Tchad, Niger, escroqueries à la démocratie 2738446981, 9782738446985

Au Tchad le 2 juin 1996, les citoyens se sont rendus massivement aux urnes pour une "fête de la démocratie". I

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French Pages 112 [110] Year 1996

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Tchad, Niger, escroqueries à la démocratie
 2738446981, 9782738446985

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TCHAD, NIGER Escroqueries

à la démocratie

Agir ici est un réseau de citoyens français spécialisé dans l'intervention auprès des décideurs politiques et économiques des pays du Nord en faveur de relations Nord/Sud plus justes. Agir ici mène des campagnes d'opinion liées à l'actualité en collaboration avec d'autres associations françaises, européennes et internationales. 14passageDubail,75010-Paris.Tél.0140350700. Fax0140350620.

Survie est une association de citoyens qui intervient depuis 1983 auprès des responsables politiques français pour renforcer et rendre plus efficace la lutte contre l'extrême misère dans le monde. SLllViemilite pour une rénovation du dispositif de coopération, un assainissement des relations franco-africaines, et une opposition ferme à la banalisation des crimes contre l'humanité. 57 avenue du Maine, 75014-Paris. Tél. 01 432703 25. Fax 01 43 20 55 58.

La Coalition CFA (Citoyens France-Afrique) est animée par Agir ici et SUIVie.Elle comprend dans son noyau permanent: le CEDETIM, le Comité pour la démocratie et les droits de l'homme au Rwanda, le Comité de Paris contre la purification ethnique, et Vigilance RwandalAfrique. Elle est rejointe ponctuellement par d'autres associations.

Comme ses prédécesseurs, ce Dossier noir emprunte sans compter à la lettre mensuelle éditée par Survie, Billets d'Afrique et d'ailleurs,

Informations

des relations franco-africaines.

et avis de recherche

sur les avatars

Les « Dossiers noirs» de la politique africaine de la France

Tchad, Niger Escroqueries

à la

démocratie

Agir ici et Survie Editions L'Ilarmattan 5-7, rue de l'Ecole Polytechnique 75005 Paris

Les « Dossiers noirs » (chez L'Harmattan) 1 - Rwanda: la France choisit le camp du génocide. 2 - Les liaisons mafieuses de la Françafrique. 3 - France, Tchad, Soudan, à tous les clans. 4 - Présenc~ militaire française en Afrique: dérives... 5 - Les candidats et l'Afrique: le dire et le faire. (Regroupés

en un seul volume,

avec index. Janvier

6 - Jacques Chirac et la Françafrique. (Novembre

1996,383

p.).

Retour à la case Foccarl ?

1995, 111 p.).

7 - France-Cameroun.

Croisement

dangereux I

(Juin 1996, 95 p.).

8 - Tchad, Niger. Escroqueries à la démocratie. (Octobre 1996, 111 p.).

Autres publications d'Agir ici et Survie La France à Biarritz. Mise en examen de la politique africaine de la France (Actes du «Contre-sommet» des 8 et 9 novembre 1994), Karthala,1995.

L'Afrique s'invite (Actes du Colloque international Sortir du mépris: l'Afrique s'exprime,organisé à l'occasion du G7 de Lyon, le 27 juin 1996), à paraître chez Karthala.

(Ç)L'Harmattan, 1996 ISBN: 2-7384-4698-1

Sommaire Introduction: Sacrés militaires! (p. 7) I

- C'est

Déby pour le Tchad (p. 9) : 1. La démocratie envolée (p. 9) 2. Le Tchad pillé et torturé (p. 12) 3. L'élu de la Françafrique (p. 15) 4. Prémices d'un coup tordu (p. 26) 5. La mascarade du premier tour (p. 33) 6. Le « sacre» (p. 46) 7. Leçons (p. 51)

Tchad-France: repères chronologiques (p. 55) Quelques chiffres sur le Tchad et le Niger (p. 60) II - C'est Baré au Niger (p. 61) : 1. Le putsch, hold-up anti-élus (p. 61) 2. Un blanchiment par les urnes? (p. 68) 3. Le hold-up électoral (p. 77) 4. Leçons (p. 92) Brève chronologie franco-nigérienne

(p. 96)

Conclusion: Mythologies (p. 98) Sortir du mépris: décolonisons la politique africaine de la France (p. 107)

5

Principaux sigles France et divers

AFP: Agence France-Presse APD : Aide publique au développement DOSE: Direction générale de la sécurité extérieure DST: Direction de la sûreté du territoire FIDH : Fédération internationale des doits de l'homme FMI : Fonds monétaire international GERD DES : Groupe d'études et de recherches sur la démocratie et le développement économique et social NDI : National Democratic Institute ONG : Organisation non-gouvernementale ONU: Organisation des Nations unies OUA: Organisation de l'unité africaine RCA : République centrafricaine RFI : Radio-France Internationale RPR : Rassemblement pour la République UIDH : Union interafricaine des droits de l'homme Niger AFC : Alliance des forces du changement CDS: Convention démocratique et sociale CENI : Commission électorale nationale indépendante CNE : Commission nationale des élections COSIMBA : Comité de soutien à Ibrahim Mainassara Baré CSN : Comité de salut national FAN : Forces armées nigériennes IBM: Ibrahim Maïnassara Baré MNSD : Mouvement national pour la société de développement ONE: Observatoire national des élections

Tchad ANS : Agence nationale pour la sécurité BET: Borkou-Ennedi-1ibesti CENI : Commission électorale nationale indépendante CNS : Conférence nationale souveraine CST : Conseil supérieur de transition FAN: Forces armées du Nord FROLINAT: Front de Libération Nationale du Tchad GR : Garde républicaine GUNT: Gouvernement d'union nationale du Tchad ID : Idriss Déby L1DH : Ligue tchadienne des droits de l'homme MPS : Mouvement patriotique du salut

6

Introduction:

Sacrés militaires!

La Françafrique 1 finança en 1977 le sacre impérial du général centrafricain Bokassa: elle couronnait une marionnette, concierge de chasses gardées en tous genres, symptôme de son mépris envers les Africains. Deux décennies plus tard, elle «sacre» ses protégés selon un cérémonial

plus sophistiqué,doté de tout un apparat « démocratique». La logique est la même, mais elle est maquillée par une fraude plus ou moins adroite. Ce Dossierveut contribuer à la démasquer. L'« éloignement» d'un continent délaissé des médias risque en effet d'ajouter le vol de la mémoire à celui des votes. Ce serait insupportable. Le sacre de Bokassa a débouché sur l'affaire des diamants de Giscard. Moins connu à ce jour, le double scandale des élections présidentielles tchadienne (2 juin et 3 juillet) et nigérienne (7-8 juillet) finira par avoir, sur un autre registre, des effets plus délétères. Autant comprendre pourquoi. C'est une terrible humiliation que la vieille garde françafricaine vient d'infliger à l'Afrique, en signifiant à deux de ses peuples qu'ils ne méritaient pas d'autres chefs que des reîtres choisis et formés par la France 2, Idriss Déby (ID) et Ibrahim Baré Maïnassara (IBM). C'est aussi une injure à tous ceux qui en France, depuis plus de deux siècles, ont 1. Pour une brève présentation du concept de Françafrique, fréquemment utilisé par la suite, cf. Dossier noir n° 7, France-Cameroun. Ca"efour dangereux, L'Harmattan, p. 8-9. Le Dossier noir n° 6, Jacques Chirac et la Françafrique, décrit la mise en place de la variante chiraquienne de ce concept. 2. A l'instar du colonel Théoneste Bagosora, l'instigateur du génocide rwandais, autre brillant produit des hautes écoles militaires françaises. Certaines lacunes de l'instruction dispensée en ces lieux ne relèvent peut-être pas de la seule négligence. L'armée française a obtenu du pouvoir exécutif qu'il change sa position sur la répression des crimes contre l'humanité et prenne la tête des pays hostiles à la création d'un Tribunal pénal international permanent (ou Cour criminelle internationale). Elle estime en effet que cela limiterait sa marge de manoeuvre. Cf. L'armée reste la grande muette sur les génocides, in L~vénement du Jeudi du 25/07/96, et Afsané Bassir Pour, A tONU, la France s'oppose à la création d'une Cour criminelle internationale, in Le Monde du 02/09/96.

7

milité pour le respect du suffrage universel. La zone franc est dévaluée. Le drame rwandais stigmatise la présence et les interventions militaires françaises en Afrique. La supercherie tchadienne, ourdie par certains milieux français, puis le hold-up nigérien dont ils sont les complices (sinon les instigateurs), disqualifient la «coopération » de la France au processus démocratique. Les arguments de la rhétorique néo-coloniale sont exténués. Certains esprits forts n'hésitent plus, d'ailleurs, à plaider le retour à une « tutelle» coloniale avouée. Tant pis pour une certaine «image de la France ». Tant mieux pour la clarté de l'enjeu: sortir du mépris 3. Car la Françafrique, c'est d'abord un état d'esprit. Le décrédibiliser est le seul moyen de limiter les dégâts, de jeter les fondations d'un autre type de relations. Uné précision pour finir. Certains jugeront trop sommaires les références aux enjeux tchado-tchadiens ou nigéronigériens. Mais l'on comprendra qu'une description fine du paysage politique, civil et militaire, de ces deux pays, une analyse des positions (parfois fluctuantes) de leurs personnalités, groupes et organisations- qu'ils s'inscrivent dans le mouvement démocratique, préfèrent la dictature, ou oscillent entre les deux options -, nécessiteraient plusieurs longs ouvrages. Nous ne négligeons pas la portée d'un tel travail, mais tel n'est pas l'objet de ce Dossier.Deux peuples ont été volés de leur aspiration à la démocratie, il s'agit d'expliquer dans quelles conditions. En tant que citoyens français, nous soulignons le rôle des ingérences françaises et dénonçons ce prolongement du mépris colonial. Mais nous croyons aussi que l'élucidation, comme l'émancipation, appartiennent d'abord aux Tchadiens et aux Nigériens. 3. Tel était d'ailleurs le titre du Colloque international, Sortir du nzépris: tAfrique s'exprime, qu~gir ici et Survie ont organisé à Lyon le 27 juin 1996, à l'occasion du G7. Les Actes de ce Colloque sont à paraître chez Karthala. Nous reprenons à la fin de cet ouvrage un texte de travail sur le mêIne thème, Sortir du mépris: décolonisons la politique africaine de la France. 8

I. C'est Déby pour le Tchad. 1. LA DEMOCRATIE ENVOLEE4 La « nation souveraine

» en Conférence

En 1990, la rébellion du colonel Idriss Déby, co-pilotée par l'officier de la DOSE Paul Fontbonne, surgit du Soudan pour renverser le dictateur Hissène Habré. Déby, à son tour, « a institué un véritableréginzede te/Tellr5». Il livre le pays à sa « Garde républicaine» tribale, ce qui exacerbe les antago-

nismes ethniques et religieux. Tandis que se poursuit le pillage systématique de l'Etat, assailli et détroussé comme une caravane... 6. Fin 1992, cependant, Déby est incité par son mentor français à tenter un semblant d'ouverture: il concède la réunion d'une Conférence nationale souveraine (CNS), qui s'ouvre le 15 janvier 1993. Mais le processus, qu'il croyait maîtriser, lui échappe: la CNS fonctionne comme la naissance d'une nation, la révélation des Tchadiens à euxmêmes 7. Elle suscite un extraordinaire engouement à travers le pays, qui croit pouvoir sortir du règne cruel et

arbitraire des « seigneurs de la guerre ». Elle veut conduire le pays vers l'Etat de droit et la démocratie, à travers le' Conseil supérieur de la transition (CST) qui lui succède. 4. Les préliminaires et le contexte de l'élection présidentielle tchadienne, le 2 juin 1996, ont été exposés dans le Dossier noir n° 3, France, Tchad, Soudan, au gré des clans (in Dossiers noirs de la politique africaine de la France, n° 1 à 5, L'I-Iannattan, 1996, p. 143-145 et 170-204). Nous aurions préféré qu'il soit moins prérnonitoire. Les deux premières parties de ce chapitre I en sont une brève actualisation, ajustée à l'objet du présent Dossier. 5. Situation des droits de l'!zolnnze au Tchad, intelVention écrite de la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDI-I) devant la Conunission des droits de l'homme de Genève (session du printen1ps 1996). 6. Selon l'image très évoc.atrice de Claude Arditi. 7. Robert Buijtenhuijs a remarquablerncnt rendu compte de cette espèce d'allégresse : La Conférence nationale souveraine du Tchad, Karthala, 1993.

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La fin d'une illusion ldriss Déby se ressaisit. Dans son entourage, des «experts » français comme Paul Fontbonne ont tiré les leçons du «soulèvement» démocratique africain. Du Togo au Gabon - sans parler du Rwanda d'Habyarimana -, la Françafrique a observé comme il était aisé de diviser les nouveaux partis politiques, d'exploiter les faiblesses de leurs leaders. Mobutu est passé maître en la matière. Eyadéma reste le

plus doué de ses disciples. Les partis et la « société civile» tchadiens, qui résistèrent si bien aux manoeuvres durant la CNS, se firent progressivement piéger dans le CST. Adroitement conseillé, ldriss Déby a su verrouiller l'issue de la

transition vers la démocratie ». Une démocratie à laquelle les Tchadiens avaient eu le « tort» de trop s'attacher, et que «

trop d'entre eux avaient cru enclenchée au printemps 1993. D'année en année, la transition se prolonge. ldriss Déby s'accommode assez bien du CST, pseudo-assemblée où il s'est acquis des relais efficaces. Les partis veulent aller au vote. Mais cela suppose d'abord un recensement électoral qui, surtout au Nord, peut être l'objet de fraudes importantes. Alors, les partis hésitent. Puis Déby agite le spectre du vote (incontrôlable) des Tchadiens de l'étranger. Ils seraient, avance-t-on, 3 millions au Soudan, 5 millions au total - presque autant qu'au pays. Nouveaux atermoiements. Pendant ce temps, la déréliction économique, les exactions et l'insécurité empirent. Fin 1994, Idriss Déby, estime qu'à Paris le Trésor est trop chiche. Il redoute que certains milieux (du côté de la DST, par exemple) n'envisagent son remplacement. Il flirte alors avec la Chine, la Libye, le Soudan, ou fait semblant: «

En décembre, sans prévenir Paris, le colonel Déby achète (à

crédit) à la Chine populaire 3 000 fusils Kalachnikov, des munitions, 30 000 uniformes et un nombre toujours inconnu de bazookas. Il conclut également un contrat d'assistance militaire qui prévoit, en particulier, le remise en état des chars naguère récuIl

pérés sur la Libye. [...] La plupart des armes chinoises sont directement stockées à la présidence, sinon envoyées dans le fief ethnique (zaghawa) du colonel Déby où des recrutements massifs sont en cours. Des proches du chef de l'Etat, inquiets, affirment même que c'est dans la base d'Am-Djaras [...], proche de la frontière soudanaise, que "seprépare le recours à roption militaire". [...] Sévèrement jugé par l'Occident, le régime de N'Djaména cherche plus que jamais des soutiens au Soudan et en Libye, même si la présidence tchadienne a démenti des informations faisant état d'un projet de fusion avec les deux pays voisins 8».

« L'option n1ilitaire » dont il est question, c'est le durcissement d'une dictature qui, s'il est possible, s'embarrasserait de moins de formes encore. Idriss Déby sait que cela compromettrait les flux d'aide financière occidentale, sur lesquels il prélève sa part. Il sait ce qu'il risquerait à trop appâter des voisins tels que la Libye et le Soudan. Mais cette gesticulation, puis le retour au pouvoir des Foccartiens à partir de mai 1995,vont dissiper les états d'âme à Paris. La suite du scénario pourra s'écrire en commun.

2. LE TCHAD PILLÉ ET TORTURÉ Pillage Dans un rapport d'évaluation rédigé durant l'été 1994, le FMI constate «la dislocation stnlcturelle de l'administration publique» avant de relever, entre autres, qu'il est «difficile d'expliquer pourquoi les dépenses courantes de la présidence devraient être plus élevées que celles inscrites aLLbudget d'un secteur tel que la santé

9».

A la mi-décembre 1992, Idriss Déby avait signé avec la France une convention «d'appui renforcé aux finances tchadiennes» : pour réduire ses subsides à un Etat en faillite perpétuelle, la France tentait de limiter les fuites dans le 8. S. Smith, Menace de coup de force électoral au Tchad, in Libération du 08/02/95. 9. Cité par Stephen Smith, ibidenz.

12

secteur des impôts, du budget et, surtout, des douanes. L'accord prévoyait le déploiement de coopérants français dotés des mêmes pouvoirs que les hauts-fonctionnaires tchadiens. Faute de pouvoir empêcher les malversations, ces coopérants durent être retirés. ID est complètement débordé par la rapacité de la famille Haggar, qui le tient sous sa coupe, tandis que son frère Daoussa apparaît «comme le véritable garant des intérêts politico-affairistes

des zaghawas

10».

Hégémonique

au sein de

la Garde républicaine (GR), cette tribu constitue le bras armé du régime. Il est illusoire d'attendre une baisse du « prélèvement obligatoire» infligé par une infime minorité, donc très mal redistribué. Le Tchad se meurt de ce racket.

Torture En février 1995, le Dossier noir n° 3 décrivait un Tchad en triste état. Depuis, selon plusieurs témoignages directs, la situation a empiré. Les soudards de la GR rançonnent, brûlent, violent, massacrent à loisir, quotidiennement, les villages et les gens du Sud. Durant l'été 1995, par exemple, la GR a tué, près de Moundou, le frère du ministre de la Santé, qui s'opposait au viol de son épouse

- alors

même que le ministre lançait une

campagne de vaccination dans la région. Au printemps 1996,la Fédération internationale des droits de l'homme détaillait le «régin1e de te"eur» institué par Idriss Déby et son clan, indiquant notamment: « Le régime en place [...] n'hésite pas à invoquer le prétexte de la rébellion armée pour justifier les pires exactions. [...] Les cas de torture atteignent des sommets d'horreur. [...] Les cas de viols individuels ou collectifs, de femmes et même de fillettes, se sont multipliés de façon très inquiétante, notamment dans la région des deux Logone où la L1DH [Ligue tchadiennedes droitsde l'homme]

10. S. Smith, Paris pousse le président

Déby vers la sortie, ln Libération

13

du 15/09/94.

a pu identifier 44 victimes de viols dont Il mineures pour la seule période de juillet à septembre 1995 ». « Le développement de violations graves, massives et systématiques des droits de l'Homme au Tchad est largement favorisé par la persistance du phénomène de l'impunité. L'impunité est ellemême liée à une absence manifeste de volonté politique de poursuivre les auteurs de violations [...] et de les traduire en justice, et au fait que le système judiciaire reste très largement subordonné au pouvoir exécutif. [...] Lorsque des poursuites sont engagées contre les auteurs d'exactions, elles ont très peu de chances d'aboutir, le pouvoir en place n'hésitant pas à s'immiscer dans le bon fonctionnement de la justice pour mettre en échec l' exécution des décisions des tribunaux. De plus, de nombreuses menaces pèsent sur les magistrats [...]. Le Président du Tribunal de Mongo, Monsieur Théophile Alladoum, a été assassiné en novembre 1995 et le substitut du procureur, Monsieur Traogra Madjitangué, a échappé en janvier 1996 à une tentative d'assassinat 11».

La soldatesque gouvernementale n'est pas seule à mettre le Tchad à la torture. Son exemple a stimulé le brigandage, qui recourt à des procédés similaires. De même, les bandes de rebelles ou pseudo-rebelles prélèvent, de gré ou de force, leur tribut sur la population, malmenant les récalcitrants. Le Tchad compte au bas mot un demi-million d'armes. A N'Djaména, une kalachnikov coûte entre 150 et 200 FF. «Toute une génération a appris à vivre de ses armes sans travailler. On ne changera pas facilement son comportenzent », explique Enoch Djondang, le président de la Ligue tchadienne des droits de l'homme, qui précise cependant: «Avec la complicité des autorités locales, les militaires et les gendarmes

sont les vrais patrons

des COLlpellrs de rOllte

12».

A N'Djaména même, des éléments de l'ANS (Agence nationale pour la sécurité), renforcés par des mercenaires soudanais, patrouillent le soir dans certains quartiers et Il. FIDH, Situation des droits de l'homme au Tchad, printemps 1996. 12. D'après Jean-Pierre Tuquoi, Le Tchad balbutie sa démocratie, in Le Monde du 29/03/96.

14

passent à tabac les malheureux promeneurs

bent sous la main

qui leur tom-

13.

C'est avec tout cela, qui tend à empirer, que les Tchadiens doivent vivre depuis des années. Ils espéraient, pourtant, qu'un beau matin de juin serait l'aube de leur délivrance...

3. L'ELU DE LA FRANÇAFRIQUE Stratège La Françafrique

n'est pas fanatique d'Idriss Déby. Mais

elle veut « stabiliser» le Tchad, l'un de ses bastions. Or, ses stratèges politico-militaires ont tranché: le « seigneur de la guerre» Déby est le «moindre mal» pour le Tchad. Ce «moindre pire» qui, selon l'ancien patron de la DGSE Claude Silberzahn, relèverait de l'appréciation de la France, pour les pays de son pré-carré 14.

Sur ce thème, une note de cinq pages (sans en-tête, comme il sied dans les « services») circulait au Tchad avant les élections. Elle était attribuée à Paul Fontbonne - celui qui ouvrit la porte du Tchad à la rébellion d'Idriss Déby. Qu'elle soit de lui, d'un autre officier français de renseignement, ou d'un chercheur proche des services, elle est tellement conforme au type de raisonnements tenus dans cette région par la DGSE, elle résiste si bien à la recherche d'indices de contrefaçon (qui surgissent invariablement dans les faux de ce genre) que le document a de fortes chances d'être authentique. Son analyse a de surcroît le mérite d'exposer

une position cohérente

- même si la plupart

des Tchadiens,

et nous-mêmes,la réfutons. Et le scénarioqu'elle propose in fine s'est très précisément réalisé, du moins pour ce qui concerne 1'« élection démocratique» d'Idriss Déby. La voici: 13. Témoignage en provenance de N'Djaména, 13/06/96. Selon un autre témoignage, la France continue de coopérer à la « formation» et à l'encadrement des « services» tchadiens. Elle coopère aussi, plus officiellement, avec une armée au comportement milicien. 14. Dans son entretien du 30/03/95 au Nouvel ObselVateur. 15

Les raisons d'un soutien à Déby Les élections présidentielles sont normalement prévues pour avril 95. La perspective d'un changement de régime assez probable si les élections se déroulaient de façon transparente ne paraît pas du tout souhaitable. Supérieurs en nombre, les sudistes gagneraient inévitablement ces élections. Pourtant, à supposer qu'Idriss Déby leur laisse cette possibilité, ils ne pourraient pas conserver ce pouvoir pour de multiples raisons. Sur Je principe L'exigence de démocratie exprimée à La Baule en 1990 n'a pas produit les résultats escomptés. Elle n'a fait qu'affûter des ambitions de pouvoir à base tribale ou clanique. Des oppositions parfois très vindicatives ont pu agir au grand jour et bénéficier d'appuis intéressés de puissances étrangères telles que les USA. Les dictatures les plus solides se voient ébranlées sans pour autant être abattues (Mobutu, Eyadema) et les vainqueurs d'élections libres sont souvent contestés violemment par les candidats malheureux dès leur intronisa~ion (Lissouba). S'en suit dans les 2 cas un désordre économico-social sur fond de rivalités tribales encore plus grand qu'avant. Le groupe qui détient le pouvoir n'étant pas sûr de le conserver préfère thésauriser au dépend des intérêts vitaux du pays et la paix sociale n'en est qu'encore plus perturbée. Et pour ce qui est des pays arabes, puisque le Tchad peut être un peu considéré comme tel, on ne connaît pas d'Etats où cette éventua1ité (la démocratie) ait été envisagée. Les mentalités, aussi simpliste que puisse paraître la formule, ne sont pas prêtes pour la démocratie en Afrique et encore moins dans le monde arabe. La situation interne au Tchad Elle est caractérisée schématiquement par la rivalité nordsud héritée d'un mauvais découpage colonial, autrement dit

16

hommes du désert musulmans contre bantous animistes et chrétiens. Même si ces derniers sont majoritaires, il est impensable que les nordistes acceptent la domination des bantous qu'ils méprisent et réduisaient jadis en esclavage. Les musulmans du nord, poussés par la sécheresse et aussi par leur esprit de conquête atavique, n'hésitent pas à créer de véritables colonies de peuplement dans le sud du pays et même jusqu'en RCA. Ainsi il est faux d'imaginer que le sud ne soit pas sous contrôle du pouvoir nordiste (la réciproque n'existe pas). La loi du plus fort joue largeI1Jent pour les nordistes, excellents guerriers, contre qui les bantous n'ont pas la moindre chance de résister. Il faut bien différencier deux catégories de "nordistes" : Ceux de l'extrême Nord (BET [Borkou-Ennedi-Tibesti])et du Nord-Est qui sont des tribus nomades de traditions guerrières: les Goranes et Toubous, puis les Zagawas. Ils sont d'islamisation et d'arabisation récentes, utilisent entre eux une langue tout à fait originale et se sentent assez indépendants vis-à-vis du Monde arabe et des nouvelles vagues d'intégrisme. Ils sont unanimement craints (voire détestés) au Tchad, mais aussi au Soudan et en Libye en raison de leur propension aux soulèvements violents et leur atavisme pour la guérilla (et la razzia). Ceux du Centre et de l'Est communément appelés les arabes, mais aussi les Ouadaïens (est), les Kanem-Bou (lac Tchad), les Hadjaraï, etc. Ils constituent le véritable cheval de Troie du Soudan et de la Libye eu égard à leur culture arabe et islamique plus ancienne. Cette culture les rend bien plus aptes à rejeter un jour la culture française pour le monde arabe. Au pouvoir, ils seraient le fer de lance de l'intégrisme (ne pas oublier que [le leadersoudanais]Hassan el Tourabi est d'origine tchadienne). Ils auraient en plus des difficultés avec les tribus citées plus haut avec qui ils ne s'entendent pas très bien et qui leur sont militairement supérieures.

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L'environnement

du Tchad

Les 2 seuls pays voisins du Tchad ayant quelque consistance politique sont le Soudan et la Libye. Il s'agit de pays musulmans de langue arabe comme les Tchadiens. Ils n'accepteraient sûrement pas l'arrivée au pouvoir des sudistes. La Libye qui garde quelques souvenirs de cuisantes défaites dans la région respecte bon gré mal gré le pouvoir tchadien actuel. Mais avec la venue d'un sudiste au pouvoir, elle n'aurait plus de retenue à refaire valoir ses revendications territoriales sur le BET voire plus au Sud. Elle obtiendrait pour cela l'appui (opportuniste, certes) d'une bonne partie des Tchadiens de ces régions sous forme de guérillas, voire d'enrôlements temporaires dans l'armée libyenne. Les guerriers goranes et zagawas qui ont repoussé les invasions libyennes ne seraient sûrement -pas motivés pour recommencer s'ils ne détenaient plus le pouvoir, et l'on imagine mal des assistants techniques français. A l'heure actueI1e, la relative bonne entente du pouvoir tchadien avec la Libye permet de temporiser ses ambitions. En plus, avec un pouvoir à dominante chrétienne à leurs portes, les Libyens se sentiraient encore plus acculés. Ce ne sont pas les récents exploits des Américains en Somalie qui laissent présager un départ imminent de Khadafi. Ce départ ne changerait d'ailIeurs pas fondamentalement le fond du problème tchado-libyen. Le Soudan verrait encore d'un plus mauvais oeil ce changement de pouvoir et ferait tout pour y mettre fin pour 3 raisons: Le pouvoir soudanais a une affinité ethnique et religieuse pour les Zagawas. Le Soudan craindrait sans doute légitimement que les Tchadiens du sud n'aident alors la guéril1a de John Garang avec l'aval des Américains qui ont diabolisé le Soudan. Pour le programme de révolution islamique du Dr Hassan el Tourabi, la venue d'un régime à majorité chrétienne au Tchad voisin serait un recul inacceptable. Au contraire, les bonnes re-

18

lations soudano-tchadiennes actuelles permettent là encore de temporiser car il semble bien que les Zagawas tchadiens soient réfractaires à un islam pur et dur. On risquerait alors de passer du prosélytisme actuel poliment contenu à une vraie guerre de religion. II faut noter aussi que la Libye (Banque Tchad Arabo-Libyenne) comme le Soudan (Banque Agricole Soudanaise) ont implanté un réseau bancaire au Tchad. D'un point de vue international Les pays arabes qui disposent de bons relais au Tchad (les pays du Maghreb, mais aussi l'Arabie Saoudite) ne resteraient pas les bras croisés dans un Etat qu'ils considèrent comme faisant partie de leur sphère d'influence. Le Tchad est le seul pays du Sahel francophone de langue arabe. Le soutien américain aux sudistes tchadiens est plus ostentatoire qu'efficace et l'on se demande si cette surenchère aux exigences françaises de démocratie désormais hésitantes ne procède pas plutôt d'une lutte généralisée contre l'influence francophone en Afrique. On peut y voir aussi le désir un peu naïf de contrer les 2 voisins haïs que sont le Soudan et la Libye. De toutes façons, les Américains n'ont jamais réussi leurs entreprises de déstabilisation contre des arabes, de Saddam Hussein à Farah Aïdid. Le soutien français massif essentiellement militaire et pour l'heure assez légitimiste, témoigne bien de la nature du principal problème tchadien: les ingérences armées. Le départ de la France aiguiserait nécessairement des appétits et des velléités de prise de pouvoir par la force (encouragées par les voisins) pouvant déboucher à terme sur une situation à la somalienne. Le Pouvoir de Déby Plusieurs guérillas sont aux portes du Tchad. La plus importante est celle du lac Tchad soutenue par Hissen Habré. II y a aussi les Zagawas qui aimeraient ravir le pouvoir à Déby et

19

venger Abass Koti récemment assassiné pour avoir voulu, lui aussi, s'emparer du pouvoir. Ils opèrent vers la frontière du Soudan (mais sans réelle possibilité de s'y réfugier). La guérilla sudiste de Moise Kette récemment ralliée mais dont le relai a été repris par un dissident ne constitue pas une grande menace mais plutôt le risque de la voir se transformer en martyr du sud si la Garde républicaine intervenait massivement avec ses exactions habituelles. Avec l'aide de la France, certes, mais aussi avec une [armée]qu'il contrôle en bonne partie vu son passé militaire prestigieux, Déby arrive plus ou moins à contenir ces rébellions. Cela amène 2 considérations: Au Tchad où la guérilla est quasiment une tradition et la prise du pouvoir se conçoit par les armes et non par les urnes, seul un régime militaire est concevable. Déby paraît apte à contenir les subversions grâce à son bon contrôle de l'armée dont les meilleurs éléments échapperaient sûrement à un pouvoir sudiste. Grâce à ses amitiés soudanaises et libyennes, le Tchad parvient (pas toujours facilement) à éviter la sanctuarisation des oppositions armées dans ces 2 pays, ce qui ne serait pas le cas si les sudistes venaient au pouvoir. En outre, ceux-ci seraient incapables de faire face militairement. Politiquement, le régime actuel n'a plus de transition que le nom. Il s'agit en fait d'un régime présidentiel à peine déguisé. Quelques mois après la conférence nationale, Déby a fait chasser le premier ministre Fidèle Mongar par le CST (Conseil Supérieur de Transition) à cause de ses velléités d'indépendance, puis élire à sa place Kasire qui est quasiment à sa botte (quoiqu'il lui soit venu depuis peu des velléités de destin national). Récemment, LoI Mahamat Choua, le président du CST a aussi été évincé pour cause d'insubordination. Force est de constater qu'il s'agit d'un exploit ne présageant pas une volonté de se

20

plier au verdict des urnes et témoignant d'une habileté politique dont n'a pas été capable par exemple un Sassou Nguesso. Là encore, la supériorité nordiste paraît difficilement contestable, même si cette victoire politique sur les bantous a été obtenue essentiellement par la corruption, la menace et la division. Il faut donc créditer Déby d'une habileté politique incontestable même si elle est quelque peu machiavélique. Il est certain que les pratiques de Déby en matière socioéconomique sont fort éloignées de nos conceptions de justice sociale républicaine. Une bonne partie des recettes du pays est acheminée directement à la présidence au détriment des paies de la fonction publique effectuées très épisodiquement. Cela sert un régime typiquement féodal basé sur la solidarité clanique et la vassalisation de représentants de chaque ethnie par un mélange de peur et de corruption. Les velléités de contestation violente sont réprimées fermement par une sécurité bien organisée. Seule concession à la démocratie, une liberté de presse assez débridée qui peut faire illusion. D'un point de vue économique, la situation n'est pas brillante en raison de l'anarchie due aux guerres successives, mais aussi de la baisse importante du prix des produits agricoles exportés (coton, tabac). La perspective de la venue du pétrole rend illusoire l'idée que Déby puisse abandonner le pouvoir. En conclusion, si un des candidats sudistes venait au pouvoir, on assisterait immédiatement à la partition du Tchad, la majeure partie des nordistes se plaçant opportunément sous la bannière du voisin du nord ou de l'est. Au sud, le "Tchad utile" du pétrole et de l'agriculture, forteresse assiégée, serait quand même infiltré profondément par des éléments nordistes militarisés qui y sèmeraient l'insécurité. En outre, les dits sudistes n'étant pas ethniquement homogènes ne tarderaient probablement pas à adopter entre eux un comportement à la congolaise d'autant plus qu'aucune personnalité sudiste ne paraisse "faire le poids" et surtout pas ceux qui ont toujours vécu à l'extérieur et se font actuellement dérouler le tapis rouge dans certains 21

ministères à Paris (Maurice Adoum El Bongo), mais n'ont pas d'assise locale. Conduite à tenir (modestement)

suggérée:

Fournir à Déby une aide sans faille pour être "élu démocratiquement" . L'aider militairement et par la négociation problèmes des guérillas.

à résoudre

les

Favoriser l'extension rapide du pétrole. Sur ce fond de paix et de prospérité relative, contraindre progressivement Déby à "civiliser" ses pratiques en matière de

droits de l'homme et de redistribution des richesses du pays. En faire une sorte de Compaoré. Contrôler par de l'assistance technique appropriée aux postes stratégiques (Impôts, Douanes, Trésor) la saine gestion des caisses de l'Etat. Ne pas toucher au subtil mélange de francophonie et d'arabophonie tchadien qui a aussi l'avantage de maintenir le contact avec les ombrageux voisins du nord et de l'est sans trop les froisser tout en contenant avec tact leurs velléités expansionnistes territoriales et religieuses. Une vraie confrontation avec eux sans l'appui des populations tchadiennes musulmanes tournerait au fiasco.

Il reste cependant une ombre au tableau: la population semble exaspérée par le pouvoir actuel tant par la sévère crise économique qui sévit que par le comportement des "combattants". Mais existe-t-il un pays africain, même parmi ceux qui viennent de se plier aux règles du suffrage universel, où le pouvoir ne soit pas vilipendé par les populations? On peut encore se poser une question subsidiaire: pourquoi ne pas coopter au pouvoir un autre chef de guerre du nord? Il n'aurait pas un comportement meilleur que Déby (ni pire). Mais Déby a l'avarttage d'une expérience politique certaine pouvant constituer le terreau de la création d'un véritable président. 22

'

Le texte parle de lui-même. On soulignera seulement: -la référence obligée au syndrome de Fachoda, aux AngloSaxons (les Américains en l'occurrence) qui font des misères aux Français: leur soutien à la démocratie (avec, forcément, des arrière-pensées) est une raison de plus de la sacrifier; d'ailleurs, «au Tchad, où [...] la prise du pouvoir se con-

-

çoit par les armes et non par les urnes, seul un régime militaire

est concevable », seul un chef de guerre nordiste peut tenir le pays (avec l'appui de l'armée française, bien entendu) ;

- en

plus, ldriss Déby fait preuve d'un réel talent poli-

tique: il peut devenir un despote éclairé. Seule «ombre au tableau» : les Tchadiens, dans leur majorité, ne sont pas d'accord avec ce scénario dessiné sur leur dos, avec cette géopolitique fascinée par «la loi du plus fort ». Accessoirement, ils ne sont sans doute pas ravis de la préemption de leur pétrole par le tandem Elf-Déby 15. Les risques de conflits internes et externes exposés par la note sont réels. Mais ils peuvent être aussi abordés à partir d'autres postulats, qui seraient plus conformes aux traditions françaises: en particulier, le respect de la volonté du ou des peuple(s), acteurs et non plus esclaves de l'histoire. Un tel respect n'est pas seulement moral, il prend en considération une force émergente. L'extraordinaire essor de la Ligue tchadienne des droits de l'homme, la passion électorale d'une majorité de Tchadiens témoignent de cette force. Ou encore l'éclosion des organisations paysannes qui «dans une société figée par trente années de régime unique, [...] a favorisé l'éveil démocratique. A l'inverse du monde traditionnel qui reste inféodé à l'administration et au pouvoir, les stnlctures nouvelles contribuent

à faire én1erger une société civile

16».

Mais qu'importe cette société laborieuse aux «géopoliti15. Elf est minoritaire dans le consortium d'exploitation du pétrole sud-tchadien, où elle s'est fait admettre. Mais eUe y a un poids politique déterminant. 16. Alphonse Karamba, cité par Jean-Pierre Tuquoi, Le Tchad balbutie sa démocratie, in Le Monde du 29/03/96. 23

ciens» de l'Hexagone: ils raisonnent à l'échelle d'un continent, scrutant sur une carte au millionième les mouvements de troupes ou de bandes armées. De leur point de vue, le Tchad n'est qu'une sorte de sous-ensemble du Soudan. Un responsable français confie ainsi: « Quelques centaines d'hommes basés au Darfour et équipés avec des Toyota peuvent monter une attaque contre N'Djaména et renverser le régime. Aussi notre politique consiste à "garder propre le Darfour 17" et tant qu'il en va ainsi, les Soudanais n'auront aucun problème avec nous 18».

-

L'enjeu, c'est donc d'apaiser la dictature militaro-intégriste de Khartoum, fût-ce au prix de l'écrasement des peuples soudanais 19,dût-on, à N'Djaména, consolider une tyrannie: à celle-ci, on demande seulement d'être en bons termes avec le régime voisin. Détail significatif de la «protection rapprochée» qu'accorde la France à ce tyran: à la Commission des droits de l'homme de l'ONU, elle parvient depuis des années à empêcher que la situation tchadienne ne soit examinée en procédure publique, avec désignation d'un rapporteur spécial. Elle a encore réussi cet exploit lors de la session de marsavril 1996, malgré l'avis contraire d'une large majorité des pays représentés, et une requête expresse de la Fédération internationale des droits de l'homme. Le scrutin présidentiel étant enfin programmé au Tchad, il fallait absolument éviter une « mise en examen» du régime Déby 20. 17. Vaste région du Soudan occidental, frontalière du Tchad. Pour les peuples nomades qui y vivent (dont les Zaghawas), la frontière entre les deux pays n'a guère d'existence. 18. Cité in France and Soudan. JVhat a 111urkyDeaL (Tlze Middle East, 02/95). 19. Mais parIer du supplice de ces peuples (cf. Dossier uoir UO3, in Dossiers noirs n° 1 à 5, p. 147-152), ce serait, selon le même responsable français, tomber dans le panneau de la désinformation anglo-saxonne: « Le problème, c'est que la plupart des informations sur le Soudan sont fournies par les Egyptiens, qui ont un intérêt évident à exagérer le danger soudanais. Après tout, ils vivent de l'assistance américaine» (The Middle East, 02/95). 20. Cf. Editorial, in TSF Illfo, bulletin de Tchad-Solidarité-France, 05/96. 24

Empaillons-nous,

Franceville

!

Mais revenons à l'été 1995. Au Tchad, la situation politique est bloquée. A Paris, on estime qu'il est temps de la remettre en mouvement, ou au moins de faire semblant. On annonce donc «tous les effOrlSpossibles pour qu'il y ait au moins des rencontres entre le président Déby et ses oppo-

sants 21». Paul de Fortville, de la DOSE, se voit confier la tâche de préparer une «Table ronde» 22. Il ne s'agit plus, comme lors de la Conférence nationale souveraine (CNS), de rassembler les composantes de la société tchadienne; il s'agit de réunir les «seigneurs de la guerre ». Comme s'il fallait ramener le Tchad des Etats généraux de 1789 aux « Grandes compagnies» de la guerre de Cent ans... Ladite conférence est convoquée le 5 janvier 1996 à Franceville, fief de l'émir françafricain Bongo. Non conviée, la Concertation des Partis d'Opposition non-armés (CPO) décide d'envoyer quand même une délégation de cinq représentants : ceux-ci restent bloqués par l'ANS (la police politique de Déby) au poste de Nguéli, à la frontière du

Cameroun

23.

A Franceville, la Table ronde affiche un menu

très rudimentaire: les condottieri tchadiens sont invités à reconnaître la prééminence de l'un d'entre eux, Idriss Déby. Ils refusent. Cela n'étonne pas grand monde. Sauf Omar Bongo, qui estime «que l'on se moque du Gabon» 24. Il s'agissait plutôt, après la CNS et son dévoiement en eST, du troisième acte d'une tragi-comédie destinée à se moquer sérieusement des Tchadiens. Le simulacre de concertation a atteint son objectif: étaler les divisions de l'opposition - en ayant tout fait pour l'empêcher de se réunir. La voie est ouverte aux grandes manoeuvres électorales. 21. Jacques Godfrain, ministre de la Coopération, in Jeune Afrique, 21/09. 22. Selon La Lettre du Continent du 18/01/96. 23. D'après Franceville, Chronique d'une table ronde mort-née, document dactylographié, qui conte par le menu les péripéties de cette conférence dilatoire. 24. Cf. Jean-Karim Fall, Echec, au Gabon, de la table ronde inter-tchadienne, in Le Monde du 11/01/96.

25

4. PREMICES

D'UN COUP TORDU

A Paris, l'épisode gabonais confirme Déby dans son statut de «moindre pire» pour le Tchad. L'on choisit donc, comme au Cameroun en 1992, puis au Togo et au Gabon, de pousser le dictateur vers une sorte de baptême de Clovis: l'onction du suffrage universel. Autant faire vite, battre le fer de la division de l'opposition

- tout

chaud de Franceville.

L'Elysée décide de précipiter l'organisation d'une élection présidentielle «clefs en mains », que la coopération française financera presque intégralement. Bluffés, la société civile et les partis politiques tchadiens reprennent espoir, et tentent d'imposer les conditions d'une compétition régulière. Mais chaque étape sera bâclée ou biaisée (Commission électorale, référendum constitutionnel, ... ). Le couple Paris-Déby balaye toutes les objections. Le seul fait, déjà, d'organiser le scrutin présidentiel avant les élections législatives constituait une transgression majeure du processus de transition décidé par la Conférence nationale souveraine (CNS). Celle-ci, dans sa sagesse, avait prévu un ordre inverse, afin de roder le processus électoral. Puisqu'il s'agissait de le violer, on a renversé la donne. Indépendance

nominale

Le Conseil supérieur de Transition (CST), organe issu de la CNS, devait, entre autres, superviser le déroulement de l'élection. Il a été court-circuité. L'organisation du scrutin a été entièrement transférée à une «Commission électorale nationale indépendante» (CENI), en réalité rapidement sous la coupe du pouvoir. Sept de ses vingt-et-un membres ont été désignés par le gouvernement, sept par le eST, sept par les partis politiques. La corruption a fait son oeuvre: elle avait permis à ldriss Déby d'obtenir que le eST, à chaque moment-clef du processus de «transition », arrête des décisions qui ne fâchent point trop la Présidence; elle a joué 26

dans la désignation des représentants du CST à la CENI ; et elle s'est poursuivie. Les défenseurs de l'intégrité du processus démocratique sont donc devenus très minoritaires dans cette Commission. Pilotée par deux proches de Déby, Moussa Faki Mahamat et Abakar Haggar, elle s'est dotée d'un Président « aux ordres », Pascal Yoadimnadji. Un staff franco-tchadien de « techniciensélectoraux» a pu ainsi oeuvrer en toute tranquillité, au nom de la CENI. Au siège même de cette instance «indépendante », censée pourtant garantir la transparence du scrutin, l'une des pièces (la salle des transmissions... ) était interdite d'accès à certains membresde la Commission25 ! Les «résistants» se sont retirés lorsqu'ils se sont rendu compte qu'ils servaient d'alibi. Ainsi, Mgr Mathias Ngarteri, un évêque tchadien envoyé à la CENI par les partis politiques pour qu'il puisse y faire jouer son autorité morale, a adressé sa lettre de démission entre le premier et le second tour. Youssouf Saleh Abbas, vice-président de l'ex-Conférence nationale souveraine, a fait de même. Un référendum

inquiétant

Restait un préalable au ravalement légal du régime: l'adoption d'une nouvelle Constitution, la précédente ayant dépéri sous les dictatures successives. Après la CNS, un texte de 239 articles avait été concocté avec l'appui d'une batterie de constitutionnalistes français. Un texte plutôt incongru - mais le seul disponible dans un échéancier électoral ultra-raccourci. La manoeuvre politique précédant le référendum constitutionnel fut parfaite, divisant en deux l'opposition politique.

Les uns, dénonçant un «référendum-plébiscite», et/ou doutant de la régularité des scrutins ultérieurs, appelèrent à voter « Non» : non à Déby! Les autres, pressés d'en finir 25. Témoignage d'une source locale.

27

avec une transition interminable, et/ou persuadés que Déby serait battu à l'élection présidentielle, firent campagne pour le «Oui» - quitte à mêler leurs suffrages à ceux des partisans du régime. La victoire du «Oui» était dès lors acquise. Il n'était pas nécessaire d'hypothéquer la suite par une fraude trop manifeste. Le 31 mars, le « Oui» remporte 61,46 % des suffrages. Le « Non» est écrasant dans quatre préfectures du Sud: le Mayo-Kebbi, le Tandjile et les deux Logone. Mais, en se livrant à une analyse fine des résultats, le spécialiste du Tchad Robert Buijtenhuijs constate que des centaines de milliers d'électeurs opposés à Déby, au Moyen-Chari ou à N'Djaména par exemple, sont venus au secours du « Oui ». Le prudent africaniste en conclut: « On ne risque donc guère de se tromper en affirmant que le régime en place n'a probablement pas la majorité des Tchadiens derrière lui. Les élections présidentielles, prévues pour les 2 et 23 juin, nous en apprendront plus, mais on peut dire dès maintenant qù'elles seront chaudement disputées. S'il n'y a pas de fraudes massives, ce sera un scrutin extrêmement ouvert qui pourra nous réserver des surprises 26».

Ni la chaude dispute démocratique, ni l'ouverture, encore moins les «surprises », ne figuraient au scénario Paris-Déby. Pour les éviter au chouchou des militaires français, il fallait suivre l'hypothèse évoquée par Robert Buijtenhuijs: des «fraudes massives », avec une «préparation d'artillerie ».

Mille et une tricheries

préalables

Un premier pilonnage permettra de disqualifier certains rivaux gênants. Dans ce genre d'exercice, les conseillers politiques des potentats françafricains rivalisent d'inventivité ou de pinaillage juridiques. En contestant des certificats 26. «Le Tchad est inclassable»: le référendum Politique africaine n° 62, 06/96, p. 117-123.

28

constitutionnel

du 31 Inars 1996, in

médicaux, de résidence ou de nationalité, ils ont réussi à écarter Gilchrist Olympio au Togo et Alassane Ouattara en Côte d'Ivoire. Au Tchad, le même genre d'« astuce» parvient à éliminer Maurice Hel-Bongo et Antoine Bangui27. Motif invoqué: défaut de conformité du certificat de résidence, qui n'aurait pas été signé par la bonne autorité. Celui d'Hel-Bongo n'a pas été délivré par l'épicier du coin, mais par le commissaire de police. Or, objecte-t-on soudain, il fallait qu'il soit signé du maire ou du préfet... L'ambassadeur de France, André lanier, n'a pas ménagé ses efforts pour rencontrer les candi~ats en lice, pressant certains d'entre eux de rallier le camp présidentiel28. L'un des 14 entêtés, Kassire Coumakoye, pourtant régulièrement enregistré, sera arrêté et maintenu en prison jusqu'au lendemain de l'élection! Les manoeuvres frauduleuses scru tin:

- biais

du recensement

se sont multipliées avant le

électoral29 : ainsi, le BET (Borkou-

Ennedi-Tibesti), préfecture de l'extrême-nord « acquise» à ID, compte 62 196 électeurs inscrits pour 73 185 habitants; - étalement

sur quatre jours du vote des nomades, encou-

27. Si ces deux candidats n'avaient pas été gênants, si Maurice Hel-Bongo était seulement (comme le suggère la note attribuée à la DGSE) la créature de certains cénacles parisiens, on les aurait au contraire laissés se présenter: ils auraient accru la dispersion des voix de l'opposition. Mais on redoutait, peut-être plus encore que leur potentiel électoral, leur capacité à dénoncer la fraude. 28. Cf. Mémorandum des associations tchadiennes de défense des droits de l'homme et des libertés, Elections présidentielles. 2 juin 1996 au Tchad. La mascarade du 1er tour. 29. Les 9 préfectures du Nord comptaient, lors du recenselnent démographique de 1993, une population légèrement inférieure aux 5 préfectures du Sud (respectivement 45,65 % et 45,80 %, le reste habitant à N'Djaména). Le recensement électoral donne 220 000 électeurs de plus au Nord qu'au Sud. Cf. Robert Buijtenhuijs, Limiter les dégâts ou cautionner des abus? L'obseIVation internationale du référendunl constitutionnel et des élections présidentielles au Tchad (Inars-juillet 1996), contribution à paraître dans le Rapport 1997 de l'Observatoire pennanent de la coopération française. Du même auteur, l'article « 01l1l0US a volé nos voix », Quelle démocratie pour le Tchad? (à paraître in Politique africaine n° 63, 10/96), détaille un certain nombre de fraudes. 29

rageant la multiplication des bulletins

30

et libérant l'imagi-

nation des rédacteurs de procès-verbaux; - inscription de 220 272 électeurs «tchadiens» résidant au Soudan: une grande partie sont fictifs ou non-Tchadiens 31 ; la plupart frontalières votent dans - création bureaux de

des autres appartiennent aux tribus transproches du clan au pouvoir à N'Djaména. Ils des conditions échappant à tout contrôle; par décret, deux jours avant le scrutin, de 100 vote au Soudan: les candidats n'avaient plus ni

le temps, ni les moyens d'y envoyer des représentants

32

;

- mise à l'écart d'assesseurs non-MPS formés aux procédures électorales, pour les remplacer par de jeunes militants analphabètes du MPS 33 ;

- émission de vraies-fausses cartes électorales par le ministère de l'Intérieur, distribuées aux 'militants du candidatprésident (à Abéché, par exemple) 34 ; 30. Cela n'a pas manqué. La requête à la Cour d'appel des 14 candidats autres que Déby cite à ce propos une anecdote édifiante: «A Moïto, le chef de PA, Korom Youssouf, et son acolyte Abakar Woremi, ont demandé aux représentants des candidats Loi et Mahamat Abdoulaye, qui les accompagnaient dans leurs déplacements avec l'urne des nomades, d'accepter leurs conditions ou de descendre du véhicule. Questionnés sur leurs conditions, ils ont demandé aux représentants des candidats de ne rien dire sur le bourrage des urnes en faveur du candidat Déby qu'ils avaient l'intention d'effectuer. Les Représentants des candidats ayant refusé, ont été ligotés et jetés en pleine brousse dans un endroit plein de hyènes et d'autres fauves ». 31. La requête à la Cour d'Appel rappelle que « la CENI, en violation de l'article 49, n'a pas voulu vérifier l'authenticité et l'effectivité de la nationalité des votants ». C'est ainsi qu'ont pu se présenter, pour voter, des militaires en uniforme soudanais... 32. Il s'agissait de répliquer aux remarques désobligeantes sur le «vote» des Tchadiens du Soudan lors du référendum constitutionnel: 32 000 en une journée, dans deux bureaux. Selon un calcul effectué par la Ligue tchadienne des droits de l'homme, un tel « miracle» supposerait des pointes de 2 400 votants par heure et par bureau... Un record mondial de productivité! 33. Cf. Rapport des Associations de défense des droits de l'homme du Lac, 13/06/96. Le MPS (Mouvement patriotique du Salut) est le parti d'Idriss Déby. La CENI était relayée par des commissions locales, auxquelles étaient transmises les listes des membres des bureaux de vote.--Les délégués cantonaux du MPS exerçaient fréquemment un droit de regard sur ces listes, pour en écarter les importuns. 34. Cf. une lettre de la Ligue tchadienne des droits de l'ho111111e (LTDH) à Agir ensemble pour les droits de l'honlnle (13/08/96) et le Mémorandum des associations tchadiennes. Celui-ci fournit les numéros de fausses cartes, rejetées par des scrutateurs vigilants: 245 248, 2 534 303, 2 534 304, 2 534 317, 2 534 331, 2534 332, etc. 30

- rachat

de cartes électorales, contre un billet, ou d'autres

avantages, dans les milieux supposés défavorables

35;

ces

cartes permettaient

de se faire délivrer des formulaires de 36 ; - menaces diverses sur l'électorat; etc. Ces menaces illustrent le mode de gouvernement d'Idriss Déby et des siens. Dans la région du Lac, le ministre Youssouf Mbodou Mbami a parcouru les villages (même après la fin de la campagne officielle) en disant que ceux qui ne voteraient pas pour Déby seraient «amendés », et les chefs récalcitrants révoqués. Le sous-préfet adjoint de Bol a rassemblé la population de Kinassarom pour menacer d'arrestation ceux qui s'aviseraient de voter pour un autre

vote par procuration...

candidat que le Président 37. Les partisans d'Idriss Déby ne font pas dans la dentelle. Pas plus que l'emblème de leur parti, le MPS : la houe et la kalachnikov. Tentant de se détacher de cette image trop marquée, le Président a suscité un «Front républicain ».

Emblème: la houe, sans la kalach' 38. Il aurait pu ajouter un tiroir-caisse, celui où est passé l'argent de cinq années de pillage de l'Etat tchadien. L'un des principaux arguments du candidat du «Front républicain» a en effet consisté à « arroser» sans compter son électorat potentiel. Quelques discrets sponsors étrangers, attirés par les odeurs de pétrole, ont probablement ajouté leur obole. Un dispositif électoral made in France La France, pour sa part, tenait le double rôle du régisseur 35. Ide/n. 36. Le Rappo/1 sur les conditions de déroulelnent du scrutin du 02 jùin 1996 (Assoc. de défense des droits de l'homme du Lac, 13/06/96) cite les achats opérés, pour 5 000 FCF A, par ~1amadou Rigui, Gumar Kadjal1ami et des dignitaires du ~1PS. 37. Rapport des Associations de défense des droits de l'homme du Lac, 13/06/96. Le même type de menaces est signalé par la cellule de Guelendeng de la L TDlI, exercées notamment par le sous-préfet de :t-.1assenya (Rapport du 10/06/96). 38. D'après Thomas Sotinel, L'élection présidentielle au Tchad a été essentiel/ente11t organisée par la France, in Le Monde du 02/06/96.

31

et du metteur en scène. Et l'armée en premier, heureuse d'assurer le triomphe de son protégé: «

L'armée française [...] va diriger de bout en bout l'opération.

[...] Le général Rigot, chef de la mission militaire de coopération, a passé cinq jours au Tchad pour préparer la campagne électorale 39».

Le dispositif du scrutin est financé à 95 % par la France 40: matériel électoral, acheminement des urnes et des procèsverbaux par les véhicules et hélicoptères de l'opération Epervier, centralisation informatique,... Un investissement considérable, même si l'essentiel de son coût est inclus dans celui du dispositif militaire français stationné au Tchad (800 hommes, plus des installations dispendieuses et un matériel très abondant). Cette présence permanente est un choix stratégique de la Françafrique. Le matériel électoral a connu au moins une défaillance suspecte: malgré les protestations des candidats, la Coopération française a livré des enveloppes non authentifiées,

disponibles dans le commerce 41. Outre l'armée française, d'autres groupes ou organismes apportent leur concours empressé: la Mission de coopération 42, l'ONG GERDDES-Afrique 4\ et un commando 39. La Lettre du Continent, 25/04/96. 40. Le reste provient notamment du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement). Co-organisateur en titre, le PNUD a montré lors de cette élection qu'il lui était difficile de quitter le terrain du développement pour promouvoir la démocratie dans un contexte hostile: il lui est difficile.de s'opposer aux Etats qui le mandatent. Cela s'est ressenti sur la question du «contrôle» du vote des Tchadiens à l'étranger, ou dans la gestion de 1'« observation» du scrutin. Les deux experts que le PNUD a délégués auprès de la CENI, f\.1M.Niang et Driss, ont joué (surtout le premier) un rôle très contesté. Et le Représentant-Résident à N'Djaména, M. Diawara, a cautionné plus qU'ÎInprudemment le scrutin (cf. Robert Buijtenhuijs, Linliter les dégâts ou cautionner des abus ?, art. cité). La Françafrique a aussi des relais dans le monde des organisations internationales. 41. Cf. Mélnorandum des associations tchadiennes, Elections présidentielles. 2 juin 1996 au Tchad. 42. Où l'on croisait de nouveau Edouard Laporte, grand ancien de la Cotontchad. Il dirigeait précédemment la Mission de coopération en Guinée équatoriale, au moment de la vague d'assassinats de coopérants français. 32

d'experts français ès-élections, chargé d'épauler la CENI. A leur tête, Jérôme Grand d'Esnon, conseiller juridique auprès du Secrétaire général du RPR. Il est prévu que le scrutin proprement dit (la «vitrine démocratique») se déroule en présence de 400 observateurs, 250 tchadiens et 150 étrangers envoyés par la

-

France 44, la Libye, l'ONU, l'OUA, la Francophonie, etc. En mars 1995, Billets d'Afrique, la lettre mensuelle de Survie, posait cette question: «La France finance le processus électoral. Va-t-elle couvrir une mascarade? ». Les Tchadiens, on va le voir, ont été servis. Mais les Français, citoyens ou contribuables, ne seront pas forcément fiers de ce qui a été fait en leur nom, avec leurs impôts. S'ils l'apprennent...

5. LA MASCARADE DU PREMIER TOUR Un vote « à peu près correct» Dans les bureaux ordinaires, grâce à une exceptionnelle

vigilance civique 45, le vote s'est déroulé à peu près correctement. Comme l'écrit l'Union des Syndicats du Tchad, « il est indéniable que le peuple avait vrain1ent cru et placé tous ses espoirs en ces élections. C'est ainsi qu'il a palticipé massivement dans le caln1e et la sérénité à ces élections 46».

C'est ce calme et cette sérénité, soulignés par les observateurs, qui seront ensuite opposés à tous ceux qui contestent 43. Groupe d'études et de recherches sur la démocratie et le développement éC0,110111Îque et social en Afrique. Cette ONG panafricaine basée au Bénin a été recrutée par les Nations unies pour coordonner le dispositif d'« obseIVation » des élections. Au Tchad, puis au Niger, on a surtout noté l'étrange aveuglelnent de ces experts en acuité visuelle, et/ou de leur président. Robert Buijtenhuijs évoque la dérive de cette ONG vers une «boîte de consultants » in Limiter les dégâts ou cautionner des abus ?, art. cité. 44. Dont nombre de barbouzes et de suppôts de la Françafrique. 45. A laquelle a contribué, entre autres, la très dynamique Ligue tchadienne des droits de l'homme, par de remarquables campagnes d'éducation civique. Les communiqués des cellules locales de la LTDH télnoignent de l'attachement des Tchadiens au processus électoral. 46. Communiqué de presse n° 003 du 12/06/96. 33

les résultats! Il faut seulement rappeler que les électeurs, quand ils votaient, les scrutateurs, quand ils comptaient les bulletins, ne se doutaient pas de la suite. Beaucoup croyaient encore que l'omniprésence française dans l'appareil électoral était une garantie du respect de leur vote... Quand l'on parle d'opérations de vote «à peu près correctes », cela signifie que la contrainte des électeurs n'a pas semblé systématique. Divers exemples montrent cependant qu'elle paraissait naturelle à certains «organisateurs ». A N'Djaména, des bureaux de vote se trouvaient dans les camps de la Garde nationale et nomade. A la sortie de l'isoloir, les électeurs devaient montrer au commandant d'unité les 14 bulletins des candidats autres que Déby. Même chose à Moussoro, dans le Kanem. La présence intempestive d'agents de la «Sécurité» (ANS) dans les isoloirs a été observée à Massaguet, Massokory, Koundoul, etc.47 A Massaguet ou dans la préfecture de Biltine, des représentants des candidats autres que Déby ont été ligotés, bastonnés et abandonnés en brousse. A Biltine, le sous-préfet

adjoint, revolver au poing, s'est lui-même chargé du « ménage» et de la «police électorale» envers les scrutateurs indociles, soit en les expulsant, soit en les contraignant à signer des procès-verbaux faussés. Ailleurs, des délégués du parti UDR ont été emprisonnés. A N'Djaména, dans le quartier Amtoukougne, des militaires ont enlevé des urnes avant la fermeture des bureaux de vote 48.

Dans le canton Liwa, on a séparé en deux files les électeurs pro-MPS et les autres. On a fait voter les premiers, puis fermé le bureau au nez des seconds 49. Dans le BorkouSud, seul le bulletin Déby était disponible. Dans maints endroits du BET (Borkou-Ennedi-Tibesti), la contrainte exercée par les diverses autorités en faveur du vote Déby était 47. a.lettre 48.IdeI11.

de la LTDH et Mémorandum, cités plus haut.

49. Associations

de défense

des droits de l'homme

34

du Lac, Rapport

cité, 13/06/96.

incontournable. La sous-CENI d'ailleurs étroitement encadrée

de cette préfecture était par des personnalités du

MPS ou des -militaires50. Près du Cameroun, le commandement militaire de Gagal a fait arrêter le scrutin parce que les électeurs refusaient de

voter pour Déby. 75 % de l'électorat n'a donc pu voter 51. Le vote des militaires s'est déroulé le plus souvent sans isoloir, sous le regard de leurs chefs 52. Dans les trois bureaux de Baga-Bola (OPS I, II et III), les soldats n'avaient qu'à mettre dans l'urne une enveloppe déjà garnie du bulletin

Déby 53. Les insubordonnés sont mis aux arrêts 54, ce qui semble avoir été la règle 55. Presque partout, on a noté le recours au vote de mineurs, grâce à de fausses cartes d'électeurs, de fausses inscriptions ou de faux émargements. Nomades L'encre indélébile prévue pour marquer les votants n'a pratiquement pas été utilisée. Parfois, elle a été remplacée par du permanganate, lavable; le plus souvent, par rien du tout. Le but: favoriser le vote multiple, surtout celui des « nomades ». Entièrement géré par les partisans de Déby, ce

vote, aux pourcentages ment extraordinaire.

«soviétiques », a connu un gonfle-

50. Œ. Rapport sur le déroulenzent de la calnpagne présidentielle et le scrutin du 02 juin 1996 dans la préfecture du B.E.T., Fédération LTDI-I du B.E.T. (05/06/96). 51. Cf. ComJ1luniqué de presse conjoint n° 2 des organisations pour la défense des droits de l'homme de Pal a (13/06/96). 52. Au Camp des martyrs de N'Djaména ou au centre d'instruction de Koundoul, par exemple. Un militaire rétif, qui voulait voter pour un autre candidat que Déby, ya été sauvagement tabassé. Cf. Mémorandum des associations tchadiennes, Elections présidentielles. 2 juin 1996 au Tchad. 53. Une pratique mise en oeuvre également pour le vote des civils, dans certains bureaux du Nord. A Ouadidoum par exemple (Rapport de la fédération LTDH du B.E.T.,05/06/96). 54. Associations de défense des droits de l'homme du Lac, Rapport cité, 13/06/96. 55. Parmi d'autres cas ayant échappé au mutisme militaire, le Rapport de la fédération LTDH du B.E.T. (05/06/96) signale celui de l'infirmier-major Jacob Samafou, du régiment d'Ounianga-Kébir. 35

Il Yaurait eu un millionde votes « en déplacement» lors du scrutin présidentiel. La majeure partie est expliquée, officiellement, par le nomadisme. Plus de 500 000 nomades auraient voté pour Déby. Or la population nomade totale dénombrée par le recensement de 1993 est de 359000 (devenus 380000 en 1996), dont environ la moitié d'enfants. Encadrés par des agents électoraux du MPS distribuant le sucre et le papier-monnaie56, mobilisés jusqu'au dernier, 190000 électeurs auraient donc, telle une armée d'opérette, défilé près de trois fois devant les urnes, y déposant l'enveloppe qu'on leur tendait... Mais le gonflement du suffrage des « nomades» est moins le fruit d'une super-production à la Cecil B. De Mille que des manipulations postérieures au scrutin. S'y sont ajoutés les votes des autres personnes « en déplacement », qui ont représenté suffrages dans certains bureaux.

jusqu'à

40 %

des

Etrangetés Dans les pays comportant une forte communauté tchadienne (Soudan, Libye, Centrafrique, Nigéria, Arabie saoudite, etc.), quantité de bureaux de vote ont été installés hors des ambassades ou consulats, un peu n'importe où. En tout cas, à l'abri de toute vérification. Au Soudan, les policiers soudanais en civil, présents dans la plupart des bureaux de vote, ont procédé à l'arrestation de représentants des partis politiques tchadiens qui avaient réussi l'exploit de s'insinuer jusque là 57. En Centrafrique, un émissaire du MPS, Zen Ali Fadel, est venu alimenter les 56. De telles scènes se sont réellement produites, évoquées par exemple dans le Rapport de la Fédération LTDH du B.E.T. (05/06/96). La plupart des véhicules transportant les urnes des nomades appartenaient carrément au MPS. Les représentants des candida~s des autres partis en étaient exclus, ou éjectés. « Il est souvent arrivé que les urnes soient déplacées nuitalnment vers des destinations inconnues, dribblant ainsi les représentants des candidats décidés à les suivre ». (Requête des candidats à la Cour d'Appel). 57. Requête à la Cour d'Appel des 14 candidats autres que Déby. 36

fraudeurs avec un lot de 10000 cartes d'électeurs «nomades ». Un seul des 29 bureaux de vote était situé à la chancellerie. Les 28 autres n'avaient pas d'assesseurs non-MPS58. Une fraude géante 59 Entre le verdict des urnes (les procès-verbaux authentiques) et le résultat officiel n'interviennent plus que le

transport par hélicoptères militaires français 60 et la centralisation informatique. C'est dans cette fin de parcours que le score de Déby s'est envolé. Dans sa région d'origine, le Biltine, le taux de participation officiel atteint 120,9 %. Dans le Logone occidental, fief du général Kamougué, des sources recoupées établissent que celui-ci a été privé de près de cent mille suffrages, passant de 185 010 à 88 996 voix. Du coup, l'évêque du lieu, Mgr Ngarteri, a démissionné de la CENI. Dans le Moyen-Chari (10 % du corps électoral) le score de Déby a été vraisemblablement multiplié par dix, et celui de Kamougué divisé par trois ou quatre. Selon les chiffres communiqués par la CENI (avant les retouches de la Cour d'appel), Idriss Déby aurait obtenu 124 470 voix, et Kamougué, le fils de la région, seulement 55 193. Pour qui vit dans cette préfecture et sait combien Idriss Déby y est profondément détesté depuis la répression sanglante de 1984, un tel résultat ne peut être que le fait d'une fraude monumentale. Si Kamougué ne peut avoir eu les 275 050 voix que ses partisans lui attribuent, son score dépasse probablement 200 000. Un mois plus tard, cette fraude est quasi avouée, et son ampleur transparaît. Le second tour se réduisant à un duel Déby-Kamougué, mieux maîtrisable par le Président sortant, 58. Cf. Rapport sur le 1er tour des présidentielles en R.CA., Cellule de Bangui de la LTDH,06/06/96. 59. Citons, parmi bien d'autres sources, N'Djaména Hebdo du 13/06/96. 60. Avec un représentant de la CENI et un observateur français (pas de tchadien, ni d'« étranger »... ).

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