Artaud, l’astre errant 9782763758398, 2763758398

C’est moi, Artaud, Antonin, cinquante piges, qui le fais, de prendre la peau, et de la crever, au lieu d’attendre son ré

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French Pages 198 Year 2022

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Table of contents :
Une vie avec Artaud
Chapitre 1
Le père, la mère, les avatars et les doubles
Chapitre 2
Artaud et la dynastie des Antonins
(Héliogabale ou l’anarchiste couronné)
Chapitre 3
De la correspondance à l’œuvre-vie, refaire le monde
(Correspondances avec Jacques Rivière et avec Génica Athanasiou)
Chapitre 4
Sous l’écorce amère :l’impensé et l’impouvoir
(textes de jeunesse)
Chapitre 5
Les lettres et les six filles
(Suppôts et suppliciations)
Chapitre 6
L’écriture autophage
(Pour en finir avec le jugement de dieu)
Chapitre 7
Artaud et van Gogh
(Van Gogh le suicidé de la société)
Postface
Printemps 1993 :les Journées internationales Artaud à Montréal
Bibliographie
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Artaud, l’astre errant
 9782763758398, 2763758398

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Artaud, l’astre errant

Artaud, l’astre errant

Simon Harel

Nous remercions le Conseil des arts du Canada de son soutien. We acknowledge the support of the Canada Council for the Arts.

Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.

Mise en page : Illustration de couverture : Renaud Belles-Isles Maquette de couverture : Laurie Patry Révision linguistique : Guillaume Leblanc

© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 4e trimestre 2021 ISBN 978-2-7637-5838-1 PDF 9782763758398 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de ­l’Université Laval.

Table des matières Une vie avec Artaud. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Chapitre 1

Le père, la mère, les avatars et les doubles. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 Chapitre 2

Artaud et la dynastie des Antonins (Héliogabale ou l’anarchiste couronné) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 Chapitre 3

De la correspondance à l’œuvre-vie, refaire le monde (correspondances avec Jacques Rivière et avec Génica Athanasiou) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 Chapitre 4

Sous l’écorce amère : l’impensé et l’impouvoir (textes de jeunesse). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 Chapitre 5

Les lettres et les six filles (Suppôts et suppliciations) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 Chapitre 6

L’écriture autophage (Pour en finir avec le jugement de dieu) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 Chapitre 7

Artaud et van Gogh (Van Gogh le suicidé de la société). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149

VII

VIII

ARTAUD, L’ASTRE ERRANT

Postface

Printemps 1993 : les Journées internationales Artaud à Montréal. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169 Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181

Une vie avec Artaud

A

ntonin Artaud est un compagnon de très longue date. Peut-être le plus ancien. Je range cet écrivain complexe à la prose folle et violente dans la catégorie de mes « écrivains méchants ». Il est même au premier rang, car son œuvre ne se contente pas de produire un univers conceptuel, un monde imaginaire. Les textes d’Artaud sont des corps à corps qui supposent la dévoration de l’autre, voire l’autodévoration et le cannibalisme, en une posture sacrificielle et sacrée qui fait de la littérature un piédestal d’où il faudra bien, un jour, déchoir.

Lecteur d’écrivains impossibles, je me suis longtemps nourri de méchanceté. Il faut croire que j’avais trouvé en cette circonstance de quoi vivre, sans trop me poser de questions sur le prix à payer pour un tel choix. À moi les errements de la colère qu’il m’était possible de justifier par un quantum de fictions, dont celles de Thomas Bernhard, d’Antonin Artaud et de V.S. Naipaul. Toutefois, ce n’est pas pour rien que j’ai choisi de penser ces auteurs ensemble, et d’écrire un trio d’essais-dictées en commençant par Naipaul, l’enragé de Trinidad aux récits cyniques et au ton acerbe, pour poursuivre par le misanthrope autrichien qui ressasse sans cesse son ressentiment et sa colère dans une prose hypnotique. Je devais clore la réflexion avec Artaud, le « fou » de Rodez, celui qui est avec moi depuis toujours, sur qui j’ai décidé, il y a bien longtemps déjà, d’écrire ma thèse et que j’ai fréquenté de nouveau assidûment pour dicter cet essai. Je ne savais pas alors que cela se ferait dans des conditions inédites et dramatiques, en pleine pandémie de COVID-19. Plus qu’un contexte, cela a changé le déroulement de la dictée. Le livre lui-même en a été affecté. Pas « infecté », du moins je l’espère, c’est-à-dire dévié de sa trajectoire première par les affects qui ligotent la pensée, pire, empoisonné par la peur et devenu hors de contrôle. Mais « affecté », ce livre l’est certainement, et comment ne le serait-il pas alors que nous nous trouvons actuellement en mode « survie » ?

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LE TRIPTYQUE NAIPAUL, BERNHARD ET ARTAUD Il y a plus de dix ans, j’ai formé le projet d’un triptyque construit sur la mise en relation de trois auteurs – V.S. Naipaul, Thomas Bernhard et Antonin Artaud – qui avaient la réputation de vouloir faire sauter l’arsenal de la méchanceté, de provoquer une déflagration massive visant à détruire les munitions de l’ennemi. Grand et vaste projet, en somme ! J’avais prévu de prendre mon temps, six ans, peut-être huit, me disais-je alors, le temps qu’il fallait pour offrir un travail précis et, je l’espérais, inédit dans sa démarche. En 2013, les choses se précisaient. Le sujet, d’abord : explorer le lien à la famille chez des auteurs à la plume vitriolée. La forme, ensuite : celle d’un essai-dictée. Ce n’était pas seulement l’envie d’une contrainte qui m’animait. Je souhaitais en passer par la parole déliée, la coulée de la pensée avant de la coucher sur le papier. Les conditions étaient chaque fois singulières, mais bien réelles : un voyage dans la chaleur du Brésil pour Naipaul, des allers-retours dans un chalet des Cantons-de-l’Est en plein hiver pour Bernhard, et pour Artaud… pour ce dernier, j’attendais le bon moment, je le retardais. J’espérais dicter de France, dans la tiédeur du printemps, là où tout avait commencé pour moi. Comment aurais-je pu imaginer que ce livre viendrait au moment de la terrible pandémie, et que pour moi ce serait Artaud « en confinement » ? J’écris ces mots, et j’ai l’impression d’une mauvaise farce, d’un coup du sort. C’est pourtant la vérité. Ce livre sur Artaud, qui vécut neuf ans interné en hôpital psychiatrique, devait s’écrire dans des conditions inattendues. Tout ce que je savais en 2013, c’est que mon triptyque privilégierait le sujet de la famille au titre d’unité constitutive du récit. Grâce à mon propre périple narratif, je serais en mesure d’éclairer par contraste les itinéraires de mes écrivains, me disais-je. Pour un Naipaul ou un Artaud, la chose était possible. Les textes de ces auteurs offrent une topographie des lieux, une carte des séjours et des déplacements. Chez Naipaul, la création d’espaces fictionnels est par exemple rarissime. Néanmoins, on peut conclure que la géographie des lieux dans son œuvre n’est pas pour autant qualitativement ou quantitativement différente des lieux historiques qui lui donnent vie. Pour Bernhard, l’approche s’avérait plus compliquée. À première vue, l’œuvre du romancier autrichien se situe dans son pays natal. Cependant, nous savons à quel point la haine du natal et du « naissant » est omniprésente chez ce misanthrope. Comme je l’ai écrit en 2019 dans La respiration de Thomas Bernhard, qui fait suite à La rage de V.S. Naipaul, l’affrontement corporel se limite à un « langage

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de tête », une sexualisation de l’activité cérébrale. Chez Bernhard, le principe de la lignée suppose l’extinction de cette dernière. Il n’y a pas de demi-mesure. L’annihilation est ce qui fonde le soubassement de l’origine. Après avoir publié ces deux premiers essais-dictées chez Nota Bene, l’un sur Naipaul, le deuxième sur Bernhard, il me restait à confronter Artaud. Pourquoi ai-je gardé cet auteur pour la fin ? Artaud n’est pas très « famille », même si la définition que j’en propose, à partir de Naipaul et de Bernhard, n’a rien de conventionnel. Sans vouloir céder à l’excès d’une rhétorique déclamatoire sur cette perte de toute origine qui s’avère constitutive de l’œuvre artaudien, on peut au moins conjecturer sur des intensités d’affects. La plus grande difficulté réside toutefois dans l’impossibilité de penser l’œuvre – qui n’est pas une quête de totalité – selon le principe d’une mise en forme narrative. Gille Deleuze et Félix Guattari l’ont d’ailleurs démontré tout au long de leur collaboration1 en privilégiant le concept au narratif, et en mettant l’accent sur l’aspect schizophrénique de l’œuvre. « Artaud est la mise en pièces de la psychiatrie, précisément parce qu’il est schizophrène et non parce qu’il ne l’est pas. Artaud est l’accomplissement de la littérature, précisément parce qu’il est schizophrène et non parce qu’il ne l’est pas. Il y a longtemps qu’il a crevé le mur du signifiant : Artaud le Schizo2 », écrivent Deleuze et Guattari dans L’antiŒdipe. Cette citation me semble essentielle pour comprendre le changement de regard sur Artaud dès les années 1970 : à partir de là, Artaud devient le chantre de « l’antipsychiatrie » et on voit bien comment Deleuze et Guattari prennent des précautions, se sentant obligés de s’expliquer sur le terme schizophrénie, qui renvoie à la psychiatrie normative, avant de s’en détacher. Ils en font autre chose, ils déplacent Artaud du champ psychiatrique au champ créatif, « littéraire », disent-ils. Pour ma part, je dirais « poétique », pour clore le débat sur le narratif artaudien : en effet, si l’on met de côté les premiers poèmes influencés de loin par les surréalistes, on constate que sa production est réfractaire à

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On néglige souvent l’apport de Félix Guattari au profit de Gilles Deleuze. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que si Deleuze est philosophe, Guattari, lui, vient des cercles psychanalytiques qui ont développé une résistance au modèle freudien. La pensée du binôme sur Artaud et son œuvre lui doit beaucoup. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 1 : L’anti-Œdipe, souligné dans le texte.

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l’acte traditionnel de raconter. Elle se construit à partir de pensées sur l’affect, et c’est en cela qu’elle échappe au narratif. De même, l’œuvre d’Artaud met à mal les schémas classiques de la psychanalyse, comme le « roman familial des névrosés » hérité de Freud, lecteur d’Otto Rank3. Les différents écrits qui vont particulièrement m’intéresser – de la Correspondance avec Jacques Rivière à Van Gogh le suicidé en passant par L’ombilic des limbes et Suppôts et suppliciations – sont l’expression d’un refus déterminé quant à cette fatalité. Ainsi, la revendication du « corps sans organes » dans les écrits tardifs correspond à cette éviscération de l’identité du sujet dans le but de ne plus l’astreindre aux exigences du familialisme. Ce dernier concept appartient aux belles heures de l’antipsychiatrie et trouve son expression achevée dans les deux volumes de Capitalisme et schizophrénie. Dans ces deux essais, la contestation du roman familial freudien par Deleuze et Guattari est on ne peut plus radicale. À l’instar du personnage d’Héliogabale4 chez Artaud, la destruction du noyau familial est à l’ordre du jour. C’est le parricide qui est invoqué au premier chef, quoiqu’il ne faille pas négliger, dans le mouvement impulsé à cette écriture, la présence d’un désir matricide qui coïncide avec l’annihilation du pouvoir de (pro)création. Depuis ma lecture de Naipaul, et de façon certes un peu contradictoire, j’ai tenté d’unifier les trois œuvres (était-ce au nom d’un idéal réparateur en partie inconscient ?) alors même qu’ils traitent avec exigence d’un principe de destruction interne. La rage chez Naipaul et l’irritation chez Bernhard composent à première vue un assemblage d’affects certes corrosifs, mais qui ne mettent pas en question l’identité de la personne propre. La figure de l’auteur est préservée. Naipaul et Bernhard peuvent être considérés comme les figures instauratrices d’un rapport à l’Auteur qui se double de la mise en scène de personnages. Ces personnages sont bien sûr malmenés. Chez Naipaul, ceux-là sont soumis à la rage du narrateur qui ne fait pas mystère de la haine qu’il ressent à l’égard de la multitude des dépossédés. Toute la production de l’écrivain britannique né à Port of Spain est une longue déclaration de guerre envers ses proches. La figure du sniper ou du franc-tireur m’a

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L’expression « le roman familial des névrosés » (« der Familienroman der Neurotiker ») conceptualisée par Freud est tirée du Mythe de la naissance du héros d’Otto Rank, en 1909. Elle sert à nommer la fable que l’homme se construit pour dépasser la crise œdipienne. Voir Antonin Artaud, Héliogabale ou L’anarchiste couronné.

Une vie avec Artaud

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semblé si importante chez Naipaul que j’ai décidé d’en faire le sujet principal d’un essai intitulé Attention écrivains méchants5. L’œuvre de Bernhard n’est pas différent de celui de Naipaul. On y trouve des personnages pris au piège de relations conjugales où domine le rabaissement de l’autre, surtout de la femme, des histoires de famille qui renouent avec un héritage de violences et de destruction. Néanmoins, tous ces personnages existent bel et bien dans le domaine de la fiction. De même, un narrateur permet de transmettre un discours qui favorise la prise de parole de ces personnages. En somme, les romans de ces deux auteurs obéissent à l’injonction première du roman familial et de la scène représentative qu’il met en valeur. Leurs personnages possèdent une densité historique et événementielle. Ils proviennent de milieux sociaux clairement identifiés. Ils ont des parents, des frères et des sœurs. Parfois, ils se marient et ont des enfants. Tout cela peut paraître banal. Le roman n’est-il pas l’expression de vies possibles par l’entremise de la fiction ? Le roman n’est-il pas en fait un artifice névrotique ? Marthe Robert, qui sera l’une des proches d’Artaud, qui l’aidera et le soutiendra du mieux qu’elle le pourra, ne cessera de clamer l’universalité du roman des origines, dans la foulée des travaux freudiens. En cela peut-être n’est-elle pas si éloignée dans sa démarche que l’écrivain dont on questionnera la folie et le tourment : avec le positionnement universaliste de l’Œdipe et l’insistance du pouvoir fondateur de la fable, Marthe Robert ne nous parle-t-elle pas, finalement, de « formule quasi magique » ? Cette question était posée dès la sortie de son ouvrage Roman des origines et origine du roman, en 1972. Elle est d’une criante actualité, à voir aujourd’hui comment la fable et la famille sont deux notions qui se réajustent, et elle permet à mon avis de relire profitablement Artaud. À première vue, les écrits artaudiens composent un univers épars. Rien ne fait office d’arrimage ou de point de fixation. Le lecteur serait bien en peine d’identifier une origine qui permettrait de certifier un nom propre, une filiation, une identité avérée par un quelconque statut social : c’est ce que je tenterai de dégager dès le premier chapitre sur la biographie reconstruite d’Artaud – et en quoi elle dépasse les enjeux de la fable du névrosé, ce qu’Artaud n’est pas, d’ailleurs. S’il y a bien un Antonin Artaud né en 1896 à Marseille, cet individu est déjà un personnage de fiction qui se confond bien vite avec d’autres êtres qui sont l’empereur romain 5.

Voir Simon Harel, Attention écrivains méchants.

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Héliogabale, le peintre van Gogh, Jésus-Christ et aussi certaines personnes de sa famille, comme sa grand-mère maternelle. Les identités fluctuent plus qu’elles ne s’atomisent, et le roman familial en tant que fable s’écroule de lui-même devant cette élasticité de la pensée artaudienne. Dès la fameuse Correspondance avec Jacques Rivière, le poète et écrivain est hanté par le spectre de sa disparition. S’il y a répétition du roman familial dans cette correspondance, c’est à la condition de noter que toute filiation littéraire s’efface au moment où nous croyons celle-ci accomplie. Artaud refuse d’être l’élève ou le fils de Rivière. Le reste de l’œuvre est à l’avenant : chaque fois qu’il échafaude un projet de pensées qui se transforme en livre, le tout tombe en poussière. Le livre est chez Artaud un objet fragile et la cohésion de l’œuvre n’est pas sa préoccupation principale. Sa dissolution est même un fait avéré. Si le roman familial n’est pas le point de départ des écrits d’Antonin Artaud, il me faut accepter que le fantasme de complétude associé à l’œuvre soit le point de butée de mon aveuglement. À l’instar des filles de cœur qu’Artaud a créées de toutes pièces lors de son internement, il me faut accepter que ce que j’accueille en moi depuis des années est une fiction construite pour apprivoiser ma névrose. Il faudra bien un jour que je lève le voile sur mes histoires de famille pour que l’œuvre d’Artaud acquière une résonance personnelle. En définitive, cet œuvre m’a très probablement sauvé la vie. Sauver la vie ? Est-ce que je n’y vais pas un peu fort ? Pour saisir ce que j’entends par là, il me faut faire un saut dans le temps et en revenir au moment où, jeune étudiant à Paris, je rédigeais ma thèse sur Antonin Artaud, sous la direction de Julia Kristeva.

MA RENCONTRE AVEC ARTAUD Alors que j’écrivais sur les écrits d’Artaud à Rodez, j’avais le temps devant moi. C’était dans les années 1980. J’étais à l’université de P ­ ari­s-VII. Une vie de savoir m’était promise si je savais faire preuve de sagesse, me disais-je alors. Cela voulait dire pour l’auteur que je voulais devenir une persévérance, voire une opiniâtreté. Il me fallait écrire envers et contre tous. Par moments, je faisais de ce rituel un langage d’accomplissement. Ce n’est pas un hasard, je m’en rends bien compte aujourd’hui, si j’avais choisi le tumulte intérieur des lettres et des écrits de Rodez en tant qu’objet d’étude. J’y découvrais un appétit de dissimulation, de protestation à l’égard des identités fixes et sédentaires qui me fascinait.

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Rappelons ici brièvement les faits : en février 1943, Artaud est admis à l’hôpital psychiatrique de Rodez. Matricule 4311. Il échoue dans cet asile après avoir fréquenté divers établissements. C’est d’abord l’internement à Rouen, en 1937, pour presque six mois, puis le transfert à Paris pour onze mois. En février 1939, on retrouve Artaud à Ville-Évrard, près de Paris, où il reste enfermé quatre ans. Il est finalement transféré à l’hôpital psychiatrique de Rodez, sur l’insistance de sa mère et du poète Robert Desnos6. Nous sommes alors en 1943. À l’époque, la France est frappée par la guerre, mais Rodez est en zone libre. Ce séjour à Rodez sera déterminant pour son retour à l’écriture et au monde de l’art. J’explorais cette période pour ma thèse sur Artaud, fasciné par les formes clandestines et douloureuses de la psychose dans ses textes d’internement. Je dis bien « textes », en sachant que j’ouvre déjà une porte qui me servira dans le présent ouvrage : l’œuvre d’Artaud comprend des lettres, beaucoup de lettres, en fait, et celles-ci nous éloignent de la fiction pour nous plonger dans les affres de la psychose et de la désintégration du sujet. J’ai très vite compris que la cruauté, telle qu’Artaud l’entendait, n’était pas une façon de faire du mal, de pratiquer – au risque de la perversion – une négation de l’autre, ce que Michel Wieviorka nomme l’antisubjectivation7. Elle révélait une grande fragilité. Ce qui m’intéressait chez Artaud, ce qui m’intéresse toujours, c’est sa non-visibilité, si l’on fait abstraction des textes du tout début (L’ombilic des limbes, les manifestes, le théâtre de la cruauté et Héliogabale ou l'anarchiste couronné). Je n’aimais pas vraiment l’Antonin Artaud lisible, déclamatoire, bien trop proche des surréalistes, et ce, malgré sa dissidence affichée dès les premières heures à l’égard du mouvement animé par André Breton – à partir de 1924, sa relation avec Breton est d’ailleurs complexe, voire conflictuelle. En réalité, j’aimais chez Artaud le souffle de la folie, cet excès que l’on retrouve chez Michel Leiris, qu’Artaud va fréquenter durant sa « période surréaliste » qui durera environ six mois (octobre 1924-avril 1925), ou encore chez Georges Bataille8. Ce qui me fascinait était que lui, le grand homme de théâtre, connaissait les arcanes de la maîtrise du souffle, moi 6. Voir Florence de Mèredieu, C’était Antonin Artaud. 7. Michel Wieviorka, La violence, p. 7. 8. Sur le rapprochement et les différences fondamentales entre Artaud, du côté de la transmutation, et Bataille, du côté de la transgression, voir Françoise Bonardel, Antonin Artaud ou la fidélité à l’infini. Sur le fait qu’Artaud ne fut jamais surréaliste au sens bretonien du terme et qu’il ne peut être associé à la « bestialité » libérale du mouvement surréaliste, voir Thierry Galibert, La bestialité, entre autres, p. 111129.

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qui ai eu tant de souci avec le souffle. Bernhard aussi, qui m’a accompagné, avait du mal à respirer normalement. Artaud en parle de manière étonnante dans « Un athlétisme affectif » : La Kabbale répartit le souffle humain en six principaux arcanes dont le premier qu’on appelle le Grand Arcane est celui de la création […] J’ai donc eu l’idée d’employer la connaissance des souffles non seulement au travail de l’acteur, mais à la préparation du métier de l’acteur. Car si la connaissance des souffles éclaire la couleur de l’âme, elle peut à plus forte raison provoquer l’âme, en faciliter l’épanouissement9.

Sa fascination pour les cultures non occidentales repose en partie sur cette définition exigeante d’un souffle qui ne se résume pas à la respiration (à la différence de Bernhard) et à son aspect à première vue métronomique. Pour Artaud, le créateur est un « expirateur ». Il projette avec violence mots, glossolalies, malédictions, tant la performance de la voix s’avère pour lui une manière de vivre. Expirer, cela veut dire pour Artaud mourir, mais la logique singulière des vies et des morts de l’écrivain ne le conduit pas à s’intéresser aux figures de l’agonie, du passage de vie à trépas – à la différence, encore une fois, de Thomas Bernhard. On ne retrouve pas chez Artaud la description de vies en voie d’achèvement. Tout a déjà été consommé – la vie sexuelle, la création inspirée. À bout de souffle, Antonin Artaud ? Certainement pas. Le monde qu’il décrit offre l’image troublante d’un récit posthume, une vie vécue à l’envers, du moins dans les textes du début des années 1920, jusqu’à la prolifération de ces nuées-parasites qui, lors de l’internement de Rodez, le possèdent et l’ensorcèlent. Pour toutes ces raisons, il met en scène dans son « œuvre-vie » une hygiène de la création qui prend l’aspect d’un nettoyage frénétique. La littérature était entrevue sous la forme d’un corps à corps, ce qui implique la dévoration de l’autre, peut-être même l’autodévoration, voire le cannibalisme, en tous les cas une attitude sacrificielle et sacrée. Artaud la développe dans un esprit de transmutation qui est fascinant. Là encore, j’en reviens à cette part immense de son œuvre qui n’est pas fictionnelle : les lettres, objet chez moi, je l’avoue, d’une grande fascination. Elles m’accompagnent encore. De ces années parisiennes, je garde un souvenir net. Tout s’est fini avec la soutenance de ma thèse sur les « vies et morts d’Antonin Artaud », et ce n’est que de retour au Québec, après le succès du Voleur de parcours, 9.

Antonin Artaud, Le théâtre et son double, p. 203-204.

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que j’ai publié ma recherche sous le titre Vies et morts d’Antonin Artaud. Le séjour à Rodez10. Que voulais-je démontrer à l’époque ? Que le passage à l’asile de Rodez opère un changement radical dans l’œuvre artaudien, parce que les écrits de cette période – de 1943 à 1946 – sont par leur énigme même l’expression d’une fable qu’Artaud délirant essaie de reconstruire. Une fable qui serait son histoire, mêlée de possessions et d’exorcismes. À l’époque, mon approche était purement psychanalytique. En cherchant à conceptualiser ce que je nomme l’« écriture réparatrice », j’ai mis en relief l’existence d’une hypocondrie métastatique qui, chez Artaud, s’est caractérisée par de multiples atteintes à l’intégrité du corps propre. L’hypocondrie, sous sa manifestation la plus habituelle, est la description d’une douleur intériorisée, comme si le sujet tentait, par le biais du langage d’organe, de faire parler ce que j’appelle le « bruissement du somatique11 ». Or, chez Artaud, ce bruissement du somatique, s’il existe bel et bien, n’en est pas moins soumis à de brusques arrêts, des interruptions grinçantes, des conflits qui mettent en scène des univers qui s’entrechoquent. Chez lui, tout se dérègle. Le corps ne fonctionne plus, les organes vitaux sont endormis, soumis à une paresse troublante, à moins que le cœur ne s’accélère, que le pouls ne batte à une vitesse folle. Cela dit, chez Artaud existe un appétit de dissimulation, de protestation à l’égard des identités fixes qu’on peut aussi nommer « identités sédentaires ». Et l’auteur, par la voix, fait part de son tumulte intérieur. Ses glossolalies se veulent des affrontements décisifs, dans le domaine de la parole articulée, pour mieux contester la normalité du diagnostic psychiatrique. Cet aspect des choses a influencé ma lecture de l’œuvre de Naipaul, mais m’a permis aussi de m’échapper de la « folie » d’Artaud. Et ce mouvement d’échappée, c’est ce que j’ai toujours cherché dans ma lecture des œuvres « fondatrices » de ma pensée, que ce soit pour Naipaul, Bernhard ou Artaud.

LES ÉCRITURES DU CORPS L’œuvre artaudien me met dans l’obligation de constater une expression de soi qui met violemment en scène un néant – signe d’une 10. Voir Simon Harel, Vies et morts d’Antonin Artaud. Le séjour à Rodez. Cet essai fait suite à ma thèse, sous la direction de Julia Kristeva : L’écriture de la psychose dans les textes de Rodez d’Antonin Artaud (1986). 11. L’expression « bruissement du somatique » est empruntée à Roland Barthes, Le bruissement de la langue.

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désintégration du sujet, dans les affres de la psychose. À côté, la rage coloniale de Naipaul me semble presque réconfortante. Sans doute que, après avoir « vécu » en compagnie de psychotiques, de fous furieux et pléthore de médecins, d’écrivains se prenant pour des papes, des démiurges, des êtres qui, avant l’invention des avatars électroniques, se croyaient habités par mille démons, j’ai trouvé, avec Naipaul, une forme de calme. Sous la forme d’un récit classique, assez proche du réalisme littéraire de Balzac, l’écriture naipaulienne me donne toujours l’impression de parcourir des zones de tension qui ne sont pas des zones de destruction. En tant qu’originaire de la petite île de Trinidad, Naipaul offre la possibilité d’une narration littéraire panoramique, notamment tous ses récits de voyages qui ont fait, autant que les romans, son succès. Chez Artaud, en revanche, il n’y a pas d’altérité, mais des débris, un corps déjà émietté, en quelque sorte éviscéré. C’est comme si l’écrivain français recyclait ces restes humains (fameux human remains) qui font partie de toutes les pratiques d’investigations médicolégales. En d’autres termes, alors que les « fictions de la réalité12 », de l’Internet, des romans populaires, font état, jour après jour, d’enquêteurs qui butent sur ces restes non identifiés de corps humains, il est possible d’envisager que l’œuvre d’Artaud traite sous la forme d’une défiguration, voire d’une infiguration du sens, de la destitution de la subjectivité. C’est le corps violenté, ces human remains, qui traduisent, en l’absence de toute autre représentation heureuse de l’être humain à la poursuite de complétude, l’image d’une violence absolue que l’œuvre d’Artaud explique à sa manière. Avec cette nuance que l’œuvre en question n’est pas ce charnier de restes humains, la description de la réalité sordide des trafiquants d’organes et des tueurs en série, mais sans cesse une recomposition, une autre manière de recycler le corps. En effet, Artaud fait état du corps sans organes, de l’éviscération de ce corps, de l’interdiction de l’accouplement, de la reproduction, comme si ce besoin, qui apparaît au domaine de la vie affective et sexuelle de l’espèce humaine, devait faire l’objet d’une sanction tranchante. On comprendra pour toutes ces raisons que la lecture de l’œuvre de Naipaul ait pu, à un moment donné pour moi, représenter un baume, une sorte de soulagement. C’est ainsi que je comprends a posteriori comment la lecture de L’énigme de l’arrivée a pu être une révélation, une épiphanie. Et comment, aussi, je tombe éperdu, en transe, dans la lecture de Bernhard 12. Comment dire autrement ? Cette expression me semble bien saisir le paradoxe de ces productions.

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avec sa prose si fluide, avec ses phrases si hypnotiques. Avec lui, je me réjouis en plus de la critique du consumérisme, de sa rage sournoise devant la quête effrénée de nouveauté ainsi que de la superficialité de ses contemporains en prise avec un idéal austro-hongrois perdu à jamais. Mais voilà, le tumulte intérieur de chacun de mes écrivains – Naipaul, Bernhard et Artaud – s’arrime au corps. Nous en arrivons bien entendu au corps-barrière qui, chez ces trois auteurs, pose problème, certes de manière différente : par la violence physique chez Naipaul, par le refus du corps chez Bernhard et par le corps sans organes en ce qui concerne Artaud, sans que lui-même y fasse jamais allusion. Je ne chercherai pas à débattre du concept de corps sans organes élaboré par Deleuze et Guattari, et qui s’inscrit dans une pensée clairement antipsychiatrique. Il est néanmoins temps de revenir sur comment penser le corps d’Artaud, c’est ce que je me disais en préparant ce livre.

L’AUTEUR EN CONFINEMENT RELIT ARTAUD En 2020, j’étais prêt : j’allais enfin déployer ma théorie des affects subalternes, lui donner toute l’ampleur souhaitée, ce que je n’avais pu faire dans mon essai Attention écrivains méchants qui aurait pu être, avec le recul, plus incisif qu’il ne le fut. Mais il y a des réalités qui ne s’inventent pas : la COVID-19 m’est rentrée dedans tandis que je m’apprêtais à écrire l’avant-dernier chapitre de mon livre sur Artaud. Cela est arrivé au moment où je devais me rendre en France et que je me réjouissais de revenir sur les lieux de mon crime. Invité par des collègues français à donner des conférences, puis à participer à des ateliers de travail avec quelques psychanalystes sur le thème de l’affect, je me préparais même à une sorte de « road trip » universitaire à Paris et dans la région de Bordeaux. Mon dictaphone était dans ma valise, avec les textes du Théâtre et son double et du Théâtre de la cruauté. J’étais bien décidé à offrir une prestation sur cet au-delà de la méchanceté que représente la cruauté artaudienne. Et, en complément, pensais-je alors, je bouclerais un dernier chapitre qui traîne, une introduction à mettre en forme et le tour serait joué, mon livre sur Artaud fini, mon triptyque achevé. Ce seraient des conditions favorables : mon hôtel à Paris, je le connais bien, il est de bonne tenue, dans une atmosphère délicieusement bourgeoise, voilà de quoi cesser de m’appesantir sur l’ouverture de ce maudit chapitre, le ton qu’il me faudrait employer. Tout était prêt pour dicter. Y compris le titre que j’avais choisi quelques

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mois auparavant : Artaud, le corps dans les étoiles. Rien ne pouvait donc empêcher de mettre un point final à ma trilogie. Je ne pouvais savoir, à ce moment-là, que je débarquerais à Paris en pleine crise sanitaire, et que le livre lui-même en serait totalement bouleversé. Je n’imaginais pas qu’en arrivant en avril 2020 la voix du premier ministre français, Édouard Philippe, résonnerait de manière terrible dans ma chambre d’hôtel : « CONFINEMENT », dit-il, faisant d’un coup se rétrécir les murs de la pièce et m’empêchant quelques instants de respirer calmement. Ensuite, plus rien ne fut normal. Ce fut d’abord le titre qui en pâtit : Artaud, le corps dans les étoiles. Autrement dit, avant la COVID-19, je posais le corps comme topique de discours, en le faisant précéder d’un déterminant. « Le corps dans les étoiles » suggère une localisation de la pensée (dans les étoiles) et une adéquation du corps devenu étoile. La ponctuation introduit, elle, une pause puis un rythme qui révèle une possible consécution du corps (dans les étoiles). Mais voilà, un titre, aussi beau soit-il, doit être au plus près du sujet. À tout moment, il peut être pointé du doigt pour rendre des comptes. Et, du fait du confinement que j’ai vécu, la préoccupation du corps d’Artaud m’est apparue plus crûment, plus violemment. Comme avec un miroir grossissant et peut-être même déformant. Il n’est pas question de faire un lien entre l’internement d’Artaud en hôpital psychiatrique et mon propre vécu de confiné dans une chambre d’hôtel parisienne, sans savoir comment j’allais rentrer chez moi. Néanmoins, cette situation inédite m’a conduit à repenser le corps d’Artaud qui est et n’est pas conjointement. C’est un problème quand on pense Artaud en tant que « corps dans les étoiles », me suis-je dit dans ma chambre d’hôtel, vue sur rues désertes. Je n’avais plus que cela à faire dorénavant : penser à Artaud. Mes activités étaient annulées. Hors de question de me rendre à mon colloque bordelais sur les humanités médicales. Moi qui avais préparé avec un grand souci du détail ma communication sur Artaud et ses psychiatres à l’ère du contretransfert médical, je me retrouvais alors enfermé avec mon auteur à tourner en rond dans ma petite chambre et à m’inquiéter. À force de côtoyer et l’auteur et l’homme, on s’imagine bien le connaître, sauf qu’il vous échappe à un moment où votre vigilance diminue, où vous le fréquentez un peu moins souvent. Vos visites s’espacent et il vous le fait payer. Il s’éloigne. C’est ce qui m’est arrivé avec Artaud. Il faut alors reprendre le travail, lui rendre plus souvent visite. Au printemps 2020, le théâtre d’Artaud ne m’inspirait plus. J’avais

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moi-même l’impression d’être au cœur d’une immense scène de théâtre : les rues de Paris désertes, les magasins déserts, un tableau de Hopper. Je me suis mis à relire sa correspondance, certains écrits comme L’ombilic des limbes ou Van Gogh le suicidé de la société, et en reprenant Pour en finir avec le jugement de dieu. J’avais du temps à tuer, comme on dit. L’expression ne m’a jamais semblé aussi adaptée à une situation. Plus je lisais, plus je m’éloignais de mon projet initial, centré sur le théâtre de la cruauté. Il fallait tout reprendre, tout réviser, repenser. Fini le corps d’Artaud dans les étoiles ! À l’encontre de ce que sous-tend le corps morcelé dans les étoiles, l’écriture d’Artaud est paratactique, sans logique langagière : j’étais parvenu à cette conclusion. Pas d’argument de discours, ni de ponctuation. C’est l’étendue de la phrase dans son brouhaha et non dans sa diction ponctuée qui intervient dans ce cas. La relation pseudo-logique propre aux langues naturelles qui recourt au principe du tiers-exclu ou principe de non-contradiction n’existe pas. Chez Artaud, le corps est et n’est pas conjointement. Il n’est pas le destinataire d’une trajectoire – dans les étoiles –, mais véritablement un astre errant. Peut-être un météore si on veut être plus précis, la définition du mot météore13 laissant une liberté de formes et de constitution, puisque le météore est un phénomène incandescent qui se passe dans l’atmosphère. Il peut être une manifestation aqueuse, gazeuse, électrique ou optique. Cette liberté correspond bien à un Artaud astre errant, traversé par l’électricité, faisant gronder le tonnerre et l’ouragan, amenant la pluie ou la neige… Cette figure d’astre errant, de possible météore, a fini par s’imposer à moi de manière frappante. J’en reconnais l’aspect presque romantique, surtout si l’on songe au sens figuré de météore14, mais je l’assume. Ma vision est irrémédiablement arrimée à celle d’un étudiant qui se retrouve à Paris pour faire une thèse sur Artaud dans les années 1980. En tant que telle, elle a resurgi lors de mon confinement à Paris en 2020, puis à Montréal lorsque j’ai pu enfin rentrer chez moi. Dans les deux cas, l’isolement a favorisé ma proximité avec cet auteur-météore. Toutefois, j’envisage la figure de l’astre errant non pas pour définir le poète comme l’image d’une étoile dévouée à l’art poétique dans un ciel incandescent, non pas dans une conception romantique, donc, mais dans une perspective plus radicale qui n’a rien en commun avec le 13. Voir la définition du TLFi : www.cnrtl.fr/definition/météore/0. 14. Au sens de « briller comme un météore ».

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dépaysement d’une vie extraordinaire dans un monde si éloigné de nous qu’il acquerrait le statut de poésie en acte. Il n’y a pas de recherche d’un point d’équilibre qui assurerait la coexistence du monde temporel et du monde spirituel. Le monde astral n’est pas celui de la chute d’Icare, du ciel qui s’offre aux humains comme représentation à peu près acceptable de ce qui nous excède. Artaud envisage d’autres enjeux : l’auteur s’incarne par définition, se projette dans l’univers du langage selon le principe de l’expulsion de la matière sonore qui est à sa façon un cosmos en modèle réduit. Il est à lui-même offrande, parfois obscénité. Les météores qui me sont apparus, au fil de la lecture d’Artaud, me font penser aux corps gazeux qui traversent l’atmosphère. Météorite, bolide, étoile filante (autre nom pour le météore) se consument lors de leur entrée dans l’atmosphère. Écoutons-le dès l’ouverture de L’ombilic des limbes : « La vie est de brûler des questions. » Cette affirmation est capitale, car elle est présentée dans ce livre dans le texte introductif. Ainsi, brûler des questions tient de l’analyse – c’est cela la vie – et du projet poétique : « Je ne conçois pas d’œuvre comme détachée de la vie15. » Autrement dit, ces propos rendent chez Artaud indissociable la vie et l’œuvre. Écoutons-le de nouveau en 1947, soit un an avant sa mort :  C’est moi, Artaud, Antonin, / cinquante piges, / qui le fais, / de prendre la peau, et de la crever, / au lieu d’attendre son rétablissement physiologique par suppôt dans le sens du papa nouveau, / de même que quand le vertige a lieu, / je ne m’en réfère pas à dieu / de redresser les enfants du père, / mais premièrement / je laisse pisser le mérinos, en frappant à coups de pied les êtres, pour qu’ils s’éloignent de mon feu16.

Tandis que j’étais bloqué, enfermé pour raison sanitaire d’abord à Paris puis à Montréal, dans un second temps, la folie d’Artaud brisait les chaînes, et permettait un envol dont je ne veux pas taire la part émotionnelle dans ma réflexion actuelle. Peut-être même y a-t-il chez moi une lecture viscérale. En revanche, en aucun cas la coloration romantique ne doit être considérée ici comme mon angle d’approche. Elle signale plutôt un contexte inédit qui me rapproche d’autant d’Artaud, l’expression d’astre errant étant plus compliquée qu’il n’y paraît de prime abord.

15. Antonin Artaud, L’ombilic des limbes précédé de Correspondance avec Jacques Rivière et suivi de Le pèse-nerfs. Fragments d’un journal d’enfer. L’art et la mort. Textes de la période surréaliste, p. 51. 16. Antonin Artaud, « État civil », dans Œuvres complètes, tome XIV, vol. 2, p. 32.

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DU CORPS DANS LES ÉTOILES À L’ASTRE ERRANT Être un astre errant pose la question de la famille. « C’est moi, Artaud, Antonin, / cinquante piges, / qui le fais, / de prendre la peau, et de la crever, / au lieu d’attendre son rétablissement physiologique par suppôt dans le sens du papa nouveau » : ces mots, chez Artaud, ne sont pas qu’un jeu de langage, avec un enjeu poétique. La famille, chez Artaud, est au centre de sa pensée, de sa folie et de son œuvre : sans cesse refusée, elle est en même temps désirée à condition qu’elle soit entièrement recomposée. Comment penser un triptyque autour de Naipaul, Bernhard et Artaud, en sachant qu’il faudra s’éloigner de nos conceptions familières de la famille… car, entre autres fonctions, la famille fait l’objet d’une idéalisation culturelle et sociale. On pourrait croire que c’est simplement le narcissisme du sujet qui se rabat sur cette idéalisation de la famille, mais il apparaît nettement que cette idéalisation est bien plus que cela : elle est exigée par la société, du moins l’était-elle tout au long du 20e siècle. Dans ce contexte, la famille s’avère être le siège œdipien du désir parental. Cela suppose que les géniteurs aient accepté inconsciemment de faire acte dans ce qui deviendra la famille, à savoir un microcosme de l’univers social. C’est ce qu’on appelle le « familialisme ». Or, chez Artaud, cela ne fonctionne pas. Par son travail, le père, Antoine-Roi, est souvent absent, et il meurt en septembre 1924 au moment où la correspondance Rivière-Artaud est publiée. Les rapports entre père et fils étaient froids, gênés, distants. Quant à la mère, Euphrasie, son surinvestissement symbolique est de courte durée. Très vite, en grandissant, Artaud lui fait des reproches et la malmène, alors que de son côté il semble que sa mère, avec très peu de moyens financiers, fasse tout pour l’aider. Il s’en excuse souvent, promet de mieux faire. Mais bientôt, Antonin va se déclarer abandonné17 et, ce faisant, il écarte tout familialisme possible. À lire son œuvre, on perçoit que ce sentiment vient de l’incapacité de sa mère à le soigner. Et comme le souligne très justement Thierry Galibert dans la somme qu’il consacre à Artaud : « La maladie freine la conquête de l’estime de soi, la renvoie toujours à demain, et la famille est vécue comme cette instance en laquelle s’intriquent éducation et soins18. » De sorte que le moi d’Artaud ne peut que s’éclater en une multitude d’identités concurrentes. Là se logent les 17. Voir Thierry Galibert, La bestialité, p. 23 sq. 18. Ibid., p. 25.

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avatars d’Artaud, ce qui enclenche forcément une réflexion sur l’antiidéalisation, et celle-ci est centrée sur la notion d’astre errant. J’avais déjà ce souci en tête lorsque j’avais publié Vies et morts d’Antonin Artaud. Le séjour à Rodez en 1990 : comment penser le passage de l’idéalisation à l’anti-idéalisation de la famille chez Artaud ? Dans cet essai, je montrais combien, à travers les lettres de Rodez, on pouvait ressentir à quel point Artaud avait intériorisé la question mystique et le rôle de la Mère en tant qu’idéalisation d’un inconnu maternel. Les ambivalences mises en évidence étaient sans possible résolution. Selon moi, l’écriture devient d’autant plus réparatrice qu’elle se déploie à Rodez : il y a un « trou » du symbolique à l’œuvre dans Rodez, une intrication de la mort et de la vie dans la genèse d’une pensée délirante qui situe le sujet Artaud au cœur de son origine et nécessite un travail de réparation. Cela se fait non sans que l’on perçoive sa mélancolie. Les écrits de Rodez en conservent nettement la trace. La pandémie, avec sa charge d’angoisse et d’incertitude, m’a fait aller plus loin que prévu, j’ai voulu en revenir à la biographie réelle d’Artaud – ce que je n’avais pas envisagé de prime abord – avant de plonger à nouveau dans sa biographie réinventée, et d’embrasser son œuvre dans sa globalité, sans vouloir cette fois me focaliser sur les écrits de Rodez. Je voulais mieux saisir l’échec du familialisme chez lui et sa quête incessante d’une origine impossible à partir des écrits de jeunesse, de la correspondance avec Jacques Rivière et des textes tardifs, écrits à la sortie de l’asile, à partir de l’année 1946. Tandis que les premiers discours sur le confinement parlaient de flânerie et d’errance (plus ou moins angoissées et surréelles) dans les rues de la capitale française, prenait forme dans mon esprit l’image d’un « auteur errant » comme on le dit du chevalier errant, du Juif errant, mais aussi d’une imagination et d’une planète errante. On se souviendra que, par sa définition, le chevalier errant cherche à réparer, à redresser les torts, à trouver des exploits à sa mesure, tandis que pour le Juif errant, l’errance est une punition en soi, une condamnation. L’idée de la planète errante, elle, enlève toute connotation personnelle pour mettre l’accent sur le mouvement céleste, la lumière et l’absence de corps fixe. On en revient au corps, comme toujours chez Artaud. Et avec ce dernier, à l’idée de l’opposition, puisqu’il a tout fait pour se défaire d’un corps pesant et sexué. C’est l’antipsychiatrie qui s’avère essentielle pour aborder le sujet Artaud et l’œuvre, le refus de la famille couplé à l’anti-idéalisation, le corps sans organes et les étoiles qui ne se fixent plus dans le ciel.

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Artaud était devenu pour moi un astre, une planète errante. Mais dire cela pose une autre question, et non des moindres : comment entendre cette voix errante ? Par quel biais celle-ci peut-elle être audible ? Le jeune Artaud veut être poète. Il s’y emploie, écrit ardemment, envoie ses textes à des éditeurs. Puis, tout bascule : l’art poétique doit être pur, lui écrit Jacques Rivière, le directeur de la NRF dans les années 1920. Artaud sera le chantre de l’impur. Il tourne le dos à la poésie classique, écrit sans cesse des textes qu’il corrige, dessine sur ses cahiers, griffonne des incantations, accumule les pensées sur l’art, la mort et le corps, parle des écrivains qu’il aime, combat des Initiés par sa pensée magique, se bat contre tous les complots du monde et ceux dirigés contre lui. Sa prose éclate, sa créativité bouillonne. Il n’écrit plus de soi à soi, mais s’adresse à d’autres, une multitude d’êtres qui reçoivent (ou non) ses lettres. Parfois, c’est plusieurs par jour. En d’autres termes, Artaud développe un art épistolaire dans lequel la poésie s’injecte tout autant que la maladie.

L’ASTRE ERRANT ET LA PISTE ÉPISTOLAIRE Artaud, astre errant, et maître de l’art épistolaire ? Se pose en tout cas clairement la question des lectures possibles d’Artaud. Ce n’est pas là une simple question rhétorique. C’est une question cruciale et non résolue, puisque les lettres font partie de l’œuvre au même titre qu’un poème déclamé. Tout est œuvre19, chez Artaud. Et à chaque découverte d’inédits, comme ce fut le cas avec la publication en 2015 d’une série de lettres hallucinées de 1937-1943, les commentaires abondent, les débats se réouvrent20. Je ne veux pas livrer ici de bataille : pour moi, les lettres font partie intégrante de l’œuvre-vie d’Artaud. De même, j’utiliserai essentiellement les œuvres complètes21 publiées grâce à Paule Thévenin, auxquelles j’adjoindrai à l’occasion telle ou telle autre édition. 19. Je rappelle ici que ce « tout œuvre » que nous pouvons étudier aujourd’hui, nous le devons au travail de Paule Thévenin, qui fut chargée par Artaud, la veille de sa mort, de prendre soin de son œuvre. Encore fallait-il que Paule Thévenin s’attaque aux centaines de cahiers que l’écrivain laissait derrière lui. Cela correspond à des milliers de pages à la limite du lisible. Voir Bernard Noël, Artaud et Paule. 20. Voir Antonin Artaud, Lettres : 1937-1943. Cette publication intègre la graphie originale et s’adresse à Roger Blin, à André Gide ou encore au chancelier Hitler. 21. L’édition Quarto a opéré un travail capital et respectueux de la graphie artaudienne, accomplissant un travail remarquable concernant les lettres à Rodez, corrigeant les erreurs qui s’étaient glissées ici et là dans la rédaction des œuvres complètes par Paule Thévenin. Elle aurait été incontournable pour ma thèse sur Rodez,

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Derrière la question de la lecture se cache celle du destinataire, quand toute œuvre propose a priori l’exercice d’une dédicace inconsciente, un don, parfois un contredon. Dans le cas d’Artaud, on peut dire qu’il appelle de ses vœux le dédicataire, qui tient lieu d’objet de perspective et de point de fuite. Cela dit, une fois données ces précisions – un peu simplistes, j’en conviens –, la machine s’emballe… Tout se complique, les échanges sont souvent de l’ordre du malentendu, de l’incompréhension, le lieu de la dérive et de la perte. Combien de fois Artaud prend-il à partie son interlocuteur ? Lui reproche de faire la sourde oreille ? De ne rien comprendre à sa demande ? De ne pas être là pour lui et de ne pas l’écouter vraiment ? Il y a, dans la correspondance d’Artaud, l’absence cruelle comme moteur de création, ce qui m’engage à penser à la trajectoire de l’astre errant, ainsi qu’à son rapport au dédicataire absent, désiré et refusé, et, bien entendu, au lecteur que je suis, qui peut être soit un « simple témoin du chemin vers la parole22 » (comme dans le cas de la correspondance Artaud/Rivière) ou bien en proie à une forme d’envoûtement (comme dans le cas de Suppôts et suppliciations). Dans les années 1990, j’ai décidé de réutiliser à ma façon la notion de dédicataire23 que je dois à Michel de M’Uzan. Je dis bien « à ma façon », car son propos, d’une grande richesse, je le reconnais, souscrit cependant à une conceptualisation psychanalytique que je considère partiellement décalée, sinon inexacte à l’égard de l’œuvre d’Artaud. Sa réflexion engage le processus créateur et manifeste un intérêt soutenu pour l’expérience littéraire, mais il n’en reste pas moins un psychanalyste, qui n’appuie pas ses développements théoriques sur quelque exemple tiré de l’histoire littéraire. Certes, de M’Uzan fut l’auteur de récits littéraires. Il les publia. Ainsi pouvait-il être rangé aux côtés d’autres psychanalystes écrivains tels que Didier Anzieu, Jean-Bertrand Pontalis et Wilfred Ruprecht Bion. Mais c’est en tant que psychanalyste qu’il s’intéressa à Artaud. D’ailleurs, de M’Uzan l’a fréquenté dans les années 1940, alors qu’il poursuivait des études de médecine. Il l’accueillit lors de son arrivée à Paris en août 1946, à la sortie de Rodez. Il était alors accompagné de Marthe Robert, sa conjointe. On peut penser que de M’Uzan fut sinon impressionné, du moins engagé dans cette rencontre avec Artaud, bien qu’il ne fût pas

mais non pour mon propos actuel, qui interroge Artaud face à son destinataire. C’est pourquoi je suivrai essentiellement la première édition Gallimard. 22. J’emprunte ici l’expression à Stéphane Cermakian, « (D)écrire l’impossibilité d’écrire : la correspondance Artaud/Rivière ». 23. Michel de M’Uzan, « Aperçu sur le processus de la création littéraire », p. 19.

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durablement marqué dans son corps et sa pensée par l’envoûtement qui est selon moi une caractéristique de l’impression. Si j’utilise d’ailleurs le verbe marquer, c’est avec l’intention de souligner que de M’Uzan échappa à la prise de possession du corps et de la psyché de l’autre que représente l’envoûtement – à la différence du lecteur que je suis, comme d’autres d’ailleurs, car il est difficile d’échapper à cet envoûtement de la parole d’Artaud. Par la suite, de M’Uzan n’a cessé de s’intéresser aux troubles de l’identité – hallucinations, délires ou dédoublement de la personnalité. Pour lui, il ne fait aucun doute que la créativité d’Artaud tient à sa structure psychique qui fait se superposer monde réel et monde dépersonnalisé. Cela s’appelle la paraphrénie, que Michel de M’Uzan perçoit comme une expérience primordiale de dissociation psychique propre à tout sujet. Dans ce contexte, l’œuvre d’Artaud n’est que l’accroissement de cette dissociation qui est par ailleurs stimulée par la fantaisie de l’envoûtement. L’explicitation théorique ainsi posée, la relation à la dédicace devient primordiale et l’écart va se creuser chez Artaud entre le témoignage de sa souffrance, les questions théoriques sur l’art (avec Rivière) et la demande d’acceptation et de reconnaissance de son univers recomposé. C’est à l’autre qu’Artaud se livre sur ce délire où les mondes, ses mondes à lui, se superposent. L’autre en devient le dépositaire. La dédicace sauvera-t-elle Artaud ? Quelle est sa part dans une œuvre unique qui interroge la création au corps et au creux d’un corps malmené, refusé, et pourtant creuset poétique ? Il ne me restait plus qu’à explorer cette piste qui conjugue l’astre et l’art épistolaire, à fouiller cette intuition nouvelle qui met à mal un certain nombre de présupposés sur Artaud, à espérer qu’elle me mènerait à bon port. Pendant le temps de cette réflexion, l’urgence était double : ne pas trahir Artaud, et survivre à la pandémie. Ce livre est la conjonction de ces deux urgences.

CHAPITRE 1

Le père, la mère, les avatars et les doubles

Des tonnes et des tonnes de poudre d’Artaud, de poudre d’ARTO, de poudre d’ARTOT, de poudre d’Artaud pour refaire la création1.

E

n 1947, la Deuxième Guerre mondiale s’est conclue par l’armistice, les peuples sont en fête, on reconstruit l’Europe. Si le souvenir des camps est bien présent dans les mémoires, on ne veut pas en entendre parler – c’est plus tard, beaucoup plus tard, que les écrits de Semprun ou de Levi feront surgir, dans la conscience de la modernité qu’on appelle les « Trente Glorieuses », l’odeur des corps dans les charniers des camps. En 1947, il n’y a pas si longtemps qu’un homme est sorti de l’asile. Il a été interné sur presque dix ans. Cet homme est né au siècle précédent, cet homme a traversé mille époques. Il vit la détresse de se souvenir de l’humanité tout entière. Il se souvient même des « humanités parallèles » dont il est le destinataire et le messager. Sa tâche consiste à faire connaître à ses lecteurs un danger d’ampleur cosmique. Certains parlent de transmigration, d’autres d’état de folie, d’autres encore de personnalités multiples, de schizophrénie ; il y en a pour mettre de l’avant le délire 1. Paule Thévenin, Antonin Artaud, ce désespéré qui vous parle, p. 255. L’auteure précise en note que ces propos sont datés d’août 1947.

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paranoïaque, les effets de la dysenterie, de la misère, de la piété, sinon de l’ascétisme, de la régression absolue, de la démence… Qui a tort ? Qui a raison ? En 1947, cet homme, Antonin Artaud, ce n’est pas Lazare, mais il apparaît de nouveau quand tous le croient mort, ou à peu près mort. C’est son grand retour, et il s’y prépare depuis des mois. « Comme le comporte mon état civil, je suis dit être né… » Antonin Artaud griffonne cette formule percutante dans l’un de ses nombreux cahiers préparatoires, en vue de la conférence à Paris qui a signé ce retour tant attendu et en même temps appréhendé. Il écrit sans relâche, se reprend, rature, biffe, hésite sur la forme – poésie ? récit ? –, il se relit, dicte… Tout doit être prêt pour sa grande soirée, son retour parmi les vivants ! La conférence est programmée le soir du 13 janvier 1947 au théâtre du Vieux-Colombier. Artaud connaît bien ce théâtre, il y a joué son premier rôle en 1922. Il lit des extraits de sa conférence à ses amis, et tous sont bouleversés. Rien, a priori, ne peut venir contrecarrer ce retour annoncé comme un événement culturel majeur.

COMMENÇONS DONC PAR LA FIN Ce lundi 13 janvier 1947, un public nombreux se rend au théâtre du Vieux-Colombier. Il est constitué d’artistes et d’intellectuels du Tout-Paris. Aux côtés des fidèles tels que Jean Paulhan, le directeur de la NRF, et Paule Thévenin, l’amie qui transcrit ses textes à la machine depuis 1946, il y a André Breton, l’ami-ennemi de tous les conflits, et les grands auteurs de l’époque – Albert Camus, André Gide, Henri Michaux et encore Jean-Paul Sartre, Georges Blin, aujourd’hui injustement oublié. Parmi les artistes qui se pressent dans la salle, on reconnaît Georges Braque, Pablo Picasso, André Derain. Pas moins de sept cents personnes – des figures connues et des inconnus venus par curiosité ou par intérêt – s’entassent dans la salle pour entendre l’ultime représentation de celui qui vient de sortir de l’asile de Rodez. Tous écouteront ce soir-là ce que Jacques Audiberti, présent dans la foule, qualifiera un an plus tard de conférence « sans analogie avec qui que ce soit du genre », celle d’un « homme terriblement saisi et obsédé par sa propre humaine réalité, qu’il n’accepte pas2 ».

2. Jacques Audiberti, « Salut par la peau » (en hommage à Artaud). Ici repris dans Odette et Alain Virmaux, Artaud vivant, p. 27.

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Alors oui, je commence par la fin de l’histoire, Artaud en 1947. Il a 51 ans, et il mourra en mars de l’année suivante. Mais pourquoi commencer par la fin ? Avec Artaud, rien ne peut se passer de manière habituelle, lui qui a toujours cherché à dynamiter le réel, à faire de ses rêves, de ses cauchemars ou de ses fantasmes une alternative. Surtout, dans son œuvre, Artaud a toujours mêlé l’universel (une certaine figure de la planétarité) et l’individuel (lui-même pris dans les rets d’une histoire familiale compliquée) : Sans nul doute l’origine de tout ce qui existe est obscure, et l’homme prévoyant – dans le commencement de sa science – ménage un chemin, une marge, un endroit où puisse se manifester l’universelle obscurité. Car l’étrange est que, ne sachant d’où il vient, l’homme puisse se servir de son ignorance, de cette sorte d’originelle ignorance, pour savoir exactement où il doit aller3.

En somme, il y aurait en nous cette originelle ignorance, qu’il faut d’ailleurs conjuguer à l’universelle obscurité, alors que nous serions tous dirigés, orientés, en quelque sorte prédestinés. C’est un élément important de la réflexion d’Artaud, nous y reviendrons. Au cours de nombreux travaux, j’ai mis l’accent sur la valeur de la trajectoire, la nécessité de pouvoir baliser, d’offrir des points de repère, en somme de construire, tel que l’entendait Michel de Certeau, ces récits d’espace qui sont des confluences, des rencontres, autant de manières de créer des liens – qu’il s’agisse de frontières ou de ponts. On va voir que le point de vue privilégié fait s’entremêler les artifices de l’autofiction, de la biofiction et de la transfiction. Il ne s’agit pas de faire jouer le biographique et la fiction, la fantasmagorie, le fantasme et le code référentiel de l’identité civile pour nous conduire ailleurs ou au-delà. À moins que ce ne soit, au contraire, une manière d’en revenir à soi, mais dans ce cas le soi est avant tout incarné. Le corps est lourd, et même pesant. Dans les écrits d’Artaud, l’incarnation est au premier chef… une bulle de sens. Ma bulle de sens a laissé place, au fil du temps, à un œuvre qui se désagrège, à chaque instant, sous le poids des forces cosmiques en présence. Ces forces, on pourrait croire, à lire Artaud, qu’elles relèvent d’un délire personnel, d’une manière de lire le monde qui suppose un complot paranoïaque de grande ampleur, une manière de recourir, au lieu de la figure de l’étranger, à ce qui, dans l’organisation de la pensée, 3.

Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome VIII, p. 225. C’est l’auteur qui souligne.

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est constamment troué, défiguré, désagrégé par des signaux d’origine inconnue. C’est un peu tout cela qui est contenu, déjà, par une étrange dénomination – « Artaud-mômo » – qui va servir de fil conducteur pour la conférence de 1947, une conférence aux allures de happening. Celle-ci est passée à la postérité sous le titre Histoire vécue d’Artaud-mômo. Tête à tête par Antonin Artaud 4.

LE RETOUR D’ARTAUD, ACCOMPAGNÉ DE MÔMO C’est ainsi que j’ai passé pour mômo devant l’esprit malhonnête du Dr Ferdière5 […]

Sur les affiches placardées à Paris pour la « conférence », on peut lire « Artaud-mômo ». De fait, Artaud n’est pas annoncé comme une seule et même entité, mais relié à un sujet distinct qui est à la fois lui et un autre, avec qui il peut parler en tête à tête, dans un dialogue. Peut-être une confrontation. Ou plutôt un face à face. En fait, Artaud complique la trame de sa propre généalogie en introduisant un élément de folie et de naïveté. Après tout, mômo désigne à la fois le fou et l’enfant. Pour Artaud, c’est l’équivalent de toc-toc, sauf que mômo inclut une consonance particulière qui fait penser à momie. Florence de Mèredieu, spécialiste d’Artaud, rappelle que le terme, « qui est bien de consonance marseillaise et provençale, en viendrait donc à désigner quelqu’un qui est quelque peu dérangé par les misères et les aléas de la vie6 ». Avant elle, Paule Thévenin, la dédicataire d’Artaud qui consacra près de cinquante ans de sa vie à publier son œuvre, précise qu’Artaud aurait très bien pu choisir fada. Qu’est-ce qui l’en aurait empêché ? La sonorité, explique Thévenin. Car, disons-le d’emblée, la question de la sonorité est cruciale pour saisir l’œuvre ; elle crée le mot, fait naître Artaud en somme :

4. À défaut de pouvoir l’écouter, il est depuis possible de lire cette conférence dans Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome XXVI. Cela grâce à la transcription par Paule Thévenin des trois cahiers qu’Artaud avait apportés ce soir-là – et qui sont contenus dans ce tome XXVI. Celui-ci est d’autant plus important qu’il signe un arrêt de la publication des œuvres complètes d’Artaud, suivant le blocage de l’héritier de l’écrivain, qui eut ensuite mainmise sur la suite des publications. Ce tome est donc le dernier que Thévenin a pu faire éditer. 5. Extrait de texte issu du cahier 213 et publié dans le tome XXV des Œuvres complètes d’Antonin Artaud consacré au retour à Paris, ici cité par Paule Thévenin, Antonin Artaud, ce désespéré qui vous parle, p. 130. 6. Florence de Mèredieu, C’était Antonin Artaud, p. 923.

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Oui, oui, moi Antonin Artaud, 50 piges, 4 septembre 1896 à Marseille, Bouches-du-Rhône, France, je suis ce vieil Artaud, nom éthymologique du néant, et qui bientôt aussi abandonnera cette éthymologie avec tous ces acides éthymiques, liliques, éthynimes, thyliques, éthyliques, taliques, manimanes, thymsiliques, éthylaméliques, tatriques, manimanes, thymsiliques, éthylamétriques, tatriques, taltiques et taltaliques, et manimanétiques de manitou, maniques, éthanes, et métamniques, qu’elle contient7.

Le mot fada accolé à Artaud s’exclut donc, « il n’aurait pas obtenu l’effet sonore visé8 », Paule Thévenin le signale, elle qui a si bien connu Artaud. Tandis que mômo ! La tonalité est plus ferme. Plus affirmative, plus déclamative en fait : Artaud-mômo. Il sait, le mômo, il va dire… Lors de cette soirée au théâtre du Vieux-Colombier, Artaud déclame donc devant une assemblée médusée qu’il est issu du néant9, en dépit d’un état civil formel : « Antoine Marie Joseph » est né le 4 septembre 1896, au sein d’une famille de la bourgeoisie aisée de Marseille. Mais Artaud parle à Mômo, son double, et à lui il raconte bien autre chose que ce qui est noté dans ses papiers officiels. Dans les trois cahiers préparatoires qu’il emporte avec lui au théâtre, Artaud parle de Mômo comme d’un fou qui voit juste. Un peu à la manière du fou du roi, celui du Roi Lear et aussi du fou d’Antoine-Roi Artaud, le père d’Antonin. Artaud se place ainsi comme le fils-fou de son père, celui qui est du côté de la clairvoyance, et qui devant tous va rétablir les faits, y compris ceux de sa naissance, de sa filiation. Son père n’est pas son père, sa date de naissance est fausse, et puis il a été envoûté, il a été persécuté par des « Initiés ». La liste est longue, les complots nombreux et bien ficelés. « Seulement Artaud mômo a compris le truc10. » Lequel ? Que des millions d’hommes font de la magie sexuelle ! Mais avant Mômo, il y avait une autre formule… La formule « moi Antonin Artaud », qui n’est pas nouvelle en 1947, l’auteur se présente ainsi bien avant, manière d’appuyer sur son identité, de la revendiquer de peur qu’elle lui échappe. Artaud n’en finit pas de jouer des variations, affirmant avoir plusieurs vies. Il les énumère depuis l’asile et dès sa sortie, 7. Antonin Artaud, « Textes préparatoires », dans Œuvres complètes, tome XXVI, p. 10. Je respecte les petites capitales du texte. 8. Paule Thévenin, Antonin Artaud, ce désespéré qui vous parle, p. 254. 9. Paule Thévenin parle du « gouffre Arto », en relation avec « mômo ». Voir Antonin Artaud, ce désespéré qui vous parle, p. 254 sq. 10. Antonin Artaud, « Texte des trois cahiers apportés par Artaud au Théâtre du VieuxColombier », dans Œuvres complètes, tome XXVI, p. 191.

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comme en atteste cette conférence ; au cœur de sa folie, il en fait l’essence de sa poésie/folie – je ne peux pas dissocier les deux mots, il faut les réunir pour approcher Artaud, non pas les fusionner, mais les mettre en proximité, comme dans « Artaud-mômo » l’esprit de la liaison est capital. Elle insiste sur la tension, sur cette proximité qui est sans cesse recherchée et rejetée tout à la fois par celui qui souffre et exulte. Donc, Artaud utilise plusieurs noms, embrouille les données historiques de son existence, joue de ses origines non pas tant provençales du côté du père, Antoine-Roi Artaud, que de Smyrne, du côté de sa mère, Euphrasie Nalpas. C’est un auteur aux multiples facettes qui, enfant, a navigué dans pas moins de trois langues (grecque, italienne et française), ce qui rend le rapport à la langue maternelle complexe et mouvant. Cette enfance fut d’autant plus compliquée qu’Antonin était déjà extrêmement sensible, en proie à des troubles psychologiques non clairement identifiés, alors qu’il se révèle un talent de comédien, d’artiste. Est-ce pour cela et plus encore qu’il se dresse contre son état civil ? En tout cas, sur la scène du Vieux-Colombier, il avoue qu’il lui a fallu beaucoup de temps – « patent, vérifié, actuel, authentique » – pour devenir celui qu’il désigne en tant que « bourrique rétive et incoercible11 ». Artaud-mômo et Antonin Artaud, c’est toute la question du double à laquelle nous invite l’artiste sur la scène du Vieux-Colombier. En fait, celle-ci a toujours été présente chez le Marat du Napoléon d’Abel Gance qui fut aussi l’interné de Rodez et elle est reliée à la perte d’identité. Ce double est un double ami/ennemi que l’acteur/fou saisit parfaitement lorsqu’il écrit dans l’un de ses cahiers, au moment de l’internement à Rodez : « les plus grands ennemis de la famille Artaud Nalpas sont ceux qui portent son nom12 ». Ces propos sont insérés au cœur de remarques les plus insensées, et il n’y a pas plus clairvoyants qu’eux : l’ennemi d’Artaud, c’est Artaud lui-même. Mais ces mêmes propos, pour qui a déjà entendu la voix du comédien, sont de ceux qu’on déclame, qu’on assume. C’est presque un cri : « les plus grands ennemis de la famille Artaud Nalpas sont ceux qui portent son nom ». Car n’oublions pas qu’il y a toujours, dans les écrits d’Artaud, dans ses lettres, une part d’effet et de dramatisation imputable au talent de comédien.

11. Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome XXIV, p. 151. 12. Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome XVI, p. 187.

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Sur la scène du Vieux-Colombier, Artaud a l’air d’un fou avec une aura telle que personne ne rit quand il fait tomber ses papiers, perd ses lunettes, se met à quatre pattes. C’est parce qu’il est fou pour vrai. Il sort de Rodez, où il a subi des traitements de choc, mais il est aussi acteur de sa vie. Il la met en scène, littéralement, ce qui lui permet de témoigner de sa folie. Au Vieux-Colombier, elle passe par la colère. Celle qui lui permet de sortir de sa « propre humaine réalité », pour reprendre l’expression d’Audiberti. Écoutons encore celui-ci, le spectateur privilégié qui assiste à la lutte d’Artaud pour s’en sortir : Sortir de la réalité de l’homme. Devenir chevreuil, archange, nuage, ou quoi que ce soit de préférable et d’ultérieur dont nous ignorons le nom et la forme, car si nous savions ce nom, si nous connaissions cette forme, le problème serait résolu […]. On peut essayer de « s’en sortir » par la poésie. La poésie ? Une nostalgie impuissante. Au-delà de la poésie, il y a la folie, c’est-à-dire une maladie visant plus haut que les maladies physiques. La folie s’attaque à la qualité constitutive de l’homme, animal raisonnable. C’est donc dans la folie qu’Antonin Artaud était entré, comme en religion13.

Déjà, Artaud, avec sa colère, les doigts sur son visage pour se composer un masque, témoigne de ce que Deleuze et Guattari chercheront à théoriser par une pensée rhizomatique. Ce témoignage d’un fou littéraire est infiniment précieux par sa rareté dans le paysage artistique, bien sûr, et par sa qualité. Sa folie s’exprime par la poésie, par ces images en devenir qui nous bousculent, nous terrassent, nous réveillent, à chaque fois nous touchent. Je ne veux pas dire que ce sont des électrochocs, je crois que l’expression serait mal choisie pour celui qui fera de ses écrits de Rodez une partie de son œuvre, mais elles sont pour le moins fulgurantes. Pour laisser parler ces devenirs, la généalogie éclate d’abord. Elle le fait à Rodez, durant l’internement, et la naissance d’Artaud se reformule sans cesse. Voilà en quels termes l’artiste s’explique dans une lettre écrite à l’éditeur Henri Parisot : Le nommé Jésus-christ dont le vrai nom était, je crois, Antonin Nalpas fut magicien comme ses père et mère et j’eus bien des fois à me battre avec lui. – Car moralement c’était un fieffé lâche et je le surpris plus d’une fois, comme je vois son ombre ici, à Rodez, s’introduire dans mon corps en rêve pour magnétiser mes testicules ou envoûter mes excréments14.

13. Jacques Audiberti, « Salut par la peau », p. 27-28. 14. Antonin Artaud, lettre à Henri Parisot, de Rodez, datée du 6 décembre 1945, dans Œuvres complètes, tome XIV, vol. 1, p. 71.

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À l’écrivain Henri Thomas, il rappelle à demi-mot une filiation « magique » : Me croirez-vous, Henri Thomas, si je vous dis que je ne viens pas de ce monde-ci, que je ne suis pas comme les autres hommes né d’un père et d’une mère, que je me souviens de la suite infinie de mes vies avant ma soi-disant naissance à Marseille le 4 septembre 1896, 4 rue du Jardin des Plantes, et que l’ailleurs d’où je viens n’est pas le ciel mais quelque chose comme l’enfer de la terre à perpétuité15.

Cette soi-disant naissance est mise à mal par la croyance d’Artaud en la « suite infinie » de ses vies. Cette croyance l’éloigne du mômo en tant que fou, bien entendu, mais le rapproche du mômo fou du roi. Celui qui dit n’être pas comme les autres, celui qui sent en lui une multitude de devenirs – des devenirs « chevreuil, archange, nuage, ou quoi que ce soit de préférable et d’ultérieur dont nous ignorons le nom et la forme », constate Audiberti. Nous entrons de plain-pied dans cette poésie/folie qui nous étonne et nous éclaire à chaque lecture d’un écrit d’Artaud. Car de tels devenirs sont arrimés à une vision torturée qui refuse sa « propre humaine réalité » – surtout quand il s’agit des lettres. C’est très net avec cette lettre envoyée à Colette Thomas : « Je ne suis pas conformé comme les autres hommes parce que c’est moi qui ai fait mon corps et non un père et une mère16. » Que nous dit-il en fait ? « Je travaille sans arrêt avec les forces de mon souffle que je peux appeler inné puisque je le fais moi-même sans intervention d’un dieu, d’un jésus-christ ou d’un esprit17. » Artaud-mômo fait de lui-même la matière de son œuvre, et c’est à ce titre, en tenant compte du maillage serré entre folie et création littéraire, que je parlerai dorénavant d’une « œuvre-vie ». Et même, on pourrait aller plus loin : Artaud est au sens littéral l’acteur de sa vie, il la met en scène, la rejoue sans cesse, à l’aide de variations et de retournements de situations, de changements d’identité.

15. Antonin Artaud, lettre à Henri Thomas, de Rodez, datée du 15 mars 1946, dans ibid, p. 86. C’est l’auteur qui souligne. 16. Antonin Artaud, lettre à Colette Thomas, d’Espalion, datée du 3 avril 1946, dans ibid., p. 107. 17. Loc. cit.

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L’ENVOÛTEMENT D’ARTAUD-MÔMO Écoutez bien : firent la feuille du début des générations dans la carne palmée de mes trous à moi. Lesquels, et de quoi ces trous ? D’âme, d’esprit, de moi, et d’être ; Mais à la place où l’on s’en fout, Père, mère, Artaud et itou18.

Parler d’Artaud sans parler de Paule Thévenin est impossible. Celle-ci aura consacré le temps de sa pensée à son ami, dont elle déchiffra pour Gallimard les milliers de textes, les notes, les réflexions, afin de faire éditer une œuvre magistrale et d’une densité rare. Pour les actes d’un colloque que je dirigeais en 1993 à Montréal, Thévenin nous disait combien « les autobiographies sont toujours sélectives19 ». Elle le sait mieux que quiconque, elle qui a donc été l’éditrice des Œuvres complètes d’Artaud jusqu’au tome XXVI – Histoire vécue d’Artaud-mômo – et plus encore sa dédicataire. Cela légitime pleinement le titre du livre qu’elle lui consacre, Antonin Artaud, ce désespéré qui vous parle, publié en 1993 : elle était là, à ses côtés, envers et contre tout, présente à sa dernière conférence, celle qu’il avait tant préparée et qu’il ne put donner jusqu’au bout. Thévenin peut témoigner, comprendre de l’intérieur ce que l’auteur n’a pas réussi à dire (mais était-ce vraiment le but visé ?) lors de sa conférence de 1947. Il voulait parler et de sa naissance, de son corps, de son écriture, du théâtre et des effets bénéfiques de la drogue, mais tout s’est finalement mêlé au moment de la déclamation. Celle-ci fut contrecarrée par ce corps qui a refusé de lui obéir à ce moment-là. Mais Thévenin, par son travail exhaustif de l’œuvre, nous donne accès à tous les textes préparatoires au tête à tête d’Artaud et de Mômo. Et elle sait nous livrer par ailleurs des clefs de lecture essentielles :

18. Antonin Artaud, « Le retour d’Artaud, le mômo », dans Œuvres complètes, tome XII, p. 15. 19. Paule Thévenin, « La vie s’écrit », p. 14.

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L’exemple d’un fait de vie créant de la poésie, et de plus en plus au fur et à mesure que son souvenir devrait s’estomper, se trouve dans l’œuvre d’Antonin Artaud : c’est son expédition chez les Tarahumaras, en 1936, dont on sait qu’elle a été effective et a duré quatre à cinq semaines. […] Quelques mois après son retour à Paris, au début de 1937, il rédige La danse du peyotl, d’après des impressions encore fraîches […]. C’est l’époque où il fait disparaître son nom, de ne plus rien signer de ce qu’il écrit. En septembre 1937, il disparaîtra lui-même aussi d’une autre façon, il se perdra dans l’anonymat profond des asiles d’aliénés français, et l’on ne peut s’empêcher de remarquer de remarquer que cette disparition dans les faits a été précédée de sa volonté de disparition dans l’écriture20.

L’acte d’écriture artaudien accompagne une disparition essentielle qui détruit à sa source l’événement justifiant la pulsion autobiographique. Et Thévenin retrace le mouvement de cette disparition : celle datée du nom dans l’écriture (l’auteur refusant de signer ses textes), qui se poursuit par l’anonymat dans les asiles. C’est un tournant décisif, le moment de bascule qu’on ne peut ignorer, puisque le retour en France est catastrophique, et conduit Artaud chez les fous – sans que, toutefois, la construction de son œuvre ne cesse vraiment. À certains moments, même, l’asile semble favoriser une écriture qui se déploie sur des centaines et des centaines de cahiers. Or, « le temps de l’écriture » possède ses propres rituels. Peut-être faut-il alors comprendre que l’écriture permit à Artaud de « reconstruire sa biographie ». Un tel acte, s’il est gratuit, s’apparente véritablement à une opération magique. La magie crée une nouvelle vie de papier ; elle affronte la prison du langage. Fait intéressant, le voyage au Mexique est aussi un retour sur soi, sur sa condition et le problème non résolu de la « famille ». Dans l’une de ses conférences, Artaud évoque la mort de son père, la haine qui l’a habité jusqu’au moment où cette disparition a transformé leur relation. Et le fils, qui n’évoque pas directement son père dans son œuvre, à qui il n’adresse aucun courrier personnel, attend douze ans après sa mort pour enfin s’épancher. Il en parle presque sur le ton de la confidence en somme, il revient sur sa propre réaction devant le corps froid du père, mais c’est une confidence à la Artaud, bien entendu, c’est-à-dire proférée de manière tonitruante et déclamatoire, laissant le public dans le plus complet étonnement. Il avoue avoir détesté son père jusqu’à l’ultime moment où ce père lointain n’existe plus et à la place :

20. Loc. cit.

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Un autre être est sorti de ce corps. Et pour la première fois de la vie, ce père m’a tendu les bras. Et moi qui suis gêné dans mon corps, je compris que toute la vie il avait été gêné par son corps et qu’il y a un mensonge de l’être contre lequel nous sommes nés pour protester21.

Le corps gêné, le corps empêché… ce moment où Artaud est en proie à une révélation et une transformation intérieure… Cette conférence d’Artaud donnée en terre mexicaine n’a-t-elle pas l’allure d’une performance ? Tout ce tumulte intérieur traduit la contradiction, voire le paradoxe opératoire qui fait intervenir une réflexion sur une corporéité encapsulée dans l’acte d’écrire. Et c’est ainsi que, sur l’affiche du théâtre du VieuxColombier en 1947, Artaud annonce tout naturellement la lecture d’un texte sur « La culture indienne22 ». En plus de quelques poèmes, il apporte sur scène trois cahiers dans lesquels il relate les événements majeurs de sa vie, entre autres l’expérience mexicaine, si déterminante pour lui. Qu’a-t-il écrit au juste ? Une nouvelle confession, d’abord : s’il ignore tout ce qui a pu lui arriver depuis les temps les plus reculés, il se souvient parfaitement de la haute montagne du Mexique, en septembre 1936, où les choses ont commencé à s’éclairer pour lui. Il était envoûté23. L’envoûtement est un mot-clef pour saisir la généalogie d’Antonin Artaud, c’est ce qui explique que tout se mêle, que les complots se surajoutent, que les gens préfèrent croire en son état civil plutôt que lui, le mômo. Or, en 1947, il est sorti de l’asile, il ne craint plus les médecins, les infirmiers, les électrochocs à répétition. Il peut tout dire, et il ne va pas s’en priver ! Mais voilà. Sur scène, il sera empêché par ce corps qui lui résiste, ce corps qu’il pense être envoûté. Il ne peut déclamer ce qu’il a patiemment écrit.

POUR COMPLIQUER UN PEU PLUS LA GÉNÉALOGIE Au pied de chaque sorcier, un trou au fond duquel le Mâle et la Femelle de la Nature, représentés par les racines hermaphrodites du Peyotl (on sait que le Peyotl 21. Antonin Artaud, « Surréalisme et révolution », conférence mexicaine, dans Œuvres complètes, tome VIII, p. 178. 22. « La culture indienne » est un poème d’Artaud publié dans Œuvres complètes, tome XII, p. 69-74. Lire aussi Antonin Artaud, Les Tarahumaras. 23. Antonin Artaud, « Texte des trois cahiers apportés par Artaud au Théâtre du VieuxColombier », dans Œuvres complètes, tome XXVI, p. 172.

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porte la figure d’un sexe d’homme et de femme mélangés), dorment dans la Matière, c’est-à-dire dans le Concret. Et le trou, avec une cuvette de bois ou de terre renversée dessus, figure assez bien le Globe du Monde24.

Quand Artaud retrace les grandes lignes de son voyage mexicain, il rappelle qu’il transite par l’Irlande. Son comportement le conduit à l’asile où il est empoisonné pas moins de cinq fois… sur l’ordre de la sûreté générale française : tout cela est raconté dans le texte des trois cahiers apportés par Artaud au théâtre du Vieux-Colombier, et destiné à être lu à haute voix. À quel moment pourtant sa voix défaille-t-elle ? À quel moment s’embrouille-t-il ? Perd-il pied ? Lui qui a tant préparé sa conférence offre une performance terrible, impressionnante pour le public. Comme le rappelle Thévenin, « il ne parvint pas à lire le beau texte qu’il avait préparé et put tout juste, en donnant de souffrir intensément à chaque mot qu’il s’arrachait, faire le récit de quelques faits marquants de son existence25 ». Artaud ne peut que donner des éléments disparates de son œuvre-vie, alors que ses récits plus ou moins biographiques, eux, racontent par le menu détail ce que sa voix n’arrive pas à formuler de manière intelligible… C’est pourquoi je m’éloigne à présent de la conférence inachevée et souffrante de 1947, de cette performance néanmoins inoubliable quoique complexe à comprendre pour qui y a assisté et n’était pas intime du poète, pour explorer ici quelques pistes plus anciennes. Je voudrais en effet ajouter une pièce du puzzle sous la forme d’une lettre officielle d’Artaud au ministre de la Légation d’Irlande, datée du 23 février 1938. Le poète est interné à l’asile de Sotteville-Lès-Rouen, où il a été admis le 16 octobre de l’année précédente… en tant que Grec. Cette mention d’une nationalité grecque s’explique à la lecture d’une lettre : « Mon nom est Arland Antoneo, en Grec Arlanapulos. La police française essaie de me faire passer pour un autre26. » Cet autre en question, c’est le Français Antonin Artaud ! Lui, affirme-t-il, est grec

24. Antonin Artaud, « La danse du peyotl », dans Les Tarahumaras, p. 60-62. 25. Ibid., p. 198. 26. Voir le développement de Chantal Allier, « Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud », p. 7-53. L’auteure cite là un extrait d’Artaud du Bulletin international Antonin Artaud, janvier 1999, no 2, p. 65 (c’est Artaud qui souligne).

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– ce qui n’est pas totalement faux, n’est-ce pas, puisque la famille maternelle vient de Smyrne. Mais là, cette filiation prend le pas sur son état civil. Dès le lendemain de son internement, d’ailleurs, il écrit au consul de Grèce et signe de la mention « Votre compatriote ANTONEO ARLAND27 ». Autant dire qu’il revendique de manière officielle la filiation maternelle, ce qui renvoie aux premières lettres adressées à la mère lorsqu’Antonin, enfant, signait alors « Nanaqui », contraction d’Antonaqui, c’est-à-dire « Antoine » en grec. Des années plus tard, ce retour aux racines grecques est revendiqué comme seul véritable, en tant que filiation de mère à fils – et c’est à partir de cette filiation que s’opère la reconstruction biographique. L’unique souci dans cette reconstruction, c’est l’existence réelle de sa mère. L’épisode de l’enfermement après le retour du Mexique en dit long : la mère, s’inquiétant de ne pas avoir de ses nouvelles depuis trois mois, part à sa recherche et le retrouve dans l’asile des Quatre-Mares en décembre 1937. Le fils refuse de la reconnaître. Il va jusqu’à dénoncer une machination, dans une lettre du 12 décembre qu’il adresse au directeur de l’asile départemental de Seine-Inférieure : « une vieille dame en qui je ne peux voir qu’une autre indicatrice de police m’a été amenée à 2 heures par un infirmier qui a osé me la présenter comme ma mère, alors que j’ai perdu mes parents à l’âge de 7 ans et que je suis tout à fait orphelin », et lorsqu’il reçoit une lettre de sa mère : « Cette lettre portait un nom sous lequel tout le monde s’obstine à m’appeler ici et qui n’est pas le mien. Je répète donc que je suis M. Arland28 » … Ce refus est tout à fait compréhensible : la mère réelle détruit cette première tentative de reconstruction biographique maternelle, rendue possible à condition de ne pas être confronté à cette mère qui se présente sous le nom Artaud, ce nom justement dont son fils voudrait tant se séparer. Il reviendra sur le sujet en 1938, pour écrire à ses éditeurs. Il refuse de signer Voyage au pays des Tarahumaras et cherche dès lors à couper les ponts avec le père, se demandant quel chemin va prendre sa « renaissance ». Sur ce point, la généalogie maternelle refait surface dans

27. Cette lettre officielle d’Artaud adressée à Monsieur le consul de Grèce est datée du 17 octobre 1937. La veille, Artaud a été admis à l’asile de Sotteville-Lès-Rouen. Il demande au consul de le rapatrier séance tenante : « Je suis grec, né à Smyrne le 29 septembre 1904 de parents grecs », affirme-t-il, en précisant qu’il est veuf et caricaturiste de métier. Antonin Artaud, Lettres : 1937-1943, p. 37. 28. Ibid., p. 43.

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une tentative de « périple identitaire29 » qui croiserait une problématique quête des origines. La reconstruction biographique est enclenchée, et les avatars d’Artaud vont se démultiplier en fonction de ses revendications et de ses persécutions. Les changements de forme se succèdent, s’entremêlent, faisant à chaque fois sortir Artaud de son propre corps : il devient à ce sujet un astre errant qui peut, à volonté (ou contre sa volonté ?), revêtir d’autres formes ; il se métamorphose, se projette ailleurs et dans d’autres corps. Artaud existe dans la dilatation des autres soi-même. Avant cette dilatation, cet éclatement, il y a la question du double à traiter, qui renvoie d’emblée au domaine psychologique et à l’art. Plus conventionnel, peut-être, si l’on s’en tient au monde littéraire – le double est particulièrement exploité dans la littérature, surtout fantastique, dès la fin du 19e siècle. Dans l’œuvre-vie d’Artaud, il y a somme toute très peu de doubles. Est-ce parce qu’ils renvoient à une possible identification, qui prendrait forme et corps devant le miroir ? Les doubles sont rares et marquants chez Artaud, parce qu’ils sont forcément regardés, et que cette observation fait intervenir le corps anatomique. Les conjonctions du corps, les liens que ceux-ci créent, sous la forme du squelette, d’une silhouette, de la représentation d’une humanité physiologique, sont, pour Artaud, l’objet d’un profond désaveu. Ce corps, Artaud n’en veut pas. Il le rejette, le met à distance. Il le convoque aussi. On sait que ce qui a trait au corps le dégoûte profondément, mais on sait aussi que, de retour à Paris après la sortie de l’asile, Artaud passe son temps à écrire, tout en scandant ses textes qu’il déclame en jetant sans cesse des regards sur son image dans le miroir, inquiet d’y vérifier son identité, sa corporalité, sa présence. Alors, qui prend la place du double, si rare chez Artaud, et donc d’autant plus signifiant ? Il y a Mômo, en face de lui – dans le miroir peut-être – lors de sa conférence de 1947. Il y a, avant lui, un double fascinant nommé Héliogabale, un double qui creuse sa propre identité d’homme et d’acteur. Dans ce cas précis, cet autre ne s’échappe pas du corps d’Artaud pour aller s’incarner ailleurs, ce ne sont pas non plus les autres qui prennent possession de son corps par une sorte d’envoûtement. Non. J’identifie Héliogabale en tant que premier double d’Artaud l’écrivain, en tant que celui qui lui permet de mêler l’universel (par la 29. Voir Florence de Mèredieu, C’était Antonin Artaud, p. 627. L’auteure parle de « périple identitaire » ou « anti-identitaire », ce sur quoi je reviendrai plus tard.

Le père, la mère, les avatars et les doubles

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planétarité) et l’individuel (par une histoire familiale réécrite). Cette projection du double en dit long sur sa relation à sa mère et à la corporalité. Ce double en dit long sur Artaud lui-même, et sur Mômo le fada, aussi.

CHAPITRE 2

Artaud et la dynastie des Antonins (Héliogabale ou l’anarchiste couronné)

S

ur la scène du Vieux-Colombier, en 1947, Artaud est arrivé au point de sa vie où il réécrit sa biographie pour la faire bruisser de mythes. Mômo, en tant que figure de double, participe de ce bruissement mythique qui, selon, Paule Thévenin, traverse ses derniers textes pour constituer une « trame frémissante1 ». Artaud ne cesse, en effet, et cela fait des années déjà, de mettre en scène son propre effacement, ce qui lui impose de recomposer son nom, son identité, ses racines. L’année 1947 est alors un élément dans un processus qui n’est, en partie, qu’une stratégie. Son autobiographie est sur ce point forcément sélective, arrimée à l’art – après tout, le célèbre Van Gogh le suicidé de la société s’écrit peu de temps après cette conférence. Elle est aussi arrimée à la folie du « toc-toc », du « fada », du « mômo ». C’est en observant cette complexité de l’identité que le mot avatar s’est imposé. Je sais bien que son usage, aujourd’hui, est éloigné de la mythologie, qu’il fait l’objet d’une utilisation extensive dans le domaine des forums sociaux et des jeux vidéo. Il se réduirait à une image à laquelle l’utilisateur associe son énonciation, comme s’il fallait créer par ce point de repère visuel une association entre le scriptible et le monde de l’image. L’usage de l’avatar, sous la forme rudimentaire que je décris ici, s’éloigne du point de vue mythologique, et il serait seulement l’élément d’une stratégie de reconnaissance. Cet élément permet de distinguer le profil de l’utilisateur (son état civil répertorié sur le forum en ligne auquel il est dûment inscrit) de la création d’un avatar, par définition imaginaire, dans la mesure où c’est une création personnelle de l’utilisateur. L’avatar est une forme iconique. Et si je souhaite revenir à une définition telle 1.

Paule Thévenin, « La vie s’écrit », p. 16.

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ARTAUD, L’ASTRE ERRANT

qu’on peut la lire dans un dictionnaire, il s’agit d’un leurre, un point de départ ou un point d’arrivée. L’avatar serait une péripétie, un accident de parcours, une balise – le terme de balise me vient en effet à l’esprit, et je ne peux m’empêcher de le connecter à celui de métamorphose qui a nourri ma pensée dans le chapitre précédent. L’avatar artaudien révèle ainsi sa complexité, son enracinement archaïque tout autant que son actualité : on peut le penser à présent telle une balise dans un processus de métamorphose constante, dont on ne peut exclure tout à fait l’aspect ludique – même si le « fada » relativise le jeu, ou du moins le dramatise. C’est un jeu à la vie à la mort. Or, avant les premiers avatars, changements de sexe, d’âge, de personnalité, qui pulvérisent l’autobiographie traditionnelle, il y a, chez Artaud, l’apparition du double référentiel, cet « autre que soi » qui le taraude, le trouble. Il s’appelle Héliogabale. Quand l’écrivain note qu’Héliogabale, personnage historique sur lequel il se penche en 1933, est « la figure centrale » où il s’est « lui-même décrit2 », il ne faut pas envisager une simple posture d’écrivain. Car il fait entendre, au cœur de querelles ancestrales, de conflits de civilisations et de chocs tectoniques d’univers en détresse, une fureur singulière. Elle lui fait dire que l’éloquence et la reconstitution ne sont, finalement, que prétextes à s’écrire soi-même à travers Héliogabale. Sans aucun doute, ce double déborde du jeu littéraire (comme dans la littérature fantastique) pour venir jeter un voile sur le biographique. Il est une figure d’un autre projeté hors de soi, au loin, qui devient une « doublure » de soi, sans que ce soit encore un jeu à la vie à la mort que va constituer plus tard dans l’œuvre ce que j’appellerai un avatar. Le double, ici, creuse la question de la disparition de l’identité d’Artaud, et de la recomposition de sa filiation. En un mot, Héliogabale est là, au début de l’œuvre-vie, afin de déverser du mythe, en même temps que du purin, dans une biographie déjà compliquée.

LE DOUBLE ET LE CRI « […] j’ai senti monter en moi un grand cri et j’ai entendu ce Cri infini qui passait à travers l’univers et qui déchirait la nature… »

2. Antonin Artaud, « Lettre à Jean Paulhan », datée du 20 août 1934, dans Œuvres complètes, tome VII, p. 153.

Artaud et la dynastie des Antonins

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Artaud est un jeune homme quand il croise la route de l’empereur romain Héliogabale (204-222). C’est une rencontre arrangée par les éditions Denoël. En effet, l’éditeur Jean Denoël lui passe commande d’un essai historique. Artaud était plus enclin à fouiller du côté de la Grèce des philosophes et des tragédies classiques, mais le sujet n’a pas dû lui déplaire car, après tout, même s’il s’agit de parler de la Rome tardive, il est question d’orientalisme – sujet qui le passionne tout autant que la « dégringolade du Latium3 ». Ainsi se met-il à la tâche d’écrire son « Héliogabale » dès 1933, et produit in fine un texte fulgurant, sombre et sanguinaire : Héliogabale ou l’anarchiste couronné 4. Il ne le sait pas encore, mais celui qui vient de croiser sa route, la matière de son récit, il va s’y identifier. Héliogabale le suivra sa vie durant. Or, l’œuvre d’Artaud est placé sous le signe d’une multitude d’incarnations successives et parfois simultanées. Plutôt que d’envisager cette multitude sous la forme d’un excès à tempérer, peut-on envisager qu’Artaud ait été à sa manière un précurseur d’autres manières de vivre et de penser ? Distinguer avatars et doubles peut offrir quelques pistes de réflexion sur le sujet. Héliogabale est un double d’Artaud. Je n’entends pas par là une simple posture littéraire. Je ne mettrais pas ce personnage dans le même sac que Le Horla de Maupassant, ce texte qui traite d’un narrateur glissant vers la folie aussi sûrement que son auteur rongé par la syphilis, l’un et l’autre ne se reconnaissant plus vraiment dans le miroir, en proie à d’invisibles forces. Toutefois Héliogabale pose, comme le Horla, la question de la projection nécessaire. D’abord, dans sa forme la plus simple, à savoir l’acte de lancer au loin, la projection fait jouer le mouvement de séparation d’avec soi-même, une forme de différenciation qui permet à l’individu de se constituer dans un mouvement de mise en cause de l’autre – l’autre a tort, toujours. On sait combien Artaud accusera les autres, la terre entière, des maux qu’il subit, ou croit subir. Par la projection, il se met aussi à distance de sa propre identité, donc de sa biographie et, avec, de celles et ceux qui la constituent. Mais le double ne se réduit pas à la seule figure du langage spatialisé où l’autre est mis en cause, il contient, en germe, la figure d’une rupture, qu’on peut appeler cette fois pro-jection. L’usage de la césure s’impose ici, car la pro-jection traduit une logique qui ne correspond pas uniquement 3. Antonin Artaud, « Héliogabale ou l’anarchiste couronné », dans Œuvres complètes, tome VII, p. 15. 4. Le texte Héliogabale ou l’anarchiste couronné a été publié en 1934 chez Denoël et Steele, avec six vignettes d’André Derain.

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au trope de l’espace. Elle désincarne le sujet, lui impose de se dessaisir d’une identité arrimée à un point d’origine, elle éclate tout. Et lorsqu’elle s’affranchit du double comme de cet « autre » posé en face de soi, lorsqu’elle quitte les liens de la question identitaire, le soi devient avatar. Car la pro-jection, en somme, est dans la discontinuité de soi, dans la pulvérisation de soi, et la césure ainsi créée ouvre sur les avatars. Ceux-ci deviennent alors des formes plastiques d’identités composites qui possèdent leur vie propre. Ils ne sont pas seulement des incarnations trompeuses qui se surajoutent à une identité première. Tout se passe comme si Artaud tentait de démultiplier à l’infini le corps soumis au piège de l’incarnation, de même que la psyché, qui est prisonnière du moule de la personnalité. En quelque sorte, les avatars s’imposent et s’avancent au-devant de la scène de l’inconscient. Quand je pense au double chez Artaud, un tableau me vient en tête : Le cri (1893) d’Edvard Munch. Ce tableau saisissant traduit mieux le rapport d’Artaud à son double que le texte fantastique de Maupassant : Héliogabale ne peut pas être réduit à l’autre de l’auteur, à la fois proche et lointain, en dedans et au-dehors. Le personnage d’Héliogabale ne pousse pas de cri de désespoir ou de folie, un cri de vie comme un enfant qui naît au monde ou un homme qui jouit. Le cri de vie et de mort vient au contraire résonner dans les oreilles du double d’Artaud, un cri si fort qu’il est difficilement tolérable. Ce cri, chez Munch, c’est celui de la nature : le tableau, rappelle le peintre lui-même, est un autoportrait. C’est bien Munch qui est au premier plan, même s’il n’est pas reconnaissable, se bouchant les oreilles pour ne plus entendre le cri effroyable de la nature. Dans son journal, il décrit la scène dans le détail : Je me promenais sur un sentier avec deux amis – le soleil se couchait, tout d’un coup le ciel devint jaune et rouge sang ; je m’arrêtais fatigué et m’appuyais sur une clôture - il y avait du sang et des langues de feu qui éclaboussaient le sentier ; mes amis continuèrent et je restais tremblant d’anxiété ; j’ai senti monter en moi un grand cri et j’ai entendu ce Cri infini qui passait à travers l’univers et qui déchirait la nature5… 

Cela explique pourquoi le paysage du tableau ondule, que tout vibre, y compris le corps de Munch, et que le ciel devient jaune et rouge sang, manière de transcrire ce cri muet. 5. Edvard Munch, extrait de son journal daté du 22 janvier 1892. Voir Ulrich Bischoff, Edvard Munch 1863-1944. Des images de vie et de mort, p. 53. Je rappelle d’ailleurs que le premier titre de l’œuvre est Le cri de la nature, et qu’elle existe en cinq versions différentes, dont un pastel et une lithographie.

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Artaud, avec Héliogabale, emploie son talent d’écrivain à transcrire en mots le cri de cette nature qui se mêle aux cris d’orgasme et aux cris de celles et ceux qu’on mutile et qu’on tue. Le ciel aussi devient rouge de sang. Comme pour Munch, il choisit de le représenter par l’ondulation et les vagues, par les couleurs, aussi. Et au centre, un homme, un empereur, un dieu. Un double d’Artaud, qui n’est pas un avatar, mais qui est proche, déjà, du point de rupture. Certes, le sujet imposé par Denoël est emprunté à l’histoire de Rome. Je ne reviendrai pas ici sur la biographie d’Héliogabale, ce serait fastidieux. Artaud, lui, est passé par là : il a mené des recherches poussées en bibliothèque, comme il le confie à Anaïs Nin6 dans une lettre d’avril 1933, il s’intéresse par exemple de près à des sujets aussi pointus que l’astrologie chaldéenne… Toutefois, bien que le long texte narratif qui en résulte puisse être considéré comme une sorte d’adaptation historique, on ne peut nier que l’effervescence d’écriture laisse poindre dans la version éditée des erreurs de nom, de chronologie, et Paulhan, d’ailleurs, a été furieux de telles licences. Mais qu’importe pour Artaud ? Sa trame historique est discordante car la plume s’emballe, les effets, les images se bousculent, se chevauchent, s’interpénètrent. On perçoit la jubilation de l’auteur. Le sexe est partout présent, au même titre que quelques autres de ses obsessions, ce qui explique un ensemble de traits permutables traversant le texte à la manière de météores dans le ciel. Il tente de s’en expliquer à Paulhan en tentant de séparer le bon grain de l’ivraie : […] que ce soit vrai ou non qu’est-ce que ça peut bien lui faire si c’est beau et si l’on trouve dans ce livre la notion d’un vrai et du Réel Supérieur – les dates sont vraies, tous les événements historiques dont le point de départ est vrai sont interprétés, beaucoup de détails sont inventés ; les Vérités Ésotériques j’ai voulu qu’elles soient vraies dans l’esprit ; elles sont souvent et volontairement faussées dans la forme : mais la forme n’est rien ; il y a de l’outrance et des exagérations d’images, des affirmations éperdues ; mais alors une atmosphère d’affolement s’établit où le rationnel perd pied mais où l’esprit s’avance tout armé7.

Cet extrait de lettre, faisant suite à l’incompréhension de Paulhan, met le doigt sur ce fonctionnement mental d’Artaud : sa relation à la vérité et au mensonge est complexe, et il établit des hiérarchies, essaie de 6.

Antonin Artaud, « Lettre à Anaïs Nin », datée du 15 avril 1933, dans Œuvres complètes, tome VII, p. 147. 7. Antonin Artaud, « Lettre à Jean Paulhan », datée du 1er juin 1934, dans ibid., p. 151.

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penser avec logique, expliquant comment il procède, et montrant bien comment l’auteur, par sa création, ne trahit pas l’histoire, mais en quelque sorte la complète. Ou mieux encore, que la vérité d’Héliogabale est ésotérique, et que cette vérité est telle parce qu’elle appartient à la force vive du mythe8. Qu’en est-il dans ce contexte du personnage lui-même dans son ancrage historique, des circonstances de sa naissance, de la singularité de son éducation et de la vie qu’il choisira tout en négociant avec difficultés les entraves posées par les appareils de pouvoir ? Ce qui compte chez Artaud, ce qu’il retient, c’est la légende qui entoure le jeune Héliogabale, 14 ans à son accession au trône, et à laquelle il participe. Il l’enrichit, même. De cet anarchiste à la sexualité débridée (d’où le titre oxymorique), Artaud s’amuse à raconter les frasques, les hauts faits et les bassesses dont on ne sait en fin de compte la part de vérité, et l’on comprend que cela importe peu. Et il s’y livre avec une bonne dose d’humour. Celle-ci lui facilite l’insertion de ses préoccupations intimes, qui touchent la procréation, le masculin et le féminin en guerre, la putréfaction des corps et de l’histoire. Héliogabale est « un livre écrit avec mon cœur et la peau de mes entrailles9 », affirme-t-il d’ailleurs. Cœur, peau et entrailles : nous retrouvons ici les métaphores obsessionnelles d’Artaud, qui en passe par le corps pour exprimer la part de lui qu’il met dans tout ce qu’il fait. Tout ce qu’il fait, mais que fait-il sinon écrire ? Et dans ce long processus d’une vie, le texte dont nous parlons a une place à part. Le renversement de perspective, la question du double, le trouble induit par la fiction qui déforme la vérité historique, tout cela est donc au cœur du texte. Le monde s’en trouve bouleversé, et la vision d’Artaud le transforme en un objet poétique singulier, fait de sang et de cris. En cela Héliogabale poursuit, amplifie le déroutement qu’on trouve dans les premiers poèmes artaudiens, dont justement « Le cri », daté de 1924 : Le soleil plus bas que le jour Vaporisait toute la mer. Un rêve étrange et pourtant clair Naquit sur la terre en déroute. Le petit poète perdu

8. 9.

Au sujet de la vérité ésotérique contre la vérité historique, je me réfère à la très belle lecture d’Olivier Penot-Lacassagne, Antonin Artaud « Moi Antonin Artaud, homme de la terre », p. 182 sq. Loc. cit.

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Quitte sa position céleste Avec une idée d’outre-terre Serrée sur son cœur chevelu10.

À première vue, la géographie du lieu habité paraît vraisemblable. Quelque chose qui ressemble au coucher de soleil occupe l’horizon. Une seconde lecture est moins affirmative. Est-il possible que la terre telle que nous la connaissons ait subi un renversement de perspective ? « Naquit sur la terre en déroute. Le petit poète perdu quitte sa position céleste avec une idée d’outre-terre11. » Malgré le ton quelque peu emprunté – Artaud est visiblement à la recherche de son style et écrit expressément de la poésie –, le renversement de perspective anticipe les textes à venir. Héliogabale est un écrit qui démontre dans le parcours personnel d’Antonin Artaud un intérêt pour les enjeux du devenir planétaire. Cette figure de la planétarité déclenche chez le poète une vision trouble dans laquelle le templum, qui tient lieu de cadre organisateur de notre espace habité, est maintenu au prix d’une perversité apparente. Celle-ci transforme le monde en une vibration spasmodique : Or, de la pointe de son phallus à l’ultime circuit de ses égouts solaires, le temple, avec les protubérances de ses niches, de ses fontaines, de ses basreliefs, de ses pierres vibrantes plantées comme des clous dans les murs, est tout entier compris dans une sorte d’immense cercle, qui répond au cercle spasmodique du ciel12.

Il n’est pas exagéré de dire qu’Antonin Artaud est Héliogabale de même que « l’immense cercle qui répond au cercle spasmodique du ciel » est la contrepartie de l’univers chtonien que nous rencontrons dans cet autre passage : Un vide gorgé de soleil sépare le temple de la ville basse, car le temple du Soleil à Émèse, comme à peu près tous les temps syriaques, domine sur un monticule surélevé. Ce monticule est fait des entrailles d’autres temples, de débris de palais, et des vestiges d’antiques convulsions terrestres, qui, si on

10. Antonin Artaud, « Le cri » (Correspondance avec Jacques Rivière), dans L’ombilic des limbes précédé de Correspondance avec Jacques Rivière et suivi de Le pèse-nerfs […], p. 29. 11. Antonin Artaud, L’ombilic des limbes, dans ibid., p. 74. 12. Antonin Artaud, « I. Le berceau de sperme » (Héliogabale ou L’anarchiste couronné), dans Œuvres complètes, tome VII, p. 40.

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voulait en déterminer l’origine, nous ramèneraient à un Déluge beaucoup plus reculé que celui de Deucalion13.

Dans cette prose aux élans poétiques, alternant le mélodramatique et le caustique, tout se mêle en une orgie cosmique, du « berceau » rempli de « sperme » comme l’indique le titre de la première partie au bain de sang qui marque la destinée d’Héliogabale. Ce sont les vagues et les ondulations qui firent souffrir les oreilles de Munch, assurément. Chez Artaud, dès le début du texte, on parle de la circulation des fluides, du sang, du sperme, des flots, des vagues, des ondulations. Ces images offrent un tableau saisissant. C’est aussi, du point de vue de l’écriture, du Shakespeare sans filtre, avec une crudité des mots et des images qui ne cesse de nous surprendre, et qui est en accord avec la scénographie de la cruauté dont l’auteur est passé maître (ce qui s’exprime pleinement dans Le théâtre et son double). La surenchère dont les romantiques noirs nous avaient livré les prémices à la fin du 19e siècle croise ici le Macbeth de Shakespeare et les Chants de Maldoror de Lautréamont, sans que soient reniés Euripide, Sophocle ou encore Eschyle. Les romans d’Apollinaire et de Sade forment des satellites qui gravitent autour de la planète Héliogabale. De fait, dans le texte de 1933, les morts sont partout. Dans l’empire d’Héliogabale, ils tombent comme des mouches, pourrait-on dire. Mais ce n’est pas tout, aux tortures s’ajoute le matricide qui côtoie le parricide, le fratricide aussi, tandis que l’inceste accompagne le mariage et que les frontières entre masculin et féminin se brouillent. Or, à la lumière des recherches récentes sur l’expression de genre, il semble que cette distinction entre masculin/féminin, sous la forme de la permutation de contenus opposés, ne peut mener qu’à une idéologie de la substitution. Héliogabale ne pourrait être que ceci ou cela. Dans ce registre logique de la non-contradiction, nous entrevoyons les difficultés que pose ce récit. L’instance énonciative demeure assujettie aux drames d’une filiation corrompue. D’une certaine façon, Héliogabale anticipe des textes plus ardus où la question de la filiation fait intervenir la logique du Nombre, ce qui représente à mon sens la tentative de fonder un nouvel ordre du monde.

13. Ibid., p. 38.

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LES JEUX ET LES NOMS Mais revenons au texte, construit à partir de la vie d’un anarchiste qui devient empereur romain au début du 3e siècle sous le nom de Marcus Aurelius Antoninus. Ce nom Antoninus est le résultat d’une usurpation et d’une intrigue, visant à faire d’Héliogabale un héritier de la grande dynastie des Antonins… Cet Héliogabale, à la tête d’un empire qu’il cherche à détruire, a une personnalité déroutante. Homme et femme à la fois, à la sexualité déchaînée qui le conduit dans les bas-fonds de la ville, tout en étant en proie à des délires de grandeur, il se prend pour un dieu. Héliogabale est-il mômo pour autant ? Il semble jouer le fou et le roi en même temps, mais est-il vraiment fou ? Il joue sa vie plus qu’il ne la vit, et à ce titre multiplie les saynètes cruelles, grandioses et grotesques au gré de ses envies ou de ses besoins, des saynètes qu’Artaud se plaît à retranscrire et, dans une certaine mesure, à rêver – ce qu’a du mal à lui pardonner Paulhan. Que l’empereur Héliogabale ait été pervers, ce point, personne ne le met en doute. Qu’est-ce que cela implique au juste ? Cette perversion, étudiée par les psychanalystes, met l’accent à la fois sur la forclusion de la loi du Nom-du-Père, c’est-à-dire de l’absence de la référence symbolique, et sur la création imaginaire d’un phallus qui tient lieu de rempart contre cette loi dont le pervers ne veut rien savoir. Le phallus démontable est alors une façon de jouir et de jouer avec le réel dans la mesure où le sujet prétend imposer sa loi, échapper à la clairvoyance, à la lucidité. Or, un bel exemple de ce rempart pervers se lit dans Héliogabale avec, justement, tout le verbe jouissant d’Artaud : la fortune de l’empereur, sa folie et sa perversion tiennent à la façon dont il devient le corps même de la ville, son architecture. Rome est ici une putain, l’empereur en est l’amant travesti, et la jouissance consiste à piétiner ce phallus démontable et ridicule, qui incarne le déchet de la loi : On a déjà ajouté à Elagabalus Bassianus Avitus, autrement dit Héliogabale, le sobriquet de Varius, parce que formé de semences multiples et issu d’une prostituée ; on lui a donné par la suite les noms de Tibérien et de Traîné, parce que traîné et jeté dans le Tibre après qu’on a essayé de le faire entrer dans l’égout […]14.

14. Antonin Artaud, « III. L’anarchie » (Héliogabale ou L’anarchiste couronné), dans Œuvres complètes, tome VII, p. 110.

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Le propos d’Artaud est sans doute assez conventionnel, puisqu’il fait du transvestisme l’une des caractéristiques de la perversion. Mais il faut prendre la peine de préciser, avant toute délibération sur cette question, que cela obéit à une stratégie rhétorique du plus et du moins, du propre et de l’impropre, de l’individuel et du collectif, de la souillure et du pur. Et, cela n’est pas vain de le souligner, à tout le jeu des noms qui s’engendrent par sonorité et symbolique : « […] on lui a donné par la suite les noms de Tibérien et de Traîné, parce que traîné et jeté dans le Tibre », écrit Artaud dans une langue féroce, méchante, une langue qui jubile. Au-delà du fantasme sur cet individu livré à ses excès génésiques et à sa mythomanie, Artaud a aussi choisi d’exprimer sa fascination grandissante pour la variation patronymique. Largement inspirée par l’étude onomastique qu’il compile pour ses recherches, cette variation est remodelée par la langue poétique et théâtrale. À partir d’Heliogabalus, Artaud rêve en effet d’El-Gabal (en référence au dieu solaire du même nom), avec « toute la série innombrable des aspects écrits de son nom qui correspondent à des prononciations graduées, à des jets fusants, à des formes en éventail, aux figures noires, blanches, jaunes, rouges de la Haute Personne de Dieu15 ». Artaud souligne que Gabal est un mot « qui prend forme et donne la forme16 ». S’ensuit une liste qui, si elle a l’aspect d’une étude étymologique, contient les rêves et fantasmes de l’auteur, de même que sa passion pour les jeux graphiques – qui chez lui se transforment en enjeux philosophiques et identitaires. Ainsi le lien avec Gibil (en vieux dialecte akkadien), « Gibil, le feu qui détruit et / déforme, mais prépare la / renaissance du Phénix / rouge, issu du feu et qui est / l’emblème de la femme, de la femme / pour les menstrues/-rouge-feu17 ». Comment ne pas lire ici, entre les lignes, l’allusion faite à la filiation ? Artaud met si souvent de côté le père pour privilégier la mère : la transmission se fait de la mère au fils18, explique-t-il dès les premières lignes d’Héliogabale.

15. 16. 17. 18.

Ibid., p. 76. Ibid., p. 77. Je respecte les majuscules du texte. Loc. cit. Antonin Artaud, « I. Le berceau de sperme » (Héliogabale ou L’anarchiste couronné), dans Œuvres complètes, tome VII, p. 13. Voir aussi p. 17 : « […] en Syrie, la filiation se fait par les mères : c’est la mère qui sert de père, qui a les attributs sociaux du père ; et qui, au point de vue de la génération elle-même, est considérée comme le primo géniteur. »

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Par sa problématique paternelle, l’avatar-Christ qui se transforme en El-Gabal puis en Gibil dont se rêve aussi Artaud nous fait glisser du génésique au génésiaque, ce qui nous conduit aux fantasmes d’ArtaudApollon accompagnés de diverses épithètes – la double semence, le loup, l’abcès et le mâle19. Tour à tour, et en même temps, Héliogabale est tout cela, et plus encore, et derrière lui, dans l’ombre, Artaud, lui aussi faux rejeton de la dynastie des « Antonins », le faux « Antonin » d’une dynastie pourrie qui voudrait bien que la filiation soit exclusivement maternelle…

AXE ET DÉSASTRE DANS HÉLIOGABALE OU L’ANARCHISTE COURONNÉ Dans Héliogabale ou l’anarchiste couronné, la tragédie repose sur le maintien d’un ordre du monde qui s’inspire des déconvenues du familialisme. En somme, l’ordre du monde obéit aux règles du registre œdipien, bien que celles-ci fassent l’objet de transgressions continues. Le règne du Souverain ou de l’Empereur consiste à magnifier l’Idéal du Moi collectif, à redoubler d’ardeur, pour faire comprendre que le sommet le plus élevé (la gloire ou la célébrité) diffère peu de la fange, du sang et des excréments qui sont la lie de l’Empire. Artaud sait user d’images saisissantes, et la fin de l’empereur se jetant dans les latrines pour échapper à la mort prend la forme d’une tragédie tout autant que d’une blague. N’en demeure pas moins qu’Héliogabale ou L’anarchiste couronné est sans aucun doute le seul texte véritablement politique d’Artaud, et nul doute qu’il livre ici une apologie du paganisme antique. L’acte de diriger qui échoit à l’Empereur suppose que ce dernier puisse contenir les expressions libidinales de l’Absolu (le règne de celui qui se fait corps de la Loi). L’idéal du Moi loge les ferments cruels et nauséabonds de l’autodestruction. Le pouvoir suprême de l’Empereur se doit de masquer qu’il y a toujours vacance du pouvoir, que l’insurrection populaire et les complots forment l’aspect négatif d’un pouvoir qui ne saurait être partagé. Ainsi, Antonin Artaud semble vouloir indiquer dans Héliogabale ou L’anarchiste couronné la face cachée du pouvoir, l’hallucination négative ou la perte de l’identité propre.

19. Dans l’ordre d’apparition : Apollon phanes, Lycophas, smyntheus, pythien. Voir Antonin Artaud, « III. L’anarchie » (Héliogabale ou L’anarchiste couronné), dans Œuvres complètes, tome VII, p. 80-81.

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Face au constat de cette vacance du pouvoir, Héliogabale devient un sujet désaxé dont le crime consiste à avoir ébranlé l’ordre du monde à l’instar de l’axe de rotation des planètes. Les conséquences des crimes et des transgressions ne relèvent pas de la sphère individuelle. Artaud nous indique que la persona d’Héliogabale, tout comme celle de l’Auteur qui espère de ses lecteurs reconnaissance et célébrité, est un leurre. Mais qui donc se cache sous ce voile bien commodément utilisé ? Verrons-nous la nudité obscène du pouvoir sous la forme d’un manque du signifiant qui inaugure dans la pensée de Lacan la forclusion ainsi que la défaillance de la loi du Nom-du-Père ? C’est une hypothèse que nous qualifierons de mesurée, voire d’optimiste, dans le contexte ainsi mis en valeur. L’idéal du Moi collectif ne peut soutenir la fièvre insurrectionnelle qui menace l’identité propre du sujet. La plèbe s’attaque à l’Empereur et le démembre pour mieux dissoudre ses chairs dans les égouts de la ville. Les figures de la transgression peuvent maintenir un semblant de cohésion dans la mesure où elles impliquent une mise en cause de la Loi, quitte à ce que les points de repère organisateurs de l’ordre du monde soient maintenus. C’est en effet le Nombre qui est la figure organisatrice de l’univers social et, de manière plus accentuée, de tout monde sacré. L’Empereur est Un. Il ne se sépare ni ne se remplace, sauf s’il appelle un de ses représentants à exécuter une tâche qui lui est d’ordinaire dévolue. Une telle reconstruction de la part du poète nous permet de mesurer l’écart pris avec l’Histoire, le travail de l’esprit prêt à échafauder autre chose, à penser et à se penser autrement. L’extrême complication de la biographie d’Artaud m’avait d’ailleurs fait choisir le titre, il y a des années, de Vies et morts d’Antonin Artaud pour mon essai sur son enfermement à Rodez. C’est ce pluriel (vies et morts) attaché à un être si singulier que je tente ici d’interroger, en tenant compte d’une obsession de la forme qui est celle, indissociable, de l’identité. Peut-être que je souhaite ne pas être accusé à mon tour par le fantôme d’Artaud, qui en 1934 reprochait à Paulhan de ne pas avoir pris en compte la notion du double dans Héliogabale, c’est-à-dire de ne pas avoir compris qu’il parlait en fait de lui, et pas seulement comme il l’affirme ailleurs d’une partie de lui. Cela va plus loin, en effet : Vrai ou non le personnage d’Héliogabale vit, je crois, jusque dans ses profondeurs, que ce soient celles d’Héliogabale personnage historique ou celles d’un personnage qui est moi. Vous qui avez aimé de moi des choses moins vivantes, moins abouties, moins complètes, je ne comprends pas que

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ce livre où je pense m’être réalisé avec mes défauts, mes outrances et aussi les qualités que je puis avoir provoque vos résistances20.

Qu’aurait donc dû voir Paulhan de si évident pour Artaud qui a mis peau, cœur et entrailles dans ce texte ? Les dernières lignes sont dans la pure veine artaudienne, avec ce corps qui gêne, qui empêtre, ce corps qu’on voudrait sans organes – ce qu’il devient à partir des écrits de Rodez. On en revient au corps problématique, et ce faisant au nom problématique : souvenons-nous qu’Elagabus Bassianus Avitus dit Héliogabale se voit attribuer le sobriquet de Varius par moquerie eu égard au nombre d’amants de sa mère, qu’il est aussi « Tibérien » et « Traîné », parce que « traîné et jeté dans le Tibre ». Mais cette fin tragique est la suite d’un acte de profanation terrible qu’Artaud nous raconte presque avec gourmandise : […] on lui a donné par la suite les noms de Tibérien et de Traîné, parce que traîné et jeté dans le Tibre après qu’on a essayé de le faire entrer dans l’égout après qu’on a essayé de le faire ; mais arrivé devant l’égout, et parce qu’il a les épaules trop larges, on a essayé de le limer. Ainsi, on a fait partir la peau en mettant à vif le squelette que l’on tient à laisser intact ; et l’on aurait pu alors lui ajouter les deux noms de Limé et de Raboté21.

De l’attribut d’Apollon au sobriquet de Traîné puis Raboté, le nom même d’Héliogabale, mis de côté, finit par s’effacer, disparaître tout à fait : sa tombe sera anonyme. On peut tout refaire, tout réécrire à partir de là. Artaud perd pied, lui qui s’identifie à ce personnage si théâtral, ce double qui à la fin perd son corps, et qui vient s’ajouter à ses préoccupations des années 1930, monter Richard II, élaborer son Théâtre de la cruauté, s’ouvrir au monde et espérer se désintoxiquer – une fois de plus. Héliogabale est au centre de ce mouvement, plus qu’à la périphérie, même s’il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une commande. Artaud dépasse de loin ce qu’on attend de lui, quitte à se mettre à dos son éditeur et ami Paulhan, parce que, à la différence de ce dernier, il considère que le mythe contient une véracité au même titre que l’Histoire.

20. Antonin Artaud, « Lettre à Jean Paulhan », datée du 1er juin 1934, dans Œuvres complètes, tome VII, p. 152. 21. Antonin Artaud, « III. L’anarchie » (Héliogabale ou L’anarchiste couronné), dans ibid., p. 110.

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FAUX ANTONIN, VRAI MÔMO Artaud, identifié en tant que « faux Antonin » à l’instar d’Héliogabale, réécrit sans cesse sa généalogie. Il gomme son nom ou le change (surtout par glissements), il le déplace, se désaxe en quelque sorte par une série de stratégies, et ce, jusqu’au point ultime : celui de sa mère, Euphrasie Nalpas, après le déni du nom du père. Les jeux de noms qu’il octroie à l’empereur, il en fait une manie pour son propre nom. En ce sens, le faux Antonin révèle le vrai mômo, et Artaud n’a plus qu’à rejeter le double encombrant d’Héliogabale et accepter qu’en face de lui, en fin de compte, se tienne un autre double, un mômo affirmé, convoqué, pleinement revendiqué. Dans un texte qu’il a prévu de lire lors de sa conférence de 1947, il écrit : « Mon histoire n’est pas celle d’un grand personnage, elle est celle d’un homme qui en a sué et chié pendant dix ans plus que son compte et même au-delà du compte de tout compte, et que je sais être allé pendant dix ans et avant là où l’organisme, le corps et la conscience de l’homme ne vont pas22. » Artaud le mômo en a fini avec Héliogabale, ou l’a avalé peut-être ? En tout cas, il accumule les avatars plus que les doubles dans une vie amputée de dix ans, dix ans d’asile. Les avatars le sortirent de ce corps de toute manière démantelé, anonymé. Et si, en définitive, Héliogabale est un double bien perturbant, il a pour lui une fin à la hauteur des espérances d’Artaud : en finir avec son corps, devenir ce que Deleuze et Guattari nomment à juste titre « le corps sans organes ». C’est peut-être ici que je lis toute l’importance d’en passer par le double et le mythe pour parvenir à l’avatar et la fable sans fin que constitue l’œuvre-vie, pour faire advenir la destinée créative et folle à la fois d’Artaud. L’avatar ouvre les possibilités de manière infinie, transporte le corps au-delà de lui-même, du monde, il le pousse dans le ciel où il devient un astre. Un astre errant. Car Artaud, parmi ses avatars patronymiques ou pseudonymes23, prend celui d’« Antonin Nalpas », de « Joseph Nalpas », voire de 22. Antonin Artaud, « Textes préparatoires », dans Œuvres complètes, tome XXVI, p. 139. 23. J’emploie les termes avatar – utilisé par Artaud lui-même dans sa correspondance – et pseudonyme par défaut, car ils ne paraissent pas recouvrir le processus en question. En revanche, l’aspect mythologique de l’avatar est plus percutant, comme le signale Chantal Allier dans sa lecture lacanienne des avatars du nom propre chez Artaud : avatar lui semble un bon choix « car il désigne la descente et les métamorphoses d’un dieu – Vishnou en l’occurrence – sur la scène du théâtre ». Voir Chantal Allier, « Avatars du nom propre dans la trajectoire d’Antonin Artaud », p. 7-53.

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l’anagramme « François Salpan24 » ou encore de « Louis Nalpas le Cathare sans nom25 ». Il glisse dans les noms comme il glisse d’époque en époque… Il y a, à ce sujet, un élément à retenir sur le texte écrit en 1933 : Héliogabale a de grands noms, et ceux-ci lui offrent la puissance et l’orgueil de la race des puissants, mais, plus intéressant encore, son organisme d’enfant, nous dit Artaud, « y puise une confusion et une angoisse qui n’arrêteront pas26 ». Une immense tension tiraille en effet l’être d’exception, qu’il s’appelle Héliogabale ou Artaud : elle sera là, au cœur de l’œuvre, sous la forme d’une angoisse identitaire qui va tétaniser son auteur, le conduire à l’asile où mômo est là, où mômo l’attend, lui faire écrire des textes d’une puissance rare dans une langue nouvelle. Encore faut-il parvenir à publier, à signer de son nom de naissance – Antonin Artaud, le Artaud d’avant mômo –, à se faire connaître du grand public, en somme. Un an après la publication d’Héliogabale, le succès des Cenci, une pièce terrifiante adaptée de Percy Shelley, contribue à la reconnaissance de celui qu’on connaît sous le nom d’Antonin Artaud. Le théâtre prend toute sa place. Et avec lui, les avatars, ces masques auxquels je faisais référence au début de ma réflexion, qui nous conduit à réfléchir au destin de l’incarnation. Au moment des Cenci, Artaud se sait déjà être un « faux Antonin », mais ignore encore qu’il sera un « vrai mômo », fou et génial. Sur la scène des Folies-Wagram, la violence de la pièce Les Cenci, qui met en scène l’inceste, le meurtre et la trahison, électrise la salle et déchaîne les critiques. Artaud en ressort victorieux et épuisé. Ce sera sa dernière mise en scène, du moins sur une scène de théâtre. Car une autre aventure commence, la plus importante, dont Héliogabale était l’une des manifestations : Artaud sera avant tout le metteur en scène de son œuvre-vie. Il est donc temps d’en revenir aux fondements de celle-ci, et pour ce faire, interroger la correspondance d’Artaud, en tant qu’espace poreux qui aspire dans un même trou noir l’autobiographie et le récit de soi dans le monde.

24. Voir Florence de Mèredieu, C’était Antonin Artaud, p. 742 et p. 755. 25. Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome XV, p. 168. 26. Antonin Artaud, « III. L’anarchie » (Héliogabale ou L’anarchiste couronné), dans Œuvres complètes, tome VII, p. 81.

CHAPITRE 3

De la correspondance à l’œuvre-vie, refaire le monde (correspondances avec Jacques Rivière et avec Génica Athanasiou)

A

Voilà tu seras avec moi dans le silence, ma meilleure, ma seule pensée humaine1.

rtaud a écrit tout au long de sa vie. Des lettres ouvertes ou privées, destinées à publication ou non, allant de la courte missive au récit-fleuve en passant par la lettre-sort pour terrasser l’ennemi, avec dessins à l’appui. Très vite, écrire devient un mode de survie, d’un point de vue matériel et spirituel. Ce pourquoi ses courriers contiennent fréquemment des appels au secours, des demandes d’avance de fonds soumises à des éditeurs2 ou des amorces de traités ésotériques, voire des réflexions métaphysiques sur la signification profonde de son internement. Un constat s’impose : alors que son activité artistique a pu connaître des interruptions, la correspondance, elle, constitue un flot ininterrompu. Plus qu’un indice prouvant qu’il n’a jamais cessé la pratique de l’écriture, cette correspondance polymorphe accompagne toutes les phases d’existence, participant à un moment et à sa manière à l’artthérapie du docteur Ferdière, sans qu’on puisse non plus l’y réduire. Artaud a entretenu des échanges épistolaires durant presque vingt ans avec des amis tels André Breton, Marthe Robert, Anaïs Nin, Pablo Picasso ou encore Jean Dubuffet. Il a écrit au docteur Ferdière, à Paule Thévenin,

1. Antonin Artaud, lettre à Génica, datée probablement du 9 août 1922, de Hyères, dans Lettres à Génica Athanasiou, précédé de Deux poèmes à elle dédiés, p. 37. 2. On songe particulièrement à Jean Paulhan, directeur de la NRF – La nouvelle revue française –, éditeur et ami d’Antonin Artaud. Paulhan succédera à Jacques Rivière, à qui nous consacrons ce chapitre, et qui est décédé prématurément en 1925.

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à Jean-Louis Barrault, Robert et Cécile Denoël et Henri Parisot… Il s’est adressé aussi bien au dalaï-lama qu’aux recteurs d’universités, au chancelier Hitler, au pape… La plus célèbre des correspondances demeure celle avec Jacques Rivière, directeur de la NRF – La nouvelle revue française –, dans les années 1920, entre autres parce qu’elle est la première publiée, et considérée par l’exégèse artaudienne comme pierre fondatrice de l’œuvrevie. Si je partage cette opinion, je garde toutefois en tête qu’évoquer un seul échange épistolaire dont tout jaillirait me semble peut-être réducteur. La correspondance avec Jacques Rivière, entre le 1er mai 1923 et le 8 juin 1924, nous donnerait en gestation l’œuvre à venir en posant la figure officielle du dédicataire – le garant de l’état civil du sujet – qui fait office d’interlocuteur, et, une fois cela dit, on baisserait le rideau ? Aujourd’hui, les choses m’apparaissent sous un angle différent, car il existe une autre correspondance, contemporaine de la première et trop longtemps sous-estimée, alors qu’elle m’apparaît tout aussi importante. Il s’agit de celle avec la comédienne Génica Athanasiou, de son vrai nom Eugénie Tanase. Génica est la première compagne d’Artaud, peut-être la seule, son grand amour, son âme sœur, qui a un temps incarné son idéal amoureux et familial. Artaud rencontre la jeune comédienne à l’automne 1921, lorsqu’il intègre la compagnie de Dullin ; Génica, de son côté, a quitté la Roumanie et décidé de tenter sa chance à Paris. Leur correspondance, unique en son genre, s’étend de 1921 à 1940. Destinée à eux seuls, sans aucune intention qu’elle soit diffusée, elle sera toutefois publiée en 1969, sans être guère plus considérée qu’un énième document psychologique sur l’auteur. Or, il serait dommage de ne pas voir combien les lettres à l’amoureuse, outre leur valeur intrinsèque, offrent une perspective de lecture pertinente pour l’étude de la correspondance avec l’éditeur. Elles complètent et éclairent l’échange avec Rivière, lui servent de toile de fond, quand on songe au sujet de la maladie de l’esprit qui ronge déjà le jeune écrivain. Surtout, elles permettent de saisir pleinement l’espace poreux entre autobiographie et récit, là où va se loger, en définitive, l’œuvre-vie.

UNE RENCONTRE DÉCISIVE, ET GÉNICA EN ARRIÈRE-PLAN En avril 1923, Antonin Artaud envoie deux courts poèmes à Jacques Rivière, alors à la tête de la NRF depuis 1919, soit au lendemain de la Première Guerre mondiale. À première vue, cet envoi semble répondre à une très ordinaire quête de légitimité. Voilà un jeune auteur de vingt-six ans à la poursuite d’une qualification dans l’univers des lettres, en somme

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un auteur en devenir qui n’ignore pas que dans le contexte des avantgardes de l’entre-deux-guerres, la concurrence est forte. Il lui faut choisir des stratégies judicieuses, trouver un correspondant de choix et de qualité, ayant un pouvoir bien réel dans le monde des Lettres. Tandis que les jeunes surréalistes mettent l’accent de manière euphorique sur la fécondité de la parole poétique et qu’ils valorisent une socialité unifiée par l’amour fou, Artaud adopte un point de vue divergent. C’est le manque-à-dire3 qui devient le motif principal de son énonciation. Ne pas (pouvoir) parler, ne pas savoir que dire, être dans l’attente (révoltée) d’une parole qui ne se prête à aucune annonciation consolatrice, telles sont les lignes de force de sa pensée. Elles se conjuguent à une volonté féroce de sortir du lot des poètes anonymes par la valeur de sa production. Si Rivière refuse poliment ses poèmes, tout à sa quête d’exigence pour une littérature « pure », il accepte toutefois de rencontrer le jeune homme, au motif de cette recherche créative qu’il décèle en lui, en lien avec la capacité d’explorer l’inconscient. C’est Artaud lui-même qui le révèle avec fébrilité à sa compagne, Génica Athanasiou : Je suis allé le [Rivière] voir vendredi dernier, et il m’a exceptionnellement bien reçu, avec beaucoup de déférence et de sympathie. Il m’a dit que cette lettre l’avait intéressé et qu’elle posait une question très subtile et palpitante. […] Je viens de lui envoyer ma dernière poésie. Et je sais qu’il y accordera une attention très particulière. Je verrai donc si j’ai le droit de m’exprimer, même d’une façon restreinte ou si cette façon restreinte est définitivement insuffisante, après quoi on renverrait l’exercice d’écrire au jour où mon âme me sera rendue4.

Génica Athanasiou entre donc en scène dès ce moment fondateur, permettant au poète d’avoir une parole plus libérée. Il se confie d’ailleurs régulièrement à celle qui est devenue son « ange », comme il la surnomme tendrement, avec qui il partage sa vie depuis 1922, et c’est donc tout naturellement qu’il lui décrit dans le menu détail cette rencontre avec Rivière. Bien qu’impressionné, il l’a mis au défi : sera-t-il en mesure de répondre à son attente ? Pourra-t-il le comprendre ? « J’attends encore une dernière réponse de Rivière après quoi je verrai si je puis continuer à écrire. Je dois te dire qu’à la suite de ma conversation avec lui et où il me disait de mes œuvres ce que je t’ai raconté je lui ai écrit une assez longue 3. Cet énoncé caractérise aussi la pensée du jeune Lacan, alors psychiatre et sensible aux turbulences de l’avant-garde. 4. Antonin Artaud, lettre à Génica, datée du 30 mai 1923, dans Lettres à Génica Athanasiou […], p. 69-70.

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lettre dont je te montrerai une copie à ton retour, et où je lui expliquais mes conditions de travail et l’état difficile de ma pensée5. » Dans cette lettre du 30 mai 1923 se dessinent nettement les contours d’une complicité intellectuelle et le crédit délégué à Génica. Son avis est une béquille précieuse pour le jeune homme en mal de reconnaissance, peut-être d’autant plus qu’à l’époque Génica connaît le succès, tandis que son amant le cherche encore. Artaud admire la comédienne et fait confiance à la femme. Une confiance amoureuse et intellectuelle, puisque la jeune femme fait, à ses yeux, figure d’autorité : « Ce que tu me dis sur mon livre me touche infiniment. Tu as parfaitement compris ; tu as même trop bien compris6 », écrit Artaud à sa « Belle chérie ». L’avis de Génica est sans appel, il manifeste la fusion des esprits, voire des âmes, ainsi qu’Artaud pourra le souligner à d’autres moments. Il veut y voir plus que de la confiance ; en fait, il y lit une « communauté », une « respiration de l’esprit et du cœur7 ». Dans cette relation totale, absolue, le jeune homme demande tout, exige l’impossible, veut une relation à la fois exclusive (amour absolu) et inclusive (retour à soi), ainsi que le fait remarquer Thierry Galibert, dans La bestialité 8. Génica fait miroir : ce qu’Artaud exige d’elle, il l’exige de lui-même. Le « trop bien compris » confirme en quoi la jeune femme n’est donc pas un alter ego comme l’est Rivière, mais un être qui, par sympathie profonde, peut souffrir avec lui, en ressentant de l’intérieur son mal et ses tourments. Il envoie d’ailleurs l’un des poèmes que Rivière recevra aussi, et qui se termine par ces vers : Insaisissable solidité Flux et reflux. Disparaissez Disparaissez fantoches de l’âme Avec vos crânes de rochers Soyez rochers, soyez phrases Qui tremble à la bouche d’un homme Qui trébuche dans sa pensée9

5. 6. 7. 8. 9.

Loc. cit. C’est moi qui souligne. Ibid., p. 69. Ibid., p. 249. Voir Thierry Galibert, La bestialité, p. 31-61. Extrait du poème « Boutique fantasque », dans une lettre d’Artaud à Génica, datée probablement du 20 mai 1923, dans Lettres à Génica Athanasiou […], p. 65.

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Il ne le sait pas encore, peut-être le pressent-il toutefois, Artaud n’aura de cesse de craindre le trébuchement de sa langue, comme l’épuisement de son corps. Il use de la voix poétique, dans un élan aux lointains accents romantiques. Une fois ses poèmes refusés, c’est par la correspondance qu’il trouvera le moyen de se faire entendre. C’est-à-dire d’être lu tel quel, lu pour ce qu’il a à dire, et ce qui ne relève pas d’une posture poétique mais, au contraire, qui est garanti par le sceau d’une authenticité qu’il ne cesse de clamer. De la sorte, Artaud cherche à faire comprendre à l’autre en tant qu’alter ego ou âme sœur comment opère cet épuisement. Ainsi se livre-t-il à Génica en mai 1923 : « J’ai remarqué une relation étrange entre mes dispositions mentales et la consistance de ma chair. En ce moment ma vie est arrêtée et lente, le cerveau mort, l’âme qui se cherche, aiguille affolée et hors d’elle-même, sans substance. Tout cela se traduit physiquement10. » La motivation poétique est donc délaissée au profit d’une remise en question radicale du cogito cartésien, et, en creux, du discours. Il s’agit de l’aveu d’une perte de l’énergie vitale qui deviendra par la suite l’un des leitmotivs de l’œuvre artaudien11. Cet épuisement traverse les courriers à Génica par le cri de l’émotion, alors qu’il cherche à prendre forme avec Rivière, mais ne nous y trompons pas, il concerne à chaque fois la réflexion souffrante et problématique autour de l’identité12. En faisant l’aveu de son impuissance à être, Artaud revendique son droit, son bon droit, ses droits d’être et de s’exprimer, il réclame justice à tout prix, comme il l’écrit à Génica dans la foulée de sa rencontre avec Rivière, et aussi en conclusion de sa première lettre envoyée à ce possible éditeur : « Il ne s’agit pour moi de rien moins que de savoir si j’ai ou pas le droit de continuer à penser, en vers ou en prose13. » La formulation peut sembler dramatique, voire emphatique, elle n’en est pas moins

10. Antonin Artaud, lettre à Génica, datée probablement du 8 mai 1923, dans Lettres à Génica Athanasiou […], p. 48. Cette lettre est signée : « pauvre naky ». 11. Florence de Mèredieu, C’était Antonin Artaud, p. 88. 12. Je ne suis pas certain qu’ici le mot identité ait bien un sens, tant il est le signe avantcoureur d’une difficulté de symbolisation de la part du sujet, voire d’une porosité dissociative de son appareil psychique. 13. Antonin Artaud, lettre du 5 juin 1923 (« Correspondance avec Jacques Rivière »), dans L’ombilic des Limbes précédé de Correspondance avec Jacques Rivière et suivi de Le Pèse-nerfs. Fragments d’un Journal d’enfer. L’art et la mort. Textes de la période surréaliste, p. 22. Cette lettre fait suite à l’entrevue entre Rivière et Artaud : elle intrigue suffisamment Rivière pour que ce dernier décide de poursuivre cet échange. Il répondra au jeune poète le 23 juin.

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authentique, tant elle traduit la souffrance, voire l’état de détresse psychologique d’Artaud. « Soyez rochers, soyez phrases / Qui tremble à la bouche d’un homme/ Qui trébuche dans sa pensée » s’exclut du pur champ poétique, et devient non un énième poème, mais poème « authentique » qui éclaire ce qu’on peut lire dans la correspondance. Que disent la poésie et la correspondance d’Artaud sinon qu’il est « autre », puisque le « je » énonciateur est en proie à une incessante fragmentation qui le hante et lui fait craindre – il le confie à Génica – d’être interné ? Cette tension est palpable dans ses suppliques, ses demandes incessantes à Génica, puisqu’il ne peut réussir sa communauté d’âmes avec la jeune femme, en la faisant sienne et elle en le prenant en elle, alors que lui-même se détache de son moi. Artaud est donc « je » et « autre », déjà « fou » en somme car, comme le rappelle Évelyne Grossman « l’aliénation est la force défigurante de l’autre en moi, ce mouvement qui m’agite et qui m’empêche de me stabiliser en “être”, sujet d’une identité, maître de ma pensée ». Cette aliénation est donc « ouverte à l’infigurable : un voir traversé par la lettre, une écriture trouée par de l’inaudible, de l’invisible14 ». Un tel paradoxe se trouve au centre de l’œuvre, sachant que celui-ci se construit en grande partie sur l’étayage que permet la correspondance, et qu’Artaud n’hésite pas à demander à ses destinataires de lui renvoyer ses lettres afin qu’il puisse les relire, les étudier. Il veut y retrouver sa pensée en acte, y déceler les mécanismes de son esprit, faire évoluer sa pensée et tenter de saisir les contours de cette maladie de l’esprit dont il est atteint. Éviter la totale dispersion de soi, peut-être. Il devient clair à la lecture de cette correspondance fondatrice avec Rivière que tout repose sur l’épuisement, que cela fait partie du malentendu profond avec l’éditeur : Rivière évoque la panne d’inspiration, quand Artaud parle de déperdition. Et à Génica, il l’écrit sans appel dès juin 1922 : « Chère, chère, chère Génica / Je t’écris pour fixer ma pensée au moment où elle se produit15. » Combien par l’adjectif chère, répété trois fois, lui accordet-il une valeur inestimable ! Sans oublier, comme Artaud l’exprime clairement, l’urgence qui dicte ses propos. Car Artaud vit en état d’urgence, et si sa correspondance tout entière en témoigne, si celle avec Génica nous en informe en premier, c’est à

14. Évelyne Grossman, « L’homme-acteur », p. 11. 15. Antonin Artaud, lettre à Génica, datée probablement de la fin 1921-1922, dans Lettres à Génica Athanasiou […], p. 22.

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partir de la publication de la correspondance avec Rivière que les lettres rédigées par le poète à l’intention de multiples destinataires s’inscrivent de plain-pied dans le champ littéraire. Plus encore, leur publication consacre Antonin Artaud en tant qu’auteur. Ce dernier pénètre dans l’arène littéraire, alors que sa poésie a pourtant été refusée. C’est donc sur fond de lettres à Génica que cette relation singulière et fulgurante entre Artaud et Rivière finit par « faire œuvre », et ce, à deux titres : leur correspondance marque une rupture poétique, une cassure dans le travail du jeune écrivain au profit de voies expérimentales ; leur échange d’idées entre esprits brillants démontre en quoi ils ne se comprennent pas – le premier est à la recherche d’une « poésie pure », le second en proie à une maladie de l’esprit dont il essaie de rendre compte par la plume. Ce point a toujours été délicat à traiter par les commentateurs, et la confusion a été entretenue – lesdites lettres appartiennent-elles au champ littéraire, au même titre que les poèmes ? Vaste question sur laquelle beaucoup se sont penchés16. Bien que l’état d’urgence interdise à l’autre, le destinataire, ce différé propre à la littérature17, je tiens compte de l’authenticité recherchée quel que soit le médium et préfère donc parler d’œuvre-vie reliant lettres, littérature, documentaire et maladie. La question de l’authenticité devient même cruciale, du moment que l’œuvre se construit sur le besoin de saisir sa propre pensée afin de la transmettre à l’autre, ou plus encore de traduire son impensé. Encore faut-il, une nouvelle fois, ne pas exclure la correspondance à Génica de cette réflexion qui, à première vue, ne concerne que l’éditeur et le jeune poète.

DE L’IMPOSSIBLE PENSÉE À L’IMPENSÉ Lorsqu’Antonin Artaud revendique la prégnance d’un affect détruisant la cohérence de la structure narrative, il fait état d’un impensé qui semble constituer la trame même de la discursivité. Lisons à ce sujet la lettre qu’il écrit à Rivière après leur première rencontre. À première vue, elle traduit l’impossibilité de penser, ce qui se manifestera ensuite, dans les faits, par une œuvre bavarde : 16. Voir Vincent Kaufmann, L’équivoque épistolaire. 17. Voir à ce sujet l’article de Toshinobu Kariya, « Le tremplin d’une vie pathétique. À propos des lettres d’Artaud », p. 285. L’auteur de l’article a soutenu une thèse intitulée Antonin Artaud épistolier. Une pratique paradoxale de l’expression du moi, Université Lumière Lyon 2, en 2013. Lire : theses.univ-lyon2.fr/documents/ lyon2/2013/kariya_t/pdfAmont/kariya_t_these.pdf.

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Je souffre d’une effroyable maladie de l’esprit. Ma pensée m’abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu’au fait extérieur de sa matérialisation dans les mots. Mots, formes de phrases, directions intérieures de la pensée, réactions simples de l’esprit, je suis à la poursuite constante de mon être intellectuel. Lors donc que je peux saisir une forme, si imparfaite soit-elle, je la fixe, dans la crainte de perdre toute la pensée. Je suis au-dessous de moi-même, je le sais, j’en souffre, mais j’y consens dans la peur de ne pas mourir tout à fait18.

Ce célèbre extrait signe en réalité un malentendu profond, puisque Rivière cherche à conduire Artaud vers une meilleure expression, tandis que le poète, lui, pose la question centrale de son être et de son œuvre autour de l’absence et de l’urgence. À Génica, il l’explicite : « Je t’écris pour fixer ma pensée au moment où elle se produit. » De sorte que le paradoxe artaudien peut être approché de cette manière : le récit – ici, la correspondance avec Rivière – ne se contente donc pas de situer l’impossible achèvement de la pensée. Une telle proposition amènerait invariablement à valoriser, pour ce qui est de l’œuvre d’Artaud, l’existence d’une clôture de la représentation faisant du sens un objet forclos. L’impensé n’est d’aucune manière l’absence de pensée. En revanche, se dessine chez l’artiste et écrivain l’esquisse d’une topologie de l’inconscient, et ce, à l’occasion des deux correspondances – celle avec Rivière abordant le problème de manière frontale et développée, là où celle avec Génica offre l’image d’un homme enfermé dans ses affects. Son élaboration traite de la constitution difficile d’une représentation de l’absence. Retenons d’abord cette longue phrase dans une lettre datée du 29 janvier 1924, alors que le jeune poète répond à Rivière après un délai de sept mois : Cet éparpillement de mes poèmes, ces vices de forme, ce fléchissement constant de ma pensée, il faut l’attribuer non pas à un manque d’exercice, de possession de l’instrument que je maniais, de développement intellectuel ; mais à un effondrement central de l’âme, à une espèce d’érosion, essentielle à la fois et fugace, de la pensée, à la non-possession passagère des bénéfices matériels de mon développement, à la séparation anormale de la pensée, en passant par tous les états, toutes les bifurcations de la pensée et de la forme19.

18. Antonin Artaud, « Correspondance avec Jacques Rivière », dans L’ombilic des limbes […], p. 20. 19. Antonin Artaud, lettre à Jacques Rivière, datée du 29 janvier 1924, dans ibid., p. 25.

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Ce constat met en scène l’élaboration d’une pensée qui se constitue par autoengendrement dévorateur. L’expression employée ne cherche pas tant à dramatiser l’extrait qu’à expliquer en quoi le « développement intellectuel », la possibilité de donner forme « à chacune des stratifications terminales de la pensée » rencontre « un quelque chose » qui détruit, ou encore qui laisse en suspens20. De manière particulièrement incisive dans cette correspondance, Artaud envisage ce que serait une pensée de l’absence. Faute de lui donner une forme, la difficile saisie de la pensée est en effet un motif important. D’une certaine manière, Artaud refuse le travail de deuil sous-jacent à tout acte de penser. Pendant le même temps, sa relation avec Génica s’effondre ; c’est l’absence réelle de cette femme aimée qui le détruit, le tue. Il le lui écrit, il réclame sa présence, elle doit rentrer à l’instant, en réponse à l’urgence de son besoin : « prière de m’avertir de ta rentrée immédiatement, le jour même, sans attendre une minute, et par n’importe quel moyen, en venant me chercher, ou en m’envoyant un pneumatique, une dépêche, ou un mot par quelqu’un si tu n’as pas la force21 ». Sans aucun doute, l’urgence de l’autre confine à la tyrannie, et elle répond à ce besoin inouï de la garantie que l’autre lui fasse crédit, qu’il le sauve, en somme : « Je ne peux pas vivre avec la pensée qu’il me faut vivre sans toi. Je sens que mon esprit s’en va, le délire me gagne, on va venir m’enfermer dans une maison de fous22. » On est en mesure de constater le paradoxe apparent d’une telle pensée : auprès de Rivière, Artaud fait l’expérience d’une pensée en voie d’effritement au moment même où elle se constitue, de même que la pensée de la perte de Génica le « rend fou ». La mélancolie s’avère une incorporation douloureuse, à fortes connotations hypocondriaques, d’un objet psychique qui se caractérise par sa faculté d’annulation de la pensée. En témoigne l’opposition entre le maniement du « développement intellectuel » et un « effondrement central de l’âme23 ». Cela deviendra par la suite un motif récurrent dans l’œuvre-vie. Ce n’est donc pas la faculté

20. Loc. cit. 21. Antonin Artaud, lettre à Génica, datée probablement de la fin 1923 ou du début 1924, dans Lettres à Génica Athanasiou […], p. 133. C’est l’auteur qui souligne. 22. Antonin Artaud, lettre à Génica, de Marseille, datée probablement du 1er  février 1924, dans Lettres à Génica Athanasiou […], p. 137. 23. Antonin Artaud, lettre à Jacques Rivière, datée du 29 janvier 1924, dans L’ombilic des limbes […], p. 25.

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d’élocution qui est mise en doute dans cet échange, mais bien un substrat primitif présenté par le jeune poète qui va de pair avec ce refus de la perte, de l’abandon, en somme de la séparation. Ainsi, la pensée entrevue comme la conjugaison difficile du principe de plaisir et du principe de réalité révèle un acte dont la discontinuité suppose malgré tout une armature narcissique en mesure d’accepter et de tolérer l’absence. Artaud témoignerait à cette occasion d’un impensé interdisant, à sa source, tout travail d’élaboration mentale. À ce sujet, nous pouvons lire une lettre à Génica assez remarquable, dont j’aimerais citer ici un long passage. Cette lettre, datée du 11 août 1922, est antérieure à la correspondance avec Rivière, et elle cherche déjà à dire le trouble, le vide, l’absence et donc cette négativité à l’œuvre dans la pensée artaudienne. À ma connaissance, cette lettre n’a pas été étudiée. Elle le devrait, car elle complète parfaitement la correspondance théorique avec Rivière ; mieux, elle l’anticipe, faisant de Génica l’interlocutrice choisie pour être celle qui peut entendre et croire Artaud. Mais lisons plutôt ce dernier : Je te dis toutes mes petites pensées. Je n’ai que de petites pensées, avec une toute petite âme. Une autre fois je serai plus intéressant. Mais tu sais que ce n’est pas moi qui suis dans cette lettre, mais seulement une partie de moi. Nous avons un esprit ainsi fait qu’il passe sa vie à se chercher lui-même, à chercher non pas même les mots mais l’état mental sensible ou senti qui correspond à son esprit. Car il se dédouble en se pensant, et une fois que l’état existe, les mots viennent toujours. Le difficile est de fixer l’état, de le maintenir, de le prolonger24.

Comment ne pas percevoir le désarroi d’un homme aux prises avec ce qui lui échappe ? Ce qui s’effrite ? Et cette course incessante à retenir sa pensée ? C’est ce mécanisme effroyable qu’Artaud cherche à traduire un an plus tard à Rivière dans l’espoir d’être compris. Les mots et les expressions sont soigneusement choisis, Artaud fait mention d’un « effondrement central de l’âme » pour qualifier « l’érosion » ou l’hémorragie du Moi. Avec Génica, les mots semblent couler d’eux-mêmes, ils sont couchés rapidement sur le papier. Du moins en avons-nous l’impression, et sans doute la jeune femme, en les lisant, aura-t-elle eu le même sentiment. De fait, il semble que les extraits des courriers adressés à Rivière soient davantage de l’ordre d’une mise en scène. Celle, douloureuse d’un morcellement, d’une incomplétude propre à Artaud qui traduit 24. Antonin Artaud, lettre à Génica, de Cavalaire, datée du 11 août 1922, dans Lettres à Génica Athanasiou […], p. 39-40. C’est l’auteur qui souligne.

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l’incorporation mélancolique et hypocondriaque d’une pensée s’auto­ détruisant. La correspondance avec Rivière donne lieu à une aphanisis, une hallucination négative25, la manière singulière dont le Moi absent d’Artaud est figuré, pensé, mis en image – évitant ainsi la complète dissolution. Ce n’est pas un hasard si le motif de l’hallucination négative comme représentation de l’identité endeuillée augmente la complexité de la trame perceptive évoquée dans les lettres d’Artaud. Celui-ci ne le sait pas encore, mais l’hallucination négative constitue le deuxième point de ce qui se joue dans les lettres, à l’insu des interlocuteurs : le programme de l’œuvrevie d’Artaud. Et il est bien entendu intrinsèquement lié au premier point, l’impensé.

L’HALLUCINATION NÉGATIVE SIGNE L’ÉCHANGE ÉPISTOLAIRE Parce qu’il propose un discours hanté par la négativité, Artaud est un personnage marginal dans le contexte surréaliste de l’époque. D’ailleurs, sa réflexion sur le fait littéraire abandonne l’idée d’une écriture assimilable à un refoulé inconscient qu’il serait possible de réactiver, de produire tel quel. Bien plus qu’un scénario traumatique, les lettres écrites à Rivière sont tenaillées par la représentation difficile de l’absence. S’amorce d’ores et déjà le caractère radical du projet « esthétique » d’Artaud à l’égard de ses collègues surréalistes et du contexte psychiatrique français de l’entre-deux-guerres. Il est question d’établir implicitement une métapsychologie de l’inconscient à la lumière de l’œuvre-vie. Le discours d’Artaud est hanté par la négativité26 et celle-ci fonde paradoxalement l’énonciation. De sorte qu’il y a une détresse mélancolique profonde qui point dans ses lettres à Rivière, tandis que, on s’en doute bien, elle est accentuée dans l’échange épistolaire avec Génica.

25. Il s’agit ici d’une notion clinique fondamentale. Elle a été théorisée par André Green dans Le discours vivant, p. 162. Green, étudiant la définition lacanienne du stade du miroir, souligne le rôle de l’hallucination négative, en tant que « reflet vide », « vécu non comme pure absence, mais comme une hallucination d’absence », p. 275. 26. Je reprends ici et dans les pages qui suivent un travail amorcé il y a des années sur Artaud et l’hallucination négative, concept développé par André Green. Voir Simon Harel, « L’étrange disparition de monsieur Artaud », dans L’étranger dans tous ses états : enjeux culturels et littéraires, p. 103-121.

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Revenons quelques instants au contexte de l’époque, au fait que la correspondance interroge la notion de créativité littéraire et qu’elle adopte certaines thématiques qui, en France, au début du 20e siècle, regroupent écrivains, psychiatres et/ou psychanalystes qui s’intéressent à la structuration de l’inconscient. Ainsi, les lettres à Jacques Rivière, parce qu’elles s’apparentent parfois à un diagnostic dont s’agit de certifier la localisation pathogène sont à lire dans la foulée des travaux psychiatriques qui accordent un rôle à la notion d’hérédité/dégénérescence. De ce point de vue, le travail créateur est à comprendre dans la perspective d’une organisation psychique qui peut recéler des composantes morbides, transmises par l’hérédité. Artaud lui-même n’échappera pas à cette fascination, à cette différence près qu’il fait de « l’effroyable maladie de l’esprit » un lieu immatériel qui dévoile une anatomie psychique démembrée. Cela explique aussi qu’il hésite, dans sa correspondance, entre une définition pathogène de la création littéraire, inspirée de la clinique psychiatrique de l’hérédité/dégénérescence, et la mise en scène de l’hallucination négative qui rend compte de l’absence d’inspiration. « Un homme se possède par éclaircies, et même quand il se possède, il ne s’atteint pas tout à fait », écrit Artaud à Rivière, avant d’ajouter que ce même homme « ne réalise pas cette cohésion constante de ses forces sans laquelle toute véritable création est impossible27 ». Qu’il évoque ensuite la paralysie ne doit pas alors nous étonner. En revanche, la manière dont Artaud en parle est très éclairante quant à sa fragilité de la symbolisation : « Une maladie qui vous enlève la parole, le souvenir, qui vous déracine la pensée28. » Le mouvement de la pensée d’Artaud révèle le surgissement de l’angoisse devant l’absence d’identification spéculaire. Qu’en est-il alors du projet identificatoire, de la réalité de la perception d’Artaud face à lui-même et aux autres qui le délimitent ? En fait, l’hallucination négative interroge la représentation de l’identité du sujet. André Green souligne que ce qui fait défaut au sujet « n’est pas le sentiment de son existence, mais la preuve spéculaire de celle-ci29 ». Nous retrouvons dans les lettres d’Artaud l’aveu d’une absence de représentation du sujet. Cette angoisse dont il témoigne, Rivière y répond par un propos certes un peu naïf :

27. Antonin Artaud, lettre à Jacques Rivière, datée du 25 mai, dans L’ombilic des limbes […], p. 38. 28. Ibid., p. 40. 29. André Green, Le discours vivant, p. 274-275.

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Mais comment y échappez-vous si bien [aux phénomènes « d’érosion » mentale] quand vous tentez de définir votre mal ? Faut-il croire que l’angoisse vous donne cette force et cette lucidité qui vous manquent quand vous n’êtes pas vous-même en cause ? Ou bien est-ce la proximité de l’objet que vous travaillez à saisir qui vous permet tout à coup une prise si assurée30 ?

Les expressions choisies par l’éditeur sont significatives. L’angoisse est entrevue comme la source d’une force qui, paradoxalement, s’oppose à l’érosion mentale dont il est fait mention plus tôt. Rivière ne croit d’ailleurs pas si bien dire lorsqu’il écrit que « la proximité de l’objet » serait l’une des conditions de la « prise si assurée » d’Artaud. Cet objet, il faut l’envisager comme la description mélancolique d’un affect, un signe de survie psychique, dont il faudra sans cesse réitérer l’existence. L’enjeu est d’autant plus dramatique que l’affect permet de témoigner de la « prise si assurée » de l’écriture d’Artaud, en même temps que ce dernier reconnaît avec effroi l’évanouissement de son identité. Ce que corrobore la remarque de Green : « ce qui fait défaut n’est pas le sentiment d’existence, mais le pouvoir de représentation ». Il devient alors clair que les descriptions détaillées de ce qu’Artaud appelle « la séparation anormale des éléments de la pensée » et qu’il offre à lire à Rivière illustrent ce que Green définit par l’usage de l’hallucination négative. Or, la négativité est source de création, elle permet malgré tout d’écrire. En ce sens, elle est tout sauf stérile. À partir de cette absence, Artaud élabore un discours qui laisse Rivière admiratif. « Faut-il croire que l’angoisse vous donne cette force et cette lucidité qui vous manquent quand vous n’êtes pas vous-même en cause ? », s’interroge l’éditeur, qui ajoute aussitôt : « En tout cas, vous arrivez, dans l’analyse de votre propre esprit, à des réussies complètes, remarquables31. » Peut-être cherche-t-il seulement à rassurer le jeune poète ? Quoi qu’il en soit, son propos s’enlise par l’affirmation que la connaissance de cette analyse doit, dit-il, rendre à Artaud confiance en lui, confiance en son esprit, en son propre jugement. De plus, Rivière se fourvoie quand il considère qu’Artaud est sain d’esprit. Mais enfin, lui écrit-il, cette fragilité de l’esprit dont le poète se plaint n’a rien à voir avec « les détraquements mentaux que la psychiatrie étudie et catalogue32 ! » Les lettres à Génica affirment, elles, le contraire. Artaud ne joue pas au fou. 30. Lettre de Jacques Rivière à Antonin Artaud, datée du 25 mars 1924, dans L’ombilic des limbes […], p. 31. 31. Loc. cit. 32. Loc. cit.

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LE « RÉCIT POSTHUME » DE LA SURVIE Non, Artaud ne joue pas au fou. Il est en proie à une aphanisis qui se trouve au fondement de son travail littéraire, car elle lui octroie des sursauts perceptifs qui lui font interpeller l’autre, lui demander de l’aider à saisir les méandres de son esprit. La demande est urgente, sans appel. Artaud la réitère sans cesse. La crainte de disparaître n’est pas résolue. Il faut – c’est un impératif dramatique dans l’œuvre – que l’absence (l’aphanisis) soit violemment compensée par une élaboration ad vitam aeternam d’un « récit posthume ». La correspondance d’Artaud se nourrit de ce paradoxe : Et voilà, Monsieur, tout le problème. Avoir en soi la réalité inséparable et la clarté matérielle d’un sentiment, l’avoir au point qu’il ne se peut pas qu’il ne s’exprime […] et qu’au moment où l’âme s’apprête à organiser sa richesse, ses découvertes, cette révélation, à cette inconsciente minute où la chose est sur le point d’émaner, une volonté supérieure et méchante attaque l’âme comme un vitriol, attaque la masse mot-et-image, attaque la masse du sentiment, et me laisse, moi, pantelant comme à la porte même de la vie33.

Artaud ne joue pas au fou, il est trop souvent aux portes de la mort. Physiquement, et psychiquement. Corps et âme, autrement dit. Son discours est celui d’une reconstruction, alors qu’il subit les affres d’une identité spéculaire foudroyée. Il doit écrire qu’il n’est pas (encore) ou qu’il n’est (déjà) plus, revendiquant cette mélancolie qui le conduit à renier corps et âme. À lire ses lettres adressées à Génica, on sait à quel prix : un épuisement des forces presque total. Cela n’est pas une posture d’écrivain, comme pourrait le penser Rivière. Non. « Je sais trop l’effort que je suis obligé de faire moi-même pour me mettre dans l’état d’écrire34 », avoue Antonin à Génica, sans doute en réponse à un silence prolongé de la jeune femme. Or, ce silence, il ne peut le supporter, il ne souffre aucun délai. Génica doit répondre présente – tout en étant loin, car cela lui permet d’en passer par l’écriture. Cette dernière le soulage : J’ai cru vraiment mourir, ces jours-ci, au propre sens du mot. Imagine cela : un sentiment d’engourdissement général et de faiblesse intense et qui serait en même temps une douleur. Et que mes bras soient lourds comme du plomb, et mes jambes, que je ne sache plus où est mon corps. Et que cela soit vrai, corresponde à quelque chose, soit aussi vrai qu’une douleur 33. Antonin Artaud, lettre à Jacques Rivière, datée du 6 juin 1924, dans L’ombilic des limbes […], p.  41. C’est moi qui souligne. 34. Antonin Artaud, lettre à Génica, de Cavalaire, datée du 17 août 1922, dans Lettres à Génica Athanasiou […], p. 41. C’est l’auteur qui souligne.

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localisée, ou un choc, la rencontre d’un obstacle. Quelque chose d’affreux. Voilà ce qui m’a empêché de t’écrire ces trois derniers jours35.

Tout se passe comme si le récit façonné par Artaud était à la recherche d’un destinataire pouvant faire valoir sa recevabilité et, pour ce faire, il s’adresse aux sens, en passe par l’image – qui est le mode privilégié de la correspondance avec l’âme-sœur. Lisons de nouveau Artaud poursuivre sa description : […] que ma mâchoire pendît comme une mâchoire attachée, et que lorsque je me touche, je n’aie pas le sentiment de me toucher moi-même mais de rencontrer un obstacle conscient, que je me fasse la sensation d’être un squelette sans peau ni chair, ou plutôt un vide vivant et dont j’aurais cependant conservé la direction, et que tout ceci fût en même temps une faiblesse et une atroce douleur, – voilà comment je pourrai caractériser les troubles profonds de la sensibilité qui m’affectent depuis quelques temps36.

Écrire pour mieux survivre, tel serait in fine le tressage de la correspondance. En ajoutant que cette survie est taraudée par la certitude d’une disparition de soi. Là encore, le propos est l’expression de la pensée dans la correspondance avec Rivière, mais non pas avec Génica, où la sensation prédomine, avec un remarquable sens du récit. Le langage, chez Artaud, pourrait alors être entrevu comme la manifestation d’un saisissement créateur paradoxal. La maîtrise de la pensée rencontre ici la dépossession radicale de l’identité narrative, ce qui, paradoxalement, fonde le récit. Autrement dit, la négativité est créatrice. Ainsi échappe-t-elle à la stérilité, voire à l’embrasement mélancolique du Moi dévoré qui peut tout aussi bien s’accaparer l’objet d’amour perdu dont il restitue inutilement l’hallucination primitive. Cette négativité échappe en effet à la remémoration de l’objet perdu (la source d’un attachement libidinal archaïque) qui est à fois désiré et rejeté. C’est bien parce que le mot-affect attaque la pensée qu’il faut assurer la narration posthume de cette éradication interne de l’identité. L’échange épistolaire remplit cette fonction puisqu’il possède véritablement la valeur d’une attestation de soi qui atténue le vertige de l’hallucination négative. Lorsqu’Artaud fait valoir la force d’une destruction intrapsychique qui rompt la faculté d’expression, il met en exergue ce mot-affect dont la 35. Antonin Artaud, lettre à Génica, de Marseille, datée vers le 9 juillet 1923, dans ibid., p. 88. 36. Ibid., p. 89. C’est l’auteur qui souligne.

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traduction est littéralement impossible. On retrouve à cette occasion le vertige de l’impensé qui hante la correspondance. Contenir une forme, par la création discursive d’un destinataire qui autorise la réception des lettres d’Artaud, tel sera l’objectif premier de la correspondance. Le récit posthume a donc une dimension structurante, par ailleurs paradoxale puisqu’il fait appel à un défaut de signification. Le récit n’est pas qu’une explicitation discursive à laquelle le sujet donne consistance par la « voix » du narrateur ; il n’a pas de fonction réunificatrice. Pour tout dire, il ne permet pas de réparer l’historicité d’un sujet en proie au manque de cohérence existentielle. En somme, le récit ne saurait tolérer cette théorie du langage-substitut qui fait du langage l’incarnation, toujours imparfaite, d’une vérité dont l’énonciation doit être confirmée.

ET LE DESTINATAIRE ? LE DÉDICATAIRE ? Au vertige de l’impensé dont Artaud fait état, il faut opposer la certitude confortable que représente l’inscription du destinataire. À l’hallucination négative qui est la représentation horrifiée de l’absence du sujet envers soi, on substituera un destinataire en mesure de voir, de juger et d’observer les faits et gestes d’Artaud. On ne connaît pas les réponses de Génica, elles ne sont pas parvenues jusqu’à nous. Nous n’avons accès qu’à la voix de celui qui la supplie, la cajole, la menace, l’encense et l’exhorte. L’absence de réponse nous la rend étrangement silencieuse, quand elle ne l’était visiblement pas. Elle devient à nos yeux de lecteurs absente à elle-même. En conséquence de quoi la fonction première de ces courriers qui réclament des actes, une réponse dans l’urgence, s’efface, et les lettres d’Artaud prennent une configuration plus littéraire. Défaites de leur plein sens, elles font désormais partie de l’œuvre-vie. Avec Rivière, leur dimension littéraire est assumée, sinon revendiquée. Elle est d’abord univoque, si je peux dire, en tenant compte des réponses de Rivière face aux doutes de celui qu’il considère comme un jeune poète : Cher Monsieur, J’ai lu attentivement ce que vous avez bien voulu soumettre à mon jugement et c’est en toute sincérité que je crois pouvoir vous rassurer sur les inquiétudes que trahissait votre lettre et dont j’ai été si touché que vous me choisissiez pour confident. Il y a dans vos poèmes, je vous l’ai dit du premier coup, des maladresses et surtout des étrangetés déconcertantes. Mais elles

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me paraissent correspondre à une certaine recherche de votre part plutôt qu’à un manque de commandement sur vos pensées37.

Le ton est résolument paternaliste, c’est le maître qui parle à son élève – et l’on se souviendra de Thomas Bernhard face à ses maîtres anciens, ici38. Les propos du maître Rivière révèlent l’existence du malentendu de départ sur le sujet abordé (inspiration/poésie) tandis que, en face de lui, Artaud parle de déperdition et de la maladie de l’être qui contamine son œuvre. Le mois de juin 1923, où il reçoit la réponse de Rivière qui tente de le rassurer, est terrible pour Artaud. Il se sent très mal, sa relation avec Génica s’essouffle, il refuse de se sevrer de l’opium et essaie par tous les moyens de la culpabiliser. Il souffre épouvantablement, comme il le lui écrit le 13 juin dans une courte missive : « Mon âme est mangée, partie », affirme-t-il, avant d’ajouter : « Le mal me vide le corps et l’esprit, m’enlève la notion du moi, de l’être, la vie39. » Génica a l’habitude de ces suppliques d’Artaud ; le directeur de la NRF, non. D’où le malentendu entre les deux hommes. Un malentendu néanmoins fondateur, puisqu’il permet un épanchement salvateur chez Artaud, et qu’il pose les premières balises de l’impensé en œuvre. Ainsi le poète laisse-t-il passer plus de six mois avant de répondre à Rivière, et lorsqu’il reprend la plume, c’est pour en revenir d’emblée à sa maladie et à sa « petite confession mentale40 ». Même si, dans la même lettre de juin 1923, il tient une discussion sur ses vers, sa poésie, on comprend aisément que c’est autre chose qui se joue dans ce texte : Je me flattais de vous apporter un cas, un cas mental caractérisé, et, curieux comme je vous pensais de toute déformation mentale, de tous les obstacles destructeurs de la pensée, je pensais du même coup attirer votre attention sur la valeur réelle, la valeur initiale de ma pensée, et des productions de la pensée41.

37. Lettre de Jacques Rivière à Antonin Artaud, datée du 23 juin 1923, dans L’ombilic des limbes […], p. 22. 38. Voir Simon Harel, La respiration de Thomas Bernhard. Essai-dictée. Il sera intéressant de noter qu’Artaud écrit de son côté dans une liste de noms et d’avatars le concernant : « Antoine le Martyr / Le fils de Jacques Rivière ». Voir Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome XV, p. 305. 39. Antonin Artaud, lettre à Génica, de Marseille, probablement datée du 13 juin 1923, dans Lettres à Génica Athanasiou […], p. 83. 40. Antonin Artaud, lettre à Jacques Rivière, datée du 29 janvier 1924, dans L’ombilic des limbes […], p. 24. 41. Ibid., p. 25. C’est l’auteur qui souligne.

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Il essaie dès lors de réfléchir à ce « cas mental » qui est le sien, qui tente de peser la valeur réelle de sa pensée, et il en vient à cette conclusion : « Il y a donc un quelque chose qui détruit ma pensée ; un quelque chose qui ne m’empêche pas d’être ce que je pourrais être, mais qui me laisse, si je puis dire, en suspens42. » En somme, l’euphorie narcissique qui caractérise le désir d’une saisie de la pensée qu’Artaud définit en parlant de développement intellectuel est remise en question par une ruine intérieure du Moi. Le projet épistolaire rencontre donc ici l’impossible quête d’une totalité de l’expression. Mais, en même temps, il fait œuvre. Artaud, s’échappant de la conversation théorique, de l’échange des points de vue, commence à créer une œuvre qui s’origine dans l’art épistolaire. Nous voilà donc à nouveau au centre de ce saisissement créateur paradoxal qui définit l’échange épistolaire d’Artaud. Tout se passe comme si la construction du lien de pensée devait faire l’objet d’une écriture qui attribue signification et valeur à la correspondance de sorte que l’élaboration d’un discours soit malgré tout préservée. Le mot-affect est par ailleurs revendiqué par Artaud de façon persistante comme l’affirmation d’une langue pulsionnelle qui rappelle le rôle joué par les glossolalies au moment de l’internement à l’asile de Rodez. Cependant, l’énonciation du discours qui prétend se situer au-delà du processus primaire – et de l’activation archaïque du mot-affect – prend la forme d’un argument. Bien qu’il garde le statut d’impensé radical, le mot-affect doit malgré tout être raconté, sinon récité, pour qu’un destinataire, en l’occurrence Rivière, mais aussi Génica, soit le témoin de la perte exemplaire de la faculté d’expression43. Dans les correspondances d’avant la période de Rodez, Artaud, s’il fait état de ce mot-affect qui paralyse la pensée, présuppose l’existence d’un destinataire. Que ce dernier soit rejeté ou bafoué, peu importe. Il 42. Ibid., p. 26. 43. Cette trouée du signifiant que traduit le mot-affect doit ainsi faire l’objet d’une transmission. Il serait en effet intenable que le récit soit dispersé, détruit à sa source. Les textes de Rodez côtoient cet abîme où la signification s’avère non seulement défaillante, mais parfois forclose. À cette occasion, l’écrit perd tout simplement sa raison d’être puisque la préhension existentielle qui fonde l’identité du récit est amputée. À Rodez, malgré la multiplicité des adresses énonciatives qui parcourent la correspondance, le dédicataire est mort, consumé par une parole folle, anarchique, qui fait appel à l’expulsion comme seul mode de symbolisation. On ne peut plus continuer à invoquer la figure de la mort du récit ou de la disparition du sujet. C’est d’une expérience beaucoup plus radicale qu’il s’agit, expérience que le motif de l’hallucination négative ne permet même plus de circonscrire.

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n’en reste pas moins la certitude inaltérable de sa présence intrapsychique. Plus encore, le vertige perceptif induit par l’hallucination négative trouve matière à réparation dans l’existence d’un sujet autre : le destinataire dont la présupposition d’existence inscrit en effet la certitude d’un monde symbolique suffisamment balisé. Là réside le paradoxe singulier des échanges avec Rivière et Génica. Si l’hallucination négative, plutôt qu’impasse représentative, peut recéler une certaine fécondité, c’est parce qu’une présupposition d’existence, s’apparentant au jeu de l’identification projective44, est mise en œuvre. Le concept d’identification projective relie l’acte de pensée dans sa double dimension projective et introjective. L’acte de pensée suppose en effet une faculté d’extériorisation (de formation d’un système symbolique autonome). Chez Artaud, l’expulsion de pensées à première vue toxiques (ainsi, la revendication de l’impouvoir de la pensée) a pour objectif de créer un univers de discours qui possède malgré tout une certaine flexibilité. Toute élaboration signifiante, même sous la forme radicale que représente l’hallucination négative, situe hors de soi un cadre discursif qui révèle un interprétant potentiel en mesure de donner sens au récit de soi que construit le sujet. Il ne faut pas oublier non plus que le lecteur présupposé dans l’échange épistolaire est aussi un sujet introjecté au sein de l’œuvre, investi dès les premiers moments de la création sous la forme d’un dédicataire interne.

LA QUESTION DE L’AUTOBIOGRAPHIE ET DE LA PLACE DU DESTINATAIRE La correspondance se réduit-elle à la mise en place d’un soliloque ? Il me semble au contraire qu’elle peut générer un mouvement d’expulsion et d’introjection observable à travers les deux correspondances – celle avec Génica, celle avec Rivière. Que veut dire ce double mouvement ? J’en reviens à la distinction que Wilfred R. Bion établit entre la fonction alpha et les éléments bêta, et qui correspond sans doute aux moments primitifs de l’élaboration langagière. Du point de vue psychanalytique, l’expulsion de toute représentation mentale qui est perçue comme une intrusion psychique ou

44. Voir Simon Harel aux éditions XYZ : L’écriture réparatrice : le défaut autobiographique : Leiris, Crevel, Artaud ; Le récit de soi ; Habiter le défaut des langues. L’analyste, l’analyse, l’écrivain : Wilfred R. Bion.

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somatopsychique (Bion parle de poisoning) est le complément d’une introjection.45 Cette dernière permet de définir le processus archaïque d’intégration libidinale de mauvais ou de bons objets qui sont associés à la représentation précoce d’un devenir-sujet. Ainsi, l’identification projective favorise la création d’une fonction contenante qui constitue la relative stabilité pulsionnelle de l’appareil psychique. Des arguments semblables peuvent être invoqués afin de rendre compte du processus créatif. Artaud ne fait-il pas référence au « poison de l’être » dont l’incorporation violente détruit le lien de pensée ? C’est le propos de L’ombilic des limbes. Si, chez Artaud, l’expulsion est mise en œuvre avec brutalité, c’est parce que la défroque d’un dédicataire est violemment incorporée. Que Jacques Rivière inscrive avec tant d’insistance son statut de correspondant conduit Artaud à rejeter l’emprise que ce destinataire pouvait imposer ; d’ailleurs, dans la lettre du 22 mars 1924, il somme son correspondant de lui rendre tout ce qu’il lui a envoyé – lettres et manuscrits. Que lui reproche-t-il ? Pas plus, pas moins que ce qu’il a déjà reproché à Génica : de ne pas avoir répondu à son urgence, d’être trop différent de lui, en somme de ne pas l’avoir compris dans sa douleur qui ne tolère pas d’attente de réponse. Lui reproche-t-il aussi ce ton paternaliste, cette position de substitution incomplète, puisqu’elle est suivie d’une longue plage de silence ? On peut le supposer, sans pouvoir néanmoins l’affirmer. Sur ce terrain, soyons prudent. Artaud radicalise la portée du travail langagier : l’énonciateur manifeste se caractérise par son inanité, et l’imperfection de toute pensée consignée par écrit est constamment rappelée. Jacques Rivière est donc un dédicataire qui, s’il se manifeste chez Artaud comme l’actualisation d’une projection imaginaire de sa propre identité, n’en demeure pas moins totalement étranger. L’identification projective structure donc le projet épistolaire à la condition expresse qu’un dédicataire soit introjecté, réduit au statut de signifiant identifié et balisé. Or la mise en scène radicale de l’expulsion, chez Artaud, traduit cette impossible maîtrise d’une altérité. Rivière, s’il s’avère d’une présence peu commune lors de l’échange épistolaire avec Artaud, n’est pas qu’un sujet autre dont l’altérité permettrait d’expliquer, projectivement, les impasses de la pensée d’Artaud : Rivière est plutôt un tiers exclu qui fonde dérisoirement, par le recours au saisissement

45. Voir Simon Harel, Habiter le défaut des langues. L’analyste, l’analyse, l’écrivain : Wilfred R. Bion.

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créateur paradoxal, un monde symbolique dont la souplesse permet de faire jouer la complexité de l’écriture d’Artaud. Proposons les choses de cette manière : sous l’apparente intentionnalité qui caractérise les conseils, remarques et jugements de l’éditeur, quelque chose de plus mystérieux a cours. Peut-être bien que la réponse de Rivière à Artaud qui cherche à récupérer sa correspondance nous offrirait une piste : J’ai eu tort sans doute, dans ma lettre de l’an dernier, de vouloir vous rassurer à tout prix : j’ai fait comme ces médecins qui prétendent guérir leurs patients en refusant de les croire, en niant l’étrangeté de leur cas, en les replaçant de force dans la normale. C’est une mauvaise méthode. Je m’en repens. Même si je n’en avais pas d’autre témoignage, votre écriture tourmentée, chancelante, croulante, comme absorbée çà et là par de secrets tourbillons, suffirait à me garantir la réalité des phénomènes d’« érosion » mentale dont vous vous plaignez46.

Que dit Rivière sinon qu’il comprend et ne comprend pas – en même temps, et donc de manière paradoxale – les affres et les tourments vécus par Artaud ? Il cherche à le replacer dans une poétique de la continuité lorsqu’il affirme, par exemple, qu’« avec un peu de patience » Artaud arrivera « à écrire des poèmes parfaitement cohérents et harmonieux47 », mais en vain. Chaque fois qu’il revient au sujet poétique, son interlocuteur lui échappe et lui fait part de sa maladie. Quelquefois, des remarques d’Artaud comme « [j]’attends, moi, seulement que change mon cerveau, que s’en ouvrent les tiroirs supérieurs48 » puis un poème joint lui laissent croire que le jeune homme est à la recherche formelle d’une nouvelle poésie, mais très vite c’est à la maladie qu’il faut en revenir… Quoi qu’il en soit, Rivière ne veut pas rompre le fil de cette étrange correspondance, dont il perçoit l’intérêt majeur. Ce pourquoi il va jusqu’à offrir à Artaud de publier non pas ses poèmes, mais cette correspondance, justement. Et cela, à partir de sa lecture d’une lettre qu’il trouve, dit-il, « tout à fait remarquable49 », tandis qu’il avoue devoir de son côté reprendre sa réponse et la développer. Comme si celle-ci n’était pas à la hauteur. Comme s’il sentait, confusément peut-être, qu’il est un 46. Jacques Rivière, lettre à Antonin Artaud, datée du 25 mars 1924, dans L’ombilic des limbes […], p. 30. 47. Jacques Rivière, lettre à Antonin Artaud, datée du 23 juin 1923, dans ibid., p. 22. 48. Antonin Artaud, lettre à Jacques Rivière, datée du 29 janvier 1924, dans ibid., p. 28. 49. Jacques Rivière, lettre à Antonin Artaud, datée du 24 mai 1924, dans ibid., p. 37.

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faire-valoir qui autorise la pensée d’Artaud. Posons-nous alors la question : Rivière serait-il la projection paradoxale de l’identité d’Artaud ? À moins qu’il faille voir en ce dédicataire le récipiendaire d’une identification projective excessive pour laquelle le lien de pensée ne peut qu’être rompu ? Finalement, la Correspondance avec Jacques Rivière nous offre le portrait d’un combat inégal. Une guerre de mots oppose, dans une bien relative immobilité, deux protagonistes qui campent sur leurs positions. Sur ce, la compassion intéressée (Rivière) ou l’énonciation d’un impouvoir (siège bien précaire d’un sujet qui revendique ainsi sa singularité) tiennent lieu de balises dans un univers contraint par la rhétorique. Alors que les surréalistes revendiquaient une vélocité culturelle – un amour fou, une revalorisation mythopoétique du quotidien qui peut, par certaines fulgurances, émerger de la correspondance avec Génica –, Artaud et Rivière ressemblent assez à des personnages rivés au sol, à des statues dont l’énonciation mécanique répète cet impouvoir que j’ai tenté de mettre en relief. Mais on le sait, Artaud s’éloigne de cette vision surréaliste : pas d’amour fou, quoique, reconnaissons-le volontiers avec Galibert, si la correspondance avec Génica évacue la sexualité (du moins dans les lettres d’Artaud), il y a une profusion de corps à corps. Les lettres se hissent alors « au sommet des grandes correspondances amoureuses par leur capacité à faire affleurer le désir né de l’absence dans le rapport rêvé au corps de l’autre, où la caresse tout particulièrement joue un rôle déterminant50 ». Ce corps à corps, cette sensualité est le fruit de l’absence, pour Artaud, et l’absence ou le peu de désir de ce dernier est le sujet de confrontation du côté de Génica ; en porte-àfaux, Rivière fait office de censeur qui jamais ne comprend ce que veut lui dire le jeune poète. Envers l’une et l’autre, le ton est de fait impératif, revendicatif, pressant. Est-ce à dire qu’Artaud cherche moins une oreille compatissante, voire amoureuse, que la possibilité de vitupérer contre l’ordinaire, le quotidien, ou encore l’ordre présent au point de recréer les contours d’un supramonde inventé ? Il est vrai que, chez lui, l’acte épistolaire des débuts est un art épistolaire confronté à une expérience des limites, et la lettre prend bien souvent la forme d’une esthétique de la disparition – celle de l’autre, qui devient dès lors un canal parmi d’autres demandes, tandis que l’auteur épanche un je qui prend toute la place –, mais ce faisant, ne se dilue-t-il pas lui-même ? La question de l’astre errant revient à ce point hanter mon propos.

50. Thierry Galibert, La bestialité, p. 41.

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En somme, l’œuvre-vie d’Artaud nous présente dès ses prémices des personnages en porte-à-faux – l’amoureuse-sœur, le père substitut –, constamment soumis à l’obligation de se justifier, de répondre de soi et aussi des autres. Sans doute y a-t-il de la part des deux protagonistes en présence la volonté d’avoir le dernier mot… à propos de cet impouvoir.

DE L’EFFONDREMENT À LA CONSTRUCTION D’UNE ŒUVRE Que ce soit avec Génica ou avec Rivière, Artaud prétend être incapable de trouver les mots justes pour décrire l’effondrement de sa pensée. Et le destinataire de ses lettres a un statut bien étrange : Génica est un « ange » aux allures maternelles tout en gardant sa place d’élue de son âme, une âme-sœur (ce qui n’empêche pas Artaud d’être un parfait tyran, qui la violente par les mots), et Rivière n’est pas (seulement) une figure paternelle pour Artaud. Quelquefois les deux lui apparaissent comme une bénéfique instance judiciaire, ou au contraire, comme une instance qui le censure de manière préjudiciable. Comment ne pas revenir ici à la notion de projection ? L’autre devient un opposant, il faut le mettre en cause pour prouver sa propre existence, il faut sans cesse faire don de soi – de sa pensée –, mais c’est un cadeau empoisonné. Ce qu’il offre, en fin de compte, c’est une guerre permanente. En somme, les lettres d’Artaud sont dans les deux cas semblables à autant d’autoportraits, des essais désespérés qui se donnent pour tâche impossible de cerner les contours d’une identité mutilée. Artaud ne peut s’imaginer défini par le regard d’un autre. Un tel projet ne peut pas être réalisé. Artaud écrit à Rivière pour constater que les lettres adressées sont autant de soliloques qui témoignent d’une identité émiettée. Mais, à tout bien réfléchir aussi, cette correspondance tout intellectuelle est semblable à un pacte de vérité. Dans l’acte de s’adresser à l’autre, le correspondant raconte, parfois se confesse. Chez Artaud, la correspondance engage une exigence de vérité : la parole est adressée à un destinataire afin que l’énonciateur puisse confirmer sa propre existence. Les échanges épistolaires d’Artaud sont en effet des lieux d’affrontement qui circonscrivent la manière dont le langage est à la fois détruit et réparé dans le cours de l’écriture. Malgré tout, ils demeurent un espace préservé (une empreinte matricielle ?) qui présuppose l’idée de l’œuvre. On l’a vu, une telle perspective n’est pas sans soulever de nombreuses questions. L’œuvre est-elle le résultat d’une intention, d’une attitude consciente ? L’œuvre est-elle ce qui excède cette intentionnalité et qui

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outrepasse les frontières du monde conscient ? La création reviendrait d’une part à privilégier une expression littérale de ce qui manque à penser chez le jeune Artaud. L’échange épistolaire ne nous montre-t-il pas au contraire que cette intentionnalité fait l’objet d’une mise à sac ? Chez Artaud, les questions de l’origine du sens et des motifs conscients de la création sont désavouées. Il préfère abandonner l’exosquelette du langage, somme toute une structure prothétique rigide qui interdit, de fait, la pulsion créatrice51. La correspondance avec Rivière, mais aussi les poèmes de l’époque surréaliste, font état d’une rupture d’arrimage et d’une sorte d’éclosion malaisée. Quitter un corps ancien (cet habitacle que la larve ne cesse de percer), faire rupture, s’évader, ne sont-ce pas les formes d’une libération qui se joue dans le plus extrême malaise ? Il est difficile de s’abandonner, de se quitter, de faire abstraction des formes souveraines de la conscience de soi. Ce sera dorénavant l’une des problématiques qui vont traverser l’œuvre et dont L’ombilic des limbes rend compte, bientôt prolongé par Le pèse-nerfs, dans lequel Artaud insère trois « lettres de ménage », comme il les intitule, manière de faire entrer Génica en tant que destinataire (certes anonymée) d’une correspondance littéraire. Cet acte décisif est permis par Rivière, qui a cautionné ce changement de registre en publiant sa propre correspondance en tant qu’œuvre littéraire. Par la suite, Génica et Rivière se retrouveront les deux réunis dans un même recueil de textes publié par Gallimard, participant ainsi de l’« œuvre-vie ». Entre temps, au moment où la correspondance avec Rivière est publiée, il faut rappeler un événement majeur dans la vie d’Artaud : son père meurt. Il l’enterre en septembre 1924. Artaud est affranchi de la figure paternelle. L’œuvre-vie peut vraiment naître.

51. En témoignent les textes tardifs d’Artaud dont Pour en finir avec le jugement de dieu.

CHAPITRE 4

Sous l’écorce amère : l’impensé et l’impouvoir (textes de jeunesse)

L

’horreur de l’impouvoir, ce n’est pas de ne pas penser, c’est plutôt de repasser sans cesse par les mêmes dédales cérébraux. Voilà qui expliquerait la violence – la description d’un monde cérébral en proie à l’étiolement – qu’Artaud l’écrivain perçoit, qu’il tente de faire comprendre à Jacques Rivière dans sa correspondance. Et son interlocuteur le comprend, ou du moins essaie-t-il de se rapprocher de la logique d’Artaud et de son effroi face à l’impensé. Cette démarche donne toute leur valeur à ses correspondances, en plus d’éclairer l’œuvre qui, d’une certaine façon, en découle. Ce pourquoi l’échange épistolaire est inclus dans un recueil consacré aux premières publications d’Artaud. Parmi elles, deux textes fondamentaux, édités par la NRF : L’ombilic des limbes, le 23 juillet 1925, avec un portrait de l’auteur par André Masson, et moins de deux semaines plus tard, Le pèse-nerfs. Outre la poésie et le théâtre, ces premiers textes publiés comprenaient donc des lettres. Moi qui ai d’abord cru que l’œuvre d’Artaud se concevait telle une traduction – celle de l’image du corps en tant qu’équivalent d’un contenant psychique de pensées –, je suis taraudé par la question du destinataire. Dans mes années d’études, je ne percevais pas les contours exacts de cet impouvoir. L’ensemble était flou, et dominait surtout pour moi la puissance du verbe artaudien, la méchanceté du propos. Aujourd’hui, après avoir relu ces textes, de même que des essais récents sur Artaud – dont La bestialité de Thierry Galibert –, et avoir découvert d’autres auteurs, d’autres voix, j’en reviens à cette fascination du destinataire indissociable de la notion d’impouvoir avec l’intention ferme et décidée d’en découdre. Je suis prêt au combat.

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L’IMPENSÉ D’ARTAUD CONTRE LA PENSÉE DE BRETON L’ombilic des limbes et Le pèse-nerfs sont réunis dans un même volume, qui s’ouvre avec la désormais célèbre Correspondance avec Jacques Rivière. Ce choix éditorial de Gallimard s’explique aisément par la chronologie des deux recueils, et non, comme on a pu le croire, par association avec le surréalisme. Même si des textes surréalistes (1925-1928) sont rassemblés aujourd’hui à la fin du volume en question, L’ombilic des limbes et Le pèse-nerfs ne sont pas des textes surréalistes. Il faut avant tout revenir sur ce point, pour saisir l’écart entre l’impensé d’Artaud et la pensée surréaliste telle que développée par Breton. Artaud et Rivière. Artaud et Breton. Au cœur de ces relations sous forme de duels se logent des questions de confiance, de crédit et de compréhension. Car tout commence avec Rivière par la mésentente. Ce n’est pas tant l’indicible qui retarde la parole du poète, qui menace la cohérence de son élocution. Bien que le motif de l’impouvoir soit au cœur de son discours et témoigne d’une banqueroute de l’expression, j’écarte l’idée d’une incompréhension entre le poète et l’éditeur et préfère parler d’un entrechoquement des formes du genre épistolaire. Cet entrechoquement se veut attentif aux bouleversements thymiques que j’associe à l’impact traumatique d’un « désêtre » dont la Grande Guerre a été la terrifiante représentation. Comme d’autres écrivains de son époque, de René Crevel à Louis-Ferdinand Céline, Antonin Artaud aura très certainement été capté par l’irruption de la pulsion de mort par le biais des combats, même si sa réflexion quotidienne ne fait pas mention des affres de la guerre. Sa guerre à lui, elle est intérieure. Il se plaît à renverser les conventions de la réalité crédible et du réel proliférant, cette source vive qui fait surgir les lieux imaginaires de notre relation au monde. C’est la fiction qui est en guerre, cela est perceptible dans les lettresmanifestes qu’il rédige lors de sa brève liaison avec le mouvement surréaliste. Il en va de même de l’inquiétude manifeste d’André Breton qui interroge la fougue du jeune homme, avouant ainsi son trouble face à ses fréquents emportements. Leur relation est houleuse, et à raison. Comme le résume l’essayiste Thierry Galibert, Artaud et Breton sont l’envers l’un de l’autre1. C’est sur le sujet de la folie qu’ils se rejoignent puis se séparent : le Manifeste de 1924, qui lie folie et imagination, enflamme Artaud et le fait adhérer au mouvement. Mais Breton ne

1.

Thierry Galibert, La bestialité, p. 30 sq.

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s’intéresse à la « folie » que dans un cadre normatif et de manière simulée : « Le délire d’Artaud n’a jamais été, pour Breton, qu’une a-normalité formelle capable de susciter une technique de décentrement : ni plus ni moins que l’épochè philosophique2 », souligne Galibert. Le rapprochement des deux hommes tient donc du malentendu – un malentendu qui ne cesse de se creuser jusqu’à la séparation ultime. Artaud quitte le mouvement très vite ; quant au pape du surréalisme, il ne vient pas le voir à l’asile d’Ivry. La « vraie » folie l’éloigne. Dès que l’individu est passé « de l’autre côté », Breton se détourne de lui, confie Jacqueline, l’épouse de Breton3. Artaud insiste pourtant pour lui faire entendre son point de vue, y compris à la sortie de Rodez. Il le revoit le 1er juin 1946 à Paris et, le lendemain, il va jusqu’à lui écrire une lettre de plus de quarante pages où il revient notamment sur cette « folie » qui les sépare. Dans cette longue lettre, Artaud se réfère à Gérard de Nerval, ce qui le conduit à parler de sa propre « folie », qu’il réfute pour évoquer sa supraconscience des choses. Pour le comprendre, affirme-t-il, il faut en revenir aux phénomènes électromagnétiques tels que les éclairs et les tremblements de terre : « Ce sont là tous les phénomènes que l’on admet universellement et reconnaît mais il y en a d’autres plus proches des sources obscures de la pensée. – La conscience humaine n’est pas propre, elle est inquiète. » Artaud conclut de manière solennelle : « […] et je l’ai vue plusieurs fois avec vous corporellement s’agiter4. » Mais voilà, la formule « avec vous » n’est pas celle de la complicité, de l’échange et de la compréhension. En réalité, Artaud s’insurge, se dresse contre Breton : Plusieurs fois depuis que je vous connais, André Breton, le réel devant nos yeux, sur les fibres de nos perceptions nerveuses s’est temporairement et spatialement brisé, et il est entré dans l’espace que nous occupions autre chose. Mais pourquoi ne vous en souvenez-vous plus ? Alors que je m’en souviens. Et que Gérard de Nerval s’en souvenait. La vie devant nous a plusieurs fois cessé de battre, de battre telle que nous la percevons, et nous en sommes revenus pour quelques minutes ou pour quelques heures à des états proches du chaos5.

2. Ibid., p. 31. C’est l’auteur qui souligne. 3. Loc. cit. 4. Antonin Artaud, « Lettre à André Breton », dans Œuvres complètes, tome XIV, vol. 1, p. 130. 5. Loc. cit.

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L’accusation est claire. Artaud tire une ligne de séparation entre Breton d’un côté, Nerval et lui de l’autre. Et s’il joue de l’inclusion quelques lignes plus loin, où Breton rejoint cette fois Nerval, Rimbaud, Sade et lui-même, c’est pour mieux la défaire plus tard. Breton ne le comprend pas, de cela il est certain. À l’opposé, l’entrechoquement qui a fait de la correspondance avec Rivière un champ de bataille, une guerre de tranchées se jouant dans un monde psychique d’ores et déjà clivé, se solde par un rapprochement et une véritable écoute de la part de l’éditeur. Ce dernier essaie de comprendre ce mal qui ronge Artaud, quitte à revoir sa copie sur ce qu’il attend de la poésie. On est aux antipodes du surréaliste qui, lui, fait entrer la folie dans sa vision normative de la poésie. Une telle démarche, assurément mondaine, ne peut que déplaire à Artaud, comme lui déplaît aussi l’idée de révolution sociale. Ne nous trompons donc pas : L’ombilic des limbes et Le pèse-nerfs ne sont pas des textes surréalistes, bien qu’ils soient publiés l’année où la révolution surréaliste est très active, et qu’Artaud appartienne encore au mouvement. On n’y trouve nulle trace du rêve et de la révolution sociale réclamée par Breton dans ces deux publications – il y a déjà, je l’ai dit, une grande rivalité entre les deux hommes, l’un érigeant son institution dont il fut le roi ou le pape, le second étant résolument à la marge. Les écrits artaudiens mentionnés6 ne servent donc pas l’institution surréaliste. Nous sommes au-delà de la recherche esthétique et politique de Breton, au-delà de sa vision morale du monde. C’est la notion d’œuvre qui est prise à bras le corps par Artaud : après avoir disserté sur l’impensé avec Rivière et avoir jeté les bases de sa réflexion, le jeune artiste cherche à présent sa voie au cœur même de sa souffrance.

MA PENSÉE VOUS SALUE « Un impouvoir à cristalliser inconsciemment, le point rompu de l’automatisme à quelque degré que ce soit7. » Par ces mots publiés dans Le pèse-nerfs, Artaud tente de circonscrire l’horreur de l’impouvoir. Si la 6. À L’ombilic des limbes et au Pèse-nerfs s’ajoutent, dans le même recueil : Fragments d’un journal d’enfer et L’art et la mort. Ainsi le volume complet se présente-t-il ainsi : Antonin Artaud, L’ombilic des limbes précédé de Correspondance avec Jacques Rivière et suivi de Le pèse-nerfs. Fragments d’un journal d’enfer. L’art et la mort. Textes de la période surréaliste, préface d’Alain Jouffroy. 7. Antonin Artaud, « Le pèse-nerfs », dans L’ombilic des limbes […], p. 97.

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boîte crânienne tient lieu de forme fixe, il faut imaginer une bien improbable échappatoire. Pour celles et ceux qui s’acharnent à penser, la migraine est assurée. La tête est en effet un locus qui pèse, qui anéantit. L’homme voûté ne cesse de porter son poids, de même qu’il véhicule à grand-peine la matière de sa pensée. L’écrivain essaie de la coucher sur le papier : « Un impouvoir à cristalliser inconsciemment, le point rompu de l’automatisme à quelque degré que ce soit », cité précédemment, semble une note griffonnée pour lui-même, une sorte de pense-bête, une note à ne pas oublier et qu’on peut, en fin de compte, transmettre pour faire entendre sa pensée intime. À l’inverse, les lettres et certains autres textes ont clairement un destinataire. Ils sont adressés à d’autres que lui pour transmettre ce travail immense sur l’impensé – trouver les mots adéquats coûte que coûte – et sur l’impouvoir – qui empêche d’unifier la pensée, et qu’il faut par conséquent contrecarrer par tous les moyens. Ainsi, parmi les textes de jeunesse, Fragments d’un journal d’enfer retourne à cette « élémentaire conscience » qui est ce nœud de la vie, affirme Artaud, « où l’émission de la pensée s’accroche8 ». Bien qu’ayant choisi la forme de la pensée de soi à soi sous les traits du journal, l’écrivain s’échappe de cette contrainte en dédiant ce texte à André Gaillard, de la revue Cahiers du Sud. C’est comme si, finalement, avoir un destinataire prévalait sur toute autre considération. L’ombilic des limbes et Le pèse-nerfs incorporent plus nettement la notion de dédicataire au cœur d’une double recherche de captation sur l’impensé et de rejet de l’impouvoir. Le premier recueil L’ombilic des limbes prend pour dédicataires deux figures d’autorité – le docteur et le législateur – qu’on retrouvera ensuite tout au long de l’œuvre artaudien. À eux, comme il l’a fait auparavant avec Rivière, Artaud tente d’expliquer ce qu’il est. Ou plus exactement ce qu’il n’est pas. Car il cherche à chaque fois à lever le malentendu né d’une conception du monde logique et bien réglée, lui qui est du côté de la traduction de sa pensée. La formule finale de la lettre adressée au docteur nous le dit bien : « Ma pensée vous salue9. » À bien des titres, cette formulation est essentielle à la compréhension des écrits de jeunesse, et elle éclaire de manière singulière la relation d’Artaud au dédicataire. Qu’elle soit importante, d’abord, c’est l’évidence même, 8.

9.

Antonin Artaud, « Fragments d’un journal d’enfer », dans L’ombilic des limbes […], op. cit. Ces fragments ont paru dans la revue Commerce (cahier VII, printemps 1926) avant d’être publiés au printemps 1927 avec Le pèse-nerfs dans la collection « Critique » des Cahiers du Sud. Antonin Artaud, « L’ombilic des limbes », dans L’ombilic des limbes […], p. 56.

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car elle appartient au genre épistolaire dont Artaud nous signale dès l’ouverture de L’ombilic des limbes la place privilégiée dans son œuvre : Je me retrouve autant dans une lettre écrite pour expliquer le rétrécissement intime de mon être et le châtrage insensé de ma vie, que dans un essai extérieur à moi-même, et qui m’apparaît comme une grossesse indifférente de mon esprit10.

Pour Artaud, dès ces premiers mots expulsés qui vont être les pierres d’œuvres indissociables de sa vie, il est tout à la fois question de naissance et de castration. La lettre incorpore la notion de castration. Elle est au plus proche de l’intime. Je pense à une anecdote rapportée par Florence de Mèredieu : en janvier 1924, Artaud écrit à l’épouse du docteur Toulouse, qui le traite depuis quatre ans, afin qu’elle intercède en sa faveur. Que veut-il ? Le jeune homme ne réclame pas plus de drogues – on sait qu’Artaud a toujours désiré les opiacés et s’en est toujours plaint aussi –, mais de nouveaux traitements, et il suggère qu’on lui fasse des « injections d’un sérum physiologique : suc testiculaire ou phosphate de soude mélangé au sel11 ». Est-ce une manière de chercher des substituts, une aide à la création ? Impossible de ne pas interpréter sa demande comme une supplique symbolique. Après tout, il conçoit ses créations comme des éjaculations, tandis que ses lettres évoquent les émasculations successives qu’il pense subir. On le châtre !, affirme-t-il. Le mot n’est pas trop fort pour celui qui souffre le martyre dans sa chair et dans son esprit. On l’empêche ; on lui nuit. Génica, son amoureuse, veut lui faire arrêter l’opium. Les médecins ne lui donnent pas des traitements assez lourds ; le docteur Toulouse voudrait le faire hospitaliser. Artaud s’insurge. Tout va mal, sauf le théâtre et le cinéma. Et encore. La grande scène de théâtre qu’offre la mythologie antique, et qu’Artaud connaît bien, me remet en mémoire une création des plus singulières : Ouranos, le ciel, est châtré par son fils, Cronos, à l’aide d’une serpe. C’est la mère, Gaïa, qui en a donné l’idée à son fils, lassée d’être sans cesse couverte et fécondée par son mari cosmique. Or, de ce sexe d’Ouranos qui va tomber sur la terre, de ce sexe tranché qui l’éclabousse de sang et de sperme, naissent les Géants, les Érynies, les Nymphes et Aphrodite. Dans les textes antiques, cet épisode est évoqué sous différents angles : la succession et la généalogie ; la sécheresse et l’humidité ; le principe masculin et le principe féminin. À chaque version, un

10. Ibid., p. 51. 11. Florence de Mèredieu, C’était Antonin Artaud, p. 243.

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dénominateur commun, la castration. Quel paradoxe ! Cet acte définitif signe la fin de la reproduction du couple originel en donnant naissance à de nouveaux monstres et à des divinités, dont celle de l’amour ! Mais même Aphrodite porte en elle une violence et une puissance incroyable héritées de sa naissance. Je ne peux m’empêcher de rapprocher cet épisode de l’œuvre-vie d’Artaud aux prises avec une pensée sur les origines, et qui contient une violence inouïe. L’origine de tout est dans la souffrance. Le titre même de L’ombilic des limbes l’affirme. Certes, son sens est multiple, et je ne cherche pas à le restreindre, à le rendre univoque, ce qui serait vain et malvenu pour ce qui concerne Artaud. Je ne veux pas non plus ignorer l’importance des jeux de sonorités et de langue qui exaltent les mots du poète-comédien. On sait combien l’acte de profération est au cœur du travail d’Artaud. Toutefois, on ne peut passer sous silence l’image de la naissance – le cordon ombilical qu’on coupe, laissant sur le corps une cicatrice – et les limbes, mot qui désigne le séjour des morts justes et des enfants non baptisés dans l’Église catholique. Vie et mort, donc, réunis par le biais d’une cicatrice indélébile sur le corps. Cicatrice qu’il s’agit d’exprimer. Là se loge le travail de l’impensé, grevé par la peur de l’impouvoir. L’origine de soi comme l’origine de tout est de sorte indissociable de la douleur : elle traverse L’ombilic des limbes, avant de contaminer l’œuvre à venir. Elle a été exprimée auparavant au dédicataire premier : Jacques Rivière. Il n’est pas anodin de signaler que celui-ci meurt l’année où paraissent les deux recueils, et le « vous salue » qui clôt la lettre au docteur dans L’ombilic des limbes devient plus emblématique si on l’imagine adressé à Rivière. Tandis que ce recueil ouvre le champ des possibles artistiques pour Artaud, la précision de la mort de Rivière a son importance, comme l’auteur le révèle des années plus tard, en y voyant un lien secret : « Sous l’amande amère écrasée il y a le cadavre d’un homme mort. Ce mort s’appelait Jacques Rivière vers le début d’une étrange vie : la mienne12. » Vie et mort, donc, à nouveau indissociables, et que la pensée tente de traduire dans leur jeu d’articulations secrètes. C’est juste après le décès du père biologique prénommé Antoine-Roi que la mort de Rivière, figure paternelle hautement symbolique pour le jeune Antonin, permet l’affranchissement de l’auteur. En quelque sorte, le « [m]a pensée vous salue », adressé au docteur dans L’ombilic des limbes, 12. Citation d’Artaud en 1946. Voir Guy Dureau, « Cette sacro-sainte N.R.F… », p. 314.

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ressemble à une formule non de politesse qui conclurait une démonstration, ou une imprécation magique réservée à quelques initiés. « Ma pensée vous salue » exprime le travail psychique accompli avec Rivière par le jeu de la correspondance : comptent avant tout et surtout l’exposition et l’exploration de la pensée et donc, en filigrane, de l’impensé. Artaud le revendique pleinement. L’ombilic des limbes et Le pèse-nerfs sont d’ailleurs publiés sous son nom, Antonin Artaud, tandis que la correspondance avec Rivière ne l’était pas. Trois étoiles remplaçaient alors les noms des deux auteurs, selon le vœu d’anonymat de l’éditeur. Avec L’ombilic des limbes s’ouvre une série de publications d’Antonin Artaud qui se pose en narrateur-sujet, mais au lieu d’incarner un être phallicisé, se présentant comme un vainqueur dans sa cotte de chair, ce personnage est plutôt l’expression d’un ouroboros en proie à un perpétuel autoengendrement. Qui peut soutenir une telle pensée ? N’est-elle pas l’une des insupportables images d’un accomplissement cérébral avec la matière même de sa création ? C’est tout le drame de L’ombilic des limbes et des textes suivants que de nous plonger au cœur d’un univers à la fois acéré et spongieux.

ENLEVER LA PEAU DES PENSÉES Si, à l’occasion de la correspondance avec Jacques Rivière, le recours à l’empreinte matricielle qui fonde et désavoue paradoxalement la pensée est mis en valeur, c’est à la condition expresse que « l’œuvre » soit détruit pour mieux assurer la configuration d’une néoréalité. Quand Artaud confesse à Rivière que, peut-être, quelques fragments de sa poésie sont réussis, il ne peut que conclure que le « rassemblement seul en détruit la valeur13 ». Il sera possible de faire valoir le caractère structurant de cette « peau pour les pensées14 » à la condition d’ajouter que cette empreinte 13. Antonin Artaud, lettre à Jacques Rivière, datée du 25 mai 1824, dans L’ombilic des limbes […], p. 40. 14. Je fais référence à Didier Anzieu, Une peau pour les pensées. Entretiens avec Gilbert Tarrab. Il s’agit d’un livre d’entretiens qui prolonge la fin du célèbre Moi-peau (Dunod, 1985) sur la métaphore du Moi : il est question de l’image d’une membrane souple et protectrice qui nous aide à vivre. À la fin du Moi-peau, Anzieu parle alors d’écorce pour le tronc, d’oxygène pour les feuilles et de peau pour les pensées. Ce livre explore donc cette image de la peau pour les pensées. Anzieu évoque, entre autres, le refoulé du corps qu’il perçoit comme terrifiant alors que la sexualité, elle, n’est plus taboue. Ces propos sont évidemment à replacer dans le contexte de l’époque.

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matricielle doit être créée de toutes pièces à la faveur d’un grandiose fantasme d’autoengendrement. C’est en ayant cela à l’esprit que s’éclairent d’autant les premiers mots de L’ombilic des limbes, écrit à la suite des correspondances. Mieux, cette œuvre est la conclusion et le point de départ des correspondances : « Là où d’autres proposent des œuvres je ne prétends pas autre chose que de montrer mon esprit15. » Non pas esthétique de la perte, ou encore commémoration du manque, L’ombilic des limbes est bien l’expression d’une négativité opérante au caractère atopique sans cesse revendiqué. Il ne saurait y avoir de littéralité du lien de pensée, tel est en somme le discours tenu par Artaud en 1924. Cette « peau pour les pensées » conceptualisée par Anzieu ne correspond pas à un a priori somatopsychique. Il faut tout au contraire, dit Artaud, se débarrasser de cette première coagulation pelliculaire à laquelle le Moi est intimement lié. Rejeter une première peau dont la fonction adhésive est insupportable, puisqu’elle pose la question de la différence sexuelle et générationnelle. En ce sens, toute création d’une seconde peau ne peut que perpétuer un drame originaire. De la sorte, « [j]e vous salue », qui cache derrière lui le Moi de l’expéditeur de la lettre et renvoie ainsi, par métaphore, à la peau pour les pensées, est remplacé par la pensée elle-même, défaite de sa peau. Mise à nu, en quelque sorte, et forcément, par ce déshabillage du vêtement (faussement) protecteur, la pensée est fragile, en danger. Il n’y a pas de peau pour les pensées, d’exosquelette, et forcément pas de promesse narcissique. L’extrême douleur de la corporéité chez Artaud n’est pas circonscrite par le dévoilement (auto)biographique d’une historicité que le sujet pourrait raconter. À ce sujet, L’ombilic des limbes image puissamment l’impossible suture de cette peau-psyché qui fait référence à l’énigme de l’origine. Elle n’aurait jamais pris forme si la correspondance avec Rivière n’avait permis de faire parler le registre de l’impuissance d’Artaud à être un sujet, sa volonté à se faire juge de lui-même, ce qu’il ne cessera de clamer à l’éditeur, et de proclamer dans ses textes. Dans Le pèse-nerfs, il l’écrit sans ambages : Je suis témoin, je suis le seul témoin de moi-même. Cette écorce de mots, ces imperceptibles transformations de ma pensée à voix basse, de cette petite partie de ma pensée que je prétends qui était déjà formulée, et qui avorte, je suis le seul juge d’en mesurer la portée16.

15. Antonin Artaud, « L’ombilic des limbes », dans L’ombilic des limbes […], p. 51. 16. Antonin Artaud, « Le pèse-nerfs », dans ibid., p. 94.

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Mais, tout en se proclamant seul juge possible, seul personnage compétent de lui-même, il n’en demeure pas moins qu’il est sans cesse en demande de destinataires. Est-ce alors que leur avis importe peu ? Cela dépend, assurément, de qui est en face. Rivière ou Génica sont fondamentaux dans la construction de l’œuvre-vie. Le directeur de la NRF a tenu à faire publier un échange personnel avec le jeune Artaud. Parce qu’il avait pressenti que la vie se prolongeait dans l’œuvre de celui qui allait – peut-être – devenir un bon poète, c’est-à-dire, selon ses critères, un de ceux qui écrivent de la poésie pure. Il n’en fut rien. Artaud ne se destinait pas à une carrière de poète, son horizon était plus large, plus grand. Il englobait la scène du monde – pour emprunter une image célèbre de Shakespeare. Mais il lui fallait dynamiter le concept de l’œuvre ! Une fois remplacé par la pensée (« là où d’autres proposent des œuvres je ne prétends pas autre chose que de montrer mon esprit17 »), l’œuvre se nourrissait de la vie, au point que celle-ci s’incorporait à elle. La pensée exsudait de tous les pores du corps d’Artaud, et faisait fi du carcan des formes stylistiques imposées. Plus d’académisme. Seule, la pensée en marche. Une pensée humide, donc fécondante, à l’instar de la cosmogonie grecque : « Chacune de mes œuvres, chacun des plans de moi-même, chacune des floraisons glacières de mon âme intérieure bave sur moi18 », lit-on dans L’ombilic des limbes. Le destinataire devient donc celui qui permet à coup sûr un dynamitage en règle : plus besoin, après l’acte fondateur de la correspondance, d’accumuler des échanges épistolaires à la manière d’un roman avec des narrateurs fictifs, Artaud intègre les lettres qu’il écrit à son œuvre-vie (mais pas les réponses qu’il reçoit). En tant que deuxième publication majeure, Le pèse-nerfs est édifiant. Il suit, nous l’avons dit, de très près la publication de L’ombilic des limbes. Le destinataire est partout, même masqué, ainsi des trois lettres de ménages où le référent Génica Athanasiou est gommé. Les adresses y sont constantes et permettent de rendre compte d’une grande vivacité de la pensée ayant sans cesse à répondre, à se justifier, à préciser. Mais, on le sait aussi, autrui ne permet pas de cristalliser la pensée. Celle-ci échappe, toujours, et les destinataires se succèdent en vain. Artaud n’est pas compris, il le sera peut-être plus tard. Car les ponts avec l’autre sont difficiles à ériger : Artaud cherche à recueillir sa pensée par tous les moyens possibles. L’autre 17. Antonin Artaud, « L’ombilic des limbes », dans ibid., p. 51. Ces mots sont donc fondateurs de tout ce qui est à venir, soit l’œuvre-vie. 18. Loc. cit.

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lui permet d’exercer sa plasticité psychique, sachant qu’il est question d’une plasticité létale. D’où des images inusitées, un écart par rapport à la logique qu’il réfute, aux formes littéraires canoniques, et même la surréalité dont Artaud parle à un tiers jamais désigné n’est en rien celle de Breton, parce qu’elle ramène de nouveau le sujet à sa pensée tiraillée par l’impouvoir : Et la surréalité est comme un rétrécissement de l’osmose, une espèce de communication retournée. Loin que j’y voie un amoindrissement du contrôle, j’y vois au contraire un contrôle plus grand mais un contrôle qui empêche les rencontres de la réalité ordinaires et permet les rencontres plus subtiles et raréfiées, des rencontres amincies jusqu’à la corde, qui prend feu et ne rompt jamais. J’imagine une âme travaillée et comme soufrée et phosphoreuse de ces rencontres, comme le seul état acceptable de la réalité19.

Elle travaille beaucoup, l’âme d’Artaud. Et si elle est soufrée, c’est qu’elle est souffrante. On dira peut-être que je cherche le mot facile, mais il n’en est rien. La maladie le consume, et permet en même temps une nouvelle approche langagière. Elle le rattrape, aussi. Il lui faut de nouveaux traitements contre la souffrance. De l’opium, surtout. Artaud en fait l’éloge dans L’ombilic des limbes. Tous les moyens sont bons pour ouvrir l’esprit, même si l’ouvrir, c’est naître et mourir à la fois. Le meurtre est inclus dans l’acte de naissance : meurtre de soi pour Artaud, meurtre de tous, à l’échelle humaine. Le pèse-nerfs répond à cet objectif : proclamer une biographie de soi dans la mesure où la seule posture narrative acceptable consiste à se voir de loin, dans ce qui correspond à un état de mort lente, un état qui confine au néant. Dès Le pèse-nerfs, il est entendu que rien n’ira pour le mieux. Comment pourrait-il en être autrement ? Nous assistons à une « congélation » du Moi, au point que la peau protectrice des pensées a été arrachée, la pensée mise à nue. Mais l’atteindre ? C’est autre chose ! Car l’impouvoir, tapi dans les méandres de son cerveau, empêche la réalisation de cette quête absolue aux résonances métaphysiques.

IMPOUVOIR ET OUROBOROS L’impouvoir est une pensée formulée et qui avorte. Ou encore une façon de se présenter aux yeux du monde en tant que sujet qui boite sur 19. Antonin Artaud, « Le pèse-nerfs », dans L’ombilic des limbes […], p. 88.

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le terrain des mots. À ce sujet, Artaud ne cesse de recourir à un discours faisant appel aux métaphores déjà anciennes de la neurophysiologie. Pour qui lit L’ombilic des limbes, cette localisation d’une agonie cérébrale est l’expression d’un lieu commun. Les tenailles sont les formes cruelles d’une possession « démentée ». « Ce livre je le mets en suspension dans la vie, écrit Artaud, je veux qu’il soit mordu par les choses extérieures, et d’abord par tous les soubresauts en cisaille, toutes les ciliations de mon moi à venir20. » L’image de la tenaille, ou encore celle du porte-à-faux, nous disent bien qu’il est impossible pour Artaud de rompre avec les exigences du Surmoi. Celui-ci impose de savoir se tenir debout, d’adopter une rectitude orthopédique qui donne la possibilité au sujet de faire preuve de tension, d’une posture affichée dans un espace vertical. Pour quiconque s’intéresse à l’histoire de la psychiatrie, le porte-à-faux n’est pas un jeu de mots : il incarne, au vif d’une chair torturée, cette violence d’un appareil scripturaire qui disjoint le corps et la psyché, transforme le sujet en automate, alors que l’inspiration (la parole vive de l’esprit créateur) fait place à l’expiration (au souffle vital déjà menacé) d’un sujet en crise. Ce fut tout mon propos dans La respiration de Thomas Bernhard, mon interrogation au sujet du lecteur que je suis et qui peut se faire contaminer par sa lecture au point de mal respirer. Chez Artaud, qu’en est-il des figures canoniques de l’inspiration, qui consistent à se nourrir d’un univers sensoriel et nous donnent le sentiment d’être présent et bel et bien incarné ? Elles cèdent le pas, tant la délivrance – cette parturition violente – s’impose sans délais. Pas d’épiphanie, de béatitude qui permettrait d’être enfin, ce qui est le cas de l’œuvre de Thomas Bernhard. Pour ce dernier, l’oscillation entre l’expiration (incarnée par la mort du grand-père, un écrivain raté) et l’inspiration (dans le sens concret du terme, et dans son sens abstrait) conduit à faire de la respiration le moteur d’une œuvre dont les phrases coulent telle des rivières, se déploient, tandis que, inlassablement, les mêmes thèmes sont traités, visant à le faire advenir comme sujet entier, défini et définissable. Rien de tel avec Artaud : il se méfie de ces réclamations d’êtreté. La naissance, lorsqu’elle s’impose, est une imposture. Artaud refuse la préséance du naître dans l’organisation du vivant, il l’affirmera souvent – Bernhard, lui, l’accepte, même si elle le dégoûte profondément.

20. Antonin Artaud, « L’ombilic des limbes », dans ibid., p. 51. C’est l’auteur qui souligne.

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La respiration, chez Artaud ? D’abord, expirer, c’est vivre et naître alors que nous avons l’habitude de saisir cet aspect qui prend la forme de l’expulsion sous un jour négatif. Qu’on saisisse la teneur de cette contrainte qui lie indissolublement la forme d’un habitacle (un monde larvaire, un univers cérébral en proie à la dissolution) à une naissance improbable. Qu’on ne s’illusionne pas, en effet. Cette obstétrique scripturaire est l’expression d’un arrachement ; il faut se défaire de cette maîtresse-femme, prendre forme dans un univers renouvelé dont le sujet est le maître-penseur. Si le corps est cet ombilic des limbes, c’est-à-dire ce témoignage d’une temporalité anténatale qui anticipe le sujet de Suppôts et suppliciations, c’est qu’il incarne la perception d’une origine rappelant le motif mythologique de l’ouroboros. Celui-ci, ce n’est pas un hasard, est l’un des motifs les plus anciens qui soient. Son nom, d’origine grecque, exprime tout à fait ce qu’il représente : ce qui se mord la queue. Autrement dit, l’ouroboros image le temps cyclique, la notion d’éternel retour. Les écrits poétiques du jeune Artaud reprennent en grande partie ce motif fort ancien de l’hérédité-dégénérescence par le biais de l’ouroboros qui fait intervenir ce retour sur soi, cette implacable répétition qui octroie une place majeure au motif de l’autoengendrement. Mieux, Artaud ne cesse de revenir à l’ombilic, qui est bien sûr la mise en scène d’un fantasme originaire qui coïncide avec l’autoprésentation de sa naissance. Ce lieu inaugural est sans cesse rejoué, d’où le motif de l’ouroboros, avec sa violence intrinsèque d’autodévoration et de castration puisque c’est la queue qu’on dévore. Antonin Artaud nous convainc qu’il s’agit d’une représentation fugace dont l’évocation est d’autant plus nette qu’elle est littéralement indécelable. Voilà un autre des paradoxes qui animent l’œuvre d’Artaud, ce porteà-faux qui traduit l’existence d’une énonciation conflictuelle. Ombilic et limbes. Vie et mort. Éjaculation et castration. Mais aussi régénérescence après la dégénérescence, pour qu’il y ait éternel retour, possibilité de cycle infini. De sorte que l’œuvre-vie est formée de représentations d’une neurophysiologie fantastique ayant plus en commun avec L’Enfer de Dante qu’avec les travaux des psychiatres qui cherchent une causalité organiciste dès qu’il s’agit d’expliquer ce fameux « poison de l’être ». Chez Artaud, au contraire, l’image du système nerveux torturé est mise en avant dans une langue poétique :

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Tu as bien tort de faire allusion à cette paralysie qui me menace. Elle me menace en effet et elle gagne de jour en jour. Elle existe déjà et comme une horrible réalité. Certes je fais encore (mais pour combien de temps ?) ce que je veux de mes membres, mais voilà longtemps que je ne commande plus à mon esprit, et que mon inconscient tout entier me commande avec des impulsions qui viennent du fond de mes rages nerveuses et du tourbillonnement de mon sang. Images pressées et rapides, et qui ne prononcent à mon esprit que des mots de colère et de haine aveugle, mais qui passent comme des coups de couteaux ou des éclairs dans un ciel engorgé21.

Sur ces questions, l’impouvoir que décrit Antonin Artaud est à vrai dire l’objet d’une hésitation : faut-il s’en remettre à ces formes cellulaires d’un cerveau dépiauté, au fracas qui consiste à briser la boîte crânienne, comme si cette violence était la seule inspiration disponible ? L’impouvoir, ce serait plus compliqué que le fait d’accepter la défaite avant même que le combat s’engage, de ne pas pouvoir compter sur soi, en somme, d’être son pire ennemi, capable de se saborder lui-même. À certains égards, l’œuvre de jeunesse qui coïncide en partie avec la courte période surréaliste semble privilégier cette contention du sujet qui s’épuise à parcourir les mêmes relais, à disposer les mêmes balises terminales d’un univers en proie à la rétention. L’ombilic des limbes est à la fois une matrice tenant lieu de forme psychique contenante et le site d’une obstétrique cérébrale, puisqu’il s’agit de faire venir le sujet au monde dans toute sa cruauté. Ce pourquoi, à la manière d’un Baudelaire nous prenant à partie, Artaud nous apostrophe : Savez-vous ce que c’est que la sensibilité suspendue, cette espèce de vitalité terrifique et scindée en deux, ce point de cohésion nécessaire auquel l’être ne se hausse plus, ce lieu menaçant, ce lieu terrassant22.

Nous voici donc le destinataire direct et transitoire du discours artaudien, nous voici convoqués, interpellés, au service de cette mise à distance nécessaire à Artaud pour atteindre sa pensée. Il ne tient qu’à nous de recueillir les confidences de souffrance : Il est si dur de ne plus exister, de ne plus être dans quelque chose. La vraie douleur est de sentir en soi se déplacer sa pensée. Mais la pensée comme un point n’est certainement pas une souffrance.

21. Antonin Artaud, « Fragments d’un journal d’enfer », dans L’ombilic des limbes […], p. 121. On peut penser que le « [t]u » s’adresse à André Gaillard, à qui l’auteur dédie ce texte. 22. Antonin Artaud, « Le pèse-nerf », dans ibid., p. 99.

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J’en suis au point où je ne touche plus à la vie, mais avec en moi tous les appétits et la titillation insistante de l’être. Je n’ai plus qu’une occupation, me refaire23.

Quel horrible accouchement que cette venue au monde se jouant sous la forme du retour sur soi ! Bien loin d’une métamorphose qui serait la promesse d’une éclosion (d’un devenir-sujet attentif à la complexité, dirait-on avec Deleuze), le sujet ne peut se défaire d’un terreau natal ayant l’aspect d’une matière cérébrale formatrice. À cet égard, L’ombilic des limbes est à la fois un lieu de naissance ou une extériorisation du sujet et la mise à jour très problématique d’un non-lieu originaire qu’on reconnaît maintenant sous le terme d’impensé. C’est un ouroboros, le maintien d’une immobilité contraignante. Tout l’œuvre d’Artaud doit d’ailleurs être entendu comme la mise en situation d’une emprise et d’une libération, d’une fixité et d’une mobilité. Ces tours et détours de la conscience de soi prennent l’aspect d’un impouvoir. Mais voilà que l’écrivain s’agite. De cet habitacle larvaire, pense-t-il, il faut s’évader. Quant à cette naissance improbable aux allures de cauchemar, elle le laisse en suspens, dénudé, anéanti. Comme si un récit posthume se devait de voir le jour ! Un « posthume naissant », je dirais, afin de mettre en valeur ce que nous ne savons être, la manière dont nous piétinons dans l’immobilité d’un récit posthume alors que nous souhaitons exister vraiment. Quelle est alors la culture singulière qui qualifie cet arrachement ? Tout se passe chez Artaud comme si le corps, cette « obscène membrane » dirait René Crevel, devait faire l’objet d’un décollement. Il s’agit d’un supplice de Tantale, la matière même d’une esthétique cruelle à venir : jamais l’auteur ne parvient à ses fins, jamais il n’atteint l’apaisement. Toujours faim, toujours soif : Artaud, dont on sait par ailleurs combien il eut faim lors de ses internements (suppliant pour obtenir des colis de victuailles, un peu de chocolat), m’a toujours fait l’effet d’un supplicié à la manière de Tantale : À chacun des stades de ma mécanique pensante, il y a des trous, des arrêts, je ne veux pas dire, comprenez-moi bien, dans le temps, je veux dire dans une certaine sorte d’espace (je me comprends) ; je ne veux pas dire une pensée en longueur, une pensée en durée de pensées, je veux dire une pensée, une seule, et une pensée en intérieur ; mais je ne veux pas dire une pensée

23. Ibid., p. 103.

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de Pascal, une pensée de philosophe, je veux dire la fixation contournée, la sclérose d’un certain état. Et attrape ! Je me considère dans ma minutie. Je mets le doigt sur le point précis de la faille, du glissement inavoué. Car l’esprit est plus reptilien que vous-même, Messieurs, il se dérobe comme des serpents, il se dérobe jusqu’à attenter à nos langues, je veux dire à les laisser en suspens24.

Dans la foulée de l’ouroboros, de la castration d’Ouranos et du supplice de Tantale, la pensée mythologique resurgit dans mon discours, comme s’il était impossible de penser Artaud sans en revenir aux fondements de l’imaginaire humain, cette faculté essentielle d’échappement au réel qui est de l’ordre d’une survie, d’une béquille pour vivre lorsqu’on boite, au même titre que l’art, d’ailleurs. Impossible de s’écarter du spirituel quand on pense à Artaud, lui qui a tant de mal à faire entendre sa pensée. De fait, ce décollement de l’obscène membrane imaginé tel un supplice de Tantale nous éloigne un peu plus du concept du Moi-peau d’Anzieu. Ce décollement fait place à un avortement spontané, façon de naître et de mourir dans une instantanéité troublante. L’ombilic des limbes : le titre ne serait pas la métaphore d’une naissance non advenue, mais l’expression littérale, tramée et cisaillée à même le discours, d’une naissance à perte de vue.

DE LA NAISSANCE À LA REVENANCE « Quand je me pense, ma pensée se cherche dans l’éther d’un nouvel espace. Je suis dans la lune comme d’autres sont à leur balcon. Je participe à la gravitation planétaire dans les failles de mon esprit25. » La pensée qui fait naître est lunaire, et non pas solaire. C’est qu’Artaud explore des domaines lointains, hors d’atteinte pour les autres. Il le dit ainsi : « J’ai choisi le domaine de la douleur et de l’ombre comme d’autres celui du rayonnement et de l’entassement de la matière26. » Quel est le privilège accordé à la douleur dans cette entreprise ? Est-elle en mesure de traverser « l’entassement de la matière » ? À moins que la douleur ne se love dans l’ombre d’une chose ou d’un être hors scène, ou loge dans un hors-lieu d’avant la naissance. De la même manière qu’Artaud propose un théâtre 24. Antonin Artaud, « Le pèse-nerfs », dans L’ombilic des limbes […], p. 104. 25. Antonin Artaud, « Fragments d’un journal d’enfer », dans ibid. 26. Loc. cit.

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de la curation cruelle, l’ombre n’est pas que la forme vaine d’une évocation mélancolique ou un motif poétique abstrait à la manière des ombres qui hantent les limbes dantesques. Dans le hors-scène de la représentation (extérieur au templum perceptif que nous avons sous les yeux), l’ombre est liée à quelque chose que nous ne voyons pas. Que signifie voir et représenter un domaine référentiel qui ne nous est offert que dans un second temps ? C’est par le biais d’un stratagème optique que nous voyons une éclipse sans nous brûler durablement les yeux. Cette médiation est à vrai dire l’un des fondements intersubjectifs du langage. Cependant, Artaud s’y refuse. Le temps lui manque. Il veut voir tout de suite, au risque de l’aveuglement. Antonin Artaud, avec son théâtre d’ombres et d’êtres annoncés mais non nés, renoue avec la violence des grandes œuvres tragiques. Bien que cette référence littéraire ne soit pas énoncée nettement, la cruauté a pour modèle impur Penthésilée, en plus du théâtre de Shakespeare et des mystères d’Éleusis qui nous plongent au cœur d’un monde de métamorphoses et de transfigurations. Ces œuvres disparates nous présentent un foudroiement, le miracle d’une naissance à même l’émotion du geste théâtral, la qualité d’un mot, d’une intonation, d’une prosodie. Étrange naissance à vrai dire dont l’obstétrique scripturaire est la figure originaire. Que l’homme doive créer pour vivre, qu’il perpétue par l’écriture son êtreté, tel est l’enjeu, en somme, de cette naissance par la Lettre. Cet ascétisme de la forme est assurément l’une des conditions de l’écriture, l’enjeu principal de sa matérialisation. Les boîtiers d’écriture, les camera obscura de la conscience de soi sont les formes vigiles d’une expression qui s’épuise à tenter de dire son inachèvement. Comme si le sujet se repliait dans l’ombilic d’une pensée non née. Comment faut-il alors comprendre cette fixité qui condamne le sujet à l’impouvoir ? Comment faut-il percevoir le rôle obscur de ce dédicataire (ce qu’est la présupposition psychique du lecteur) qui incarne une déité ? À ce titre, le lecteur est appelé à témoigner de cette dissolution du sujet. De manière encore plus nette, ce lecteur est un véritable sauveur qui, par l’exercice vigilant qu’il insuffle au projet créateur, agit sous la forme d’un garant réceptacle d’une croyance. Que l’œuvre-vie soit une, entière, cristallisée dans cette imprécation qui consiste à réclamer l’impouvoir contre les détenteurs du savoir, voilà le point de départ de l’œuvre d’Artaud… qui suppose néanmoins un lecteur ! Qu’il s’agisse de Rivière, des récepteurs présupposés des écrits et manifestes de ces années,

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voire de « personne27 », Artaud vit son œuvre sous le signe de l’unité ou de son renversement. Pouvoir et impouvoir sont les expressions euphoriques d’une crédibilité qu’il faut afficher et porter de manière à ce qu’une vérité advienne. Mais que veut dire au juste l’énonciation de cette vérité dont nous voyons qu’elle coïncide avec le monde de la lettre, la naissance empêchée qu’elle exprime violemment ? Vivre et mourir, conquérir ou subir une défaite terminale ? Être un sujet entier, à moins qu’il faille accepter l’hypothèse d’une décomposition du soi ? Les choix correspondent à une démesure tragique qui impose d’être et de défaillir tout à la fois. L’œuvre artaudien s’énonce sur ce mode de la revenance ou du théâtre d’ombres. Encore une fois, le motif d’une naissance improbable est de mise. Artaud revendique l’impouvoir comme une façon d’échapper au destin que représente une corporéité imposée. Il défaille, trébuche dans le monde des mots. Il bégaie dans un langage dont il prétend être l’énonciateur quasi mutique… alors que son verbe est somptueux, se déployant tel un drapé à la manière d’un enveloppement baroque. Avec Artaud, nous n’en sommes pas à une contradiction près.

CRÉER EN DEHORS DU CORPS Nombre de critiques se sont cassé les dents à vouloir circonscrire l’affect qui fait une large place à l’éprouvé de la disparition. Pour ma part, je me contente de soumettre que le sujet de l’écriture défaille, tant il s’ingénie à simuler les conditions de son avènement reporté. L’impouvoir constate une absence, mais aussi le refus du geste, de la mobilité, en somme tout ce qui nous fait trépasser, ou encore passer outre, au risque de la vie qui nous épuise sans relâche. Lors de la correspondance avec Rivière, Artaud refuse cette infinie fragilité accompagnatrice de tout mouvement, une telle attitude entraînant le danger de se briser les os, de rompre cette assise orthogonale permettant d’être et de penser. À ce sujet, la posture mélancolique présente dès les premiers écrits consiste à faire le mort, comme si le deuil était perpétuellement sans objet. Dans cet univers de revenants et de spectres, fort éloigné des envoûteurs maléfiques des écrits de Rodez, le sujet est en proie à cette infinitésimale répétition mettant en relief le motif du double. 27. Antonin Artaud, « Lettre à personne » (« Textes de la période surréaliste »), dans L’ombilic des limbes […], p. 220-221.

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La croyance, plus que le crédit finalement, est au cœur des projets d’écriture du jeune Artaud, les écrits plus tardifs mettant davantage l’accent sur un nécessaire discrédit relié à une méfiance à l’égard des pouvoirs de l’image et du corps. Il est emporté par une déferlante émotionnelle apparentée à un véritable arrêt de mort. Vivre et survivre ! Plus que de se contenter d’exister dans un attentisme peureux, vivre et survivre – on pourrait même dire dans son cas vivre est survivre –, tel est le combat poursuivi. C’est une guerre de mots, une guerre de morts, qu’on en juge par la teneur de la correspondance avec Jacques Rivière ! Cette dernière ne se restreint pas au domaine d’une rhétorique, d’une joute avec le langage. Le conflit ne se résume pas à la mise en scène d’antagonismes qui font l’objet de vindictes. La survie engage une néopulsion, c’est-à-dire une expulsion hors de soi. Le sujet se voit dès lors fracassé contre un univers sans relief. À cet égard, la figure de l’improbable naissance (expression qui est l’aveu même de cet impouvoir à faire naître une réalité par l’entremise du langage) rejoint la notion de porte-à-faux, cet enchaînement qui, sous la contrainte de l’êtreté, nous oblige à vivre. À sa manière, Artaud voit le réel comme une corde qui nous retient avec peine, lui-même s’agrippant en désespoir de cause à la moindre extrémité. Contre toute attente, cette corde joue le rôle de serpent qui se mord la queue : La corde que je laisse percer de l’intelligence qui m’occupe et de l’inconscient qui m’alimente, découvre des fils de plus en plus subtils au sein de son tissu arborescent. Et c’est une vie nouvelle qui renaît, de plus en plus profonde, éloquente, enracinée. Jamais aucune précision ne pourra être donnée par cette âme qui s’étrangle, car le tourment qui la tue, la décharne fibre à fibre, se passe au-dessous de la pensée, au-dessous d’où peut atteindre la langue, puisque c’est la liaison même de ce qui la fait et la tient spirituellement agglomérée, qui se rompt au fur et à mesure que la vie l’appelle à la constance de la clarté28.

L’image des fils, de la fibre, n’est pas choisie au hasard par Artaud. Elle anticipe ce qui suit dans le processus de défaite de soi et qui tient de la dislocation du corps (« suppression radicale d’un membre ») ou de la distorsion grotesque (« images de membres lointains et cotonneux »). Elle s’ajoute à l’image de la solidification souffrante (« tempes qui se vitrifient ou se marbrent ») et de la torture dantesque (« coagulation de chaleur qui enserre toute l’étendue du crâne ou s’y découpe par morceaux ; des plaques

28. Antonin Artaud, « Fragments d’un journal d’enfer », dans ibid., p. 125.

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de chaleur qui se déplacent29 »). Ce processus, Artaud l’insère dans une troublante « Description d’un état physique » de L’ombilic des limbes. Il y précise aussi qu’un « état d’engourdissement douloureux, une espèce d’engourdissement localisé à la peau » lui « interdit aucun mouvement mais change le sentiment interne d’un membre, et donne à la simple station verticale le prix d’un effort victorieux30 ». La condamnation de l’êtreté (le caractère hideux du monde des apparences) conduit au rejet le plus absolu, à l’évidement à la fois corporel et psychique. Cet effacement est l’acte de situer le sujet, de le faire passer au travers des ornières de la vie (sa progression, son évolution du premier âge à la mort), de lui octroyer une silhouette, une posture. Toutes ces expressions traduisent le maintien de cette verticalité orthogonale, font valoir qu’« être » possède un avers et un envers. Artaud en devient violent et querelleur. Il avoue, je l’ai dit plus haut, des pensées de rage et de colère. Il ne cesse de s’en prendre aux émanations de pensées impures (les embryons de pensées interdites de vie propre) qui le possèdent, parasitent toute forme de création volontaire. Chez lui, la sublimation prend la forme d’une énergie volatile, celle de ses ennemis qui l’empêchent de vivre et parasitent toute expression de la pensée. De plus, la pensée ne saurait se libérer d’un corps qui l’entrave. Et le souhait de mettre fin à la tyrannie du corps n’est qu’un leurre.

ÉCART ET PRÉFIGURATION On a trop souvent mis en valeur l’affirmation du corps sans organes comme s’il s’agissait d’un geste décisif, une manifestation d’autonomie qui se traduirait par une rupture. Le corps est mal fichu, il suffit d’en faire un autre ! C’est ainsi que l’on peut lire Artaud, de manière détachée, secondaire. L’idéologie du remplacement est affichée : un ventricule est usé, qu’on lui trouve une pièce d’origine, au pire une pièce certifiée, sous garantie ! C’est oublier que cette quête d’un corps éviscéré a tous les aspects d’une mélancolie mortifère. Dans ses premiers écrits, Artaud fait preuve d’une rigueur impressionnante dans la notation de l’absence d’objet (les psychanalystes parleraient à ce sujet de relation d’objet) qui, de façon toute paradoxale, donne une consistance singulière à la parole poétique.

29. Antonin Artaud, « L’ombilic des limbes », dans ibid., p. 63. 30. Ibid., p. 62-63.

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Le discours se constitue d’un « rien » permettant néanmoins une énonciation consistante. Tout cela a l’air d’un paradoxe parfaitement maîtrisé. Le sujet devient alors le responsable d’une notation dont le rôle est de décrire un vide intérieur. L’affaire n’est pas nouvelle, tant la parole poétique de la modernité interroge la faillite de l’expression (l’énonciation du langage), l’absence de garant ou de caution symbolique. Cependant, ce vide intérieur est ici incarné. Artaud consacre des pages d’une précision quasi chirurgicale à la description de ces paysages de l’âme. Bien qu’ayant l’air de déserts affectifs, ceux-ci sont d’une vitalité sans pareille. Dans Le pèse-nerfs, le corps sans organes est préfiguré : Sous cette croûte d’os et de peau, qui est ma tête, il y a une constance d’angoisses, non comme un point moral, comme les ratiocinations d’une nature imbécilement pointilleuse, ou habitée d’un levain d’inquiétudes dans le sens de sa hauteur, mais comme une (décantation) à l’intérieur, comme la dépossession de ma substance vitale, comme la perte physique et essentielle (je veux dire perte du côté de l’essence) d’un sens31.

Ossements, peau et nerfs, rien de viscéral ne semble être nommé. À lire les écrits de jeunesse, le propos est aux antipodes de la poche anale, du sac digestif, de la masse grouillante de tripes présents dans les écrits de maturité d’Antonin Artaud. Les entraves posées par l’internement à Rodez (un templum carcéral) n’ont pas encore pénétré les viscères, les persécuteurs n’ont pas pris la forme de nuées hallucinatoires et le poète ne se débat pas contre un monde entièrement miné par les complots. Dans cette manière de lire l’œuvre, la psychose est souvent évoquée comme si la schize du poète anticipait les écrits d’un Deleuze, les descriptions d’une folie dont l’expression radicale allait ravir, au cours des années 1970 (pensons à Philippe Sollers et à Jacques Derrida), les procureurs d’une destruction du signifiant. Certes, les écrits de jeunesse préparent les textes à venir : la douleur y est poignante, mais relève d’un mal de vivre encore tolérable. Le corps propre est déjà une abstraction et les images poétiques nous ramènent à une culture antique par le biais de la mythologie et de l’épopée – Dante étant ici aux premières loges. Dans les limbes, l’acte de ressentir fait place à une douleur d’abord plus froide que tiède. Anesthésié, le sujet vit dans les marges d’un discours qui, en l’insensibilisant, l’oblige à choisir la neutralité – cet « a-sexe » que décrit Jacques Hassoun32. Cette douleur froide devient franchement glaciale, ce qui est le propre de Lucifer, fiché 31. Antonin Artaud, « Le pèse-nerfs », dans ibid., p. 96. 32. Voir Jacques Hassoun, La cruauté mélancolique.

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dans la glace, au fond de l’Enfer dantesque. En effet, décrite par Artaud, elle devient une « congélation de la moelle, une absence de feu mental33 » permettant au sujet de se maintenir en vie, ce qui implique une suspension de toute forme d’authenticité. La porosité des états mentaux, la dissociation de la conscience pensante sont à vrai dire complexes chez Artaud, tiraillé entre l’urgence de dire l’impensé et les contraintes de l’impouvoir paralysant, associé au mal(-être). Toutefois, si sa poésie se résumait à l’impossible expression de l’inqualifiable, nous contemplerions l’écriture d’un poète somme toute conventionnel. Artaud serait demeuré un poète psychiatrisé dont la Correspondance avec Jacques Rivière annonçait le délabrement, il n’en aurait jamais fini de chuter. Or, il n’en fut rien. L’œuvre-vie était en marche et les années d’internement allaient le contraindre durablement, tout en lui permettant d’ouvrir son œuvre à de nouveaux horizons, hors les murs de l’asile. Pour ce faire, il lui fallut prendre des chemins de traverse, trouver de nouvelles stratégies. Parmi elles, la fiction des sœurs-filles et celle de l’hygiène de la création poussée jusqu’à ses extrémités. Elles furent intimement liées, afin de faire advenir un nouvel homme, défait des chaînes de son impouvoir – du moins Artaud le souhaitait-il, le convoquait-il de tous ses vœux. Comme si le corps remis à neuf pouvait déclencher une nouvelle pensée, claire et sans faille, propre à dire sans détour ce qui est coincé en dedans de l’auteur. C’est à ce titre que l’œuvrevie est centrée sur un projet de folle régénérescence, d’autophagie, de cannibalisme, d’entredévoration qui prolonge et déforme l’image de l’ouroboros, mais en revient, une fois de plus, à la violence mythique, et au mythe qui construit le sujet. La mélancolie des premiers écrits s’estompe devant la cruauté et la crudité d’une violence exprimée au plus fort de l’enfermement asilaire, et qui, une fois libérée de Rodez, trouve de nouvelles voies pour s’exprimer.

33. Antonin Artaud, L’ombilic des limbes, p. 78.

CHAPITRE 5

Les lettres et les six filles (Suppôts et suppliciations)

L

Un homme est un suppôt, mais si on l’atomise, que sera-ce la tête, le cœur, l’estomac, les veines, chaque veine, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur du sang1 ?

es six filles d’Artaud, c’est comme un conte. Un conte qu’Artaud se raconterait lors de son enfermement à l’asile de Rodez. Parfois, elles sont au nombre de cinq, le plus souvent elles sont six, et quelques noms ont pu changer au fil des correspondances. Ces six filles sont au cœur de la souffrance artaudienne : quand il en parle, quand il leur parle, il souligne combien elles lui manquent, à quel point elles ont trahi sa confiance… Cela sans compter les fois où elles meurent et ressuscitent, au gré des scènes fantasmées et des électrochocs. Les six filles d’Artaud ? Ce serait un conte noir, né d’un esprit tourmenté, entre amour et mort. Bien entendu, ce serait plus que cela. Artaud en donne un aperçu à sa sortie de l’asile de Rodez, en décembre 1946 : « J’ai beaucoup pensé à l’amour à l’asile de Rodez, et j’y ai rêvé quelques filles de mon âme, qui m’aimeraient comme des filles, et non comme des amantes, moi leur père impubère, lubrique, salace, érotique et incestueux ; / et chaste, si chaste qu’il en est dangereux2. » Cette relation, imaginons-la pour ce qu’elle est : dévorante, totale, délirante aussi. Elle étonne, nous laisse sans voix. Artaud parle de ces filles de son âme comme souvent chez lui, sous la forme d’une réponse à une demande 3, en 1. Blaise Pascal, Pensées, p. 385. 2. Antonin Artaud, lettre à Gilbert Lévy, datée du 27 décembre 1946, dans Œuvres complètes, tome XIV, vol. 1, p. 148. 3. Je pense surtout au texte Héliogabale ou L’anarchiste couronné, qui fut une commande des éditions Denoël au début des années 1930.

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l’occurrence ici de parler… d’amour. En effet, en 1946, alors qu’Artaud a quitté Rodez et se retrouve à Paris, Gilbert Lévy souhaite obtenir de lui un texte pour un dossier de la revue belge Variétés et lui envoie Luciane Abiet, qui prend en note puis tape à la machine les pensées de l’artiste, retravaillées ensuite par ce dernier. Mais en définitive, en guise de texte, ce sera une lettre adressée à Lévy – de nouveau, Artaud choisit le genre épistolaire, et s’en justifie : « C’est vous qui m’avez interrogé, c’est à vous que je réponds4. » Bien qu’adressée à un tiers, cette lettre est pourtant titrée, et ce, de manière subversive et énigmatique : « La vieille boîte d’amour KA-KA ». Si le projet du dossier spécial sur l’amour est abandonné, la lettre, elle, intégrera l’œuvre artaudien, et plus précisément Suppôts et suppliciations, recueil posthume5 centré sur le corps (de la langue) souffrant, recomposé et mutilé. La création du mot suppliciation, d’après supplicié, en dit long sur ce tome XIV des Œuvres complètes : derrière suppliciation, on entend « torture », on imagine la douleur corporelle, et aussi la longue et souffrante « supplique6 », avec toute l’importance de l’oralité, si chère à Artaud. En fait, suppliciation fait se rejoindre le corps et la voix souffrants, tout en insistant sur l’action par le suffixe latin -ation (sens actif ). À sa façon, Suppôts et suppliciations répond, fait écho, développe et dérange l’organisation de la publication intitulée L’ombilic des limbes. Tout y est, de l’art, de la mort et de l’origine, ces trois points fondamentaux ou piliers, pour ne pas dire supports de la pensée artaudienne en souffrance. L’histoire des six filles d’Artaud, ces suppôts, mais aussi ces amazones, ces météores comme nous le verrons, en est la preuve, l’expression singulière qui s’ancre dans la poésie, se met en place dans l’art épistolaire et s’échappe vers le romanesque, comme ligne d’horizon où vient échouer l’impossible filiation.

4. Ibid., p. 147. 5. La première édition de Suppôts et suppliciations par Paule Thévenin date de 1978. Elle appartient au tome XIV des Œuvres complètes, publié chez Gallimard. Ce tome est divisé en deux volumes : le premier comprend Fragmentations et Lettres, complétées par un dossier ; le second, Interjections et un second dossier. 6. Voir Évelyne Grossman, Artaud, « l’aliéné authentique », p. 13-15. Pour Grossman, le terme supplice évoque supplique, faisant intervenir l’ombre de François Villon, en plus de celles de Nerval et de Baudelaire qui, rappelle-t-elle, font partie des « suicidés de la société » du point de vue artaudien (voir lettre à Henri Parisot, datée du 22 septembre 1945, de Rodez, dans Œuvres complètes, tome IX, p. 170). Ainsi, conclut-elle dans Artaud, « l’aliéné authentique », « se tisse le lien entre la forme (l’être), l’envoûtement, la sexualité et la mort », p. 15.

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LES FILLES DE SON ÂME À l’instar de ses écrits de jeunesse, avec Suppôts et suppliciations, Artaud brise la généalogie. On se souvient que les textes du jeune Artaud font intervenir la figure à la fois poétique et médicale d’une innervation musculaire en proie à l’amputation, ou d’une ramification cellulaire tumorale. Sur ces questions, son discours reprend en grande partie le motif fort ancien de l’hérédité-dégénérescence, dont j’ai fait valoir qu’il renvoyait au motif mythologique de l’ouroboros. Si le corps est cet ombilic des limbes, c’est qu’il incarne tout d’abord la perception d’une origine. Or, ce témoignage d’une temporalité anténatale anticipe le sujet de Suppôts et suppliciations. Dans ce dernier recueil de textes, Artaud réfute avec la même constance l’idée d’avoir été engendré, et considère même qu’il n’y a engendrement qu’avec la création sans procréation – on en revient à la création langagière, la seule qui compte, et qui pousse le supplice dans la supplique, aboutissant ainsi à la « suppliciation ». Dans la partie intitulée « Lettres » à laquelle appartient « La vieille boîte d’amour KA-KA », l’auteur frappe fort, en insistant sur le fait qu’« on ne peut aimer que ses créations »… Les filles sont non pas engendrées, mais créées. Ce sont, dit Artaud, des filles de son âme. Il est entendu que la présence active de la femme est rare chez Artaud. Si le principe féminin fait son apparition chez Artaud à de multiples reprises, cette métaphysique du sexuel-féminin relève d’une volonté de catégoriser ce surgissement affectif dont j’avais trouvé la trace dans mon étude des Mères à l’étable7. Ici, les filles d’Artaud, dont l’apparition date du moment de Rodez, imposent la complexité du lien patrilinéaire. Ce dernier prend alors l’aspect d’une filiation oblique, comme nous l’avions perçu dans La respiration de Thomas Bernhard 8. Chez l’auteur autrichien, la filiation oblique concerne la relation au grand-père, qui prend la place du père, de même qu’à sa compagne qu’il appelle sa « Tante ». Enfin, dans ses récits, toutes les sœurs agissent comme des mères et des épouses qui étouffent et immobilisent les personnages masculins. Chez Artaud, le brouillage a lieu, on le sait, dès qu’il se crée d’autres origines que les siennes et s’invente des avatars, en plus des doubles de lui-même. L’écriture, pour lui, tient lieu d’origine, de seule référence à un monde où la filiation est éradiquée.

7. 8.

Voir Simon Harel, Vies et morts d’Antonin Artaud. Le séjour à Rodez. Voir Simon Harel, La respiration de Thomas Bernhard. Essai-dictée.

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Ni mère ni père, nous dit Artaud. S’il est question d’une naissance, l’écriture suffira. C’est dire qu’il mise tout sur la cérébralité du processus créateur, celui-ci permettant d’authentifier le sujet, de le laver peut-être de toute impureté. Avec la seule femme véritablement aimée, Artaud peut user d’images classiques, sans doute convenues, empreintes d’un certain romantisme – « où es-tu, Génica, mon amie, ma sœur, toi qui étais ma femme9 ? », lui demande-t-il dans une lettre de 1926. Avec les filles de son âme, c’est tout autre chose qui se met en place, et la filiation oblique prend des proportions démesurées, à la hauteur de son projet esthétique, métaphysique, à la mesure de ses délires de persécution, de sa folie, de la construction de son œuvre-vie. Dans « Fragmentations », la première partie de Suppôts et suppliciations, qui précède donc les « Lettres », ces « filles de cœur10 » sont déjà présentes, et même nommées : Yvonne, Caterine, Neneka, Cécile, Ana et la petite Anie. À de nombreuses reprises, Artaud emploie l’expression « filles de cœur » pour les désigner de manière collective. Or, dans la lettre qui m’intéresse, soit celle qui concerne l’amour, c’est d’âme qu’il s’agit. Les notions organique (le cœur comme organe11) et mythique (la voix du chœur) disparaissent ; les filles en question sont évanescentes, presque fantomatiques. L’expression « les filles de mon âme » est belle, déroutante aussi. Elle a posé problème à Abiet, comme tout ce qu’a dicté Artaud. Abiet avait d’abord compris « les filles de mon homme12 », ce qui est pour le moins incongru ; elle l’a donc corrigé en « les filles de mon amie ». C’est une troisième formulation qui sera entérinée, « les filles de mon âme », avant d’être incluse dans la seconde partie de Suppôts et suppliciations. On me dira « filles de mon cœur » ou « filles de mon âme », cela ne change pas grand-chose ! Certains me reprocheront d’en faire trop, de fourrager dans les détails. Peut-être. Mais comment ne pas sentir combien ces tâtonnements sont à la fois significatifs de la fragilité de la parole 9. Antonin Artaud, lettre à Génica, datée du 22 août 1926, dans Lettres à Génica Athanasiou précédé de Deux poèmes à elle dédiés, p. 262. Il lui écrit juste avant, dans la même lettre : « Mes nerfs sont de marbre. Ma sensibilité pétrifiée ne rejoint plus l’air ambiant, mon âme aussi est une matière solidifiée que rien n’ébranle, j’ai le cerveau pris au piège, un grand piège, un piège presque universel. » 10. Antonin Artaud, « Fragmentations », dans Œuvres complètes, tome XIV, vol. 1, p. 13. L’expression est employée à plusieurs reprises. 11. On peut entendre aussi les « filles de mon cul », qui fait partie de l’imaginaire artaudien : les filles nées par l’anal. 12. Voir Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome XIV, vol. 1, note 11, p. 284.

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d’Artaud et, en même temps, de ses obsessions ? Filles de mon cœur. De mon âme. De mon amie. De mon homme… L’« amie », dont le double sens implique une relation chaste ou sexuelle ; l’« homme », qui renvoie à la masculinité et, en filigrane, à son rôle dans la procréation. Ces deux points-là, absents dans l’expression « les filles de mon cœur », me semblent tout à fait capitaux13. Et l’hésitation même de la pensée d’Artaud dévoile en quoi ses filles appartiennent à sa famille symbolique. Ce rapprochement intime est flou, ou du moins compliqué à vivre, à lire la manière dont l’auteur en parle sans pouvoir éviter des termes comme « incestueux », qui renvoie à la toute-puissance du lien familial – et de sa détestation. La psychanalyse nous l’a appris : la famille est le lieu de concentration de tous les pouvoirs. D’une part, elle est le siège œdipien du désir parental. Ce dernier suppose que les « copulateurs » aient inconsciemment accepté de faire acte dans ce qui deviendra la famille, à savoir un groupe minuscule qui est le microcosme de l’univers social. D’autre part, la famille est un espace d’idéalisation en ce que chaque protagoniste subit les contraintes d’une règle d’assignation. Père et mère, fils et fille sont des positions œdipiennes s’organisant dans l’espace et dans le temps. Enfin, la famille est un lieu d’incarnation de sujets qui confortent une idéologie de la reproduction. Ainsi, chez Artaud, le familialisme représente une idéologie se traduisant par le désir de faire œuvre, puis de transformer l’œuvretotalité en une création-reproduction lisible, dénombrable et indiscutable. Et voilà que les filles d’Artaud, qui, évidemment, sont des filles appartenant à l’œuvre, sans lien de parenté réelle avec leur « père », ont un rôle à tenir. Sans être des muses, même si elles font œuvre, les filles de son âme sont des messagères ayant pour fonction de répondre à des ordres dans une dynamique toute militaire. Il semble qu’Artaud se soit constitué une armée pour mieux renverser l’assise biologique de la reproduction. Il avait déjà commencé à en parler dans sa correspondance à Ville-Évrard, c’est-à-dire avant Rodez. Là-bas, peu de gens viennent le voir. Mais parmi les quelques-uns, les fidèles dirait-on, il y a Anie Besnard ou encore Génica Athanasiou, l’amoureuse des débuts. Au plus fort de son délire, écoutons ce qu’il a à lui dire, et qui va la faire venir lui rendre visite à Ville-Évrard : « Je ne vous ai jamais écrit, ma chère Génica, depuis que je suis interné ici, mais je vous ai vue bien des fois dans toutes les batailles que vous avez menées pour ma délivrance et où vous avez souffert 13. S’ajoute, évidemment, le glissement de la tragédie grecque (le chœur) à la pensée mystique (l’âme).

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avec moi14. » À plusieurs reprises, lors de leur correspondance, il emploiera un vocabulaire militaire, l’imaginant comme une de ses puissances armées, et l’exhortant à la chasteté. Génica serait l’un des bras armés dont se revendique Artaud. Mais il va plus loin avec la création cette fois de ces filles-amazones sans père en mesure d’assurer un lien filial fondé sur la différence sexuelle et la procréation. Mon propos semblera cru et inspiré d’une psychiatrie sommaire. Pourtant, il n’est pas vain d’envisager un autoengendrement des filles, une forme de création ex nihilo, en somme, une extériorisation de soi furieuse, au même titre qu’une projection de la parole. Il n’est pas question de naissance dans ce contexte. Les filles messagères et guerrières doivent défendre Artaud et le protéger contre la dilapidation de son œuvre. Dans ce contexte, leur rôle intervient au cours des dernières années de la vie d’Artaud, et il va être déterminant.

AU CŒUR… DE LA FICTION Les filles de cœur ne sont pas issues de l’imagination d’Artaud, celui-ci veut le faire comprendre à Dubuffet, dans la lettre qu’il lui adresse : « Vous les avez d’ailleurs vues toutes les six, Catherine Chilé, Neneka Chilé, Cécile Schramme, Yvonne Chilé, Ana Corbin, Anie, et vous ne pourrez pas douter non plus qu’elles ne soient toutes les six mes véritables filles15. » Cette fois, Artaud en appelle au concept de vérité ! Mais cette vérité est toute relative, et c’est le fantasme, le délire, qui l’emporte, tel un tourbillon : Cécile Schramme, comme Paulhan me l’avait dit, est en effet morte en 1940 et après avoir été fâchés nous nous étions réconciliés peu avant sa mort, mais son âme est revenue dans une jeune fille qui me connaît fort bien, s’appelle aussi Cécile mais ne peut venir jusqu’à moi non plus, une autre de mes âmes filles, une jeune fille du nom de Neneka Chilé, est une jeune Afghane d’une vingtaine d’années qui a traduit L’Art et la Mort en Afghanistan et qui partie d’Afghanistan depuis plus d’un an n’est pas encore parvenue au but de son voyage vers moi,

14. Antonin Artaud, lettre à Génica, datée du 30 octobre 1940, de Ville-Évrard, dans Lettres à Génica Athanasiou […], p. 305. 15. Ces propos ont été écrits en post-scriptum. C’est moi qui souligne. Antonin Artaud, lettre à Jean Paulhan, datée du 29 novembre 1945, dans Œuvres complètes, tome XIV, vol. 1, p. 58.

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une autre, et qui est ma première fille Catherine Chilé, fut infirmière à l’hôpital Saint-Jacques, elle est partie de Paris en mai 1945 dernier est n’est pas encore arrivée16 […].

Les filles en question seraient soit disparues, soit mortes, ce qui revient au même – bien sûr, les précisions données ici par Artaud appartiennent à la fiction, aux antipodes de cette « véracité » qu’il promet à son ami « réel » Dubuffet. Le jeu des identités entre en effet dans le cas de figure de la déréalisation des personnes qui traversent la vie d’Artaud et deviennent des personnages. Une étude biographique, elle, répondrait platement, expliquant que Catherine Chilé est la grand-mère paternelle d’Antonin, qu’Yvonne Allendy est l’épouse du docteur Allendy17, qu’Anie Besnard est l’amie fidèle d’entre les fidèles et Cécile Schramme, la jeune femme qu’Artaud a songé un temps à épouser… La psychobiographie, souvent convoquée quand il s’agit d’étudier Artaud, importe finalement assez peu. Comptent le rêve et le délire qui, eux, ouvrent les portes du possible et nous conduisent à repenser notre approche psychanalytique du « cas Artaud ». Ces « amies » transformées en « filles » sont des amazones dont Artaud attend plus que du réconfort, de la tendresse ou de l’argent. Il exige qu’elles témoignent à la barre d’accusations imaginaires (issues de sa forte paranoïa) et qu’elles combattent pour sauver son œuvre, son Iliade qui ressemble par certains côtés à une Odyssée. Car Artaud part en guerre contre les médecins et le monde, j’y reviendrai plus tard, et cherche dans le même temps à rentrer chez lui – à sortir de l’asile tout autant qu’à revenir à ses origines, à ce qui le fonde (sa filiation oblique) et qui est d’une rare complexité. Une telle tension, la violence qu’elle entraîne et dont le corps porte les traces, le place dans une double affiliation homérique dont on retiendra l’aspect tragique. Une seule condition, affirme Artaud, pour que ces amazones puissent réclamer le droit de l’aimer : qu’elles brisent tout autre lien familial qui ne serait pas lui, Antonin Artaud le Père. C’est ainsi qu’il l’explique à Anie, l’une de ses filles, en post-scriptum : « Ceci pour vous dire que vous avez au monde un ami sûr, un seul, moi ; et que hors moi je vous engage à considérer comme ennemi qui que ce soit de ceux qui vous entourent : votre mère, votre sœur, votre frère, etc., etc. » Il ajoute : « […] et ils sont

16. Loc. cit. 17. Le docteur Allendy fonda à la Sorbonne le Groupe d’études philosophiques et scientifiques pour les idées nouvelles – Artaud y donna plusieurs conférences.

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tous vos ennemis dans la mesure où vous pensez comme moi qu’il y a autre chose dans la vie que le cu ou que la gueule, la bonne petite gueugueule à satisfaire, / mais un honneur vital à garder18. » L’auteur exige un amour exclusif (là encore, n’est-ce pas un des nœuds des grandes tragédies ?), et cette exclusivité implique de briser les liens de parenté qui pourraient exister dans la réalité. C’est donc bien de filiation qu’il s’agit. Se télescopent en conséquence deux familles, comme deux jeux de cartes : l’une est imaginaire, l’autre réelle. Parmi les filles d’Artaud, certaines sont de véritables amies qu’il fréquente ou a fréquentées – de manière intime si l’on songe à Cécile Schramme, la presque épousée dont il va s’éloigner cependant avec effroi, les rapports sexuels constituant une barrière quasiment insurmontable19. Elles sont issues de ce réel réinventé, comme d’autres personnages qui traversent la vie d’Artaud et échouent dans sa fiction. Ce qui frappe le lecteur dans Suppôts et suppliciations, c’est cette mouvance, cette capacité à transformer les personnes en personnages. Si on pensait, par exemple, en avoir fini avec André Breton, une fois qu’Artaud se sépare du mouvement surréaliste et que sa folie le conduit à l’asile, c’est faux. Breton n’a jamais quitté le réel d’Artaud. Mieux encore, le voilà qui prend le chemin de la fiction, qu’il intègre le délire qu’Artaud le mômo se raconte à Rodez. Ce délire est maintes fois rapporté, et peut se résumer ainsi : lorsqu’Artaud débarque au Havre, après son périple en Irlande, il est en proie à des crises si violentes, à une paranoïa si poussée qu’il faut l’enfermer. Il croit, il en est persuadé : André Breton a été tué en lui portant secours. On l’envoie alors à Sainte-Anne en avril 1939, où Lacan l’examine puis le déclare perdu. Nous savons aujourd’hui combien ce diagnostic est erroné. Il n’en demeure pas moins que, pour un temps, le personnage Breton en rejoint d’autres, qui se retrouvent de la même manière fantasmés par l’artiste fou – le peintre Balthus, Jean Paulhan le rédacteur en chef de la NRF à la suite de Jacques Rivière ou bien l’écrivain André Gide, pour n’en citer que quelques-uns… Ils intègrent le plus souvent des délires complotistes – dont on a eu un aperçu plus tôt, avec les ennemis dont Anie doit se méfier. 18. Antonin Artaud, lettre à Anie Besnard, datée du 6 février 1947, de Paris, dans Œuvres complètes, tome XIV, vol. 1, p. 162. 19. On peut se demander, d’ailleurs, si inclure Schramme parmi les filles n’est pas une manière de repenser/reposer la complexité de cette relation père/filles aux allures incestueuses. En tout cas, le sexe est central dans certains textes consacrés à ces six filles.

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En attendant, Breton n’est mort que dans la fiction artaudienne. On le retrouve bien vivant, dix ans plus tard, comme destinataire de lettres d’Artaud, avec qui les liens ont toujours subsisté, même s’ils sont compliqués. Destinataire de la lettre, Breton revêt donc le rôle laissé vacant par la mort de Rivière. Il n’est pas le seul, il y a bien évidemment Paulhan, et beaucoup d’autres. Que lui écrit Artaud ? Les lettres de celui-ci ne sont plus des demandes d’éclaircissement et de positionnement, comme dans l’échange avec Rivière ; elles cherchent davantage à expliquer. Très vite, le verbe s’emballe, les images fusent et la langue explore de nouveaux sons, de nouveaux mots. Éclaté, le sens agit en révélateur de l’être et poétise le monde avec violence : Le cu, je veux dire la sexualité, est utile, André Breton, je ne dis pas le contraire, / c’est un excellent moyen d’expansion, d’émission, et j’oserai dire de propulsion. / Mais ce n’est pas tout. / En tout cas ce n’est pas, par le fait, un moyen de divination, encore moins de domination, / et qui se livre au cu, je veux dire à cette pansion, à ce gonflement séminal d’une panse qui dans l’orgasme / ale / l’orgasme eni tibela / berber eni teribela / khibel enti narilé / se procure un super-cerveau, ne gagne pas de cette élévation, dans l’abject, de quoi dominer ma contention séminantion à moi, Antonin Artaud, / thior fandi do fandi / darusa / ra farusa a fafa rudi / et y gagne encore moins de quoi dominer ma conscience, et par surcroît la vôtre, à vous, André Breton, ou celles de mes amies mortes : Caterine, Yvonne, Ana, Cécile, Elah et Anie20.

Le sexe « n’est pas tout » ! Il est surtout au cœur de la problématique artaudienne, associée à la souillure, à la jouissance à mort… à la vieille boîte d’amour KA-KA, en somme. Lorsque la lettre remplace le « cu » utile, le « sexe épistolaire » est alors hissé au niveau de l’art : la sexualité qui unit deux corps s’efface au profit d’une sexualité verbale, un verbe jouissif, une langue qui enfante comme rarement la langue française en a connues21. À la fin de cet emballement, les voilà toutes prénommées22 – Caterine, Yvonne, Ana, Cécile, Elah et Anie –, et cette fois avec le statut d’amies et non de filles. Pourtant, ce sont bien elles, les six filles mortes de Fragmentations. Elles qui, dans cette lettre à Breton, sont clairement issues de la langue du poète Artaud, engendrées par l’orgasme du verbe et sa cohorte d’actions : expansion/émission/propulsion/sémination… Le gonflement séminal expulse donc des amies-filles mortes. 20. Antonin Artaud, lettre à André Breton, datée du 2 juin 1946, de Paris, dans Œuvres complètes, tome XIV, vol. 1, p. 129. 21. Parmi les rares exemples, on pourra citer Pierre Guyotat. 22. Ailleurs, les prénoms diffèrent (Elah pour Neneka, par exemple).

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DE LA CIRCULATION DES ÂMES AUX ÉTATS DE LA PENSÉE Dans sa réflexion, Artaud se pose très vite la question de l’art et de la mort. Son œuvre est traversé dans ses aspects les plus éclatants, en suppliciations, supplices, tortures, manipulations du corps et de l’esprit, de la part de Dieu lui-même, ou de ses complices, qui ont pour fonction, pense-t-il, de posséder son corps. Pire, dans ses accusations réitérées d’envoûtement, il accuse les mêmes de vouloir le faire jouir, de le transformer en supplice de jouissance, là où, comme le diraient certains psychanalystes, la cruauté prend place dans la perversion de cette jouissance à mort, de cette imprécation de la jouissance à mort… Or, celle-ci, dans son aspect délétère, provoque chez Artaud la souillure, et le fait de vivre dans un marécage paranoïde. En tant que marécage paranoïde, Suppôts et suppliciations absorbe une série de pensées qui se poétisent et dansent : « Né peu à peu cet inconscient que j’ai eu comme le dur des durs devant le cercueil de mes six filles de cœur à naître : / Yvonne, / Caterine, / Neneka, / Cécile, / Ana /et / la petite Anie. » Artaud pose le sujet, et sabote la possible analyse strictement psychobiographique ou psychanalytique. Sur ce point, je suis en accord avec Anne Brun quand elle choisit d’éviter la psychobiographie, « qui vise à éclairer l’inconscient de l’auteur », et la psychanalyse, « centrée autour de la recherche de l’inconscient du texte23 ». Il faut aller ailleurs, chercher de nouvelles pistes, sans négliger pour autant les apports des uns et des autres, sans tomber non plus dans des excès interprétatifs. Si on en revient à cette citation presque inaugurale de « Fragmentations », elle signale que la mort n’est pas définitive. Il existe en effet des états de pensée surprenants qui annihilent la mort elle-même. Bien sûr, l’opération logique n’est pas des plus élégantes. Voyons plutôt : Je ne suis pas Joseph et je le hais. / Je m’appelle Neneka, / je m’appelle, / j’étais cette âme et je suis revenue car je ne ressemble pas à cette femme qui m’enserre. / Est-ce que l’âme de Catherine Chilé ne se serait pas séparée en deux avec le temps et n’aurait pas laissé un double d’elle qui m’aimait aussi un peu mais pas autant qu’elle24.

Cette « Neneka » apparaît à plusieurs reprises dans les écrits. Il faut la distinguer du masculin « Nanaqui », diminutif affectueux d’Antonaki que le petit Antonin recevait de sa grand-mère maternelle. Neneka, autrement dit Mariette Nalpas née Chilé, devient une des filles de cœur, 23. Anne Brun, « Corps, création et psychose à partir de l’œuvre d’Artaud », p. 144. 24. Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome XVI, p. 329.

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et l’on parle ici de l’importance de l’âme, ouvrant l’être à la capacité de transmigrer de corps en corps sans aucune difficulté. Sur ce point, la notion de filles de cœur avoue néanmoins ses limites, tandis que celle de l’âme est d’une ouverture totale et franche. Dans le passage que je viens de citer, l’affirmation est nette, et je me permets ici de la souligner : « Je m’appelle Neneka. » Pourtant, il est mentionné que Neneka se serait vue entravée par un reste d’âme de Catherine Chilé, la grand-mère paternelle, qu’Artaud n’a jamais connue et qui est la sœur de Mariette. C’est dire à quel point l’entrave est reliée à la famille réelle, et à la complexité de celle-ci : les deux grand-mères sœurs d’Artaud, devenues ces âmes transmigrantes, sœurs et filles. L’auteur explore cette infinité offerte à lui, et qui se traduit par des glissements identitaires et symboliques – d’Antonin Artaud à Joseph qu’il réfute en tant que double haï, pour conduire à Neneka puis à Catherine Chilé, dans une pensée très fluide, élastique et perméable. Cette mouvance perpétuelle permet la circulation des âmes, des corps, des parties de corps sans que se pose jamais la question de l’unité. Il faut lire de tels textes davantage comme des météores que comme des métaphores textuelles : ce sont des corps gazeux, fluides et instables dans leur composition que j’ai à l’esprit, selon le principe de l’imagination littéraire qui se déploie dans l’étude du discours scientifique. C’est une écriture-météore, en somme. À ce sujet, dans une conception des vertex de la vie psychique, le psychanalyste Donald Meltzer a mené une réflexion sur un certain nombre d’expériences dissociatives, par exemple la psychose, et on lui doit de grands travaux qui touchent aussi à la question esthétique. Il refuse d’envisager la position schizoparanoïde comme un élément déstabilisateur de la psyché25, et fait du claustrum la matrice phobique, de caractériologie anale, qui enferme et oppresse le sujet. Dans cette représentation d’un espace à la fois fluide et brutal, comment ne pas penser à la vieille boîte d’amour KA-KA ? Avec sa multitude d’êtres et d’âmes dédoublés, ces filles de son cœur/âme qui hantent Artaud tels des fantômes assoiffés ? Dans ses travaux, Meltzer note précisément que la mouvance perpétuelle du champ de l’inconscient offre un ensemble de choix pour le sujet que seule limite la capacité de symbolisation du sujet. Celle-ci décrit la possibilité de former des significations congruentes ou non congruentes. Ce qui me semble décrire assez correctement la rapidité du processus de 25. Sur ce point, Donald Meltzer propose donc un développement substantiel de la pensée kleinienne.

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création des idées à former des plateformes de signification. Cette congruence consiste à faire se lier un contenu émotionnel et un contenant corporel. À ce stade, il n’est plus question de la cohésion du Moi. Tandis que la position schizoparanoïde fait référence, d’un point de vue clinique, aux trois premiers mois de la psyché du bébé26, Meltzer entrevoit le clivage comme un élément organisateur de ces « états de la pensée27 » qui me viennent à l’esprit quand je pense l’œuvre d’Artaud. L’événement psychique qui m’intéresse ne correspond plus à la dynamique de la relation contenant-contenu chère à Wilfred Bion, un autre psychanalyste, et qui organise en partie le processus de penser28. Or, qu’écrit Artaud qui pourrait nous mettre sur la voie d’un état ou – pour suivre Meltzer – d’un champ psychique ? Les 2 coups des Orientaux contre dieu avant dieu occiput, / le panier creux, / l’âme d’Yvonne Nel a servi à créer André Breton, / l’âme de ma fille Cécile a servi à former qui ? / l’âme d’Anie a servi à former […] / l’âme de Neneka et de ses 2 filles a servi à former Adrienne André Régis, / l’âme d’Adrienne André Régis a servi à former Jésus-christ et le Dr. Gaston Ferdière, / le Dr. Gaston Ferdière homme a voulu prendre au corps d’Adrienne Régis quelque chose en plus / Nanaqui Artaud a voulu en moi se servir d’une chose échappée à mon âme et qu’Adrienne André contient encore en corps29.

L’âme est fissible. Le corps est le siège d’une incarnation répétée qui s’avère à chaque fois plus violente. Il est possible de voler le corps et le nom d’autrui. Il est possible d’être soi et de ne pas l’être : « Nanaqui Artaud a voulu en moi se servir d’une chose échappée à mon âme et qu’Adrienne André contient encore en corps. » Ne soyons pas surpris de lire ces transmigrations et ces voyages astraux qui sont aujourd’hui à la mode. Chez Artaud, le principe du voyage est nécessaire, ce qui ne l’empêche pas du même coup de dater et d’identifier son destinataire.

26. Dans la mesure où l’infans doit s’adapter au monde en apparence chaotique de la vie postutérine. 27. Il s’agit de ma traduction de « States of Mind », qui me semble plus juste que la notion d’état d’esprit. 28. Si le processus de penser peut laisser place à un exercice de symbolisation pour lequel s’élaborent d’autres relations contenant-contenu, en regard de la fonction Alpha (Bion), externes au sujet, il apparaît que cette même création est en proie à de multiples obstacles. Voir Simon Harel, Habiter le défaut des langues. L’analyste, l’analyse, l’écrivain : Wilfred R. Bion. 29. Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome XVII, p. 83-84.

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LES FILLES-MÉTÉORES, ERRANTES ET SACCAGÉES Météorite, bolide, étoile filante brûlent lors de leur entrée dans l’atmosphère. Cette métaphore nous conduit à repenser Artaud, qui n’aura de cesse d’être incendié, de brûler la culture pour la régénérer ou pour l’anéantir : C’est moi, Artaud, Antonin, / cinquante piges, / qui le fais, / de prendre la peau, et de la crever, / au lieu d’attendre son rétablissement physiologique par suppôt dans le sens du papa nouveau, / de même que quand le vertige a lieu, / je ne m’en réfère pas à dieu / de redresser les enfants du père, / mais premièrement / je laisse pisser le mérinos, en frappant à coups de pied les êtres, pour qu’ils s’éloignent de mon feu30.

Le corps est à vif ; la chair putrescible est un morceau de viande faisandé. Une coupe précise et ciselée permet d’espérer une viande de choix, de quoi se nourrir un peu. Tout cela est présent chez Artaud et plus encore. Les suppôts qui seront suppliques sont associés au père non biologique, né par jeu de sonorités poétiques tout autant que par l’urgence de créer et de procréer par le langage. Guy Dureau nous rappelle à ce sujet que « depuis qu’il a conscience d’une parole qui se dérobe et qui le renvoie à la déperdition de la pensée (Correspondance avec Jacques Rivière), Artaud s’attache à fertiliser le langage, à le rendre fécond en lui rendant ses virtualités créatrices, c’est-à-dire proprement poétiques31 ». On en revient à l’acte fondateur de l’œuvre : la fameuse correspondance avec le directeur de la RNF. De là, j’en suis persuadé, s’originent et les suppôts et les suppliques, et le papa nouveau et les six filles à venir, et tous les textes qui se libèrent et s’affranchissent des codes pour mieux (s’)enfanter. On le sait bien, le discours commun veut que l’enfantement se passe dans la douleur. Et c’est ce qu’exige cet œuvre unique : tenir bon, ne pas lâcher prise, ne pas cesser de ressentir la souffrance déclamée, la supplique du supplicié, le père trahi par ses filles, par ses médecins, par le monde. Mais puisqu’il faut cesser de penser, de quelle souffrance est-il question ? Artaud est bien le sujet du propos. Or voilà que la pensée se défile. Tenir bon, certes. Tenir bon, c’est quand même être en mesure de ne pas céder d’un centimètre sur l’exigence de lire Artaud. Je me contente de tenir bon, d’adopter une posture convenable. J’attends les ordres des filles de cœur. J’ai reçu un premier message : 30. Antonin Artaud, « État civil », dans Œuvres complètes, tome XIV, vol. 2, p. 32. 31. Guy Dureau, « De l’obsession Mythographique. Invention et réinvention de la fable chez Antonin Artaud », p. 76.

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J’ai vu le sac gonflé d’Yvonne, j’ai vu le sac gonflé de lie de l’âme boursouflée d’Yvonne, j’ai vu cet horrifique sac mou de l’âme sodomisée d’Yvonne, j’ai vu l’enflure du cœur crevé d’Yvonne, comme un grand sac de pus gonflé, j’ai vu le corps de cette Ophélie insultée traîner non sur la Voie Lactée, mais sur la voie de la saleté humaine, maudit, agoni, abominé, j’ai vu le corps de celle qui m’aimait, mis au rance des renvois de l’âme à coups de pieds et de soufflets, / j’ai vu enfin la gonfle abhorrée, l’enflure hideuse de ce cœur empesté pour avoir voulu m’apporter un métalloïde quand je n’avais plus de quoi manger, / je l’ai vu passer, ce sac brun comme le pus de la désespérance, j’ai vu passer le goitre mort de ma fille que la vie avait pris sur elle de repousser et d’infecter. / Je l’ai vue se repousser elle-même, aigre-morte d’avoir été insultée32.

Si je lis ces phrases, dois-je y voir une révélation sous-jacente ? Dois-je me transformer en interprète de ces mots ? Les accompagner dans leur destination prévisible ? Tenir bon ? Cesser de ressentir la souffrance ? À qui cette somme de mots est-elle envoyée ? Tenir bon le rang de destinataire qui ne faiblit pas, malgré tout ? L’univers composé dans ce paquet de mots est la description la plus littérale qui soit de la violence imposée à cette fille d’Artaud, Yvonne, dont le corps empuanti ressemble d’abord à un sac, à une poche. Dans les cahiers d’Artaud, que ce soit à Paris ou à Ivry, le corps se réduit souvent au statut de sac boursouflé : « J’ai vu cet horrifique sac mou de l’âme sodomisée d’Yvonne, j’ai vu l’enflure du cœur crevé d’Yvonne, comme un grand sac de pus gonflé, j’ai vu le corps de cette Ophélie insultée traîner non sur la Voie Lactée » … Le corps est violé dans ses orifices, dans cette enflure comateuse des tissus. Ici, il est question de torture, à n’en pas douter. Dans ma jeunesse, alors que j’étais à Paris dans l’écriture de mon doctorat, j’y voyais parfois une forme de caricature. Récemment, j’ai repensé à Ophélie, au retour du mythe dans la diction de la souillure et du corps souffrant : cette injection mythique et tragique me semble à présent m’avertir, me dire que je dois moi aussi me protéger de l’envoûtement. Il s’agit d’une chose fort commune, certes ; les mots des protagonistes deviennent ceux du lecteur, ce qui peut l’asphyxier, ainsi que je l’ai montré dans ma lecture de Thomas Bernhard, ou bien peuvent l’énerver avec la fréquentation assidue d’un auteur comme Naipaul. Pourtant, il est impossible de faire quoi que ce soit de bon dans le domaine de la littérature : sans la présence d’un dédicataire secret, il n’y a pas d’œuvre. Chez Artaud, ce dédicataire n’existe pas. Il reste Paule 32. Antonin Artaud, « Fragmentations », dans Œuvres complètes, vol. 1, p. 18. C’est moi qui souligne.

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Thévenin, qui représenta (je ne trouve pas d’autre mot pour décrire la nécessité de créer un dédicataire) une fille vivante, au contraire de la fille morte qui apparaît si souvent sous la plume d’Artaud. Si je lis ceci : « j’ai vu passer le goitre mort de ma fille que la vie avait pris sur elle de repousser et d’infecter », il en ressort un état du corps qui rejoint ce que la psychanalyse, avec Donald Meltzer, nomme « les états de la pensée ». Le sujet n’est plus déterminé par les phases du développement de la libido tout comme il peut être question, par exemple, de l’affirmation de l’existence d’une phase autistique. Il ressort de cette prise en compte du concept de champ de la vie psychique une transformation radicale. À propos de la notion de champ et du développement de la personnalité qui s’ensuit, je dois souligner un état de mouvance permanent et la propriété extensive des données relatives à l’éventail des sujets, internes ou externes, que nos sens peuvent connaître. L’universalité de ces premiers facteurs, à l’état de veille ou de sommeil, entraîne la possibilité d’un bombardement sensoriel qui possède, selon Meltzer, les traits d’une violence similaire à l’impact d’une torture infligée à la personnalité. À l’inverse, la privation de données externes inhérente à des états de solitude ou d’isolation extrêmes induit une tension contraire, soit la difficulté de maintenir la vitalité d’une expérience sous la privation des sens33. C’est en ayant cela en tête qu’on peut poursuivre la lecture artaudienne, appréhender la violence inouïe qu’entraîne la création des six filles, et qui se retourne contre Artaud lui-même, père et supplicié. Car ce sont des corps de femmes qui n’en finissent plus de mourir, des femmes violées, des putes, des corps soumis aux plus terribles abjections. Les filles d’Artaud ne parlent pas en leur nom propre. Le père est le messager ou le rapporteur de toute une chronologie fantastique ayant pour but de retracer ses filles, de se (re)constituer en quelque sorte une famille. « J’ai vu le corps de ma fille Anie mis en cendre et son sexe dilapidé et partagé quand elle fut morte, par la police des Français34 », écrit-il après avoir évoqué celui d’Yvonne, et avant de s’étendre sur les résultats de la syphilis sur le corps de Caterine, ses rotules enflées, l’éclatement de son cerveau… L’exécution des filles, leur annihilation, est une réalité de tous les instants. Tout se passe comme si la torture représentait un des aboutissements de la cruauté du poète. 33. Voir Donald Meltzer, « Field or Phase. A Debate on Psycho-Analytical Modes of Thought », p. 13-20. 34. Antonin Artaud, « Fragmentations », dans Œuvres complètes, tome XIV, vol. 1, p. 19.

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La cruauté s’exerce bien aux mains de protagonistes, mais les acteurs invoqués sont des êtres sans consistance. Ils n’ont pas d’ampleur psychologique et ne correspondent pas à une intrigue développée. Ces personnages dotés d’une cruauté impersonnelle surgissent de nulle part : Anie Besnard fut en partie responsable de mon internement. Je l’aimais beaucoup, mais non comme un amant, mettons, si vous voulez, comme un père, et elle m’a lâché sur un point capital au moment de mon retour d’Irlande. C’est-à-dire qu’elle aurait pu témoigner avec preuves que je n’étais ni fou ni psychopathe, elle ne l’a pas fait m’a laissé interner. Je ne l’ai pas revue depuis 1942. Mais il est revenu qu’elle avait eu un remords, avait pris le train à la Gare d’Orléans le 14 octobre 1944 pour Rodez, où elle n’est jamais arrivée. Et on dit qu’elle aurait été enlevée, assassinée et remplacée par un sosie35.

L’impression d’irréalité est manifeste. Elle peut sembler correspondre au délire, si ce n’est que le délire n’est jamais qu’une autre façon de parler. Dans ces textes d’Artaud, la réalité peut être annihilée à tout moment. Il suffit d’un décret narratif, un ordre qu’il s’impose et impose à ses filles pour que la réalité dite circonstancielle des allées et venues de ces dernières soit modifiée de fond en comble. Ainsi, la décision de parler de délire est une approximation, comme si le langage perdait d’un seul coup toute cohérence. Je pourrais convoquer ici les interprétations psychanalytiques habituelles en ayant recours à la sempiternelle figure de la loi du Nom-du-Père et de la forclusion symbolique. Pour compléter ce tableau, j’associerais le délire d’Artaud à une tentative partiellement vouée à l’échec de fonder un ordre du monde dont la cohérence s’apparenterait à la conquête du nom propre. Dans cette stratégie narrative, l’aliéné doit en effet reconquérir une identité validée par le fait d’intégrer une filiation, de quitter le statut de fils errant et d’appartenir à une famille en quelque sorte normalisée. Mais je récuse aujourd’hui la narration téléologique, cette façon de présupposer un destin dont Artaud serait l’acteur plus ou moins volontaire. « Guéri » malgré lui, soumis aux électrochocs et à des années d’enfermement, sujet sans qualités et sous tutelle, Artaud ne fut que rarement libre de ses actes au cours des dernières années de sa vie. Le séjour à Paris dans la clinique du docteur Delmas n’était en somme que le transfert de l’asile de Rodez à la clinique d’Ivry.

35. Antonin Artaud, lettre à Marthe Robert, de Rodez, dans ibid., p. 89. C’est l’auteur qui souligne.

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DU CONTE AU ROMAN D’ANIE Il ne restait à Artaud que l’écriture, et au cœur de son processus de création des fulgurances. C’est là qu’interviennent les filles-météores, qui s’agrègent, se désagrègent, planètes mortes et vivantes, parties d’Artaud qui sont en lui, portées par lui, parlées par lui, afin de délivrer des messages secrets dont le seul but est d’ouvrir l’esprit à d’autres possibilités. Lorsque tout s’effondra pour Artaud au retour d’Irlande, les internements successifs le conduisirent à Rodez, lieu où les filles symboliques devinrent ses suppôts, ses remparts, aussi nécessaires pour lui que de se sentir affilié à une lignée de poètes maudits – de Villon à Rimbaud en passant par Baudelaire. Ces années dont je parle furent des années de privation de soins, de nourriture, et aussi dans une certaine mesure d’exercice de l’écriture. D’après les témoignages recueillis, il semble que l’écriture d’Artaud fut qualifiée de graphorrhée. Il n’existe à la fin de sa vie que dans cette lutte acharnée contre la réalisation de complots dont le seul objectif est de le faire taire : là, les six filles ont eu leur rôle à jouer en tant qu’amazones, filles guerrières au corps mutilé, de même que leur part de responsabilité dans ses malheurs – c’est toute l’ambiguïté, chez Artaud le mômo, la victime étant aussi bourreau, le supplicié pouvant infliger un supplice… Mélanie Besnard, dite Anie, rencontrée boulevard Montparnasse à Paris vers 1934, est l’une d’entre elles : entrée en fiction artaudienne comme on entre (malgré soi) en religion, « Ani rouge36 » est tour à tour bourreau et victime. Dans Suppôts et suppliciations, Anie appartient au groupe des six filles. Artaud est en train de lever une armée. Il a besoin de ressources monétaires, d’armuriers, d’un service d’espionnage et de contreespionnage… Le monde est contre lui, il doit se défendre. Pour affronter les complotistes, son armée est constituée des filles du cœur dont il s’entoure à la manière d’une garde rapprochée. J’ai parlé d’amazones un peu avant ; on pourrait ici reprendre l’image issue de la fiction d’Homère. Elle convient décidément bien à ce groupe de femmes-guerrières. Il faut voir dans cette dynamique qui s’instaure un corps à corps qui laisse paraître le surgissement d’un excès dont l’affect est la clef. Anie est l’une d’entre elles, et son destin fictionnel est des plus singuliers. Son prénom, d’abord, entrant dans la fiction, devient un instrument poétique, ainsi que le rappelle Évelyne Grossman : « Les mots riment ainsi

36. Évelyne Grossman, Artaud, « l’aliéné authentique », p. 25.

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de loin en loin, d’un texte à l’autre : Ani, utérus, rouge, utérin, destin, lumestin (lustre, lumière, lutrin…) … écrivain. » Si cela est possible, c’est grâce au travail de fossoyeur qu’accomplit le poète Artaud : « Anie est une abréviation de Neneka [le nom de sa grand-mère, mythiquement grecque], qui veut dire besoin de Kah, le souffle anal, fœtal utérin » et « Ani, en grec aniksa, cette vieille ananké de l’âme… (destin, en grec)37 ». Comment ne pas penser à Héliogabale ou L’anarchiste couronné, ce texte de 1933, en grande partie construit sur les jeux et les enjeux onomastiques ? Rappelons-nous que le mot « prend forme et donne la forme38 », qu’il essaime, qu’il féconde, redisons encore combien les noms reviennent toujours dans l’escarcelle familiale à un moment donné, et aussi qu’ils doivent sortir du corps – non de la tête, mais selon Artaud, des poumons – là où les noms se logent : « Les noms, ça ne se dit pas du haut de la tête, ça se forme dans les poumons et ça remonte dans la tête39. » Pour parler d’Anie, Artaud balbutie, hésite, tranche comme un couteau quelques scènes terribles, se reprend et réécrit sans cesse son histoire. Il martèle, sûrement. Car Artaud, on le sait peu, et Paule Thévenin nous l’explique, scande et frappe tout en proclamant ses textes : à l’aide d’un marteau, d’un couteau, il rythme son propos avec parfois une violence extrême40. Or, ici, de poète tourné vers l’oralité, il devient apprenti romancier qui cherche à construire phrases et paragraphes. Le roman d’Anie s’ouvre ainsi dans « Fragmentations » : Anie, comme les autres, est cette amazone tombée au combat. Et à ce titre, son nom s’affirme à mesure que celui d’Artaud s’efface au profit d’avatars. Elle sert de socle, de support. Son corps a été brûlé et partagé par la police des Français, assure Artaud. Toutefois, la forme choisie des « Fragmentations », comme l’indique son nom, est brève et incisive, elle ne laisse pas de place à l’épanchement, au développement. Ce sera dans l’espace épistolaire de la deuxième partie que le roman se fabrique. Ou tout du moins une matière romanesque.

37. Loc. cit. 38. Antonin Artaud, « III. L’anarchie », dans Héliogabale ou L’anarchiste couronné, p. 77. 39. Loc. cit. 40. Voir Paule Thévenin, « Antonin Artaud dans la vie », p. 30 : « […] je l’ai bien souvent vu se livrer à des exercices de souffle, de rythmes scandés, ponctués d’ahans, en même temps qu’il frappait sur un billot de bois à l’aide de son couteau ou d’un marteau. »

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Pour Artaud, la distinction entre le dit et le dire, le faire et la création, la réalité et le réel, est ténue. Ainsi lit-on cet extrait d’une lettre adressée à Colette Thomas, dans laquelle il explique son inquiétude en post-scriptum : J’ai souvent écrit à mon amie Anie Besnard chez qui j’habitais, 21 rue Daguerre, en juillet 1937, mais je suis sans nouvelles d’elle. Elle a habité 45 quai Bourbon, mais on m’a dit qu’une autre jeune femme avait occupé son appartement après son départ en octobre 1944 et que cette autre jeune femme s’était ensuite mariée. Des personnes m’ont dit que cette Anie Besnard avait été aussi assassinée. Je voudrais penser que non41.

Cette amie apparaît donc clairement en tant que victime et suppliciée, et cette notion, on le voit, se dédouble puisque ce ne sont pas moins de deux Anie qui ont été trucidées. La trame du récit est simple, à défaut d’être claire. L’idée du double, chère à l’auteur, revient souvent. À d’autres moments, Artaud la rend plus complexe, malaxée à partir d’étranges incarnations, d’envoûtements et de possessions. Celles de l’âme et du corps. Compte surtout l’idée du crime, reliée au corps et à l’âme. Les filles d’Artaud ont en effet pour point commun d’avoir vécu une expérience de violence corporelle, voire sexuelle, d’avoir été, le cas échéant, sous l’influence d’un personnage qui a exercé sur elles les pires exactions, en profitant de leur passivité. Dans une lettre de la période de l’internement à Rodez, Artaud écrit : […] quant à Anie Besnard, c’est plus compliqué, j’ai appris qu’elle avait quitté Paris pour me rejoindre, le 14 octobre 1944, avec tout le nécessaire pour moi, j’ai su et vu qu’elle était en chemin tombée dans un guet-apens, qu’elle y avait été assassinée et son cadavre mis en poussière et jeté aux vents et que pour dissimuler cette disparition et cet assassinat la police qui est celle des initiés avait fait mettre à sa place un sosie à qui les initiés avaient donné la mémoire de la vie d’Anie Besnard, ce qui explique qu’Anie Besnard me sachant dans le plus extrême besoin et ayant reçu de l’argent de moi avant mon départ pour l’Irlande ne se soit même pas donné la peine de m’envoyer un mot depuis la visite que vous lui avez faite car je me serais rendu compte que l’écriture n’était pas celle de mon amie Anie42.

41. Antonin Artaud, lettre à Colette Thomas, de Rodez, datée du 15 mars 1946, dans Œuvres complètes, tome XIV, vol. 1, p. 85. 42. Antonin Artaud, lettre à Jean Dubuffet, de Rodez, datée du 29 novembre 1945, dans ibid., p. 58.

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Avec Artaud, de toute façon, tout commence et se termine par un meurtre. Je sais que ce propos en indisposera quelques-uns, surtout que je ne cesse de réclamer de la part de mes lecteurs (réels ou imaginaires, en fait toujours réels et imaginaires dans la perception que je m’en fais) un assentiment passif ou affirmatif. Mais je le maintiens. Il est question d’un meurtre, d’un homicide perpétré à la naissance. C’est ainsi, chez Artaud. Le pèse-nerfs répond à cet objectif, je l’ai dit, je le répète ici, j’enfonce le clou. De sorte que, inévitablement, les proches, la famille fantasmée, sont alors inclus dans ce processus meurtrier, y compris, donc, la petite Anie de « Fragmentations ». Se dessine rapidement, au fil des pages, non la trame d’un conte noir aux accents gothiques, mais celle d’un roman à sensations dont nous trouvons un des développements les plus aboutis en termes narratifs : « Mais j’ai donné en juillet ou août 1937 un chèque de dix millions à mon amie Anie Besnard qui n’était d’ailleurs même pas ma maîtresse pour l’aider à vivre quand elle était sans moyens d’existence et avait fait à un moment donné quelque chose comme le trottoir pour arriver à gagner sa vie43. » On croirait lire un début de scénario pour un film noir ! En soi, il y a déjà plusieurs scènes qui pourraient être tirées de cette seule phrase. La suite est de la même eau, c’est-à-dire fantasque, et avec plusieurs points de vue : Anie Besnard m’a fait en tout 4 visites depuis mon internement et depuis 1940 j’ai reçu juste une petite lettre d’elle en 1943. Elle s’est dérangée à contrecœur en 1944 pour m’apporter quelques moyens d’existence et s’est embarquée à la Gare d’Orléans, a été assassinée et remplacée par un sosie, d’autres disent qu’elle n’est pas réellement partie, mais comment part-on réellement ou non. Je crois, moi, qu’elle est partie, mais que quelque chose d’elle qui ne m’avait pas encore compris est resté en l’air, et c’est à moi à le retrouver et à le faire venir jusqu’à moi. Quant à l’Anie Besnard qui a reçu 10 millions et m’a laissé crever de misère et d’oubli sans réconfort ni soulagement, ce n’est en effet qu’un sosie et ce sosie est une autre personne avec un autre état civil et qui a pris la place de la vraie, laquelle était née dans le Grand Duché de Luxembourg44.

Après avoir expliqué qu’elle avait été remplacée par un sosie, Artaud se reprend dans une lettre adressée cette fois à Marthe Robert : « Tout ceci est très rocambolesque, mais guère plus que l’assassinat de Denoël, 43. Antonin Artaud, lettre à madame Jean Dubuffet, de Rodez, datée du 29 novembre 1945, dans ibid., p. 64. 44. Loc. cit.

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la mort de Robert Desnos, etc. Et tout cela parce que, dit-on, on la soupçonnait de vouloir me rapporter un jour la canne, la fameuse canne que j’ai laissée à Dublin en septembre 193745. » Ainsi, la pensée d’Artaud nous renvoie au rappel du crime en train de se faire ou déjà commis. Une pensée de la loi est présente dans ces textes. Certes, la loi n’est pas immanente. Elle relève d’instances suprasensibles. La justice ne s’exercera pas sur cette terre. Les hommes sont avant tout des adeptes du complot, de la dissimulation et de la duplicité dans les domaines de la vie politique et financière. Ce pourquoi la thèse du sosie est primordiale pour le récit du complot : tout s’explique par l’escamotage des personnes, qui se font assassiner avant d’être remplacées par des sosies. Ceux-ci sont magnétisés afin d’être persuadés de leur identité d’emprunt. D’ailleurs, Artaud rappelle à Marthe Robert que ce genre de tour est ancien, qu’on le trouve chez les Romains et les Étrusques46. Grâce à cette manipulation expliquée, argumentée, répétée à quiconque veut l’entendre, le sosie se retrouve au cœur du récit sur les six filles d’Artaud. Le roman s’étoffe, avec ses péripéties, son empreinte mystique, trahisons et morts, bref, un vrai roman d’espionnage. Je retiens ici le fait que, bien sûr, parler du « roman d’Anie » nous oblige à parler de roman familial, tel que l’a développé Marthe Robert, sans savoir encore s’il appartient à la même catégorie.

LE ROMAN D’ANIE EST-IL UN ROMAN FAMILIAL ? Le roman d’Anie prend forme. L’amie est devenue personnage à part entière, bout d’âme et, parfois, celle qui a été assassinée puis ressuscitée revit jusqu’à devenir Artaud lui-même : Où Antonin Artaud raconte ses déboires sur lesquels moi, Anie Besnard, j’ai les plus pénibles souvenirs personnels, / [on a] raconté pendant 3 ans qu’il était mort alors qu’il était systématiquement empoisonné dans les asiles du Havre, de Rouen et de Sainte-Anne. / En 1940 je pus le voir, / à Rodez ce ne furent pas les poisons mais l’électrochoc. / Antonin Artaud m’a raconté être mort sous un électrochoc, / s’être détaché de son corps et n’y être rentré que 2 heures après47. 45. Antonin Artaud, lettre à Marthe Robert, de Rodez, sans date, dans ibid., p. 89. 46. Antonin Artaud, lettre à Marthe Robert, d’Espalion, datée du 7 avril 1946, dans ibid., p. 111. 47. Antonin Artaud, « Lettres de Rodez », dans Œuvres complètes, tome XIV, vol. 1, p. 126.

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À partir de ce moment-là, Anie intègre-t-elle le roman familial pour quitter l’univers romanesque ? La question est légitime. Quand on lit « Où Antonin Artaud raconte ses déboires et sur lesquels moi, Anie Besnard, j’ai les plus pénibles souvenirs personnels », on est en mesure de le croire, d’autant que la voie ou encore le lieu (le « Où ») se superpose à la voix d’Artaud/Anie. Une fois de plus, Artaud brouille les pistes. Les voix se mêlent, le « je » glisse et se transforme, Artaud le mômo est possédé par Anie Besnard. La pensée magique est à l’œuvre… Bien qu’éphémère, cette possession nous conduit encore à cette incroyable faculté d’Artaud à tisser des histoires de fou qui le libèrent, mais dont il ne peut s’échapper au fond. Qu’il écrive de Rodez ou de Paris, il semble toujours enfermé dans ce qui paraît à première vue son « roman familial » qui le dépasse, l’outrepasse. Revenons quelques instants sur ce qu’est le roman familial, tel que pensé par Freud puis repris par Marthe Robert avec le roman des origines. Il s’agit avant tout d’une construction historique de l’origine phylogénétique du sujet. En d’autres termes, il réinvente le passé. Nous sommes dans la réécriture de ce qui a été fixé par ailleurs. Les prémices du roman familial, nous en avons pris conscience dès le premier chapitre en parlant du rapport conflictuel avec le père. Cela a fait bifurquer Artaud vers d’autres voies/voix. Or, celles-ci furent celles d’un enfermement, et c’est tout le problème. Par la création du « roman d’Anie », ou tout du moins de sa tentative – qu’elle soit inconsciente ou pas, qu’importe –, Artaud outrepasse sa destinée, celle-là même qui le figeait dans son roman familial. Le romanesque, c’est une forme de liberté qui permet de ne pas être capté par les histoires folles qui le possèdent. On est, pour tout dire, dans une opération de liquidation. L’empreinte romanesque est en effet une forme de liberté de création, là où le roman familial n’était qu’enfermement. Lorsque le personnage Anie redevient un dédicataire, il ne fait aucun doute qu’il devient symptôme. Et c’est à un symptôme que le « fou » écrit, faisant revenir une fois de plus la question de l’enfermement et de la liberté par l’écriture. C’est en effet une lettre adressée à sa « Chère petite Anie » qui clôt la deuxième partie « Lettres » de Suppôts et suppliciations. Dans cette lettre pleine de tendresse – il convient de le dire, de réelle tendresse, de douce affection qui s’inscrit dans la durée (plus de douze ans se sont écoulés entre la première rencontre et cette lettre, datée de 1947) –, Artaud demande à sa chère petite Anie – ou plutôt il la supplie – de revenir au tragique épisode du 14 octobre 1937. Il est presque sûr

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qu’elle a été envoûtée, que la magie noire a opéré et qu’elle a bien été enlevée, puis tuée. « Interrogez, je vous en prie, vos souvenirs pour voir si vous ne découvririez pas un trou dans votre mémoire, trou que vous pourriez meubler alors du souvenir de tous les affres que vous avez eues dans “l’astral” à endurer de la part des démons48. » Voilà ce qu’il écrit, ce qu’il pense. D’autres démons l’auraient depuis ressuscitée. Il essaie de faire coïncider le personnage et l’amie réelle, et c’est en écrivant à cette dernière qu’il fait d’elle le symptôme de sa folie. Mais une fois cela dit, qu’est-ce que signifie écrire à son symptôme ? La différence avec la correspondance avec Rivière est frappante. Rivière n’intègre aucune fiction. Dans le cas d’Anie, c’est au contraire patent ; de même pour les échanges épistolaires avec Breton. Et d’autres encore. Mais revenons à Anie : lui écrire participe de tentatives répétées de narration, de séquences qui, mises bout à bout, pourraient bien constituer une trame romanesque. Que la logique avorte, ce n’est pas grave : le roman moderne peut bien s’accommoder d’irréalité. Artaud a d’ailleurs flirté avec le surréalisme. Artaud le mômo aurait donc bien pu écrire le roman d’Anie. Mais, dans le recueil tel qu’il nous parvient, tout reste à l’état de la tentative, puisqu’en définitive le dernier texte des « Lettres », là où la figure de la fille de son âme devient centrale, se termine non sur des propos la concernant, mais par une lettre qui lui est adressée. Je ne peux alors que revenir à cette fulgurance d’Élizabeth Roudinesco : Ce ne sont ni les soins, ni les électrochocs, ni les imprécations de Ferdière qui permettent à Artaud de « guérir » et de retrouver son écriture, c’est tout simplement la pratique de la correspondance, seule manière pour le poète de parler sa folie en faisant vivre en mots des personnes absentes49.

Anie le symptôme rejoint la cohorte de « relais-sémaphores » qui permettent à l’expression de la douleur de s’extérioriser jusqu’à l’épuisement du délire. Ces figures peuvent être Breton, Desnos ou encore Paulhan, c’est-à-dire des exégètes du phénomène littéraire. Anie, elle, ne commente rien. Elle est la source du commentaire, son sujet, celle dont on parle, mais qui reçoit aussi la parole. Et c’est bien de parole qu’il s’agit, car la littérature en tant qu’écriture est pour Artaud fossilisée. Tout ce qui appartient au langage articulé, grammatical, normalisé est au mieux source de suspicion, au pire source d’un rejet sans appel. L’ossification de la parole, voilà le danger : les complots, les ennemis s’y logent. Ce pourquoi le roman, dans

48. Antonin Artaud, lettre à Anie Besnard, datée du 6 février 1947, dans ibid., p. 161. 49. Élizabeth Roudinesco, La psychanalyse, mère et chienne, p. 59.

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son aboutissement, ne peut pas vraiment advenir. L’œuvre se libère totalement en s’accrochant à la parole par la lettre, qui permet l’épanchement et le soulagement, et par l’invention, la création d’une autre langue.

DE LA DÉDICACE AU DON D’ORGANE Au risque de me prêter à une affirmation générale, je suggère que la protoécriture d’Antonin Artaud, qui correspond à la rédaction de L’ombilic des limbes, de la Correspondance avec Jacques Rivière, des textes et pamphlets surréalistes, fait intervenir une confiance démesurée, une ère du crédit dont la figure idéalisée est le dédicataire. Anie, de personne devenue personnage, va, à la fin des « Lettres », réintégrer la place de la figure idéalisée qui impulse l’œuvre-vie – il s’agit de la lettre du 6 février 1947, adressée à sa « Chère petite Anie50 ». Entre-temps, la parole qu’elle permet de déployer aura fourni la trame d’un roman libératoire – sans être pour autant un roman familial à la Marthe Robert, où le narrateur se réinvente toute sa vie. L’œuvre artaudien nous oblige à composer avec une imposture originaire, ce porte-à-faux que représente la naissance, cette incarnation que le corps animé déploie avec une obscénité sans pareil, présence attentive de la mère en tant qu’expression d’une possession exacerbée. À cette quête inquiète, il faut ajouter la représentation douloureuse d’un corps absent, ainsi que Michel de Certeau l’entrevoit dans La fable mystique. De Certeau, comme Artaud, me suit depuis longtemps. Déjà, lors de mes années parisiennes, il était présent pour m’aider à mieux lire un auteur parfois si déroutant. Sa fable mystique m’a ouvert bien des portes. Il faut aussi en revenir à la figure du « corps sans organes » de Deleuze et Guattari, comme si l’œuvre d’Artaud accomplissait, avec une violence inouïe, une vivisection qui consiste à castrer l’être, à le déraciner, à l’amputer de sa force vive (pulsionnelle et sexuelle) au profit d’un remodelage interne et externe. À lire Suppôts et suppliciations, il apparaît clairement que ce remodelage est mystique plutôt que cosmétique. De manière brutale, il transfigure le sujet, lui donne une autre forme. Dans cette fureur souffrante, le supplice et la supplique sont là, et le corps (re)naît au prix d’une rupture décisive. Il s’agit en effet de s’incarner, voire de se 50. Antonin Artaud, « Lettre du 6 février 1947 », dans Œuvres complètes, tome XIV, vol. 1, p. 160.

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transfigurer au risque d’une mutation fondatrice d’un genre nouveau, une espèce humaine qui préfigure les rêveries biofictionnelles de notre monde actuel. Dans un tel contexte, Antonin Artaud souhaite l’accomplissement d’une rupture intégrale puisque le sujet, ainsi libéré, ne serait plus en porte-à-faux. Lisons-le depuis Rodez, où il est soigné : Je suis en train d’essayer de faire un petit monde avec 5 [sic] filles, celle qui distingue mon corps, celle qui pressent mon cœur, celle qui distingue ma conscience, celle qui reconnaît mon âme, celle qui ressent ma volonté, celle qui dit : Elle est revenue, et qui sourit d’amour. Mon cerveau a arrêté la jouissance en rêve mais on m’en a fait accepter dans la vie51.

Ainsi la pensée magique fait-elle advenir les choses, les êtres et leur rôle à tenir. Comme l’affirme Élisabeth Poulet, l’énoncé « n’est pas réel, il est magique, c’est son énonciation qui le fait être52 ». D’ailleurs, les propos qui lient une fille et l’être Artaud prennent la forme d’une litanie qui tient de la récitation, de la formule, de l’invocation. Et comme Artaud le rappelle très justement au docteur Ferdière qui le soigne alors à Rodez, « [m]e traiter de délirant c’est nier la valeur poétique de la souffrance qui depuis l’âge de quinze ans bout en moi devant les merveilles du monde et de l’esprit que l’être de la vie réelle ne peut jamais réaliser, et c’est de cette souffrance admirable de l’être que j’ai tiré mes poèmes et mes chants53 ». La souffrance a fait l’œuvre, comme elle a fait Artaud, en définitive, et plus que jamais on peut parler d’œuvre-vie dans ce cas si singulier. On en revient à la création seule capable d’engendrer, à la pensée magique qui est en partie une pensée magnétique. On se souvient de l’importance des champs magnétiques dès les premiers textes d’Artaud, on se souviendra bien entendu des Champs magnétiques de Breton et de Soupault dans la veine surréaliste. On pourra avoir aussi en tête deux éléments qui s’entrecroisent : l’animation des nerfs par les pulsions électriques (ensuite

51 Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome XVII, p. 97-98. 52. Elisabeth Poulet, « Les filles de cœur d’Antonin Artaud ». 53. Antonin Artaud, Nouveaux écrits de Rodez. Lettres au docteur Ferdière 1943-1946 et autres textes inédits suivi de Six lettres à Marie Dubuc 1935-1937, p. 96.

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fictionnalisée par Mary Shelley), et la « guérison » souhaitée par ceux qui, à répétition, administrèrent des électrochocs à Artaud le fou. À la sortie de Rodez, en 1946, Artaud écrit à ce sujet à Paule Thévenin, sa confidente, son amie et sa collaboratrice, que le monde et les êtres viennent de lui : « Je sais que le monde et les êtres viennent de moi, en moi, dans les cavités de mon corps / qu’ils se puisent / et qu’après être nés / ils viennent ensuite / bouffer comme si j’étais une machine à semence / pour l’éternité. – / Car toute ma différence avec n’importe quel autre homme, c’est que mon corps est la source électrique de tout ce qui est54. » Si ce corps est une source électrique, on songe de plus à cette magie transformant les corps morts en corps vivants, à la manière du docteur Frankenstein qui, du coup, subordonne la science à la pensée magique. Il n’en va pas autrement chez Artaud. Cette pensée magique va plus loin encore, dès que les filles – cette fois nommées, identifiées, personnalisées – prennent une place précise dans le corps artaudien : Cécile est devant à gauche : cœur, et Neneka derrière à droite : lombes, Anie au milieu : plexus, Catherine en bas : œsophage, colonne, Yvonne : tibia, cœur, droite à gauche, Sonia : tibia, gauche droite, sa sœur : creux sous tibia (cœur, testicules, père-mère sous tibia, suspens du cœur encastré sous tibia)55.

Cet extrait recompose donc le « corps sans organes » d’Artaud en le remplissant par métonymie de « filles » qui sont des « âmes », des fluides qui prennent place dans le corps d’Artaud. Anie est là, comme d’autres, y compris sa sœur Germaine, morte très tôt, à quelques mois, et qui se met à hanter son œuvre. Germaine devient la septième, ce qui revient à écrire une histoire nouvelle : les six filles, plus la sœur. Ce sont elles, ensemble, qui font fonctionner Artaud, le corps d’Artaud. Quant au cerveau, il pense et recompose son corps à l’envi. Comment ne pas faire valoir ici que cette mutation du genre humain souscrit à un déni de taille ? L’autoprésentation de soi, ce décret narcissique qui correspond à la mise en valeur de l’illimitation du sujet, fait main basse sur l’éphémérité de la vie humaine au nom d’une immortalité « machinique », rejette la naissance et le naissant56.

54. Antonin Artaud, lettre à Paule Thévenin, le 10 mars 1947, d’Ivry, dans Œuvres, p. 1597. C’est l’auteur qui souligne. 55. Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome XVII, p. 258. 56. C’est-à-dire la mère et l’enfant.

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Ce monde, donc, il faut le (re)faire à l’instant du « corps sans organes » qu’Antonin Artaud revendique dans Suppôts et suppliciations. On retrouve de tels passages par centaines dans les Cahiers de Rodez, puis après, dans les Cahiers du retour à Paris. Artaud est l’officiant d’un rite obscur de démembrement et de reconstruction des corps. Émule de Mary Shelley, il forge de nouveaux êtres qui pourront en temps opportun prendre la relève du genre humain défaillant. Mais il y a toujours un risque : la reconstruction du genre humain, n’est-ce pas une entreprise qui attire partisans de l’eugénisme (et responsables de la stérilisation de dizaines de milliers de femmes autochtones) ? N’est-ce pas elle qui conduit à tous les délires de pureté et d’extraction des « bons gènes » ?

CHAPITRE 6

L’écriture autophage (Pour en finir avec le jugement de dieu)

C

hez Artaud, le corps se défait de manière symptomatique et poétique. Texte après texte, lettre après lettre, l’auteur fantasme un brassage organique à partir des avatars et, en premier plan, des « filles de son âme ». Ce brassage, étape d’un processus complexe dont l’aboutissement est le corps sans organes, mène à l’autophagie. Si on me demande ce que j’entends d’emblée par le concept d’autophagie, je dirais d’abord qu’il fait écho à la littérature et à la mythologie ainsi qu’aux manières de table. Celles-ci imposent une codification très stricte sur l’ingestion des mets, en plus des règles de préparation et de disposition sur une table. Quant à leur consommation, elle insiste sur la distinction entre le sujet et l’objet, et c’est bien entendu ce qui m’intéresse : dans l’œuvre artaudien, l’ingestion suivie de la digestion sont soumises à des règles propres, qui mettent à mal la ritualisation assurant que le mangeur ne sera pas mangé… À partir de là, l’entredévoration s’imagine en tant que fantasmes primordiaux et rêves carnassiers. S’agit-il pour autant uniquement de parler de métaphore et de mise en abyme, en s’appuyant sur des contes populaires ? On a tous en tête l’histoire du petit chaperon rouge, et des grandes figures d’ogre qui ont hanté notre enfance. Notre imaginaire culturel foisonne d’images de dévoration, à grand renfort d’ours, de loups aux dents longues, de sorcières préparant des ragoûts d’enfants et de croquemitaines cachés sous le lit. Or, il est vrai que toute sa vie, Artaud a sans cesse faim de lecture, d’écriture, de destinataire – et aussi au sens littéral. Il est cet homme, parmi tant d’autres à l’asile, quémandant un bout de chocolat, une sucrerie, un paquet de victuailles non pas pour améliorer le quotidien, mais seulement pour ne pas mourir de faim. Les photographies de l’époque sont assez éloquentes ; on y voit son visage maigre à faire peur, ses joues creuses.

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Laissons nos contes d’enfant pour trouver quelques réponses dans des récits où le sujet est en proie aux plus grandes douleurs, à la souffrance la plus terrible. En cela, la figure du zombie, que j’ai explorée dans mes travaux1, fonctionne mieux que celle du croquemitaine. Certes, pas si on s’en réfère à la version classique du mort-vivant dénué de conscience. En revanche, les versions plus modernes du zombie au tournant du 21e siècle permettent quelques parallèles : les stratégies renouvelées d’attaque et de défense ; la critique acerbe de la société de consommation ; les dérives paranoïaques. Alors oui, il y a un peu du conte de mort-vivant chez Artaud ; tandis que le drame du mort-vivant est d’être décérébré, le poète grouille de pensées. Le risque même de son implosion tient dans ces pensées foisonnantes que seules l’écriture et la parole peuvent un temps soulager. L’autodévoration, exprimée de façon furieuse, devient alors une image du corps malmené dans l’écriture de la survie. Car le poète ne cesse de se dévorer comme sujet de son écriture, s’agissant de faire disparaître sa propre peau et ses organes. Dans son œuvre-vie, il met en scène une série d’images de suppression, d’arasement et de castration, en autant de stratégies pour se retourner contre lui-même2. Il dévore, il rogne et crie de tout son corps – enfin, ce qu’il en reste. Il ronge ses os. Rien n’est plus saisissant que son flot de paroles blasphématoires dans Pour en finir avec le jugement de dieu, sa pièce radiophonique de 1947 demeurée célèbre3. Artaud y explore le langage en son dedans de manière saisissante, et réclame la suppression d’un corps génitalisé. Cet acte décisif, l’ultime épreuve de la cruauté en somme, lui permettrait d’en arriver à la mise en scène d’un homme-tronc, seul capable à ses yeux de refonder, sans l’adjonction de la procréation, une humanité réduite à sa plus simple expression.

1. 2.

Voir Simon Harel, « Le zombie est-il prude ? L’ascétisme des morts-vivants ». Si notre propos est centré sur la littérature, il ne faut pas négliger le fait qu’Artaud s’inflige des violences physiques contre son corps, et plus particulièrement contre ses parties génitales. 3. Cette pièce − une commande de la RDF (Radio diffusion française) − est enregistrée en novembre 1947. Pour entendre Pour en finir avec le jugement de dieu, écouter l’émission de France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/lanuit-revee-de/pour-en-finir-avec-le-jugement-de-dieu.

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MANGER QUI ET COMMENT ? On mange ce qu’on n’a pas, on est ce que l’on mange : à l’ère du tout consommable, l’autophagie est-elle une activité de consommation ? Pas à en croire Jean Pouillon, qui mentionne dans un numéro de la Nouvelle revue de psychanalyse que le cannibalisme, en soi, ne doit pas être considéré comme une activité de consommation4. Le transfert de significations, du mangeur au mangé, tient lieu de représentation rhétorique dans la mesure où l’autre mangé prend l’aspect d’un objet partiel. Cette expression, nous l’entendons dans la foulée des travaux de Lacan : ce fameux objet qui représente l’éclipse du désir, l’impossibilité de combler le désir sous la forme d’un besoin, puis l’énigme que représente ce désir, dans la mesure où nulle satisfaction ne parviendra à l’éteindre. Le cannibalisme, dans la mesure où il intervient de façon élective sur ce que je nomme le consommable, c’est-à-dire la représentation synecdochique du corps humain entrevu comme un objet partiel, met en jeu l’intériorité et l’extériorité du corps humain, la façon dont ce dernier peut faire l’objet d’aménagements, de modifications, d’interventions in situ. Le cannibalisme étant une activité élective, il en va de même pour l’autodévoration. C’est le soi comme objet à intégrer, sous une forme orale, à la cohorte des représentations de ce qui est digeste. C’est la viande, dont parle Artaud dans sa pièce radiophonique, insistant sur ce désir de viande qui hanterait l’homme – l’homme qui est homme, affirme-t-il, parce qu’il est OS. Dans Pour en finir avec le jugement de dieu, Artaud ne se gêne pas pour faire appel à la boucherie insensée de l’homme : l’homme est un cochon, l’homme se goinfre, l’homme se goinfre comme il baise, il se soucie peu, en fait, d’être un géniteur, l’homme enfle, l’homme mange, il se mangerait qu’il ne s’en rendrait même pas compte. C’est là, sans doute aussi, ce qui, chez Artaud, fait OS – la majuscule est de son fait, afin d’en assurer l’importance. Il s’agit d’un point de butée, car l’OS, s’il n’est plus uniquement le prétexte d’un rite funéraire – enterrement, crémation –, est aussi une manière de penser, par en dedans, un monde à venir/advenu qui n’aurait plus rien en commun avec l’incarnation. L’âme est fissible. Le corps est le siège d’une incarnation répétée qui est à chaque fois plus violente. Il est possible de voler le corps et le nom d’autrui. Il est possible d’être soi et de ne pas l’être : « Nanaqui Artaud a voulu en moi se servir d’une chose échappée à mon âme et qu’Adrienne André contient encore 4.

Voir Jean Pouillon, « Manières de table, manières de lit, manières de langage ».

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en corps5. » Et ce corps est voué à être dévoré : c’est une loi artaudienne absolue énoncée à de multiples reprises dans l’œuvre. Rappelons pour mémoire un extrait de lettre datée de 1946, soit un an avant Pour en finir avec le jugement de dieu : « […] la mort et la vie sont dans le temps actuel deux abominables parodies d’être où l’on est toujours mangé par quelqu’un6. » Mais ce quelqu’un, chez Artaud, n’est pas un autre, on comprend rapidement qu’on a affaire à une pensée du cannibalisme, et que, plus encore, ce même peut être soi. On bascule dès lors dans l’autodévoration, en un mouvement cruel (libérateur ?) d’autophagie. Une telle pratique symbolique se distingue de l’exophagie, c’est-à-dire d’une forme d’extériorisation de soi, de mise à distance – de la plus grande distance possible si l’on veut, quand le même est repoussé vers l’autre, non tiré vers le soi. Dans un tel cas, l’exophagie en question conduit à la boursouflure du Moi dont la mélancolie à la fois triste et joyeuse tient lieu d’avatar de la subjectivité. Du côté de l’exophagie, le sujet pourrait, dans une certaine mesure, positionner l’autre en tant que possible double à la condition d’amoindrir la distance qui nous en sépare. L’avatar pencherait plutôt du côté de l’autophagie. Bien entendu, c’est un portrait brossé à grands traits. Artaud le dit à sa manière en employant la métaphore spatiale. Le lieu, on le sait chez lui, est souvent investi de substance mythique, parfois mystique. De sorte qu’il pense l’homme tel Œdipe à un carrefour : Deux routes s’offraient à lui [l’homme] : celle de l’infime dehors, celle de l’infime dedans7.

L’homme, à cette croisée des chemins, a choisi : Et il a choisi l’infime dedans. Là où il n’y a qu’à presser le rat, la langue, l’anus ou le gland8. 5. 6. 7. 8.

Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome XVII, p. 84. Antonin Artaud, « Lettre à Marthe Robert », de Rodez, datée du 9 mai 1946, dans Œuvres complètes, tome XIV, vol. 1, p. 122. Antonin Artaud, « Pour en finir avec le jugement de dieu », dans Œuvres complètes, tome XIII, p. 85. Loc. cit.

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Presser, manger, dévorer : tout se passe en dedans, et non en dehors. Surtout, à l’intérieur de soi, nous dit Artaud, il y a : le rat, la langue, l’anus et le gland. Toutes choses bonnes à manger, qui le font éructer ou péter dans Pour en finir avec le jugement de dieu. Toutes choses qu’il convient de questionner ici, à commencer par le rat. Cette image intervient dans une pensée diffusée depuis longtemps dans l’œuvre-vie : manger le plus faible, c’est, de fait, le reléguer au statut de proie et d’animal. De sorte que s’établit une hiérarchie qui dédouanerait à première vue l’ogre Artaud de tout cannibalisme lorsqu’il dévore du soi, puisqu’il s’angélise : Oui, je suis fait de la même matière organique que les anges, mais j’aime cette supériorité sur eux de ne pas me croire éternel dans cette forme de la matière, de savoir qu’elle n’est pas moi, et de pouvoir me payer le luxe de cracher sur cette charogne que j’habite et qui m’habite9.

Artaud pousse la scission de lui-même à l’extrême, en reprenant une hiérarchie que ne renieraient pas les Grecs : l’ange méprise la charogne, puisque l’homme doit tout entreprendre pour se séparer de sa condition animale. Néanmoins, cet angélisme est de pacotille, car cet ange-là est le même qui se repaît symboliquement de l’homme-rat, source de répugnance, de maladie, de chair empoisonnée. L’homme est donc une proie possible. Une bête à manger, parfois dure à mastiquer. Parler de charogne fait toucher du doigt le phénomène de la correspondance baudelairienne, et de la poursuite d’un langage à renouveler. On rappellera que l’œuvre-vie naît véritablement grâce au lien épistolaire avec Jacques Rivière, sur fond de lettres à Génica : c’est un lien logique et affectif. Depuis, Artaud est à la poursuite d’un besoin vital d’échange, ce qu’atteste la quantité phénoménale de lettres écrites tout au long de sa vie. Dans nombre de celles-ci, il se pense le seul à pouvoir déchiffrer les multiples signes magiques de la terre. Son œuvre-vie serait à même de dévoiler le rapport secret et intime entre les sensations. Associée au symbolisme, au romantisme noir et à l’illuminisme, l’autophagie devient ainsi un concept clef qui hisse la correspondance entre personnes à un degré abstrait, analogique et poétique : quand on me pressure et qu’on me trait jusqu’au départ en moi 9. Antonin Artaud, « Appel à l’esprit aristocratique des Français », dans Œuvres complètes, tome VIII, p. 23.

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de la nourriture, de ma nourriture et de son lait, et qu’est-ce qui reste10 ?

Cette langue use de synesthésie sonore de manière frappante dans Pour en finir avec le jugement de dieu. Il faut s’imaginer Artaud la proférer à haute voix, dans la douleur d’expulsion la plus extrême. Il est vidé, et mangé (« et qu’est-ce qui reste ? », se demande-t-il), et mangeur aussi. Il est gobé plus que mâché. Artaud est pressé, ou pressurisé. C’est un animal de trait, qu’on peut vider. Pas broyé, donc, par des armées de dents affamées – le loup et l’ogre et le zombie s’éloignent –, mais bien avalé, un peu comme un œuf ou un liquide. La nuance est fondamentale, elle participe de ce processus qui fascine le poète : la disparition. Lorsqu’on gobe, on fait disparaître. Lorsqu’on mâche, on broie, et le risque est grand de faire de la charpie, de laisser des bouts déchiquetés derrière soi. Qu’est-ce qui reste ?, demande Artaud lorsqu’on le pressure. Rien. Ou, plus exactement, une coquille vide, un sac de peau, un corps sans organes. L’humain se retourne contre lui-même, donc. Le on de « quand on me pressure », c’est l’autre en tant que soi, c’est lui-même – le rat, mort ou vivant, peut-être mort-vivant dans certains cas. Mais quel organe privilégie-t-il lors de ces étranges dégustations dont il nous fait part, et qu’on sait terrifiantes en termes symboliques et jouissantes dans leur profération poétique ? La réponse semble presque trop facile : on pense au boire du liquide séminal. Le lait dont il est question ici ne nous dupe pas, et pour cause : le sexuel de la pensée est plus que jamais à l’œuvre.

CANNIBALISME, ENTRE POLITIQUE ET MYTHIQUE Pour en finir avec le jugement de dieu s’ouvre sur « l’épreuve dite de la liqueur séminale11 », étrange récit sur ce que subirait très officiellement chaque élève mâle dans les écoles publiques américaines. Il s’agirait de prélever un peu de sperme à chaque enfant, de le mettre en bocal en vue de futures fécondations artificielles pour mieux créer de futurs soldats

10. Antonin Artaud, « Pour en finir avec le jugement de dieu », dans Œuvres complètes, tome XIII, p. 96. 11. Ibid., p. 71.

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– bref, de la chair à canon12. Si le sujet peut prêter à sourire, Artaud ne l’entend pas de cette oreille : il le raconte avec force conviction, il y croit, et se moque bien de la perplexité qu’une telle histoire peut engendrer. Car elle tient du délire, et fait écho aujourd’hui aux thèses complotistes les plus farfelues. Chez Artaud, donc, l’affaire est sérieuse, et les descriptions terrifiantes. En filigrane de cette violence sexuelle inouïe, nous voyons se dessiner l’un des enjeux des récits de zombies, à savoir que ces morts-vivants – créés, rappelons-le, par les États-Unis – imagent le dysfonctionnement de l’ère de consommation. Au-delà de ce contexte à prendre en considération quand on lit « l’épreuve dite de la liqueur séminale13 », cette intrusion dans le réel sous forme de complot n’est pas anodine : elle vise à faire de l’organe phallique la pièce centrale d’un dispositif sexuel élaboré dès L’ombilic des limbes et quelques autres textes de jeunesse. Le sexe est en effet le point de départ d’une incarnation à valeur reproductive, ayant comme principale fonction d’instaurer un registre d’expression pouvant copuler grammaticalement et subjectivement avec la nécessité d’un autre-que-soi. En évoquant une fécondation « artificielle », Artaud s’éloigne des figures du couple et de la famille reliées à la reproduction. L’artifice nous amène un cran plus loin que le « pressage du gland » si on veut bien accompagner les images que l’auteur met en scène lui-même dans sa pièce radiophonique, et qu’il traîne avec lui depuis le début de son œuvre-vie. On se souviendra, pour seul exemple, des flots de sperme associés à la charogne, aux miasmes et à la dégénérescence dès le début d’Héliogabale. On pense aussi aux terreurs sexuelles qui hantent Suppôts et suppliciations. Dans la pièce de 1947, l’incarnation reproductive, dont la fonction essentielle est d’autoriser la dépense énergétique du sexuel à des fins de normativité sociale, est rejouée d’une manière à faire froid dans le dos. Il s’agit en effet de manipulation politique qu’on peut résumer de la sorte : le sexe, c’est la famille, l’État, l’armée. Il y a toutefois une porte de sortie. Dans « Tutuguri. Le rite du soleil noir » de la pièce radiophonique, Artaud fait un pas de côté, embrasse pleinement le symbole, le dire mythique, la pensée magique qui, seuls, nous sauvent de la pourriture du monde : « […] j’aime mieux le peuple

12. S’ensuit une longue diatribe contre la surproduction et la Russie, contre ces États qui nous manipulent… Ce texte est d’autant plus urgent à lire aujourd’hui qu’il entre en résonance avec les plus folles théories du complot actuelles. 13. Ibid., p. 71.

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qui mange à même la terre le délire d’où il est né14 », revendique le poète. À qui et à quoi fait-il référence ? Au lieu sacré qui remplace pour lui le lieu d’origine, ce lieu où les Tarahumaras « mangeant le Peyotl à même le sol / pendant qu’il naît, / et qui tue le soleil pour installer le royaume de la nuit noire, / et qui crève la croix afin que les espaces de l’espace ne puissent plus jamais se rencontrer ni se croiser15 ». La pensée mythique plie le politique, l’élimine, Artaud faisant retour aux images primordiales d’où jaillissent un sens nouveau et un son poétique : le cercle dont on ne parvient pas à sortir ; la croix à abolir qui renvoie au divin et au corps supplicié ; l’angoisse du trop-plein et la tentation du noir-néant. Dans une primordialité sonorisée, Artaud considère le sexe comme le point d’intersection de la croix. Encore faut-il en revenir au cœur et au corps de son objet poétique, puis concevoir la mise en jeu d’une expression formelle liée à l’aporie de l’organe phallique dans sa relation à la pensée, hors de toute justification sublimatoire. Dans « Tutuguri. Le rite du soleil noir » de Pour en finir avec le jugement de dieu, l’une des questions est de pouvoir, par la magie, déraciner la croix de la terre. Comment alors ne pas percevoir combien la pièce radiophonique qui s’ouvre sur le politique est d’une absolue poésie ? Plus encore, de quelle façon s’appuie-t-elle sur le mythe ? Le héros quitte le monde pour mieux le refaire à sa guise, et ce faisant, c’est le corps de l’homme qui se repense et se recompose. La croix est, au-delà de la pensée christique, celle sur laquelle tout vivant est cloué. La fameuse résonance, les jets de correspondances dont Artaud barbouille sa prose et ses vers, sont logés au cœur de sa quête. Sans fin, cette quête est tournée vers le corps en tant que nourriture et exprimée par des constellations symboliques, ainsi que le montre bien « La question se pose de… » de Pour en finir avec le jugement de dieu. L’aporie du possible posée au corps affamé traverse la pièce de part en part, sachant qu’elle conduit à la négation de la croix, et de tout ce qu’elle symbolise, et à l’évasion de soi par le corps sans organes. Autrement dit, en soubassement du texte, c’est une défaite de laquelle jaillit la nouveauté. Bien sûr, avant d’en arriver là, il aura fallu du temps. Beaucoup de temps pour tout faire éclater. Il aura fallu des années avant d’y parvenir, et de forger ainsi une figure mythique propre à l’œuvre d’Artaud, à la fois autocentrée et trajectoire d’un astre errant. Il aura fallu, en somme, que le corps tremble, que 14. Antonin Artaud, « Pour en finir avec le jugement de dieu », dans Œuvres complètes, tome XIII, p. 74. 15. Loc. cit.

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les organes s’agitent, que les chairs se détachent. Dans ce long parcours, Pour en finir avec le jugement de dieu exprime que l’autophagie mène à la libération. Mais qui songerait que cette libération débute par une histoire d’art… et de poil ? En faisant retour à L’art et la mort du recueil L’ombilic des limbes, nous y verrons plus clair.

LA DISTANCE DU POIL, AVEC PAOLO UCCELLO Dans L’art et la mort, et dans L’ombilic des limbes, l’enjeu organique se situe entre l’écrire et le peindre. On a tendance à ne se référer qu’à la fulgurance de Van Gogh le suicidé de la société, texte tardif, et pourtant cette sensibilité d’Artaud face à l’art n’est pas unique, elle a même des précédents. Mieux, elle est présente dès la jeunesse du poète. Ainsi, dans le justement intitulé L’art et la mort, se logent des descriptions/interprétations de l’art de Paolo Uccello, peintre florentin de la Renaissance réinventé pour l’occasion, comme c’était déjà le cas pour le personnage historique qui avait auparavant servi à son Héliogabale. Dans Uccello le poil, Artaud s’adresse directement au peintre, interroge son intention, la manière dont il tient le pinceau, comment il « croque » ses personnages d’un trait, d’une ride, d’un poil dessiné. Le poil ? Celui du pinceau, un arbre, un cil, un cheveu, une ride. Artaud transforme son étude par la poésie lyrique, et il nous livre des envolées inspirées à partir des tableaux du peintre florentin. Le poil, qui renvoie à la part animale de l’homme, est ici valorisé en tant qu’élément dynamique – « tout est vibratile16 », poétise Artaud. Il fait décoller la toile de son support : Lave, lave les cils, Uccello, lave les lignes, lave la trace tremblante des poils et des rides sur ces visages pendus de morts qui te regardent comme des œufs, et dans ta paume monstrueuse et pleine de lune comme d’un éclairage de fiel, voici encore la trace auguste de tes poils qui émergent avec leurs lignes fines comme les rêves dans ton cerveau de noyé17.

Le poil d’Uccello conduit à une bien étrange réflexion qui me ramène, par constellations d’images, glissements de métaphores, à penser le monstrueux comme : « Quelque chose manque… » ou bien « quelque chose est de trop ». L’emportement d’Artaud est une manière d’accentuer

16. Antonin Artaud, «  Uccello le poil  », dans L’ombilic des limbes précédé de Correspondance avec Jacques Rivière et suivi de Le pèse-nerfs. Fragments d’un journal d’enfer. L’art et la mort. Textes de la période surréaliste, p. 153. 17. Ibid., p. 154.

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le tonus, une discontinuité du soi qui se joue dans l’émergence d’un caractère pourtant impossible à circonscrire. Revenons-en à L’art et la mort, dans Fragments d’un journal d’enfer : « J’imagine l’âme sentante et qui à la fois lutte et consent, et fait tourner en tous sens ses langues, multiplie son sexe, – et se tue18. » Se tuer ? Se taire ? Mais déjà dans L’art et la mort, après que le corps s’est désorganisé, il y a tentative de réorganisation qui multiplie langues et sexes. La mutation se poursuit par la négation, le retranchement : Non, tous les arrachements corporels, toutes les diminutions de l’activité physique et cette gêne qu’il y a à se sentir dépendant dans son corps, et ce corps même chargé de marbre et couché sur un mauvais bois, n’égalent pas la peine qu’il y a d’être privé de science physique et du sens de son équilibre intérieur. Que l’âme fasse défaut à la langue ou la langue à l’esprit, et que cette rupture trace dans les plaines des sens comme un vaste sillon de désespoir et de sang, voilà la grande peine qui mine non l’écorce ou la charpente, mais l’étoffe des corps19.

L’un s’avère le complément de l’autre dans une danse à l’intensité incestueuse et qui, dans Pour en finir avec le jugement de dieu, englobe la tension entre le rat/pou et l’ange, la charogne et Dieu : L’homme est malade parce qu’il est mal construit. Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cet animalcule qui le démange mortellement, dieu, et avec dieu ses organes Car liez-moi si vous le voulez, mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe.



Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit20.

18. Antonin Artaud, « L’ombilic des limbes », dans ibid., p. 74. 19. Antonin Artaud, « Fragments d’un journal d’enfer », dans ibid., p. 124. 20. Antonin Artaud, « Conclusion », dans Œuvres complètes, tome XIII, p. 104.

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Encore une fois, une image baudelairienne, issue du romantisme noir, vient enrichir la langue artaudienne et s’exprime par la création verbale de « l’animalcule », laquelle renvoie au cul, à l’anus et au sexuel, à cet abject étudié par Julia Kristeva. Plus encore, cet extrait de la pièce radiophonique de 1947 draine les vieilles obsessions, fait preuve de ressassement, avoue l’épuisement de l’écriture, cette pulsion qui se manifeste à l’état pur comme nécessité de décharge. On y rencontre sans aucun doute cette quête que je qualifie imparfaitement de charnelle en ce qu’elle témoigne d’une insatisfaction liée au sexuel, mais dont je sais reconnaître la dimension mythique, mystique même. Le spectre de Dante, en quelque sorte. Héliogabale. Antonin avant Artaud. Dans le cas d’Uccello, le sujet est le presque-autre. Assurément, Artaud a vu le poète derrière le peintre, l’homme de théâtre aussi, avec un fort goût pour une mise en scène relevant d’un formalisme certain et d’une part forte d’inventivité. Il a pu dès lors s’identifier à lui et le rêver à sa manière. En comprenant cela, on saisit l’épaisseur symbolique de la formule artaudienne qui place Uccello dans la catégorie de « son ami, sa chimère » – avant même que van Gogh soit son frère. Uccello, l’oiseau, le maître des perspectives, le peintre est devenu un monstre capable d’engendrer des forêts de poils, et c’est parce qu’il est devenu ce monstre sous la plume d’Artaud qu’il peut, à la manière d’un Baudelaire s’adressant à son lectorat, être son ami. L’expression croisée de l’ami et de la chimère ouvre le texte Uccello le poil, dédicacé à Génica (L’art et la mort). Elle éclaire sous un autre jour l’étrange et fascinant Paul les oiseaux, qui la précède dans L’ombilic des limbes. Ce dernier prend la forme d’une pièce de théâtre avortée, d’un synopsis. On l’a compris, le fantôme de Paolo Uccello hante tout le recueil. À la souplesse du poil d’Uccello, Artaud oppose la raideur des personnages de Jean de Bosschère dans un texte du même recueil. D’après lui, Jean de Bosschère les transforme en automates : Mais tout ce tremblement dans un corps étalé avec tous ses organes, les jambes, les bras jouant avec leur agencement d’automate, et à l’entour les rotondités de la croupe qui cerne le sexe bien fixé. Vers ces organes dont la sexualité s’accroît, sur lesquels la sexualité éternelle gagne, se dirige une volée de flèches lancées d’en dehors du tableau. Comme dans les ramages de mon esprit, il y a cette barrière d’un corps et d’un sexe qui est là, comme une page arrachée, comme un lambeau déraciné de chair, comme l’ouverture d’un éclair et de la foudre sur les parois lisses du firmament21. 21. Antonin Artaud, « L’automate personnel », dans L’ombilic des limbes […], p. 160161.

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Artaud explique en poète comment, avant la défaite, le corps se désorganise au sens premier. Or, désorganiser, c’est altérer, détruire en profondeur la texture d’un organe, voire d’un organisme. Il est d’ailleurs frappant de constater que, en général, le corps se constitue sous la forme d’une découpe obéissant à une délimitation stricte. Artaud obéit en cela à une lecture anatomique, puisque le corps est déposé selon la composition des organes, leur fonction première. On imagine le geste précis de l’interne ou du résident en médecine qui, pour la première fois, apprend à ouvrir une boîte crânienne afin de dégager la masse spongieuse du cerveau. Ce pourrait être le geste du technicien médical, du médecin légiste ou de l’un de ses assistants. Or, ici revisité, l’automatisme22 en tant que répétition d’une action motrice entretient de profondes relations avec l’autoérotisme. On passe alors de la peinture – qui va préfigurer le cubisme par cet automatisme, ou encore les mannequins de Fernand Léger – à une écriture cherchant à en finir avec les organes du corps. Tout a l’air d’obéir à des règles strictes (une autopsie, un démembrement rigoureux), puis au final rien ne se passe comme prévu et dans les toiles de Jean de Bosschère et celles d’Uccello, qui vont nous conduire ailleurs, dans un texte singulier, Paul les oiseaux ou La place de l’amour.

ARRACHE TA LANGUE, AVEC PAOLO UCCELLO Dans Paul les oiseaux ou La place de l’amour, titre doux et presque mièvre, on pourrait attendre une image convenue. Ce n’est pas le cas, tant la fécondation pose problème. Le mécanisme de la négation, si cher à Artaud, l’exprime bien. Tandis que, rassemblés autour d’André Breton, les surréalistes sont à la recherche de l’amour fou, le poète se contente de faire valoir, avec l’apparent désintéressement de l’ascétisme, que la quête du sexuel est la répétition insupportable d’une pulsion échappant au sujet. Cette pulsion sexuelle passe par un autre organe que le sexe ; la fécondation n’est pas là où on l’attend. Artaud propose plutôt que l’organe se dilate, conséquence d’une érection troublante dans la mesure où elle se joue grammaticalement sous une forme passive : « Tout d’un coup Brunelleschi sent sa queue se gonfler, devenir énorme. Il ne peut la retenir et il s’en envole un grand

22. Le personnage peint comme un automate est d’ailleurs un défaut de la représentation des personnages qu’on reproche souvent à Uccello.

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oiseau blanc, comme du sperme qui se visse en tournant dans l’air23. » Cette érection est celle d’un personnage, rêvé à partir d’un artiste célèbre (Filippo Brunelleschi), au cœur d’une pièce de théâtre qui ne verra jamais le jour – Artaud en tisse seulement l’argument, en somme. Il compare même Brunelleschi, prisonnier de la terre, de sa chair, à Dante, celui de L’Enfer, bien entendu, davantage que celui du Paradis. Ce Dante imaginé par Artaud est abyssal, et renvoie à un autre « personnage » de Paul les oiseaux : « Il y a aussi Antonin Artaud. Mais un Antonin Artaud en gésine, et de l’autre côté de tous les verres mentaux, et qui fait tous ses efforts pour se penser24. » Et voilà, le texte se remplit de doubles : Artaud dédoublé, bien avant de s’étoiler en myriade d’avatars, et Dante le personnage en tant que double de l’auteur de La divine comédie. Deux personnages, deux figures mythiques – ou du moins pour Artaud, « en gésine », dont il ressortira une sorte de « mythe Artaud » dépassant la légende. Mais revenons à Brunelleschi-Dante : il ne pense qu’au coït, ce qui évidemment dégoûte, angoisse et fascine Artaud, dont on connaît le rapport complexe à la procréation. « Tout d’un coup Brunelleschi sent sa queue se gonfler » : l’organe phallique du personnage apparaît sous la forme d’un objet, voire d’un appareil ayant pour caractéristique une certaine autonomie. Puis cet attribut25 viril prend vie, se détache, s’envole. Le rideau se baisse sur cette scène surnaturelle et grotesque à la fois, c’est la dernière phrase du texte inclus dans l’énigmatique L’ombilic des limbes. À cette étape de l’œuvre-vie, nous n’avons pas encore sous les yeux les justificatifs du corps sans organes qui posent une solution radicale aux enjeux du sexuel dans la pensée, et qui vont clore Pour en finir avec le jugement de dieu. Quand, dans L’ombilic des limbes, Artaud écrit : « Il ne peut la retenir et il s’en envole un grand oiseau blanc, comme du sperme qui se visse en tournant dans l’air », le sujet phallique est, dans sa dimension poétique, un oiseau blanc spermatique dont l’éjaculation tournoyante traduit une dilapidation de quelque énergie vitale sans que cela porte à conséquence. Le sperme fait ici partie de ces figures de la dilatation-dilapidation du soi. Nous observons dans ce cas précis une économie de l’excès ne suscitant aucun don ou contre-don. Rien ne sera offert en retour de cette dépense énergétique.

23. Antonin Artaud, « Paul les oiseaux ou La place de l’amour », dans L’ombilic des limbes […], p. 60. 24. Ibid., p. 57. 25. Comment ne pas penser à la signification de l’attribut en tant que signe distinctif d’une divinité dans la mythologie ?

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Il y a un déplacement majeur en fait, dans l’œuvre : si l’organe sexuel ne féconde que du vent, un autre organe le peut. Il le doit, même. C’est la langue : a priori plus étonnant, mais, quand on y pense, assez logique s’agissant d’Artaud : Quitte ta langue, Paolo Uccello, quitte ta langue, ma langue, ma langue, merde, qui est-ce qui parle, où es-tu ? Outre, outre, Esprit, Esprit, feu, langues de feu, feu, feu, mange ta langue, vieux chien, mange sa langue, mange, etc. J’arrache ma langue. Oui26.

La langue est l’organe qui permet la déglutition. Avaler, absorber, faciliter la bonne circulation des fluides et des matières solides, voilà le rôle premier de l’organe. Nous y associons l’idée d’une inflation du corps, à la suite de l’absorption de tous ces aliments qui permettent le bon fonctionnement de la machine-organe. En quelque sorte, l’absorption justifie le maintien du corps, sa vitalité au nom d’un principe d’homéostasie qui est le signe d’une permanence de l’être. Or, Artaud réfute cette permanence. Chez lui, le corps ne peut se réduire à un inventaire de fonctions. Quant à la vitalité, elle ne saurait correspondre à l’esprit d’un maintien de l’être dans la permanence de ses fonctions. S’il y a de l’être (et la métaphore spatiale que j’utilise à dessein est le signe d’une quête qui s’aventure dans les profondeurs), c’est à la condition de fourrager dans les organes – « quitte ta langue », « j’arrache ma langue », écrit Artaud. Il ne peut adjurer l’autre de tenter ce que lui est capable de faire sans hésitation. Arracher sa langue pour mieux la manger, n’est-ce pas tenter, dans le désespoir, d’épuiser cette fonction vitale ? L’exacerbation, n’en doutons jamais, est bien l’un des signes de l’écriture artaudienne. La langue est l’équivalent du sexe. C’est le sexe mâle. Celui du vieux chien lubrique. La langue – pénis de Paolo Uccello – est bien sûr l’organe de la parole. Il s’agit, en arrachant sa langue, de la dévorer, d’assimiler la parole à une nourriture à la fois sexuelle et mystique, ainsi que la castration de l’organe moteur tient lieu de signifiant séparateur de la différence des sexes. Pour en arriver dans un second temps à penser le corps sans organes, il faut donc castrer sans relâche, encore et encore. La langue repousse, elle se coupe à nouveau, ou s’arrache dans un mouvement d’une extrême violence. La peur que la langue-pénis fasse de nouveau son apparition est toujours là, qu’elle impose la loi de la reproduction sexuée au cœur 26. Antonin Artaud, « Paul les oiseaux ou La place de l’amour », dans L’ombilic des limbes […], p. 57.

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du monde du langage, aussi. Dans l’œuvre artaudien, nous sommes en mesure de constater l’implacable détermination de cet arrachement qui n’est pas moins qu’une lutte de tous les instants contre le sexuel. L’autophagie est bien là : tandis que le sexe quitte le corps, on se doit de quitter sa langue et on ne le peut qu’à la condition de l’arracher puis de la mâcher, de l’ingurgiter pour mieux s’approprier sa force. On fait de même avec ses ennemis, dans la mythologie : dans les épopées, sur les vases antiques, on raconte comment manger son ennemi (les pièces de choix varient en fonction des contextes) procure un surcroît de force. Chez Artaud, cela correspond à une détermination qui consiste à se dévorer pour mieux lutter contre l’emprise du sexuel. Dans la mesure où la langue-pénis est l’organe moteur, qui conjoint l’acte de parole, la pulsion orale dite cannibalique27 et l’impératif de la sexualité reproductive, la mise en cause du soi, de l’identité-sujet imposent de se faire violence, de réfuter en soi tout fantasme du prolongement de l’être en une postérité que d’aucuns nomment la filiation. Or, celle-ci est l’un des enjeux essentiels dans la quête d’Artaud, la quête qui en passe par l’autophagie, la quête qui conduit à en finir avec tout, et surtout avec Dieu.

RETOUR À L’AUTOPHAGIE ET À L’EXOPHAGIE Castrer, c’est faire taire. On coupe et mange la langue, le sexe est arraché comme la page d’un livre et on le déchire à pleines dents. Mais est-ce bien soi qu’on mange ? Ou l’autre détaché de soi ? La frontière entre l’autophagie et l’exophagie ne semble pas si délimitée, si claire. L’autophagie et l’exophagie traduisent des mécanismes psychiques primitifs, faisant référence aux expressions de la projection, puis de l’introjection, voire de l’incorporation, telles que de nombreux psychanalystes et chercheurs, de Nicholas Rand à Nicolas Abraham, les ont envisagées. L’exophagie, c’est une attitude qui ne rompt pas avec nos représentations héritées de l’histoire, en ce qui concerne à tout le moins l’Occident, qui font de l’altérité le siège d’une entité propre, d’une quasiincarnation, puisque le sujet, à la recherche de l’autre, fût-ce l’autre en soi, n’a de cesse de tenter de capter cette figure évanescente. Pour qu’il y ait de l’autre, il faut qu’il y ait un témoignage de cette altérité, un discours propre attestant l’existence d’une localisation 27. Selon la théorie des stades du développement libidinal proposée la première fois par Karl Abraham.

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extérieure à soi, qui devra cependant faire l’objet d’un périple narratif. Dans ce contexte, la réflexion sur l’autophagie nous oblige à adopter un point de vue contraire. Alors que l’exophagie est un mécanisme projectif, une mise à l’extérieur de soi, sous la forme d’un témoignage, qui permet de rendre compte de l’actualité de l’autre, l’autophagie, en deçà de tout témoignage possible sur soi, est une autodévoration, une automutilation. L’homme est malade, mal construit. Afin de le délivrer, il ne reste qu’à créer un corps sans organes. La dévoration artaudienne n’ignore toutefois pas le processus d’exophagie, surtout quand il s’agit de « manger ses morts », comme c’est le cas dans les rituels anciens de cérémonies funéraires. Pour acquérir la force de l’ennemi ou de l’aïeul, il faut le faire vivre en soi. C’est un rituel aujourd’hui largement symbolique, amorcé par les sacrifices grecs où l’homme est remplacé par un animal, parfois des végétaux, puis par l’incarnation symbolique avec l’hostie chrétienne qui tient lieu du corps mort du Christ. Artaud ne passe-t-il pas son temps à manger du « mort », du « défunt » ? Je pense que oui ; en effet, il dévore ses organes « morts », organes qui sont des entités à part entière, des « cadavres embarrassants ». Artaud ne cesse de faire naître et mourir des personnages qu’il ingère. Il s’incarne en des personnages anciens, tous morts (des ancêtres, des hommes et des femmes du passé – y compris le Christ, d’ailleurs). Mais il « avale » aussi des personnes qu’il connaît. Dans ce dernier cas, il ne faut pas envisager ces personnes comme des ancêtres à dévorer, mais comme des enfants à manger : Artaud ne cesse de se positionner en tant que père – père de toutes ses filles, de ses amies, qui sont ses filles, et il les dévore comme l’a fait Cronos avant lui. Une différence de taille, cependant : Cronos dévorait ses enfants parce qu’il refusait toute évolution. Cronos était la divinité immobile, du côté de l’involution. Artaud est du côté du dernier dieu, Dionysos, celui qui est sans cesse en mouvement, à la fois calme et simultanément le déclencheur de la fureur et de la folie dionysiaque. Cette folie est libération, exaltation, enivrement et, n’oublions pas, omophagie. La question de l’omophagie est cruciale. Elle permet de donner un outil supplémentaire à la réflexion, grâce au vocabulaire grec, qui nous offre les mots pour dire ce processus de l’écriture. L’omophagie appartient en effet à tout un réseau d’actions révélatrices comme l’allélophagie (manger la même espèce – qu’on remplacera plus tard par le terme étranger de cannibalisme), l’hématophagie pour qui se nourrit de sang. L’omophagie, qui prend part au rite dionysiaque, consiste à manger de la chair crue. Rien de cuit, pour Dionysos et sa thiase. Et pour cause, cet

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acte de dévoration n’est pas un acte de civilité, nous sommes aux antipodes des manières de table. Le sang dégouline sur le menton, la chair est à vif – comme les nerfs, chez Artaud – après que la victime a été choisie et démembrée. Le diasparagmos – c’est-à-dire le démembrement – dionysiaque nous est encore familier, puisque nous avons conservé des exemples avec pléthore de ménades enragées, représentées de manière frappante sur les vases grecs et dans la tragédie grecque. Mais il nous manque bien des clefs pour tout saisir de ce rituel de dévoration et de partage communautaire. Chez Artaud, ces images lointaines sont activées par le rêve autochtone, dans Tutuguri, par exemple, et la puissance poétique fait le reste. C’est le « soleil tout / cru / habillé de noir et de chair rouge28 », qui est aussi un astre sanglant, métaphore du cheval sacrificiel de « viande sanglante29 », mais surtout de l’homme, homme/astre errant. La chair dont il est question ici, c’est aussi la merde. Le caca comme source d’ignominie au même titre que le sperme, le fluide honni. Cette équivalence liquide est au centre de l’oralité artaudienne, fondée sur une parole heurtée, scandée, martelée. On se souvient que le poète ne cesse d’éprouver ses écrits par une diction accompagnée d’un marteau pour frapper le coin de la table, voire un couteau pour scander la mesure, ce qui explique les multiples variantes d’un même texte, afin de parvenir à un dire conforme aux propos. Cette parole frappée s’oppose aux fluidités néfastes et mortifères, en prenant la forme d’une scansion de l’autodévoration à la fois festive et tragique. Elle va plus loin encore lors de l’enregistrement de l’émission : rude et rugueuse, la parole est accompagnée par d’autres voix – celles de Roger Blin, de Maria Casarès et de Paule Thévenin –, revenant de fait à l’archaïsme des chœurs de la tragédie grecque, d’autant que des instruments tels que les tambours ou les cymbales contribuent à un effet spectaculaire. Cette polyphonie et ces martèlements peuvent apparaître inédits pour que s’en dégage au final un « corps neuf habité par le timbre rude et discordant de la révolte30 », mais ils renouent en réalité avec l’essence même de la tragédie grecque en sa puissance dionysiaque – des cris, des sons qui s’échappent, un chœur qui n’a rien de commun avec 28. Antonin Artaud, « Tutuguri. Le rite du soleil noir », dans Œuvres complètes, tome XIII, p. 77. 29. Ibid., p. 79. 30. Katell Floc’h, Antonin Artaud et la conquête du corps dans les derniers écrits d’Artaud, p. 106.

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ce que l’on en connaît aujourd’hui. Il y a de la rage, une volonté de transe affirmée, revendiquée, qui transcrit cette autodévoration génésique.

DE L’ENTREDÉVORATION À L’AUTODÉVORATION, DE L’ÉLITISME À LA CONSOMMATION Artaud ajoute une complexité déroutante dans Pour en finir avec le jugement de dieu : l’acte de cannibalisme ne serait pas si élitiste que pouvait le penser Pouillon, conforté par notre incursion chez Dante et les mythes dionysiaques. Le cannibalisme serait un acte de consommation ; pire encore, il tiendrait de l’atavisme chez l’humain, ce qui revient à concevoir une forme de zombification primitive de l’humain où l’autre est réduit au rôle de la proie (et soi devient donc un autre à consommer dans l’autophagie). Y a-t-il eu contagion au moment opportun ? Le mystère reste entier. N’en demeure pas moins que dans Pour en finir avec le jugement de dieu, Antonin Artaud nous soumet les images de l’entredévoration, et de l’auto-dévoration, qui lui semblent les expressions concrètes du vivre-ensemble : Pour avoir de la merde, / c’est-à-dire de la viande, / là où il n’y avait que du sang / et de la ferraille d’ossements / et où il n’y avait pas à gagner d’être / mais où il n’y avait qu’à perdre la vie. / o reche modo / to edire / di za / tau dari / do padera coco / Là, l’homme s’est retiré et il a fui. / Alors les bêtes l’ont mangé. / Ce ne fut pas un viol, / il s’est prêté à l’obscène repas. / Il y a trouvé du goût, / il a appris lui-même / à faire la bête / et à manger le rat / délicatement31.

Selon le poète, la vie sociale, dans son apparente unanimité, serait un leurre et le fondement de la vie humaine, son humus, un appétit dévorateur ayant pour objet le semblable. On perçoit nettement les conséquences de ce point de vue : le sujet, au lieu d’être porté par une pulsion scopique, un point de vue perceptif et projectif qui le conduit à vouloir prendre et comprendre l’autre, n’a de cesse d’introjecter cet autre, puis de l’incorporer sous la forme d’une pulsion mauvaise. Plutôt que d’être rationnel et relationnel, l’homme ressemblerait à un parasite dont le toxique cherche à immobiliser la proie, à la surprendre pour mieux la dévorer. Artaud affirme même que l’exophagie est un mode de communication habituel, que le cannibalisme exercé entre semblables

31. Antonin Artaud, « La recherche de la fécalité », dans Œuvres complètes, tome XIII, p. 84-85.

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s’avère un mode de représentation assez juste de la réalité. Au contraire de la consommation usuelle de ce qui nous est donné à manger, que nous soyons carnivores ou végétariens, un tel propos insiste sur le fait que l’humain est un être qui déchire sa proie, qui fait usage de la suppliciation et, en finalité, réinvente le rituel de l’omophagie. La constitution subjective arrimée à la corporéité est donc problématique. Les quelques passages consacrés à l’entredévoration dans « La recherche de la fécalité » – qui constitue l’un des passages clefs de Pour en finir avec le jugement de dieu – font du corps une machine à broyer, ingérer, incorporer, puis digérer, de manière à ce que le substrat de l’œuvre-vie soit un déchet fécal, cristallisation organique de l’essentiel : ce qu’il reste d’un homme après qu’il a chié, qu’il a digéré et laissé pour compte les matières non comestibles qui constituent pourtant la trame de son identité, son transit. Avec Artaud, la tragédie sous la forme du procès de Dieu et de la création enfle et se met à puer au point qu’il faille trouver une solution/ résolution : le corps explose alors par excès de tensions entre l’esprit souffrant et le corps supplicié, tensions qui formaient l’équivalent de bubons mûrs. C’est la toute fin de « La question se pose de… », écrite de manière appuyée : et c’est alors que j’ai tout fait éclater parce qu’à mon corps on ne touche jamais32

Quelle chute à ce texte ! L’homme-écrivain reprend les rênes de sa vie, de sa destinée. Personne n’a le droit d’entrer en contact avec son corps, et d’avoir la possibilité de le contaminer, de le zombifier, lui qui par ailleurs n’en finit pas de se « désorganiser » en remplaçant les organes les uns par les autres, de les sexualiser (tandis qu’il souhaite la castration de son sexe), voire de les éliminer. D’où le corps sans organes, l’éclatement final qui donne naissance non pas à une nouvelle créature, mais si on veut bien y réfléchir, à un astre errant, qui ne peut plus désormais que voyager d’avatars en avatars, de métamorphoses en métamorphoses. En somme, nous sommes au cœur de l’exploration d’Artaud déjà en gestation dans la correspondance avec Rivière :

32. Antonin Artaud, « La recherche de la fécalité », dans ibid., p. 97. C’est l’auteur qui souligne.

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Je suis un homme qui a beaucoup souffert de l’esprit, et à ce titre j’ai le droit de parler. Je sais comment ça se trafique là-dedans. J’ai accepté une fois pour toutes de me soumettre à mon infériorité. Et cependant je ne suis pas bête. Je sais qu’il y aurait à penser plus loin que je ne pense, et peut-être autrement. J’attends, moi, seulement que change mon cerveau, que s’en ouvrent les tiroirs supérieurs33.

C’est tout cela Pour en finir avec le jugement de dieu : l’ouverture des « tiroirs supérieurs » du corps pensant au moyen de l’affirmation par la voix, manière de redire la tension entre l’ange et l’animal qui l’anime. L’animal mange et dévore, l’ange pense. Cette diction de l’autophagie devient de plus en plus précise au fur et à mesure que le temps passe, et elle se lit en tenant compte de l’importance du mythe électif de l’omophagie dionysiaque qui, sous la plume d’Artaud, devient une poésie enragée et politique de la dévoration élémentaire. À ce point crucial, la figure du zombie s’installe dans les textes tardifs, balayant d’un revers de la main tous les jugements possibles. Elle permet de régler les comptes avec le capitalisme guerrier tout autant qu’avec la panoplie des jugements derniers, du Nouveau Testament au Livre des morts des anciens Égyptiens. Dieu lui-même en perd sa majuscule. Elle traduit l’appétit féroce d’un homme nouveau, qui foisonne d’idées et de projets depuis son retour à Paris. Après de longues années de privation et de jeûne, Artaud renoue avec les nourritures terrestres. Il dîne souvent au restaurant, car il a enfin un peu d’argent à lui. Il replonge aussi dans la drogue, à grand renfort de laudanum, d’opium et d’héroïne, ce qui le précipite souvent dans un état d’hallucination34. En 1947, Artaud, tout à la fois hérétique et mystique, est prêt à tout dévorer, y compris et surtout lui-même, dans une autophagie rêvée. Mais l’autre, est-il dès lors totalement gommé ? Pas tout à fait, mais il faut le déclarer mort pour mieux le manger. Artaud, lui, mange ainsi son propre mort pour reprendre des forces et une place dans la société. Cela requiert un acte d’omophagie symbolique – il dévore son mort cru, saignant – qui va le faire renaître à lui-même et au regard du monde. Ce mort qui lui redonne vie a un nom. Il s’appelle van Gogh. Il est peintre. Plus encore, aux yeux d’Artaud, il est le « peintre des peintres », celui qui lui parle au cœur et aux tripes. Celui avec qui il 33. C’est ici le post-scriptum d’une lettre envoyée par Antonin Artaud à Jacques Rivière. Voir Antonin Artaud, lettre à Jacques Rivière, datée du 29 janvier 1924, dans L’ombilic des limbes […], p. 28. 34. Florence de Mèredieu, C’était Antonin Artaud, p. 881-883 et p. 916-918.

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entre en correspondance pour crier le mal du monde, le sien propre, en louant, dans un dernier cri, la puissance inouïe de la création artistique pour laquelle il n’y a ni père, ni mère, ni dieu autre que le créateur lui-même.

CHAPITRE 7

Artaud et van Gogh (Van Gogh le suicidé de la société)

L

’année 1947 avait commencé de manière spectaculaire, avec la conférence au théâtre du Vieux-Colombier. Cet événement scelle le « mythe Artaud » au moment où ce dernier se trouve face à son double, Mômo, après avoir erré tant et plus avec une série d’avatars. Dans la foulée, en février, l’art – cet art qui lui a tant manqué à Rodez – accapare de nouveau Artaud sous la forme de l’exposition van Gogh au musée de l’Orangerie du jardin des Tuileries. La genèse de cette rencontre foudroyante en dit long sur celui qui sort de l’asile, et qui cherche à exprimer sa douleur et sa vision du monde. L’auteur a en effet de nouveau rejoint l’espace public, et se trouve dès lors entouré du Comité des amis d’Antonin Artaud. Parmi eux, Pierre Loeb : au début de l’année 1947, Artaud a pris ses habitudes dans la galerie de la rue des Beaux-Arts que tient son ami, et il y va souvent pour écrire, boire du thé et se reposer. Lorsque Loeb lui fait lire un article du docteur Beer où il est question de la folie et du génie de van Gogh1, le poète est convaincu : il doit se rendre à l’Orangerie voir l’exposition consacrée au peintre ; l’affaire est urgente, le désir impérieux. Il y va donc en compagnie de Florence, la fille de Loeb, et en revient si bouleversé que son ami l’incite à écrire sur son expérience. Tout se fera vite. Très vite même. En deux jours, sur des cahiers d’écolier, Artaud écrit son texte. Cela fait de Van Gogh un texte fulgurant, lui qui est déjà quasiment inespéré après les violences psychiatriques subies au cours des années d’internement. Somme toute assez court, cet

1.

Publiée le 31 janvier 1947 dans l’hebdomadaire Arts, cette étude du docteur Beer a pour titre « Du démon de van Gogh ». Elle est reproduite par Paule Thévenin dans Antonin Artaud, « Van Gogh le suicidé de la société » dans Œuvres complètes, tome XIII, p. 302-304.

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essai résonne comme une victoire décisive contre les médecins et tous ceux qui tentèrent d’interrompre la poursuite de son œuvre. Artaud a enfin retrouvé les dédicataires qui lui manquaient cruellement à Rodez : il écrit pour des lecteurs et des lectrices réels qui lui veulent du bien. Toutefois, il faut le préciser : ces deux jours de fièvre, c’est le mythe en marche, la version de Pierre Loeb, là où Artaud mit en réalité un bon mois d’écriture, de remaniements, sous la dictée faite à l’amie fidèle, Paule Thévenin2. L’artiste André Masson, qui a bien connu Artaud, a su pointer du doigt ce qui a contribué à cette fulgurance : aucun doute, d’après lui, elle tient à la cohérence de l’homme, « le seul à avoir compris l’esseulement de l’artiste dans la société industrielle3 ». Cette solitude est cruciale, et elle crée même une communauté : « Van Gogh, c’est la solitude de l’artiste, et les propos désespérés de Delacroix annoncent van Gogh. Cela a été un soulagement pour Artaud de rencontrer l’homme frère dans van Gogh. Il faut joindre Delacroix, van Gogh et Artaud4. » La famille, une fois de plus, est recomposée. Les filles d’Artaud étaient des avatars pour un homme en proie à d’incessantes métamorphoses et reconstructions de lui-même ; Van Gogh, lui, est l’homme-frère. « Je vois, à l’heure où j’écris ces lignes, le visage rouge sanglant du peintre venir à moi, dans une muraille de tournesols éventrés5 », écrit-il dans son essai. N’est-ce pas ici la preuve de cette communion entre lui et le peintre ? L’instant où les deux vont se rejoindre grâce à un discours de l’authenticité ? Assurément, van Gogh n’est pas un énième avatar, il entre dans la catégorie du double, au même titre qu’Héliogabale ou Mômo, le premier en littérature, le second sur la scène d’un théâtre. Dans la trajectoire de l’astre errant, le « peintre de tous les peintres », ainsi que le nomme Artaud, arrive donc en troisième position. C’est, le dernier double à contribuer à l’œuvre en ce qu’il « refait la vie », pour reprendre la position d’Artaud sur le théâtre. Toutefois, van Gogh intervient dans un processus créateur des plus singuliers : il est celui qu’il faut manger pour se régénérer. Car

2. Voir Florence Loeb, « Témoignage des amis d’Artaud », p. 148 et Florence de Mèredieu, C’était Antonin Artaud. Voir aussi  : www.gallimard.fr/Footer/ Ressources/Entretiens-et-documents/Histoire-d-un-livre-Van-Gogh-le-suicidede-la-societe-d-Antonin-Artaud/(source)/183100. 3. André Masson, « Conversation avec André Masson », p. 11. 4. Loc. cit. 5. Antonin Artaud, « Van Gogh le suicidé de la société », dans Œuvres complètes, tome XIII, p. 46.

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Artaud et van Gogh

il ne fait aucun doute qu’en écrivant sur cet autre et ce double, Artaud commet un acte symbolique ultime, qui consiste à « manger son mort ». Le poète est en effet résolument du côté de la dévoration primordiale, voire de l’autodévoration nécessaire, afin de créer de manière sensationnelle un être neuf, une énième existence. Comprenons : un langage et un regard nouveaux. Pour y parvenir, il lui faut accomplir un travail titanesque avec le langage (parole révolutionnaire, évidement de la langue jusqu’aux glossolalies…), et briser les rituels muséologiques considérés comme des chaînes jugées trop lourdes ; il faut s’affranchir, prendre le risque de voir au-delà.

ARTAUD, UN VOLEUR AU MUSÉE Décrire un tableau de van Gogh, à quoi bon6 !

Van Gogh le suicidé de la société s’inscrit dans une démarche précise : Artaud a toujours pensé l’art, et pas seulement la littérature. Il s’improvise quelquefois critique, tente même des formes hybrides d’écriture – critique, fiction, introspection et théâtre – qui hissent le peintre au rang de personnage, tout en mettant l’accent sur ce que lui, Artaud, ressent face à son œuvre. Sa lecture des peintres va de soi, parce que chez lui l’acte est si simple : l’écriture se fait voix, et la voix devient image. Ainsi mêle-t-il approche théorique et poétique dans « Paul les oiseaux » de L’ombilic des limbes à partir de Paolo Uccello, primitif italien. Vingt ans plus tard, il pousse ce tressage intellectuel et émotionnel plus loin encore, en fabriquant ce texte fulgurant sur van Gogh. Cette fulgurance ne doit pas nous faire oublier que le texte n’a pas été écrit en deux jours, mais repris, réécrit, retravaillé. De sorte qu’il fait partie des « textes de maîtrise7 », appartient à cet ensemble en partie rédigé avant la période asilaire – que ce soit la correspondance avec Rivière ou des textes tels que L’évolution du décor de 1924 et La mise en scène de la métaphysique de 1931. Artaud y développe une réflexion sur la peinture de van Gogh8, sur le destin du génie, sur la folie, mais aussi sur le rituel muséologique qu’il refuse.

6. 7. 8.

Ibid., p. 39. Catherine Bouthors-Paillart, « Les textes de maîtrise ». La publication chez K Éditeur en décembre 1947 contient le texte d’Artaud et des illustrations de van Gogh.

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Il n’est pas facile d’expliquer avec cohérence les formes de cet entrechoquement qui le conduit à abandonner l’échange épistolaire pour retourner, en 1947, à la critique artistique. Ce qui est sûr, c’est qu’après la visite de l’exposition van Gogh, le poète s’enflamme. Qu’importe que sa visite ait tourné court, qu’il se soit presque enfui quand la foule a commencé à se faire dense, il a vu ce qu’il devait voir. Il porte alors un constat sans appel : les toiles ont été défigurées par le fait même d’être ainsi exposées. Artaud s’en ouvre à André Breton, en mars 1947 : Ce passage de salle en salle, à travers 15 salles, me rappelle justement l’erreur la plus grande de l’humanité qui est de croire devoir entrer dans les cadres et le carcan d’une initiation pour connaître ce qui n’est pas, alors que ce n’est pas et qu’il n’y a rien. / Rien que l’insurrection irrédimée, active, énergique contre tout ce qui prétend être, à perpétuité9. 

L’idée même de leur installation dans un templum qui tient lieu de cloisonnement territorial est une aberration. « L’exposition van Gogh » est donc, pour Artaud, un échec, dans la mesure où les œuvres sont installées, mises en valeur et offertes au regard. Or, d’après lui, ce dispositif est tout le contraire d’une offrande. Outre le cloisonnement territorial étouffant dans l’espace muséal, l’exposition est soumise à des règles qui tuent l’accès à l’initiation, au contraire de l’expérience mystique chez les Tarahumaras – qui sert de toise à tous ses propos. Puisque les toiles van goghiennes sont en mesure de faire bouger les forces fondamentales de la physique, les enfermer dans un « district de la pensée10 » relève d’un crime. Il faut condamner le musée qui émascule les œuvres, libérer ces dernières. Ainsi la loi de l’attraction universelle ne pourra-t-elle plus rien contre l’attirance des toiles hallucinées. En se dressant contre le rituel muséologique, Artaud conteste la mise en valeur de la vélocité culturelle en tant que condition d’expression de l’œuvre d’art. Au début du 20e siècle, les surréalistes proposent une culture libérée de ses entraves bourgeoises. Selon eux, la déambulation dans les rues de Paris ou de Nantes favoriserait une dérive, un laisser-aller, la promesse d’un « crédit » révolutionnaire que l’amour fou, puis la société sans classes, allaient concrétiser. Au contraire de cette circulation heureuse

9. Antonin Artaud, « Cinq lettres à André Breton », dans Œuvres, p. 1222. 10. Je renvoie à mon essai précédent, La respiration de Thomas Bernhard. Essai-dictée, dans lequel je développe le concept bernhardien de « district de la pensée » qui comprime la pensée et duquel il convient de s’échapper coûte que coûte.

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dans un musée vivant11, Artaud adopte l’attitude du braconnier, cette figure essentielle depuis longtemps au centre de ma pensée. Peut-être même, de tous les braconniers que j’ai étudiés en littérature, Artaud est-il le premier, le plus important, l’astre brillant autour duquel tous les autres gravitent ? Qu’il s’agisse d’Héliogabale, d’Artaud le mômo, du shaman tarahumara, l’héroïsme du braconnier culturel relève toujours d’un acte intempestif. Il faut en finir avec la culture, avec la vie même… Tels sont les énoncés d’Antonin Artaud qui font preuve d’une grande virulence, dans une volonté d’acte profanateur. Son rôle, ici, consiste à voler tableaux, portraits, esquisses, c’est-à-dire à les extraire de la boîte figée qu’est l’espace muséal. Pour tout dire, il s’agit de faire effraction, d’affronter sans relâche cet univers sous contention qui dispose, installe, fixe une « image », et, ce faisant, la fige. La fureur thymique d’Artaud veut rompre avec ce propos sommaire qui nous laisse croire à une libre circulation de l’image, à son déploiement dans l’espace, comme si nous nous contentions d’être des observateurs anodins déambulant dans un musée, des flâneurs. Lorsque le poète écrit un compte-rendu sur le salon d’automne de 1920, l’invitation au court-circuitage est flagrante. Dans son article pour la revue Demain, il s’éloigne très rapidement de la critique convenue. Si, dans les premières lignes, il prend le temps de commenter les réalisations des peintres, assez vite, devant le nombre et la diversité des œuvres exposées, il devient lapidaire : « Valdo Barbey est somptueux, Valtat féérique, Leyritz apocalyptique12. » Puis, sans crier gare, il dynamite son propre jugement : « Loitron est un grand peintre, Bissière un très grand peintre, Tobeen un très très grand peintre13. » Mais cette tactique ironique est une pirouette insuffisante à le satisfaire. Les contraintes mêmes de l’exercice de reportage ne lui conviennent pas, car il ne peut y déployer ses analyses. La faute en revient à la manière dont un musée est pensé et conçu. Artaud attend son heure, le moment où il fera voler en éclats le monde muséal et l’économie imagoïque qui postule le mode d’avènement de la figurabilité (ou son envers). À suivre l’évolution de son écriture sur l’art, à considérer que, après Masson et d’autres, c’est avec van Gogh qu’il trouve la forme adéquate,

11. « Musée vivant » en effet, tant l’art moderne de cette époque s’inspire du quotidien, utilise des formes de (re)production technique et industrielle. 12. Antonin Artaud, Œuvres complètes, tome II, p. 167. 13. Loc. cit.

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il apparaît évident qu’Artaud nous propose de considérer positivement le vol des œuvres d’art, la mise en forme d’un rapt qui est peut-être la seule « installation » muséale qui vaille la peine d’être conçue. De façon encore plus exigeante, il nous engage à considérer que le vandalisme des œuvres d’art – leur destruction sans appel – est l’une des ressources de la cruauté. Pour que l’imago tienne, que son rapport perceptif corresponde très exactement à la réalité la plus nette, volons les tableaux, soustrayonsles à l’économie imagoïque de la figuration14, et tant pis si c’est au prix de la violence.

DE LA DÉFIGURATION DU MONDE À CELLE DE VAN GOGH Le corps est la toile, la toile le corps, et c’est en écrivain qu’Artaud parle de l’un et l’autre avec une graphie singulière qui n’est en rien celle d’un essai universitaire. Une toile de van Gogh n’est pas que l’expression d’une intention qui appartiendrait au premier chef à son créateur. En d’autres termes, la réalisation d’une œuvre d’art obéit toujours à des motifs inconscients. Ce pourquoi Artaud offre un discours dynamique, jouant autant qu’il le peut de l’anthropomorphisme pour rendre les toiles encore plus vivantes15. Celles-ci nous contraignent puissamment à obéir à une extériorité sensitive qui, pourtant, nous fait violence : Seule la guerre à perpétuité explique une paix qui n’est qu’un passage, ainsi qu’un lait prêt à verser explique la casserole où il bouillait. Méfiez-vous des beaux paysages de van Gogh tourbillonnants et pacifiques, convulsés et pacifiés. C’est la santé entre deux reprises de la fièvre chaude qui va passer. C’est la fièvre entre deux reprises d’une insurrection de bonne santé. Un jour la peinture de van Gogh armée et de fièvre et de bonne santé, reviendra pour jeter en l’air la poussière d’un monde en cage que son cœur ne pouvait plus supporter16.

14. En tant que complément de l’économie scripturaire, définie par Michel de Certeau. 15. Voir sur ce point Adelaide Russo, « Art et oscillation : l’œil d’un “certain philosophe” », p. 261-279. 16. Antonin Artaud, « Van Gogh le suicidé de la société », dans Œuvres complètes, tome XIII, p. 54.

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Autrement dit, les toiles de van Gogh nous imposent la nécessité d’ouvrir les yeux, d’éprouver la sensorialité la plus immédiate : Le corps sous la peau est une usine surchauffée, et dehors, le malade brille, il luit, de tous ses pores, éclatés. Ainsi un paysage de van Gogh à midi17.

Une telle fièvre est gage de « bonne santé » parce qu’elle change tout, y compris notre manière de regarder le monde. Artaud la veut pour tous, puisque cette fièvre a libéré sa parole, décillé ses yeux, l’a affranchi du carcan de la critique, le ramenant à la poésie. Elle habite le peintre et fait de nous ses proies. Mais la fièvre n’est pas le symptôme de la folie. Des pages durant, Artaud réfute cet argument, il s’y oppose farouchement et c’est évidemment sur ce point que la question du double intervient. Elle se cristallise à travers la figure du docteur Beer qui, dans son article « Du démon de van Gogh », qualifie le peintre de « schizophrène de type dégénéré ». Sa colère contre Beer se mue, dans son texte, en ressentiment puissant contre tous les docteurs qui diagnostiquent les « fous », les discours cliniques des psychiatres ; enfin, dans un ultime mouvement de dilatation, sont visés celles et ceux qui les cautionnent. Ils n’ont rien compris ; pire, ils ignorent la dimension cosmique et ancestrale, la puissance de l’« art des fous », issue d’une mémoire perdue : En face d’une humanité de singe lâche et de chien mouillé, la peinture de van Gogh aura été celle d’un temps où il n’y eut pas d’âme, pas d’esprit, pas de conscience, pas de pensée, rien que des éléments premiers tour à tour enchaînés et déchaînés. Paysages de convulsions fortes, de traumatismes forcenés, comme d’un corps que la fièvre travaille pour l’amener à l’exacte santé18.

Cette fièvre s’apparente à celle qui préexiste à l’acte créateur et fait d’Artaud un être singulier au centre d’une communauté d’artistes maudits, d’une exigence sans mesure. Ils ont tous en commun la 17. Loc. cit. 18. Ibid., p. 53-54.

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souffrance. Comme il le rappelle dans son Van Gogh le suicidé de la société, Artaud fait de cette souffrance une condition sine qua non pour laisser advenir un langage nouveau. Toutefois, il ne saurait être question de contempler l’œuvre d’art, d’en faire le matériau visible d’une compréhension du monde. À titre d’exemple, la phénixologie qui favorise l’étude d’œuvres telles que celle d’Antoine Volodine est le siège d’une transformation radicale qui offre « des éléments premiers tour à tour enchaînés et déchaînés », pour reprendre ici l’expression utilisée par Artaud. Au cœur des tableaux van goghiens, ce qui est mis en avant est le point d’orgue d’une humanité soumise à une guerre perpétuelle. La fable que raconte Van Gogh le suicidé de la société n’est alors pas moins que de la fin d’un monde qui vacille sur ses assises. Quant à l’auditoire, il ne se réduit pas à la figure d’un interlocuteur singulier comme Jacques Rivière. De même, ne sont plus nécessaires ces échanges épistolaires sans lendemain qui avaient cours à Rodez, lorsque les destinataires ne se donnaient pas la peine de répondre au pauvre « fou », au mômo. Artaud a choisi d’en appeler au monde ; que dis-je, il a pris la décision de tout bouleverser. Et c’est van Gogh, le suicidé de la société, qui tient lieu d’argument décisif dans cette lutte contre l’inertie de la société : Non, van Gogh n’était pas fou, mais ses peintures étaient des feux grégeois, des bombes atomiques, dont l’angle de vision, à côté de toutes les autres peintures qui sévissaient à cette époque, eût été capable de déranger gravement le conformisme larvaire de la bourgeoisie second Empire et des sbires de Thiers, de Gambetta, de Félix Faure, comme ceux de Napoléon III19.

Entre contrainte et libération, disparition du monde visible et transfiguration, qui ressemble assez à un mysticisme du posthumain, l’œuvre artaudien incarne aussi à nos yeux ces antiques feux grégeois, armes de combat à la fois scintillantes et funestes, ancêtres de cette cruauté que l’écrivain ne cesse de revendiquer avec passion. De la sorte, les toiles transposent « le mythe de la réalité même, la réalité mythique elle-même20 ». Si notre destin consiste à brûler, à nous consumer sans délai, et que les œuvres d’art sont les sites de cette destruction, que nous faut-il alors penser de ce mal d’époque, de cet épos déchiqueté dont Artaud souhaite représenter l’infidèle chroniqueur ? Son œuvre-vie ne peut d’aucune 19. Ibid., p. 14. 20. Ibid., p. 30.

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manière correspondre aux présupposés retenus par la psychohistoire. Elle propose un régime narratif et interprétatif singulier. Par l’entremise de son pouvoir intrinsèque, elle peut défigurer l’histoire, c’est-à-dire créer absolument et radicalement : Car ce n’est pas un certain conformisme de mœurs que la peinture de van Gogh attaque, mais celui même des institutions. Et même la nature extérieure, avec ses climats, ses marées et ses tempêtes d’équinoxe ne peut plus, après le passage de van Gogh sur terre, garder la même gravitation21.

Ce lieu infiguré, lieu de la disparition22, est parfois défiguré : le point de bascule, dans les toiles du peintre des peintres, est souvent franchi par Artaud lui-même. Mieux, la défiguration est une stratégie significative de l’œuvre-vie, caractérisée par un habitacle mis en pièces, à l’instar du territoire crevassé que les Tarahumaras habitent au cœur de la Sierra Madre mexicaine. Car, bien sûr, cette expérience va traumatiser Artaud au point de ne plus supporter le retour au réel, et que s’ensuivent les années d’enfermement. Tandis que l’infiguration est chez lui l’aveu d’un désespoir – celui de ne plus savoir être au monde –, la défiguration met en scène une monstruosité, une rupture à l’égard d’un ordre normatif. On peut presque parler « d’états de la pensée », de states of mind, pour qualifier ces mouvements formels et pulsionnels qui, on l’aura compris, vont participer à la création de cet homme « nouveau » après l’internement à Rodez. Ce lieu infiguré, défiguré, est alors transfiguré. Pour son œuvrevie, Artaud souhaite cette transfiguration, qui fait appel au pouvoir libérateur de la culture et, après tout, pourquoi pas ? Le poète a depuis longtemps superposé le visage christique au sien. La transfiguration est aussi en soi un ensauvagement, une pulsion animée de mouvements dans un monde courant à sa perte. Cette étude tardive d’Artaud nous engage absolument à penser le mouvement de l’infiguration à la transfiguration en passant par la défiguration. Que cette dernière puisse menacer l’intégrité du sujet, nous en trouvons les traces dans la façon dont le poète perçoit les toiles de van Gogh. Elle n’y est pas attaque contre les fondements du réel, mais vertige 21. Ibid., p. 14-15. 22. Au sujet des balises de cet effacement de soi : l’infiguration de la représentation à teneur référentielle se tient dans un univers délimité par un cadre (un périmètre spatial dans une aire d’action) ; puis la virtualisation de cette forme se tient, elle, dans un univers discontinu qui annihile tout effet de contraste (la distinction entre un dedans et un dehors). Voir Alexis Nouss, Simon Harel et Michaël La Chance, L’infigurable.

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et tourbillon. L’écrit échappe à son créateur. Or, si la voix s’envole et fuit son énonciateur, qu’en est-il de ce lecteur qu’on imagine pris en otage, menacé, soustrait à la communauté des humains, pour ensuite devenir chose, débris, détritus, reste véritablement impur ?

L’ŒUVRE-PROJECTILE ET NOTRE CONFIANCE EN L’ART À sa sortie de l’asile de Rodez, Artaud renoue avec un esprit de vengeance qui le conduit à s’armer de patience, tout en restant à l’affût des formes irréductibles d’une humanité sous tension à laquelle s’oppose une peinture d’un temps sans âme ni esprit, sans conscience ni pensée : « Car s’il n’y avait ni esprit, ni âme, ni conscience, ni pensée, / il y avait du fulminate, / du volcan mûr, / de la pierre de transe, /de la patience, / du bubon, / de la tumeur cuite, / et de l’escharre d’écorché23. »  Artaud écrit tout cela avec sa gueule d’assassin. La matière vivante peut loger dans le cadre restreint d’une toile d’artiste et celle-ci peut nous attaquer à la manière d’un animal sauvage, nous surprendre et nous sidérer jusqu’au moment de la mise à mort qu’une vision trop nette et certainement cruelle implique précisément. Ainsi, pas question d’écrire un catalogue, encore moins un répertoire d’idées reçues ; le texte d’Artaud se veut théorique, même s’il est enflammé. C’est une extériorité qui nous parle sans détours, nous offre à voir un espace bousculé. Ce point de vue modifie de fond en comble notre perception de la confiance que souhaite le lecteur : détachées de leur cadre, les œuvres-projectiles peuvent nous agresser. Elles ne parlent pas de nous dans un climat de calme, il ne s’agit pas davantage de se faire croire que tel ou tel tableau nous est secrètement adressé, que nous en sommes les destinataires. Non. Le tableau n’est pas l’assise d’une croyance qui nous transforme en interlocuteurs dignes de foi. En somme, il ne sert à rien de créer des œuvres si ces dernières, comme l’aurait écrit Freud, demeurent des scénarios-écrans qui perpétuent notre croyance en l’incarnation. Pour toutes ces raisons, les œuvres-projectiles existent. Elles mettent en cause le confort d’une intériorité personnelle qui nous permet de contempler à loisir le monde visible. À l’intérieur des murs du musée, les toiles de van Gogh ne sont pas neutres. Bien au contraire, elles sont actives, déchaînées :

23. Antonin Artaud, « Van Gogh le suicidé de la société », dans Œuvres complètes, tome XIII, p. 52.

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Or, van Gogh, qui s’est fait cuire une main, n’a jamais eu peur de la guerre pour vivre, c’est-à-dire pour enlever le fait de vivre à l’idée d’exister, et tout peut bien sûr exister sans se donner la peine d’être, et tout peut être sans se donner, comme van Gogh le forcené, la peine de rayonner et de rutiler24. 

Le rayonnement interne de la création est le fruit d’une lutte de tous les instants, qui n’est pas sans rappeler la politique de la terre brûlée. Dans cette étrange métaphysique, Artaud se fait le suppliciant : Un jour l’âme n’existait pas, l’esprit non plus, quant à la conscience, nul n’y avait jamais pensé, mais où était, d’ailleurs, la pensée dans un monde uniquement fait d’éléments en pleine guerre sitôt détruits que recomposés, car la pensée est un luxe de paix. Et quel est, mieux que l’invraisemblable van Gogh, le peintre qui a compris le phénoménal du problème, lui chez qui tout vrai paysage est comme en puissance dans le creuset où il va se recommencer25.

Ainsi les œuvres d’art nous fixent-elles de manière énigmatique. À ce sujet, Artaud fait part, avec une expression qui donne le sentiment d’avancer cahin-caha, du « phénoménal du problème ». Cette inversion des données usuelles de la métaphysique n’est pas anodine, et nous ne nous contentons pas de percevoir un univers dont les significations nous font être pleinement comme si cette matrice de sensations nous répondait grâce à un accueil d’une grande prodigalité, mais, au contraire, la vie phénoménale est elle-même une abstraction. Celle-ci nous fait buter sur le caractère apparemment insensible d’un problème majeur, celui de l’origine de la métaphysique. Pour Artaud, les choses, plus que les êtres, nous parlent. Encore que cette qualification nous plonge dans le doute : et si, au lieu d’être le support d’une perception bouleversée, d’une cruauté inscrite à même le matériau pictural, les tableaux de van Gogh nous outrepassaient ? En d’autres termes, la réflexion artaudienne, à propos du rôle dévolu au dédicataire, n’est-elle pas l’expression d’une banqueroute ? Cette apparente absence de générosité de la part du tableau, qui nous refuse la quiétude de l’observation, coïncide avec ce statut de la confiance mise à mal. À cet égard, les toiles van goghiennes nous soumettent la représentation d’une imposture : l’instauration d’un cadre, d’une installation, d’une figuration 24. Loc. cit. 25. Ibid., p. 51.

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est condamnée sans appel. Or, cette mise en cause de la figuration, loin de se réduire à une prohibition conservatrice, veut au contraire réveiller les images d’entre les morts. En dépit de tout, Artaud dit aussi ce que la méfiance (héritage mauvais des jours vécus à Rodez) peut contenir de confiance dans un monde qui tourneboule, qui vire à l’endroit, à l’envers comme dans les délirantes images de van Gogh. Phénomène qu’il nous faut méditer, et qui correspond à la définition de la plasticité psychique dont nous avons déjà parlé. Les heures chevrotantes et suspicieuses, hantées par des cauchemars de fin du monde, des rêves de destruction, laissent place à la joie la plus cristalline : une confiance pure, sans entrave, dans l’œuvre de van Gogh qui nous porte au loin. La joie dont je parle est évidemment cruelle. Elle est guerrière. Et si elle donne l’apparence de la spontanéité, c’est qu’elle fait intervenir des mouvements séismiques, des entrechoquements de la forme et du sens. À suivre cette réflexion, il faut retenir au premier abord cette expulsion hors d’un paysage unifié. Des propos de l’œuvre de van Gogh, on retient trop souvent ces champs de blé qui semblent être d’une surréalité qui force la vision, qui blesse l’œil, tant l’observation du peintre est incisive. Mais comme nous le rappelle avec justesse Artaud à travers son texte sur van Gogh, il ne peut être question, dans un tel contexte, de surréalisme. Ce n’est pas d’un au-delà dont il question, encore moins d’une apothéose de la forme qui prend l’aspect d’une exultation. Artaud nous dit que la joie est réelle, qu’elle n’est donc pas la formulation ampoulée d’un indicible. Cette mise au point peut nous surprendre : le poète n’est-il pas l’auteur d’imprécations, de propos incendiaires ? Comment croire à un quelconque éloge du calme, de la vision du réel à même la peinture de van Gogh ? La joie d’Artaud à laquelle je fais ici référence n’est pas que l’expression d’une quiétude, voire d’une confiance à l’égard d’un paysage, d’un environnement ; c’est une joie dure face au regard du peintre qui est lui-même défenestré. À l’instar de l’œuvre de Stani Nitkowski (frère plus qu’émule d’Antonin Artaud), ce regard (ob)scène est une façon de dire le surgissement de la pulsion, au caractère inopiné.

SORTIR LES TABLEAUX DU CADRE, L’ARTISTE DE SON CORPS ET LES YEUX DU VISAGE Plus que des cimaises, Artaud est à la poursuite de tréteaux, de véritables croix. Ces dernières sont les seuls supports acceptables pour

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des œuvres d’art qui ne se situent pas en retrait, mais qui exercent une véritable confrontation sensorielle. Il nous fait percevoir, avec beaucoup d’intensité, un univers sensoriel qui déborde de toutes parts, et ce, par l’abandon des idéaux du théâtre de la cruauté, de la constitution d’une nouvelle métaphysique de la représentation. L’espace, autrefois sous observation, s’est soudainement ouvert : l’œuvre van goghien n’est pas le support rassurant d’une altérité révélée, la mise en scène d’un interlocuteur crédible favorisant la poursuite d’un dialogue émancipateur. Dès lors, les tableaux sont des objets dotés d’une vie propre. Mais de quelle manière ces objets pourraient-ils être mobiles, si ce n’est par l’ajout d’une puissance que la mécanique autrefois, la technologie aujourd’hui, nous promettent sans relâche ? Artaud privilégie un bouleversement des habitus de la vie quotidienne, et au premier chef la modification de notre perception. La peinture qui le fascine permet cette métamorphose perceptive fort éloignée de la revendication d’une surréalité débonnaire. Faire preuve de réalité dans la joie la plus cruelle – propos que n’aurait peut-être pas désavoué Nietzsche –, telle est la nécessité de l’œuvre d’art. Faire en sorte que le tableau soit l’égal de la réalité, tel est, de plus, ce rêve d’un monde enfin incarné qu’Artaud poursuit obstinément. Les pages sur le peintre des peintres sont de fait d’une rigueur absolue, nous obligeant à circonvenir l’énigme du crédit lorsque celui-ci se fait œuvre d’art. Le tableau, croit-on, est vision et mystère de la vision, perception et aperception. Le réel s’expose plus que nous ne le voyons. Ce discours à propos de la peinture – inspiré en grande partie par la phénoménologie – nous est coutumier : il insiste sur le caractère orphique de l’image, celle-ci faisant disparaître les œillères, nous plongeant dans la nudité du monde visible. Or, fidèle à la perception d’un monde cruel, Artaud en fait un « objet » dans l’intention plus vaste de créer ce corps sans organes. Ainsi, le tableau est un appareil dont la pertinence disjonctive se mesure à la capacité de mobiliser un « autre » corps. La peinture ne tiendrait alors pas lieu de fondement perceptif pour un spectateur, une spectatrice qui voudrait en percer le secret. L’œuvre d’art ne serait plus rivetée au sol. Elle ne ferait pas partie du rituel muséologique. S’il faut réformer le sujet au point d’en faire un corps sans organes, c’est que la vision, obsession de toute matière picturale, doit être castrée : Le visage humain est une force vide, un champ de mort. La vieille revendication révolutionnaire d’une forme qui n’a jamais correspondu à son corps, qui partait pour être autre chose que le corps. […] Ce qui veut dire que le visage humain n’a pas encore trouvé sa face et que c’est au peintre à

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la lui donner. Mais ce qui veut dire que la face humaine telle qu’elle se cherche encore avec deux yeux, un nez, une bouche, et les orbites comme les quatre ouvertures du caveau de la prochaine mort26.

Cet autoportrait dont Artaud ne cesse de singer la description est un masque ravagé par une forme primordiale. Si le visage humain est un « champ de mort », il reste à trouver la forme, à trouver « sa face, et […] c’est au peintre à la lui donner27. » On est en mesure de constater la violence de cette portraiture. À la manière d’un vandale qui s’empare du bien d’autrui, mais surtout fait violence à tout patrimoine qu’il désacralise, le peintre a pour obligation d’informer d’un désastre déjà advenu. Or, la forme est susceptible de s’effilocher, de perdre toute consistance dans la mesure où la preuve est soumise à la plus cruelle dévastation, ainsi le tableau van goghien, qui fait écho au propre travail de dessinateur d’Artaud : J’ai fait venir parfois, à côté des têtes humaines, des objets, des arbres ou des animaux parce que je ne suis pas encore sûr des limites auxquelles le corps du moi humain peut s’arrêter. J’en ai d’ailleurs définitivement brisé avec l’art, le style ou le talent dans tous les dessins que l’on verra ici. Je veux dire que malheur à qui les considèrerait comme des œuvres d’art, des œuvres de simulation esthétique de la réalité28.

Cet extrait de plaquette accompagne son exposition Portraits et dessins d’Antonin Artaud présentée à la Galerie Pierre en juillet 1947, et rappelle combien, pour lui, les limites du corps peuvent être floues. On songera aussi qu’il place les œuvres de van Gogh entre figuration et abstraction, hésitant, et surtout refusant l’enfermement. À ce sujet, le discours du poète varie peu, qu’il s’agisse de ses propres œuvres ou de celles de son double/peintre. Voyons-y une cohorte animée des plus mauvaises intentions, l’expression d’un vandalisme consistant à détruire le visage, à le piétiner. Voilà qui nous engage dans un monde où le discrédit affiche son pouvoir. Pour mieux en finir avec la trop nette lisibilité du visage humain, il faut lui arracher son masque mortuaire, renouer avec une antique cruauté pour laquelle la forme du vandalisme est un rapt, une expiration pour rejeter au loin la douleur :

26. Antonin Artaud, Œuvres, p. 1534. 27. Loc. cit. 28. Ibid., p. 1535.

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D’un souffle à un souffle passe un corps. Et l’opération de faire passer un corps de sensibilité authentique d’un souffle à l’autre n’a rien de plus mystérieux et de plus magique que de créer un corps synthétique dans un laboratoire de chimie, la seule différence est que si l’opération se fait de plus en plus dans les laboratoires de chimie, elle a depuis des siècles cessé de se faire au théâtre, or si la chimie manipule des corps abstraits de matière morte le théâtre manipule des corps animés et concrets de sensorialité et de volonté29.

Ce qui réfère à l’univers du théâtre en tant que laboratoire de synthèse de formes corporelles à venir conserve toute sa valeur à propos de la peinture. Le musée, la galerie d’art, tout comme l’amphithéâtre de la Sorbonne, la salle à l’italienne, sont des lieux où l’on présente un répertoire, un catalogue, une représentation. De ce point de vue, le visage humain, tel que nous le voyons, est une convention qu’il faut éreinter. Mais qu’y a-t-il sous ce visage ? « Il y a dans le monde de la sensibilité des timbres, des volumes de voix, des masses de souffle et de tons qui forcent la vie à sortir de ses repères, à laisser libres sur la hauteur de l’anatomie humaine les organes et les forces qu’elle se complaisait à emprisonner30 », écrit Artaud. Quelle admirable expression que cette « hauteur de l’anatomie humaine » qui évoque un voyage en montagne, un parcours qui se prête à la contemplation ! Ainsi plonge-t-on dans l’indécision. Nous voudrions bien percevoir un paysage composé de formations squelettiques, de vallées de chair, d’arêtes vertébrales, en des formes presque fantastiques du corps humain. Dans cette contemplation, le sujet est en mesure de se frayer un chemin au cœur d’une nature apaisée. À la manière des représentations tortueuses de l’imaginaire du posthumain (cette fin de l’histoire que nous accréditons à coups d’innovations technoscientifiques), il est question de se déplacer dans un monde devenu soudainement silencieux. À observer les choses sous cet angle, Artaud, avec sa faconde, ne se contente pas de cette vision de surplomb. Bien au contraire, l’épiphanie se transforme en vision de douleur. La contemplation d’un univers sensoriel mis à nu par cet essai sur van Gogh ne se traduit pas par un surcroît d’authenticité perceptive. Alors que le corps peut faire l’objet d’une saisie plastique, il se transforme en relique, déchet, tombeau. À suivre ce point de vue, le monde des formes, qu’il s’agit de saisir avec plus d’acuité, est trompeur. Le musée, tout comme l’espace théâtral, sont 29. Antonin Artaud, Cahiers d’Ivry : février 1947-mars 1948, vol. 2, p. 1408-1409. 30. Ibid., p. 1409-1410.

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des espaces faussement rassurants31 qui induisent une mobilité sous influence. Tout le problème relatif à la contemplation des œuvres d’art, de van Gogh à Balthus, relève moins d’une quête métaphysique que d’un appareillage. Cet essai nous indique que le rapport dit naturel entre l’observateur et l’observé est une imposture décisive qui fonde le maintien, puis la consolidation, de notre métaphysique. Voir, puis percevoir, telles sont les conditions d’un approfondissement de l’être pour lequel la fixité du monde plastique tient lieu de centre organisateur du monde. Dans de tels boîtiers d’écriture, le poète et le peintre jouent aux apprentis sorciers puisqu’il s’agit de faire surgir de l’œuvre un contenu inédit, une signification qui, placée au-dedans, ne demande qu’à apparaître. Artaud nous indique pourtant que cette disposition de l’œuvre d’art dans un espace circonscrit, loin de justifier l’établissement d’un rapport de confiance, ne cesse de nous induire en erreur. Le statut de la confiance (et de la méfiance) fait donc partie intégrante de cet appareillage qui, au musée, ou dans les livres, nous fait voir avec obscénité un univers qui s’évertue à signifier, à nous communiquer, dans les affres de l’interprétation, une volonté d’être au monde. Voilà l’origine d’un discrédit qu’Artaud décrit avec insistance, tant il semble à ce dernier que les œuvres ne nous parlent plus, à la différence des anciens rituels cosmogoniques. Tandis qu’Artaud rêve encore, au cours des années 1930, à un théâtre de la cruauté faisant appel aux forces vitales d’une humanité conquérante, affamée d’images et de représentations explicatives du monde, la traversée du musée de l’Orangerie en février 1947 inaugure un tout autre parcours. Voilà un homme seul avec sa vision, qui traverse les salles à grandes foulées, ne s’arrête qu’à peine et part vite, à la manière d’un voleur, dès que la foule se densifie. Ce sujet, une fois devant les toiles puis sa page blanche, est halluciné, en proie à d’intenses visions. Les années d’internement ont en effet laissé des traces manifestes. Les Grands Récits fondateurs du théâtre de la cruauté sont en perdition : la peste de Marseille, les mystères d’Éleusis, les emportements déclamatoires de tribuns qui, sur les scènes publiques, incitent aux outrages, tous ces faits et gestes n’appartiennent pas à un passé dérisoire, mais sont à présent problématiques. Reste l’homme, seul, en proie à un défaut de vision. Voilà sans doute ce qui nous permet de distinguer le jeune homme exalté, malgré l’asthénie explicite de la correspondance avec Jacques Rivière, du 31. Ces espaces sont semblables à ce que nous avons appelé des boîtiers d’écriture, à propos de l’œuvre de Michel Leiris.

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sujet en proie à la solitude au moment de la contemplation des toiles de van Gogh au musée de l’Orangerie.

ARTAUD ET VAN GOGH : DE SUICIDÉS À RESSUSCITÉS Le titre Van Gogh le suicidé de la société est une fusée lumineuse dans le ciel, qui éblouit et marque notre rétine à tout jamais. Il est l’expression d’une revendication et d’une atemporalité : van Gogh est le suicidé de la société. La société a provoqué sa mort. L’ellipse du verbe dans le titre choisi permet de concrétiser, à la faveur d’une temporalité masquée, le caractère intemporel et actuel du suicide du peintre. Pour le temps présent et à venir, van Gogh est cet homme suicidé. Ce serait restreindre la portée du projet artaudien que de croire le contraire. La projection qui anime le poète dès qu’il quitte le palais de l’Orangerie et que, à la faveur d’une discussion avec son ami Loeb, il se met à écrire… La projection sur van Gogh est une façon de fracasser la persona du double pour rejoindre les mondes de la fiction. Les mondes ? C’est la toile de tableaux qui, dans leur dimension visuelle, nous transforme, nous éloigne de l’unité du corps, nous démembre, en somme. Mais la question à se poser est simple : Artaud se perçoit-il aussi en suicidé de la société, comme van Gogh et avant lui Nerval, Baudelaire, Lautréamont ou encore Poe ? Peut-être, bien que dans son cas, son désir absolu de faire œuvre l’éloigne des idées les plus noires. Son œuvre-vie est plus grande que lui, et depuis la correspondance avec Rivière, il la nourrit de sa propre souffrance. Ce qui est certain, à bien y regarder, c’est que van Gogh et lui sont des astres errants. Artaud révolutionne donc l’approche du peintre. Il devient son presque double – le dernier d’une liste ayant débuté avec Héliogabale. Car c’est de la renaissance d’Artaud qu’il s’agit aussi, on l’aura compris. Les deux artistes sont unis par la folie, par l’incompréhension de la société en général, et par celle des médecins en particulier. Mais voyons clair dans ce jeu artaudien : cet essai n’est pas un prétexte pour recourir à une figure d’autorité afin de mieux établir sa légitimité à la suite de la sortie de l’asile de Rodez. Cette « renaissance » d’Artaud qui fut souvent présentée comme le climax de son œuvre poétique est à prendre en compte, sa mythologisation aussi. En effet, la figure du poète qui a connu l’enfer de l’enfermement, l’administration d’électrochocs, le tumulte intérieur de la folie, et qui revient à Paris, entouré de jeunes admirateurs représentant en quelque sorte sa garde rapprochée, est à un certain point, n’en doutons pas, une scénarisation littéraire finement orchestrée.

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Derrière l’idée que la société a tué van Gogh, la question famille resurgit de manière inattendue. À la fin du texte, après avoir dit tant et tant contre les médecins, Artaud explique que le suicide du peintre a une raison d’ordre familial : van Gogh écrit à son frère Théo qu’il doit en finir, qu’il ne veut pas être une « bouche de trop à nourrir32 », alors que son frère va être père. Et donc, van Gogh, oncle. Cette naissance-là signe en quelque sorte son arrêt de mort, ce qui pour Artaud a une résonance singulière, si l’on songe qu’il a sa vie durant effacé ses origines pour mieux se recréer une étrange famille à la tête de laquelle il est le « père » toutpuissant. On se souviendra de l’interdit aux filles de son âme de s’éloigner de lui, de la totale soumission qu’il réclame. Alors l’idée d’être en « trop » (Artaud précise bien, une « bouche de trop » et non « une bouche de plus ») raconte une énième fois, s’il le fallait encore, que le corps doit s’évider entièrement, et pas seulement de ses organes. Tout doit disparaître, y compris la bouche, celle qui permet de dire, d’affirmer, de refuser, de se dresser contre Dieu.

OÙ TOUT FINIT, CE N’EST QU’UN DÉBUT Les paysages ébréchés d’un van Gogh, l’écriture ravinée d’un Antonin Artaud nous redisent combien il faut se méfier de notre perception du réel. Ils réclament de notre part une confiance, comme celle qu’Artaud accorde au peintre, en qui il reconnaît un frère, un double. La famille se recompose : aux filles de son âme s’ajoute un frère, un jumeau en quelque sorte, puisque van Gogh prend la place du double, au même titre que le personnage historique Héliogabale (en littérature) et que le fictif Mômo dans le miroir (sur la scène théâtrale). Attentif comme toujours aux réversions hallucinées du sens et de la forme, Artaud ne peut être que saisi de joie cruelle face aux paysages de van Gogh. Mieux, il offre sa confiance au peintre au point de l’avaler symboliquement – de manger son mort, en somme – sans crainte d’être empoisonné. Car, on ne l’oubliera pas, le poète est souvent en proie à des délires de persécution, lui faisant croire qu’on veut attenter à sa vie. Faire confiance, dans un tel cas, ne va pas de soi. Van Gogh, c’est en quelque sorte le pharmakon qu’Artaud ingurgite volontairement, comme il le fait d’ailleurs avec toutes les drogues qu’il reprend dès son arrivée à Paris – opium, laudanum, héroïne, sirop de 32. Antonin Artaud, « Van Gogh le suicidé de la société », dans Œuvres complètes, tome XIII, p. 61.

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chloral… Le pharmakon van Gogh lui procure une joie étrange compte tenu du contexte de révélations, d’épiphanies, de trouées sensorielles qui interviennent lors de la contemplation des toiles du peintre, au même titre que l’observation d’une danse rituelle des Tarahumaras ou l’audition d’un gamelan balinais. Être un voyant, tel est l’objectif d’Artaud. Apprendre à se défaire peu à peu d’un habitacle qui tient lieu de corpstombeau, tel est aussi son point de vue. Celui-ci cherche à favoriser la désacralisation des formes reconnues du croire, à encourager le discrédit en ce qu’il implique une disqualification du sujet. Pour ces raisons, rien de tel que le vandalisme, d’autant que ce dernier est perçu comme un acte de désacralisation des habitus sociaux. À ce titre, il se conjugue à la consécration de la pathologie (la maladie, en tant que norme d’interprétation des habitus). Ensemble, la consécration de la pathologie et du vandalisme nous engage sur la voie de la transfiguration. On ne saurait négliger, à propos de la transfiguration, cette autre façon d’être au monde. Que nous dit Artaud à ce sujet ? L’expérience shamanique est un devenirautre, et l’art de van Gogh peut conduire au même point, puisqu’il contient en soi un remède puissant : la voyance. Cette médication singulière qui requiert l’ingestion de l’artiste van Gogh (et de ses œuvres) lui réussit d’une manière inattendue : si elle ne soulage qu’un temps le corps du supplicié, elle va lui permettre de renouer avec les grands textes destinés à la publication qu’Artaud écrit en sachant qu’ils auront un jour un lecteur, une lectrice. Le poète reprend une place dans l’ordre symbolique et social qui lui avait été refusée lors de ses longues années asilaires – qui étaient, de fait, des années d’exil. En somme, il s’ancre de nouveau dans une parole entendue et comprise. Doublement comprise, dirais-je même : si son essai surprend, bien sûr, la décision de l’éditer est évidente ; il est très bien reçu par les critiques. Il est lu. Apprécié. Le 16 janvier 1948, Van Gogh le suicidé de la société reçoit le prix Sainte-Beuve dans la catégorie « essai ». Cette reconnaissance est certes entourée d’incompréhension et de doutes en ce qui concerne Pour en finir avec le jugement de dieu. À l’instar du Van Gogh, cette pièce radiophonique a un lieu de destination. Mais elle fait peur. Programmée le 1er février 1948, elle est finalement annulée, du fait de son langage, de sa forme, de l’éructation d’Artaud. Qu’importe. Avec Van Gogh, Artaud est en marche, il continue de noircir ses cahiers, ignorant de ce qu’il adviendra de ces suppliques sans véritable destinataire, sans lieu prédéfini pour être hébergé, accueilli – même mal.

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Artaud gagnera, au final : Pour en finir avec le jugement de dieu sera diffusé en avril 1948. Même si cette victoire est posthume – il meurt en mars –, elle en dit long sur le processus qui est à l’œuvre à partir de là. Rassembler, trier la masse colossale des cahiers écrits par Artaud. Plus de 400 cahiers qui n’ont pas encore trouvé la voix qui les fera vivre. Une femme, Paule Thévenin, en fera la mission de sa vie, elle portera à bout de bras ce travail titanesque. Grâce à elle, le mythe Artaud se précise, et rompt définitivement avec les liens biographiques de départ. C’est le propre du mythe que de s’affranchir de sa généalogie. Après tout, on ne pouvait s’attendre à moins pour celui dont les derniers mots furent : « De continuer à / faire de moi / cet envoûté éternel / etc. etc.33. »

33. Antonin Artaud, Cahiers d’Ivry : février 1947-mars 1948, vol. 2, p. 2328.

P O S T FA C E

Printemps 1993 : les Journées internationales Artaud à Montréal

L

a pensée Artaud, la subversion Artaud à Montréal, durant deux mois en 1993, c’était comme une évidence pour moi. L’heure était venue de proposer un événement à la hauteur du personnage, de celui qui était en train de devenir un mythe et qui, dans mon esprit, n’était pas encore cet astre errant. Interrogé alors par Stéphane Baillargeon, critique au Devoir, je l’affirmais, cela devait avoir lieu à Montréal, nulle part ailleurs : « Ici, les cultures dialoguent avec fougue et passion, mais la chose est possible. Montréal aussi joue sur les limites, les frontières, la métaphore et la transversalité, peut-être l’abîme1. » Aujourd’hui, je le crois toujours. Je plonge au cœur de mes souvenirs artaudiens à Montréal. D’abord, ma rencontre avec Lamberto Tassinari dans un restaurant du boulevard Saint-Laurent au début des années 1990. Lui, le prince milanais de la transculture montréalaise, m’avait accueilli dans ce qui ressemblait à une cafétéria italienne improvisée. C’était un être efflanqué, un homme qui me dépassait d’au moins une bonne tête. Quand il me parlait, il se penchait vers moi avec une forme de bienveillance dont je ne savais si elle était réelle ou feinte. Nous avions mangé des spaghettis debout, les assiettes déposées sur le rebord d’un comptoir. Je lui ai demandé s’il accepterait de se lancer dans l’aventure d’un événement culturel « Artaud » qui devait se tenir en mai 1993. Lamberto m’avait alors regardé du haut de sa silhouette de gentil géant, puis s’était penché vers moi pour me répondre « oui ». 1. Voir Stéphane Baillargeon, « Antonin Artaud. Poète et martyr », Le Devoir, 15 et 16 mai 1993. Lire : https://galerie.uqam.ca/wp-content/uploads/1993_Artaud_ presse.pdf.

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Dans l’enthousiasme de ces journées, j’avais le désir de créer, avec quelques collègues et amis, un lieu de passage pour le poète et l’homme de théâtre que fut Antonin Artaud. Comme j’ai toujours eu l’ambition de contribuer à faire de Montréal une ville baroque et transculturelle, y installer la pensée artaudienne me semblait évident. Pour y arriver, je m’étais lié à des personnages plus grands que nature, Martine Dumont et Denis Martineau au premier chef, puis Lamberto Tassinari. Avec une énergie décuplée, nous avions le projet un peu fou de faire que le mois de mai 1993 soit tout entier consacré aux œuvres de l’écrivain, à la manière dont les créateurs d’ici pouvaient l’interpréter. C’est pourquoi les Journées internationales Antonin Artaud, ainsi que nous les appelâmes, avec un ton un peu grandiloquent, j’en conviens, ne se résumèrent pas au colloque. Ce dernier fut la pointe de l’iceberg, la manifestation sérieuse, exigeante pour l’auditoire qui entendait parler du matin jusqu’au soir de psychanalyse, de sémiotique des passions, d’ethnologie poétique ou de performance théâtrale. Désormais, pensais-je, j’allais faire partie des ambassadeurs transculturels de la cité. Et tandis que Lamberto rêvait que les rivières souterraines de Montréal soient de nouveau mises à contribution pour créer une Venise septentrionale, je commençais à imaginer un colloque complété par des expositions aux quatre coins de Montréal, des rétrospectives cinématographiques, des lectures théâtrales… Je voyais grand, en cinémascope, et de ces rêves est née, effectivement, une rétrospective cinématographique ambitieuse à la Cinémathèque québécoise. En outre, l’événement-happening Antoneo Artaud ex-cathedra a été présenté au centre de créativité des salles du Gesù. Les œuvres de Massimo Guerrera, et de Richard Parent, de Mark Prent, d’Alain Paiement, parmi d’autres, firent partie de cet événement. S’ajouta l’exposition Autour d’Artaud. Figures et portrait vertigineux à la galerie de l’UQAM sous la direction de Martine Dumont, qui affichait des toiles rassemblées pour la première fois en un portrait conceptuel cohérent, de Nitkowski au baron Pierre Courtens. Il y eut aussi Viande mystique à la galerie Optica, une présentation d’œuvres d’artistes québécois à la galerie Graff, sans oublier une exposition multimédia au foyer de la salle AlfredLaliberté. Bref, une multitude d’événements, en partie clandestins, ont été dispersés dans la ville. Artaud se prêtait bien, il faut le dire, à la persistance d’un imaginaire underground. Ce qui s’est passé en ce mois de mai 1993 est ancré chez nous, relié à notre histoire, à notre actualité. La terre promise, événement théâtral sous la forme d’un montage de textes présenté par Martine Dumont, en atteste. De Martine, que pourrais-je dire ? Elle revenait de France où elle

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avait fait des stages chez Vitez et John Strasberg’s The Real Stage. Elle était actrice quand je l’ai connue, enseignait le théâtre et avait pour ambition de faire entendre le panindianisme d’Artaud quelques années après la « crise d’Oka » de l’été 1990. La « crise d’Oka » opposait la municipalité d’Oka, qui souhaitait permettre la création d’un terrain de golf dans une pinède, aux Mohawks de Kanehsatà:ke, qui revendiquaient celle-ci comme un territoire autochtone, plus encore un espace qu’ils jugeaient sacré, un sanctuaire. Mais il était sans doute trop tôt pour espérer amorcer des démarches de réconciliation et faire de l’œuvre d’Artaud dans les Amériques l’objet d’une réflexion sur le colonialisme interne de la société québécoise envers les communautés autochtones et les enjeux historiques soulevés par l’établissement des colonies de peuplement français et britannique. D’une certaine manière, nous étions des passeurs interlopes qui tentaient de faire entendre la voix et l’œuvre d’Artaud et qui, à leur manière, brassaient les questions identitaires, celles de l’authentique et de la réalité. À ce titre donc, La terre promise mettait alors l’accent de façon prémonitoire sur la réalité autochtone de l’œuvre d’Antonin Artaud au Québec. Tout cela, en plus du colloque qui se déroula à l’UQAM, représenta des moments forts du mois de mai 1993. Et le catalogue ! Comment oublier la production d’un catalogue d’exposition avec la revue Vice Versa ? Car Tassinari avait décidé de produire un catalogue d’exposition, rien de moins. L’aventure lui coûta très cher, les coûts de production ayant été sous-évalués. Nous imaginions vendre des centaines d’exemplaires. Au bout du compte, le lecteur parut décontenancé. Avec la générosité et le sens de l’honneur qui le caractérise, Lamberto ne me parla jamais de cette déconvenue. Quand j’y songe à présent : était-ce trop ? Avions-nous la folie des grandeurs ? Sans doute. En tout cas, notre enthousiasme était sans faille. Les Journées de 1993 eurent donc cet excès baroque que d’aucuns y ont vu à l’époque. J’aime cette idée du baroque, plus que celle du surréalisme trop souvent attaché à Artaud. Oui, je revendique pleinement cet Artaud baroque. Machine force éructante de feux le corps premier ne connaît rien ni famille ni société, ni père ni mère, ni genèse hantée

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par les sbires des institutions des entités. – Il ne connaît rien. Il éructe. Des poings. Des pieds. De la langue. Des dents. C’est un barattement de squelettes barbares sans fin ni commencement, un effroyable concassement ardent2.

TRAJECTOIRES. CELLES ET CEUX QUE L’ON CROISE Les souvenirs qui remontent à la surface sont liés aux êtres que l’on croise, qui nous marquent. Ils nous viennent souvent sous la forme de flashs. Guy Rosolato, avec ses lunettes à la monture de corne, faisait sérieux et engagé dans la réflexion qui eut cours lors des trois journées du colloque. À côté de lui, Jacques Hassoun, qu’il ne fréquentait pas, alors qu’ils travaillaient tous deux à Paris. Hassoun avait tout de l’être en mouvement, porté par une forme de frénésie intérieure qui le conduisait à ne vouloir rater aucun colloque, à lire tous les livres, à ne jamais céder devant une invitation qui lui permettait de porter sa pensée au-devant de la scène, dans un mouvement d’improvisation et de rigueur cérébrale dont nous devenions les témoins. Rosolato, né à Istanbul, Hassoun, ancien membre de la Ligue communiste, René Major, né au Québec et installé en France depuis sa formation en psychiatrie à l’Hôpital Sainte-Anne, tous ces personnages plus grands que nature ont fait du colloque une aventure intellectuelle. Nathaniel Tarn, le grand poète américain, échangeait avec le New-Yorkais Sylvère Lotringer. Je m’étonnais de constater combien ce spécialiste de l’ethnopoétique proposait une vision d’Artaud enracinée dans le territoire américain. Il était d’ailleurs étonnant de constater les différences de lecture entre les chercheurs des Amériques et ceux provenant d’Europe. 2.

Antonin Artaud, « Cahier 295, mai 1947 », dans Œuvres, p. 1519.

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Serge Ouaknine avait offert une performance tout artaudienne, au point de renverser le lutrin qu’il bousculait des pieds et des mains. Parmi les lectrices de La terre promise, il y avait la grande actrice Han Masson. Mes rêves me traversent, et je garde en mémoire quelques événements plus surprenants les uns que les autres, comme d’avoir offert, avec Martine Dumont, une balade en voiture dans les Cantons-de-l’Est aux peintres Hucleux et Desclozeaux. Quant à Hucleux, je n’ai plus de souvenir net de sa personne, sauf par l’entremise de son autoportrait réalisé à la mine de plomb, lui qui avait d’ailleurs si bien croqué Mitterrand et Pompidou. C’était une belle journée de mai pour faire du tourisme. Les conversations furent à la fois agréables et anodines, ce qui permit de nous dégager de la présence obsédante d’Artaud, de l’exigence que l’œuvre picturale imposait à nos amis. Nous nous retrouvâmes, je ne sais par quel hasard, à proximité de l’observatoire du parc national du Mont-Mégantic. À ma surprise, la conversation vira vers le monde supranaturel, les manifestations de la présence des extraterrestres dans la région, la contemplation du ciel et des ovnis qui, avec une forme de sérénité dont nos interlocuteurs voulaient nous convaincre, nous circonvenaient. Nous nous trouvions en territoire possédé par des forces inconnues, nous contemplions à vrai dire des mondes et des paysages qui nous demeuraient étrangers. Je m’aperçus avec surprise que mes amis peintres étaient des personnages hallucinés, la tête levée dans l’immensité du ciel que perçaient des milliers d’étoiles au beau milieu de cette nuit de mai. Je me souviens d’avoir éprouvé, je ne sais trop comment dire, non pas de la peur ni de l’inquiétude mais de l’étonnement, pour ces peintres qui tout à coup extériorisaient leur peinture, qui avaient souvent pour motif l’œuvre d’Artaud, dans le vaste univers. Pour ma part, je demeurais un lettré, pas encore émancipé du discours que je tenais au sujet d’Artaud et de l’œuvre que je lisais, n’arrivant pas à me projeter dans la folie douce des peintres-amis qui me faisaient entrevoir des formes qui me demeuraient la plupart du temps inscrutables.

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ARTAUD, L’ASTRE ERRANT

TRAJECTOIRE AU FÉMININ Je plonge au cœur de mes rêves. Je ne veux surtout pas me souvenir. Je ne veux pas aller plus loin que quelques fragments. Dans ce que j’ai écrit au sujet d’Antonin Artaud, j’ai défendu le principe d’une disparition, voire d’une désincarnation qui libère le sujet de ses entraves corporelles. Ainsi donc le corps est un état illimité qui a besoin qu’on le préserve, qu’on préserve son infini. Et le théâtre a été fait pour cela. Pour mettre le corps en état d’action active, efficace, effective, pour faire rendre au corps son registre organique entier dans le dynamisme et l’harmonie. Pour ne pas faire oublier au corps qu’il est de la dynamique en activité. Mais cela qui le sait encore dans un monde où le corps humain ne sert plus qu’à manger à dormir à chier et à forniquer3.

La postface que je rédige est-elle la contestation de ce principe de disparition ? Non. Parce qu’il y avait Paule. Paule Thévenin. La dédicataire d’Artaud.

Mais je vais trop vite, je m’emballe. Il faut en revenir à la pensée circulaire, qui toujours chez moi est une tentation, une invitation. La pensée circulaire n’est pas la répétition d’un propos. Il faut tenter de comprendre le tour d’un argument, une ronde qui m’attire. Sans doute est-ce un vertige, la soif de la perte d’équilibre qui voit le jour dans l’éloge 3.

Ibid., p. 1518.

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de la pensée circulaire. Cet éloge ne consiste pas à redire la même chose sous une autre forme, encore que cela ne soit pas interdit. Dans les remaniements de la forme et la façon dont nous disons les choses, on trouve matière à toutes sortes d’interprétations dans la mesure où le langage n’est pas Un. Il se forme et se déforme sans cesse ; comme un autre mot à la mode le laisse entendre, il est fluidité. Une telle façon de penser provient de ma formation intellectuelle, de mon intérêt pour la psychanalyse sur des décennies, de mon abandon progressif de cette dernière (ou du moins un recul, une mise à distance), au nom de raisons personnelles et professionnelles. C’est un fait, je ne lis plus Artaud de la même manière. J’ai l’impression de le voir avec de nouveaux yeux, pas seulement son œuvre-vie, mais Artaud lui-même, tel qu’il apparaît dans ses dessins, dans la manière dont il écrit au sujet de son « frère » van Gogh, ma façon dont il n’est, en fin de compte, qu’un astre errant qui traverse le ciel en laissant derrière lui des traînées de lumière. Quelque chose s’est joué. J’ai donc tenté ici de faire place à ce qui m’apparaissait inimaginable il y a plus de trente ans : Artaud au féminin. Ou plutôt, de questionner la place du genre dans sa trajectoire. Ce n’est pas que j’avais jusqu’à récemment ignoré la présence-absence du féminin dans sa production. Au moment d’écrire ma thèse de doctorat, sous la direction de Julia Kristeva, j’avais entrevu une écriture matricide et un agrippement au féminin-maternel en étudiant Les mères à l’étable. Cependant, les discours de l’époque mettaient l’accent sur la fonction de la métaphore et la loi du Nom-du-Père dans la psychose. Je me retrouvais orphelin de la pensée d’Artaud, incapable de la traverser, ainsi que je peux le faire aujourd’hui grâce aux filles d’Artaud, les messagères, les amazones qui m’ont aidé à écrire ce livre. Ces filles ont été pour moi précieuses, parce qu’elles ont su interroger la dimension de la métamorphose chez Artaud. Cela semble simple, mais la lecture de toute œuvre que vous aimez vous conduit subrepticement à aimer l’auteur ou l’auteure qui est la ressource première de toute création. De fil en aiguille, cette lecture vous conduit à habiter le corps de l’auteur. Mais ces formes de l’incorporation ou de l’introjection de l’œuvre, dans ses formes partielles et plénières, varient selon un ensemble de configurations psychiques, personnelles et symboliques qui changent d’ailleurs avec le temps. Ce ne peut être un hasard si je me suis mis à lire Artaud au moment où Neil Armstrong pose le pied sur la lune. Du moins à quelques années près, mais pour moi ça ne compte pas : les deux sont associés dans mon esprit. Je suis à la recherche de l’astre errant depuis ce jour. Les Journées internationales Antonin Artaud n’étaient qu’une balise dans ma trajectoire.

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LE DON À PAULE Je pense à Paule, je revois son visage à Paris alors qu’elle s’asseyait à une petite terrasse, non loin de son appartement logé dans La fabrique, une ancienne marbrerie de briques transformée en lofts et appartements au début des années 1970. Paule était malade, je ne le savais que trop puisqu’elle nous avait dit qu’elle ne pourrait pas être présente à nos Journées. Martine et moi allions la voir dans le douzième arrondissement. Nous marchions de la Place de la Bastille jusqu’à son appartement. Alors que je pense à tout cela (et que je m’étonne de ces souvenirs que je n’ai pas convoqués depuis une éternité), je m’aperçois que le livre que j’ai à l’esprit se veut une tentative d’être fidèle à l’esprit d’une jeunesse, ce que j’appelle encore l’énergie du désespoir. Les souvenirs m’envahissent, comme si tout s’était passé hier, comme si je pouvais toucher la main de Paule dont les douleurs étaient masquées par la morphine4 lors de nos visites parisiennes. Dans son appartement rempli de livres et de tableaux, de tapis orientaux, comme dans une caverne où de rares rayons de soleil perçaient, elle nous recevait, alors, Martine Dumont et moi, avec la curiosité des personnes âgées à l’égard des jeunes gens. Dans un mouvement de transmission générationnelle (comme le disent les psychanalystes), elle attendait que nous habitions à notre tour l’œuvre d’Antonin à nos risques et périls. Elle avait raison de nous mettre en garde : les ayants droit d’Artaud obtinrent l’interruption de sa publication des œuvres complètes chez Gallimard, et pour nous, en Amérique, les événements se précipitèrent aussi. Comme une traînée de poudre, les controverses parisiennes se déplacèrent à Montréal avec une impression de décalage, voire d’incompréhension culturelle, qui ne tenait cependant pas à l’ignorance du public ni à la méconnaissance de l’œuvre. Non. Autre chose se jouait, qui était de l’ordre de querelles intestines, de batailles sur qui a le droit ou non de parler de l’œuvre. Ainsi, la veille de la première journée du colloque, nous recevions une lettre officielle du neveu d’Artaud nous sommant d’interrompre nos activités, faute d’avoir reçu son autorisation d’héritier. C’est dire la complication qui entoure l’étude de l’œuvre ! Le ton était donné. Mais nous avons tenu bon. Nous rêvions d’un Artaud impur. L’intervention à tout prendre ridicule du neveu d’Artaud nous indiquait néanmoins que la question de la succession de l’œuvre n’était pas anodine.

4.

Atteinte d’un cancer, Paule Thévenin meurt en septembre 1993.

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Les événements de mai 1993 furent de fait un don à Paule et par-delà Paule, un don à Antonin-Artaud-le-mômo, dans la mesure où nous savions que Paule avait reçu une lettre du poète qui, la veille de sa mort, l’autorisait à prendre soin de ses écrits, de s’occuper de leur destination, tout autant que du paiement des sommes dues. Mais elle ne se cantonna pas à transposer les écrits d’Artaud à la manière d’un observateur. À partir des dessins, des cahiers et de tout ce qu’elle put recueillir de l’œuvre d’Artaud, elle fit bien davantage durant quarante ans, dans l’ombre et la solitude. Et elle le fit avec l’assentiment de son ami, à défaut de celle de sa famille qui batailla rudement. À ses yeux, et sans doute à raison5, Paule s’est sentie investie d’une mission, et c’est ainsi qu’elle sauva l’œuvre, d’abord, puis qu’elle s’employa à la déchiffrer avec une infinie patience. Quarante ans durant, donc. Dans cette logique, il était vital pour nous de ne pas trahir cette filiation littéraire, de faire une place à Paule même si elle ne vint pas à Montréal, du fait de sa maladie. S’il y a un sens à parler de postface, en définitive, c’est pour indiquer que la mort de Paule Thévenin, peu après ce colloque, inaugura un changement radical dans la manière dont l’œuvre d’Artaud fut cataloguée, catégorisée, remise en selle sous la nécessité d’un lissage universitaire. En témoigne, par exemple, la publication des œuvres dans la collection « Quarto » de Gallimard. Ce n’est pas le Antonin Artaud que je préfère, la présence de Paule Thévenin manque absolument, ainsi que l’attitude rebelle qui fut la sienne tout au long de sa vie et qui prend l’aspect, ainsi que Bernard Noël le mentionne, d’une quasi-transsubstantiation corporelle et d’une proximité psychique insondable. Lors de notre colloque de 1993, j’étais heureux. Est-ce si surprenant ? Artaud et moi, Artaud et nous, une singulière troupe de fantômes du poète-écrivain-acteur-metteur en scène et des créateurs, universitaires, chercheurs, baroudeurs de l’inconscient, des dur(e)s à cuire, allions créer les Journées internationales Antonin Artaud. En quelque sorte, à ce moment-là – je n’ai compris que très récemment, en pensant astre errant, avatars et dédicataire –, Antonin est devenu Paule par l’intercession d’un féminin dans l’œuvre. Et cet Artaud-Thévenin, cet Antonin-Paule, nous l’avons accueilli à bras ouverts à Montréal au cours du mois de mai 1993.

5. Voir à ce sujet Jean-Pierre Thibaudat, « L’affaire des manuscrits d’Artaud, thèse et antithèse ».

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LA CIGALE Aujourd’hui, j’ai lu un article sur le cycle de reproduction des cigales du nord-est des États-Unis et de certaines régions dûment identifiées par les entomologistes. Un reportage fascinant. Ces cigales (des nymphes) se reproduisent tous les dix-sept ans. Elles sont des milliards. Au jour près, elles creusent leurs chemins sous la terre jusqu’à la lumière. Toutes ces années, elles ont vécu dans le sol où nous marchons, jouons au tennis, cultivons nos jardins et tondons parfois le gazon. Elles se libèrent de leurs carapaces (le fameux exosquelette cher à Bion), déploient leurs ailes, s’envolent vers l’arbre le plus près où un mâle, parmi la multitude, entonnera son plus beau chant avant l’acte reproducteur. Et puis, c’est la fin. La cigale femelle laisse ses œufs sur le sol, à proximité d’un arbre où elle a trouvé refuge, et ces œufs s’enfonceront dans la terre. Elle tombe de l’arbre, de même que son beau mâle. Ils meurent, et c’est tout. Ou non, pas tout à fait : dix-sept ans plus tard (oui, dix-sept ans !), les larves devenues nymphes devenues cigales entameront de nouveau un cycle de reproduction. Je circule de nouveau dans mes rêves, auxquels s’ajoutent mes rêveries, et me souviens à nouveau et pêlemêle cette fois de la communication de l’ami Carlo Pasi, des vacarmes de Serge Ouaknine lors de sa prestation qui se voulait une démonstration en acte du théâtre de la cruauté, de la rigueur et de la sobriété de Guy Rosolato, du propos incendiaire de Sylvère Lotringer, de la belle communication de l’amie Adelaïde Russo et des œufs de cigales qui s’enfoncent dans la terre, attendant patiemment. Que dire de plus au sujet d’une postface qui est le contraire de ce qu’Artaud a écrit tout au long de sa vie ? Il n’y a pas de postface, il n’y a pas d’après, pas d’attente de la mort ni de la prédestination que représente celle-ci, dans l’horizon de la finitude. Il n’y a que du posthume. Du corps sans organes. Il y a l’évidement du corps, l’autophagie, la tentative de laver le corps de toute impureté pour pouvoir, enfin, créer quelque chose de neuf. L’œuvre n’a rien de la tranquille fluidité du discours romanesque, des étonnements et des surprises de la poésie. C’est un horrible charroi de douleurs et de cris étouffés, de viscères qui débordent d’une chair déchirée, éclatée. La parole, le cri, le souffle, le marmonnement sont quelques-uns des instruments de cette traversée impitoyable d’un astre décidément errant, mais pas fuyant. Bernard Noël le dit bien mieux que

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moi dans son livre de moins de cent pages, Artaud et Paule6, où il raconte l’énigmatique rencontre de l’écrivain et de la jeune femme qui consacrera sa vie à déchiffrer, à transcrire afin de transmettre l’œuvre-vie au public. Il faut rendre justice à Paule Thévenin. J’y tiens. Ainsi que l’écrit encore Bernard Noël, l’œuvre d’Artaud n’existerait pas sans Paule. Ce livre non plus.

6.

Voir Bernard Noël, Artaud et Paule.

Bibliographie

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ARTAUD, L’ASTRE ERRANT

Œuvres complètes, tome XV : Cahiers de Rodez (février-avril 1945), Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1981. Œuvres complètes, tome XVI : Cahiers de Rodez (mai-juin 1945), Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1981. Œuvres complètes, tome XVII : Cahiers de Rodez (juillet-août 1945), Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1982. Œuvres complètes, tome XXIV : Cahiers du retour à Paris (octobre-novembre 1946), Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1988. Œuvres complètes, tome XXVI : Histoire vécue d’Artaud-mômo. Tête à tête par Antonin Artaud, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1994. Œuvres, présentation et notes d’Évelyne Grossman, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2004. Cahiers d’Ivry : février 1947-mars 1948, vol. 2, Paris, Gallimard, 2011. Lettres : 1937-1943, sous la direction de Simone Malausséna, préface de Serge Malausséna, introduction d’André Gassiot, Paris, Gallimard, coll. « Horssérie », 2015.

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DU MÊME AUTEUR : Racines de l’exil, avec Adis Simidzija, Trois-Rivières, Éditions DL&DR, 2021. Vies et fictions d’exils, codirection avec Hanen Allouch, Louis-Thomas Leguerrier et Laurence Sylvain, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « InterCultures », 2020. La respiration de Thomas Bernhard : essai-dictée, Montréal, Nota bene, 2019. La mort intranquille : autopsie du zombie, codirection avec Jérôme-Olivier Allard et Marie-Christine Lambert-Perreault, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « InterCultures », 2019. Été 65. Fictions du hobo, Montréal, Nota bene, coll. « Grise », 2017. Place aux littératures des Premières Nations, Montréal, Éditions Mémoire d’encrier, coll. « Cadastres », 2017. Télé en séries, codirection avec Marie-Christine Lambert-Perreault, Élaine Després et Jérôme-Olivier Allard, Montréal, XYZ, 2017. La lutte pour l’espace : ville, performance et culture d’en bas, codirection avec Domenic Beneventi et Roxanne Rimstead, Québec, Presses de l’Université Laval, 2017. Foutue Charte. Journal de mauvaise humeur, Montréal, Éditions Varia, coll. « Prose de combat », 2016. Le Quartier des spectacles et le chantier de l’imaginaire montréalais, codirection avec Laurent Lussier et Joël Thibert, Presses de l’Université Laval, collection « InterCultures », Québec, 2015. La rage de Naipaul. Essai-dictée, Montréal, Éditions Nota bene, 2014. Méditations urbaines autour de la place Émilie-Gamelin, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « InterCultures », 2013. La confiance altérée, codirection avec Fabienne Claire Caland et Katerine Gagnon, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « InterCultures », 2013. Habiter le défaut des langues. L’analyste, l’analysé, l’écrivain : Wilfred R. Bion, Montréal, XYZ, coll. « Théorie et littérature », 2012. La survivance en héritage, passages de Janine Altounian au Québec, codirection avec Nellie Hogikyan et Michel Peterson, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « InterCultures », 2012. Densité, intensité, tensions. L’urbanité montréalaise en question, codirection avec Jonathan Cha et Robert Schwartzwald, Montréal, Éditions de l’Atelier, 2011. Les figures du siège au Québec. Concertation et conflits en contexte minoritaire, codirection avec Isabelle St-Amand, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « InterCultures », 2011. Attention écrivains méchants, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « InterCultures », 2010.

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L’écriture réparatrice. Le défaut autobiographique : Leiris, Crevel, Artaud, Montréal, XYZ, coll. « Théorie et littérature », 1994. L’étranger dans tous ses états : enjeux culturels et littéraires, direction, Montréal, XYZ, coll. « Théorie et littérature », 1992. Vies et morts d’Antonin Artaud : le séjour à Rodez, Longueuil, Éditions du Préambule, coll. « L’Univers des discours », 1990. Le voleur de parcours. Identité et cosmopolitisme dans la littérature québécoise contemporaine (1989), réédition en collection de poche, Montréal, XYZ, 1999.