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Association pour la Promotion de l'Histoire et de l'Archéologie Orientales Université de Liège
mémoires n°15
ANTOINE GALLAND ÉCRIVAIN DE L’ÉRUDITION ORIENTALE AUX MILLE ET UNE NUITS
Sylvette LARZUL
PEETERS
ANTOINE GALLAND ÉCRIVAIN DE L’ÉRUDITION ORIENTALE AUX MILLE ET UNE NUITS
Illustration de couverture : Antoine Galland est représenté trônant dans un médaillon surplombant un décor foisonnant où se déchaînent génies et autres créatures extraordinaires peuplant les Mille et une nuits, ce fameux recueil de contes orientaux. Frontispice de l’édition E. Bourdin (Paris, 1839). Source : BnF, Paris, Réserve des livres rares, Rés. Y2-742.
Association pour la Promotion de l'Histoire et de l'Archéologie Orientales Université de Liège
mémoires n°15
ANTOINE GALLAND ÉCRIVAIN DE L’ÉRUDITION ORIENTALE AUX MILLE ET UNE NUITS
Sylvette LARZUL
PEETERS Louvain - Paris - Bristol, CT PEETERS 2023 LOUVAIN – PARIS – BRISTOL, CT 2023
Copyright Université de Liège A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2023 - Peeters, Bondgenotenlaan 153, 3000 Leuven D/2023/0602/5 ISBN 978-90-429-5046-7 eISBN 978-90-429-5047-4
À la mémoire de mes parents
Remerciements
Je ne saurais trop exprimer à François Pouillon ma plus profonde reconnaissance. La possibilité qu’il m’offrit de présenter dans son séminaire à l’EHESS divers dossiers en chantier sur Antoine Galland et de les y soumettre à la critique est à l’origine du projet de cet ouvrage. Sans ses constants encouragements, celui-ci n’existerait vraisemblablement pas. À Frédéric Bauden s’adressent également mes plus vifs remerciements pour l’accueil favorable qu’il réserva à mon texte et la proposition qu’il me fit de le publier. Je témoigne aussi ma sincère gratitude à Guy Meyer et à Jean-Paul Sermain, qui m’apportèrent leur éclairage sur des points particuliers ; à Jacqueline Quenaux, avec laquelle j’entretins de stimulantes conversations sur mon travail ; à Monique Vérité, qui suivit pas à pas l’élaboration de l’ouvrage et me fit bénéficier de ses judicieuses remarques ; à Alain Messaoudi, qui accomplit une relecture très attentive de mon manuscrit. Il va sans dire que les erreurs qui subsisteraient doivent m’être imputées. Que soient enfin remerciées ma sœur Danielle et toute ma famille pour le soutien qu’elles m’apportèrent durant la rude épreuve qui me frappa au moment où j’achevais ce livre.
Préface
Peu d’orientalistes ont fait l’objet d’études aussi fouillées qu’Antoine Galland, ce savant de la République des lettres qui fit connaître au monde ce chef d’œuvre du folklore oriental que sont les Mille et une nuits. Depuis la fin du XIXe siècle, nombreux ont été les travaux qui lui ont été consacrés. Les chercheurs qui lui ont dédié monographies et articles ont tenté de percer à jour sa méthode de travail, son style, ses influences, même sa personnalité. Il faut dire que Galland a laissé suffisamment de matériaux de première main : manuscrits de ses traductions, de son diaire, de sa correspondance, les holographes abondent grâce au legs désinteressé qu’il fit au profit des collections alors royales. Tout a été dit ou presque, eston tenté d’affirmer… Depuis une dizaine d’années, les études se sont en effet multipliées grâce au mouvement visant à rendre accessibles au plus grand nombre des textes inédits de Galland, tels que le diaire couvrant le crépuscule de sa vie ou quelqu’une de ses relations de voyage. Certains de ses textes étaient déjà connus depuis le XIXe siècle. Ils restaient toutefois réservés à un petit nombre d’initiés qui avaient accès aux manuscrits et savaient comment déchiffrer l’écriture parfois illisible du savant. D’autres textes ont été redécouverts après que leur trace eut été perdue au gré des siècles. Qu’importe ! Ces traces manuscrites peuvent maintenant être lues par tout un chacun. Grâce à elles, Galland peut être dévoilé par quiconque parvient à percer le mystère, car mystère il y eut bien. Ce mystère a pour nom l’érudition. De la condition misérable dont il fut extrait dans son jeune âge jusqu’à l’apogée atteint à la fin de sa vie, le petit Picard sut tirer son épingle du jeu et faire montre de ses connaissances accumulées par monts et par vaux. Érudit, Galland l’était et le savait. Ses écrits, ultimes traces de son savoir, en sont la preuve tangible. Les témoignages contemporains, presque unanimement, en confirment l’ampleur. Que reste-t-il donc à élucider ? L’écriture, qui était quotidienne chez ce forcené de la plume, suffisait-elle à faire de lui un écrivain ? C’est à cette question que la belle étude que nous offre Sylvette Larzul, fine connaisseuse de notre homme, s’attelle. Des premiers écrits à l’apothéose que constituent les Mille et une nuits, elle nous transporte, d’un siècle à l’autre, au travers d’un cheminement long et semé d’embûches, jusqu’à la conclusion qui se présente à nous, presque évidente : Galland écrivain, certes, mais de son propre point de vue, avant tout savant. Frédéric Bauden
Abréviations
Cor. : Correspondance d’Antoine Galland, éd. Mohamed Abdel-Halim, thèse complémentaire pour le doctorat d’État, Université de la Sorbonne, 1964. Jl1 : Journal d’Antoine Galland pendant son séjour à Constantinople (1672-1673), éd. Charles Schefer, Paris, Ernest Leroux, 2 vol., 1881 ; réimpression anastatique, sous le titre Voyage à Constantinople (1672-1673), augmentée d’une préface de Frédéric Bauden, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002. Jl2 : Le Journal d’Antoine Galland (1646-1715) : la période parisienne [17081715], éd. Frédéric Bauden et Richard Waller, Louvain-Paris, Peeters, 4 vol., 2011-2015. Opc : Antoine Galland, De l’origine et du progrès du café, Paris, Berg International, 2013 (réédition de l’édition originale de 1699). Pmo : Antoine Galland, Les paroles remarquables, les bons mots et les maximes des Orientaux, Paris, Maisonneuve et Larose, 1999 (réédition de l’édition originale de 1694). Emc : Antoine Galland, Histoire de l’esclavage d’un marchand de la ville de Cassis, à Tunis, Paris, La Bibliothèque, 1993 (édition de l’« Histoire de l’Esclavage d’un marchand de Cassis, à Tunis », BnF, ms. fr. 14693). Gal. (I, II, III) : Antoine Galland, Les Mille et Une Nuits, Paris, Garnier-Flammarion, 3 vol., 1965. M.M., The Thousand and One Nights (Alf layla wa-layla) from the Earliest Known Sources. Arabic Text with Introduction and Notes, ed. Muhsin Mahdi. Part I: Arabic Text, Leyde, E. J. Brill, 1984 [édition du ms. ar. 3609-3611 de la BnF].
Introduction
Auteur d’une grande fécondité, Antoine Galland doit sa célébrité à une œuvre somme toute peu représentative de ses travaux : Les Mille et une nuits1. Sa vie fut en effet celle d’un érudit, et c’est comme tel qu’il fut perçu par ses contemporains. Né en 1646, à proximité de Rollot en Picardie, dans une famille modeste, il ne semble guère promis à un grand avenir. Mais les brillantes dispositions pour l’étude qu’il manifeste au collège de Noyon lui procurent les appuis nécessaires pour entrer en 1661 au collège du Plessis à Paris, où il poursuit ses humanités ; parallèlement, il s’initie à la langue arabe au Collège royal. Entre 1670 et 1688, il passe près de quinze ans dans le Levant, comme antiquaire et secrétaire d’ambassade à Istanbul. Tout en recueillant médailles et antiques pour les collections du Roi et de Colbert, il acquiert une grande compétence dans les domaines de l’épigraphie et de la numismatique et participe, dès cette époque, à des polémiques savantes. Désireux en outre de compléter un savoir classique par la connaissance du monde oriental, il entreprend l’apprentissage du turc et du persan, se perfectionne en arabe et accède directement à la culture ottomane par la lecture des textes mais aussi par le regard d’ethnographe précoce qu’il porte sur toute chose. À son retour en France à la fin de l’année 1688, il entre au service de Melchisédech Thévenot pour lequel il réalise de savantes traductions de textes orientaux, puis est associé par Barthélemi d’Herbelot à l’élaboration finale de son grand œuvre, la Bibliothèque Orientale. Attaché ensuite à la maison de Thierry Bignon, premier président du Grand Conseil, il doit encore, après le décès de ce protecteur, se trouver un nouveau patron. Il quitte alors Paris en 1697 pour rejoindre à Caen Nicolas-Joseph Foucault, Intendant de Basse Normandie, qui le charge du catalogage et de la gestion de sa bibliothèque et de son cabinet d’antiques et de médailles, d’une exceptionnelle richesse. Durant toutes ces années, Galland participe à la République des Lettres et entretient une correspondance parfois suivie avec plusieurs de ses représentants français et étrangers. Sur le tard, il est admis dans les plus hautes institutions savantes : à l’Académie des inscriptions et médailles, en 1701 et au Collège royal, en 1709, comme « professeur en arabe ». Il se voit offrir, en 1712, la charge de garde du Cabinet des médailles, qu’il refuse car il regarde « l’obligation de demeurer à Versailles comme une espèce d’esclavage » (Cor., 121). Toute sa vie fut consacrée à la production d’ouvrages érudits qui demeurèrent pour la plupart manuscrits, mais il publia dans
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L’usage de la majuscule dans ce titre a toujours été très fluctuant. Sous la forme Les Mille et une nuits, nous désignerons spécifiquement l’œuvre de Galland ; dans les autres cas, nous écrirons : les Mille et une nuits.
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ANTOINE GALLAND ÉCRIVAIN
les dernières années de son existence un recueil de Contes arabes, Les Mille et une nuits2 (1704-1717), promis à un fabuleux destin. Il décéda à Paris, en 17153. Si elles remportèrent immédiatement un énorme succès, Les Mille et une nuits ne firent nullement la réputation d’Antoine Galland de son vivant. Tout juste leur parution eut-elle droit à un signalement dans le Journal des savants. Il est vrai que leur auteur déclarait lui-même les tenir pour peu de chose – des « fariboles » – et qu’il ne se préoccupa guère de la publication des deux derniers volumes avant sa disparition. Ayant à son compte une œuvre considérable dans les domaines de l’orientalisme et de la numismatique, c’est en tant qu’érudit qu’il fut honoré dans le milieu académique, lorsqu’il décéda. Son éloge, prononcé par Gros de Boze, retrace à grands traits les étapes de son parcours, depuis le collège de Noyon jusqu’à l’Académie, mentionne ses principaux travaux et souligne ses qualités intellectuelles et morales. C’était un grand travailleur, soucieux d’exactitude et doté d’une probité sans faille. Le nécrologue insiste aussi, non sans quelque condescendance, sur ses origines modestes qui faisaient de lui quelqu’un de « simple dans ses mœurs et dans ses manières » : il ne rédigea pas de testament, se contentant de léguer de vive voix ses livres et ses manuscrits et il se serait parfaitement satisfait d’exercer sa vie durant un simple emploi de précepteur4. Une affirmation qu’il n’est pas sûr que l’intéressé eût agréée. Au XVIIIe siècle, c’est essentiellement par Les Mille et une nuits que survécut l’œuvre de Galland. Extrêmement appréciées, elles suscitèrent des imitations et présidèrent à la naissance du « conte à l’orientale », illustré par une kyrielle d’écrivains depuis Pétis de La Croix et Gueullette jusqu’à Diderot et Voltaire, en passant par Hamilton et Crébillon, pour demeurer dans le domaine français5. Pour autant, leur auteur ne suscita guère d’intérêt et aucun préambule ne fut ajouté aux rééditions de ses contes qu’accompagnaient seulement l’« Avertissement » et la dédicace à la marquise d’O, publiés en 1704. C’est au début du XIXe siècle, quand se multiplient à l’envi les éditions des Mille et une nuits de Galland, que se construit la figure d’un auteur auquel sont consacrées des introductions dues notamment à Charles R.-E. de Saint-Maurice6, 2
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Les mille & une Nuit. Contes arabes. Traduits en françois par Mr Galland, Paris, Barbin (t. IVIII) et Delaulne (t. IX-XII). Selon un usage encore en vigueur, « nuit » est accordé avec « une ». Sur la biographie de Galland, voir Mohamed Abdel-Halim, Antoine Galland : sa vie et son œuvre, Paris, A. G. Nizet, 1964 ; Frédéric Bauden, « Nouveaux éclaircissements sur la vie et l’œuvre d’Antoine Galland (1646-1715). Sa Smyrne ancienne et moderne : histoire, contenu et étude de l’autographe », Journal asiatique, CCLXXXIX, 2001/1, p. 1-66. « Éloge de M. Galland », in Histoire de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres depuis son établissement, Paris, 1746, t. III, p. 325-330. Réédité in Journal d’Antoine Galland pendant son séjour à Constantinople (1672-1673), éd. Charles Schefer, Paris, Ernest Leroux, 2 vol., 1881, p. 1-8. Voir Jean-François Perrin, L’Orientale allégorie. Le conte oriental au XVIIIe siècle en France (1704-1774), Paris, Honoré Champion, 2015. Le genre connut aussi un développement important en Angleterre. « Notice sur la vie et les ouvrages de Galland », par [Charles R.-E. de] Saint-Maurice, Paris, A. Leroux, 1824.
INTRODUCTION
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Charles Nodier7 ou Jules Janin8. Se forme alors l’image d’un Galland « traducteur des Mille et une nuits » qui n’a cessé de perdurer. Les préfaciers, en brodant sur la trame fournie par l’« Éloge » de Gros de Boze, réécrivent sa vie comme un conte et s’attardent à plaisir sur son enfance pauvre, dans la « chaumière » familiale. Celui qui s’éleva « de l’échoppe à l’Académie » fut certes un savant, mais on ne connaissait plus guère que sa collaboration à la Bibliothèque Orientale et on louait surtout son amour du travail et sa modestie naturelle. L’essentiel, son titre de gloire, c’était désormais ses Mille et une nuits. Galland devint une sorte de « Christophe Colomb », le découvreur d’une « terre d’émeraudes et de topazes, d’or et de soie », peuplée « d’heureux génies » et « de belles femmes, houris conquises sur le paradis de Mahomet »9. Les auteurs de notices admirent les prodigieuses qualités des contes arabes mais saluent aussi l’adaptation réussie de Galland et l’élégance de son écriture. À un texte extrêmement célèbre se trouve désormais associée une présentation de son auteur. Toutefois manque encore, pour répondre à l’usage du XIXe siècle, un portrait de celui-ci. Comme il n’en existe aucun de connu, il suffira de puiser parmi les œuvres représentant des personnages non identifiés et de doter celle que l’on aura retenue de la légitimité voulue. En 1836, l’édition populaire Lebigre place en frontispice un portrait tiré d’une gravure signée J. Cazon : le portraituré porte une coiffure dite « en oreilles de chien », typique du règne de Louis XV. Repris durant une dizaine d’années10, ce portrait fantaisiste est ensuite détrôné par celui de l’édition Bourdin de 1839, qui n’a cessé depuis d’être reproduit. Figurant dans la partie supérieure du frontispice, il montre un personnage coiffé d’une perruque volumineuse à la mode sous Louis XIV. Cette représentation est inspirée d’une gravure réalisée par Antoine-Alexandre Morel (1765-1829), censée reprendre un portrait peint – jamais trouvé – du célèbre Hyacinthe Rigaud (1659-1743). Plus tard, quand en 1983 réapparaît sur le marché une œuvre de Philippe de Champaigne (1602-1674) représentant un jeune homme en costume turc, on a voulu y voir le portrait d’Antoine Galland11, avant d’y reconnaître en 2010 celui de l’un de ses contemporains, le voyageur Jean Thévenot12. Aujourd’hui, pour espérer retrouver ses traits, mieux vaut se tourner vers une toile immortalisant le marquis de Nointel et sa compagnie lors de leur passage dans la capitale grecque. Intitulée Vue d’Athènes en 167413, elle fut 7 8 9 10 11
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« Notice historique sur la vie de Galland » par M. Charles Nodier, Paris, Galliot, 1822. « Préface historique », par Jules Janin, Paris, P. M. Pourrat, 1837. Jules Janin, ibid. Il figure encore dans l’éd. Lecou (Paris) de 1846. On trouvera une reproduction de ces trois portraits présumés en couverture de Jl2 (I-II-III) et dans l’Album des Mille et une nuits de la « Bibliothèque de la Pléiade » (Gallimard, 2005) dû à Margaret Sironval. Michèle Longino, « Au miroir de Pierre Ronzeaud. Le portrait de Jean de Thévenot par Philippe de Champaigne », in Gueux, frondeurs, libertins, utopiens. Autres et ailleurs du XVIIe siècle, dir. Philippe Chométy et Sylvie Requemora-Gros, Aix-en-Provence, Presses de l’université de Provence, 2013, p. 273-276. Aujourd’hui en dépôt au Musée de la Ville d’Athènes – Fondation Vouros-Eutaxias, il est la propriété du Musée des Beaux-Arts de Chartres.
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ANTOINE GALLAND ÉCRIVAIN
longtemps attribuée à Jacques Carrey. Galland y figurerait de profil, vêtu d’un caftan rouge, donnant l’ordre à deux personnages accroupis de fouiller le sol à l’endroit qu’il désigne de la main droite14. S’il ne disposa sans doute jamais de moyens suffisants pour se faire portraiturer, il a tout de même laissé, dans une lettre du 31 mars 1713 à son ami hollandais Gisbert Cuper, une brève présentation de lui-même, déjà âgé : « Je vous suis bien obligé du portrait que vous m’avez fait de vôtre personne. En échange, voici le mien : j’aurai 67 [ans] accomplis au 6e. du mois prochain, et à cet âge je n’ai pas besoin de lunettes, non plus que vous. Je ne dirai pas comme vous que je marche en jeune homme. Un asthme de ventosité, que j’ai depuis presque ma jeunesse, m’oblige de ménager mes pas, malgré mes forces et mon courage. Je n’ai pas présentement occasion de monter à cheval, mais j’en supporterois la fatigue aussi facilement que je l’ai fait dans mes voiages. Pour ce qui est de l’habitude du corps, je suis d’une taille moienne, ni gros, ni gras, ni aussi d’une maigreur à se faire remarquer. » (Cor., 647)
Cette parenthèse refermée, retenons que l’extraordinaire diffusion au XIXe siècle des Contes arabes, dans des éditions de toutes sortes – illustrées, populaires, pour la jeunesse –, enracine Galland dans l’identité de « traducteur des Mille et une nuits », et c’est comme tel que sa renommée a perduré. Les savants ne demeurèrent pas étrangers à cet appétit pour les Mille et une nuits, qu’on commençait d’ailleurs à découvrir dans d’autres versions que celle de Galland. Outre la recherche de nouveaux textes arabes, certains s’y intéressaient dans le sillage des études folkloriques initiées alors en Europe. La Bibliothèque nationale devint un champ d’exploration d’où surgirent bien des trésors. Furent alors exhumés des fragments du Journal de Galland, qui, édités, contribuèrent à étoffer le peu de documentation jusqu’alors disponible sur lui. En 1881, Charles Schefer, professeur à l’École des langues orientales, donna une édition soignée du Journal d’Antoine Galland pendant son séjour à Constantinople (1672-1673)15 et Henri Omont, archiviste-paléographe, publia en 1919 de larges extraits du Journal parisien d’Antoine Galland (1708-1715)16. Même s’il semble bien que Galland tînt ce journal tout au long de son existence, au moins à partir de 1669, d’autres 14
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Voir Guy Meyer, « À la recherche d’un portrait d’Antoine Galland : à propos du tableau montrant le marquis de Nointel à Athènes et des peintres à son service », in Antoine Galland et l’Orient des savants. Actes du colloque international organisé par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, la Société asiatique et l’INALCO les 3 et 4 décembre 2015, dir. Pierre-Sylvain Filliozat et Michel Zink, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2017, p. 245-313 et pour la reproduction du tableau, p. 257. Paris, Ernest Leroux, 1881. Une reproduction anastatique de l’éd. Schefer, avec une préface de Frédéric Bauden, est parue sous le titre Voyage à Constantinople (1672-1673) en 2002 (Paris, Maisonneuve et Larose). Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, t. XLVI. Il en existe aujourd’hui une édition complète, accompagnée d’un apparat critique extrêmement riche, due à Frédéric Bauden et Richard Waller : Le Journal d’Antoine Galland (1646-1715). La période parisienne, 4 vol., Louvain, Peeters, 2011-2015.
INTRODUCTION
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fragments n’en ont malheureusement pas été retrouvés depuis. Plus récemment, c’est le travail de Mohamed Abdel-Halim, entrepris dans le cadre d’une thèse d’État, qui fit date en révélant dans toutes ses dimensions un personnage qui avait été réduit à ses Mille et une nuits. La prise en compte de la globalité de son œuvre et un dépouillement très complet de ses innombrables travaux, parmi lesquels une masse énorme d’inédits, débouchèrent sur la réactivation de l’image initiale d’Antoine Galland, celle du savant. Cette magistrale étude intitulée Antoine Galland : sa vie et son œuvre, publiée en 1964, fut complétée par une édition de sa correspondance, partiellement reconstituée à partir de documents dispersés. Mohamed AbdelHalim montra que Galland fut à la fois un fécond traducteur de textes orientaux – historiques, scientifiques et littéraires – et un antiquaire estimé qui éleva sa connaissance au point de devenir un épigraphiste compétent et surtout un numismate chevronné. Les deux colloques consacrés à Galland à l’occasion de la commémoration du tricentenaire de sa disparition en 2015 ont creusé le même sillon. Celui de Paris (AIBL, Société asiatique et INALCO, 3-4 décembre 2015) portait le titre explicite d’« Antoine Galland et l’Orient des savants ». Quant à celui de Liège (« Antoine Galland (1646-1715) et son Journal », Université de Liège, 16-18 février 2015), qui coïncidait avec la parution de l’édition savante du Journal d’Antoine Galland (1646-1715) par Frédéric Bauden et Richard Waller, il fournissait, à partir de cette publication se rapportant aux dernières années de l’auteur, de nouveaux éclairages sur l’homme et l’œuvre. À côté de perspectives renouvelées sur l’histoire des Mille et une nuits, il y était largement traité de l’académicien et du numismate et de sa place dans la République des Lettres. Ces travaux, Journal et Actes du colloque, représentent aujourd’hui un ensemble incontournable pour qui s’intéresse à Galland. Parallèlement avait peu à peu percé chez quelques-uns l’idée qu’au regard de ses Mille et une nuits Antoine Galland ne pouvait être vu simplement comme un traducteur, mais qu’il devait être considéré comme un écrivain à part entière. Déjà Voltaire considérait qu’« il y mit beaucoup du sien »17. À la fin du XIXe siècle, ce furent d’abord des traducteurs anglais comme John Payne et, dans une moindre mesure, Richard Burton qui reconnurent à l’ouvrage une valeur littéraire propre. Ils furent suivis, en 1929, par l’éminent spécialiste des Mille et une nuits, Duncan Macdonald, qui eut le mérite de qualifier sans détours la nature du travail de Galland : « On ne peut prétendre qu’il fût un traducteur fidèle – personne ne l’était à son époque – et sa version appartient davantage à la littérature française qu’à la littérature arabe. Mais il créa un grand livre de contes français ; et, sans son génie, on peut supposer que les Nuits n’auraient jamais atteint le rang qu’elles occupent. »18
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18
« Catalogue de la plupart des écrivains français », in Le Siècle de Louis XIV, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2015, p. 777. Voir sur les jugements anglo-américains, Georges May, Les Mille et une nuits d’Antoine Galland, Paris, PUF, 1986, p. 78-80 et, pour la citation, p. 80.
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ANTOINE GALLAND ÉCRIVAIN
Quelques années plus tard, l’écrivain argentin Jorge Luis Borges consacre un savoureux article aux « Traducteurs des Mille et une nuits » dans son Historia de la eternidad, publiée en 1936 et traduite en français en 1951. Pour lui, du fait de « la pauvreté stylistique des Nuits », les traductions les plus fidèles ne peuvent échapper à la médiocrité. Sa préférence va à celle de Burton écrite « dans un anglais baroque ». Il goûte aussi Les Mille Nuits et Une Nuit du docteur Mardrus, orientalisantes et triviales à souhait. L’enthousiasme de Borges est nettement moindre pour la version de Galland, dont il n’apprécie nullement la « prose discrète » et la saveur trop dix-huitième. Il note cependant qu’elle fut souvent louée par les plus grands écrivains et il fait observer, qu’à la différence des traducteurs scrupuleux dépourvus d’« intention », Galland eut le mérite de policer les Arabes « pour qu’ils ne fussent pas irrémédiablement déplacés à Paris ». Plus encore, à la fin de son article, il lui fait l’insigne honneur de le ranger à côté de ses deux traducteurs favoris, qu’il défend contre le jugement des arabisants : « Ma raison est la suivante : les versions de Burton et de Mardrus, et même celle de Galland, ne se conçoivent que venant après une littérature. Quels que soient leurs manques ou leurs mérites, ces œuvres significatives supposent des antécédents considérables »19. Peu friand de la version de Galland, Borges n’en n’admettait pas moins qu’elle s’inscrivait dans une tradition littéraire française. Ce n’est que dans la seconde moitié du XXe siècle que des études plus conséquentes sont consacrées à cette question par des spécialistes de littérature française, praticiens ou chercheurs. Le premier à s’y intéresser fut Raymond Schwab, un écrivain connu aussi pour ses travaux sur l’histoire de l’orientalisme, notamment La Renaissance orientale (1950) traitant de l’indianisme et de son influence littéraire. Goûtant, à la différence de Borges, le style de Galland, Schwab situe ses Mille et une nuits, dans l’histoire de la prose française, entre Mme de Lafayette et Montesquieu. Son travail très fouillé ajoute à des analyses textuelles précises la mise au jour d’influences portées par un réseau constitué de Gilles Ménage, Jean Regnault de Segrais et Pierre-Daniel Huet, trois proches de Mme de Lafayette. Mais, publié en 1964, la même année que la thèse d’État de Mohamed Abdel-Halim, qui reste jusqu’aujourd’hui l’ouvrage de référence sur Antoine Galland, le travail de Schwab pâtit de l’état d’inachèvement dans lequel l’avait laissé son auteur au moment de sa disparition en 1959. Il touchait pourtant au but, ce qui permit à quelques-uns de ses proches d’en réaliser l’édition et de le faire publier sous le titre L’auteur des Mille et une Nuits. Vie d’Antoine Galland. Paru sans notes, l’ouvrage souffre d’un manque de références bibliographiques, voire de lacunes dans le référencement des citations. À quoi s’ajoute une comparaison entre des extraits de l’« Histoire d’Aladdin » dans la version de Galland et dans un manuscrit arabe dont il a formellement été établi depuis qu’il constitue une forgerie. Ces faiblesses n’ôtent rien au fait que l’ouvrage eut le grand mérite de révéler un Antoine Galland encore trop méconnu.
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Histoire universelle de l’infamie—Histoire de l’éternité, Paris, Christian Bourgeois, 1986, p. 265.
INTRODUCTION
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Une vingtaine d’années plus tard, George May (1920-2003), un universitaire américain spécialiste de littérature française, aborde la question du statut des Mille et une nuits de Galland par le biais de leur réception. Il s’interroge sur les raisons qui expliquent leur « invisibilité », c’est-à-dire le fait qu’elles ne soient pas reconnues comme chef-d’œuvre de la littérature française en dépit de leur renommée universelle. Dans un ouvrage intitulé précisément Les Mille et une nuits d’Antoine Galland ou le chef-d’œuvre invisible (PUF, 1986), il met en évidence la conjonction de plusieurs facteurs, parmi lesquels une appréhension anachronique de la production littéraire en termes d’originalité alors que prévalait encore au tournant du XVIIIe siècle la doctrine classique de l’imitation et, parallèlement, une évaluation de la traduction en termes de fidélité, quand se pratiquait toujours la traduction libre ; il y ajoute la disqualification par les idéologies utilitaristes – toute lecture doit être profitable – d’une littérature n’ayant comme finalité que le plaisir du lecteur. Plus récemment, Jean-Paul Sermain a complété le travail de Georges May en montrant par une étude des contes en quoi Les Mille et une nuits de Galland étaient l’œuvre d’un écrivain. Après avoir rédigé de nombreux dossiers pour accompagner la réédition de 2004 chez Garnier-Flammarion, il publie en 2009 un essai intitulé Les Mille et une nuits entre Orient et Occident (Desjonquères). Situant l’œuvre de Galland dans l’histoire littéraire entre contes de fées et romans, il montre combien la réussite de l’auteur repose sur la création d’une hybridité heureuse, obtenue en greffant sur une matière orientale « des éléments de langue, de culture et de littérature française ». En 2016, dans l’introduction à son édition critique des Mille et une nuits de Galland publiée chez Honoré Champion, Manuel Couvreur adopte une position similaire et estime que l’on a bien affaire à « un chef d’œuvre de la littérature classique ». Mais, affirme-t-il, si Galland observe généralement les règles de la bienséance et de la vraisemblance, il s’en écarte parfois pour suggérer un style oral et, à l’occasion, un style oriental. Cette réévaluation du statut de l’œuvre d’Antoine Galland, si elle a touché des esprits avertis, n’a pas encore vraiment gagné le grand public, comme en attestent les nombreuses notices d’ouvrages à caractère encyclopédique qui font toujours de Galland un « traducteur » des Mille et une nuits. Il est significatif que son texte n’a pas été retenu en 2005 pour représenter l’œuvre dans la prestigieuse collection « Bibliothèque de la Pléiade » : l’éditeur confia aux éminents arabisants Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel la traduction d’un recueil plus ample qui faisait jusqu’alors cruellement défaut en français20. La frilosité à reconnaître en Galland un écrivain tient assurément à la difficulté qu’il y a à l’extraire d’une catégorisation solidement ancrée, un changement d’autant plus compliqué qu’il pose la question des rapports entre littérature et traduction. Considérée bien souvent comme une tâche ancillaire, la traduction demeure encore la plupart du temps à l’écart de la littérature. Une position discutable, tout particulièrement pour le XVIIe siècle, où
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Les Mille et Une Nuits. Texte traduit et présenté par Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, Paris, Gallimard, 3 vol., 2005-2006.
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traduction et œuvre littéraire n’étaient pas si éloignées l’une de l’autre et alors qu’entre elles existait non pas une différence de nature mais de degré. L’objectif du présent ouvrage n’est nullement de s’intéresser, comme c’est souvent le cas, uniquement aux Mille et une nuits de Galland, même si un dernier chapitre substantiel leur sera consacré. Il ne s’agit pas non plus ici de rédiger une nouvelle biographie de leur auteur qui, tant que des documents inédits n’auront pas été pas découverts, ne compléterait qu’à la marge celle de Mohamed Abdel-Halim déjà enrichie par Frédéric Bauden21. L’intention est d’éclairer une évolution demeurée dans l’ombre, à savoir la mue du savant en écrivain. C’est le parcours de Galland, depuis sa formation à l’érudition orientale jusqu’à la composition, à la fin de son existence, d’un chef-d’œuvre en langue française, qu’il conviendra de retracer. Il est difficile de penser que pareille acmé fût atteinte sans initiation ni préparation et qu’il suffisait à Galland de savoir lire les manuscrits arabes pour donner aux lecteurs de son temps des Mille et une nuits susceptibles de leur plaire. À des compétences de « savant en langues orientales », il lui fallait joindre une bonne connaissance de la littérature goûtée par ses contemporains, sauf à manquer l’adaptation de l’original à laquelle il ne pouvait échapper. C’est pourquoi il faut tenter de retrouver, dans les fragments conservés de son Journal et dans sa correspondance, ce qui dans ses lectures aurait pu contribuer à sa formation littéraire. Il convient aussi de s’interroger sur les rencontres qu’il aurait faites avec des hommes de lettres et tenter de mesurer l’influence qu’ils auraient exercée sur lui. Il importe enfin de se demander quelle était exactement son expérience du travail littéraire avant qu’il ne produise Les Mille et une nuits. Galland n’écrivit pas seulement pour les érudits, et les ouvrages qu’il parvint à publier étaient surtout destinés aux mondains. Ceux-ci, éloignés des doctes, héritiers de la tradition humaniste issue de la Renaissance, formaient un nouveau public composé de gentilhommes et de bourgeois. Moins férus de grec et de latin, ils fréquentaient les salons animés par des femmes – de la marquise de Rambouillet à Mme de La Sablière – où émergea un code de l’honnêteté fondé sur la politesse et le respect des bienséances qui ne fut pas sans influence sur la littérature. Les mondains souhaitaient des œuvres plus faciles, exemptes de références trop érudites à l’Antiquité et manifestaient une prédilection pour les formes brèves et pour les genres mineurs comme la fable ou le conte. Pour ces lecteurs, Galland sut tirer d’une ample matière orientale des ouvrages qui ne se réduisent nullement à des traductions. Et c’est à travers l’étude de ces textes rarement travaillés qu’il sera possible de saisir comment le savant évolua progressivement vers une écriture littéraire. Au tournant du XVIIIe siècle, le terme « écrivain » n’a pas encore acquis le sens moderne d’auteur de textes littéraires et il s’applique, d’une manière générique, à celui « qui a fait imprimer quelque ouvrage considérable », selon Richelet ou à « ceux qui ont composé des Livres, des Ouvrages », selon Furetière, qui ajoute : « Tite Live, Herodote, sont de fameux Escrivains pour l’Histoire ». Ces définitions de la fin du XVIIe siècle pouvaient difficilement rendre compte de l’autonomisation 21
Journal asiatique, op. cit.
INTRODUCTION
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toujours en gésine de la littérature, un terme que les lexicographes contemporains rapprochaient de celui d’« érudition ». Alain Viala, qui s’est intéressé en sociologue à la « naissance de l’écrivain » au XVIIe siècle22, a montré comment, à côté de littérateurs suivant le cursus honorum et soumis aux normes instituées, étaient apparus des auteurs en quête d’un public élargi, capables d’audace et d’originalité et n’hésitant pas à s’émanciper des grands genres. C’est aussi dans la voie des genres mineurs que s’engage Galland quand il quitte la grande érudition et qu’il exploite les possibilités que lui offre son savoir de l’Orient pour produire des textes susceptibles de plaire aux mondains. Éclectique, il s’essaie dans les domaines les plus divers. Ainsi, à côté d’un récit de voyage (Histoire de l’esclavage d’un marchand de la ville de Cassis, à Tunis23), figurent une lettre sur la dernière boisson à la mode (De l’origine et du progrès du café), des maximes (Les Paroles remarquables, les bons Mots et les Maximes des Orientaux), des fables (« Les Fables indiennes, politiques, et morales de Bidpaï, Bramine, ou Philosophe Indien »24) et des contes (Les Mille et une nuits). Mais rien de tout ceci n’existerait si leur auteur n’avait d’abord assimilé une immense matière orientale qu’il s’était appliqué à transposer en français, dans de nombreux travaux savants. Les textes de Galland figurent aujourd’hui dans des éditions extrêmement diverses réalisées depuis le XVIIe siècle, parfois par des spécialistes, parfois par des amateurs. D’une manière générale, celles des écrits du for privé – une source essentielle de notre travail – restent proches des originaux et nous les avons reprises telles quelles. Si l’édition du Journal parisien par Bauden et Waller reproduit très fidèlement les manuscrits avec leurs fautes d’inattention (« Il ne purent eviter sa rencontre ») et les usages observés par leur auteur (non-accentuation de la voyelle e et, suivant une orthographe déjà datée, de la préposition à), l’édition de la Correspondance par Abdel-Halim et celle du Journal de Constantinople par Schefer modifient ce qui pourrait être pris pour des coquilles par le lecteur. Quant aux ouvrages composés pour les gens du monde, qui font l’objet de notre étude, ils ont souvent donné lieu à des éditions modernisées, plus ou moins récentes, et c’est d’elles que nous avons choisi, autant que possible, de tirer nos citations pour mettre l’accent sur la lisibilité toujours actuelle de ces écrits. Si Les Mille et une nuits ont donné lieu chez Garnier-Flammarion à une simple adaptation de l’orthographe et de la ponctuation, de même que Les Paroles remarquables, les bons Mots et les Maximes des Orientaux, chez Maisonneuve et Larose, d’autres textes ont été moins bien traités. L’édition des Fables de Bidpaï en 1724 par Gueullette a tellement modifié le texte de Galland que nous avons dû revenir au manuscrit conservé à la BnF. De l’origine et du progrès du café et l’Histoire de l’esclavage d’un marchand de la ville de Cassis, 22
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Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985. Tel est le titre de l’unique édition existante (1993) qui précise à propos de « Cassis » qu’il s’agit de la ville, ce qui ne figure nullement dans le manuscrit. C’est le titre donné par Galland à son ouvrage, qui, dans l’édition posthume de 1724, est curieusement remplacé par Les Contes et Fables indiennes de Bidpaï et de Lokman. Sur la question, voir ch. IV.
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à Tunis, ont été publiées, au cours de la dernière décennie du XXe siècle, dans de petites collections à bon marché malheureusement parfois fautives. Nous y avons toutefois eu recours en rétablissant, au besoin, le texte d’après les originaux, manuscrits ou imprimés, et en signalant systématiquement les écarts, qui demeurent, somme toute, dans nos citations, en nombre limité. Ajoutons que les noms orientaux figurent ici tels que dans nos sources ou dans une transcription simplifiée, moins incommode pour le non-spécialiste.
Chapitre I UN « SAVANT EN LANGUES ORIENTALES »
C’est sa compétence d’orientaliste25, plus précisément la connaissance qu’il avait des textes en circulation dans l’Empire ottoman, qui donna à Antoine Galland la possibilité de mettre son érudition au service de projets littéraires. Mais ce glissement n’eût sans doute jamais été possible si son activité ne s’était située quelque peu sur les marges, à distance des préoccupations religieuses qui constituaient encore le moteur de l’étude des langues orientales en Europe. À partir du XVIe siècle, outre le turc et l’arabe en usage avec le persan dans l’Empire ottoman, leur apprentissage fut d’abord étroitement subordonné aux études bibliques nées dans le sillage de la philologie humaniste. Pour éclairer le texte sacré, il convenait de recourir aux langues apparentées à l’hébreu : chaldéen, syriaque, copte, éthiopien, arabe. Des Bibles polyglottes virent alors le jour : celle de Paris, publiée entre 1628 et 1645, se voulait supérieure à la Bible d’Alcala (1514-1517) du cardinal Ximenès et à la Bible d’Anvers (1572) de Philippe II et d’Arias Montano, mais elle fut elle-même rapidement dépassée par la Polyglotte anglaise de Brian Walton, parue en 165726. En France, sous le règne de Louis XIV, « le Roi Très Chrétien », qui combattait toutes les dissidences, le développement des études bibliques fut freiné après la publication par Richard Simon, en 1678, d’une Histoire critique du Vieux-Testament, où l’oratorien initiait l’application de la méthode historico-critique aux Écritures. Dans ce contexte, tout ce qui touchait à l’islam était aussi étroitement surveillé et il n’était guère envisageable de remettre en cause la doxa qui voulait qu’il fût une hérésie et son Prophète un imposteur. La connaissance des langues orientales était donc vue encore comme un instrument au service de l’apologétique chrétienne. Des grammaires et des manuels furent composés pour servir aux missionnaires dans le Levant. L’étude des textes du domaine musulman, sacrés ou profanes, avait comme justification obligée l’acquisition d’un savoir utile pour mieux combattre l’ennemi. André du Ryer, auteur de la première traduction française du Coran, publiée en 1647, déclare ainsi dans son épître dédicatoire au chancelier Séguier :
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D’après Le Grand Robert de la langue française, le terme « orientaliste » ne serait attesté que depuis 1799. Au XVIIe siècle, c’est l’expression de « savant en langues orientales » qui a cours. Sur la question, cf. P. Lelong, Discours historique sur les principales éditions des Bibles polyglottes, Paris, 1713.
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« Que si cette Loy entenduë et representée à propos aux Turcs peut causer un grand advantage pour la facilité du commerce, elle ne produira pas un moindre fruict pour le service de Dieu, par la cognoissance que les Chrestiens auront des inepties ridicules de cette religion, pour la combattre et la convaincre d’erreur et d’imposture par elle-mesme. »
L’utilité des langues orientales se manifesta aussi dans les controverses entre catholiques et réformés, les uns et les autres cherchant dans les textes et l’histoire des chrétiens d’Orient des arguments en faveur de leurs propres positions. Certaines querelles théologiques conduisirent à recueillir directement au Levant des témoignages probants. Quand le pasteur français Claude relança en 1665 la querelle du dogme de la transsubstantiation27, adopté par le concile de Trente en 1551, le janséniste Pierre Nicole répliqua par un ouvrage intitulé La Perpetuité de la foy de l’Eglise catholique touchant l’Eucharistie (3 vol., 1669-1674), dans lequel il souhaitait introduire des « Attestations et Actes des Eglises d’Orient […], pour justifier l’union de ces Eglises avec l’Eglise Romaine dans la creance de la Presence réelle & de la Transsubstantiation, & autres points contestez entre les Catholiques & les Calvinistes »28. C’est ce qui valut à Antoine Galland, remarqué dans le milieu janséniste parisien pour son excellente connaissance du grec, de se rendre pour la première fois au Levant, en 1670, pour assister dans le recueil de ces attestations le nouvel ambassadeur à Constantinople, Charles Marie François Olier, marquis de Nointel. Il serait cependant erroné de rapporter exclusivement à des motivations religieuses l’intérêt pour les langues orientales, à la fin du XVIIe siècle. Tout apprentissage linguistique exige tôt ou tard le recours à des textes authentiques induisant une connaissance plus ou moins approfondie de la littérature et de l’histoire. Erpenius (1584-1624) et Pococke (1604-1691) avaient ouvert la voie, le premier en traduisant les Fables de Lokmân et des proverbes arabes, le second une Historia compendiosa dynastiarum (Mukhtasar ta’rîkh ad-duwal) d’Abû l-Faraj ibn al-‘Ibrî, alias Bar Hebræus. Les voyageurs, dont les récits étaient très lus, contribuèrent aussi au développement d’une curiosité plus grande pour l’Orient. Et la création par Colbert en 1669 de l’École des jeunes de langues, destinée à former à Constantinople des interprètes pour servir auprès des consuls dans les Échelles, détachait dans cette sphère l’apprentissage linguistique de préoccupations polémiques. Galland luimême, comme en atteste son Journal, se situait clairement à l’écart des querelles religieuses contemporaines. 1. Formation au Levant À Constantinople, Galland se forma immédiatement au grec moderne29 et s’acquitta sans difficultés de la tâche qui l’avait conduit au Levant. Les attestations 27 28 29
Croyance en l’incarnation du corps et du sang du Christ dans l’Eucharistie. « Table », tome III, 1674, p. 851. Voir Abdel-Halim, op. cit., p. 35.
CHAPITRE I
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recueillies auprès des Églises orientales furent traduites en français par Eusèbe Renaudot et publiées dans l’ouvrage de Nicole, en 1674. Mais durant la quinzaine d’années qu’il séjourne au Levant, au cours de trois voyages successifs, entre 1670 et 1688, Galland se tourne avant tout vers les domaines profanes. Il apprend rapidement le turc, qu’il dit maîtriser passablement moins de trois ans après son arrivée à Constantinople30. S’il bénéficie de l’aide du khodja (maître) de l’École des jeunes de langues31, il tire aussi parti de toute occasion pour se perfectionner. Observant le 7 mai 1672, à Andrinople, la sortie du sultan partant en campagne contre la Pologne, il note dans son Journal : « Il y avoit des Turcs derrière moy qui avoient la charité de me nommer chaque chose à mesure qu’elles passoient » (Jl1, I, 144). Il se dote également d’instruments didactiques, réalisant une copie des « Dialogues en françois et en turc » du célèbre Polonais converti à l’islam, Albert Bobow, alias ‘Alî Ufkî Beg32 (BnF, ms. turc 235) et entreprenant lui-même la confection d’un dictionnaire turc-français33 (BnF, ms. turc 217). Parallèlement, il approfondit sa connaissance de la langue arabe à laquelle il avait été initié au Collège royal et s’attèle à l’étude du persan : il effectue pour son propre usage une copie du dictionnaire d’Arvieux34, emprunte à Chardin la grammaire persane de Louis de Dieu35 et fait l’acquisition de dictionnaires et de vocabulaires persan-turc36. Ses fréquentes visites chez les libraires du bazar (« bezestein ») contribuent, d’une autre manière, à sa formation. Il y repère des manuscrits qu’il acquiert parfois pour le compte de Nointel ou, plus rarement, pour lui-même, s’ils sont peu coûteux. Son attention se porte surtout sur les ouvrages de langue, d’histoire, de poésie et sur les collections de récits. La lecture qu’il en fait lui donne une bonne connaissance de la culture ottomane qui emprunte alors considérablement aux patrimoines persan et arabe. Lors de son dernier voyage, il fait la découverte du grand ouvrage bibliographique de Mustafâ Hâdjdjî Khalîfa (1609-1657), Kashf az-zunûn ʿan asâmî lkutub wa-l-funûn, qui recense, avec parfois des commentaires, 14 500 ouvrages en turc, en persan et en arabe et constitue alors le guide le plus précieux qui soit. Galland en réunit les références historiques dans un « Catalogue des histoires arabes, persanes et turques » (BnF, ms. fr. 6131) qu’il adresse à Colbert, en 1682. S’il y voit la base d’une future encyclopédie orientale, il renonce cependant à ce projet quand il apprend plus tard, à Paris, que Barthélemi d’Herbelot s’est déjà engagé
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Cor., 32-33 (lettre du 17 avril 1673, à Nicolas Petitpied). Jl1, II, 2 (1er janvier 1673). Dans une lettre du 10 mai 1677, à Jacob Spon, Galland écrit : « Ali Bey, son nom de chrestien estoit Albertus Bobovius, je l’ay veu et j’ay appris de luy les principes de la langue turquesque. J’ay aussi plusieurs choses de sa main, et entre autres une bonne partie des Pseaumes mis en vers turcs et notés en musique par luy-mesme » (Cor., 121-122). « Je travaillay fort toute la journée à un premier cahier du Dictionnaire turc et françois que j’achevay » (Jl1, I, 78, 15 mars 1672). Jl1, I, 169. Jl1, I, 145. Jl1, I, 230 et II, 35-36.
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dans ce travail37. La même année, il traduit, du même auteur, le Taqwîm at-tawârîkh sous le titre de « Chronologie mahometane, depuis la creation du monde jusques à l'année 1079 de l’hegire, c’est à dire jusques à l’année 1670 de la naissance de Jesus Christ » (BnF, ms. fr. 5587)38. Durant les années qu’il passe au Levant, Galland n’acquiert pas uniquement une culture livresque. Curieux de tout et bon observateur, il jette sur ce qui l’entoure un regard digne d’un ethnographe et se dote ainsi d’un savoir sur la société ottomane contemporaine qu’il ne manquera pas de faire passer dans son œuvre. En témoigne, par exemple, cette remarque sur les tentes de nomades turcomans, insérée dans le premier ouvrage qu’il publie, en 1678 : « Turcomans. Les Turcomans sont ceux dont les Turcs tirent leur Origine. Il y en a quantité du côté de l’Armenie, Syrie & Mesopotamie qui sont ambulans comme les Arabes, et qui vivent comme eux sous des Tentes, qui sont differentes des leurs en ce qu’elles sont rondes. Elles sont faites d’un Treillis de Cannes à Lozanges fort grandes, & le haut est en Dôme formé par des Cannes pliées en demy cercle. Ils les couvrent de drap de poil de Chameau qui resiste à la pluye, par-dessus & tout au tour. J’en ay vû sur le haut du Mont Liban qui estoient campez proche les Cedres avec leurs Chameaux, Dromadaires, Chevaux & autres bestiaux. C’estoit au mois de Juillet auquel les chaleurs sont insupportables dans les plaines, & ils n’estoient venus en cet endroit qu’à cause qu'il y fait un air fort temperé, & qu'ils estoient prés (sic) des neiges, dont les cimes voisines de la Montagne estoient encore couvertes autour des Cedres qui en sont environnez en forme de Theatre. J'ay remarqué dans l'enceinte des Tentes du Grand Seigneur qui êtoient plantées prés d'Andrinople, une Tente semblable à celle des Turcomans pour la forme ; mais elles en estoient differentes, en ce que les Cannes êtoient d’Inde, & que les draps estoient des Brocards & des Tapis fort superbes. Tous les Grands Seigneurs en ont de même lors qu’ils vont en Campagne pour conserver la memoire de leur Origine. »39
Cet intérêt d’Antoine Galland pour les aspects matériels du monde ottoman débouche dans ses textes sur nombre de descriptions précises, comme celle qu’il fait de l’habit des officiers ottomans dans son Journal40 ; il se livre aussi à maintes comparaisons entre les usages turcs et les usages français, n’hésitant pas à l’occasion à manifester une préférence pour les premiers41. L’une de ses grandes préoccupations est d’ailleurs de montrer à ses contemporains que les Turcs ne sont point des « barbares ». 37
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Henry Laurens, Aux sources de l’orientalisme. La Bibliothèque Orientale de Barthélemi d’Herbelot, Paris, G. P. Maisonneuve et Larose, 1978, p. 17. Voir Cor., 162 (lettre à Jacob Spon, d’octobre 1682). La Mort du Sultan Osman, ou le Retablissement de Mustapha sur le throsne. Traduit d’un Manuscrit Turc de la Bibliotheque du Roy, par Antoine Galland, Antiquaire & Interprete des Langues Orientales, Paris, Barbin, 1678, p. 215-217. Il n’en existe pas d’édition moderne. Voir Jl1, I, 125-142 et infra, p. 161. Voir Frédéric Bauden, Le Voyage à Smyrne. Un manuscrit d’Antoine Galland (1678), Paris, Chandeigne, 2000, p. 187-211 et infra, p. 114.
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2. La Mort du Sultan Osman : un premier succès prometteur ? À peine rentré de son premier voyage au Levant, Galland publie une traduction qui retient l’attention d’un public déjà au fait de l’événement inouï qu’elle relate : le régicide du sultan ‘Uthmân II, en 162242 (voir pl. 1). Une révolte de janissaires avait conduit à sa déposition et à son remplacement par son oncle Mustafâ Ier (1617-1618 et 1622-1623), lequel avait déjà régné quelques mois avant qu’une intrigue de palais ne le jette en prison. Plusieurs vizirs et grands officiers de la cour trouvèrent la mort pendant le soulèvement de 1622 et ‘Uthmân lui-même fut assassiné43. La nouvelle de ce drame sans précédent, l’exécution, dans des circonstances troubles, du sultan régnant, se répandit immédiatement. La Lettre du Père Pacifique de Provins44, un capucin en mission à Constantinople, en faisait état non sans une certaine compassion pour « ce pauvre petit prince », accusé de vouloir « mettre son Empire [dans] les mains des chiens de Chrestiens » et finalement victime d’une « cruauté plus que barbaresque ». Informé également par l’ambassadeur Philippe de Harlay, comte de Cézy, le Mercure français45 publiait, un peu plus tard dans la même année, une version qui, comme celle du père Pacifique, imputait l’exécution de ‘Uthmân au nouveau vizir nommé par le sultan Mustafâ ; cependant, le titre de l’article, « Estrange mort du Grand Turc Sultan Osman estranglé par les Janissaires & Spachis », désignait aussi d’autres coupables. En 1628, Michel Baudier reprenait, dans une réédition augmentée de son Inventaire de l’Histoire générale des Turcs, le récit de janissaires révoltés triomphant d’un jeune prince mal conseillé46. Dans ces textes, l’identité de l’assassin de ‘Uthmân comptait peu en définitive. L’accent était mis sur les atrocités commises aussi bien durant l’émeute militaire et populaire que durant la révolution de palais qui l’avait suivie. Ce qui était condamné, au bout du compte, c’était la rébellion contre un souverain qu’on n’avait pas hésité à exécuter, en violation des principes les plus sacrés : « Les Roys sont les images vivantes de la souveraineté de Dieu, les hommes les doivent craindre, les doivent aimer, & les reverer. Car il n’y a rien dans l’Univers qui égale la grandeur & excellence de leur condition, qui est la plus prochaine de la Divinité »47, déclarait Baudier. Des dramaturges comme Denis Coppée (L’Execrable Assassinat perpetré par les janissaires sur la personne du Sultan Osman Empereur de Constantinople, avec la mort de ses plus favorits, 1623) et Tristan L’Hermite (Osman, 1656) s’emparèrent ensuite du sujet et composèrent des adaptations introduisant des éléments de fiction. L’histoire turque continuait d’ailleurs d’inspirer les écrivains français et, 42 43
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La Mort du Sultan Osman…, op.cit. Voir Nicolas Vatin et Gilles Veinstein, Le Sérail ébranlé : Essai sur les morts, dépositions et avènements des sultans ottomans XIV-XIXe siècle, [Paris], Fayard, 2003, p. 60-63 et 221-240 et Gabriel Piterberg, An Ottoman Tragedy. History and Historiography at play, Berkeley, University of California, 2003, p. 9-29. Paris, Impr. F. Huby, 1622. 1622, p. 357-374. Voir éd. 1641, op. cit., p. 716-726. Ibid., p. 725.
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quelques années avant la publication de la traduction de Galland, le Bajazet (1672) de Racine, qui évoquait le fratricide ordonné en 1635 par le sultan Murâd IV, remporta un franc succès. Avec La Mort du Sultan Osman, publié en 1678 chez Claude Barbin, Galland entendait exposer un point de vue turc, plus conforme selon lui à la réalité des faits, car, expliquait-il dans sa préface, les informateurs au service des Européens n’étaient guère fiables : « J’ai appris par experience estant sur les lieux que la plus grande partie de ce que l’on sçait de leurs affaires, n’est fondé que sur des rapports de Juifs, de Grecs, ou d’Armeniens qui ne sçavent jamais davantage que le vulgaire sçait dans d’autres païs. C’est pourquoi on ne peut faire aucun fondement sur ce qui vient de leur part. Les Ambassadeurs qui sont à la Porte sçavent quelquefois des particularitez qui ne se (sic) sont pas connuës à d’autres : Mais il arrive bien souvent que par l’obligation qu’ils ont de ne les communiquer qu’à leurs Maîtres, elles demeurent cachées éternellement pour le public. Encor ne pourroit-on pas y avoir une croïance entière, par ce que ceux qu’ils emploïent, n’agissent presque jamais que par interest. Ils déguisent bien souvent les nouvelles ou en inventent selon la passion ou le désir de ceux dont ils sont les Pensionnaires. »
Les informations fournies par Galland sur son texte source manquent de clarté. L’ouvrage publié en 1678 fait suivre le titre La Mort du Sultan Osman, ou le Retablissement de Mustapha sur le throsne de la mention « traduit d’un Manuscrit Turc, de la Bibliotheque du Roy », et Galland indique dans sa préface qu’il en avait eu « la communication par la bonté de Monsieur Carcavi » qui en était alors à la tête. Cependant, aucune trace de ce manuscrit n’a jamais été retrouvée. C’est d’ailleurs quelques années plus tôt, lors de son premier séjour dans la capitale ottomane, que l’orientaliste réalisa ce travail – au moins une première ébauche –, comme il le confie plus tard à Huet, dans une lettre du 25 février 1701 : « Etant arrivé à Constantinople vers la fin de 1670 […], je mis, en notre langue, une petite relation turque de ce qui se passa en cinq jours que dura une sédition qui coûta la vie à Sultan Osman, en 1621 (sic). […] Cette traduction a été imprimée avec quelques remarques sous le titre de Mort du Sultan Osman » (Cor., 354-355). À sa mort, Galland légua à la Bibliothèque royale un manuscrit renfermant, à la suite de pièces diverses, un récit des événements tragiques de 1622 (Gallandianus 41 ; BnF, ms. turc 227) sans titre ni nom d’auteur, dans lequel les turquisants reconnaissent aujourd’hui la source de Galland48. Si le traducteur ignore encore en 1678 l’identité de l’auteur du texte, tel n’est plus le cas en 1701, quand il indique à son correspondant le nom de Tûghî, soulignant, au surcroît, l’influence que celui-ci exerça sur lui : « Son exactitude dans ce petit écrit, à rapporter plusieurs circonstances remarquables me donna une estime pour les historiens de son pays, qui a augmenté par la 48
Baki Tezcan, « The History of a ‘Primary Source’: The Making of Tûghî's Chronicle on the Regicide of Osman II », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, University of London, vol. 72, n° 1, 2009, p. 41-62, ici p. 45 n. 10 et p. 48.
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lecture de leurs ouvrages » (Cor., 355). Quant au titre de Waqâ’i‘ Sultân ‘Uthmân Khân (« Ce qui advint au Sultân ‘Uthmân Khân ») de l’ouvrage, il n’est pas évoqué par l’orientaliste. Dans les remarques qui font suite à sa traduction, il indique seulement que les vers liminaires suggéreraient celui de Musibet Nameh (« Relation tragique »), auquel il a tout de même préféré celui plus explicite de La Mort du Sultan Osman, ou le Retablissement de Mustapha sur le throsne49. Premier chroniqueur ottoman des événements de 1622, Tûghî – nom de plume de Hüseyin bin Sefer bin Abdullah –, est né à Belgrade, dans une famille de militaires convertis et il avait lui-même longtemps servi comme janissaire avant de quitter le corps deux ans seulement avant le massacre du sultan ‘Uthmân. D’après Baki Tezcan, Tûghî aurait fait évoluer son récit, à plusieurs reprises, dans les mois qui suivirent le régicide, en raison d’un contexte dégradé par la révolte d’Abaza, un ennemi déclaré des janissaires, à l’origine de la confiscation de leurs propriétés en Anatolie. Dans ses premières versions, Tûghî admet une responsabilité collective indirecte des janissaires dans le meurtre du sultan, escamote la séquence de son assassinat et met l’accent sur l’intronisation de Mustafâ, présenté comme un sauveur inspiré par le Ciel50. Dans sa version finale – à laquelle correspond le ms. turc 227 de la BnF utilisé par Galland –, il donne des janissaires une image plus positive et cherche à les dédouaner du régicide. Il désigne alors nommément l’assassin, à savoir le grand vizir fraîchement nommé, Dâvoud Pacha, qui aurait agi par vengeance personnelle51, ce qu’indique effectivement la traduction française : « La Milice & le Peuple qui avoient conduit Osman aux sept Tours l’y ayant laissé & s’estant tous separez, le perfide Daoud Pacha véritable Tyran de la Religion, & dont la malice ne rouloit que de funestes desseins, revint sur ses pas aux sept Tours escorté de quelques canailles qu’il avoit crû les plus propres à favoriser une detestable entreprise, il entre furieux dans les sept Tours, ferme les porte (sic) sur luy, se saisit de la personne d’Osman, lui fait souffrir tout ce que la rage peut inventer de plus cruel, le perce de mille coups de poignards, & luy arrache enfin la vie, pour se vanger des injures & des traverses que ce malheureux Prince lui avoit faites pendant qu’il estoit sur le Thrône. » (p. 171-172).
La version de Galland diffère sur ce point des premiers récits français dans lesquels Dâvoud Pacha agissait sur ordre du sultan Mustafâ, et non comme ici de sa propre initiative pour régler des comptes personnels. D’une manière plus générale, elle s’en démarque également en évoquant avec moins de pathos les décapitations et les actes de violence quasiment inéluctables lors d’une pareille insurrection. En outre, quand ce sont les récriminations du sultan vis-à-vis de soldats démotivés
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Voir La Mort du Sultan Osman, op. cit., p. 203-204. Sur différentes versions, voir M. A. Danon, « Contributions à l’histoire ottomane des sultans Osman II et Mouc ̣tafâ I », Journal asiatique, 11e série, XIV, juil.-août 1919, p. 69-139 et 243310, ici p. 105-106. Voir Tezcan, op. cit., p. 58-59.
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que retient le père Pacifique52, la traduction de l’orientaliste respecte le point de vue plutôt favorable aux janissaires exprimé par Tûghî, dont le texte commence par un long exposé de leurs griefs contre Osman. Plus difficile pour le traducteur que de rendre la position de Tûghî est de faire passer auprès de ses lecteurs un texte évoquant un monde qui lui est si peu familier et dont la forme elle-même lui est étrangère. Aussi fondra-t-il dans le corps du texte des précisions indispensables à sa compréhension et se dispensera-t-il de traduire tels quels les vers qui émaillent la prose turque : « J’ai rendu ma version la plus fidelle & la plus exacte qu’il m’a esté possible, ce qui fera peut-étre que le stile ne plaira pas à ceux qui ont le goust délicat dans nostre Langue. Neanmoins pour en rendre la lecture plus agreable & plus aisée, j’y ay inseré une bonne partie des remarques que jaurois mises à la fin. Il y a aussi quelques vers dans le Turc dont je me suis contenté de prendre le sens, considerant que la version toute simple & vers pour vers n’étoit pas de nostre goust. L’alteration que j’y ay apporté dans ces choses, ne porte aucun préjudice à ce qui est essentiel de la narration ». (« Preface »)
Cependant, Galland ne peut introduire dans sa traduction que de brèves explications. C’est pourquoi il la fait suivre d’une cinquantaine de pages de « remarques » où il apporte des éclaircissements, notamment sur les toponymes et les charges curiales et militaires qui, dans son texte, sont le plus souvent simplement transcrites du turc. Il précise aussi le sens d’expressions traduites littéralement, comme le « présent de guerre » (rétribution du soldat avant la campagne) (p. 214), ou fournit des exemples illustrant des termes techniques tels que « fetfa » (fatwa) (p. 220). Plus rarement, il livre des impressions personnelles, comme un vif dégoût pour la « boza », une « boisson faite avec du millet broyé » (p. 239). En définitive, Galland parvint, dans La Mort du Sultan Osman, tout en veillant à la restitution du contenu original et en se gardant de la lourdeur de l’érudition, à produire un récit alerte, qui ne manqua pas d’être réédité durant quelques années53. Cette première publication, à destination d’un public assez large, chez l’éditeur des plus grands écrivains contemporains54, augurait-elle de nombreux autres succès ?
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Op. cit., p. 8. Aujourd’hui rarissime, le texte ne se trouve plus qu’à la BnF et dans quelques bibliothèques allemandes, notamment. Initialement prévue à Lyon chez Antoine Cellier, la publication est en définitive réalisée à Paris chez Claude Barbin. Concernant la contrefaçon sans préface prétendument parue chez « Dubois », à « Cologne » (1678, 1681, 1689), sans doute s’agit-il de l’édition lyonnaise évoquée par Galland dans une lettre du 21 mars 1701, à Huet (Cor., 369-370). Je remercie Guy Meyer d’avoir attiré mon attention sur ce point. Claude Barbin publie notamment Molière, La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, La Fontaine. Voir Gervais E. Reed, Claude Barbin libraire de Paris sous le règne de Louis XIV, GenèveParis, Droz, 1974.
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3. Une contribution décisive à la Bibliothèque Orientale Première « Encyclopédie de l’Islam », la Bibliothèque Orientale (1697) (voir pl. 2) est l’une des œuvres majeures de l’orientalisme des Temps modernes, tant son influence fut large et durable. Élaborée au cours de longues années par Barthélemi d’Herbelot, elle ne paraît que deux ans après sa disparition grâce au travail fourni par Antoine Galland pour en assurer la publication. À la différence de son collaborateur, le savoir de l’auteur est essentiellement livresque. S’étant formé en France et en Italie aux langues orientales, sans doute d’abord pour accéder aux textes bibliques, il fut nommé en 1661 secrétaire-interprète du Roi. Il séjourna ensuite quelques années auprès du grand-duc de Toscane, dont il catalogua pour partie la bibliothèque, riche en manuscrits orientaux et c’est dans cet environnement qu’il conçut son projet de Bibliothèque Orientale. Rentré en France vers 1670 et bénéficiant d’une pension royale, il s’employa à le réaliser. Dans les dernières années de sa vie, il fut nommé à la chaire de syriaque qui venait d’être créée au Collège royal, en 1692. Œuvre d’une ambition encyclopédique, la Bibliotheque Orientale, ou Dictionnaire55 Universel contenant generalement tout ce qui regarde la connoissance des Peuples de l'Orient, resta jusqu’au XIXe siècle l’ouvrage de référence concernant le monde musulman. Ses sources étaient exclusivement orientales : arabes, persanes et turques. Outre le grand ouvrage bibliographique de Hâdjdjî Khalîfa (1609-1657), Kashf az-zunûn ʿan asâmî l-kutub wa-l-funûn, copié à Paris pour l’usage de d’Herbelot et dont furent extraites bien des entrées, il se fondait sur nombre de textes, notamment sur des histoires universelles tardives, dues souvent à des auteurs persans comme Mîr Khwand (XVe s.) ou Khwândamîr (fin XVe-début XVIe s.), de toute première utilité dans cette phase de fondation du savoir. À travers plus de 8 000 entrées classant par ordre alphabétique, de manière peu commode, des termes transcrits des langues orientales56, s’y trouve distribuée une vaste information sur l’histoire – depuis les temps mythiques jusqu’aux Ottomans –, sur la géographie, l’islam mais aussi les chrétiens orientaux. L’ouvrage est fait essentiellement d’une compilation de traductions dont la référence est souvent indiquée et où les commentaires de l’auteur sont rares. La Bibliothèque suit donc le point de vue de ses sources, sauf dans les notices traitant de la religion musulmane, comme « Eslam » ou « Mohammad », où d’Herbelot tente une réfutation ponctuelle. Elle renferme aussi nombre d’anecdotes qui feront de cette somme une source précieuse pour les auteurs de contes à l’orientale. Lors de sa parution en 1697, la Bibliothèque Orientale ne retint guère en France que l’attention de Charles Perrault, qui perçut d’emblée son importance, y
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Le redoublement du « n » est absent dans l’édition originale. À la fin du XVIIe siècle, à côté de l’orthographe « dictionnaire » reconnue par l’Académie française est encore en usage celle de « dictionaire » chez un lexicographe comme Furetière. Ainsi, par exemple, des entrées « Gebr » (algèbre), « Gehel » (ignorance) ou « Gehennem » (Enfer).
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voyant « un nouveau Ciel, une nouvelle Terre »57. La plupart des exemplaires furent alors vendus à l’étranger, notamment en Hollande où parurent ensuite de nouvelles éditions. L’intérêt de l’ouvrage fut tout de même rapidement saisi dans le pays qui l’avait vu naître. L’information qu’il contenait fut amplement reprise dans les rééditions des dictionnaires de Moreri et de Bayle ainsi que dans l’Encyclopédie de Diderot, et la Bibliothèque Orientale constitua, durant tout le XVIIIe siècle et même au début du XIXe, la principale référence pour tous ceux qui cherchaient une information sur l’Orient. Bien des écrivains la consultèrent : Voltaire, Hugo ou Nerval ou encore Beckford, Goethe ou Byron. Quel fut le rôle exact de Galland dans l’achèvement de l’ouvrage ? Il fut engagé par d’Herbelot à la fin de l’année 1694, alors que le travail n’était nullement achevé. « Le Dictionnaire de Mr. d’Herbelot est à l’N » , lisait-on, quelques mois plus tôt, dans l’Histoire des Ouvrages des Savants qui faisait état de l’avancement de l’impression58. Un an plus tard, le 8 décembre 1695, d’Herbelot décède sans que son grand œuvre n’ait encore vu le jour. C’est Galland qui y met la dernière main, et la Bibliothèque paraît finalement en février 1697, avec une préface substantielle signée de lui, où il ne revendique nullement un travail de rédaction de notices : « Pendant plus d’une année, j’ay eu l’honneur de luy donner quelque secours pour faciliter l’impression de son Ouvrage. Depuis sa mort, j’ai continué de prendre le soin de la même impression, jusqu’à ce qu’elle ait été achevée ». Son introduction à la Bibliothèque Orientale montre néanmoins qu’il connaissait parfaitement le texte, car il y expose le contenu avec une grande précision et il en souligne toute la nouveauté, à partir d’un état des lieux des travaux orientalistes produits en Europe depuis le XVIe siècle. Il insiste aussi sur la manière dont le « Dictionnaire » complète avantageusement la connaissance de l’Orient fournie par les sources grécolatines, de même que celle de l’histoire byzantine et des Croisades. Cependant, dans le contexte de méfiance que suscite toujours l’islam, il ne peut se dispenser de présenter la religion musulmane comme « la doctrine perverse de Mahomet qui a causé de si grands dommages au Christianisme » ni de justifier dans une perspective apologétique l’utilité qu’il y avait pour d’Herbelot à citer le Coran : « Ce même Ouvrage d’ailleurs si pernicieux, servira aussi pour la défense des dogmes du Christianisme contre la malice des Heretiques qui ont pretendu établir le contraire. Les faux dogmes de ce même Livre seront refutez lors qu’ils seront contraires à la Foy, en quoi notre illustre Auteur ne paroistra pas moins bon Theologien, que grand homme de Lettres. »
Si de tels propos méritent d’être rappelés pour contextualiser la parution de l’ouvrage et saisir le point de vue exprimé sur l’islam, ce n’est pas, pour autant, à travers le prisme du religieux que cette œuvre fondatrice dans la construction du
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Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce Siècle, Paris, Antoine Dezallier, t. II, 1697. Août 1694, p. 551.
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savoir sur l’Orient doit être comprise, comme en témoignent ces propos de Galland dans le « Discours pour servir de Preface » où perce déjà un certain relativisme : « Peut-on soûtenir qu’il est inutile de connoistre ce que tant d’excellens Ecrivains ont pensé, ce qu’ils ont écrit de leur Religion, de leurs Histoires, de leurs Païs, de leurs Coûtumes, de leurs Loix, des vertus qu’ils pratiquent, des vices qu’ils detestent, & par-là n’est-ce pas acquerir sans peine & sans sortir de chez soy, ce que l’on devroit aller chercher chez eux en voyageant, pour se perfectionner & devenir un homme accompli, un homme qui juge sainement de toutes choses, qui en parle de même, & qui rende ses actions conformes à ses pensées & à ses paroles, choses qu’on ne peut exécuter qu’à proportion des connoissances que l’on a acquises, non seulement de ce qui se passe sous l’horizon ou l’on respire l’air qui fait vivre, mais encore dans tout l’Univers. »
Après la publication de la Bibliothèque Orientale, Galland continua de collecter des matériaux en vue sans doute d’une éventuelle édition augmentée ou d’un second volume, comme en attestent les plus de 2 000 additions portées sur son exemplaire personnel59. L’information provenait de dictionnaires biographiques des poètes des XVe et XVIe siècles, en persan ou en turc60. Même si ces relevés ne furent jamais repris tels quels, ils n’en sont pas moins représentatifs de la manière cumulative par laquelle s’enrichissait le savoir de l’orientaliste. 4. Une perte considérable : la traduction du Coran Un autre travail, dans lequel Galland ne joua pas cette fois les seconds rôles, aurait pu contribuer à sa célébrité, à côté des Mille et une nuits, s’il n’avait pas disparu. Il s’agit de la traduction du Coran qu’il réalisa à la demande de l’abbé Bignon (1662-1743), auquel il devait sa nomination au Collège royal en 1709. Neveu du chancelier Pontchartrain et de Thierry Bignon qui avait employé Galland, l’oratorien Jean-Paul Bignon (1662-1743), trois fois académicien, fut nommé, en 1699, Maître de la Librairie, avant d’être appelé en 1719 à la tête de la Bibliothèque royale. De 1701 à 1714, puis de 1723 à 1739, il dirigea le Journal des Savants. Sa position faisait de lui un protecteur des savants. Ayant favorisé la désignation de Galland à la chaire d’arabe du Collège royal, il suivit de près la préparation de sa « Harangue inaugurale » (Jl2, I, 386), dans laquelle l’orientaliste traitait de « De la dignité et de l’utilité de la langue arabe » en y présentant l’argumentaire attendu à propos de l’importance de l’arabe nécessaire pour mieux comprendre la Bible mais aussi pour accéder à une meilleure connaissance du Coran en vue de réfuter l’islam61.
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Bibliothèque nationale de Vienne (12.C. 9 ALT PRUNK). Voir Alexander Bevilacqua, The Republic of Arabic Letters, Cambridge [Mass.], The Belknap Press of Havard University Press, 2018, p. 123. On trouvera, dans Jl2, I, 128-163, l’édition du texte latin de la « Harangue » de Galland et sa traduction française par Étienne Famerie et Baudoin Stasse.
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On ne disposait alors en français que de la version fautive d’André du Ryer, L’Alcoran de Mahomet, parue en 164762 et, pour répondre au souhait de son protecteur, Galland en composa une nouvelle, qui a disparu. Cependant son Journal et parfois sa Correspondance nous renseignent assez précisément sur ce travail de traduction. C’est seulement quinze ou seize mois après que la demande lui en eut été faite (Jl2, I, 386-387, 20 juin 1709), que Galland acheva la « copie au net » de sa version de l’Alcoran (Jl2, II, 250, 27 octobre 1710), non sans avoir préalablement soumis son texte à Bignon (Jl2, II, 241, 2 octobre 1710), qui suivait cela de près. La rapidité avec laquelle il exécuta une tâche aussi ardue tient au fait qu’il put s’appuyer sur une traduction majeure : celle de Ludovico Marracci63, parue en latin avec le texte arabe, en 169864. Se fondant sur l’exégèse musulmane – Zamakhsharî, Suyûtî, Baydâwî – dont de larges extraits sont fournis, elle donne pour la première fois en Europe un texte à peu près fiable du Coran65. Cette première phase du travail prit fin le 22 mars 1710. Le traducteur estimait qu’il devait ensuite le revoir en s’appuyant sur des versions réalisées par des musulmans dans des langues autres que l’arabe, comme il le confie dans une lettre du 31 octobre 1710, à Cuper : « Il y avoit longtems que je m’estois persuadé que nous ne pouvions bien entendre l’Alcoran, qu’autant que nous l’entendrions dans le sens que les Mahométans l’entendent, à quoi nous ne pouvions parvenir que par une bonne version en langue persienne, ou en langue turque. J’ai eu le bonheur d’en trouver une de chascune de ces langues » (Cor., 626). Comme il le rapporte dans son Journal, à la date du 3 avril 1710, il procède de façon méthodique : « Le matin, i’allai a l’audience de M. l’Abbé Bignon et ie lui monstrai le brouillon de ma Version de l’Alcoran en françois, et ie lui marquai que i’en faisoit (sic) la confrontation avec deux Versions l’une en Persien, et l’autre en Turc, apres quoi mon dessein estoit de travailler aux Notes, et ensuite de mettre ma version au net (Jl2, II, 111-112). »
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Voir Alastair Hamilton et Francis Richard, André Du Ryer and Oriental Studies in SeventeenthCentury France, Londres, The Arcadian Library/Oxford, Oxford University Press, 2004. Ludovico Marracci (1612-1700), qui fut le confesseur du pape Innocent XI, appartenait à la congrégation des clercs réguliers de la Mère de Dieu. Il enseigna l’arabe à l’université romaine de la Sapienza et participa à la traduction en arabe de la Bible, imprimée sur les presses de la Propaganda Fide à Rome en 1671. Son grand œuvre demeure cependant l’Alcorani textus universus. Ses travaux sur le Coran le mobilisèrent durant une quarantaine d’années. À la date du dimanche 25 août 1709, Galland écrit : « L’Apres disné, je fis la traduction en françois de 29 versets, du premier Chapitre de l’Alcoran d’apres l’Original Arabe, confronté avec la Version Latine de Marraccii, et la Françoise de Duryer » (Jl2, I, 441). Voir Maurice Boormans, « Ludovico Marracci et sa traduction latine du Coran », Islamochristiana, 2002, 28, p. 73-86 ; Alexander Bevilacqua, « The Qu’ran translations of Marracci and Sale », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 2013, vol. 76, p. 93-130 ; Roberto Tottoli, « New Light on the Translation of the Qurʾān of Ludovico Marracci from His Manuscripts Recently Discovered at the Order of the Mother of God in Rome », in Books and Written Culture of the Islamic World. Studies Presented to Claude Gilliot on the Occasion of his 75th Birthday, dir. Andrew Rippin and Roberto Tottoli, Leyde, Brill, 2015, p. 91-130. Alcorani textus universus ex correctioribus Arabum exemplaribus […] descriptus […] ac […] ex Arabico idiomate in Latinum translatus, Padoue, 1698.
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Au cours de ce travail, il trouve parfois à redire à la version de Marracci, à laquelle il apporte « plusieurs belles corrections » (Jl2, II, 153, 1er juin 1710). La chose n’est pas anodine et il éprouve le besoin de s’en expliquer dans sa correspondance avec Gisbert Cuper, le 31 octobre 1710 : « Les sçavans trouveront, en une infinité d’endroits, ma version différente de la version latine du P. Maracci, qui est la plus récente. Mais, pour peu qu’ils aient de connoissance de la langue arabe, j’espère qu’ils seront contens de mon travail, et de ma fidélité, et qu’ils trouveront le texte rendu dans son véritable sens, en se souvenant que ce ne sera pas moi qui l’aurai rendu, mais l’interprète turc que j’ai suivi. » (Cor., 626)
Une profonde différence de conception séparait aussi la traduction de Galland de celle de Marracci. Cette dernière s’inscrivait dans une perspective apologétique et sa publication avait été précédée, en 1691, par une réfutation d’ensemble, Prodomus ad refutationem Alcorani (Rome, 4 vol.). Tel n’était pas le but de Galland. Les notes qui accompagnent sa traduction n’étaient manifestement pas orientées vers la polémique, puisqu’il mentionne dans son Journal à la date du 2 octobre 1710 : « Il [Bignon] approuva fort que ie n’y fisse pas de Notes Critiques ». L’abbé n’en était pas moins exigeant, comme en témoigne le mot qu’il écrivit à Galland, le 8 novembre 1710 : « Ie suis ravi que vostre Version soit acheveé. Mais cette nouvelle ne me servira qu’a vous exhorter de nouveau a travailler vivement sur les remarques. Ne craignez point d’en trop faire. Je suis persuadé que vous trouverez des Libraires a qui le nombre ne fera pas peur, et qui mesme n’en imprimeront que plus volontiers l’Ouvrage. Mais au pis aller, il n’y auroit qu’a faire le choix de celles qui paroistroient les plus precieuses si vous en aviez amassé un trop grand nombre, et le reste ne laisseroit pas d’estre tres utile, pour vous, pour moi, pour vos escoliers, et pour vos amis. » (Jl2, II, 256)
Galland souhaitait également accompagner sa version du Coran d’un ensemble de textes introductifs destinés à faire connaître l’islam à partir des sources musulmanes. À cette fin, il utilisa surtout des éditions bilingues arabe-latin dues à des orientalistes européens. À la mi-novembre 1710, il travaille à « un petit Traité particulier touchant l’Alcoran » (Jl2, II, 259), une version française de celui de Marracci. S’y ajoute une « Vie de Mahomet » intégrant d’abondantes « citations des auteurs musulmans », tirée des sources disponibles – Marracci, mais aussi Prideaux ; commencée le 3 juillet 1711, celle-ci est achevée le 2 août suivant, après seulement quelques jours de travail dans l’intervalle. Plus disponible ensuite, il traduit dans le mois le reste des écrits qui devaient précéder sa version du Coran : du 3 au 5 août, la « profession de foi Mahometane », due à Ghazâlî, sur le fondement des croyances66 ; entre le 6 et le 15, la « Confession de foi » anonyme contenue dans le « Traité de la Religion Mahometane » qu’Hadrian Reland publia à Utrecht 66
Cette « profession de foi » est la Risâla al-qudsiyya fî qawâ‘id al-‘aqâ’id (du nom de la ville où elle a été écrite, al-Quds : Jérusalem) qui figure en tête de l’énorme encyclopédie des sciences religieuses que constitue l’Ihyâ’ ‘ulûm ad-dîn de Ghazâlî (m. 1111).
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en 170567 ; entre le 8 et le 12, il rédige « une Version francoise d’apres la langue turque du Testament de Mohammed fils de Pir Ali [Mehmed Bergivi] », ouvrage qu’il avait découvert à Constantinople dès 167368 ; du 16 au 21, un extrait de « l’Ouvrage de Schaharistani, intitulé Les Religions veritables, et Phantastiques »69, traduit de la version latine de Marracci ; le 22, « la traduction de ce qu’Aboul-farage a ecrit dans son Histoire des Dynastie (sic), touchant Les quatre Sectes des Mahometans »70. Il indique alors à la date du 22 août 1711 : « et par la i’achevai les Preliminaires de la Version francoises de l’Alcoran, Ouvrage que i’avois entrepris depuis un peu plus de deux ans. » L’année suivante, en 1712, il revoit encore ses « Notes sur l’Alcoran » à partir du 29 juin et, entre le 28 septembre et le 4 octobre, entreprend une révision de tous ses textes introductifs. Au total, même s’il devait beaucoup à Marracci, le travail d’Antoine Galland sur le Coran n’en était pas moins en rupture avec celui de son prédécesseur, dans la mesure où il s’émancipait de la réfutation qui demeurait l’objectif premier de l’ecclésiastique romain. Après le décès de Galland, sa traduction du Coran fut remise, sans doute avec les textes préliminaires, à l’abbé Bignon. Aucune publication n’en fut faite et la trace s’en perd aux-Pays-Bas, en 172571. Il est vrai que dans la France catholique du début du XVIIIe siècle, la suspicion restait vive à l’égard du texte fondateur de l’islam, et il semblait certainement peu opportun d’en diffuser une nouvelle traduction, de surcroît exempte de réfutation, au moment où en Europe les déistes gagnaient du terrain et où les protestants donnaient de l’islam une image moins négative. La perte de la traduction de Galland a privé la France d’un texte qui n’aurait sans doute pas été dépassé avant la publication de la version de Kasimirski en 1840,
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Hadrian Reland (1676-1718) est un orientaliste hollandais, nommé en 1701 professeur de langues orientales et « antiquités ecclésiastiques », à Utrecht. Il vise à une connaissance directe de l’islam à travers ses sources et compose un essai de description dépassionné, le célèbre De religione Mohammedica (Utrecht, 1705) dans lequel figure l’édition et la traduction latine d’un abrégé de l’islam sunnite (Compendium Theologiæ Mohammedicæ). C’est la traduction de ce dernier texte que réalise Galland. Une version française en est publiée en 1721 dans La Religion des Mahometans, exposée par leurs propres Docteurs, avec des Eclaircissemens sur les Opinions qu’on leur a faussement attribuées. Tiré du Latin de Mr. Reland [traduit par David Durand], La Haye. Voir Jl1, II, p. 58. Garcin de Tassy en a donné une édition annotée (Exposition de la foi musulmane, traduite du turc de Mohammed Ben Pir-Ali Elberkevi, Paris, G. Dufour, 1822). L’ouvrage est un abrégé relativement semblable à l’anonyme Compendium Theologiæ Mohammedicæ édité par Reland et traduit par lui de l’arabe en latin. Il s’agit du Kitâb al-milal wa-l-nihal de Shahrastânî, penseur et historien des doctrines, qui vécut en Iran dans la première moitié du XIIe siècle. Cet ouvrage monumental, qui se voulait une somme des religions et philosophies du monde entier, constitue un sommet de l’histoire musulmane des religions. Il a été traduit en français par Daniel Gimaret, Jean Jolivet et Guy Monnot (Livre des religions et des sectes, Louvain, 2 vol., 1986-1993). Galland avait acquis le 2 avril 1711 un exemplaire de l’Historia compendiosa dynastiarum d’Edward Pococke (1604-1691), publiée en 1663, à Oxford, qui complétait par une traduction latine l’édition du Ta’rîkh mukhtasar ad-duwal composé à la fin du XIIIe s. par le patriarche jacobite Abû l-Faraj ibn al-‘Ibrî (Bar Hebræus). Jl2, I, 387, n. 576.
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même si à partir de 1783 les lecteurs disposeront, grâce à Claude-Étienne Savary, d’une nouvelle version déjà plus fiable que la vieille traduction de Du Ryer72. 5. Des traductions scientifiques et historiques demeurées confidentielles Grand « savant en langues orientales », Galland commit encore bien d’autres traductions érudites, mais toutes demeurèrent à l’état de manuscrits et certaines d’entre elles disparurent même. Plutôt que d’en présenter un catalogue plus ou moins complet73, nous mettrons ici l’accent sur celles qui auraient satisfait l’attente du public ou lui auraient fourni une information inédite d’importance. À son retour du Levant en décembre 1688, Galland n’avait d’autre choix que de se mettre au service d’un protecteur et il fut alors engagé par l’oncle du célèbre voyageur Jean Thévenot, Melchisédech Thévenot (1620-1692). Celui-ci, après plusieurs missions diplomatiques en Italie, s’était installé en 1672 à Paris, où il prônait, comme la toute jeune Académie des sciences fondée en 1666, l’étude expérimentale et quantitative des « choses naturelles »74. Il fut nommé, en 1684, garde de la Bibliothèque du roi. Reconnu comme l’inventeur du niveau à bulle pour mesurer les verticales, il est aussi l’auteur du premier traité de natation en français. Il se distingua, en outre, par ses Relations de divers voyages curieux – quatre volumes publiés entre 1663 et 167275 –, une ample compilation de documents inédits émanant de nombreux voyageurs, destinée à répandre la connaissance des pays lointains. Thévenot y donna quelques extraits tirés de l’arabe, même si sa connaissance des langues orientales n’était pas, semble-t-il, très poussée76. Il possédait une très riche collection de manuscrits orientaux, et c’est pour lui confier la traduction de textes sur lesquels il s’était parfois lui-même essayé qu’il s’entoura de Galland : « Etant de retour à Paris à la fin de 1688, feu Mr. Thévenot m’engagea dans des traductions, et je n’eus pas de répugnance à faire ce qu’il souhaitoit », confiera l’orientaliste plus tard à un correspondant (Cor., 356)77. Comme tous les érudits de son temps, Thévenot portait un intérêt extrême au Taqwîm al-buldân, ou « Géographie » d’Abû l-Fidâ’, un ouvrage très rare mais fort utile pour compléter la connaissance que l’on avait alors de l’Asie78. Achevé en 1321 et fondé dans une large mesure sur Ptolémée, il suit un classement par 72
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Sur cette histoire, voir Sylvette Larzul, « Les premières traductions françaises du Coran (XVIIeXIXe siècles) », Archives de sciences sociales des religions, 147, juil.-sept. 2009, p. 147-165. Voir la bibliographie d’Abdel-Halim, op. cit. Trevor McClaughlin, « Sur les rapports entre la Compagnie de Thévenot et l’Académie royale des Sciences », Revue d'histoire des sciences, 1975, XXVIII/3, p. 235-242. L’auteur montre que, sur la foi de propos de Thévenot, on a exagéré son rôle dans la création de l’Académie des sciences et que son influence ne fut qu’indirecte. Un vol. supplémentaire, intitulé Recueil de Voyages, leur fit suite en 1681, et une nouvelle éd. augmentée, en 2 vol., des Relations de divers voyages curieux, parut en 1696. Voir Abdel-Halim, op. cit., p. 83. Lettre à Huet, 25 févr. 1701. Des extraits en étaient connus par l’ouvrage de John Greaves : Chorasmiæ et Mawaralnahræ, hoc est regionum extra fluvium Oxum Descriptio, ex tabulis Abulfedæ Ismaelis, Londini, 1650.
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contrées, à la différence de celui d’al-Idrîsî encore fidèle au découpage en « climats ». Même s’il demeure parfois succinct, le texte d’Abû l-Fidâ’ a le mérite d’offrir une vue complète du système géographique des Arabes au XIVe siècle. Thévenot commença lui-même à le traduire en latin79 et en donna deux extraits dans ses Relations de divers voyages curieux, sous le titre de « Tables de la situation de plusieurs villes de Sinde et de l’Inde ». Il aurait souhaité pouvoir publier une édition du texte arabe accompagnée de sa version latine, mais Colbert ne donna pas suite à la demande de subsides qu’il lui adressa en 166980. Peut-être fallait-il songer à un projet moins dispendieux, sans la fonte des nouveaux caractères arabes que Thévenot jugeait nécessaires pour publier une édition bilingue81. Une traduction française aurait probablement davantage de chance de pouvoir être imprimée. Thévenot en confia l’exécution à Galland, mais celle-ci resta inédite et a disparu. Ce n’est qu’au XIXe siècle que parut la première édition complète du Taqwîm al-buldân, due au baron William Mac Guckin de Slane et à Joseph-Toussaint Reinaud qui en commença aussi la traduction82. Autre ouvrage considérable vers lequel Thévenot orienta les travaux de Galland : le célèbre « Traité des simples » (Kitâb al-jâmi‘ li-mufradât al-adwiya wa-laghdhiya) d’Ibn al-Baytâr (m. 1248), sommet de la connaissance pharmacologique arabe médiévale83, dont Thévenot possédait aussi un exemplaire84. Jugeant inutile de reprendre les traités grecs et arabes connus figurant dans l’ouvrage, Galland se limite à l’apport personnel de l’auteur. Travaillant sur une matière toute nouvelle pour lui, il reconnaît que son travail demandait à être révisé85. Entré à la Bibliothèque royale (BnF, mss. latins 11221-11222, 2 vol., 737 p. – 673 p.), celui-ci ne fut jamais publié. Plus tard, une traduction française de l’ouvrage arabe par le 79
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Voir l’inventaire par Galland des manuscrits possédés par Thévenot : « Bibliothecæ Thevenotianæ manuscripti codices », BnF ms. fr. 6132, p. 7. La remarque sur l’inachèvement de la traduction latine du Taqwîm al-buldân est absente dans le catalogue imprimé Bibliotheca Thevenotiana sive catalogus impressorum et manuscriptorum, Paris, Delaulne, 1694. Voir Trevor McClaughlin, « Une lettre de Melchisédech Thévenot », Revue d'histoire des sciences, 1974, XXVII/2, p. 123-126. Il estimait que les caractères détenus alors par l’imprimeur Vitré étaient trop gros et qu’il aurait fallu en faire fondre de nouveaux. Ces caractères étaient ceux que Savary de Brèves, ambassadeur à Constantinople, avait fait exécuter à ses frais à Rome. Ils furent acquis en 1632 par l’imprimeur Vitré, pour le compte du roi, mais n’entrèrent à l’Imprimerie royale qu’en 1692. Ils disparurent ensuite et ne furent retrouvés qu’en 1785. Ils servirent à publier à Paris la Bible polyglotte, achevée en 1645. Géographie d’Aboulféda. Texte arabe publié d'après les manuscrits de Paris et de Leyde aux frais de la Société asiatique par M. Reinaud […] et M. le bon Mac Guckin de Slane, Paris, Impr. royale, 1840. Commencée par le même Joseph-Toussaint Reinaud, la traduction française fut achevée plus tard par Stanislas Guyard (Géographie d’Abouféda, Paris, Impr. nationale, t. 1 et 2, 1848 ; t. 3, 1883). L’ouvrage énumère par ordre alphabétique les aliments et les médicaments simples extraits des trois règnes végétal, animal et minéral. 400 d’entre eux environ n’étaient pas mentionnés précédemment par les auteurs grecs. Bibliotheca Thevenotiana sive catalogus impressorum et manuscriptorum, op. cit., p. 195 et « Bibliothecæ Thevenotianæ manuscripti codices », op. cit., p. 8. Cor., 357-358 : lettre à Huet du 25 février 1701.
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médecin militaire Lucien Leclerc parut dans les Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale, de 1877 à 1883 (vol. 23, 25 et 26). Quand Melchisédech Thévenot décède en 1692, Galland se voit dépossédé de ses travaux : « Ces traductions sont demeurées dans la bibliothèque de Mr. Thévenot après sa mort. Je n’en parlai pas à ses héritiers, qui de l’humeur dont je les connoissoit (sic), n’auroient pas voulu m’écouter » (Cor., 356-35786). Ces derniers décident en effet seuls de ce qu’ils voudront bien lui octroyer : « L’Eben Beitar dont je me suis servi, pour en faire la traduction latine, que j’ay eu l’honneur de vous marquer, m’est demeuré entre les mains avec d’autres manuscrits orientaux de la bibliothèque de Monsieur Thévenot, que ses héritiers, qui aiment mieux l’argent que les livres, et qui me sont redevables par convention entre eux et moi, aiment mieux me laisser que de me paier » (Cor., 37087). Douze ans plus tard, alors qu’il était chargé de faire l’inventaire des manuscrits de Thévenot acquis par la bibliothèque du Roi, Galland retrouve parmi eux sa version d’Abû l-Fidâ’ (Jl2, III, 28 déc. 1713) qui disparut encore par la suite. De telles avanies ne pouvaient que nuire cruellement à la diffusion des travaux de notre savant. Galland n’en poursuit pas moins la traduction de textes orientaux, se tournant désormais vers des ouvrages historiques propres à corriger la connaissance existante ou à diffuser un savoir encore inédit. L’histoire ottomane demandait à être mieux connue, car les ouvrages de Michel Baudier88 et de François de Mezeray89, très répandus, se fondaient sur les écrits peu fiables de Leunclavius (Annales, 1588) et de Chalcondyle (Histoire, trad. française 1577). Pour Galland, il s’agissait de traduire les meilleurs textes, avec comme projet, semble-t-il, de constituer une Histoire des Turcs tirée de leurs historiens90. En s’appuyant sur Sa‘d ad-Dîn, plus connu sous le nom de Cogia Efendi (1536-1599), il couvre la période allant du règne de Murâd II à celui de Selim Ier inclus, soit de 1421 à 152091. Il poursuit son entreprise à partir des Annales turques de Na‘îmâ (1655-1716), qui le conduisent du règne de Mehmed III aux premières années de celui de Mehmed IV, soit de 1595 à 165492. Privé des manuscrits qui lui auraient été nécessaires pour traiter des règnes de Soliman le Magnifique, Selîm II et Murâd III, Galland laisse ainsi subsister une lacune 86 87 88 89
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Lettre à Huet du 25 février 1701. Lettre à Huet du 22 mars 1701. Inventaire de l’Histoire generale des Turcs, 1617, suivi de plusieurs rééditions enrichies. Histoire generale des Turcs, contenant l’Histoire de Chalcondyle, traduite par Blaise de Vigenaire, et continuée jusqu’en l’an MDCXII par Thomas Artus ; Et en cette nouvelle Edition par le Sieur de Mezeray jusques l’année 1661. De plus, l’Histoire du serail par le Sieur Baudier, Paris, S. Cramoisy, 1662. Abdel-Halim, p. 229. « Suite de l'histoire ottomanne écrite par Saadud-Din Mehemed Hassan, plus connu chez les Turcs sous le nom de Cogia Efendi » (BnF, ms. fr. 6074-6075, II-375 p. ; 621 p.). L’ouvrage utilisé par Galland, Tâj at-Tawârîkh (« La couronne des chroniques »), retrace l’histoire de la dynastie ottomane depuis les origines jusqu’à la mort de Selim Ier en 1520. Ce texte fut longtemps l’une des principales sources de l’histoire ottomane pour la période. « Traduction des Annales turques, depuis l’an 1000 jusques à l’an 1065 de l’hégire » (BnF, ms. fr. 6076-6079, II-519 p. ; II-491 p. ; 478 p. ; II-466 p.).
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de trois-quarts de siècle. Ce travail témoigne que l’orientaliste, qui jugeait sur pièce de la valeur d’un texte, était capable d’échapper au poids des préjugés. Rappelons que les Turcs souffraient alors en France d’une méchante réputation et leurs historiens n’y faisaient pas exception. Même un esprit aussi universel que Huet, auquel les textes orientaux n’étaient pas étrangers, manifestait à leur endroit bien des réticences. Dans la correspondance qu’il entretient avec Galland, ce sont ses histoires turco-mongoles qu’il l’encourage à publier. Dans l’histoire des « Tartares », terme sous lequel on désignait alors les Turco-mongols, Tamerlan était déjà un personnage bien connu en Europe93. Golius avait édité en 1636 l’ouvrage qu’Ibn ‘Arabshâh (m. 1450) lui avait consacré et Pierre Vattier en avait donné une traduction française, en 165894. Cependant, la connaissance de ses successeurs n’était guère répandue, et dans ses Relations de divers voyages curieux (1672), Thévenot n’avait fait qu’évoquer l’un de ses fils, dans un extrait intitulé « Ambassade de S’Chahrok, fils de Tamerlan […] à l’empereur de Khatai ». C’est à partir du Matla‘ as-sa‘dayn wa-majma‘ al-bahrayn d’un chroniqueur persan qui vécut à la cour des premiers successeurs de Tamerlan, ‘Abd ar-Razzâq as-Samarqandî (1413-1482), que Galland fournit une « Histoire de Schahroch, des autres enfans de Tamerlan et des princes leurs descendans »95, prête dès 1694 à être publiée96. Elle ne le fut pourtant jamais, même si l’auteur en donna plus tard une nouvelle version passablement réduite par rapport à la première97, après une première révision en 170198 et une seconde en 1713. Une autre des traductions de Galland remontant plus avant dans l’histoire turco-mongole intéressa également les quelques proches qui en eurent connaissance. Intitulée « Abrégé de l’histoire de Ginghiz-Khan »99, elle révélait l’existence d’un des plus grands conquérants, le fondateur de l’Empire mongol, jusqu’alors à peu près inconnu. C’est sur le Rawdat as-safâ’ de Mîr Khwand (m. 1498), composé en langue persane, que Galland exécuta ce travail qu’il confia vainement à l’imprimeur-libraire Thomas Moëtte100. Même s’il prenait des libertés avec les originaux, 93
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Voir Matthieu Chochoy, De Tamerlan à Gengis Khan. Construction et déconstruction de l’idée d’empire tartare en France du XVIe siècle à la fin du XVIIIe siècle, Leyde, Brill, 2021. Histoire du Grand Tamerlan […], nouvellement traduit en François de l’Arabe d’Achamed fils de Gueraspe [Ibn ‘Arabshâh ] et Portrait du Grand Tamerlan, avec La Suite de son histoire jusques à l’establissement de l’Empire du Mogol […] traduit de l’Arabe d’Achamed fils de Gueraspe. BnF, ms. fr. 6084-6085 ; 706 p. et 557 p. Les p. 591 à 702 manquent au premier volume. Elles auraient été subtilisées par Langlès pour être publiées sous son nom, avec pour titre « Voyage de la Perse dans l’Inde pendant les années 845, 846, 847 et 848 de l’Hégire », dans la Collection portative des voyages, t. II, an VI [1797], p. I-CXVII (cf. Abdel Halim, op. cit., p. 237-238). Dans un ouvrage publié en 1694, Les Paroles remarquables, les bons Mots, et les Maximes des Orientaux, Galland mentionne que sa traduction était « en estat de pouvoir estre imprimée » (éd. 1694, p. 216-217/éd. 1999, p. 107). BnF, ms. fr. 6086-6087, 705 p. et 404 p. Dans une lettre du 25 février 1701, il annonce y avoir « mis à peu près la dernière main » ainsi qu’à son « Histoire de Ginghiz-Khan » (Cor., 358). BnF, ms. fr. 6080, 126 feuillets. Cor., 371, ibid.
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s’autorisant à en retrancher des passages et à y ajouter d’autres pour fournir des éclaircissements101, il n’en reste pas moins que le scrupule scientifique était fortement ancré chez lui et qu’il n’élaguait qu’avec peine des textes contenant souvent des redites, des longueurs, des disgressions. Quand il soumit en 1700 son « Abrégé de l’histoire de Ginghiz-Khan » à son ami l’abbé Legrand, celui-ci lui répondit sans détours : « Peut estre que le plus grand et mesme le seul défaut, que l’on trouvera dans vostre traduction, c’est d’avoir suivi vostre auteur trop scrupuleusement. Vous sçavez que la vivacité de nostre Nation ne s’accommode pas de certaines manières de parler des Orientaux, qui nous paroissent un peu longues ; et il seroit trés facile de serrer davantage vostre style » (Cor., 319102). Galland reprit alors son histoire de Gengis Khan, dont il existe trois versions, de plus en plus remaniées et simplifiées103. Toutes demeurèrent à l’état de manuscrits. 6. Savant et subalterne ? Bien que Galland ait produit une œuvre susceptible d’étendre considérablement la connaissance sur l’Orient, rien ou presque n’en fut imprimé – pas davantage au demeurant que ses principaux travaux de numismatique. Même s’ils furent appréciés de ceux qui en eurent connaissance, ces écrits ne furent diffusés que dans un cercle étroit de relations, sous forme manuscrite. De grands esprits estimaient pourtant qu’ils eussent mérités d’être imprimés. Huet exhortait Galland à faire publier ses histoires turco-mongoles104 et Bayle lui-même aurait souhaité que l’« Histoire de Schahroch » le fût105. Preuve supplémentaire, s’il était besoin, de la pertinence de ses choix, le fait qu’un certain nombre de titres dont il donna le premier une version française furent traduits au XIXe siècle. L’orientaliste souffrait cependant de ne pas obtenir la reconnaissance qu’aurait pu lui valoir la publication de ses travaux érudits. En font foi les propos désabusés qu’il tient dans une lettre du 10 juillet 1705 à Gisbert Cuper, au moment où les premiers volumes de ses Mille et une nuits remportaient déjà un succès prodigieux : « Ce qu’il y a, c’est que cet ouvrage de fariboles, me fait plus d’honneur 101
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Quand il envisage, en 1673, d’entreprendre la traduction d’un ouvrage relatif à la religion musulmane, il écrit : « Je ne veux pas m’attacher tellement à la lettre que je ne me laisse la liberté d’en retrancher ce que je voudray et d’y adjouster ce que j’auray appris d’ailleurs, soit pour expliquer, soit pour y donner plus d’éclaircissements » (Cor., 58-59 : lettre à Petitpied, 13 juin 1673). Lettre du 5 juillet 1700. Elles figurent, outre la version déjà mentionnée (BnF, ms. fr. 6080), dans les manuscrits BnF, ms. fr. 6081 (« Traduction de Mirkhond, historien persan ; première partie, contenant l’histoire de Ginghiz Khan et de ses successeurs ; par A. Galland », 410 p., autographe, avec préface) et BnF, ms. fr. 6082-6083 (« Histoire de Ginghiz-Khan et de ses successeurs, escrite par Mirchond, historien persan, et traduite par Antoine GALLAND, de l’Academie roiale des Inscriptions et des Médailles », 276 p. ; 181 p., autographe). Le ms. fr. 6083 donne la suite du précédent et renferme indépendamment des additions tirées d’autres auteurs persans. Voir Abdel-Halim, op. cit., p 177-180 et 231-233. Cor., 364 (lettre du 11 mars 1701). Voir Abdel-Halim, op. cit., p. 234.
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dans le monde, que ne le feroit le plus bel ouvrage que je pourrois composer sur les médailles, avec des remarques pleines d’érudition, sur les antiquités grecques et romaines. Tel est le monde. On a plus de penchant pour ce qui divertit, que pour ce qui demande de l’application, si peu que ce puisse estre » (Cor., 501). Au tournant du XVIIIe siècle, l’édition française connaissait une période difficile, et les ouvrages promis à une diffusion restreinte avaient d’autant moins de chance de voir le jour. Au surcroît, Galland entretenait des rapports difficiles avec les libraires, dont il redoutait les roueries, comme en témoigne ce qu’il écrit à l’abbé Nicaise, le 24 juin 1693 : « Mes Apologues arabes106 sont en estat d’estre imprimés, et je les ai fait proposer par une personne tierce à Mrs. de Laune pour entreprendre de les imprimer et j’attens leur response pour laquelle ils ont demandé du temps. Le peu de satisfaction que j’ai de leur conduite envers moi à l’occasion du Menagiana107, m’oblige dans celle-ci de mieux prendre mes précautions. Ils sont plus fins que moi et j’ai besoin de secours pour empescher que je ne sois trompé grossièrement » (Cor., 183184). Quand il s’agit de travaux plus érudits, Galland se décourage parfois d’avance, comme c’est le cas pour son histoire des successeurs de Tamerlan : « Je ne me suis pas intrigué avec les libraires pour la faire imprimer. Ils sont la pluspart, gens très difficiles à contenter. Ils se récrient sur les noms barbares, et disent qu’ils rebuteroient les lecteurs, et encore plus ceux qui auroient envie d’acheter le livre » (Cor., 371108). Cette attitude n’était pourtant pas systématique et il avait proposé son « Histoire de Ginghiz-Khan » à l’imprimeur-libraire Thomas Moëtte, qui le garda quelque temps sans le publier109. Il n’en reste pas moins difficile de penser que Galland ne souhaitât ardemment la publication de ses travaux. Quand Pétis de La Croix fils (1653-1713) fit paraître en 1710 l’Histoire du Grand Genghizcan, premier Empereur des anciens Mogols et Tartares, composée par son père, l’inquiétude le saisit : il en dévore les 562 pages en deux jours, les 27 et 28 octobre, et sort finalement rasséréné de sa lecture : « Il a tiré de Mir Khond, historien persan, plus qu’il n’a tiré des autres auteurs dont il s’est servi. Je ne vois pas néanmoins que cela puisse m’empêcher de publier la traduction que j’ai faite de cet ouvrage, il y a plusieurs années » (Cor., 627). Faire paraître de savants travaux orientalistes au tournant du XVIIIe siècle était certainement chose malaisée, mais non pas impossible, cependant. La question mérite d’être posée de savoir pourquoi certains des travaux des Pétis de La Croix père (1622-1695) et fils finirent tout de même par être publiés, alors que ceux de Galland, qui ne le cédaient en rien aux leurs, ne le furent pas. Avec Pétis fils, son contemporain, Galland partageait un même savoir, et leurs travaux, exécutés à partir de sources semblables, portaient sur des sujets similaires. On a supposé que Galland se serait davantage cantonné dans la traduction érudite qui ne pouvait que rebuter
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Voir ch. IV. Voir ch. suivant. Lettre à Huet, du 21 mars 1701. Cor., 371, ibid.
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le lecteur110, mais la démonstration resterait entièrement à faire. Une autre hypothèse cependant nous semble plausible. Si Pétis de La Croix fils accéda comme Galland à une chaire du Collège royal, leur carrière fut cependant différente et le second ne bénéficia jamais d’une protection royale. Pétis de La Croix fut d’abord envoyé par Colbert dans le Levant pour acquérir la maîtrise des langues orientales. Il y demeura plus de dix ans, de 1670 à 1681, passant de la Syrie à la Perse et à la Turquie. Durant cette période, il composa en arabe une Histoire de Louis XIV et de sa campagne contre les Hollandais. Il accompagna ensuite plusieurs missions diplomatiques de haut rang dans les États barbaresques et, en 1695, succéda à son père comme secrétaire-interprète du roi pour le turc et l’arabe. C’est à la demande de Colbert, qui l’avait associé au cercle d’érudits qu’il aimait à réunir autour de lui111, que ce dernier entreprit une Histoire du Grand Genghizcan, que son fils se chargea de faire paraître. Quant à sa propre Histoire de Timour-Bec, connu sous le nom du Grand Tamerlan, réalisée aussi sur les instances du même ministre, elle fut publiée par son propre fils, Alexandre-Louis-Marie Pétis de La Croix (1698-1751), en 1722. Même si les ouvrages des Pétis de La Croix parurent bien après le décès de Colbert (1683), les libraires-imprimeurs ne manquèrent pas de faire état de l’intérêt que leur portait le défunt Contrôleur général des finances et, concernant le texte de Pétis de La Croix fils, également le marquis de Seignelay et le roi Louis XIV lui-même. Il n’est peut-être pas vain de se demander si Galland n’a pas en définitive manqué d’appuis influents, car la publication de travaux d’envergure voués à une faible audience n’était guère possible sans le soutien des plus hautes autorités. La Bibliothèque Orientale bénéficia de celui de Colbert, et le projet d’une Géographie d’Abû l-Fidâ’ bilingue avorta, car Melchisédech Thévenot n’obtint jamais l’aide qu’il sollicita auprès du ministre. Quant à Galland, dont les patrons – Thévenot, d’Herbelot, Thierry Bignon – décédèrent l’un après l’autre, il resta à l’écart du cœur du pouvoir. Et même devenu tardivement membre de l’Académie des Inscriptions et professeur au Collège royal, il lui aura sans doute toujours manqué un puissant protecteur susceptible de lui obtenir les appuis indispensables pour la publication de volumineux travaux érudits. Il est d’ailleurs significatif que, même quand le chancelier Pontchartrain s’intéressa à l’édition posthume de certains de ses écrits et que les privilèges furent accordés pour leur impression, rien ne fut pourtant jamais entrepris, peut-être parce que l’influent abbé Bignon avait émis des doutes sur leur qualité112.
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Matthieu Chochoy, « Quelques hypothèses sur la non publication de la traduction de biographies historiques par Antoine Galland », in Antoine Galland et l’Orient des savants. Actes du colloque international organisé par l’AIBL, la Société asiatique et l’INALCO les 3 et 4 décembre 2015, dir. Pierre-Sylvain Filliozat et Michel Zink, Paris, AIBL, 2017, p. 119-129. Voir « Le libraire au lecteur », in Histoire du Grand Genghizcan, premier Empereur des anciens Mogols et Tartares, A Paris, Dans la Boutique de Claude Barbin, Chez la Veuve Jombert. Voir Frédéric Bauden, « La bibliothèque d’Antoine Galland », in Actes du colloque organisé à l’Université de Liège (16-18 février 2015) à l’occasion du tricentenaire de sa mort, dir. Frédéric Bauden et Richard Waller, Louvain-Paris-Bristol, Peeters, 2020, p. 143-227, ici p. 170-171 et 197.
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L’impact de l’impressionnante œuvre orientaliste de Galland resta donc limité à un petit cercle de contemporains, puis le souvenir s’en effaça. Un siècle plus tard, les préfaciers de ses Mille et une nuits ne se rappelaient guère que sa collaboration à la Bibliothèque Orientale. Néanmoins, l’acquisition par Galland d’une vaste érudition orientale au prix d’un immense effort ne fut pas sans effet, car elle détermina son parcours vers la célébrité. Eût-il publié sans difficultés ses traductions érudites, il n’eût peut-être jamais été conduit sur une autre voie : celle de l’écriture d’ouvrages plus conformes aux attentes du nouveau public des mondains, d’abord de petits écrits qui firent l’objet d’une édition, puis Les Mille et une nuits qui apparaissent comme un aboutissement. Galland sut habilement y recycler son savoir en conservant l’esprit qui avait guidé toute son œuvre savante : faire connaître les Orientaux à travers leurs propres textes en se gardant des préjugés qui pesaient encore souvent sur eux. Mais le saut que représentait le passage de l’érudition à la littérature impliquait qu’il possédât un talent d’écrivain. Une disposition qui ne pouvait sans doute s’épanouir sans familiarité avec la littérature contemporaine.
Chapitre II LE GOÛT DES LETTRES MODERNES
Il serait vain de chercher sous la plume de Galland le mot « littérature » dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui. Son usage renvoie chez lui à l’érudition antique, comme dans cette lettre qu’il adresse de Caen, le 11 juin 1700, à l’abbé Legrand : « J’ai bonne espérance des soins que vous voulez bien prendre pour l’enrichissement du Cabinet de M. Foucault. Vous ne pouvez les emploier plus utilement […] à l’égard de la belle littérature, en contribuant à déterrer les monumens113 antiques et à les placer dans un endroit, où ils peuvent lui estre profitables » (Cor., 302). Furetière la définit comme « doctrine, connaissance des lettres » et voit en Lipse et en Scaliger des « gens de grande littérature, d’une érudition surprenante ». Quant à l’expression « belles lettres », les lexicographes de la fin du XVIIe siècle ne s’accordent pas sur sa définition. Tenant d’une position conservatrice, Furetière écrit : « Lettres, se dit aussi des sciences. […] On appelle les Lettres humaines, & abusivement les belles Lettres, la connoissance des Poëtes & des Orateurs ; au lieu que les vrayes belles Lettres sont la Physique, la Geometrie, & les sciences solides. » Richelet, quant à lui, est davantage sensible à l’amorce d’autonomisation des sciences, patente depuis la création d’une Académie dédiée par Colbert en 1666 : « Les belles lettres. C’est la connoissance des Orateurs, des Poëtes & des Historiens. [Savoir les belles lettres Françoises.] » Sous la plume de Galland, l’expression désigne, sans surprise, les humanités, comme en témoigne le « Sommaire » qu’il rédigea de sa vie pour l’histoire du Collège royal à laquelle travaillait Billet de Fanière. Il y mentionne son maître au collège de Noyon « Mr Souillart, qui en estoit Principal, et qui lui inspira l’amour des belles Lettres, qu’il possédoit a un haut degré »114. Mais en 1700, dans un échange avec l’abbé Legrand au sujet de la relève non assurée de Segrais comme poète115, à Caen, Galland regrette qu’à Noyon « l’on n’a pas encore commencé à les cultiver. Ce n’est pas qu’il n’y ait d’assez bons esprits qui excellent en quelques professions particulières. Mais je n’en vois 113
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Outre le sens d’édifice témoignant de la grandeur des siècles passés, le terme « monument » a aussi alors celui de « tesmoignages qui nous restent dans les Histoires & chez les auteurs des actions passées. » (Furetière) Jl2, II, 22-32, « Sommaire ou Memoire chronologique de la vie d’Antoine Galland » (BnF, ms. n. a. f. 11403) ; édité précédemment par Henri Omont in Journal parisien d’Antoine Galland, 1708-1715 [éd. partielle], Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-deFrance, t. XLVI, 1919, p. 5-14. Voir infra, p. 42-43.
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pas un seul qui ait ce goust qu’il faut avoir pour ce qu’on appelle les belles-lettres » (Cor., 301). En voyant leur champ se rétrécir, les belles-lettres acquièrent une exigence esthétique nouvelle116 ; mais il faudra encore la dispute autour d’Homère, dans le premier XVIIIe siècle, pour que les Modernes triomphent des Anciens et que se dégagent plus nettement les contours d’une littérature française, dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui. Il n’en reste pas moins que le texte des Mille et une nuits en constitue indiscutablement l’un de ses beaux fleurons, même si Galland, qui se percevait comme érudit, n’en fut pas lui-même totalement conscient. Il est vrai que, dans la période de transition entre Renaissance et siècle des Lumières où il vivait, les changements pouvaient parfois n’être pas immédiatement perceptibles. Quoi qu’il en soit, on ne s’improvise pas écrivain. Comment un savant préoccupé avant tout de numismatique et de textes orientaux a-t-il pu produire à la fin de son existence un chef-d’œuvre tel que Les Mille et une nuits ? Comment le savant s’est-il métamorphosé en écrivain ? On peut penser qu’il y a été préparé et on doit alors s’interroger sur sa familiarité avec la littérature de son temps tout comme sur sa pratique de l’écriture classique avant Les Mille et une nuits. L’enquête se heurte cependant à de sérieuses difficultés, car les témoignages sont rares et dispersés. Rappelons que ses écrits du for privé sont loin d’être complets. De son Journal sont seulement conservées les années 1672-1673 et 1708-1715, et l’on aurait eu besoin ici de disposer des années 1688-1707, cruciales pour notre étude. Il est tout de même possible de tirer de celles qui subsistent une information suggérant des tendances. Le Journal enregistre essentiellement les travaux et les rencontres du jour et, dans ses dernières années, Galland n’y mentionne guère d’ouvrages contemporains autres que des travaux d’érudition et des publications à caractère religieux. Mais pour la période de Constantinople, il fait état, outre d’innombrables ouvrages orientaux, de lectures éclectiques dans les domaines de la science européenne117 et de la littérature française. Quant à sa Correspondance, elle est faite essentiellement d’échanges avec des érudits peu tournés vers les littératures modernes, mais ses lettres renferment de temps à autre une remarque plus personnelle qui permet de découvrir chez le savant des intérêts que ses pairs ne partageaient pas toujours. Par ailleurs, Galland doit sans doute sa sensibilisation à la littérature à la conversation cultivée au XVIIe siècle dans les académies et les salons, et son habitude de prendre chaque chose en note nous a laissé quelques témoignages indirects permettant d’éclairer cet angle mort de sa biographie.
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Philippe Caron, Des « belles-lettres » à la « littérature ». Une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680-1760), Paris, Société pour l’information grammaticale, 1992. Galland emprunte aux jésuites de Constantinople la Selenographia, sive lunæ descriptio (1647) d’Helvétius (Jl1, I, 22), l’Obeliscus Pamphilius (1650) du P. Kircher (Jl1, I, 35-36) ainsi que sa Musurgia universalis (1650) (Jl1, I, 22-23). Certaines de ces lectures peuvent être rapprochées de la découverte parallèle faite par Galland d’ouvrages orientaux d’astronomie (Jl1, I,46-47) et de musique (Cor., 121-122).
CHAPITRE II
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1. La lecture des Modernes Il est manifeste qu’Antoine Galland suivait de près l’actualité éditoriale et qu’il se plaisait à lire ce qui venait de paraître. Dans ses lettres écrites du Levant, ou plus tard de Caen, apparaissent, en effet, régulièrement des demandes d’information sur les « nouveautés littéraires » et des remerciements pour l’envoi de « nouvelles littéraires ». Ainsi, il écrit à l’abbé Legrand, le 26 mai 1700, de la cité normande où il réside alors : « Vous ne sçauriez croire avec combien de satisfaction l’on reçoit vos nouvelles littéraires, et ces sortes de petites pièces ou écrits, qui rendent le commerce de Paris si agréable. Cela est ici d’une grande consolation à beaucoup de gens auxquels on se fait un plaisir de les communiquer, et à moi en particulier, qui y trouve de quoi me divertir en cette solitude, où je suis plus souvent avec les morts qu’avec les vivans. » (Cor., 288)118
À l’inverse, il pouvait lui-même devenir, lors des années qu’il passa à Paris, l’informateur de correspondants provinciaux. Dans une lettre du 24 juin 1693, adressée à l’abbé Nicaise, il mentionne l’entrée concomitante de l’abbé Bignon et de La Bruyère à l’Académie française, avec le commentaire suivant : « La Harangue de M. l’Abbé Bignon a respondu à ce qu’on attendoit de lui ; mais celle de Mr. de La Bruière ne correspondit pas à ses Caractères » (Cor., 185-186). C’est que le moraliste y avait farouchement défendu la cause des Anciens, provoquant un tollé chez les Modernes. Jusqu’à la fin de son existence, Galland manifeste de l’intérêt pour l’actualité littéraire, même s’il se garde la plupart du temps de tout jugement dans ses écrits. Il suit ainsi de près l’affaire des couplets assassins dont on soupçonnait le poète et dramaturge Jean-Baptiste Rousseau d’être l’auteur, après son échec en 1710 à l’Académie française contre Houdar de La Motte119, tout comme il se plaît à recueillir une information sur la Satire XII de Boileau, un pamphlet contre les jésuites interdit en France, paru en Hollande peu après la disparition du polémiste en 1711120. La curiosité de Galland s’étend même bien en amont et il parvient entre la fin de l’année 1708 et le début de l’année 1710 à faire l’acquisition d’une grande partie des volumes de La Muse historique qui regroupe des lettres écrites en vers par Jean Loret et constitue une chronique de la vie mondaine, politique et littéraire de la Cour et de Paris entre 1650 et 1665121. À Paris comme à Istanbul, Galland fréquentait les boutiques des libraires et, au fil de son existence, s’était constitué une bibliothèque personnelle, modeste mais 118 119
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Voir aussi, par ex., dans Cor., lettres à Spon, p. 143 ; à Boivin, p. 245 ; à l’abbé Nicaise, p. 277. Jl2, II : du 28 février 1710 au 16 mars 1711.Voir Christelle Bahier-Porte, « Antoine Galland, les poètes et l’Académie française », in Antoine Galland (1646-1715) et son Journal. Actes du colloque organisé à l’Université de Liège (16-18 février 2015) à l’occasion du tricentenaire de sa mort, dir. Frédéric Bauden et Richard Waller, Louvain-Paris-Bristol, Peeters, 2020, p. 129141, ici p. 134-136. Jl2, II, 348-349. Jl2, I, 221, 274 et 326-327 ; Jl2, II,72.
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suffisamment importante pour qu’il éprouvât encore le besoin de se procurer des rayonnages supplémentaires quand il s’installa à l’auberge du Cerceau d’or, rue des Sept voies, après son retour dans la capitale en 1706. Si ses manuscrits et ses papiers furent pour l’essentiel légués à la Bibliothèque royale, tel ne fut pas le cas des imprimés qu’il possédait, et qui, sans doute, furent rapidement dispersés par son héritier l’abbé Despréaux122. Privés de la source d’information directe sur les lectures d’Antoine Galland qu’aurait constituée cette collection ou même son catalogue, nous disposons pourtant de quelques renseignements sur la question dans sa Correspondance et son Journal, aussi incomplets soient-ils. Le Journal de Constantinople (1672-1673), outre les nombreux titres d’ouvrages orientaux qui y figurent, mentionne des publications françaises récentes, où la philosophie et plus encore la littérature occupent la meilleure place. Ainsi, Galland y indique avoir lu de La Mothe Le Vayer, ce représentant de la tradition sceptique en France, l’Hexaméron rustique123, dont il consigne un long passage à la date du 16 juin 1672124 et, quelques mois plus tard, la Prose chagrine, comme il en fait état à la date du 11 novembre125. Ce texte paru une dizaine d’années plus tôt (Paris, Augustin Courbe, 1661) fut réédité en 1669 (Paris, Louis Billaine) et c’est sans doute dans cette édition qu’il fut donné à Galland de le lire à Constantinople, où l’ambassade recevait les derniers ouvrages parus en France. Bien plus tard, le 19 octobre 1709, il fait encore l’acquisition à Paris d’un volume des œuvres de La Mothe Le Vayer, publié en 1669126 et, le 23 septembre 1713, achète les deux volumes de ses Opuscules ou Petits Traités parus en 1643 et 1647, qu’il lit aussitôt127. Galland s’intéresse aussi aux écrits traitant d’esthétique littéraire : il lit les Entretiens d’Ariste et d’Eugène (Paris, S. Marbre-Cramoisy, 1671)128 qu’il attribue au père Rapin, alors qu’ils sont du père Dominique Bouhours. Ce lapsus suggère qu’il avait fort probablement connaissance des travaux du père Rapin, un autre théoricien du classicisme, qui publiait la même année des Réflexions sur l'usage de l’éloquence de ce temps. Lorsqu’en 1672 le voyageur Chardin met à sa disposition la Relation contenant l’histoire de l’Académie française (1653) de Pellisson-Fontanier, il ne cache nullement sa satisfaction129. Le diariste fait aussi allusion à de grandes romancières dont il connaît manifestement bien les œuvres. Le spectacle de la pompe ottomane lui inspire une comparaison avec les foisonnantes descriptions de Madeleine de Scudéry130, auteur de romans-fleuve à succès, comme Clélie, histoire 122 123
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Voir Frédéric Bauden, « La Bibliothèque d’Antoine Galland », op. cit., p. 143-227. Hexaméron rustique ou Les six journées passées à la campagne entre des personnes studieuses, Paris, 1670. Jl1, I, 160-161. Dans cet extrait figure un principe que Galland fera sien : « Je fais profession de douter de tout ce dont il est permis de former des doutes sans impiété. » Jl1, I, 232. Jl2, I, 479. Jl2, III, 323-324. Jl1, I, 163. Jl1, I, 166. Jl1, I, 122-123.
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romaine (1654-1660) ou Artamène, ou le Grand Cyrus (1649-1653), qui marquent l’apogée du mouvement précieux. À la date du 9 février 1673, il note avoir été informé de la publication des Amours des grands hommes (1671) de Mme de Villedieu131, poétesse et dramaturge, mais surtout romancière appréciée d’un public mondain, notamment féminin132. Il goûte également les récits de Jean de Préchac, spécialisé dans les nouvelles historiques et galantes qui évincèrent le grand roman héroïque, dans les années 1660. Ne décide-t-il pas de traduire en grec moderne l’une de ses histoires, Le Gris-de-lin, (1680), pour enseigner cette langue à Mlle de Guilleragues en 1682, alors qu’il résidait à l’ambassade de France à Constantinople133 ? Il semble qu’il conservât tout au long de sa vie ce goût des nouvelles et des romans, puisqu’on le voit encore le 28 juin 1710 faire l’acquisition de la Relation de l’Isle imaginaire et de l’Histoire de la Princesse de Paphlagonie (1659)134, brefs romans à clés que Galland savait, pour l’avoir appris par Segrais à Caen, qu’ils étaient de Mlle de Montpensier, la « Grande Mademoiselle »135. À Constantinople, le théâtre faisait aussi partie de l’univers de notre auteur, puisqu’il assista aux représentations organisées à l’ambassade par le marquis de Nointel, au début de l’année 1673. Il s’agissait le plus souvent de comédies, comme La Femme juge et partie de Montfleury ou L’École des maris, Le Dépit amoureux et Sganarelle ou le Cocu imaginaire de Molière. Au besoin, Galland se transformait en comédien, comme ce 29 janvier 1673, où il joua, avec un plaisir non dissimulé, le rôle d’Elvire dans Le Cid, vêtu d’un riche costume de femme grecque minutieusement décrit dans son Journal136. Il s’essaya lui-même à l’écriture dramatique et composa, dit-il, « une petite farce que j’avois compilée de plusieurs pièces que j’avois veü jouer par les comédiens italiens, estant à Paris. Elle eut le bonheur d’avoir esté représentée avec beaucoup de succès et d’avoir fait rire les spectateurs plus que je n’espérois » (Jl1, II, 11). De retour en France, sans doute ne se désintéressa-t-il pas de la production théâtrale. Figure dans son Journal parisien, à la date 11 mai 1713, un jugement sévère à l’endroit d’une tragédie du chanoine de Noyon Claude Lesquevin, intitulée L’Enlèvement de la châsse de Saint Florent, patron de la ville de Roye (1708) : « La piece estoit contre les regles de l’unité de lieu, et des vingt-quatre heures, et la versification estoit fort défectueuse » (Jl2, III, 243-244). Son intérêt pour la littérature le portait aussi vers les récits de voyage. Dès 1672, à Constantinople, il découvre les ouvrages de François Bernier, ce médecin qui, après huit ans passés à la cour du Grand Moghol, donna des mémoires historiques et une description de la société indienne, promis à un succès considérable137. Son penchant pour ces textes n’aurait sans doute jamais disparu, comme semblent 131 132 133 134 135 136 137
Jl1, II, 34. Voir http://madamedevilledieu.univ-lyon2.fr/ (consulté le 19 mars 2022). Cor., 163. Jl2, II, 175. Segraisiana, 1721, p. 153-154 et 196-198. Jl1, II, 14-16. Jl1, I, 165-166. Histoire de la dernière révolution des États du Grand-Mogol, Paris, 1670 et Suite des mémoires du sieur Bernier sur l’Empire du Grand-Mogol, Paris, 1671.
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en attester ses écrits du for privé tardifs. Le 13 mars 1708, il emprunte à M. Le Hay Le Journal du voyage de Siam fait en 1685 et 1686 (1687) de M. l’abbé de Choisy « ecrit d’une manière si agreable et si legere » (Jl2, I, 284). Dans une lettre à Cuper du 20 février 1714, son jugement est tout autre concernant les Voyages au Levant de Paul Lucas138, « un homme qui n’a aucune estude, et pas mesme pas de style en escrivant ». « L’endroit principal par où M. Paul Lucas mérite la louange des gens de lettres, est son exactitude à bien copier ce qu’il voioit sur le marbre d’Ancyre, sans l’entendre » (Cor., 657-658). Il ne se montre guère plus indulgent, le 19 octobre 1711, pour les célèbres Voyages de Monsieur le chevalier Chardin en Perse, et autres lieux de l’Orient, où il remarque « beaucoup de fautes dans ce qui regarde La Geographie, l’histoire naturelle, et d’autres matieres » (Jl2, II, 427). Si Galland juge sur le contenu, il le fait aussi sur le style, ce qui atteste sa sensibilité au biendire. Mais, d’autres fois, il s’abstient de tout commentaire. C’est le cas quand, le 14 novembre 1712, il emprunte au marquis d’Aulède le Voyage de Guillaume Dampier aux Terres australes, à la Nouvelle Hollande, etc.139 « auquel on avait adiouté quatre voiages d’autres Auteurs pour le rendre complet » (Jl2, III, 149) : Le Voyage du capitaine Wood à travers le détroit de Magellan ; Le Journal de l’Expédition du capitaine Sharp ; Le Voyage autour du monde du capitaine Cowley et Le Voyage du Levant de Mr. Robert. Le 9 octobre 1713, il lui rapporte encore une « Relation des costes d’Afrique occupées par la Compagnie du Senega » (Jl2, III, 330), due probablement à Nicolas Villaut140. Il signale en outre que, le 2 mai 1714, il fit l’acquisition de la Relation des voyages en Tartarie (1634) des dominicains Guillaume de Rubruquis, Jean du Plan Carpin et Ascelin, qu’il se mit à lire dès le lendemain141. Peu d’auteurs dont l’histoire littéraire a retenu le nom figurent sous la plume de Galland. Est-ce à dire qu’il ignorât les plus grands de son siècle ? Cela paraît peu vraisemblable. A contrario, la mention qu’il fait d’une population aujourd’hui souvent oubliée sinon des spécialistes attesterait plutôt d’un intérêt profond pour tout ce qui se publiait dans le domaine des lettres modernes. 2. L’initiation par la conversation Connaître la littérature de son temps ne suffit pas à faire un écrivain, surtout quand on est d’abord un savant142, et les contacts avec les hommes de lettres 138
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Galland évoque ici le Voyage du sieur Paul Lucas dans le Levant (Paris, G. Vandive, 1704) et le Voyage du sieur Paul Lucas fait par ordre du Roi dans la Grèce, l’Asie mineure, la Macédoine et l’Afrique (Paris, N. Simart, 1712). Un troisième ouvrage paraîtra ultérieurement (Voyage du sieur Paul Lucas, fait en 1714, 1715, 1716 et 1717, par ordre du Roi Louis XIV, dans la Turquie, l’Asie, la Syrie, la Palestine, la Haute et Basse Égypte, Rouen, R. Machuel le jeune, 1719). Amsterdam, chez la Vve de Paul Marret, 1712. Voir Jl2, III, 330, n. 910. Jl2, IV, 103-104. Voir Henri Duranton, « Antoine Galland, l’académicien invisible », in Antoine Galland (16461715) et son Journal. Actes du colloque international organisé à l’Université de Liège (1618 février 2015) à l’occasion du tricentenaire de sa mort, dir. F. Bauden et R. Waller, LouvainParis-Bristol, Peeters, 2020, p. 5-20.
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peuvent aussi compter. Mais ce ne sont pas les échanges épistolaires entretenus avant tout avec des érudits qui orienteront Galland vers un public nouveau. Quand il évoque dans quelques-unes de ses lettres son travail sur les Mille et une nuits, leurs destinataires sont loin de partager son enthousiasme pour les Contes arabes. Ainsi, son ami hollandais, le numismate Cuper, dans une lettre du 16 avril 1705, émet un jugement mitigé sur leur intérêt : « L’on a imprimé à Amsterdam vos Contes arabes, ou Mille et une nuit. J’en ay lû quelques unes avec un assez grand plaisir. Mais il faut que je dise que les Arabes ayent l’imagination bien forte, de pouvoir entasser mensonge sur mensonge ; et je m’étonne comment un homme peut estre capable de trouver tant de fables qui n’ont et n’auront jamais aucune vraysemblance. [...] L’autheur des Mille et une nuit [...] introduit à tous momens les fées qui changent toutes choses, et qui entrent partout pour embellir ces contes grotesques et pour donner dans des extravagances. Le principal qui m’en plaist, est que l'autheur a sçu introduire une fille, qui par cette jolie invention de ne pas finir ses narrations a pû se guarantir de la mort, et enflammer toutes les matinées la curiosité d’un roy qui avoit desjà sacrifié à sa jalousie et à son courroux tant de belles. Ce livre est sans doute un grand amusement pour le beau sexe ; elles ne se lasseront pas à lire ces aventures bizarres, et leur curiosité sera au moins aussi grande que celle de ce roy imaginaire. » (Cor., 492-493)
D’autres voies que la correspondance permettent à Galland de bénéficier d’heureuses influences. S’il consacra de longues heures de son existence à l’étude et au travail en solitaire, on ne saurait le réduire à un savant de cabinet coupé de la sociabilité des milieux dans lesquels était cultivée la conversation. De 1680 à 1685, il reste au service du comte de Guilleragues, alors ambassadeur à Constantinople. Celui-ci était un homme d’esprit qui, avant son départ de France, fréquentait assidûment les salons, notamment celui de Mme de La Sablière (1636-1693) et était lié à nombre d’écrivains et d’artistes : Racine, Boileau, La Rochefoucauld, Mme de Sévigné, le peintre Mignard, le musicien Lully. Guilleragues était aussi un écrivain, l’auteur tardivement reconnu des Lettres portugaises, une fiction d’expression classique, présentée comme les lettres authentiques d’une religieuse portugaise séduite et abandonnée par un officier français. Il n’est pas douteux que la fréquentation quotidienne d’un tel personnage durant plusieurs années fût une vraie chance pour Antoine Galland. Celui-ci indique dans son « Avertissement » aux Mille et une nuits qu’il aurait souhaité lui dédier son ouvrage s’il vivait encore et qu’il n’était donc personne de mieux désigné que sa fille la marquise d’O – son élève à Constantinople – bien introduite alors à la Cour pour en être la dédicataire. L’éloge qu’il y fait du disparu témoigne de l’influence que cet honnête homme exerça sans nul doute sur lui : « Les bontés infinies que feu M. de Guilleragues […] eut pour moi dans le séjour que je fis, il y a quelques années, à Constantinople, sont trop présentes à mon esprit pour négliger aucune occasion de publier la reconnaissance que je dois à sa mémoire.
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S’il vivait encore, pour le bien de la France et pour mon bonheur, je prendrais la liberté de lui dédier cet ouvrage, non seulement comme à mon bienfaiteur, mais encore comme au génie le plus capable de goûter et de faire estimer aux autres les belles choses. Qui peut ne pas se souvenir de l’extrême justesse avec laquelle il jugeait de tout ? Ses moindres pensées, toujours brillantes, ses moindres expressions, toujours précises et délicates, faisaient l’admiration de tout le monde, et jamais personne n’a joint ensemble tant de grâces et tant de solidité. Je l’ai vu dans un temps où, tout occupé du soin des affaires de son maître, il semblait ne pouvoir montrer au dehors que les talents du ministère et sa profonde capacité dans les négociations les plus épineuses ; cependant toute la gravité de son emploi ne pouvait rien diminuer de ses agréments inimitables, qui avaient fait le charme de ses amis, et qui se faisaient sentir même aux nations les plus barbares avec qui ce grand homme avait à traiter. Après la perte irréparable que j’en ai faite, je ne puis m’adresser qu’à vous, Madame, puisque vous seule pouvez me tenir lieu de lui. »
De retour définitivement à Paris en décembre 1688, la priorité de Galland est d’assurer son quotidien. Comme nombre d’auteurs de son temps, il lui faut en passer par le clientélisme, alors véritable institution qui permettait, en échange de services rendus à un patron, d’être libéré du souci de sa subsistance et parfois même de jouir d’une certaine disponibilité143. Ainsi, pendant huit ans, à Paris, Galland passe successivement au service de trois protecteurs différents : Melchisédech Thévenot, Barthélemi d’Herbelot et Thierry Bignon, qui, l’un après l’autre, eurent la mauvaise idée de décéder rapidement. Il rejoint ensuite à Caen en 1697 NicolasJoseph Foucault, intendant de Basse-Normandie, et y demeure jusqu’en 1706. C’est là qu’il entame la composition de ses Mille et une nuits. Ses liens avec de hauts personnages lettrés permettent à Galland d’être introduit, au tournant du XVIIIe siècle, dans quelques-uns des nombreux cercles, savants et mondains, où se développait alors l’activité intellectuelle. En 1695, il est admis dans le très célèbre Cabinet des frères Dupuy, longtemps pôle d’attraction majeur, mais à cette date déjà agonisant. On retrouve aussi Galland dans les milieux fréquentés par les gens du monde, comme l’assemblée que réunissait autour de lui un certain Chassebras de Cramaille, membre de l’académie de Villefranche en Beaujolais. Collectionneur, amateur de musique – notamment des opéras italiens à la mode –, il était aussi friand de café et le préparait lui-même pour ses hôtes. Interrogé sur ce breuvage qui venait tout juste de conquérir la bonne société parisienne, Galland complète l’information fournie par oral dans une lettre intitulée De l’Origine et du Progrez du Café, dédiée à son hôte144. Néanmoins, l’expérience la plus marquante de cette période parisienne fut certainement pour Galland sa rencontre avec Gilles Ménage (1613-1692). Érudit, polémiste, poète néo-latin, celui-ci fut surtout pour la postérité l’auteur d’un ouvrage pionnier traduisant une sensibilité nouvelle à la dimension historique de la langue : le Dictionnaire étymologique de la langue française (1694). Ménage 143 144
Voir Alain Viala, op .cit. Voir infra, ch. III.
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fréquenta aussi le milieu des mondains, l’hôtel de Rambouillet notamment. Il enseigna le latin à Mme de Sévigné et Mme de Lafayette et joua même un rôle décisif comme lecteur et correcteur de La Princesse de Montpensier, une nouvelle composée par cette dernière. En 1652, il fonda sa propre académie qui perdura jusqu’à son décès en 1692145. C’est après son retour définitif du Levant en 1688 que Galland y fut introduit. Un indice significatif du vif intérêt qu’il manifesta pour les séances de ce cercle est son édition des Menagiana146 (voir pl. 3), titre formé sur le nom de Ménage suivi du suffixe latin ana. Les ana constituaient un genre littéraire apparu au XVIe siècle pour porter à la connaissance des lecteurs des propos inédits tirés de la conversation d’un savant disparu. Les premiers recueils imprimés ne virent le jour qu’au XVIIe siècle, en 1666, avec la publication des Scaligerana et des Perroniana. Composites, ces ouvrages rassemblent des traits d’érudition, des bons mots et des plaisanteries ainsi que des anecdotes se rapportant aux membres de la République des Lettres et aux mondains qui leur étaient liés147. Outre qu’il réalisa l’édition des premiers Menagiana publiés en 1693148, Antoine Galland en fut aussi le principal contributeur. Les abondantes notes qu’il avait prises furent complétées par les témoignages d’une petite dizaine d’autres membres de l’académie de l’écrivain disparu. Dans la préface qu’il rédige pour l’ouvrage, il exprime le grand intérêt qu’il portait à des séances si riches en « remarques curieuses » : « Il est certain que l’imagination et la mémoire excitées par la chaleur de l’entretien fournissent bien des choses qu’elles ne fournissent pas dans le cabinet la plume à la main. […] Je me fis un honneur & un plaisir particulier de le voir le plus souvent qu’il me seroit possible, & de me trouver à ses assemblées ; mais je ne m’avisay qu’un peu tard d’écrire ce que j’entendois de sa bouche, voyant bien que ma mémoire ne m’étoit pas assez fidèle pour me tenir compte de tant de remarques curieuses. Ainsi j’écrivis jusqu’à sa mort ce que l’on peut voir de moy dans ce recueil. Quoi qu’il n’y eust pas assez de quoy faire un juste volume, neantmoins sur la réputation & le nom de M. Ménage, les Sieurs Delaulne Libraires en ont commencé l’impression, dans l’espérance que je n’aurois pas été le seul à profiter des entretiens de ce savant homme, & que ceux qui l’avoient écouté comme moy, voudroient bien aussi que le public en profitast par leur moyen. […] Il avoit un fonds inépuisable de bonnes choses, qu’il débitoit avec grace, avec emphâse & avec agrément. »
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Sur Ménage, voir Gilles Ménage : un homme de langue dans la République des Lettres, dir. Isabelle Trivisani-Moreau, Littératures classiques, n° 88, 2015. Menagiana sive excerpta ex ore Ægedii Menagii, Paris, Delaulne, 1693. François-Ronan Dubois, « Les préfaces des recueils d’ana du XVIIe au XIXe siècle », in La Préface. Formes et enjeux d’un discours d’escorte, dir. Marie-Pier Luneau et Denis SaintAmand, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 39-52. Galland fut évincé par l’éditeur de la préparation d’une deuxième édition augmentée (1694) (voir Cor., 184, n. 1) et ne participa pas davantage à l’élaboration de la troisième (1715). Voir Francine Wild, Naissance du genre des Ana (1574-1712), Paris, Champion, 2001.
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Quand il entra au service de Nicolas-Joseph Foucault, à Caen, en 1697, Galland rencontra Jean Regnault de Segrais (1624-1701), un homme de lettres qui compta sans doute beaucoup dans sa formation littéraire149. Vers 1648, celui-ci quitte la cité normande dont il était originaire pour entrer au service de Mlle de Montpensier, – la « Grande Mademoiselle » –, fille de Gaston frère du roi Louis XIII et auteure de L’Isle imaginaire et de La Princesse de Paphlagonie (1659), deux brefs romans auxquels Segrais ne fut sans doute pas étranger. Reçu à l’Académie française en 1662, Segrais s’engagea ensuite, de 1671 à 1676, auprès de Mme de Lafayette, qu’il conseilla pour l’écriture de ses romans Zaïde et La Princesse de Clèves. Rentré à Caen, il épousa en 1679 une riche cousine et y rétablit une académie locale dissoute quelques années plus tôt150. Son œuvre comprend des traductions de Virgile : l’Énéide (1668 : livres 1 à 6 ; 1681 : livres 7 à 12) et les Géorgiques (1711), mais c’est surtout en tant que poète qu’il fut apprécié en son temps : ses Églogues (1658), inspirées des Bucoliques de Virgile, constituent un modèle de poésie pastorale moderne151. Aujourd’hui, c’est davantage pour ses Nouvelles françaises (1656-1657), où il amorce un renouvellement du genre romanesque à la charnière de l’âge baroque et de l’âge classique, qu’il est reconnu. En relation avec des érudits comme Ménage et Huet, il fut un digne représentant de ces hommes de lettres du XVIIe siècle, à la fois profondément ancrés dans l’héritage classique et soucieux de l’avènement d’une grande littérature en langue française, des personnages situés entre Anciens et Modernes, entre savants et mondains. Durant les séances de l’académie caennaise, Galland prend scrupuleusement en note les propos de Segrais152, nourris de souvenirs et émaillés d’anecdotes. Ces relevés permirent l’édition de Segraisiana153 (voir pl. 4), assurée quelques années après sa disparition par plusieurs savants154 qui révisèrent son texte, notamment pour en atténuer les marques d’oralité. En comparaison avec les Menagiana, les Segraisiana comptent peu de références à la littérature antique : « Euripide, Sophocle, et Aristophane ne sont pas plus agréables à lire que les Piéces de Corneille & de Moliere »155, affirme Segrais, qui évoque nombre d’auteurs contemporains, 149
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Voir Jean Regnault de Segrais. Actes du colloque de Caen (9 et 10 mars 2006), dir. Suzanne Guellouz et Marie-Gabrielle Lallemand, Tübingen, Gunter Narr Verlag, coll. « Biblio 17 », 2007. Elle prit fin avec le décès de Segrais, en mars 1701. Lui fit suite à partir de 1705 l’Académie royale des belles-lettres de Caen, quand Foucault en reçut du roi les lettres patentes. Jean-François Castille, « Les Eglogues mondaines de M. Segrais », in Jean Regnault de Segrais, op. cit., p. 187-203. Voir Jl2, II, 422. La BnF en conserve une copie de la main de Gaignières : ms. fr. 25576. Paris, Compagnie des libraires associés, 1721. La notice fournie par Antoine-Alexandre Barbier dans son Dictionnaire des ouvrages anonymes (Paris, Barrois, 2e éd., 1824, t. III, p. 251) donne des informations sur leur identité : « Segraisiana, ou mélanges d’histoire et de littérature, recueilli des entretiens de Segrais (par Ant. Galland, chez M. Foucault, intendant de Caen, corrigé par Frémont avec des notes de La Monnoye, de Moreau de Mautour, de Bordelon et du correcteur… le tout publié avec une préface par De La Monnoye), Amsterdam, 1722 ». Segraisiana, op. cit., p. 149.
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notamment ceux qu’il rencontra dans les salons parisiens et qui furent parfois ses amis, Ménage et Scarron en particulier. Mais ses jugements littéraires ne sont pas toujours détachés de rancunes personnelles. Il est sévère vis-à-vis de Boileau et de Racine, mais apprécie La Rochefoucauld et Mme de Lafayette. Il tient Malherbe pour le grand poète qu’il fut et il l’admire tant qu’il fait ériger une statue de lui en façade de sa maison de campagne. Les anecdotes qu’il rapporte raillent parfois durement les travers de contemporains, comme l’avarice supposée de Jean Chapelain156. L’évocation fréquente des œuvres de Mme de Lafayette et la condamnation sans appel de critiques émises à leur endroit suggèrent ce que fut l’investissement de Segrais dans leur élaboration. De la même manière, les détails qu’il livre sur l’édition des romans de Madeleine de Montpensier et les clés des noms de personnages qu’il dévoile montrent combien il fut impliqué dans leur écriture. En définitive, tout ceci suggère une conversation légère et plaisante, et il n’est pas douteux que Galland bénéficia ainsi, à Caen, juste avant qu’il n’entamât la rédaction de ses Mille et une nuits, d’une familiarisation avec une sensibilité littéraire moderne, sans doute plus forte que durant les années précédentes passées à Paris. Sa rencontre avec une dame de Caen, particulièrement lettrée, y contribua aussi assurément. À partir de 1701, Galland fut en effet très proche d’une poétesse qui y tenait salon : Mme Françoise Scelles de La Varengère, épouse depuis 1677 de Louis-Jacques Le Forestier, seigneur d’Ozeville. C’est elle qui traduisit en français l’épitaphe latine que Galland rédigea à la mémoire de Segrais157, ce dont il ne manqua pas de la remercier chaleureusement, dans une lettre datée du 1er avril 1701 : « Je m’estime infiniment heureux d’avoir mérité quelque considération auprès d’une personne comme vous, qui a joint avec tant de bonté, et tant de douceur, une si grande délicatesse d’esprit, et un goust si excellent, pour ce qui peut l’estre généralement du goust de ceux qui l’ont le plus exquis » (Cor., 387). La poésie de Mme d’Ozeville a néanmoins été jugée inégale et est restée largement manuscrite158. Il semble qu’ensuite Galland ne cessa de poursuivre avec elle des entretiens littéraires. Quand il découvrit dans un incunable une version latine du Roman d’Apollonius de Tyr159, qu’il identifia grâce à Cuper160, il confia à son correspondant, dans 156
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Jean Chapelain (1595-1674) : écrivain dont le rôle dans la formation de l’esprit classique et la naissance de l’Académie française fut considérable, mais dont l’œuvre poétique médiocre (La Pucelle) fut condamnée par ses contemporains, notamment Boileau. Cor., 384-386. Voir Armand Gasté, « Voltaire à Caen en 1713 (Le Salon de Mme d’Osseville. – Le Père de Couvrigny) », Mémoires de l’Académie nationale des sciences, arts et belles-lettres de Caen, 1901, p. 248-278. L’article reproduit quelques pièces de vers de Mme d’Ozeville ; d’autres figurent dans M. R. N. Sauvage, « Le tombeau poétique de Jean Regnault de Segrais », Mémoires de l’Académie nationale des sciences, arts et belles-lettres de Caen, 1912, 2e partie (« Documents »). Roman de l’Antiquité tardive dérivé sans doute d’un original grec, le Roman d’Apollonius de Tyr connut un immense succès durant tout le Moyen Age et bien au-delà. Pour avoir découvert l’énigme qui révèle les amours d’un roi et de sa fille, le héros se condamne, de tempêtes en naufrages, à une vie d’errance. Cor., 457-458 et 459 : lettre de Galland du 29 avril 1703 et réponse de Cuper du 16 mai 1703.
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une lettre du 5 décembre 1704 : « J’ai fait [une] version [du roman] seulement pour obliger une dame savante, qui avoit pris goust au récit que je lui avois fait du contenu de ce petit roman. Un ami fort judicieux n’a pas jugé à propos que je songeasse à faire imprimer cette version, à cause de l’amour incestueux par où il commence. Je me contenterai, quand j’en aurai le tems, de la mettre au net, et de la présenter à cette dame » (Cor., 471). Il ne fait guère de doute que le nom de la « dame savante » que tait Galland soit celui de Mme d’Ozeville. Il est fort probable aussi que celle-ci appartint au petit cercle auquel l’orientaliste présenta ses premiers essais de « mise en français » des Mille et une nuits, dont la publication débuta en 1704. Dans une lettre datée par Abdel-Halim d’août 1702, Galland indique à Gisbert Cuper que : « M. Foucault en a bonne opinion, et des dames d’esprit de cette ville, à qui j’en ai fait la lecture en sont charmées » (Cor., 437). Revenu à Paris en 1706, Galland ne manqua pas de lui adresser les derniers volumes parus161 ; elle-même savait lui manifester son amitié par l’envoi de victuailles de choix – poulardes, dindes, petits pots de beurre162 – et elle le consultait encore sur les poèmes qu’elle écrivait. Il est manifeste que Galland a trouvé à Caen, entre Segrais et Mme d’Ozeville, un environnement propice à l’épanouissement d’un talent littéraire. Plus tard, à Paris, il continue de recueillir l’opinion toujours favorable de dames auxquelles il prête ses volumes des Nuits avant leur publication. C’est le cas, notamment pour le tome XI, de la duchesse de Lesdiguières163 et de la duchesse de Brissac164 et, pour le tome IX, d’Élisabeth-Sophie Chéron165, graveuse et poétesse, épouse de M. Le Hay, ingénieur et collectionneur de médailles. Galland, qui se rend fréquemment chez eux, y croise des écrivains, comme le poète Élie de Bétoulaud, la dramaturge MarieAnne Barbier ou Charles Cotolendi166, auquel a été attribué un Arlequiniana (1674) que Galland juge comme étant « une quantité de fatras […] d’un Style peu correct » (Jl2, I, 274). Le 7 janvier 1709, son hôte lui montre l’épître satirique A Monseigneur l’évêque d’Avranches [Roger d’Aumont] de Scarron167, connu aujourd’hui surtout pour son Roman comique (1651 et 1657). Le 25 février 1711, il note encore : « L’Aspres disné ie passai agreablement une heure ou deux de conversation avec Mademoiselle Cheron » (Jl2, II, 327). Galland n’entra certes pas directement en contact avec les plus grands écrivains de son temps pas davantage qu’il ne fréquenta les salons les plus renommés. Cependant, grâce à d’heureuses rencontres, fût-ce dans le cadre d’une sociabilité intellectuelle moins prestigieuse, il acquit une grande familiarité avec les exigences et le goût des Modernes, un préalable à la composition d’ouvrages susceptibles de leur plaire.
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Jl2, III, 98. Jl2, 2 janv. 1709 ; 5 mars 1712 ; 24 janv. 1713. Jl2, III, 240 (4 mai 1713). Jl2, III, 140 (19 oct. 1712). Jl2, I, 279 (6 mars 1709). Voir Christelle Bahier-Porte, op. cit., p. 130-131. Jl2, I, 235.
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3. La découverte des littératures étrangères Galland pouvait aussi, à l’occasion, s’intéresser à la production italienne qui, avec l’espagnole, ne fut pas sans influence sur les lettres françaises, au XVIIe siècle. Le 2 décembre 1672, il note dans son Journal avoir lu « une comédie du docteur Cicognini en italien, intitulée ‘La vita e un sogno’ ». Tirée de La vie est un songe de Calderon, celle-ci fut publiée à Venise en 1661168. Atteste du même goût la traduction de la comédie d’Annibal Caro Gli Straccioni (1581) qu’il acheva sans doute durant ses années caennaises, et qu’il intitula : « Les deux freres de l’isle de Scio »169. Les académiciens auxquels il voulut en faire la lecture au cours de la séance du 18 janvier 1707 l’apprécièrent si peu qu’il dut s’interrompre rapidement, et c’est de la manière dont Virgile avait imité Homère qu’il fut ensuite question170. La passion de Galland restait néanmoins la littérature orientale. Chez les libraires de Constantinople, son intérêt se porte sur les ouvrages de langue et d’histoire, mais aussi sur ceux qui traitent de poésie et il y découvre les dîwân des maîtres persans : Jâmi‘, Hâfiz, Sa‘dî dont il lisait et relisait le Gulistân171. Les recueils d’anecdotes, de fables ou de contes retiennent aussi son attention, que ce soit Kalîla wa-Dimna172 ou al-Faraj ba‘d ach-chidda (« Le soulagement après la peine »)173, une compilation en turc de contes alors très populaires, dont il acquiert un exemplaire le 9 janvier 1673, et qu’utilisera Pétis de La Croix pour composer ses Mille et un jours174. Le 11 janvier, soit deux jours seulement plus tard, Galland résume dans son Journal l’une de ses histoires, celle de l’architecte de Bam jalousé par trois vizirs175. Il découvre aussi, en hébreu, une « Histoire fabuleuse de Sandoval » apparentée au recueil turc des Quarante vizirs176, lui-même adapté au XIVe ou au XVe siècle du Sendbâd-nâme persan. À la fin de l’année 1672, il rapporte encore du Bazar un recueil d’anecdotes plaisantes, le Majma‘ al-latâ’if composé par Mahmûd Lamî‘177. L’intérêt de Galland pour les histoires et les contes est tel que son Journal garde la trace non seulement de ceux qu’il a lus mais encore de ceux qu’il a entendus, vraisemblablement en turc. Parfois, il se contente d’en noter l’argument : « Récit d’une fable d’un Roy qui faisoit mourir toutes les filles qui lui naissoient sur ce 168 169 170 171 172 173 174
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Gueullette en donna plus tard une traduction. BnF, ms. fr. 6135 (autographe) et Arsenal, ms. 2743 (copie). Voir Richard Waller, « Le monde d’un érudit » in Jl2, I, 70. Jl1, I, 111. Jl1, II, 6. Jl1, II, 6-7. Il s’agit d’une compilation turque anonyme, datant du XVe siècle, qui dérive elle-même d’un recueil persan remontant probablement au XIIIe siècle (voir Ulrich Marzolph, Relief after Hardship: The Ottoman Turkish Model for The Thousand and One Days, Détroit, Wayne State University Press, 2017). Jl1, II, 7-8. Jl1, I, 242. Jl2, 19 oct. 1712.
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que les astrologues luy avoient prédit que toutes celles qu’il auroit seroient des débauchées, et ce qui arriva d’une qu’un de ses fils avoit sauvée de ceste rude sentence » (Jl1, I, 218-219), ou encore : « Histoire d’un homme qui donna à trois enfans qu’il avoit mille sekins à chascun et l’emplette qu’ils en firent en leur particulier, et surtout celle d’un des trois qui achepta trois livres contenant chascun un conseil, etc. » (Jl1, I, 219). Néanmoins l’information qu’il rapporte peut être plus complète. Ainsi, il note le résumé d’un conte sur l’origine des poux et des puces qu’il dit tenir d’un certain Ibrahim Efendi178, lequel lui transmet aussi la fable de Youssouf le bûcheron, dont il ne mentionne que le titre179. Il enregistre également deux bons mots attribués par la tradition, peut-être à tort, à Baqy Efendi (1526-1579)180. Il résume encore un conte qu’il entend raconter par le khodja aux « enfants de langue », l’histoire de Cogia Muzaffer181 qui s’apparente au dernier récit d’al-Faraj ba‘d ach-chidda : il s’agit de l’histoire d’une famille séparée par divers événements, mais à la fin de nouveau réunie. L’un des épisodes, où le héros est enfermé sous terre avec son épouse décédée, se retrouve dans le « Quatrième voyage de Sindbâd le marin », premier conte des Mille et une nuits traduit par Galland. À la suite de son résumé, il ajoute une indication qui renseigne sur la fonction d’aide-mémoire qu’il assigne à son Journal : « Voylà la substance de ce conte qu’il raconta bien plus au long avec toutes ses circonstances, et ce que j’en viens décrire (sic) n’est que pour m’aider à me ressouvenir du reste » (Jl1, II, 46). Il note enfin une histoire fantaisiste expliquant pourquoi les juifs étaient astreints à un impôt annuel spécifique, le chadir akchesi ou « argent des tentes » : un juif prétendait que seuls ses coreligionnaires auraient accès au paradis et que les Turcs demeureraient à l’extérieur dans des tentes pour garder leurs chevaux. Informé de l’affaire, le Grand Seigneur décréta, non sans malice, que les tentes devaient être payées par les juifs icibas, car dans l’autre monde n’existait pas d’argent182. Un éminent spécialiste du conte oriental, Ulrich Marzolph, a souligné la grande habileté que possédait Galland pour repérer, dès cette époque, les meilleurs des récits qu’il lisait ou qu’il entendait183. Mais, dans tout ceci, il n’est pas encore question des Mille et une nuits. Malgré les immenses lacunes de nos sources, on devine chez Galland, audelà de préoccupations érudites dominantes, une curiosité très large pour les publications contemporaines, tout comme un goût pour le théâtre français et italien et un intérêt manifeste pour le conte, fût-il oral et en langue turque. Les quelques jugements qu’il exprime sur les œuvres témoignent, au surcroît, de sa sensibilité au bien178 179 180
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Jl1, I, 181-182. Jl1, I, 183. Jl1, I, 217-218. Théologien né à Constantinople, Baqy Efendi occupa des charges importantes dont celle de cadi de la capitale. Il est l’auteur d’un dîwân inspiré des vers de Hâfiz. Jl1, II, 45-46. Jl1, II, 73-74. Voir Ulrich Marzolph, « A Scholar in the Making: Antoine Galland’s Early Travel Diaries in the Light of Comparative Folk Narrative Research », Middle Eastern Literatures, vol. 18, n° 3, 2015, p. 283-300. On se reportera à cet article pour des précisions sur les principaux contes mentionnés par Galland dans son Journal de Constantinople.
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dire. Sa rencontre avec de dignes représentants des milieux mondains ou semi-mondains, outre qu’elle contribua à son initiation aux lettres modernes, le conduisit aussi à écrire pour ce public. Dans la décennie qui sépare son retour définitif à Paris (1688) de sa nomination à l’Académie des Inscriptions et Médailles (1701), Galland produit de sa propre initiative, en dehors du cadre du patronage, quelques petits ouvrages qui ont souvent été réduits à de simples traductions, alors qu’il s’agit de textes plus complexes, usant de dispositifs littéraires spécifiques. Traitant de morale aussi bien que de voyages ou de café – une boisson qui vient à la mode à Paris –, ces écrits appartiennent aux petits genres et cultivent souvent la forme brève : lettre, fable, apophtegme, maxime. Aussi divers qu’ils soient, ils ont en commun de former, chacun à sa manière, le pendant orientalisant d’œuvres françaises à succès que Galland prend comme modèles. Éclectique, cette production intermédiaire entre ses traductions érudites et Les Mille et une nuits se caractérise aussi par son hybridité, puisqu’elle mêle à un substrat d’érudition intégrant souvent des traductions, des surgissements plus ou moins importants de littéralité. Un trait, peut-être trop oublié, qui affecte un large pan des écrits d’une époque de transition entre l’encyclopédisme de la Renaissance et une spécialisation qui deviendra effective au milieu du XVIIIe siècle. Les chapitres qui suivent sont consacrés à l’étude de ces textes que Galland composa avant Les Mille et une nuits et qui en constituent en quelque sorte le laboratoire, dans la mesure où ils reflètent une émancipation progressive de l’érudition et une expérience de l’écriture littéraire de plus en plus poussée.
Chapitre III UN TRAITÉ DU CAFÉ SAVOIR INÉDIT ET ÉCHOS SPÉCULAIRES
Surtout connu pour ses Mille et une nuits, Antoine Galland l’est aussi dans une moindre mesure pour De l’Origine et du Progrez du Café (Caen, 1699) (voir pl. 5), un ouvrage qu’il consacra à une boisson exotique de fraîche date consommée en France. Devenu rapidement un classique dans son domaine, ce petit texte connaît aujourd’hui un regain d’intérêt qui déborde largement le cercle des spécialistes. Pourtant, initialement, il ne semblait guère promis à une large diffusion, car il ne bénéficia que d’un tirage fort limité. Galland confiait à ce propos à l’abbé Nicaise : « Je fais imprimer un petit Traitté De l’Origine et du progrez du café sur un Ms. Arabe de la Bibliothèque du roi, in-12°, en trois feuilles de menue impression, que j’ay préférée à une en gros charactères, parce que j’en fais la dépense, que je me tiendrai heureux de pouvoir retirer » (Cor., 265184). L’a-t-il jamais fait réimprimer ? C’est peu probable. Il le destinait avant tout à des proches, notamment aux membres d’un cercle parisien qu’il avait fréquenté quelques années plus tôt. Jean de La Roque en mentionne la rareté en 1715 dans un texte annexé à son Voyage de l’Arabie Heureuse185, intitulé Traité historique de l’origine & du progrès du Café, où il rend compte des publications antérieures sur le sujet et reprend l’essentiel du texte de Galland. L’ouvrage de La Roque, plusieurs fois réédité et inséré dans d’autres textes comme l’Histoire générale des voyages de l’abbé Prévost (t. X, 1752), contribua largement à faire connaître le traité de Galland. Au XIXe siècle en fut publiée une nouvelle édition186 et l’ouvrage ne cessa dès lors d’être cité et pillé, d’aucuns allant jusqu’à faire référence à une savante traduction postérieure de Silvestre de Sacy, alors qu’ils s’appuyaient sur l’ouvrage plus commode de Galland187. Plusieurs
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Lettre du 9 avril 1699. Paris, C. Huguier et A. Cailleau. De l’origine et du progrès du Café, opuscule du XVIIe siècle, par Galland [...]. Nouvelle édition augmentée d’instructions sur les propriétés de cette fève, et le meilleur procédé pour en obtenir la boisson dans toute sa perfection [par Cadet de Vaux], Caen, F. Poisson, 1836. C’est le cas de Coubard d’Aulnay qui, dans sa Monographie du café (Paris, 1832), conserve dans les pages 13 à 24 des additions dues à Galland qui ne figurent nullement chez Silvestre de Sacy.
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rééditions se sont succédé récemment188 et des traductions en italien et en espagnol ont aussi vu le jour189. Désormais, ce n’est plus le seul intérêt historique de l’ouvrage qui retient l’attention, mais aussi sa résonance avec des débats contemporains et la vivacité de son écriture assaisonnée de pointes d’humour. 1. Répondre à la curiosité de mondains Achevée le 15 décembre 1696, la rédaction de l’ouvrage intitulé De l’Origine et du Progrez du Café se situe dans cette période où Galland séjourne à Paris, entre son retour du Levant en décembre 1688 et son départ pour Caen au début de l’année 1697. Ce travail est directement lié à sa fréquentation du cercle de Chassebras de Cramaille, amateur d’antiquités connu pour sa bibliothèque et ses collections d’estampes, de monnaies et de curiosités venues d’Italie et du Levant, qu’il abritait dans son hôtel parisien de la rue du Cimetière Saint-André190. Auteur d’articles dans le Mercure galant rendant compte d’un voyage entrepris en Italie de 1682 à 1688191, il est admis à son retour à l’Académie de Villefranche en Beaujolais192. C’est à sa demande que Galland couche par écrit l’information sur l’histoire du café à Constantinople qu’il avait exposée dans l’une des séances de la compagnie et qu’il la complète par les observations personnelles qu’il avait faites sur les usages du café dans l’Empire ottoman. Trouvant à la Bibliothèque royale un manuscrit arabe évoquant l’introduction du café au Yémen, il va même au-delà des attentes de Chassebras de Cramaille, dans cette lettre qui prolonge une conversation où il fut question d’un historien turc : « Ce que je vous dis alors en peu de mots des particularités rapportées par cet auteur, vous fit naître la curiosité d’en savoir davantage. Vous me priâtes, vous et la compagnie qui se trouvait193 chez vous, de les mettre par écrit, et d’y ajouter ce que j’avais pu observer de l’usage que l’on fait du Café à Constantinople, où j’ai demeuré 188
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Aux Éditions La Bibliothèque (coll. « L'Écrivain Voyageur ») en 1992 et chez Berg International en 2013. Ces éditions, manifestement réalisées d’après celle de 1836 et non l’originale de 1699, conservent ses erreurs et ses écarts, néanmoins d’assez peu de conséquence, au total. Nous citerons ici le texte de Galland dans l’édition Berg International, après l’avoir contrôlé sur celui de 1699. Faximiléditeur a donné en 2014 une reproduction de l’édition originale. Elogio del caffè, Palermo, Sellerio editore, 1995 ; Del origen y el progreso del café: extraído de un manuscrito árabe de la biblioteca del Rey, Palma [de Mallorca], José J. de Olañeta, 2011. La rue porte aujourd’hui le nom de l’abbé Suger. Voir les numéros de mars, mai, juin et octobre 1683 ainsi que Le Journal des savants, 1689, p. 201-202. Une biographie complète de Jacques Chassebras de Cramaille ne semble pas avoir vu le jour. Cependant, contrairement aux allégations du généalogiste et faussaire Haudicquer de Blancourt (Nobiliaire de Picardie, 1693, p. 95-101), il ne serait nullement issu de la vieille noblesse, mais d’une famille d’origine bourgeoise (P.-Louis Lainé, « Nobiliaire du Soissonnais », in Archives généalogiques et historiques de la noblesse de France, tome III, 1830, p. 23-24). Accusé de s’être livré à la vente de faux titres, il est enfermé en 1700 à la Bastille, où il décède au bout de quelques mois (Du Junca, « Registre des entrées et sorties de la Bastille : 1690-1705 », BnF, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 5134, fol. 51). Éd. 1699, p. 5 : « se trouva ».
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longtemps, parce que vous trouviez que ceux qui en ont traité n’étaient pas entrés dans un assez grand détail sur cette matière. […] Mais, avant que de venir à l’exécution, m’étant souvenu d’avoir lu dans la Bibliothèque orientale de feu M. d’Herbelot […] qu’il y avait dans la Bibliothèque du Roi un manuscrit arabe, lequel contenait l’apologie du Café […], je crus que je devais le consulter pour voir si je n’y trouverais pas la première origine de cette boisson. » (Opc, 8-9)
L’intérêt de Chassebras de Cramaille pour le café tenait assurément au fait qu’il s’agissait là de la dernière boisson à la mode à Paris, venue à la suite du chocolat et du thé. Sa diffusion, d’abord pour un usage thérapeutique, y remontait à une trentaine d’années et s’était faite de manière très progressive194. La petite histoire attribue son introduction dans la capitale française à Jean Thévenot qui, rentré d’un voyage au Levant, l’aurait fait découvrir en 1657 à un cercle d’amis195. On met aussi en avant le rôle joué en 1669 par l’envoyé de la Porte, Soliman Aga Mustapha Raca, qui honorait ses convives parisiens d’une tasse de moka196. Dans un registre moins anecdotique, un rôle déterminant revient à des commerçants orientaux, notamment arméniens, qui prirent l’initiative d’ouvrir des débits de boisson spécialisés, depuis l’éphémère « maison de caffé » établie en 1672 à la foire Saint-Germain par un nommé Harouthioun ou Pascal197 jusqu’au commerce de Grégoire, situé rue Mazarine, à côté de la Comédie française. Mais c’est au Sicilien Francesco Procopio dei Coltelli que revint l’idée, en 1696, d’établir, rue des Fossés-Saint-Germain, un luxueux établissement qui devint le prototype des « grands cafés » destinés à accueillir une clientèle distinguée. Parallèlement, on vit se développer, dans les milieux aisés, une consommation privée, difficile à saisir mais sur laquelle l’ouvrage de Galland apporte un témoignage ponctuel. À la fin du XVIIe siècle, cependant, on continuait encore de s’interroger sur les qualités du nouveau breuvage et les médecins se disputaient toujours sur la question de sa nocivité, dans des traités conçus dans la perspective de la médecine galénique. Alors que Nicolas de Blegny, qui s’honorait du titre de « médecin du roi », publiait en 1687 un ouvrage intitulé : Le bon usage du Thé, du Caffé et du Chocolat pour la preservation & pour la guerison des Maladies198, Daniel Duncan, un huguenot formé à l’université de Montpellier,
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Jean Leclant, « Le café et les cafés à Paris (1644-1693) », Annales. Économies-Sociétés-Civilisations, 1951/1, p. 1-14. Jean Thévenot (1633-1667) est l’auteur d’une Relation d’un voyage fait au Levant (Paris, Louis Bilaine, 1664), où il consacre quelques pages à l’usage du café (« Du manger, du boire, et du coucher des Turcs », chapitre XXIV, p. 61-64). Un récit détaillé du séjour de Soliman Aga à Paris fait par le chevalier d’Arvieux, qui servit d’interprète, montre que l’envoyé du sultan recevait surtout des Orientaux (Mémoires du Chevalier d’Arvieux […] contenant ses Voyages recüeillis […] de ses Mémoires originaux, & mis en ordre avec des réfléxions par le R. P. Jean-Baptiste Labat, Paris, C. J. B. Delespine, 1735, t. IV, p. 124-250). Leclant, op. cit., p. 5. Paris, Estienne Monchallet.
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faisait paraître en 1705 un Avis Salutaire à tout le monde, contre l'abus des choses chaudes, et particulierement, du Café, du Chocolat, & du Thé199. Sous la forme d’une lettre adressée à Chassebras de Cramaille, le texte de Galland ne se veut en rien un aride traité : il doit se lire agréablement, et l’auteur, usant des libertés permises par le genre épistolaire, peut éviter de se lancer dans des explications qui deviendraient vite ennuyeuses : « Vous demanderez peut-être quel rapport le mot d’Alansari200 a avec la ville de Médine ? Il contient une érudition201 que je me réserve à vous dire de bouche, de crainte qu’en m’éloignant de mon sujet, je ne fasse un livre au lieu d’une lettre » (Opc, 14-15). Si la lettre prolonge la conversation, elle fournit à son tour une matière pour alimenter de futurs échanges. Écrit et oral fonctionnent ici dans un rapport de solidarité. Cependant, quand il estime qu’elles peuvent intéresser le lecteur, Galland n’hésite pas à introduire des digressions. Ainsi, le mancalah, un jeu de société en usage dans les cafés au Levant, donne lieu à une longue description en exposant minutieusement les règles202, ce qui témoigne probablement du désir de l’auteur de s’adresser à des lecteurs souvent eux-mêmes adeptes des jeux203. Le titre qu’il donne à son ouvrage, sur un modèle alors fort répandu, De l’Origine et du Progrez du Café, indique clairement son intention de retracer l’histoire – encore fort mal connue – d’une boisson exotique récemment introduite à Paris. Mais prise à la lettre sans réel examen du texte, la seconde partie de son titre Sur un Manuscrit Arabe de la Bibliotheque du Roy a conduit à considérer, à tort, ce travail comme une traduction. Outre que la partie historique repose sur deux sources distinctes traitées par l’auteur à sa manière, l’ouvrage renferme aussi une description détaillée des usages du café tels que Galland avait pu les observer lui-même à Constantinople, dans les espaces publics et privés, notamment « les grandes maisons »204. Cette double matière historique et ethnographique est habilement encadrée par des allusions au contexte français : l’incipit indique que, tant à Paris qu’à Constantinople, le café favorise la conversation et l’ouvrage se clôt par une brève information sur son introduction dans la capitale française. La lettre est par ailleurs émaillée de divers commentaires qui fournissent d’utiles explications sur un univers peu connu et signalent des erreurs répandues dans les traités européens.
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Rotterdam, A. Archer. « Alansari » : élément du nom de l’auteur arabe auquel se réfère Galland, correspondant à un adjectif de relation formé sur l’appellation d’al-ansâr (litt. « les partisans »), donnée dans le Coran aux habitants de Médine qui se rangèrent sous la bannière du prophète de l’islam, lorsque celui-ci quitta La Mecque pour s’établir dans cette ville. L’éd. Berg substitue le mot « condition » à celui d’« erudition » figurant dans l’original. Opc, 23-25. Élisabeth Belmas, Jouer autrefois. Essai sur le jeu dans la France moderne (16e-18e s.), Seyssel, Champ Vallon, 2006. Des notes sur le sujet figurent déjà dans Jl1, I, 110, 120, 186-187 et Jl1, II, 75, 94, 124 et 161.
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2. À partir de sources orientales Précisément, c’est le recours à des sources orientales inédites qui fit la valeur de l’ouvrage. Pour traiter de l’introduction et de la diffusion du café à Istanbul, Galland a recours au Peçevî târîhî, une histoire de l’Empire ottoman par Ibrâhîm Peçevî (1574-1649) qui couvre les années 1520-1640, et dont il possédait une copie205 : l’ouvrage y consacre en effet quelques pages, reprises jusqu’aujourd’hui, dans lesquelles l’ouverture des premiers cafés (kahve-hâne) par des Syriens dans la capitale ottomane est datée de 1554-1555206. Mais l’orientaliste est à même de remonter bien en deçà grâce à un manuscrit arabe de la Bibliothèque du roi, mentionné à l’article Cahuah & Cahveh de la Bibliothèque Orientale207 d’Herbelot dont il avait lui-même assuré la publication finale. Intitulé ‘Umdat as-safwa fî hill alqahwa (« Les meilleures preuves de la licéité du café »), le texte fut composé dans la seconde moitié du XVIe siècle par ‘Abd al-Qâdir ibn Muhammad al-Ansârî alJazîrî al-Hanbalî (d. 1570)208, proche des milieux soufis et éloigné seulement d’une génération ou deux des événements qu’il rapporte en s’appuyant largement sur un ouvrage antérieur aujourd’hui disparu, dû au jurisconsulte Ibn ‘Abd al-Ghaffâr alMâlikî. De la page du Târîh d’Ibrâhîm Peçevî – dont la forme d’écriture et la longueur coïncident assez bien avec son projet –, l’orientaliste fournit une traduction209 assez proche de l’original, bien qu’elle n’échappe pas à certains aménagements, sur lesquels nous reviendrons, et qui évoquent déjà la manière dont il traitera, quelques années plus tard, ses manuscrits des Mille et une nuits. La question est tout autre concernant le texte arabe sur lequel il se fonde et qui fait encore davantage le prix de son ouvrage, mais il ne peut guère envisager d’en fournir une traduction suivie, tant sa conception et sa forme sont étrangères à ses lecteurs et cadrent mal avec ce qu’il entend réaliser. ‘Umdat as-safwa est un ouvrage de droit musulman (fiqh) qui a pour visée de combattre les arguments des ulémas qui considèrent le café comme une boisson illicite au regard de la loi religieuse. La plus large part – chapitres 3 à 7 – est donc 205
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Comme les manuscrits orientaux possédés par Galland, celui-ci est entré après sa mort à la Bibliothèque du roi. Voir Edgar Blochet, Catalogue des manuscrits turcs, Paris, Bibliothèque nationale, t. I, 1932, p. 27-28 (ancien fonds n° 72). Ibrâhîm Peçevî, Târîh, Istanbul, 2 vol., 1281-1283H/1864-1866, t. I, p. 363-365. Une traduction française en a été donnée par Robert Mantran dans « Le café à Istanbul au XVIIe siècle », in Le Café en Méditerranée. Histoire, anthropologie, économie XVIIIe-XXe siècle, Aix-en-Provence, Institut de recherches méditerranéennes, 1980, p. 18-19 (http://books.openedition.org/iremam/1193 : consulté le 21 mars 2021). Édition originale (1697), p. 234. Deux dates au moins sont attestées pour la composition de ‘Umdat as-safwa : 996H/1587-1588 dans le ms. de Paris (BnF ms. ar. n° 4590) et 966H/1558-1559 dans celui de l’Escurial, cette dernière étant la plus vraisemblable puisque l’auteur serait décédé en 1570 (az-Ziriklî, al-A‘lâm, 14e éd. Beyrouth, 1999, IV, p. 44). Voir également Ralph S. Hattox, Coffee and coffeehouses. The Origins of a Social Beverage in Medieval Near East, Seattle et Londres, University of Washington Press, 1996 [1re éd. 1985], p. 131-134. Opc, p. 39-45.
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consacrée à l’argumentation en faveur de la licéité du café : contrairement à ce que certains docteurs soutiennent, le café ne peut être compté au nombre des boissons enivrantes, pas plus qu’il ne peut être considéré comme nuisible pour le corps ou pour l’esprit. En outre, si sa consommation publique est parfois associée à des pratiques condamnables telles que le chant, la danse ou les jeux d’argent, la boisson elle-même ne doit pas pour autant être soumise à une interdiction absolue. Après la présentation de son objet, le texte s’ouvre sur des considérations linguistiques et médicales : une définition de la boisson, l’étymologie du terme qahwa, les qualités du breuvage en termes de chaleur (vs froid) et de sécheresse (vs humidité) – conformément aux fondements de la médecine arabe, héritière ici de la médecine grecque – et, pour clore cette introduction, mentionne les vertus curatives du café. Des informations historiques y figurent ensuite. Dans le chapitre premier, al-Jazîrî évoque l’introduction du café au Yémen, puis sa diffusion jusqu’au Caire et les raisons de sa consommation ; il fournit aussi une chronologie détaillée des épisodes de prohibition dont il fut l’objet, soulignant d’ailleurs qu’ils furent toujours éphémères et que la mesure était infondée. Le deuxième chapitre revient en détail sur la prohibition imposée à La Mecque en 1511, avec la citation de trois pièces officielles : le procès-verbal de la réunion du 20 juin 1511 au cours de laquelle les jurisconsultes de La Mecque prirent position contre le café ; la requête adressée au Caire sur le sujet et le rescrit du sultan n’en interdisant que l’usage public. À cette date, en effet, les autorités de La Mecque relevaient encore de la tutelle des Mamelouks – ce n’est qu’en 1517 que les Ottomans se rendirent maîtres de l’Égypte –, et elles devaient faire entériner par eux la décision prise d’interdire le café. C’est donc le début de l’œuvre d’al-Jazîrî et notamment sa partie historique qu’utilise Galland ; il indique d’ailleurs au lecteur en avoir retiré « plusieurs choses qui regardent uniquement les précautions scrupuleuses de la religion musulmane, qui seraient ennuyeuses à lire » (Opc, 16). Il ne livre pas pour autant une traduction intégrale de la partie du texte sélectionnée : il trie l’information, bien conscient de l’absence d’intérêt pour son lecteur de commentaires linguistiques techniques ou de l’identité de toutes les personnalités présentes à la réunion de La Mecque. La forme d’écriture du texte original représente pour Galland une autre difficulté : al-Jazîrî, comme nombre d’anciens prosateurs arabes, s’en tient parfois à une simple juxtaposition de dits (akhbâr), accumulant ainsi des propos qui peuvent à l’occasion présenter d’un même fait des versions divergentes. Alors que le nom de deux personnages distincts apparaît sous la plume d’al-Jazîrî pour désigner l’introducteur (ou le vulgarisateur) du café au Yémen, Galland ne retient que celui d’adh-Dhabhânî (mort en 821H/1470), plus crédible selon sa source210. Si Galland ne peut donner du manuscrit d’al-Jazîrî une version fidèle, comme le fera plus tard Silvestre de Sacy pour des apprentis arabisants 211, il doit, à partir d’une histoire conçue par 210
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Galland passe ainsi sous silence le nom d’ach-Châdhilî (mort en 821H/1418 ou 828H/1425), cité également dans plusieurs autres textes dont il n’avait pas connaissance (voir C. van Arendonck, « Kahwa », in Encyclopédie de l’Islam, 2e éd., Leyde, Brill, t. IV, 1978, p. 469-473). Jazîrî, ‘Abd al-Qâdir ibn Muhammad al-, « Extrait du livre intitulé les Preuves les plus fortes en faveur de la légitimité de l’usage du Café », éd. et trad. Silvestre de Sacy, in Chrestomathie
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fragments pour un public musulman, composer un récit linéaire et articulé susceptible d’être compris des mondains parisiens et leur plaire. Il ne donne donc nullement une traduction de ‘Umdat as-safwa d’al-Jazîrî212 mais s’en sert comme d’une source primaire. Grâce à cet ouvrage d’une exceptionnelle valeur – c’est l’un des rares documents anciens traitant du sujet dans monde arabe – l’orientaliste va pouvoir retracer une histoire inédite remontant en deçà du Yémen. 3. Une histoire inédite et critique Les ouvrages sur le café publiés antérieurement à celui de Galland, outre qu’ils fournissent quelques informations d’ordre botanique, s’intéressent surtout aux qualités de la boisson, à ses vertus ou sa nocivité, ainsi qu’à son mode de préparation. La connaissance de son histoire reste vague et incertaine. Même Sylvestre Dufour qui aborde la question dans ses Traitez nouveaux et curieux du Café, du Thé et du Chocolate (1685) n’apporte pas de réponse précise et satisfaisante. Il a cependant le mérite de récuser l’idée largement répandue selon laquelle Avicenne (9801037) aurait déjà eu connaissance du bunn (fruit du caféier)213. Si la découverte du café n’est pas aussi ancienne, il faudrait, selon Dufour, la situer entre le milieu du XIIIe siècle – Marco Polo l’ignorait – et la fin du XVe siècle, époque où Prosper Alpin, qui aurait été le premier Européen à en faire état214, en eut connaissance en Égypte. Une autre question est de savoir « depuis quel temps » le café était « en usage public chez les Orientaux »215. Les informateurs consultés par l’auteur dans les principales places du Levant s’accordaient pour affirmer que, dès avant la fin du XVe siècle, le café y était déjà largement répandu. Dufour manifeste cependant des doutes quant à une datation aussi haute, faisant remarquer que plusieurs voyageurs
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arabe, 2e éd. corrigée et augm., Imprimerie royale, 1826, t. I, p. 138-169, pour la partie arabe, et p. 412-483, pour la version française ; rééd. par l’Académie tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts, Beït al-Hikma, Paris, PUF, 2008, p. 620-665. C’est de cette dernière éd. dont nous ferons usage ici. Voir Hattox, op. cit., p. 131-136. Le texte a été édité à partir du ms. de la Bibliothèque d’Alexandrie par ʿAbd Allâh ibn Muhammad al-Hibchî (‘Abd al-Qâdir ibn Muhammad al-Jazîrî,ʿUmdat as-safwa fî hill al-qahwa, Abû Dhabî [Émirats arabes unis], al-Majmaʿ ath-thaqâfî, 1996). Outre la traduction partielle de Silvestre de Sacy, il en existe aujourd’hui une version française récente, fondée également sur le ms. de la BnF, qui permet de se faire une idée du texte arabe (in Farid Khiari, Licite, illicite ? Qui dit le droit en islam ? L’arrivée du café dans le monde arabe, une affaire d’État en 1511, Aix-en-Provence, Édisud, 2005). Voir Prosper Alpin, De Plantis Ægypti Liber, Venise, 1592, ch. XVI, p. 26. Le propos y est attribué à l’un de ses maîtres Melchior Guilandinus (Weiland). Traduction française par le P. de Fenoyl : Plantes d’Égypte : 1581-1584, Le Caire, IFAO, 1980. Un point de vue inverse est exprimé par Georg Hieronymus Welsch (Velschius) en 1674 dans son traité Exercitatio de vena medinensi ad mentem Ebn Sinæ, comme l’indique d’ailleurs Dufour. Il est en réalité devancé d’une dizaine d’années par Leonhard Rauwolf qui, dans son récit de voyage (Aigentliche Beschreibung der Raiß so er vor diser Zeit gegen Auffang inn die Morgenländer) publié en 1582, donne la description d’une boisson « noire comme l’encre », découverte par lui à Alep : appelée chaube, elle est confectionnée à partir d’un fruit dit bunnu et recommandée pour soulager les maux d’estomac. Ch. 3, p. 17-33.
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qui s’étaient intéressés de près aux boissons des Turcs au milieu du XVIe siècle n’avaient pas mentionné le café et ajoutant, fort judicieusement : « Plusieurs disent même que cette boisson n’a été introduite dans la Turquie, et les pays voisins, que depuis que Sultan Selim subjugua l’Egypte, aux années 1517 et 1518 »216. Grâce à sa précieuse source arabe, Galland va être à même de préciser la datation de l’apparition du café chez les Arabes et la chronologie de sa diffusion au Proche-Orient. Sa consommation au Yémen remonterait au milieu du XVe siècle environ puisque son introducteur, adh-Dhabhânî, serait décédé en 875H/1470. D’Aden le café arrive « à La Mecque vers la fin du neuvième siècle de l’Hégire » (Opc, 22) (fin XVe siècle) et fait ensuite son « entrée en plusieurs autres ville de l’Arabie, et particulièrement à Médine » (Opc, 25). Il gagne Le Caire « au commencement du dixième siècle de l’Hégire, et du seizième siècle de J.-C. » (Opc, 25). D’Égypte, le café passe en Syrie, selon Galland, et de là à Constantinople (Opc, 38) : un itinéraire qu’il établit, en l’absence d’information dans sa source arabe, probablement à partir du Peçevî târîhî qui mentionne qu’avant l’introduction du café par deux Syriens à Istanbul en 1554-1555, ce breuvage y était inconnu217. Si Galland apporte à son lecteur des éclaircissements sur les étapes et les dates de la diffusion du café depuis le Yémen jusqu’à Constantinople, il est aussi à l’origine d’une révélation de première importance, à savoir l’antériorité de l’Afrique dans l’histoire du café. Alors qu’on pensait en Europe que le caféier croissait uniquement dans l’Arabie Heureuse218, Galland indique que c’était également le cas en Éthiopie (Opc, 12 et 19)219 et, plus encore, que le breuvage tiré de son fruit y était consommé « de temps immémorial »220 (Opc, 19), ce que les traités du café n’ont jamais cessé de reprendre221. Mais il commet un regrettable contresens qui va embrouiller quelque peu son récit : en effet, selon lui, le vulgarisateur yéménite du café adh-Dhabhânî l’aurait découvert auprès d’Arabes en Perse. Galland traduit par « Perse » barr ‘Ajam222, « la terre des ‘Ajam », c’est-à-dire des « non-Arabes » : terme ethnique qui, dans la littérature, désigne bien plus souvent les Persans que les Abyssins pour lesquels existe par ailleurs un mot spécifique (al-Habacha). L’orientaliste a peut-être d’autant plus facilement opté pour cette interprétation qu’était alors répandue une information qui semblait l’y encourager. Audiger n’écrit-il pas 216 217
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Ibid., p. 20. Il semble pourtant bien difficile de croire que les Turcs n’aient pas eu connaissance du café dès 1517, lors de la conquête de l’Égypte. Galland lui-même indique que les pèlerins de La Mecque et les voyageurs en Égypte et en Syrie n’avaient pu en ignorer l’existence (Opc, 39-40). Voir, par ex., Dufour, op. cit., p. 10-11 ; Anonyme, « De l’éloge et de l’utilité du café », Mercure galant, mai 1696, p. 18 et 24. Jazîrî, al-, éd et trad. Silvestre de Sacy, op. cit., p. 631 : bilâd al-Habacha. Voir Opc, 12 et 19. Un peu plus tard, dans la « Relation abrégée du voyage que M. Charles Jacques Poncet, médecin françois, fit en Éthiopie en 1698, 1699, et 1700 » (Lettres édifiantes et curieuses, écrites des missions étrangères, t. IV, 1704, p. 251-443) se trouvait confirmée l’existence de caféiers dans le pays. Il en aurait « esté transporté autrefois dans l’Hiémen ou l’Arabie heureuse, d’où on le tire à présent, car on ne le cultive aujourd’hui en Ethiopie que par curiosité » (p. 417). Jazîrî, al-, éd et trad. Silvestre de Sacy, op. cit., p. 629.
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en 1692 dans La Maison réglée : « Le Caffé est une graine qui vient de Perse et autres pays du Levant, dont il est la boisson naturelle et la plus ordinaire »223 ? Néanmoins, l’auteur de De l’Origine et du Progrez du Café insiste sur le fait qu’en Perse le café « était peu connu » (Opc, 19), alors qu’en Éthiopie il faisait l’objet d’une consommation traditionnelle fort ancienne. Autre point important : Galland met également l’accent sur le rôle joué par les soufis dans l’introduction de l’usage du café chez les Arabes, les derviches l’ayant adopté les premiers pour se tenir éveillés la nuit et prolonger ainsi leurs dévotions plus aisément. Après qu’il eut découvert cet effet bien connu du café, adh-Dhabhânî s’était « associé avec des soufis » à Aden : ils « prenaient du Café ensemble à l’entrée de la nuit, et ils la passaient jusques au jour en des prières et autres exercices spirituels » (Opc, 17). Le gouverneur de La Mecque Khâyir Beg découvre lui-même dans l’enceinte de la mosquée un « cercle de gens assis, avec de la lumière dans une lanterne, qui prenaient du Café pour se préparer à veiller toute la nuit, en récitant des louanges de Mahomet sur sa naissance » (Opc, 26). L’introduction du café au Caire est ainsi attribuée à des « derviches yéménites […] lesquels […] le prenaient même dans leur mosquée, la nuit du lundi et du vendredi qu’ils passaient dans des exercices de dévotion » (Opc, 25). Partout, le café fut ensuite adopté dans des couches plus larges de la population. Le travail d’historien de Galland ne se résume pas à l’exploitation des sources, il s’inscrit aussi dans une perspective critique : l’auteur entreprend en effet de réfuter le récit de l’origine du café tel qu’il avait été répandu en Europe, d’après le traité De saluberrima potione Cahue, publié en 1671 par le maronite Fauste Nairon (1628-ca 1711), un professeur de syriaque à la Sapienza de Rome, ville où il naquit et décéda. L’ouvrage attribuait l’invention du café à des moines yéménites chrétiens qui avaient d’abord observé l’effet excitant du fruit du caféier sur des chèvres (ou des chameaux), une histoire légendaire qui n’a jamais cessé d’être reprise et adaptée. Contrairement à ses contemporains, Galland refuse d’accorder foi à cette « fable », car non seulement Nairon ne renvoie pas à des sources précises, mais il se contente d’évoquer « la tradition commune des Orientaux » ; ce qui « veut dire en bon français que c’est un conte qui se débite parmi le menu peuple de l’Orient, auquel les gens de bon sens ne doivent pas s’arrêter » (Opc, 20). En s’appuyant sur la connaissance qu’il a de l’histoire orientale, Galland montre comment la découverte du café dans l’Arabie Heureuse, si elle revenait à des chrétiens, ne pouvait se situer au plus tard qu’à l’époque prophétique, au-delà de laquelle l’islamisation de l’Arabie (sauf le Sinaï, qui appartenait à l’Arabie dite « Pétrée ») fut totale. Il fait remarquer à ce propos qu’aucun des anciens historiens ou des poètes arabes et 223
[Audiger], La Maison reglée et l’Art de diriger la maison d'un grand Seigneur & autres, tant à la Ville qu’à la Campagne, et le devoir de tous les Officiers, et autres Domestiques en general, Paris, Nicolas Le Gras, 1692, p. 266. Faut-il y voir l’influence de la relation d’Adam Olearius (Beschreibung der muscowitischen und persischen Reise, Schleswig, 1647), traduite en français en 1656, où l’information sur la consommation de café en Perse est accompagnée d’anecdotes mentionnant des personnages historiques des Xe et XIVe siècles (Ferdawi et Tamerlan) ?
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persans n’en a jamais fait état224. Galland voit enfin dans la version de Nairon une adaptation chrétienne du récit arabe. Sans même citer les noms d’Aydrus et de Scialdi attribués dans l’ouvrage du maronite aux moines découvreurs du café, Galland affirme d’une manière péremptoire : « le prieur ou l’abbé du couvent et son compagnon » sont en réalité les derviches adh-Dhabhânî (« Gemaleddin Dhabhan ») et al-Hadhramî (« Mohammed Alhadhrami »), qu’il avait précédemment mentionnés d’après sa source arabe. Certes, au vu des connaissances historiques actuelles, les noms proposés par Galland n’ont pas davantage de valeur que ceux qui figurent dans le traité de Nairon225, mais il faut reconnaître à notre auteur la justesse de son intuition concernant l’élaboration par des chrétiens orientaux, à partir de traditions arabes diverses, d’une légende leur attribuant la découverte du café. La démarche adoptée ici par l’orientaliste s’inscrit dans une approche des textes qui s’est développée au cours du XVIIe siècle : les libertins, suivis par Spinoza et Richard Simon, fondateur en France de l’exégèse biblique scientifique, se mirent à appliquer la critique historique aux écrits de la tradition religieuse, et les savants et les philosophes ne tardèrent guère à s’interroger sur la véracité des fables païennes de la mythologie gréco-romaine. La discussion sur le merveilleux fut portée par Fontenelle, qui publia en 1684 De l’origine des fables, où il récusait l’idée platonicienne selon laquelle la fable serait une allégorie de la vérité. Galland fut luimême informé très tôt des travaux de Pierre Bayle (1647-1706), célèbre philosophe protestant exilé en 1681 à Rotterdam, grâce à la proximité qu’il entretenait avec certains de ses correspondants, comme l’abbé Claude Nicaise ou François Pinsson des Riolles du cercle de Ménage226. Paru entre 1695 et 1697, le fameux Dictionnaire critique et philosophique de Bayle visait à corriger les erreurs commises par des auteurs ou les « faussetés » colportées par eux. Il fut précédé par un Projet et fragment imprimé en 1692, dont Galland eut rapidement connaissance et qu’il jugeait prometteur d’« un bel et bon ouvrage »227. Considérant que le discours véhiculé sur le café charriait des « fables », Galland a placé ses pas dans ceux de Bayle pour en faire la critique. Fondé sur des sources sérieuses même si elles ont depuis été complétées228, le texte de Galland trace donc un canevas simple et du moins recevable d’une histoire dont les origines restent difficiles à appréhender. Sans doute, au vu des conclusions émises dans de récentes études, souvent spécialisées, l’information transmise par l’orientaliste du XVIIe siècle demanderait à être revue. Spécialiste du 224 225
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Opc, 21. Le nom de « Scialdi », cité par Nairon, semble tiré de celui d’ach-Châdhilî, personnage mentionné par al-Jazîrî que Galland avait écarté. Quant au nom d’Aydrus, qui figure également chez Nairon, il est à rapprocher de celui d’Abû Bakr ibn ‘Abd Allâh al-‘Aydarûs (m. 1509), auquel une tradition arabe, vraisemblablement ignorée de Galland, attribuait l’introduction de la consommation de café au Yémen. Voir Encyclopédie de l’Islam, op. cit., p. 470. Voir Antony McKenna, « Introduction du tome IX » et « Introduction du tome XI », Correspondance de Pierre Bayle, éd. Élisabeth Labrousse et Antony McKenna, Oxford, Voltaire Foundation, 2012 et 2014. Cor., 190 (lettre à l’abbé Nicaise du 17 juillet 1693). Voir Hattox, op. cit.
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soufisme, Éric Geoffroy admet bien l’existence d’« une connexion initiale entre café et soufis yéménites », mais il lui semble difficile d’en identifier les acteurs et il rejette le nom des personnages cités dans les sources arabes. Il critique aussi une surévaluation du rôle imputé aux soufis dans la diffusion du café au ProcheOrient229. Notre étude se limitant à évaluer le travail de Galland, pousser plus loin l’actualisation des connaissances sur la première histoire du café – encore largement hypothétique – dépasserait largement l’objectif fixé ici. 4. Les usages du café à Constantinople… et à Paris Après avoir achevé la partie historique de son ouvrage d’après des sources livresques, Antoine Galland, fort de son expérience personnelle, présente au lecteur les usages du café à Constantinople. Lorsqu’il y séjourna dans les dernières décennies du XVIIe siècle, les « maisons de Café » (kahve-hâne), considérées comme des lieux de subversion, étaient toujours fermées : seuls deux établissements pour marins étaient tolérés à Galata. Observateur attentif, il note des détails concernant aussi bien « les petits sacs de papier de différentes grandeurs » (Opc, 50) dont se servent les vendeurs de rue que l’équipement du voyageur qui conserve le café dans « des bourses de cuir longues et étroites » et transporte les tasses, séparées entre elles par du feutre, « dans un étui de bois fort propre, couvert de maroquin rouge » (Opc, 5051). Mais c’est sur la consommation dans les intérieurs stambouliotes que l’orientaliste s’attarde surtout et il offre alors une remarquable peinture de la cérémonie du café dans les grandes maisons. Inscrites dans une perspective comparative, ces descriptions ne sont nullement détachées du contexte français. L’orientaliste souligne ainsi les différences observées dans la manière dont le café se prend à Constantinople et à Paris. Récemment introduit dans la capitale française, on l’y prépare, comme au Levant le « café turc », par ébullition, en « dix ou douze boüillons »230. Mais l’amateur fait ici usage de cuillers, ce qui n’est pas le cas à Constantinople, où le café se prend ordinairement sans sucre. Le café sucré n’est cependant pas une innovation européenne : des voyageurs comme le médecin Johann Vesling ou Jean Thévenot avaient déjà fait état de sa consommation en Égypte et au Levant231. Si Galland indique qu’il s’agissait d’une spécificité des milieux chrétiens, il mentionne aussi, dans son Journal, que l’édulcoration du café n’était pas ignorée des serviteurs du sultan : lorsqu’il accompagna le marquis de Nointel dans sa visite du « kiosque du Grand Seigneur », « on apporta le cavé à Mr l’Ambassadeur dans lequel ils avoient fait mettre du sucre par régal » (JlI, I, 186-187). Le goût des Européens était connu, même s’il n’était pas partagé. 229
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Éric Geoffroy, « La diffusion du café au Proche-Orient arabe par l’intermédiaire des soufis : mythe et réalité », in Le Commerce du café avant l’ère des plantations coloniales : espaces, réseaux, sociétés, XVe-XIXe siècle, dir. Michel Tuchscherer, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 2001, p. 7-16. [Audiger], op. cit., p. 266. Voir Johann Vesling, De Plantis ægyptiis observationes et notæ ad Prosperum Alpinum cum additamento aliarum ejusdem regionis, Patavii [Padoue], 1638, p. 21-22 ; Jean Thévenot, op. cit., p. 63.
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Une autre différence est mentionnée par Galland, sur la base de ses préférences : il se « trouve bien de celui des Turcs et des autres Orientaux, qui le prennent aussi chaud qu’on peut le prendre » (Opc, 55). En France, où les techniques utilisées dans le Levant pour précipiter le marc – envelopper d’un linge mouillé la cafetière tout juste retirée du feu ou y jeter en surface un peu d’eau froide – sont complétées par d’autres – laisser reposer le café pour le clarifier232 –, le breuvage n’est plus servi brûlant. Persuadé qu’il en résulte une déperdition de ses effets bénéfiques, Galland abandonne ici la neutralité qu’il observe généralement pour affirmer la supériorité de l’usage turc. Il signale aussi l’utilisation de tasses deux fois plus grandes à Paris qu’à Constantinople (Opc, 53), sans doute pour faciliter le maniement des cuillers nécessaires à la dissolution du sucre qu’on ajoute au café. Il note également de quelle manière les petites tasses sans anses servant à Constantinople étaient saisies brûlantes entre trois doigts ou tenues, par des amateurs fortunés, « dans de petits vases d’argent qui environnent seulement le bas de la tasse » (Opc, 55), un support connu sous le nom de zarf. À la fin du XVIIe siècle en Europe, alors que la fabrication de porcelaine était encore balbutiante233 et qu’on y suppléait par des importations de Chine voire du Japon234, les tasses utilisées constituaient – autant qu’il est permis d’en juger par l’iconographie contemporaine – un ensemble assez hétéroclite : généralement encore dépourvues de toute anse, certaines en possèdent néanmoins une paire235. La mention par Galland d’usages du café différents à Constantinople et à Paris ne signifie pas que l’auteur se situe dans une démarche qui consisterait à opposer systématiquement l’Europe et le Levant. Au contraire, par-delà l’existence de spécificités matérielles, il met en avant des proximités, d’un autre ordre. Le café, par la consommation courante qui en est faite, tient à Istanbul la place qu’occupe le vin à Paris. Dans tous les milieux, on en prend plusieurs fois par jour et, comme on donne ici, en échange d’un menu service, une pièce pour aller boire, il se donne làbas « l’argent du café ». Plus encore, il est à l’origine, dans les deux capitales, d’une sociabilité assurant entre individus des relations sincères : à Istanbul, les maisons où il se débite favorisent la rencontre de « fort honnêtes gens », avec lesquels on 232
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Cf. [Audiger], op. cit., p. 265-267 ; Jean de La Roque, Voyage de l’Arabie Heureuse, avec un « Traité historique de l’origine et du progrès du Café », Amsterdam, Steenhouwer et Vytwerf, 1716 [1re éd. Paris, 1715], p. 242-243. Nous nous référerons à cette édition hollandaise qui contient en note des informations supplémentaires. La porcelaine tendre vient tout juste d’être mise au point à Rouen et à Paris, et la découverte de la porcelaine dure à Meissen en Saxe intervient seulement peu avant 1710. Voir, par ex., Stéphane Castelluccio, Le Goût pour les porcelaines de Chine et du Japon à Paris aux XVIIe-XVIIIe siècles, Saint-Rémy-en-l’Eau, M. Hayot, 2013. Les collections muséales ne renferment guère de tasses remontant au XVIIe siècle ; des représentations imagées en existent cependant. Les dessins illustrant l’ouvrage de Blegny (op. cit., p. 168) figurent des « cabarets a caffé » aux pièces sans anses, tout comme celles de la gravure de Nicolas de Larmessin représentant un vendeur de café, dans Costumes grotesques et métiers (1695). Quant à l’estampe de Robert Bonnard : « Dame qui prend du café » (1695), elle présente une tasse à deux anses (cf. Recueil. Collection Michel Hennin. Estampes relatives à l'Histoire de France, tome 70, pièces 6127-6221).
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peut honorablement se lier ; et là, comme ailleurs, les engagements pris autour d’une tasse de café valent autrement plus que ceux qui émanent d’un esprit obscurci par le vin. Plus communément, le café vient aiguillonner la conversation, ce que Galland indique dans un bel incipit : « Je ne sais si je me trompe, et si vous avez remarqué, comme moi, que le Café sert d’entretien et que l’on en prend rarement que l’on n’exprime le plaisir qu’il fait, en disant qu’il est bon, qu’il est excellent, d’une manière plus vive qu’à l’égard des autres boissons. Mais je sais, et vous le savez aussi bien que moi, que dans les visites réglées, les Turcs le présentent d’abord que la conversation devient languissante. Alors on ne manque pas de s’écrier que le Café est admirable et que le maître de la maison a des gens qui s’entendent parfaitement à le préparer. Et comme si le café réveillait l’esprit, comme il est vrai en effet qu’il le réveille, l’on passe de cette matière à d’autres, pendant que l’on apporte le sorbet et le parfum, et l’on sort enfin très content de la visite que l’on a faite. La même chose arrive chez vous assez236 souvent, lorsque vous régalez vos amis du Café que vous prenez plaisir de237 faire vous-même, en quoi vous réussissez mieux que ceux qui en font profession. La conversation, que vous ne laissez jamais languir, change alors agréablement pour louer la bonté du Café et celui qui l’a préparé. » (Opc, 7-8)
L’optique comparatiste adoptée est une constante dans l’œuvre de Galland, qui cherche à montrer qu’au-delà des apparences le Levant n’est pas essentiellement différent de l’Europe. Dans la présentation qu’il fait de son anthologie Les Paroles remarquables, les bons Mots et les Maximes des Orientaux238, il déclare que ceuxci « n’ont pas l’esprit moins droit, ni moins vif que les peuples du Couchant » et que les Turcs, dans lesquels on ne voyait souvent qu’une « nation barbare, grossière »239, ne sont nullement dépourvus de mérites. Les Mille et une nuits ellesmêmes fourniront à la réflexion « des exemples de vertus et de vices » qu’on ne rencontre guère dans les autres contes. Si ce rapprochement trouve sa limite dans le domaine religieux – tout auteur doit souscrire à la doxa qui voit l’islam comme une hérésie –, il n’en reste pas moins que le Levant, qui demeure encore souvent le monde de la Bible, est appréhendé par Galland, dans une perspective bien plus large, comme un prolongement spatial de l’aire de l’humanisme. 5. Dire l’ailleurs, parler d’ici Outre que De l’Origine et du Progrez du Café est l’œuvre d’un voyageur doté de capacités d’observation remarquables, c’est aussi le travail d’un habile « savant en langues orientales » sachant mettre des ouvrages spécialisés à la portée du 236 237 238 239
Éd. 1699, p. 4 : « asses » (assez)/Opc., 8 : « très ». Éd. 1699, p. 4 : « de »/Opc., 8 : « à ». Voir chapitre IV. Voir Henry Laurens, op. cit., p. 33-34.
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public français. Toutefois, entre le texte de Galland et ses sources apparaissent un certain nombre d’écarts qui prennent la forme d’imperceptibles retouches obtenues par de brefs ajouts ou de menues substitutions. Si ces interventions de l’auteur contribuent largement à agrémenter la lecture de son traité, elles sont aussi porteuses d’un projet moins immédiatement saisissable, celui d’une réécriture spéculaire, annonciatrice d’une certaine manière d’une généalogie d’écrivains, tels Montesquieu ou Voltaire, qui confient la peinture du royaume de France à des personnages orientaux résidant en Perse ou voyageant en Europe. Quoiqu’en ait dit Dufour240, Antoine Galland était sans conteste un amateur de café. Dans son Journal, il ne manque jamais de mentionner qu’on lui en servait à l’hôtel de Créqui, quand il rendait visite à son ami Daniel de Larroque, un protestant qui avait abjuré et se trouvait au service du secrétaire d’État aux Affaires Étrangères, Jean-Baptiste Colbert de Torcy. Ce type de notation, tout à fait singulier sous la plume d’un diariste qui n’évoque qu’exceptionnellement boissons et nourritures, révèle combien il appréciait ce breuvage qui n’entrait probablement pas dans son ordinaire. Du moins à Paris, puisqu’il souligne à maintes reprises le coût peu élevé du café à Constantinople. Dans De l’Origine et du Progrez du Café, Galland ne se contente pas de manifester son goût pour cette boisson, il s’immisce aussi subrepticement dans le débat récurrent depuis son apparition en Arabie. Fournir des arguments en faveur de sa consommation, combattre les allégations de ses pourfendeurs devient aussi un enjeu pour l’auteur, qui procède subtilement par petites touches et, au bout du compte, fait entrer en écho Orient et Occident. Par la mise en place d’une stratégie d’écriture visant à la dramatisation du récit, Galland illustre la vanité des interdictions ayant frappé successivement le café au Proche-Orient. Il devient alors écrivain et compose son « roman du café ». Telle qu’elle se lit sous sa plume, cette histoire n’est qu’une succession d’interdictions et d’autorisations résultant de fatwâ-s (décisions juridiques) parfois suivies de violences comme le saccage de cafés ou la destruction de stocks. Ce qui ne fut souvent en définitive que de très brefs épisodes de prohibition241 se trouve ainsi amplifié dans l’ouvrage de Galland. Effet de grossissement donc, mais aussi de suspens. L’auteur sait en effet tenir son lecteur en haleine puisque le café, où qu’il arrive, est frappé d’interdit et se voit menacé de disparaître : Le grand usage du Café […] s’augmenta jusques en l’an 917 de l’hégire et 1511 de J.-C, sans que personne se fût avisé de s’y opposer sous aucun prétexte. Mais, en cette année, il reçut une furieuse atteinte par la condamnation qui en fut faite à la Mecque, et il courait le242 risque d’être supprimé pour jamais dans l’étendue du mahométisme, si elle avait eu lieu. » (Opc, 26)
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Voir op. cit., p. 185. Sauf pour la consommation publique à Istanbul, où Murâd IV (1623-1640) et Muhammad IV (1648-1687) veillèrent à la fermeture des cafés. L’article « le » est absent de l’éd. de 1699.
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« […] Depuis ce temps-là on a toujours pris le Café à la Mecque sans trouble […]. Néanmoins, l’an 950 de l’Hégire, à l’arrivée de la caravane des pèlerins de La Mecque qui venaient de Damas, l’on y reçut un ordre du Sultan Soliman, empereur des Turcs à Constantinople, de ne plus boire absolument de Café ; mais cet ordre n’eut lieu que pendant quelques jours. » (Opc, 34-35)
Au Caire, le café eut encore à subir des « persécutions », mais il fut « victorieux, et on l’y prit à la fin sans trouble, comme on l’y prend encore présentement » (Opc, 37). À Istanbul, le scénario se répète et la marche en avant du café se trouve de nouveau freinée temporairement243. Sous la plume de Galland, l’histoire prend des allures d’épopée et la course du café ne peut, en définitive, être arrêtée. Ce récit n’est pas sans éveiller d’écho avec ce qui se passe à la fin du XVIIe siècle en France, où le café suscite toujours des débats passionnés. Des jugements contradictoires circulent sur son effet sur la santé, ce dont témoigne la correspondance de Mme de Sévigné qui passe elle-même, à plusieurs reprises, entre 1676 et 1688, de la consommation à l’abstinence244, et à qui l’on prête le mot bien connu, mais apocryphe : « Racine passera comme le café ». Au moment où Galland écrit, le café est encore accusé des effets les plus abominables. Une thèse soutenue en 1695 à la Faculté de médecine de Paris apportait à la question de savoir si l’usage immodéré du café contribuait à la stérilité, une réponse terrifiante : le café contrarierait la génération, tant chez l’homme que chez la femme245. Dans ce contexte, l’histoire du café que retrace Galland n’a rien de neutre. Son texte, dans lequel rien ni personne n’arrête la progression de la nouvelle boisson, constitue un récit à valeur argumentative, illustrant la faillite à laquelle sont promises toutes les entreprises prohibitionnistes, en Europe comme au Levant. Une manière pour notre auteur de dire à ceux qui près de lui s’évertuent à discréditer le café qu’ils agissent en vain, puisqu’après deux siècles d’efforts les autorités musulmanes n’ont toujours pas réussi à le faire interdire définitivement au Proche-Orient. Mais Galland ne se contente pas de montrer la vanité de l’interdiction du café ; il entend encore dévoiler la faiblesse des arguments des partisans de la prohibition et jeter le doute sur leur capacité de jugement ou leur sincérité. Pour y parvenir, de légères retouches au texte original et l’introduction de quelques brèves interpolations suffisent. De graves et sérieux muftis se transforment alors en risibles fanatiques, comme dans la séquence de l’apparition du café à Constantinople, tirée du texte d’Ibrâhîm Peçevî : le café connaissant un succès fulgurant, les gens de toute condition se précipitent dans les établissements qui en servent ; le résultat est que les mosquées sont désertées pendant que les cafés sont remplis de monde. Les prédicateurs se concertent donc pour obtenir une fatwâ condamnant la consommation du café tant en privé qu’en public, en prenant comme argument – comme 243 244 245
Opc, p. 42-44. Cf. Jean Leclant, op. cit., p. 9-10. Jean de La Roque, op. cit., éd Amsterdam, note p. 329-330 ; Nicolas François Joseph Éloy, Examen de la question médico-politique : si l’usage habituel du Caffé est avantageux […] ou s’il est nuisible, Mons, H. Hoyois, [1781], p. 32-33.
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« prétexte », dit Galland – « que le Café était une espèce de charbon et que tout ce qui avait rapport au charbon était défendu par la loi : ils voulaient parler de la fève du Café que l’on fait rôtir » (Opc, 43)246. Cependant la consommation de café finit par être de nouveau autorisée. Dans l’ouvrage turc, la fin de l’interdiction n’a d’autre explication que la réévaluation de la nature du café par un autre mufti qui conclut qu’il « n’était pas complètement carbonisé » – une argutie juridique qui en vaut une autre. Galland donne de cette justification une version supprimant toute ambiguïté quant au statut du café, puisqu’il écrit : « On ne devait pas le regarder comme du charbon ». Son texte doit en effet être en accord avec les arguments rationnels qu’il a précédemment introduits dans la pensée de consommateurs « ne pouvant se persuader que la religion défendait247 une boisson qui était si utile » et des « choses qui ne font tort à personne » (Opc, 44). Sous la plume alerte de Galland, le rétablissement de l’usage de la boisson prohibée est fondé sur le recours à la Raison, ce qui n’est nullement le cas dans le texte turc, où une fatwâ en remplace une autre, sans que ne soit jamais radicalement remise en cause la croyance qu’une torréfaction trop poussée du café puisse le rendre assimilable à du charbon. Pourquoi Galland transforme-t-il de cette façon l’épisode stambouliote ? Sans doute fournit-il à ses lecteurs une version plus recevable, plus proche de leur manière de penser. Mais, ce faisant, il introduit dans le récit une dimension satirique absente du texte turc, et les docteurs de la loi, surtout quand ils sont prohibitionnistes, deviennent sous sa plume des ordonnateurs dépourvus de logique et d’esprit critique. Replacés dans le cadre du débat français, ces muftis ressemblent fort aux médecins qui, à la Sorbonne ou ailleurs, condamnent sans appel le café, à partir d’une interprétation défavorable de ses propriétés. Si l’on en doutait, une confirmation serait apportée par la manière dont Galland brosse un portrait peu amène des deux médecins qui interviennent dans la réunion organisée à La Mecque par le gouverneur Khâyir Beg, le 20 juin 1511. Quand le texte arabe indique qu’ils figuraient « parmi les plus distingués des médecins de la Mecque » (wa-humâ a‘yân as-sâdat al-attibâ’ bi-Makka)248, Galland écrit qu’ils étaient « médiocrement habiles » ; mais surtout, dans une interpolation à sa façon – « l’un des deux avait fait un écrit contre l’usage du Café, jaloux peut-être de ce qu’il leur ôtait beaucoup de pratiques » (Opc, 29) –, il laisse entendre que leur position sur l’usage du café répond moins à des considérations médicales qu’à des intérêts corporatistes. Ce qui correspond effectivement à la situation en France, comme l’illustre l’affaire de la condamnation du café à Marseille en 1679 par un candidat à l’agrégation au corps des médecins de la
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Galland suit ici le texte de Peçevî : « Les muftis, arguant du fait que toute chose qui est brûlée au point d'être carbonisée, c'est-à-dire qui devient du charbon, est illégale, émirent des fetva-s contre le café » (trad. R. Mantran, op. cit., p. 19). Éd. 1699, p. 56 : « deffendist ». Jazîrî, al-, éd et trad. Silvestre de Sacy, op. cit., p. 652-653.
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ville249 ; un parti toujours adopté par la Faculté de médecine de Paris au moment où Galland écrit, ainsi qu’en témoignent les thèses hostiles à l’usage du café qui y étaient encore soutenues. C’est le cas le 15 septembre 1695, où il est affirmé que « l’usage journalier du Café rend les hommes & les femmes inhabiles à la generation »250. Le gauchissement de ses sources par Galland donne assurément à son texte un caractère polémique en résonance avec les questions françaises. Mais, non content de s’en tenir à défendre la cause du « noir breuvage » ou à mettre en doute la probité des médecins, l’auteur déborde largement du débat sur le café pour esquisser une satire implicite des faux dévots et des hypocrites. C’est le cas notamment dans la longue séquence relative aux épisodes de prohibition, où le détournement du registre sérieux est induit par l’accumulation d’épithètes dépréciatives appliquées aux acteurs, particulièrement aux religieux qui prennent position contre le café. À une seule exception près, tous les participants à l’assemblée réunie à La Mecque le 20 juin 1511 pour mettre un terme à son usage se rangent derrière la position du gouverneur Khâyir Beg, mû par un « zèle indiscret » (Opc, 33). Et ils ne sont euxmêmes que de « faux zélés » (Opc, 31), autrement dit des tartuffes. Sinon, ils agissent « par faiblesse ou par complaisance envers le gouverneur » (Opc, 31), un personnage autoritaire et craint, d’après al-Jazîrî ; à moins que ce ne soit par « prévention » (Opc, 30), c’est-à-dire par préjugé. Au Caire, en 941H/1534, ce sont encore des prédicateurs « ignorants » (Opc, 37) qui déchaînent les foules contre les amateurs de café, une qualification absente chez al-Jazîrî qui rapporte seulement comment s’impose ensuite l’opinion des « docteurs les plus distingués » (min al‘ulamâ’ al-mu‘tabarîn)251. S’esquisse ainsi entre les lignes un portrait peu flatteur de l’opposant à la consommation de café – souvent un religieux –, ignorant, couard et hypocrite. La satire peut encore affleurer quand Galland, exceptionnellement, prend la liberté de composer une scène dont le texte arabe ne lui fournit que l’amorce. Lors de la réunion du 20 juin 1511, certains participants témoignent qu’ils ont consommé du café en croyant qu’il s’agissait d’une boisson licite : ils affirment avoir éprouvé « l’aliénation des sens » et s’être « trouvés dans un état qui leur avait paru condamnable »252. Le texte d’al-Jazîrî ne mentionne pas ici le mot de « vin » (khamr), qui apparaît néanmoins maintes fois dans un ouvrage dont l’un des chapitres est précisément consacré à l’examen de la similitude entre l’effet du vin et celui du café. Galland, qui ne suit pas le texte à la lettre, ne se sent nullement contraint d’en respecter l’implicite, et alors qu’il n’intervient généralement que par petites touches, il s’appuie ici sur les propos du témoin prétendument enivré par le café pour introduire un développement de plusieurs lignes, d’une grande drôlerie : 249
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Voir La Roque, op. cit., p. 313-317 ; Gilles Bouvenot, « L’entrée du café en France par Marseille, en 1644 et le débat médical qui s’en suivit », Bulletin de l’Académie nationale de médecine, 2016, 200, nos 8-9, p. 1709-1719. La Roque, op. cit., p. 329-330 (dans une note absente de l’éd. de Paris). Jazîrî, al-, éd et trad. Silvestre de Sacy, op. cit., p. 642-643. Ibid., p. 654.
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« Il y en eut un qui osa avancer qu’elle enivrait comme le vin, et il donna sujet de rire à l’assemblée toute sérieuse qu’elle était, parce qu’il ne pouvait assurer ce qu’il disait sans avoir bu du vin, et, par conséquent, sans avoir contrevenu au précepte de la religion qui le défend. Un docteur lui demanda s’il en avait bu pour assurer que le Café enivrait de même. Il eut l’imprudence de répondre affirmativement, et le docteur dit aussitôt à l'assemblée que, s’étant accusé lui-même, il fallait lui donner quatre-vingts coups de bâton, punition dont l’on châtie ceux qui contreviennent à ce qui est défendu par la loi mahométane. » (Opc, 31)
Le comique repose sur un double effet de décalage : celui qui intervient pour faire déclarer le café illicite en vertu de principes religieux est lui-même consommateur d’une boisson frappée d’interdiction coranique ; à quoi s’ajoute une inversion dans l’application du châtiment qui frappe ici celui qui argumente pour faire interdire le café, et non l’amateur du breuvage prohibé. Émanant d’un témoin disqualifié, déjà chargé d’opprobre par les coups de bâton qu’on lui réserve, la condamnation du café perd elle-même toute crédibilité. Sous la plume de Galland, qui suit en cela le texte arabe, ce sont pourtant les contrevenants à la prohibition du café qui sont le plus souvent châtiés : des épisodes au maintien desquels l’auteur veille attentivement, alors qu’il opère habituellement un tri sévère, et qui illustrent, comme dans l’exemple suivant, le peu de ménagement avec lequel sont traités les fautifs : « L’officier de police en chef, en faisant sa ronde de nuit, un jour du Ramadan, qui est le temps du jeûne des mahométans, ayant trouvé des gens assemblés dans une maison de Café, il les arrêta, et les ayant envoyés en prison liés et garrottés, il ne les relâcha le lendemain qu'après leur avoir fait donner à chacun dix-sept coups de bâton sur la plante des pieds. » (Opc, 37)
À l’occasion, l’auteur pratique la glose pour dramatiser le récit : « Un musulman, ayant été surpris chez lui sur le fait, fut châtié rigoureusement et promené sur un âne par les places publiques, par ignominie et pour servir d’exemple. » (Opc, 32)
Alors que Silvestre de Sacy se garde de prendre position en traduisant le texte arabe (wa-tâfa bi-hi fî l-aswâq : « Il la [une personne] châtia et la fit promener et donner en spectacle dans les rues »253), Galland s’autorise un commentaire disqualifiant. Ici, comme dans les scènes du même type, la charge comique repose sur le décalage entre la légèreté de la faute supposée et la lourdeur de la sanction – une volée de coups de bâton pour l’absorption d’une simple tasse de café –, ce qui en définitive discrédite les cruels et fanatiques commanditaires du châtiment et innocente leurs ingénues victimes. Il n’est pas douteux que le tissage par Galland d’un texte second dans les interstices d’un récit tiré de sources parfaitement identifiées soit étroitement lié au 253
Ibid., p. 636-637.
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désir d’amuser le lecteur, dont il faut, comme on sait, redouter l’ennui. Cette entreprise ne peut cependant constituer une fin en soi et être détachée de tout contexte. Entre les lignes se dessine une satire des hypocrites et des fanatiques, parmi lesquels se comptent des notables, des gouverneurs, des médecins, mais surtout des religieux et des dévots. L’esprit du Médecin malgré lui (1666) et plus encore du Tartuffe (1664) est perceptible dans un texte manifestement influencé par la veine moliéresque, que Galland goûtait assurément254. Néanmoins, il y a loin de Galland à Molière : alors que le second se situe du côté des libertins, le premier est un catholique sincère qui assiste quotidiennement, ou presque, à la messe255. Ses attaques contre les « faux dévots » ne prendraient-elles pas alors une signification précise dans le cadre de l’histoire du catholicisme français ? Quand Galland compose son texte en 1696, la querelle entre jansénistes et jésuites – une des grandes affaires du XVIIe siècle – vient de rebondir : en 1695, Louis-Antoine de Noailles, moins hostile que son prédécesseur aux jansénistes, est nommé archevêque de Paris. Ceux-ci s’enhardissent alors à publier l’Exposition de la foi catholique touchant la grâce et la prédestination, un ouvrage posthume de Martin de Barcos, neveu de Saint-Cyran, l’introducteur de la doctrine de Jansénius en France. Ce texte est finalement condamné, le 20 août 1696, par Noailles dans une instruction pastorale qui renferme néanmoins une apologie de la grâce augustinienne. Les jésuites fulminent256. On sait que quelques années plus tard, en 1709, les religieuses de Port-Royal seront dispersées et qu’en 1713 la papauté émettra la bulle Unigenitus condamnant le jansénisme. C’est donc dans un moment de grande tension entre catholiques français que Galland écrit De l’Origine et du Progrez du Café, qu’il truffe de pointes à l’encontre de faux dévots. Les travaux conduits jusqu’ici sur ses convictions religieuses se heurtent au « silence assourdissant » de ses ego-documents257. Il semblerait cependant qu’il fît montre au départ d’une sensibilité janséniste. Quand en 1670 il se rend pour la première fois au Levant, c’est Arnauld et Nicole qui l’y envoient afin d’assister un de leurs proches, le marquis de Nointel258, nouvel ambassadeur à Constantinople, dans la mission qui lui avait été confiée d’obtenir de la part des Églises grecques des témoignages propres à combattre les calvinistes. De passage dans la capitale ottomane en 1672, le grand voyageur Jean Chardin observe la ferveur janséniste de l’ambassadeur et de son secrétaire… Antoine Galland259. Mais quelles sont en 1696 les sympathies d’un Galland dont la piété et la solide foi catholique sont manifestes ? Le Journal des dernières années atteste seulement de la lecture 254 255 256
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Voir supra, ch. II. Voir Jl2. Voir Aimé Richardt, Le Jansénisme. De Jansénius à la mort de Louis XIV, Paris, F.-X. de Guibert, 2002, p. 118-121. Voir Nicolas Lyon-Caen, « Le jansénisme à Paris à l’aube du XVIIIe siècle. Autour du Journal d’Antoine Galland », in Antoine Galland (1646-1715) et son Journal, op. cit., p. 21-29. Albert Vandal, L’Odyssée d’un ambassadeur. Les Voyages du marquis de Nointel (1670-1680), Paris, Plon, 1900, p. 37-40. Dirk Van der Cruysse, Chardin le Persan, Paris, Fayard, 1998, p. 17.
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d’ouvrages jansénistes260 et de relations avec le milieu des magistrats plus tard hostiles à la Bulle, sans que jamais rien de plus personnel n’y soit exprimé. Est-ce suffisant pour se risquer à supposer que le modeste Galland ait pu nourrir des sentiments partisans et laisser entendre que les jésuites qui, en France attaquaient les jansénistes, pouvaient s’apparenter aux « faux dévots » de La Mecque et de Constantinople ? Ou bien ne se sent-il nullement impliqué dans une querelle dont il regrette cependant qu’elle déchire les milieux catholiques, et ses pointes viseraient alors l’un et l’autre parti ? Le lecteur d’aujourd’hui verra surtout dans l’esprit dont fait montre Galland une manière de dénoncer le fanatisme. De l’Origine et du Progrez du Café apparaît en définitive comme un ouvrage hybride dans lequel une formidable érudition orientale accueille en son sein une subtile satire des représentants de l’autorité centrale et du clergé. L’entreprise, qui annonce les Lettres persanes, demeure ici à un stade embryonnaire et il semble que Galland n’ait jamais cherché à poursuivre dans cette voie. À la même époque, il s’essaie également dans un tout autre genre en s’engageant dans l’écriture d’ouvrages de morale, comme le XVIIe siècle en a abondamment produit.
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Richard Waller, « Introduction », in Jl2, I, p. 70.
Chapitre IV DES OUVRAGES DE MORALE DE LA TRADUCTION À LA FABRIQUE DE FLORILÈGES
L’intérêt pour les pensées morales fut, semble-t-il, une constante chez Galland. En 1709, il achève, à partir du grec, une traduction des « Maximes des SS. Pères du désert » commencée une quinzaine d’années plus tôt261. Dès son premier séjour au Levant, ce goût était d’ailleurs déjà perceptible. Dans son Journal de Constantinople, les titres d’ouvrages édifiants figurent en bonne place parmi ceux qu’il cite, pour les avoir vus chez les libraires du bazar et les avoir parfois acquis pour le compte de Nointel. Plus encore, marqué sans doute par les habitudes du collège, il se plaît à noter au fil de ses lectures les préceptes moraux qui retiennent son attention262 et, en 1682, il rassemble des « Pensées morales des Arabes »263 tirées d’ouvrages divers. De sa main, on possède aussi une collection de « Proverbes turcs »264 qui emprunte en réalité également à des sources arabes et persanes. Dans les dernières années de sa vie, l’orientaliste achève encore une traduction latine de 275 sentences arabes265 et poursuit la version française qu’il avait commencée de « Cent mots, ou sentences d’Ali »266, deux ouvrages qui semblent aujourd’hui avoir disparu. Ces travaux ne demeurent pas totalement à l’état manuscrit. En 1694 paraît un ouvrage intitulé Les Paroles remarquables, les bons Mots et les Maximes des Orientaux, dont la seconde partie reprend les « Pensées morales des Arabes » 261
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Jl2, I, 290-291 et n. 366, 302, 373 et Jl2, III, 229. Le manuscrit, qui alla à l’abbé Despréaux, le neveu de Galland, semble avoir disparu. BnF, ms. fr. 6139, fol. 20-21. BnF, ms. fr. 6134. BnF, ms. suppl. turc 1200. Une édition critique avec traduction française annotée due à Salam Diab-Duranton et Henri Duranton, avec la collaboration de Nicolas Vatin, vient de paraître chez Geuthner, sous le titre : D’Orient en Occident, la voix/voie des proverbes. Autour du manuscrit Supplément turc 1200 d’Antoine Galland. Jl2, I, 258 (6 et 7 février 1709). Jl2, I, 427 (7 août 1709). La liste des « Livres Mss. de langues orientales legués à la Bibliothèque du Roy par le feu Sieur Galand professeur Royal en langue arabique. mort le 17 fevr. 1715. par son testament verbal fait en présence des Sieurs Couture et Morin de l’académie royale des Inscriptions » (BnF, ms. latin 17174, fol. 45-47) indique que Galland en possédait deux manuscrits différents : « Les cent Sentences de Hali et d’autres anciens Mahometans, avec une paraphrase Persienne, in 4° » et « Les Poemes de Hali, avec la version Persienne, in 4° ».
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compilées par Galland, tandis que la première, qui réunit « paroles remarquables » et « bons mots », offre des modèles de conduite puisés dans un large échantillonnage de littérature orientale. Au même registre appartient la traduction des Fables de Bidpaï, réalisée par Galland au début des années 1690 et publiée après son décès, en 1724. Ces ouvrages peuvent être rapprochés des nombreuses publications de moralistes parues en France, au cours du XVIIe siècle, et parmi lesquelles la postérité a retenu essentiellement les Maximes de La Rochefoucauld et Les Caractères de La Bruyère. À côté de ces grands noms, il a pourtant existé quantité d’auteurs mineurs. La bibliographie de Raymond Toinet comptabilise, entre 1638 et 1715, de la naissance à la mort de Louis XIV, plus de 600 titres267. Même s’ils s’inspirent d’une matière orientale, Les Paroles remarquables, les bons Mots et les Maximes des Orientaux ainsi que les Fables de Bidpaï de Galland n’en relèvent pas moins de cette veine morale. Achevés à peu près à la même époque, ces deux ouvrages sont pourtant de nature différente, car Galland passe alors de la traduction à la composition de textes hybrides susceptibles de plaire davantage aux mondains. 1. « Les Fables indiennes, morales, et politiques de Bidpaï » C’est vraisemblablement un peu avant le milieu des années 1690268 que Galland réalise une traduction des Fables de Bidpaï, ce recueil d’origine indienne connu de longue date en Europe, notamment par des versions latines, et traduit encore au XVIIe siècle par Gilbert Gaulmin (Livre des Lumieres ou la Conduite des Roys composé par le Sage Pilpay Indien, 1644) et par le P. Poussines (Specimen sapientiæ Indorum veterum, 1666). Comme il l’indique plus tard à Huet, c’est pour répondre à une commande de la maison Barbin que l’orientaliste entreprend ce travail269. La fable est alors un genre très prisé. De nombreux érudits continuent d’en traduire pour l’édification de leurs contemporains, notamment les jeunes gens et, dans les salons, les mondains se plaisent à faire la satire des hommes sous une apparence animale. La Fontaine, qui réalise la synthèse de ces deux courants, s’impose comme le successeur d’Ésope et de Phèdre, tout en puisant aussi chez Bidpaï (ou Pilpay) pour son second recueil (1678). Rien d’étonnant donc à ce que la maison Barbin, qui venait tout juste de publier en 1692-1694 la première édition complète des Fables de La Fontaine, ait souhaité rendre le recueil de fables indiennes disponible dans une nouvelle version française et qu’elle ait sollicité Galland. Celui-ci se voit néanmoins refuser son texte pour n’avoir pas consenti aux changements souhaités par l’éditeur, un point sur lequel il n’apporte pas lui-même de précisions. En définitive, pour répondre à l’attente du public, c’est une édition revue de la traduction de Gaulmin qui paraît en 267
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Raymond Toinet, « Les écrivains moralistes au XVIIe siècle », Revue d’Histoire littéraire de la France, 1916, p. 570-610 ; 1917, p. 296-306 et 656-675 ; 1918, p. 310-320 et 655-671 ; 1928, p. 395-407. La traduction est proposée à Barbin en 1696 (cf. Abdel-Halim, op. cit., p. 96). Cor., 359-360 (lettre du 25 février 1701).
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1698 chez Florentin et Pierre Delaulne, sous le titre modifié Les Fables de Pilpay Philosophe Indien, ou la Conduite des Rois270. La traduction de Galland n’est publiée qu’à titre posthume, en 1724, chez Jacques Ribou le jeune, avec un privilège auquel sont associés Cavelier père et fils ainsi que Morin et Ribou l’aîné. Parue en deux volumes, elle est alors intitulée : Les Contes et Fables indiennes de Bidpaï et de Lokman. Traduites d’Ali-Tchelebi-Ben-Saleh, Auteur Turc. Œuvre posthume par Mr Galland271. 1.1. L’édition de Thomas-Simon Gueullette (1724) C’est à Thomas-Simon Gueullette (1683-1766), un magistrat parisien féru d’érudition, l’un des premiers imitateurs des Mille et une nuits de Galland avec Les mille et un quart-d’heure. Contes Tartares (1712) qu’est confiée la « révision » du manuscrit de Galland272. Si cette édition fait connaître le travail de l’orientaliste jusque dans des traductions anglaise et allemande, elle appelle quelques réserves. Alors que Galland avait intitulé son ouvrage « Les Fables indiennes, politiques, et morales de Bidpaï, Bramine, ou Philosophe indien » (BnF, ms. fr. 6133) (voir pl. 6), l’éditeur le fait paraître sous un titre fantaisiste : Les Contes et Fables indiennes de Bidpaï et de Lokman (voir pl. 7). L’introduction qui y est faite du terme de « contes » reflète la distinction établie dans l’édition entre les récits mettant en scène des animaux, les « fables », et ceux dont les protagonistes sont des êtres humains, les « contes ». Si dans son Dictionnaire (1690) Furetière réduit la fable à la « fiction d’un entretien de deux ou plusieurs animaux, ou de choses inanimées, d’où l’on tire quelque moralité, ou plaisanterie », la plupart des lexicographes contemporains et postérieurs ne font nullement allusion à l’espèce humaine ou animale des personnages, mais mettent l’accent sur l’aspect fictionnel du récit et sa portée morale. L’éditeur n’accepterait-il que l’acception la plus restreinte du terme de « fable » ? Ou ne chercherait-il pas plutôt à présenter le texte comme un ouvrage distrayant à l’instar des nombreux recueils de contes orientalisants qui se publièrent à la suite des Mille et une nuits de Galland (1704-1717) et dont Gueullette fut luimême un initiateur ? Autre ajout au titre original : l’attribution de fables à Lokman. Cette bévue est significative de la méconnaissance régnant encore en Europe de l’origine et de 270
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Il est mentionné dans l’ouvrage que « ledit Pierre Delaulne a fait part dudit Privilège à Claude Barbin aussi Libraire à Paris ». D’où l’existence d’exemplaires imprimés aussi par ce dernier, en 1698. Réédité à Paris en 1778, l’ouvrage est alors complété par un 3e volume dû à Cardonne (Contes et fables indiennes de Bidpaï et de Lokman, trad. d'Ali Tchelebi-ben-Saleh, auteur turc, ouvrage commencé par feu M. Galland, continué & fini par M. Cardonne, Paris, 1778, 3 vol.). Des retouches y sont apportées au texte donné par Gueullette. Sept ans plus tard, l’ensemble entre dans la collection du « Cabinet des fées » (t. XVII et t. XVIII). Journal des savants, novembre 1726, p. 715. Sur Thomas-Simon Gueullette, voir J. E. Gueullette : Un magistrat du XVIIIe siècle ami des lettres, du théâtre et des plaisirs, Thomas-Simon Gueullette, Paris, Droz, 1938. Dans le détail, l’information fournie par cet ouvrage n’est pas exempte d’erreurs. On consultera avec profit l’introduction de Jean-François Perrin à la réédition des contes de Gueullette (Paris, Honoré Champion, 3 vol., 2010).
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l’histoire de deux corpus parfaitement distincts : les Fables de Bidpaï, qui remontent à l’Inde et les Fables de Lokman, tirées d’Ésope et passées en arabe, via le syriaque, à l’époque mamelouke. La Fontaine écrivait lui-même en 1678, dans l’« Avertissement » au second recueil de ses Fables : « Je dirai, par reconnaissance, que j’en dois la plus grande partie à Pilpay, sage indien. Son livre a été traduit en toutes les langues. Les gens du pays le croient fort ancien, et original à l’égard d’Ésope, si ce n’est Ésope lui-même sous le nom du sage Lokman ». Pour justifier son titre, l’éditeur crut bon d’attribuer, par deux fois, certaines fables du recueil à Lokman. C’est le cas, dans le premier volume, de « La souris prodigue »273 et, dans le second, de celles qui constituent le troisième chapitre et sont présentées au Roi de la manière suivante : « Quelques Fables de Lokman que je vas (sic) vous conter, vous feront mieux comprendre quelles sont les douceurs d’une amitié réciproque »274. Une longue note tente, en outre, de fournir sur cet énigmatique personnage, nommé « le sage » dans le Coran, une information érudite, tirée de la Bibliothèque Orientale d’Herbelot. Comme les Fables de Lokman restaient encore peu répandues en Europe275, il n’est pas interdit de penser que l’interpolation du nom d’un fabuliste moins connu que Bidpaï dans le titre du recueil visait à attirer un lecteur toujours avide de nouveautés. À l’inverse, l’éditeur s’autorise à taire le nom d’un traducteur secrètement mis à contribution. C’est ainsi qu’il place sous le nom de Galland la totalité de son édition alors que le dernier quart est tiré d’une source différente. Le manuscrit de la BnF qui nous reste de Galland ne donne en effet que l’introduction et le chapitre premier d’une œuvre qui en compte quatorze. Il ne contient manifestement pas l’ensemble du travail de l’orientaliste qui indique en 1701, à Huet, avoir « traduit, du turc en françois les cinq premiers chapitres de l’Humayoun Nameh, qui contiennent les mêmes choses, mais avec plus d’étendue, que ce qui est contenu dans le livre intitulé La Conduite des rois, que Mr. Gaulmin a publié sous le nom de David Persan276 » (Cor., 359-360). Un peu plus tard, il signale au même correspondant que sa traduction sur le turc « peut faire deux bons volumes in-douze, chacun une fois plus gros que la version imprimée » (Cor., 378). Il semblerait donc qu’une partie importante du travail de Galland ait disparu. Le manuscrit fr. 3611 de la BnF fournit à Gueullette la totalité de la matière du premier de ses deux volumes, mais seulement la moitié du second. Comme il ne pouvait être question de donner moins de fables que Gaulmin, le plus simple était d’emprunter les chapitres manquants (II, III et IV), nettement plus brefs que le premier, à son ouvrage. D’un point de vue 273 274 275
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Éd 1724, I, p. 216-218. À comparer avec BnF, ms. fr. 3611, p. 232-233. Éd. 1724, II, 257. Le second volume de la traduction de Galland a disparu. Les Fables de Lokman circulèrent d’abord dans les milieux d’apprentis arabisants : cf. Erpenius, Locmani sapientis Fabulæ et selecta quædam Arabum Adagia cum interpretanione Latina, Leyde, 1615. Tanneguy Le Fèvre reprit quelques-unes des fables de la version latine d’Erpenius en y ajoutant une adaptation en vers de son cru : Fabulæ ex Locmanis arabico latinis versibus redditæ. Accessere et alia quædam ejusdem poemata, Salmurii [Groningue], 1673. Gaulmin n’a traduit que les 4 premiers chapitres des Fables de Pilpay. Concernant son propre travail, Galland compte peut-être l’introduction au titre d’un chapitre.
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commercial, était-il vraiment bien utile alors de mentionner un nom qui aurait alors fait pâle figure à côté de celui du fameux traducteur des Mille et une nuits ? Telles furent sans doute les considérations qui conduisirent à un montage tenu secret et rarement signalé. L’édition de 1724 renferme, par ailleurs, une préface anonyme absente du manuscrit autographe de la BnF, mais qui doit être attribuée à Galland, dont la correspondance nous indique d’ailleurs les sources à partir desquelles il la rédigea : « J’y ai mis au devant une préface très ample, qui donne l’histoire entière de cet ouvrage, depuis que Nouschirvan trouva le moien de le faire venir des Indes en Perse, et cela avec le secours de quelques manuscrits persans et turcs, et de la préface de la dernière version persienne composée par Houssain Vâez, et de la turque faite sur cette Persienne, par Ali Tchelebi sous le règne du Sultan Soliman. » (Cor., 378, lettre du 21 mars 1701, à Huet)
La préface de l’édition correspond effectivement à la description donnée par Galland dans sa lettre à Huet. À partir de sources persanes et turques, il retrace avec une précision jusqu’alors inégalée une histoire des Fables de Bidpaï qu’il n’était nullement à la portée de Gueullette d’écrire. Concernant la révision du texte lui-même, la démarche suivie n’est nullement celle d’un philologue scrupuleux, attaché à une transmission strictement conforme à l’original. Elle s’apparente davantage à celle d’un réviseur respectueux certes de la matière qu’il édite mais soucieux de polir une expression qui transpire souvent la traduction. D’où l’existence de nombreuses retouches, ce qui nous a amenée à nous référer non à l’édition de Gueullette mais au manuscrit autographe de Galland, conservé à la BnF. 1.2. La traduction de Galland d’après le manuscrit autographe Une évaluation de la traduction de Galland implique de connaître quel fut son texte-source. L’orientaliste retient la version turque des Fables de Bidpaï alors la plus renommée à Constantinople, celle qu’effectua Ali Tchelebi vers 1510. Intitulée Humâyûn Nâmeh (« Livre impérial »), elle fut réalisée sur un original persan de la fin du XVe siècle, l’Anvâr-i Suhayli277 (« Les lumières de Canope ») dû à Husayn Wâ’iz278, texte qui fut la base de la version de Gaulmin. Ces deux traductions turque et persane, somme toute assez proches, s’écartent nettement de versions plus anciennes comme Kalîla wa-Dimna279, la traduction réalisée en arabe par Ibn alMuqaffa‘ au VIIIe siècle, à partir du pehlevi ou moyen persan. Husayn Wâ’iz
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Ce titre fut choisi pour honorer Ahmad Suhaylî, vizir de Husayn Bayqarâ, sultan de Herât, à la cour duquel le traducteur Husayn Wâ’iz était prédicateur. Son travail eut comme point de départ une traduction antérieure établie par Nasr Allah au début du XIIe siècle sur l’ouvrage d’Ibn al-Muqaffa‘. C’est le nom de deux chacals courtisans du roi-lion, et principaux héros des deux premiers chapitres.
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substitue aux différents textes liminaires de la version arabe280, un récit unique d’une autre provenance281, taillé sur mesure pour introduire les quatorze chapitres qui suivent, chacun illustrant précisément l’un des quatorze préceptes du Testament du roi Hôshang évoqué dans le récit-cadre282. L’Humâyûn Nâmeh et l’Anvâr-i Suhayli sont aussi très éloignés par le style de Kalîla wa-Dimna, composé dans une prose arabe sobre, sans fioritures et sans poésie intercalée. Quelques siècles plus tard, c’est une expression rythmée, truffée de figures de rhétorique et de vers, qui est appréciée. La traduction d’Ali Tchelebi en turc ne le cédait en rien, sur ce plan, à celle d’Husayn Wâ’iz, en persan. Ces deux versions jouissaient du plus grand prestige dans l’Empire ottoman et Antoine Galland lui-même exprima à leur endroit la plus vive admiration283. Il ne semblait pas qu’il s’inquiétât de la difficulté qu’il y aurait pour lui à rendre une expression aux antipodes de celle des écrivains du Grand Siècle. Son dessein était de dépasser le travail de Gilbert Gaulmin, qu’il jugeait « d’un style fort simple & sans art »284, mais qui constituait la principale référence pour ses contemporains et qui fut, comme on le sait, utilisé par La Fontaine. Alors que la traduction de Gaulmin s’apparente à une sorte de résumé, celle de Galland, beaucoup plus étoffée, entend restituer l’épaisseur du texte. Autre différence notoire entre les deux versions françaises du XVIIe siècle : l’attribution de titres spécifiques aux fables chez Galland, alors que le passage de l’une à l’autre ne se marque chez Gaulmin que par la mention du mot « Histoire ». Ces titres, qui figurent dans le manuscrit autographe de la BnF, sont bien de Galland, car les manuscrits orientaux (Humâyûn Nâmeh, Anvâr-i Suhaylî, Kalîla wa-Dimna) n’en mentionnent que pour les chapitres. Sans doute faut-il voir dans l’initiative prise par Galland l’influence de La Fontaine. Dans la préface des Contes et Fables indiennes de Bidpaï, Galland s’explique sur la méthode qu’il a suivie pour rendre le texte turc :
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Considérations sur la nature du livre et la manière de le lire pour en tirer profit par Ibn alMuqaffa‘ ; Histoire de la mission de Burzôé dans l’Inde ; une biographie de Burzôé avant ce voyage, composée par Bururdjmihr. Silvestre de Sacy émet l’hypothèse que le traducteur persan Husayn Wâ’iz aurait pu trouver dans un livre plus ancien, le Djawidan-khired (« Sagesse éternelle ») ou Testament de Houschenk, l’idée de ce récit introductif (Notices et extraits de la Bibliothèque du roi, X, 1818, p. 94-95). Dans le récit-cadre, il est raconté à l'empereur de Chine Humaioun-fal comment le roi des Indes Dabshalim acquit la sagesse dans l’art de gouverner en se rendant auprès du brahmane Bidpaï qui lui expliqua par une histoire chacun des 14 conseils contenus dans le testament du roi Hôshang qu’un sage vieillard lui avait précédemment transmis. Cette substitution due à Husayn Wâ’iz a le mérite de créer un lien narratif fort entre l’introduction et les 14 chapitres qui suivent, puisque chacun de ceux-ci est consacré à l’explication de l’un des conseils du testament du roi Hôshang. Voir la préface de Galland dans Les Contes et Fables indiennes de Bidpaï et Lokman, 1724, XXXVI, LV- LVI. Ibid., XXXIV.
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« Pour dire un mot de cette Traduction françoise de l’Ouvrage d’Ali Tchelebi, j’ai tâché de la rendre autant fidelle qu’il a été possible. S’il y a quelque chose de retranché, ce sont des expressions trop fortes, & des repetitions qui ont de la grace dans leur original, qu’elles eussent perdue en les exprimant en des termes étrangers. Pour ce qui est du reste, il n’y a rien d’ajoûté. Tout se trouve dans le texte Turc, & ceux qui auront la connoissance des deux Langues, pourront le justifier, en faisant la confrontation du texte & de la Version. Il y a quelques expressions particulieres qu’on a retenuës, parce qu’elles peuvent faire connoître le genie & le goût des Orientaux. » (éd. 1724, LVIII-LIX)
Il est possible de s’assurer de la justesse des propos de Galland par la comparaison d’un échantillon de sa version avec la traduction du même passage de l’Humâyûn Nâmeh par un turquisant du XIXe siècle, Adrien Royer285. On jugera ainsi comment l’orientaliste parvient à concilier son souci de fidélité à l’original et la nécessité pour lui d’adapter les expressions trop connotées de la langue-source. Tiré de la fable « Le roi et le derviche », l’extrait sélectionné concerne l’épisode où le roi dépose chez un saint homme tous ses trésors pour les mettre à l’abri de ses fils prodigues : Version de Galland
Version d’André Royer
Le Roi leur père, sage, prudent et d’une grande experience, considerant qu’il avoit de grands thresors en pierreries et en argent comptant, et que les Princes ses fils menoient cette vie, craignit qu’ils ne dissipassent mal a propos, tant de richesses qu’il avoit amassées avec des peines incroiables. Pour empecher que cela n’arrivast, il fit enterrer toutes ces richesses dans l’hermitage d’un Derviche qui demeuroit prés de la ville pour lequel il avoit beaucoup d’estime et qui d’ailleurs s’estoit acquis une grande veneration parmi les peuples qui le regardoient comme un saint personnage, et il le fit si secretement que personne n’en eut connoissance. Il chargea mesme la dessus le Derviche de sa derniere volontè, et lui dit : Comme je prevois que cela pourroit arriver, lorsque la grandeur et les honneurs inconstans auront tourné le dos
Le roi était un homme sage, prudent, et d’une expérience consommée. Il possédait des joyaux et des pierres précieuses en grande quantité : ses richesses en or et en argent étaient incalculables. Jetant les yeux sur la conduite de ses fils, il craignit que ce trésor immense qu’il avait amassé avec tant de peine ne devint la cible de la flèche de la ruine et le butin du vent de la prodigalité. Dans le voisinage de la ville, habitait un moine, qui, ayant mis toute sa confiance en Dieu, avait renoncé au commerce des créatures pour se vouer au service du Créateur et chercher, par le mérite de ses bonnes oeuvres, à parvenir auprès de lui. Vers.- Il était brûlé par les feux extatiques de la splendeur divine ; Il était tout absorbé dans l'amour de Dieu.
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« Fragments du Humaïoun-Namèh », Journal asiatique, nov.-déc. 1848, p. 381-416. Il n’existe pas de traduction complète de l’Humâyûn Nâmeh en langue française.
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aux Princes mes fils, qu’ils seront pauvres, miserables, et reduits a la derniere extremité, donnés leur avis de ce thresor, peut estre qu’apres avoir bien souffert, ils se reveilleront de leur assoupissement, qu’ils songeront a leurs affaires, et qu’ils s’abstiendront des depenses frivoles qui les auront jetté dans cette misere. Le Derviche promit de s’acquiter ponctuellement de ce qu’il lui recommandoit ; Neantmoins le Roi pour mieux cacher ce qu’il venoit de faire, fit construire un magazin dans son palais, et feignant qu’il y avoit mis toutes ses richesses, il dit aux Princes qu’ils y trouveroïent tout ce qu’il avoit, et ajouta : Quand par la revolution du temps inconstant, vous seré dans la necessité et dans l’indigence, ouvrè-le, il y a de quoi restablir le mauvais estat de vos affaires. (BnF, ms. fr. 3611, p. 205-207)
Le roi avait une confiance entière dans la sainteté de ce personnage. Ayant réuni toutes ses richesses, de manière à n’être vu de personne, il les enfouit dans le couvent du moine ; puis, faisant connaître ses dernières intentions, il lui dit : « Lorsque la fortune inconstante et la puissance éphémère auront abandonné mes fils ; que la source du bonheur, vaine et sans consistance comme un songe, une vision, ou la boisson que nous fait voir un mirage trompeur, sera tout à fait remplie par la poussière de l’adversité ; lorsque enfin mes enfants, pauvres et sans fortune, seront devenus la cible de la flèche du besoin, informeles de ce trésor. Il est possible que la vue du malheur et l’épreuve de l’adversité, les réveillant du sommeil de la négligence, ils l’emploient à rétablir leurs affaires, et, se détournant du chemin de la ruine et de la prodigalité, ils tiennent la ligne de la réserve et de la modération. » Celui-ci, pour cacher son trésor et pour éloigner jusqu’au moindre soupçon, fit creuser un caveau dans l’intérieur de son palais, laissant voir par là qu’il y avait déposé toutes ses richesses. Ayant informé ses enfants de cette particularité, il leur dit : « Lorsque vous verrez dans le miroir inconstant de la fortune le visage de l’adversité et de la pauvreté, n’oubliez qu’ici est enfoui tout ce qui pourra vous procurer les agréments et les plaisirs de la vie. (Journal asiatique, nov.-déc. 1848, p. 400-402)
Très proche de l’original, la traduction du XIXe siècle conserve les vers et rend manifestement les métaphores de manière très littérale. On constate, par comparaison, que si Galland suit de près son texte-source et s’attache à en conserver l’essentiel, les spécificités stylistiques subissent sous sa plume une profonde adaptation. D’une manière générale, les vers ne sont jamais traduits par lui en tant que tels, mais sont rendus en prose, sauf s’ils paraissent redondants ou inutiles : ils sont alors passés sous silence, comme c’est le cas dans l’extrait cité. Une autre difficulté
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pour le traducteur tient à l’abondance d’images étonnantes pour le lecteur ; ainsi, à un rendu littéral des métaphores Galland préfère généralement une formulation française plus neutre. On lit, par exemple, dans son texte : « Le Roi […] craignit qu’ils ne dissipassent mal a propos, tant de richesses qu’il avoit amassées avec des peines incroiables », quand Royer opte pour un abscons mot à mot : « Il craignit que ce trésor immense qu’il avait amassé avec tant de peine ne devint la cible de la flèche de la ruine et le butin du vent de la prodigalité. » L’abrègement de discours perçus comme délayés est aussi pratiqué par le traducteur du XVIIe siècle : c’est le cas ici lorsque le roi imagine l’état misérable dans lequel ses fils pourraient être plongés. Cependant, si Galland ne pouvait en son temps rendre massivement les spécificités stylistiques d’un ouvrage composé en turc ottoman dans une prose fleurie, truffée de vers, il n’en conserve pas moins quelques marques, ainsi qu’il l’indique dans sa préface. Affleurent ainsi de-ci de-là dans ses Fables de Bidpaï des métaphores bien étranges pour le lecteur, comme les exemples suivants permettent d’en juger : « Aux noms de Dabchelim & de Bidpaï, Humaioun-fal se sentit épanouir le cœur, de la mesme maniere qu’un bouton de rose s’épanouit le matin au soufle d’un doux Zephir. » (BnF, ms. fr. 3611, p. 42-43) « C’estoit un personnage de grande vertu, rempli de plusieurs belles connoissances, lequel avoit défrichè les épines des mœurs depravées par une vie penible et solitaire, et qui passoit les jours et les nuits dans des prieres, et dans des veilles continuelles. » (ibid., p. 187-188) « Le masle (d’un couple de moineaux) prit la parole, et lui respondit : Cher fils, portion de nostre cœur, ce n’est pas a nous qu’il faut faire cette demande, addresse toi aux larmes qui coulent de nos yeux [;] elles seront nos interpretes et elles suppléeront a nostre défaut. » (ibid., p. 363)
Galland n’hésite pas non plus à introduire dans son texte des tableaux détaillés reprenant des topoï de la littérature orientale, comme cette plaine verdoyante aux allures de jardin paradisiaque qu’atteint Humaioun-fal lors d’une partie de chasse : « Elle estoit charmante par sa verdure, par les ruisseaux dont elle estoit arrosée, par la fraischeur que l’ombrage des arbres toufus y procuroit, par l’émail des fleurs qui embaumoient l’air de leur odeur, par le doux concert des oiseaux qui y faisoient leur séjour ordinaire, et par la beautès des Ciprès, des Pins, des Sapins, et des Platanes plantès si près les uns des autres qu’ils sembloient se donner la main, et n’estre là que pour faire honneur a ceux qui venoient y chercher du repos. Il ne put voir tant d’agrémens ensemble et ne pas croire que ce ne fust un Paradis terrestre. » (BnF, ms. fr. 3611, p. 11-12)
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Plus tard, dans ses Mille et une nuits, de telles descriptions disparaîtront286. Le traducteur retient aussi certains vers qu’il rend en prose, en ayant soin bien souvent d’en signaler la forme originale : « Un poete dit la mesme chose en ce sens : Le sage fait des choses par ses paroles, que cent armées jointes ensemble ne pourroient pas faire » (BnF, ms. fr. 3611, p. 383). Même la traduction de poèmes plus longs ne le rebute aucunement : « Un sage dit qu’il ne faut destourner personne d’une affaire pour l’occuper a une autre ; la lance qui perce les cuirasses ne doit pas estre emploieè au ministere d’une aiguille ni le sabre a faire la fonction d’un canif. Un poete dit aussi : une corde ne peut pas servir d’aiguille, plus on se donneroit de peine a la polir et a l’aiguiser, et moins on avanceroit. Le sabre est pour faire couler le sang, et le diamant pour percer les pierreries. » (BnF, ms. fr. 3611, p. 298).
Ce passage, qui juxtapose maladroitement des vers platement rendus, traduit le souci constant de Galland de ne pas trop s’écarter de l’original ; cette même préoccupation est manifeste dans la conservation par lui d’éléments triviaux, comme dans cet exemple : « L’Ecrevisse en achevant ce raisonnement se colla si fortement au cou du Heron, et le serra, et pinça si vivement de ses serres, qu’elle n’eust pas de peine a l’estouffer, et a lui faire sortir l’ame des entrailles, d’autant plus qu’il n’estoit pas en estat de faire resistance a cause de sa vieillesse. » (BnF, ms. fr. 3611, p. 398-399)
Gueullette gomme ce qui fait suite, dans la phrase originale, à « l’estouffer » et qu’il estime manifestement inconvenant287. D’autres fois, ce qui est jugé trop cru fait l’objet d’une substitution de la part de l’éditeur. En suivant le texte turc, Galland écrit : « L’animal de qui V. M. a entendu la voix si terrible et qui a troublè son repos, n’est qu’un Bœuf […] puissant, de haute taille, d’un abord agreable par sa couleur [,] par sa grosseur et par son embonpoint […]. Sa passion est de manger, boire et dormir, et toute son ambition se borne a bien remplir son estomach et sa panse. » (BnF, ms. fr. 3611, p. 321-322)
Les derniers mots deviennent dans la version de 1724 : « et toute son ambition se borne à mener une vie tranquille »288. Gueullette connaissait ce qui était encore difficilement acceptable par le lecteur du début du XVIIIe siècle et il ne s’est pas privé d’apporter au texte de Galland les modifications qui lui ont semblé souhaitables. Il est patent que lorsque, dans les années 1690, l’orientaliste s’attaque à la traduction d’un texte littéraire, il ne parvient pas encore à se dégager vraiment de la 286
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Voir Sylvette Larzul, Les traductions françaises des Mille et une nuits. Étude des versions Galland, Trébutien et Mardrus, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 34-36. Voir éd. 1724, p. 363. Ibid., p. 298.
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traduction érudite. Il donne des Fables de Bidpaï une version pesante, conservant nombre de répétitions et une expression parfois très proche de l’original mais éloignée du goût de ses contemporains. Son travail ne pouvait guère séduire les lecteurs de La Fontaine et c’est certainement ce qui a motivé les réserves de la maison Barbin et son refus de le publier sans modifications. Galland saura en tirer la leçon, une dizaine d’années plus tard, quand il « mettra en français » les Mille et une nuits. Auparavant, il s’engage avec Les Paroles remarquables, les bons Mots et les Maximes des Orientaux dans une autre voie, la traduction de fragments, qui va constituer pour lui une sorte de passerelle vers une écriture plus adaptée au goût des mondains. 2. Les Paroles remarquables, les bons Mots et les Maximes des Orientaux Composé à la propre initiative de Galland, c’est l’un de ses rares ouvrages à connaître le succès avant Les Mille et une nuits. Publié à Paris en 1694 chez Simon Bernard et Michel Brunet et dédié à Thierry Bignon, premier président du Grand Conseil, qui l’avait accueilli dans sa compagnie289, le livre (voir pl. 8) suscite durant une quinzaine d’années un intérêt constant : il fait immédiatement l’objet d’une édition à La Haye et, dès 1695, il est publié à Lyon et traduit en anglais290 ; au cours de la première décennie du XVIIIe siècle, l’éditeur parisien Augustin Brunet le réédite quatre fois au moins291, sous le titre d’Orientaliana, ou les bons Mots des Orientaux. Plus tard, l’ouvrage paraît de nouveau en 1730, puis en 1771 dans l’édition de La Haye des Mélanges de littérature orientale de Denis-Dominique Cardonne et, en 1779, dans une édition hollandaise augmentée de la Bibliothèque Orientale de Barthélemi d’Herbelot. Beaucoup plus récemment, il a connu une réédition en 1999292. Sous un même titre, il rassemble deux recueils distincts d’extraits de littérature orientale : une collection de « paroles remarquables » et de « bons mots, d’une part, et un ensemble de « maximes », d’autre part. S’ils présentent des points communs, les deux textes demandent cependant à être analysés séparément. 2.1. Les Paroles remarquables et les bons Mots des Orientaux Dans l’« Avertissement » à son ouvrage, Galland rapproche son travail des recueils d’apophtegmes des Anciens, notamment de celui de Plutarque :
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Voir l’Épître qu’il lui adresse, non reproduite dans l’éd. de 1999. Après le décès, en déc. 1695, d’Herbelot, Thierry Bignon emploiera Galland auprès de lui. The remarkable Sayings, Apothegms and Maxims of the Eastern Nations; abstracted and translated out of their books, written in the Arabian, Persian and Turkish language. With remarks, Londres, 1695. En 1701, 1702, 1707, 1708. Chez Maisonneuve et Larose, avec une préface d’Abdelwahhab Meddeb. C’est de cette édition que seront tirées nos citations.
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« Le lecteur qui aura quelque connaissance des ouvrages des Anciens, remarquera sans peine que le premier titre est l’interprétation ou l’explication de celui d’apophtegmes sous lequel Plutarque nous a laissé les paroles remarquables et les bons mots des anciens rois, des capitaines grecs et romains et des Lacédémoniens. Le titre de Dicta293 memoratu digna, c’est-à-dire de paroles dignes de mémoire, que Valère Maxime a donné en partie au recueil que nous avons de lui, n’en est pas aussi beaucoup différent. Le dessein de Plutarque dans ses apophtegmes, comme il le marque en les adressant à l’empereur Trajan, fut de faire voir quel était l’esprit de ces grands hommes. Mon dessein est aussi de faire connaître quel est l’esprit et le génie des Orientaux. » (Pmo, 18)
L’apophtegme, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit avec ce titre de « paroles remarquables » et de « bons mots » n’a pas d’exact équivalent dans la littérature orientale, même si les recueils d’anecdotes diverses y sont légion. L’apophtegme est une forme brève spécifique qui remonte aux Grecs et rapporte un propos mémorable attribué à un personnage illustre, en contexte, c’est-à-dire en association avec le récit des circonstances dans lesquelles la parole remarquable a été prononcée. Le genre accepte les dits sérieux et les dits facétieux, mais exige qu’ils soient portés par « une parole concise et vive », un bon mot294. Au surcroît, dès l’Antiquité, l’apophtegme ne se conçoit pas sans portée morale, un trait qui sera encore accentué à la Renaissance par des traducteurs comme Érasme295. À la fin du XVIIe siècle, les traductions françaises de ces textes connaissent un vif succès, comme en atteste l’ouvrage de Perrot d’Ablancourt intitulé Les Apophtegmes, ou bons mots des Anciens, tirez de Plutarque, de Diogène Laerce, d'Elien, d'Athénée, de Stobée, de Macrobe, et de quelques autres, publié en 1664, et encore réédité en 1694, précisément l’année de la parution des Paroles remarquables des Orientaux de Galland. Dans le même esprit, le XVIIe siècle voit aussi la publication d’ana qui rassemblent les propos mémorables de savants récemment disparus et Galland luimême fut, comme on le sait, l’éditeur et le principal contributeur des premiers Menagiana publiés en 1693. Il est fort vraisemblable que c’est ce travail issu de sa participation au cercle de Ménage qui lui inspira directement ses « bons mots » des Orientaux. À la proximité chronologique des deux textes – quelques mois seulement séparent leur publication – s’ajoute le fait que Galland ait d’abord espéré publier son texte chez Delaulne, l’éditeur des Menagiana, qui ne répondit cependant pas à son attente. Argument plus déterminant : la large place accordée au domaine oriental dans son « Avertissement » aux Menagiana, entre les recueils de paroles remarquables des Anciens et les ana des Modernes. Cette insertion tient probablement au fait qu’il 293 294
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L’éd. de 1999 comporte une coquille : « dica » pour « dicta ». Voir Bérangère Basset, « Introduction : l’apophtegme, polysémie d’un mot, polymorphisme d’un ‘genre’ », Littératures classiques 2014/2, n° 84 : Usages et enjeux de l’apophtegme dans les littératures européennes (XVIe-XVIIIe siècles), dir. Olivier Guerrier et Fanny Nepote, p. 515. Ibid.
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avait déjà, au moment de la confection des Menagiana, conçu son projet et qu’il en avait même peut-être entamé la réalisation. La connaissance étendue qu’il possédait des textes orientaux le mettait en effet en situation d’aboutir rapidement296. Outre l’influence directe des Menagiana, Galland fut aussi manifestement marqué par l’évolution du genre de l’apophtegme depuis sa redécouverte à la Renaissance. Avaient alors vu le jour des ouvrages dans lesquels se mêlent les propos des Anciens et des Modernes, des Grands et des anonymes, y compris le petit peuple des métiers, et dans lesquels le divertissement du lecteur ne saurait être négligé297. Autant de traits qui se retrouvent dans l’ouvrage de Galland, où le registre plaisant est bien représenté. 2.1.1. Des sources diverses taillées à dessein Galland a pour désir de proposer au lecteur français un recueil d’apophtegmes orientaux répondant à la double contrainte éthique et formelle de cette forme brève. La littérature orientale ne proposant pas de tels ouvrages, il entreprend, en piochant çà et là, de se constituer le sien propre. Son initiative est vue par Ulrich Marzolph comme fondatrice du genre des « Miscellanées orientales » (Oriental Miscellany) qui connaîtra, durant un siècle et demi, un large succès tant en Allemagne et en Angleterre qu’en France298. Les Paroles sont tirées de différents ouvrages persans, turcs et arabes, manuscrits et imprimés. Quelques-uns ont été rapportés par Galland de ses voyages au Levant299, les autres proviennent vraisemblablement de la très riche bibliothèque de Melchisédech Thévenot, le garde de la Bibliothèque du roi pour lequel il travailla à son retour à Paris en 1688300. Une liste détaillée de ses sources est fournie par l’auteur dans l’« Avertissement ». C’est sans surprise qu’il retient d’abord des ouvrages à visée éthique, choisis dans le fonds persan : le Gulistân du poète soufi Sa‘dî (v. 1210-1283), qui lui fournit la matière d’un cinquième environ de son propre texte ; le Bahâristân de Jâmi‘ (« Giami ») (1414-1492), autre grand maître de la
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Voir Sylvette Larzul, « Les Paroles remarquables des Orientaux d’Antoine Galland et leur lectorat », in Antoine Galland et l’Orient des savants, dir. Pierre-Sylvain Filliozat et Michel Zink, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2017, p. 143-161. Voir Nicolas Kiès, « Cum grano salis : l’apophtegme humoristique dans la seconde moitié du XVIe siècle », Littératures classiques n° 84, op. cit., p. 99-118. « The Literary Genre of ‘Oriental Miscellany’ », in Le Répertoire narratif arabe médiéval : transmission et ouverture. Actes du colloque international (Liège, 15-17 septembre 2005), dir. Frédéric Bauden, Aboubakr Chraïbi et Antonella Ghersetti, Liège, 2008, p. 309-319. L’un des états après décès de la bibliothèque de Galland mentionne, parmi les « livres persiens » qu’il possédait, des titres qui figurent dans la liste des sources des Paroles remarquables donnée par lui dans l’ « Avertissement » de son ouvrage : le Qâbûs-nâma, le Bahâristân, l’Histoire tartare des successeurs de Tamerlan commençant au règne de Shah Rokh Mirza (cf. Mohamed Abdel Halim, op. cit., p. 142). Après le décès de Thévenot, sa bibliothèque fut mise en vente, et un catalogue fut alors imprimé (Bibliotheca Thevenotiana, 1694).
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poésie persane, et le Qâbûs-nâma301, un « miroir de princes » très populaire dans l’Empire ottoman, composé en 1082-1083, à l’intention du prince héritier Kay Kâ’ûs, avant-dernier souverain de la dynastie ziyâride de Perse. Galland indique aussi avoir utilisé « deux recueils de bons mots en turc », parmi les moins « vulgaires », l’un d’eux correspondant manifestement aux facéties du célèbre Nasreddin Hodja302. Il se sert en outre de la littérature historique : il puise d’abord dans les histoires universelles d’al-Makîn (1205-1273) (éd. et trad. Erpenius, 1625) et d’Abû l-Faraj ibn al-‘Ibrî, alias Bar Hebræus (1225-1286) (éd. et trad. Edward Pococke, 1663-1672), imprimées en Europe au XVIIe siècle ; il mentionne aussi une « histoire mahométane » intitulée Histoire choisie et une Histoire universelle de Mohammad Lârî303, deux textes en langue persane qu’il lit dans leur version turque. Il exploite également ses propres traductions concernant l’histoire des dynasties turco-mongoles304 et l’histoire ottomane305. Une histoire des poètes turcs de Latîfî complète l’ensemble306. Au total, Galland se sert d’une bonne douzaine d’ouvrages, appartenant à des genres et des registres divers, qu’il connaît bien, parfois depuis ses premières années au Levant. Comment procède-t-il ? Il ne classe nullement sa matière selon un plan d’ensemble préétabli, mais se contente de dépouiller les textes l’un après l’autre et d’insérer au fur et à mesure dans son ouvrage les extraits sélectionnés. Cette manière de faire débouche sur du discontinu, même si apparaissent, à l’occasion, quelques regroupements par catégories de protagonistes, médecins ou derviches. Une table renvoie le lecteur aux sujets traités et aux personnages cités307. Nullement défaut d’écriture, le discontinu se pratique alors volontiers. Nicolas Perrot d’Ablancourt (1606-1664), auteur d’élégantes traductions du grec et du latin308, s’en explique
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Il est indiqué sous le titre Instruction d’un roi du Mazanderan pour son fils, dans l’« Avertissement » de Galland. Deux anecdotes, situées à Sivri-Hissar, à proximité du prétendu lieu de naissance de Nasreddin Hodja, appartiennent manifestement au corpus (Pmo, 29). Henry Laurens suggère que Galland aurait pu faire usage du Latâ’if-nâma de Lâmi‘î (1472-1531), un recueil d’histoires édifiantes et facétieuses (voir op. cit., p. 54). Voir Cor., 375 et 408. « Histoire de Genghiz Khan et de ses successeurs » de Mîr Khwand (d. 1498) et « Histoire de Schah Rokh, des autres fils et descendans de Tamerlan » de ‘Abd ar-Razzâq as-Samarqandî (1413-1482). Cf. ch. 1. C’est du texte de l’historien Sa‘d ad-Dîn (Cogia Efendi) (1536-1599), qu’il se sert. Cf. ch. 1. Il s’agit du Tadhkirat ash-shu‘arâ’ de Latîfî (1490-1582), qui recense par ordre alphabétique trois cents poètes pour la période 1451-1543 et qui constituait alors un ouvrage de référence. Galland indique qu’il le découvrit le 21 février 1672 chez les libraires et qu’il s’informa de son prix (Jl1, I, 56-57). Il en fit, sans doute ultérieurement, l’acquisition (Gallandianus 34 : BnF, ms. turc 297). On regrettera que l’éd. de 1999 ne l’ait pas reproduite, pas plus d’ailleurs que celle qui fut établie pour les Maximes. Ses traductions ont été qualifiées de « belles infidèles », d’après un mot de Gilles Ménage : « Elles me rappellent une femme que j’ai beaucoup aimée à Tours, et qui était belle mais infidèle » (Edmond Cary, Les grands traducteurs français, Genève, Georg et Cie, 1963, p. 29).
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dans la préface de ses célèbres Apophtegmes des Anciens, où il use de la fameuse métaphore de l’abeille butinant les propos d’autrui pour en faire son miel : « J’ay pris pour fondement de cet Ouvrage ceux de Plutarque & de Diogéne Laërce, comme Henry Estienne nous les a donnez ; mais je n’ay pas laissé d'en ajoûter une infinité d’autres de ceux qu’Erasme a recueillis, et que Lycosthéne a rédigez par Chapitres. Toutefois je n’ay suivi, ni l’ordre de l’un qui estoit confus, ni celuy de l’autre, qui sentoit trop son Colége. L’esprit se plaist à voltiger deçà et de-là sur les fleurs comme les abeilles, sans s’arester long-temps sur chacune, & il en compose le miel, qu’il distribuë aprés dans ses cellules, où chaque chose se trouve en sa place, sans que personne s’en mesle, & où elle se rencontre dans l’occasion. »
À un niveau plus élémentaire, il serait intéressant de connaître de quelle manière Galland coupe dans ses sources pour en détacher des extraits susceptibles de répondre à la forme recherchée. Une comparaison de son texte avec l’une de ses sources principales, le Gulistân, dans la traduction d’Omar Ali Shah309, où le rendu en français n’est pas toujours très poétique mais les vers bien distincts de la prose, permet de s’en faire une idée. Le Gulistân est un recueil bien connu d’historiettes en prose et en vers, largement imprégné par la pensée soufie, dû à l’un des plus grands poètes persans, Sa‘dî. Les récits y sont répartis en sept chapitres310 suivis d’un huitième constitué d’une série de conseils. L’ouvrage tire sa qualité poétique d’une expression métaphorique susceptible d’interprétation obvie et ésotérique, mais l’enseignement pragmatique qu’il renferme est recevable bien au-delà des seuls cercles d’initiés. Si Galland conserve dans leur ordre initial les récits qu’il sélectionne dans le texte persan – avant tout dans les quatre premiers chapitres –, il ne se livre pas moins à une profonde réécriture. Son dessein est de donner au lecteur de brèves anecdotes s’achevant par un bon mot, un trait piquant, non de rendre quelque chose des ornements du style original. La plus frappante des modifications est la suppression de tous les poèmes, dont l’ensemble constitue une moitié de l’ouvrage persan. Cette amputation n’est pourtant pas vraiment dommageable au plan narratif, car les vers expriment en langage imagé une leçon souvent déjà donnée en prose. Si tel n’est pas le cas, Galland se contente de les rendre en termes abstraits. On peut en juger par cet exemple correspondant au huitième récit du livre premier du Gulistân311 : Texte de Galland
Traduction de Omar Ali Shah
Hormouz roi de Perse, peu de temps On demanda un jour à Hurmuz, le fils après son élévation sur le trône fit de Naushirwan : « Pourquoi avoir mis 309 310
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Saadi, Le jardin de roses (Gulistan), Paris, Albin Michel, 1991 [1re éd,. 1966]. « Du caractère et de la conduite des rois » ; « De l’éthique des derviches » ; « Des vertus du contentement » ; « Des avantages du silence » ; « De l’amour et de la jeunesse » ; « De la faiblesse et de la vieillesse » ; « Des effets de l’éducation ». Le dernier a pour le titre : « De la conduite de la société ». Voir aussi Pmo, 57/ Gulistan, p. 64-65.
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emprisonner les vizirs qui avaient été au service du roi son père. On lui demanda quel crime ils avaient commis pour l’obliger à leur faire ce traitement ? Il répondit : « Je n’ai rien remarqué et je ne sais en eux rien de criminel. Mais, malgré les assurances que je leur avais données de ma bonté et de ma clémence, j’ai connu qu’ils avaient toujours le cœur saisi de frayeur, et qu’ils n’avaient pas de confiance à mes paroles ; cela m’a fait craindre qu’ils ne se portassent à me faire périr, et en ce que j’ai fait j’ai suivi le conseil de politiques, qui disent, qu’il faut craindre celui qui nous craint. » (Pmo, 54-55)
en prison les ministres de votre père ? » Il répondit : « Je ne leur trouvais pas de défauts, sauf une peur terrible de moi qu’ils portaient dans leur cœur, et ils ne faisaient pas entièrement confiance en ma parole. Je craignais qu’ils se liguent contre moi pour me détruire et ménager leur propre sécurité ; aussi ai-je mis en pratique la maxime du Sage : Crains, ô sage, celui qui a peur de toi, même Si dans un combat tu devais lui être cent Fois supérieur. Le serpent mord le pied du villageois par crainte Qu’il ne lui jette une pierre. Avez-vous jamais vu un chat aux abois déchirer Les yeux d’un léopard ? (Gulistan, trad., p. 36-37)
Les interventions de Galland sur le Gulistân n’affectent pas uniquement les vers, elles touchent aussi la prose. Il arrive, en effet, qu’il ne retienne qu’une partie de l’anecdote, généralement son début, et en réoriente la visée. Ainsi, d’un récit consacré à la définition du comportement du derviche exemplaire, Galland ne conserve que l’amorce qui met en exergue la supériorité du derviche sur le roi « au jour du Jugement » (Pmo, 63/ Gulistan, 109-110). D’un autre, une histoire de collecteur d’impôts qui ruinait les paysans pour plaire au Prince et que celui-ci fit exécuter quand il en fut informé, l’orientaliste, négligeant le châtiment de l’inique percepteur, ne rapporte que la condamnation de l’injustice des puissants : « Sans contestation le lion est le roi des animaux, et l’âne le dernier de tous. Cependant, les sages ne laissent pas de dire : ‘Un âne qui porte sa charge vaut mieux qu’un lion qui dévore les hommes.’ » (Pmo, 56/ Gulistan, 52). Citons encore ce récit où il est question d’un fils de roi peu avantagé par la nature, de fait petit et laid, qui s’illustra au combat, déjoua les intrigues ourdies par ses frères contre lui et obtint finalement de succéder à son père. L’intention de Sa‘dî est ici de dénoncer les rivalités détestables qui opposent habituellement les différents prétendants au trône. Galland, en ne reprenant que le début de l’histoire, choisit de s’en tenir à la condamnation des jugements fondés sur les apparences : « Tout ce qui est gros et grand, n’est pas toujours le plus précieux. La brebis est blanche et nette, et l’éléphant sale et vilain » (Pmo, 54). Ce faisant, pour tenter de ménager quelque peu le bon goût, il n’hésite pas à adapter la version persane, où il est dit : « Tout ce qui est grand par la taille n’est pas/ Toujours grand par la valeur./ Le mouton est comestible alors que l’éléphant/ N’est qu’une carcasse » (Gulistan, 27).
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Cette manière de tailler à coups de serpe dans la prose de Sa‘dî suggère que les choix de Galland ne sont pas uniquement dictés par des préoccupations formelles, mais qu’ils correspondent aussi à des préférences éthiques. Avant d’examiner ce point, il importe de s’intéresser au paratexte que constituent les « remarques » explicatives introduites par Galland à la suite des différentes anecdotes et dans lesquelles se déploie une ample érudition orientale. 2.1.2. Initier à l’Orient Se plonger dans Les Paroles remarquables, c’est, pour le lecteur, se confronter à un univers dont il ignore généralement à peu près tout, c’est faire une expérience comparable à celle que décrit Charles Perrault, quand il évoque la Bibliothèque Orientale de Barthélemi d’Herbelot : « A l’égard du commun des gens de Lettres, ce livre est une espece de nouveau Monde ; nouvelles Histoires, nouvelle Politique, nouvelles Mœurs, nouvelle Poësie ; en un mot, un nouveau Ciel, une nouvelle Terre. »312
S’ils avaient été donnés sans explications par l’auteur, les extraits contenus dans Les Paroles auraient souvent laissé le lecteur perplexe, incapable de situer les personnages et les lieux évoqués, voire de comprendre certains comportements ou certaines pratiques. Ils sont donc suivis par d’abondantes « remarques » qui occupent près de la moitié de l’ouvrage et mêlent informations historiques, géographiques et ethnographiques. Ainsi, à la suite d’une anecdote rapportant comment fut démasqué un menteur originaire de Malatia qui prétendait revenir du pèlerinage et récitait devant le roi des vers d’Enveri qu’il s’appropriait, Galland écrit : « Remarques : Les pèlerins de la Mecque célèbrent la fête du sacrifice à la montagne d’Arafat, où ils sacrifient chacun un mouton. Ainsi, puisque ce jour-là, l’imposteur [un vagabond déguisé sous l’habit d’un descendant d’Ali] était à Basra313 sur le golfe persique qui est fort éloigné de la montagne d’Arafat, c’était une marque qu’il n’était pas pèlerin de La Mecque. Malatia est une ville d’Anatolie dans la Cappadoce des Anciens. Enveri est un ancien poète persan. » (Pmo, 58)
Les Paroles font en effet apparaître un Orient qui n’est plus celui de la Bible, mais celui récemment révélé par les relations de voyage de Thévenot, de Tavernier ou de Chardin314, et qui, sous la plume de Galland, forme un immense espace allant de Constantinople aux confins de la Chine, en passant par la Perse et l’Asie centrale, avec des prolongements jusqu’en Égypte et Ceylan ; le lecteur y découvre des 312
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Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce Siècle, Paris, Antoine Dezallier, t. II, 1700, p. 72. C’est ce dont témoigne, dans l’anecdote, l’un des principaux officiers du roi. Leurs voyages les mènent au Levant, en Perse, parfois aux Indes : voir Pierre Martino, L’Orient dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle, Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 5373 [1re éd., Paris, 1906].
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souverains et des grands personnages – mais aussi des anonymes – appartenant à des époques plus ou moins reculées : si l’Égypte pharaonique est très peu présente, la Perse sassanide est mise en avant à travers Khosro Ier (« Khosrou Nouschirvan ») (531-579)315 et son sage vizir Bouzourgemhir. Les Omeyyades sont représentés par le très redouté gouverneur al-Hajjâj, et les Abbassides par quelques-uns de leurs premiers califes : al-Mansûr (754-775), al-Mahdî (775-785), Hârûn ar-Rashîd (786809), al-Ma’mûn (813-833), al-Wâthiq (« Vathek billah ») (842-847). Les Ghaznévides, une dynastie d’origine turque qui se tailla un vaste empire au Khorassan, en Afghanistan et au Nord de l’Inde, sont aussi mentionnés, en particulier Mahmoud Sebekteghin (998-1030), qui gagna à l’islam des territoires importants dans le Pendjab et le Sind. Les Mongols occupent par ailleurs une large place avec la figure de Gengis Khan (« Ginghizkhan ») (m. 1226), un conquérant impitoyable, dans lequel Galland admire le fondateur d’empire, et celle de son fils Ogtaï Khan, présenté comme un souverain libéral et généreux. Les descendants de Tamerlan (ou Timourides) sont évoqués à travers son fils Shâh Rukh (« Schahroch ») (1405-1447), un souverain réputé avare316, et son petit-fils Ulug Beg (1447-1449), qui fit édifier à Samarcande un observatoire et établir des tables astronomiques restées célèbres317. Les Turcs ne sont pas oubliés, notamment les sultans ottomans du XVe siècle Murâd II (1446-1451) et Mehmed II (1451-1481). Au total, les noms de personnages cités par Galland sont nombreux. À ceux des princes s’ajoutent encore ceux de leurs subordonnés, notamment les gouverneurs de province, dont les rivaux éventuels sont aussi nommés. Souvent impliqués dans d’impitoyables combats pour le pouvoir, ils donnent de l’Orient l’image d’un monde instable où l’on se dispute sans cesse les territoires en faisant couler le sang. Les Paroles révèlent, par ailleurs, nombre d’aspects matériels de l’Orient. Peut-être parce qu’il était numismate, Galland porte un intérêt particulier aux monnaies, dont il indique souvent le cours : un « aspre » est ainsi une petite pièce d’argent en circulation à Constantinople « de la valeur d’environ deux liards » (Pmo, 29) ; une « balische » est une monnaie mongole qui vaut « environ cinq cents livres de notre monnaie » (Pmo, 97) ; la « drachme » est une « monnaie d’argent au coin des califes » (Pmo, 33). D’une manière générale, le sens de l’observation de l’auteur transparaît dans les notations les plus diverses. Il évoque ainsi la façon de s’asseoir en tailleur, le soin apporté à se tailler la barbe, le volume du turban chez les Turcs, la protection des exemplaires du Coran dans des étuis de drap, le plus souvent de couleur verte, etc. Dans les explications qu’il fournit, Galland ne manque pas d’introduire, dès qu’il le peut, des éléments familiers au lecteur. Tel est le cas de lieux connus depuis l’Antiquité, dont il rappelle la dénomination ancienne : « L’île de Serendib est la 315
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Galland écrit à son sujet dans la Préface de la Bibliothèque Orientale : « […] le fameux Nouschirvan, que les Auteurs Mahométans proposent à leurs Princes, comme le modèle sur lequel ils doivent se former pour bien gouverner, quoi qu'il fust Idolâtre ». Galland tient à assurer à Shâh Rukh une bonne réputation, et quand il est taxé d’avarice par un écrivain turc, l’orientaliste s’applique immédiatement à relativiser ce jugement (voir Pmo, 34). Voir Pmo,103.
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même que l’île de Ceïlan, et celle que les Anciens appelaient Trapobane » (Pmo, 63) ; « Hims [Homs] est le nom que les Arabes donnent à la ville d’Emesse en Syrie » (Pmo, 89) ; il retient aussi des anecdotes faisant apparaître des personnages grecs comme Alexandre le Grand et Galien. À côté de l’insertion d’éléments familiers – une technique qu’il reprendra dans ses Mille et une nuits318 –, Galland développe une pratique de la comparaison qui le conduit, au-delà de l’observation de différences de façade, à mettre l’accent sur l’existence d’une humanité commune qu’il évoque déjà dans son « Avertissement » où il déclare : « les Orientaux n’ont pas l’esprit ni moins droit, ni moins vif que les peuples du Couchant. » Observateur au regard aigu, Galland n’en relève pas moins des pratiques différentes dans les choses du quotidien : ainsi, les pierres tombales qui sont gravées en relief à Constantinople, et en creux en France319 ; le fourrage des chevaux fait d’orge en Perse, et non d’avoine320 ; des préparations à base de riz (« pilau ») où « les grains sont dans leur entier et non pas écachés comme quand nous en préparons avec du lait ou en potage » (Pmo, 33). Mais soutenant l’existence d’une affinité morale, Galland s’attache à remettre en cause des préjugés fortement ancrés. Les Turcs souffraient d’une réputation exécrable : méprisés, considérés comme des « barbares », ils étaient l’objet de vives moqueries, à l’instar du Mamamouchi de Molière. Fort de son savoir livresque et de sa longue expérience du Levant, Galland s’applique à combattre cette manière de voir et tient à montrer que les Turcs sont dépositaires d’une riche culture, qu’ils possèdent des savants et des poètes comme Basîrî321 (v. 1465-1535) ou Ahmadî322 (d. 1413). Le nom de l’un d’eux est-il cité dans une anecdote, Galland souligne aussitôt ses mérites ; un jugement négatif estil exprimé à son endroit, il procède immédiatement à une mise au point, comme dans l’extrait suivant : « Dans une assemblée en présence de sultan Mehemmed second empereur de Constantinople [1451-1481], quelqu’un avança que Mirza Khan avait promis mille pièces de monnaie d’or à celui qui lui ferait voir une seule faute dans les ouvrages des poètes de sa cour. Sultan Mehemmed dit : « J’épuiserais mes trésors si je voulais imiter Mirza Khan. » Remarques. Sultan Mehemmed est celui qui prit Constantinople. Quoiqu’il eût si peu bonne opinion des poètes de sa cour ; néanmoins il y avait déjà de bons poètes turcs de son temps, comme Letifi l’a remarqué. » (Pmo, 35)
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Voir Larzul, Les traductions…, op. cit., p. 61-87. Pmo, 73. Ibid., 78. Ibid., 33, 112. Poète en persan et en turc, originaire de Bagdad, qui s’installa à Constantinople en 1496 ou 1497, sous le règne du sultan Bâyazîd II (1481-1512). Il s’agit d’un versificateur élégant et spirituel, très influencé par la poésie persane (voir Encyclopédie de l’Islam, deuxième édition, Leyde, Brill, t. I, 1959, p. 1115). Pmo, 100. Il s’agit de l’un des plus grands poètes ottomans du XIVe siècle, auteur de l’Iskendarnâma, offert à Soliman Çelebi (1403-1421).
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La religion, abondamment évoquée dans les sources de l’auteur, demeure cependant une question délicate. Dans la France du « Roi Très Chrétien », l’islam est toujours officiellement considéré comme une hérésie et Mahomet comme un faux prophète ; aussi Galland – sincère catholique au demeurant – ne peut-il pas manquer de s’en démarquer en affirmant que le Coran ne contient pas la parole de Dieu : « Les mahométans tiennent que Dieu fait faire tous ses messages par l’ange Gabriel, et c’est de là qu’ils veulent que ce soit lui qui ait dicté l’Alcoran à Mahomet, et qu’ils appellent les rêveries qui y sont contenues, la parole de Dieu. » (Pmo, 29)
L’auteur n’entend pas pour autant se livrer à la polémique. Dès lors qu’il en a clairement condamné le dogme, il souhaite fournir sur la religion musulmane une information étendue. Ainsi, au fil des « remarques », le lecteur aura connaissance des principaux rites de l’islam : la profession de foi ; la prière, ses horaires et l’obligation des ablutions ; le pèlerinage ; le jeûne d’un mois une fois l’an ; se trouve en outre indiqué l’usage fait de la formule bismillâh (« au nom de Dieu ») comme de la récitation du Coran, dans des circonstances déterminées. Galland s’attache aussi à expliquer que la « moinerie » n’existe pas chez les musulmans, car les derviches ne prononcent pas de vœux323, et que le martyr n’est pas, comme chez les chrétiens, celui qui accepte d’être exécuté plutôt que de sacrifier sa foi, mais celui qui meurt à la guerre pour servir la cause de la religion324. Il souligne également que « les lois […] sont chez eux inséparables de la religion » (Pmo, 62), mais que les Turcs et les Persans divergent profondément quant à la conception de la légitimité du pouvoir ; sans recourir aux termes plus tardifs de Sunnites et de Chiites, il écrit : « Les descendants d’Ali sont considérés dans la Perse, tant à la considération d’Ali que de Fatime fille de Mahomet et femme d’Ali, parce qu’ils sont censés descendre de Mahomet par Fatime. […] Mais, les Turcs ne croient pas avec les Persans que les descendants d’Ali fussent les véritables successeurs de Mahomet à la dignité de calife. » (Pmo, 39)
En définitive, les informations détaillées données par Galland mettent en avant l’existence de multiples différences entre l’islam et le christianisme ; mais, quand une méconnaissance quasi totale n’aboutit qu’à taxer d’« hérésie » la religion musulmane, ce savoir nouveau crée, en quelque sorte, une proximité que Galland situe au plan moral. Après une anecdote tirée du Gulistân, où un derviche fait remarquer à un roi plein d’arrogance qu’au jour du Jugement dernier leurs positions seront inversées, Galland écrit, en effet : « Les mahométans, comme les chrétiens, attendent un jugement universel pour le châtiment des méchants et pour la récompense des bons » (Pmo, 63). Ce type de propos qui sous-entend que l’islam n’est pas totalement mauvais, ne saurait être multiplié. Galland se doit ici d’observer la
323 324
Pmo, 62-63. Ibid., 86.
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plus grande prudence : quelques années plus tôt, Richard Simon n’avait-il pas été accusé par le janséniste Arnauld de trop louer la morale musulmane325 ? Composées dans une forme familière aux lecteurs du temps, Les Paroles remarquables des Orientaux constituent assurément une initiation tout à fait sérieuse à l’Orient. Cette anthologie, qui n’a plus rien à voir avec la caricature des Turqueries326, reste cependant encore bien en deçà de la très érudite Bibliothèque Orientale de Barthélemi d’Herbelot, qui paraît trois ans plus tard, en 1697, sans rencontrer en France, rappelons-le, le moindre succès. Sans doute n’y existait-il pas encore de public suffisamment familier des choses de l’Orient pour l’apprécier à sa juste valeur. Plus élémentaires, Les Paroles étaient davantage adaptées au lectorat des mondains, des esprits curieux pour lesquels la matière orientale devait être habilement sélectionnée et agréablement présentée. 2.1.3. Réseaux thématiques et modèles de conduite Si les « remarques » de Galland ont certainement suscité l’intérêt des lecteurs, c’est sans nul doute les anecdotes que contient l’ouvrage qui en ont fait le succès. Aussi discontinu qu’en soit le contenu, il n’en présente pas moins des thématiques récurrentes étroitement liées les unes aux autres, derrière lesquelles il n’est pas possible de ne pas voir le choix de l’auteur. Inspiré pour une part de « miroirs de princes » qui font le portrait du souverain exemplaire, magnanime, juste et généreux et tracent en creux la conduite de ses sujets, le texte de Galland réserve une place de choix à la question du bon gouvernement. Il se plaît à en exposer les principes tels que ses sources les présentent dans la bouche de grands souverains, comme Alexandre ou Nouschirvan. De son histoire des descendants de Tamerlan327, il extrait aussi les conseils délivrés par Schahroch à ses fils en léguant à chacun d’eux une part de son empire. Voici, par exemple, comment il s’adresse à Mirza Ulug Beg : « Le souverain pénétré de quel prix est un empire, doit premièrement lui [Dieu] rendre grâces de ses bienfaits. Ensuite il faut qu’il ait de la tendresse et de la compassion pour tous ceux qui sont dans la nécessité […] Ayez de la vénération et du respect pour les savants, et ne vous écartez pas des préceptes de la loi ni des décisions de ceux qui l’ont expliquée. […] Prenez sous votre particulière protection les peuples de la campagne, afin qu’on ne leur fasse aucune vexation ; mais au contraire qu’on leur fasse toute sorte de justice. Car ce sont eux qui contribuent au maintien et à l’augmentation des finances de l’Etat. […] Châtiez ceux qui manquent à leur devoir. Enfin, en quelque rencontre que ce soit, ne vous écartez pas de la droiture, et commettez la garde de vos confins à des gouverneurs d’une expérience consommée, et qui aient soin de bien entretenir les places fortes. » (Pmo, 102-103)
325
326 327
Voir « Richard Simon », Dictionnaire des orientalistes de langue française, dir. F. Pouillon, Paris, Karthala, 2012, p. 957-959 (notice de B. Heyberger et S. Larzul). Voir Martino, op. cit., 2e partie, ch. 1 et 2. « Histoire de Schah Rokh, des autres fils et descendans de Tamerlan ».
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Si les principes de bon gouvernement figurent certes parfois sous forme prescriptive, notamment à la fin du recueil quand ils sont tirés d’ouvrages historiques, ils s’incarnent aussi, davantage en conformité avec la conception de l’ouvrage, dans des anecdotes. Citons, à titre d’exemple, celle où un roi de Perse belliqueux est appelé par un Arabe à la modération pour se prémunir de trop lourdes représailles : « Pendant la minorité de Sapor fils d’Hormouz roi de Perse, Taïr chef des Arabes fit une cruelle guerre aux Persans, dans laquelle il pilla la capitale du royaume, et fit la sœur de Sapor esclave. Mais, quand Sapor eut atteint l’âge de gouverner par lui-même, il attaqua Taïr et le prit dans une forteresse par la trahison de Melaca sa propre fille, qui ouvrit la porte de la forteresse. Après qu’il se fût défait de Taïr, il fit un grand carnage des Arabes, et à la fin lassé de cette tuerie, afin de rendre sa cruauté plus grande par une mort lente, il ordonna qu’on rompît seulement les épaules à tous ceux qu’on rencontrerait. Melik un des ancêtres de Mahomet lui demanda quelle animosité il pouvait avoir pour exercer une si grande cruauté contre les Arabes. Sapor répondit : ‘Les astrologues m’ont prédit que le destructeur des rois de Perse doit naître chez les Arabes, c’est en haine de ce destructeur que j’exerce la cruauté dont vous vous plaignez’. Melik repartit : ‘Peut-être que les astrologues se trompent, et si la chose doit arriver, il vaut beaucoup mieux que vous fassiez cesser cette tuerie, afin qu’il ait moins de haine contre les Persans quand il sera venu. » (Pmo, 79-80)
Mais l’ouvrage de Galland déborde très largement la question de l’art de gouverner. Il met en scène, conformément à l’évolution des recueils d’apophtegmes au XVIe siècle, à côté des rois et des puissants, des anonymes, des petits et des sansgrades et, quel que soit le rang des protagonistes, égrène inlassablement le même petit nombre de thèmes, résultat d’un tri nettement orienté. L’un de ceux qui dominent est l’insatiable avidité manifestée vis-à-vis des richesses matérielles ; une attitude d’où procèdent nombre d’injustices comme l’accaparement du bien d’autrui, outre la mesquinerie que constitue la recherche du gain le plus minime par quelqu’un de fortuné. Ainsi, après le décès d’un notable syrien, « Salahh-ddin […] s’empara de ses richesses et de tous ses biens, et quelque temps après il voulut voir un fils âgé de dix ans qu’il avait laissé en mourant. On le lui amena, et comme il savait qu’on avait soin de son éducation, il lui demanda où il était dans la lecture de l’Alcoran. Il répondit avec esprit et avec une hardiesse qui surprit tous ceux qui étaient présents, et dit : ‘J’en suis au verset qui dit : Ceux qui mangent le bien des orphelins sont des tyrans.’ » (Pmo, 89)
Une fortune n’est pourtant jamais définitivement acquise et elle peut, de manière inattendue, être ôtée des mains de celui qui la possède : « On demandait à un Arabe ce qu’il lui semblait des richesses : ‘C’est un jeu d’enfant, on les prend, on les donne ; on les donne, on les reprend’ » (Pmo, 83). C’est d’ailleurs par une histoire montrant comment une cupidité sans borne conduit l’homme à sa propre perte que Galland choisit de clore son recueil :
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« Du temps d’Isa [Jésus] trois voyageurs trouvèrent un trésor en leur chemin, et dirent : ‘Nous avons faim, qu’un de nous aille acheter de quoi manger.’ Un d’eux se détacha et alla dans l’intention de leur apporter de quoi faire un repas. Mais, il dit en lui-même : ‘Il faut que j’empoisonne la viande afin qu’ils meurent en la mangeant, et que je jouisse du trésor moi seul.’ Il exécuta son dessein et mit du poison dans ce qu’il emporta pour manger. Mais, les deux autres qui avaient conçus le même dessein contre lui pendant son absence, l’assassinèrent à son retour et demeurèrent les maîtres du trésor. Après l’avoir tué, ils mangèrent de la viande empoisonnée et moururent aussi tous les deux. Isa passa par cet endroit-là avec ses apôtres, et dit : ‘Voilà quel est le monde. Voyez de quelle manière il a traité ces trois personnes. Malheur à celui qui lui demande des richesses.’ » (Pmo, 113-114)328
La disqualification de l’avidité a pour corollaire le blâme de l’avarice, comme l’illustre plaisamment l’anecdote suivante : « Avant que de manger, un mahométan avare disait toujours deux fois, Bismillah, c’est-à-dire, au nom de Dieu. Sa femme lui en demanda un jour la raison. Il dit : ‘La première fois, c’est pour chasser le démon, et la seconde, pour chasser les écornifleurs.’ » (Pmo, 34)
À l’inverse, la générosité grandit celui qui en fait montre, à l’instar d’Ogtaï, fils de Gengis Khan : « En passant par le marché de Caracoroum sa capitale, Ogtaïkhan vit des jujubes, et commanda à un officier de lui en acheter. L’officier obéit et retourna avec une charge de jujubes. Ogtaï lui dit : ‘A la quantité qu’en voilà, apparemment qu’elles coûtent plus d’une balische ?’ L’officier crut faire sa cour, et dit qu’elles ne coûtaient que le quart d’une balische, et que c’était même plus que le double de ce qu’elles valaient. Ogtaï lui dit en colère : ‘Jamais acheteur de ma qualité n’a passé devant la boutique de ce marchand’, et lui commanda en même temps de lui porter dix balisches. » (Pmo, 98)
La véritable richesse est constituée non par l’argent et les biens qu’on détient, mais par le savoir qu’on possède, la science qu’on acquiert, comme l’illustre l’anecdote suivante : « Deux princes fils d’un roi d’Egypte, s’appliquèrent l’un aux sciences et l’autre à amasser des richesses. Le dernier devint roi et reprocha au prince son frère le peu de bien qu’il avait en partage. Le prince repartit : ‘Mon frère, je loue Dieu d’avoir l’héritage des prophètes en partage c’est-à-dire, la sagesse. Mais, votre partage n’est que l’héritage de Pharaon et d’Haman, c’est-à-dire le royaume d’Egypte.’ » (Pmo, 64)
À l’opposé, l’ignorance et la sottise apparaissent comme les pires défauts. Les anecdotes où elles s’incarnent appartiennent souvent au registre plaisant, comme celle-ci qui montre que le sot n’est pas toujours celui que l’on croit : 328
Sur la place de cette histoire dans les traditions orientales et son passage en Occident, voir Marzolph, « The Literary Genre of ‘Oriental Miscellany’ », op. cit., p. 313-315.
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« Dans une nuit obscure un aveugle marchait dans les rues avec une lumière à la main et une cruche d’eau sur le dos. Un coureur de pavé le rencontra, et lui dit : ‘Simple que vous êtes à quoi vous sert cette lumière ? La nuit et le jour ne sont-ils pas la même chose pour vous ?’ L’aveugle lui répondit en riant : ‘Ce n’est pas pour moi que je porte cette lumière, c’est pour les têtes folles qui te ressemblent, afin qu’ils ne viennent pas heurter contre moi et me faire rompre ma cruche.’ » (Pmo, 38)
La pensée qui irrigue Les Paroles est cependant loin de s’inscrire tout entière dans les cadres binaires qui viennent d’être tracés. Elle se fonde, en effet, sur la recherche constante de modération, un « juste milieu » qui débouche sur des choix pragmatiques, voire opportunistes. Si, dans cet espace, les comportements humains ne sont pas prédéfinis et peuvent varier, les attitudes extrêmes, la violence, n’y ont pas de place, comme l’illustre cette anecdote humoristique : « Un mahométan qui avait donné plusieurs preuves d’une force extraordinaire, était dans une si grande colère qu’il ne se possédait plus, et qu’il écumait de rage. Un homme sage qui le connaissait le voyant en cet état, demanda ce qu’il avait, et il apprit qu’on lui avait dit une injure. Cela lui fit dire : ‘Comment, ce misérable porte un poids de mille livres, et il ne peut pas supporter une parole ?’ » (Pmo, 63)
Pour ne pas s’exposer aux avanies, mieux vaut manifester de la modestie et de l’humilité, se garder de l’ostentation et de la fatuité. Faire montre de suffisance n’expose-t-il pas à être durement raillé, comme le faiseur de vers de l’anecdote suivante ? « Un poète persan lisait au fameux poète Giami un ghazel de sa façon qui ne valait rien, et lui faisait remarquer qu’il était singulier en ce que la lettre élif ne se trouvait dans aucun des mots de la pièce. Giami lui dit : ‘Vous feriez une bien plus belle chose si vous en ôtiez toutes les lettres.’ » (Pmo, 42)
Plus encore s’imposent vigilance et prudence : taire ses propres malheurs et conserver les secrets confiés ; ne pas relever les défauts d’autrui, ni en dire du mal ; ne pas s’en prendre à plus fort que soi et respecter les hiérarchies sociales ; ménager son ennemi, qui pourrait ne pas toujours le demeurer. Quant à l’ami, ne jamais avoir en lui une confiance aveugle, comme le montre l’anecdote suivante : « Un maître lutteur, de trois cent soixante tours d’adresse de son art, en avait enseigné trois cent cinquante-neuf à un de ses disciples, et ne s’en était réservé qu’un seul. Le disciple jeune et dispos, qui avait bien profité des leçons qu’il avait prises, eut la hardiesse de défier son maître à lutter contre lui. Le maître accepta le défi, et ils parurent l’un et l’autre devant le sultan qui n’approuvait pas la témérité du disciple et en présence d’une grande foule de peuple. Le maître qui n’ignorait pas que son disciple avait plus de force que lui, ne lui donna pas le temps de s’en prévaloir. D’abord, il l’enleva de terre adroitement avec les deux mains, et l’ayant élevé jusques sur sa tête, il le jeta contre terre aux acclamations de toute l’assemblée. Le sultan récompensa le maître et blâma le disciple, qui dit qu’il n’avait pas été vaincu par la force ; mais seulement par un tour de l’art qui lui avait été caché. Le maître repartit : ‘Il est vrai ; mais
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je me l’étais réservé pour un tel jour qu’aujourd’hui ; parce que je savais la maxime des sages, qui dit, quelque affection qu’on ait pour un ami, que jamais il ne faut lui donner un avantage à pouvoir s’en prévaloir s’il devenait ennemi.’ » (Pmo, 56-57)
Pareille circonspection peut aussi conduire à se ranger opportunément du côté du puissant, ce que n’hésite pas à faire un sage comme Bouzourgemhir : « Nouschirvan délibérait dans son conseil d’une affaire de grande importance, et les vizirs proposaient chacun leur sentiment. Nouschirvan avança aussi son avis et Bouzourgemhir le suivit. On demanda à Bouzourgemhir pourquoi il avait préféré l’avis du roi à l’avis des vizirs ? Il répondit : ‘Le sujet de l’affaire dont il s’agit est très incertain, et j’ai cru qu’il valait mieux suivre le conseil du roi afin d’être à couvert de sa colère au cas que la chose ne réussisse pas.’ » (Pmo, 58)
Si la morale qui sous-tend Les Paroles ne se distingue pas par une grande originalité, le lecteur du XVIIe siècle finissant a cependant pu trouver des charmes à l’ouvrage de Galland. Le récit est vivant : l’auteur est manifestement à l’aise dans la narration et il s’est débarrassé de l’expression embarrassée qui gâtait ses Fables de Bidpaï. Les anecdotes sont plaisantes et les bons mots s’y enchaînent. Enfin, l’ouvrage conduit dans des mondes lointains, où le comportement des hommes n’a cependant rien de très déroutant. 2.2. Les Maximes des Orientaux Dans le second recueil, Les Maximes des Orientaux329, Galland fait un pas en avant supplémentaire dans l’expérience littéraire : son texte, une longue suite de sentences, est publié sans remarques ni commentaires, ce qui gomme toute trace d’érudition. Il accorde une importance évidente, dans son « Avertissement », à la qualification par « maximes » des pensées réunies sous sa plume, reprochant, d’ailleurs, à ses prédécesseurs Erpenius et Golius d’en avoir fait « imprimer confusément et sans distinction avec les proverbes » – ceux-ci étant associés au « vulgaire »330 –, même s’il admet dans ses « Pensées » que les auteurs orientaux n’ont pas toujours fait le départ entre les deux331. Il est manifeste que Galland tient ici encore à présenter son travail aux lecteurs dans un genre qui leur est familier, celui des « maximes », terme le plus usité dans les titres de recueils du XVIIe siècle, largement devant « réflexions », « pensées » ou « sentences »332. 2.2.1. Discontinu et tri rigoureux des sources Pas plus que Les Paroles, Les Maximes des Orientaux ne sont élaborées à partir d’un seul ouvrage et ne correspondent à la traduction d’un texte préexistant. 329 330 331 332
Dans l’éd. de 1999, p. 117-175. Voir la définition du Dictionnaire de l’Académie française, tome II, 1694, p. 630. « Pensées morales des Arabes interpretées par A. Galland » (BnF, ms. fr. 6134), « Preface ». Voir la bibliographie de R. Toinet, op. cit.
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L’auteur indique dans son « Avertissement » avoir fait usage de plusieurs sources, mais il ne mentionne avec précision que celles qui pourraient être connues : les « maximes » recueillies par Erpenius333 et Golius334 et les Fables indiennes de Bidpaï. Pour le reste, il s’agit de deux recueils manuscrits, l’un possédé par Melchisédech Thévenot, l’autre par Galland lui-même, ainsi que de « quelques autres livres de morale arabes, persans et turcs tant en vers qu’en prose. » Les Maximes des Orientaux résultent d’une élaboration en plusieurs temps, réalisée entre 1682 et 1694. Le premier état du texte nous est accessible dans le manuscrit intitulé « Pensées morales des Arabes interpretées par A. Galland » (BnF, ms. fr. 6134, 99 pages), daté de « Constantinople, 1682 » (voir pl. 9). Il s’agit de la mise au net d’une traduction française de pensées morales recueillies par l’auteur dans diverses collections arabes, mais aussi persanes, ainsi qu’il l’indique dans la « Préface » de son travail. Comme chez La Rochefoucauld, les sentences sont numérotées et s’élèvent au nombre de 503335. Si l’ouvrage semble bien avoir été préparé pour l’édition, il ne fut pourtant pas publié sous cette forme. Postérieurement, Galland procède à un second relevé de pensées qu’il note, dans une écriture serrée, sur les marges du même manuscrit. Leur traduction française est cette fois généralement précédée par leur version originale en caractères arabes. C’est cet ensemble, constitué en deux temps, qui fournit à Galland l’essentiel de la matière qu’il offre en 1694 dans ses Maximes des Orientaux. Mais plutôt que de faire figurer les deux collections l’une à la suite de l’autre, l’auteur choisit de les entremêler en intercalant, page après page, les maximes de la seconde série entre celles de la première. Ce principe de composition aléatoire n’exclut pas la mise à l’écart de quelques-unes des pensées initialement sélectionnées, probablement en raison de leur banalité ou parce qu’elles font figure de doublons336. D’autres sont déplacées par rapport à leur position initiale dans le manuscrit, mais ce reclassement reste embryonnaire. L’auteur complète encore cet ensemble par des sentences d’une autre provenance qui forment approximativement le dernier cinquième du recueil, ce qui porte la collection publiée en 1694, sans numérotation, à plus d’un millier de pensées. Ainsi conçue, la collection ne repose pas sur un classement thématique précis, même si, de temps à autre, se trouvent regroupées quelques pensées relatives à un même sujet. Ce qui domine, c’est le discontinu, et 333
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Locmani sapientis fabulæ et selecta quædam arabum adagia cum interpretatione latina, Leyde, 1615. Arabicæ linguæ tyrocinium. Id est Thomæ Erpenii Grammatica arabica ; cum varia praxios materia, Leyde, 1656. Aux textes déjà édités par Erpenius, une Grammaire arabe, une édition avec traduction des Fables de Lokmân et une collection d’adages arabes, Golius en ajoute de nouveaux, parmi lesquels trois cents proverbes arabes, deux sourates du Coran (XVI et LXI), le premier chapitre des Maqâmât d’al-Harîrî et un poème d’Abû l-‘Alâ’ al-Ma‘arrî, accompagnés d’une traduction latine et de notes. Les Réflexions ou sentences et maximes morales, dans leur 5e édition augmentée et révisée de 1678, considérée comme définitive, comptent en fait 504 unités, la dernière correspondant à une dissertation d’une certaine ampleur sur le mépris de la mort. Par ex., le n° 448 du ms. BnF fr. 6134, p. 85 : « On a toute sorte de satisfactions a souhait, ou règne la parfaite amitié » et le n° 464, p. 89 : « Le prince cruel agit contre son roiaume, et le dévot ignorant fait injure à la religion. »
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l’auteur propose dans son « Avertissement » un moyen d’y remédier : « Ceux qui auraient pu souhaiter que les maximes fussent disposées par ordre des matières pourront se satisfaire en consultant la table qu’ils trouveront à la fin du livre. » La Rochefoucauld lui-même n’avait pas procédé différement. L’incipit constitue cependant une exception notoire en alignant une dizaine de sentences centrées sur la crainte de Dieu et le culte à lui rendre, ce qui n’est certainement pas le résultat du hasard. En tête se trouve une sentence qui reprend celle qui figure, également en première position, dans la collection d’Erpenius de 1615 (ra’s al-hikma makhâfat Allâh : litt. « le sommet de la sagesse est la crainte de Dieu ») et que Galland complète pour établir un parallélisme qu’il sait être goûté des lecteurs : « La crainte de Dieu est la plus grande des perfections, et le vice la plus grande des imperfections ». Il est possible que l’auteur ait d’abord pensé à adopter un classement thématique, mais qu’il y ait ensuite rapidement renoncé. Le travail de détail est plus difficile à appréhender, étant donné le peu de précisions fournies par Galland sur ses nombreuses sources : des recueils anonymes et sans titre, les Fables indiennes de Bidpaï en persan et en turc et les « maximes » d’Erpenius et de Golius. L’examen des ouvrages bilingues arabe-latin de ces deux orientalistes hollandais permet néanmoins, par comparaison avec celui de Galland, de se faire une idée des critères qui président aux choix de ce dernier. Erpenius et son élève Golius élaborèrent pour les études arabes de remarquables instruments d’apprentissage, le premier avec sa Grammaire arabe, le second avec son Dictionnaire arabe-latin. Ils éditèrent en outre des textes destinés à la formation d’apprentis arabisants, parmi lesquels les « maximes » qui nous intéressent ici. C’est très probablement des Arabicæ linguæ tyrocinium où Golius reprend, en les complétant, les principaux travaux didactiques d’Erpenius, que Galland s’est servi : aux cent adages arabes (Adagia qædam Arabica) publiés en 1615 par son maître337 et qu’il intitule Sententiæ quædam Arabicæ, Golius ajoute en 1656 un ensemble de plus de trois cents proverbes arabes (Adagia Arabica) ainsi qu’une collection de 59 unités de vers, allant du simple hémistiche au quatrain (Sententiæ quædam poetarum). Galland délaisse les Adagia Arabica qui renvoient à un univers bédouin requérant l’emploi d’un vocabulaire concret et nécessitant de la part de l’éditeur de longues explications pour les rendre compréhensibles. C’est donc dans les deux collections de Sententiæ, moins connotées et davantage tournées vers l’éthique, qu’il puise. Mais, ici encore, il évite soigneusement de reprendre les sentences conservant quelque trace de valeurs considérées comme distinctives, telles la grandeur (fakhr, Golius n° 44), la distinction (sharaf, Erpenius, n° 85) ou la virilité (murû’a, Erpenius, n° 47). Galland retient en définitive ce qui pouvait être le mieux partagé par ses contemporains. 2.2.2. Une morale pour l’« honnête homme » Derrière la disparate du recueil de « maximes » se dissimule une opération de tri rigoureux des sources orientales, laquelle repose elle-même sur une volonté 337
In Locmani sapientis fabulœ […], op. cit.
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de mettre en avant des valeurs bien précises. Maintes similitudes existent avec Les Paroles, mais des différences apparaissent aussi à travers une représentation très supérieure de certains thèmes ou l’introduction de quelques autres, inédits. La reprise dans Les Maximes de nombreux thèmes déjà présents dans Les Paroles atteste de la fabrique de ces recueils à partir des mêmes choix. Ainsi y revient de manière récurrente l’idée d’un détachement nécessaire vis-à-vis des richesses matérielles : « C’est être libre que de ne rien désirer, et c’est être esclave que de s’attendre à ce que l’on souhaite » (Pmo, 121) ; « L’avidité amène la pauvreté ; mais, on est riche lorsqu’on ne désire rien » (Pmo, 122). Ceci conduit nécessairement à une condamnation de l’avarice : « Un avare qui garde son argent ressemble à un homme qui a du pain devant lui, et qui ne mange pas » (Pmo, 130) ; « L’avare court droit à la pauvreté. Il mène une vie de pauvre ici-bas ; mais, on exigera de lui un compte de riche au jour du Jugement » (Pmo, 124). À l’inverse, la libéralité constitue une qualité positive : « Rien ne ressemble davantage à des fleurs plantées sur un fumier que le bien qu’on fait à un ignorant ou à un homme de rien » (Pmo, 119). Autre corollaire de la disqualification des biens terrestres : la place éminente faite au savoir dans le panthéon des valeurs suprêmes. L’auteur n’a de cesse d’y revenir : « Le sage privé des choses les plus nécessaires, est préférable à l’ignorant à qui rien ne manque » (Pmo, 134) ; « Les savants sont les véritables nobles et les véritables seigneurs dans chaque nation » (Pmo, 154). Néanmoins, faire étalage de son savoir serait déplacé : « C’est une folie de se présenter devant quelqu’un sans être appelé ; c’en est une plus grande de parler sans être interrogé, et c’en est une doublement plus grande de se vanter d’être savant » (Pmo, 119) ; « Qui dispute avec un plus savant que lui pour paraître savant, passe à la fin pour ignorant » (Pmo, 134)338. Autre point commun avec Les Paroles, un discours centré sur la tempérance et la modération : « L’état d’un homme qui obéit à ses passions est pire que l’état d’un misérable esclave » (Pmo, 120) ; « La colère excessive chasse d’auprès de vous ceux qui en approchent, et les caresses à contre-temps leur font perdre le respect. C’est pourquoi, il ne faut pas avoir trop de sévérité pour ne point s’attirer du mépris, ni trop de bonté, pour n’être pas insulté » (Pmo, 133) ; « Le vainqueur doit être content de sa victoire, et pardonner au vaincu » (Pmo, 120). Face aux maux et aux difficultés existe un remède : « On vient à bout de ses desseins avec la patience » (Pmo, 124) ; « Lorsque l’on souffre avec impatience, les chagrins et les inquiétudes causent des tourments beaucoup plus grands que si l’on souffrait avec patience » (Pmo, 119) ; « Quoique la patience soit amère, néanmoins le fruit en est doux » (Pmo, 139) ; « La patience est le meilleur bouclier du monde pour se défendre d’un affront » (Pmo, 169). Toutefois, d’autres thèmes sont plus présents dans Les Maximes que dans Les Paroles. Il faut y voir un choix voulu par Galland, soucieux certainement de plaire aux mondains mais ne se privant peut-être pas aussi d’exprimer des préférences personnelles. Le sujet le plus largement représenté est celui de l’amitié qui 338
Voir aussi : « Lorsque quelqu’un fait un récit mieux que vous ne le feriez, ne l’interrompez pas, quoique vous croyez bien savoir la chose » (Pmo, 160).
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revêt aux yeux de l’auteur une valeur suprême : « L’acquisition la plus précieuse est celle d’un ami fidèle » (Pmo, 145) ; « On peut bien vivre sans frère, mais on ne peut pas vivre sans ami » (Pmo, 164). Les qualités d’un tel compagnon sont en effet nombreuses : « L’ami le plus fidèle est celui qui nous met dans le bon chemin » (Pmo, 125) ; « Le bon ami se connaît à la fermeté qu’il a de tenir sa parole » (Pmo, 125) ; mais plus encore, c’est « un préservatif contre l’adversité » (Pmo, 121) ; il offre son assistance « dans le temps du malheur et de la mauvaise fortune » (Pmo, 138)339 ; « Rien ne console plus que la vue d’un ami sincère » (Pmo, 126). De ceci, il découle que « le plus cuisant de tous les coups est celui qu’on reçoit d’un ami » (Pmo, 155) et « l’offense la plus fâcheuse est d’être offensé par un ami » (Pmo, 128). Bien choisir ses amis est donc une affaire de la plus haute importance et « la marque du bon esprit » (Pmo, 126). S’il convient d’écarter les Grands « parce qu’ils changent à la moindre occasion » (Pmo, 159) ou « parce que, ceux qui sont audessus de nous ne nous aiment jamais parfaitement » (Pmo, 153), il faut aussi s’éloigner des « méchants » (Pmo, 156), des « ignorants » (Pmo, 165), des « malintentionnés » (Pmo, 151), « d’un ami qui aime votre ennemi » (Pmo, 153)340. Mais pardessus tout, il faut savoir se garder de ceux auxquels l’esprit fait défaut, car « un sage ennemi est plus estimable qu’un ami insensé » (Pmo, 133)341. La même méfiance est de mise à l’égard des amis intéressés qui ressemblent « au chasseur qui jette du grain pour son propre intérêt, et non pas pour nourrir les oiseaux » (Pmo, 162) ou « aux chiens des places publiques, qui aiment mieux les os que ceux qui les leur jettent » (Pmo, 143)342. Mais il faut savoir que « jamais on n’aura d’amis si l’on en veut avoir sans défaut »343 (Pmo, 146). Les Maximes proposent aussi des indications sur la conduite à tenir avec ses amis. L’amitié se cultive par des visites, mais « une des lois de l’amitié est de n’être pas importun » (Pmo, 154). Seront ainsi évitées les manières déplacées : « C’est avec les étrangers qu’il faut faire des cérémonies ; mais, elles doivent être bannies entre les amis » (Pmo, 169). Plus que tout, l’échange sera placé sous le signe de la réciprocité : « Correspondez à l’amitié de vos amis, et ayez pour eux la même considération qu’ils ont pour vous » (Pmo, 130) ; « Le respect et la civilité entre les amis doivent être de l’un et de l’autre côté (Pmo, 167) ; « N’empruntez rien de votre ami, si vous souhaitez que son amitié continue » (Pmo, 156) ; « Si vous souhaitez que votre mérite soit connu, connaissez le mérite des autres » (Pmo, 163). 339
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Voir aussi : « On ne craint rien des entreprises des mal intentionnés lorsqu’on a de bons amis » (Pmo, 128) ; « Vos frères et vos amis sont ceux qui vous assistent dans la nécessité » (Pmo, 145) ; « La consolation des affligés est de voir leurs amis » (Pmo, 152). Réciproquement, on ne se liera pas d’« amitié avec les ennemis de ses amis » (Pmo, 133). Voir aussi : « Une amitié contractée avec un insensé jette promptement dans les malheurs » (Pmo, 130) ; « Gardez-vous de l’amitié de l’insensé. Quoiqu’il ait l’intention de vous rendre service ; néanmoins, il ne laissera pas de vous causer du tort » (Pmo, 126). Voir aussi : « Ne faites pas amitié avec des amis intéressés ; parce qu’ils n’ont pour but que leur intérêt, et point d’amitié » (Pmo, 153) ; « Les amis intéressés ressemblent à de méchants chiens, qui n’ont pas d’autre inclination que d’être toujours autour d’une table » (Pmo,148). Dans une formulation très proche : « Qui veut un ami sans défauts, demeure sans ami » (Pmo, 167).
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Le texte de Galland présente ainsi en filigrane un art de l’amitié. Il y entre encore la réflexion déjà présente dans Les Paroles sur l’impérieuse nécessité de toujours manifester prudence et discernement dans les relations humaines : « II faut de son côté être fidèle et sincère en amitié, et vivre avec ses amis comme s’ils devaient rompre un jour » (Pmo, 153) ; « Méfiez-vous toujours de deux sortes de personnes ; d’un puissant ennemi et d’un ami dissimulé » (Pmo, 153). « Gardez-vous une fois de votre ennemi ; mais, prenez garde à deux fois à votre ami » (Pmo, 167). « Aimez vos amis avec précaution » (Pmo, 122). S’impose alors la conclusion suivante : « Quelques amis que vous ayez, ne vous négligez pas vous-même. Quand vous en auriez mille, pas un ne vous aime plus que vous devez vous aimer vousmême » (Pmo, 164). La place considérable accordée au thème de l’amitié dans Les Maximes tient certainement au fait que le sujet intéressait grandement les contemporains – La Mothe Le Vayer, Saint-Évremond, Lemaistre de Sacy y ont consacré des traités – mais elle reflète aussi une sensibilité particulière de Galland qui y fait régulièrement allusion, comme dans cette lettre adressée à M. Baudequin indiquant combien posséder un ami, un vrai, est tout à fait exceptionnel : « Il y a trois ans ou plustost trois siècles que je me suis séparé d’avec vous, et parmy les différentes personnes que j’ay [connues], je n’ay pu trouver aucun sur lequel j’aye pu faire un fondement d’amitié aussi ferme que celuy qui soustient la nostre, et je n’ay que trop éprouvé au contraire que c’est une chose bien rare qu’un bon amy. » (Cor., 71-72)
L’intérêt porté par l’auteur au bon usage de la parole constitue aussi un trait accentué dans les Maximes344. « L’homme doit parler, parce que c’est la parole qui le distingue des bestes345 » (Pmo, 164) et qui est la marque de son esprit346. Son mauvais usage peut avoir des effets désastreux, et « De même que le feu s’allume avec le bois, de même aussi la guerre s’excite par les paroles » (Pmo, 174). À l’opposé, « Le sage par ses paroles fait des choses que cent armées jointes ensemble ne peuvent pas exécuter » (Pmo, 145). La parole ne saurait être profuse, mais doit être mesurée, comptée : « Plus on a d’esprit, et moins on a de paroles » (Pmo, 173). Elle ne doit pas davantage être proférée à la légère, mais suivie d’effet : « Soit que vous pardonniez, soit que vous châtiez, que vos paroles ne soient pas vaines, de crainte qu'on ne vous croie pas lorsque vous pardonnez, et qu'on ne vous craigne pas lorsque vous menacez » (Pmo, 128)347. Aussi le silence peut-il s’avérer parfois une option préférable : « Le silence épargne et détourne de fâcheuses affaires » (Pmo, 128) ; « Le moyen de ne pas faire de fautes en parlant, est de garder le silence » (Pmo, 167). Ceci est particulièrement 344 345
346 347
Voir Paroles, 53, 59, 58, 69-70, 75. Une coquille s’est glissée dans l’éd. de 1999, où l’on trouve « gestes », au lieu de « bestes » qui figure bien dans l’éd. de 1694. Voir aussi Maximes, 126 et 152. Sur la « parole sans effets », voir aussi Pmo, 136 et 149.
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vrai des secrets. « Il vaut mieux garder son secret soi-même, que de le confier à la garde d’un autre » (Pmo, 132). « Nous sommes esclaves du secret publié ; mais, le secret est notre esclave tant que nous le tenons caché » (Pmo, 135). Le dépositaire d’un secret, quelle que soit sa position, ne saurait l’ébruiter : « Le cœur d’une personne qui ne dépend de personne, doit être le tombeau d’un secret quand on le lui a confié » (Pmo, 140). Celui « qui est au service des princes et des grands […] ne révélera à personne le secret qui lui aura été confié » (Pmo, 154-155). Se taire c’est aussi « ne rien faire contre la vérité » (Pmo, 155) : « La vérité est si essentielle à l’homme, qu’il lui est beaucoup plus avantageux de ne point parler, que de rien dire qui lui soit contraire » (Pmo, 158). Sa réputation est en effet en jeu : « Il est du mensonge comme d’une plaie qui laisse une cicatrice après elle. On ne croit plus le menteur, même quand il dit la vérité » (Pmo, 138-139) ; « Le mensonge ne tire après lui que du déshonneur » (Pmo, 131). Dire la vérité s’inscrit aussi dans une relation d’échange sincère et réciproque : « Lorsque vous prenez conseil, dites la vérité, afin que le conseil qu’on vous donnera soit aussi véritable » (Pmo, 130) ; « Ne laissez pas de dire la vérité, quoique vous sachez (sic) qu’elle est odieuse » (Pmo, 149). Le mensonge n’est pourtant pas à proscrire de manière absolue : « II ne sert de rien de dire la vérité où elle ne fait pas d’effet » (Pmo, 126) ; « Un mensonge qui tend à la paix est préférable à une vérité qui cause une sédition » (Pmo, 131). D’autres sujets, comme la naissance et le mérite348, ne donnent pas davantage lieu à un jugement définitif. « On estime dans le monde ceux qui ne méritent pas d’être estimés, et l’on y méprise les personnes de mérite : mais, le monde ressemble à la mer, la perle est au fond, et la charogne surnage » (Pmo, 166). Ce constat se trouve nuancé par l’énoncé de possibles effets négatifs : « Les rois et les sujets sont également malheureux, où les personnes de mérite sont méprisées, et où les ignorants occupent les premières charges » (Pmo, 145). Et l’auteur peut même soutenir, à l’opposé : « Il ne s’agit pas de la naissance ni de la valeur pour arriver aux grandes charges, mais de la vivacité et de la force de l’esprit. Il n’y a rien à quoi on ne puisse aspirer quand on a de l’esprit » (Pmo, 143). Si Les Maximes reprennent et parfois amplifient considérablement des thèmes évoqués dans Les Paroles, elles s’en distinguent néanmoins par l’émergence d’une conception plutôt sombre du monde et des hommes qui, dans un XVIIe siècle finissant, déborde largement les cercles jansénistes349 : « Quel bouleversement cause le temps ? Les mœurs sont corrompues, l’inconstance règne en toutes choses. Il en est de même que de l’ombre sur le bord des étangs, où la tête qui est la partie la plus noble tend vers le bas, et les pieds quoique la partie la plus vile, tiennent le dessus » (Pmo, 172). « La vertu n’est plus au monde, le miel en est ôté ; les guêpes y sont restées » (Pmo, 168). C’est que « les plaisirs que vous prenez en ce monde ne sont que tromperie » (Pmo, 154). « Le monde est un enfer pour les bons et un paradis pour les méchants » (Pmo, 122). Faut-il dès lors vivre à l’écart ? « Qui vit dans un entier abandonnement du monde n’est traversé d’aucun chagrin » (Pmo, 348 349
Sur ce thème, voir Paroles, 77. Voir André Blanc, Lire le classicisme, Paris, Dunod, 1995, p. 112-113.
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131). Mais ne serait-ce pas là se mettre en danger ? « Fréquentez le monde, la solitude est une demi-folie » (Pmo, 156). Dès lors une attitude modérée et prudente s’impose : « Fréquentez le monde, chacun à proportion de son mérite » (Pmo, 153). « Qui fait attention sur ce qui se passe dans le monde, en prend exemple pour faire le bien ou pour éviter les défauts qu’il y remarque » (Pmo, 121). Le thème de la pauvreté – exceptionnellement évoqué au XVIIe siècle si ce n’est par La Bruyère – retient aussi l’attention de Galland qui fait encore ici entendre plusieurs voix. Des sentences expriment une certaine compassion vis-à-vis de ceux qui en souffrent : « On n’est pas méprisable pour être pauvre. Le lion à la chaîne, n’en est pas moins vaillant » (Pmo, 147). « Dans une méchante année il ne faut pas demander au pauvre en quel état sont ses affaires, à moins qu’on ne veuille le soulager » (Pmo, 136). « C’est affliger les pauvres que de pardonner à ceux qui les foulent par leurs extorsions » (Pmo, 131). « Ne méprisez personne en quelque état de bassesse qu’il soit. La fortune peut l’élever et vous abaisser » (Pmo, 172). Pourtant, certaines situations seraient pires que la misère : « Il vaut mieux être pauvre que d’avoir des richesses mal acquises » (Pmo, 133). « Le pauvre de qui la fin est heureuse est préférable au roi de qui la fin est malheureuse » (Pmo, 137). L’homme peut d’ailleurs être le seul responsable de son état de pauvreté : « Qui se laisse conduire par ses désirs est ordinairement pauvre » (Pmo, 131). « La paresse et le trop dormir ne détournent pas seulement du service de Dieu, ils amènent encore la pauvreté » (Pmo, 132). D’autres pensées renvoient dos à dos riches et pauvres : « Quand vous voyez le pauvre à la porte du riche, plaignez le sort du pauvre d’avoir besoin du riche, et plaignez le sort du riche de l’attache qu’il a pour les richesses. Mais, quand vous voyez le riche à la porte du pauvre, bénissez le pauvre de ce qu’il n’a besoin de rien, et bénissez le riche de l’honneur qu’il fait au pauvre » (Pmo, 168). Peut-on ranger Galland parmi les moralistes de son temps ? Il serait certainement difficile d’en faire un émule des quelques grands dans lesquels la critique contemporaine voit des observateurs visant à une meilleure connaissance de la nature humaine par l’étude des individus en société350. Ses recueils correspondent davantage à la définition que Furetière donne de la « morale » comme « doctrine des mœurs, science qui enseigne à conduire sa vie, ses actions ». Les Paroles remarquables, les bons Mots et les Maximes des Orientaux dénoncent des penchants comme l’avidité et la cupidité et mettent en avant des valeurs telles que la générosité ou la sobriété. Elles renferment aussi quantité de conseils destinés à éviter les mauvais pas dans un monde sans bienveillance. Et l’utilisation par Galland de sources orientales ne constitue nullement un obstacle à leur réception par le lecteur. Dans la préface de ses « Pensées morales des Arabes », il fait remarquer : « Ie scai bien que ces pensées ne sont point particulieres aux Arabes. Les Grecs, les Latins, et tous les peuples bien policès qui leur ont succédé, ont desia dit a peu près la mesme chose. » Il est vrai que la pensée grecque fut très tôt traduite à Bagdad, notamment Aristote et son Éthique à Nicomaque. L’auteur écartant de ses sources le contenu le 350
Voir Bérengère Parmentier, Le siècle des moralistes. De Montaigne à La Bruyère, éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 2000.
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plus spécifique, on comprend que le lecteur du Grand Siècle se soit aisément retrouvé dans son ouvrage. Ceci d’autant plus qu’il entre aussi en résonance avec le rigorisme moral prégnant en France dans la seconde moitié du siècle, sous l’influence du jansénisme et qu’il se fait le véhicule d’un ensemble de valeurs caractérisant « l’honnête homme » tel que le dépeint Damien Mitton, grand théoricien du concept : « Il est circonspect, il est modeste. Il ne fait point l’homme de conséquence ni le précieux. Il est discret, il remarque les défauts d’autrui, mais il n’en parle jamais »351. 2.2.3. Doser et polir La composition des Maximes repose non seulement sur des choix thématiques mais encore sur des choix d’écriture. Ici, comme il le fera plus tard dans ses Mille et une nuits, Galland veille déjà à adopter une expression généralement abstraite et il évite, à la différence de ce qu’il faisait régulièrement dans ses Fables de Bidpaï, de rendre littéralement des métaphores propres à choquer le goût de ses contemporains. C’est ainsi, par exemple, que de la maxime reprise aux Sententiæ quædam poetarum de Golius par laquelle se clôt son recueil, il ôte le plus trivial : Golius
Galland
Dis à celui qui est touché par un retournement de fortune : Le destin ne frappe-t-il pas seulement l’homme valeureux ? Ne vois-tu pas qu’au-dessus de la mer s’élève des cadavres, Alors qu’au fond se trouvent des perles ? Dans le ciel brillent d’innombrables étoiles, Mais seuls le soleil et la lune connaissent des éclipses. (trad. par nos soins du n° 56 des Sententiæ quædam poetarum)
Ne vous étonnez pas de voir les personnes de vertu dans les disgrâces et dans le mépris, ni de voir les dignités occupées par ceux qui ne les méritent pas : ouvrez les yeux et considérez que les étoiles qui sont innombrables ne perdent jamais rien de leur lumière, et que le ciel tourne seulement afin de faire voir tantôt une éclipse de lune, tantôt une éclipse de soleil. (Pmo, 174-175)
Effaçant ainsi bien des connotations orientales, Galland rédige ses maximes dans une langue s’apparentant fort à celle de ses contemporains. À une nuance près, cependant : l’infime dose d’expressions originales usant d’un lexique concret qu’il conserve. Ainsi, il écrit : « Un monarque qui s’abandonne entièrement aux divertissements, rend sa vie la première vie du monde en fait de plaisirs ; mais, pour s’acquitter de son devoir, il doit être dans son royaume comme la rose au milieu d’un jardin où elle couche sur les épines » (Pmo, 141-142). D’autres maximes du même 351
Cité par Jean Lafond dans « Le champ littéraire des formes brèves », in Moralistes du XVIIe siècle, Robert Laffont, 1992, p. 86.
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type ont déjà été citées précédemment352, mais rares sont celles qui renferment des référents parfaitement exotiques : « Quand des sujets maltraités par des officiers subalternes, ne peuvent pas faire de remontrances au prince, parce que la trop grande autorité du ministre leur en ôte les moyens ; leur sort est semblable à celui d’un homme pressé de la soif, qui s’approche du Nil pour boire et qui y aperçoit un crocodile, dont la vue lui ôte la hardiesse de prendre de l’eau » (Pmo, 150)353. S’agirait-il encore ici d’un reste de scrupule scientifique ? Sans doute faut-il y voir plutôt la marque distinctive, la signature d’un auteur qui doit rappeler le caractère oriental de ses maximes. De la même façon, Galland introduira dans ses Mille et une nuits, à deux ou trois reprises, le portrait détaillé d’une dame sortie droit de l’original arabe, à mille lieues de la peinture abstraite qu’il en fait habituellement354. Plus généralement, c’est en évaluant correctement ce que le lecteur est susceptible d’accepter comme étrangetés, qu’il obtient le dosage adapté, fût-il extrêmement léger. C’est aussi dans son recueil de Maximes que s’affirme nettement le souci d’une langue policée. L’avant-texte que constituent les « Pensées morales des Arabes » permet d’appréhender sa façon de faire et de mesurer le soin extrême qu’il apporte à leur peaufinage. Le manuscrit, qui porte de nombreuses menues corrections effectuées vraisemblablement au moment où Galland notait en marge une seconde série de maximes, à en juger par la couleur des encres, atteste du travail réalisé pour gommer un rendu initial souvent trop littéral. Ainsi le n° CCLXII : « La trop grande frequentation des uns et des autres jette dans le mal » a comme nouvelle formulation : « Le trop grand commerce du monde jette dans le mal » (p. 46) et le n° CCCXIX : « Il faut éviter les insultes des mechans par la complaisance » devient : « On doit se mettre à couvert des insultes des mechans par la complaisance » (p. 58). Des corrections affectent aussi les sentences figurant en marge du manuscrit, dans la phase d’édition : « La tyrannie des rois est plus tolérable que d’estre exposè au gouvernement populaire » (p. 80) a comme version définitive : « Le gouvernement tyrannique des rois est plus tolérable que le gouvernement populaire (Pmo, 157) ; « L’envie d’avoir des richesses est plus violente que la soif » (p. 81) devient : « La passion des richesses est quelque chose de plus violent que la soif » (Pmo,157). Des maximes compilées dès 1682 peuvent même exister dans trois versions, comme c’est le cas de la suivante : « Un homme n’est a estimer, qu’autant qu’il a de science et de belles connoissances ». Ce n° IV de la série initiale devient ensuite, dans le manuscrit : « On n’est estimable, qu’autant que l’on a de science et de belles connoissances » (p. 1) et dans l’édition de 1694 : « La vertu, la science et les belles connaissances sont les seules choses qui nous rendent estimables » (Pmo, 118). On voit ainsi comment la langue de Galland s’est allégée en renonçant à un mot à mot éloigné du génie de la langue française classique. Pareillement, on constate qu’un hiatus sépare les Maximes des écrits du for privé, à la syntaxe fortement latinisée « avec des périodes dites en assiettes et des subjonctifs de
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Voir Pmo, 119 (supra, p. 96), 143 (supra, p. 97). La mention de La Mecque et du Caucase figure, en outre, dans une autre (Pmo,173-174). Voir infra, p. 158-159.
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concordance »355. La double contrainte de concision et de brièveté imposée par le genre de la maxime aura donc conduit Galland vers l’adoption d’un phrasé moins archaïsant. La mise en perspective des trois recueils analysés dans ce chapitre, les Fables de Bidpaï, Les Paroles remarquables des Orientaux et Les Maximes des Orientaux, nous aura permis d’appréhender comment, dans la dernière décennie du XVIIe siècle, Antoine Galland passe de la traduction scrupuleuse à une pratique d’écrivain. Dans ses Fables de Bidpaï, il s’efforce de donner aux lecteurs un texte plus proche des originaux que la version condensée qu’en avait fourni un demisiècle plus tôt Gilbert Gaulmin. Mais son souci de rendre, outre l’essentiel de la substance, quelque chose du style original l’a éloigné des choix tranchés qui eussent été nécessaires pour produire une version moins lourde, susceptible de plaire aux mondains. Les deux autres textes sont au contraire plus adaptés au goût de ce public. N’étant nullement la reproduction d’un ouvrage précis, ils sont tirés de multiples écrits dans lesquels l’auteur puise de petits fragments qu’il redistribue en les dotant d’une cohérence nouvelle résultant de l’adoption d’une forme familière au lecteur et de choix thématiques qu’il puisse agréer. Galland s’y exprime dans une langue claire, débarrassée des ornements caractéristiques du style oriental, tout comme d’une syntaxe latinisée déjà archaïque. Mais alors que Les Paroles juxtaposent remarques érudites et traductions d’extraits, Les Maximes s’affranchissent de tout commentaire savant et se rangeraient sans difficulté parmi les recueils similaires de l’époque. Ce passage de l’érudition à la littérature qu’accomplit Galland dans ses ouvrages de morale s’observe encore dans les différents récits de voyage qu’il compose.
355
Janine Miquel-Ravenel, « À la rencontre d’Antoine Galland, premier traducteur des Mille et une nuits », Arabica, 1994, t. 41, fasc. 2, p. 147-161, ici p. 152.
Chapitre V DES VOYAGES DE LA RELATION SAVANTE AU RÉCIT D’AVENTURES
Galland accomplit entre 1670 et 1688 trois voyages successifs au Levant, y passant dans la fleur de l’âge près du quart de son existence et, de cette longue expérience, tire de nombreux textes, bien souvent disparus. À ces multiples relations savantes qui font partie de ses premiers écrits, fait suite, bien plus tardivement, à l’époque où il s’attelle aux Mille et une nuits, un récit très différent, quelque peu romancé, qui a rarement retenu l’attention mais mérite pourtant d’être soigneusement examiné : Histoire de l’esclavage d’un marchand de la ville de Cassis, à Tunis. 1. Les voyages de Galland au Levant (1670-1688) Son premier voyage (août 1670-début 1675) conduit Galland à Constantinople dans la suite du nouvel ambassadeur le marquis de Nointel, qu’il a pour mission d’assister dans l’obtention de témoignages prouvant l’adhésion des chrétiens orientaux au dogme de la transsubstantiation, discuté par les protestants. Il est aussi chargé de procurer à l’ambassadeur des manuscrits et des médailles susceptibles d’enrichir les collections du Roi et de Colbert. À la suite du renouvellement des Capitulations le 5 juin 1673, après des négociations ardues et trois déplacements à Andrinople où séjournait le sultan, Nointel saisit le prétexte de la diffusion de la nouvelle auprès des consuls pour entreprendre, à partir du 20 septembre, un périple à travers l’Archipel, la Palestine et la Syrie, suivi par la visite d’Athènes et de ses environs356. Il s’agit plutôt d’une expédition scientifique, l’ambassadeur s’entourant de connaisseurs de l’Antiquité et de peintres-dessinateurs. Galland est naturellement du voyage. Il relève des inscriptions, copie des médailles antiques et entame pour Nointel une collection de marbres et d’inscriptions grecques et latines. C’est durant ce voyage qu’il acquiert une solide formation d’antiquaire. Nointel et les siens arrivent à Smyrne le 8 janvier 1675. Là, plutôt que de prendre le chemin du
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Voir Albert Vandal, L’odyssée d’un ambassadeur. Les voyages du marquis de Nointel (16701680), Paris, Plon, 1900 ; Henri Omont, Missions archéologiques françaises en Orient aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Imprimerie nationale, 1902, t. I, p. 175-221 ; Abdel-Halim, op. cit., p. 43, n. 47 : itinéraire avec dates.
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retour vers la capitale ottomane, Galland décide de s’embarquer pour Marseille. Son périple en Grèce, en Syrie et en Palestine aura duré dix-sept mois. Durant son premier voyage au Levant, Galland rédige de nombreuses relations relatives aux lieux où il séjourne ou qu’il parcourt. La plupart ont disparu357, mais il subsiste un bref Mémoire des Antiquités qui restent encore de nostre temps dans l’Archipel et dans la Grèce, publié à la fin du XIXe siècle358, et surtout un fragment du précieux Journal : les années 1672 et 1673 que Galland passa à Constantinople. Un deuxième voyage beaucoup plus bref (octobre 1677- v. fin août 1678) conduit de nouveau Galland à Smyrne, où il est envoyé par le numismate Jean Foy Vaillant, dont il avait fait la connaissance à son retour à Paris, et un collectionneur, l’abbé Giraud, pour y acquérir des monnaies et des médailles. Ayant fait escale à Messine durant quatre mois environ359, il ne parvient à Smyrne que le 8 mars 1678, non sans avoir échappé de justesse aux corsaires, à l’entrée dans l’Archipel360. Même s’il n’y demeure que peu de temps, il n’en revient pas moins avec une belle moisson de médailles. Ce voyage est à l’origine d’un ouvrage intitulé Smyrne ancienne et moderne, commencé sur place et achevé en France. S’y trouve insérée une lettre, adressée par Galland à ses mécènes, qui retrace son périple de Messine à Smyrne. Le troisième et dernier voyage de Galland au Levant est le plus long (septembre 1679-décembre 1688) mais aussi le plus compliqué. À peine rentré de Smyrne en 1678, l’antiquaire ne tarde pas à être de nouveau sollicité : la Compagnie du Levant, nouvellement créée par Colbert, lui confie la mission de rechercher dans l’Archipel des médailles et des manuscrits pour enrichir les collections du Roi et du contrôleur général des Finances. Le 11 septembre 1679, il embarque à Toulon dans le convoi du nouvel ambassadeur de France auprès de la Porte, Gabriel-Joseph de La Vergne de Guilleragues, dont il se sépare à Milos, dans l’intention d’accompagner à Salonique le nouveau consul Jean Bonnet, un marchand de Cassis avec lequel il s’est lié d’amitié durant le voyage. Celui-ci décède à La Canée, en Crète, et Galland demeure deux mois de plus dans l’île, car les tempêtes se succèdent. C’est alors qu’il recueille de la bouche d’un parent de Bonnet le récit de sa captivité dix ans plus tôt à Tunis, une narration dont Galland tirera bien plus tard un ouvrage. De Milos à Smyrne, il connaît encore un voyage mouvementé, n’échappant aux avanies
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Voir Bauden, « Nouveaux éclaircissements … », op. cit., p. 66. Voir Jl1, II, 207-217 : appendice IV. Dans son autobiographie de 1711, Galland indique qu’il passa un mois à Messine (Jl2, II, 28), une information reprise par Abdel-Halim. Frédéric Bauden a montré que Galland vieillissant fut trahi par sa mémoire et que la durée de son séjour fut bien supérieure : ayant quitté Toulon début oct. 1677, il serait arrivé vers le milieu ou la fin du même mois à Messine, d’où il ne repartit que le 20 février 1678 (voir « Nouveaux éclaircissements », op. cit., p. 9-10). On trouvera dans Bauden, « Nouveaux éclaircissements », op. cit., p. 41, le détail de son itinéraire, avec les dates des escales. La même information figure sur la carte accompagnant son édition de Smyrne ancienne et moderne, Le Voyage à Smyrne. Un manuscrit d’Antoine Galland (1678), Paris, Chandeigne, 2000, p. 16-17.
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de corsaires de Tunis qu’en se cachant dans une caisse361. C’est à Smyrne, où il arrive le 26 mars 1680, davantage que dans les îles voisines, qu’il fait des trouvailles. Le 13 septembre 1680, il s’embarque pour Constantinople mais il lui faut plus d’un mois pour s’y rendre, notamment car des corsaires de Tripoli écument les parages. Peu de temps après son arrivée dans la capitale ottomane, la Compagnie du Levant est dissoute. Galland est alors employé à l’ambassade par le comte de Guilleragues, qui décède en 1685. Fort heureusement, des amis influents à Paris, notamment Jean Foy Vaillant, obtiennent qu’il soit nommé Antiquaire du roi, dès le 1er septembre de la même année. À la recherche d’antiques, il visite de nouveau Smyrne, puis se rend à Alexandrie. En 1688, de retour une nouvelle fois à Smyrne, un énorme tremblement de terre dévaste la ville, le 10 juillet. S’il en sort indemne, il perd néanmoins tous ses biens, notamment un pécule de 600 livres qu’il avait pu mettre de côté et plusieurs relations de voyage. Rentré en France à la fin de l'année 1688, il ne quittera plus désormais son pays natal. De ce voyage est conservée une relation intitulée « Voyage fait en Levant » (1679-1680), aujourd’hui encore à l’état de manuscrit. Quant à sa Relation de la ville d’Alexandrie (1687), elle a disparu. 2. Des relations savantes Au bout du compte, pratiquement seules trois des nombreuses relations écrites par Galland durant ses voyages ont été conservées : les années 1672-1673 de son Journal ; un ouvrage intitulé Smyrne ancienne et moderne, commencé lors de son voyage en 1677-1678 ; une relation portant le titre de « Voyage fait en Levant », datant de 1679-1680. Aucun de ces écrits n’a été publié de son vivant et il a fallu attendre les XIXe et XXe siècles pour que paraissent des éditions des deux premiers. Conçus sous des formes différentes – journal, lettres, monographie –, ils présentent une information diverse sur un séjour à l’ambassade de Constantinople, sur un voyage par mer de Messine à Smyrne, puis Istanbul et sur l’histoire de la ville de Smyrne et son état présent. 2.1. Le Journal de 1672-1673 : une sorte de carnet de notes C’est en 1881, à partir du manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale362, que fut publiée par Charles Schefer l’édition de ce qui a été conservé du Journal tenu par Galland durant son premier séjour à Constantinople. Il ne s’agit en rien d’un journal intime consacré à l’enregistrement d’états d’âme, de pensées ou de sentiments. L’auteur y note ce qu’il retient de la journée écoulée : les passages à l’ambassade, les nouvelles qui y parviennent, ce qu’il a fait lui-même. Il affirme le tenir pour son propre usage, sans intention de le publier et estime qu’il n’y a pas à juger de son contenu, en particulier de certains détails qui paraîtraient anodins ou incongrus : 361 362
Voir Bauden, Le Voyage à Smyrne, op. cit., p. 219-223. BnF, ms. fr. 6088-6089.
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« Si ce journal tombant entre d’autres mains que les miennes, on trouvoit de pareilles remarques de peu de conséquence, je suis bien aise d’advertir icy qui que ce puisse estre, tant pour celles cy que pour toute autre, que, n’escrivant pour la satisfaction de personne, mais pour la mienne seule, je n’en fais aucune que je n’aye de très fortes raisons de les faire soit pour mon instruction particulière soit pour d’autres buts qui ne peuvent pas estre connus à tout le monde ; et si on juge que le prix d’un livre, un changement de vent, un jour chaud, un jour froid etc. ne sont pas des choses à avoir place dans un journal, et que cela ne sert qu’à le grossir de peu de choses, sans autrement justifier mon procédé, je ne fais pas difficulté de publier que je l’ay fait ainsy parce que j’ay trouvé bon de le faire, « Suum cuique pulchrum363 ». C’est bien la moindre des choses qu’on puisse accorder aux hommes que de se satisfaire soy mesme et de leur donner la liberté d’user de toute la licence qu’il leur plaist dans ce qu’ils entreprennent pour leur propre usage. » (Jl1, I, 50)
Le seul fragment conservé des années passées par Galland dans le Levant lors de son premier voyage couvre moins de deux ans : du 1er janvier 1672 – un peu plus de 14 mois après son arrivée le 21 octobre 1670 dans la capitale ottomane –, au 19 septembre 1673, veille de son départ en compagnie de Nointel et de son entourage pour un périple dans l’Archipel. Cette période est marquée par l’aboutissement des efforts de l’ambassadeur pour obtenir le renouvellement des Capitulations, ce qui était l’objectif qui lui avait été assigné. L’espace géographique dans lequel évolue alors Galland se limite à Constantinople et à ses environs où l’ambassadeur se rend parfois pour des promenades ou pour fuir la peste, et il ne s’en éloigne que pour l’accompagner à Andrinople364, lors des trois déplacements qu’il y fait pour négocier avec le sultan. Aussi restreint que soit ce périmètre, le texte n’en offre pas moins un tableau vivant de la vie à l’ambassade : c’est un lieu de passage où se présentent les représentants des nations européennes à Istanbul – Gênes, Venise, Angleterre, Empire d’Autriche, Hollande –, les messagers des autorités ottomanes, les délégués des diverses communautés chrétiennes. Elle accueille aussi des voyageurs français comme Chardin ou le chevalier d’Arvieux, et les nouvelles d’Europe comme celles de la Porte y parviennent rapidement. Le Journal apporte aussi un témoignage sur les contacts de Galland avec les sujets du sultan et sur ses activités : recueil et traduction d’attestations prouvant l’adhésion des églises orthodoxes au dogme de la transsubstantiation ; achat pour le compte de Nointel des manuscrits orientaux auprès des libraires du bazar ; visite à des savants comme le cartographe Mehmed Tchelebi (« Méhémet Chéléby »), chez qui il rencontre l’historien Hüseyin Hezârfenn (« Hussein Efendi »)365 ; bonnes relations avec le khodja de l’École des jeunes de langues.
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Suum cuique pulchrum est (Cicéron) : « Pour soi, ce qu’on fait est beau ». Le premier déplacement est antérieur au début du Journal de Galland ; le deuxième dure deux mois et demi (29 mars-14 juin 1672) et le troisième deux mois (12 mai-12 juillet 1673). Jl1, II, 57-58 (18 avril 1673). Médecin, historien, éditeur de son ami Hâdjdjî Khalîfa, il fit de celui-ci, à Galland, le portrait d’« un homme très habile, très savant et grand philosophe » (Cor., 376 : lettre du 21 mars 1703).
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Le Journal est aussi le témoin de l’éblouissement qu’exercèrent sur Galland les splendeurs ottomanes qu’il lui fut donné d’admirer, comme la mosquée de la Validé366 ou le nouveau pavillon du Grand Seigneur. La description qu’il fait du sol de celui-ci suffit au lecteur pour apprécier quel fut son émerveillement : il « estoit formé par un grand tapis de satin rouge, brodé de feuillage au naturel de petites pièces rapportées d’autre satin, selon la couleur nécessaire et convenable avec de l’or et de l’argent meslés fort industrieusement et qui donnoient un grand esclat à tout l’ouvrage » (Jl1, I, 74). Mais plus que tout, ce sont les sorties en grande pompe du sultan se rendant à la mosquée lors des fêtes du petit Bairam367 ou du Mawlid368 ou quittant Andrinople pour la campagne de Pologne369 qui font l’objet de sa plus grande admiration. Il consacre aux costumes et aux armes des différents corps de longues et minutieuses descriptions occupant plusieurs dizaines de pages, alors que peu de lignes lui suffisent ordinairement pour conserver la trace des événements du jour. Il va jusqu’à interrompre sa description pour affirmer, non sans une certaine coquetterie, le caractère indicible de spectacles aussi inouïs : « C’est icy que j’aurois besoin de tout le secours que la rhétorique peut fournir à un homme pour achever de décrire ce qui reste encore de ceste magnificence. C’est un sujet qui est infiniment au dessus de mes forces, et quand mesme tout ce secours ne me manqueroit pas, je douterois encore s’il me pourroit estre de quelque utilité, puisque je conçois que c’est une chose qui est infiniment au dessus de ce qui se peut expliquer et exprimer par l’entremise des paroles. […] Sans exagération, il seroit besoin d’un intellect angélique pour communiquer et comprendre ceste merveille de la manière que les anges se communiquent et comprennent toutes choses entres eux ; néantmoins, puisque je suis homme et que c’est peut estre pour des hommes que j’écris, je tâcheray de me faire entendre le plus humainement qu’il me sera possible. » (Jl1, I, 134-135)
Contrairement à ce qu’a bien voulu en dire Galland, ce Journal n’est pas destiné à sa seule « instruction particulière ». Il fait aussi fonction de carnet de notes pour de futurs travaux, et le diariste lui-même le confesse, quand, à la suite du résumé d’un récit, il ajoute : « Voylà la substance de ce conte qu’il raconta bien plus au long avec toutes ses circonstances, et ce que j’en viens décrire (sic) n’est que pour m’aider à me ressouvenir du reste » (Jl1, II, 46). Certaines des histoires qui s’y trouvent consignées seront effectivement recyclées dans Les Paroles remarquables des Orientaux, comme c’est le cas de celle justifiant la taxation extraordinaire à laquelle étaient soumis les juifs370. Des détails enregistrés sur les usages du café à Constantinople seront aussi repris dans le traité qu’il consacra à cette boisson, comme l’emploi de petites tasses et de serviettes de mousseline ou de satin brodé d’or ou le fait que le café s’accompagne de « sorbet » (Jl1, II, 94). Plus que tout, ce 366 367 368 369 370
Jl1, I, 79-80. Jl1, I, 94-101. Jl1, II, 107-109. Jl1, I, 122-143. Jl1, II, 73-74 / Pmo, 112-113.
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sont les expressions employées pour décrire les merveilles ottomanes qui réapparaîtront dans Les Mille et une nuits. Citons, par exemple : « des sofas […] les quels estoient garnis des plus beaux coussins et de tapis de Perse et ornés de feueillages et de feueilles de clinquant d’or » (Jl1, I, 210) ; « les boutiques […] ornées et tapissées de pièces de brocard d’or et d’argent, ou de toiles d’Inde, ou de tapis de Perse » (Jl1, I, 212) ; « des minders [matelas peu épais des sofas] couverts d’une toile brodée d’une grosse broderie de fleurs d’or travaillées à l’aiguille » (Jl1, II, 93) ; des décors « peints à l’arabesque » (Jl1, I, 79 et 187) ; « plusieurs sortes de confitures sèches et liquides » (Jl1, II, 82)371. Mais plus immédiatement, le Journal va servir d’aide-mémoire pour l’écriture, sous la forme de lettres, de relations de voyage. 2.2. Des lettres destinées à circuler En effet, c’est très vraisemblablement à partir des notes de son Journal que Galland rédige les lettres qu’il adresse, un peu en décalé, à des amis ou à des correspondants qui ont favorisé son départ. Une manière de reconnaissance, d’autant que ces missives étaient très prisées. Les trois lettres qui constituent le « Voyage fait en Levant » sont adressées à l’abbé Pierre Cureau de La Chambre (16401693)372, un passionné de récits de voyage qu’il avait rencontré au retour de son premier voyage et qui avait pu, comme protégé de Colbert, jouer un rôle important dans son recrutement par la Compagnie du Levant. C’est pourtant son ami Spon, auquel elles arrivaient ouvertes, qui en avait la primeur373. Sa Smyrne ancienne et moderne, achevée au retour de son deuxième périple, s’ouvre aussi par une lettre retraçant son voyage de Messine à Smyrne374, dans laquelle l’en-tête « Messieurs » désigne probablement Giraud et Vaillant, les commanditaires de son expédition. C’est encore dans une lettre adressée à Pétis de La Croix (1653-1713), figurant à la suite de son Journal tenu jusqu’au 19 septembre 1673, que Galland relate les dix premiers jours de son voyage dans l’Archipel, d’Istanbul à Chios375. Ces lettres ne relèvent nullement d’une correspondance intime : elles ont une valeur informative et sont destinées à circuler dans le cercle d’amis et de relations du destinataire, comme l’indique clairement Galland, dans celle qu’il adresse le 4 août 1673 à Nicolas Petitpied : « Je vous ay promis par ma dernière lettre une relation de nostre dernier voyage d’Andrinople, je m’acquitte de ma promesse. Vous y verrès un amas de quantité de choses mises en confusion, quoy que cette confusion ne soit pas sans ordre, puisqu’elle est dans celuy d’un Journal dont la beauté consiste en ce que les choses y soient
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Voir le chapitre suivant consacré aux Mille et une nuits. Voir Abel-Halim, op. cit., p. 55. Voir Bauden, « Nouveaux éclaircissements… », op. cit., p. 37-38. In Le Voyage à Smyrne. Un manuscrit d’Antoine Galland (1678), éd. F. Bauden, Paris, Chandeigne, 2000, p. 41-72. Jl1, II, 152-162.
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traittées de la manière que je les traitte, c’est à dire comme elles se présentent et non pas avec choix comme dans une histoire bien suivie. Vous m’obligerés de me mander ce qui vous en aura semblé et aux amis auxquels vous l’aurés communiquée, afin que je puisse me régler sur ce que j’auray à faire touchant le Journal du voiage de Smyrnes. » (Cor., 70)376
On sent ici Galland vivement intéressé par l’accueil réservé à des lettres dont l’écriture, si elle respecte la chronologie du parcours, requiert une attention supplémentaire de sa part, puisqu’il déclare, dans une autre, y renoncer au « style ordinaire » de son Journal377. Les lettres du « Voyage fait en Levant » (1679-1680) adressées à l’abbé Pierre Cureau de La Chambre sont au nombre de trois. La dernière, datée d’Istanbul, le 1er novembre 1680, n’eut pas de suite, car la Compagnie du Levant fut dissoute peu après. La première traite de l’étape qui conduit Galland de Malte à Milos et donne une description très détaillée de certaines des îles où il fait escale. La deuxième lettre concerne l’île de Milos et les îlots environnants, ainsi qu’une visite à La Canée, en Crète. Dans la dernière, l’auteur rend compte de son voyage de Milos à Smyrne, où il reste un certain temps, visitant à proximité Chios, Mytilène et Ténédos (aujourd’hui Bozcaada), avant de prendre la direction d’Istanbul. Il s’intéresse à de multiples sujets, extrêmement variés, comme le climat, les plantes, les coquillages, les antiquités, les manuscrits et les inscriptions, les monuments anciens et modernes. Les coutumes et les mœurs retiennent particulièrement son attention, et il s’attache à décrire les vêtements comme à peindre les cérémonies de rite grec, le mariage musulman ou le jeûne du Ramadan378. Si ces lettres écrites du Levant ou durant le voyage qui y conduit sont d’abord diffusées dans un cercle de proches, leur auteur n’exclut nullement de les faire imprimer. Les deux volumes autographes du « Voyage fait en Levant » conservés aujourd’hui à Munich379 résultent d’une seconde rédaction conçue en vue d’une publication. Ils furent même encore révisés ultérieurement, comme en attestent les corrections et les ajouts de la main de Galland qu’ils portent. Rendus d’une consultation délicate par une surcharge de ratures, d’additions, de notes marginales et de corrections postérieures380, ils mériteraient cependant de faire l’objet d’une
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Galland envoya en même temps sa Relation du voyage d’Andrinople à un certain Baudequin. Sur la question, voir aussi Cor., 72. Cor., 97-98 (lettre du 12 septembre 1673, à Nicolas Petitpied). Nous renvoyons à Abdel-Halim et à Bauden, pour une information plus détaillée sur le contenu du « Voyage fait en Levant ». Bayerische Staatsbibliothek, ms. Gall. 727 et 728 (1679-1680). La numérotation inverse l’ordre des deux tomes. Moreau de Mautour (1654-1737), censeur royal chargé d’examiner, en vue de leur publication, les manuscrits légués par l’orientaliste à la Bibliothèque royale, et Louis-Mathieu Langlès (1763-1824), conservateur à la Bibliothèque impériale, intervinrent successivement sur ces manuscrits.
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édition381. Aujourd’hui, en dehors des manuscrits munichois consultables en ligne, ne sont accessibles que les quelques extraits publiés par Frédéric Bauden dans Le Voyage à Smyrne. 2.3. La description d’une importante « Échelle » : Smyrne La relation de voyage peut aussi prendre chez Galland une forme plus complexe que la lettre. C’est le cas de Smyrne ancienne et moderne, une monographie qui accorde une place essentielle au tableau de la cité contemporaine et s’appuie sur la connaissance directe qu’en avait l’auteur qui exploite aussi diverses sources écrites382. L’ouvrage donne de Smyrne à la fin du XVIIe siècle, avant le tremblement dévastateur du 10 juillet 1688, la description la plus complète qui soit encore aujourd’hui connue en français. Malheureusement, il ne fut pas publié alors, comme Galland l’avait tant espéré383. Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle, quand il fut redécouvert à la Bibliothèque royale Albert Ier de Bruxelles, dans un manuscrit autographe384, que deux chercheurs belges, Frédéric Bauden et Manuel Couvreur, ne tardèrent pas à l’éditer, chacun de leur côté, le premier sous le titre Le Voyage à Smyrne. Un manuscrit d’Antoine Galland385 et le second sous celui de Voyages inédits. Tome 1 : Smyrne ancienne et moderne386. L’ouvrage comprend quatre parties. La première (p. 41-72), sous forme d’une lettre, adressée très vraisemblablement à Vaillant et Giraud, fait la relation du voyage de Galland de Messine à Smyrne, l’étape précédente de Toulon à Messine ayant été évoquée dans une autre qui a disparu. Galland décrit minutieusement l’itinéraire suivi387 et il fournit des descriptions détaillées de lieux qu’il a pu
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Une édition en fut faite dans un travail universitaire qui n’a malheureusement pas été conservé (Claude Brigault, mémoire de maîtrise présenté à la Faculté des Lettres de l’Université de Lyon, en 1962, sous la direction du professeur F. Deloffre). Abdel-Halim y eut cependant accès (voir op. cit, p. 318-335). Ainsi que me l’a indiqué Alain Messaoudi, que je remercie, l’ouvrage pourrait avoir été détruit dans l’incendie de la bibliothèque universitaire, en 1999. Outre celles que cite Galland lui-même et qui seront évoquées plus bas, on peut penser à une description de la ville de Smyrne par son maître en numismatique Jean Foy Vaillant, qui fit le voyage en 1670 et dont il eut probablement connaissance. Des extraits en ont subsisté (BnF, Fonds Rothschild A. XVII. 830, NAF 27251, fol. 61 sqq). Voir M. Couvreur, Voyages inédits. Tome 1 : Smyrne ancienne et moderne, Paris, Honoré Champion, 2001, « Introduction », p. 1415. Sur cette question, voir Bauden, « Nouveaux éclaircissements », op. cit., p. 14-17. Cote : II 5359, fol. 3-137 (1678). Il s’agit, selon Bauden, de la copie d’un original qui a disparu, ce qu’il déduit de l’existence de répétitions et d’haplologies (« Nouveaux éclaircissements… », op. cit., p. 12-13). Comme le « Voyage fait en Levant », il a ensuite été encore retravaillé et il comporte de multiples corrections et additions autographes, interlinéaires ou marginales (ibid., p. 7). Paris, Chandeigne, 2000. C’est à cette édition de Bauden que nous nous référerons. Paris, Honoré Champion, 2001. Le second tome des Voyages inédits d’Antoine Galland n’a jamais paru. Il devait vraisemblablement donner une édition du « Voyage fait en Levant ». Pour le détail, voir Bauden, « Nouveaux éclaircissements… », op. cit., p. 41.
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observer de visu, comme Augusta388, Mykonos389, l’île de Psara390. Outre l’étymologie, il se plaît à en indiquer la localisation, la topographie, les ressources naturelles et les productions locales, mais il porte aussi une attention particulière aux édifices religieux existants et à la protection offerte par les ports et les fortifications. Il expose également les aléas d’une navigation soumise à l’orientation des vents comme à l’apparition de corsaires, auxquels il échappe d’ailleurs par deux fois à l’entrée dans l’Archipel. Il recherche la précision en tout, comme en témoigne le lexique technique dont il fait usage pour nommer les vents et les bateaux dont il connaît parfaitement le gréement et la manœuvre. Dans une deuxième partie, Galland décrit la ville depuis ses origines jusqu’à sa conquête par les Ottomans (p. 72-103). S’il s’inspire du modèle mis à la mode par Guillet de Saint-George, auteur d’une Athenes ancienne et nouvelle (1675) et d’une Lacedemone ancienne et nouvelle (1676), il n’en est pas moins critique sur le contenu de ces travaux. Il partage en effet le point de vue de son ami Jacob Spon qui, dans Voyage d'Italie, de Dalmatie, de Grece et du Levant, fait aux années 1675 et 1676391, reproche vivement à Guillet de n’avoir eu recours qu’à une documentation livresque – auteurs anciens et récits de voyage modernes plus ou moins fiables –, sans jamais s’être rendu lui-même sur place. La troisième partie (p. 103-187) est une description extrêmement fouillée de la ville sous administration ottomane. S’appuyant sur des mémoires qui lui furent communiqués et notamment sur celui que le consul avait fait établir peu de temps avant, Galland décrit soigneusement la topographie de la ville, ses quartiers et ses monuments ainsi que sa population : les ressortissants étrangers par nationalités, puis les autochtones par communautés (Grecs, Arméniens, Juifs, Arabes et Turcs) ; il traite ensuite du commerce, des marchandises, des monnaies et, enfin, des autorités religieuses, civiles, judiciaires et militaires. Allant à l’encontre de l’idée largement répandue d’une puissance ottomane forte, il souligne l’absence de fortifications autour de la ville et le peu de détermination de ceux qui pourraient avoir à la défendre. La quatrième partie est également peu habituelle dans une relation de voyage. Galland clôt son texte par un ensemble de 166 « aphorismes » établissant un parallèle entre les coutumes des Turcs et celles des Français (p. 187-211). Il s’inspire du père jésuite Besson, supérieur des missions de Syrie, qui avait publié, en 1660, un ouvrage où il était question des mœurs des Syriens comparées à celles des Français392, composé probablement dans la tradition de la Renaissance de 388 389 390 391 392
Le Voyage à Smyrne, op. cit., p. 44. Ibid., p. 63-64. Ibid., p. 70. Lyon, A. Cellier,1678. La Syrie Sainte ou la Mission de Jesus et des Peres de la Compagnie de Jesus en Syrie, Paris, J. Henault. Voir partie II, p. 250-268, le chapitre intitulé « L’antipathie de la Syrie et de l’Europe ». Galland, qui avait probablement rencontré l’auteur en 1674 à Alep, en fit l’acquisition plus tard à Paris, dans l’intention d’en faire présent à « quelque curieux de Relations de voiages » (Jl2, II, 162 et n. 407).
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confronter les manières de vivre des Européens à celles d’autres peuples393. Sociologue et ethnographe avant la lettre, Galland fait montre de facultés d’observation très développées dans les domaines les plus divers, comme le suggère le classement thématique implicite qu’il adopte : habillement, pratiques alimentaires, femmes, literie, équitation, pratiques cultuelles, enseignement, chiens, jardins, voyages, pratiques de la vie quotidienne, calendrier, pratiques mortuaires, justice, souverain, médecine, musique, maison, armée394. Son discours demeure en général parfaitement neutre, contrairement au père Besson qui relève beaucoup de traits négatifs. S’il marque à l’occasion sa préférence pour une pratique française, c’est aussi parfois l’inverse : « Les femmes des Turcs vont au bain une fois par semaine ; il n’y a que les plus délicates en France qui en savent l’usage, encore est-ce rarement »395 ; ou « Il n’est point rare de voir 10 000 janissaires dans un silence admirable ; mais il faudrait une grande autorité pour l’imposer à dix soldats français »396. 2.4. Ne « voyager que pour apprendre et connaître la vérité »397 Aussi diverses que soient les relations de voyage de Galland, elles n’en sont pas moins sous-tendues par un principe commun : faire connaître la vérité et ne rien inventer. C’est ce qu’exprime clairement leur auteur dans son « Voyage fait en Levant », en s’adressant à l’abbé Cureau de La Chambre : « Vous n’y aurez point trouvé de ces événements surprenants qui engagent agréablement un lecteur, parce que je n’ai point l’avantage d’être de ceux qui semblent n’être nés que pour les aventures, ou plutôt parce que je ne suis point propre à en inventer. Mais, sachant que vous n’avez point le goût dépravé de certaines gens, qui préfèrent des historiettes grossièrement déguisées à des récits véritables et fidèles, je me persuade que ma sincérité ne vous aura point déplu. Sans mentir, il serait étrange que j’eusse la pensée de déguiser la moindre chose contre le témoignage de mes yeux, n’ayant jamais conçu la passion de voyager que pour apprendre et connaître la vérité. Je sais bien qu’il est difficile de la connaître et que mille obstacles nous empêchent souvent de l’apercevoir. Si je ne suis pas toujours assez heureux pour la découvrir, je me console de ce que je n’oublie aucun des moyens qui sont dans mon pouvoir pour y parvenir. »398
Accéder à la vérité suppose chez Galland une approche critique des sources. Celles-ci doivent impérativement être vérifiées, corrigées chaque fois que nécessaire et complétées, sans qu’il soit utile pour autant de répéter ce que tout le monde connaît déjà. Outre le bénéfice qu’il tira de sa correspondance avec Jacob Spon, 393 394 395 396 397 398
Voir Bauden, Le Voyage à Smyrne, op. cit., p. 29. Nous reprenons ces catégories à F. Bauden, qui les a introduites dans son édition. Le Voyage à Smyrne, op. cit., p. 194. Ibid., p. 211. Cité par Abdel-Halim, op.cit., p. 321 (in « Voyage fait en Levant » : deuxième lettre). Cité par Bauden, Le voyage à Smyrne, op. cit., p. 22 (in « Voyage fait en Levant » : deuxième lettre, ms. Munich, cod. Gall. 728, p. 79-80).
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Galland bénéficia aussi des conseils de l’érudit Henri Justel qui lui recommanda « particulièrement de ne rien dire de ce qui auroit été mentionné par les autres voyageurs, de corriger leurs fautes et de particulariser ce qu’ils avoient négligé » (Cor., 363)399. C’est cette méthode qu’il expose lui-même dans sa Smyrne ancienne et moderne quand il évoque le mémoire traitant de la ville à l’époque ottomane qu’il obtint du consul de France et qui servit de base de départ à son travail : « Monsieur notre Consul eut la bonté de me communiquer un mémoire, fort exact et bien particularisé, qui en avait été nouvellement dressé l’année précédente. Je fis aussitôt toute sorte de diligence pour le vérifier et pour l’augmenter dans toutes les choses qui me semblaient y manquer, et de le digérer ensuite et le mettre dans un autre ordre que celui qu’on lui avait donné et qui n’était, pour dire la vérité, qu’une véritable confusion. » (p. 72)
La vérification des sources exige de se rendre sur le terrain, de visiter les sites, de converser avec les sujets du sultan, ce à quoi Galland est parfaitement préparé par sa connaissance des langues. Il critique vertement ceux qui, comme Guillet, se contentent, à distance, de compiler les sources grecques et latines et des récits de voyage plus ou moins fiables. Très attaché au témoignage oculaire comme il l’indique dans son Journal400, lui-même préfère se dispenser de décrire un endroit où il n’a pas abordé. Ainsi, dans son « Voyage fait en Levant », il déclare, à propos de l’île de Cerigo (Cythère) : « Je ne vous en ai rien dit dans ma première lettre, quoique je vous aie marqué que j’en avais approché assez près, étant sous l’escorte du vaisseau du Roi, parce qu’il ne suffit pas de voir une terre pour prendre l’occasion d’en parler, et c’est ce que je me garderai bien de pratiquer dans mes relations »401. Sur les sites antiques, il s’agit pour lui de confronter les témoignages des Anciens aux vestiges archéologiques qu’il repère, notamment en déchiffrant les inscriptions encore lisibles et en examinant les monnaies qu’il collecte. Il apparaît ainsi comme un pionnier en matière d’archéologie, d’épigraphie et de numismatique. La méthode d’enregistrement immédiat et minutieux des données qui est la sienne constitue également une garantie d’exactitude pour un usage postérieur402. Par ailleurs, quand il rapporte quelque chose qui paraitrait peu crédible, Galland ne manque pas d’insister sur son caractère véridique en se réclamant de témoins dignes de foi. C’est le cas lorsqu’il évoque la pompe déployée par le sultan partant en campagne contre la Pologne : « Je n’avois rien veu qui approchât de la beauté de l’éclat et de l’apparence surprenante de la sortie hors d’Andrinople que Sa Hautesse fit en ce jour pour se mettre en campagne. Toutes les descriptions d’entrées, de triomphes, de tournois, de carouzels, de mascarades et de jeux faites à plaisir, que je me souviens avoir leues dans les romans, n’ont rien qui doive les faire entrer en comparaison avec la pompe de celle 399 400 401 402
Lettre à Huet, du 25 février 1701. Jl1, I, 205. Cité par Bauden, Le voyage à Smyrne, op. cit., p. 240, n. 5 (ms. Munich, cod. Gall. 728, p. 156). Voir Jl1, II, 152 (« circonstantiant chasque chose par heure et par jour »).
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effective que je considéray exactement avec tous les estrangers chrétiens qui s’y trouvèrent, lesquels pourroient tous, pour que ce fut dans un estat de désintéressement et sans préoccupation, faire témoignage de cette vérité. Si Mademoiselle de Scudéri avoit pu se forger dans l’imagination quelque chose de semblable, et qu’après l’y avoir représenté avec le crayon de son élégante plume, elle lui eût donné place dans quelque endroit de ses ouvrages, tous ceux qui y prennent plaisir à cause du vraisemblable qu’elle a tousjours taché d’y observer, n’en feroient plus la mesme estime après avoir leu ce morceau, qui bien loin de leur paroistre vraisemblable à l’ordinaire, leur paroistroit encore au dessus des extravagances des paladins et des Amadis de Gaule. Cependant, il n’y a rien de si vray que ceste sortie estoit la plus belle chose que j’aye jamais veue en ma vie, et j’ay de la peine à croire que dans aucune cour de l’Europe, si on excepte celle de France, on puisse rien (sic) entreprendre de plus beau. » (Jl1, I, 122123)
L’exigence de vérité qui animait Galland ne pouvait que le conduire à condamner vivement la pratique ordinaire qui consistait à introduire dans un récit des anecdotes inventées pour lui donner un tour plaisant ou romanesque. Il arrivait parfois que les éditeurs en prennent eux-mêmes l’initiative, et Galland faillit lui-même en faire les frais, quand la maison Barbin accepta de publier sa traduction d’un livre d’histoire turc, La Mort du Sultan Osman, ce que nous apprend une lettre de Charpentier à Spon : « Voyez la sottise de nos libraires : Monsieur Vaillant m’a appris qu’on avoit laissé ce livre entre les mains d’un abbé afin d’y insérer des intrigues amoureuses, c’est-à-dire afin de déguiser la vérité et faire une fable ridicule d’une histoire sérieuse. Rien n’est plus condamnable […] »403. Fort heureusement, la chose ne se fit pas, et c’est dans un autre ouvrage qui reprend l’itinéraire de Galland, L’Estat present de l’Archipel (1678) d’Antoine Des Barres, que Barbin entreprit de flatter le goût du public. On a longtemps considéré que son auteur, un obscur abbé, avait participé au voyage de Nointel dans l’Archipel, ce que remet aujourd’hui en cause Guy Meyer qui pense que celui-ci n’aurait pas quitté Paris mais aurait eu accès au Journal de Galland ou à un autre texte de lui, comme sa Relation de voyage dans les îles de l’Archipel404. L’ouvrage de Des Barres raconte, en effet, ce périple, étape par étape, depuis le port de Tarapia à proximité de Constantinople jusqu’à Smyrne, où, malade, il a, dit-il, renoncé à poursuivre le voyage avec l’ambassadeur. Sur ce récit à la première personne vient se greffer une aventure, poursuivie d’escale en escale, entre le narrateur et une certaine Darissa. C’est à Mykonos qu’il est informé par un eunuque que cette dame s’intéresse à lui405. Plus tard, à Héraclée, ce dernier lui remet un billet de sa part : elle est l’épouse de l’aga de Ténédos qu’il avait rencontrée lors de son passage dans l’île et, depuis, elle n’aspire qu’à quitter un mari qu’elle a toujours haï. Le narrateur refuse de répondre par écrit, mais ne parvient à se défaire du messager qu’après avoir promis qu’il honorerait, le moment 403 404
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Cité par Abdel-Halim, op. cit., p. 270. Je remercie vivement Guy Meyer d’avoir attiré mon attention sur cet ouvrage et sur la manière frauduleuse dont l’auteur s’est servi d’un texte de Galland, selon toute vraisemblance. I, 128 (l’ouvrage de Des Barres est en deux parties).
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venu, la demande de protection de sa maîtresse406. Le lendemain de Pâques, à Jérusalem, Darissa se présente à lui, sous l’habit d’un jeune Turc. Elle lui raconte que ses parents l’avaient contrainte à épouser très jeune l’aga et elle lui narre les péripéties de son évasion, avant de solliciter son aide. Le narrateur lui promet d’intervenir pour elle auprès de l’ambassadeur407. Avant qu’il ne quitte Jérusalem, il reçoit encore la visite de la dame à laquelle il recommande de ne pas continuer à vagabonder, mais de retourner chez ses parents, car il ne peut lui venir en aide. C’est toutefois grâce à lui qu’elle parvient à s’enfuir sans se faire arrêter408. Darissa le retrouve encore à Alep, où elle lui avoue ses sentiments. Le narrateur lui oppose l’incompatibilité religieuse et, quand il reprend son voyage par mer, se voit enfin, « grâce au ciel, délivré de cette Turque errante »409. On peut imaginer quelle dut être la surprise de Galland, et sans doute son désappointement, lorsqu’il découvrit comment avait été traitée l’information qu’il avait fournie. Plus tard, au moment de la publication des Mille et une nuits, la maison Barbin lui réservera encore d’amères déconvenues. 3. Un récit d’aventures : Histoire de l’esclavage d’un marchand de Cassis, à Tunis Bien plus tard, dans la dernière décennie de son existence, Galland rédige un récit d’une tout autre nature. Ne s’appuyant plus cette fois sur sa propre expérience, il le tire d’une narration que son protagoniste lui fit par oral quand il voyageait jadis dans le Levant. En 1679, il recueillit les confidences d’un Provençal établi à La Canée, en Crète, au sujet de la période de captivité qu’il avait vécue en pays barbaresque. À la date du 9 septembre 1709, Galland fait mention dans son Journal de sa « nouvelle Historique de L’esclavage de M. Bonnet de Cassis », dans une phrase qui laisse à penser que son travail était alors achevé ou sur le point de l’être410. À ce texte, il donne finalement le titre d’« Histoire de l’Esclavage d’un marchand de Cassis, à Tunis »411. Comme tant d’autres, cet ouvrage ne fut pas publié du vivant de Galland, mais il reçut après sa disparition l’approbation du censeur royal Moreau de Mautour. Cette appréciation favorable ne fut pourtant pas suivie de la publication du texte. C’est Louis-Mathieu Langlès, conservateur à la Bibliothèque impériale, qui le fit paraître dans le Magasin encyclopédique en 1809, non sans y avoir apporté des modifications. Dans le titre, le mot supplémentaire de « ville » détermine 406 407 408 409 410
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I, 164-171. II, 39-61. II, 115-125. II, 173-178. Jl2, I, 453 : « Je commençai le matin un abbrégé de la Grammaire arabe pour m’en servir dans mes Leçons. Ie portai ensuite la nouvelle Historique de L’esclavage de M. Bonnet de Cassis. » Le verbe « porter » a-t-il ici le sens de « recopier » ou signifie-t-il « remettre à quelqu’un », auquel cas la phrase serait incomplète ? Voir BnF, ms. fr. 14693.
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« Cassis » et le vocable « Relation » remplace celui d’« Histoire ». Dans le texte, des termes sont édulcorés et des passages tronqués pour faire de Bonnet un personnage moins problématique que sous la plume de Galland. Un an plus tard, en 1810, le texte fit l’objet d’une publication en volume412. En 1993, les Éditions La Bibliothèque en ont donné, sous le titre Histoire de l’esclavage d’un marchand de la ville de Cassis, à Tunis, une nouvelle édition, établie « à partir du manuscrit original » par Catherine Guénot et Nadia Vasquez. Il ne s’agit pas là d’une édition critique : les quelques notes fournies pour la compréhension des termes de navigation et l’identification des toponymes mentionnés restent en nombre très insuffisant ; elle comporte, en outre, des erreurs de lecture du manuscrit, et une modernisation de la langue affectant le lexique et même la syntaxe a été effectuée. Mais, quelles que soient ses faiblesses et les choix sur lesquels elle repose, cette édition a permis d’exhumer un récit d’aventures alerte, qui méritait d’être connu413. 3.1. L’illusion d’un « récit vrai » Galland part du récit qui lui fut fait à La Canée en 1679 par un marchand du nom de Jean Bonnet, qui tomba aux mains des Barbaresques et vécut en captivité dans la Régence de Tunis durant deux ans et demi, de septembre 1669 à mars 1672. S’il n’en dit rien dans son « Voyage fait en Levant », on peut penser que, selon son habitude, il en consigna un résumé dans son Journal, dont on sait qu’il a malheureusement disparu pour l’essentiel et dont l’année 1679 n’a pas été conservée. Seules les quelques lignes qui précèdent son récit dans le manuscrit de la BnF (ms. fr. 14693) (voir pl. 10) nous renseignent sur les conditions du recueil de ces aventures et sur l’identité de leur protagoniste. Pour créer l’illusion d’un « récit vrai », Galland place Bonnet dans la position fictive de narrateur, composant le récit à la première personne, comme c’était habituellement le cas quand le voyageur rédigeait lui-même sa propre relation : « Puisque vous avez déjà entendu, Monsieur, avec étonnement, quelques particularités de mon esclavage, et que vous souhaitez en entendre l’histoire tout entière pour la mettre par écrit, parce que vous jugez qu’elle pourra faire passer agréablement quelques moments à ceux qui prendront la peine de la lire, il est juste que je satisfasse votre curiosité. Plusieurs personnes de qualité, à qui j’en ai fait le récit, ont souvent pris plaisir à m’entendre : mais présentement que vous voulez bien être mon historien, je vais faire de nouveaux efforts sur ma mémoire pour ne rien oublier des circonstances qui pourront rendre la narration de mes misères plus agréable414. » (Emc, 17)
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Paris, Ferra, 1810. Pour les raisons évoquées dans l’introduction, nous citons le texte de Galland dans cette édition. Un contrôle systématique sur le manuscrit de la BnF a conduit, à quelques reprises, à le rétablir conformément à l’orignal, ce que nous signalons en note. Emc remplace « agréable » (un terme significatif sous la plume de Galland) par « intéressante », comme chez Langlès (éd. 1810, p. 9). Comparez avec BnF, ms. fr. 14693, p. 3.
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Dans la même intention, le récit est ponctué par des adresses régulières de Bonnet à son supposé auditeur, Galland : « Imaginez-vous que cette prison …» (Emc, 35) ; « Jugez, je vous prie, combien cette incommodité … » (Emc, 36) ; « Avec tout ce que ces bastonnades peuvent avoir d’affreux, croiriez-vous qu’un Maure … » (Emc, 62) ; « Je vous avoue que je n’avais nulle inclination » (Emc, 90) ; « Avant de vous dire …, il est bon de vous avertir … » (Emc, 94) ; « Je devrais continuer à vous raconter de quelle manière nous passâmes cette quarantaine […] ; mais auparavant, permettez-moi que je vous ramène à Sousse et à Tunis … » (Emc, 120)
Le texte est en vérité construit sur le mode de la double énonciation, car le narrateur de l’Histoire de l’esclavage d’un marchand de la ville de Cassis, à Tunis est non pas Bonnet mais Galland, qui a le lecteur pour destinataire. Dans sa brève préface, il reconnaît seulement avoir reformulé l’expression de Bonnet, n’ayant, ditil, « contribué à autre chose qu’aux paroles de cette histoire ». Il se serait donc contenté de mettre par écrit un discours oral. Pourtant, alors qu’il insiste sur l’authenticité du récit, il met aussi l’accent sur ses aspects « surprenants et extraordinaires », une qualification déjà attribuée par lui en 1704 à ses contes des Mille et une nuits415, dont il avait publié en 1709 plus de la moitié des volumes : « Si les aventures inventées seulement pour divertir, ont l’avantage de donner de la satisfaction à ceux qui en entendent le récit, ou qui les lisent, on doit avouer que celles qui n’ont rien que de véritable en donnent beaucoup davantage, lorsque les incidents en sont surprenants et extraordinaires. Il me semble que les aventures qui suivent sont du nombre de ces dernières, et j’espère que le lecteur prendra autant de plaisir à les lire, que j’en eus à les entendre de la propre bouche de celui à qui elles sont arrivées. » (Emc, 13)416
À la vérité, il semble que les aventures de Jean Bonnet sont intéressantes non tant parce qu’elles sont vraies et seraient susceptibles d’instruire le lecteur qu’en raison de leur caractère étonnant et divertissant. Le premier titre donné par Galland à son texte est d’ailleurs révélateur d’un projet situant son travail hors du genre de la relation de voyage à visée documentaire, puisqu’il l’avait d’abord intitulé dans son manuscrit : « L’Esclave de Hadgi Mehemmed Codgia autrement dit Dom Philippe fils d’un day de Tunis. Nouvelle Historique ». Ce genre de la « nouvelle historique », alors très prisé, intégrait généralement dans l’histoire d’un
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Voir sa dédicace à la marquise d’O : « narrations […] fabuleuses, à la vérité, mais agréables et divertissantes » et son « Avertissement » : « Si les Contes de cette espèce sont agréables et divertissants par le merveilleux qui y règne d’ordinaire, ceux-ci doivent l’emporter en cela sur tous ceux qui ont paru, puisqu’ils sont remplis d’événements qui surprennent et attachent l’esprit ». C’est sur la base de ces déclarations que le texte n’a jamais été vu autrement qu’un témoignage fidèle (cf. Abel-Halim, op. cit., p. 322).
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personnage célèbre une part de fiction, souvent orientée vers le registre galant417. À ce premier titre qui mettait en avant la figure d’un corsaire connu, Galland préfère en définitive celui d’« Histoire de l’Esclavage d’un marchand de Cassis, à Tunis » qui fait davantage justice au principal protagoniste. Mais ce changement de titre ne correspond nullement à un changement de projet de sa part, étant donné qu’il n’intervient qu’une fois l’ouvrage achevé, directement sur la mise au net elle-même, comme en atteste le manuscrit de la BnF. On peut donc postuler qu’en composant une « nouvelle historique », Galland fait du plaisir du lecteur une priorité et que ce choix a pu nécessiter quelques accommodements avec une fidélité absolue au récit de Bonnet418. De plus, l’auteur rédigeant, très vraisemblablement à partir de seulement quelques notes, les aventures de Jean Bonnet trente ans après que celui-ci les lui a racontées, il est fort improbable qu’il n’y ait pas mis du sien. En l’absence d’avant-texte, l’étude de l’ouvrage ne peut être entreprise qu’à partir du manuscrit de la BnF. Pour y repérer la contribution de Galland, il est possible d’avoir recours aux outils d’analyse littéraire habituels, mais aussi d’opérer des rapprochements intratextuels. En effet se retrouvent dans l’Histoire de l’esclavage d’un marchand de la ville de Cassis la connaissance de la navigation acquise durant ses voyages419, mais aussi des procédés caractéristiques de son écriture, tant dans Les Mille et une nuits (1704-1717) que dans ses précédents ouvrages destinés au public des mondains : Les Paroles, les bons Mots et les Maximes des Orientaux (1694) et De l’origine et du progrès du café (1699). Le texte suit le déroulement chronologique des événements depuis la capture de Bonnet par des corsaires de la Régence de Tunis jusqu’à son évasion rocambolesque et son retour à Cassis. Dans l’intervalle, il est déplacé de Porto Farina à Tunis et à Sousse et il enchaîne les tentatives d’évasion infructueuses. Ces épisodes narratifs sont entrecoupés par quelques passages descriptifs ayant trait notamment au bagne – nom donné au lieu où sont logés les captifs – et à la bastonnade. 3.2. Témoignage et information Le texte de Galland évoquant la captivité du marchand Jean Bonnet dans la Régence de Tunis pendant plus de deux ans, il est loisible de se demander dans quelle mesure il peut être considéré comme un document, voire une réflexion sur l’esclavage des chrétiens en pays musulman. L’ouvrage informe sur un cas particulier, celui de Jean Bonnet, qui tombe aux mains de corsaires, quand il doit quitter précipitamment la Crète où il était venu commercer, après la chute le 5 septembre 1669 de Candie, dernier bastion vénitien dans l’île. Âgé alors seulement de 22 ou 23 ans, il n’avait jamais « achevé ses classes », mais avait été formé très jeune à la navigation, puis initié au commerce à 417
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Voir la préface de Roger Guichemerre à son édition de Dom Carlos et autres nouvelles françaises du XVIIe siècle, Gallimard, coll. « Folio », 1995. Voir l’éclairant article de Jacques Chupeau, « Les récits de voyage aux lisières du roman », Revue d’histoire littéraire de la France, n° 3-4, mai-août 1977, p. 536-553. Voir le Journal de Constantinople et les Relations.
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Candie par un parent, dont Galland avait fait la connaissance en 1679 sur le navire qui le menait au Levant. En rentrant en France, la « barque »420 de Bonnet échappe à trois reprises aux corsaires, mais finit par tomber entre les mains de Redjeb Réis, un renégat d’Antibes au service d’un grand personnage de la Régence de Tunis, El Hadj Mehemmed Khodja. Son sort ne fut pas celui d’un captif ordinaire, car il eut la chance d’être à certains moments relativement bien traité par son maître, un puissant armateur de course. Celui-ci le dispensa d’abord de travailler, dans l’intention de le voir se convertir à l’islam pour pouvoir lui confier le commandement d’un de ses navires, une fonction souvent exercée par des renégats. Demeuré chrétien, il seconda néanmoins Redjeb Réis et parvint à se faire loger avec lui lors des séjours à terre, échappant ainsi au bagne tant redouté421. Au fil du récit, Bonnet apparaît comme un personnage rusé, mais aussi comme un fieffé chauvin, toujours prêt à régler son compte à qui bafouerait la nation française422. Le texte présente aussi un maître exceptionnel, El Hadj Mehemmed Khodja, dont la vie est retracée ici423 pour répondre aux exigences de la nouvelle historique. Connu aussi sous le nom de Dom Philippe, ce transfuge fils d’un dey de Tunis se convertit au christianisme en Sicile, avant de revenir dans la Régence, où il occupa une position importante. Des troubles prolongés à la tête de l’État l’amenèrent à se réfugier à Constantinople où il semble qu’il décéda424. Un voyageur lettré comme Galland n’ignorait sans doute pas qui était ce personnage, déjà évoqué dans la Relation d’un voyage fait au Levant (1664) de Jean Thévenot425, dont le Dictionnaire de Moreri426 tira ensuite une notice. Ces textes ne furent manifestement pas utilisés par Galland, qui se contenta probablement de reprendre les propos de Bonnet. La présentation qu’il fait d’El Hadj Mehemmed Khodja situe, en effet, sa conversion en Espagne, alors qu’elle eut lieu à Palerme, comme l’indique Thévenot. Par ailleurs, le nom d’un bey avec lequel El Hadj Mehemmed Khodja finit par se réconcilier figure dans le manuscrit de Galland sous la forme de « Mehemmed Lauti (?) » que l’édition de 1993 remplace, en suivant Langlès, par « Mehemmed ul 420
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Selon le Dictionnaire de Furetière, le mot « barque » ne s’applique pas seulement à de très petites embarcations, destinées notamment au transbordement à partir de grands vaisseaux, mais aussi à un « bâtiment de mer qui n’a que des voiles latines au nombre de deux ou trois pour le plus. […] Il y en a […] qui ne sont faites que d’un arbre creusé, auquel on ajoute quelques pièces de côté et d’autre, et qui sont néanmoins capables de 50 rames. » Emc, 64. Emc,71 et 85-86. Emc, 31-34. Voir Alia Baccar, « Hadji Mehemmed Khodja dit Dom Philippe, seigneur de la mer », in Tunis cité de la mer (actes du colloque organisé dans le cadre des manifestations relatives au choix de l’UNESCO de Tunis, capitale culturelle, 1997), dir. Alia Baccar-Bournaz, Tunis, L’Or du Temps, p. 233-242. Op. cit., p. 522-526. Jean Thévenot avait rencontré en 1659 El Hadj Mehemmed Khodja sur le bateau qui les menait d’Alexandrie à Tunis et il fut ensuite son invité. D’Arvieux fit aussi sa connaissance à Tunis à l’occasion d’une mission officielle en 1666, mais ses Mémoires ne furent publiés qu’en 1735 et si Galland eut l’occasion de le voir à plusieurs reprises, rien ne permet de penser qu’ils évoquèrent alors le célèbre corsaire de Tunis. Le Grand Dictionnaire historique, Amsterdam, P. Mortier, t. II, éd. 1692, p. 366.
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Hafizi »427. Galland se sera sans doute contenté de reproduire le nom tel qu’il l’avait entendu de la bouche de Bonnet. Cette désinvolture inhabituelle chez un savant d’ordinaire si scrupuleux ne manque pas de surprendre et il faut bien penser que sa priorité n’était peut-être plus ici l’érudition. Cependant, conformément aux autres sources, le lecteur de Galland apprendra que Dom Philippe n’avait nullement renoncé à vivre à l’occidentale. Dans sa maison de campagne, il festoyait en compagnie de convives assis « sur des sièges autour d’une table haute à notre mode, avec des serviettes, des assiettes, des cuillers et des fourchettes », ne dédaignant pas « la chair de pourceau » (Emc, 47). En outre, même si Bonnet fut quelque peu ménagé par son maître, le personnage manifestait en certaines circonstances la plus grande cruauté, faisant couper l’oreille à des domestiques qui n’appliquaient pas ses ordres à la lettre428 et allant jusqu’à « faire étrangler des personnes de sa religion, et [les] jeter dans une citerne, pour avoir refusé les tranches de saucisson qu’il leur servait » (Emc, 47-48). Bonnet ne bénéficie cependant pas tout au long de sa captivité d’un statut privilégié, et le récit de Galland fait aussi une place aux souffrances endurées par le captif ordinaire, le plus souvent issu de Méditerranée. Ainsi accompagneront Bonnet dans son évasion, outre douze Français, « un Calabrais, un Maltais, un Trapanais, un Livournais, un Portugais, un Hollandais et un Grec » (Emc, 94). Dans la région de Tunis, il est employé à des travaux dans l’agriculture, puis dans la construction et, nullement soigné pour un abcès à la main, manque de peu d’être amputé. Les déplacements d’une localité à l’autre se font à pied : Bonnet relie ainsi à plusieurs reprises Sousse à Tunis, en trois jours, nourri seulement, comme à l’ordinaire, d’un pain noir. Il lui revient de trouver par lui-même l’eau qui étanchera sa soif, dans des campagnes habitées seulement « par des troupes de Maures429 qui demeurent sous de méchantes tentes noires » (Emc, 76) et où il faut se protéger des attaques des lions en allumant des feux. Plus terrible est encore le logement dans un bagne. Galland consacre trois pages entières dans son manuscrit à la description des conditions de vie dans celui de Porto Farina430 (Ghar el-Melh : « grotte du sel »), où Bonnet fut enfermé durant les huit premiers jours de sa captivité. On se serait attendu de la part du savant à quelque information sur la situation géographique de Porto Farina comme sur son histoire – un faubourg de la célèbre cité phénicienne d’Utique431. Ce n’est nullement 427 428 429
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Emc, 33/ Bnf, ms. fr. 14693, p. 32. Emc, 45. Pour les Européens, au début du XVIIIe siècle, les populations du Nord de l’Afrique ne sont ni arabes ni berbères, mais « maures », vieux vocable qui englobe aussi bien les citadins que les ruraux, et qui les distingue des « Turcs » (voir François Pouillon, « Simplification ethnique en Afrique du Nord : Maures, Arabes, Berbères (XVIIIe-XXe siècles) », Cahiers d’Études africaines, vol. XXXIII, n° 129, 1993, p. 37-49). Emc, 35- 40. Située entre Bizerte et Tunis, Ghar el-Melh, l’ancienne Porto Farina, se logeait sur la rive Nord d’une lagune d’environ 30 km2. Antique Rusucmona punique, la cité se développa avec l’établissement, à proximité, du port d’Utique. Dotée par le dey Usta Murâd d’un port et d’un fort entre 1637 et 1640, la cité devint au XVIIe siècle une redoutable base pour la guerre de course.
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le cas432. Galland se lance d’emblée dans une description de la Matamore, ces « caves voutées destinées à enfermer les esclaves enchaînés la nuit ». Il y souligne, de manière réaliste et sans pathos, le manque d’espace, d’air et de lumière, la chaleur étouffante et la moiteur permanente, la présence de vermine, la contrainte due aux fers. L’interpellation du lecteur par le narrateur accroît encore l’efficacité du discours : « Jugez, je vous prie, combien cette incommodité doit être insupportable, puisqu’on porte envie à ceux qui sont placés près du lieu où l’on va uriner et faire les autres ordures, parce que l’air qui en sort, tout infecté qu’il est, leur donne quelque soulagement que les autres n’ont pas » (Emc, 36). Autre tourment enduré par les captifs : la bastonnade, un châtiment qui s’applique notamment à ceux qui accomplissent les tâches les plus rudes. Bonnet luimême n’échappe pas à un coup de bâton quand il croit, peut-être par bravade, pouvoir intervenir en faveur de compagnons châtiés pour s’être simplement amusés à se jeter des « pelotes de terre ». Il n’ignore rien du supplice que constitue une telle peine : « Il faut avouer que c’est souffrir le martyre que d’être étendu le ventre contre terre, et tenu à quatre personnes par les bras et les pieds, pour en recevoir tout de suite cinquante sur le derrière, et quelquefois davantage ; c’est ce que j’ai vu pratiquer parfois pour des sujets presque de nulle conséquence. Et le remède qu’on apporte par les incisions, du sel et du vinaigre, pour empêcher l’inflammation et la gangrène, fait plus de mal que le mal même » (Emc, 62). Pourtant, Bonnet ne s’en tient pas à un discours univoque, déclarant que l’esclave doit être occupé en permanence pour lui éviter de dépérir en songeant à son triste sort et qu’« il y en a qui, soit par insensibilité, soit par malice, ne veulent rien faire sans y être contraints à force de coups » (Emc, 61). Dans une anecdote illustrant ce propos, la bastonnade appliquée à quelques-uns des cent hommes mobilisés pour soulever un mât les fait immédiatement exécuter la tâche, alors qu’ils avaient d’abord échoué à le faire433. Si l’ouvrage de Galland expose la rudesse de l’existence du captif ordinaire, il met néanmoins davantage l’accent sur le sort plus doux réservé à Bonnet434. Il serait vain d’y chercher quelque condamnation de principe que ce soit de l’esclavage : les Européens agissaient comme les Barbaresques et Bonnet lui-même se livra quelque temps à la course, à l’issue de sa captivité. La remise en cause n’interviendra que plus tard, au XVIIIe siècle. Sous la plume de Galland, le discours sur l’esclavage ne verse pas pour autant dans l’invective anti-barbaresque au nom de la défense de la religion chrétienne, à la manière du père Dan, trinitaire chargé d’une
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Voir Paul Cézilly, Notice sur Porto-Farina (Tunisie) (port corsaire et arsenal des beys) : son passé, l’esclavage, Paris, Impr. Person Frères, 1912. Seules la ville de Sousse (Emc, 67-68) et l’île de Pantelleria (Emc, 126) font l’objet d’une brève présentation, plus en conformité avec la manière habituelle de Galland. Emc, 61-62. Les missionnaires rédempteurs ont formulé sur le sort réservé aux captifs chrétiens des jugements particulièrement sévères, mais d’autres, comme le chevalier d’Arvieux, se sont montrés plus indulgents (voir Guy Turbet-Delof, L’Afrique barbaresque dans la littérature française aux XVIe et XVIIe siècles, Genève, Droz, 1973, p. 110 sqq.).
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mission de rachat de captifs à Alger, en 1633435. Le propos n’est pas idéologique. La captivité est un fait à envisager d’un point de vue pragmatique et seules trois issues sont possibles : la conversion à l’islam, l’attente, parfois longue, d’un rachat et l’évasion. C’est pour cette dernière qu’opte Jean Bonnet. 3.3. Procédés romanesques On l’aura compris : Galland ne cherche pas ici à faire montre d’érudition et il ne saisit que très rarement les possibilités offertes par le récit pour instruire le lecteur, contrairement à son habitude. Son dessein semble plutôt de faire de la captivité de Bonnet un roman d’aventures. À cet effet, il use de stratégies d’écriture adaptées, à commencer par la mise en place d’un suspense soutenu. Dès la scène initiale de capture, le dispositif est installé, et ce n’est qu’à la quatrième rencontre avec les corsaires que le « marchand de Cassis » tombe aux mains des Barbaresques. Chacun des épisodes de cette séquence est minutieusement décrit – lieux des opérations, orientation des vents, manœuvres des bateaux – conformément à la manière qui était déjà celle de Galland dans les lettres où il décrivait à ses correspondants ses périlleux voyages en Méditerranée. Faisant ensuite de la question de l’évasion de Bonnet le fil directeur de l’ouvrage, Galland se garde bien d’informer d’emblée le lecteur des modalités de la remise en liberté du captif ; mais au fil du récit, quand s’enchaînent les échecs d’évasion, des prolepses – un procédé également prisé dans Les Mille et une nuits – dévoilent la réussite finale et il s’agit alors de savoir dans quelles circonstances il parviendra à s’enfuir. Rares sont les séquences où le sujet de l’évasion n’est pas abordé et le texte fait se succéder échecs et espoirs déçus. À peine a-t-il posé le pied dans la Régence que Bonnet entend user de tous les moyens possibles pour échapper rapidement à sa disgrâce. Mais la Matamore de Porto Farina lui apparaît comme un lieu peu propice à l’organisation d’une évasion, surtout par « la difficulté à trouver un embarquement tout à la fois pour cent hommes, car nous étions parfois en pareil nombre ». De retour à Porto Farina après un séjour à Tunis, il place ses espoirs dans les vaisseaux français envoyés pour rapatrier des prisonniers. C’est l’occasion pour lui de bâtir un plan pour se sauver avec quelques compagnons. Tout se déroule parfaitement jusqu’à l’instant où les fugitifs doivent sauter dans une chaloupe pour atteindre l’un des vaisseaux français. Ils découvrent alors la présence, à proximité, d’un renégat génois qui ne manquerait pas de donner l’alerte et ils renoncent alors à fuir. Plus tard, ils apprendront de sa propre bouche que, contre toute attente, il les aurait laissés partir et se serait sauvé avec eux ! Bonnet lui promet qu’il le tiendra au courant de toute nouvelle tentative d’évasion, mais ajoute, dans une prolepse : « Lorsque je me sauvai tout de bon, j’étais trop éloigné de lui pour le mettre dans la partie » (Emc, 55). Le lecteur est dès lors informé d’une issue finale favorable, ce qui développe chez lui une nouvelle curiosité, celle de connaître le stratagème qui y conduira. Plus tard, pour forcer le sort, Bonnet convainc le capitaine de sa 435
Il est l’auteur d’une Histoire de Barbarie, et de ses Corsaires des Royaumes, et des Villes d’Alger, de Tunis, de Salé et de Tripoly, Paris, Rocolet,1637.
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barque transformée en bateau de course, d’obtenir de Dom Philippe de le faire embarquer. Sa demande est exaucée, mais ses espoirs d’évasion sont une nouvelle fois déçus : pris en chasse par des corsaires français, il croit l’heure de sa libération arrivée et échafaude déjà des plans pour réaliser des affaires sur le dos des Barbaresques qui seraient à leur tour des captifs. Mais le navire file à grande vitesse et, à la faveur de la nuit, échappe aux Français436. Une seconde sortie en mer sur le même bateau ne lui offre pas davantage l’occasion de fuir. Rentré au port sans prise, Hadj Mehemmed Khodja ordonne à Bonnet de lui ramener la fois suivante de nombreux esclaves. C’est l’occasion pour le narrateur de faire comprendre au lecteur que l’aboutissement des efforts de Bonnet pour s’enfuir est proche, ce qui le tiendra d’autant plus en haleine qu’il y ajoute un élément propre à accroître sa curiosité : « Ce fut le dernier commandement que je reçus de lui, mais bien loin d’y obéir, je lui enlevai dix-huit hommes qui faisaient la fleur de tous ses esclaves » (Emc, 85). La séquence de la rocambolesque évasion de Bonnet et de ses dix-huit compagnons437 repose elle-même sur un art consommé du suspense. Une préparation minutieuse s’impose et le narrateur expose, étape par étape, le plan élaboré par Bonnet, qui résout immanquablement toutes les difficultés rencontrées. Une évasion par voie terrestre étant impossible, il ne peut s’enfuir qu’avec l’aide de compagnons indispensables pour ramer et quitter rapidement le port de Sousse. Auparavant, il doit d’abord vaincre le manque d’audace et de courage des captifs. Leur assentiment acquis, encore lui faut-il trouver le moyen de les faire sortir du magasin où ils sont enfermés la nuit. C’est en agrandissant un trou préexistant dans le mur donnant sur les terrasses que leur sortie sera possible. Les fugitifs devront ensuite franchir les murs de la ville surveillés par une sentinelle : ils emprunteront les égouts dont ils auront d’abord vérifié que l’ouverture est assez large pour permettre le passage d’un homme. Il faudra encore trouver des rames : Bonnet repère celles que des pêcheurs déposent chaque soir dans la cour d’un fondouk où un homme descendra à partir des terrasses. Et comme il a le privilège de partager la chambre du capitaine, il lui faudra trouver un prétexte pour passer la nuit avec les autres captifs : il les aidera donc à écrire des lettres qui seront remises le lendemain à un marchand marseillais rentrant en France. Le plan est parfaitement huilé, mais son exécution ne va pas sans imprévus susceptibles de faire capoter le projet. À la dernière minute, Bonnet doit une nouvelle fois vaincre les hésitations de ses compagnons et, alors qu’ils s’apprêtent enfin à quitter leur geôle, on frappe à la porte : c’est le gardien qui demande qu’on lui remplisse des bouteilles de vin pour le capitaine Redjeb Réis qui a décidé de régaler des amis : une bonne nouvelle, en somme, puisqu’il faudra passer sous ses fenêtres. La progression des fugitifs par les terrasses en direction de la mer déclenche dans la nuit des aboiements, des hennissements et des cris de femmes, mais sans que jamais, fort heureusement, ne soit donnée l’alarme. Enfin, avant d’embarquer dans le premier bateau à leur portée, il convient encore de vérifier que personne ne s’y trouve : 436 437
Emc, 66. Emc, 89-118.
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« Le Maltais n’eut pas plutôt coupé le câble que nous tirâmes le bateau à nous ; et le Trapanais, avec deux ou trois autres, furent les premiers qui se jetèrent dedans, le couteau à la main dont ils frappèrent dans des jarres remplies de raisin sec, ne pouvant point à leur blancheur discerner dans l’obscurité si c’étaient des jarres ou des Maures qui sont vêtus de cette couleur, lesquels pouvaient y dormir et nous découvrir par les cris que cette surprise leur aurait fait pousser. Et c’est dans cette vue que je leur avais donné ordre de faire main basse sur ceux qu’ils trouveraient sans leur donner le temps de se reconnaître. Mais, comme j’ai déjà dit, ils ne portèrent leurs coups que contre des jarres de terre. » (Emc, 110)
Cette scène où il est envisagé que des Maures, qu’il faudrait faire périr, puissent être confondus avec des jarres n’est pas sans évoquer la séquence du conte d’Ali Baba où Morgiane découvre que les voleurs – qu’elle extermine, comme on le sait, avec de l’huile bouillante – se sont enfermés dans les jarres entreposées dans la cour de son maître. Quelques mois avant qu’il n’évoque l’Histoire de l’Esclavage d’un marchand de Cassis dans son Journal, Galland y avait déjà consigné, à la date du 27 mai 1709, un résumé de cette histoire qu’il avait recueillie de la bouche du maronite syrien Hannâ Diyâb. Il n’est pas impossible qu’il y ait là une influence. La sortie sans encombre du port de Sousse apporte une respiration au lecteur, mais elle ne signifie pas la fin du suspense, puisque la navigation jusqu’à l’île de Pantelleria, à l’aide d’une voile de fortune confectionnée avec des « barracans »438, s’effectue par gros temps. Vents contraires et mer démontée provoquent le découragement des rameurs à bout de forces. Bonnet use alors de menaces – il fera couler le bateau – et d’encouragements – il fait distribuer ce qui reste d’eau – et tous implorent le ciel : les vents finissent ainsi par tourner. Ce n’est qu’après trente jours de quarantaine à Pantelleria qu’ils peuvent enfin gagner la Sicile, en ramenant une galiote à Marsala. Mais le chemin est encore long jusqu’au pays natal. À Trapani, les anciens captifs trouvent un embarquement pour Gênes, qu’ils n’atteignent que quinze jours plus tard. Là, Bonnet est mis en contact avec le propriétaire d’une felouque désireux de la faire conduire à Marseille ; il s’entend avec lui pour la ramener jusqu’à Cassis, où il est accueilli avec toute la joie imaginable. Outre un suspense soutenu, l’ouvrage de Galland est construit sur un processus d’héroïsation, déroulé tout au long du texte et culminant dans la scène d’évasion. La convergence sur Bonnet de regards unanimement élogieux concourt à le hisser hors du commun et lui-même ne cache pas la très haute estime dans laquelle il tient sa propre personne. À peine a-t-il posé le pied dans la Régence de Tunis qu’il se présente comme doté d’un courage supérieur, quand les autres captifs ne sont capables que de se lamenter : « Je me mêlai avec les anciens esclaves et trouvai parmi eux plusieurs personnes de ma connaissance : mais il n’y eut pas un qui me dit la moindre chose qui dut me consoler. Ils me représentèrent tous leur état si misérable, que le désespoir m’eût accablé, si je n’eusse pris dès lors une ferme résolution de souffrir ma disgrâce avec 438
« Barracan » : manteau de poil de chèvre qui servait aux captifs de couchage.
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patience, de tenter tous les moyens de la soulager et de ne rien oublier de ce qui pourrait m’en dégager au plus tôt. Je crus même qu’il se pouvait faire que ceux qui me représentaient leur mal si étrange, contribuaient eux-mêmes à l’aigrir davantage, par leur abattement et leur peu de constance. En effet je trouvai sur ce vaisseau un de mes parents, capitaine de barque, pris avant moi par le même corsaire et qui se tenait toujours caché et ne paraissait jamais sur le tillac. Je ne fus point de cette humeur, je ne voulais pas que mon chagrin particulier augmentât mes malheurs. » (Emc, 29)439
Il est vraisemblable que Bonnet se soit présenté à Galland comme un homme plein de bravoure. Il n’en reste pas moins qu’ici c’est par le développement d’un monologue intérieur qu’il est difficile de ne pas attribuer à Galland – un procédé récurrent dans ses Mille et une nuits – que cette qualification prend du relief à travers la forte opposition établie entre un individu déterminé à faire face au mauvais sort et les autres, qui tous s’y abandonnent. Le récit fait ensuite apparaître Bonnet comme un navigateur hors pair aux yeux de son maître et de l’équipage avec lequel il navigue, ce qui lui vaut un traitement de faveur. D’emblée impressionné par un capitaine aussi jeune, El Hadj Mehemmed Khodja lui fait l’insigne honneur de n’avoir pas la tête rasée et de conserver ses « cheveux, qui étaient fort beaux et fort longs » (Emc, 35). L’administration d’un coup de bâton jugée indigne lui vaut plus tard d’être dispensé du travail de la terre440. Et fort de l’estime qu’il lui porte, son maître le charge de la transformation de son ancienne barque en bateau de course, ce qu’il ne réalise d’ailleurs qu’avec le concours d’un charpentier maltais441. Il obtient ensuite d’être embarqué sur le bateau reconverti pour seconder le capitaine Redjeb Réis et il attire alors sur lui l’admiration des « Turcs ». Vu comme « un devin » (Emc, 81) – il consulte en cachette cartes et boussole –, il est interrogé sur la direction à prendre pour rentrer d’une expédition de course. L’orientation des vents qu’il annonce serait, croit-il en son for intérieur, susceptible de le conduire vers la Sicile, mais, au matin, le navire se trouve déjà presque en dehors du canal de Malte442. Rentré à bon port, après avoir essuyé une rude tempête, l’équipage considère Bonnet comme un sauveur, lui vouant une si grande estime qu’il obtient d’El Hadj Mehemmed Khodja son réembarquement, alors que celui-ci venait de décider de le garder auprès de lui443. Ce surprenant attachement suscite la curiosité du maître qui, faisant fi des hiérarchies, l’interroge alors comme s’il s’agissait d’un égal : « Capitaine Bonnet, me dit-il, lorsque je me présentai devant lui, qu’as-tu fait à mes gens qui les oblige de t’aimer
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440 441 442 443
Comparez avec BnF, ms. 14693, p. 24-25. Emc apporte au texte de Galland les modifications suivantes : « confiance » pour « connaissance » ; « leur peu de courage » pour « abbattement » et « avec » pour « avant ». Emc, 60. Emc, 49. Emc, 82-83. Emc, 84.
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si fort, qu’ils ne veulent plus me servir sur mon vaisseau, si tu n’es pas avec eux ? » (Emc, 84) Le processus d’héroïsation est porté à son sommet dans la séquence de l’évasion, qualifiée de « grande action » et d’« entreprise […] hardie » (Emc, 93). La peur n’atteint jamais Bonnet. C’est ce qui apparaît dans un passage où l’analyse psychologique traduit la manière de Galland, coutumier de ce type d’expansions dans ses Mille et une nuits : « Je continuai de faire sortir ceux qui restaient, et je me vis bientôt seul, avec un frémissement par tout le corps qui venait plutôt de l’impatience que j’avais de me voir dehors aussi bien que les autres, que d’aucune crainte ; car je vous assure que je n’en eus aucune dans ce qui s’était déjà passé, ni dans ce qui se passa ensuite, c’est-à-dire que j’agissais avec une délibération aussi ferme que si je n’eusse eu rien à craindre » (Emc, 106-107). Et pourtant il avait déjà pris les plus grands risques, en brûlant, devant ses compagnons, les comptes dont on lui avait confié la tenue, déclarant alors que c’est sur lui que s’abattrait, en cas d’échec, le châtiment le plus dur : bastonnade, mais aussi amputation du nez et des oreilles. Bonnet est en outre présenté comme un meneur d’hommes doté d’un talent d’orateur digne d’un héros de théâtre, quand il doit vaincre les hésitations de ses compagnons au moment de fuir : « Quoi, repris-je, en m’adressant à tous, lorsque je vous proposai il y a huit jours cet expédient de nous mettre tous hors de l’esclavage, ne l’approuvâtes-vous point ? N’avez-vous pas fait depuis tout ce qui était nécessaire pour mettre la chose à exécution ? N’avons-nous pas tous passé par le cerceau ? Et reste-t-il autre chose présentement qu’à nous sauver ? Allez, vous êtes des lâches, et je ne vous plains plus de la misère où vous êtes, puisque vous êtes si obstinés à y vouloir rester. Qu’avez-vous à craindre quand l’affaire ne réussirait point ? Quelques coups de bâton ! Mais si elle réussit, ne songez-vous pas qu’elle vous exempte pour jamais de tous les coups qui vous sont préparés tant que vous serez dans ce maudit pays, et surtout si Dom Philippe vous fait monter sur sa galère, comme il y a grande apparence, où vous en recevrez plus qu’auparavant. S’il y a à craindre pour quelqu’un, c’est moi qui dois craindre, puisque sans parler des bastonnades je m’expose à perdre le nez et les oreilles. Mais laissez-moi le soin de m’en garantir, et faites ce que je vous dis, pour votre bien. » (Emc, 98-99)
L’exploit accompli, le héros fait l’objet d’une vénération. Une fois arrivés à Pantelleria sains et saufs, les compagnons de Bonnet ne manquent pas de lui manifester leur reconnaissance par de grandes effusions et des paroles élogieuses : « Il n’y eut personne qui ne baisa la terre en y mettant le pied, et, comme je fus le dernier à y descendre, je ne m’y vis pas plus tôt, qu’ils se jetèrent tous sur moi et pensèrent m’étouffer de leurs embrassements, en me traitant de père, de conservateur et de libérateur » (Emc, 117-118). Plus tard, avant de débarquer en Sicile à Marsala, le même enthousiasme anime toujours les anciens captifs : « Nos gens furent d’avis de déjeuner avec ce qui nous restait de provisions. On commença donc à boire, et comme on buvait surtout à ma santé, on l’accompagnait à chaque fois de quelques coups de mousquets pour ne point réserver plus de poudre que de vivres » (Emc,
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127). Même aux yeux des femmes, Bonnet bénéficie d’une aura particulière. Il n’est pas dans l’habitude de Galland de jouer sur la veine galante fort à la mode, mais il semble qu’il y fasse tout de même une exception quand les anciens captifs sillonnent les rues de Marsala pour demander l’aumône : « Nous fûmes tous ensemble demander au curé du lieu la permission de quêter. Il nous l’accorda, et il nous donna deux hommes pour marcher l’un et l’autre devant nous avec un bassin. Nous amassâmes douze écus, un baril de vin, deux cents pains et autant d’œufs. Quoique ce fût un pays où les femmes sont très réservées, nous vîmes les plus belles dans cette occasion, car elles parurent toutes aux balcons et aux fenêtres pour nous voir, et je m’aperçus qu’elles me distinguaient parmi les autres, à ma retenue et au peu d’empressement que je témoignais pour recevoir les aumônes qu’on nous faisait, en laissant tout le soin aux autres. La charité qu’on nous fit, nous fut une occasion de faire grande chère ce jour-là… » (Emc, 129)
Le récit de Bonnet faisait certainement état de la nécessité où il se trouva de parcourir la ville avec ses compagnons pour obtenir de quoi se nourrir. Mais, alors que la version de Galland omet de signaler la présence d’hommes dans les rues, elle se focalise sur l’apparition des femmes aux fenêtres, et la grande considération qu’elles accordent à Bonnet en fait, une nouvelle fois, un être au-dessus du commun. Une autre caractéristique du texte de Galland est sa dimension plaisante, ce qui n’est pas pour surprendre quand on connaît l’œuvre de l’auteur : n’a-t-il pas déjà publié une collection de « bons mots » des Orientaux ? Sa lettre sur le café ne renferme-t-elle pas une fine satire ? Et ses Mille et une nuits ne manquent pas de touches d’humour444. Dans son Histoire de l’esclavage d’un marchand de la ville de Cassis, à Tunis, figurent quelques anecdotes amusantes que Galland, généralement fidèle au contenu de ses sources, reçut vraisemblablement de Bonnet. Destinées à faire rire aux dépens des populations de la Régence, celles-ci relèvent de la farce, mais l’auteur les adapte à un lectorat raffiné en faisant usage d’un langage choisi. C’est le cas quand il achève les pages qu’il consacre à la bastonnade par une histoire mettant en scène un personnage tout à la fois cupide et stupide : « Avec tout ce que ces bastonnades peuvent avoir d’affreux, croiriez-vous qu’un Maure qui vint un jour dans notre bagne pour nous voir et pour s’informer de la manière dont nous étions traités, entendant qu’on lui exagérait fort les coups de bâton comme une chose d’extrêmement fâcheux, eut la lâcheté d’en souffrir cinquante coups sur les fesses pour un quart de piastre ? Après qu’il les eut reçus, il demanda qu’on lui donnât un autre quart de piastre, disant qu’il était prêt d’en souffrir cinquante autres coups, afin de nous faire voir que ce n’était pas un tourment dont nous dussions nous plaindre, puisqu’il s’y soumettait avec tant de résolution. » (Emc, 62-63)445
444 445
Voir infra, ch. VI. Peut-être s’agit-il ici de l’adaptation d’une anecdote visant à l’origine à railler un personnage étranger au monde urbain, les citadins méprisant en effet grandement les Bédouins.
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L’incompétence est aussi un défaut propre à susciter le comique. C’est ce qu’illustre cette anecdote introduite dans un moment de vive tension dramatique, alors que les fugitifs pouvaient être repérés par les soldats postés sur les remparts : « La sentinelle […] nous faisait peur de temps en temps, en criant comme si elle eût vu quelqu’un. J’avais même de la peine à persuader qu’elle ne nous voyait pas, quoiqu’il n’y eût pas longtemps que j’avais entendu dire à des renégats que ces sentinelles étaient si négligentes, qu’on avait enlevé le turban d’un Turc, sans qu’elles vissent la personne qui avait fait le coup. » (Emc, 109)
Galland ne se limite pas à reprendre habilement des historiettes, il introduit aussi dans son texte des traits d’esprit qui lui sont propres. C’est le cas dans cet épisode où, traversant entre Sousse et Tunis des campagnes infestées de lions, Bonnet s’inquiète de savoir quels dommages subissent les Bédouins et apprend alors de quelle parade ils font usage : « J’appris avec assez d’étonnement qu’il suffisait qu’il y eût des femmes dans les tentes pour empêcher que ces animaux y fissent du désordre, et qu’une seule les faisait fuir comme des chiens en quelque nombre qu’ils puissent être, ce que plusieurs hommes ne feraient pas. Je vous laisse à examiner pourquoi le lion fuit la femme et qu’il attaque les hommes ; mais le fait que je vous rapporte est connu pour véritable le long des côtes de Barbarie. » (Emc, 77)
L’auteur tient probablement de Bonnet l’information sur ce pouvoir prêté aux femmes qu’on retrouve encore dans la littérature cynégétique coloniale, au XIXe siècle446, mais le subtil commentaire qui y fait suite n’est pas sans rappeler son goût pour la dénonciation des idées absurdes qu’il pratiquait déjà dans sa lettre sur le café. Ailleurs, l’effet recherché est produit par le recours à l’antiphrase. Ainsi le transport d’une lourde charge obtenu seulement par la bastonnade est présenté comme étant d’une facilité extrême, une manière ironique de souligner l’extrême difficulté de la tâche : « Il fallait porter un mât dans un magasin à force d’hommes, et pour cet effet nous étions disposés cinquante d’un côté, et cinquante de l’autre, pour le lever de terre et le porter sur nos mains. Nous nous mîmes donc en état de le soulever, mais la plupart mirent si peu de force, qu’on le fit à peine mouvoir. Le kiaia du Dey et d’autres officiers qui virent cela d’une chambre où ils étaient, quittèrent aussitôt leur place, et venant le bâton à la main, ils en donnèrent quelques coups sur les premiers qu’ils abordèrent, qui firent un effet merveilleux, car en même temps nous levâmes le mât et le portâmes au lieu destiné, avec autant de facilité que si nous n’eussions porté qu’un petit bâton. » (Emc, 61-62)
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Voir Jean-Philippe Bras, « Le lion de l’Atlas. Quia minor leo (the last), in Guy Barthèlemy, Dominique Casajus, Sylvette Larzul et Mercedes Volait (dir.), L’Orientalisme après la Querelle. Dans les pas de François Pouillon, Karthala, 2016, p. 159-177, ici p. 174.
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Dans la séquence de l’évasion, c’est avec un humour plein de finesse que Galland, peut-être pour diminuer un instant la tension dramatique, indique à quel terrible danger Bonnet et ses compagnons échappent, à l’occasion d’une rencontre inattendue : « Nous nous acheminâmes ensuite par cette rue vers la muraille de la ville, et nous passâmes au milieu de deux Turcs qui tenaient chacun une bouteille entre les jambes. Je ne vous dirai point s’ils dormaient ou s’ils veillaient mais ils nous firent un grand plaisir de ne nous rien dire. » (Emc, 107-108)
Composés parfois à plus de trois décennies d’intervalle, les récits de voyage de Galland font apparaître clairement son passage d’une tradition humaniste du voyage érudit à une pratique littéraire adaptée au goût des mondains. Si dans l’Histoire de l’esclavage d’un marchand de la ville de Cassis, à Tunis, il s’appuie sur le récit de Bonnet, c’est néanmoins à son crédit que doit être portée l’élaboration du texte. Il procède à une reformulation totale de propos tenus par oral pour aboutir à une œuvre écrite dans un style alerte qui rompt avec son expression plus lourde de savant. Lui revient aussi la mise en place de dispositifs aussi structurants que le suspense et la métamorphose de Bonnet en héros de roman. Au surplus, des touches d’humour, voire la transposition de motifs exogènes, peuvent également lui être attribuées. Cet ouvrage achevé en 1709, juste après la publication des premiers volumes de ses Mille et une nuits, atteste que Galland bénéficia pour l’écrire de l’expérience d’un travail de traduction qui l’avait rompu à l’art du récit et avait contribué à assouplir sa plume ; à son tour l’Histoire de l’esclavage d’un marchand de la ville de Cassis le prépara directement à l’écriture des derniers volumes de son chef d’œuvre, tirés comme elle d’une source orale.
Chapitre VI LES MILLE ET UNE NUITS
Sans Les Mille et une nuits, le nom d’Antoine Galland serait certainement tombé aujourd’hui dans l’oubli. Mais l’orientaliste eut le mérite de faire découvrir à l’Europe, au début du XVIIIe siècle, un remarquable recueil de contes arabes intitulé Alf layla wa-layla (« Mille et une nuits »), dans une version dont le succès jamais démenti lui assura une réputation pérenne. Deux ans après la parution des premiers volumes en 1704, ceux-ci étaient déjà traduits en anglais et en allemand et, au XIXe siècle, alors que de nouvelles traductions voyaient le jour, l’œuvre pionnière n’en acquit pas moins une renommée mondiale. Les Mille et une nuits de Galland sont généralement considérées comme une traduction et leur auteur comme un traducteur. Néanmoins des doutes n’ont jamais cessé d’exister quant à la nature exacte de son travail : n’avait-on pas affaire à une adaptation, à une mauvaise traduction ou même à une forgerie où auraient été introduits des contes étrangers au corpus, voire des histoires purement et simplement inventées ? Et pourtant, quelles que furent les réserves et les critiques émises, Les Mille et une nuits de Galland traversèrent imperturbablement les siècles et elles sont encore partout, incontournables, indéracinables ; l’on retraduit même de nos jours les Mille et une nuits au Japon, non sur un original arabe, mais sur le texte français du XVIIIe siècle447 ! Une appréciation correcte du travail exécuté par Galland à partir de ses sources suppose de savoir ce qu’étaient les Alf layla wa-layla dans le monde arabe au moment où il les traduisit. Pour davantage de clarté, car leur histoire est complexe et souvent obscure du fait du peu de vestiges et de témoignages conservés, mieux vaut donc remonter aux origines. 1. Les Alf layla wa-layla avant Galland À la fin du VIIIe siècle, en Irak, est initié dans l’Empire abbasside un vaste mouvement de traductions à partir du persan et du syriaque, puis du sanskrit et du grec. C’est alors qu’est traduit en arabe un ouvrage persan intitulé Hazâr Afsânè (« Mille contes »), qui se situe à la source des Mille et une nuits. Celui-ci est mal connu car il a disparu, mais deux auteurs de langue arabe du Xe siècle, Ibn an-Nadîm et al-Mas‘ûdî, indiquent qu’il renfermait l’« Histoire de Scheherazade », cette 447
Traduction en japonais de Tetsuo Nishio, Tokyo, 2019-2020, 6 vol.
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fameuse conteuse capable de faire cesser la folie meurtrière d’un roi qui, après avoir fait exécuter son épouse adultère, ordonnait chaque jour que soit exterminée à l’aube la jeune femme qui venait de partager sa couche. Voici exactement ce que dit l’historien al-Mas‘ûdî : « Il en va ici comme des livres qui nous sont parvenus à partir de traductions du persan, du sanscrit (hindiyya) ou du grec (rûmiyya) et qui ont été composés dans le même esprit [de « pures inventions, fabriquées et enjolivées »]. Tel est l’ouvrage appelé Hèzâr afsânè, ce qui se dit, en arabe, Alf khurâfa (Mille récits extraordinaires), afsânè étant l’équivalent persan de khurâfa. Ce livre est connu du public sous le nom de Mille et une Nuits (Alf layla wa-layla). Il raconte l’histoire d’un roi, de son vizir, de sa fille Shîrâzâd et de la servante de celle-ci, Dînâzâd. On peut ranger aussi dans la même catégorie Farzî u-Sîmâs, avec ses histoires sur les rois de l’Inde et leurs vizirs, le Sindbâd [le Sage] et autres recueils du même genre. »448
Al-Mas‘ûdî présente les Mille et une nuits comme une version arabe des Hazâr Afsânè, dans lesquels figuraient l’« Histoire de Scheherazade ». Il rapproche aussi le recueil persan d’autres textes entrés à la même époque dans le domaine arabe : Farzî u-Sîmâs (Jali‘âd et Shîmâs) et le Livre de Sindbâd le sage (ou Livre des sept vizirs) qui renferment des fables destinées à illustrer une règle de conduite. Ibn an-Nadîm mentionne en outre la proximité des Hazâr Afsânè avec Kalîla waDimna, ce recueil de fables animalières indiennes, très tôt connues en Europe, dont s’inspira La Fontaine449. Tous ces ouvrages appartiennent à la littérature des « miroirs des princes » conçus pour enseigner l’art de gouverner. Il semble donc très vraisemblable que la première version arabe des Nuits tirée directement des Hazâr Afsânè ait appartenu au même type de littérature et qu’on avait alors affaire à un ouvrage constitué d’un matériau indo-persan, destiné à la formation des princes. Le recueil, connu d’abord sous le titre de Alf layla (« Mille nuits ») puis de Alf layla wa-layla (« Mille et une nuits »), subit rapidement dans l’espace arabe des transformations radicales. Il conserve le conte-cadre constitué par l’« Histoire de Scheherazade » et peut-être quelques autres récits originels, mais la plupart en sont évacués et remplacés. En atteste un vestige de haute époque – deux folios très endommagés datant du IXe siècle –, où se déchiffre un texte lacunaire, reconstitué ici par Ibrahim Akel : « Dinarzade (sic) dit : ‘Ô ma délectable, si tu n’es pas endormie, raconte-moi l’histoire que tu m’as promise et donne-moi des exemples frappants à propos des qualités et des défauts, de la ruse et de l’ignorance, de la générosité et de l’avarice, du courage et de la lâcheté, qu’ils soient chez l’homme instinctifs ou acquis ou se
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Al-Mas‘ûdî, Murûj adh-dhahab. Traduction d’André Miquel, « Préface », Les Mille et une nuits, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 2005, XV-XVI. Voir supra, ch. IV.
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rapportent à ses caractéristiques distinctives ou aux manières courtoises, syriennes ou bédouines’. »450
Il est manifeste qu’en seulement quelques décennies le contenu de l’ouvrage a été réorienté en direction d’un nouveau public, arabe cette fois, et que des contes d’inspiration locale ont largement été introduits dans le recueil. Ceci ne signifie nullement que la matière indo-persane ait totalement disparu, puisque le recueil a vraisemblablement conservé quelques vestiges des Hazâr Afsânè et que des récits de même origine, sans doute plus ou moins adaptés, ont pu par la suite y être intégrés. En même temps qu’il change de contenu, le recueil change aussi de nature. C’est ce dont témoigne le texte le plus ancien que nous possédions, un manuscrit fragmentaire du XVe siècle, conservé aujourd’hui à la BnF (ms. ar. 3609-3611), qui fut la principale source écrite d’Antoine Galland. Ce manuscrit que l’orientaliste reçut en décembre 1701 d’Alep compte 282 nuits et s’arrête au début de l’« Histoire de Qamar al-Zamân ». C’est un très bon ouvrage et ce fut une chance énorme pour Galland de le posséder. Il renferme, à la suite du conte-cadre formé par l’« Histoire de Scheherazade », la trentaine de récits qui, jusqu’à l’ « Histoire du bossu », constitue un ensemble stable présent dans tous les manuscrits des Alf layla wa-layla et caractéristique par son organisation en cycles de contes enchâssés. Le manuscrit Galland contient ensuite trois autres beaux contes du format d’une longue nouvelle. Il n’est plus question ici d’un ouvrage édifiant, mais d’une collection de récits « étonnants » (‘ajîb) et « étranges » (gharîb), faits pour divertir : des contes merveilleux peuplés de génies, des histoires d’amour, des récits de voyages extraordinaires, des histoires comiques. Le manuscrit Galland s’arrête à la 282e nuit, mais a-t-il jamais vraiment compté 1001 nuits ? C’est peu probable. On a depuis longtemps fait remarquer qu’à l’origine l’expression de « mille et un » n’avait d’autre signification que celle de nombre très élevé. Plus récemment, Heinz Grotzfeld, un philologue allemand ayant entrepris la délicate étude des anciens manuscrits fragmentaires, suppose qu’il existait chez les compilateurs le désir d’atteindre le fameux chiffre du titre, mais il considère aussi qu’il s’agissait là d’une gageure451. Les manuscrits étaient coûteux, notamment dès qu’ils renfermaient un texte quelque peu étendu, d’où une tendance à la fragmentation de leur contenu, du moins lorsqu’il s’agissait de littérature de seconde zone, comme les Alf layla wa-layla. Quand se fabriquait un nouveau recueil de taille conséquente, le souvenir précis de l’intégralité du précédent s’était perdu et l’on y introduisait des récits tirés de collections différentes des Nuits. C’est pourquoi il n’existe pas de texte unique des Alf layla wa-layla, mais de multiples rédactions qui font des Nuits un ouvrage protéiforme, une œuvre sans canon. 450
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Les trésors de la littérature, « Les Mille et une nuits. Splendeurs d’Orient », n° 4, nov.déc. 2019-janv. 2020, p. 25. L’original, intitulé Alf Layla et daté de 879, est conservé par The Oriental Institute of the University of Chicago. « Creativity, Random Selection, and pia fraus: Observations on Compilation and Transmission of the Arabian Nights », in The Arabian Nights in Transnational Perspective, dir. Ulrich Marzolph, Detroit, Wayne State University Press, 2007, p. 51-63.
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Cette instabilité de l’œuvre tenait à son anonymat et surtout à son statut d’entre-deux dans la littérature. Ni littérature populaire transmise par oral en dialecte, ni littérature savante composée en arabe classique, les Alf layla wa-layla appartenaient à une littérature médiane. Elles usaient d’une langue spécifique, le « moyen arabe », intermédiaire entre la langue littéraire et les parlers. Elles annexaient aussi bien des récits dérivés de la grande prose arabe, l’adab, que des récits oraux, soumis lors de leur mise par écrit aux interventions diverses et variées des copistes, au minimum à une réécriture dans un style plus sophistiqué intégrant citations poétiques et passages en prose rimée452. Les Alf layla wa-layla bénéficiaient aussi d’une double transmission, à la fois orale et écrite : les manuscrits étaient empruntés par des particuliers à des libraires, mais ils servaient aussi à la performance en public de conteurs professionnels. Leurs destinataires n’étaient pas les femmes et les enfants, mais plutôt les représentants d’une bourgeoisie urbaine alphabétisée qui se reconnaissaient dans ces contes ayant souvent pour héros un fils de marchand453. L’œuvre était néanmoins totalement déconsidérée aux yeux des lettrés. Échelonnés sur plusieurs siècles, les quelques témoignages que ceux-ci ont laissés sont concordants et sans ambiguïté : « c’est un piètre livre, d’une narration sèche », déclare Ibn an-Nadîm, un libraire bagdadien du Xe siècle dans son « Catalogue » (al-Fihrist) où l’ouvrage figure à côté d’écrits sentant le soufre comme les traités de magie. Un peu plus tard, vers 986, le célèbre prosateur Abû Hayyân at-Tawhîdî fait état des raisons qui motivent un jugement aussi tranché : « Parce que l’on est avide de causeries, on y ajoute des mensonges, on y mêle des choses invraisemblables, on leur adjoint ce qui émerveille, fait rire et n’est d’aucun profit, inutile à la reconnaissance (de la vérité), il en est ainsi du Hazâr afsânè et de toutes les khurâfât de cette espèce. »454
Les Alf layla wa-layla ne sont pas nommément citées par at-Tawhîdî, mais il est clair qu’elles entrent dans la catégorie des khurâfât (« fariboles ») qu’il condamne au nom d’une conception de la littérature qui refuse la fiction, théorisée comme « mensonge », même si la prose arabe classique (adab) n’en était évidemment pas exempte. On retrouve encore la même accusation au XVIIe siècle sous la plume du cheikh al-Qalyûbî, qui écrit à propos du recueil des Alf layla wa-layla : « Tout ce qu’il contient n’est que mensonge créé de toutes pièces »455. À cet 452
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Hasan El-Shamy, A Motif Index of The Thousand and One Nights, Bloomington (Indianapolis), Indiana University Press, 2006, p. 7-8. Sur le statut des Alf layla wa-layla, voir Sylvette Larzul, « Les Mille et une nuits, un recueil de ‘contes populaires’ ? », in Sur la notion de culture populaire au Moyen-Orient : Approches franco-japonaises croisées/On the Notion of Popular Culture in the Middle East: the Intersection of Japanese and French Approaches, dir. Dominique Casajus, François Pouillon, Tetsuo Nishio et Tsuyoshi Saito, Osaka (Japon), National Museum of Ethnology, 2021 (Senri Ethnological Reports, 152), p. 57-70. Trad. d’Aboubakr Chraïbi, dans son ouvrage : Les Mille et une nuits. Histoire du texte et Classification des contes, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 33. Ibid., p. 48.
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argument s’ajoute un autre, rédhibitoire également, celui de l’usage d’une langue fautive, puisqu’un lettré ne pouvait considérer autrement la langue mêlée, mâtinée de dialecte des manuscrits. Grand amateur de contes et sachant parfaitement juger de leur valeur, Galland ignorera ces jugements. Il manifeste un vif enthousiasme quand il découvre le contenu du manuscrit reçu d’Alep, à la fin de l’année 1701, comme en témoigne ce qu’il écrit au numismate hollandais Gisbert Cuper avec lequel il entretenait alors une relation épistolaire suivie : « Tout y est surprenant, merveilleux, et rempli de transformations d’hommes en différentes sortes d’animaux par enchantement. Les fées et les génies y ont un grand empire, et il y a une si grande diversité d’évènemens, et d’aventures, qu’il n’y a rien de semblable, ni même d’approchant, chez nos anciens Romains. » (Cor., 436)
On retiendra donc qu’au moment où Galland s’intéresse aux Alf layla walayla au début du XVIIIe siècle, leur corpus n’est en aucune façon définitivement fixé. On notera aussi que la langue de ces contes n’est pas l’arabe classique des lettrés mais une langue mêlée, plus ou moins teintée de dialectal, à l’origine de disparates que Galland devra traiter. On observera enfin que l’écriture contique suit des règles différentes de celles qu’impose l’esthétique classique : elle cultive la répétition et se dispense de certaines liaisons et transitions que le lecteur français du premier XVIIIe siècle jugeait nécessaires. Il faut avoir à l’esprit que c’est dans la performance d’un conteur que le texte arabe trouve sa pleine expression, de la même manière qu’une pièce de théâtre manifeste toutes ses potentialités lorsqu’elle est représentée. C’est d’ailleurs ce que fait observer le médecin écossais Patrick Russell, établi à Alep entre 1750 et 1771, lorsqu’il révise et augmente, pour la seconde édition, un ouvrage publié en 1756 par son frère Alexander : « La récitation des fables orientales et des contes relève d’une certaine manière d’une performance dramatique. Ce n’est pas simplement une narration. L’histoire est animée par les manières et l’action d’un conteur. […] Il récite en marchant de ci de là, au milieu de la salle du café, s’arrêtant seulement de temps en temps quand l’expression nécessite une certaine emphase dans l’attitude. On l’écoute généralement avec grande attention, et, assez fréquemment, au milieu d’une aventure intéressante, quand l’attente du public est montée au plus haut degré, il s’interrompt brutalement, et s’échappe de la pièce […]. Et les auditeurs, suspendant leur curiosité, sont amenés à revenir le lendemain à la même heure, pour entendre la suite. »456
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Alexander Russell, The Natural History of Aleppo. Second edition revised, enlarged […] by Pat.[rick] Russell, vol. I, 1794, p. 148-150. Traduction de Bernard Heyberger in Hanna Dyâb, D’Alep à Paris. Les pérégrinations d’un jeune Syrien au temps de Louis XIV. Récit traduit de l’arabe (Syrie) et annoté par Paule Fahmé-Thiéry, Bernard Heyberger et Jérôme Lentin, Arles, Actes Sud/Sindbad, 2015, p. 33.
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2. Un corpus inédit : manuscrits arabes et narrations du Syrien Hannâ Diyâb La publication des Mille et une nuits de Galland en 12 volumes, entre 1704 et 1717 (voir pl. 11), suit de près celle des recueils qui, dans la dernière décennie du XVIIe siècle, firent le succès du conte littéraire en France, et que composèrent notamment Mme d’Aulnoy, Mlle de La Force, Mlle L’Héritier et Charles Perrault. Une nouvelle fois, Galland cherche manifestement à tirer de la matière orientale un ouvrage susceptible de s’inscrire dans un genre en vogue. Faut-il rappeler que, précédemment, son double recueil intitulé Les Paroles remarquables, les bons Mots et les Maximes des Orientaux (1694) faisait écho aux Apophtegmes des Anciens dans la version alors très prisée de Perrot d’Ablancourt (1664, rééd. 1694) et aux Maximes de la Rochefoucauld (1678) ? À présent, c’est vers le conte qu’il se tourne, « y travaillant seulement les après dinez, comme par divertissement » (Cor., 436), dit-il. Un délassement, en somme, après des travaux plus ardus. Galland réalise d’abord une traduction de l’« Histoire de Sindbad le marin » sur un manuscrit personnel de ce récit457. Mais au moment où il s’apprête à la publier, il apprend que le conte appartient à un ensemble beaucoup plus vaste, les Alf layla wa-layla. Il en suspend la publication et obtient d’Alep le fameux manuscrit du XVe siècle déjà évoqué. Cet ouvrage ne contient pas l’« Histoire de Sindbad le marin », mais Galland l’insère dans son troisième volume, en la divisant lui-même en nuits, en l’absence de découpage dans son texte-source. On lui attribue souvent – à tort – l’initiative d’avoir le premier introduit ce conte dans les Nuits. Certes l’« Histoire de Sindbad le marin » a d’abord connu une existence autonome et a longtemps circulé dans des manuscrits indépendants458, mais au XVIIe siècle elle était déjà bel et bien entrée dans les Alf layla wa-layla, puisqu’elle figurait alors dans une traduction turque dont la Bibliothèque royale possédait un manuscrit459. Galland n’y fait pas référence mais rapporte dans sa dédicace à la marquise d’O qu’un informateur, dont on ignore l’identité460, l’avait instruit de l’appartenance de « Sindbad » au recueil des Alf layla wa-layla. L’orientaliste trouve ensuite dans l’excellent manuscrit reçu d’Alep en décembre 1701 assez de matière pour composer les sept premiers volumes de ses Nuits publiés entre 1704 et 1706. À deux exceptions près, toutefois : l’« Histoire de Sindbad le marin » déjà évoquée, et
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BnF, ms. arabe 3645 (Gallandianus 12). Voir Tetsuo Nishio et Naoko Okamoto, « L’Histoire de Sindbad le Marin est-elle de la littérature populaire ? », in Sur la notion de culture populaire au Moyen-Orient : Approches francojaponaises croisées/On the Notion of Popular Culture in the Middle East: the Intersection of Japanese and French Approaches, dir. Dominique Casajus, François Pouillon, Tetsuo Nishio et Tsuyoshi Saito, Osaka (Japon), National Museum of Ethnology, 2021 (Senri Ethnological Reports, 152), p. 41-55. BnF, ms. turc 356. Seul le onzième et dernier tome de l’ouvrage a appartenu à Galland. Un compatriote ayant passé de longues années dans le Levant ou, plus sûrement, un Levantin de passage à Paris ?
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l’« Histoire de Camaralzaman », interrompue dès la dixième nuit dans son manuscrit, et qu’il tire finalement d’un manuscrit indépendant sans divisions en nuits461. Mais quels textes utilise-t-il ensuite ? Du Levant, il obtient encore le manuscrit d’un long récit présent au XVIIe siècle dans les Alf layla wa-layla : l’« Histoire de ‘Umar an-Nu‘mân »462. Peu conforme par son format et sa thématique à la tonalité du début du recueil – il s’agit d’une épopée située en milieu byzantin, mêlant combats héroïques et drames familiaux –, Galland n’en retient que deux récits enchâssés : l’« Histoire de Ganem », un roman d’amour dans l’esprit des Nuits, qu’il place en tête du tome VIII (1709) et l’« Histoire du dormeur éveillé »463, un récit comique sur le thème de « Si j’étais calife à la place du calife… », figurant en tête du tome IX (1712), bien qu’il eût dû suivre directement l’« Histoire de Ganem ». Cette anomalie s’explique par les manœuvres de l’éditeur, la maison Barbin, qui par souci d’accélérer la parution du huitième volume des Nuits, le complète, à l’insu de Galland, par deux contes tirés du recueil turc al-Faraj ba‘d ach-chidda qu’un autre grand orientaliste de l’époque, Pétis de La Croix, avait entrepris de traduire. Ainsi l’« Histoire du prince Zeyn Alasnam et du roi des génies » et l’« Histoire de Codadad et de ses frères » qui font suite dans le tome VIII à l’ « Histoire de Ganem » n’appartiennent nullement aux Alf layla wa-layla et ne doivent rien à Galland. Celui-ci est très affecté par cette malencontreuse affaire et trois ans s’écoulent avant qu’il ne poursuive la publication de ses Nuits, chez Florentin Delaulne. Comme il ne parvient plus à se procurer de nouveaux manuscrits des Alf layla walayla, il a recours à des sources orales tout à fait différentes. Ainsi les quatre derniers tomes de ses Mille et une nuits, hormis l’« Histoire du dormeur éveillé » qui figure en tête du tome IX, renferment des contes qui lui sont narrés par Hannâ Diyâb, un jeune maronite alépin qu’il rencontre le 17 mars 1709 à Paris, chez le voyageur Paul Lucas. Ces récits, dont il n’est jamais dit qu’ils appartiennent aux Alf layla wa-layla et parmi lesquels figurent les célèbres « Aladdin » et « Ali Baba », sont pourtant placés par Galland dans la bouche de Scheherazade. Il accomplit ainsi un acte transgressif qui ne ressemble guère à la manière d’agir de l’érudit scrupuleux qu’il est. En 1712, Galland, alors âgé de 66 ans, a probablement compris qu’il ne parviendrait pas à faire publier ses travaux savants et il se résigne à compléter une œuvre à laquelle il n’accorde apparemment qu’une valeur minime – des « fariboles » (Cor., 501), dit-il – mais qui lui vaut tout de même la célébrité. Une légende veut même que des noctambules venaient sous ses fenêtres lui réclamer la suite des contes de Scheherazade. Ne fallait-il pas alors céder à une demande pressante, d’autant plus 461
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BnF, ms. arabe 3622 (Gallandianus 15). C’est à Ibrahim Akel que revient la récente identification de l’ensemble des sources manuscrites de Galland. Voir « Quelques remarques sur la bibliothèque d’Antoine Galland et l’arrivée des Mille et une nuits en Occident », in Antoine Galland et l’Orient des savants. Actes du colloque international organisé par l’AIBL, la Société asiatique et l’INALCO les 3 et 4 décembre 2015, dir. Pierre-Sylvain Filliozat et Michel Zink, Paris, AIBL, 2017 p. 197-215. BnF, ms. arabe 3893 (Gallandanius 14). Il en avait achevé la rédaction dès la fin de l’année 1708 (Cf. Abdel-Halim, op. cit., p. 271).
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que la concurrence pointait déjà et que Pétis de La Croix remportait avec Les Mille et un jours (1710-1712) un franc succès ? C’est peut-être ce dont Galland a essayé de se persuader. Quoi qu’il en soit, il n’est pas interdit de penser aujourd’hui qu’il n’a pas agi autrement que les conteurs arabes qui introduisaient à leur gré de nouveaux récits dans le recueil. Le douzième et dernier volume des Mille et une nuits de Galland renferme une conclusion à l’« Histoire de Scheherazade » : la conteuse obtient sa grâce du sultan sans qu’il y soit fait mention de la naissance d’enfants, contrairement à la version standard diffusée par les éditions imprimées depuis le XIXe siècle. Ce dénouement figurant dans un volume posthume publié en 1717, il n’est pas illégitime de se demander qui en est l’auteur : l’éditeur, comme on l’a parfois supposé, ou plus certainement Galland. Dès février 1712, il obtient l’approbation du censeur Danchet pour la publication de ses deux derniers volumes, ce dont il est fait mention dans le XIe tome, publié en 1717. Il faut donc penser qu’il avait alors achevé son recueil et apporté une conclusion à l’« Histoire de Scheherazade », même si on sait qu’il effectue encore quelques retouches sur les deux derniers volumes, en 1713. Imaginer que l’éditeur soit intervenu de manière posthume pour écrire ou modifier le dénouement paraît d’autant moins vraisemblable que Galland eut connaissance très tôt, au début du XVIIIe siècle, d’une conclusion conforme à celle qui clôt ses Nuits. Dans une lettre adressée à Cuper, entre août et octobre 1702, il évoque son travail sur les Mille et une nuits et résume l’histoire de Scheherazade en faisant mention d’un dénouement qu’il tenait probablement d’informateurs orientaux : « De nuit en nuit la nouvelle sultane le meine jusques à mille et une, et l’oblige, en la laissant vivre, de se défaire de la prévention où il étoit généralement contre toutes les femmes » (Cor., 437). Lui aurait-on parlé de l’existence d’enfants, il aurait été étonnant qu’il ne le mentionnât pas. Il n’est d’ailleurs pas douteux qu’une telle version, différente de celle des recueils imprimés du XIXe siècle, a bel et bien existé464. Mais pourquoi Galland n’a-t-il pas fait publier de son vivant les deux derniers tomes de ses Nuits prêts depuis 1713, voire 1712, alors qu’il avait reçu l’approbation du censeur Danchet et que le privilège de 1709 obtenu pour huit ans restait valide ? Au moment de son décès, les manuscrits furent retrouvés dans ses papiers465 et n’avaient donc toujours pas été remis à l’éditeur Delaulne, auquel Galland avait transmis le privilège obtenu en son nom propre. Il faut donc voir dans cette rétention une volonté de l’auteur, non le fait de son éditeur. L’académicien était certes absorbé par de multiples travaux qu’il estimait davantage. Mais est-ce suffisant pour convaincre ? En réalité, ne craignait-il pas la découverte par les Européens d’un manuscrit « complet » des Alf layla wa-layla, dans lequel l’absence d’« Aladdin » et d’« Ali Baba » aurait constitué la preuve de sa supercherie ? Quoi qu’il en soit, Galland a composé un recueil inédit dans lequel apparaissent les récits qui feront la renommée mondiale des Mille et une nuits. Résultant 464
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Heinz Grotzfeld, « Neglected Conclusions of the Arabian Nights: Gleanings in Forgotten and Overlooked Recensions », Journal of Arabic Literature, XVI, 1985, p. 73- 89. C’est ce qu’affirme Gros de Boze, l’auteur de son « Éloge » édité par Charles Schefer (Jl1, éd. 2002, I, 7).
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d’un habile assemblage de pièces d’origine et de nature différentes, l’ouvrage forme un tout cohérent et homogène, clos par un dénouement, et le prodigieux succès recueilli par le premier texte imprimé des Nuits assurera aux Alf layla wa-layla une diffusion jusqu’alors inégalée. La constitution d’un recueil est une chose, le rapport aux sources en est une autre et une distinction doit être faite ici entre les contes traduits par Galland sur des manuscrits arabes et les contes qu’il compose à partir des récits d’Hannâ Diyâb. 3. La traduction libre de manuscrits arabes Galland ne traduit pas les Mille et une nuits pour les savants auxquels était destinée la majorité de ses longues traductions historiques et scientifiques, mais pour le public qui avait aimé les contes de Mme d’Aulnoy ou de Charles Perrault, ces « gens du monde » qui comptaient dans leurs rangs bien des femmes. Son ouvrage est d’ailleurs dédié à la marquise d’O, fille du défunt Monsieur de Guilleragues qu’il servit à Constantinople lorsque celui-ci y était ambassadeur. La dédicataire, dame de palais de la duchesse de Bourgogne, était bien introduite à la Cour où elle favorisa la diffusion des Nuits. Galland avait également de fidèles lectrices dans la bonne société parisienne466 et provinciale, mais il comptait aussi de fervents lecteurs, comme l’abbé Bignon467. En effet, le charme des Contes arabes ne touchait pas uniquement les femmes : « Nos officiers avec nos magistrats ne s’en font pas moins un divertissement que les dames » (Cor., 501), écrivait Galland à Cuper, le 10 juillet 1705. Pour plaire à ce public, il ne pouvait être question pour Galland de traduire de manière fidèle comme le recommandait Pierre-Daniel Huet dans son De Interpretatione (1661). Le savant évêque s’y opposait à la traduction libre telle qu’elle était prônée par Perrot d’Ablancourt, dont Ménage qualifia les traductions de « belles infidèles »468. Spécialiste de la question, Roger Zuber explique quelle en était la conception : « D’Ablancourt sait qu’une véritable fidélité est hors de notre atteinte. A-t-il pour autant conscience d’être un faux ami ? C’est tout le contraire : c’est lui qui est le fidèle serviteur. Ne pas trahir une idée, une vérité des textes abstraite et intemporelle n’est pas ce qui lui semble essentiel. Un vrai ami c’est l’homme qui vous rend service, celui qui vous gagne d’autres amis, celui qui vous permet d’éviter la pire des disgrâces : le ridicule. »469
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Dans son Journal, Galland mentionne le nom de nombreuses lectrices fidèles, comme la duchesse de Brissac, Mme Le Hay, Mme et Mlle de Vertamont. Voir May, op. cit., p. 44-47. Jl2, I, p. 518 (12 déc. 1709). Jean-Paul Bignon est lui-même l’auteur d’un conte à l’orientale, intitulé Les Avantures d’Abdalla fils d’Hanif (1712). Voir Emmanuel Bury, « Bien écrire ou bien traduire : Pierre-Daniel Huet théoricien de la traduction », Littératures classiques, n° 13 (La traduction au XVIIe siècle), 1990, p. 251-260. « La création littéraire au dix-septième siècle : l’avis des théoriciens de la traduction », Revue des sciences humaines, juil.-sept. 1963, p. 283-284.
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La traduction libre était conçue non comme une trahison, mais comme une manière de perfectionner le texte pour le mettre au goût du jour. « Les Traducteurs scrupuleux, pour un corps vivant ne donnent qu’une carcasse et font un monstre d’un miracle », déclarait Perrot d’Ablancourt470. La polémique sur la traduction resurgit au début du XVIIIe siècle, à propos d’Homère. Excellente helléniste, Anne Dacier plaidait pour sauvegarder la ressemblance, mais sa traduction en prose de l’Iliade (1711) ne put ignorer le code esthétique en vigueur471. Dans une lettre du 29 juin 1711 à Cuper, Galland évoque sa traduction « avec des remarques très savantes et très judicieuses, […] pas moins applaudie par les gens de lettres que par les dames, pour lesquelles elle a travaillé particulièrement, et par tous ceux qui n’ont pas l’intelligence de la langue grecque » (Cor., 633-634). Bien que nullement helléniste, Houdar de La Motte ne l’entendait pas ainsi et il entreprit en 1714 d’en donner une version en vers, où il prenait la liberté de changer tout ce qui pouvait paraître « désagréable » : « Je crois sentir ensuite que les Dieux & les Heros, tels qu'ils sont dans le Poëme Grec, ne seroient pas de nôtre goût ; que beaucoup d’Episodes paroîtroient trop longs ; que les Harangues des combattans seroient jugées hors d’œuvre, & que le Bouclier d'Achille paroîtroit confus, & déraisonnablement merveilleux. Plus je médite ces sentimens, plus je m’y confirme, & après y avoir pensé autant que l’éxige le respect qu'on doit au Public, je me propose de changer, de retrancher, d’inventer même dans le besoin ; de faire enfin selon ma portée, tout ce que je m’imagine qu’Homere eût fait, s’il avoit eu affaire à mon siecle. »472
Sans tomber dans de telles outrances, Galland ne pouvait cependant pas ne pas s’engager dans la voie de la traduction libre. Le « perfectionnement » de l’original impliquait de se conformer au code littéraire en vigueur, en particulier à la règle de la bienséance qui imposait un langage châtié, rejetait les mots grossiers, les insultes, les expressions crues et exigeait l’usage d’un lexique essentiellement abstrait : « Nous excluons les termes didactiques ou techniques, le nom du plus grand nombre des plantes et des animaux et presque tous les mots qui expriment les choses d’un usage habituel »473. Était aussi considérée comme basse « toute expression destinée à signifier des actions et des emplois »474, puisque la littérature était alors 470
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Préface du Thucydide, fol. 6 v. Cité par Roger Zuber, op. cit., p. 287. Une étude très fouillée de la question est fournie par le même auteur dans Les « belles infidèles » et la formation du goût classique, Paris, Albin Michel, 1968. Voir Éliane Itti, « Madame Dacier : de la traduction d’Homère à la défense d’Homère », in La traduction : sa nécessité, ses ambiguïtés et ses pièges, dir. Michèle Coltelloni-Trannoy, Paris, Édition électronique du CTHS (Actes des congrès des sociétés historiques et scientifiques), 2015, p. 48-57. Réflexions sur la critique, 1715, p. 16-17. Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie, 1808-1818, t. V, p. 12 ; cité par C.B. West, « La théorie de la traduction au XVIIIe siècle par rapport surtout aux traductions françaises d’ouvrages anglais », Revue de littérature comparée, 1932, p. 340-341. Berault-Bercastel (trad.), Voyage récréatif de Quevedo, s. l., 1756, « Avertissement » ; cité par C.-B. West, op. cit., p. 341.
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le miroir du monde auquel elle s’adressait. Les traductions du XVIIe siècle ne s’attachaient donc aucunement à la représentation du monde matériel, à la peinture de la vie quotidienne ou à la restitution de la couleur locale. Un vrai défi pour Galland dont les manuscrits regorgeaient de pittoresque. Si son ouvrage est intitulé Les mille et une Nuit. Contes Arabes. Traduits en François par Mr Galland, sa correspondance nous apprend que sa préférence allait à l’expression de « contes mis en français » qui marquait davantage la distance prise avec l’original, ce que son « Avertissement » laisse d’ailleurs subtilement entendre : « L’on ne s’est écarté du texte que quand la bienséance n’a pas permis de s’y attacher. Le traducteur se flatte que les personnes qui entendent l’arabe, et qui voudront prendre la peine de confronter l’original avec la copie, conviendront qu’il a fait voir les Arabes aux Français, avec toute la circonspection que demandait la délicatesse de notre langue et de notre temps. »
Galland veut plaire au lecteur, ce qui implique pour lui de s’éloigner de son original. Mais le savant qu’il est tient aussi à lui faire connaître les Orientaux tels qu’ils apparaissent dans les contes. Pour concilier ces deux exigences, il arrête des choix de traduction clairs qui, dès lors que le succès lui est acquis, font parfois l’objet de légers rééquilibrages. S’il ne modifie le scénario des contes que de manière exceptionnelle, les Nuits n’en subissent pas moins sous sa plume une métamorphose profonde en changeant totalement d’enveloppe. Particulièrement manifeste est la disparition des très nombreux vers qui émaillent les Alf layla wa-layla. Leur fonction est généralement ornementale, mais quand ils participent du récit, Galland les traduit en substance en les fondant dans son élégante prose. Il élimine aussi nombre de reprises constitutives du langage contique, perçues comme répétitives : assez vite, il supprime ainsi l’intervention quotidienne de Dinarzade qui, peu avant l’aube, vient solliciter de sa sœur la suite du récit interrompu la veille et il renonce même par la suite au découpage en nuits. Galland a également le souci d’ordonner le discours selon une logique familière à ses lecteurs et, à l’occasion, reclasse ou regroupe certains éléments, rétablit les articulations du récit et cultive l’art de la transition. Réécrit de la sorte, le texte acquiert une grande homogénéité et une facture classique. L’intervention de Galland sur le texte ne s’arrête nullement à un travail de polissage formel et l’observation de la règle de la bienséance le conduit à des modifications en profondeur de ce qui serait susceptible de heurter le goût et la sensibilité du lecteur : une opération à l’origine d’une déperdition conséquente du texte original. La principale difficulté tient à l’importance que prend la représentation du monde matériel dans les contes arabes : description de splendides demeures, portraits de jeunes femmes et de jeunes gens, évocation de festins, autant de séquences stéréotypées foisonnant de détails. Le traducteur a alors parfois recours à des équivalents français, au départ notamment. Ainsi, dans les premiers contes, des parcs à la française se substituent aux jardins du texte arabe, conçus à l’image du paradis
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musulman, ombragé, planté d’arbres fruitiers et rempli de chants d’oiseaux475. Dans l’« Histoire des deux vizirs », une « confiture de grenade » (habb rummân) est remplacée par de la « tarte à la crème », un exemple parfois cité pour condamner en bloc le travail de Galland476. Cette utilisation d’équivalents, même si elle n’est jamais totalement abandonnée, devient rapidement moins fréquente. La pratique la plus courante consiste à rendre en termes abstraits ce que le texte arabe peint avec des détails précis. Si la description est brève, Galland se contente d’un seul qualificatif, comme « beau » ou « magnifique ». Si elle est plus longue, il cherche à étoffer son texte, comme c’est le cas dans ce portrait tiré de l’« Histoire du second calender » : « Voyant venir au-devant de moi une dame, elle me parut avoir un air si noble, si aisé, et une beauté si extraordinaire, que, détournant mes yeux de tout autre objet, je m’attachai uniquement à la regarder. » (Gal., I, 149-150).
Derrière ces quelques mots figure dans l’original une peinture autrement minutieuse : « J’avançai dans le palais et découvris une femme éblouissante de beauté, telle une perle magnifique ou un soleil radieux. Eût-elle parlé ? Toute tristesse se fût évanouie, et l’homme sensé et intelligent en eût perdu la raison. De belle taille, la poitrine ferme, les joues lisses, le teint éclatant, c’était une véritable beauté. Son visage resplendissait, encadré d’une chevelure sombre comme la nuit, et ses lèvres, au-dessus de sa gorge lisse, scintillaient. »477 (M.M., 157)
Ceci ne satisfait pas pleinement Galland, soucieux de faire connaître l’Orient à ses lecteurs. C’est pourquoi, fort du succès recueilli par ses premiers volumes, il s’autorise par la suite quelques entorses aux règles qui, pour rares qu’elles soient, n’en sont pas moins remarquables. Il conserve parfois les images habituellement utilisées pour peindre les jeunes gens, qui deviennent beaux comme « la lune » ou comme « la pleine lune » et, dans l’« Histoire de Camaralzaman », il va même jusqu’à tracer un long portrait de l’héroïne Badoure, qui reprend manifestement l’original : « Elle a les cheveux d’un brun et d’une si grande longueur qu’ils lui descendent beaucoup plus bas que les pieds, et ils sont en si grande abondance qu’ils ne ressemblent pas mal à une de ces belles grappes de raisin dont les grains sont d’une grosseur extraordinaire, lorsqu’elle les a accommodés en boucles sur sa tête. Au-dessous de ses cheveux, elle a le front aussi uni que le miroir le mieux poli, et d’une forme admirable ; les yeux noirs, à fleur de tête, brillants et pleins de feu ; le nez ni trop long ni trop
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Voir Sylvette Larzul, Les traductions …, op. cit., p. 34-36. Ibid., p. 46. En l’absence d’indication sur la source d’où est tirée la version française de la citation, la traduction est systématiquement notre fait.
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court ; la bouche petite et vermeille ; les dents sont comme deux files de perles, qui surpassent les plus belles en blancheur… » (Gal., II, p. 155)
Mais quand il s’autorise de pareils écarts, Galland fait preuve d’une grande prudence. Outre qu’il s’en tient à un faible dosage de ces séquences, il veille aussi à leur contextualisation hors de la réalité sensible : ainsi, c’est à la fée Maimoume que Danhasch, un génie rebelle venu de la lointaine Chine, fait une description étoffée de la belle Badoure. La question de la représentation du monde se révèle encore plus délicate quand au luxe et à la beauté font place le laid et le vil, disqualifiés par l’esthétique classique. Galland opte alors pour l’occultation de ce qui serait jugé inconvenant. Ainsi dans l’« Histoire du jeune roi des îles Noires », où la reine trompe son époux avec « un esclave noir, fort mal en point, vêtu de haillons et de loques », qu’elle rejoint dans une cabane tapissée de brins de roseaux, il déplace la scène dans les bosquets d’un parc digne de Versailles et tait l’aspect pitoyable de l’amant478. De la même manière, dans l’« Histoire de Noureddin Ali et de Bedreddin Hassan », il renonce à situer dans les latrines (bayt al-khalâ) une scène qu’il fait se dérouler dans un vague espace pavé bordé d’un mur479. Les séquences où des personnages d’un rang élevé agissent à contre-emploi posent aussi problème au traducteur. Galland peut avoir recours, dans le début surtout, au non-dit, si le texte s’y prête. Ainsi, dans la version arabe de l’« Histoire du Pêcheur et du génie », le sultan marie l’une des filles du pêcheur au jeune roi des îles Noires, il épouse lui-même la seconde, confie au fils la garde de ses trésors et comble le père de richesses. Pour éviter ce qui serait considéré comme des mésalliances, Galland occulte ces unions et écrit plus laconiquement : « Pour le pêcheur, comme il était la première cause de la délivrance du jeune prince, le sultan le combla de biens, et le rendit, lui et sa famille, très heureux le reste de leurs jours » (Gal., I, 111-112). S’interdisant ordinairement de telles modifications diégétiques, Galland choisit plutôt de justifier les actions considérées comme dérogeantes. Ainsi, dans l’« Histoire de Noureddin et de la belle Persienne », le héros désargenté, bien que fils de vizir, va lui-même ouvrir la porte. Galland écrit alors : « II [un huissier] frappa à la porte d’une manière qui obligea Noureddin, qui n’avait plus de domestiques il y avait longtemps, de venir ouvrir lui-même sans différer » (Gal II, 283). Il est encore un type de séquences que Galland doit nécessairement adapter, ce sont les scènes les plus lestes. Il ne faut pas exagérer leur importance dans le corpus, comme cela a souvent été fait à la suite de la publication au tournant du XXe siècle de la version Mardrus, et il serait très excessif de ranger les Mille et une nuits dans la littérature érotique. Le plus souvent, le conte mentionne l’union amoureuse sans détours, en seulement quelques mots ; comme il est impossible à Galland de les rendre tels quels, il a recours alors à la litote ou à la prétérition. Aussi lit-on dans la version française du Conte-cadre : « La pudeur ne permet pas de raconter tout ce 478 479
Voir Larzul, Les traductions…, op. cit., p. 87-88. Ibid., p. 88-89.
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qui se passa entre ces femmes et ces noirs, et c’est un détail qu’il n’est pas besoin de faire. Il suffit de dire que Schahzenan480 en vit assez pour juger que son frère n’était pas moins à plaindre que lui » (Gal., I, 27). Cette traduction ne couvre pas une longue séquence scabreuse, mais correspond à une simple phrase, un peu gaillarde481. Les manuscrits de Galland usent certes d’une langue crue, mais ne s’embarquent nullement dans de longs développements. Deux contes font toutefois exception, l’« Histoire des dames de Bagdad » et l’« Histoire de Qamar az-Zamân », dans lesquels Galland pratique l’occultation. Sans jamais laisser soupçonner au lecteur son existence, il fait disparaître du premier une séquence de bain tout à fait coquine qui fait suite aux agapes offertes par d’honorables dames au portefaix engagé par elles au marché. Dans l’« Histoire de Camaralzaman », c’est la description détaillée de la nudité d’une jeune femme endormie qui se trouve escamotée, Galland se limitant à la peinture du visage482. En réécrivant les Alf layla wa-layla conformément aux exigences de l’esthétique classique, Galland a considérablement réduit la distance entre l’univers des contes arabes et celui de ses lecteurs, sans toutefois tomber dans le piège d’une francisation outrancière, qui eût rapidement rendu son travail daté. Cependant à couper dans l’original comme il l’a fait, n’a-t-il pas produit un texte extrêmement sec, dépourvu de tout parfum exotique ? En vérité, Galland a cherché à conserver des spécificités orientales tout ce lui permettait le code de la bienséance. Ainsi ce qui a trait au domaine socio-culturel se trouve bien représenté dans sa version. Il néglige certes quelques détails relevant d’un savoir spécialisé, comme tel nom de quartier dans une ville que le lecteur connaît tout juste ou tel titre d’ouvrage ayant trait aux différentes lectures du Coran, mais ici le dosage s’opère nettement en faveur des éléments orientaux ; au besoin, des explications sont fournies dans des notes infrapaginales ou, davantage encore, dans des commentaires fondus dans le récit. Le lecteur connaît ainsi l’usage de la khil‛a, une tenue d’apparat offerte à un hôte pour l’honorer, la manière dont le vin est servi avec des fruits après le repas ou l’habitude qui consiste à parfumer ses hôtes ; en matière d’éducation, Galland choisit de mettre l’accent sur un élément qu’il estime essentiel, l’apprentissage du Coran, ce qui l’amène à introduire des occurrences supplémentaires. Le lecteur est aussi instruit des pratiques religieuses, de l’aumône, du pèlerinage, des cinq prières quotidiennes. Quant aux croyances, le traducteur se montre circonspect quand le texte arabe formule le credo musulman de l’unicité divine et il opte alors pour l’occultation ou l’adaptation. Cependant, il reprend assez systématiquement le dogme omniprésent dans les contes : celui d’un 480
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Le ms. ar. 3609 de la BnF, qui était la propriété de Galland, ne désigne pas le frère du roi Schahriar par le nom de Schahzaman, tiré du persan, mais hésite entre plusieurs appellations qui en sont des déformations et parmi lesquelles Galland retient celle de Schahzenan (voir The Thousand and One Nights (Alf layla wa-layla) from the Earliest Known Sources. Arabic Text with Introduction and Notes, ed. Muhsin Mahdi. Part II: Critical Apparatus. Description of Manuscripts, Leyde, E. J. Brill, 1984, p. 34-38). Fa-raqadat ‘alâ zahri-hâ wa-rafa‘at rijlay-hâ wa-qâlat jâmi‘û-nî wa-aqdû gharadî (M.M., 64) : « Elle s’étendit sur le dos, leva les jambes et dit : ‘Prenez-moi et satisfaites mon désir.’ » Voir supra, p. 144-145.
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destin gouvernant la vie des hommes, rendu dans l’original par l’expression alqad’â wa-l-qadar ou par des termes renvoyant à une temporalité anté-islamique (alayyâm, al-waqt, az-zamân, ad-dahr). Alors que prévalait toujours en France une vision négative de l’islam, dominée par l’idée de la fausse prophétie et de l’imposture de Mahomet, Galland eut le mérite d’éviter la polémique religieuse et, au-delà, d’infuser dans son ouvrage une solide connaissance des peuples orientaux. Pas plus qu’elles ne sont dépourvues de tout exotisme, les Nuits de Galland ne sont sans épaisseur, contrairement à ce que donneraient à penser des choix de traduction à l’origine d’une déperdition conséquente du texte original. Il est possible d’examiner, sur un échantillon, comment travaillait précisément Galland, qui procédait, semble-t-il, en deux temps, établissant d’abord une traduction assez proche de l’original et la retravaillant ensuite selon les impératifs de l’esthétique classique et ses propres choix. Si ses avant-textes comme ses mises au net des Nuits ont disparu, il nous reste cependant quelques pages de sa première rédaction de l’« Histoire de Ganem » que l’on peut comparer avec la version imprimée483. Le passage relate l’épisode où le héros, réfugié dans un cimetière pour y passer la nuit, se cache dans un arbre, quand surgissent trois eunuques chargés d’y enterrer un coffre. Après leur départ, Ganem libère la jeune femme qui s’y trouve enfermée et accepte de la faire conduire chez lui. Galland retranche tout d’abord de sa version définitive la narration par les eunuques des circonstances dans lesquelles chacun d’eux fut castré, séquence qui précède leur arrivée au cimetière, dont il avait d’abord établi la traduction. Dans la suite, la mue est spectaculaire. On passe d’une traduction suivant de près l’original et peu soucieuse de l’élégance de la langue à une version dans un français soigné qui va bien au-delà d’une simple reformulation. Par fines touches, Galland sait dramatiser le récit. Dans la version imprimée, Ganem se décide à aller voir ce que renferme le coffre, non plus quand les eunuques se sont éloignés et que la lumière qui les éclairait a disparu, mais quand la « frayeur » suscitée en lui par leur présence l’a abandonné484. Plus loin, ignorant la facilité à déterrer le coffre que souligne sa première version, Galland insiste à l’inverse sur la difficulté rencontrée par Ganem pour rompre le cadenas qui le ferme : comme il doit alors se mettre à la recherche d’un caillou pour y parvenir, le suspense s’en trouve d’autant prolongé. L’auteur cultive aussi la précision réaliste, ajoutant, quand le héros s’apprête à faire sortir secrètement la jeune femme du cimetière : « de peur qu’elle n’étouffât, il ne referma pas exactement le coffre et y laissa entrer de l’air » (Gal. II, 383). Ce déplacement nécessite le recours à un muletier, ce que Galland justifie par ces paroles de la jeune femme : « Allez, de grâce, dans la ville chercher un muletier qui vienne avec un mulet me prendre et me transporter chez vous dans ce même coffre : car, si j’allais avec vous à pied, mon habillement étant différent de celui des dames
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Jl2, I, 168-177, où les deux textes sont présentés en regard. La première version figure dans le ms. BnF, n. a. f. 22172. Ibid, p. 171 (« Le départ des esclaves lui avait ôté sa frayeur »).
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de la ville, quelqu’un y pourrait faire attention et me suivre ; ce qu’il m’est de la dernière importance de prévenir. » (Gal. II, 383) L’auteur n’hésite pas davantage à déplacer et à redistribuer les éléments du texte, ce qui le conduit souvent à en accroître sensiblement l’épaisseur psychologique. Pour donner d’emblée une dimension sentimentale au conte et susciter aussitôt l’intérêt du lecteur, Galland suggère ainsi que Ganem tombe amoureux de la jeune femme enfermée dans le coffre, au premier regard : « A la vue d’un si bel objet, non seulement la pitié et l’inclination naturelle à secourir les personnes qui sont en danger, mais même quelque chose de plus fort que Ganem alors ne pouvait pas bien démêler, le portèrent à donner à cette jeune beauté tout le secours qui dépendait de lui » (Gal. II, 382). Il sait aussi habilement broder à partir d’une simple notation, quand il s’agit de l’évocation de sentiments. Ainsi, à partir des quelques mots suivants : « Ce qu’il sentoit pour la Dame, n’estoit plus inclination, mais une forte passion », il compose une séquence dans laquelle il joue habilement sur les émotions contraires suscitées par l’amour : « Ganem, qui depuis son arrivée à Bagdad ne s’était occupé que de son négoce, n’avait pas encore éprouvé la puissance de l’amour. Il en sentit alors les premiers traits. Il n’avait pu voir la jeune femme sans en être ébloui ; et l’inquiétude dont il se sentit agité en suivant de loin le muletier, et la crainte qu’il n’arrivât en chemin quelque accident qui lui fît perdre sa conquête, lui apprirent à démêler ses sentiments. Sa joie fut extrême lorsque, étant arrivé heureusement chez lui, il vit décharger le coffre. » (Gal., II, 383)
Les développements ayant trait à la psychologie des personnages sont l’une des marques de fabrique de Galland et ils occupent, dans les histoires d’amour, une place privilégiée. On sait que l’auteur ne traduit nullement les quelques mots qui peignent dans les manuscrits arabes l’union charnelle des amants, mais, outre qu’il la donne à entendre, il rend aussi, dans des dialogues et des monologues intérieurs de sa composition, la force de leurs sentiments. Voici comment, dans l’« Histoire de Nûr ad-Dîn Ali et la belle Persienne », pour compenser les quelques phrases crues qu’il occulte et pour adapter ses Nuits à l’esprit de la littérature romanesque, Galland exprime de son propre chef les pensées des jeunes gens faisant la découverte de leur amour : « Il vit la belle Persienne ; et dès leur première entrevue, quoiqu’il eût appris que son père l’avait achetée pour le roi, et que son père le lui eût déclaré lui-même, il ne se fit pas néanmoins la moindre violence pour s’empêcher de l’aimer. Il se laissa entraîner par les charmes dont il fut frappé d’abord, et l’entretien qu’il eut avec elle lui fit prendre la résolution d’employer toute sorte de moyens pour l’enlever au roi. De son côté, la belle Persienne trouva Noureddin très aimable. ‘Le vizir me fait un grand honneur, dit-elle en elle-même, de m’avoir achetée pour me donner au roi de Balsora. Je m’estimerais très heureuse, quand il se contenterait de ne me donner qu’à son fils.’
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Noureddin fut très assidu à profiter de l’avantage qu’il avait de voir une beauté dont il était si amoureux, de s’entretenir, de rire et de badiner avec elle. » (Gal., II, 263)
De la même manière, dans l’« Histoire du courtier chrétien », Galland transforme en long dialogue passionné ce qui dans l’original n’est qu’un bref échange amoureux : « Mon bien-aimé, me dit-elle, l’amour s’est emparé de moi et, depuis le jour où je t’ai vu, je ne mange plus ni ne bois plus. – Ce que je ressens est comparable, lui répondis-je, et il suffit que tu me regardes pour le comprendre. » (M. M., 296)
Ce qui aurait paru au lecteur d’une insupportable sécheresse, mais aussi bien trivial, devient sous la plume de Galland une scène propre à lui plaire : « Elle ne fit asseoir près d’elle, et, prenant la parole : ‘Mon cher Seigneur, me dit-elle, ne soyez pas surpris que je vous aie quitté un peu brusquement : je n’ai pas jugé à propos, devant ce marchand, de répondre favorablement à l’aveu que vous m’avez fait des sentiments que je vous ai inspirés. Mais, bien loin de m’en offenser, je confesse que je prenais plaisir à vous entendre, et je m’estime infiniment heureuse d’avoir pour amant un homme de votre mérite. Je sais quelle impression ma vue a pu faire d’abord sur vous ; mais, pour moi, je puis vous assurer qu’en vous voyant je me suis senti de l’inclination pour vous. Depuis hier je n’ai fait que penser aux choses que vous me dîtes, et mon empressement à venir vous chercher si matin doit bien vous prouver que vous ne me déplaisez pas. – Madame, repris-je, transporté d’amour et de joie, je ne pouvais rien entendre de plus agréable que ce que vous avez la bonté de me dire. On ne saurait aimer avec plus de passion que je vous aime depuis l’heureux moment que vous parûtes à mes yeux : ils furent éblouis par tant de charmes, et mon cœur se rendit sans résistance. – Ne perdons pas de temps en discours inutiles […]. Voulezvous me faire l’honneur de venir chez moi, ou si vous souhaitez que j’aille chez vous ? » (Gal., I, 374-375).
L’étude de la réécriture par Galland de ses manuscrits arabes aura permis de préciser les points sur lesquels ses Nuits s’en écartent et aura montré que la traduction libre implique nécessairement une part de création. Une part qui se trouve considérablement amplifiée, quand il est fait usage non plus de sources écrites mais de sources orales, comme c’est le cas pour les quatre derniers volumes des Mille et une nuits de Galland. 4. La réappropriation des contes d’Hannâ Diyâb La dizaine de contes qui figurent dans les derniers tomes des Nuits de Galland ne se retrouvent pas dans des manuscrits antérieurs ou contemporains, ce qui a conduit à s’interroger sur leur origine. Les uns ont imaginé que Galland les avait lui-même inventés, les autres qu’ils provenaient d’un manuscrit disparu. C’est seulement en 1887, quand Hermann Zotenberg publie des extraits du Journal de Galland redécouvert à la Bibliothèque nationale, qu’on apprend que ces récits lui ont
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été narrés à Paris en 1709 par un maronite alépin rencontré chez le voyageur Paul Lucas. Même si Galland signale, à la date du 25 octobre 1709, qu’il s’agissait d’un certain « Jean-Baptiste, surnommé Diab, Maronite d’Halep », il le nomme habituellement Hanna, une appellation constamment reprise jusqu’à une date récente dans la littérature académique. 4.1. Les contes d’Hannâ Diyâb Ce n’est que depuis la publication en 2015 de son récit de voyage en traduction française qu’Hannâ Diyâb est mieux connu. Réalisé sur le manuscrit inédit conservé à la Bibliothèque du Vatican485, ce travail est dû à une équipe formée de Paule Fahmé-Thiéry, Jérôme Lentin et Bernard Heyberger également auteur de l’introduction486. L’ouvrage retrace le voyage aller-retour effectué d’Alep à Paris par le Syrien entre 1707 et 1710 et il apporte également sur son auteur quelques informations biographiques antérieures et postérieures. C’est pour servir d’interprète au voyageur Paul Lucas dans un périple qui le mène d’Alep à Paris via l’Égypte et les Régences de Tripoli et de Tunis que le jeune Hannâ Diyâb – âgé alors seulement d’une vingtaine d’années – quitte sa terre natale en mars 1707, après avoir d’abord cherché sa voie dans le commerce auprès de marchands français établis à Alep, puis dans la vie religieuse. Il passe ainsi plus d’un an en France487, notamment à Paris488, au service de celui qu’il nomme « mon maître », chez lequel Antoine Galland fait sa connaissance. Et c’est entre le 6 mai et le 2 juin 1709, comme nous l’apprend le Journal de l’orientaliste, que l’Alépin lui raconte ses fameuses histoires. La promesse que lui aurait faite Lucas de lui procurer une place à la Bibliothèque du roi ne se réalisant pas, Diyâb décide de rentrer à Alep, où il arrive en juillet 1710 et s’établit comme drapier. Son récit, dont le manuscrit autographe porte la date de 1776, est écrit tardivement, sans le recours à la moindre note, semble-t-il. Il témoigne pourtant d’un souvenir demeuré très vif et, comme le suggère Bernard Heyberger, l’Alépin n’aura sans doute jamais cessé de raconter de vive voix à son entourage le voyage entrepris dans sa jeunesse chez « les Francs ». Extrêmement vivant, ce récit de voyage reflète les qualités d’un observateur curieux et affûté et traduit le goût d’un fervent amateur d’anecdotes plaisantes et curieuses. Connaissant, outre l’arabe sa langue maternelle, le turc, le provençal et le français, Hannâ Diyâb n’est pas pour autant un érudit formé à la culture lettrée orientale (adab). Ce qu’il est assurément, c’est un excellent conteur, maîtrisant parfaitement l’art du suspense et de la dramatisation. Manifestement imprégné des traditions orales circulant à Alep, il possédait aussi la
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Bibliothèque apostolique vaticane, Sbath 254. Écrit en « moyen arabe », le manuscrit porte la date de 1766. Hanna Dyâb, op. cit. Arrivé à Marseille en juillet 1708, il y est présent à nouveau peu avant le 17 octobre 1709 (Jl2, I, 25 oct. 1709) pour rembarquer. On estime qu’il y arrive en septembre 1708.
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connaissance de recueils manuscrits comme Les Dix Vizirs489 ou l’« Histoire Arabe d’Ali Zibac [‘Alî Zaybaq] » en dix volumes490, ainsi qu’il en fait part à Galland. Même si de sa rencontre avec l’orientaliste français, qu’il ne désigne jamais par son nom mais par l’appellation de « vieil homme », Diyâb ne dit pas grandchose, son témoignage n’en est pas moins précieux pour ce qu’il rapporte au sujet des contes qu’il lui transmit : « Un vieil homme nous rendait souvent visite. Il était chargé de la bibliothèque des livres arabes. Il lisait bien l’arabe et traduisait des livres de cette langue en français. En ce temps-là, il traduisait entre autres le livre de contes des Mille et Une Nuits. Cet homme recourait à mon aide sur certains points qu’il ne comprenait pas, et que je lui expliquais. Il manquait au livre qu’il traduisait quelques nuits, et je lui racontai donc les histoires que je connaissais. Il put compléter son livre avec ces contes, et fut fort content de moi. »491
C’est grâce au Journal d’Antoine Galland que l’on dispose d’informations plus précises. La première rencontre entre Diyâb et Galland eut lieu le 17 mars 1709 chez Lucas, auquel Galland venait rapporter des médailles qu’il avait examinées. À partir du 6 mai, Diyâb lui raconte des histoires dont Galland enregistre le scénario dans son Journal, et ce jusqu’au 2 juin. Une exception cependant pour la première, l’« Histoire d’Aladdin », dont il mentionne seulement le titre à la date du 5 mai 1709, et dont il dit, plus tard, qu’elle lui « avait été escrite en Arabe »492, c’est-àdire qu’il en reçut une copie de la main de Diyâb. Certains des résumés consignés par Galland dans son Journal493 se présentent dans une écriture régulière, avec peu de ratures et semblent avoir été rédigés après coup, le jour-même, selon toute vraisemblance ; d’autres, dont l’écriture reflète la hâte, paraissent davantage correspondre à une prise de notes sur le vif. Des mots du français courant sont alors parfois erronés494 et semblent avoir été notés tels qu’ils ont été entendus, ce qui a fait supposer que les contes étaient narrés en français495. Les résumés de Galland enregistrent seulement les scénarios, et ce n’est qu’exceptionnellement qu’un détail particulier s’y trouve mentionné. Toutefois, rédigés après ou pendant la narration, il n’est pas douteux qu’ils rendent fidèlement 489 490 491 492
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Jl2, I, 358-359 (27 mai 1709). Jl2, I, 330 (10 mai 1709). Op. cit., p. 334. Jl2, II, 253 (3 nov.1710), où Galland dit avoir achevé le matin la lecture du conte arabe de La Lampe reçu d’Hanna Diyab plus d’un an plus tôt. Le manuscrit de la BnF est aujourd’hui numérisé et une édition savante en a été donnée par Frédéric Bauden et Richard Waller (Jl2). Par ex. : « en chassant rien » pour : en ne sachant rien (Jl2, I, 375). Voir Ruth Bottigheimer, « Hannâ Diyâb’s Tales in Antoine Galland’s Mille et Une Nuit(s): I. New Perspectives on their Recording; II. New Conclusions about Western Sources within Nights Texts », in Antoine Galland (1646-1715) et son Journal. Actes du colloque organisé à l’Université de Liège (16-18 février 2015) à l’occasion du tricentenaire de sa mort, dir. Frédéric Bauden et Richard Waller, Louvain-Paris-Bristol, Peeters, 2020, p. 51-72.
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la trame des récits de Diyâb. Une absence de taille cependant, l’« Histoire d’Aladdin » que Galland n’a pas résumée dans son Journal et dont la copie en arabe fournie par le conteur syrien a disparu. L’orientaliste enregistre ainsi au total quinze histoires, mais il n’en retient que dix pour ses Mille et une nuits, « Aladdin » compris. Les récits de Diyâb n’ont jamais été retrouvés dans des manuscrits arabes qui lui soient antérieurs ou contemporains et ils ne figurent pas davantage, à l’exception de l’« Histoire du cheval enchanté », dans les grandes éditions imprimées des Alf layla wa-layla qui verront le jour au XIXe siècle. Galland n’exploite pas immédiatement ces récits. Ce n’est qu’un an et demi plus tard environ qu’il s’attelle à la rédaction des contes recueillis d’Hannâ Diyâb, une activité qu’il poursuit entre novembre 1710 et juin 1713, de manière épisodique, surtout le soir. Il utilise manifestement d’abord ceux pour lesquels il possède une version écrite : l’« Histoire d’Aladdin » et peut-être aussi les « Aventures du calife Haroun al-Rachid » qu’il avait pourtant résumées496. Ces deux contes lui fournissent la matière des tomes IX et X, publiés en 1712, à l’exception de l’« Histoire du dormeur éveillé » tirée d’un manuscrit arabe, comme il a été indiqué. Pour les suivants, qui ne paraissent qu’en 1717 (t. XI et XII), Galland déclare les avoir sélectionnés après avoir relu les résumés consignés dans son Journal 497. Il respecte de manière générale leurs scénarios, même s’il opère parfois quelque modification à la marge. La longueur de ses contes est toutefois sans comparaison avec la brièveté de ses résumés498 et l’on a longtemps considéré qu’ils lui devaient énormément. Cependant, la révélation de l’immense talent de conteur d’Hannâ Diyâb par la récente traduction française de son récit de voyage, a conduit des chercheurs à s’interroger sur son implication possible dans les contes narrés à Galland. Si celleci était avérée, elle remettrait en cause la place de second rang dans laquelle Diyâb a été cantonné jusqu’ici par la critique académique, qui n’a vu en lui que le transmetteur d’un matériau grossier, sublimé par l’écrivain français. Dans son introduction à la traduction du récit de voyage de Diyâb, Bernard Heyberger entreprend de situer son auteur dans le contexte culturel alépin contemporain et il estime qu’il est manifestement un conteur doué de créativité sans que son jeune âge n’y soit en rien un obstacle. Il suggère qu’il a très tôt baigné dans une culture orale faisant une large place au conte et aurait ainsi acquis « un art de 496
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L’hypothèse de la possession par Galland d’une version écrite des « Aventures du calife Haroun-al-Raschid » repose sur le fait qu’à la date du 10 janv. 1711 il note dans son Journal : « I’achevai la traduction du 10 tome des mille et une nuit d’apres le texte Arabe, que i’avois eu de la main de Hanna ». Ce volume se termine effectivement, après l’« Histoire d’Aladdin », par ce conte. Voir Jl2, II, 407 (24 août 1711) : « Ie parcourus une parties des Contes Arabes que le Maronite Hannah m’avoit raconté, et que j’avois mis par ecrit sommairement, pour voir auxquels ie m’arresterois, pour en faire le Volume onzieme des Mille et une nuit. » On peut penser qu’il en fit de même pour le tome XII. Ainsi l’« Histoire du Prince Ahmed et de la fée Pari-Banou » qui occupe sept pages dans le Journal, à la date du 22 mai 1709, devient un récit de près de deux cents pages dans le tome XII de ses Nuits, en 1717.
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mémoriser et de raconter sans doute proche de celui des conteurs des jardins et des cafés »499. La citation qu’il fait du témoignage de Patrick Russell – un médecin ayant vécu à Alep dans la seconde moitié du XVIIIe siècle – relatif aux performances de ces conteurs illustre leur capacité à faire du neuf à partir du stock de récits qu’ils ont en mémoire : « Une variété d’autres livres d’histoires, à côté du divertissement des 1001 Nuits (qui sous ce titre sont peu connues à Alep) fournit du matériau au conteur, qui, en combinant des incidents de différents contes, et en variant la catastrophe de ce qu’il a raconté avant, donne un air de nouveauté même à des personnes qui s’imaginent d’abord qu’elles écoutent des contes qu’elles connaissent déjà. » 500
Heyberger considère aussi que Diyâb a pu introduire des éléments autobiographiques dans ses contes, à tout le moins dans « Aladdin ». On ne peut, dit-il, manquer d’être frappé par les similitudes de leur parcours, puisqu’on a affaire à deux jeunes orphelins en quête d’eux-mêmes qu’un « tuteur » qui s’avère être un manipulateur prend en charge : Paul Lucas pour Diyâb, le magicien africain pour Aladdin. Concernant Galland, Heyberger admet néanmoins qu’il a certainement sa part dans les contes que l’on connaît, mais il estime qu’il est difficile de distinguer précisément entre ce qui lui est imputable et ce qui revient à Diyâb501. Un jeune chercheur, Paulo Lemos Horta, a rebondi sur l’idée d’un possible rapport entre le vécu d’Hannâ Diyâb et ses contes et il a poussé plus avant la recherche sur ce qui pourrait lui être attribué dans les derniers récits des Mille et une nuits de Galland. Il a publié, en 2017, aux Presses de l’Université de Harvard, un essai remarqué, intitulé Marvellous Thieves. Secret Authors of the Arabian Nights, où il entend montrer que les plus célèbres traductions des Mille et une nuits, signées Antoine Galland, Edward Lane et Richard Burton, masquent nombre de collaborations, d’emprunts, de plagiats, d’appropriations et, de fait, ignorent magistralement tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, y ont contribué. Concernant Galland, Horta estime que la critique en a abusivement fait l’auteur de Mille et une nuits en langue française et n’a vu dans Hannâ Diyâb que le transmetteur d’une matière brute502. Convaincu de la créativité du Syrien, il cherche à en déceler la trace dans le texte de Galland, en s’appuyant sur des « sources négligées », le récit de voyage de Diyâb et les relations de Lucas, qu’il exploite successivement. Au préalable, Horta tient à régler le cas de Galland. Et pour mettre en doute l’hypothèse souvent avancée par la critique française selon laquelle les développements apportés aux résumés du Journal reposeraient largement sur le savoir accumulé par lui sur l’Orient, Horta entreprend de minimiser sa compétence d’orientaliste, ne reconnaissant en lui réellement qu’un humaniste et un antiquaire. 499 500 501 502
Dyâb, op. cit., p. 35. Cité en traduction française par Heyberger, in Dyâb, op. cit., p. 33. Ibid., p. 30. Paulo Lemos Horta, Marvellous Thieves. Secret Authors of the Arabian Nights, Cambridge (Massachusetts) et Londres, Harvard University Press, 2017, p. 8.
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Des pans entiers de l’œuvre du savant sont ainsi ignorés, depuis sa traduction de La Mort du Sultan Osman (1678) jusqu’à son florilège intitulé Les Paroles remarquables, les bons Mots et les Maximes des Orientaux (1694), des textes qui témoignent d’une connaissance intime du patrimoine littéraire ottoman comme de la culture matérielle du Levant. Pas un mot non plus de ses longues traductions érudites faites dans la dernière décennie du XVIIe siècle sur l’arabe, le turc et le persan503. Horta met surtout en avant le fait que l’apprentissage de ces langues aurait facilité à Galland ses recherches d’antiquaire504. De même, il veut minimiser le penchant de l’orientaliste pour les contes orientaux, dont atteste pourtant de manière éclatante son Journal de Constantinople, où figurent un certain nombre de résumés de ces récits505. Horta ne les ignore pas, mais il estime que Galland était peu motivé pour étendre son savoir dans ce domaine, puisque ses patrons étaient plus soucieux d’obtenir des « manuscrits se rapportant à la science, à la philosophie et à l’histoire »506. Il refuse aussi à Galland toute capacité d’imagination507, en s’appuyant sur une citation décontextualisée, tirée d’une lettre de 1680 à l’abbé de La Chambre, où l’orientaliste défend une conception scientifique du récit de voyage, en rejetant le romanesque alors largement cultivé dans ce genre d’écrits508. Ainsi disqualifié, Galland ne peut guère avoir contribué aux contes qui figurent dans les derniers volumes de ses Nuits et il est possible désormais de penser qu’ils doivent peut-être beaucoup à Hannâ Diyâb. Horta propose de donner au propos de l’Alépin : « je lui racontais donc les histoires que je connaissais », un sens extensif incluant la création de nouveaux contes par la combinaison d’épisodes d’origine diverse, à la manière des conteurs professionnels d’Alep509. Mais l’essayiste voit surtout en lui, plus qu’un remarquable conteur, un « auteur à part entière » (an author in his own right) puisant largement son inspiration dans son propre vécu. Cette qualification d’« auteur à part entière » vient à la suite d’une étude multipliant les rapprochements entre les contes de Diyâb et sa Relation de voyage. Ce sont d’abord des considérations générales sur l’art de conter qui sont exposées. Horta observe que l’Alépin relate certains épisodes de son Voyage comme s’il s’agissait de contes510 et qu’il attache une importance particulière aux histoires de miracles, marqué qu’il est par la culture des chrétiens maronites. Sur le plan thématique, il indique que, tout comme la Relation renferme maintes anecdotes
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Voir supra, ch. I. Op. cit., p. 22. Voir supra, ch. II. Op. cit., p. 25. Ibid., p. 32. « Voyage fait au Levant » (deuxième lettre à l’abbé de La Chambre), ms. Munich cod. Gall. 727, p. 79-80), in Bauden, Le voyage à Smyrne, p. 22. Cité dans le ch. V, p. 114. Op. cit., p. 32. Ibid., p. 37.
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dramatiques, les « contes orphelins511 » évoquent souvent des revers de fortune. Ce qui le conduit à considérer que l’empathie avec laquelle se trouve traitée dans la Relation le sort tragique de jeunes gens condamnés à la pendaison et la misère du peuple de Paris durant le terrible hiver 1708-1709 témoignerait de la capacité de Diyâb à faire vivre et évoluer, avec la sensibilité nécessaire, un personnage comme le jeune Aladdin, un talent que ne reflèteraient nullement les textes de Galland512. Une grande partie des observations faites par Horta se concentre d’ailleurs sur l’« Histoire d’Aladdin ». L’essayiste relève dans la Relation qu’à la sortie d’Alep Lucas fit explorer un caveau, d’où l’on ressortit un anneau et une lampe513, précisément les deux objets magiques jouant un rôle déterminant dans le conte. L’essentiel, ce sont néanmoins les rapprochements établis avec des descriptions témoignant d’une vive admiration pour le luxe déployé à Paris et à Versailles. Un parallèle est établi entre les dames de la Cour, appelées « princesses », et les héroïnes des contes d’« Aladdin » et du « Prince Ahmed ». Si Horta fait abondamment référence au récit de voyage de Diyâb, il ne cite jamais Galland dans le texte, se contentant de mentionner l’épisode concerné. Un retour vers l’original apparaît donc nécessaire. Auparavant, il convient, sans rien en omettre, d’indiquer comment Diyâb, qui se rend à la Cour du Roi-Soleil, à la fin de l’année 1708, décrit les dames dont les atours firent sur lui une grande impression : « En entrant, je vis le lit royal avec ses rideaux de brocart précieux, où la princesse était adossée. Elle était d’une beauté et d’une grâce uniques, en son siècle. Les épouses de princes étaient assises autour de son lit, telles des astres, vêtues de robes dont je ne peux décrire l’éclat tant elles étaient brodées de joyaux et de pierres précieuses. »514 « Chemin faisant, une jolie jeune fille se dressa en travers de notre route. Elle portait un manteau royal, de soie brochée, et était coiffée d’un diadème serti de pierres précieuses, diamants, hyacinthes et émeraudes, qui ravissaient l’œil. Elle était entourée de quatre suivantes, belles et somptueusement vêtues. J’imaginai que c’était la fille du roi. »515 « Ils étaient entourés de suivantes belles comme des astres, vêtues de précieux costumes de soie brochée d’or. Nous nous présentâmes devant la princesse : par sa beauté et ses vêtements, elle surpassait toutes les autres. »516
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Cette expression employée par Horta remonte à Mia I. Gerhardt (The Art of Story-Telling. A Literary Study of the Thousand and One Nights, Leyde, 1963) qui considérait comme “orphelins” les contes des Mille et une nuits absents des manuscrits. On peut les voir, au contraire, comme résultant d’une paternité plurielle, avec en bout de chaîne au début du XVIIIe siècle, Diyâb et Galland. Marvellous Thieves, op. cit., p. 42-44. Ibid. p. 58. Ibid., p. 267. Ibid., p. 265. Ibid, p. 264.
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Il apparaît d’emblée au lecteur que ces descriptions des dames de la Cour intègrent les poncifs habituels des contes de fées, comme de beaux atours et des parures de pierreries. Horta n’en fait pas cas, mais voit dans les princesses de l’« Histoire d’Aladdin » et de l’« Histoire du Prince Ahmed » une sorte de réplique de celles de Versailles telles qu’elles sont décrites par l’Alépin dans son récit de voyage517. Dans la version de Galland, Pari-Banou, épouse du prince Ahmed, est « Une dame d’un air et d’un port majestueux, et d’une beauté à laquelle la richesse des étoffes dont elle était habillée, et les pierreries dont elle était ornée, n’ajoutaient aucun avantage. […] Pari-Banou la [une cousine d’abord convoitée par le prince] surpassait infiniment en beauté, en appas, en agréments, de même que par un esprit transcendant et par des richesses immenses, autant qu’il pouvait le conjecturer par la richesse du palais où il se trouvait. » (Gal., III, 348 et 350)
Pari-Banou porte certes de riches vêtements et des pierreries comme les dames de la Cour de Versailles, mais on doute qu’il ait fallu à Diyâb ou à Galland se rendre au château du Roi-Soleil pour que ce motif commun, répandu dans les contes de fées518, figure dans le récit. Quant à Badroulboudour, dans l’« Histoire d’Aladdin », son portrait pastiche celui des dames des Mille et une nuits arabes519 : « La princesse était la plus belle brune que l’on pût voir au monde : elle avait les yeux grands, à fleur de tête, vifs et brillants, le regard doux et modeste, le nez d’une juste proportion et sans défaut, la bouche petite, les lèvres vermeilles et toutes charmantes par leur agréable symétrie ; en un mot, tous les traits de son visage étaient d’une régularité accomplie. » (Gal., III, 94)
Le rapprochement fait entre le château de Versailles et le palais d’Aladdin520 dont le « grand salon en dôme, à quatre faces égales » renvoie plutôt à l’architecture orientale, ne convainc pas vraiment davantage521. Horta établit aussi un parallèle entre l’éclat de la procession de la Fête-Dieu observée par Diyâb depuis la fenêtre du domicile de Lucas et la splendeur des cortèges du conte d’« Aladdin ». Comme en atteste le Journal de Galland, cette manifestation se déroula le 30 mai 1709 et elle n’aurait pas eu d’influence sur l’« Histoire d’Aladdin » si sa mise par écrit avait bel et bien été achevée par Diyâb dès le 5 mai, ainsi que le suggère aujourd’hui Ulrich Marzolph522. Le 25 mars, Hannâ Diyâb promet à Galland de lui mettre par écrit « quelques contes Arabes fort beaux » dont il avait connaissance523. Cette 517 518
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Ibid., p. 46. Voir sur le rapport au genre : Jean-Paul Sermain, « Les contes de fées d’Antoine Galland : une œuvre métissée », The Romantic Review, 2008, vol. 99/3-4, p. 349-361. Voir supra, p. 144-145. Horta, op. cit., p. 51. Comparez Diyâb, op. cit., p. 258-259 et 272 avec Gal., III, 130-131. « The Man Who Made the Nights Immortal. The Tales of the Syrian Maronite Storyteller Hannâ Diyâb », Marvels & Tales: Journal of Fairy-Tale Studies, vol. 32, n° 1 (2018), p. 116-117 et 120. Jl2, I, 290.
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promesse fut tenue pour le premier, puisqu’il remit à Galland une version d’« Aladdin » de sa main, en langue arabe524, et cela peut-être dès le 5 mai : « Le matin, le maronite Hanna d’Alep, acheva de me faire le recit du Conte de La Lampe ». La formulation pourrait certes référer à une narration orale, même si Galland introduit le plus souvent les autres contes par : « Il me raconta… ». S’il ne résume pas l’« Histoire d’Aladdin », c’est peut-être qu’il venait d’en obtenir une version écrite. Tel n’est pas le cas pour les suivants, puisqu’il prend alors la peine de consigner pour chacun d’eux un résumé détaillé dans son Journal. Il n’est pas impossible que Diyâb ait d’abord pensé à mettre par écrit les contes qu’il voulait porter à la connaissance de Galland mais qu’il ait en définitive opté pour une narration orale. Même à supposer que l’Alépin n'ait écrit « Aladdin » qu’après le 30 mai, dans les derniers mois qu’il passe à Paris – à la mi-octobre 1709, il se trouve à Marseille, sur le chemin du retour525 – , et qu’il ait insisté, influencé ou non par la procession de la Fête-Dieu, sur le luxe des cortèges, il n’est pas permis de mettre à son compte toute la splendeur de ces scènes, car on y retrouve aussi la patte de Galland, comme il sera montré plus loin526. Horta cherche ensuite, en s’appuyant sur les récits de voyage de Paul Lucas dans le Levant, à montrer comment celui-ci aurait pu influencer la fabrique des contes par le jeune Alépin, notamment « Ali Baba ». Tout son discours repose sur l’hypothèse que les deux hommes partageant un goût commun pour les histoires curieuses et merveilleuses n’auraient pas manquer de se faire l’un à l’autre le récit de celles qu’ils connaissaient. Diyâb aurait ainsi appris ce qui plaisait au public français et aurait pu réutiliser des « éléments » des histoires entendues de la bouche de Lucas, « pilleur de tombes et charlatan » (tomb raider and charlatan527) friand d’histoires de bandits, de voleurs et de trésors, porté à se mettre favorablement en scène dans les attaques qu’il subit sur les grands chemins. On remarquera cependant que Lucas ne mentionne jamais le nom de Diyâb ni même son existence dans sa Relation et que l’Alépin tire l’essentiel des histoires qui truffent son récit de voyage, non de son maître, mais de son propre vécu ou de ce que lui racontent les compatriotes avec lesquels il fraye à Livourne, à Marseille ou à Paris. Ses conversations avec Lucas sont d’ailleurs le plus souvent tournées vers ce qu’étaient ses activités en son absence528 ou vers des questions de santé et de médecine. Que les contes transmis à Galland par Diyâb doivent quelque chose au conteur très doué qu’était le jeune Alépin est une quasi-certitude. Mais la tentative de Horta de déterminer précisément les marques d’une implication qu’il juge décisive repose sur des hypothèses fragiles et des rapprochements peu convaincants au regard des textes, comme il a été montré. En outre, l’essayiste ne s’intéresse guère aux traditions narratives orales préexistantes. S’il y fait exceptionnellement allusion 524 525 526 527 528
Voir Jl2, II, 253-254 et 261 (3 et 15 nov. 1710). Voir Jl2, I, 483. Voir infra, p. 177. Horta, op. cit., p. 58. Diyâb n’accompagne pas Lucas à Jérusalem ni dans le nord-ouest de Chypre ; de son côté, l’Alépin visite parfois des villes sans son maître.
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au détour d’une phrase529, puis rapidement à propos d’« Ali Baba »530, son discours est fondamentalement orienté vers la prodigieuse créativité qu’il prête à Diyâb. Comme l’Alépin n’a pas inventé lui-même ses contes – il dit avoir narré ceux qu’il connaissait –, il n’est pas sans intérêt de les situer dans la littérature à laquelle ils appartenaient, c’est-à-dire les traditions orales proche-orientales du début du XVIIIe siècle. C’est ce qu’a entrepris Ulrich Marzolph, l’un des plus grands spécialistes en la matière, qui a récemment consacré deux articles importants aux contes de Diyâb : le premier, paru en 2018 dans la revue Marvels & Tales, concerne l’ensemble des contes transmis à Galland531 et le second, publié en 2020, dans les Actes du colloque de Liège, revient sur les contes non exploités par l’orientaliste français532. S’il considère que Diyâb a assuré, dans le réseau de traditions orales qui s’étend avant et après lui, le rôle de maillon déterminant dans une chaîne, il ne nie pas l’habileté de Galland qui a su transformer ses résumés en contes à part entière promis à un immense succès. Marzolph indique que la plupart des contes de Diyâb sont documentés avant le début du XVIIIe siècle, dans des versions proches ou similaires, issues de traditions diverses : extrême-orientales, indiennes, persanes, arabes et aussi européennes533. Nous rappellerons ici que des historiens comme Bernard Heyberger ont d’ailleurs souligné le caractère cosmopolite d’Alep au XVIIe siècle, une ville où les marchands de passage ont sans doute colporté des récits occidentaux comme des récits orientaux, et où s’est produite, en milieu chrétien, notamment maronite, une occidentalisation culturelle534. Même si pour les contes de « Sidi Nouman », d’« Ali Baba » et d’« Aladdin » des versions apparentées antérieures à Diyâb font défaut, ceci ne signifie pas qu’il n’en ait pas existé. On remarquera, d’ailleurs, qu’« Ali Baba » et « Aladdin » renferment des thèmes et des motifs contiques bien connus, nullement inventés par le conteur alépin, comme la grotte magique ou la femme rusée, un topos de la littérature arabe dont Morgiane, l’esclave d’Ali Baba, est un avatar. Quant à la lampe magique qu’il suffit de frotter pour faire apparaître un génie exauçant tous les vœux, elle se retrouve dans « l’Histoire d’al-Iskandarî le tailleur » (BnF, ms. ar 3658) étudiée par Joseph Sadan qui considère que le motif était largement répandu dans les contes moyen-orientaux et 529
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Op. cit., p. 21: « His memoir […] suggests ways in which the orphan tales may have been influenced not only by the stories that circulated within Aleppo but also by the perspective of a young man marked by the story-telling culture of the road and the marvels of Paris. » Ibid., p. 80-81. « The Man Who Made the Nights Immortal », op. cit., p. 114-129. Une première version moins développée existe en français : « Les contes de Hannâ », in Les Mille et Une Nuits, catalogue de l’exposition « Mille et Une Nuits », Paris, Institut du monde arabe (27 nov. 2012-28 avr. 2013), Paris, Hazan/Institut du monde arabe, 2012, p. 87-91. « Hannâ Diyâb unpublished tales. The storyteller as an artist in his own right », in Antoine Galland et son Journal, dir. Frédéric Bauden et Richard Waller, op. cit., p. 73-90. Sur le lien avec des traditions européennes, voir Ruth B. Bottigheimer, « East meets West. Hannâ Diyâb and The Thousand and One Nights », Marvels & Tales: Journal of Fairy Tale Studies, vol. 28, no. 2 (2014), p. 302–324. Heyberger, Bernard, Les chrétiens du Proche-Orient au temps de la Réforme catholique (Syrie, Liban, Palestine, XVIIe-XVIIIe siècles), Rome, École française de Rome, 1994.
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que le manuscrit contenant « l’Histoire d’al-Iskandarî le tailleur » ne pourrait être postérieur au XVIIe siècle535. En aval de Diyâb, c’est par l’énorme diffusion des récits de Galland, tant par des lectures individuelles et publiques que par de multiples traductions et adaptations, que ses contes ont exercé une influence considérable sur la tradition orale postérieure et, à une exception près536, sont ensuite entrés dans la classification internationale par contes-types d’Aarne et Thompson, initiée au début du XXe siècle. Paradoxalement, ce sont les récits qui n’appartiennent pas au recueil arabe des Nuits qui ont fait leur succès mondial grâce aux très populaires « Aladdin » et « Ali Baba ». Par ailleurs, en examinant les contes non publiés par Galland et tout particulièrement « La bourse, le cornet de derviche, les figues et les cornes », Marzolph a pu voir en Diyâb un artiste, dans le sens d’un conteur doué de créativité. Il s’agit là d’un conte très répandu en Europe sous le titre de Fortunatus, depuis sa présence au début du XVIe siècle dans un ouvrage du type « Bibliothèque bleue » (chapbook), en langue allemande. En comparant cette version avec celle de Diyâb, Marzolph arrive à la conclusion que l’Alépin l’a ingénieusement adaptée au contexte de sa propre tradition régionale, notamment en la situant en milieu urbain, dans un monde de marchands. C’est pourquoi le chercheur estime que l’heure est venue de reconnaître le mérite du « plus grand conteur nommément connu d’époque moderne » auquel les derniers volumes des Mille et une nuits de Galland doivent beaucoup de leur charme ainsi que leur pérennité. Il résume sa pensée dans une formule frappante : « Il faut mettre au compte de Galland le fait d’avoir rendu les Mille et une nuits célèbres, [mais] c’est par l’addition des contes de Diyab qu’elles sont devenues immortelles. »537 Il est difficile aujourd’hui de ne pas penser que Diyâb n’a pas marqué de son empreinte les contes transmis à Galland et il faut cesser, assurément, de voir en lui un simple transmetteur. Mais dans l’état actuel des connaissances, dire quelle fut précisément l’étendue de son apport et ce qu’il fut dans le détail, relève, nous semble-t-il, d’une gageure. S’il faut insister sur l’immense talent de conteur de Diyâb, on ne peut pas pour autant jeter Galland aux oubliettes. Les deux hommes sont d’ailleurs absolument complémentaires. Sans Diyâb, pas de contes d’« Aladdin » ni d’« Ali Baba » et, sans Galland, des contes aujourd’hui possiblement disparus ou, à tout le moins, jamais universellement connus. Le jeune Alépin découvrant Paris et le vieil orientaliste picard familier du Levant ne sont d’ailleurs pas aussi différents qu’on a bien voulu le dire : tous deux aiment les histoires et savent
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« Background, Date and Meaning of the Story of the Alexandrian Lover and the Magic Lamp: A little-known Story from Ottoman Times, with a partial Resemblance to the Story of Aladdin », Quaderni di Studi Arabi, 2001, vol. 19, p. 173-192. Il s’agit de l’« Histoire de Hassan, fils du vendeur de tisane », racontée à Galland le 2 juin 1709. « The Man Who Made the Nights Immortal », op. cit., p. 126.
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les raconter538 et ils peuvent aussi ressentir des émotions comparables et éprouver des émerveillements similaires devant le déploiement de luxe, à Versailles ou à Paris, pour l’un, à Andrinople ou à Istanbul, pour l’autre. Toutefois, ils ne jouent pas sur le même terrain : Diyâb se situe du côté du conte oral et Galland du côté du conte littéraire. Il convient donc de s’interroger sur la manière dont les récits de l’Alépin figurant dans Les Mille et une nuits de Galland ont été retravaillés par un auteur dont le statut n’est manifestement plus celui d’un simple traducteur. 4.2. La réappropriation d’Antoine Galland Comment parvenir à identifier ce qui serait attribuable à Galland ? Une recherche intratextuelle susceptible de mettre en avant des éléments pertinents s’impose en premier lieu. Pour repérer son apport, c’est d’abord sur les premiers volumes de ses Mille et une nuits, traduits à partir de manuscrits arabes, qu’il convient de s’appuyer. Il s’agit là, comme on l’a vu, d’une traduction libre répondant aux exigences de l’esthétique classique, et l’analyse que nous avons faite de ses caractéristiques nous permet d’entreprendre une lecture des derniers contes de Galland comme possibles pastiches des précédents. Une hypothèse d’autant plus plausible que l’auteur, en attribuant à Scheherazade des histoires qui lui sont étrangères, était tenu, pour être crédible, de maintenir une certaine unité et une certaine homogénéité avec ce qui précédait. Parallèlement, la consultation de ses résumés des récits d’Hannâ Diyâb ne doit pas manquer d’être effectuée, pour vérification au moins. Il faut, en outre, se demander si l’auteur n’exploite pas parfois la connaissance livresque et vivante qu’il possédait de l’Orient et interroger aussi ses travaux d’orientaliste, depuis le Journal de Constantinople jusqu’aux savantes traductions de textes historiques. Enfin, et ici il s’agirait d’intertextualité, on ne peut pas ignorer la littérature contemporaine, que Galland connaissait manifestement bien – il était curieux de tout –, ce qui conduirait à mettre en avant d’autres influences. 4.2.1. Luxe et splendeurs à foison Tout lecteur des derniers tomes de Galland ne peut manquer d’être impressionné par la mise en scène d’un déploiement considérable de richesses, notamment dans l’« Histoire d’Aladdin ». On y a noté précédemment l’utilisation de poncifs caractéristiques des contes de fées, un choix difficilement attribuable à Galland plus qu’à Diyâb, lequel remit à l’orientaliste, comme on le sait, une version écrite d’un format nettement supérieur à celui d’un résumé539. Néanmoins, quand on examine minutieusement les descriptions des cortèges d’esclaves portant au sultan des monceaux de joyaux, on y décèle des détails particuliers déjà présents dans les pages du Journal consacrées aux sorties du sultan à Andrinople, à l’occasion de fêtes 538
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La question a déjà été largement évoquée, concernant Diyâb ; quant à Galland, souvent qualifié de « conteur-né », il sait aussi piquer la curiosité du lecteur en dramatisant le récit et en usant de la prolepse qui introduit un suspense. Galland en fait une lecture en deux temps, au cours des 2 et 3 novembre 1710 (Jl2, I, 253).
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religieuses ou lors de son départ en guerre contre la Pologne. Quand le sultan impose à Aladdin de faire porter au palais des présents si considérables qu’il les croit impossibles à réunir, celui-ci fait appel une nouvelle fois au génie de la lampe : « … Très peu de temps après, le génie se fit revoir accompagné des quarante esclaves noirs, chacun chargé d’un bassin d’or massif du poids de vingt marcs sur la tête, pleins de perles, de diamants, de rubis et d’émeraudes, mieux choisies, même pour la beauté et pour la grosseur, que celles qui avaient déjà été présentées au sultan ; chaque bassin était couvert d’une toile d’argent à fleurons d’or540. Tous ces esclaves, tant noirs que blancs, avec les plats d’or, occupaient presque toute la maison […]. L’habillement de chaque esclave était si riche en étoffes et en pierreries que les meilleurs connaisseurs ne crurent pas se tromper en faisant monter chaque habit à plus d’un million. La grande propreté, l’ajustement bien entendu de chaque habillement, la bonne grâce, le bel air, la taille uniforme et avantageuse de chaque esclave, leur marche grave à une distance égale les uns des autres, avec l’éclat des pierreries d’une grosseur excessive enchâssées autour de leurs ceintures d’or massif dans une belle symétrie, et les enseignes aussi de pierreries attachées à leurs bonnets qui étaient d’un goût tout particulier, mirent toute cette foule de spectateurs dans une admiration si grande qu’ils ne pouvaient se lasser de les regarder et de les conduire des yeux aussi loin qu’il leur était possible ». (Gal., III, 121-122)
Ce tableau n’est nullement la transposition d’un passage précis du Journal, mais il intègre des détails disséminés dans la peinture minutieuse que fait Galland de l’habillement du Grand Seigneur et des hauts dignitaires qui l’escortent : « Ils portoient à leur turban, qui estoit entortillé avec art, une aigrette de plusieurs plumes de héron, qui attachée au dessus du front par une enseigne de pierreries, déclinoit au costé droit. La veste dont ils estoient vestus estoit d’un brocard rouge à fleurs d’or qui pendait librement jusqu’aux talons par derrière, dont les bouts estant rattachés par devant des deux costés à une belle ceinture massive d’argent doré […]. Leur marche, qui estoit égale et d’un air dégagé, faisoit qu’on s’attachoit particulièrement à les regarder ». (Jl1, II, 107-108) « Les agas […] venoient ensuite eux mesmes, dans un équipage et un habillement si éclatant, si propre et si avantageux que le Dieu Mars tel que l’Antiquité nous l’a dépeint n’auroit pu leur rien disputer sur ce point. » (Ibid., I, 129)
On ne peut manquer d’être frappé par la parenté existant entre certains motifs du conte et des détails figurant dans le Journal, comme l’« enseigne de pierreries », la « belle ceinture », la propreté de l’habillement ou le regard qui s’attarde sur le cortège. Ces observations conduisent à penser que Galland a pu pratiquer ici une sorte de surenchère sur la version écrite de Diyâb, en s’appuyant sur ce qu’il avait enregistré dans son Journal à Constantinople.
540
La mise en italique des expressions pertinentes est notre fait, ici, comme dans la suite.
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L’auteur ne s’en tient pas à de menus ajouts. Il procède aussi à des interpolations plus conséquentes, en reprenant, par exemple, le motif de l’orchestre d’harmonie qui apparaît dans son Journal aux différentes sorties du sultan et que l’on retrouve dans le conte, quand Aladdin arrive à son palais – construit en l’espace d’une nuit – pour y accueillir la princesse : « L’ordre fut donné aux troupes de trompettes, de timbales, de tambours, de fifres et de hautbois qui étaient déjà postées en différents endroits des terrasses du palais ; et en un moment l’air retentit de fanfares et de concerts qui annoncèrent la joie à toute la ville. Les marchands commencèrent à parer leurs boutiques de beaux tapis, de coussins et de feuillages, et à préparer des illuminations pour la nuit. » (Gal., III, 133)
Galland ne transposerait-il pas ici un passage de son Journal, comme celui où il note, à la date du 7 mai 1672, quand il assiste au départ en campagne du Grand Seigneur : « Toutes ces bandes finissoient par un concert de musique de cinq ou six hautbois, de quatre trompettes, de huict tambours, de tymbales et de cimbales dont l’harmonie en mesme temps guerrière et de rejouissance, avoit un tout autre air que je n’attendois dans ce pays, où je n’avois encore entendu rien de si charmant ny si bien concerté. » (Jl1, I, 132-133)541
D’autres fois, il s’inspire des manuscrits arabes des Nuits. Dans l’« Histoire du Prince Ahmed » prend place une scène de festin somptueux, qui pastiche les rencontres entre amants autour d’un souper fin caractéristiques des contes bagdadiens. La mise en regard d’une séquence de l’« l’Histoire du Prince Ahmed » avec une autre du même type dans l’« Histoire du marchand chrétien » (tome IV) montre une organisation à peu près semblable et fait apparaître des motifs identiques : « mets les plus délicats », « excellents vins », « fruits », musique et chants, « sofa ». Gal., III, 351-352
Gal., I, 376-377
La salle où la fée fit entrer le prince Ahmed, et où la table était servie, était la dernière pièce du palais qui restait à faire voir au prince […]. Il admira de même un grand buffet chargé de vaisselle d’or, que l’art rendait plus précieuse que la matière, et plusieurs chœurs de femmes, toutes d’une beauté ravissante et richement habillées, qui
La dame que j’aimais […] arriva bientôt, fort parée de perles et de diamants, mais plus brillante encore par l’éclat de ses yeux que par celui de ses pierreries. […] Après les premiers compliments, nous nous assîmes tous deux sur un sofa, où nous nous entretînmes avec toute la satisfaction imaginable. On nous servit ensuite les mets les plus
541
Voir aussi Jl1, I, 140 (« Tout cela estoit terminé par quinze tambours, autant de hautbois et autant de trompettes dont le son bruyant et retentissant faisoit une harmonie qui estoit toute de guerre. Mais ce qui faisait tout trembler et frémir, c’estoit le tonnerre de quatre cymbales… ») et Jl1, I, 117 (« Ils estoient accompagnés d’un concert de hautbois, de trompettes, de tambours et de tymbales. »)
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commencèrent un concert de voix et de toutes sortes d’instruments les plus harmonieux qu’il eût jamais entendus. Ils se mirent à table ; et, comme Pari-Banou prit un grand soin de servir au prince Ahmed des mets les plus délicats, qu’elle lui nommait à mesure en l’invitant à en gouter ; et comme le prince n’en avait jamais entendu parler, et qu’il les trouvait exquis, il en faisait l’éloge, en s’écriant que la bonne chère qu’elle lui faisait surpassait toutes celles que l’on faisait parmi les hommes. Il se récria de même sur l’excellence du vin qui lui fut servi, dont ils ne commencèrent à boire, la fée et lui, qu’au dessert, qui n’était que de fruits, que de gâteaux et d’autres choses propres à le faire trouver meilleur. Après le dessert enfin, la fée Pari-Banou et le prince Ahmed s’éloignèrent de la table, qui fut emportée sur-le-champ, et s’assirent sur le sofa à leur commodité, le dos appuyé de coussins d’étoffe de soie à grands fleurons de différentes couleurs, ouvrage à l’aiguille d’une grande délicatesse.
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délicats et les plus exquis. Nous nous mîmes à table, et, après le repas, nous recommençâmes à nous entretenir jusqu’à la nuit. Alors on nous apporta d’excellent vin et des fruits propres à exciter à boire, et nous bûmes au son des instruments que les esclaves accompagnèrent de leurs voix. La dame du logis chanta elle-même, et acheva, par ses chansons, de m’attendrir et de me rendre le plus passionné de tous les amants. Enfin, je passai la nuit à goûter toutes sortes de plaisirs.542
En outre, bien qu’il soit sans équivalent dans les manuscrits arabes, le motif des « coussins d’étoffe de soie à grands fleurons de différentes couleurs, ouvrage à l’aiguille d’une grande délicatesse » revient régulièrement dans les Nuits de Galland. Ici encore, son Journal est pour lui une source précieuse. N’y lit-on pas, à la date du 5 juin 1673, jour de la remise des Capitulations : « Le grand vizir […] se plaça dans un coin sur des minders couverts d’une toile brodée d’une grosse broderie de fleurs d’or travaillées à l’aiguille, où il s’assit à la turque » (Jl.1, II, 93) ? Des notations assez semblables figuraient déjà sous la plume du diariste, le 13 septembre 1672, où il assista aux réjouissances organisées à Constantinople à l’occasion de la prise de Caminiesc [Kamenieç] : « des sofas qui avançoient dans les rües, les quels estoient garnis des plus beaux coussins et de tapis de Perse et ornés de feuaillages et de feueilles de clinquant d’or » (Jl1, I, 210).
542
Pour le texte arabe, voir M.M., 298.
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4.2.2. Un exotisme tempéré Comme dans la première partie de ses Nuits, mais en accentuant parfois le trait, Galland s’applique dans la seconde à suggérer une atmosphère orientale. On a indiqué que l’esthétique classique rejetait la représentation du monde matériel, ce qui conduisit Galland à caviarder amplement les descriptions colorées de ses manuscrits. Toutefois, la représentation de ce qui ne faisait pas appel à un vocabulaire concret n’était nullement proscrite. Ainsi, dans les derniers contes, l’évocation des us et coutumes reste importante et fait une large place à leur dimension religieuse. Les personnages se rendent à la « prière du midi » (Gal., III, 284) ou « de l’aprèsdinée » (Gal., III, 181) et font un usage abondant de formules rituelles, comme « au nom de Dieu », « que Dieu vous conserve », « Dieu prolonge vos jours », « Dieu veuille que … ». Leurs propos manifestent souvent l’acceptation des décisions divines : « C’est la volonté de Dieu, nous devons nous y soumettre, et l’adorer dans ses décrets, sans vouloir les pénétrer » (Gal., III, 408) ou « Il n’a pas plu à Dieu de me l’accorder » (Gal., III, 197). Galland informe aussi son lecteur sur les villes saintes de l’islam543 aussi bien que sur les rites funéraires, comme à l’occasion de l’enterrement de Cassim, le frère d’Ali Baba544. Il ne se cantonne d’ailleurs pas au domaine du sacré. Les « révérences » se font désormais moins nombreuses, souvent remplacées par formules rendant plus exactement le salut révérencieux, comme « se prosterner le front sur le tapis » (Gal., III, 104, 123, 288, 367) ou « se prosterner le front contre terre » (Gal., III, 418)545. Galland ne renonce cependant jamais totalement aux « révérences » car il existe chez lui le souci de maintenir un équilibre entre éléments familiers aux lecteurs et éléments étrangers. Il fournit également l’explication de termes qu’il sait souvent ignorés, comme « goule546 » ou « nevrouz547 », ou encore « lévirat »548. Dans « Ali Baba », il s’attache à attribuer des noms à des personnages qui en sont dépourvus dans son résumé : le savetier devient
543 544 545
546
547
548
Par ex., voir Gal., III, 279. Voir Gal., III, 251, 253. Ces formulations correspondent à l’expression qabbala l-’ard bayna yaday-hi, littéralement : « embrasser le sol devant lui ». « Votre Majesté n’ignore pas que les goules de l’un et l’autre sexe sont des démons errants dans les campagnes. Ils habitent d’ordinaire les bâtiments ruinés, d’où ils se jettent par surprise sur les passants, qu’ils tuent et dont ils mangent la chair. Au défaut des passants, ils vont la nuit dans les cimetières se repaître de celle des morts qu’ils déterrent » (Gal., III, 199). « Sire, dit-elle [Scheherazade], comme Votre Majesté ne l’ignore pas, le Nevroux, c’est-à-dire le nouveau jour, qui est le premier de l’année et du printemps, ainsi nommé par excellence, est une fête si solennelle et si ancienne dans toute l’étendue de la Perse, dès les premiers temps mêmes de l’idolâtrie, que la religion de notre prophète, toute pure qu’elle est, et que nous tenons pour la véritable, en s’y introduisant, n’a pu jusqu’à nos jours venir à bout de l’abolir, quoique l’on puisse dire qu’elle est toute païenne, et que les cérémonies qu’on y observe sont superstitieuses. Sans parler des grandes villes, il n’y en a ni petite, ni bourg, ni village, ni hameau, où elle ne soit célébrée avec des réjouissances extraordinaires » (Gal., III, 291). Mariage d’une veuve avec son beau-frère. Voir Gal., III, 251, 254.
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Baba Moustapha, le capitaine des voleurs Cogia Hussein et un serviteur prend le nom d’Abdallah549. Concernant la description de l’univers matériel, Galland avait mis en place dans la première partie de ses Nuits un décor sommaire se résumant à quelques éléments : la cour intérieure, le dôme peint à l’arabesque, la fontaine et le sofa. Dans la seconde, le sofa envahit littéralement l’espace : il est partout de la Chine à l’Afrique, en Inde, en Perse, à Bagdad, et dans toutes les demeures, les plus luxueuses comme les plus modestes. Quant aux extérieurs, deux ou trois édifices suffisent pour en faire l’esquisse : la mosquée, le khan (caravansérail) et le bain public. Cependant, quelques personnages symbolisant déjà l’Orient, comme les eunuques, acquièrent dans les derniers contes de Galland une place emblématique. La présence en milieu aristocratique de jeunes femmes fait régulièrement surgir sous sa plume la mention des esclaves chargés de leur surveillance550. Il arrive même qu’il compose un tableau suggestif du harem, terme absent toutefois de son lexique. Ainsi, quand, dans l’« Histoire du cheval enchanté », le prince Firouz Schah pénétra dans « un magnifique palais » : « Il vit que ceux qui dormaient étaient des eunuques noirs, chacun avec le sabre nu près de soi ; et cela lui fit connaître que c’était la garde de l’appartement d’une reine ou d’une princesse, et il se trouva que c’était celui d’une princesse. […] Il vit plusieurs lits, un seul sur le sofa, et les autres au bas. Des femmes de la princesse étaient couchées dans ceux-ci pour lui tenir compagnie et l’assister dans ses besoins, et la princesse dans le premier. » (Gal., III, 299)
Autre personnage mis en exergue : le « derviche ». Dans l’« Histoire de Baba Abdalla », le choix de l’auteur d’employer systématiquement ce terme pour désigner l’un des deux protagonistes du conte est patent. C’est aussi un destin de derviche que Galland choisit, dans l’« Histoire du prince Ahmed », pour le prince Houssain, quand il évoque son sort après qu’il a perdu la compétition organisée pour obtenir la main de Nourounnihar, une indication absente de son Journal. Il se plaît même, dans une expansion habilement didactique, à décrire le cadre de sa nouvelle vie. Il prit le parti d’« aller se faire derviche et se mettre sous la discipline d’un scheik très fameux, lequel était dans une grande réputation de mener une vie exemplaire, et qui avait établi sa demeure et celle de ses disciples, qui étaient en grand nombre, dans une agréable solitude » (Gal., III, 347). C’est aussi peut-être l’intérêt qu’il porte au personnage du derviche qui l’avait conduit à mentionner dans son résumé de l’« Histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette », les détails d’un portrait fait par Hannâ Diyâb : « un Derviche si vieux, que les sourcils lui tomboit iusque sur le nes la moustache lui couvroit la bouche, et la barbe lui tomboient
549 550
Dans le résumé de Galland, Ali Baba se nomme Hogia Baba. Ce personnage de l’eunuque était très prisé par les auteurs de récits de voyage, qui se plaisaient à composer un Orient voluptueux où eux-mêmes pouvaient connaître des aventures amoureuses (voir Martino, op. cit., p. 66-70).
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iusqu’aux pieds. les cheveux, les ongles Long, &c. » (Jl2, I, 355). En s’appuyant sur ces indications, Galland brosse un portrait détaillé du personnage : « Il aperçut sur le bord du chemin un vieillard hideux à voir, lequel était assis sous un arbre à quelque distance d’une chaumière qui lui servait de retraite contre les injures du temps. Les sourcils blancs comme de la neige, de même que les cheveux, la moustache et la barbe, lui venaient jusqu’au bout du nez ; la moustache lui couvrait la bouche, et la barbe avec les cheveux lui tombaient presque jusqu’aux pieds. Il avait les ongles des mains et des pieds d’une longueur excessive, avec une espèce de chapeau plat et fort large qui lui couvrait la tête en forme de parasol, et, pour tout habit, une natte dans laquelle il était enveloppé. Ce bon vieillard était un derviche qui s’était retiré du monde. » (Gal, III, 403)
Outre qu’il reprend une nouvelle fois le motif du derviche, Galland s’autorise, ici, de manière exceptionnelle, une entorse au code de la bienséance qui bannit l’évocation de la laideur physique. C’est là un exemple des quelques audaces qu’il se permet dans ses derniers contes, où il continue néanmoins à observer, de manière générale, les règles de l’esthétique classique. Le dispositif exotique mis en place par Galland dans ses Nuits repose pour l’essentiel sur l’usage de lexèmes que la répétition transforme en connotateurs de l’Orient. Destinés, vraisemblablement, à satisfaire le goût des lecteurs du début du XVIIIe siècle, ces clichés s’enracineront de manière durable dans l’imaginaire occidental. Mais il arrive aussi que Galland introduise de la couleur locale, non à l’aide de ses habituels leitmotivs, mais par le biais de longues interpolations tirées de textes qu’il connaît bien pour les avoir lui-même traduits pour les orientalistes qui l’employèrent quelques années plus tôt. C’est le cas, notamment, dans l’« Histoire du prince Ahmed » où trois princes amoureux d’une même cousine doivent rapporter l’objet le plus extraordinaire qui soit pour espérer obtenir sa main. Hussain, à Bisnagar551, fait l’acquisition d’un tapis volant qui le ramènera rapidement au lieu de rendez-vous que les frères se sont fixé. Plutôt que d’y arriver en avance comme c’est le cas dans le résumé, il choisit de visiter le royaume de Bisnagar, où il découvre des temples hindous dont Galland donne une description détaillée552. Et c’est en reprenant sa propre traduction de l’historien persan ‘Abd ar-Razzâq asSamarqandî553, qu’il peint ainsi un bouddha, sans toutefois utiliser le terme : « Ce qui en faisait la plus grande beauté était une idole d’or massif, de la hauteur d’un homme, dont les yeux étaient deux rubis, appliqués avec tant d’art qu’il semblait à ceux qui la regardaient qu’elle avait les yeux sur eux, de quelque côté qu’ils se tournassent pour la voir » (Gal., III, 333). Il mentionne également, à l’occasion 551 552 553
Il s’agit de Visnagar, dans le Gujurat, au nord-ouest de l’Inde. Gal., III, 333-335. Voir Abdel-Halim, op. cit., p. 235 et 280-282. ‘Abd ar-Razzâq as-Samarqandî, comme le signale Galland dans une lettre du 25 février 1701 (Cor., 358), fut lui-même ambassadeur à Visnagar.
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d’une fête à la Cour, la présence de « mille éléphants » dont la trompe, les oreilles et le reste du corps « étaient peints de cinabre et d’autres couleurs qui représentaient des figures grotesques » (Gal., III, 334). Quant au prince Ahmed qui s’était rendu à Samarcande, il prend le temps, après l’achat d’une pomme propre à guérir tous les maux, de se rendre dans la vallée de la Sogde dont l’évocation enchanteresse554 correspond à celle de la Bibliothèque Orientale de Barthélemi d’Herbelot, à laquelle Galland contribua. Le prince Ali, lui, avait choisi comme destination Shiraz. Galland indique qu’il visite la ville et ses environs, sans donner davantage de précisions, mais établit ainsi un parallèle avec les voyages des deux autres princes. À ce stade de l’étude, il apparaît déjà combien les derniers contes de Galland sont nourris à la fois de souvenirs de Constantinople et de lectures de textes orientaux, parmi lesquels les Alf layla wa-layla elles-mêmes occupent une place de choix. Ils intègrent aussi, parallèlement, des éléments inspirés par la littérature française de l’époque. 4.2.3. La tentation morale Quand Galland se met en 1710 à la rédaction de ses derniers contes, il n’a nullement oublié ce qu’il écrivait six ans plus tôt dans l’« Avertissement » à son recueil : « Pour peu même que ceux qui liront ces Contes soient disposés à profiter des exemples de vertus et de vices qu’ils y trouveront, ils pourront tirer un avantage qu’on ne tire point de la lecture des autres Contes, qui sont plus propres à corrompre les mœurs qu’à les corriger. » Les Alf layla wa-layla ne sont pourtant pas des contes moraux, et l’adaptation que le traducteur en a faite se limite à un saupoudrage de qualificatifs mélioratifs ou dépréciatifs, marqué par des expressions comme : « bon vieillard », « père barbare », « détestable vieille », etc. Dans les contes de la seconde partie, dont les résumés n’enregistrent guère ce genre de remarques, Galland use encore du même procédé, mais surtout il accentue plus nettement la coloration morale des récits. À l’instar de Charles Perrault ou Mme d’Aulnoy, il entreprend parfois d’en dégager une moralité : « Sultan de Cachemire, quand tu voudras épouser des princesses qui imploreront ta protection, apprends auparavant à avoir leur consentement ». C’est par ces mots que se termine l’« Histoire du cheval enchanté ». Quant à l’« Histoire d’Aladdin », elle s’achève par une conclusion pesante, fort didactique, dans laquelle est introduite d’une manière parfois forcée la condamnation chère à Galland de la cupidité des hommes et de l’injustice des Grands : « Votre Majesté, sans doute, aura remarqué dans la personne du magicien africain un homme abandonné à la passion démesurée de posséder des trésors par des voies condamnables, qui lui en découvrirent d’immenses dont il ne jouit point parce qu’il s’en rendit indigne. Dans Aladdin, elle voit au contraire un homme qui, d’une basse naissance, s’élève jusqu’à la royauté en se servant des mêmes trésors qui lui viennent sans les chercher, seulement à mesure qu’il en a besoin pour parvenir à la fin qu’il s’est 554
Gal., III, 340.
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proposée. Dans le sultan, elle aura appris combien un monarque bon, juste et équitable court de dangers et risque même d’être détrôné lorsque, par une injustice criante et contre toutes les règles de l’équité, il ose, par une promptitude déraisonnable, condamner à mort un innocent sans vouloir l’entendre dans sa justification. Enfin, elle aura eu horreur des abominations de deux scélérats magiciens, dont l’un sacrifie sa vie pour posséder des trésors, et l’autre sa vie et sa religion à la vengeance d’un scélérat comme lui, et qui, comme lui aussi, reçoit le châtiment de sa méchanceté. » (Gal., III, 177)
Plus habilement, Galland peut convoquer l’humour dont il sait agrémenter sa prose pour accentuer les caractéristiques morales des personnages, comme c’est le cas dans l’« Histoire d’Ali Baba ». Après que l’épouse du pauvre bûcheron a emprunté à sa riche belle-sœur une « mesure » pour évaluer sa nouvelle fortune, cette dernière raconte la chose à son mari Cassim, dans des termes qui trahissent l’envie qui la dévore : « Cassim, lui dit sa femme, vous croyez être riche, vous vous trompez : Ali Baba l’est infiniment plus que vous ; il ne compte pas son or comme vous, il le mesure » (Gal., III, 245). Plus tard, quand Ali Baba a récupéré le corps de son frère mis en quartiers par les voleurs, les stratagèmes déployés pour masquer les circonstances de sa mort évoquent parfois la veine moliéresque, comme dans ce passage où Morgiane se rend chez l’apothicaire : « Elle frappe à la boutique, on ouvre, elle demande d’une sorte de tablette très salutaire dans les maladies les plus dangereuses. L’apothicaire lui en donna pour l’argent qu’elle avait présenté, en lui demandant qui était malade chez son maître. Ah ! dit-elle avec un grand soupir, c’est Cassim lui-même, mon bon maître ! On n’entend rien à sa maladie, il ne parle ni ne peut manger. Avec ces paroles, elle emporte les tablettes, dont véritablement Cassim n’était plus en état de faire usage. » (Gal., III, 251)
Le ton badin employé ici pour évoquer, comme s’il était toujours en vie, un Cassim déjà décédé est d’autant plus recevable que Galland a précédemment condamné sans appel ce personnage cupide qui, par sa propre faute, s’est trouvé enfermé dans la grotte des voleurs : « Laissons Cassim déplorant son sort, il ne mérite pas de compassion » (Gal., III, 247), déclarait l’auteur, péremptoire555. Pour accroître la charge morale, Galland peut aussi structurer le conte à partir de caractéristiques opposées fortement accentuées. L’« Histoire de l’aveugle 555
Hors d’une perspective morale, d’autres propos plaisants mettent l’accent sur la naïveté d’Ali Baba auquel Morgiane reproche sans ambages « d’avoir fait un si grand accueil » à un faux marchand – le capitaine des voleurs – « au point de mettre toute la maison en combustion » (Gal., III, 267). Une naïveté qui va de pair avec une grande fragilité. Morgiane le sait et tient à cajoler son maître avant de lui apprendre comment il a été berné : « Le marchand est aussi peu marchand que je suis marchande. […] Vous apprendrez toute l’histoire plus commodément dans votre chambre : car il est temps, pour le bien de votre santé, que vous preniez un bouillon après être sorti du bain » (Gal., III, 266). Dans le Journal, le conte est très justement intitulé « Les Finesses de Morgiane ou Les quarante Voleurs exterminez par l’adresse d’une ésclave » (Jl2, I, 359). Sur la question, d’une manière plus générale, voir Manuel Couvreur, « Du sourire à la morsure. L’humour dans la traduction des Mille et une nuits par Antoine Galland », Féeries, 5/2008, p. 1-16.
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Baba-Abdalla » en offre un bon exemple. Elle raconte les mésaventures de ce marchand qui découvre un trésor grâce à un derviche auquel il promet la moitié de ses chameaux une fois ceux-ci chargés d’or et de pierreries. Dévoré par une avidité sans bornes, il dépossède entièrement son bienfaiteur des siens et lui soutire aussi, malgré une mise en garde, une pommade qui le rend aveugle. Réduit à la mendicité, il rencontre le calife Haroun-al-Raschid à qui il narre son histoire. C’est la construction du récit sur l’opposition entre le bon derviche et le cupide Baba Abdalla qui en fait la force, d’autant que Galland est très habile à l’exprimer par le discours. En cédant au marchand ses dernières bêtes, l’ascète prêche à Baba-Abdalla la générosité : « Faites-en un bon usage, mon frère, ajouta-t-il, et souvenez-vous que Dieu peut nous ôter les richesses comme il nous les donne, si nous ne nous en servons à secourir les pauvres qu’il se plaît à laisser dans l’indigence exprès pour donner lieu aux riches de mériter par leurs aumônes une plus grande récompense dans l’autre monde » (Gal., III, 190). C’est là un discours de tempérance qui contraste avec l’insatiable soif du lucre de Baba-Abdalla : « Plût à Dieu qu’il me l’eût refusée cette boîte ! Mais quand il l’aurait voulu faire, je ne me possédais plus ; j’étais plus fort que lui, et bien résolu à la lui enlever par force, afin que, pour mon entière satisfaction, il ne fût pas dit qu’il eût emporté la moindre chose du trésor, quelque grande que fût l’obligation que je lui avais » (Gal., III, p. 191). Le dernier conte du recueil, l’« Histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette », offre aussi à Galland, dans sa première partie du moins, un scénario propice à une forte moralisation. Alors qu’elles sont mariées, l’une à un boulanger, l’autre à un cuisinier, deux sœurs jalousent leur cadette devenue l’épouse du sultan. La taxant de « marmotte » et de « malpropre », ces « sœurs impitoyables », d’une « méchanceté détestable », fomentent contre elle un « complot pernicieux » : elles font croire au souverain que la sultane accouche successivement d’un morceau de bois, d’un chat et d’un chien. Dans les quelques pages de l’épisode556, Galland accumule les épithètes les plus dures pour les dépeindre : « les sœurs dénaturées » mènent des « entreprises détestables » dans lesquelles elles joignent « le mensonge et l’imposture » à l’« inhumanité ». Sans doute pour ne pas atténuer leur noirceur d’âme, ne place-t-il pas face à elles d’opposant notoire. L’intervention du grand vizir épargnera tout de même à la sultane une condamnation à mort. À la fin du conte, centré, après la disgrâce de la sultane, sur les aventures des princes et de la princesse qu’elle a enfantés, Galland tient à faire châtier « les deux sœurs jalouses », « condamnées à être écartelées », ce dont il n’est nullement question dans son résumé. Dégager, comme nous venons de le faire, les options retenues par Galland pour la rédaction de ses derniers récits – profusion de splendeurs, exotisme tempéré, coloration morale – ne suffit pourtant pas à faire état de tout ce que les contes publiés en 1712 et 1717 lui doivent. Composés dans un français moderne qui assure au discours la clarté et le naturel requis par l’esthétique du temps, ils mobilisent des
556
Gal., III, 389-394.
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stratégies d’écriture spécifiques, souvent déjà initiées dans les premiers récits, tirés de manuscrits arabes. 4.2.4. Stratégies d’écriture Tout en brodant sur ses résumés, Galland rédige des contes où il veille au respect de la sacro-sainte règle de la vraisemblance. Quoi de plus commode pour donner de l’étoffe à un récit que de détailler minutieusement les actions, d’en décomposer le déroulement. Dans son résumé de l’« Histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette », la rencontre entre le sultan et ses fils – le premier ignorant encore l’identité des seconds – est retracée en quelques mots : « les deux princes se trouverent a la chasse au mesme endroit ou le Sultan chassoit. Il ne purent eviter sa rencontre. le Sul[tan] surpris de les voir si bien faits, s’informa d’eux, &c. » (Jl2, I, 356). À partir de ces quelques indications, Galland compose un tableau bien plus détaillé : « Comme ils chassaient, le sultan de Perse survint en chassant au même endroit qu’ils avaient choisi. Dès qu’ils se furent aperçus qu’il allait arriver bientôt, par un grand nombre de cavaliers qu’ils virent paraître en plusieurs endroits, ils prirent le parti de cesser et de se retirer pour éviter sa rencontre ; mais ce fut justement par le chemin qu’ils prirent qu’ils le rencontrèrent, dans un endroit si étroit qu’ils ne pouvaient se détourner ni reculer sans être vus. Dans leur surprise, ils n’eurent que le temps de mettre pied à terre et de se prosterner devant le sultan, le front contre terre, sans lever la tête pour le regarder. Mais le sultan, qui vit qu’ils étaient bien montés et habillés aussi proprement que s’ils eussent été de sa cour, eut la curiosité de les voir au visage ; il s’arrêta, et il leur commanda de se lever. Les princes se levèrent, et ils demeurèrent debout devant le sultan, avec un air libre et dégagé, accompagné néanmoins d’une contenance modeste et respectueuse. Le sultan les considéra quelque temps depuis la tête jusqu’aux pieds, sans parler ; et, après avoir admiré leur bon air et leur bonne mine, il leur demanda qui ils étaient et où ils demeuraient ? » (Gal., III, 418)
On voit ici comment, à partir d’un simple canevas, l’auteur construit une scène vivante et circonstanciée reposant sur la spécification du cadre et la décomposition des actions : le sultan est accompagné d’une troupe de cavaliers ; l’étroitesse du chemin fait que les deux princes ne peuvent l’éviter ; ceux-ci s’arrêtent pour le saluer aussi respectueusement qu’il convient. De surcroît, la notation du résumé : « il fut surpris de les voir si bien faits » donne lieu à une expansion qui dessine le portrait de jeunes gens parfaitement distingués, dignes de la Cour. Par ailleurs, Galland ne cesse, selon un dispositif déjà mis en place dans les premiers contes, de justifier les actions dont les ressorts méritent, selon lui, d’être explicités. Ainsi, dans l’« Histoire du prince Ahmed », la mise en vente d’un objet aussi précieux qu’une pomme guérissant tous les maux est expliquée par le dénuement où se trouve plongée la famille de son inventeur, après sa disparition : « sa veuve, qu’il a laissée avec très peu de bien et chargée d’un grand nombre d’enfants
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en bas âge, s’est enfin résolue de la mettre en vente pour se mettre plus à l’aise, elle et sa famille » (Gal., III, 339). Dans l’« Histoire d’Ali Baba », Galland mentionne que c’est parce qu’« il était logé étroitement » (Gal., III, 270) que le fils de l’ancien bûcheron se propose d’inviter son nouvel ami Cogia Houssain – naguère capitaine des voleurs – dans la maison de son père pour répondre aux largesses qu’il a reçues de sa part. On ne s’étonnera pas de ne pas trouver cette précision dans le résumé correspondant557. Dans les dialogues et les monologues intérieurs que Galland se plaît à développer depuis les premiers volumes, se manifeste également son souci d’explication d’actions ou d’attitudes curieuses. Dans l’introduction de l’« Histoire de Sidi Nouman », où le calife Haroun-al-Raschid demande à un homme qui bat sa cavale de s’en expliquer, le résumé dit simplement : « Il eut de la peine a déclarer son histoire, contraint de le faire … » (Jl2, I, 329) Galland, lui, dévoile les hypothèses que suscitent chez le calife l’embarras de celui qui est interrogé : « Quelque impatience naturelle que le calife eût d’être obéi dans ses volontés, il ne témoigna néanmoins aucune aigreur du silence de Sidi Nouman : il vit bien qu’il fallait, ou qu’il manquât de hardiesse devant lui, ou qu’il fût intimidé du ton dont il lui avait parlé, ou enfin que dans ce qu’il avait à lui dire il pouvait y avoir des choses qu’il eût bien voulu cacher » (Gal., III, 195). Le même procédé se retrouve dans le récit que Sidi Nouman finit par faire de son histoire : alors qu’il ignore encore qu’il a épousé une goule, il s’étonne de voir sa femme renoncer à quasiment toute nourriture durant les repas qu’ils prennent en commun. « Quand nous estions a table ma femme ne mangeoit que du ris par grains, autant qu’il en pouvoit tenir dans un cure oreille. ie fis tout ce que ie pus &c » (JL2, I, 329), lit-on dans le résumé. Mais sous la plume de Galland, Sidi Nouman cherche à excuser son épouse et multiplie les suppositions : « Son opiniâtreté me scandalisa. Je m’imaginai néanmoins, pour lui faire plaisir et pour l’excuser, qu’elle n’était pas accoutumée à manger avec des hommes, encore moins avec un mari, devant qui on lui avait peut-être enseigné qu’elle devait avoir une retenue qu’elle poussait trop loin par simplicité. Je crus aussi qu’elle pouvait avoir déjeuné, ou, si elle ne l’avait pas fait, qu’elle se réservait à manger seule et en liberté. Ces considérations m’empêchèrent de lui rien dire davantage qui pût l’effaroucher ou lui donner aucune marque de mécontentement » (Gal., III, 198). Si les monologues et les dialogues peuvent apporter des explications plausibles à des faits surprenants, leur fonction est, plus généralement, de traduire la pensée et les sentiments des personnages. Toujours dans l’« Histoire de Sidi Nouman », le héros, après avoir surpris sa femme en train de dévorer un cadavre, poursuit sa réflexion en s’interrogeant sur la manière de la traiter désormais. À la suite de quoi, « le lendemain comme elle ne vouloit manger de rien autre chose que du ris touiours a sa manière, ie lui dis que cependant il valoit mieux manger de bonnes viandes que de la chair de morts » (Jl2, I, 329), est-il rapporté succinctement dans le résumé. Chez Galland, ce n’est qu’après maintes précautions oratoires rappelant
557
Voir Jl2, I, 362.
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la patience qui fut la sienne que Sidi Nouman fait savoir à son épouse qu’il connaît la vérité : « Dès qu’Amine me vit, elle fit servir, et nous nous mîmes à table. Comme je vis qu’elle persistait toujours à ne manger le riz que grain à grain : ‘Amine, lui dis-je avec toute la modération possible, vous savez combien j’eus lieu d’être surpris le lendemain de nos noces, quand je vis que vous ne mangiez que du riz, en si petite quantité, et d’une manière dont tout autre mari que moi eût été offensé ; vous savez aussi que je me contentai de vous faire connaître la peine que cela me faisait, en vous priant de manger aussi des autres viandes qui nous sont servies, et que l’on a soin d’accommoder de différentes manières, afin de tâcher à trouver votre goût. Depuis ce temps-là, vous avez vu notre table toujours servie de la même manière, en changeant pourtant quelques-uns des mets, afin de ne pas manger toujours des mêmes choses. Mes remontrances néanmoins ont été inutiles, et jusqu’à ce jour vous n’avez cessé d’en user de même et de me faire la même peine. J’ai gardé le silence, parce que je n’ai pas voulu vous contraindre, et je serais fâché que ce que je vous en dis présentement vous fît la moindre peine ; mais, Amine, dites-moi, je vous en conjure, les viandes que l’on nous sert ici ne valent-elles pas mieux que de la chair de mort ?’ Je n’eus pas plutôt prononcé ces dernières paroles qu’Amine, qui comprit fort bien que je l’avais observée la nuit, entra dans une fureur qui surpasse l’imagination. » (Gal., III, 200-201)
De tels passages, qui contribuent fortement à la psychologisation des personnages et à la littéralisation des contes, traduisent aussi une grande aisance dans l’expression classique. Des scènes de rencontres amoureuses s’exhale le parfum « Grand siècle » le plus tenace, comme en témoigne cet échange, usant d’un lexique proprement racinien, entre le prince Ahmed et Pari-Banou : « En cédant au penchant qui l’entraînait du côté du nouvel objet qui l’enflammait : ‘Madame, reprit-il, quand je n’aurais toute ma vie que le bonheur d’être votre esclave et l’admirateur de tant de charmes qui me ravissent à moi-même, je m’estimerais le plus heureux de tous les mortels. Pardonnez-moi la hardiesse qui m’inspire de vous demander cette grâce, et ne dédaignez pas, en me la refusant, d’admettre dans votre cour un prince qui se dévoue tout à vous.’ ‘Prince, repartit la fée, comme il y a longtemps que je suis maîtresse de mes volontés, du consentement de mes parents, ce n’est pas comme esclave que je veux vous admettre à ma cour, mais comme maître de ma personne et de tout ce qui m’appartient et peut m’appartenir…’ » (Gal., III, 350)
Des rapprochements étayés ont, par ailleurs, déjà été établis avec Mme de Lafayette558 et avec l’auteur des Lettres portugaises, le comte de Guilleragues559 que fréquenta Galland. Nous n’y reviendrons pas, mais voudrions souligner que la parfaite maîtrise de la langue classique par Galland dans Les Mille et une nuits n’est 558 559
Voir Schwab, op. cit., p. 243-246. Voir Abdel-Halim, op. cit., p. 203-205.
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obtenue qu’au bout d’un long parcours. Spontanément, le savant nourri de latin qu’il est s’exprime bien autrement, d’une manière heurtée, dans des phrases enchaînant les subordonnées, comme en font foi sa Correspondance, son Journal ou ses travaux érudits. Composé en 1696, De l’Origine et du Progrez du Café, en dépit de la vivacité du récit, en porte encore la marque. La lourdeur du style s’estompe dans l’« Histoire de l’Esclavage d’un marchand de Cassis, à Tunis », achevée en 1709, mais Galland y demeure attaché au vocabulaire technique de la navigation, réfuté, comme tout ce qui se rapporte aux métiers, par l’Académie. Publiées en 1694, ses Maximes des Orientaux, retravaillées à plusieurs reprises, se rapprochent davantage de l’idéal à atteindre. Mais c’est dans une œuvre plus ample, de type narratif, Les Mille et une nuits, que Galland parvient, à la fois par l’adoption d’un phrasé classique et l’emploi d’un vocabulaire épuré, à séduire avec tant de réussite les gens du monde560. Le talent chez lui consistait moins à se forger un style personnel qu’à faire entendre un ton, une musique qui plairait à la Cour et aux mondains.
560
Sur l’évolution de la langue au XVIIe siècle, voir Alain Rey, Frédéric Duval et Gilles Siouffi, Mille ans de langue française, histoire d’une passion. I. Des origines au français moderne, Paris, Perrin, coll. « Tempus », éd. revue et augmentée, 2011.
Conclusion
Il n’aurait pas suffi à Antoine Galland de connaître l’arabe pour produire ce chef-d’œuvre que sont ses Mille et une nuits. Il fallait au savant qu’il était avant tout – lui-même se pensait comme tel – faire d’abord quelques pas de côté hors des activités érudites auxquelles il voua, jusqu’à la fin de ses jours, le plus clair de son temps. Bien lui en prit d’ailleurs car seuls, ou presque, ses ouvrages destinés au public des mondains qui n’était pourtant pas celui pour lequel il travaillait quotidiennement, furent publiés de son vivant. Si un nombre de curieux s’intéressaient alors aux mondes extra-européens et aspiraient à les découvrir, en particulier à travers les récits de voyage qui se multipliaient, de longues traductions savantes, comme en réalisa Galland pour Melchisédech Thévenot, pouvaient difficilement les attirer. Même la Bibliothèque Orientale d’Herbelot ne retint guère l’attention en France, en 1697. Galland fut cependant fortement peiné de ne jamais parvenir à publier ces travaux auxquels il consacra tant d’heures et qu’il prit parfois la peine de réviser à plusieurs reprises, mais qui ne circulèrent en définitive que dans un cercle restreint d’amis et de proches. L’ampleur de ces écrits témoigne d’un formidable appétit de savoir à l’origine d’une immense érudition, de surcroît assortie d’une réflexion comparatiste affranchie des préjugés. La connaissance qu’il avait acquise des Turcs, de leur culture et de leur patrimoine littéraire, au cours de près de quinze ans passés dans le Levant, l’avait convaincu que « les Orientaux n’ont pas l’esprit ni moins droit, ni moins vif que les peuples du Couchant. » De retour à Paris, il ne craignait pas, comme en témoignent les Menagiana, de s’élever, dans les compagnies qu’il fréquentait, contre le préjugé fortement ancré qui réduisait alors les Turcs à des « barbares ». Associé à la difficulté de faire publier ses travaux érudits, c’est sans doute le profond désir qu’il avait de faire découvrir à ses contemporains un Levant doté d’une riche culture qui le détermina à écrire pour un public de mondains quelques petits textes qui ne manquèrent pas de leur plaire. En effet, grâce à sa familiarisation avec les lettres modernes tant par ses lectures que par la fréquentation de quelques cercles de demi-mondains, il sut trouver la bonne formule faite d’hybridation de traditions orientales et françaises et de mixage des discours érudit et littéraire pour offrir à ses lecteurs une ouverture plus grande sur l’Orient. Dès 1678, avec La Mort du Sultan Osman, une traduction du récit de l’historien turc Tûghî relatant l’épisode déjà bien connu en France du premier régicide perpétré dans l’Empire ottoman en 1622, il souhaitait exposer un point de vue turc sur un événement qui donnait des Ottomans une image détestable. Mais c’est essentiellement dans la dernière décennie du XVIIe siècle qu’il produisit, à côté de multiples travaux savants, des textes destinés aux gens du monde. Sa lettre sur le
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café, diffusée dans le cercle de Chassebras de Cramaille et auprès de quelques proches, informe sur les origines de la dernière boisson à la mode à Paris et ses usages à Constantinople, à travers un récit spéculaire. La diffusion du café en Orient y prend la forme d’un roman d’aventures où se lit, en abyme, une satire propre à mettre à quia l’Université encore hostile à ce breuvage dont Galland appréciait luimême hautement les vertus. Avec Les Paroles remarquables, les bons Mots et les Maximes des Orientaux, réédités sans discontinuer durant une quinzaine d’années après leur publication en 1694, il s’engage dans le registre moral, toujours fort en vogue, et sur lequel s’était portée très tôt son attention, comme en atteste son Journal de Constantinople. Ces textes où se mêlent érudition livresque et expérience vivante du Levant font cadrer une matière orientale habilement sélectionnée avec les exigences de petits genres, comme la lettre, les bons mots, les maximes, plus propices certainement à l’adaptation d’une matière étrangère. Quant à son Histoire de l’esclavage d’un marchand de la ville de Cassis, à Tunis, longtemps restée inédite et sur l’élaboration de laquelle nous ignorons à peu près tout sinon qu’elle fut achevée en 1709, soit après la parution des premiers volumes des Nuits fondés sur des manuscrits arabes, elle a pour source un matériau oral, que l’auteur se réapproprie avec l’habilité qu’il possède déjà du récit romancé. Une expérience qu’il développera considérablement quand il rédigera, quelques années plus tard, ses derniers volumes des Nuits, tirés des récits d’Hannâ Diyâb. Auparavant, au moment où il s’attelle aux Mille et une nuits, Galland a tiré la leçon de la difficulté d’une traduction trop fidèle, après le refus de ses Fables de Bidpaï par Barbin ; il a aussi acquis l’expérience de l’adaptation du matériau oriental au goût des mondains en même temps qu’il a rodé sa plume à une expression plus élégante. Il y a loin cependant de ces premiers essais à ses Mille et une nuits, où il réalise une formidable montée en puissance dans la maîtrise de l’écriture. Finis les petits ouvrages : ici, il rédige douze tomes, dont la moitié paraît en l’espace de deux ans (1704-1705) et renferment des contes d’un format souvent comparable aux nouvelles publiées alors. Les huit premiers sont tirés de manuscrits arabes dont le contenu doit être adapté pour pouvoir être reçu par des lecteurs ne jugeant qu’à l’aune de l’esthétique classique. Galland transpose en termes abstraits la représentation d’un monde matériel haut en couleur, se contentant d’en fixer le décor par quelques leitmotivs, mais il conserve très largement les spécificités socioculturelles d’un univers qui, pour le lecteur, aura ainsi les charmes de l’exotisme. La règle de la bienséance contraint aussi l’auteur à édulcorer voire à évacuer ce qui serait perçu comme laid ou cru. La déperdition qui résulte de ce caviardage auquel ne peut échapper Galland est compensée par le développement ou l’interpolation de scènes faisant dialoguer les personnages ou révélant leurs pensées. La pratique de la traduction libre met ainsi en œuvre un processus créatif qui se voit considérablement amplifié dans la réappropriation des contes d’Hannâ Diyâb par Galland. Celui-ci s’appuie alors sur son premier travail de traduction dont il reprend les traits caractéristiques, tout en les accentuant parfois. Il trouve aussi dans son Journal de Constantinople, dans des ouvrages orientaux, tout comme dans la littérature romanesque de son temps une source d’inspiration pour étoffer des récits dont, à
CONCLUSION
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l’exception d’« Aladdin », il ne dispose plus que du scénario. Enracinées dans une double culture française et orientale, Les Mille et une nuits forment une œuvre subtilement métissée qui adopte l’Orient dans une expression classique parfaitement maîtrisée, peu représentée auparavant dans ses écrits. Décrire le travail exécuté par Galland dans ses Nuits ne suffit pas cependant pour comprendre comment put être réalisé le formidable dépassement qu’elles représentent dans son œuvre. Il convient d’abord de reconnaître qu’il bénéficia de sources exceptionnelles : un bon manuscrit du XVe siècle qui lui fournit la quintessence des Alf layla wa-layla, puis la narration par un conteur alépin fort doué, Hannâ Diyâb, de récits appartenant à la tradition orale. Il faut ensuite considérer que, contrairement à bien des travaux érudits qu’il réalisa à la demande de patrons ou de protecteurs, cette œuvre naquit d’un choix délibéré. Lui-même plaçait le texte arabe des Nuits dans un espace singulier et voyait dans la lecture du manuscrit reçu d’Alep un délassement après la journée consacrée à des travaux souvent arides. « Ce sera de quoi me divertir pendant les longues soirées », écrivait-il à Huet, de Caen, le 13 octobre 1701 (Cor., 415). Des moments de plaisir assuré pour lui qui, sans doute depuis son enfance à Noyon, aimait les contes. Ceux-ci « sont agréables et divertissants par le merveilleux qui y règne d’ordinaire […] puisqu’ils sont remplis d’événements qui surprennent et attachent l’esprit, et qui font voir combien les Arabes surpassent les autres nations en cette sorte de composition » (Cor., 414-415). On peut aisément comprendre qu’en retravaillant un matériau autant apprécié de lui, Galland ait pu se surpasser dans sa « mise en français », d’autant qu’il était particulièrement habile dans la rédaction des récits. Ceci, d’autant plus que Les Mille et une nuits répondent admirablement à l’objectif qu’il poursuit de texte en texte : faire découvrir à ses contemporains les Orientaux à travers leur propre discours, sous un jour aussi favorable que possible. Quelle œuvre pouvait mieux y parvenir ? Les Contes arabes « doivent plaire encore par les coutumes et les mœurs des Orientaux, par les cérémonies de leur religion, tant païenne que mahométane ; et ces choses y sont mieux marquées que dans les auteurs qui en ont écrit et que dans les relations des voyageurs. Tous les Orientaux, Persans, Tartares et Indiens, s’y font distinguer, et paraissent tels qu’ils sont, depuis les souverains jusqu’aux personnes de la plus basse condition. Ainsi, sans avoir essuyé la fatigue d’aller chercher ces peuples dans leurs pays, le lecteur aura ici le plaisir de les voir agir et de les entendre parler », déclare Galland dans son « Avertissement ». Sans doute d’autres motivations que la diffusion du savoir sur l’Orient et le plaisir du conte et de son écriture ont-elles aussi compté, d’une certaine façon. Galland, dans l’existence duquel les femmes semblent si peu présentes, n’avait-il pas le désir de plaire aux dames auxquelles il soumettait ses premiers essais, tout particulièrement la marquise d’O et Mme d’Ozeville, ou encore Mlle Chéron ? Recueillir l’agrément du beau sexe était d’ailleurs alors gage de succès. En outre, lui, qui sa vie durant ne cessa d’essuyer des refus de la part des libraires, n’espérait-il pas que la situation s’inverse en leur proposant ce qu’il présente certes comme des « fariboles » mais dont il se délectait pourtant ?
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En définitive, Galland a investi dans la réappropriation de ses sources, orales comme écrites, de larges pans de lui-même, peu souvent mis en valeur en raison des lacunes et des silences de ses écrits du for privé, mais aussi parce qu’à une époque où la notion moderne de littérature émergeait à peine, il se percevait luimême comme un savant, non comme l’écrivain que nous reconnaissons aujourd’hui en lui. Ainsi le goût des contes, une proximité bienveillante avec le monde ottoman, la connaissance des lettres françaises, un talent manifeste pour raconter, et, dans une moindre mesure, un penchant pour les pensées morales mais aussi le sens de l’humour, toutes ces richesses diverses qu’il portait en lui ont agi en synergie pour engendrer un chef d’œuvre inattendu, fait à plaisir : Les Mille et une nuits.
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Abdel-Halim, Mohamed, 2, 5, 6, 8, 9, 12, 25, 27, 29, 44, 70, 105, 106, 111, 112, 114, 116, 139, 166, 172 Ablancourt, Perrot d’, 80, 82, 138, 141-142 Abû l-Faraj ibn al-‘Ibrî, 12, 24, 82 Abû l-Fidâ’, 25-26, 27, 31 Ahmadî, 87 Akel, Ibrahim, 134, 139 Alexandre le Grand, 87, 89 Ali Shah, Omar, 83-84 ‘Alî Ufkî Beg, 13 Alpin, Prosper, 55, 59 Aristophane, 42 Arnauld, Antoine, 67, 89 Arvieux, Laurent d’, 13, 51, 108, 121, 123 Ascelin, Nicolas, 38 Audèle, marquis d’, 38 Audiger, 56, 57, 59, 60 Aulnoy, Mme d’, 138, 141, 167 Bar Hebræus (voir Abû l-Faraj ibn al-‘Ibrî) Barbier, Anne-Marie, 44 Barbin (libraires-imprimeurs), 2, 16, 18, 31, 36, 70, 71, 79, 116, 117, 139, 176 Barcos, Martin de, 67 Basîrî, 87 Bauden, Frédéric, 2, 4, 5, 8, 9, 14, 31, 81, 106, 107, 110-115 Baudier, Michel, 15, 27 Baydâwî, 22 Bayle, Pierre, 20, 29, 58 Beckford, William Thomas, 20 Bencheikh, Jamel Eddine, 7 Bergivi, Mehmed, 24 Bernier, François, 37 Besson, Joseph, 113-114 Bétoulaud, Élie de, 44
Bidpaï, 9, 70-79, 93, 94, 95, 101, 103, 176 (voir aussi Pilpay) Bignon, Jean-Paul (abbé), 21-24, 31, 35, 141 Bignon, Thierry, 1, 21, 31, 40, 79 Blegny, Nicolas de, 51, 60 Bobow, Albert (voir ‘Alî Ufkî Beg) Boileau, 35, 39, 43 Bonnet, Jean, 106, 117-131 Borges, Jorge Luis, 6 Bouhours, Dominique, 36 Bouzourgemhir, 86, 93 Brissac, duchesse de, 44, 141 Burton, Francis Richard, 5, 6, 153 Byron, 20 Calderon, 45 Cardonne, Denis-Dominique, 71, 79 Caro, Annibal, 45 Carrey, Jacques, 4 Cazon, J., 3 Cézy, comte de, 15 Châdhilî, ach-, 54, 58 Chalcondyle, Laonicos, 27 Champaigne, Philippe de, 3 Chapelain, Jean, 43 Chardin, Jean, 13, 36, 38, 67, 85, 108 Chassebras de Cramaille, Jacques, 40, 50-52, 176 Chéron, Élisabeth-Sophie, 44, 177 Choisy, abbé de, 38 Chraïbi, Aboubakr, 81, 136 Cicognini, Giacinto Andrea, 45 Claude, Jean, 12 Cogia Efendi (voir Sa‘d ad-Dîn) Colbert, 1, 12, 13, 26, 31, 33, 105, 106, 110 Colbert de Torcy, Jean-Baptiste, 62 Coppée, Tristan, 15
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ANTOINE GALLAND ÉCRIVAIN
Corneille, 42 Cotolendi, Charles, 44 Couvreur, Manuel, 7, 112, 168 Crébillon fils, 2 Cuper, Gisbert, 4, 22, 23, 29, 38, 39, 43, 44, 137, 140, 141, 142 Cureau de La Chambre, Pierre, 110, 111, 114, 154 Dampier, Guillaume, 38 Dan, père, 123 Dacier, Anne, 142 Danchet, Antoine, 140 Dâvoud Pacha, 17 Delaulne (libraires-imprimeurs), 2, 26, 30, 41, 71, 80, 139, 140 Des Barres, Antoine, 116 Despréaux, 36, 69 Dhabhânî, adh-, 54, 56-58 Diderot, Denis, 2, 20 Dieu, Louis de, 13 Diogène Laërce, 80, 83 Diyâb (Dyâb), Hannâ, 126, 137, 138, 139, 141, 149-159, 160, 161, 165, 176, 177 Dom Philippe, 119, 121, 122, 125, 128 (voir aussi El Hadj Mehemmed Khodja) Dufour, Sylvestre, 55, 56, 62 Duncan, Daniel, 51 Dupuy, les frères, 40 Du Ryer, André, 11, 22, 25 El Hadj Mehemmed Khodja, 121, 127 (voir aussi Dom Philippe) Enveri, 85 Érasme, 80, 83 Erpenius, 12, 72, 82, 93, 94, 95 Ésope, 70, 72 Euripide, 42 Fahmé-Thiéry, Paule, 137, 150 Fontenelle, 58 Foucault, Nicolas-Joseph, 1, 33, 40, 42, 44 Furetière, Antoine, 8, 19, 33, 71, 100, 121 Galien, 87 Garcin de Tassy, Joseph Héliodore, 24 Gaulmin, Gilbert, 70, 72-74, 103
Gengis Khan (Ginghiz-Khan), 28-29, 30, 86, 91 Geoffroy, Éric, 59 Ghazâlî, 23 Giami (voir Jâmi‘) Giraud (abbé), 106, 110, 112 Goethe, 20 Golius, 28, 93, 94, 95, 101 Greaves, John, 25, Grégoire, 51 Gros de Boze, Claude, 2, 3, 140 Grotzfeld, Heinz, 135, 140 Gueullette, Thomas-Simon, 2, 9, 45, 71-73, 78 Guilleragues, comte de, 39, 106, 107, 141, 172 Guilleragues, Mlle de, 37 (voir aussi O, marquise d’) Guillet de Saint-George, Georges, 113, 115 Guyard, Stanilas, 26 Hadhramî, Muhammad al-, 58 Hâdjdjî Khalîfa, Mustafâ, 13, 19, 108 Hâfiz, 45, 46 Hamilton, Antoine, 2 Harouthioun, 51 Herbelot, Barthélemi d’, 1, 13, 14, 19-20, 31, 40, 51, 53, 72, 79, 85, 89, 167, 175 Heyberger, Bernard, 89, 137, 150, 152-153, 158 Hezârfenn, Hüseyin, 108 Homère, 34, 45, 142 Horta, Paulo Lemos, 153-157 Houdar de La Motte, 35, 142 Huet, Pierre-Daniel, 6, 16, 18, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 42, 70, 72, 73, 115, 141, 177 Hugo, Victor, 20 Hussein Efendi (voir Hezârfenn, Hüseyin) Ibn ‘Abd al-Ghaffâr, 53 Ibn al-Baytâr, 26 Ibn al-Muqaffa‘, 73, 74 Ibn an-Nadîm, 133, 134, 136 Ibn ‘Arabshâh, 28 Ibrahim Efendi, 46 Idrîsî, al-, 26
INDEX DES NOMS DE PERSONNE
Jâmi‘, 45, 81 Janin, Jules, 3 Jansénius, 67 Jazîrî, Abd al-Qâdir al-, 53-55, 56, 58, 64, 65 Kasimirski, 24, Kay Kâ’ûs, 82 Khâyir Beg, 57, 64, 65 Khosro Ier, 86 (voir aussi Nouschirvan) Khwândamîr, 19 La Bruyère, 35, 70, 100 Lafayette, Mme de, 6, 18, 41, 42, 43, 172 La Fontaine, 18, 70, 72, 74, 79, 134 La Force, Mlle de, 138 Lâmi‘, Mahmûd, 45, 82 La Mothe Le Vayer, François de, 36, 98 Langlès, Louis-Mathieu, 28, 111, 117, 118, 121 Lârî, Muhammad, 82 La Rochefoucauld, 18, 39, 43, 70, 94, 95, 138 La Roque, Jean de, 49, 60, 63, 65 Larroque, Daniel de, 62 La Sablière, Mme de, 8, 39 Latîfî, 82 Leclerc, Lucien, 27 Legrand (abbé), 29, 33, 35 Le Hay, Jacques, 38, 44 Le Hay, Mme (voir Chéron, Élisabeth-Sophie) Lemaistre de Sacy, 98 Lentin, Jérôme, 137, 150 Lesdiguières, duchesse de, 44 Lesquevin, Claude, 37 Leunclavius, Johannes, 27 L’Héritier, Mlle, 138 L’Hermite, Tristan, 15 Lipse, Juste, 33 Lokman, 9, 12, 71-72, 94 Loret, Jean, 35 Lucas, Paul, 38, 139, 149, 150, 151, 153, 155, 156, 157 Lully, 39 Macdonald, Duncan, 5, Makîn, al-, 82 Malherbe, 43 Mardrus, Charles-Joseph, 6, 78, 145
193
Marracci, Ludovico, 22-24 Marzolph, Ulrich, 45, 46, 81, 91, 156, 158159 Mas‘ûdî, al-, 133-134 Maxime, Valère, 80 May, George, 5, 7, 141 Mehmed II, 86 Ménage, Gilles, 6, 40-42, 43, 58, 80, 82, 141 Meyer, Guy, 4, 116 Mezeray, François de, 27 Mignard, Pierre, 39 Miquel, André, 7, 134 Mîr Khwand (Mir Khond), 19, 28, 29, 30, 19, 82 Mitton, Damien, 101 Moëtte, Thomas, 28, 30 Mohammed fils de Pir Ali (voir Bergivi, Mehmed) Molière, 18, 37, 42, 67, 87, 168 Montesquieu, 6, 62, 68 Montfleury, 37 Montpensier, Mlle de, 37, 42, 43 Moreau de Mautour, Philibert-Bernard, 42, 111, 117 Morel, Antoine-Alexandre, 3 Moreri, 20, 121 Murâd IV, 16, 62 Mustafâ Ier, 15, 17 Na‘îmâ, 27 Nairon, Fauste, 57-58 Nasreddin Hodja, 82 Nerval, Gérard de, 20 Nicaise, Claude, 30, 35, 49, 58 Nicole, Pierre, 12, 13, 67 Noailles, Louis-Antoine de, 67 Nodier, Charles, 3 Nointel, marquis de, 3, 4, 12, 13, 37, 59, 67, 69, 105, 108, 116 Nouschirvan, 73, 86, 89, 93 (voir aussi Kosro Ier) O, marquise d’, 2, 39, 119, 138, 141, 177 (voir aussi Guilleragues, Mlle de) Omont, Henry, 4, 33, 105 Osman, 14, 15-18 (voir aussi ‘Uthmân II)
194
ANTOINE GALLAND ÉCRIVAIN
Ozeville, Mme d’, 43-44 Pacifique de Provins, 15, 18 Pascal (voir Harouthioun) Payne, John, 5 Peçevî, Ibrâhîm, 53, 56, 63, 64 Pellisson-Fontanier, Paul, 36 Perrault, Charles, 19-20, 85, 138, 141, 167 Pétis de La Croix, Alexandre-Louis-Marie, 31 Pétis de la Croix, François (fils), 2, 30, 31, 45, 110, 139, 140 Pétis de La Croix, François (père), 30, 31 Petitpied, Nicolas, 13, 29, 110, 111 Phèdre, 70 Pilpay, 70, 72 (voir aussi Bidpaï) Pinsson des Riolles, François, 58 Plan Carpin, Jean de, 38 Plutarque, 79-80, 83 Pococke, Edward, 12, 24, 82 Pontchartrain, chancelier de, 21, 31 Poussines, Pierre, 70 Préchac, Jean de, 37 Prévost, abbé, 49 Prideaux, 23 Procopio, Francesco, 51 Ptolémée, 25 Qalyûbî, al-, 136 Racine, 16, 39, 43, 63, 172 Rambouillet, marquise de, 8 Rapin, René, 36 Reinaud, Joseph-Toussaint, 26 Reland, Hadrian, 23-24 Renaudot, Eusèbe, 13 Richelet, Pierre, 8, 33 Rigaud, Hyacinthe, 3 Rousseau, Jean-Baptiste, 35 Royer, Adrien, 75-77 Rubruquis (Guillaume de Rubrouck, dit), 38 Russell, Alexander, 137 Russell, Patrick, 137, 153 Sa‘d ad-Dîn, 27, 82 Sadan, Joseph, 158 Sa‘di, 45, 81, 83-85 Saint-Cyran, 67
Saint-Évremond, 98 Saint-Maurice, Charles R.- E. de, 2 Samarqandî, Abd ar-Razzâq as-, 28, 82, 166 Savary, Claude-Étienne, 25 Savary de Brèves, 26 Scaliger, 33 Scarron, 43, 44 Schaharistânî, 24 Schefer, Charles, 4, 9, 107, 140 Schwab, Raymond, 6, 172 Scudéry, Madeleine de, 36, 116 Segrais, Jean Regnault de, 6, 33, 37, 42-43, 44 Séguier, Pierre, 11 Seignelay, marquis de, 31 Sermain, Jean-Paul, 7, 156 Sévigné, Mme de, 39, 41, 63 Shâh Rukh (Shah Rokh, Schahroch), 28, 29, 81, 82, 86, 89 Silvestre de Sacy, 49, 54, 55, 56, 64, 65, 66, 74 Simon, Richard, 11, 58, 89 Sironval, Margaret, 3 Slane, William Mac Guckin de, 26 Soliman Aga Mustapha Raca, 51 Sophocle, 42 Souillart, 33 Spon, Jacob, 13, 14, 35, 110, 113, 114, 116 Suyûtî, 22 Tamerlan, 28, 30, 31, 57, 81, 86, 89 Tavernier, Jean-Baptiste, 85 Tawhîdî, Abû Hayyân at-, 136 Tchelebi, ‘Alî, 71, 73, 74, 75 Tchelebi, Mehmed, 108 Tezcan, Baki, 16, 17 Thévenot, Jean, 3, 25, 51, 59, 85, 121 Thévenot, Melchisédech, 1, 25-27, 28, 31, 40, 81, 94, 175 Toinet, Raymond, 70, 93 Tûghî, 16-18, 175 Ulug Beg, 86, 89 ‘Uthmân II, 15, 17 (voir aussi Osman) Vaillant, Jean Foy, 106, 107, 110, 112, 116 Vattier, Pierre, 28
INDEX DES NOMS DE PERSONNE
Vertamont, Mlle de, 141 Vesling, Johann, 59 Viala, Alain, 9, 40 Villaut, Nicolas, 38 Villedieu, Mme de, 37 Virgile, 42, 45 Vitré, Antoine, 26 Voltaire, 2, 5, 20, 43, 62 Wâ’iz, Husayn, 73, 74 Waller, Richard, 4, 5, 9, 45, 68 Zamakhsharî, 22 Zotenberg, Hermann, 149 Zuber, Roger, 141
195
PLANCHES
PLANCHES
Pl. 1 : BnF, exemplaire J-16338
199
200
ANTOINE GALLAND ÉCRIVAIN
Pl. 2 : BnF, exemplaire FOL-O2-254
PLANCHES
Pl. 3 : Bibliothèque municipale de Lyon, exemplaire 173343
201
202
ANTOINE GALLAND ÉCRIVAIN
Pl. 4 : BnF, exemplaire Z-18283 (1)
PLANCHES
Pl. 5 : BnF, exemplaire S-14854
203
204
ANTOINE GALLAND ÉCRIVAIN
Pl. 6 : BnF, ms. fr. 6133
PLANCHES
Pl. 7 : BnF, Bibliothèque de l’Arsenal, exemplaire 8-BL-16741 (1)
205
206
ANTOINE GALLAND ÉCRIVAIN
Pl. 8 : BnF, exemplaire Z-17811
PLANCHES
Pl. 9 : BnF, ms. fr. 6134 (« Pensées morales des Arabes interprétées par A. Galland »)
207
208
ANTOINE GALLAND ÉCRIVAIN
Pl. 10 : BnF, ms. fr.14693
PLANCHES
Pl. 11 : BnF, exemplaire Y2-8932
209
Table des matières
Remerciements Préface Abréviations Introduction
IX XI XIII 1
Chapitre I UN « SAVANT EN LANGUES ORIENTALES » 1. Formation au Levant 2. La Mort du Sultan Osman : un premier succès prometteur ? 3. Une contribution décisive à la Bibliothèque Orientale 4. Une perte considérable : la traduction du Coran 5. Des traductions scientifiques et historiques demeurées confidentielles 6. Savant et subalterne ?
11 12 15 19 21 25 29
Chapitre II LE GOÛT DES LETTRES MODERNES 1. La lecture des Modernes 2. L’initiation par la conversation 3. La découverte des littératures étrangères
33 35 38 45
Chapitre III UN TRAITÉ DU CAFÉ SAVOIR INÉDIT ET ÉCHOS SPÉCULAIRES 1. Répondre à la curiosité de mondains 2. À partir de sources orientales 3. Une histoire inédite et critique 4. Les usages du café à Constantinople… et à Paris 5. Dire l’ailleurs, parler d’ici
49 50 53 55 59 61
Chapitre IV DES OUVRAGES DE MORALE DE LA TRADUCTION À LA FABRIQUE DE FLORILÈGES 1. « Les Fables indiennes, morales, et politiques de Bidpaï » 1.1. L’édition de Thomas-Simon Gueullette (1724) 1.2. La traduction de Galland d’après le manuscrit autographe 2. Les Paroles remarquables, les bons Mots et les Maximes des Orientaux
69 70 71 73 79
212
ANTOINE GALLAND ÉCRIVAIN
2.1. Les Paroles remarquables et les bons Mots des Orientaux 2.1.1. Des sources diverses taillées à dessein 2.1.2. Initier à l’Orient 2.1.3. Réseaux thématiques et modèles de conduite 2.2. Les Maximes des Orientaux 2.2.1. Discontinu et tri rigoureux des sources 2.2.2. Une morale pour l’« honnête homme » 2.2.3. Doser et polir Chapitre V DES VOYAGES DE LA RELATION SAVANTE AU RÉCIT D’AVENTURES 1. Les voyages de Galland au Levant (1670-1688) 2. Des relations savantes 2.1. Le Journal de 1672-1673 : une sorte de carnet de notes 2.2. Des lettres destinées à circuler 2.3. La description d’une importante « Échelle » : Smyrne 2.4. Ne « voyager que pour apprendre et connaître la vérité » 3. Un récit d’aventures : Histoire de l’esclavage d’un marchand de Cassis, à Tunis 3.1. L’illusion d’un « récit vrai » 3.2. Témoignage et information 3.3. Procédés romanesques Chapitre VI LES MILLE ET UNE NUITS 1. Les Alf layla wa-layla avant Galland 2. Un corpus inédit : manuscrits arabes et narrations du Syrien Hannâ Diyâb 3. La traduction libre de manuscrits arabes 4. La réappropriation des contes d’Hannâ Diyâb 4.1. Les contes d’Hannâ Diyâb 4.2. La réappropriation d’Antoine Galland 4.2.1. Luxe et splendeurs à foison 4.2.2. Un exotisme tempéré 4.2.3. La tentation morale 4.2.4. Stratégies d’écriture Conclusion Bibliographie 1. Ouvrages de Galland utilisés comme sources 2. Dictionnaires classiques 3. Études relatives à Galland 4. Orientalisme et littérature orientale 5. Contextes français
79 81 85 89 93 93 95 101
105 105 107 107 110 112 114 117 118 120 124 133 133 138 141 149 150 160 160 164 167 170 175 179 179 180 180 182 183
TABLE DES MATIÈRES
6. 7. 8. 9.
La lettre sur le café Les ouvrages de morale Les récits de voyage Les Mille et une nuits
Index des noms de personne Planches Table des matières
213
184 185 186 187 191 197 211