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French Pages 100 [57] Year 2020
JEAN-LUC
NANCY
Un trop humain virus boyard
« Surgi de failles ou de fissures dans ce qu’on avait longtemps pris pour l’infaillibilité occidentale, le virus a été perçu comme le révélateur - voire le déconstructeur - de l’état fragile et incertain de notre civilisation. » Il est devenu un accélérateur des tensions et révèle à lui-même un monde qui depuis déjà longtemps ressent les troubles d’une mutation profonde. Tel un organisme entier remis en cause face à son assurance obstinée dans la croyance au progrès et dans l’impunité de la prédation. L’analyse vigoureuse du grand philosophe Jean-Luc Nancy ne peut laisser personne indifférent.
Jean-Luc Nancy est philosophe, professeur émérite à l’Univcrsité des Sciences humaines de Strasbourg. Il a enseigné à l’Univcrsité de Californie (San Diego) et dans les Universités d’Irvinc, Berkeley et Berlin. Proche de Derrida, il est l’auteur d’une œuvre importante dont témoignent de très nombreux ouvrages.
Jean-Luc Nancy
Un trop humain virus
boyard
Préface
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© Bayard Editions, 2020 18, rue Barbés, 92128 Montrouge Cedex (France)
ISBN ; 978-2-2274-9877-8
Les textes de ce volume ont été rassemblés, à l’initia tive de Suzanne Doppelt et pour les éditions Bayard, en juin 2020 à l’issue — toute provisoire — de la période de confinement puis de progressif déconfi nement en France. L’intention était de garder un témoignage des réactions à l’événement suscitées par les nombreuses demandes et initiatives qui ont alors surgi. Tout au moins des réactions d’un des nombreux « philosophes » (ce terme a pris une acception très large) qui se sont alors exprimés. Il s’est agi pour moi en particulier de la chaîne créée par Jérôme Lèbre sur YouTube « Philosopher en temps d’épidémie » sur laquelle ont eu lieu presque une centaine d’interven tions. Il y avait aussi Antinomie, la revue italienne en ligne créée par Federico Ferrari et ses amis, et bien 7
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PRÉFACE
d’autres points d’appel. Il fut alors très évident que la pandémie, avant même qu’on lui donne son nom, provoquait une prolifération proprement virale de discours. Cela fut moqué à juste titre. Mais il n’est pas moins juste d’entendre ce qui a pu se dire, bon an mal an, bon gré mal gré, dans l’urgence de l’inquié tude et d’une soudaine perte des repères. D’autant plus que ce désarroi soudain ne faisait que porter au jour un désamarrage des certitudes ou des habitudes depuis déjà longtemps actif et corrosif dans l’esprit public et dans la sensibilité des sociétés développées, tout particulièrement en Europe. Surgi de failles ou de fissures dans ce qu’on avait longtemps pris pour l’infaillibilité occidentale, le virus fut presque aussitôt perçu comme le révélateur — voire le déconstructeur — de l’état fragile et incertain de notre civilisation rationnelle et opératoire. C’est aussi pourquoi il fait paraître dans un jour plus cru que jamais les écarts aggravés et injustifiables entre régions, pays, classes et couches d’un monde qui en devenant plus intra-connecté devient aussi plus écartelé, déchiré par sa propre croissance exponen tielle. Aujourd’hui, quelques jours après le 15 août, c’està-dire moins de trois mois après la fin du confine ment français, la reprise de l’épidémie est déjà le sujet
d’actualité, cependant qu’ailleurs dans le monde, surtout aux États-Unis et au Brésil, elle s’est déchaî née plus qu’elle ne l’avait fait en Europe et qu’un peu partout on guette, on mesure, on s’emploie à enrayer de nouveaux développements. En même temps, on commence à enregistrer les graves effets économiques du phénomène. L’attente d’un traitement efficace se fait si pressante que le chef d’État de la grande Russie juge opportun de précéder les laboratoires en annonçant la maîtrise d’un vaccin encore en phase de test. De manière générale, les fièvres de l’anxiété et celles de la compétition se combinent pour aiguiser les volontés de puissance. Le virus est un accélérateur des tensions aussi bien que des solidarités, si on en juge par les difficultés qu’a dû surmonter la décision européenne d’une aide commune de 500 milliards (dont il reste à surveil ler la mise en œuvre). Les mouvements telluriques de la géopolitique mondiale se font sentir avec force, combinés aux mouvements non moins telluriques des puissances techno-économiques. Tellus, la divinité romaine de l’espace souterrain, détient des pouvoirs de vie et de mort.
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Le virus révèle à lui-même un monde qui depuis déjà longtemps ressent les troubles d’une mutation profonde. Ce n’est pas seulement l’organisation des dominations qui est en jeu, c’est un organisme entier qui se sent malade, c’est une assurance obstinée dans la croyance au progrès et dans l’impunité de la prédation qui est mise en cause — sans que se présente pourtant aucune conviction nouvelle dans la possibilité d’habi ter humainement le monde. Il n’y a pas si longtemps revenaient souvent dans le discours lettré ces mots de Hôlderlin : « L’homme habite en poète sur cette terre ». Ils fonctionnaient comme un précieux gargarisme à la vertu duquel on voulait croire. On oubliait presque toujours de citer la phrase entière : « Plein de mérites, c’est pourtant poétiquement que l’homme habite sur cette terre. » Le « poétique » est sinon opposé, du moins contraposé aux « mérites » de l’homme qui désignent ses réalisations et ses acquisitions. Le mot allemand Verdienst a d’abord le sens de « gain, profit ». Si déjà pour Hôlderlin c’est malgré ses performances que l’homme vit ou peut vivre en mode poétique, nous devons dire aujourd’hui que malgré sa nature ou sa 10
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vocation poétique l’homme se perd dans l’abondance de ses conquêtes et de leurs conséquences : la destruc tion, la misère et l’égarement. La pandémie de la Covid-19 n’est que le symptôme d’une maladie plus grave, qui atteint l’humanité dans sa respiration essentielle, dans sa capacité à parler et à penser au-delà de l’information et du calcul. Il est possible que le symptôme rende nécessaire d’agir sur la pathologie profonde et qu’on doive se mettre en quête d’un vaccin contre la réussite et la domination de l’autodestruction. Il est possible aussi qu’à ce symptôme en succèdent d’autres jusqu’à l’inflammation et l’extinction des organes vitaux. Cela signifierait que la vie humaine, comme toute vie, touche à son terme.
J-LN
I Un
trop humain virus
Comme on l’a souvent dit, l’Europe depuis 1945 avait exporté ses guerres. S’étant déglinguée elle ne savait plus faire autre chose que répandre sa désunion à travers ses anciennes colonies et selon ses alliances et ses tensions avec les nouveaux pôles du monde. Entre ces pôles elle n’était plus qu’un souvenir, bien qu’elle fît semblant d’avoir un avenir. Voici que l’Europe importe. Non seulement des marchandises, comme elle le fait depuis longtemps, mais d’abord des populations, ce qui n’est pas non plus nouveau mais qui devient pressant, voire débordant au rythme des conflits exportés et des troubles climatiques (lesquels ont pris naissance dans la même Europe). Elle en vient aujourd’hui à importer une épidémie virale. Qu’est-ce à dire ? Ce n’est pas seulement le fait d’une propagation : celle-ci a ses vecteurs et ses 13
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trajectoires. L’Europe n’est pas le centre du monde, il s’en faut, mais elle s’évertue à jouer son vieux rôle de modèle ou d’exemple. Ailleurs il peut y avoir de très fortes attractions, des opportunités impression nantes. Il y en a de traditionnelles, parfois un peu usées, comme en Amérique du Nord, et il y en a de plus neuves, en Asie, en Afrique (l’Amérique du Sud est à part, ayant beaucoup de traits européens mêlés à d’autres). Mais l’Europe semblait ou croyait plus ou moins rester désirable, au moins comme refuge. Le vieux théâtre des exemplarités — le droit, la science, la démocratie, le paraître et le bien-être — attire les désirs même si leurs objets sont usés, voire hors d’usage. 11 reste donc ouvert aux spectateurs même s’il n’est pas très accueillant pour ceux qui n’ont pas les moyens de ces désirs. Rien d’étonnant si un virus entre dans la salle. Rien d’étonnant non plus s’il y déclenche plus de confusion que là où il est né. Car en Chine on était déjà en ordre de marche, qu’il s’agisse de marchés ou de maladies. En Europe on était plutôt en désordre : entre les nations et entre les aspira tions. Il en a résulté quelque indécision, de l’agita tion et une difficile adaptation. En face, les États-Unis retrouvent aussitôt leur superbe isolationnisme et leur capacité de décision tranchante. L’Europe s’est
toujours cherchée elle-même — cherchant aussi le monde, le découvrant, l’explorant et l’exploitant avant de ne plus savoir, à nouveau, où elle en était. Pendant que le premier foyer de l’épidémie semble en voie d’être maitrisé et que de nombreux pays encore peu touchés se ferment aux Européens comme aux Chinois, l’Europe devient le centre de l’épidémie. Elle semble avoir cumulé les effets des voyages en Chine (affaires, tourisme, études), celui des visiteurs venus de Chine et d’ailleurs (affaires, tourisme, études), celui de son incertitude générale et enfin celui de ses dissen sions internes. On serait tenté de caricaturer la situation ainsi : en Europe c’est « sauve qui peut ! » et ailleurs c’est « à nous deux, virus ! ». Ou encore : en Europe, les atermoiements, les scepticismes ou les esprits forts au sens ancien de l’expression occupent plus de place que dans beaucoup d’autres régions. C’est l’héritage de la raison raisonnante, libertine et libertaire — c’est-à-dire de ce qui pour nous, vieux Européens, représentait la vie même de l’esprit. C’est ainsi que la répétition inévitable de l’expres sion « mesures d’exception » fait surgir le fantôme de Cari Schmitt par une sorte d’amalgame hâtif. Le virus propage ainsi les discours de la bravade ostentatoire. Ne pas être dupe passe avant éviter la contagion — ce
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qui revient à être deux fois dupe — et peut-être dupé par une angoisse mal refoulée. Ou bien par un puéril sentiment d’impunité ou de bravade... Chacun y va (et moi aussi...) de sa remarque critique, dubitative ou interprétative. Philosophie, psychanalyse, politologie du virus vont bon train. (Exceptons le savoureux poème de Michel Deguy, « Coronation », sur le site de la revue Po&sie.') Chacun discute et dispute, car nous avons une longue habitude des difficultés, des ignorances et des indécidabilités. À l’échelle du monde, il semble que dominent plutôt l’assurance, la maitrise et la décision. C’est du moins l’image qu’on peut se faire ou qui tend à se composer dans l’imaginaire mondial. Le coronavirus en tant que pandémie est bien à tous égards un produit de la mondialisation. Il en précise les traits et les tendances, il est un libreéchangiste actif, pugnace et efficace. Il prend part au grand processus par lequel une culture se défait tandis que s’affirme ce qui est moins une culture qu’une mécanique de forces inextricablement techniques, économiques, dominatrices et le cas échéant physiolo giques ou physiques (pensons au pétrole, à l’atome). Il est vrai que du même coup le modèle de la croissance est mis en question de telle sorte que le chef de l’État français se sent tenu d’en faire état. Il est bien possible 16
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que nous soyons en effet contraints de déplacer nos algorithmes — mais rien ne montre que ce puisse être pour faire souffler un autre esprit. Car il ne suffit pas d’éradiquer un virus. Si la maitrise technique et politique s’avère comme sa propre finalité elle ne fera du monde qu’un champ de forces toujours plus tendues les unes contre les autres, dépouillées désormais de tous les alibis civilisateurs qui naguère avaient opéré. La brutalité contagieuse du virus se propage en brutalité gestion naire. Nous sommes déjà devant la nécessité de trier les admissibles aux soins. (Encore ne dit-on rien des inéluctables injustices économiques et sociales.) Il n’y a là aucun calcul sournois d’on ne sait quels complo teurs machiavéliques. Il n’y a pas d’abus particulier des États. Il n’y a que la loi générale des intercon nexions dont la maitrise est l’enjeu des pouvoirs technoéconomiques. Les pandémies de jadis pouvaient être regardées comme des châtiments divins, de même que la maladie en général fut pendant très longtemps exogène au corps social. Aujourd’hui la plus grande partie des maladies est endogène, produite par nos conditions de vie, d’alimentation et d’intoxication. Ce qui était divin est devenu humain — trop humain comme dit 17
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Nietzsche. La modernité fut longtemps sous le signe du mot de Pascal — « l’homme passe infiniment l’homme ». Mais s’il se passe « trop » — c’est-à-dire sans plus s’élever au divin pascalien — alors il ne se dépasse plus du tout. Il s’embourbe plutôt dans une humanité dépassée par les événements et les situations qu’elle a produits. Or du divin le virus atteste l’absence puisque nous connaissons sa complexion biologique. Nous découvrons même à quel point le vivant est plus complexe et moins saisissable que nous le représentions. Combien aussi l’exercice du pouvoir politique — celui d’un peuple, celui d’une supposée « communauté », par exemple « européenne », ou celui de régimes musclés — est une autre forme de complexité elle aussi moins saisissable qu’il ne semble. Nous comprenons mieux à quel point le terme « biopolitique » est dérisoire dans ces conditions : la vie et la politique nous défient ensemble. Notre savoir scientifique nous expose à n’être tributaires que de notre propre pouvoir technique, mais il n’y a pas de technicité pure et simple, car le savoir lui-même comporte ses incertitudes (il suffit de lire les études qui se publient). Le pouvoir technique n’étant pas univoque, combien moins peut l’être un pouvoir 18
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politique supposé répondre à la fois à des données objectives et à des attentes légitimes. Bien sûr, c’est tout de même une objectivité présumée qui doit guider les décisions. Si cette objecti vité est celle du « confinement » ou de la « distan ciation », jusqu’à quel degré d’autorité faut-il aller pour la faire respecter ? Et bien sûr, en sens inverse, où commence l’arbitraire intéressé d’un gouverne ment qui veut — ce n’est qu’un exemple entre bien d’autres — préserver des Jeux olympiques dont il attend divers bénéfices, attente partagée par bien des entreprises et des managers dont le gouvernement est en partie l’instrument ? Ou bien celui d’un gouverne ment qui saisit l’occasion d’attiser un nationalisme ? La loupe virale grossit les traits de nos contra dictions et de nos limites. C’est un principe de réel qui cogne à la porte de principes de plaisir. La mort l’accompagne. Elle que nous avions exportée avec les guerres, les famines et les dévastations, elle que nous pensions confinée à quelques autres virus et aux cancers (ces derniers en expansion quasi virale), la voilà qui nous guette au coin de la rue. Tiens ! nous sommes des humains, bipèdes sans plumes doués de langage mais sûrement ni surhumains ni transhumains. Trop humains ? Ou bien ne faut-il pas comprendre qu’on ne peut jamais l’être ?
II « COMMUNOVIRUS » Un ami indien m’apprend que chez lui on parle de « communovirus ». Comment ne pas l’avoir déjà pensé ? C’est l’évidence même ! Et quelle admirable et totale ambivalence : le virus qui vient du communisme, le virus qui nous communise. Voilà qui est beaucoup plus fécond que le dérisoire corona qui évoque de vieilles histoires monarchiques ou impériales. D’ailleurs c’est à détrôner sinon décapi ter le corona que doit s’employer le communo. C’est bien ce qu’il semble faire selon sa première acception puisqu’en effet il provient du plus grand pays du monde dont le régime est officiellement communiste. Il ne l’est pas seulement à titre officiel : comme l’a déclaré le président Xi Jinping, la gestion de l’épidémie virale démontre la supériorité du « système socialiste à caractéristiques chinoises ». Si le communisme, en effet, consiste essentiellement dans 21
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l’abolition de la propriété privée, le communisme chinois consiste — depuis une douzaine d’années — dans une soigneuse combinaison de la propriété collective (ou d’État) et de la propriété individuelle (dont est toutefois exclue la propriété de la terre). Cette combinaison a permis comme on le sait une croissance remarquable des capacités économiques et techniques de la Chine ainsi que de son rôle mondial. Il est encore trop tôt pour savoir comment désigner la société produite par cette combinaison : en quel sens est-elle communiste et en quel sens a-t-elle introduit en elle le virus de la compétition individuelle voire de sa surenchère ultra-libérale ? Pour le moment, le virus Covid-19 lui a permis de montrer l’efficacité de l’aspect collectif et étatique du système. Cette effica cité s’est même si bien affirmée que la Chine vient en aide à l’Italie puis à la France. On ne manque pas bien sûr d’épiloguer sur le regain de puissance autoritaire dont bénéficie en ce moment l’État chinois. De fait, tout se passe comme si le virus venait à point nommé conforter le communisme officiel. Ce qui est ennuyeux est que de cette manière le contenu du mot « communisme » ne cesse pas de se brouiller — alors même qu’il était déjà incertain. Marx a écrit de manière très précise qu’avec la propriété privée la propriété collective devait 22
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disparaitre et que devait leur succéder ce qu’il nommait la « propriété individuelle ». Par là il n’entendait pas les biens possédés par l’individu (c’est-à-dire la propriété privée), mais la possibilité pour l’individu de devenir proprement lui-même. On pourrait dire : de se réaliser. Marx n’a pas eu le temps ni les moyens d’aller plus loin dans cette pensée. Au moins pouvonsnous reconnaître qu’elle seule ouvre une perspective convaincante — même si très indéterminée — à un propos « communiste ». « Se réaliser » ce n’est pas acquérir des biens matériels ou symboliques : c’est devenir réel, effectif, c’est exister de manière unique. C’est alors la seconde acception de communovirus qui doit nous retenir. De fait le virus nous communise. Il nous met sur un pied d’égalité (pour le dire vite) et nous rassemble dans la nécessité de faire front ensemble. Que cela doive passer par l’isolement de chacun n’est qu’une façon paradoxale de nous donner à éprouver notre communauté. On ne peut être unique qu’entre tous. C’est ce qui fait notre plus intime communauté : le sens partagé de nos unicités. Aujourd’hui, et de toutes les manières, la coappar tenance, l’interdépendance, la solidarité se rappellent à nous. Les témoignages et les initiatives dans ce sens surgissent de toutes parts. En y ajoutant la diminu tion de la pollution atmosphérique à la réduction 23
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des transpo rts et des industries on obtient même un enchantement anticipé de certains qui croient déjà venu le bouleversement du technocapitalisme. Ne udons pas une euphorie fragile mais demandonsnous quand même jusqu’où nous pénétrons mieux la nature de notre communauté. On appelle aux solidarités, on en active plusieurs, mais globalement c’est l’attente de la providence étatique — celle-là même que M. Macron a saisi l’occasion de célébrer — qui domine le paysage médiatique. Au lieu de nous confiner nous-mêmes, nous nous sentons d’abord confinés par force, fût-elle providentielle. Nous ressentons l’isolement comme une privation alors qu’il est une protection. En un sens c’est une excellente séance de rattra page : il est vrai que nous ne sommes pas des animaux solitaires. Il est vrai que nous avons besoin de nous rencontrer, de prendre un verre et de faire des visites. Au reste, la brusque augmentation des coups de fil, des e-mails et autres flux sociaux manifeste des besoins pressants, une crainte de perdre le contact. Sommes-nous pour autant mieux à même de penser cette communauté ? Il est à craindre que le virus en reste le principal représentant. Il est à craindre qu’entre le modèle de la surveillance et celui de la 1
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providence nous restions livrés au seul virus en guise de bien commun. Alors nous ne progresserons pas dans la compré hension de ce que pourrait être le dépassement des propriétés tant collective que privée. C’est-à-dire le dépassement de la propriété en général et pour autant qu’elle désigne la possession d’un objet par un sujet. Le propre de « l’individu », pour parler comme Marx, c’est d’être incomparable, incommensurable et inassi milable — y compris à lui-même. Ce n’est pas de posséder des « biens ». C’est d’être une possibilité de réalisation unique, exclusive et dont l’unicité exclusive ne se réalise, par définition, qu’entre tous et avec tous — contre tous aussi bien ou malgré tous mais toujours dans le rapport et l’échange (la communica tion). Il s’agit là d’une « valeur » qui n’est ni celle de l’équivalent général (l’argent), ni donc non plus celle d’une « survaleur » extorquée, mais d’une valeur qui ne se mesure d’aucune façon. Sommes-nous capables de penser de manière aussi difficile — et même vertigineuse ? Il est bien que le communovirus nous oblige à nous interroger ainsi. Car c’est à cette seule condition qu’il vaut la peine, au fond, de s’employer à le supprimer. Sinon nous nous retrou verons au même point. Nous serons soulagés mais nous pourrons nous préparer à d’autres pandémies.
III Soyons des enfants Il est difficile de parler lorsque la parole laisse voir sa pauvreté. Aujourd’hui toute parole, qu’elle soit technoscientifique, politique, philosophique ou morale, montre sa faiblesse. Il n’y a pas de savoir assuré, pas de programme d’action ou de pensée disponible. Il n’y a pas d’affirmation de solidarité qui ne se heurte aux nécessités de garder les distances, pas d’affirmation d’universalité qui ne doive tenir compte de grandes différences locales. Il n’y a pas de vision du monde parce qu’il n’y a pas de monde visible, et il n’y a pas non plus de perspective d’avenir puisqu’on ne sait pas comment la pandémie peut évoluer. Nous ne sommes sans doute sûrs que d’une chose : des énormes difficultés écologiques ou « éconologiques » qui nous attendent, quelle que soit l’issue de la pandémie. Mais le fait que celle-ci purifie soudain l’air des régions paralysées ne permet pas de savoir mieux qu’avant 27
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comment on pourra réorienter les industries et les techniques. De plus, la parole est appauvrie par la peine et la tristesse, par la conscience lancinante de la menace et de morts qui s’ajoutent comme une cruauté supplé mentaire à la cruauté déjà si active des famines, des persécutions, de toutes les autres épidémies, maladies endémiques et conditions de vie infâmes. Bien sûr on entend beaucoup répéter que tout un système révèle ses failles — ce qui en soi n’a rien de nouveau. On a pu écrire sur les murs, comme Gérard Bensussan l’a vu à Strasbourg : « le virus c’est le capitalisme » et on a pu parler de « capitalovirus » tout comme on a parlé de communovirus (pour dire au fond la même chose). Comme si on avait retrouvé une énergie nouvelle pour dénoncer le vieil ennemi qui semblait avoir triomphé... Comme si, surtout, en prononçant le mot « capitalisme » on avait déjà au moins à moitié exorcisé le diable. Mais on oublie ainsi que ce diable est en effet très vieux et qu’il a fourni le moteur de toute l’histoire du monde moderne. 11 a au moins sept siècles d’exis tence, sinon plus. La production illimitée de valeur marchande est alors devenue le moteur de la société et en un sens sa raison d’être. Les effets ont été grandioses, un nouveau monde a surgi. 11 se peut 28
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que ce monde et sa raison d’être soient en train de se décomposer, mais sans rien nous fournir pour les remplacer. On est même tenté de dire : au contraire. Qu’on juge des progrès que nous avons faits : en 1865 un M. Gaudin, qui se présentait comme « chimiste philosophe », pouvait écrire : « Si l’on admet la croyance commune, notre époque a vu surgir une multitude de maladies inconnues de nos ancêtres ; mais il est fort probable que ces maladies, localisées autrefois, se sont disséminées par suite de la multiplicité et de la rapidité des communications qui existent aujourd’hui entre les contrées les plus distantes. » Depuis donc bientôt deux siècles notre progrès aura confirmé et conforté cette hypothèse, à défaut de confirmer le remède annoncé par le même chimiste-philosophe (qui reposait sur l’administra tion d’ozone). Ce progrès nous a valu l’avion, la fusée, l’atome, le réfrigérateur, la Bakélite, la pénicilline et la cyberné tique. En même temps, il a mis le monde entier au régime de la valeur marchande et d’un accroissement considérable de l’écart entre une richesse qui s’accroit d’elle-même et la pauvreté que cet accroissement produit comme son résidu ou son déchet. Or dans ce même progrès la société s’est aussi dépouillée de tout ce qui permettait de hiérarchiser les conditions, 29
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de légitimer le pouvoir des uns sur les autres ou de justifier la peine ou la récompense par une justice naturelle ou surnaturelle. Les hommes sont devenus égaux en droit et les inégalités sont devenues intolé rables exactement du même pas que celui par lequel elles s’aggravaient. Le virus qui se répand selon les routes et les rythmes des circulations mondiales des marchandises (dont les humains font partie) se transmet par une contagion bien plus efficace que celle des droits. En un sens il égalise les existences — il tue aussi bien Manu Dibango* que Marguerite Derrida, José Luis Capôn ou Julie A. Il rappelle ainsi un droit souverain de la mort qui s’exerce sur la vie parce qu’il fait partie de la vie. C’est ce droit qui sans doute légitime en dernière instance le droit de tous à la même existence. C’est peut-être en effet d’être mortels qui nous fait égaux dès lors qu’il n’y a plus de différences surnatu relles ni naturelles. Or il y a de grandes chances que la pandémie jette une lumière nouvelle sur les inégali tés du monde actuel. Car si le virus n’opère pas un tri social, il n’en reste pas moins que les conditions de vie sont plus ou moins favorables à la protection
contre la contagion. Celle-ci concerne plutôt jusqu’ici les populations urbaines et parmi elles les couches sociales les plus susceptibles de voyager, que ce soit pour leurs affaires, pour leurs études ou pour leurs loisirs. Et ce sont aussi celles qui peuvent le mieux se confiner dans leurs logements — pour ne pas parler des résidences secondaires. Mais dans les conditions de vie de Gaza, des favelas brésiliennes ou d’une grande partie de la population indienne — pour se contenter de ces exemples —, on peut redouter le pire. De même, dans les banlieues des grandes villes européennes le phénomène est déjà sensible, comme il l’est à la frontière turco-grecque. Le virus « arrive en avion, avec les riches et va exploser chez les pauvres », comme le dit un responsable brésilien. Tout peut se condenser dans cette question : lorsqu’on manque d’eau, comment se laver fréquem ment les mains ? Ce n’est pas tout. L’activité économique est touchée à tous les niveaux, mais l’écart est grand entre l’entre prise multinationale, le petit autoentrepreneur et le cireur de chaussures dans la rue. L’idée d’un revenu dit « universel » revient avec insistance depuis quelque temps, comme une façon de répliquer à l’égalitarisme morbide du virus. Mais quelles que soient les mesures techniques, elles devront être telles qu’elles mettront
1. Respectivement musicien africain, épouse de Jacques Derrida, ancien footballeur espagnol, lycéenne.
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en question l’écart vraiment obscène des revenus qu’on observe depuis trop longtemps. Et cela ne vaut pas seulement de la période de pandémie — dont on ne peut d’ailleurs prévoir la durée. Cela devra valoir pour toute la reprise, réparation, reconstruction ou innovation qui devra suivre, pour autant qu’il y aura une suite. Tout cela, nous le savons. Je ne fais que répéter ce qui remplit les journaux, radios, télés et réseaux tous les jours et toutes les nuits. Mais on en reste le plus souvent à proférer ce qu’il faudra ou bien à annoncer ce qui viendra. On croit pouvoir anticiper. L’anticipation est nécessaire mais toujours forcément limitée et fragile. Ce qui importe, c’est le présent : c’est maintenant, au milieu de la peur et de la tristesse, qu’il faut se demander si nous savons ce que nous voulons. Si nous avons compris que c’est le principe même de la civilisation — nommons-la technocapita liste — qui est mis en question. Nous avons compris ou nous devrions avoir compris que l’égalité n’est pas une aimable utopie mais une exigence existentielle — que l’équivalence marchande aboutit à une cruauté délirante et à ce que Marx nommait en citant Lucrèce la mors immortalis du capital. Et que par conséquent le mot de « communisme », même s’il ne s’est encore
jamais réalisé, aura vraiment porté le sens profond de la résistance à notre autodestruction. Marx disait que ce monde est privé d’esprit : ce mot est pour nous devenu suspect ou benêt. Il ne nomme que le souffle : ce qui fait vivre. Précisément ce que met à mal le coronavirus. Nous avons eu beaucoup d’idées, beaucoup de notions, beaucoup de savoirs et de représentations. Mais l’esprit s’est essoufflé dans la computation. Nous devons réapprendre à respirer et à vivre, tout simplement. Ce qui est beaucoup, et difficile, et long — les enfants en font l’expérience. Ils ne savent pas parler, les infantes. Ils ne savent pas moduler leur souffle sur la parole. Mais ils ne demandent qu’à apprendre, et ils apprennent et ils parlent. Soyons des enfants. Recréons un langage. Ayons ce courage.
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IV Le
mal et la puissance
La pandémie est une mauvaise chose, voilà un point sur lequel il y a peu de discussion. Certes, il se trouve quelques voix pour déclarer que ce n’est pas un si grand mal que ça. On fait remarquer que les maladies déjà existantes et les guerres toujours en action font beaucoup plus de morts. C’est un argument étrange, car il ne diminue en rien l’ajout d’une mortalité supplémentaire et jusqu’ici irrépressible sans une mobilisation considérable et coûteuse à tous égards. D’autres soutiennent que le véritable mal se trouve dans la servitude volontaire d’une société qui ne veut que son bien-être et qui déclenche une dangereuse surprotection à la fois étatique et médicale. Comme s’il fallait inventer un héroïsme abstrait, dépourvu de cause autant que de dimension tragique. Bien sûr, personne ne nie que de graves questions de société voire de civilisation sont soulevées ou plutôt 35
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LE MAL ET LA PUISSANCE
soulignées par ce virus. Au contraire, on ne cesse d’en parler. Mais comme dirait Descartes, l’important est d’en parler à propos. Le plus souvent c’est le mot « capitalisme » qui vient au premier plan. De fait, on ne peut nier la responsabilité d’un système de production et de profit qui favorise une expansion continue des dépendances voire des servitudes économiques, techniques, culturelles et existentielles. Le problème est que le plus souvent, nous l’avons dit, il semble suffire de prononcer le mot « capitalisme » pour avoir exorcisé le diable — après quoi réapparaitrait le bon Dieu qui se nomme, lui, « écologie ». Il nous faut le redire, ce diable est très vieux qui a fourni le moteur de l’histoire du monde moderne, configurant et modelant le monde. La produc tion illimitée de la valeur marchande est devenue la valeur en soi, la raison d’être de la société. Les effets ont été grandioses, un nouveau monde a surgi. Il se peut que ce monde soit en train de se décomposer mais sans rien nous fournir pour le remplacer. On est même tenté de dire « au contraire » quand on voit des pratiques sauvages comme le racket d’une nation sur les masques d’une autre, la fuite d’un roi qui va se confiner à 9 000 kilomètres de son royaume, l’annonce d’un culte destiné à fournir une immunisation divine contre le virus ou simplement
les empoignades hystériques autour d’une hypothèse de traitement. En vérité, ce qui est en jeu n’est pas seulement tel ou tel défaut de fonctionnement. C’est quelque chose qui va mal de manière constitutive, inhérente au cours que le monde a pris ou que nous lui avons fait prendre depuis longtemps. Et ce qui va mal est bel et bien, si j’ose dire, de l’ordre du mal. Le virus n’est pas le mal en soi, mais la virulence de la crise, ses effets immédiats et plus encore prévisibles d’aggravation des conditions des plus pauvres permettent de dire qu’elle rassemble de manière frappante les traits du mal. Il y a trois formes du mal : la maladie, le malheur et la malfaisance. La maladie fait partie de la vie. Le malheur est ce qui fait souffrir l’existence (c’est-à-dire la vie qui se réfléchit elle-même), que ce soit par une maladie ou par une agression (naturelle, sociale, technique, morale). La malfaisance (qu’on pourrait aussi nommer le maléfice) est la production délibé rée d’une agression ou d’une maladie : elle vise l’être ou la personne, comme on voudra dire. Jusqu’à quel point la virulence actuelle est-elle délibérée ? Jusqu’au point où sa puissance est liée ou corrélée au complexe de ses facteurs et de ses agents : il est inutile de répéter ce qui a été largement documenté et commenté sur le développement de formes virales,
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les conditions de contagion offertes par les communi cations actuelles, les chantiers de recherche ouverts depuis déjà vingt ans au moins et toutes les interac tions techniques, économiques et politiques. Ce sont des complexes analogues qui engagent les pollutions, les destructions d’espèces, les empoison nements par pesticides, les déforestations, non moins qu’une bonne partie des famines, des migrations forcées, des conditions de vie pénibles, des appauvrissements, du chômage et autres formes de décomposition sociale et morale. Et c’est aussi à la faveur des croissances techno économiques que se sont développés d’une part les empires industriels, d’autre part les emprises totalitaires, des plus écrasantes jusqu’aux plus insidieuses — c’est-àdire depuis les camps de toutes sortes jusqu’aux exploi tations de toute nature et pour finir jusqu’à l’épuisement de tout ce qu’on nommait « politique ». La crise sanitaire d’aujourd’hui ne vient pas par hasard après plus d’un siècle de désastres accumulés. Elle est une figure particulièrement expressive — bien que moins féroce ou cruelle que beaucoup d’autres — du retour nement de notre histoire. Le progrès révèle une capacité de malfaisance depuis longtemps soupçonnée mais désormais avérée. Les avertissements de Freud, Heidegger, Günther Anders, Jacques Ellul et de bien d’autres sont restés lettre morte, de même que tout ce qui a été travaillé 38
LE MALET LA PUISSANCE
pour déconstruire la suffisance du sujet, de la volonté, de l’humanisme. Mais aujourd’hui force est de reconnaître que l’homme fait le mal de l’humain et qu’il ne faut pas s’étonner si un philosophe peut écrire : « Le Mal est le fait premier », comme le fait Mehdi Belhaj Kacem. Le mal a toujours été pour notre tradition un défaut réparable ou compensable par les soins de Dieu ou de la Raison. Il a passé pour une négativité destinée à se supprimer ou à être surmontée. Or c’est le Bien de notre conquête du monde qui s’avère destructeur — et pour cette raison précise qu’il est autodestruc teur. L’abondance détruit l’abondance, la vitesse tue la vitesse, la santé abime la santé, la richesse elle-même est peut-être à terme en train de se ruiner (sans que rien n’en revienne aux pauvres). Comment en est-on venu là ? Il y a sans doute un moment à partir duquel ce qui avait été une conquête du monde — des territoires, des ressources, des forces — s’est transformé en création d’un nouveau monde. Non seulement au sens où cette expression a jadis désigné l’Amérique mais au sens où le monde devient littéralement la création de notre technos cience qui en serait donc le dieu. Cela s’appelle la toute-puissance. Depuis Averroès la philosophie connait les paradoxes de la toute-puissance et la psychanalyse en connait l’impasse hallucinatoire. Il 39
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s’agit toujours de la possibilité de limiter ou non une telle puissance. Qu’est-ce qui pourrait indiquer une limite? Peut-être justement l’évidence de la mort que le virus nous rappelle. Une mort qu’aucune cause, aucune guerre, aucune puissance ne peut justifier — et qui vient souligner l’inanité de tant de morts dues à la faim, à l’épuisement, aux barbaries guerrières, concentrationnaires ou doctrinaires. Savoir que nous sommes mortels non par accident mais par le jeu de la vie et aussi de la vie de l’esprit. Si chaque existence est unique, c’est parce qu’elle naît et meurt. C’est parce qu’elle se joue dans cet intervalle qu’elle est unique. David Grossman a écrit tout récemment, à l’occasion de la pandémie : « De même que l’amour incite à distinguer un individu au milieu des masses qui croisent nos existences, de même la conscience de la mort en nous le même sentiment. » Or si le mal est manifestement lié, dans ses effets, aux inégalités vertigineuses des conditions, rien peut-être ne donne un fondement plus clair à l’égalité que la mortalité. Nous ne sommes pas égaux par un droit abstrait mais par une condition concrète d’existence. Nous savoir finis — positivement, absolument, infiniment et singulière ment finis et non indéfiniment puissants : c’est l’unique moyen de donner sens à nos existences.
V Liberté Une jeune femme a été mise en arde à vue pour avoir affiché à son balcon « macronavirus — aura-t-on bientôt fini ? ». Le mot « macronavirus » a déjà circulé depuis quelque temps et on ne voit pas pourquoi une banderole déclenche une opération de police. Ce n’est pas seulement grotesque, c’est de la police politique de la plus minable espèce. Et il ne faut pas chercher loin les motivations de la personne que les policiers ont interpellée : même en mesurant l’extrême difficulté de la gestion de la situation, on peut être excédé des atermoiements, revirements, évitements qui occupent vraiment une place excessive sur notre scène publique. On aurait pu attendre moins de ratés, de pannes, de manques et de flottements. Mais quoi qu’il en soit, il n’y a aucun manquement à la loi sur cette banderole et il n’est pas admissible qu’on en invente un. 41
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C’est pourquoi j’ai pris part à la protestation initiée par un collectif de Toulouse. Il ne faut pas qu’un soupçon, si mince soit-il, d’arbitraire despotique puisse se former. Je veux espérer qu’on va remettre à leur place celles et ceux qui ont déclenché cette pauvre opération. Cela est d’autant plus nécessaire qu’on entend déjà les voix empressées de celles et ceux qui n’ont pas attendu pour déplorer la privation de nos libertés par le confinement. Il n’est vraiment pas opportun d’alimenter ces discours — et cela pour deux raisons. La première est technique. Les contempteurs du confinement se réclament de stratégies d’immuni sation collective à propos desquelles il n’y a aucune assurance — comme c’est le cas pour beaucoup d’aspects biologiques et médicaux de cette pandémie. En même temps ils auraient préféré laisser partir les personnes de toute façon promises à une mort peu éloignée. Entre les deux on ne sait pas très bien ce qui se passerait pour les personnes en grande difficulté respiratoire que la mort n’attend pas forcément pour autant. De façon générale, le principe qui gouverne ces façons de voir est celui d’une régulation naturelle dont il faut savoir s’accommoder. La demande de protection sanitaire est une forme de moderne 42
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servitude volontaire qui ouvre à de nouvelles formes de tyrannie. Cette pensée libérale risque de rencontrer des difficultés semblables à celles que connait le libéra lisme économique. Elle lui est d’ailleurs apparentée de toute évidence. De même qu’il y a un marché des marchandises, il y en a un de la vie, de la maladie, de la vieillesse et de la mort. Laissons s’y exercer la libre concurrence non faussée. Il est vrai que la santé tend à devenir un bien de consommation et que la longévité devient une valeur en soi. Cela revient souvent à accepter des formes et des qualités de vie où l’entretien l’emporte sur l’insou ciance voire sur la prise de risque qui font partie des vies actives. Cela est vrai mais on n’y répond pas en exposant tout le monde à tous les risques offerts par le tout-venant de systèmes technoéconomiques qui multiplient les toxicités, les empoisonnements, les auto-immunités, les usures et les viralités de toutes sortes. C’est d’ailleurs pourquoi la crise actuelle n’est pas simplement sanitaire mais est un produit de l’exas pération des conquêtes dans lesquelles nous nous retrouvons empêtrés et embourbés au point qu’en fait nous ne savons plus comment nous en sortir. 43
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À ce compte, les gémissements sur la privation de liberté paraissent dérisoires si on pense que nos libertés ordinaires — celles de circuler comme celles de s’exprimer — ne s’exercent qu’à l’intérieur du cadre de plus en plus étroit de nos nécessités éco-techniques, démographiques et idéologiques. Ce cadre est si étroit parce que de toutes parts il faut compenser, réparer, soigner tandis que plus aucune histoire ne semble s’ouvrir — pas plus pour ceux qui ne savent que s’enrichir que pour ceux qui sont forcés de s’appau vrir. Car enfin c’est à ça que nous sommes réduits. Nous sommes peut-être enfin prêts à comprendre que nous ne sommes pas libres de la liberté mesquine du sujet sûr de soi et de ses droits — qui se réduisent au droit d’obéir au marché des uns et aux caprices des autres. Nous avons tout à inventer à neuf. Y compris le sens même de nos droits, de notre humanité et d’une « liberté ». Aucune philosophie n’a pensé une liberté qui serait simple autonomie de l’individu et non inscrip tion de son existence dans un monde — ce monde fut-il infiniment ouvert au-delà de lui-même. Marx disait que le monde de son temps était « sans esprit ». Nous sommes désormais non seulement sans esprit mais peut-être même sans autre corps que nos connexions « machiniques », énergétiques, 44
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cathodiques et plasmatiques. Le virus d’aujourd’hui et les moyens de s’en débarrasser — les moyens médicaux, économiques et politiques — ne sont pas grand-chose au regard de ce qui nous attend, pour autant que nous ayons un avenir.
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Néo-viralisme Depuis peu se font entendre des voix toujours plus empressées à dénoncer l’erreur du confine ment et à nous expliquer qu’en laissant faire le virus et les immunités disponibles on aurait, à moindres frais économiques, obtenu un bien meilleur résultat. Les frais humains, eux, se seraient limités à une légère accélération des morts programmées avant la pandémie. Chacun des idéologues de ce qu’on peut baptiser un néo-viralisme — puisqu’il retranscrit sur le plan sanitaire le néolibéralisme économique et social — y va d’un arsenal de chiffres et de références auquel ne manquent pas de répliquer tous ceux qui sont aux postes avancés de l’information et de l’expérience. Mais ce débat n’intéresse pas les néo-viralistes, qui sont a priori convaincus de l’ignorance ou bien de 47
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l’aveuglement de tous ceux qui sont au cœur de la prise en charge. Et on ne se gêne pas, tant qu’on y est, pour parler d’inféodation du savoir au pouvoir, lequel pouvoir est lui-même réputé ignare ou bien machiavélique. Quant aux autres, à nous tous, nous sommes pour eux des gogos. 11 est toujours intéressant de voir surgir les donneurs de leçons. En général ils viennent un peu tard, et ils refont l’histoire. Ils savaient en effet déjà tout à l’avance. Par exemple, que les conditions de vie dans les Ehpad sont souvent peu attrayantes. Puisqu’ils le savaient déjà, que n’ont-ils usé de leur savoir plus tôt, pour changer cet état de choses ? La question des conditions et du sens même de vies parfois prolon gées pour l’essentiel par un encadrement médical et social est posée depuis longtemps. J’ai déjà entendu des personnes âgées la poser. J’en ai aussi entendu demander pourquoi on ne leur permettait pas d’en finir plus vite. Cela dit, toute personne de plus de 70 ans, même affectée de telle ou telle déficience, n’est pas forcément virtuellement morte. Dans l’hypothèse d’un libreéchange avec le virus, c’est le virus qui aurait fait le tri — sans parler des moins de 70 ans, car il y en a tout de même quelques-unes. Cela se comprendrait, si nous n’avions pas tout de même quelques moyens
de protection. 11 y a un cercle vicieux qui est celui de notre technoscience médicale. Plus nous savons soigner, plus il y a d’affections complexes et rebelles et moins nous pouvons laisser faire une nature — dont on ne sait que trop dans quel pauvre état elle se trouve en général. Mais c’est bien de nature que parlent sans le dire les néo-viralistes : une sage disposition naturelle permet de liquider les virus en liquidant les inutiles et malheureux vieillards. Pour un peu, on nous dirait que ça pourrait bien fortifier l’espèce. Et c’est cela qui est intellectuellement malhonnête et politi quement autant que moralement douteux. Car si le problème se loge dans notre technoscience et dans ses conditions socio-économiques de pratique, alors le problème est ailleurs. 11 est dans la concep tion même de la société, de ses finalités et de ses enjeux. De même, lorsque ces néo-viralistes stigma tisent une société incapable de supporter la mort, ils oublient qu’ont disparu tout le naturel et le surnaturel qui permettaient naguère des relations fortes et en somme vivantes avec la mort. La technoscience a décomposé nature et surnature. Nous ne sommes pas devenus des mauviettes :
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nous avons au contraire imaginé être devenus tout-puissants... L’ensemble des crises dans lesquelles nous sommes pris — et dont la pandémie de Covid-19 n’est qu’un effet mineur par rapport à bien d’autres — procède de l’extension illimitée du libre usage de toutes les forces disponibles, naturelles et humaines, en vue d’une production qui n’a plus d’autre finalité qu’elle-même et sa propre puissance. Le virus vient à point nous signaler qu’il y a des limites. Mais les néo-viralistes sont trop sourds pour l’entendre : ils ne perçoivent que le bruit des moteurs et les crépite ments des réseaux. Aussi sont-ils arrogants, pleins de suffisance et incapables du minimum de simple modestie qui s’impose lorsque la réalité se montre complexe et rétive. Au fond, ils se comportent tous — même s’ils ne portent pas d’armes — comme ceux qui ailleurs manifestent en public bardés de fusils d’assaut et de grenades contre le confinement. Le virus doit se tordre de rire. Mais il y a plutôt de quoi pleurer, car le néo-viralisme sort du ressentiment et mène au ressentiment. Il veut se venger des timides amorces de solidarité et d’exigences sociales qui se manifestent sur des modes nouveaux. Il veut arrêter dans l’œuf toute velléité de changer ce monde auto-infecté. Il 50
NÉO-VIRALISME
veut qu’on ne menace rien de la libre entreprise et du libre-échange, y compris avec les virus. Il veut que ça continue à tourner en rond et à s’enfoncer dans le nihilisme et dans la barbarie que masquent si mal ces prétendues libertés.
VII Pour libérer
la liberté
Les exigences de confinement imposées par la pandémie virale ont suscité de nombreuses protes tations dans les régions géopolitiques et idéologiques qui revendiquent les droits qu’on appelle humains. Certes, l’acceptation et même la prise en charge de ces exigences ont été les réactions de loin les plus partagées mais souvent elles l’ont été elles aussi sur un fond de regret de ce qui paraissait représenter autant une atteinte aux libertés qu’une mesure de protec tion sanitaire. Le modèle plus ou moins hypothétique de l’immu nité communautaire a été invoqué comme une solution qui aurait permis d’éviter de limiter les libertés de déplacement et de rencontre. Les interdic tions de visite aux malades et aux mourants ont été ressenties comme des formes particulièrement graves de mesures liberticides. Les possibilités de traçage S3
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des personnes contaminées sont redoutées comme autant d’accès ouverts à des contrôles illimités de la vie privée. L’annonce de la réouverture des écoles a immédiatement rencontré des oppositions comman dées par la liberté de se protéger : l’ordre immédiat des motifs est alors inversé mais la raison profonde reste la même, c’est la liberté de chacun en chaque circonstance. Notre société considère comme son bien le plus précieux — tant que la santé et la vie ne sont pas gravement menacées — la liberté individuelle. Celle-ci se décline, pour l’essentiel, en liberté de se déplacer, de se réunir, de s’exprimer et d’interve nir dans la gestion de la vie commune à l’intérieur de cadres législatifs eux-mêmes librement acceptés. Ces acquis du monde moderne ne sont pas contestables. Un des traits essentiels de ce monde est d’avoir écarté toutes les formes d’autorité non librement consenties, depuis le droit d’esclavage jusqu’au droit divin ou dynastique d’exercer le pouvoir. L’exercice de cette liberté n’est pourtant pas simple puisque, comme je viens de le rappeler, elle peut aussi bien s’opposer à des restrictions qu’en exiger. Mais l’important, nous le comprenons très bien, est que dans tous les cas ce soit le libre individu qui décide. 54
POUR LIBÉRER LA LIBERTÉ
Que cette liberté doive composer avec celles des autres comme avec des intérêts communs ou des solidarités, cela n’empêche que chacun et chacune doit être en mesure de donner son accord ou de le refuser, fut-ce en acceptant d’attendre le moment propice pour faire changer la loi. De toutes les manières et sur tous les plans, le libre jugement de chaque individu majeur doit pouvoir s’exercer (sauf cas d’incapacité légale ou médicale qui doit elle-même être établie sous un contrôle soigneux, lui-même susceptible d’être mis en cause). Rien ne nous est plus évident que notre entière liberté de jugement et la liberté de décision qui en découle. Cette liberté demande à être garantie et protégée : c’est pourquoi la seule forme d’organisation sociale et politique qui lui convienne est la démocratie, qui consiste dans une libre participation de tous aux décisions selon lesquelles l’existence commune est assurée. La communauté ainsi formée équivaut à la coexistence des individus libres. La liberté des sujets détermine donc le règne tant individuel que collectif de cette même liberté. Cela répond bien à la seule définition possible de la liberté : la capacité de n’agir que selon sa propre décision. 55
UN TROP HUMAIN VIRUS
La décision propre suppose que le sujet soit précisé ment constitué par une entière propriété de lui-même (et accessoirement de ce qui lui appartient). Ce que contient le terme de liberté, pour nous, n’est pas seulement de l’ordre de l’indépendance matérielle et sociale (comme c’était le cas pour nos ancêtres). Elle est le propre d’un sujet, sa capacité à s’auto déterminer. En un sens on peut dire que liberté et subjectivité sont deux concepts réciproques et substi tuables. L’égalité des sujets, quant à elle, est détermi née par le fait que tous les sujets sont identiquement et donc également libres. Tout ce qui va au-delà de cette double postulation fondamentale — comme la solidarité ou la fraternité aussi bien que de nécessaires rapports de pouvoir — est secondaire et inférieur en dignité ontologique. Nous savons tout cela parfaitement : ce sont les axiomes de la logique socio-politique, éthique et en somme aussi métaphysique de notre monde. Métaphysique, en effet, désigne la pensée des principes et des fins. Or aucune autre représenta tion de principes et de fins — de l’ordre d’une loi religieuse ou bien d’un destin quel qu’il soit — ne peut satisfaire aux axiomes que je viens de rappeler. Le seul principe est la liberté. Ce qui signifie qu’elle porte S6
POUR LIBÉRER LA LIBERTÉ
aussi la finalité ultime. Nous sommes libres pour être libres. Autofondée la liberté est autofinale. Tout le reste, si on y réfléchit bien, n’est que subordonné. Les productions, les possessions, les actions et les œuvres ne sont en vérité que des retombées marginales de la liberté qui s’affirme. (Je n’ignore pas que beaucoup ne se contentent pas de cette épure et nourrissent de manière plus ou moins fervente des convictions religieuses, esthétiques ou symboliques où est offert un sens de l’existence qui ne se limite pas à l’autofinalité de la liberté propre. Ces croyances relèvent d’attentes affectives parfaitement compréhensibles. Mais ou bien leurs convictions remplacent complètement la liberté — et il y a conflit —, ou bien des arrange ments plus ou moins cohérents permettent de vivre en double régime, sujet de droit d’une part et fidèle d’obédience de l’autre.) Toutefois il faut avouer que le pur disposi tif de la liberté tel que je viens de le rappeler ne va pas sans difficultés. Je ne pense pas seulement à tous les aspects secondaires que j’ai évoqués, à toutes les contingences pratiques ou affectives qui compliquent et même obscurcissent le libre exercice de la liberté. S7
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Je pense à deux considérations d’ordre fondamen tal. La première concerne l’histoire de la liberté dans le monde moderne. La seconde concerne la teneur ontologique même de notre idée de la liberté. Commençons par l’histoire. Il est très remarquable et très étonnant que la conquête moderne de la liberté — celle qui de l’humanisme du XVIe siècle a mené jusqu’à la démocratie du XXe — ait été accompagnée des plus sévères mises en question de cette liberté. Il n’a pas fallu longtemps pour que soit engagée la critique des libertés déclarées par l’humanisme et par la démocratie. Très vite on a compris que les inégalités de propriété déterminaient un usage inégal de la liberté et que cet usage inégal dégrade la liberté elle-même. La plus simple et la plus indispensable des libertés, celle de se procurer sa subsistance, apparait comme une comédie lorsque les uns sont libres de se vendre sur un marché du travail et les autres libres de régler, souverainement ou tyranniquement, les conditions de ce marché. Toutes les luttes ouvrières des XIXe et xxe siècles ont été guidées par l’exigence de donner un contenu réel et non formel au droit de travailler, lui-même condition d’exercice de tous les autres droits. 58
POUR LIBÉRER LA LIBERTÉ
Mais nous avons oublié tout cela. En fait, ce qui devait donner par le travail une société dont la liberté commune aurait été — en tant que communisme — la réalisation de tous n’a produit qu’une autre forme de dépendance. Partout les conditions du travail sont devenues toujours plus complexes et plus dépendantes de logiques technoéconomiques telles que l’écart a augmenté entre la liberté des décideurs et la soumis sion des exécutants. Ces derniers représentent la grande majorité des populations — qui comportent aussi une part importante de personnes privées de travail et donc de liberté. En revanche de grands espaces de liberté se sont ouverts sous la forme des choix multipliés de biens de consommation. Aux moyens de subsistance et de confort se sont ajoutés les loisirs, les biens culturels et ce qu’on a pu décrire comme l’absorption passive voire addictive du grand spectacle de cette surabon dance et de notre propre dépendance envers elle. La liberté est devenue l’usage recommandé des images de nos capacités de maitrise et de satisfaction. Une grande partie du cinéma le plus répandu ne charrie pas d’autre contenu. Autrement dit partout la représen tation d’une autodétermination tient lieu d’auto détermination réelle. 59
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Cette énorme illusion de la modernité, l’illusion de la libération d’une humanité qui aurait surmonté toutes ses dépendances, nous avons en fait commencé à en prendre conscience. Cette conscience se révèle à beaucoup de signes, et en particulier à ceci, que nous savons désormais combien nous perdons de liberté d’agir dans les destructions et transforma tions profondes des conditions de la vie sur la planète. Mais le risque est rand dès lors de renouveler l’illusion d’une « vraie » liberté — plus « naturelle » et plus « humaine ». Ce risque est grand parce que nous n’avons toujours pas progressé dans notre pensée même de la liberté. L’image de l’autodéter mination continue à nous fasciner alors même que c’est en elle que se trouve le problème. On touche ici à ce que j’ai nommé la teneur ontolo gique de l’idée de liberté. C’est-à-dire : qu’est-ce qui constitue la liberté et par conséquent qu’est-ce qui constitue la propriété essentielle de l’être supposé doué de liberté ? Il est très remarquable qu’au cours de la même histoire qui a fait naitre la liberté moderne aucune philosophie ni aucune théologie n’a attribué à l’homme la liberté comme un pur et simple pouvoir d’autodétermination. Au contraire. Même chez 60
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Locke, même chez Rousseau on ne trouve pas cela. Sans entrer dans aucun détail des nombreuses pensées mises en jeu on peut dire que l’autodétermination pleine et entière n’a jamais été pensée que d’un être parfait nommé Dieu ou bien Raison, Esprit, Nature ou bien Histoire, mais jamais identifiée à l’homme même s’il figurait son idéal ou son absolu. D’une certaine façon notre culture a été schizophrénique : d’un côté nous devions être libres, de l’autre côté nous savions ne pas l’être. C’est aussi pourquoi nous n’avons pas cessé de parler de « libération », d’« affranchissement » ou d’« émancipation ». C’est-à-dire d’opérations qui présupposent une absence première de liberté. Mais s’il est possible qu’un enfant devienne un adulte libre et responsable, s’il est possible de délivrer un prisonnier de manière définitive et s’il est possible de renverser un tyran, il n’est pas pour autant certain qu’on fasse ainsi advenir un sujet absolu de sa propre autonomie. Un tel sujet ne connait que trois formes dans nos représentations, et chacune des trois aboutit à une limitation de l’autonomie — par conséquent à une autolimitation. son sens fort et initial représente le principe d’une 61
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entière indépendance envers les lois et les codes de toutes natures reconnus par une société. L’autonomie libertine est celle du vouloir ou du désir immédiat dans toute l’effervescence qu’il peut offrir. L’indéniable séduction de son image ne peut empêcher que l’effer vescence s’emporte elle-même et se détruise — ce qui n’est pas une question d’épuisement mais bien plutôt d’implosion par excès. En fait, le propre du libertin est de se risquer hors de tout être-propre. La deuxième forme est celle que représente l’asso ciation de Kant avec Sade telle que Lacan l’a exposée. C’est la certitude d’un sujet absolu de sa propre loi : ordonnée chez Kant à une rationalité universelle et chez Sade à une subjectivité non moins universelle, la première supposant une dignité absolue, la seconde une cruauté non moins absolue. Cette ambivalence revient à une contradiction interne voire à une auto-expropriation de la liberté. La troisième forme est donnée avec ce que Marx nomme le travail libre, c’est-à-dire la libre production de l’être tant social qu’individuel. Cette production suppose que le produit soit défini. Or c’est exacte ment ce que Marx ne sait pas déterminer autrement que comme le travail libre lui-même. Autrement dit la liberté devient sa propre production, elle n’est pas une propriété donnée d’avance ni un droit. Elle est son 62
POUR LIBÉRER LA LIBERTÉ
propre acte — mais en même temps elle se présup pose en fait autant que la pleine autonomie d’un être absolu. En cela, elle se perd elle-même, car ou bien elle ne fait que se reproduire, ou bien elle se réduit à être force de production de nouvelles possessions. À ce point, il faut convenir que l’autonomie requise par la liberté semble inévitablement et si j’ose dire fluto-matiquement exclue. Or cela même nous donne une indication. Ce qui est exclu, c’est que l’autodétermination soit la propriété d’un être. Mais c’est justement la présupposition d’un « propre » en général qui sans doute fausse d’emblée la position même du problème. Si nous savons ce qui est le propre de l’homme, si je sais qui je suis proprement, si un peuple maitrise son origine et sa nature propres — alors il est certain ou bien que la liberté est d’avance entravée par cette propriété, ou bien que celle-ci se réduit au cercle vicieux : « je suis libre d’être libre ». (Cercle vicieux qui piège d’ailleurs
aussi bien un dieu qui s’affirme tout-puissant, c’està-dire possédant la puissance d’être tout-puissant.) Or nous n’avons sans doute pas d’expérience plus intime que celle d’une impropriété. Qui suis-je ? quel est ce peuple ? qu’est-ce que l’homme ? À cette dernière triple question Kant dit qu’il n’y a pas de réponse. Ce qui veut dire que la question elle-même 63
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n’est pas à poser. Ce n’est pas une question d’essence, de nature propre. Ce qui est propre, authentique, original, essentiel, élémentaire, pur ne l’est jamais, car c’est toujours à chercher, à dégager, à épurer (qu’on pense aux sens terribles de ce mot...). Et dans une épuration ou dans une purification on élimine l’autre, le non-identique, Le propre n’est jamais présupposé, même pas comme pur être libre. Ce n’est pas une propriété au sens d’une possession. Ma liberté ne m’appartient pas, c’est plutôt moi qui appartiens à la libre invention d’un propre toujours à venir, toujours à agir et à ressentir aussi longtemps que je vis. Ma mort ne l’accomplit pas : elle manifeste qu’il est toujours autre et si l’on peut dire toujours outre. De même que toute mer a son outremer et que les ultrasons appartiennent au registre sonore, nos étroites propriétés ordinaires, nos biens et nos droits se rapportent à l’outre-propre de cela, de celle ou celui qui est toujours au-delà de nous. C’est pourquoi la liberté n’a aucune propriété comme celle d’un droit dont je disposerais, ni aucune identité simple — « ma liberté », « un peuple libre », « une œuvre libre », cela n’existe que mêlé à tout ce que la liberté veut ignorer, qui la repousse et la 64
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contraint — nécessités, limites, pesanteurs du corps, de l’esprit, des affects, des rapports et des pulsions. Comme l’écrit Derrida : « La liberté s’entend et s’échange avec ce qui la retient, avec ce qu’elle reçoit d’une origine enfouie, avec la gravité qui situe son centre et son lieu1. »
1. L'Écriture et la différence, Seuil, p. 101.
VIII L’UTILE ET L’INUTILE Phénomène intéressant : on me demande si la philosophie est bloquée par le virus. Je comprends ce qui suscite la question : c’est l’attente d’une sortie de crise par la pensée. Cela n’a rien de nouveau mais devient amusant dans une situation où c’est très clairement un ensemble de mesures techniques et pratiques qui résoudra le problème. La philosophie n’a jamais été un art de la sagesse — même si l’exercice de la pensée ne peut que communiquer forcément quelques incitations à ne pas s’emporter contre le réel, que ce soit celui des difficultés de la vie ou celui des apories de la mort. Mais la philosophie est d’abord la reconnaissance de ce que le réel échappe à toute prise — ou plus exacte ment elle est la reconnaissance du fait qu’il ne peut pas y avoir de connaissance ni de reconnaissance de cette échappée — et qu’en même temps c’est à elle 67
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ou par elle que nous sommes vraiment destinés, je veux dire constitués en tant qu’humains et animaux parlants. Cette destination ne fait pas un destin au sens fataliste du mot mais un envoi, une lancée ou une poussée. Rien à ne chercher derrière ni devant cet envoi. L’homme est l’animal aventuré, l’animal risqué. Derrida parlait de « destinerrance » : une destina tion à errer. Errer n’est pas s’égarer — qui suppose qu’on a quitté des voies tracées. Ce n’est pas faire fausse route, c’est parcourir un espace sans routes ni repères. Ni ceux d’une croyance, ni ceux d’une sage expérience. C’est au contraire l’expérience d’être expédié non seulement à l’inconnu mais à l’incon naissable. Du début la philosophie est dans cet envoi à corps perdu. Et il se vivifie lui-même, il s’anime, il s’emballe et s’envoie encore plus loin. Il file au-delà de l’être, au-delà du savoir, au-delà de Dieu et de tout au-delà. Ça s’appelle savoir absolu ou éternel retour, liberté, existence ou « destinerrance » — c’est la même chose, mais au sens d’une chose toujours soustraite à l’iden tité et à la propriété. En même temps, du même élan, la même culture de l’envoi a déployé une entreprise de conquête dont les perspectives ne s’échappaient pas moins mais se présentaient des objets, des productions pratiques
censées représenter un accomplissement (machines, vitesses, logiques, systèmes). La même errance a rencontré des forces, les a utilisées puis en a produit de nouvelles. On a taillé le silex puis tendu l’arc, plus tard on a découvert les propriétés explosives de certains mélanges. On a voulu maitriser, pour se protéger ou pour conquérir. Mais on a aussi voulu maitriser pour maitriser, de même qu’on a voulu la volonté elle-même, ainsi que nous l’avons lentement découvert à partir sans doute de Kant. C’est-à-dire à partir du moment où « la volonté n’a plus seulement représenté la possibi lité de décider entre des possibles mais la faculté d’être par ses représentations cause de la réalité de ces mêmes représentations ». Le pouvoir de l’effectuation ou de la production devient alors expressé ment le signe distinctif de l’homme. Marx écrit (dans Le Capital) : « Ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagina tion du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il
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a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. » Si la volonté se subordonne, dans ces lignes de Marx, c’est à une loi qui s’est élaborée dans la « conscience », et la soumission à la loi qu’on s’est donnée est la liberté même, comme l’a écrit Rousseau et comme Spinoza l’avait déterminé au sujet de Dieu seul. La volonté moderne est devenue équivalente à l’autopro duction — voire à la création —, non seulement d’une abondance d’objets, mais de la puissance idéative et imaginative du sujet. La philosophie a beaucoup travaillé depuis un siècle autour de cette notion de « sujet ». Sa complexité, son caractère dynamique opposé à la statique d’une substance mais poussé jusqu’à le priver de toute assise, sa fragilité ouverte à l’immense intercon nexion des forces pré-, para- ou post-subjectives, ce qu’on a nommé d’un côté l’inconscient, de l’autre la masse ou la foule, d’un troisième le mythe ou la structure, tout cela a contribué à en rendre la notion extraordinairement fuyante. De plus en plus il est apparu que c’était le projet qui tenait lieu de supposé « sujet » et que le projet — ainsi que Bataille l’a pensé — s’oppose à la « souveraineté » qui serait le sens d’un au-delà du sens, le sens d’un essentiel inachèvement refusant d’être soumis à ce que
Marx nommait « l’équivalence générale » et Bataille « l’homogène ». À la finalité toujours relancée d’une destination ultime — société comblée, humanité parachevée — demandait peut-être à se substituer la « destinerrance », qui pourrait aussi se dire par l’image deleuzienne de « lignes de fuite ». De manière parallèle, la psychanalyse avec Lacan approfondissait l’écart entre un projet de normalisation sociale et le risque de laisser se raconter une aventure improbable.
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Tout cela qui bien sûr n’a jamais donné lieu à un contre-projet (dont l’idée même serait contra dictoire) a constitué le ferment spirituel d’un temps qui pressentait la nécessité de trouver ou de retrou ver ce qu’on peut tout simplement nommer la part de l’inutile. Le paradoxe est qu’en même temps — depuis cinquante ans — le modèle de civilisation en train de recouvrir le monde ne cessait pas de créer de nouvelles utilités. D’une part le progrès technique produisait toujours plus d’outils utiles à son fonctionnement, d’autre part l’expansion de la population mondiale et des communications rendait désirable l’accès de tous à toute cette utilité en croissance exponentielle. Mais ce désir lui-même se heurte d’une part à l’accaparement de la richesse utile par le nombre restreint de ceux
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qui la produisent, d’autre part aux graves désordres climatiques, énergétiques et existentiels engendrés par la fièvre de la production utile. Le résultat est un monde dont le projet devient indéchiffrable, voire catastrophique, dont le sujet devient fantomatique (sujet de droits abstraits ou de croyances grossières) et dont les objets tendent à devenir inutilisables. À moins que toute cette machine ne tourne parfaitement pour sa seule utilité bouclée sur elle-même...
De tout ce que je rappelle ainsi de manière sommaire, la pandémie virale — avec tout ce qui l’entoure de mesures nouvelles, de discussions, de contradictions, d’incertitudes — fournit une sorte de miroir grossissant. Le virus est nouveau mais rien d’autre n’est innovant dans cette crise. La propaga tion du virus fonctionne de manière analogue à celle d’autres propagations que nous nommons « virales » par métaphore depuis déjà longtemps, les capacités et les modalités de lutte reflètent bien les capacités et les idéologies des pouvoirs politiques et technoscien tifiques qui les mettent en œuvre, nos forces et nos faiblesses jouent leurs rôles. Quelque chose est nouveau cependant, qui est la peur. Nous avons peur d’une contagion qui parait 72
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singulièrement sournoise, d’une maladie assez insaisis sable qui manifestement provoque peu d’atteintes graves en dessous de 65 ans (ce qui complique les stratégies de protection) mais qui n’en menace pas moins de façon endémique, sous des formes souvent asymptomatiques, etc. Jusqu’ici, la peur était relative ment limitée par les domaines des maladies en principe mieux repérées, des possibilités criminelles ou d’atten tats. Mais ce n’était pas une peur diffuse, manifes tée par des gestes et des dispositions qui nourrissent aussitôt une anxiété supplémentaire. Par exemple, les masques sanitaires sont un signe de protection et en même temps un signal inquiétant. Comme si un porteur de masque chirurgical était un comploteur ou un bandit. Cette peur a quelque chose d’enfantin. Ce qui est enfantin est impulsif et ne sait pas s’exprimer. En fait, nous avons peur de nous-mêmes, de tout l’inconnu, de tout l’indéterminé qui nous entoure. Nous oublions complètement à quel point les sociétés anciennes ont connu la peur, l’insécurité civile, alimentaire, climatique, sanitaire. La peur avait d’autres noms : l’horreur, l’épouvante, la frayeur devant des dangers terribles, réels ou imaginaires, l’anxiété, l’alarme, le frisson à la pensée de dangers proches, l’inquiétude,
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l’appréhension, la crainte des menaces permanentes liées aux pouvoirs et aux forces. Le modèle du « brave sans peur » n’a été si important que parce que tout le monde vivait dans la peur. Toute vie sans doute contient la peur d’être tuée ou celle, plus complexe, de tuer soi-même. La philosophie n’est pas exempte de la peur : elle est formée par la peur de ne pas avoir d’assurance. Mais cette peur, elle en fait un étonnement, une profonde perplexité. En fait, toute la philosophie provient de la peur de la mort. Et cette peur provient elle-même de l’absence de garanties religieuses. Et cette absence est constitutive de nos sociétés : mais cela signifie que nous avons à nous savoir et à nous penser exposés en effet à la mort. C’est-à-dire à l’inachèvement du sens. Mais lorsqu’une moisson pousse, lorsqu’un enfant grandit, lorsqu’un rapport se noue — social, amical, amoureux —, qu’est-ce qui est achevé ? Rien ? Rien n’est jamais à l’état de fin dernière — ou bien c’est l’interruption d’une vie. Or cela est beau — pour autant que ce n’est pas dû à un meurtre. Cela est beau parce que d’une manière ou d’une autre, la vie s’accorde à elle-même : elle se suspend au bord de sa peur. Elle se perd ; c’est vrai et c’est inconsolable pour les autres. Mais elle se salue elle-même et se dit « adieu ». 74
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En fait, nous avons le sens de cet inachèvement essentiel du sens. Nous comprenons très bien que la vie n’est pas le maintien d’une inertie mais le risque d’une existence. En revanche, ce que nous ne supportons pas, c’est que des promesses de confort, des assurances de maitrise, des savoirs et des pouvoirs de haute précision développent une humanité asservie à une puissance réservée à quelques-uns et nuisible au plus grand nombre. Une humanité privée d’esprit, privée du sens que pourtant elle porte en elle : le sens de l’existence exposée à elle-même, à sa propre chance et à son sort — mais non exploitée par des bandes de machines à calculer. Car ces machines prétendent calculer nos vies, alors que nous savons nos existences incalculables. Il faut que nous puissions dire avec Conrad Aiken : Et ici avons vu le catalogue des choses — toutes prises dans le maelstrom des limbes, en tourbillons concentriques jusqu’au bout de l’entonnoir, sans nombre, et sans signification, et sans propos ; sauf que le manque de propos porte un nom, le manque de signification possède un battement de cœur, et le manque de nombre porte un manteau d’étoiles.1
1. Voir : CA — Poems — DocShare. tips 75
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And here hâve seen the catalogue of things ail in the maelstrom of the limbo Ht caught, and whirled concentric to the funnel’s end. sans number, and sans meaning, and sans purpose ; save that the lack of purpose bears a name the lack of meaning has a heart-beat, and the lack of number wears a cloak of stars.
IX Toujours trop humain Est-il possible de faire le point ? Non pas de mettre un point final, bien sûr, mais de relever quelques repères de notre navigation à travers l’océan viral ? Il est aussi devenu un océan de discours, la logorrhée qui accompagne toutes les épidémies n’a pas manqué de nous emporter. Il y en a trop, ça tournoie, ça vibrionne au point que le mot « philosophie » ressemble aux vrilles de la vigne ou aux anneaux d’un serpent sifflant. C’est humain, trop humain — mais peut-être justement nous fallait-il un peu trop d’humain pour moins mal nous comprendre nous-mêmes. Est-ce le cas ? Le maelstrom a-t-il expulsé quelques objets curieux, dignes d’intérêt ? Je le crois. Sans qu’il s’agisse de découvertes, il me semble que nous pouvons repérer quelques signaux, quelques balises pour la suite de notre long cours. 77
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Il y en aurait au moins cinq, qui se disposeraient sous ces cinq titres : 1. L’expérience ; 2. L’autosuffisance ; 3. La bioculture ; 4. L’égalité ; 5. Le point. L’expérience. Nous avons fait, nous faisons encore une expérience. C’est-à-dire l’épreuve d’une réalité inédite. Ce qui aura été proprement inédit, c’est le phénomène d’une contagion virtuellement mondiale et particulièrement retorse, complexe et labile. Toute expérience est expérience d’une incerti tude. La certitude, le savoir assuré de lui-même et par lui-même, forme la marque distinctive de la vérité cartésienne. Loin d’être exclusivement française, cette certitude ordonne toute nos représentations de savoir, scientifique, technique, sociétal, politique et presque culturel. C’est donc l’ordre entier de nos assurances et de nos confiances qui est mis à l’épreuve. Pour cette raison, nous faisons vraiment une expérience : nous sommes poussés hors de notre programmation.
Ce n’est pas nouveau, l’incertitude s’agitait depuis déjà plusieurs décennies, la face du monde ne cessait pas de se modifier, nos trébuchements et nos désastres nous prenaient de plus en plus au dépourvu. Mais les signaux politiques, écologiques, migratoires et financiers n’arrivaient pas à donner force d’expérience 78
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à ce qu’un minuscule parasite a doté de la virulence de l’inouï. L’inouï, le plus souvent, on l’avait en fait déjà entendu, mais on ne l’avait pas perçu ou pas reçu. L’expérience nous oblige à le recevoir. Faire une expérience, c’est toujours être perdu. On perd la maîtrise. En un sens, on n’est jamais vraiment le sujet de son expérience. C’est elle plutôt qui suscite un sujet nouveau. Un autre « nous » est en gestation. Une expérience dépasse, déborde ou bien ce n’en est pas une. Elle déborde son objet avec son sujet. Comprendre l’expérience, l’identifier, c’est l’intégrer à un programme d’expérimentation, ce qui est tout différent. Sans programme, on touche à l’incalcu lable qui par définition est hors de prix et vaut en soi, absolument.
L’autosuffisance. Avec la certitude et l’assurance il n’est pas surprenant que nous ayons senti s’ébranler l’autosuffisance. Celle de l’individu, celle du groupe, celle de l’État ou bien de telle institution internatio nale, celle des autorités scientifiques ou morales. De toutes les manières s’est ravivée une interdépendance : celle de la contagion aussi bien que celle de la solida rité, celle de la tenue à distance aussi bien que celle 79
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de la considération mutuelle, celle de la cohésion qui observe des règles aussi bien que celle de l’anarchie qui pousse à tout réinventer. Ce qui fait le plus sérieusement repère dans cette déstabilisation de l’autosuffisance, c’est le motif de l’« auto- ». L’automobile — avec sa mise en panne et en crise, la question redoutable de sa transformation et de son rôle social — pourrait à elle seule fournir l’emblème très concret de ce motif. L’auto-, le « par soi-même » (encore un grand motif cartésien), la volonté autonome, la conscience de soi, l’autoges tion, l’automation, l’autarcie souveraine marquent les angles saillants de la forteresse occidentalomondiale, technologique et autodéclarée démocra tique. C’est cette forteresse qui aujourd’hui tout à la fois se fissure et se reconfigure. On avait attendu un homme total, on se retrouve avec une multitude que totalise plutôt une inhumanité ou du moins une lourde inquiétude sur sa capacité à se suffire. Par quelque bout qu’on la prenne, elle est trop ou trop peu : trop informée et sachant trop peu, trop nombreuse et trop peu rassemblée, trop puissante et trop peu capable. Trop autonome, surtout, et trop peu autorégulée. L’autosuffisance — qu’aucun philosophe, pas même Descartes, pas même Hegel, n’a assumée et que toute
la pensée met en cause depuis Nietzsche — pourrait bien être ce sur quoi bute la modernité. De « connaistoi toi-même » (Socrate) à « affecte-toi toi-même » (Schlegel) court l’ambiguïté qui fait oublier que le « même » est toujours un autre. C’est pourquoi les appels à l’altruisme sont stériles : ils invoquent un autre extérieur, extrinsèque. Or c’est une altérité intrinsèque qui fait la structure et l’énergie d’une identité — qu’il s’agisse d’une personne, d’un peuple ou du genre humain. Avec l’« auto- » la « suffisance » en général se met en cause : qu’est-ce qui peut suffire — satisfaire, combler — à ce qui est toujours trop et trop peu, à ce qui au lieu de se contenter d’être devient, désire et décède — c’est-à-dire vit et existe ?
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La bioculture. J’entends par là non pas l’examen de tissus vivant en laboratoire, mais notre culture en tant que le semi-signifiant « bio » y clignote à tout propos. Lui donnant le sens de « vie organique » (au lieu de son sens attique de « conduite de la vie »), nous l’avons mis au centre de nos préoccupations depuis que nous avons fragilisé l’ensemble des vivants. Le « bio » doit être préservé, soigné, cultivé — et on faisait grand cas des menaces que lui adressait une « biopolitique », terme qui stigmatisait le calcul des 81
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conditions de rentabilité productive d’une popula tion. Or voici que la pandémie met à l’honneur la gestion publique (qu’elle soit autocratique ou libertaire, peu importe à cet égard) de la santé et donc en principe de l'ensemble des conditions de vie sociale et donc individuelle. La biopolitique — concept déjà douteux — a fait la culbute, ce qui permet d’y voir plus clair. En un sens, ce renversement ne fait que rejoindre un mouvement déjà ancien vers un idéal de santé dont l’asymptote serait — sans surprise — un auto-entretien illimité de la vie humaine (qui contras terait d’ailleurs avec les conditions faites aux autres vies). On peut alors se demander si c’est dans une politique biologiste qu’on mettrait désormais l’attente d’une démocratie épanouie. Une politique de la vie et du soin répondrait-elle au « bien vivre » (eu zèn) qu’Aristote donne comme but à la cité ? Nous savons bien que non : la pandémie nous montre qu’éviter les virus ne définit pas le bien d’une vie, ni individuelle ni collective. Le bio ne fait pas le eu zèn. Mais si en même temps nous refusons d’être emportés dans la spirale de la production et de la consommation, alors il nous est enjoint de redéfinir un « bien vivre » et celui-ci ne peut éluder la mort, la maladie et de manière générale
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l’accident et l’imprévisible qui font partie intrin sèque (là encore) de la vie. Autrement dit, et pour autant que notre société ne porte plus la représen tation d’une « autre vie », il nous faut penser la vie au-delà du bio. Il faut nous colleter avec ce que Derrida remarquait comme la polysémie du mot « sur-vivre ». Il s’agit alors aussi de plus que de politique, si du moins nous cessons d’abuser de ce mot en lui faisant nommer une vague totalité de sens où on ne distingue plus entre la gouvernance et l’existence. Bios, polis, vie et cité sont devenus nos signifiants les plus opaques — et aucun algorithme n’en produira des sens nouveaux. Il nous faudra parler une autre langue que notre grec déglingué. L’égalité. Tout ce qui précède conduit à ce point. Tous poussés ensemble dans une expérience où nous rencontrons les limites de notre autonomie et celles de notre vie nous sommes aussi confrontés avec l’égalité que certes nous croyons professer mais qui en réalité ne cesse d’être mise à mal, et violemment, à tous égards et de toutes parts. D’ailleurs, les réactions liées à la liberté — à nos petites libertés de déambulation — ont été dans les pays développés beaucoup plus vives que les constats imposés par les inégalités notamment 83
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en matière de protection sanitaire et sociale. Jamais le concept proposé par Balibar de l’« égaliberté » n’a été sollicité. Or nous ne le savons que trop, l’inégalité n’a jamais été aussi criante. C’est-à-dire jamais aussi forte et jamais aussi intolérable. Car il y eut jadis des inégalités intégrées à des hiérarchies sociales que ne remplacent pas — au contraire — les échelles technofinancières réelles, symboliques et imaginaires. Notre civilisation pose en principe une égalité qu’elle suppose fondée dans une égale valeur (ou dignité) des vies humaines (je laisse ici de côté la question, certes nécessaire, des autres vies). C’est la vie qui confère en somme automatiquement l’égalité. « Les hommes naissent libres et égaux », dit la Déclaration de 1789. Le verbe « naitre » porte là une charge considérable. Naitre est-il un acte ou une opération biologique ? et sinon, quels sont ses enjeux ? Je ne m’arrête pas plus — sans omettre pourtant de noter que les mêmes questions se posent à propos de mourir. Une chose devient aujourd’hui manifeste : nous ne savons pas ce qui nous fait égaux. C’est pourquoi le plus souvent nous nous contentons de le postuler ou de le projeter dans un « monde meilleur ». Mais l’inégalité réelle est en train de nous obliger à ne plus différer une réponse. Ce qui ne correspond plus 84
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exactement au schéma de la lutte des classes n’en est pas moins poussé par une pression tout aussi puissante : il n’y a aucune raison pour qu’il y ait des « damnés de la vie » (et donc des vies de damnés) si notre raison d’être est de naitre et de mourir, non d’acquérir des biens, des pouvoirs et des savoirs. Ou encore : si notre raison de vivre ne peut se trouver que dans le sans-raison d’un plus-que-vivre comparable à celui de la rose d’Angelus Silesius : « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit, Ne se soucie pas de soi, ne cherche pas si on la voit. » Cela même n’est-il pas très humain ? Trop ? mais qui peut donner la mesure de naitre et de mourir, de paraitre et de disparaître ?
Le point. Je tiens à rester bref, il ne s’agit que de faire le point. C’est un point en effet, sans dimension. Juste un point de bascule, de renverse ou de révolution. Pouvons-nous faire du « sans pourquoi » une mesure de civilisation ? Si nous ne le pouvons pas, il n’est pas sûr que nous allions encore très loin sur notre trajectoire déjà vacillante. Tout le reste est agitation virale. Serions-nous trop humains pour nous passer du « pourquoi » ? Mais n’est-ce pas au fond ce que nous 85
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comprenons déjà, obscurément, confusément, en vivant nos vies de tous les jours ? Nous savons à notre insu, spontanément, que « sans raison » est plus fort, plus intense que toute raison. Comme l’éclat d’une fleur, comme un sourire ou comme une chanson.
RÉFÉRENCES
Un trop humain virus, YouTube, chaîne de Jérôme Lèbre « Philosopher en temps d’épidémie », 17 mars Communovirus, Libération, 25 mars Soyons des enfants, RAI, 6 avril Le mal et la puissance, YouTube, chaîne de Jérôme Lèbre « Philosopher en temps d’épidémie », 7 avril Liberté, YouTube, chaîne de Jérôme Lèbre « Philosopher en temps d’épidémie », 26 avril Néo-viralisme, (publié sous le titre Du néo-libéralisme au néo-viralisme) Libération, 11 mai Du futur à l'avenir, Le monde, 18 mai Pour libérer la liberté, conférence à l’Université de Padoue, 21 mai 87
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L'utile et l’inutile, conférence à l’Université de Mexico, 23 mai Toujours trop humain, YouTube, chaîne de Jérôme Lèbre « Philosopher en temps d’épidémie », 8 juin Entretien, Marianne, 23 mai
Annexes
ENTRETIEN AVEC NICOLAS DUTENT
Parmi les nombreux objets philosophiques qui sont les vôtres, depuis la communauté jusqu’au sens en passant la démocratie, la religion, l’écoute, il y a le toucher. Comment le philosophe réagitil à cette période où, s’il est toujours pensable, le toucher est rendu presque impossible ? Notre hébétude ne vient-elle pas, en partie, de cette privation ? Il ne me semble pas. D’abord si nous sommes hébétés par un côté, nous sommes aussi stimulés, réveillés, alertés et mobilisés par plusieurs autres. Et en tout cas pas à cause du toucher puisqu’au contraire il se produit une prolifération proprement virale de contacts, messages, appels, suggestions, 89
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inventions... Depuis mes voisins d’immeuble jusqu’à mes amis ou à des inconnus des pays les plus lointains, ça fourmille... ou bien ça s’agite comme dans une ruche. Privation il y a, c’est sûr, mais comme toujours la privation fait ressortir les traits de ce dont on est privé. On ne peut pas se toucher et on touche d’autant plus et d’autant mieux cette séparation.
Le corps, résumez-vous dans différents ouvrages, « c’est où on lâche pied ». Ces « lieux d’existence », appelés également « espaces ouverts », doivent-il vivre l’enfermement comme une chance ou une menace ?
J’enchaine sur ma réponse précédente : la sépara tion est toujours, non seulement ce à quoi on touche, mais ce par quoi on touche. Le toucher, c’est la distance minimale et non l’abolition de la distance. S’inquiéter du confinement est bien sûr une réaction naturelle et il faut souhaiter retrou ver les contacts et les présences. Mais la présence de quelqu’un n’est pas sa simple situation à moins d’un mètre de moi ! Une présence se donne essentielle ment dans une approche, ou dans une venue. C’est 90
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un mouvement, un être-devant ou auprès (« praesetitia »). Mais en même temps le confinement fait ressortir les différences sociales. Si on habite dans une cité où quelques milliers de gens n’ont que le même supermarché comme épicerie, les déplacements et les achats sont bien plus lourds et difficiles que si vous avez une supérette et une épicerie de quartier, sans compter la boulangerie, à l’angle des rues voisines. Si vous êtes un enfant de 6 ans ou un ado de 15 dans un appartement spacieux vous êtes loin de la situation d’un jeune en foyer social. Selon les quartiers, les écoles, la formation des enseignants et les équipements informatiques des familles, vous aurez des cours à distance bien organisés ou vous n’aurez rien du tout. Et il faudrait multiplier les exemples. Cela revient à dire que la pandémie reproduit les écarts et clivages sociaux, économiques, nationaux. Le confinement — pour en rester à ce thème — n’a pas le même sens s’il intervient dans une popula tion déjà très habituée à vivre entre les quatre murs des demeures familiales ou bien dans une autre habituée à vivre surtout dehors, dans la rue, le marché ou la place, au café, en bande...
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Dans Marquage manquant (Venterniers) notamment, vous rendez présent une absence philosophique, la peau. Qu’est-ce que la peau, premier contact avec le monde, dit de nous ?
Là encore, je ne crois pas qu’il y ait lieu de revenir sur ce sujet. Notre sommeil est troublé par le trouble général. C’est un temps de veille, de vigilance... Mais il faut dormir. Je me couche un peu plus tard...
Ce n’est pas le moment de reprendre des analyses qui sont faites pour des situations où nos peaux sont exposées à se toucher — ce qui est un de leurs rôles. Je viens de publier un livre intitulé La Peau fragile du monde précisément parce que le monde n’a pas de peau, il n’est pas une entité organique, ais sa peau est faite des rapports de toutes les nôtres. De toutes leurs distances, proximités, contacts, blessures ou caresses. Mais bien sûr la seule interdiction de se serrer la main en dit long sur le sens de ce geste ; serrer la main, c’est ne pas la broyer ni lui opposer un gant. C’est déjà toute une pensée.
Le sommeil fut lui aussi longtemps déserté par la philosophie, qui tenait ce thème à distance, confiné au repos du corps ou à la nuit de l’âme. Pourquoi a-t-il retenu votre attention ? Faut-il inventer un nouveau rapport à l’expérience du sommeil qui est aussi le temps de l’inconscient et des rêves ?
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Nous faisons l’épreuve précipitée, précoce, collective, apeurée, de la mort et de la maladie. Dans Le Côté de Guermantes, Proust écrit que « demander pitié à notre corps, c’est discou rir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent avoir plus de sens que le bruit de l’eau ». La philosophie, elle, voudrait nous « apprendre à mourir ». L’Occident est-il préparé cependant à un tel apprentissage ? Oui, la pandémie fait surgir une mort oubliée : ni celle des maladies connues, ni celle des accidents, ni celle des attentats. Une mort qui rôde partout, qui peut défier toutes les protections. Nous sommes très loin des situations de guerre ou de guérilla permanente, de famine, de désastre nucléaire ou autre, mais nous sommes en effet rapprochés d’une hantise — au sens propre, premier — de la mort qui ne nous était plus familière depuis assez longtemps. Elle s’était pourtant déjà rapprochée par diverses 93
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invasions virales — le sida en particulier, et aussi des épidémies animales. De manière générale on peut dire que si la mort a pu sembler éloignée, elle retrouve ses droits depuis quelque temps, comme en témoigne une agitation grotesque autour de rêves de vie prolongée indéfiniment.
mondialisation, là-bas on nous trouve pusilla nimes devant la mort, ailleurs on clame que l’humanisme doit revenir en force, ici on croit que le capitalisme va en crever, là-bas qu’il va s’en repaitre. Ici on dénonce tel gouvernement, ailleurs telle bande d’irresponsables. Biopolitique ou géopolitique, viropolitique, coronapolitique... au moins on va avoir épuisé les ressources déjà si maigres de ce malheureux concept.
Comment habitez-vous ou habillez-vous votre
confinement ? Rien de spécial à dire. Cela ne change pas beaucoup ma vie, car mon âge et ma condition physique suffisent à me contenir, sinon à me confiner. Heureusement, celle qui partage ma vie peut faire les courses. En revanche le virus informa tique — dont vous êtes un agent, cher ami — occupe beaucoup de place. J’ai peur qu’il ne nous fasse trop parler ! Mais c’est peut-être une bonne chose, car cela nous oblige aussi à être circonspects. On a déjà tout entendu sur le virus et la pandémie, tout ce que nos logiciels ou nos algorithmes, toutes nos leçons, bibles ou védas nous ont déjà mis dans la tête. Y compris parfois jusqu’à la carica ture. Ici on dénonce un complot, là on pointe la
Sans parler — last but not least — des estima tions, supputations, pronostics et conjectures sur l’avenir de la pandémie. Car l’essentiel est là : jusqu’où et comment elle va s’étendre, jusqu’où fera-t-elle des effets et lesquels ?... En fait nous commençons sans doute seulement une période dont moins que jamais nous ne pouvons prévoir ce qu’elle apportera. C’est là sans doute ce qui est le plus impressionnant pour les populations habituées à une relative continuité plus ou moins program mée. Le confinement local n’est pas grand-chose comparé à ce confinement temporel : désormais l’avenir devient clairement incertain et obscur. Nous avions oublié que c’est son essence.
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La maladie n’est plus ce qu’elle est trop souvent : une souffrance individuelle et une expérience privée. Que se passe-t-il quand la maladie est l’affaire de tous, de la communauté : devient-elle sitôt un fait politique ?
Je préférerais dire « social », car le mot « politique » aujourd’hui sert à tout... La maladie est et a toujours été sociale, je dirais même éminem ment sociale : elle demande l’aide d’autrui, elle implique autrui de beaucoup de manières, elle affecte nos capacités, nos rapports — et surtout dans le contexte d’une culture hypertechnique elle mobilise l’industrie, la recherche, l’adminis tration, etc. C’est pour cette raison que le terme « biopolitique », qui sert à beaucoup de stigmate infâmant pour une politique supposée se mêler indûment des vies, est un terme creux. Toutes les sociétés ont eu à gérer au moins des aspects de la santé, de la natalité, de l’alimentation — mais bien sûr cela dépend de l’état des savoirs et de celui des modes de vie. Au xve siècle l’État n’avait guère à se soucier de la santé des paysans, mais s’il y avait une famine ou une épidémie, il fallait interve nir. Au XXe siècle on a dû rendre obligatoires de 96
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nombreux vaccins sans lesquels certaines maladies seraient devenues des fléaux socio-économiques. Il n’y a pas plus de « biopolitique » que de « noopolitique » — mais toute politique a une façon de gérer la santé et le savoir... Ce qui est décisif, c’est la question de ce qui est attendu et possible en matière de santé. Lorsque la vie durait en moyenne 50 ans, l’attente n’était pas la même que lorsqu’il s’agit de 75 ans... Lorsque la névrose ne portait pas ce nom, elle ne faisait pas l’objet de soins médicaux... Et lorsqu’on ignorait ce qu’est une molécule on ne pouvait pas avoir une industrie pharmaceutique. Or chacun de ces exemples — et il y en aurait mille autres — ouvre sur un univers entier de techniques, de rapports économiques et de valeurs symboliques...
Le rapport entre corps et technique est largement relancé. En tant que greffé du cœur, vous éprouvez la chose dans et depuis votre chair. Vous avez réaffirmé récemment des désaccords à ce sujet avec le philosophe italien Giorgio Agamben. Sur quoi portent ces désaccords ?
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L’axiome d’Agamben en la matière est qu’il ne faut pas se soucier de la santé, que c’est une préoccupation mesquine. Je suis d’accord avec lui si du moins on sait ce qu’on propose à la place. Or il n’a rien à proposer à la place, et moi non plus. Les gens ont toujours désiré vivre, et toujours selon les conditions disponibles. Il est certain que si on fait miroiter une vie interminable et gavée de jouissances, on suscite un désir correspondant. En fait, la position d’Agamben est celle d’une révolu tion renversée : la révolution communiste s’étant avérée technocapitaliste, détournons-nous en esprit de tout cet horrible monde moderne. Que veut dire alors « se détourner » ? ou comme il dit « désacti ver » ou « destituer » ? Ce sont des mots, c’est tout ce qu’on peut en dire. Ce qui demeure certain, ce qui crève même les yeux, c’est que nous allons vers un bouleversement de la civilisation. Mais on ne peut pas laisser croire que nous en détenons d’avance le secret ! Et pour le moment il est légitime de continuer à vouloir vivre. On peut aussi mourir pour une cause : des médecins, des infirmiers sont en train de le faire. Leur cause, c’est notre vie... La question de l’héroïsme moderne est posée depuis longtemps, depuis qu’il n’y a plus d’héroïsme 98
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révolutionnaire mais seulement fanatique... Sans doute ne peut-on plus penser en termes d’héroïsme, et pas non plus en termes de « désactivation » — pas plus qu’on ne peut continuer dans le techno capitalisme. Alors on peut au moins être en éveil, en alerte, c’est-à-dire al’erta en vieil italien : sur la hauteur.
DU FUTUR À L’AVENIR : LA RÉVOLUTION DU VIRUS1 avec Jean-François Bouthors « La mort, si nous n’y prenons garde, pourrait avoir le dernier mot », écrivions-nous dans la dernière phrase de Démocratie ! Hic et Nunc, publié en octobre 2019, autrement dit en fin d’année dernière. La pandémie, à laquelle nous ne pensions évidemment pas — nous avions à l’esprit la crise écologique provoquée par l’hubris technique et économique des sociétés industrialisées —, nous a pris de vitesse. Faisant les constats des multiples crises qui minaient la démocratie, nous appelions à une révolution de l’esprit. Sans elle, il ne semblait pas envisageable de rompre avec les logiques du 1. Cet article a été publié dans Le Monde du 18 mai 2020 sous un intitulé propre au journal : Coronavirus : « Seule la démocratie peut nous permettre de nous accommoder collectivement de la non-maitrise de notre histoire. » 101
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calcul et de la production, au sens où le calcul conduit à sortir de ce qu’Aristote visait comme la quête de la bonne vie — par l’amélioration réfléchie de ce qui existe — et à rechercher l’augmentation, l’accroissement, le plus illimité... Cette fuite en avant dans tous les domaines de l’économie, qui caractérise le capitalisme depuis qu’il a commencé à se constituer et qui s’accompagne d’inégalités croissantes et aujourd’hui presque insoutenables, mettait visiblement en danger la survie de cette même humanité, avec celle de la biodiversité, sur la planète Terre. Pourtant la conscience de ce danger — avec les multiples alertes lancées par nombre de scienti fiques — ne permettait pas de simplement commen cer à mettre en œuvre un redressement de la trajectoire. Comme s’il n’était pas possible d’imagi ner, autrement que sous le régime de l’utopie, un retournement, une conversion, une révolution économique et sociale. Quand bien même, comme
Stopper la machine à court terme et même à moyen terme semblait impossible : c’était irreprésen table. Personne ne pouvait sérieusement le penser, à moins de faire abstraction de la complexité des effets en retour d’une telle décision. À l’inconnu qui était devant nous, insaisissable, presque inconcevable — sauf, peut-être, par la toute petite minorité des scientifiques étudiant la trajectoire écologique de la planète —, le présent si imparfait, si dangereux, si potentiellement catastrophique, semblait préférable pour la majorité, d’autant que depuis quelques années les esquisses de solutions un temps envisagées se révélaient problématiques, voire impraticables, durablement (qu’on songe seulement aux biocarbu rants, aux éoliennes, voire au biomimétisme, ou au coût énergétique du développement du numérique). L’horizon du changement semblait devoir constam ment reculer, à mesure même que l’on se rappro chait du mur de la catastrophe. En ce sens, par-delà une « lutte des classes » réelle mais assourdie, malgré les velléités de renverser le « système », une absence générale de volonté de s’engager dans l’inconnu de la « transition » écologique laissait au capitalisme le loisir de poursuivre sa route. Traduction postmo derne de « l’esprit d’un monde sans esprit » que stigmatisait Marx.
de la situation dans des pays pourtant parmi les plus riches de la planète portait dans ses flancs un potentiel de révolte et de soulèvement de plus en plus difficile à contenir. 102
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Brutalement, ce qui semblait inimaginable, inattei gnable, un virus l’a fait advenir : la « machine », le « système » si souvent incriminé, mais jamais démonté, est presque à l’arrêt. La menace de mort, parce qu’elle s’est soudain terriblement rapprochée, parce qu’elle se donne à voir tout près de nous, parce qu’il ne suffit plus que nous cachions la mort, pour faire comme si nous pouvions la conjurer, cette menace nous a fait préférer la survie à la poursuite de notre trajectoire « capitaliste », car soudain le prix à payer immédiatement à la mort semble exorbitant au point de nous voiler les conséquences futures de la suspension planétaire d’une grande partie de la vie économique. Conséquences dont on pressent pourtant dès aujourd’hui qu’elles vont être gigantesques socialement, économiquement, politi quement, géopolitiquement et qu’elles pourraient faire plus qu’ébranler le système : amorcer son effondrement. Il a pu sembler, dans les débuts de la pandémie, que les démocraties contemporaines étaient particu lièrement fragiles et peu efficaces dans la lutte contre le virus tandis que des régimes autoritaires et des sociétés moins individualistes obtenaient de meilleurs résultats. Cinq mois après le début « officiel » de la Covid-19 tous les régimes, quels qu’ils soient,
sont menacés par l’effondrement de la machine mondiale. Les interdépendances sont telles que nul pays, si grand et si puissant soit-il, ne peut se sauver tout seul. Cette évidence, cependant, cède encore le pas devant l’aveuglement des égoïsmes nationaux. La coopération et la solidarité internationales font défaut, comme si chaque pays pouvait rester indemne du drame des autres... Tous savent pourtant qu’il n’en est rien. En effet, une chose reste inchangée, avant comme après la survenue du virus : les humains choisissent le proche contre le lointain, de même qu’ils choisissent le présent contre l’avenir. Choix désespéré, au sens où il rend manifeste une impossi bilité d’espérer, c’est-à-dire de croire à un avenir autre que la reconduction du présent et de ses modalités. Ce qui ne se trouve pas dans le champ de vision est comme sans existence, sinon sous une forme fantasmatique qu’il est tentant et facile d’agiter pour désigner des coupables supposés et des boucs émissaires. L’impossibilité d’espérer et la tentation de pointer des coupables résultent largement de l’expérience terriblement provocante que nous fait faire le virus. Alors que depuis le milieu du XIXe siècle l’igno rance avait reculé à marche forcée sous l’effet d’une
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accélération irrésistible et continue des connais sances scientifiques dans tous les domaines, le virus, la pandémie, et leurs conséquences, sont l’illustration criante et effrayante des limites de la puissance, pourtant considérable et inégalée, que ces savoirs confèrent, alors que les progrès de la technique qui en résultent ont pu nous faire croire que la maitrise de notre destin personnel et collectif était à portée de main. L’illusion de l’infini de cette puissance résiste encore à plusieurs constats pourtant très inquiétants. Le premier est celui des dégâts environnementaux de cette puissance incapable d’autolimitation : pillage et pollution des ressources naturelles, destruction de la biodiversité, dérèglement climatique. Le second, c’est la somme des effets en retour des progrès techniques, comme le vieillissement de la population, le renché rissement du coût de la santé, les menaces sur les libertés que fait peser l’intelligence artificielle, la consommation croissante d’énergie qui résulte des effets démultiplicateurs des derniers outils technolo giques aux usages toujours plus intenses. Le constat sans doute le moins connu et le moins vulgarisé, c’est le vertige des questions que la science se pose à elle-même lorsqu’elle établit que ses progrès les plus
pointus la placent au bord d’un non-savoir abyssal1 : la représentation de la science comme maitrise d’un réel unique se dissipe... Le virus — par sa nouveauté, sa contagiosité, sa vitesse de circulation, par les surprises qu’il nous réserve quant à ses modes d’action sur l’organisme, et surtout par cette caractéristique si particulière qui fait qu’une partie des personnes qu’il infecte sont des porteurs asymptomatiques et donc des vecteurs « masqués » de la maladie — nous place dans une situation d’extrême incertitude. Il a, en quelque sorte, collé la possibilité de la mort sous nos yeux, nous plaçant devant l’impensable et l’inconnu par excellence. Ce n’est pas simplement la finitude de l’existence qui nous est difficilement supportable, c’est le non-savoir face auquel nous nous trouvons. Le suspens que nous nous sommes imposé par le confinement, pour tenter de conjurer la mort, pour assurer la survie, nous a fait sortir de toutes les trajectoires que nous pouvions baliser par le calcul. Le futur — au sens de ce que nous projetions à partir des données du présent — se dérobe désormais
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1. Voir A. Barrau, De la vérité dans les sciences, Paris, Dunod, 2019. 107
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pour nous laisser face à l’incertain radical de l’à-venir, dont nous n’avons pas la maîtrise. Le « gouverne ment par les nombres » — pour reprendre les termes d’Alain Supiot1 — se trouve mis en échec, presque congédié, par le « retour » de la mort comme horizon ineffaçable. Le retour du religieux, sous des formes fondamen talistes, millénaristes, hystériques ou piétistes, ces dernières années, a sans doute été la traduction de l’inquiétude diffuse devant un monde dont la complexification rendait à beaucoup le futur insaisis sable, surtout quand elle fragilisait leurs conditions de vie en les rendant plus incertaines. Au non-savoir, qui se profilait, ce retour du religieux opposait la croyance, c’est-à-dire une série d’énoncés dont l’objet est d’obturer les béances du non-savoir par des réponses supposées incontestables, car rattachées à une instance divine placée au-dessus de toutes les contingences. Ce qui survient se trouve ainsi sous l’empire d’une volonté transcendante à laquelle on se confie. Il n’empêche que cela survient. La catastrophe de la pandémie est là, et les croyances n’en peuvent mais. L’inconnu de tous les dérèglements que I. Juriste, spécialiste entre autres de philosophie du droit.
produit le virus dans les organismes non seulement individuels, mais aussi sociaux, économiques, politiques et internationaux, nous met radicale ment en demeure non pas de croire en ceci ou cela, mais d’oser prendre le risque de vivre en situation de non-savoir — ce qui ne veut pas dire renoncer à penser ni à connaître, mais le faire dans la conscience que si nous prenons en charge notre destin, nous ne pouvons en être totalement les maitres, ni individuellement ni collectivement. Cette prise de risque passe par la disponibilité à l’inconnu qui vient. Quand le futur déraille, quand la projection du présent ne tient plus, la vie ne peut que se tourner vers l’à-venir en se risquant à ses incertitudes. Il n’est plus ici question de croyance, mais de foi, définie comme ce consentement à l’incertitude qui pose que la vie ne peut que se risquer à vivre. Pour soi-même, pour les générations suivantes qui à leur tour se verront mises au défi du non-savoir radical de la mort, qui ne peut être surmonté autrement que par la transmission de la vie, et non par la course à la prolongation des existences indivi duelles. En nous plaçant en ce lieu, le virus ouvre la possibi lité d’une véritable révolution de l’esprit, au cœur
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de laquelle est posée la question de notre capacité à nous accommoder collectivement de la non-maitrise absolue de notre histoire. La démocratie, avec toutes ses limites et ses imperfections, est à vrai dire le seul régime qui puisse donner un corps politique à cet acte de foi radicalement laïc. Elle est née de l’effondrement des régimes de « certitudes » théocratiques et de l’impasse dans laquelle se trouvaient des régimes despotiques ou tyranniques. Elle est une tentative de trouver comment entrer ensemble — en peuple — dans l’avenir. Non qu’elle soit capable de produire les calculs et les projections qui permet traient de résorber l’inconnu, le non-savoir. Ce qu’elle peut offrir, et elle seule, c’est le partage à voix égales du poids de la fînitude et du non-savoir. Énoncé ainsi, cela semble accablant. Cela ne l’est pas si ce partage démocratique s’accompagne, comme Athènes l’avait compris, de la seule produc tion dont l’infini soit supportable, celle du sens, par les arts, par la pensée, par l’esprit, par l’amour... en sorte que la conscience du caractère tragique de l’existence nous conduise à nous considérer les uns les autres avec empathie, puisque nous affron tons le même effondrement, la même incertitude. Or c’est en définitive l’effondrement qui nous fonde.
Table des
matières
Préface.........................................................................
7
Un trop humain virus...................................... « Communovirus »........................................... Soyons des enfants.......................................... Le mal et la puissance..................................... Liberté............................................................... Néo-viralisme................................................... Pour libérer la liberté....................................... L'utile et l’inutile.............................................. Toujours trop humain......................................
13 21 27 35 41 47 53 67 77
I. IL III. IV. V. VI. VII. VIII. IX.
Références................................................................. Entretien avec Nicolas Dutent.................................. Du futur à l'avenir : la révolution du virus avec Jean-François Bouthors........................................
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Composition et mise en pages Nord Compo à Villeneuve-d'Ascq
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Cet ouvrage est imprimé sur un papier certifié PEFC qui garantit la gestion durable et responsable des ressources forestières
Achevé d'imprimer en octobre 2020 par La Tipografica Varese Sri - Varese en Italie Dépôt légat : octobre 2020