiques et syphilitiques ». Il est vrai que j’ai lu x fois que l’ensemble de son œuvre s’apparente à une bataille schizoïde contre la réalité. Pleinement d’accord avec toi, « l’inapplication à la vie » dont témoigne le passage cité d’Artaud n’est pas inconnue des questions ordinaires, si j’ose dire, de l’écrivant (la question du moi, la question du désir de voir, etc.). Tout à l’heure, j’étais inquiète. Je ne le suis plus. Je pense aussi au travail de Raymonde Carasco, à ses films tournés chez les Tarahumaras. Elle était partie sur les traces d’Antonin Artaud à Norogachic au Mexique, et avait réalisé de nombreux films chez les Tarahumaras à partir de 1977, cela sur presque deux décennies. Elle est décédée il y a neuf ans. Plusieurs de ses films sont d’ailleurs projetés en ce moment au Museo Tamayo pour l’exposition « Artaud 1936 ». Affectueusement, Laurine

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Mauregny, le 11 mars 2018 Ta dernière lettre, datée du 8-10 mars, me passionne et m’accable, ma Laurine. Me passionne parce que Artaud, sa présence, y frémit, et m’accable parce qu’elle me prouve – notamment avec ta citation de Prevel à propos des pieds de Colette Thomas – que je suis dans l’oubli et non dans la présence. J’ai bien sûr privilégié le souvenir des mots de Paule Thévenin parce qu’ils ont le vif de la rencontre, mais le livre de Prevel, lui aussi, fut une rencontre… plus mentale sans doute, mais qu’est la présence d’Artaud dans ma vie ? J’ai repoussé sa folie que, sans doute, je ne voulais pas partager au profit de ce qui la borde, et tenté de demeurer sur ce bord ; pourquoi ? Pour ne pas attraper sa maladie probablement. Peut-on attraper la folie ? Un ami très proche a voulu me faire partager la sienne. Il m’a téléphoné un jour de Sainte-Anne pour me dire qu’il allait m’initier. Il s’est suicidé peu après et m’a laissé dans une attente qui surgit de temps en temps et que j’évite d’interroger. Je n’avais pas jusqu’ici rapproché tout cela d’Artaud. Et pourquoi le faire ? C’est que je sens tout à coup que lire Artaud ou voyager autour de sa biographie ne suffisent pas, car sa fréquentation exige plus – exige quoi ? Je n’ose dire de partager ce qui n’a cessé de déranger sa vie. On croit trop souvent que la drogue pourrait introduire à ce partage, sauf qu’Artaud ne se droguait pas pour s’échapper mais, tout au contraire, pour se soigner. La drogue violentait son mal et le soignait. Ici, je sens bien que je tourne autour d’un état ou d’une situation qui m’échappe. Il ne s’agit pas de faire l’expérience d’un dérangement, mais de quelque chose de plus profondément vital. Cette chose n’est pas la folie, c’est la chose qui est au-delà et qui, étant atteinte, vous libère soudain de toutes les préoccupations et soucis ordinaires. Un 71

état de grâce, non pas celui qui s’obtient à force de méditation, mais à force de cris silencieux. Et comment articuler un cri silencieux ? Il faut d’abord mesurer la contradiction qui est à l’œuvre entre ces deux mots puis, l’ayant située, la faire agir lentement jusqu’à la perception d’un état extrême qui, brusquement, vous saisira ou bien échouera. Là, il faut soit que je me taise et vive ce que j’essaie de fonder, soit que je passe à autre chose cependant que monte en moi l’image d’Artaud mort au pied de son lit, un matin, à Ivry. Un matin qui était le lendemain de sa visite à Paule Thévenin pour lui remettre, sur papier timbré, la charge de s’occuper de ses papiers et du contenu de sa chambre – papier qu’il a oublié de signer… Sans doute est-il normal que cette image surgisse après ma tentative de susciter un état qui ne saurait surgir ici pendant l’écriture d’une lettre dont le principal souci est de te répondre et de prolonger, ce faisant, une tentative de nous rencontrer dans la pensée d’Artaud. Dans quel but cette rencontre ? Au départ, il s’agissait d’accompagner la révélation des articles d’Artaud retrouvés par Toi à Cuba et d’échanger à cette occasion. Mais je sens, qui perce lentement, quelque chose de plus grave – quelque chose comme la nécessité d’un engagement plus radical dont le sens est en attente. S’agit-il d’aller plus loin dans la lecture d’Artaud ? C’est possible et peut-être à partir de ce constat : « Artaud vit quelque chose au Mexique qui le transforme et dont il ne parlera jamais. » Cette transformation est-elle due au peyotl et à son effet supérieur à toutes les drogues par son effet « spirituel » ? C’est possible, mais comment aller plus loin ? Je me demande s’il existe le témoignage de quelqu’un qui aurait accompagné Artaud chez les Tarahumaras ? Et par ailleurs, je me sens ici de plus en plus démuni parce que je n’ai rien relu d’Artaud depuis le début de cette correspondance. Je t’embrasse fort, Bernard 72

Angoulême, le 12 mars 2018 Cher Bernard, Ta dernière lettre investit en moi une chaleur. Je vais tenter de la prolonger en traçant d’autres pas. Mes premières lignes expliquaient le comment de mon passage à la Biblioteca José Martí. Neuf ans ont passé. Savoir attendre. Et puisque le désir est source de mouvements et de volonté… Toi qui penses être « dans l’oubli et non dans la présence », n’as-tu pas écrit dans ton Livre de l’oubli cette si belle phrase : « Nous n’avons qu’une vie, et c’est une vie à la suite… » ? La folie ne s’attrape pas. Ni même « ce qui la borde ». Mais écrire est se vouer à la pénétration. Pas de gageure dans son principe et son besoin d’achèvement. Graviter autour de l’état de sidération. Résister, saccager, transmuer. Ton œuvre entière ne s’est-elle pas affrontée à la lisière de l’oubli, dans un va-et-vient permanent avec le visible, l’invisible ? Je le crois. Voilà pourquoi elle t’a tant offert. Qu’est-ce qui change avec Artaud ou face à Artaud ? J’ai envie d’inscrire que personne, en le lisant, ne peut garantir la conscience de soi. Ce qui m’a frappé en lisant En compagnie d’Antonin Artaud est la certitude avec laquelle Artaud se sait mort, ses souffrances physiques étant abominables. Prevel écrit : « […] Enfin nous partons. Il me demande de lui procurer du laudanum pour la fin de la semaine. − Il me faudrait 15 grammes par jour, et comme à luimême : Ce n’est pas 15

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grammes qu’il me faudrait, mais un litre. Je lui dis : − Cela pourrait vous faire du mal. − On ne peut pas faire de mal à un mort car, monsieur Prevel, je suis mort depuis longtemps. Je me survis. Je suis mort.24 » Sans doute te souviens-tu qu’Antonin Artaud est « l’homme qui a été crucifié sur le Golgotha ». L’image du Golgotha est présente de nombreuses fois dans Histoire vécue d’Artaud-Mômo et dans les autres écrits des dernières années. Le Golgotha, c’est véritablement l’image du suicidé de la société. Dans le journal de Prevel, il y a également ces mots qui précisent la mort d’un homme persécuté par les hommes : « Quand on meurt, il n’y a rien de changé. On voit tout comme avant, mais on est au-delà. On ne coïncide plus avec son corps, et cela vous est parfaitement égal. […] Il [Artaud] me dit en marchant : Autrefois, j’ai été crucifié. Dans cette vie, j’ai été emprisonné dans un asile. Vous ne trouvez pas que je doive me venger terriblement ? » Artaud a crié un nombre incalculable de fois que sa vie lui avait été annulée. Trois ans avant sa mort, à Rodez, il écrit : « J’ai été assassiné en 1915 à Marseille, cours Devilliers, devant l’église des Réformés, d’un coup de couteau dans le dos, dont mon dos porte la cicatrice. Je 24 Jacques Prevel, En compagnie d’Antonin Artaud, op. cit., p. 77-78.

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suis tombé mort et me suis relevé tout de suite, mais pas le même, parce que dans cette mort mon âme a été changée et que j’ai été obligé depuis ce temps d’en fabriquer une autre. La dernière a péri ici sous un électrochoc en mai 1943.25 » C’est le début et le déroulé de l’histoire de sa mort. Mort renouvelée à laquelle on l’assujettit. Lorsque nous lisons Artaud, nous le croyons. Prenons les premières lignes d’Aliénation et magie noire. Avec lui ou pour lui, nous sommes prêts à admettre : « Les asiles d’aliénés sont des réceptacles de magie noire, conscients et prémédités, et ce n’est pas seulement que les médecins favorisent la magie par leurs thérapeutiques intempestives et hybrides, c’est qu’ils en font. S’il n’y avait pas eu de médecins il n’y aurait jamais eu de malades, pas de squelettes de morts malades à charcuter et dépiauter, car c’est par les médecins, et non par les malades que la société a commencé. Ceux qui vivent, vivent des morts. Et il faut aussi que la mort vive ; et il n’y a rien comme un asile d’aliénés pour couver doucement la mort, et tenir en couveuse des morts. » Je rejoins Paule Thévenin qui témoignait au sujet des Cahiers de Rodez :

25 Antonin Artaud, Lettre à Henri Parisot, OC IX, Gallimard, 1971, p. 232.

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« […] Il avait rapporté avec lui ceux qu’il avait écrits à Rodez. Mais il était pressé par le temps. L’aurait-il eu qu’il aurait peut-être fait ce qu’il a fait pour Van Gogh le suicidé de la société, ou pour trois ou quatre grands poèmes, il aurait, à partir des éléments fournis par ces cahiers, préparé un tout autre texte pour la publication. Mais ces cahiers marquent l’urgence qu’il ressentait d’exprimer ce que son épreuve de la traversée asilaire lui avait appris. Traversée de la langue, de l’aliénation, de la religion, de la métaphysique, autant d’expériences qu’il avait besoin de formuler. Et c’est d’écrire quotidiennement qui lui a donné cette extraordinaire maîtrise, et ce formidable éclatement verbal qui s’est produit lorsqu’il est sorti de Rodez. Les problèmes qui étaient au centre de ses tout premiers écrits, dans la Correspondance avec Jacques Rivière : la pensée qui se dérobait, les mots qui lui étaient volés, sa langue qui fourchait, après cet énorme travail des cahiers de Rodez, de février 1945 à mai 1946, ces problèmes ne se posent plus. Il est en pleine possession de sa langue et de sa pensée.26 » Pour terminer cette lettre, je poursuis, en reprenant les mots de Prevel : « Mardi 16 juillet [1946]. Je trouve Artaud au relais de l’Odéon. Je lui présente Moalla qui m’accompagne. 26 Paule Thévenin, « Une œuvre en expansion », Magazine littéraire, avril 1984, p. 34.

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– J’ai vu Jean-Louis Barrault aujourd’hui, me dit Artaud, connaissez-vous JeanLouis Barrault ? Il m’a dit : “Avec ce que vous avez subi dans les asiles d’aliénés, vous devriez faire une pièce.” Je lui ai dit : “Mais, mon cher, je n’en suis plus là.” Et savez-vous ce qu’il me répond ? “Moi, j’en suis toujours au théâtre.” » Oui, ne plus en être au théâtre. En 1946, cela fait une éternité que la scène pour Artaud n’est plus celle d’un théâtre. On se demande avec quel courage, avec quelle espérance ou passion, avec quelle force d’âme ou fermeté a-t-il pu supporter autant de souffrances. Nous avons beau savoir que sa logique est celle de la transformation, de la métamorphose et par-delà, nous demeurons dans un tel état de stupeur. Corps de misère ? Corps de gloire ? Artaud est la figure du Phénix, emporté par un cancer du rectum à l’âge de cinquante-deux ans. Des milliers d’essais, toutes spécialités confondues, sont à notre disposition pour éclairer la compréhension (l’insoluble ne s’explore-t-il pas ?). Je songe à cet instant que je n’ai qu’une idée en tête, celle de rester dans ma soif de lecture de l’œuvre artaudienne. Je reviens à ta dernière question posée dans ta lettre du 11 mars. Oui, Antonin Artaud avait un guide dans la Sierra Madre. Ce dernier aurait assuré qu’Artaud avait parcouru 250 kilomètres à pied de Chihuahua au village de Norogachic, d’où il l’avait emmené à cheval dans les montagnes… Je vais tout de suite relire un texte de José Lezama Lima intitulé Artaud et le Peyotl (1957). Je t’embrasse fort, Laurine

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Mauregny, le 17 mars 2018 Le guide qui aurait accompagné Artaud, j’ai des doutes s’il n’a pas laissé un témoignage précis car les témoignages se fabriquent… J’hésite à me lancer dans la relecture d’Artaud : que choisir ? Je n’ai pas lu sérieusement les Cahiers de Rodez et ceux d’Ivry, qui occupent une bonne partie des Œuvres complètes : tout cela, à tort ou à raison, représente pour moi une épreuve que je n’ai jamais osé affronter carrément. Je suis pourtant persuadé que ces pages témoignent de ce qu’a de plus unique l’expérience d’Artaud parce que, là, se mêlent la parole, l’écriture et la vie au point de garder l’empreinte vive de l’homme. Je le dis pour l’avoir éprouvé et avoir éprouvé aussi un tel vertige dans ce contact que j’ai senti la proximité d’une rencontre radicale… J’ai longuement hésité avant d’avancer ce dernier adjectif qui annonce, sans vraiment la dire, une chose bouleversante que le livre abrite et dont à la fois il nous menace et nous protège selon la manière de l’ouvrir… Ici, je pense, mais c’est encore une manière de retarder l’épreuve, à la restitution du texte par Paule selon une composition et une mise en page habituelle et normalisante, et à la restitution par Évelyne Grossman, qui tente de reproduire les pages dans le désordre de leur écriture. Mais en va-t-il bien ainsi ? Je me souviens tout à coup que, l’autre jour, en cherchant des documents sur Artaud à côté de ses livres, j’ai entrevu un petit volume encore emballé dans son plastique transparent. Je vais – ici – à sa recherche et découvre qu’il s’agit d’un CAHIER daté Ivry, janvier 1948, édition établie et préfacée par Évelyne Grossman qui, d’une part restitue le texte de ce cahier d’après sa lecture et, d’autre part, est accompagné du fac-similé de ce même cahier qui, donc, reproduit très fidèlement et page à page l’écriture d’Artaud ponctuée parfois de dessins… 79

Évidemment, je suis surpris de n’avoir jamais ouvert ce document, sans doute parce que je l’ai confondu avec un autre, qui lui ressemble, et que j’ai offert il y a déjà des années en me promettant de le racheter… ce que je n’ai pas fait en le confondant sans doute avec celui-ci. Maintenant, imagine ma surprise en découvrant, à la suite du petit volume imprimé et parfaitement Gallimard, un cahier d’écolier dont toutes les pages, au recto comme au verso, sont entièrement occupées par la plume ou le crayon de Artaud, tantôt mine noire tantôt encre bleue. Ce n’est qu’une reproduction mais l’effet de présence est très vif, très impressionnant. Le déchiffrement, d’abord difficile, progresse très vite et, en cas de doute, je peux toujours me référer au volume imprimé, qui donne le texte dans l’ordre successif des pages, sans les dessins. C’est l’occasion de vérifier « l’effet » Grossman dès la première page : « Il se décontracte et cesse de poursuivre un objet arrêté, il abdique, abandonne l’idée de son corps mais en fixe plus fortement un point avec un membre ou un doigt (ferme) le mot « ferme » est rayé On se désintéresse du monde de la vie » Je m’attendais à une transcription ligne à ligne, mais ce n’est pas le cas. Voici ce que donnerait le ligne à ligne : il se décontracte et cesse de poursuivre un objet arrêté il abdique abandonne l’idée de son corps 80

mais en fixe plus fortement un point J’arrête là et me dis que cette page, transcrite par Paule, aurait pris cette forme : Il se décontracte et cesse de poursuivre un objet arrêté. Il abdique, abandonne l’idée de son corps, mais en fixe plus fortement un point avec un membre ou un doigt. On se désintéresse du monde, de la vie. L’effet est bien sûr différent et serait sans doute plus vif si on avait devant soi l’ensemble du cahier. C’est un peu comme parler des Tarahumaras et aller chez les Tarahumaras… Mais sur quoi déboucherait cette confrontation matérielle du texte ? Bonne fin de semaine, je t’embrasse fort. Bernard

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Angoulême, le 19 mars 2018 Mon cher Bernard, Tu as raison : les témoignages se fabriquent. Mais permets-moi de te rapporter quelques mots d’un court texte 27 écrit par Jean-Marie Gustave Le Clézio que j’ai lu dans un numéro de la revue Europe de 1984. Lors d’un voyage au Mexique, il avait rencontré « un jeune garçon » qui lui avait juré avoir connu « un témoin du passage d’Artaud dans la Sierra Tarahumara », « un vieux prêtre jésuite d’origine française qui aurait été à Norogachic en ce tempslà ». Le Clézio fait aussi référence à « la révélation » faite par Christian Baugey, donnée la première fois dans la revue Ailleurs, en décembre 1964. Ce dernier relate un voyage au Mexique durant lequel il aurait rencontré un instituteur du nom de Felipe Armendariz, « en poste chez les Tarahumaras en 1936 », évoquant l’échec de la campagne d’alphabétisation alors entreprise par le gouvernement auprès des Indiens. Felipe Armendariz aurait dit : « Le seul qui ait réussi auprès d’eux, mais qui n’était ni missionnaire ni instituteur, c’est un poète français qui vivait avec eux. […] C’était un homme maigre, au regard étrange, très fixe. Les Indiens avaient pour lui une grande vénération et le promenaient à travers la montagne en chaise à porteurs. J’ai parfois assisté à des veillées au cours desquelles il leur récitait des poèmes en français. Ils ne comprenaient rien mais l’écoutaient, subjugués, car ses dons d’acteur, sa mimique étaient extraordinaires. On aurait dit qu’il criait ses textes, qu’il les miaulait aussi.28 » 27 Ce texte fait suite à son article « Antonin Artaud, Le Rêve mexicain », Europe, op. cit., p. 110-118. 28 Ibid., p. 119.

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Parmi les courts extraits des films de Raymonde Carrasco trouvables sur Internet, j’apprécie particulièrement celui qui s’intitule Ciguri, Tarahumaras 96 qui montre le chant Tarahumara de la râpe. N’écris-tu pas dans ton Artaud et Paule : « Artaud le Mômo qui râpe à mort le rhume où s’enroue l’être » ? Je pense aux glossolalies des derniers textes d’Artaud. Dans ceux-là, la chair phonique des mots propose un équarrissage de la langue, soit de la râpe des mots. J’ai toujours gardé en mémoire les paroles de Julia Kristeva à propos d’Antonin Artaud : « Il arrive à retrouver ses archaïsmes traumatiques par une sorte de régression si on veut, mais la conscience est là. Car la conscience va être cette sonde qui va essayer de se brancher sur le traumatique, sur cette chôra. Autrement dit, la conscience n’est pas abolie, la conscience est en parallèle avec cet état inconscient douloureux, et la conscience va essayer de l’accompagner. Ceci demande une sorte d’épreuve extraordinaire de la subjectivité, ce qui me fait dire que, certes, il y a un rapport d’Artaud à la psychose, mais il ne faut surtout pas l’identifier à la folie asilaire. C’est quelqu’un qui a mené une expérience héroïque qui, tout en étant celle de la psychose, nous donne un témoignage, et donc il traverse. C’est un voyageur.29 » Tout se transforme. Dans ta dernière missive, tes mots s’enchaînent : « J’hésite », « que choisir ? », « une épreuve », « rencontre radicale », « menace ». Je sens que tu 29 Extrait sur YouTube de la conférence consacrée à Artaud “100 Years of Cruelty”, au Festival de Sydney en 1996. Interview de Julia Kristeva par Shan Benson, filmée par Cathy Vogan.

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avances vers une découverte, vers un invisible ou une réserve dont les sensations n’ont pas encore généré une mise au jour. Alors, j’aime que tu trouves ce CAHIER : Ivry, janvier 1948, jamais déballé, sur ton étagère. Le fac-similé t’offre « l’effet de présence […] très vif, très impressionnant ». Puis tu parles de « “l’effet” Grossman ». D’Antonin Artaud j’ai, entre les mains, le premier Cahier, du 2 au 6 février 1948, reproduit en fac-similé et édité dans son intégralité (Clichés Bibliothèque nationale de France). Dire que le Cahier édite seulement les pages manuscrites (il y a quelques pages vierges dans l’original). Ce Cahier fait partie du tirage de tête du numéro 2 de LICENCES 2002-2003. Serge Malausséna écrit dans la revue : « Actuellement, 406 cahiers sont à la Bibliothèque nationale de France. Artaud ne les a pas conçus dans le but d’être édités tels qu’ils nous ont été en partie révélés. En comparant les manuscrits et leur transcription dans les « œuvres complètes », nous entrons dans un monde où le génie d’Artaud est mutilé. […] La vision de ces documents est une nécessité absolue. C’est la raison pour laquelle nous éditons en fac-similé dans les exemplaires de luxe et de tête de la revue LICENCES l’un de ces cahiers qui propose ainsi aux lecteurs une forme de tête à tête avec l’auteur sans passer par l’obstacle dévalorisant d’un parti pris éditorial fautif, voire sectaire. Cet inédit présenté ici est le premier à être publié tel quel dans sa totalité. Ces manuscrits, qui ont été cachés durant 46 ans, avaient disparu de la chambre d’Antonin Artaud le matin de sa mort le 4 mars 1948. » 85

Voici la note de l’éditeur : « Nous avons retranscrit le poème dans son orthographe initiale. Nous n’avons remis aucun accent ni trait d’union là où ils faisaient défaut. Les accents circonflexes n’ont pas été apposés sur les subjonctifs imparfaits en pages V, IX et X, ainsi que les « t » à « donna » et « continua ». En pages IV et V, les verbes « molissait » et « ramolissait » sont conformes à l’écriture d’Artaud, qui ne redouble le « l » qu’à « ramollissement ». Son prénom et son nom ne sont précédés d’aucune majuscule. La disposition du texte adoptée est la sienne. La pagination est de notre initiative. Les deux couleurs reproduisent la mine de plomb et l’encre verte utilisées par l’écrivain. » Nous lisons partout que ces fameux cahiers, comprenant différents délires, offrent en perspective le processus de création d’Antonin Artaud. Sans savoir pourquoi, il me vient à l’esprit ces quelques lignes d’Artaud dans son texte « Ce que je suis venu faire au Mexique » paru dans El National le 5 juillet 1936 : « Jusqu’à maintenant j’ai été un artiste, cela veut dire que j’ai été un homme mené. Il n’est en effet pas douteux que du point de vue social les artistes sont des esclaves. Eh bien, je dis, moi, qu’il faut que cela change. Il fut un temps où l’artiste était un sage, c’est-à-dire un homme cultivé qui se doublait d’un thaumaturge, d’un mage, d’un thérapeute, et même d’un 86

gymnasiarque ; ce tout qu’on appelle dans le langage des foires l’“homme-orchestre” ou l’“homme Protée”. L’artiste réunissait en lui toutes les facultés et toutes les sciences. Puis vint l’époque de la spécialisation, celle aussi de la décadence.30 » A priori, il n’y a aucun rapport avec le début de ma lettre. Pourtant, les mots suivants s’avancent en bousculade : orienter, manœuvrer, limitation, dégradation, disgrâce, ruine… À la fin de ta lettre du 17 mars, tu écris : « Mais sur quoi déboucherait cette confrontation matérielle du texte ? » J’ai presque envie de te répondre : aussi sur un spectacle exposé à des considérations de toutes sortes… Je t’embrasse bien fort, Laurine

30 Antonin Artaud, « Ce que je suis venu faire au Mexique », OC VIII, op. cit., p. 257.

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Mauregny, samedi 24 mars 2018 Ces derniers jours, chère Laurine, impossible pour moi de me consacrer à Artaud, ou du moins à la lecture des Tarahumaras que je souhaitais refaire. Dans ta dernière lettre m’a profondément frappé –et choqué – ta citation de Serge Malausséna où déborde la haine envers Paule hévenin, bien qu’elle ne soit même pas citée. Ainsi annonce-t-il que le génie d’Artaud est « mutilé » dans les Œuvres complètes et parle-t-il de la « nécessité absolue » de voir les cahiers tels qu’en eux-mêmes « sans passer par l’obstacle dévalorisant d’un parti pris éditorial fautif, voire sectaire ». Je suis tenté d’ironiser sur ces deux derniers qualificatifs, mais à quoi bon ! Monsieur Malausséna aurait pu après tout stopper la publication des cahiers de son oncle dès les premiers volumes, pourquoi a-t-il attendu ? Sa mère, pourtant si hostile à Paule qu’elle avait suspendu de 1954 à 1961 la publication des Œuvres, plus précisément entre le Tome 1 et le Tome 2, avait fini par reconnaître la qualité éditoriale de Paule tout en la condamnant à l’anonymat. Le travail d’Évelyne Grossman est par contre approuvé. J’ai lu un entretien de cette dernière avec Esther Tellermann, dans la revue La Célibataire, n° 29 consacré à Artaud, et désiré te citer ces quelques lignes vers la fin à propos des Cahiers : « … Il faut aborder ces pages de la folie d’Artaud – comme il y a les textes de la folie de Nietzsche ou de Hölderlin – pour ressentir à quel point le hors-sens auquel il nous introduit, cette sortie de soi dont il est en même temps le témoin et l’acteur bouleversé, peuvent nous être tout à la fois profondément étrangers et d’une inquiétante familiarité. C’est ce paradoxe 89

que nous devons tenir quand nous lisons son œuvre et singulièrement ces textes fous et souvent éblouissants des Cahiers. Ce sont de similaires expériences archaïques qu’il nous faut mobiliser pour les lire et accéder à cet en-deçà ou cet au-delà du sens qui défait leur écriture et les réorganise… » Quelque chose d’essentiel est dit dans ces lignes qui expriment la contradiction bouleversante entre la folie et la perception d’un sens radical en-deçà ou au-delà de son énoncé… Difficile d’exprimer normalement ce qui défie en nous la normalité, puisqu’il faudrait le faire à la fois raisonnablement et follement, deux états qui ne coïncident pas et se succèdent brutalement, sans liaison. On pourrait bien sûr lire l’œuvre d’Artaud jusqu’au Théâtre de la Cruauté comme la partie poétiquement en-deçà de la folie et tout ce qui suit son internement comme l’au-delà du sens, mais pourquoi se protéger ? Ce qui me poursuit ici, c’est le sentiment invérifiable qu’Artaud a fait une expérience fondamentale et sans retour possible durant son séjour chez les Tarahumaras : une expérience qui fut à la fois comble du sens et délire du sens. Et que cette expérience extrême fut vécue comme normale dans ce contexte, puis devint « folie » avec le retour en Europe. Je ne sais si le peyotl facilita cette expérience ou si ce fut la participation à des cérémonies. C’est pourquoi il est désespérant de n’avoir aucun vrai témoin du séjour d’Artaud : ceux que l’on présente comme tels ne nous apprenant rien… Je me demande si les articles écrits au Mexique, dont ceux que tu as retrouvés à Cuba, nous soufflent quelque chose de cette affaire et il est urgent que je relise tous les textes à propos des Tarahumaras… En attendant, je t’embrasse. Bernard 90

Angoulême, le 27 mars 2018 Cher Bernard, Dans ta dernière lettre surgit ta volonté de relire l’ensemble des textes concernant les Tarahumaras et je m’en réjouis. Tu parles des conflits qui entourent l’œuvre entre Serge Malausséna et Paule Thévenin. Pour sa part, Évelyne Grossman est maintenant présentée comme l’auteure des Œuvres d’Antonin Artaud chez Gallimard. Mais oui, revenons aux textes d’Antonin Artaud. Dans un article havanais intitulé Les Indiens et la métaphysique, il est question du peyotl (ayote dans l’article en espagnol) qui fait partie de son rêve de la Terre rouge. Article publié dans la revue Grafos en décembre 1936. Luis Cardoza y Aragón affirme qu’Antonin Artaud est bien parti dans la Sierra Madre : « Pour moi, c’est un voyage réel. Je n’ai aucun doute là-dessus. Je me souviens très bien de son départ. J’étais effrayé de le voir partir aussi démuni. Il n’avait qu’un pantalon de flanelle et j’ai dû lui prêter des souliers. Mais il se passe ceci avec Artaud que le réel et l’imaginaire se confondent ; il n’y a pas de frontière délimitée et c’est ce qui admirable chez lui. Mais je le répète encore, Artaud est effectivement allé chez les Indiens Tarahumaras. 31 » Artaud serait parti avec une mission officielle d’anthropologie organisée par les Beaux-Arts. Il a effectué 31 Luis Cardoza y Aragón, entretien « Un témoin du voyage au Mexique d’Antonin Artaud », La Quinzaine Littéraire, n° 465, du 16 au 30 juin 1986, p. 16.

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son départ pour la Sierra Tarahumara à la fin du mois d’août 1936. Il y restera jusqu’aux premiers jours d’octobre. Le 7 octobre, il était à Chihuaha. Le 16 octobre paraît son texte La Montagne des signes dans le quotidien mexicain El National. Ce texte fut « très probablement », selon Paule Thévenin, écrit lors de sa mission dans la Sierra. Trois autres textes relatifs aux Tarahumaras furent publiés à la fin de l’année 1936, toujours dans El National : Le ays es ois mages (24 octobre), Le rite des rois de l’Atlantide (9 novembre), Une race-principe (17 novembre). Antonin Artaud embarque le 31 octobre sur le paquebot Mexique de La Vera Cruz, direction Saint-Nazaire. Le 3 novembre, il poste une carte postale pour sa sœur de La Havane. Dans la note de ma lettre du 25 février, j’ai déjà énuméré les textes qui composent Les Tarahumaras s’étalant sur presque douze années. Jean-Marie Gustave Le Clézio écrit : « Je persiste à croire (et je ne pense pas être en désaccord avec L. Cardoza y Aragón sur ce point) que, comme tous les autres textes majeurs d’Artaud, le récit de son voyage dans la Tarahumara est un récit onirique, une incantation dans laquelle se confondent ses souvenirs, sa perception presque divinatoire du monde indien, et ses lectures (Basauri ; mais aussi Lumholtz). Ramener cette incantation, cet appel, au néant d’une relation de voyage en y cherchant l’authenticité serait absurde et vain. La Montagne des signes existe, et même si elles nous parviennent de l’obscur refuge d’Ivry (qui est tout de même pour Artaud l’exil, loin de la lumière éblouissante du Mexique), la danse du dindon sauvage (Tutuguri, le rite noir) et l’extase du Ciguri résonnent avec toute la force d’une expérience menée 92

jusqu’aux limites du possible : le réel, l’imaginaire ne sont que deux modalités d’un même être, d’une même vie qui, pour ne pas cesser, doivent accomplir à la manière des Indiens ce rituel, cette offrande, ce sacrifice sanglant.32 » Au sujet de la durée : Le Rite du Peyotl chez les Tarahumaras a été écrit à la fin de l’année 1943 à Rodez, de la prise de drogue et du monde artificiel. Hier soir, j’ai ouvert un catalogue Henri Michaux. Deux courts chapitres intitulés « Suite des dessins mescaliniens 1958-1962 » et « Dessins de réagrégation 1966 et 1969 » m’ont particulièrement intéressée. Je te rapporte quelques mots d’une déclaration d’Henri Michaux datant de 1959 (préface au catalogue Henri Michaux, Galerie Daniel Cordier) : « Celui qui a vu visionnairement, qui a vu ainsi dans la passivité fascinatrice, ne peut plus oublier. Mescaline n’est toutefois pas indispensable. Sans elle, je puis, j’ai pu plusieurs fois voir visionnairement. Tout ce que le cerveau a connu, il peut le reproduire (il doit le pouvoir). Une ampoule d’inoffensive eau distillée si on l’appelle morphine devant le malade le fera dormir bientôt d’un sommeil profond. L’attention est mon placebo à moi, et la mémoire d’un certain retour que je connais, direction : enfoncement. Cet infini-là, c’est en effet s’enfoncer, s’enfoncer, de plus en plus s’enfoncer. Alors la vision revient. Ce monde-là est une autre conscience.33 » 32 Jean­Marie Gustave Le Clézio, « Le Rêve mexicain », Europe, op. cit., p. 119. 33 « Dessins de réagrégation 1966 et 1969 », Henri Michaux, Centre Georges Pompidou, 1978, p. 149.

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Michaux a aussi témoigné avec ce qui suit : « Après des années, sans prendre aucune substance hallucinogène, il reste un appel à la fragmentation. Les dessins que je commence, je les vois parfois se décomposer, se diviser, se diviser sans fin. Le nom de “dessins de désagrégation” leur fut donné. Malgré l’analogie, ils sont plutôt de réagrégation. Finie la chimie intervenant à contrecourant en processus brisants et annihilateurs dans la machine de l’esprit. Fini le voltage atroce. Le massacre péremptoire, ou délicieux ou terrible de l’ego et de ses unités constructives, c’est du passé.34 » J’aime autrement les lignes d’Olivier Loras, tirées du Cahier de L’Herne Henri Michaux, lesquelles rejoignent l’œuvre d’Artaud : « Du reste, on ne crée qu’avec ce que l’on possède : tel drogué dépourvu d’idées, de sens artistique, d’un métier artisanal, le sera davantage avec de la drogue. Il en est de même de la névrose ou de la folie : elle n’exhale un monde peuplé, riche mouvant en langage qu’autant qu’elle puise à l’existence d’un être qui possède quelque chose par nature et par expérience. Il n’est pas de pilules à faire de l’intelligence, de l’art, de la pensée, de l’imaginaire, en bref de la création. La drogue peut être simple cause favorisante, mais les plus beaux 34 Ibid., p. 150.

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textes d’Artaud n’ont pas été écrits sous l’action du peyotl.35 » Je reviens maintenant à ta phrase : « Quelque chose d’essentiel est dit dans ces lignes qui expriment la contradiction bouleversante entre la folie et la perception d’un sens radical en-deçà ou au-delà de son énoncé… ». Prenons, par exemple, ces lignes d’Artaud écrites dans La Montagne des signes (en 1936) : « J’ai vu dans la montagne un homme nu penché à une grande fenêtre. Sa tête n’était qu’un grand trou, une sorte de cavité circulaire où, tour à tour et suivant les heures, le soleil ou la lune apparaissait […] Je vis se répéter huit fois le même rocher qui dirigeait sur le sol deux ombres ; je vis deux fois la même tête d’animal porter dans sa gueule son effigie qu’il dévorait.36 » L’on connaît sa fameuse expression « un aliéné évident » pour se définir. Il l’a écrite dans Aliénation et magie noire (in Artaud Le Mômo) en 1946. Tous ces guillemets depuis le début de ma lettre. Tous ces guillemets nécessaires pour regarder et lire Artaud. Si incarné. Pour tenter de rencontrer son ordre. Son éblouissante traversée. Hier, j’ai appelé Serge Pey au sujet d’un voyage auquel avait participé Arlette Albert-Birot à México, en 1996, pour le centenaire de la naissance d’Antonin Artaud. C’est Serge qui avait conduit le groupe à travers la ville, Raymonde Carasco en faisait partie. Serge avait donné un « récital du peyotl ». Avant l’appel téléphonique, il m’envoya ce bref Short Message Service : « Oui, appelle-moi ! Je te dirai pour le 35 Olivier Loras, « L’auto-analyse critique et la psilocybine », Cahier de L’Herne Henri Michaux, L’Herne, 1966, p. 117. 36 Antonin Artaud, La Montagne des signes, OC IX, op. cit., p. 45-46.

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divin Artaud ! » Divin Artaud. Prophétique Artaud. Désespéré Artaud. Révolutionnaire Artaud… Artaud Le Mômo et sa poudrière de langue. Pour reprendre ton terme, je crois qu’il est impossible de « se protéger ». Nous ne le cherchons justement pas. D’Antonin Artaud, nous suivons intensément du regard ses lignes, avec le cœur et l’esprit, pour certains, ses traces jusque dans la Sierra Tarahumara… Pour sentir avec lui jusqu’à de l’autre côté du miroir… Je t’embrasse, Laurine

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Mauregny, le 29 mars 2018 Merci, Laurine, des divers documents qui accompagnent tes derniers messages. Quand Grossman écrit que, selon Artaud, « l’écrivain est celui que la langue torture », j’ai envie de crier qu’il est tout autant Celui que la langue fait jouir… J’ai relu Le Pèse-nerfs, titre que j’aime et qui me paraît très représentatif du premier Artaud, celui d’avant le voyage au Mexique – représentatif par les deux mots qui le composent et qui expriment la maîtrise de la nervosité ou – pourquoi pas ? – de la torture nerveuse. Il ne faut pas projeter le Artaud de la période asilaire (1937-1943) sur celui d’avant ni même sur celui d’après, même s’ils sont devenus inséparables. J’ai du mal à écrire qu’Artaud n’a pas le même corps avant, pendant et après, mais il n’y a qu’à regarder ses portraits photographiques pour le constater. Cependant, il est sous ces traits différents le même écrivain : le visage change mais conserve une ressemblance. Je ne connais pas d’analyse de ces diverses apparences que l’on retrouve dans l’écriture entre L’Ombilic des Limbes et, pour aller à l’extrême, Suppôts et Suppliciations… Je n’ai pas eu le temps de relire encore l’ensemble des textes concernant les Tarahumaras et le séjour d’Artaud dans « La montagne des signes » (titre du plus ancien de ces textes) mais me demande quelle est la différence entre ce qui fut écrit au Mexique ou dès le retour et ce qui le fut bien plus tard, à l’asile de Rodez à partir de 1943… Ici, me frappent évidemment les propos de Le Clézio que tu cites dans ta dernière lettre et qui assurent qu’on ne saurait ramener une « incantation » au « néant d’une relation de voyage », alors qu’il s’agit « d’une expérience menée jusqu’aux limites du possible ». Peut-on partager ce qui a lieu « aux limites » ? J’en doute parce que je ne suis pas sûr que 97

l’on puisse passer les limites et exprimer leur au-delà – on peut, me semble-t-il, exprimer le passage mais pas ce qui survient ensuite. C’est d’ailleurs ce qui me déçoit dans ma propre poésie quand il m’arrive de la relire : il n’y reste rien ou pas grand-chose de la limite franchie. D’où l’envie de dire que rien ne fut franchi, sauf qu’il reste l’empreinte de ce franchissement. Et le seuil demeure présent et sensible qui donne « de l’autre côté du miroir ». Bernard M’arrêter ici sur tes derniers mots est imprévu, mais cela m’est apparu comme juste, comme le seul arrêt provisoire possible ce soir devant ton évocation de La Montagne des signes, laquelle dans ce passage et tout du long est un dédoublement de la vision dans la réalité : « une perception divinatoire » !

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Angoulême, le 30 mars 2018 Cher Bernard, Ta dernière lettre du 29 mars m’inspire, je retiens aussi ton expression de « torture nerveuse ». Néanmoins, je reviens à ta lettre du 9 mars dans laquelle tu me dis avoir trouvé un article intitulé « Pour ne pas en finir avec Antonin Artaud 37 » d’Arlette. J’ai pu me procurer la version en français qui figure dans Poésie vivante, Hommage offert à Arlette Albert-Birot38. J’aime la simplicité avec laquelle elle oriente le sens : « Vous ne serez pas surpris si je vous dis qu’en même temps qu’il continue à faire peur, Artaud est un mythe, une référence, qu’il est souvent le porte-drapeau en même temps que l’étendard de la révolte, qu’il sert de caution à toutes sortes d’outrances vitupérantes, souvent naïves, parfois touchantes, exaspérantes aussi. Mais c’est la force du mythe d’appartenir à tous, sans dommage pour son essence inaliénable. » Figure-toi que tu apparais à travers ton Château de Cène dans « le deuxième temps de cette approche anthologique » : « La parole de Bernard Noël est naturellement douloureuse et tragique. Chez lui aussi l’écriture est d’abord une 37 Arlette Albert-Birot, « Pour ne pas en finir avec Antonin Artaud », ALFIL, Revista cultural del IFAL, Mexico, 1996, p. 46-58. 38 Carole Aurouet, Marianne Simon-Oikawa (dir.), Poésie vivante Hommage offert à Arlette Albert-Birot, Honoré Champion, 2012.

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écriture du corps, dirigée, contrôlée, une quête d’identité qui, dans le fameux Château de Cène, interdit par la censure en 1969 pour atteinte aux bonnes mœurs, se fait flamboyante. » De plus, dans ta lettre du 11 mars, tu inscris ceci : « “Artaud vit quelque chose au Mexique qui le transforme et dont il ne parlera jamais.” Cette transformation est-elle due au peyotl et à son effet supérieur à toutes les drogues par son effet “spirituel” ? » Hier, je lisais dans Artaud, « l’aliéné authentique » d’Évelyne Grossman : « La Danse du Peyotl de 1937, l’un des premiers textes consacrés aux Tarahumaras, développe pour la première fois un thème persécutoire qui se renforcera au cours des années, celui d’avoir été non l’acteur mais le patient d’un rituel au cours duquel il a subi, à son corps défendant, une violence symbolique qui lui en rappelle d’autres. » Elle examine, si j’ose dire, les termes « comme une voûte animée » et « cette voûte roulante », et formule une hypothèse intéressante. À travers « la danse de guérison par le Peyotl », Artaud l’envoûté va réinterpréter ce rite de renaissance afin « d’élaborer sa théorie de l’engendrement sexuel comme pratique généralisée de l’envoûtement », nous dit Grossman, qui cite également un extrait de Suppôts et Suppliciations, écrit onze ans plus tard. « C’est un envoûtement, l’envoûtement incontestable, pieds ligotés de bleu dans la chaîne molle de corde, noire, d’un esprit à nœuds [...]. / main qui tranche dans l’entonnoir évasé noir ... du ventre d’oripeaux, // c’est là qu’il est, // c’est 100

l’Antonin Nalpas / de la mère bleue mariée / pellicule d’une mamelle de lait de variole bleu Lunée » Dans La Danse du Peyotl, je lis : « Au pied de chaque sorcier, un trou au fond duquel le Mâle et la Femelle de la Nature, représentés par les racines hermaphrodites du Peyotl (on sait que le Peyotl porte la figure d’un sexe d’homme et de femme mélangés), dorment dans la Matière, c’est-à-dire dans le Concret39. » Depuis combien d’années me répété­je cette phrase d’Antonin Artaud devenue mienne : « Je vais de l’abstrait au concret et non du concret vers l’abstrait. » Aussi, il me vient à l’esprit les propos de José Lezama Lima dans son article « Artaud et le Peyotl » : « Artaud restait fasciné par le concret des obtentions magiques du peyotl. Il habitait un royaume parallèle et sombre, la lucidité analytique dans la pénétration de sa folie. Sa soif de concrétion, qui réussissait à pénétrer les évaporations du cacté comme une respiration, se retrouvait aussi dans les dons d’analyse pour pénétrer avec la raison irritée dans un monde d’aporie, non pas à coups de procédés dialectiques mais de réalisation ineffable : conserver les vestiges d’une raison qui agissait sur l’irréel.40 »

39 Antonin Artaud, La Danse du Peyotl, OC IX, op. cit., p. 56. 40 José Lezama Lima, « Artaud et le peyotl », Europe, op. cit., p. 122.

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Je prends entre les mains l’article havanais, dans sa traduction française, Les Indiens et la Métaphysique et j’y lis : « Une race qui a conservé sa cohésion originelle conserve aussi sa force physique originelle et sa pénétration originelle d’esprit, c’est-à-dire la force et l’intensité de son esprit. Ce sont peut-être là des vérités passées de mode, mais ce sont, quoi qu’il en soit, des vérités. Et la force de l’esprit crée un ordre. Le désordre est toujours le résultat d’une fatigue, d’une sorte de dissociation de principes où le Mâle et la Femelle de la Nature mènent chacun de son côté une vie contradictoire et irréfléchie. » Comme on le sait, Artaud compte bien manifester au Mexique son large désir de l’unité des grandes cultures synthétiques ; organisée autour de la réconciliation de l’homme avec la nature et avec la vie, cœur de l’ensemble des ésotérismes. Il s’agit, à travers la reconquête d’un savoir, d’atteindre une guérison. Il écrit dans une lettre à René Thomas, datant du 2 avril 1936, lettre écrite avant de s’orienter vers la Sierra Tarahumara : « Je pars à la recherche de l’impossible. Nous allons voir si je vais tout de même le trouver. » Que trouve-t-il dans la montagne des Tarahumaras où tout est signe(s), où tout se fait signe ? Dans une lettre Au Ministre de l’Éducation nationale datée d’août 1935, Antonin Artaud écrit : « Pour s’y reconnaître dans le langage, dans tous les langages, et pour éviter une universelle confusion des langues, il y a une clé qui ouvre tous les moyens d’expression.

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Les Mayas connaissaient le hiéroglyphe qui parle et que l’on entend dans plusieurs sens […] Y a-t-il encore des forêts qui parlent et où le sorcier aux fibres incendiées de Peyotl ou de Marijuana rencontre-t-il encore le terrible vieillard qui lui éclaire les secrets de la divination ? » Tout à coup, j’ai pensé à un texte, Appel à la jeunesse Intoxication-Désintoxication, écrit sans doute à la fin de l’année 1934 : « Un état hors la vie, et qui, pour la médecine des hommes, monstrueuse excroissance de l’imbécillité fixée des hommes, est hiéroglyphique et ne peut s’exprimer que par un hiéroglyphe, m’a fait un jour recourir à l’opium. Je n’en suis pas sorti et je n’en sortirai jamais. […] Je m’opiomane comme je suis moi sans guérir de moi. Cesser de me droguer, c’est mourir. Je veux dire que seule la mort peut me guérir du palliatif infernal des drogues dont seule une absence raisonnée, et pas trop étendue, pas trop fréquente, me permet d’être ce que je suis. Je ne peux rien avec de l’opium qui est bien la plus abominable tromperie, la plus redoutable invention de néant qui ait fécondé des sensibilités humaines. Mais je ne peux rien sans à un moment donné en moi-même cette culture du néant. Ce n’est pas l’opium qui me fait travailler mais son absence, et pour en sentir

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l’absence il faut qu’il passe de temps en temps par là. » Artaud, qui est à mes yeux un champion de la production d’analogies, est illumination au sein de cette culture unitaire lui procurant la chance de mettre en contact une vision à la récupération d’une idée de la totalité. Je reviens à La Danse du Peyotl, écrit au début de l’année 1937, Artaud était donc de retour à Paris, à travers cette citation : « Et le surnaturel, depuis que j’ai été là-haut, ne m’apparaît plus comme quelque chose de si extraordinaire que je ne puisse dire que j’ai été, au sens littéral du terme : ensorcelé 41 . » La mort-résurrection apparaît, par exemple, à travers cette phrase : « […] cette avance dans la maladie est un voyage, une descente pour RESSORTIR AU JOUR42. » Artaud avance : « “Crache, me dit le danseur, mais le plus au fond de la terre qu’il te sera possible, car aucune parcelle de Ciguri ne doit plus jamais émerger.” […] Après avoir craché, je tombai de sommeil. Le danseur, devant moi, ne cessait de passer et de repasser, tournant et criant par luxe, parce qu’il avait découvert que son cri me plaisait. // “Lève-toi, homme, lève-toi”, hurlait-il, à chaque tour, de plus en plus inutile, qu’il faisait.43 » Antonin Artaud a écrit Le Rite du Peyotl chez les Tarahumaras en 194344. Je retiens ces quelques phrases : « Le 41 42 43 44

Antonin Artaud, La Danse du Peyotl, OC IX, op. cit., p. 49. Ibid., p. 56. Ibid., p. 58. Artaud écrit dans son « Post-scriptum » daté du 10 mars 1947 : « Le Rite du Peyotl a été écrit à Rodez la première année de mon arrivée dans cet asile, après déjà sept ans d’internement dont trois de mise au secret, avec empoisonnements systématiques et journaliers. Il représente mon premier

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Peyotl ramène le moi à ses sources vraies45 », « C’est là que le JE devient conscient et que son pouvoir d’appréciation, de discrimination organique extrême se déploie. Parce que c’est là que Ciguri travaille à séparer ce qui existe de ce qui n’existe pas. Le foie semble donc être le filtre organique de l’Inconscient.46 ». Dans la Sierra Tarahumara, Artaud cherche son équilibre à travers une corrélation de forces et d’énergies issues de la nature. Dans ce texte, c’est notamment la question du sujet qui est mise en lumière. C’est parce qu’il a auparavant vécu d’abominables souffrances physiques et psychiques que son Rite du Peyotl est également un témoignage poignant sur l’opposition entre deux formes de thérapies : « Chaque application d’électrochoc m’a plongé dans une terreur qui durait chaque fois plusieurs heures. Et je ne voyais pas venir chaque nouvelle application sans désespoir, car je savais qu’une fois de plus je perdrais conscience et que je me verrais pendant une journée entière étouffer au milieu de moi sans parvenir à me reconnaître, sachant parfaitement que j’étais quelque part mais le diable sait où et comment j’étais mort. // Nous sommes loin avec tout cela de la guérison par le Peyotl. 47 » En 1943, Artaud se sent « mort », mais il parle de lui vivant, d’une vie perdue. À jamais, ce qui me sidère, à travers les différents textes se rapportant aux Tarahumaras, écrits depuis la Sierra ou depuis Rodez, c’est avec quelles effort de rentrée en moi après sept ans d’éloignement et de castration de tout. » 45 Antonin Artaud, Le Rite du Peyotl chez les Tarahumaras, OC IX, op. cit., p. 34. 46 Ibid., p. 36-37. 47 Ibid., p. 38.

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extraordinaires lucidité et capacité d’incarnation Artaud raconte. Qu’il s’agisse des expériences de la dépossession, de la réappropriation de soi, etc. Tout cela n’est pas une réponse à ton interrogation : « […] me demande quelle est la différence entre ce qui fut écrit au Mexique ou dès le retour et ce qui le fut bien plus tard, à l’asile de Rodez à partir de 1943 », mais mon éclairage aujourd’hui. Je crois qu’il est impossible d’avoir la volonté de partager l’endroit des « limites », car cela supposerait de l’appréhender telle l’expérience. Par contre, assister aux limites sans connaître ni reconnaître « leur au-delà », selon ton terme, peut être éprouvé. Te représentes-tu possiblement l’effacement à la relecture de ta poésie ? Avec évidence, combien de tes lecteurs ont-ils eu l’impression de pousser plus loin des limites, les leurs, qui n’étaient pas les tiennes ? Le franchissement a eu lieu, « l’empreinte de ce franchissement » a « partagé », si j’ose dire. L’écrit comme seuil. L’écrit, le clair-obscur… Je t’embrasse bien affectueusement, Laurine

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Mauregny, le 5 avril 2018 Ta dernière lettre, Laurine, datée du 30 mars, réalise un tressage de tout ce qui est en jeu dans nos échanges autour d’Artaud, si bien que je me sens perdu au lieu d’en être conforté. Au fond, j’éprouve là une « limite » et la conséquence en est que je ne puis m’y tenir et que, si je la franchis, je ne sais plus rien. Ou plutôt j’entre dans un espace incommunicable. Je songeais donc à faire le bilan de quelques renseignements biographiques récoltés ces derniers jours qui m’ont écarté des Tarahumaras et du peyotl. Sans doute voulais-je fuir l’image limite de la danse du peyotl, fuir le sentiment que la « transe » (que vaut ce mot par rapport à l’acte ?) éprouvée alors par Artaud avait rompu la limite qui lui permettait de longer la folie sans y tomber. Mais rien ne me permet d’avancer dans ce sens pour la raison, d’abord, que j’ai toujours évité l’excès de drogue ou d’alcool tant j’étais soucieux de ne pas perdre conscience. Si je pense à l’opium, par exemple, le plus marquant pour moi dans cette expérience était le partage, l’amitié, car la longueur de la pipe exigeait qu’un ami l’allume, l’entretienne, pendant que je fumais. D’où une solidarité affectueuse qui émane durablement de cette situation. Il est vrai que, dans la danse du peyotl, on sent quelque chose de semblable entre Artaud et le danseur qui l’environne de ses gestes, sauf que la violence règne alentour et l’approche d’une éjection par-dessus bord… Relisant ces textes d’Artaud, ceux écrits à Rodez, j’ai bien sûr été surpris par leur précision vu le temps passé et les épreuves subies durant les premières années d’internement : ce n’est pas seulement de la mémoire, c’est de la revie – et cela prouve à quel point cette expérience fut marquante. Je n’ose pas me dire que, marquante, elle l’est à l’égal des électrochocs tant sont semblables dans leur brutalité. Ici, je suis évidemment tenté de reprendre ces 107

quelques lignes dans le passage que tu cites d’Évelyne Grossman parlant d’un thème persécutoire : « celui d’avoir été non l’acteur mais le patient d’un rituel au cours duquel il a subi, à son corps défendant, une violence symbolique qui lui en rappelle d’autres ». Le mot « acteur » me pousse tout à coup à m’étonner que cette profession qui, longtemps, fut celle d’Artaud soit si peu présente dans ce qu’on écrit de lui. Et tiens, on pourrait se demander, non sans raison me semble-t-il soudain, si le dessin n’a pas remplacé le théâtre dans la dernière partie de la vie d’Artaud… Mais peut-être suis-je injuste car je ne lis guère ce que l’on écrit sur Artaud. Je remets à ma prochaine lettre ce que j’avais d’abord pensé dire dans celle-ci à propos de Domnine et de renseignements divers. Et t’embrasse fort, Bernard

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Mauregny, le 9 avril 2018 Bonjour Laurine, Plus je vieillis, plus le temps m’échappe, si bien que la nuit succède au matin : cette considération superflue juste pour m’excuser de n’avoir pas encore trouvé le temps de retourner vers les Cahiers d’Ivry. Je m’étais fixé pour la présente lettre de rassembler quelques renseignements que m’a fournis Michel Surya en m’envoyant des photocopies de notices concernant des lettres de Jean Paulhan dans un catalogue de vente d’autographes. J’y apprends que c’est le 25 mars 1946 que Paulhan, Marthe Robert et Arthur Adamov ont réussi à faire sortir Artaud de l’asile de Rodez et à le faire admettre dans une clinique à Ivry. Mais cette libération a été précédée de diverses actions que Paulhan raconte dans une lettre du 30 mars 1950 : « C’est en 1941… que le docteur Ferdière m’a signalé l’état de misère physiologique où se trouvait notre ami. J’ai fait ce que j’ai pu. J’ai pu, en quelques mois, faire parvenir à Artaud quelque huit mille francs… Plus tard, Jean Dubuffet, à ma prière, a bien voulu se rendre à Rodez : il a trouvé un Artaud affamé, désespéré – décidé (disait-il) à se tuer plutôt que de subir de nouveaux électrochocs. Jean Dubuffet lui a remis l’argent, des vêtements, et, sitôt de retour, nous avons examiné ensemble les moyens de libérer Artaud. Mais vous savez déjà comment la générosité de nos amis nous a permis de trouver assez vite le million nécessaire. 109

Artaud a pu vivre à Paris – nous a-t-il dit plus d’une fois –les meilleures années de sa vie ; les dernières. » Quand Artaud est mort, il restait 305 000 francs qui, conformément à sa volonté, devaient être distribués à cinq de ses amis : Colette Thomas, Marthe Robert, Arthur Adamov, Jacques Prevel et Marcel Bisiaux, qui tous l’avaient fidèlement assisté. Paule Thévenin, qu’Artaud avait mise en tête, refusa ce don. Maître Dauchez, le notaire dépositaire du fonds, se chargea du partage tout comme il s’était chargé de régler tous les mois la clinique d’Ivry et de verser des mensualités à Artaud. Je ne m’attendais évidemment pas à découvrir dans cette lettre de Jean Paulhan que Madame Artaud mère lui avait intenté un procès pour récupérer, à la mort d’Antonin Artaud, le reste de la somme réunie par ses amis pour le faire sortir de l’asile de Rodez et lui permettre de vivre. Et cette même Madame Malausséna intenta un deuxième procès contre Paulhan en l’accusant de « vol de documents » pour avoir dérobé tous les cahiers d’Artaud dans sa chambre, à Ivry. Je n’imaginais vraiment pas que la famille ait pu aller jusque-là. Cela donne bien sûr le ton d’une hostilité qui s’est ensuite reportée sur Paule Thévenin, cependant que Paulhan s’entremettait pour que les Œuvres puissent commencer à paraître au prix de l’anonymat du travail éditorial de Paule Thévenin. Il est frappant qu’en tête des deux énormes volumes des Cahiers d’Ivry figurent les remerciements des Éditions Gallimard à Serge Malausséna et à son épouse Simone, seuls détenteurs des droits d’Antonin Artaud… Je viens d’en relire la préface : Évelyne Grossman y reconnaît la rigueur du travail de Paule Thévenin pour toutes les œuvres d’Artaud, mais expose très clairement le choix discutable de Paule en ce qui concerne les Cahiers, où elle opère des mises en ordre chronologiques qui ne peuvent être qu’arbitraires. 110

Et je ne peux que trouver justifié et adéquat son choix à elle, qui est de publier page à page les carnets… Pas mal de dessins sont reproduits, qui, comparés aux grands dessins ayant fait l’objet d’expositions et, pour beaucoup, entrés dans les musées, sont des traces fébriles de gestes, de coups de main, bref, défient les qualificatifs. Je me disais en les feuilletant qu’ils étaient l’équivalent des glossolalies si bien que l’on pourrait se risquer à les appeler des glossolalies visuelles… Pourquoi pas ? Je te soumets cette dénomination et t’embrasse. Bernard

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Angoulême, le 12 avril 2018 Mon cher Bernard, À la lecture de tes deux dernières lettres datées des 5 et 9 avril, il me vient aussi que c’est l’oubli qui se tresse. La « limite » s’agissant d’Antonin Artaud et de sa folie (« si tu la franchis, tu ne sais plus rien »), me renvoie à ta nuit qui succède au matin. Et pourtant, combien de mises en question parviens-tu à formuler ? À travers tes lignes, le sens circule continument, la vérité réinterrogée. C’est toujours comme si j’assistais à une augmentation de la conscience. Le titre de l’article d’Arlette Albert-Birot, « Pour ne pas en finir avec Antonin Artaud », fait évidemment référence au texte subversif d’Artaud « Pour en finir avec le jugement de Dieu », écrit en 1947 en vue de l’émission radiophonique, au titre éponyme, censurée la veille de sa première diffusion, le 1er février 1948. Les répétitions et enregistrements (avec Maria Casarès, Paule Thévenin, Roger Blin et Artaud luimême) eurent lieu du 22 au 29 novembre 1947. Le texte a été publié par K éditeur en avril 1948, à titre posthume. Tu énonces le mot « acteur ». Je lis dans les « Repères biographiques » de l’ouvrage Antonin Artaud, qui êtes-vous ?48 : « 1947, Mars. – Entré dans un cinéma qui affiche la Lucrèce Borgia de Gance, est furieux de s’y voir avec le costume de moine de Savonarole ». Nous devons l’expression « hommethéâtre » à Jean-Louis Barrault. Combien de fois ai-je lu qu’Artaud était tout entier théâtre ! De 1920 à 1935, Artaud a été acteur, metteur en scène, décorateur, « théoricien », comme on le lit. Je pense notamment à son texte « La mise en scène et la métaphysique », conférence prononcée en 48 Alain et Odette Virmaux, Antonin Artaud, Qui êtes-vous ?, La Manufacture, 1986.

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décembre 1931, et au second manifeste du Théâtre de la Cruauté de 1933. Je viens de visionner un film réalisé par Nicolas Droin et Alexandre Deschamps dont le titre est Matricule 262602 : Antonin Artaud à Ville-Évrard, de 2009. Il s’agit de l’évocation du séjour d’Artaud à l’hôpital psychiatrique de Ville-Évrard, de 1939 à 1943. L’écrivain Alain Virmaux et l’ancien infirmier André Roumieux (ce dernier est l’auteur du livre Artaud et l’asile) s’entretiennent. J’ai été très troublée. Regarder les bâtiments : les bains centraux, le Pavillon 6, celui « des agités » (Artaud en faisait partie), l’un des deux dortoirs. Écouter André Roumieux dire que Mme Artaud était parfois obligée de se cacher pour apercevoir son fils qui refusait la rencontre, ses angoisses à ne pas pouvoir matériellement assurer le transfert de son fils vers une maison de santé, à le voir si amaigri, etc. De la même teneur dramatique, il y a ces faits : pas de table de nuit « du temps d’Artaud » ; les effets personnels étaient déposés au pied du lit chaque soir, les cris des malades la nuit sur leurs « sommiers en lames métalliques » aux « bruits terribles »… On « écoute » presque la terreur d’Antonin Artaud. Je te transcris ce court dialogue : « – Un des infirmiers, que je n’ai pas connu, André, s’appelait Fernand. Et vous m’aviez raconté, vous aviez d’ailleurs raconté dans votre livre ce qu’il s’était passé sur une projection de film qui a eu lieu à l’intérieur de Ville-Évrard. De quel film s’agissait-il ? – Alors, il s’agissait de L’enfant de ma sœur, et tous les mois, à cette époque-là, il y avait une projection de film dans le service. En général, ça se passait au Pavillon 3, et un infirmier constituait un petit groupe de patients qu’il emmenait à 114

la séance. Cette fois-là, il avait demandé à Artaud, qui était hospitalisé dans son pavillon, s’il voulait venir assister à cette projection de film. Et Artaud avait demandé tout de suite : de quel film il s’agit ? […] Et Artaud avait dit : “Non, ça ne m’intéresse pas”. Ce petit groupe était allé assister à la projection du film. Surprise. Ils voient Artaud sur l’écran. En revenant de la séance, évidemment, tout de suite, ils sont allés voir Artaud en lui disant : “Mais on vous a vu, vous avez participé au film”. […] Et Artaud a simplement répondu : “C’est de la vieille histoire”. » L’enfant de ma sœur est un film réalisé par Henri Wulschleger, sorti en 1933. Donc, il y a rupture sans voilement de la réalité. Antonin Artaud, lucide, ne se retourne pas. Il n’est pas en panne de mémoire. Cependant, l’idée de théâtre fera sa réapparition à la fin de sa vie49. Il existe aussi ce long poème, Le Théâtre de la Cruauté, daté du 19 novembre 1947, écrit aux fins de l’émission « Pour en finir avec le jugement de Dieu ». Selon Paule Thévenin, le temps d’antenne fut trop court et le texte n’a finalement pas fait partie de l’émission. Il sera publié à titre posthume dans la Revue 84, n° 5-6 de 1948, qui lui sera consacrée. Voici ce passage que j’ai souligné dans le journal de Jacques Prevel, en date du 31 août 1946 : « Artaud m’explique la mise en scène d’une pièce d’Euripide dont il aurait l’idée. Mais il faudrait tout récrire et trouver les répliques en la jouant. Il fait des gestes 49 Je pense aux textes : « Le Théâtre et l’Anatomie », La Rue, n° 6, 12 juillet 1946 ; « Aliéner L’Acteur », Cahier 298, mai 1947 ; « Le Théâtre et la Science », Cahier 329, juillet 1947.

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nerveux mais moins qu’à l’habitude. Il chante en marchant et cherche de nouvelles syllabes qu’il essaie plusieurs fois, puis note sur son cahier.50 » D’après Paule, il se serait agi de la tragédie Les Bacchantes. Maintenant je réemploie ton terme « revie ». Le retour du Mômo est, en effet, celui d’un mort revenu à la vie telle la figure de l’oiseau Phénix. Tu parles de « glossolalies visuelles » à propos des « traces fébriles de gestes » reproduits dans les Cahiers d’Ivry d’Évelyne Grossman. Ton annonce est la mienne. Il s’agit toujours d’une génération des signifiés partout et en tous sens. L’extrait qui suit, tiré de Bernard Noël, « du jour au lendemain », Entretiens avec Alain Veinstein 51 , installe encore ta lecture au sujet des cahiers d’écolier d’Artaud. « – Vous les avez vus ces cahiers ? – Oui, et ce qui m’a frappé est le fait que cette écriture est moins une écriture calligraphique qu’une espèce d’enregistrement de l’instant dans lequel l’homme trace. Et, pour avoir tracé autant de pages en si peu de temps, on peut penser que sa vie y est passée. C’est d’ailleurs assez frappant à travers les témoignages, de Prevel, entre autres… » Je ne sais pas pourquoi je m’attache à la fin de vie d’Artaud. Je te livre ce fragment du texte Dix ans que le langage est parti écrit en 1947 (que j’aime beaucoup) : « […] 50 Jacques Prevel, En compagnie d’Antonin Artaud, op. cit., p. 66. 51 Bernard Noël, « du jour au lendemain », Entretiens avec Alain Veinstein, L’Amourier, 2017, p. 207.

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Et depuis un certain jour d’octobre 1939 je n’ai jamais plus écrit sans non plus dessiner. Or ce que je dessine ce ne sont plus des thèmes d’Art transposés de l’imagination sur le papier, ce ne sont pas des figures affectives, ce sont des gestes, un verbe, une grammaire, une arithmétique, une Kabbale entière et qui chie à l’autre, qui chie sur l’autre, aucun dessin fait sur le papier n’est un dessin, la réintégration d’une sensibilité égarée, c’est une machine qui a souffle, ce fut d’abord une machine qui en même temps a souffle. C’est la recherche d’un monde perdu et que nulle langue humaine n’intègre et dont l’image sur le papier n’est plus même lui qu’un décalque, une sorte de copie amoindrie. Car le vrai travail, est dans les nuées. […]52 » Les coups de crayon d’Antonin Artaud pour dire l’incommunicable ou la vérité contre laquelle il se révolte, l’insoutenable. Ce qu’il dépose devant nous, c’est l’exploit du travail à délivrer un corps de souffrances qui cherche la guérison, l’expérience sidérante d’un « Tête-à-tête » avec soi et avec l’autre, tel est le titre de sa conférence du

52 Antonin Artaud, Œuvres, Quarto Gallimard, 2006, p. 1513-1514.

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Vieux-Colombier du lundi 13 janvier 1947, où la confrontation avec le public lui avait été nécessaire. Jacques Derrida écrit à propos d’Artaud : « Artaud n’écrit jamais "sur" ses dessins mais seulement "à même", dans l’extrême tension d’un rythme, d’une vibration, d’un timbre de voix qui donne au subjectile sa portée53. » Je voyage une dernière fois dans le temps, et je pense soudainement aux formes humaines massacrées qu’il observait dans la montagne Tarahumara. Artaud décrit un homme dans La Montagne des signes, lequel figure son propre corps morcelé, torturé par la langue : « Cet homme nu qu’on torturait, je l’ai vu cloué sur une pierre et des formes travaillaient dessus, que le soleil volatilisait ; mais je ne sais pas par quel miracle optique l’homme au-dessous demeurait entier, bien que dans la même lumière54. » Tout au long de sa vie, et à travers l’occupation de sa langue, son épreuve fut bien celle de renverser la torture de son corps supplicié par des actes capables à leur tour d’écarteler les mots. Je scrute son (mythique) autoportrait en date du 17 décembre 1946. Il y est si beau et serein… Je t’embrasse bien fort, Laurine

53 Jacques Derrida et Paule Thévenin, Antonin Artaud, dessins et portraits, Gallimard, 1986. 54 Antonin Artaud, La Montagne des signes, OC IX, op. cit., p. 44.

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Mauregny, le 21 avril 2018 Tout finit par devenir littérature, ma Laurine chère, me dis-je en relisant ta dernière lettre, déjà vieille de 9 jours – ce qui m’étonne et pourrait susciter un « tout pas » désabusé. Je me suis dit souvent que si Paule n’avait pas commencé à déchiffrer et à transcrire les cahiers, ils seraient demeurés inconnus ou n’auraient que, de temps à autre, suscité des transcriptions laborieuses. Ces cahiers échappent au fond à la littérature tout naturellement parce qu’ils sont des instantanés – oui, l’équivalent de photographies mentales. On ne saurait les confondre avec des notes quotidiennes ni les au jour le jour de carnets intimes, et pourtant, une fois imprimés, ils en prennent l’allure. S’ils résistent néanmoins à l’entrée dans ces catégories, c’est qu’ils recueillent moins des notes que des empreintes mentales fébrilement écrites dans l’instant même de leur perception. Pas de recul entre la perception et son expression. D’ailleurs, il est fréquent que cette expression se traduise par quelques traits griffonnés qui passent à nos yeux pour un dessin, alors qu’il s’agit de l’enregistrement de secousses internes pour lesquelles il n’existe pas de qualificatif. On voit bien, en feuilletant les carnets, que les lignes écrites et celles qui ont l’allure de dessins sont inséparables, mais comment les lire dans leur unité ? Les dessins sont-ils les vestiges d’un délire dont ils représenteraient la langue entremêlée à celle, toute en mots, qui passe pour normale ? Peut-être, mais les glossolalies feraient-elles alors le pont entre les deux ? Pourquoi pas ? En introduisant ces Cahiers dans les Œuvres complètes, Paule y a introduit un nouveau genre ; sauf qu’elle a masqué, sciemment ou non, cette dimension en normalisant sa transcription par une mise en page ordinaire. Évelyne 119

Grossman, par contre, s’est efforcée de restituer les pulsions de l’écriture d’Artaud en restituant les Cahiers d’Ivry page à page. La différence est évidemment saisissante, et l’on découvre l’importance de l’espace dans lequel la main a tracé les lettres. La poésie a depuis longtemps souligné à quel point l’espace de la page est important, l’exemple type de cette interpénétration demeurant Un coup de dés de Mallarmé, où tout est choisi et voulu de la dimension des lettres à leur disposition. Et, si l’on pouvait découvrir un lien entre la graphie délirante d’Artaud et celle archi-raisonnée de Mallarmé, n’apercevrait-on pas un même appel de l’espace vide et blanc à la main possédée par l’écriture ? Je crains que l’on ne tienne jamais assez compte de l’importance de cet espace, d’autant que la soi-disant démocratisation de la lecture en fait quasiment disparaître la sensation dans les livres dits de poche. Le comble étant la publication du poème de Mallarmé dans une édition de poche qui en détruit la forme, et donc le sens. Pourquoi en suis-je arrivé là, aujourd’hui ? Je suis retourné à l’édition des Cahiers d’Ivry et aussi au Quarto Artaud, publications également dues à Évelyne Grossman. Dans les premiers, l’espace est présent, même réduit ; dans le second, tout est massif mais bien mis en page. En fait, à propos d’espace, m’est d’abord venu en tête le Pays des Tarahumaras, car Artaud nous le donne à percevoir comme un livre ouvert dans lequel les formes naturelles, en particulier les rochers, nous soufflent les légendes fondamentales qui font que peuple et pays sont inséparables. Il devrait en aller de même du texte et de l’espace de la page pour la raison que cet espace est le lieu de rencontre de la langue et de l’écriture. Pense à la main qui fait le lien et à tout ce qui monte alors depuis l’immense réserve, depuis l’immense dépôt où murmure la bouche d’ombre… Je te laisse dans cette rumeur et t’embrasse. Bernard 120

Mais où allons-nous, Laurine ? Ne s’agissait-il pas au départ d’accompagner tes découvertes à la bibliothèque de La Havane ? Et nous voilà tournant autour de la présence obsédante d’Artaud… Et allant vers où ? vers quoi ?

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Angoulême, le 23 avril 2018 Mon cher Bernard, Dans ta dernière lettre se précipite l’expérience du vide, au fond. Comme si le fourvoiement apparaissait un point de rupture en toi. Ce ressenti se renouvelle en moi, dévoilé, par exemple, dans une lettre précédente avec ces mots : « j’ai repoussé sa folie ». C’est le terme « limite » que tu lèves perpétuellement. Bien sûr, avec une grande justesse, tu rappelles le travail de Paule Thévenin, celui d’Évelyne Grossman, tu les confrontes pour agrandir la vue. L’espace est bien le lieu du vertige, du détachement aussi. Chercher à repousser les angles ? Chercher l’oubli ? S’élever pour chuter ? Le silence est blanc. L’appel du vide pour une main possédée par l’écriture demeure la véritable habitation. Lorsque je pense aux « empreintes mentales », selon ton expression, d’Antonin Artaud, je pense à ses grimaces qui figuraient sa douleur, son accessible, son délire. Je le vois tel l’événement de la soif, immergé dans ses effondrements. Il y a longtemps que j’ai lu de ta main qu’Antonin Artaud échappait à la littérature. Et, à travers tes lettres, j’ai la sensation que tu échanges entre marche et échappée par ce que tu soulèves. Certes, nous devions à l’origine accompagner les articles d’Antonin Artaud que j’ai trouvés à La Havane en 2009, et dont tu as été le seul, sur le moment, à être tenu au courant puisque je t’écrivais par mail d’un hôtel bordant le alecón. Le sens s’est déplacé souterrainement dans un mouvement circulaire. N’est-il pas temps de restituer un pays, métaphoriquement ? Je reviens au mot « vide ». Je choisis de t’envoyer les premières lignes d’un article, Antonin Artaud/México/La 123

Habana55, que j’ai écrit en 2013, où il est aussi question du vide. Je t’envoie la version espagnole. Je sais bien que tu ne lis pas l’espagnol. Mais c’est ainsi que je souhaite que s’imprime el vacío. N’avions-nous pas vécu « dans » la langue espagnole, en mars 2005, à Cuba ? Cette langue est devenue, par la suite, dans mon corps, aussi intime qu’étrangère… Je t’embrasse très affectueusement, Laurine Antonin Artaud/México/La Habana « La Habana es país de ritos negros africanos, y me comentó por allá un señor lo que yo precisaba escuchar en la vida, para que el mundo de imágenes que hay en mí se decida al fin por un determinado rumbo56. » La claridad es al pensamiento lo que la ausencia a la frase que la hace brillar. Hay en la conmoción absoluta (el grito-tormento) palabras (sonidos) que emplean fuerzas telúricas para plasmar la maravilla. Prosigue la labor de depuración, equiparable a los afanes acechantes, pues la operación de vivir corre pareja a la de la destrucción, al dolor que entraña. Registrar esas renuncias, esas liberaciones con el único objeto de que el latido de la sangre vuelva al interior del acorde (que se quiebra) para que el choque de ser una huída se vacíe al fin. Leer a Artaud es empuñar un cuerpo que le grita a la vida. El movimiento es la idea de vuelo, el 55 Cet article est finalement paru sous le titre « Antonin Artaud, Revolucionar la idea del teatro » dans le numéro 79 de la revue Archipiélago à México. 56 Carta al doctor Allendy, viernes, 7 de febrero de 1936, México, in OC VIII, París, Gallimard, 1973, p. 357.

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frenesí del aire que cuestiona el vínculo del secreto de las fuerzas vitales entre sí. Nos despertamos siempre de la construcción de una lejanía imaginada porque la vida interior apela a una sensación de vacío que cobra efecto en el nacimiento. El olvido se revela. Avanzan las palabras muertas. El acto de leer engendra, pues, una suerte de convulsión «fulminante» que consiente en caminar, en desplazarse el cuerpo. La cabeza es una ola gigantesca que, antes de extinguirse, se pierde de vista. La cabeza suscita signos. Una dinámica de conocimiento inédito da impulso al cuerpo. El deseo de absoluto es ese «libre curso». Su presente es una llamada a la ofrenda. Su materia: unas conquistas a la sed (salivaciones) para traducir la condición de ser en gestación. Una vez desmontada, la tensión actúa en Artaud por crisis cuando una verdad secreta (la sugerencia de los gestos, esa materia que se dispersa en signos inscritos en el espacio) deja de componer la palabra teatral. Entiéndase por teatro el mundo. De tal modo que la rebelión, su condición, se decide en términos de «vencibilidad». Se trata de establecer un vínculo operante para que la mente solo pueda surgir como presa de sus pulsiones. Sobrevienen así la pasión-clave, la anarquía-pilar de lo poético. Y es que Artaud saca del vacío sus invitaciones a realizarse en lo inabarcable: la vida exige que lo inabarcable perdure como soporte de nuestras fuerzas «pensables». Ese vacío que comprende la formación de la vida, ese lugar en que cada uno parte en busca de su propio viaje. Ser (adentrarse en sí mismo) es comparable a esta interiorización del movimiento: considerar su realidad. No 125

precisamos de los sueños para vivir. Los planes de la vida son operaciones mentales y el vivir exige interpretarlos. Viajando, nos superamos. Aventurarse a esta respiración como otros van a la zaga de lo ejemplar (localizable). Vivir para sustraerse al destino de la somnolencia. El desastre (en su lucidez) sería un olvido de la desesperanza. En este punto, el vacío no es más que la mente ávida de saber.

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Mauregny, le 13 mai 2018 Sans doute, Laurine, cette conclusion en espagnol de ta dernière lettre est-elle significative d’un rappel de ta découverte en terre espagnole de ce qui motivait notre échange : des textes inconnus d’Antonin Artaud que tu as retrouvés à La Havane… Ces textes ont été moins présents entre nous que leur auteur, et celle qui a consacré sa vie à déchiffrer ses manuscrits : Paule Thévenin. L’étrange est que celle qui nous a réunis, toi et moi, à La Havane avait, elle aussi, consacré sa vie à faire connaître les textes d’un vieil écrivain, AlbertBirot, qu’elle avait épousé toute jeune. Je n’en conclus rien, tout en me demandant ce que nous avons tressé à l’aide et autour de personnes qui, sans doute, ont un peu orienté nos vies. Nous avons surtout interrogé, non pas Antonin Artaud, mais sa lecture, et croisé sa folie sans l’interroger. Qu’en avons-nous tiré ? Je n’en sais rien et ne veux pas le savoir, car il m’importe que cette relation demeure en travail. Donc pas de conclusion, sauf que nous voici au bord… un bord que je n’ai pas envie de qualifier afin qu’il donne sur de l’avenir … Je me souviens tout à coup avoir failli te parler de Domnine, la fille de Paule, parce qu’elle m’a écrit, en avril 2017, une lettre où elle se plaignait que je l’aie « impitoyablement écrasée » et fait beaucoup souffrir avec le dernier chapitre de mon Artaud et Paule… où je raconte simplement la manière brutale dont j’ai appris la mort de Paule par un coup de téléphone. Je décroche et j’entends : « Ici Domnine. Paule est morte… » Rude fut pour moi le choc. Et Domnine de m’expliquer que, vu l’énormité du nombre d’adresses dans le cahier de Paule, elle avait annoncé, un par un, à tous : « Paule est morte, point, quoi dire de plus ? » 127

C’est vrai, quoi dire de plus ? Oui, mais que je reproduise ces mots fut une violence pour Domnine, ce dont je m’étonne, car mon livre est sorti plus de douze ans après la mort de Paule. Cependant, son écriture tourmentée porte la trace de la souffrance de Domnine et, sans aucun doute, celle d’une souffrance bien plus grande née de sa vie entière… Je ne sais ce que je lui ai répondu, en tout cas rien de désagréable certainement, mais notre échange s’est arrêté là… Ma raison de te raconter cela est sans doute liée à ce « Paule est morte », car il conclut aussi bien le travail de Paule puisqu’elle avait terminé le déchiffrement des Cahiers d’Ivry et que plus rien n’a paru de son travail – et ne paraîtra sans doute puisque tout cela a paru par les soins d’Évelyne Grossman. Autant dire que cette dernière a enterré le travail de Paule, dont le nom, grâce à l’hostilité de la famille Artaud, ne figure d’ailleurs nulle part dans les Œuvres complètes dont elle a tout de même établi l’essentiel… Bien sûr, c’est autre chose que je cherche, et ce que je viens de te raconter n’est qu’un bout du chemin qui mène vers cet inconnu dont le visage change selon les jours, pas la présence qui sans cesse relance le besoin d’aller à sa rencontre, désespérément… Je t’embrasse, Bernard

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Annexes Liste des articles découverts dans la revue Grafos à la Biblioteca nacional José Martí, La Havane : El Teatro en México, Grafos, La Habana, junio 1936 La Corrida de Toros y los sacrificios humanos, Grafos, La Habana, julio 1936 Pintura roja, Grafos, La Habana, setiembre 1936 Los indios y la Metafísica, Grafos, La Habana, diciembre 1936 Ces articles ont été traduits par Vincent Ozanam

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Antonin Artaud

Le théâtre au Mexique « Il y a deux et même trois mondes au Mexique. 1. Le monde indien, dont certains prétendent qu’il est en voie de disparition. Ces “certains” sont ceux-là mêmes qui voudraient avec insistance qu’il disparaisse, parce qu’il les dérange. Dans la mesure où ils sont restés purs, les Indiens résistent à la vie occidentale, c’est-à-dire qu’ils refusent de se laisser industrialiser. Lors de danses exécutées dernièrement à Pachuca, une petite localité de Nahuatl, par un groupe d’Indiens nahuas et mixtèques réunis, les danseurs sont venus peints et tatoués, conformément à leurs façons de procéder. Ils étaient au nombre de trois mille. Les couleurs qu’ils arboraient étaient d’une splendeur véritablement grandiose. Et les marchands de couleurs industrielles, qui comptaient réaliser de bonnes affaires, en ont été pour leurs frais. C’est là un exemple entre mille. Ils ont dansé pendant 48 heures de suite, chaque Indien se relevant de groupe en groupe en poussant le cri de l’animal sous le signe duquel il était né, etc. Pour d’autres, le monde indien a la force de résister à la poussée civilisatrice des États-Unis et de l’Europe, et le nombre des Indiens de certaines tribus, loin de diminuer, augmente. Cela étant, il n’y a pas d’accord sur ce point, et les chiffres des Indiens à l’état pur survivant encore au Mexique varient de 200 000 à 3 000 000 et même 7 000 000. Certains poussent leurs calculs jusqu’à douze millions. Ces “certains”131

là sont les gens auxquels le sens de la pureté échappe. Dans tous les cas, le fait que des Indiens venus de tous les coins du Mexique se rassemblent périodiquement pour fêter leurs dieux prouve que les Indiens n’ont pas capitulé. Et la chose a d’autant plus de sens lorsque des Indiens de races autrefois rivales se réunissent, comme cela vient d’arriver à Pachuca, ce qui prouve que les rangs des vrais Rouges se garnissent. 2. À côté du monde indien se développe le mélange des métis ou des créoles (lesquels sont les descendants des Blancs). Ceux-là sont plus ou moins nord-américanisés et ils se prennent pour des Blancs supérieurs. Pour la grande majorité des créoles mexicains, les Indiens sont toujours des barbares et leurs rites étranges sont une survivance de temps qui ont déjà disparu. 3. Et il y a enfin la terre indienne, qui constitue pour moi un monde à part, sans aucune relation avec le monde des métis et des créoles, et qui conserve une relation avec le monde indien dans la mesure seulement où celui-ci reste fidèle à lui-même. Et ce que je dis ici n’est pas une allégorie. La terre indienne a sa vie et sa respiration propres. Et il faut être encore moins qu’un homme pour ne pas s’en apercevoir. La terre restitue au ciel des colonnes lumineuses de poussière, et le ciel lance sur la terre des trombes sulfureuses d’éclairs. Les lignes découpées et sinueuses des montagnes exécutent une danse singulière. La lumière se déploie en rideaux. D’une minute à l’autre, le kaléidoscope du tableau se modifie : tout est paysage et mouvement. Il n’y a pas là de couleur, mais une espèce de vibration colorée qui, kilomètre après kilomètre, fait serpenter une musique de mirages que la terre mexicaine ne se lasse jamais d’engendrer. Un sol 132

pareil, qui ne cesse depuis des siècles de frissonner de poésie, d’une poésie qui est un magnétisme toujours vivant, n’a donc rien à voir avec la civilisation qui tente de régner sur lui, selon mon impression. Cette terre est un vrai théâtre, et seuls les rites traditionnels des Indiens représentent encore le théâtre, pas les imitations de danses et les spectacles exportés des music-halls londoniens et new-yorkais. Mais, de même que trois mondes se partagent la vie actuelle du Mexique, il y a aussi trois mondes dans le théâtre mexicain. 1. Le monde du théâtre perpétuel des mirages de la terre indienne. 2. Le monde des rites théâtraux des Indiens. 3. Le monde du théâtre des Blancs, qui n’est rien de plus au Mexique qu’un simulacre entre le véritable monde blanc, des États-Unis et de l’Europe, et le monde du théâtre indien. J’ai vu ici à Mexico, au Palais des Beaux-Arts, un mélange de danses russes, espagnoles, tibétaines et mayas. Les dieux mayas dansaient dans une pénombre millénaire. La lune de tous les temps régnait sur leurs évolutions primitives, quand faisait soudain son entrée le monde actuel, sous la forme d’une femme créole, pour terrasser les dieux chancelants et terrorisés. Le sujet de ce ballet représente réellement l’esprit officiel du Mexique, qui croit détruire les anciennes superstitions en supprimant les rites indiens, et qui ne sait pas voir qu’il perd en même temps cette force primitive et féconde dans laquelle doivent se retremper, périodiquement, les civilisations. Dans un monde où la civilisation blanche a fait faillite, et prouve par tous les moyens sa nocivité redoutable, ce n’est 133

pas le moment de détruire les sources qui pourraient nous éviter de désespérer. »

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Antonin Artaud

La corrida et les sacrifices humains « Je me suis lié d’amitié, ici au Mexique, avec un jeune universitaire. C’est un homme aux yeux bleus, auquel un paradoxe supplémentaire ne fait pas peur. Je vois en lui un indianiste fervent et, plus que ses paradoxes, c’est son indianisme que je recherche. Et mon ami a beau être créole, il possède, outre son éblouissante cervelle d’Européen, une véritable mystique indienne. Parlez-moi, lui dis-je, des courses de taureaux, et il me parlera sur-le-champ de sacrifices humains. Vous avez établi l’autre jour un rapprochement plus qu’étrange entre ces deux activités violentes. Je vous parlerai, m’a-t-il répondu, de courses de taureaux et de sacrifices humains, mais je vous parlerai aussi du théâtre. Car je ne sais pas si vous avez remarqué à quel point ces deux activités sont théâtrales, de quelle façon elles participent l’une et l’autre d’une manière stupéfiante de ce besoin inné de représentation, et de représentation jusque dans le crime, qui est un des ressorts les plus puissants et actifs de l’âme humaine. Comme les anciens sacrifices humains, les courses de taureaux sont théâtre, mais il y a dans la corrida un élément théâtral qu’aucun spectateur depuis bien longtemps ne perçoit. Par ailleurs, ici au Mexique, de même qu’en Europe, tout le monde a oublié l’aspect insidieux de la représentation théâtrale, qui fait du spectateur, plus qu’un acteur, un complice. 135

Le théâtre est une Alchimie supérieure. Il évoque, pourrait-on dire, la part philosophique de l’Alchimie. Qu’est donc selon vous, ai-je dit à mon interlocuteur, la “part philosophique de l’Alchimie” ? Pour tout ce qui se réfère au Moyen Âge, vous autres Européens, m’a-t-il répondu (oubliant qu’il était créole), vous errez dans le noir. On parle de la nuit et des ténèbres du Moyen Âge, mais il vaudrait mieux parler de la nuit dans laquelle vous êtes plongés pour tout ce qui concerne le Moyen Âge. L’Alchimie se borne à vos yeux à la forme primitive et grossière de l’Alchimie européenne, alors que l’Alchimie européenne n’est qu’une interprétation dégradée des formes basses de l’Alchimie. Vous avez appris les secrets des alchimistes du Moyen Âge, qui s’efforçaient en effet d’obtenir de l’or, et c’est de là qu’a dérivé la chimie moderne ; mais au-dessus des secrets de ces alchimistes se trouve l’Alchimie des philosophes, ce que j’ai appelé voilà un moment la part philosophique de l’Alchimie ; car il y a l’or des orfèvres, et l’or transcendantal des philosophes ; et le premier n’est, pourrait-on dire, que la projection des pouvoirs de l’autre dans le domaine des sens et de l’utilité. Et on peut en dire autant du théâtre. Quand il est en action, il occupe les cerveaux de chacun. Il saisit les sentiments d’une foule, il les décante, les passe au crible, sublime nos instincts les plus bas. Une véritable représentation théâtrale réalise, en somme, la psychanalyse d’une foule, elle la libère par la lumière et l’affranchit de ses refoulements. C’est cette utilité psychologique du théâtre que les foules modernes ont oubliée. Elles n’y voient qu’un jeu gratuit, 136

alors qu’une véritable représentation théâtrale est un acte, un acte supérieur. Il en est de même pour les courses de taureaux. Il y a en elles l’appareil du théâtre. C’est un drame en trois ou quatre temps : la présentation, l’action, la mort. Le torero joue avec la mort, et le montre. Il exécute face au taureau une espèce de danse de la mort. Il pourrait tuer tout de suite le taureau. Il joue avec l’attente du public, et avec l’impatience du taureau. Mais ce n’est pas tout, et ce n’est pas là que se situe le vrai drame. Le drame réside dans l’excitation des instincts. Il réside dans ce qui fait l’intérêt de tout spectacle : une élévation des sentiments humains. La raison d’être d’une tragédie, quand elle nous montre des passions, quand elle figure devant nous un drame, c’est qu’elle extériorise les passions et le drame retenu du spectateur. Ce n’est pas seulement la destinée de l’acteur, du personnage de fiction, qui est représentée chaque soir sur la scène, c’est la destinée même du spectateur. Sans cette identification, il n’y a pas de spectacle. D’un spectateur qui ne croit pas que c’est de lui-même qu’il s’agit, que c’est lui-même qui va être sacrifié sur la scène, on peut dire que c’est un mauvais spectateur, ou sinon que le drame est faux, qu’il est étranger à la sensibilité humaine, et que l’acteur est mauvais. La merveille du théâtre, poursuit mon jeune interlocuteur, et ce qui en fait en vérité un art supérieur, c’est que le drame, lorsqu’il est représenté, ne survient pas. L’acte figuré n’est pas effectué dans la réalité. L’acteur qui va commettre un crime ne le commet pas en réalité ; il garde par conséquent intactes les forces qui lui 137

servent pour son crime. Le véritable criminel, au contraire, du point de vue du théâtre est un mauvais acteur, car il finit par perdre ses forces. La passion qu’il a expulsée se consume en se déchargeant dans un crime. De ce fait, matériellement, elle n’existe plus. Le criminel dans la vie est acteur, c’est possible, mais un acteur dégonflé. Et, pour ce qui est de la vie réelle, l’acteur est un criminel raffiné, car il a pu conserver intactes les forces malignes de ses passions. Pendant une corrida, la passion du public est à son paroxysme mais, du fait du geste fatal du torero, cette passion exécute un acte, et ainsi se décharge. Il suffit de regarder les gens à la sortie d’une course de taureaux : ce sont de véritables criminels dégonflés. Leur passion a été rassasiée, par le sang. Et, parce que le sang a été versé dans la réalité, on peut dire qu’une tragédie inutile a eu lieu. Le miracle du théâtre, au contraire, c’est qu’il fait naître des forces, c’est qu’il crée une mystérieuse alchimie de passions, mais que, loin de les faire se perdre, il les conserve, aucun acte n’étant, en réalité, effectué. J’en arrive maintenant au nœud même de mon sujet. Comme la tragédie, à l’inverse des courses de taureaux, le sacrifice humain est une action qui conserve. Il produit du côté de l’homme sacrifié, et de celui de la foule, une sorte de transfiguration double. La foule expulse des passions, passions de mort, passions de sang, vices cruels, voluptuosité sanglante. La puissance de toutes les passions mauvaises est poussée à son paroxysme, et on pourrait croire qu’elles se perdent, parce que le sang est versé, parce qu’un homme est tué en réalité. C’est vrai, mais il ne faut pas oublier que ce n’est pas 138

un taureau qui est ici sacrifié, mais un homme vivant, un homme pensant, un homme souffrant. Le taureau n’est qu’un animal. L’homme est un esprit animé, frémissant. Là où le taureau ne donne que son sang, l’homme donne une âme – c’est, autrement dit, un acte pensant. Durant les corridas, le taureau sacrifié conduit les passions de la foule vers la terre, où elles se perdent avec son sang. Il y a là une force perdue, une chaîne ouverte qui ne se refermera plus. Avec le sacrifice d’un homme, par une espèce d’identification magique, la foule verse son sang même, mais l’homme mis à mort lui restitue une âme. Car – et c’est là le miracle du théâtre, que reproduit la tragédie du sacrifice humain – le sacrifice de l’homme est consenti, volontaire. L’homme que l’on oblige à mourir accepte sa mort en frissonnant. Il fait de sa mort un acte utile ; il livre une force en mourant. C’est force contre force, et la force perdue est équilibrée par la force offerte. La chaîne de l’acte est fermée. Le double courant de passions inversées, celles de la foule et celles de l’homme sacrifié, a abouti à une espèce de transfiguration magique. Sacrificateurs et spectateurs en sortent de cette façon, pourrait-on dire, améliorés, comme après la représentation d’un drame sacré, et, elle aussi exaltée, l’âme de la victime les accompagne. Mon jeune ami mexicain en termine : entre la barbarie vaine des courses de taureaux des Espagnols et la haute magie raffinée des sacrifices humains des Aztèques, laquelle révèle-t-elle un plus haut degré de civilisation, laquelle se solde-t-elle en fin de compte par le bénéfice d’un acte utile ? Pourriez-vous me le dire ? » 139

Antonin Artaud

Peinture rouge « Voilà trois ou quatre siècles que la civilisation Rouge s’est éteinte. Et l’âme Rouge est retournée sous la terre. Ici ou là, cependant, la culture Rouge scintille encore, même si elle est bien recouverte par les apports de la civilisation européenne. La peinture de María Izquierdo prouve que l’esprit rouge n’est pas mort : que sa sève bouillonne avec une intensité accrue du fait même du long travail d’attente, d’incubation, de macération57. L’art européen manque d’une substance. Très forts en technique, maîtres reconnus dans l’effort d’accommoder les styles, de nouer les lignes externes en des figures plus ou moins imitées des hautes traditions de l’ancien – un ancien qui a été proche et qui est aujourd’hui assyrien, égyptien, hindou, chinois, balinais, perse, mais aussi précolombien –, les peintres français souffrent, néanmoins, d’une déficience d’inspiration. Et l’inspiration, l’inspiration qui est un puissant atavisme de race abonde dans l’art de María Izquierdo. Elle n’est pas de ces peintres dont on dit qu’ils savent voir et peindre. De telles facultés sont mineures chez le peintre véritablement inspiré. On ne peut pas dire de María Izquierdo qu’elle peint. Les formes et les couleurs naissent sous son pinceau avec 57 Le texte original (en français) de cet alinéa a été publié dans les Œuvres complètes d’Artaud (Paris, Gallimard, 1980 [éd. revue et augmentée], vol. VIII, p. 257). C’est bien sûr la leçon de l’auteur qui est ici reproduite. (N. d. T.)

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une espèce de vivacité intérieure qui marque sa prédestination. Les personnages apparaissent en conservant la forme sous laquelle ils ont auparavant vécu ; les couleurs s’unissent à la vibration du spectre solaire, de sorte qu’elles se répondent en une harmonie plus qu’étrange : un rouge et un bleu réalisent le miracle de se lancer mutuellement leur mystère, le mystère-né de la couleur. Ce n’est pas une invention de forme ; ce ne sont pas des inventions de couleur. C’est une invention de vie passée, enfouie, qui trouve ses formes, ses situations, son espace, avec une ingénuité primitive. María Izquierdo trouve en elle la mémoire de charmes anciens, de drames anciens, d’anciennes conjurations tragiques, d’anciennes tueries. Une vie fabuleuse, mythique, ruisselle de ses tableaux, rayonne de ses pinceaux. Et cette vie possède ses formesnées, grossières, ailées et grasses. Elle découvre des formes naïves, la couleur brutale, enfantine, violente, qu’il lui faut. Tous les âges de la Mythologie Antique sont là, et aussi ses tempêtes, son lancinant mystère, ses nuages tourmentés. Amis de l’homme, des lions domestiqués éclatent comme des soleils sous les remparts d’une ville enchantée. La peinture d’aujourd’hui a besoin d’une infusion de sang mythique. María Izquierdo peut la lui procurer, parce que, dans ses tableaux de la vie contemporaine (une fille qui se dénude derrière une fenêtre ouverte), un vieux frêne brille par ses formes et par ses couleurs, tandis que tombent les rayons d’un soleil oblique dont le foyer n’est nulle part. »

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Antonin Artaud

Les Indiens et la métaphysique « Il y a au Mexique plus de cent races d’Indiens qui vivent en marge de la civilisation moderne et qui refusent cette civilisation-là. Cela fait maintenant quatre siècles qu’ils la refusent, et pendant ces années notre civilisation a eu le temps de tomber en morceaux. S’il est vrai qu’il existe encore des tribus indiennes qui ne sont pas mêlées du sang des Blancs, bien peu d’entre elles ont échappé au virus purement utilitaire et intéressé du monde actuel, et bien peu surtout ont conservé dans leur pureté leurs rites de la Nature, tels qu’ils étaient primitivement célébrés. Le matérialisme, scientifique ou non, le catholicisme, les jésuites ont sapé jusqu’aux racines les vieilles croyances des Indiens, rompant par là même – il faut le dire – des communications stupéfiantes. De-ci de-là, néanmoins, l’ancien culte du soleil subsiste dans toute sa puissante et magique vivacité. Quand je suis arrivé au Mexique, on m’a indiqué la race tarahumara comme étant l’une des dernières à conserver l’empreinte du passé. Là-haut, dans les montagnes les plus reculées de la Sierra Madre, au milieu de ses horizons multipliés à l’infini et remplis par des fonds immenses aux perspectives étagées, les Tarahumaras célèbrent encore le rite métaphysique du soleil, 143

fondé sur les nombres-principes. Ils célèbrent par la danse créative de l’ayote la mise en pièces éternelle de l’homme et de la femme, dont la Nature a réuni les principes sous la forme de la racine sacrée. Je suis resté un moment au sein de cette race étrange et anachronique, constatant ses hautes vertus, qui me sont apparues comme la conséquence directe de cet anachronisme privilégié. Le monde blanc d’aujourd’hui ne se rend pas compte que son douloureux désordre est un désordre de civilisation. Ceux qui ont envisagé comme il doit l’être le problème du monde moderne ont été pris pour des philosophes, autant dire pour des raisonneurs qu’il n’est pas nécessaire d’écouter ; mais le monde moderne est aujourd’hui mené par des politiques et, entre un philosophe inspiré et un politique ignare, ce monde ne saura pas hésiter. La civilisation du monde blanc s’est fourvoyée, et seules peuvent y porter remède les solutions archéologiques ; autrement dit, tourner résolument le dos à l’actualité, rompre avec elle. Un philosophe peut encore dire ces choses sans danger, mais pas un politicien ; car la politique, de tout temps, a été faite de rapiéçages. Aux efforts ridicules du monde moderne pour tenter de ravauder une vie qui se déchire de toute part, les purs Indiens non civilisés du Mexique opposent l’image d’une sorte de paix fondée sur les plus hauts principes philosophiques qui, depuis des siècles, demeurent immuables. Aussi insensé et invraisemblable que cela paraisse, il me faut formuler une vérité. 144

Ce n’est pas seulement la vie des Indiens, c’est aussi leur race qui est fondée sur certains principes. Et une raceprincipe est une race plus proche que d’autres de certains mélanges, de certaines sources physiques par lesquelles a débuté la vie de la Nature. Une race qui a conservé sa cohésion originelle conserve aussi sa force physique originelle et sa pénétration originelle d’esprit, c’est-à-dire la force et l’intensité de son esprit. Ce sont peut-être là des vérités passées de mode, mais ce sont, quoi qu’il en soit, des vérités. Et la force de l’esprit crée un ordre. Le désordre est toujours le résultat d’une fatigue, d’une sorte de dissociation de principes où le Mâle et la Femelle de la Nature mènent chacun de son côté une vie contradictoire et irréfléchie. Telles sont les idées originales et simples que la vie de la race tarahumara m’a fait venir à l’esprit. Je peux dire que, lorsque l’on monte là où vivent les Indiens Tarahumaras, la vie humaine tout entière change de plan, et que l’on entre avec eux dans un monde véritablement métaphysique, car c’est d’une élévation du niveau de la pensée humaine qu’il est ici question. Oui, toutes les races à leur origine, quand on les prend dans leur force, les races qui n’ont pas perdu le secret et la tradition extrahumaine de leurs origines affirment, par leur conception même de la vie, cette origine extrahumaine, elles la manifestent dans leur organisation et dans leur ordre fondé sur les hiérarchies les plus sublimes, et, comme chez elles il n’y a pas de classes, c’est, par conséquent, l’image de véritables fraternités cachées que les races des purs Indiens du Mexique continuent de nous présenter. » 145

Table des matières Préface ……………………………………………….................. Correspondance Laurine à Bernard 14/02/18 ……………………………… Bernard à Laurine 15/02/18 ……………………………… Laurine à Bernard 23/02/18 ……………………………… Bernard à Laurine 25/02/18 ……………………………… Laurine à Bernard 25/02/18 ……………………………… Bernard à Laurine 25/02/18 en lisant la lettre du 25/02/18 Laurine à Bernard 26/02/18 ……………………………… Bernard à Laurine 28/02/18 ……………………………… Laurine à Bernard 28/02/18 ……………………………… Laurine à Bernard 01/03/18 ……………………………… Bernard à Laurine 03/03/18 ……………………………… Laurine à Bernard 05/03/18 ……………………………… Bernard à Laurine 05 mars au soir…………………………... Laurine à Bernard 07/03/18 ……………………………… Bernard à Laurine 09/03/18 ……………………………… Laurine à Bernard 08-10/03/18 …………………………... Bernard à Laurine 11/03/18 ……………………………… Laurine à Bernard 12/03/18 ……………………………… Bernard à Laurine 17/03/18 ……………………………… Laurine à Bernard 19/03/18 ……………………………… Bernard à Laurine 24/03/18 ……………………………… Laurine à Bernard 27/03/18 ……………………………… Bernard à Laurine 29/03/18 ……………………………… Laurine à Bernard 30/03/18 ……………………………… Bernard à Laurine 05/04/18 ……………………………… Bernard à Laurine 09/04/18 ……………………………… Laurine à Bernard 12/04/18 ……………………………… Bernard à Laurine 21/04/18 ……………………………… Laurine à Bernard 23/04/18 ……………………………… Antonin Artaud/México/La Habana…………………... Bernard à Laurine 13/05/18 ……………………………… Annexes …………………………………………………............

9 15 19 21 25 29 33 37 41 43 47 51 53 57 59 61 65 71 73 79 83 89 91 97 99 107 109 113 119 123 124 127 129

Artaud à La Havane Le théâtre au Mexique ……………………………………….. La Corrida et les sacrifices humains ………..…………………… Peinture rouge ………………………………………………... Les Indiens et la métaphysique…………………………………..

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Quelques publications de Bernard Noël Extraits du corps, Minuit, 1958 La face de silence, Minuit, 1967 Le château de Cène, Jérôme Martineau, 1969 Une messe blanche, Fata Morgana, 1970 Le Dictionnaire de la Commune, éditions Hazan, 1971 Le Lieu des signes, Pauvert, 1971 La peau et les mots, Flammarion, 1972 Les Premiers Mots, Flammarion, 1973 L’Outrage aux mots, Pauvert, 1975 Le 19 octobre 1977, Flammarion, 1979 L’enfer, dit-on…, Herscher, 1983 Le Sens la Sensure, Talus d’approche, 1985 Le Syndrome de Gramsci, P.O.L, 1994 La Castration mentale, Ulysse fin de siècle, 1994 La Maladie de la chair, Ombres, 1995 La Langue d’Anna, P.O.L, 1998 La Maladie du sens, P.O.L, 2001 Artaud et Paule, Lignes-Manifeste, 2003 Monologue du nous, P.O.L, 2015 Œuvres complètes Les Plumes d’Éros, Œuvres I (écrits érotiques), P.O.L, 2010 L’Outrage aux mots, Œuvres II (écrits politiques), P.O.L, 2011 La Place de l’autre, Œuvres III (critiques), P.O.L, 2013 Comédie intime, Œuvres IV (monologues), P.O.L, 2015

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Dans ce dialogue épistolaire entre deux poètes, se libère une interrogation sismique, libre, sur les nouvelles formes de pensée auxquelles nous conviait l’auteur du Pèse-nerfs et de Voyage au pays des Tarahumaras. En questionnant leurs rapports à l’écriture, Bernard Noël et Laurine Rousselet parviennent à faire revivre Antonin Artaud et se tiennent au plus près du jaillissement de son écrire-dessiner. Laurine Rousselet (1974) est poète, prosatrice. Elle collabore à différentes revues littéraires et dirige les Cahiers de l’Approche, dont chaque livraison propose la traduction d’un poète du monde en regard du texte originel. Son écriture met en jeu la scansion, silences et valeurs rythmiques, portant le secret intriqué des métaphores pour dire sa défiance spontanée envers le sens commun ; elle est une forme d’adhésion radicale à l’inconnu du poème.

Laurine Rousselet

Laurine Rousselet

Correspondance avec Bernard Noël Artaud à La Havane

Correspondance avec Bernard Noël

Créations au féminin

La correspondance entre Laurine Rousselet (1974) et Bernard Noël (1930-2021) nous fait entendre deux voix poétiques qui, à deux générations de distance, au-delà du vécu et de la renommée, ancrent leurs échanges dans les tonalités de l’amitié, parfois aussi de la tendresse, sur leur perception d’Antonin Artaud. Avec ce dernier nous effectuons un nouveau saut générationnel, si bien que l’espace parcouru dans ces lettres émouvantes et instructives, qui sont en réalité des documents de travail, nous conduit à savourer avec gratitude l’impact que peut avoir la poésie sur les sentiments et les destinées au-delà de la distance temporelle et de la mort.

Mise en page : Luiz Ferraz. Illustration de couverture : © Ernest Pignon-Ernest, Portrait d’Antonin Artaud (1997), fusain, pierre noire, pastel, 40 x 28 cm. Logo de la collection : Javier Termenón. http://javiertermenon.blogspot.com/

ISBN : 9978-2-343-24505-8

16,50 €

9 782343 245058

Créations au féminin