Autour de la Syrie Medievale: Etudes Offertes a Anne-Marie Edde (Orient & Mediterranee, 39) [1 ed.] 9042947985, 9789042947986

On the occasion of Anne-Marie Edde's retirement in June 2018, her colleagues, friends and students gathered at the

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French Pages 344 [349] Year 2022

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Table of contents :
Remerciements
Préface
Anne-Marie Eddé, un itinéraire d' enseignante et de chercheuse
Anne-Marie Eddé, directrice de l'Institut de recherche et d'histoire des textes (2005-2010)
Bibliographie d'Anne-Marie Eddé TRAVAUX SCIENTIF1QUES
La propriété foncière du monastère de Qannübln : un témoignage sur le paysage agraire du nord du Jabal Lubnan (fin xIve-mi X V I
Quand je réfléchis sur moi même, je constate que je suis plongé dans un échec total
Les passages autodocumentaires dans l'oeuvre d'Ibn al-JawzI (m. 597/1201) et le travail de l'historien.ne biographe
Écrire la vie de Jakam. Quelle biographie pour un sultan inconnu du début du IX'/X V ' siècle ?
Gouverner en Islam. Lignes de faille et dénominateurs communs dans les modèles islamiques de gouvernement (VII' xII' siècle)
Quelques remarques sur la titulature seldjoukide au V '/XI' siècle
Les balbutiements de la communauté d ' affaires florentine
Les archives militaires, une aide aux recherches médiévales ou modernes sur l'Algérie ?
propos de Belyunesh essai d' archéologie des interactions entre une ville et sa campagne
Table des matières
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Autour de la Syrie Medievale: Etudes Offertes a Anne-Marie Edde (Orient & Mediterranee, 39) [1 ed.]
 9042947985, 9789042947986

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DELA SYRIE MÉD IÉ� Études offertes à Anne-Marie Eddé éditées par

Mathilde Boudier Audrey Caire Eva Collet N oëmie Lucas

1.&.J.&.J..••

AUTOUR DE LA SYRIE MÉDIÉVALE

Umr 8167, Orient et Méditerranée - Textes, Archéologie, Histoire

Cnrs, Université Paris-Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne École pratique des hautes études, Collège de France

Directeur de la collection Pierre TALLET

Responsable éditoriale Nathalie FAVRY

Comité scientifique

Vincent DÉROCHE Alessia GUARDAS OLE Sébastien MORLET Carole ROCHE-HAWLEY Jean-Pierre VAN STAE VEL Mise en page : Agnès CHARPENTIER

ORIENT & MÉDITERRANÉE -------

39 -------

AUTOUR DE LA SYRIE MÉDIÉVALE

ÉTUDES OFFERTES À ANNE-MARIE EDDÉ

éditées par

MATHILDE BOUDIER, AUDREY CAIRE, EVA COLLET et NOËMIE LUCAS

PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT 2022

Crédit photographique de la page de couverture: https:1jwww.lac.gov/resource/matpc.00157/

Aleppo (Haleb) and environs. Aleppo and castle from southwest American Colony. Photo Department. photographer. Aleppo Haleb

castle from southwest.

and environs. Aleppo and

Syria Aleppo. Aleppo. 1900. [Approximately to 1920] Photograph.

https:/jwww.loc.gov/item/2019691876/.

A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. ISBN 978-90-429-4798-6 eISBN 978-90-429-4799-3 D/2022/0602/26

© 2022, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium

No part of this book may be reproduced in any form or by any electronic or mechanical means, inc1uding information storage or retrieval devices or systems, without prior written pennission from the publisher, except the quotation of brief passages for review purposes.

Remerciements MATHILDE BOUDIER, AUDREY CAIRE EVA COLLET & NOËMIE LUCAS

Cet ouvrage est né à la suite d'une journée d' étude organisée le 20 juin 20 1 8 à l' occasion du départ à la retraite de notre directrice de thèse, Anne-Marie Eddé. Nous souhaitons remercier Sylvie Denoix d'avoir eu l' idée de cette journée, de nous avoir fait confiance pour l'organiser, puis d'avoir facilité la publication de ce recueil. Nous remercions également Pierre Talle� directeur de l'UMR 8 1 67 « Orient & Méditerranée » et Jean-Pierre Van Staëvel, directeur de l'équipe « Islam médiéval » d'en avoir permis la publication dans les collections du labo­ ratoire. Agnès Charpentier a réalisé la mise en page de l' ouvrage nous ne saurions trop la remercier de nous avoir épaulées jusqu'au terme de ce projet. Notre reconnaissance va également à Carole Roche-Hawley, Nathalie Favry et Anne Cavé pour leur aide ainsi qu'à Serge Nègre pour son travail sur la photo­ graphie de couverture. Nous remercions encore tous les collègues, amis et étudiants d'Anne-Marie Eddé qui étaient présents lors de cette journée ou qui ont participé à la rédaction de cet ouvrage. Enfin, nous tenons à remercier chaleureusement Anne-Marie Eddé qui nous accompagne depuis de longues années déjà dans nos études et nos recherches.

Liste des communicants du 20 juin 2018 et des contributeurs à cet ouvrage Nicole BÉRIOU Agnès CHARPENTIER Jean-Charles COULON Sylvie DENOIX Wissam HAL AWI Ingrid HOUSSAYE MICHIENZI Boris JAMES Carine JUVIN Françoise MICHEAU

Annliese NEF Clément ONIMUS Jean-David RICHAUD Michel TERRASSE Mathieu TILLIER Éric VALLET Vanessa VAN RENTHERGHEM Jean-Pierre VAN S TAËVEL Élise VOGUE T

La translittération de l 'arabe, du persan et du turc suit les normes de

1 '1JMES (International Journal ofMiddle East Studies). Autour de la Syrie médiévale. Études offertes à Anne-Marie Eddé.

sous la direction de

M. Boudier, A. Caire, E. Collet & N.

Lucas,

2022

-

p. 5

Préface M BOUDIER, A CAIRE, E. COLLET, N. LUCAS (Université Paris 1 Panthéon-SorboIllle UMR 8167 Orient & Méditerranée)

L'idée de cet ouvrage a germé lors d'une journée d' étude qui a rassemblé les collègues, les amis et les étudiants d'Anne-Marie Eddé à l'occasion de son départ à la retraite, le 20 juin 20 1 8 à la Sorbonne. Cette journée, organisée par quatre de ses doctorantes, fut l'occasion pour des chercheurs débutants et confinués de présenter leurs recherches en cours avec pour point de départ les travaux d'Anne-Marie Eddé sur la Syrie médiévale. La diversité des interve­ nants, qu'elle fût institutionnelle ou génératiOllllelle, reflétait le parcours d'Anne-Marie Eddé en tant que chercheuse, enseignante mais également direc­ trice de l'IRHT1. Cette journée fut à la fois un moment de partage, de rencontres et d'échanges scientifiques que nous avons souhaité prolonger par la publica­ tion des différentes contributions. Chacune d' entre elles aborde, en toute liberté, un aspect du travail d'Anne-Marie Eddé. La Syrie médiévale est l'espace de prédilection des recherches d'Anne­ Marie Eddé. Sa thèse d' État publiée en 1999 (262), intitulée La principauté ayyoubide d'Alep (1183-1260), fut une étape décisive dans ce choix. Elle y propose une synthèse régionale la plus complète possible tout en s'interrogeant sur la nature et les limites de la documentation disponible pour écrire cette histoire à la fois politique, institutionnelle, sociale et économique. Cet essai d'histoire totale permet d'écarter délibérément toute transposition à partir d'autres périodes, de souligner les spécificités des quatre-vingts allllées étudiées, et de rappeler constamment les déséquilibres et les zones d'ombres induites par la documentation3. Si ce travail s'inscrit dans la continuité d'historiens comme Marius Canard, Jean Sauvaget, Claude Cahen, Nikita Elisséeff, Janine et Domi­ nique Sourdel ou encore Thierry Bianquis, il n'en demeure pas moins qu'il a su les compléter très avantageusement et à son tour devenir incontournable. Il a 1. 2. 3.

Institut de recherche et d'histoire des textes ; Anne-Marie Eddé en fut l a directrice de 2005 à 2010. Les numéros renvoient à la bibliographie d'Anne-Marie Eddé que nous avons établie pour cet ouvrage. Cette analyse est empruntée à Françoise Micheau dans sa recension de l'ouvrage d'Anne-Marie Eddé parue dans le Bulletin critique des Annales islamologiques, 20 (2004), p. 64.

Autour de la Syrie médiévale. Études offertes à Anne-Marie Eddé,

sous la direction de M. Boudier, A. Caire, E. Collet & N. Lucas, 2022

-

p.

7-11

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M. BOUDIER, A. CAIRE, E. COLLEr, N. LUCAS

notamment permis de souligner l'originalité des ouvrages écrits par les auteurs syriens médiévaux, comme Ibn al- ' Arum (m. 660/1 262), qui offrent un point de vue local et régional sur l'histoire de l'Islam. En outre, Anne-Marie Eddé a contribué à faire connaître et à rendre accessibles ces auteurs. Elle avait ainsi édité et traduit une partie de l' ouvrage de géographie et de topographie histo­ rique d' Ibn Shaddiid (m. 684/1285), pour sa thèse de doctorat (1 -2). Ce travail a permis aux historiens d'avoir accès à de nombreux renseignements sur les villes, les villages, les forteresses, le commerce et les différentes productions nord­ syriennes. En effet, Ibn Shaddiid ajoute aux renseignements d'Ibn al-'Adlm de précieuses informations sur la situation de cette région à l' époque de l'invasion mongole et au lendemain de la reconquête mamelouke. Il est également le seul à donner une description topographique aussi précise d'Alep, ce qui a permis à Anne-Marie Eddé de dresser une carte de la ville avec ses principaux quartiers et monuments. L' attachement d'Anne-Marie Eddé à la Syrie médiévale a donc tout naturellement inspiré plusieurs contributions de cet ouvrage. Françoise Micheau a souhaité revenir sur une période antérieure en s'interrogeant sur le rôle accordé à la ville de Damas par le califat omeyyade. Mathieu Tillier s'est lui aussi attaché à faire connaître de nouvelles sources syriennes en étudiant et traduisant les lettres du juriste syrien al-Awzii'l (m. 157/774) adressées au pouvoir abbasside. Grâce à l' épigraphie monumentale, Carine Juvin apporte des compléments sur l'histoire de la ville d'Alep à la fin du sultanat mamelouk Enfin, Élise Voguet et Wissam Halawi nous font découvrir, à travers les archives du Patriarcat maronite, la propriété foncière du monastère de Qamüibln au Liban, de la fin du XIVe au milieu du XVIe siècle. Dans un entretien avec le sociologue Thomas Brisson, Anne-Marie Eddé expliquait qu'elle avait tout d'abord voulu étudier l'histoire byzantine, mais que ses connaissances en arabe l'avaient tout naturellement orientée vers l 'his­ toire de l' Islam4. Ces compétences linguistiques ont par la suite été mises à profit pour rendre accessibles des sources fondamentales pour l 'histoire de la Syrie. L'édition d' Ibn Shaddiid mentionnée plus haut fut immédiatement suivie d'une traduction parue en 1 984 (2). Quelques années plus tard, en colla­ boration avec Françoise Micheau, Anne-Marie Eddé traduisit la partie de la chronique d'al-Makln b. al-'Amld (m. 672/1273) relative à la période ayyou­ bide (15). Ce proj et s' inscrivait dans le programme de traduction des chro­ niques du Proche-Orient aux temps des Croisades élaboré par Claude Cahen à la fin de sa vie. Il confia en mains propres à Françoise Micheau et Anne-Marie Eddé le dossier de la chronique d'al-Matin, dont il avait édité la dernière parties. Alors que cette chronique était connue depuis le XVIIe siècle en Europe, sa dernière partie avait jusque-là été négligée, au point que peu d'historiens 4.

5.

Brisson (T.), « Les intellectuels arabes et l'orientalisme parisien (1955-1980) conunent penser la transformation des savoirs en sciences humaines? », dans Revue frŒl1çaise de sacialagie, 49 (2008), p. 269-299. Cahen (C . ), « La chronique des Ayyoubides d'al-Makïn b. al-"Arnld », dans Bulletin d'études arienlales, 15 (1 958), p. 109-184.

PRÉFACE

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savaient qu'elle se poursuivait au-delà du XIIe siècle. Or c' est pour la période contemporaine de l' auteur que la chronique, qui s' arrête en 658/1260, est la plus originale et la plus riche. Il était donc essentiel de donner accès en traduc­ tion à cette partie de l'ouvrage afin de la faire plus largement connaître. L'étude, l' édition et la traduction des manuscrits arabes jalonnent l' ensemble de la carrière d'Anne-Marie Eddé. Elle anima ainsi plusieurs séminaires dans le cadre de l'IRHT, mais aussi au Liban dans le cadre d'une formation docto­ rale sur les textes arabes anciens qui réunissait des chercheurs libanais et fran­ çais de différentes institutions. À ses étudiants, Anne-Marie Eddé a donc trans­ mis ses compétences en édition, mais aussi ses réflexes d'historienne attentive aux textes originaux et non pas seulement à leurs traductions. L'importance des manuscrits et plus largement des archives dans le travail de l'historien se retrouve dans plusieurs contributions de cet ouvrage. Ainsi, Ingrid Houssaye s' est appuyée sur les archives de Toscane pour documenter l'implantation d'une communauté de marchands florentins à Alexandrie au début du xve siècle. Agnès Charpentier montre pour sa part les apports des archives militaires françaises issues de la conquête coloniale de l'Algérie à l'histoire urbaine médiévale et moderne. Enfin, même si Anne-Marie Eddé est avant tout une historienne des textes, elle s' est également intéressée à l' archéologie et a participé à plusieurs fouilles, dont celles de la mission de Belyunesh au Maroc. Michel Terrasse, aux côtés duquel Anne-Marie Eddé a fouillé, nous rappelle quelques-uns des résultats de cette mission. L' attention qu' accorde Anne-Marie Eddé aux textes arabes implique égale­ ment une distance critique vis-à-vis des sources médiévales. Comme elle le dit elle-même : L'analyse historique [des] discours implique de prendre du recul par rapport à ce qui est dit. L'intérêt n'est pas tant de savoir si le contenu du discours est vrai ou faux, s'il reflète un idéal sincère ou s'il cache des ambitions personnelles, que d'analyser les arguments mis en avant qui en disent long sur l'idéologie de leurs auteurs et leur enviroIlllement religieux, politique, culturel. Dans quelle mesure le discours en question est-il représentatif d'un milieu, d'une époque, d'un règne? À qui est-il destiné ? A-t-il une influence sur les événements ou ne sert-il lui-même qu'à justifier ce qui se passe sur le terrain6 ?

Ces quelques phrases résument avec justesse la manière dont son travail de recherche examine les manières de dire le pouvoir et de concevoir l'autorité. En analysant les pratiques, les institutions et les figures du pouvoir, Anne­ Marie Eddé s'est appliquée, tout au long de sa carrière, à montrer ce que gouverner dans la Syrie médiévale voulait dire. C' est donc tout naturellement qu'elle a été sollicitée pour participer à l'élaboration de manuels dans le cadre 6.

Eddé (A.-M.), « 'Le paradis à l'ombre des sabres' : discours sur le jihad à l'époque de Saladin », dansLa Guerrejuste dans le Proche-Orient ancien et médiéval: approches historique, philosophique et juridique, Mélanges de l 'Université Saint-Joseph, 62 (2009), p. 149-176.

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M. BOUDIER, A. CAIRE, E. COLLEr, N. LUCAS

de la préparation au concours de l' agrégation lorsque le programme portait sur « Gouverner en Islam (xe_xve siècle)) (56-57). La question du gouvernement et du pouvoir ayant largement occupé les dernières années de la carrière d' en­ seignante d'Anne-Marie Eddé, deux auteurs ont choisi de l' explorer eux aussi. Tout d' abord, Sylvie Denoix, avec qui elle a travaillé pour les manuels d'agré­ gation, s' intéresse aux dénominations des gouvernants en Islam en privilégiant une temporalité longue visant à rendre compte des lignes de failles tout autant que des dénominateurs communs propres à celles-ci. Quant à Jean-David Richaud, il étudie la titulature des Seldjoukides afin d'analyser la conception qu'ils se faisaient de leur pouvoir. Enfin, il est impossible d'évoquer le travail d'Anne-Marie Eddé sans parler de sa biographie de Saladin publiée en 2008 et par la suite traduit en plusieurs langues (40). Il s' agissait alors de la première biographie de Saladin écrite en français depuis cinquante ans, ce qui témoigne de la difficulté d'une telle entreprise. Dans cet ouvrage, elle réussit à repenser la biographie comme mode d'écriture de l'histoire de l' Islam médiéval. Le Saladin d'Anne-Marie Eddé devient ainsi le pendant du Saint Louis de Jacques Le Goff', dont elle s' est ouvertement inspirée. L'objectif de cette étude, qui occupa une dizaine d' années de sa vie de chercheuse, fut de comprendre comment Saladin est devenu une figure aussi populaire en Orient qu'en Occident, reléguant dans l' ombre les autres souverains de l' Islam. La biographie devient alors un exer­ cice particulièrement ardu de lecture des sources à différents niveaux. Le premier consiste à retracer la chronologie de la vie de Saladin. Le second niveau de lecture proposé par Anne-Marie Eddé est de replacer Saladin dans son temps afin de dégager le sens de ses faits et gestes. En effet, ses actions, aussi exceptionnelles furent-elles, ne peuvent se comprendre que dans un contexte social, politique, religieux et culturel qu'elle s' est efforcée de rendre au mieux. De fait, cette biographie n' est pas seulement celle de Saladin, mais aussi celle de la Syrie, de l' Égypte et de la Haute-Mésopotamie au XIIe siècle. Le dernier niveau se concentre sur les représentations et les images que construisent les sources. En travaillant sur l' image de Saladin, puis sur la construction de sa légende, Anne-Marie Eddé s' intéresse à la manière dont s'écrit 1 'histoire, se construit une figure presque légendaire et à tout ce que ces discours portés sur la réalité nous apprennent de la pensée politique et histo­ rique des Ayyoubides. En somme, cet ouvrage résume tous les autres aspects de son travail : une manière d' étudier les sources, une histoire de la Syrie, une réflexion sur les pratiques et les représentations du pouvoir ; le tout grâce à un exercice biographique encore assez peu pratiqué par les historiens de l' Islam médiéval. Deux d'entre eux ont accepté de prolonger la réflexion d'Anne­ Marie Eddé sur la biographie pour cet ouvrage. Vanessa Van Renterghem propose ainsi une étude des passages autobiographiques de l' œuvre du célèbre savant Ibn al-Jawz1 (m. 597/1 201). Et Clément Onimus tente l'exercice inverse 7.

Le Goff (J.), Sain/Louis, Paris, Gallimard, 1996.

PRÉFACE

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d'Anne-Marie Eddé en travaillant sur un sultan qui n'a presque pas laissé de traces dans l'histoire. La biographie devient dans ce cas une enquête pour dépasser l'oubli. En exprimant notre amical hommage à Anne-Marie Eddé, ce recueil d' études invite ainsi ses lecteurs aussi bien à un itinéraire dans l'histoire de la Syrie médiévale qu'à une réflexion sur quelques aspects du métier d'historien.

Anne-Marie Eddé, un itinéraire d' enseignante et de chercheuse

Née en 1 950, Anne-Marie Eddé arrive en France en 1 968 à la suite de ses études secondaires au Liban. Après un diplôme en arabe littéraire à l' École des langues orientales vivantes, elle obtient une licence d'histoire en 1972 à Paris VII La Sorbonne, puis une maîtrise en histoire grecque en 1973, sous la direction de Pierre Vidal-Naquet En 1 974, Anne-Marie Eddé obtient l' agrégation d'histoire. Après avoir enseigné quelques années dans le secondaire, elle commence en 1 979 à prépa­ rer un doctorat de 3e cycle à Paris IV au cours duquel elle finalise une édition et une traduction annotées : Ibn Shaddiid, Le djund de Qinnasrln, les places­ frontières et les marches syriennes. Pour être au contact de son terrain de recherche pendant cette période, Anne-Marie Eddé devient pensionnaire de l' Institut Français d' Études Arabes de Damas (1 979-1982) et soutient sa thèse en 1 9 8 1 . Elle poursuit ensuite sur un doctorat d' État soutenu en 1 995 à Paris IV sous la direction de Dominique Sourdel et intitulé « La principauté ayyoubide d'Alep ( 1 1 83 - 1 260) » Après avoir été assistante en histoire médiévale à l'université Paris­ Sorbonne depuis 1982, Anne-Marie Eddé y est élue maître de conférences en 1 988, puis elle part rejoindre l'université de Reims en 1997 où elle est nommée professeur en histoire médiévale. À l' aube du XXIe siècle, elle devient direc­ trice de recherche au CNRS à l' Institut de Recherche et d'Histoire des Textes, dont elle assume la direction entre 2005 et 20 10. Elle succède en 20 1 3 à Fran­ çoise Micheau en tant que professeur en histoire médiévale des pays d'Islam à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne où elle dirige de nombreux étudiants en master et en doctorat et où elle est désormais professeur émérite.

Autour de la Syrie médiévale. Études offertes à Anne-Marie Eddé,

sous la direction de M. Boudier, A. Caire, E. Collet & N. Lucas, 2022

-

p.

13

Anne-Marie Eddé, directrice de l'Institut de recherche et d'histoire des textes (2005-2010) NICOLE BÉRIOU (membre de l'Institut, directrice honoraire de l 'IRHT)

Dans la palette des multiples apports scientifiques d'Anne-Marie Eddé à la recherche, sa biographie de Saladin, qu'elle a publiée en 2008, occupe une place de choix par la richesse des sources qu'elle a interrogées et des interpré­ tations qu'elle en a proposées1• C'est là le fruit d'une longue maturation de près de dix ans, qui coïncide, à peu de choses près, avec la période pendant laquelle Anne-Marie Eddé appartenait à l'Institut de recherche et d'histoire des textes (IRHT). D'abord directrice de recherche à la section arabe, elle s 'est trouvée en même temps à la tête de cette section dès son arrivée en 2000 puis, très vite, elle a été associée à Jacques Dalanm comme directrice-adjointe pour piloter le laboratoire dans son entier de 2003 à 2005, et enfin elle en a été direc­ trice elle-même de 2005 à 2010, tandis qu'Annie Dufour en était la sous-direc­ trice. La confection du livre consacré à Saladin a-t-elle été un jardin secret qui lui réservait des temps de distraction bien nécessaires dans lUl quotidien parfois harassant ? Ou était-ce le lieu tout aussi nécessaire d'lUle méditation sur l'exer­ cice du pouvoir, non pas tant celui que donnerait la direction d'lUl grand établis­ sement de recherche et de formation que celui de la tutelle avec laquelle il faut savoir dialoguer et souvent négocier ? Je ne trancherai pas, et je profite de ce moment d'hésitation pour avouer que j'ai quelques scrupules à témoigner de ce que fut alors son activité d'administratrice de la recherche. Nos chemins se sont souvent croisés mais je ne l'ai guère côtoyée pendant toutes ces allllées, ayant seulement eu le privilège de lui succéder à ce poste prestigieux. L'Institut de recherche et d'histoire des textes est lUl grand laboratoire voué à l'étude de la culture écrite, sans aUClUle exclusive sur les objets qui en ont été les supports : manuscrits sur parchemin ou papier et livres imprimés, mais aussi ostraka et papyrus ; feuilles volantes, fragments, ou recueils soigneuse­ ment mis en pages et enlmninés. Il fournit aux historiens le socle sur lequel bâtir des recherches rigoureuses et fécondes, grâce au remarquable bouquet de

1.

Eddé (A-M.), Saladin, Paris, Flammarion, 2008.

Autour de la Syrie médiévale. Études offertes à Anne-Marie Eddé.

sous la direction de M. Boudier, A. Caire, E. Collet & N. Lucas, 2022 - p. 15-20

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NICOLE BÉRIOU

compétences qu'il réunit dans ses murs. De nombreuses spécialités érudites appliquées aux manuscrits et aux textes y sont pratiquées au quotidien : paléo­ graphie, diplomatique et codicologie, héraldique et histoire des bibliothèques, lexicographie, iconographie et musicologie. Anne-Marie Eddé ne pouvait être que séduite par la place majeure qu'y occupent les ressources millénaires des cultures du bassin méditerranéen sous la fonne de textes écrits en hébreu, en grec, en latin, en syriaque ou en arabe - même si les langues romanes d'oc et d'oïl y ont aussi depuis toujours droit de cité. La masse docmnentaire et sa variété sont un peu intimidantes. Mais consentir à assumer la direction d'un tel établissement n'exige pas de maîtriser tant de domaines du savoir et les méthodes d'analyse qui conviellllent à chacun. Il faut en revanche y apprendre le métier de chef d'orchestre, et souvent aussi celui de médiateur, pour parvenir au juste équilibre entre le respect des itinéraires persOllllels que chaque cher­ cheur tente de s'y frayer, le soutien des entreprises de longue haleine qui reposent fortement sur le corps des ingénieurs de recherche, et le renouvelle­ ment pennanent qu'impose à la recherche d'aujourd'hui l'omniprésence des technologies du numérique et des ressources électroniques. Aucun directeur de l'Institut de recherche et d'histoire des textes n'échappe à la fascination que suscitent de telles potentialités. Anne-Marie Eddé en est le vivant exemple. Il en est résulté entre autres la réalisation de Codicologia qui fournit un vocabulaire multilingue pour la description des manuscrits à l'usage de tous les catalogueurs de manuscrits, éditeurs de textes et simples amateurs de manuscrits anciens. Trois bases de données y sont coordonnées2. Elles pennettent, en croisant le vocabulaire des principales langues de l'écrit, d'ac­ céder aux définitions (et souvent aux illustrations) de plus de deux mille termes techuiques français et de plus de mille termes arabes. Responsable scientifique du projet, Anne-Marie Eddé l'a conduit de bout en bout pendant plus de dix ans, jusqu'à la publication sur internet en 2013, juste avant son départ de l'IRHT pour l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. La première décennie du XXIe siècle a été par ailleurs le moment où il fallait relever avec discernement et audace le défi du passage systématique de la docu­ mentation sur fiches à l'alimentation de monumentales bases de données infor­ matisées, sans compromettre la possibilité d'interrogations communes et tout en préservant l'accès libre et gratuit à chacune d'entre elles. Lorsque je suis arrivée à l'IRHT, le chantier était encore largement en construction. Mais le travail collaboratif entre les développeurs et les membres de certaines sections, engagé sous le mandat d'Anne-Marie Eddé, avait ouvert la voie à l'expérience décisive de l'interopérabilité. Ceux qui ont un tant soit peu fréquenté le site internet de l'IRHT connaissent par leur petit nom exotique ces bases de Jonas,

2.

http://codicologia.irht.cms.fr.

ANNE-MARIE EDDÉ, DIRECTRICE DE L'INSTITUT DE RECHERCHE ET D'HISTOIRE DES TEXTES (2005-2010)

17

Pinakès et autres Initiale ou Bibale3, dont le développement spectaculaire ou les premiers pas ont été suivis et encouragés par Anne-Marie Eddé tout au long de son mandat. Elle n'a pas été moins diligente à superviser la mission nationale de reproduction des manuscrits des bibliothèques municipales, dévolue à l'IRHT depuis 1972, et accrue depuis 1992 par l'adjonction des manuscrits des bibliothèques universitaires. De très belles campagnes ont été menées dans la décennie 2000-2010, notanunent en Alsace et dans le Sud-Ouest aquitain. Un tournant majeur a été pris en 2007-2008, moment du passage de la photogra­ phie argentique au tout nmnérique, alors que l'IRHT conduisait la mission de reproduction des manuscrits de Chantilly. Une autre illllOvation, à partir de la mission en Aquitaine, a consisté à regrouper dans quelques bibliothèques les manuscrits de nombreux centres de conservation plus petits, voire des manus­ crits détenus en mains privées, pour rationaliser le travail de reproduction et accroître la masse de docmnents nmnérisés. Dans un autre registre, certains fonds manuscrits ont fait l'objet de projets de recherche spécifiques ; le plus bel exemple est sans doute celui des manus­ crits de Chartres, très endommagés par le bombardement qui avait eu lieu le 26 mai 1 944. À partir de 2006, un progranune de longue durée de restauration, de reproduction photographique et d'étude des fragments préservés a établi les assises d'une docmnentation dont l'IRHT valorise désonnais les ressources, comme je l'ai constaté lors d'une école d'été à Chartres en 2014 et lors de l'ouverture, sous mon mandat, d'un site pédagogique remarquable consacré à ces manuscrits4. Bien d'autres réalisations seraient encore à mentiOllller. Je me dois au moins de faire état du Répertoire desfacteurs d'astrolabes et de leurs œuvres, en préparation à l'IRHT depuis des lustres et qui devrait finalement voir le jour en 2021 grâce au concours des éditions Brepols. Je ne voudrais pas davantage passer sous silence, dans le domaine des travaux sur le monde arabe, la découverte de l'original arabe en caractères hébraïques, auparavant inconnu, du Grand Commentaire d'Averroès sur le De anima d'Aristote : elle 3.

4.

Jonas : base qui rassemble les informations sm les traditions manuscrites des littératures françaises et occitanes médiévales. http://jonas.irht.cnrs.fr. Pinakès : base qui rassemble la tradition manuscrite des textes grecs antérieurs au XVIe siècle. https://pinakes.irht.cnrs.fr. Initiale : catalogue informatisé de manuscrits enluminés duMoyen- Âge, principalement conservés dans les bibliothèques publiques de France (hors BnF). http://initiale.irht. cnrs.fr. Bibale : base de données réunissant l'information sur l'histoire des bibliothèques et à la provenance des manuscrits. http://bibale.irht.cnrs.fr. https://www .manuscrits-de-chartres.fr. Sm la valorisation, voir en dernier lieu : Les rescapés dufeu. L 'imagerie scientifique au service des manuscrits de Chartres. Actes de lajomnée d'étude organisée par le Centre de recherche sur la conservation (CRC), en collaboration avec l'Institut de recherche et d'histoire des textes (IRHT-CNRS), le laboratoire Dynamiques patrimoniales et culturelles (DIPAC), la médiathèque l'Apostrophe de Chartres, avec le soutien de la Fondation des sciences du patrimoine, Chartres, le 27 novembre 2017, Anne Michelon, Laurianne Robinet et Juliette Clément (dir.), Chartres, Société archéologique d'Eme-et-Loir, 201 8 .

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NICOLE BÉRIOU

a suscité la collaboration, en vue de son édition, entre Colette Sirat, de la section hébraïque, et Marc Geoffroy, qui nous a dramatiquement quittés en avril 201 8 et qu'Anne-Marie Eddé avait côtoyé pendant plusieurs années dans la section arabe de 1 'IRHT où fut faite cette découverte. Il est une autre histoire de l'Institut de recherche et d'histoire des textes que connaissent bien ceux qui la vivent au quotidien mais qui est sans doute moins familière à d'autres, c'est celle de la trajectoire assez heurtée qu'il lui a fallu emprunter, dans la conjoncture tendue des mutations que subissaient les grandes infrastructures de recherche en France au début des années 2000. Au temps de l'efflorescence des Unités mixtes de recherche, il ne faisait pas toujours bon être, en tant qu'Unité propre de recherche dont la seule tutelle était le CNRS, l'oiseau rare que chaque nouveau directeur des Sciences Humaines et Sociales devait découvrir en prenant ses fonctions. L'IRHT a dû assumer les effets désastreux d'une évaluation particulièrement sévère de son activité en 2006, et au tenue d'une allllée d'intense réflexion, se lancer dans l'aventure, à beaucoup d'égards décevante, d'une configuration en axes de recherche. Sans doute, cette redistribution des activités contribuait à rappro­ cher les équipes et à décloisollller leurs recherches. Néanmoins, elle a suscité bien des interrogations et un réel malaise au sein du laboratoire, qui ne perce­ vait plus clairement désonnais son identité et la place revenant à ses missions fondamentales. De plus, comme les autres laboratoires, l'IRHT a alors COllllU d'importantes restrictions budgétaires du fait de la diminution inexorable de la subvention d' État. Il a fallu trouver des compensations par la recherche de ressources propres (conduite, au demeurant, avec succès) auprès de l'Agence nationale de la recherche (ANR) et de l'European Research Council (ERC). La diminution du persollllei a aussi gravement touché l'IRHT, mais rares étaient ceux qui en avaient conscience en dehors du laboratoire. De 2000 à 2013, son personnel est passé de 1 1 0 membres titulaires à 62, soit une réduc­ tion de 43 % de ses effectifs. La catégorie des ingénieurs a été la plus touchée. L'lnSHS, entre 2008 et 2012, a bien tenté de rétablir un certain équilibre par un effort sensible aboutissant à treize recrutements d'ingénieurs sur ces cinq allllées, mais au cours de la même période vingt-six autres postes d'ingénieurs ont été perdus, aggravant le solde négatif dans cette catégorie, qui était déj à de 9 postes en 2007. En définitive, le remplacement, au cours de la décennie 20002010, a été inférieur à un sur cinq, au sein de cette catégorie de personnel qui fait la force et l'originalité de l'IRHT. L'instabilité fut encore celle du devenir des locaux. Ceux de l'avenue d'Iéna ont été désertés de 2004 à 2006 afin d'y mener d'indispensables travaux de rénovation, ce qui se traduisit par la dispersion du persollllei et des activités, disséminés de la sorte là où d'autres centres de recherche ouvraient généreuse­ ment leurs portes pour accueillir ces migrants temporaires. Après 2006 d'autres perspectives de déménagement, concernant l'ensemble des cinq sites de l'IRHT qui se répartissent entre Paris et Orléans, ont occupé les esprits : en

ANNE-:MARIE EDDÉ, DIRECTRICE DE L'INSTITUT DE RECHERCHE ET D'HISTOIRE DES TEXTES (2005-2010)

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2007, de manière éphémère, celui de l'île Seguin, et à partir de 2009, celui du Campus Condorcet, où l'IRHT s'est établi depuis l'autonme 2019. Ainsi, la conjoncture dans laquelle s'est déroulé le mandat de direction d'Anne-Marie Eddé à l'IRHT ne manquait pas de défis à relever. Mais il n'est pas dans son tempérament de baisser les bras. Aussi combative et infatigable que son cher Saladin, elle m'a transmis maintes initiatives et autant de projets dont j'ai pu mesurer peu à peu la fécondité. Pour maîtriser les dangers de la réduction massive des persOllllels, elle avait conçu un projet de contrat objec­ tifs-moyens qui, tout en étant condanmé à rester à l'état de projet, a tracé les lignes d'une stratégie de survie plutôt efficace à court et moyen terme. Pour compenser la diminution de la subvention d' État, elle a vigoureusement soutenu les projets susceptibles d'être alimentés par des ressources propres. À mon arri­ vée, j'ai ainsi été impressionnée de constater à quel point l'IRHT se signalait par l'abondance de ses programmes financés soit par l'ANR soit par l'ERC. Pour défendre les disciplines spécifiques de la recherche érudite en France, elle avait engagé une série de contacts avec une quinzaine de laboratoires qui ont émargé en 2010, juste avant la fin de son mandat, à un Groupement d'intérêt scientifique intitulé « Sources de la culture européenne et méditerranéenne » (SOURCEM). Enfin, face à la nécessité de promouvoir les bonnes pratiques dans l'usage des ressources électroniques en sciences humaines, elle a fait émerger avec Agostino Paravicini Bagliani, Président de la Società intemazionale di Studi sull'Medio Evo Latino (SISMEL) de Florence, un projet collaboratif de cinq ans entre vingt-cinq partenaires européens, sous la forme d'une Cost Action financée par l'European Science Foundation. Le projet venait d'être validé à mon arrivée, et j'ai pu de la sorte encourager les ingénieurs et techni­ ciens du pôle nmnérique de l'Institut de recherche et d'histoire des textes à profiter des contacts internationaux qui leur étaient offerts pour identifier les choix pertinents dans le domaine de l'interopérabilité des données. Au cours de l'année académique 2017-2018, l'Institut de recherche et d'histoire des textes a fêté ses quatre-vingts ans et les Amis de l'IRHT ont recueilli à cette occasion une moisson de témoignages parmi lesquels figure celui d'Anne-Marie Eddé en ces termes : 80 ans déjà ! Trop vieux pOlIT s'adapter, innover, attirer les jeunes ? Certainement pas. L'IRHT continue de nous étonner. Comme il l'a toujOlITS fait, depuis sa création en 1937, il se montre à l'avant-garde des nouvelles technologies, se lance dans de nouveaux projets, s'ouvre vers le monde, accueille des étudiants et des chercheurs de tous horizons. S'il fallait le définir en quelques mots, je dirais tout simplement que c'est lUl lieu de recherche, de docmnentation et de formation, où l'on trouve souvent ce que l'on cherche et où l'on est toujours chaleureusement accueilli. Peu importe le lieu, Paris ou Orléans, avenue d'Iéna ou le quartier latin, demain Aubervilliers. L'IRHT a toujOlITS su tirer profit des conditions qui lui ont été accordées. Nul doute qu'il trouvera slIT le Campus Condorcet des synergies renforcées pOlIT poursuivre ses

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NICOLE BÉRIOU programmes, susciter des rencontres et continuer d'offrir à l'ensemble des cherchems sa documentation exceptioIlllelle [ . . . F.

Ces quelques mots qui respirent l'enthousiasme, intact comme au premier jour, disent mieux qu'un long discours ce qu'est l'Institut de recherche et d'histoire des textes, sans doute, mais aussi ce qu'il doit à l'engagement géné­ reux et tenace d'Anne-Marie Eddé pour le faire vivre, voire pour lui faire tirer de lui-même, comme le phénix, le recommencement de la vie.

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Institut de recherche et d'histoire des textes, Livre d'or offert par les Amis de l'IRHT, Paris, 2018, p. 144.

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Biliid al-Sham médiéval

Damas, capitale des Omeyyades ? FRANÇOISE MICHEAU (Université Paris 1 Panthéon-SorboIllle - UMR 8167 Orient & Méditerranée)

Ma longue et amicale collaboration avec Anne-Marie Eddé est née sous les murailles d'Alep, elle s' est élargie à la Syrie avec le chroniqueur chrétien al-Makln, puis s 'est étendue à tout le Proche-Orientl. Dans ce Bilad al-Sham qui fut au cœur de ses propres recherches, Damas a occupé la position particu­ lière de capitale du jund, des Omeyyades, puis d'une province des Empires abbasside, fatimide, seldjoukide, mamelouk, ottoman, ou encore de principau­ tés autonomes au temps des Bourides, des Zankides et des Ayyoubides. Aussi ai-je pensé, à l'heure de lui rendre hommage, interroger ce concept de capitale, plus précisément de capitale des Omeyyades, dont l' évidence apparente cède devant les questionnements, induits par d' importants travaux récents2, sur l' exercice du pouvoir des premiers califes, sur la naissance des institutions isla­ miques, sur la nature de l'Empire omeyyade, ou plus largement sur la notion d'empire et de capitale d'empire. En faisant nôtre la définition couramment admise par les historiens selon laquelle une capitale d' empire, de royaume, d'État, de région se caractérise par une double fonction, résidence de celui qui détient le pouvoir et centre de gouvernement, nous ferons porter notre enquête sur la première de ces fonctions - quels ont été les lieux de résidence des Omeyyades ? - en commençant par l'édifice considéré comme le palais des califes à Damas.

AL-KHAl)RA', PALAIS DU GOUVERNEUR Lorsque Mu' awiya fut nommé gouverneur de la province d'al-Shfun en 1 8/639, il renonça à faire d'al-Jabiya - l' ancienne capitale des Jafnides où les conquérants avaient installé un important lieu de campement - un nouveau mi$r à l'instar de Ba�ra et Kiifa et s'installa à Damas. Il y demeura lorsqu'il fut

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sous la direction de M. Boudier, A. Caire, E. Collet & N. Lucas, 2022

-

p.

37-64

38

FRANÇOISE MICHEAU

reconnu comme calife - il reçut la bay 'a à Jérusalem en 40/660-66 1 ' - et y mourut en rajab 60/avril 6804. Mais ni lui ni ses successeurs n'y ont fait bâtir de palais califal à proprement parler. Ce qui est considéré comme tel par les historiens est le palais du gouverneur, diir al-imiira, appelé al-Khaçlr�l ', « La Verte ». Malheureusement, les brèves mentions chez les auteurs arabes ne permettent pas de se faire une représentation précise de son architecture et de son histoire. Les premières attestations se trouvent chez deux géographes du me/IXe siècle, Ibn al-FaqTh écrit : « Mu'awiya édifia al-Kha, dans Ibn Abl Batim al-Razl, al-Jarl;z wa-I-ta 'dil, l, p. 17-19 (J: .1.;). 94. Sm la datation de ce manuscrit, voir 'Abdal-Ral)rnan b. Yal)ya al-Mu'alliml al-Yarnanl, « Muqaddima ;>, dans Ibn Abl Batim al-Razl, al-Jarl;z wa-I-ta 'dll, l, p. 1 8 (c::) . 95. « Tout-Puissant ;> ( 'azza wa-jalla) est absent de A, f. 34r. .

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MATHIEU TILLIER

mes reproches proviennent du souci que j'ai de t'apporter mon conseil96, de me préoccuper de ton salut dans l'autre monde et de dévier le mal qui pourrait t'y atteindre, si Dieu le veut. « Voici qu'Idris m'a demandé de t'écrire. S'il était en ton pouvoir - que Dieu te prenne en Sa miséricorde ! - de lui [pennettre] de recouvrer ce que les habitants de Jabala lui doivent, pourrais-tu le réclamer pour lui et ainsi l'aider à obtenir que Dieu lui procure ce dont il a besoin pour gagner sa vie97 ? Tu lui serais d'un grand secours. [Dieu] te récompensera pour cette bonne action et la portera à ton crédit dans l'au-delà, s'Il veut qu'il en soit ainsi. « Que le salut soit sur toi >J.

2. Lettre à Abu 'Ubayd Alliih en vue de son intercession en faveur d'un przsonnzer

Ibn Ab! I:Iatim al-Raz!, al-Jarl; wa-l-ta 'dU, l, p. 188-189. « Venons-en au sujet de cette lettre. Puisse Dieu t'offrir, dans la situation que tu occupes98, une protection contre Son courroux, ainsi que l'intention qui guidera tes actions afin que tu rendes justice, si tu en trouves le moyen, à celui qui en appelle à ton aide alors que tu es son seul espoir, et qu'il te faut chercher à soulager (jaraj), avec la pennission de Dieu ! Il est toujours quelqu'un pour tenter de parvenir à toi par mon intennédiaire et je ne me montrerai pas avare de conseils à son sujet : à la vue du châtiment, au jour de la reddition des comptes99, tu n'estimeras point avoir accompli trop de [bonnes] œuvres ni un nombre insuffisant de fautes ! C'est pourquoi Dieu t'a inspiré de te souvenir de Lui et de rechercher le moyen de te rapprocher de Lui.

96. Nous fondons ici notre traduction sur B, f. 26r, qui donne à lire inn! arjii an yakiina al- 'atb minn! 'ala l-na�l;1 la-ka. L'édition d'al-Yamant propose de lire inn! mjii an yakiina al-ghayb minn! 'ala l-n�l;1 la-ka, dont la traduction serait : « Je souhaiterais donc qu'en dépit de la distance qui nous sépare, je puisse t'apporter mon conseil. . . ». 97. Les deux manuscrits que nous avons pu consulter proposent la lecture 'ala laJ}q fi sukkan Jabala. Cette lecture fait néanmoins peu de sens. Il est possible que la copie du texte ait subi lUle corruption à cet endroit, et nous proposons de lire 'ala J}aqqin la-hu fi sukkan Jabala. Cette lecture permet en effet de rapprocher la présente lettre d'autres documents relatifs à des droits réclamés par des pétitionnaires. Voir Tillier 2017, p. 54. Dans l'hypothèse où le texte ne serait pas corrompu, la traduction serait plutôt : « S'il t'était possible que Dieu te prenne en Sa miséricorde ! de l' [aider] à rejoindre (lal;1q) les habitants de Jabala, pourrais-tu faire lUle demande en sa faveur et ainsi l'aider à obtenir que Dieu lui procure ce dont il a besoin pOli gagner sa vie ? ;}. 98. Wa-limii antafi-hi dans l'édition d'al-Yamant etB, f. 26r. Ft-mii antafi-hi dansA, f. 34v. 99. 'Inda 1- 'iqiib wa-mu 'iiyanat al-J;lÎsab dans l'édition d'al-Yamant et B, f. 26r. 'Abd al-ghalftir wa-mu 'iiqabat al-l;1isab dans A, f. 34v. 'Abd al-ghaffiir ne peut que correspondre à une corruption du texte ; mu 'aqabat al-l;1isab pOlirait être rendu par « la plUlition au jour de la reddition des comptes ;}.

LA SYRIE D'AL-AWZÂ'I

93

« YazId b. Yal;ya al-Khushanl se trouve dans la prison du Conunandeur des croyants - puisse Dieu lui prodiguer Ses bienfaits ! Il faisait partie des agents Ca 'wan) d'Ibn al-Azraq, et jamais je n'ai entendu quiconque l'accuser d'aucun méfait. Son séjour [en prison1 dure maintenant depuis longtemps. Si tu le juges bon, que Dieu t'accorde Sa miséricorde,j' aimerais que tu demandes à al-MahdI d'écrire au Commandeur des croyants - puisse Dieu lui prodiguer Ses bien­ faits ! - à son sujet, afin de lui présenter des arguments pennettant d'obtenir la levée des préjudices qu'il endure en prison, ce que nous appelons de nos souhaits. Puisse Dieu t'assister dans la quête du bien et faire de celle-ci la plus haute et la plus importante des missions à tes yeux ! « Que le salut et la miséricorde de Dieu soient sur toi )}loo.

3. Lettre d'intercession à [al-MahdfJ enfaveur d'un prisonnier Ibn Ab} !:Iatim al-Razj, al-JarJ;z wa-I-ta 'dil, l, p. 1 89-190. Cette lettre est incluse dans la même sous-section que la précédente. Elle en est séparée par une formille de salutation finale et un nouvel isnad. Les deux lettres sont vraisemblablement adressées à des destinataires différents. Dans cette seconde partie, al-Awza 'j qualifie son correspondant d'al-amfr, lUl titre qui n'est pas employé à propos d'Abu 'Ubayd AlHih dans les lettres 1 et 2. Par aillems le ton y est plus révérencieux : à l'exception des salutations finales, al-Awza'j ne tutoie pas son interlocuteur comme il le fait avec Abu 'UbaydAlHih, mais s'adresse à lui en recourant à la troisième personne. Ces indices suggèrent que cette pétition, comme la suivante, fut envoyée à l'héritier présomptif, al-MahdI.

« Venons-en au sujet de cette lettre. Puisse Dieu inclure l'émir au nombre de ceux auxquels Il a inspiré la bonté et l'inciter toute sa vie à faire le bien ! Puisse­ t-Il lui prodiguer Sa force et, lorsqu'Il le rappellera à Lui, Sa récompense ! En effet l'émir - que Dieu lui prodigue Ses bienfaits ! - occupe une position unique vis-à-vis des musulmans et de leur calife : c'est vers lui que se tournent tous ceux qui, dans les épreuves, trouvent la force de venir le trouver, afin qu'il examine leurs affaires et entende leurs causes101, dans l'espoir qu'avec l'aide de Dieu, il les soulagera de leurs malheurs OU102 qu'ils obtiendront de lui une réponse posi­ tive à leurs demandes. Dieu a placé l'émir au nombre de ceux qui assistent les faibles issus de Sa communauté Cumma)103, se préoccupent des affaires du petit peuple Cawammi-him) et s'attendrissent devant ceux qu'atteint le malheur, de

100. « Que le salut soit sur toi » dans A, f. 35r. 1 0 1 . Al-balagh min-hu dans B, f. 26r ; al-balagh ïnda-hu dans A, f. 35r. L'expression est obscure dans lUl cas comme dans l'autre et pOlllTait aussi signifier « afin qu'il examine lems affaires et qu'ils obtiennent de lui/auprès de lui quelque chose ». 102. « et ;} dans A, f. 35r. 103. Ya 'cfucfu çla 'lfa ummati-hi dans l'édition d'al-Yamanj et B, f. 26r ; ya '�ifu çla 'lfa ummati-hi dansA, f. 35r, ce qui n'a pas de sens.

94

MATHIEU TILLIER

sorte qu'avec la pennission de Dieu il puisse les en délivrer et que, le jour où il en aura besoin, [Dieu] daigne lui octroyer Sa récompense104. « Que Dieu prodigue Ses bienfaits à l'émir ! Quand Isma'TI b. al-Azraq était gouverneur de Ba'labakk105, nous n'avons entendu parler que de son hOllllêteté Cafol) et de sa droiture. Or l'émir sait quel châtiment le Commandeur des croyants - que Dieu lui prodigue Ses bienfaits ! - lui a infligé en meurtrissant sa chair, en arrachant ses poils [de barbe1 (sha 'r) et en le jetant en prison près de lui. Nous n'avons point entendu dire que cela serait dû à une trahison106 dont il se serait rendu coupable au grand jour et l'on n'évoque, à l'origine, qu'une malen­ contreuse faiblesse. Lorsqu'un homme était nommé puis révoqué et que sa loyauté était mise en doute, [soit] il se voyait loué et donc libéré, soit il était emprisOlllél et l'on n'avait plus qu'à quémander de l'aide pour lui (?)107. Si l'émir le juge bon, pourrait-il se préoccuper de son affaire, s 'infonner des circonstances atténuantes et de son grand âge, et parler au Commandeur des croyants afin que celui-ci l'élargisse et lui rende sa liberté ? Le Commandeur des croyants sait en effet qu'il peut compter sur le conseil et la vertu de l'émir lorsqu'il réfléchit avec discernement, et [l'émir] n'a point à craindre de lui un mauvais accueil ni des manifestations d'animosité. Dès lors que l'émir portera devant lui lUle affaire relevant des droits de ses sujets108, il le trouvera disposé à prodiguer ses récom­ penses et le bénéfice qu'il en tirera s'en verra multiplié si Dieu le veut. Je prie Dieu de gratifier l'émir pour ses efforts et de lui pennettre, par ses paroles et par ses actes, de Le satisfaire et d'atteindre la vie éternelle en Sa miséricorde109 ! « Que le salut et la miséricorde de Dieu soient sur toi >J.

4. Lettre d'intercession à al-Mahdf en faveur de révoltés syriens

Ibn AbII;Iatim al-Raz!, al-Jarl; wa-l-ta 'dU, l, p. 190-1 9 1 . « Venons-en au sujet de cette lettre. Puisse Dieu, lorsqu'Il met l'émir à l'épreuve (ibtalii-hu), le diriger vers le plus droit [des chemins], le préserver de 104. Yufi-hi 'inda I-J;1I5jati ilay-hi ajra-hu dans l'édition d'al-Yamanl et B, f. 26r ; yuqf-hi 'inda I-J;1I5jati ilay-hi amra-hu dans A, f. 35r, ce qui pomrait être rendu par « [Dieu] le préserve de Son décret ». 105. FT wilayati-hi 'ala Ba 'labakk dans l'édition d'al-Yamanl et B, f. 26r ; 'ala Ba 'labakk dans A, f. 35r. 106. Jin{(ya ('I .:.li '4)

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143

LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE DU MONASTÈRE DE QANNÜBIN Acheteur

Thabit b. 1;Iamid

connu sous le nom

Vendeur

Ibrahim b l)umit

Objet de la transaction 13 pieds de vignes au

Délimitations des terrains

S : propriété du

Prix d'achat

800 dirhams

prêtre Sarkis

connu sous croisement des E : propriété du le nom routes à Qanat bayt lIyan d'Ibn 'Antar, d'Ibn Ilyau N : propriété du originaire d'al- du village de curé Sarkis Yamiina Qanat o : propriété

Date de l'acte

14 jumada ll

934 6 mars

1528

d'Abu ' Awn

Saliba Thabit b. 1;Iamid

Ibrahim b. l)umit

Oliviers situés sm 4 parcelles

1180 dirhams

14 rajab 934 4 avril 1528

6800 dirhams

24 rajab 935 3 avril 1529

de Qanat comprenant : 4 pieds d'oliviers

S, E et N : propriété de Bshara o : propriété du curé lIyan

5 pieds d'oliviers

S, E et N : propriété de Bshara o : propriété du curé lIyan

13 pieds d'oliviers

S et E : propriété d'Abu ' Awn

Saliba N : le chemin passant o : propriété de Butrus

9 pieds d'oliviers

S : propriété du prêtre Sarkis -

E : propriété du bayt lIyan

N : propriété du curé SarkIs o : propriété d'Abu ' Awn �aliba Thabit b. 1;Iamid

8 vendeurs différents

situés sur des parcelles de Qanat

Pieds d'oliviers

144 Acheteur

WISSAM HALAWI, ÉLISE VOGUET Vendeur

AI-Ra'is Al}.mad b. ' Abd Allah du

Objet de la transaction

13 pieds d'oliviers

village de Qanat

Délimitations des terrains

Prix d'achat

S : propriété du tisserand (Istiiall b. Yusuf) E : al-Wadi N : propriété du curé Jirjis o : propriété du tisserand (Istiiall

b. Yusuf) Le curé Jirjis b. Tfima

12 pieds d'oliviers

S : propriété de J'acheteur (Thlibit b. 1;Iamid)

E : al-Wadi N : propriété d'Is-piall b. al:!JiiriAyiib o : al-silsila 20 pieds d'oliviers

S , le chemin passant E : propriété d' al-1;Ianiyya N : propriété du

1200 dirhams

curé Dya o : propriété de Sara al' Àqiiriya Ibrahim b. 1)fimit

11 (17?) pieds d'oliviers correspondant à : 7 (sic) pieds

d'oliviers

S : propriété de Falak bint Shuja' E : propriété du curé SarkIs

N : propriété du sous-diacre Ghlidir o : propriété de 1;Iana b. lIyan 5 pieds

d'oliviers

Connus comme étant sur les « terrains d'en bas ;), inutile d'en définir les limites

1000 dirhams

Date de l'acte

LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE DU MONASTÈRE DE QANNÜBIN Acheteur

Vendeur

Objet de la transaction 5 pieds d'olivier

Délimitations des terrains

Prix d'achat

S, E, N , propriété de bint Bishlira o : propriété du curé Liyya

Jirjis Ub ayd '

Le curé Dawiid al1;Iadalli

Ensemble de champs

Ensemble de pieds d'oliviers

S et E : le chemin passant N et 0 : al-qiHi (rochers ?)


J. En revanche, lorsqu'il s'agit d'actes de vente, le nom du Patriarche en personne est systématiquement associé au monastère, la transaction ne pouvant être effectuée que par une personnalité juridique, en l'occurrence le représentant officiel du monastère et donc le Patriarche23. Dans l' ensemble des documents (donations, waqf-s, ventes) d'époque mamelouke, le nombre de pieds d'arbres cédés au Patriarcat est relativement réduit, compris entre 1 et 225. D'après le rapport espacement des arbres/ densité à l'hectare, si les arbres sont éloignés d'environ 6 X 6 à 7 X 7 mètres, il y aurait entre 204 et 278 oliviers par hectare : les terrains ainsi cédés sont de petites, voire très petites parcelles de moins d'un hectare. Cette physionomie 2 1 . D'après Assemani 1742, p. 14, cette pratique de transcription d'actes dans les marges de textes sacrés pOlu" en garantir la conservation était assez COlU"ante chez les chrétiens orientaux. 22. Sur cette question voir le rappel de Sroor 2010, p. 166. 23. Halawi, Vogue!, 2020, p. 358-359.

LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE DU MONASTÈRE DE QANNÜBIN

1 49

du parcellaire ne change pas une fois le monastère devenu siège du Patriarcat. Si les acquisitions se multiplient, la taille des parcelles cédées reste réduite. Plus de 40 % d'entre elles contiennent moins d'une dizaine d'arbres, il s ' agit donc de terrains de moins de 500 m2 ; 40 % contiennent entre 1 0 et 50 arbres c'est-à-dire des terrains dont la superficie est comprise entre 500 et 2500 m2• Ceci n'est pas forcément étonnant pour les terrains situés en montagne compte tenu de la morphologie générale du terrain notamment dans l' étroite vallée de la Qiidishii et sur ses hauteurs qui sont parmi les plus escarpées et les plus élevées du Jabal. Le relief escarpé et accidenté conditionne la mise en valeur agricole : les espaces cultivables sont exigus, s 'étendant quand c' est possible sur de petits plateaux mais le plus souvent aménagés en terrasses qui permettent à la fois de maintenir les sols et d'augmenter un peu les surfaces24. Dans les plaines de la nal:tiya d' al-Ziiwiya les terrains mentionnés sont parfois plus vastes, notamment certains de ceux de Kafarshïkhnii qui regroupent un nombre d'arbres approchant plutôt les 200 pieds c' est à dire plantés sur des terrains d'environ un hectare.

Mer Méditerranée

Figure l - Villages mentionnés dans les actes relatifs aux acquisitions du Patriarcat. Les limites des districts de Bsharrl, d'al-Kfua et d'al-Zawiya sont les limites actuelles. Nous ne savons pas si elles correspondent exactement à celles des XIVe-XVIe siècles. La nëi/:liya d'al-Zawiya porte par ailleurs aujourd'hui le nom de Zgharta. 24. Harfouche 2005, p. 47.

150

WISSAM HALAWI, ÉLISE VOGUET

La tenninologie relative à ces terrains vient consolider cette impression d'un parcellaire éclaté en petites propriétés. Le tenue qui apparaît le plus souvent est celui de karm pl. kurüm. Si la racine de ce mot renvoie à la vigne, le tenue utilisé dans les actes signifie plus généralement un « terrain » indif­ féremment planté de vignes ou d'oliviers : on trouve ainsi aussi bien des kurnm 'anab pour désigner les vignes que des kurüm zaytün pour désigner des champs d'oliviers, cette dernière production étant largement la plus répandue sur les terres qui apparaissent dans nos actes. On trouve également de manière très fréquente le tenue l;aq! ou l;aqla dont la racine renvoie à la fertilité du sol : dans ces cas-là on ne sait pas toujours ce que produit le terrain, le terme étant employé seul dans les documents. Enfin le terme bus/an « verger » apparaît à quelques reprises pour désigner cette fois-ci les terrains plantés d'arbres fruitiers, grenadiers et noyers principalement. La deuxième caractéristique de ce paysage agraire perceptible à travers nos actes est l'imbrication des parcelles les unes aux autres et leur morcellement entre petits propriétaires : dans un certain nombre de nos documents, qu'il s'agisse de donations, de waqf-s ou de ventes, les limites des terrains cédés sont dOllllées avec précisions. On perçoit ainsi qu'ils sont presque toujours entourés de parcelles similaires appartenant à d'autres propriétaires. Cela fonne un paysage de petites propriétés dispersées. Les noms des propriétaires mentionnés, s'ils se répètent parfois d'un document à l'autre, montrent surtout qu'il n'y a pas de grands propriétaires fonciers, aucun propriétaire ne cumu­ lant un nombre important de parcelles. Qannübln en revanche, une fois devenu siège du Patriarcat, et durant le siècle et demi qui suit cette transfonnation, va se constituer un grand domaine.

LA CONSTITUTION D'UN GRAND DOMAINE FONCIER Comme on l'a vu, le Patriarcat multiplie les acquisitions de terrains et/ou d'arbres autant dans les villages de la vallée de la Qadlsha à proximité du monastère de Qanniibln (Blawza, I:Iadath, Ban, etc.) que dans le Sal;il Tarablus. La principale voie de communication assurant la liaison entre les deux régions, reliait I:Iadath à Tripoli en passant par Kafar Qahil et arrivait d'al-Yamiina. C'est celle qu'emprunte le sultan Qaïtbay pour se rendre de Baalbek à Tripoli lors de son voyage en 882/147725• Il met une journée à cheval pour rallier les deux villes, une demi-journée pour aller de I:Iadath à la capitale provinciale. Malgré les difficultés du trajet dues à l'escarpement du terrain, cette route permettait donc un contact privilégié entre la nai ya li de Bsharrl et Tripoli. C'est également celle qu'emprunte le gouverneur qui vient à la rencontre du sultan mamelouk.

25. Devonshire 1920, p. 9.

LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE DU MONASTÈRE DE QANNÜBIN

151

Les rapports de l a vallée de l a Qadisha avec Tripoli apparaissent, dans nos actes, uniquement sous un angle administratif, le district (nal:tiya) de Bsharri dépendant, comme ceux d'al-Küra et d'al-Zawiya, de la province ( 'amaT) de Tarablus. Mais il existait également des liens économiques importants, Tripoli servant de marché pour écouler une partie des productions agricoles de la montagne, surtout à partir de l'époque ottomane qui se caractérise par l' ac­ croissement des liens commerciaux entre les régions urbaines et rurales, ce que Pamuk qualifie de « commercialisation croissante de l'économie rurale26 » . L'existence de cette voie de communication a également permis au monastère de développer son patrimoine foncier dans l ' ensemble de la région comprise entre Zgharta, Bsharri et BardIn.

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Durant le XV' siècle

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Durant les XV-XVI' siècles



Durant le XVI' siècle

Autres villes et villages

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>, Montpellier, 3-4 mai 2012), p. 255-282. 2015 Les élites bagdadiennes au temps des Seldjoukides - Étude d'histoire sociale (plFD, 284), Damas-Beyrouth, Presses de l'Ifpo. 2021a « L'admonestation au souverain : le selTIlon (wa '.;) adressé aux puissants chez Ibn al-GawzI (m. 1201), instrument de critique du pouvoir ou simple topos ? », dans M. Abbès et M.-C. lsaia (dir.), Liberté de parole, Islam -Byzance - Occident (VIII'-XIII' s), actes du colloque (mars 201 6), Turnhout, Brepols [à paraîtrel 2021 b « lbnal-GawzI, un individu au cœur duXII' siècle », dansL. Bucaille (dir.), Individus et individuations au Maghreb et au Proche-Orient, Paris, presses de l'lnalco [à paraître].

É crire la vie de Jakam. Quelle biographie pour un sultan inconnu du début du IX'/X V ' siècle ? CLÉMENT ONIMUS (Université Paris 8 VinceIllles - Saint Denis, EA 1571 Hisposs)

La biographie de Saladin par Anne-Marie Eddé restera un ouvrage de réfé­ rence et un modèle du geme biographique. La rédaction de la vie du plus célèbre sultan de l' Islam interroge sur les vies des sultans méconnus, tel l' anti-sultan al-Malik al- 'Adil Jakam (m. 809/1407) qui n'est jamais inclus dans la liste des sultans mamelouks. Il serait faux de dire que cela est dû au fait qu'il s'autopro­ clama sultan en Syrie pendant une rébellion, car bien des souverains mame­ louks reconnus inaugurèrent leur règne de façon similaire, mais il mourut peu après sans avoir pu entrer dans la citadelle du Caire, où régnait le sultan en titre, al-Malik al-Nii�ir Faraj b. Barqiiq (r. 801-815/1399-1412). Jakam est un sultan inconnu parce qu'il est un vaincu de l'histoire, un anti-héros au sens propre, sans succès politique. Cet échec politique laisse lacunaire la documentation relative à sa vie et à son règne. En conséquence de cet échec politique, les infor­ mations le concernant sont extrêmement parcimonieuses et ne renseignent qu'une durée de neuf années au début du rxe/xve siècle - son « règne » n' ayant duré que deux mois en 809/1407. Pourquoi donc écrire la biographie de Jakam ? Les liruites heuristiques du geme biographique ont été clairement exposées par Pierre Bourdieu en 19861 Différents travaux sur des individus dans l'histoire, analysés par François Dosse en 20052, ont, depuis, restauré les bonnes grâces de l'écriture de la vie, pour intégrer l'individu dans les mentalités d'une époque, pour en faire le représen­ tant idéal-typique d'un groupe social, pour rendre la parole à ceux à qui l'histoire ne l'a pas laissée, pour déconstruire l'imaginaire élaboré autour d'une figure mythique ou, dans une perspective microhistorique, pour le restaurer dans la pleine singularité du cas-limite qui permet une compréhension plus aiguë d'une société et des mentalités3. L'approche historiographique du linguistic turn et son application dans les études proche-orientales, notamment avec l' œuvre de 1. 2. 3.

Bourdieu 1986, p. 69-72. Dosse 2005. François Dosse donne de nombreux exemples dont : Febvre 1942, Levi 1989, Le Goff 1 996, Ginzburg 1980.

Autour de la Syrie médiévale. Études offertes à Anne-Marie Eddé,

sous la direction de M. Boudier, A. Caire, E. Collet & N. Lucas, 2022 p. 179-201 -

180

CLÉMENT ONIMUS

Komad Hirschler\ a contribué à un travail biographique dans une perspective déconstructiviste particulièrement féconde dans les études mameloukes, ainsi avec les travaux de Stephan Conermann et Jo Van Steenbergen. De tels travaux ont décentré leurs foeus de l'individu vers les sources, insistant moins sur la biographie des émirs Tankiz ou Yalbughii al-Khii��aki: que sur la façon dont les auteurs les évoquent et en font des personnages historiques5. Dans la lignée de ces différentes perspectives historiographiques, on peut se demander quel est l'objet de la biographie de Jakam. La période pendant laquelle notre émir évolue, le début du rxe/xve siècle, est marquée par une crise politique du sultanat mamelouk : la minorité du sultan al-Na�ir Faraj (r. 801-8 1 5/1399-1412) fut l'occasion de l'éclatement d'une série de guerres internes entre de multiples factions, pendant lesquelles les alliances, trahi­ sons, désertions évoluaient de mois en mois, rendant la séquence événemen­ tielle extrêmement confuse. Écrire la vie d'un des protagonistes de cette période nous impose de retracer un parcours individuel et de suivre le fil d'une vie au sein du nœud gordien desfitna-s mameloukes. À la différence du travail prosopographiqué, il faut ici sortir de la mise en série des données biographiques pour s'interroger sur l' individuel ; en somme, passer d'une recherche macrohistorique à une étude microhistorique. S'agit-il donc de faire de la biographie de Jakam l'illustration d'un milieu social - les émirs -, d'une époque - les conflits du début du IXe/XVe siècle -, de l' évolution de la culture politique ou au contraire d' insister sur ce qui fait la spécificité de la vie de cet individu ? Le traitement de la biographie de Jakam éblouit en effet par une indépassable singularité centrée autour de sa proclama­ tion comme sultan. Son intérêt réside donc dans sa dissemblance par rapport aux autres biographies émirales qui sont relativement standardisées. Se pose ainsi la question de la possibilité de la rédaction d'un récit de la vie d'un (anti-) sultan dont personne n'a souhaité construire la mémoire. Les sources qui citent le nom de Jakam sont pourtant nombreuses et ont été rédigées par des contem­ porains des événements et des connaissances - plus ou moins intimes - de l'émir. Il faut distinguer les dictionnaires biographiques, rédigés par Ibn I:Iajar al- 'Asqaliinl (m. 852/1449), Ibn Kha(Th al-Nii�iriyya (m. 843/1440), al-MaqnzI (m. 845/1442) et un auteur plus tardif, Ibn Taghrl Binh-"7 (m. 874/1470), des chroniques rédigées bien souvent par les mêmes auteurs, Ibn I:Iajar al- 'AsqaHlnl et al-MaqnzI mais aussi al- 'Aynl (m. 855/1451), Ibn Qii9I Shuhba (m. 851/1448), ainsi qu'un autre auteur tardif al-SayrafiS (m. 900/1495). Aucune de ces sources n' évoque dans toute sa durée la vie de notre émir,

4. 5. 6. 7. 8.

Hirschler 2006. Conennann 2008, p. 1-24 ; Van Steenbergen 201 1 a, p. 1 1 8-152. Le travail prosopographique fut la base de mon ouvrage : Onimus 2019. Ibn Bajar, Dhayl al-durar ; Ibn KhatTh al-Na$iriyya, AI-Durr al-muntakhab al-Maqrlzl, Durar al- 'uqiid; Ibn Taghrl Birru, AI-Manhal. Ibn Bajar, Inba' al-ghumr ; al-Maqrlzl, Kitab al-Suliik ; Ibn Taghrl Birdl, AI-Nujiim ; al-Sayrafi, Nuzhat al-nufos.

ÉCRIRE LAVIE DE JAKAM

181

certaines s'intéressent plus à tel aspect, d'autres plus à tel autre. Ainsi, malgré le volume important de ces sources, notre émir n'y est mentionné que ponc­ tuellement. C'est surtout la collecte minutieuse, à travers les milliers de pages de chroniques, de données éparses qui nous permet de retracer la vie d'un émir et de l'organiser dans un récit de vie en y décelant dynamiques et ruptures invisibles dans les récits des chroniqueurs et des biographes. Que peut-on en tirer en tant qu'historien ? Je tâcherai d'y répondre tout d'abord en proposant une reconstruction factuelle de sa vie et des événements dans lesquels la participation de Jakam ne semble pas discutable et est relayée avec vraisemblance par les différentes sources. Je poserai ensuite la question de la portée de l'écriture de la vie de Jakam dans une perspective historiographique et montrerai en quoi ses actions s'inscrivent dans un contexte sociopolitique qu'elles incarnent tout en souli­ gnant son individualité. Cette recherche demeure toutefois inachevée et un autre travail à venir analysera plus spécifiquement la manière dont a été conservée la mémoire de Jakam par les auteurs des sources et dans quelle mesure cela nous renseigne sur l'écriture de l 'histoire du sultanat mamelouk. LE RÉCIT D'UNE CARRIÈRE ÉMIRALE PARTICULIÈRE

La première façon de rédiger une vie de Jakam - qui pourrait aussi être la dernière - consiste tout simplement en la tentative classique de déterminer les éléments et les événements concernant cet homme, dont la réalité est la moins contestable, en suivant les principes de vraisemblance définis par l'école méthodique, et fondamentalement en croisant les sources et la cohérence des faits entre eux et avec le contexte9. Il s'agit aussi de rendre intelligible le récit de vie, de lui donner une unité. Autrement dit, il faut faire une œuvre d'orga­ nisation de la vie d'un homme, de périodisation, de classification, de définition d'étapes successives dans son cheminement. Un tel travail suppose d'emblée d'interpréter des informations éparses pour en faire les atomes d'un récit tota­ lisant, tout en évitant la téléologie intrinsèque à l'écriture biographique, et en traçant donc une séquence événementielle autour d'un individu bien identifié par les sources. On peut ainsi distinguer deux périodes dans la vie connue de Jakam - de l'ascension à la chute puis de la prison au trône - que l'on peut subdiviser en six étapes.

9.

Jacques Le Goff conclut sa biographie de Saint Louis par la volonté de rendre une vie démythifiée (Le Goff 1996). Dans le cas de Jakam, la mythification est inexistante, aussi ai-je opté pOlu" une biographie factuelle en premier lieu.

CLÉMENT ONIMUS

182

Ascension et chute d'un émir

L 'émir (801-802/1399-1400) De ses origines, on ne sait rien. Bien qu'il soit vraisemblablement circas­ sien, comme la plupart des mamelouks importés sous le règne du sultan Barqiiq (r. 784-801/1382-1399), cela n'est nulle part explicite. On ignore tout de sa date de naissance au point qu'aucune approximation n'est même possible sur son âge. On sait seulement qu'il était un mamelouk du sultan Barqiiq et qu'il devint l'un de ses principaux kh�$akl-slO, c' est-à-dire un des gardes du corps et intimes du sultan. Il apparaît avec une date récurrente dans toutes les sources : le mois de rabl' II 80l/décembre 1398 où il est nommé émir par le sultan Barquq11 mais son grade à cette date-là n'est pas certain du fait de contradic­ tions dans les sources, et à vrai dire même la date exacte est sujette à caution (une source parle du mois de dhii I-qa'da 801/juillet 1399, sous le sultan Faraj après avoir donné la date susmentionnée quelques pages auparavant12). Il connut par la suite une ascension particulièrement rapide, pour ne pas dire vertigineuse, puisqu'en dépit des contradictions des sources sur sa promotion du grade d'émir de 1013 à émir de 20 puis à émir de 40, toutes confirment que cette promotion se tint dans le délai d'une seule année14. Elle se poursuivit tout aussi rapidement, puisque trois sources (dont l'une recopie l'autre) affinnent qu'il devint émir de 100 fin ramaal;ib Albaz (m. 808/1404) pour tuer Siidiln Taz, vers dhii l-l;ijja 806/juin 1404. Il n'est pas certain que Damurdiish ait approuvé ou condanmé ce meurtre. Quoi qu'il en soit, il ordonna la libéra­ tion de Jakam et l'installa dans la Salle Rouge d'Alep", en tant que comman­ dant en chef de la ville (atabak)37. Quelques jours plus tard, profitant d'un départ de Damurdash pour une partie de chasse, Jakam s 'échappa de nuit et se rendit auprès de Nu' ayr (m. 808/1406), l'émir des Arabes Al Faal;ib Albaz àAntioche où ils furent attaqués en vain par Damurdash. Duqmiiq le trahit alors car il souhaitait rentrer dans l' obédience du sultan - contre lequel il s'était rebellé. Cette trahison explique la volonté de Jakam de se venger de Duqmiiq et de son ami 'Allan (m. 808/1406), qui devait être satisfaite ultérieurement38 35. AI-Magr!z!, Durar al- 'uqud, l, p. 574-580 ; Id., Ki/ab al-SulUk, III, p. 1085 et 1 101 ; al- 'Ayn!, lqd aljuman, p. 3 1 3 et 335 ; Ibn I;!ajar, lnba ' al-ghumr, VI, p. 24-27 ; Ibn Taghr! Bird!, Al-Manhal, IV, p. 3 13-324 ; Id., Al-Nujum, VI, p. 97 et 106 ; i Ibn Qaçlî Shuhba, Ta 'r'kh, IV, p. 306. Ils sillvécurent à lUl tremblement de terre qui provoqua la mort de deux cents persoIllles dans la chute d'lllle tour de la forteresse de Margab en 80611403-1404 (Ibn Qaçl! Shuhba, Ta 'rfkh, IV, p. 355-356). 36. Al-Maqrlzl,Duraral- 'uqiid, I, p. 574-580 ; al-'Aynl, lqd al-juman, p. 362 ; al-Maqrlzl, Ki/ab al-SulUk, III, p. 1 122 et 1 1 36 ; Ibn I;!ajar, lnba ' al-ghumr, VI, p. 24-27 ; Ibn TaghrIBirdI,AI-Nujum, VI,p. 1 1 0 ; Id.,AI-Manhal, IV,p. 3 13-324 ; Ibn Qaçl! Shuhba, i IV, p. 377-378. À l'exception d'Ibn Qaçll Shuhba, les biographes de SlidUn raz Ta 'r'kh, disent généralement qu'il fut exécuté dans la prison de Marqab (Ibn Taghrl Birru, Al-Manhal, IV, p. 132-141 ; Id., Al-Nujum, VI, p. 159 ; al-Magr!z!, Durar al- 'uqud, II, p. 103-105 ; Id., Ki/ab al-SulUk, III, p. 1 129 ; Ibn I;!ajar, lnba' al-ghumr, V, p. 10 1 ; Id., Dhayl al-durar, p. 81-82). 37. Ibn Qaçfi Shuhba, Ta 'rfkh, IV, p. 398. 38. Ibn Qaçfi Shuhba, Ta 'rfkh, IV, p. 401.

ÉCRIRE LAVIE DE JAKAM

I S7

Jakam avait, quant à lui, refusé toute soumission au sultan malgré la proposi­ tion apportée par voie de poste39. Il quitta ensuite le chefturcoman et s'empara de Tripoli en rajab S07/janvier 140540.

Le seigneur de guerre (807-809/1405-1406) La prise de Tripoli renversa la situation : Jakam n'était plus un fugitif contraint de rechercher le soutien de tel ou tel émir, il devint un seigneur de guerre dont l' alliance était recherchée. Dès ce moment-là, il cessa de faire prononcer le prêche du vendredi au nom du sultan qui avait signé son arrêt de mort41 _ signalant de ce fait qu'il contestait sa souveraineté. Au début de l' an­ née S07/été 1404, l'ancien régent du royaume, Yashbuk al-Sha'biinI fut chassé du pouvoir par l'émir lnal Bay b. Qijmas (m. S09/1406) et trouva refuge chez le gouverneur de Damas, l'émir Shaykh ai-Mal;miidl (fi. S24/1421). En dépit des tensions antérieures, ils proposèrent à Jakam de s'allier à eux. Avant de les retrouver à Damas, ce dernier refusa l'aman sultanien, envoyé sur ordre du nouveau titulaire du pouvoir au Caire, Irün Bay, et s'allia avec le gouverneur de Hama pour s'emparer d'Alep le 7 sha'ban S07/S février 1405 contre Damurdash qui s ' enfuir2. En arrivant à Damas, Jakam était un homme puissant qui contrôlait Tripoli, Hama etAlep. Tous les émirs viment le saluer ; il leur répondit du salut sulta­ nien et s' arrogea les insignes de la royauté. Dans les mois qui suivirent, il se prépara à la guerre et les trois alliés se retrouvèrent à Damas le 8 dhii l-qa'da S07/S mai 1405 pour lancer uue offensive contre l' Égypte - alors que Jakam souhaitait attaquer les provinces du Nord. L'ultimatum qu'ils envoyèrent au sultan exigea des gouvernorats et des iq!a '-s en Syrie ainsi que l' exil d'lnal Bay et de Damurdash. Mais le sultan étant encore enfant, lnal Bay reçut l'ultimatum et, bien évidemment, le refusa. L'armée rebelle entra en Égypte et vainquit l'armée loyaliste à al-Sa'Idiyya le 1 3 dhii I-l;ijja S07/12 juin 1405 avant d'être vaincue au Caire quatre j ours plus tard. Jakam fut alors contraint de fuir en Syrie43. Un désaccord apparut entre les alliés vaincus et ils se séparèrent. Jakam rentra à Tripoli dont il dut s'emparer en �afar SOS/août 1405 car Nawriiz l'avait

39. Ibidem. 40. AI-Magr!z!, Ki/ab al-SulUk, III, p. 1 1 36 ; Ibn Qaçfi Shuhba, Ta 'rikh, IV, p. 400-406 ; Ibn TaghrIBird!,Al-Nujum, VI,p. 1 1 6 ; Id. , Al-Manhal, IV,p. 3 13-324. Ibn Qaçfi Shuhba précise, citant Ibn Bi]l, que le gouverneur de Tripoli avait auparavant pris possession du palais de Jakam au Caire. 4 1 . AI-Magr!z!, Ki/ab al-SulUk, III, p. 1 144 ; Ibn Qaçfi Shuhba, Ta 'rikh, IV, p. 412. 42. AI-Magr!z!, Ki/ab al-SulUk, III, p. 1 144- 1 146 ; Ibn Qaçl! Shuhba, Ta 'rikh, IV, p. 407-408. 43. AI-Magr!z!, Ki/ab al-SulUk, III, p. 1 150- 1 1 64 ; Ibn Taghr! Birm, Al-Nujum, VI, p. 1 18125 ; Ibn Qaçfi Shuhba, Ta 'rikh, IV, p. 408 et 421 -424.

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CLÉMENT ONIMUS

prise en son absence. Ce dernier fuit auprès de Shaykh à Damas44. Puis Jakam écrivit en rajab 808/janvier 1406 à Nawrilz et 'Alliin pour qu'ils se joignent à lui, ce qu'ils acceptèrent. Il écrivit aussi à Shaykh à ce sujet, qui ne répondit pas45. À cette date, eut lieu un bouleversement politique au Caire : le sultan, qui avait désormais dix-sept ans, reprit le pouvoir contre ses rivaux qui l'avaient remplacé par son frère pendant quelques mois, et reconnut officiellement Jakam comme gouverneur d'Alep en jumiida II 808/décembre 140546, de même qu'il reconnut Shaykh comme gouverneur de Damas47. La réconcilia­ tion entre Jakam et le sultan fit long feu mais un renversement d'alliances fut acté après le mois de jumadii II 808/décembre 1405 : Jakam était désormais allié à Nawrilz contre Shaykh qui était soutenu par le sultan et par le nouvel homme fort du Caire, Yashbuk qui avait remplacé lnal Bay. Jakam réussit à se constituer un pouvoir territorial en Syrie, autour des provinces occidentales et septentrionales - une sorte de principauté d'où il comptait restaurer son pouvoir. Il s'empara à nouveau d'Alep en jUIIld li a II 808/ décembre 1405 contre Duqmiiq qui s'y était installé et qu'il fit exécuter. En shawwal 808/avril 1406, avec Nawriiz, il vainquit les Turcomans d'Ibn :;>al;ib Albaz puis les Arabes de Nu'ayr à Qinnasrln. Il les fit tous exécu­ ter - et, curieusement, envoya la tête de Nu' ayr au sultan48 - avant de nommer le fils de Nu' ayr, al- ' Ijl, comme émir des bédouins AI FaJ. Si la définition du tenne semble limpide, la réalité de l'exercice du gouvernement viziral est variée, notamment dans son rapport au prince. En effet, dès le ne/VIlle siècle, avec les Bannécides, le vizir était pour le calife un pouvoir concurrent. Plus tard, au IVe/Xe siècle, avec les Bouyides (333-436/9451055), non seulement les califes seront dépossédés de la réalité du pouvoir par ces souverains qui prennent le titre d' amlr al-umara ' (commandeur des commandeurs, titre abandonné, déjà, par le calife al-R�l (r. 322-329/934-940), à son vizir Ibn Riiîq (v. 324-326/936-938), et qui ont leurs propres vizirs (le vizir n'est donc plus, à cette époque, sous l' autorité du calife), mais encore, ils seront d'une autre obédience religieuse et l'on aura alors une cohabitation entre un calife sunnite et un commandeur des commandeurs, épaulé par un vizir, tous deux chiites. Ceci est l' état « classique », soit l' organisation du pouvoir dans sa cascade administrative au début de l'époque abbasside. Plus tôt, le pouvoir provincial avait conservé les anciens administrateurs, pour l' Égypte, ducs et pagarques29 et, pour la Mésopotamie, ses dirigeants (mdabrone)30. Et plus tard, avec les Seldjoukides31, sans faire disparaître le titre ou la fonction de calife, appa­ raissent les sultans32. Al-sulfan, c' est celui qui détient al-suifa, le pouvoir effectif. Explorons cette notion Les Romains faisaient la distinction entre le pouvoir venant d'une légitimité suprême et la réalité du pouvoir, avec les termes d'auctoritas et de potestas. AI-Maward133 reprend à son compte ces 26. C'est HarUn al-Rashîd (r. 169-194/786-809) qui crée la fonction de qaç/l l-quç/at, délégant ainsi l'administration judiciaire (Abbès 2015, p. 1 74). 27. Kazimirski 1 860. racine WZR, II, p. 1527. 28. Ibidem. 29. Kennedy 1998 ; Sijpesteijn 2013 ; Legendre 2014. 30. Robinson 2000. 3 1 . En 429/1038, Tughrul Bey prend le titre de sultan de Nishapur ; en 446/1055, il chasse les Bouyides et s'empare de Bagdad. C'est le calife abbasside qui confirme son titre de sultan. 32. Le titre avait été donné pour la première fois par Harun al-Rashîd pour honorer son ministre Khalid al-Barrnakl (Abbés 2015, p. 505). 33. Abbés 2015, p. 505.

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catégorisations du pouvoir : il donne aux deux notions les appellations de lJukm et de suifa. Le terme suifa, comme potestas, dit l' effectivité du gouver­ nement, alors que lJukm, comme auctoritas dit la légitimité supérieure du pouvoir. Les sultans seraient donc ceux qui exercent le pouvoir réel, sans auctoritas, sans lJukm ? En effet, au contraire du calife abbaside, d' inspiration alide, et plus encore du Fatimide, tout à fait chiite, ce prince-ci n' est pas imam : il n'est pas celui qui conduit son peuple lors de la prière. C'est pourquoi les sultans, dont les fonctions sont uniquement profanes, ont besoin des califes. Les Bouyides étaient dans un rapport de force qui leur aurait permis de dépo­ ser le calife abbasside, mais préserver son trône était ce qui leur dOllllait la légitimité à gouverner le Dar al-Islam, le vaste territoire sur lequel les musul­ mans exerçaient leur domination. De même, les sultans mamelouks se sont empressés, en 65611258, après la prise de Bagdad par les Mongols, d'accueil­ lir un prince de la famille abbasside, et d'organiser, pendant plusieurs généra­ tions, un rituel d' intronisation des sultans par le calife abbaside, qui n' avait pas d'autre fonction que celle d' assurer cette légitimation34. Outre les hommes aux fonctions politiques, le grand corps élitaire spéci­ fique au monde musuhnan est celui des oulémas. Ces savants en matières profanes (médecine, astronomie, mathématiques, etc), où les non musulmans ont pu avoir leur place, élaborent et transmettent le savoir. Pour les matières religieuses, chaque confession a ses propres corps. En islam, les cadis détiennent les fonctions juridiques : ils élaborent le droit musulman, le fiqh, rendent la justice et exercent des fonctions notariales. Pour les communautés non musul­ manes, les catholicoi" (sing. catholicos) pour les Églises nestorielllle35 et armé­ nienne, les patriarches pour les Églises copte et jacobite et les exilarques pour les communautés juives d'Irak36 sont les élites religieuses qui participent à l'exercice du pouvoir du système musulman. Au début de l'époque abbasside, les savants des différentes confessions développèrent les connaissances dans tous les domaines scientifiques37, entre autres par la dynamique des traductions, encouragée par le pouvoir politique : « Le mouvement de traduction qui débuta avec l'arrivée des Abbassides au pouvoir [ ... ] s'appuya sur l'ensemble de l'élite de la société abbasside, c' est-à-dire les califes et les princes, les fonctionnaires civils et les chefs militaires, les marchands et les banquiers, les professeurs et les savants.38 » Au sein des élites lettrées, les fuqahii', dont les cadis font partie, étudièrent les questions dogmatiques et juridiques. Contrairement à une idée reçue, lefiqh n'est pas un objet immuable, il a une histoire et s'élabore à partir de courants multiples, dont une part provient des influences locales, antérieures à l'islam, et les réflexions théoriques des oulémas ont pu s'ancrer dans des

34. 35. 36. 37. 38.

Denoix 2013. Chronique patriarcale, citée in Van Renterghern 2015, p. 46. Tillier 2017, p. 457-462. Van Renlerghem 2015, p. 127-166. Gulas 1998, p. 24.

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pratiques préislamiques, c e dont on trouve l a trace dans les corpus juridiques, et cela jusqu'à des époques relativement tardives au Maghreb et en Anatolie39. En ce qui concerne les cadis, l' existence de ce corps s'historicise, ce qu'a fait Mathieu Tillier. Dans un premier temps, il semble qu'ils n'existent pas, au moins dans les provinces où l'on dispose de sources judiciaires permettant d'en retra­ cer l'histoire. Pour l' Égypte, « la justice est avant tout celle du gouverneur et du pagarque », ce qui est un héritage du système byzantin40. Mais, le vocabulaire des affaires judiciaires étant coranique, ce référent remodèle le « système judi­ ciaire [ . . ] par un pouvoir qui entend imposer un mode islamique de résolution des conflits »41. Et si les cadis existent à la fin de l'époque omeyyade, dans les villes de Kma, Ba�ra et Fus!ii!, il semble bien que les jugements soient confiés plutôt aux gouverneurs et qu'ils ne soient que les simples acolytes de ceux_ci.42 Ce n'est qu'à l' époque abbasside que le système judiciaire cadial tel que nous le connaissons se met en place, et « c'est dans un contexte de construction étatique, où l' administration des provinces conquises était une préoccupation majeure du pouvoir, qu'il faut situer la décision, par les premiers califes ou leurs gouver­ neurs, de créer une nouvelle fonction répondant à cette attente43 ». En effet, un des topol" de la littérature des miroirs des princes du monde musulman médiéval est la caractérisation du prince juste, et il convient au souverain que la justice soit bien rendue en ses terres44. .

Le besoin de légitimité du pouvoir En effet, les gouvernements ne sont pas des pouvoirs sans liens avec le reste de la société et les différentes dynasties se doivent d'être légitimes à leurs yeux et à ceux de leurs sujets ; pour Max Weber, ce besoin de légitimation est un des universels de la définition de l' État". En Islam, la question de l'appartenance à la Famille du Prophète, les ahl al-bayt, « les gens de la Maison », élue de Dieu, a été un des arguments des prétendants au califat et le nom de certaines dynasties sont les marqueurs de cette importance : les Abbassides, descendant de l'oncle du Prophète al-' Abbas et les Fatimides de sa fille Fatima. Les Omeyyades, arrivés au pouvoir dans le cadre de rapports de force guerriers, contre 'An d'abord, puis Ibn al-Zubayr, ont, selon la fonnule de Hichem Djaït, qui ne leur réserve pas ce jugement, « détourné » l'imamat46. Gabriel Martinez-Gros, a analysé l'imaginaire des

39. 40. 41. 42. 43. 44. 45. 46.

Denoix 1996. Tillier 2017, p. 142. Tillier 2017, p. 143. Tillier 2017, p. 79. Tillier 2009, p. 75. Abbés 2015. Weber 1922, trad. 2003. Djaï! 2015, p. 1 4 1 .

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auteurs de la cour de Cordoue au service de l' idéologie omeyyade, qui instru­ mentalisaient l'écriture de l'histoire à la gloire de leurs princes, supposés, selon ces écrits, avoir été des Compagnons fidèles, des combattants fi sabll illiih « dans le chemin de Dieu » et, surtout, être des Quraysh, tribu ayant une préséance pour le califat ; celui de Abii Bakr, le premier de tous, en étant le signe. L'écriture de l'histoire des Omeyyades d'al-Andalus, commencée en 3 1 8/930, à l'injonction de 'Abd al-RaJ.nniin III (r. 3 1 7-350/929-96 1), soit un an après son accession au califat47, et perdurant jusqu'à la fin du Ve/XIe siècle, soit bien après la chute de ce califat, redonna aux Omeyyades le vernis généalo­ gique légitimant, par l'appartenance aux Qurayshites48• Pour sa part, Mateusz Wilk soutient que la dynastie omeyyade d'Occident avait besoin d'une légiti­ mité juridique orientale et que c'est l'adoption du malikisme qui la lui apporta". Et Gabriel Martinez-Gros analyse le fait que le fils de 'Abd al-Ral;mllin III, al-Mustan�ir, prenant lui-même la plmneso, écrivit, dans une historiographie en miroir, un Livre des juges qui, étant un pendant aux publi­ cations fustatiennes ou abbassides, se situait bien dans cette dynamique de légitimation par une imitation de l' Orient arabes1. Pour les pouvoirs non califaux, un besoin de légitimation, on l'a vu, s'est avéré encore plus crucial. Conserver le califat - comme ce fut le cas des Bouyides et des Seldjoukides - ou le récupérer - connne le firent les Mame­ louks - a été une des stratégies de légitimation de ces pouvoirs non califaux, ce qui démontre le rôle légitimant du califat. Cela est particulièrement obvie en cas de régence ; ainsi, lorsqu'un chambellan (I;iijib) prend le pouvoir connne en al-Andalus, où Ibn Abl AmIr (de son nom de règne al-Man�Ur, m. 392/1 002) assume les fonctions suprêmes, il conserve le califat et le jeune calife de I l ans, Hisham II « qu'il est important de maintenir à son poste pour qu'il puisse déléguer les fonctions régalienness2 », pour cautionner son pouvoir, qu'il rend héréditaire. De même, son fils al-Mu'éaffar (r. 958-964/1 002-1 008), gardera « ce calife fantoche, source, cependant, de toute légitimite3 ». Cette recherche de personnages légitimant est le signe d'une certaine incer­ titude du pouvoir, lequel n'est jamais acquis, et place le calife à part dans le système musuhnan, ce que H. Djaït fonnule ainsi : « [ . . ] ni les califes, ni les Compagnons, ni les veuves du Prophète n'étaient sacrés ni, à cette époque, ne détenaient une très grande autorité. Mais si l' imam-calife n' avait pas de pouvoir .

47. 'Abd al-Ral)man III fut d'abord émir de Cordoue, puis il prit son indépendance de Bagdad en 299/91 2 et osa se parer du titre califal en 3 1 6/929. Peut-être que le fait que 'Ubayd AlHih al-MahdI, le Fatimide, ait pris le titre d'amir al-mu 'minin en 297/909, rompant avec l'unicité du califat, permit à l'Omeyyade d'assumer un troisième califat (Hamdani 2013). 48. Martinez-Gros 1992. 49. Wilk 201 1 . 50. Martinez-Gros 1992. 5 1 . Par exemple, al-Kinru, K. al- Wuliit wa-I-quçlat. 52. Tixier du Mesnil 201 1 , p. 20. 53. Ibidem

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religieux propre, il disposait d'une légitimité religieuse [ . . )54 ». Légitimité reconnue par tous ces gouvernants. .

Dln wa-siyiisa : religion et politique ne font-elles qu'un ? On voit donc que, si dans un premier temps le religieux et le politique étaient confondus dans la personne du calife, il y eut, dans le monde musul­ man médiéval, maintes façons de conjoindre ou non ces deux réalisations du pouvoir. Parfois, al-d'ln wa-l-siyiisa ont été réunies en une seule personne, parfois, au contraire, l' imam et le sultan se répartirent ces fonctions. En effet, un des topol" concernant le leadership en Islam, a fortiori sur le regard que l'on porte sur l' Islam médiéval, est l' idée selon laquelle religion et politique ne font qu'un et son unies dans la persOIlle du Prince, qui serait à la fois pontife et empereur, pour reprendre un vocabulaire concernant l'histoire occidentale. Il y aurait une théologie politique, soit un mode de gouverner où les ordres du religieux et du politique sont confondus. De ce point de vue, y a-t-il homogénéité des gouvernements musulmans ? Ce qui nous intéresse, dans cet article, n'est pas l'analyse des Miroirs des princes55 et autres textes qui ont dit la théorie du pouvoir56, ou l' étude d'un penseur particulier comme Ibn Taymiyya, lequel a théorisé « la nécessité d'interaction entre la pratique politique (siyasa), les principes de la Loi divine (sharta) et leur élaboration juridique concrète (fiqhy7 », mais plutôt la réalité de son exercice. Néanmoins, les idées développées par les oulémas ont évidemment un effet de réel sur la conception que se font les gouvernants de leur pouvoir et sur la manière dont ils l'exercent. Quoi qu'il en soit, dans cette étude-ci, il est question d'obser­ ver des pratiques dans leur diversité, plutôt que d'analyser des théories émises par les savants musulmans du Moyen Âge.

Le Prophète, un modèle de leader politique et religieux Le Prophète auquel « succèdent » les califes, est un modèle, mais, évidem­ ment, les contextes politiques font que l'imitation du modèle ne peut qu' être théorique. Néanmoins, examinons quel fut ce modèle. À partir de l' émigration 54. Tixier du Mesnil 201 1 , p. 197. 55. Abbés 2009 et 2015. 56. On sait que les oulémas ont glosé abondamment sur cette question et que de très nombreux auteurs ont analysé lems écrits. Citons, entre autres, Makram Abbès qui, dans son Essai sur les arts de gouverner en Islam (2015), a montré la manière dont cette question a été théorisée par les théologiens, les juristes, les philosophes et les historiens arabes du Moyen Âge, particulièrement d'al-Mawardî dont il a traduit De l'éthique du prince et du gouvernement de l'État. On se reportera à ses travaux pour connaître la théorie du pouvoir élaborée par les élites des sociétés concernées. 57. Bori 2007.

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à Yathrib (future Médine) avec ses fidèles, le Prophète devint le chef d'une communauté religieuse comprenant ses premiers adeptes, émigrés (muhiijirnn) avec lui de la Mecque, et aussi les Médinois convertis, ses compagnons, les an$ar-s. Dans un tout premier temps, il n' était pas un leader politique, comme l'écrit H. Djaït : (de podestat est homme de pouvoir politique [ . . ] alors que Mul;1ammad, au départ, ne l'était nullement : il n'était qu'un prophète ne possé­ dant qu 'une autorité religieuse et morale, non un pouvoir politique contrai­ gnant58 ». On est là dans l'archétype du leader charismatique (Weber). Mais, très rapidement, des questions profanes se sont posées, et il fallut organiser la communauté, notamment lever l'impôt. Le chef religieux s'est doublé d'un leader politique. Il est clair que, si Mul;ammad est arrivé à Yathrib à la tète d'une commlUlauté religieuse, il a développé à Médine l'embryon d'un État, avec collecte d'impôts, organisation d'une armée et édiction d'une loi commune59. Les quatre premiers califes, ceux que la tradition sunnite nomme « les bien guidés », sont les chefs de la communauté et mènent la guerre, pour rétablir les tribus dissidentes dans le giron de l'islam lors de la ridda, puis mener les premières conquêtes et gérer ses butins fabuleux. Quant au mobile des premiers adeptes, Robert Hoyland pousse cette logique assez loin puisqu'il considère que la première dynamique de cette petite société musulmane fut plutôt prosaïque : des motivations politico-économiques plutôt que des croyances religieuses60. De même pour les Omeyyades, avec la dynamique des conquêtes, l'admi­ nistration de leur vaste empire fit des califes des gouvernants dont une multi­ tude d' attributions étaient profanes. Mais, dans le même temps, l' administra­ tion de l'empire se fit au nom de l'islam. On en a pour preuve, comme l'a démontré Mathieu Tillier, l'inscription du Dôme du Rocher. Ce monument, le plus ancien de l'Islam qui nous soit parvenu, fut construit à Jérusalem et terminé en 72/691-692, sous le califat de 'Abd al-Malik (r. 65-86/684-705). Ses inscriptions proclament « la centralité de la prophétie de Mul;ammad dans la nouvelle religion, officiellement désignée isliim61 » . Ainsi, « 'Abd al-Malik s'affinne comme le seul garant d'une foi dont il définit l'orthodoxie62 ». Ceci, selon ce que développe Mathieu Tillier, au moment où un anti-calife, Ibn al-Zubayr, soutenu par les partisans de 'AlI qui pensent toujours à leur revanche, a monté une sédition (fitna) à la Mecque, afin de montrer aux musul­ mans que c' est bien lui, l' Omeyyade qui dit le dogme. Lafitna, obligeant le calife à se positionner face à l' anti-calife, a renforcé sa posture de souverain énonciateur du dogme musulman. À partir du ne/VIlle siècle, les califes étaient certes des chefs religieux, puisque les leaders de la communauté musulmane, mais, hormis dans des .

58. 59. 60. 61. 62.

Djaï! 2012, p. 84. Donner 1981. Hoyland 2015a. Tillier 2018, p. 361. Tillier 2018, p. 362.

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périodes très particulières, c' était l e corps des oulémas (dont les cadis les plus importants étaient nommés par le calife, il n'est donc pas question ici de parler de séparation des pouvoirs, mais d'évoquer un corps intermédiaire) qui occu­ pait les fonctions d' élaboration de la religion. Il y eut des exceptions sous toutes les dynasties, comme lors de l'érection, à l'époque omeyyade, du Dôme du Rocher, ou lors des persécutions menées par le calife abbasside lorsqu'il imposa, au sein des théories des mu 'tazilites, le dogme du Coran créé, allant jusqu'à la persécution (mif;na) des musulmans qui ne suivirent pas ce dogmé3. Mais, à partir du ne/VIlle siècle, ce fut le corps des oulémas qui édicta le dogme, établit la tradition, élabora la loi et transmit le savoir religieux, juridique et profane. Le rôle du calife consistait en un leadership qui put devenir unique­ ment symbolique, mais un symbole, on l'a vu, dont, dans le monde musulman médiéval, aucun leader ne put se passer.

La place du Livre, l 'esprit du ribiii La place et le statut du Coran au sein des dogmes édictés par le Prince ont pu aussi considérablement varier, entre l'affinnation du Coran créé et non révélé, comme cela a été épisodiquement prôné à l'époque abbasside et l'inter­ prétation à la lettre du Livre, défendue par « les gens du ribii! », les Almora­ vides, dynastie héréditaire née en 1 040 de la prédication d'un juriste malékite, 'Abd Alliih b. YasIn qui, de retour d'un pèlerinage à la Mecque, convertit sa tribu berbère au malikisme. Il enseigna l'islam dans un ribii! fondé au sud­ ouest du Maroc. En 491/1 098, Yiisufb. Tashfin est proclamé amfr al-muslimfn, titre très proche de celui des califes, amlr al-mu 'minln, que les Almoravides n'osèrent pas porter quoique leur chef fût à la fois émir et imam, un pouvoir que l'on peut considérer comme une théocratie, et qui conquit un empire allant du Mali à al-Andalus64 L'interprétation du dogme est aussi un des éléments de variété. Et, souvent, c 'est au nom de la déviance des dynastes que les révolutions sont légitimées. Ainsi, les Almohades, étaient mus par une idéologie religieuse proclamant une stricte unicité divine, le tawf;ld, ce que signifie le nom de cette dynastie, al-Muwal;l;idiin, « les partisans de l'Unicité ». Ils se développèrent dans le cadre d'une « réforme religieuse radicale, menée dans l' esprit du ribâ('5 » par un leader charismatique, Ibn Tfunart. Originaire d'IgTIlz, dans l'Atlas maro­ cain, il lance, au début du VIe/XIIe siècle, un mouvement messianique dont le message, outre l'affinnation de l'unicité divine, et de la conviction d'être les musulmans « purS », lutte contre l'anthropomorphisme dont sont accusés les Ahnoravides qu'ils renversent en 541/1147. Ibn Tiimart se proclame mahdI, il s 'agit alors, comme l'explique Jean-Pierre Van Staëvel, d'« adjoindre à 63. Hinds 1986 64. Bennison 2016. 65. Van Staëvel 2014, p. 53.

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l' autorité charismatique du juriste-théologien proclamé mahdi un pouvoir d'une autre nature, traditionnelle, fondée sur le prestige de son lignagé6 ».

Théocratie et multicultualisme De l' examen de tous ces cas, on peut voir un évident dénominateur commun : ces princes étaient des leaders musulmans, et leurs suj ets vivaient dans une société islamique, dans la mesure où les sujets non musulmans (juifs et chrétiens de diverses obédiences, zoroastriens), étaient intégrés à un ordre musulman, où ils avaient des devoirs supplémentaires (par exemple, au début de la conquête, dans la province d' Égypte, travail forcé et interdiction de se déplacer sans sauf-conduit67 ; tout le long de la période, impôt spécifique68 et, parfois, vêtements discriminants). Pendant de longs siècles après la Conquête, la majorité des sujets furent non musulmans et leurs communautés étaient dotées d'élites constituant des milieux cultuels (syriaques, coptes, notam­ ment) pleins de vitalité. Pour les chrétiens, les questions post concile de Chal­ cédoine, si elles passaient bien au-dessus de l'entendement de l'ensemble des fidèles et d'une partie du clergé, pas assez instruits pour percevoir l'intérêt d'une querelle sur la nature humaine et/ou divine du Christ, étaient décisives pour les élites. Et les clercs contribuèrent à faire accepter les nouveaux conquérants, surtout dans les milieux urbains, plus cultivés69, avec lesquels ils entretinrent un commerce, notamment en servant de cadre à la nouvelle administration qui, comme on le sait, s' exprima dans un premier temps en grec et recruta dans ses bureaux ces élites hellénisées. Le grand bouleversement avec les conquêtes, est que, si le Prophète fut le chef d'une communauté (ne faisaient partie de l' umma que les musulmans, au départ, seulement les Arabes, puis enrichie des vagues de convertis), une fois les territoires sassanides et byzantins conquis, en revanche, il fallut admi­ nistrer une majorité, écrasante numériquement, même si dominée politique­ ment, de suj ets non musulmans70. De ce fait, le rôle du calife, dans le cadre de la domination d'une religion sur les autres, était aussi politique, puisque tous ses sujets n'étaient pas de sa religion. Ce qui constitue l'empire, par défini­ tion, c' est la diversité des mondes sociaux qu'il gouverne, même si le monde social englobant, ici la domination musulmane, se veut unitaire. Sur ce point encore, la diversité est manifeste : on ne peut pas dire que le leadership des gouvernants musulmans ait toujours été, de manière équiva66. Ibidem. Voir aussi Garcia-Arena1 2000. 67. Il s'agissait soit de tessons de céramique (ostraca), soit de sceaux en métal sur lesquels on inscrivait que la perSOIllle porteuse du document concerné s'était bien acquittée de sa capitation ou de sa corvée (Franz-Murphy 2007). 68. Be11 1 93 l . 69. Tannous 201 8 . 70. Morony 1982.

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lente, à la fois religieux et politique. Maints exemples montrent des leaders religieux dépourvus de pouvoir politique, mais dont la présence symbolique pouvait être forte et indispensable au fonctionnement du système politique en cours, et des gouvernants dont le pouvoir se limitait à la sphère politique. Le point commun entre eux est qu'il s' agit de gouvernants musulmans, dans un évident rapport de domination, d'une part avec leurs sujets musulmans, y compris avec les différentes élites musulmanes, on y reviendra, mais aussi, avec les non musulmans, les dhimml-s, de statut théoriquement, et le plus souvent pratiquement, inférieur.

Lignes defaille On l'a vu, dès les premiers temps, les lignes de failles divisent les groupes et les pouvoirs sont contestés. Le Prophète dut s'imposer par les annes maintes fois ; dès qu'il mourut, une partie des tribus se désaffilia dans un mouvement appelé la ridda, et elles ne purent être ramenée dans le giron de l' Islam que manu militari ; l'arrogance des Qurayshites ne redistribuant pas le bénéfice de la conquête fit de tels mécontents que le calife 'Uthman fut assassiné en 35/656 ; l'élection au califat du cousin et gendre du Prophète 'Al!, en 36/656 ne calma pas ses adversaires et Mu' awiya, le gouverneur de Syrie prit les armes contre lui en 37/657. La bataille, à Siffin, sur la rive droite de l'Eu­ phrate, près de l'actuelle Raqqa ne fut pas décisive et il y eut finalement un arbitrage qui divisa les musulmans à tout jamais entre les sunnites, les chiites et les kharijites. Cette guerre civile fut appelée la preruièrefitna, ce que Hichem Djaït a traduit par La Grande Discorde. Après l'assassinat de 'Al! en 40/661 et l'avènement de la dynastie omeyyade, puis celui de son fils !:Iusayn à Kerbala en 611680, un des partisans de 'Al!, Ibn al-Zubayr ruit en place un califat concurrent de celui des Omeyyades (61 -73/680-692). Il faillit l'emporter défi­ nitivement, et l' issue ne put advenir que par une guerre civile, la secondefitna, le calife omeyyade, 'Abd al-Malik, n'hésitant pas à faire bombarder la Kaaba par les catapultes de son lieutenant, al-I:Iajjaj, assiégeant la Mecque. Ces débuts tumultueux ont tracé des lignes de failles indélébiles. La fitna est chez les musulmans un concept générique71, certes perçu comme un chaos désastreux, mais aussi porteur du germe de nouveauté, de restructuration de l'ordre ancien, et Emmanuelle Tixier du Mesnil, à propos de la cinquième fitna, qui déchira al-Andalus, a montré comment le désordre pouvait être créateur, à la fois de nouvelles façons de gouverner et de discours renouvelés sur le gouvernement7z.

7 1 . Martinez-Gros et aI. 2013. 72. Tixier duMesni1 2011

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Quid du princ pe i dynastique ? Quoi qu'il en soit, de toutes ces lignes de faille, la plus importante fut celle de la succession du Prophète. D'une part, on l'a vu, au moment de sa mort : qui choisir, parmi ses compagnons, pour diriger la communauté ? D' autre part, une fois le clan des Omeyyades l'ayant emporté, fallait-il adopter un principe dynastique ? Fallait-il que le pouvoir fût exercé par la Famille du Prophète ? AI-I:Iusayn, le martyr de Kerbala, était dans une logique dynastique : c'est en tant que fils de 'AlI, qu'il prétendit avoir des droits au califat. En revanche, Ibn al-Zubayr, pointa l'illégitimité de YazId à occuper ce poste au seul motif qu'il était le fils de Mu' awiya. Celui-là fut proclamé par ses partisans amlr al-mu 'minln à la Mecque en 64/683, il Y eut donc, à la fin du 1er/VIle siècle, deux califes concurrents dans un conflit que les historiens ont largement inter­ prété à l'aune des rivalités tribales (Arabes du Sud, les Yaman, du côté des Omeyyades, contre Arabes du Nord, les Qays, de celui d'Ibn al-Zubayr). Fran­ çoise Micheau a démontré qu'il s'agissait plutôt d'un conflit ayant pour objet « le contrôle de l'appareil d' État par l'intennédiaire du calife que les uns et les autres avaient choisi de soutenir73 » . S i la transmission dynastique n'est pas un principe fondamental, de fait, les gouvernants, fussent-ils califes, vizirs ou l;iijib-s, sunnite ou chiites (les Fati­ mides furent aussi dans cette pratique) ont quasiment toujours transmis leur pouvoir aux mâles de leur famille, frères, fils ou neveux. Et, surtout, on a admis assez tôt que, plus proche on était du Prophète, plus grande était la légi­ timité à gouverner : un des éléments de la propagande abbasside fut que les Omeyyades étaient plus loin qu'eux de la parentèle du Prophète. Quoi qu'il en soit, parentèle, mais aussi fait tribal puisque bien rares les dynasties qui ne descendaient ou ne prétendaient pas descendre des Quraysh.

Tribus vsfamilles En effet, l'importance des structures familiales dans la genèse de l' État islamique, a été de fait un dépassement, des solidarités tribales. Ainsi, quelques grandes familles, comme les Ziyadites, ou les Muhallabides, administrèrent les provinces orientales de l' empire, ou comme ce fut le cas des Barmécides, participèrent à l' État central. Les familles alliées à une dynastie arrivèrent parfois à passer de l'une à l' autre. Le cas de Ziyad b. AbÛli, littéralement, « le fils de son père », présenté par Massaoud KourF4 dans une étude d' anthropologie historique, illustre l' impor­ tance de la famille du point de vue de la réalité de l' exercice du pouvoir, mais aussi de l'ancrage tribal, en termes d'ascendance théorique. Le calife

73. Micheau 2012, p. 169. 74. Kouri 2019.

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« l'adopte » en tant que frère en créant une filiation avec son propre père ; il devient donc Ibn Abl SufYiin, et passe ainsi de la tribu des Thaqlfaux Quraysh75. Son pouvoir, comme gouverneur d'Irak, fut considérable et il mit en place une succession héréditaire. Les Muhallabides (al-Mahiiliba) sont un autre exemple de famille ayant un pouvoir provincial sur plusieurs générations, passant au travers des rivalités politiques. Paricia Crone, rend compte de ces adhésions apparemment antago­ nistes : quoique al-Muhallab ait été du côté d'Ibn al-Zubayr, que les femmes de la famille aient des connexions avec les Ibadites, ils furent nommés par les Omeyyades et purent avoir aussi des postes importants sous les Abbassides. Ainsi, YazId b. I:Iatim b. Qablsa b. al-Muhallab passa de l'Irak, à l'Azerbaïdjan, puis à l' Égypte et enfin à l'Ifriqiya où il fut gouverneur, succédant à un de ses parents, 'Umar b. Bafs, et où son fils Bishr lui succéda76. MassaoudKouri explique ainsi la longévité de cette alliance avec le pouvoir central : « Une famille alliée, quelle que soit la province, représente un des mécanismes du pouvoir propageant l'idéologie du pouvoir central et contrô­ lant le territoire de l'empire. Pour cette raison, les Muhallabites doivent être protégés par le calife de façon à garder la légitimité califale et la confiance des autres familles alliées77 ». On conçoit alors que le pouvoir central se fonde aussi sur un courant « bottom-up » nécessitant des alliances avec les pouvoirs locaux, y compris mis en place par le pouvoir central lui-même. Mais la Famille, c'est évidemment celle du Prophète, et leur appartenance à celle-ci fut décisive dans l'argumentaire de légitimation des Abbassides qui pouvaient dire que les Omeyyades n' avaient pas de parenté directe avec l'En­ voyé. En revanche, al-Basan, le fils de 'AlI, pouvait prétendre en être plus proche encore, puisqu'il était son petit-fils, alors que les Abbassides n'étaient ses parents que par son oncle al- 'Abbas b. 'Abd al-Mu(allib. Mais si al-I:Iasan était plus proche, c'était par sa fille Fatima, et les règles de l'héritage islamique avantageant les garçons, cet argument a pu être employé pour conforter la préséance abbasside. Quant aux dynasties berbères comme les Almoravides, elles prétendirent avoir une ascendance arabe au sein des tribus sud-arabiques : « les Almora­ vides affinèrent une légende selon laquelle les Sanhaja n'étaient pas des Berbères mais des Arabes d'origine himyarique afin de s'ancrer dans l'histoire antique de l'Arabie et du Moyen-Orient et d'expliquer et glorifier leur usage du lithiim78». En effet, la légende dit qu'un ancien savant religieux avait demandé à un roi d'Arabie du Sud d'envoyer des messagers pour allllOncer aux nations le sceau des prophètes. Seul un peuple du Yémen accepta cela, 75. 76. 77. 78.

AI-Zubayrl, Nasab Quraysh, p. 128, cité par Komi 2019. Crone 1993. Kouri 2019, p. 248. « The Almoravids finessed a legend that the Sanhaja were not Berbers but Arabs of Himyaritic origin to embed themselves in the ancient history ofArabia and the Middle East and to explain and glorify their usage of the litham » : Bennison 2016, p. 123.

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s' exila et dut se voiler comme ses femmes pour affronter les dangers et leur langue se mit à ressembler au berbère à cause du contact avec ces populations. La construction généalogique est, on le voit, une des options de la légitimation à gouverner les musulmans.

Une évolution vers un pouvoir symbolique Si, en 1 32/750, lors de leur prise de pouvoir contre les Omeyyades, les Abbassides régnaient sur un empire qui allait de la Transoxiane à la péninsule Ibérique, de fait, à peine six ans après cette date, une première division impor­ tante était apparue avec la création de l' émirat de Cordoue par un survivant de la dynastie des Omeyyades. De plus, dès la fin du ne/VIlle siècle, des pouvoirs régionaux s'étaient affir­ més en de nombreuses régions de l'empire : les émirats ibadite de Tahert (141/758) et zaydite de WalTIa (1 72/788) au Maghreb occidental, les Aghla­ bides (1 84-297/800-909) en Ifriqiya, les Samanides (194-285/809-899) en Transoxiane et en Iran oriental, les Tahirides (205-260/82 1-873) puis les Saffa­ rides (253-298/867-910) dans le Khurasan, les Toulounides (254-293/868-905) puis les Ikhshidides (323-358/935-969) en Égypte ; mais aucun de ces pouvoirs n' avait encore prétendu au califat, pas même les Omeyyades d'Espagne, recon­ naissant ainsi implicitement la califat abbasside, ni la dynastie chiite des Idris­ sides qui se réclamait de la lignée de 'Al!, gendre et cousin du Prophète. Quoique le commandeur des croyants ait arboré le titre suprême, déjà, du temps des califats, le pouvoir central avait pu s' affaiblir, non seulement dans les différentes provinces, mais aussi au sein du palais même puisque les émirs des Abbassides, les Bannécides, des Persans, avaient été recrutés dès le calife al-Man�Ur (r. 136-158/754-775) et, de père en fils, avaient exercé la réalité du pouvoir quand le calife était limité à un rôle symbolique. Plus grave encore pour le pouvoir ca!ifal, on l'a vu, au milieu du IVe/Xe siècle, en 335/946, une petite dynastie, adepte du chiisme duodécimain, celle des Bouyides, prend Bagdad par les armes et impose son pouvoir au calife, sans le destituer. Le premier de ces souverains prend le laqab de Mu'izz al-Dawla et obtient le titre d' amlr al-umarii ', « commandeur des commandeurs », ce qui lui donne l' effec­ tivité du pouvoir. Tous les organes gouvernementaux sont rattachés à l'émir, en particulier le vizir qu'il nomme, ainsi que tous les chefs militaires dont il gère les iq!ii '-s. Non seulement le calife n'a plus que sa fonction de leader religieux, mais cela est valable uniquement pour les sUllllites. Pour le reste de ses sujets, il détient seulement un rôle de représentation. Les Bouyides, quant à eux, malgré le fait qu'ils aient les pleins pouvoirs et qu'ils professent la doctrine chiite, ne cherchent pas à établir un califat alide, et laissent le titre d'amlr al-mu 'minln à l'Abbasside. Il s'agit d'une sorte de cohabitation politique. Les délégations de pouvoir aux vizirs, dans le cadre d'une cohabitation sUllllite-chiite ou non, n'ont pas empêché les conflits récurrents entre les uns et

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les autres. Que ce soient les Seldjoukides et le calife de Bagdad ou les vizirs des Fatimides et leurs califes, le nombre d'assassinés est le symptôme d'un monde où la violence politique est prégnante. Comme l'écrit Françoise Micheau, « cette histoire est aussi celle d'une violence chronique qui, de guerre civile en guerre civile, a vu s'affronter les prétendants au califat, 'AlI et Mu'awiyya, Yazld et I:Iusayn, 'Abd al-Malik et Ibn al-Zubayr, Marwiin II et al-Saffiil;79 » . Que ce soit au niveau du pouvoir central ou des gouvernorats provinciaux, les choses ont changé lorsque le pouvoir s' est scindé et que les vizirs l' ont exercé, alors que les califes gardaient une fonction religieuse et symbolique. Dès la fin du ne/VIlle siècle, les Barmécides, ces vizirs des califes abbassides, sans attributions religieuses particulières, eurent les pleins pouvoirs politiques. Cette tendance à cantonner les califes à un rôle symbolique s'accrut encore avec les sultans (bouyides chiites puis seldjoukides sunnites) qui confinèrent le calife au rôle de principe de leader du jihad (al-Maward1), alors que ces sultans étaient ceux qui menaient effectivement la guerre. Plus encore, des dynasties émirales comme les Ghaznévides (367-582/977- 1 1 86 dont l' empire s 'étendait de la Transoxiane à l'Inde) ou les Hamdanides (293-394/905-1 004, Haute Mésopotamie et Nord-Est de la Syrie), étaient menées par des leaders régionaux qui reconnaissaient le calife de Bagdad, mais étaient complètement indépendants et ne lui envoyaient pas l'impôt. Néanmoins, si le pouvoir califal devient symbolique, il n'en est pas moins important tant le besoin de légitimation de ces princes musulmans était décisif.

LE pouvom VU D'AILLEURS Le fait que, dans un premier temps, il n'y eut dans la mamlakat al-islam qu'un califat, qu'une capitale impériale (Médine des quatre premiers califes (1 0-41/632-66 1 ), puis Damas des Omeyyades (41 - 1 32/661 -750), puis Bagdad des Abbassides (à partir de 1 32/750» , a pu laisser penser, si l'on ne regardait le pouvoir que de la capitale, qu'il fut plus ou moins homogène. On a vu que c' était loin d'être le cas, y compris dans cette première période de l' Islam, et y compris en appréhendant le pouvoir au niveau le plus central, où la variété des modalités de gouvernements fut importante. De plus, si le pouvoir central en Islam s' est actualisé de différentes manières, son expression dans les provinces a été encore plus variée. Que ce soit à cause des substrats culturels des populations habitant ces territoires avant l'Islam et des mondes sociaux qui s'y développèrent, différents d'une région à l' autre, ou de ceux que l'on a désigné comme des « peuples nouveaux », mais qui étaient parfois sur place bien avant les conquérants musulmans ; que ce soit en fonction des enjeux de pouvoir et des rapports de force, c'est dans

79. Micheau 2012, p. 158.

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les provinces que l'interaction des populations avec le pouvoir central s'est exprimée et a intensifié cette diversité de la mamlakat al-isliimoo. Si, dans un premier temps, l'historiographie a surtout considéré les pouvoirs centraux81, un courant récent a consisté à porter le regard d'une part sur « les autres », d'autre part from below. Soit en examinant les croyants des autres religions que les musulmans, principalement les zoroastriens, les juifs et les chrétiens82, ou, comme le fait Petra Sijpesteijn en observant le monde musul­ man du point de vue des sociétés musulmanes, démontrant que la vue from below avait une pertinence évidente pour appréhender non seulement les socié­ tés, mais aussi pour comprendre les pouvoirs, dans leur gestion des territoires ainsi que dans l' interaction avec leurs sujets, au sein de l' empire83.

La construction d'un empire : intégration, jorces centrifuges Ce que l 'empirefait à la culture matérielle Prenons quelques exemples de ce que la fonnalisation de l'empire isla­ mique a généré en tenues de culture matérielle. Dans les fouilles d'Istabl 'Antar-Fustat qu'il a dirigées, Roland-Pierre Gayraud a mis au jour des céra­ miques glaçurées dont il date l'apparition en Égypte « au tout début du IXe siècle24 ». La conquête a en effet réuni dans un seul ensemble impérial les anciens territoires sassanides et byzantins et la frontière entre les deux n' existe plus. De ce fait, des techniques, peuvent être importées du vieux monde sassa­ nide dans cette antique province de l'empire byzantin : « Le décor au lustre est une importation d'Irak dont on retrouve les traces (en Égypte) dans la seconde moitié du IXe siècle85 ». Importation de modèles, mais aussi hybridation, comme sur cet objet : « une coupelle à marli est suffisamment bien conservée pour donner un aperçu des premières réalisations égyptiennes. On a ici la symbiose entre l'Irak et l' Égypte, concrétisée par le décor des deux faces. 80. Ce qui ne signifie pas que le niveau central du pouvoir ait de tous temps été mono­ ethnique. Anne-Marie Eddé a rappelé dans son Saladin les multiples croisements culturels à l' œuvre dans cet empire, affectant y compris la nature du pouvoir suprême. Ainsi, « [ ] les Seljoukides trouvèrent lUl système politique héritier d'une longue tradition islamo-persane, caractérisé par le pouvoir absolu d'un monarque unique, mais ils importèrent aussi leurs propres traditions turques d'Asie centrale, où la souveraineté appartenait collectivement à la famille régnante toute entière » : Eddé 2008, p. 24. 8 1 . Par exemple le magistral ouvrage de Dominique Sourdel : Le vizirat 'abbâside de 749 . . .

à 936.

82. Hoyland 1997, 2015b. 83. Petra Sijpesteijn a dirigé un programme financé par l'ERC intitulé The Formation of Islam. A viewfrom below. 84. Gayraud 2017, p. 356. 85. Ibidem

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Alors que le revers fait nettement référence au décor convenu des lustres iraquiens, l' intérieur, avec les rinceaux et les volutes, est déjà inscrit dans la perspective fatimide86 ». De plus, au-delà des frontières de l'empire, l' ouverture de routes de commerce renouvelle les modèles esthétiques : « Certains exemples procèdent clairement d'une imitation des productions d'Extrême-Orient, comme ces coupes de la seconde moitié du rxe siècle au décor stylisé de pahnettes sous glaçure87. » Un autre exemple provenant d'artefacts mis au jour dans ces fouilles sont les « sa called Captic dalls », poupées féminines nues, en os gravé, considé­ rées jusqu'ici par la muséographie (études hors contextes stratigraphiques) comme des « poupées coptes >J. Or E. Rodziewicz en a retracé la genèseSS : on en trouve, en contexte daté du I_IIe siècle, au sud-ouest de l' Iran, puis, à l'époque omeyyade, en Palestine, dans le site de Nessana, et en Égypte, à Fustat et à Alexandrie. Ici encore, en suivant la chronologie des contextes dans lesquels ont été mis au jour ces objets, on observe une importation, par l' effet de l' empire musulman, de modèles iconographiques venus de l' ex-monde sassanide (et pas du tout un héritage « copte » égyptien), avec lequel il n'y a plus de frontière. On trouve aussi des exemples de l'implication de l' État musuhnan dans la terre avec le développement et le contrôle de l'irrigation dans le Bas-Irak par l' État islamique naissant, étudié par Noëmie Lucas89 ou bien l' importation de techniques d'irrigation iranielllles et iraquielllles en IfrIqiya par les Muhalla­ bides (fin ne/VIlle siècle). Si ce rapport à la gestion du foncier a existé dans toutes les provinces, il n'a pas été le même partout Gladys Franz-Murphy'" et Marie Legendre91 soulignent que, dans les terres d' Égypte, l'exploitation des richesses locales se fit par les taxes en nature ou en espèces et par la corvée, et non par l'installation des conquérants sur les terres, au moins jusqu'à la fin de l'époque omeyyade. En Irak, Noëmie Lucas92 remarque que, au moins jusqu'à la fin de l'époque omeyyade également, si une partie des terres de la région fut distribuée aux conquérants, la majorité d'entre elles fut laissée dans les mains de ses anciens propriétaires. De même, au sein du programme mené par Sophie Berthier dans la moyenne vallée de l'Euphrate, à 120 km au sud-est de Raqqa, Delwen Samuel, par une recherche en archéobotanique93, démontre que des populations rurales s'y installèrent au 1er/VIle ou au début du ne/VIlle siècle et y pratiquèrent une agriculture sophistiquée. Il Ia compare à celle exercée au Sud de l'Irak et émet

86. 87. 88. 89. 90. 91. 92. 93.

Ibidem. Ibidem. Rodziewicz 2012, p. 46-47. Lucas, à paraître. Franz-Murphy 1991. Legendre 2019. Lucas 2020. Sarnue1 200 1 .

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l'hypothèse d'une immigration de ces populations d' agriculteurs dans la moyenne vallée de l'Euphrate, apportant avec eux des techniques agricoles inconnues localement jusque-là. De même, l'archéologue et historien Alan Walmsley a montré que le calife al-Hisham (r. 1 05/724-125/743) avait élaboré un système d'irrigation dans la vallée de l'Euphrate, profitant ainsi à l'agricul­ ture, et qu'un développement économique non négligeable avait, de ce fait, été apporté en Syrie-Palestine94. Dans le domaine numismatique, on a vu que les héritages étaient, au départ, originaires des deux mondes, les dinars d'or issus des solidi byzantins et des dirhams d'argent provenant des drachmes perses. Plus tard, « Cécile Bresc met en évidence les mécanismes présidant à la diffusion, en Orient, d'un type moné­ taire apparu dans l'Occident musuhnan des Almohades. Les échanges sont ici le principal facteur de sa diffusion, la bonne réputation de la monnaie almohade (bon aloi) expliquant tant son adoption par divers pouvoirs (Ayyoubides, Seld­ joukides de Rfun, Ghourides) que sa popularité au sein des populations" » . On pourrait penser qu'on est là, loin de la question du pouvoir, mais, de fait, l'aménagement du territoire, comme la construction de barrages par le calife omeyyade Mu' awiya96, l' organisation de la poste (bar/dJ qui permettait de savoir ce qui se passait dans les provinces et de donner des ordres aux gouverneurs97, les déplacements de populations, la nomination de gouver­ neurs, relèvent de la pratique du pouvoir et sont les éléments qui ont modelé un nouveau monde social Ainsi, à partir de l'époque manvanide, dans la région appelée par les historiens « Umayyad North98 » (Jaz1ra, Annénie, Mossoul, Azerbaïdjan, Barran et, à certains moments, Turkestan), Michael Bates a montré que ces régions, par l'organisation de l' État omeyyade, surtout à partir des Manvanides, où les fils du calife étaient désignés comme gouverneurs des provinces, avaient frappé une monnaie commune (des dirhams d ' argent), signe du type d' organisation territoriale souhaitée par le centre califa199.

La délégation Une des caractéristiques des empires est que leurs dirigeants doivent à la fois détenir un pouvoir qui s'exprime localement, mais aussi qu'ils pensent qu'ils ont vocation à devenir universels et la guerre est alors la dynamique fondamentale, structurante de l' expansion territoriale. Mais la taille du terri94. 95. 96. 97.

Walmsley 2007. Nef, Tillier 201 1 , p. 14, citant Bresc 20 I l . Ragheb 2013. Les Omeyyades ont créé lUle poste, mais uniquement à chevaux, ce sont les Abbassides qui ont renoué avec la tradition des « messagers volants » (Ragheb 2002). Kennedy 1981, p. 18-34 a étudié cette poste, ses itinéraires, ses lieux d'étapes, et a montré comment elle a permis la gestion centralisée de l'État abbasside. 98. Spellberg 1988. 99. Bates 1989.

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toire à administrer impose alors une organisation politique qui passe par la délégation de pouvoir. Par ailleurs, l'empire s'étant développé sur des terri­ toires lointains, il est attendu que leurs habitants et leurs élites développent leur propre culture politique, judiciaire, littéraire, etc. Les califes nommèrent donc dans les provinces, dès les premières conquêtes, des gouverneurs, les amlr-s - littéralement, l' amlr est « celui qui commande » - qui furent d'abord des chefs militaires, gouvernant des circonscriptions militaires, les jund-s, et dotés de pouvoirs importants. Ils levaient l'impôt sur les provinces dont ils avaient la charge, en envoyaient une partie au calife, en espèces et en nature. Quelle fut la marge de manœuvre de ces gouverneurs et jusqu'à quel point, le calife perdait-il de son pouvoir à leur profit ? On cOlllmît l'anecdote du conquérant de l' Égypte, 'Arnrb. al-' A�, pensant, en 2 11642, faire d'Alexan­ drie, tout juste conquise, sa capitale, mais, de Médine, le calife lui intima l'ordre de ne pas mettre de fleuve entre euxlOO. Si l'on n'est pas sÛT que 'Umar prononça bien ces paroles, le fait que l'on ne profitât pas de la belle cité antique, mais dût construire Fustat ex nihilo, est bien le signe que le calife ne voulait pas voir son gouverneur d' Égypte s'éloigner trop et être, de ce fait, hors de portée de ses ordres ; cette anecdote illustre aussi le fait que le calife avait le pouvoir d' imposer cette décision101. Quoi qu'il en soit, il fallut administrer les provinces et lever l'impôt dont une partie permit d'entretenir les troupes sur place et une partie partait à la capitale. En Égypte, on a très tôt, dès les premières années après la Conquête, les traces d'une administration rigoureuse, avec des bureaux archivant les documents. Dans un premier temps, il s' agissait de rétribuer les combattants (muqatila) de chaque circonscription militaire (jundJ, et donc de consigner dans des registres les attributaires et les sommes dues. Ces registres sont perdus, mais attestés par les historiens postérieurs102. L'impôt des provinces va abonder les besoins du centre. Ainsi, pour la construction de la grande mosquée de Damas, érigée sur un lieu de culte lui préexistant, différents matériaux, principalement du bois, furent prélevés en Égypte 103. Le système fiscal égyptien dans les premières années après la conquête islamique de l' Égypte et sous les premiers Omeyyades est bien connu grâce à la bonne conservation des papyrus et aux études des papyrolo­ gues, notamment aux importantes contributions de F. Morelli, J. Gascou,

100. Ceci est relaté par de nombreuses sources, se copiant les unes, les autres, notanunent, Maqrlzl, Khilal, l, p. 166. 1 0 1 . Denoix 2006. 102. Bouderbala 2008, p. 60-65 103. Morelli 2005 édite des papyrus en grec, émis par la chancellerie de Fustat, où l'on voit que de nombreuses réquisitions en matériaux (bois d'acacia, de palmier, de sycomore) et honunes de peine, ont permis auxcalifes omeyyades, et particulièrement à al-Wand (r. 88-961707-715) de réaliser lUl vaste programme architectural à Damas, Jérusalem et Fustat.

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y Ragheb et A. Papaconstantinou1C», et de leurs études de documents établis

par les chancelleries de Fus!ii! ou de villes de Palestine : reçus fiscaux (kata­ graphai) ou ordres de paiement. Ce système fiscal est uu marqueur de la relation pouvoir central/pouvoir provincial. Pour l' Égypte, Jean Gascou a montré qu'il y eut une réorganisation des districts fiscaux tout de suite après la conquête, et une réfonne majeure de la fiscalité : les conquérants, imposèrent le diagraphon (J. C'est aussi un élément difficile à manier pour l'historien tant cette titulature renferme de fausses évidences comme le montrent les remarques d'Anne-Marie Eddé sur le terme sulfiin : il est compris comme le nom d'une fonction depuis les Seldjoukides mais renvoie plutôt, dans le cas de Saladin, au fait de détenir un pouvoir. A -M. Eddé montre aussi le décalage entre la titulature officielle et les titres dont est gratifié le prince ayyoubide dans les chroniques2. Le pouvoir seldjoukide présente un autre cas où la titulature est particuliè­ rement complexe. Cela est d' abord dû au caractère composite de l' empire des fils de Seldjouk où une tribu turque régnait sur des territoires arabophones et persanophones ; elle était en outre entourée d'une aristocratie turcomane et d'une administration persane. Le tout s' insérait dans un monde où la légitima­ tion traditionnelle était avant tout de culture arabe. La titulature seldjoukide devait donc répondre à la double exigence de nommer et légitimer le pouvoir auprès de populations turques, persanes et arabes. Pour cela, elle devait emprunter des éléments à ces différents groupes culturels tout en conservant un discours idéologique cohérent. Nous souhaiterions donc dans cet article nous arrêter sur cette titulature plurielle d'un État polymorphe que les chro­ niques arabes du VIle/XIIIe siècle ont désigné comme al-dawla al-saljüqiyyd. Nous nous demanderons donc ce que nous apprend la titulature seldjoukide sur la nature et l' idéologie des Seldjoukides au Ve/XIe siècle. Une étude sur l' ensemble de la période seldjoukide dépasserait les limites d'un article, d'autant plus que l' évolution du pouvoir seldjoukide après la mort 1. 2. 3.

Aigle 2003, p. 59. Eddé 2008, p. 184-186. Ibn al-AthIr, Al-Kami! fi l-ta 'rfkh, IX, p. 473 ; al-Busaynl, Akhbar al-dawla al-saljuqiyya.

Autour de la Syrie médiévale. Études offertes à Anne-Marie Eddé,

sous la direction de M. Boudier, A. Caire, E. Collet & N. Lucas, 2022

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JEAN-DAVID RICHAUD

de Malikshiih en 485/1 092 complique la question. Nous préférons donc nous pencher sur le cas des trois premiers sultans Tughril Beg Cr. 428-455/10361062), Alp Arslan Cr. 455-465/1 062-1072) et Malikshah Cr. 465-485/1 072-1092). La titulature des premiers seldjoukides nous est transmise par trois types de sources : l'épigraphie4 -relativement peu importante pour le Ve/XIe siècle -, les monnaies5 et les sources littéraires (chroniques et poésie)6. Les inscriptions sur des monuments ou sur les monnaies sont les rares - pour ne pas dire uniques ­ sources qui émanent directement du pouvoir seldjoukide. Elles nous donnent à voir les titres auxquels les Seldjoukides tenaient et la hiérarchie qu'ils avaient établie entre eux. Les sources littéraires sont d'un usage plus complexe. Les chroniques présentent deux décalages. Tout d'abord, elles sont postérieures aux trois premiers sultans. Elles ont donc été rédigées à un moment où le pouvoir seldjoukide connaissait de profondes métamorphoses et où les chroni­ queurs comme les princes turcs idéalisaient un âge d'or déjà passé. Elles étaient en outre pour la plupart rédigées dans des milieux très éloignés des Seldjoukides et des codes culturels persano-turcs. Elles n'étaient enfin pas destinées à être lues par l'entourage seldjoukide. Elles transmettent donc ce qu'un groupe social précis, relativement éloigné du pouvoir, en avait conservé et avait choisi de transmettre. La poésie de louange, très en vogue à la cour seldjoukide, était certes composée pour les Seldjoukides, mais pas par eux. Les poètes, tous persanophones, jouaient avec des codes culturels qui leur étaient propres et produisaient une poésie à vocation interne à la cour. Nous commencerons par nous intéresser aux éléments persano-turcs de la titulature, avant de voir comment les fils de Seldjouk intègrent des éléments propres aux traditions arabes. Enfin, nous verrons que la question de la titulature est aussi une question qui fait débat au sein même de l'appareil seldjoukide.

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5.

6.

Nous avons utilisé le Thesaurus d' Épigraphique Islamique (bttp://www. epigraphie­ islamique.org/epi/texte acceuil.htnù), faute d'une publication qui recense et étudie précisément les inscriptions seldjoukides. Il n'existe pas de catalogue complet des monnaies seldjoukides ; cependant des catalogues incomplets ont été publiés (Alptekin 1971 et Khodzhaniyazov 1 979). Pour la période seldjouk:ide, les deux collections les plus importantes sont celles de la Bibliothèque nationale de France (HeIlllequin 1 985) et de l'American Nurnismatic Society. La collection de cette dernière est consultable en ligne (bttp:!/nurnismatics.org/search[). L'histoire seldjouk:ide est avant tout COIlllue par cinq chroniqueurs. Trois chroniqueurs y consacrent des parties importantes au sein d'lUle histoire universelle : Ibn al-JawzI (m. 597/1200), Sibt b. al-JawzI (m. 65411 256) et Ibn al-Athlf (m. 63011233). Deux autres chroniqueurs consacrent leur ouvrage exclusivement aux Seldjoukides al-Bundarl et al-Busaynl qui sont tous deux morts au début du VIle/XIIIe siècle. La poésie de cour seldjoukide est avant tout le fait de Mu" izzl (m. 519/1 1 25).

QUELQUES REMARQUES SUR LA TITULATURE SELDJOUKIDE

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LA TITULATURE PERSANO- TURQUE Le titre de shiihanshiih (roi des rois) Le titre shiihanshiih était à la fois récurrent et aux sens multiples. Il était tout d'abord omniprésent, que ce soit sur les monnaies7, dans l'épigraphies ou dans la littérature de chancellerie'. Il fut par ailleurs utilisé à partir de Tughril Beg et ce jusqu'aux derniers Seldjoukides, a fortiori par tous les sultans du VelxIe siècle. En outre, le titre était ancien puisqu'il apparait sur les monnaies de Tughril Beg dès 43811 046-1 047, en même temps que le titre de sultiinlO Non seulement il est repris avec une rare constance, mais il était aussi systématiquement mis en valeur au sein de la titulature. Sur le numéraire, il était presque toujours au centre de la pièce, ce qui pouvait impliquer d' inscrire le laqab (nom honorifique) arabe sur les côtés 11. Dans la titulature officielle, telle que les chroniqueurs nous la transmettent, on retrouve le titre de shahanshah juste après celui d' al-sulfan al-mu 'cq?am (le grand sultan)12. On note le même phénomène sur les rares inscriptions qui nous sont parvenues13. Nous pouvons donc dire a minima que le titre shiihanshiih et le concept qu'il désignait était un élément important auquel les Seldjoukides dOllllaient du sens, même si celui-ci est difficile à déterminer. Ce titre était déjà utilisé par les Bouyides et la question de savoir à quoi renvoyait ce titre a déjà été l'objet d'un débat dans l'historiographie des Daylamites. En effet, W. Madelung a montré, dans les années 1 960, comment les luttes de pouvoir au sein de la famille bouyide avaient entraîné une utili­ sation croissante du titre de shahanshah, qui était, par la même occasion, dévalué. Ce titre, qui symbolisait la domination d'un prince sur le reste du clan à l'époque de 'A