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French Pages 352 [348] Year 1981
Structure sociale, famille, chrétienté a Byzance
In the Collected Studies Series:
JEAN GOUILLARD , La vie religieuse a Byzance PAUL LEMERLE Le monde de Byzance. Histoire et institutions
PAUL LEMERLE Essais sur le monde byzantin
RODOLPHE GUILLAND Titres et fonctions de l’Empire byzantin
H. MONNIER Etudes de droit byzantin
MILTON V. ANASTOS Studies in Byzantine Intellectual History
PAUL J. ALEXANDER Religious and Political History and Thought in the Byzantine Empire
W.H.C. FREND Religion Popular and Unpopular in the Early Christian Centuries
FRANCOIS HALKIN Etudes d’épigraphie grecque et d’hagiographie byzantine
FRANCOIS HALKIN Martyrs grecs, Ile-VIlIle s.
ANDRE GUILLOU Culture et société en Italie byzantine (Vle-Xle s.)
DAVID JACOBY Société et démographie a Byzance et en Romanie latine
DAVID JACOBY Recherches sur le Méditerranée orientale du XIle au XV¢e siecle
A. A.M. BRYER The Empire of Trebizond and the Pontos
Evelyne Patlagean
Structure sociale, famille, chretienté a Byzance | IVe-XlIe siecle
ie mya OF
Ae Ty 4 VARIORUM REPRINTS London 1981
British Library CIP data Patlagean, Evelyne
Structure sociale, famille, chrétienté a Byzance, IVe-Xle siécles. — (Collected studies series; CS134).
| 1. Byzantine Empire — Social conditions I. Title —_II. Series 309.1'495'01 HN650.5.A8 ISBN 0-86078-080-5
Copyright © 1981 by Variorum Reprints
Published in Great Britain by Variorum Reprints 20 Pembridge Mews London W11 3EQ
Printed in Great Britain by Galliard (Printers) Ltd
Great Yarmouth Norfolk
VARIORUM REPRINT CS134
pet. “y or not et. “L7Soq TABLE DES MATIERES
Introduction 1—1V I La pauvreté a Byzance au temps de
politique 59-81
Justinien: les origines d’un modéle
Etudes sur l’histoire de la pauvrete (Moyen Age — XVIeme siecle), I, sous la direction de Michel Mollat. Paris, 1974
Il Les armes et la cité a Rome du ViJéme au [Xeme siecle, et le modéle européen
des trois fonctions sociales 25—62 Melanges de l’Ecole francaise de Rome (Moyen Age — Temps modernes), 86, 1. Rome, 1974
Ill “Economie paysanne”’ et “‘féodalité
byzantine”’ 1371-1396 ~
Paris, 1975 . siécle — 303—309 Paris, 1977 | Annales. Economies, Sociétés, Civilisations 6.
TV L’impdt payé par les soldats au VIleme Armees et fiscalite dans le monde antique, Colloques nationaux CNRS No 936.
V Ancienne hagiographie byzantine et
histoire sociale 106—126
Annales. Economies, Sociétés, Civilisations 1. Paris, 1968
VI Discours écrit, discours parlé, niveaux de culture a Byzance aux
Villeme- XIeme siecles 264—278 Annales. Economies, Sociétés, Civilisations 2. Paris, 1979
VII Une représentation byzantine de la 59—83 parenté et ses origines occidentales 14 pl. L’Homme VI1/4. Paris-La Haye, 1966
Vill Sur la limitation de la fécondité dans
la haute époque byzantine 1353—1369
Annales. Economies, Sociétés, Civilisations 6. Paris, 1969
IX Familles chrétiennes d’Asie Mineure et histoire démographique du I[Veme siécle 169-186 Transformation et conflits au I[Veme siecle
ap. J.C. Bonn, 1978
X L’enfant et son avenir dans la famille
byzantine (IVeme-XIIéme siécles) 85—93
Annales de demographie historique, 1973. “Enfant et Sociétés”’. Paris-La Haye, 1973
XI L’histoire de la femme déguisée en moine
Byzance 597-623
et ’évolution de fa sainteté féminine a Studi Medievali, 3°sér., XVII. Spoleto, 1976
XII Christianisation et parentés rituelles:
le domaine de Byzance 625—636
| Annales. Economies, Sociétés, Civilisations 3. Paris, 1978
XIII Les moines grecs d’Italie et l’apologie des
si€cles) 579—602 theses pontificales (VIJIéme-[X¢me
Studi Medievali, 3°sér., V.
Spoleto, 1964
XIV Contribution juridique 4 l’histoire des
Juifs dans la Méditerranée médiévale: | les formules grecques de serment 137-156
Revue des Etudes Juives/Historia Judaica, 4¢sér., IV (CXXIV) Paris-La Haye, 1965
XV Byzance, le barbare, l’hérétique et la
loi universelle 81—90
Ni Juif ni Grec. Entretiens sur le racisme, sous la direction de Léon Poliakov. Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales — Mouton & Co., Paris-La Haye, 1978
Addenda et Corrigenda 1—3
Index I-11] Ce volume est composé de 346 pages
INTRODUCTION , Une bonne partie des études réunies ici a été écrite au fil des années de préparation d’une thése pour le Doctorat d’Etat, révisée et publiée ensuite sous le titre de Pauvreté économique et pauvreté sociale a Byzance, 4°-7° siecles, Paris-La Haye 1977. L’austérité renommeée de ce labeur initiatique n’est pas en effet retranchement
du monde. Au contraire, le livre qui en résulta, autant que le présent recueil, sont a entendre comme une suite de questions et réponses échangées avec d’autres, les fragments d’un entretien a plusieurs voix ou se reflétent un temps et un lieu, Paris des années
60 et 70, d’un reflet il va de soi particulier et personnel. Dans une |
rétrospective comparable a celle-ci, Jacques Le Goff a parfaitement , marqué les voies ouvertes alors (J. Le Goff, Pour un autre Moyen Age. Temps, travail et culture en Occident: 18 essais, Paris 1977, Préface): la profondeur de champ de la longue durée braudélienne; la décentration anthropologique du regard historien, récompensé de son arrachement par l’accés a cette profondeur; la quéte de catégories d’analyse et de classement spécifiquement adéquates au social passé. Le récit de la sainteté chrétienne (V), le comput des degrés de parenté et des interdits de mariage (VII) m’ont offert,
pour ma part, mes premiers themes anthropologiques dans Phistoire de Byzance. Je suis revenue plus tard 4 des problémes de parenté (XII), et a la dialectique de la nature et de la culture (XV). D’un autre coté, j’assignais une place déterminante aux
problemes de population dans ma recherche sur la société byzantine des IV*°-VII* siécles, tandis que je ne pouvais chiffrer ni les contingents ni les densités. Ceci me placa dans la direction ou
la démographie historique penchait alors vers Vhistoire de la famille, ot elle explorait les codes culturels dont elle mettait en lumitre lautorité sur les conduites sexuelles et procréatrices:
ii
c’est un probleme auquel lhistorien du premier millénaire chrétien apporte une contribution nécessaire (VIII, IX, X, XI).
Je n’ai pas disposé le volume dans l’ordre chronologique qui elit été celui de ma propre biographie. J’ai laissé pour la fin deux essais anciens, dans des domaines que je n’ai pas pratiqués comme je Paurais souhaité, Vhistoire des Juifs (XIV),? et celle de I’Italie grecque (XIII).? J’ai donné la premitre place en revanche aux travaux qui me demeurent a ce jour les plus proches, parce qu’ils explorent les deux dimensions dans lesquelles je souhaite placer
mes recherches sur lhistoire de Byzance, la continuité et la comparaison, l’une fondant l’autre. Que l’Empire de Byzance se pensa toujours comme |’Empire des
Romains, sans plus, forme a la fois unique et susceptible de se démultiplier sous certaines conditions, on le sait de reste. Que la coupure creusant apres 395 ou aprés 476 la dépression de leta di mezzo entre Antiquité et Renaissance ait été une conception de ’’humanisme moderne, conservée par les Universités nationales du
XIX* et du XX* siécle, nul n’en disconvient plus. La présente génération d’historiens est portée a l’observation de la continuité, corollaire de la longue durée, et Vhistorien occidental de Byzance est tout désigné pour la plaider. Si son commencement se place a Constantin, ou méme plutot a Dioclétien, 395 et 476 ne l’arrétent
pas, 800 non plus, 1204 & peine; 1453 méme lui laisse quelque avenir dans le champ de l’Europe orthodoxe et du Proche-Orient. Est-il en cela un exemple ou une aberration, je ne sais. Mais il erre encore trop souvent de part et d’autre de la limite universitaire toujours fermement tracée entre une Antiquité ot il se saurait senfermer, et un Moyen Age défini, ce qui ne peut surprendre, a partir de la chrétienté latine. Pourtant il faut reconnaitre que ni l’Est ni l’Ouest n’ont abrogé au cours des onze premiers siécles chrétiens — je ne vois pas aujourd’hui plus loin — la figure du souverain, le systeme religieux, les formes du droit public qu’ils tenaient lun et lautre de l’ Empire
romain chrétien, 4&2 son tour héritier comblé de deux ou trois passés sans la connaissance desquels on ne le comprend pas. Que les choses aient présenté ici et 1a un tour différent, que l’Occident
n’ait pas élaboré la théorie des images, ni l’Orient le rituel de l’hommage, qui l’ignore? L’Empire des Antonins coiffait-il au II*
iil
siecle des provinces semblables entre elles? Et les différences évidentes ne masqueront pas les similitudes qui débordent méme largement V’héritage commun. D’un cOté comme de l’autre une relation sociale majeure unit la terre, fondement de la puissance publique et privée, non plus aux cités antiques mais aux armes. Les soldats d’abord, qui paraissent ici en quelques pages (IV), puis les guerriers, et, de plus en plus clairement, une aristocratie. Les termes du pouvoir supréme, le souverain et le pontife, se sont conjugués autrement a Byzance, parce que l’empire s’absente de Rome, ou il laisse le champ historique au sacerdoce, alors qu'il demeure présent dans la Rome Nouvelle, ou: le sacerdoce est en conséquence son vis-a-vis. En conséquence aussi, une seule des deux Romes, la Nouvelle, présenie pleinement les fonctions de capitale impériale, dont Gilbert Dagron a montré la genése. En
conséquence enfin, Vhistoire opere un autre choix entre ses virtualités. L’essor de l’aristocratie régionale; la revendication de l’Eglise des moines et sa volonté réformatrice; la négation hérétique
et la fronde des spirituels; le réveil citadin méme: rien de tout cela n’a manqué a Byzance. Mais Punité pérenne du pouvoir et de
son lieu a bloqué les mouvements ébauchés. A partir de ces prémisses, dix, vingt questions se lévent.
A ce jour je n’ai pas dépassé, encore une fois, la limite
significative du XI° siécle, plus précisément 1118, fin du régne d’Alexis IY Comnéne. Je dois les essais qui ouvrent ce recueil a Phospitalité stimulante accordée par des historiens du Moyen Age occidental. Justinien et les pauvres (I), c’est la petite salle toujours comble de la Sorbonne, ot Michel Mollat commenga de réunir dans les années 60, autour des pauvres du continent médiéval, un auditoire sans cesse plus nombreux et varié, séduit par ce theme neuf, et d’emblée fondamental. Les essais II et III portent ’empreinte du séminaire de Georges Duby au Collége de France, consacré a [*‘Histoire sociale’ structurale, exhaustive, qu’il avait définie dans sa legon inauguralée de 1970 (Des sociétés médiévales, Paris 1971). Je n’oublie pas ce que m’y suggéraient, d’un Empire a
lautre, les réflexions de Karl Ferdinand Werner. Au cours de la méme décennie, Daniel Thorner et Basile Kerblay avaient révélé aux historiens l’oeuvre d’Aleksandr Cajanov, et le livre de Witold Kula sur La théorie économique du systeme féodal était traduit en
iV
francais en 1970. Ces propositions, qui ouvraient une issue a quelques vieilles impasses, soulevérent le plus vif intérét (III): elles sont en train, me semble-t-il, de devenir classiques. L’étude sur Phagiographie ancienne déja citée (V) propose une
méthode de lecture pour un ensemble de récits de méme époque et de méme fonction, et la note VI présente des travaux récents sur la production écrite des IX*-XI* siécles, dont le trés grand livre de Paul Lemerle sur Le premier humanisme byzantin (1971), les études d’Alexander Kazhdan sur lhistoriographie, et les débats sur le poéme de Digénis. Pas d’histoire sociale au sens large en effet sans que I|’écrit médiéval retrouve le sens souvent méconnu par la
philologie du XIX* siécle, celui d’un objet culturellement significatif et socialement fonctionnel parmi tous les autres. La question est a lordre du jour. Un mot encore. Si j’ai pensé que le lecteur lointain pourrait etre curieux d’un itinéraire francais contemporain, mon dessein
n’était nullement paroissial. Les noms et les travaux cités montreront la multiplicité de mes dettes.
Université de Paris-X (Nanterre) Octobre 1980
1 Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et Mouton & Co.
2 Non reproduits: “Une image de Salomon en basileus byzantin”, Revue des Etudes Juives 4e sér. I (CXXI), 1/2, 9-33. Comptes-rendus de S. D. Goitein, A Mediterranean society. The Jewish communities of the Arab world as portrayed in the documents of the Cairo Geniza, Berkeley-Los Angeles, I (1967), II (1971) dans Studi Medievali nowv. ser. 9, 1968, 876-890 et 14, 1973, 205-211.
3 Non reproduit: “Recherches récentes et perspectives sur Vhistoire du momacsusme italo-grec”, Rivista di Storia della Chiesa in Italia 22, 1968, 146 -166.
J
LA PAUVRETE A BYZANCE AU TEMPS DE J USTINIEN:
LES ORIGINES D’UN MODELE POLITIQUE
La législation de Justinien est une piéce importante du dossier de la pauvreté médiévale. Elle achéve de mettre au point la déléga-
tion de l’assistance a l’Eglise et le régime particulier des biens
ecclésiastiques qui en découle, en une formule destinée a traverser les siécles du Moyen Age, et méme 4a leur survivre!. Les recueils législatifs byzantins postérieurs au vit siécle ne cesseront plus de
sen réclamer, a juste titre ou non, que ce soit l’Eclogé des
empereurs Isauriens (726), le Procheiros Nomos (entre 867 et 879) et l’Epanagogé (entre 879 et 886) des empereurs Macédoniens, et
plus encore les Basiliques, monument de la Renaissance du Ix siecle *. L’Eglise de Byzance fait méme siennes les normes établies
par Justinien pour son statut et ses biens. Elle leur donne la forme typiquement byzantine du Nomokanon, concordance méthodique entre les canons des Péres et des conciles et les lois impériales : les premieres collections sont contemporaines du régne lui-méme, ou immédiatement postérieures, et l’on date des années 629-640 la plus ancienne rédaction du Nomokanon en XIV titres, base des écrits suivants et des influences byzantines en pays de mission3>. Plus largement, la législation justinienne sur l’assistance franchit par la suite les frontieres du vieil Empire, comme partie intégrante d’un
modele politique dont s’inspirent les Etats plus jeunes, et elle
pénetre ainsi dans des sociétés médiévales 4 la fois contemporaines et diverses. Mais cette ceuvre, placée au seuil d’un long avenir, représente de son cété l’aboutissement d’une évolution juridique, ou pour mieux 1. Pour les faits et dates essentiels du régne, voir E. STEIN, Histoire du Bas-Empire, t. II (476-565), éd. fr. J..R. PALANQUE, Paris, 1949. 2. Chronologie dans K.E. ZACHARIA VON LINGENTHAL, Geschichte des griechisch-roOmischen Rechts, 3¢ éd., 1892, phot. nachdr. Aalen 1955, et dans P. J. ZeEpos,
Die byzantinische Jurisprudenz zwischen Justinian und den Basiliken, Berichte , z. XI. Internat. Byzant.-Kongress, Munich, 1958, V/1. Les lois des Isauriens et des Macédoniens seront citées dans l’éd. de P. et I. Zepos, Jus GraecoRomanum, Athénes, 1931, t. II. 3. H.G. Becx, Kirche und theologische Literatur im byzantinischen Retch,
Munich, 1959, notamment p. 146. Les textes se lisent encore commodément dans G. VoeL, H. Jusre._, Bibliotheca Juris Canonici Veteris in II tomos distri- , buta, Paris, 1661.
I 60
dire historique, dont nous apercevons les étapes a travers la codification justinienne elle-méme, en dépit des remaniements et des interpolations qu’elle inflige aux lois de ses prédécesseurs. Constantin pose déja les principes décisifs du régime des biens d’Eglise‘. Et plus tét encore, dés l’époque des Sévéres, le classement juridique des conditions sociales avait changé progressivement, utilisant & ses propres fins des critéres qui cessérent d’étre civils pour se faire économiques :
le pauvre tendait a se constituer en catégorie de droit, définie par une capacité incomplete, comme I’avaient été avant lui, jadis ou naguére, le non-citoyen, l’esclave, l’humilior. Le Digeste reprit sur ce point les textes des juristes de l’époque sévérienne, tandis que le Code termina l’édifice législatif des normes relatives d’une part au statut des personnes dites pauvres, d’autre part au régime des biens d’Eglise. Ainsi apparait constituée la doctrine destinée a se répandre bien au-dela de ses frontiéres historiques natives. Enfin, les lois du Code, et surtout les admirables Novelles, apportent le plus vivant des témoignages sur l’époque elle-méme du législateur, sur ce régne central du vi* siécle byzantin, luicméme point culminant d’une évolution démographique et sociale, équilibre éclatant et déja
instable d’une société qui procédait des grands changements du
Iv° siécle, et que quelques décennies devaient ensuite défaire, ou du moins modifier radicalement >. Pan
La législation justinienne porte la marque d’un événement de grande importance : le passage de fait du latin au grec dans les textes législatifs nouveaux *. Le Code réunit encore les deux langues. Les lois du 11I* et du Iv‘ siécles sont rédigées exclusivement en latin, mais le grec s’affirme de plus en plus dans les lois de Léon I*, Zénon et Anastase au V* siécle, dans celles de Justin I* et Justinien au VI.
Il est en particulier le moyen d’expression d’un certain nombre de mesures relatives aux établissements d’assistance. Le latin conserve toutefois sa place jusqu’a la cléture du Code en 534. Les Novelles justiniennes, en revanche, qui s’échelonnent entre cette date et la fin du régne en 565, et ou se trouve la plus riche moisson d’informations
concrétes, sont rédigées en grec dans leur grande majorité. Les
4. Cf. J. Gaupvemet, L’Eglise dans l’Empire romain (IV* - V* siécles), Paris, 1959, pp. 293 et s.
5. Le Digeste et le Code Justinien seront cités dans les éditions du Corpus
Juris Civilis, vol. I, Institutiones éd. P. KRugcER, Digesta, éd. Th. MOMMSEN, 16° éd., Berlin, 1954; vol. II, Codex Justinianus, éd. P. KRUEGER, 11° éd., Berlin, 1954. Les Novelles seront citées dans l’éd. de K.E. ZACHARIA VON LINGENTHAL,
Imp. lIustiniani PP. A. Novellae quae vocantur..., 2 vol., Leipzig, 1881 (entre parenthéses la numérotation traditionnelle). Nous avons conservé les dates données par les éditeurs. 6. Cf. G. DaGRon, Aux origines de la civilisation byzantine : Langue de culture et langue d’Etat, in Rev. Hist., 1969, pp. 23-56.
| 61
exceptions comprennent notamment les décisions qui concernent des provinces latinophones, Illyricum, Italie, Afrique. Le grec triomphe désormais dans le droit byzantin. La littérature nomocanonique, de son cdété, emploie le grec, d’autant plus qu’elle reprend
aussi des textes canoniques rédigés depuis toujours dans cette langue. Or, le vocabulaire de la pauvreté gagne a ce changement, non seulement en signification juridique, mais en précision docu-
mentaire. Les textes latins conservés ou promulgués a ]’époque justinienne
savent évidemment utiliser pauper, paupertas, ou des équivalents comme egestas, dans le diagnostic objectif d’une situation économique et sociale : vente d’enfants nouveau-nés par des parents pauvres ’, arbitraire des juges a l’encontre des justiciables pauvres °,
exploitation des filles pauvres par les proxénétes’, union avec un conjoint pauvre . Mais, dans la plupart des cas, le latin juridique
exerce sur la mati¢re méme du droit et sur l’appréciation du contexte social une contrainte conservatrice. Loin de nous, certes, l’affirmation qu'il n’y avait pas eu dans la société romaine impériale d’oppositions économiques sous-jacentes au classement social. Mais il faut souligner que celui-ci conservait en tout état de cause une finalité civique. I] était destiné a qualifier ou disqualifier les individus dans le cadre de la cité, et pour l’exercice des dignités et des charges
qui constituaient quotidiennement cette derniére. Les situations économiques ne sont pas la indifférentes, mais elles ne sont pas décisives. On le voit clairement dans les deux modes de discrimination sociale adaptés au fonctionnement de la cité, et conservés
par la législation tardive, et notamment par la _ codification
justinienne ; ce sont l’infamia d’une part, et d’autre part la distinction des humiliores et des honestiores. On retrouve en effet dans le Code les lois des III* et Iv° siécles, qui excluent des dignités les hommes devenus infames par l’exercice de métiers honteux, ou simplement bas "!, comme ceux de proxénéte ou d’histrion *. Une appréciation économique et sociale peut effectivement colorer les distinctions juridiques pour certains délits: par exemple, le préjudice de l’atrox iniuria ne peut atteindre les
personnes de condition trop basse‘; ou encore, une servante
d’auberge ne saurait étre reconnue coupable d’adultére *. Mais en principe les conditions de fortune ne sont pas pertinentes pour un
7. CJ IV XLII 2, A. 329. 8. CJ I LIV 6, A. 399. 9. CJ XI XLI 6, 428.
10. CJ V III 20, AA. 531-533. 11. CJ X LVIIII (Dioclet. et Maxim.); CJ XII I 2, AA. 313-315.
12. Cf. Dig. III, II, De his qui notantur infamia.
13. Dig. XLVII 10, 35 (Ulpien): « ob infamiam et egestatem»; CJ IX XLIV
2, A. 409.
14. CJ IX IX 28, A. 326: « quas vilitas vitae dignas legum observatione non
credidit ».
I
62
classement. D’autre part, le Digeste et le Code conservent l’opposi-
tion sévérienne des honestiores et des humiliores', ces derniers exclus des dignités, et frappés pour un délit identique de peines différentes, et de nature corporelle *. Toutefois, une évolution se
dessinait dés ce méme III® siécle, ot: l’opposition atteignait sa forme
la plus achevée. Le juriste Callistrate jugeait déja absurde qu’un marchand de vaisselle se trouvat ainsi exclu de charges municipales difficiles 4 pourvoir, alors qu’il ett été financiérement capable de les soutenir !”. Il serait superflu de rappeler ici le détail des solutions
proposées 4 ce dilemme par la législation impériale tardive. I convient seulement de souligner que les critéres civils d’un classe-
ment a fins juridiques et institutionnelles se font économiques.
Ainsi, une loi de 454 condamne, en matiére de mariage, la confusion
entre infamie et pauvreté, dont la pratique est ainsi attestée *. Et, , toujours dans la seconde moitié du v° siécle, les différences pénales
qui affectaient les humiliores apparaissent purement et simplement transférées a la catégorie des pauvres dans deux lois rédigées en grec. La peine du proxénéte dans une loi des années 457-467 ”, celle de l’ouvrier du batiment en rupture de contrat dans une loi de 478 environ”, different selon qu’ils en font ou non partie. En 538 encore, une Novelle qui traite des conditions de validité de l’union conjugale aux différents niveaux sociaux?! témoigne de la transformation en cours: elle place en haut de l’échelle sociale les catégories de type antique, fondées sur la dignité, puis les négociants, et enfin, tout en bas, le ramassis des « humbles » (evtedcic), soldats, paysans, « derniére couche du peuple citadin », qui demeurent tous étrangers au comportement civil (moA.tixa moayyata). L’opposition des honestiores
et des humiliores conserve donc sa validité dans la limite des
institutions de la cité antique et de l’expression législative latine. G. Cardascia* a naguére brillamment montré sa survie, et prouvé que l’opposition des riches et des pauvres ne la remplace en Occident que plus tard, avec la postérité barbare du Code Théodosien et des Sententiae Pauli. Mais conférer a cette démonstration une portée générale, c’est ignorer précisément la force contraignante et retardatrice du langage officiel. L’évolution pratique éclate librement et clairement dans le domaine grec, pendant qu’elle demeure masquée dans le domaine latin. Nous-méme I’avions constaté nagueére pour
15. Cf. G. Carpascia, L’apparition dans le droit des classes d’ « honestiores » etd i humiliores », in Rev. Hist. Droit Fr. Etr., 4° sér. 28, 1950, pp. 305-337 et
16. La pénalité propre aux humiliores les réunit aux esclaves, cf. Dig.
XLVIII, 19, 28, 11-12 (Callistrate), et Dig. XLVIII 19, 10 (Macer). 17. Dig. L, II, 12. 18. CJ V, V 7.
19. CJ XI XLI 7. 20. CJ VIII X 12. Sur la date, cf. STEIN, Histoire, p. 444. 21. Nov. XCIV (N. 74), 3.
22. Ci-dessus, n. 15. :
I 63
la structure de la parenté”, et c’est également vrai pour le classement juridique des catégories sociales. En effet, si la cité reprend apres la crise du I1I* siécle l’apparence d’une santé vigoureuse, ses mécanismes politiques n’en sont pas moins profondément altérés par des facteurs démographiques, économiques et culturels. I] en résulte une libération des concepts. Si la finalité du classement social demeure la méme, les oppositions civiles de la période précédente ne s’en trouvent pas moins ouvertement insuffisantes, tandis que les oppositions économiques se manifestent dans une nudité inconnue et inconcevable auparavant. Et l’on en trouve la preuve dans les lois rédigées en grec. Quelques transpositions des termes latins se rencontrent dans des cas traditionnels du droit classique, comme I’incapacité de témoigner *, mais, a ces exceptions pres, la législation justinienne recourt a la catégorie des pauvres.
Le changement de nomenclature, considérable en lui-méme, prend une importance plus grande encore si l’on considére combien le vocabulaire grec de la pauvreté se préte bien a l’analyse sociale. Des les débuts de sa littérature, le grec disposait en effet de deux termes pour désigner le pauvre, sans compter la série illimitée de mots concrets, que chacun pouvait allonger a sa guise. Ces deux termes fondamentaux distinguent, au sein de la pauvreté, non pas
deux niveaux économiques, mais au premier chef deux rdles sociaux.
Le pénés est le pauvre comme sujet de droit, producteur, contribuable, justiciable, acteur de procédures civiles diverses. Le ptochos
est au contraire un objet, offert aux initiatives des partenaires du jeu social, et en particulier 4 leur compassion: et lorsqu’il devient objet de droit chrétien, c’est lui qui donne aux établissements d’assistance un de leurs noms les plus courants (ptochotrophia), c’est pour lui que Justinien met la derniére main a la législation recue sur ce point de ses prédécesseurs. Pe
La catégorie la moins neuve juridiquement est celle des pauvres
sujets de droit (pénetes). Le changement fondamental porte bien sur les termes, et donc sur le sens méme de l’opposition entre les catégories sociales, plus que sur les cas d’application, tous présents,
ou du moins ébauchés, dans les lois antérieures a Justinien et
parfois méme 4a la christianisation du droit. Ces lois énoncent des incapacités dont la convergence fait pour ainsi dire du pauvre une figure sociale en creux. Elles sont toutefois assez diverses pour que le seuil de pauvreté varie de l’une a l’autre, en sorte que la catégorie admet en son sein une différenciation plus grande qu’il n’y parait au premier regard. 23. E. PATLAGEAN, Une représentation byzantine de la parenté et ses origines occidentales, in L’Homme, VI/4, 1966, pp. 59-81. 24. Nov. CXII (N. 90), A. 539, cf. ci-dessous, p. 66.
I 64
L’évolution du classement social est attestée en premier lieu par la diversité des formes de mariage, issue de l’antiquité, et renouvelée d’une certaine facon par le christianisme, qui fait sentir en ce domaine comme ailleurs sa puissance unificatrice. L’assouplissement apporté par Justinien au mariage des illustres avec des scenicae®, méme s’il fut inspiré par son désir d’épouser Théodora, porte 1l’em-
preinte formelle de l’universalisme chrétien. Mais l’on pourrait remarquer aussi qu'il signifie le déclin d’un mode de classement social lié aux institutions antiques. Quoi qu'il en soit, ces dispositions
nous intéressent moins ici que l’échelle des formes de mariage
calquée sur une échelle sociale dont nous trouvons l’exposé dans la Novelle de 538 déja citée**. Cette derniére conserve l’alternative classique entre la confection d’actes écrits et la cohabitation de fait.
Les illustres demeurent astreints aux formes traditionnelles avec
instrumentation, tandis qu’il suffit aux humbles (evteActc modcwzo1)
de cohabiter pour que leurs enfants soient légitimes, et associés d’ailleurs immédiatement a la condition paternelle. A cdté des paysans et des soldats, le législateur range dans cette catégorie le bas peuple des villes, ce qui inclut logiquement les artisans, quelle que soit leur condition matérielle. En effet, la catégorie intermédiaire
entre ces deux extrémes comprend seulement les hauts fonctionnaires et les grands négociants, des notables encore, par la fortune aussi bien que par la fonction. Un pareil mode de classement procéde évidemment de l’antique opposition entre honestiores et humiliores, dans la mesure oti le type méme d’activité est pris en considération. Mais celui-ci n’est plus séparé du niveau de fortune, et l’accent est
mis sur la concordance de ces deux critéres dans la définition des conditions sociales et juridiques. Des dispositions de 5367, 537 %, 538 2, 542 protégent la femme entrée en cohabitation sans actes écrits, si son conjoint meurt, ou la renvoie en dehors des motifs légitimes. Ainsi est couvert le cas d’union inégale d’une femme pauvre *!, La Novelle de 538 accueillait d’autre part une nouveauté promise 4 un important développement, l’intervention légale de l’Eglise, dont la bénédiction n’était jusqu’alors qu’une pratique facultative, et dépourvue d’effets civils **. La loi donnait désormais aux notables de la fonction publique et du négoce le choix entre les formes écrites traditionnelles et une comparution devant un defensor ecclesiae en présence de trois clercs de l’église, également productrice
d’un acte écrit. La législation byzantine postérieure a Justinien 25. CJ V IV 23, AA. 520-523, et 29, s. d. 26. Ci-dessus, n. 21. 27. Nov. XLVIII (N. 22), 18. 28. Nov. LXXI (N. 53), 6. 29. Nov. XCIV (N. 74), 5. 30. Nov. CXLI (N. 117).
31. Cf. P. Bonrante, Nota sulla riforma giustinianea del concubinato, in
Studi S. Perozzi, Palerme, 1925, pp. 283-286.
32. Cf. E. HERMAN, De benedictione nuptiali quid statuerit tus byzantinum sive ecclesiasticum sive civile, in Orient. Christ. Per., 4, 1938, pp. 189-234.
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reconnut toujours la validité de la cohabitation de fait pour les
conjoints que leur pauvreté rendait incapables d’actes écrits, mais elle développa a leur profit les effets civils de la bénédiction devant témoins 3, en attendant que Léon VI en fasse la condition nécessaire et suffisante de ces mémes effets *. Cette législation sur le mariage se garde bien toutefois de fixer des critéres précis ou, pour mieux dire, chiffrés, a des situations qui sont appréciées dans leur totalité économique, sociale et méme culturelle, puisque la Novelle de 538 soulignait que les humbles étaient dans l’ignorance des formes civiles de la vie. Assez curieusement au premier abord, et en fait logiquement, le législateur s’en
tient a la méme généralité lorsqu’il définit les pauvres par leur
incapacité fiscale. Le Code conserve en effet une loi de 313% qui exemptait d’impot le menu peuple des villes (plebs urbana). C’est sans doute admettre comme critére de pauvreté l’isolement de l’individu dans le milieu urbain, ou il peut se voir privé des solidarités familiales et villageoises qui affrontent dans les campagnes les
exigences du fisc, sans parvenir a pénétrer pour autant dans le
réseau des associations citadines. Des témoignages variés caution, neraient une telle interprétation de cette loi et, dans la législation justinienne elle-méme, une Novelle de 539, aux attendus de laquelle nous reviendrons plus loin *, Les critéres matériels semblent plus précis dans les dispositions penales. Nous avons cité plus haut les lois du v¢ siécle qui fondent dans la codification justinienne la distinction pénale entre le pauvre et celui qui ne l’est pas. Paralléle a l’échelle des formes de mariage, l’échelle des peines différentes, corporelles pour les uns et financiéres pour les autres, atteste la méme origine antique, et le méme glissement vers une signification de plus en plus explicite du critére matériel. Le sens de l’évolution est encore une fois confirmé par l’Eclogé des Isauriens. Toutefois, une autre tendance se fait jour
dans ce recueil, celle de la peine monétaire compensatrice du
dommage, selon un bareme fixe par la loi. Le législateur concilie tant bien que mal les deux orientations. Ainsi, pour la séduction de la femme esclave d’autrui, le coupable doit verser 36 sous au maitre s'il est aisé; s’il est pauvre (edvteAys), il recevra des coups, et paiera néanmoins une compensation proportionnelle a ses moyens *.
Le corrupteur d’une vierge doit verser a celle-ci une livre d’or s’il
est aisé, et la moitié de son bien s'il est de fortune modeste (évSeéatepoc) ; enfin, s’il est tout a fait pauvre (névyg xal dvedropoc) il subira une peine corporelle et l’exil**. Mais le législateur justinien
33. Ecl. Isaur. II 8. ,
34. Leon. Nov. 89, éd. P. NoAILLes, A. Dain, Les Novelles de Léon VI le Sage, Paris, 1944, p. 294.
35. CJ XI XLIX 1. 36. Nov. XCIX (N. 80). 37. Ecl. Isaur. XVII 22. 38. Ecl. Isaur. XVII 29.
I 66
ne fixait la non plus aucun chiffre précis, et pour les mémes raisons.
Il le fait au contraire pour l’incapacité de témoigner, elle-méme
diminution fort ancienne de la plénitude civile. Les juristes du I1II* siécle, dont le Digeste conserve la doctrine, retiennent diverses causes d’incapacité d’accuser en justice. La condi-
tion servile, et l’infamie motivée par un délit ou par un moyen d’existence honteux, demeurent des critéres d’ordre civil. D’autre part, Hermogenianus ajoute la pauvreté (paupertas), qu'il définit comme la condition de quiconque ne posséde pas cinquante piéces d’or (aurei)®. Il s’agit évidemment de la somme requise au moment ou doit étre appréciée la capacité de l’accusateur éventuel. Cette définition, remarquable par son caractére explicitement matériel,
est antérieure 4 la création du sou d’or par Constantin. Elle se retrouve toutefois adaptée a lui, et se perpétue a travers toute la législation byzantine, du Digeste, qui en conserve la premiére expression, jusqu’a la législation macédonienne‘*!. Une telle permanence
peut s’expliquer par la stabilité officielle du sou autant que par la force de la tradition juridique *. Elle irrite néanmoins la curiosité. Sans entrer ici dans le détail d’un dossier que nous pensons présenter ailleurs, nous pouvons dire qu’une somme disponible de 50 sous représente en tout état de cause, au vi° siécle, une épargne assez importante pour que le seuil juridique de la pauvrete apparaisse, dans ce cas du moins, relativement élevé. On entend uniquement l’avoir en espéces, et non la valeur des biens immobiliers ou des instruments ; c’est 1a un biais de la mentalité économique, dont il faut souligner la signification sociale en cette matiére judiciaire. La législation justinienne s’efforce d’ailleurs de développer la justification logique d’une pareille disposition, qui viserait 4 exclure des témoignages les personnes susceptibles de se laisser corrompre. Une Novelle de 539® prescrit donc que les témoins doivent étre garantis par leur dignité, leur charge, leur fortune, ou encore par d’autres personnes: ici les critéres civils et économiques se juxtaposent. La garantie par autrui peut d’ailleurs relever de leur incapacité ceux qui en seraient normalement frappés, en sorte que, seuls parmi ces derniers, les individus totalement inconnus sont livrés a la torture. Ce point, au surplus, importe peu ici: ce qui compte, c’est la facon dont le langage grec traduit la nomenclature latine de l’incapacité en faisant ressortir ses aspects économiques, ou du moins sociaux: les petits artisans tout d’abord (émidtgouor), qui représentent concrétement la catégorie des humiliores ; et ceux-ci
mémes, que désigne une traduction littérale du terme latin 39. Dig. XLVIII 2, 8 et 9. 40. Dig. XLVIII 2, 10. 41. Proch. N. XXVII 22; Epan. XII 8; cf. ci-dessous n. 108.
42. Sur la stabilité du sou byzantin jusqu’au xI° siécle, et ses motifs pollitiques, voir l'étude classique de R.S. Lopez, The Dollar of the Middle Ages, in
Journ. Econ. History 11, 1951, pp. 209-234.
43. Nov. CXII (N. 90), 1.
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(xapepretc) ; enfin, les infames (&onuor). Si le sens social de |’incapacité est clair, et d’ailleurs clairement expliqué par le législateur, le mot de pauvre ne se trouve pas. Mais la formule reprend toute sa rigueur dans le Procheiros Nomos des empereurs Macédoniens: « les pauvres (mévytec) ne témoignent pas »%, Pan
La législation de Justinien fait donc explicitement place aux pauvres, comme a une catégorie sociale dont le statut juridique est déterminé par une estimation qui s’affirme, en fin de compte, de plus en plus clairement dans l’ordre économique. Elle prend ainsi place dans un long développement du droit, dont l’essentiel s’étend du III* au VIII® siécle, et auquel il serait formellement conce-
vable de borner l’analyse. Car l’histoire juridique byzantine est moins l’expression immediate de l’histoire sociale que l’enchainement
des conséquences tirées de prémisses normatives classiques sous
la pression des changements sociaux. Ces prémisses font au contraire
a peu pres défaut, et pour cause, la ot: le pauvre est envisagé
dans sa détresse matérielle. Et pourtant, une définition juridique de
la pauvreté ainsi congue est également nécessaire pour justifier d’une part certaines mesures politiques, d’autre part les priviléges et les contraintes qui constituent, en faveur de l’assistance, la condition des biens ecclésiastiques et, avec elle, l’exceptionnelle
puissance économique et sociale de l’Eglise. La contradiction pour-
rait expliquer la richesse documentaire des attendus qui, en
l’"absence d’antécédents proprement juridiques, introduisent les décisions relatives aux pauvres ainsi définis. Nous entendons bien qu’une partie du Code est en fait antérieure a Justinien, parfois méme 4a la
christianisation officielle de l’Empire. Mais nous rappellerons que les dispositions ainsi reprises par Justinien paraissaient toujours fondées aux yeux du législateur du vit siécle, comme le montre le cas des ventes de jeunes enfants par des parents nécessiteux: le titre consacré par le Code a cette question comprend une loi de Dioclétien et Maximien, dépourvue il est vrai d’observations sociales,
et une loi de Constantin qui souligne que c’est une pratique de
pauvres *, Et Justinien lui-méme ajoute, en 541, une Novelle motivée par le rapport d’un prétre de Thessalonique “. Cela dit, ce sont les Novelles, si neuves précisément par leur forme et par leur ampleur,
qui apportent dans leurs attendus quelques-unes des meilleures |
descriptions des situations de pauvreté dont le législateur était saisi, et auxquelles il se proposait de porter reméde. Ainsi s’instaure une pratique législative qui fait des Novelles un document essentiel sur 44. Proch. N. XXVII 22. 45. CJ IV XLIII, De patribus qui filios distraxerunt. 46. Nov. CXXXV (N. 153).
1, 68
la détresse sociale dans la capitale et les provinces de 1’Empire
byzantin sous le régne de Justinien.
Une partie des observations du législateur justinien sur la
pauvreté ou, pour mieux dire, sur les voies de l’appauvrissement, n’est pas directement rapportée a la catégorie des pauvres comme sujets de droit, dont on a vu I|’évolution plus haut, mais a deux problémes politiques du régne, en partie liés d’ailleurs, et dont la gravité s’appesantit depuis le Iv° siécle: les abus des gouverneurs de province, complices des puissants, et l’afflux désordonné des hommes dans les grandes villes, et notamment dans la capitale. En termes juridiques, ce dernier phénoméne signifie l’accumulation amorphe, et sans cesse croissante, d’une masse d’individus déclassés,
dont la définition commune est de n’en plus avoir, car ils sont le déchet de tous les groupes sociaux, moines‘, citadins, paysans “. En fait, le législateur se préoccupe des conséquences économiques, et 11 diagnostique les causes dans cette perspective. Il constate un exode rural continuel, qu’il explique par les dénis de justice et les spoliations des gouverneurs”, et par les litiges avec les propriétaires du sol”, en taisant l’oppression fiscale des campagnes sur laquelle insiste un Procope ou un Jean Lydus*!. Exode quelquefois foudroyant, comme en témoigne une Novelle de 535 adressée au gouverneur de Thrace pour interdire la mise en gage des terres et des instruments paysans : a la suite de deux mauvaises années consécutives, les emprunts de grain n’avaient pu étre remboursés, les créanciers avaient saisi les terres, qui avaient ainsi changé massivement de mains, et les paysans dépossédés étaient morts de faim, ou s’étaient enfuis. Constantinople est de la sorte encombrée de provinciaux qui attendent indéfiniment que justice leur soit rendue, et qui se retrouvent sans ressources, et sans place dans la société. Jérusalem est un autre pdle d’attraction ; la Novelle de 536 * constate l’afflux des nécessiteux qui réclament assistance, et permet
ses besoins exceptionnels.
a l’Eglise de la Résurrection d’aliéner des immeubles en raison de Diverses mesures s’emploient a endiguer le scandale moral, le désordre civil, le gaspillage d’énergie productive que représente, aux yeux du législateur, l’afflux de pauvres valides a Constantinople. I] se préoccupe de réprimer la prostitution des filles pauvres, et le Code reproduit et renouvelle l’interdiction du proxénétisme *. Une Novelle de 5355 revient sur le sujet pour condamner le racolage 47. CJ I III 22, A. 445.
48. Nov. XVI (N. 8), A. 535, prol. p. 96 de l’éd. Zacharia. 49. Nov. CIII (N. 86), A. 539, 3, et cf. n. préc. 50. Nov. XCIX (N. 80), A. 539, 2. Cf. CJ XI XLVIII 20, A. 529. 51. Joh. Lyd. Mag. III 61 et 70; Proc. Anecd. XXIII. 52. Nov. XXIX (N. 32), A. 535. Texte latin paralléle, Nov. XXX (N. 33. 34). 53. Nov. LI (N. 40). 54. CJ XI XLI 7, A. 457-467. 55. Nov. XXXIX (N. 14).
I 69
des petites campagnardes, et dénoncer l’engagement par serment et contrat que les proxénétes de la capitale leur imposent en échange de leur nourriture et de quelques nippes. Une Novelle de 537* autorise d’ailleurs les scenicae, dont la condition est en fait celle des prostituées, a enfreindre un tel serment et a percevoir le montant de V’amende infligée au proxénéte. Plus généralement, la législation justi-
nienne sur les pauvres valides culmine avec la Novelle de 539°’, qui dote la capitale d’un magistrat spécialement chargé de les contré6ler,
et d’assurer leur refoulement ou leur emploi sur place selon les cas. Le législateur souligne que, laissés a eux-mémes, les pauvres valides se livrent a la mendicité, et bient6t a la délinquance. II est d’ailleurs moins éloquent sur cette derniére, et ]’on ne sait s’il faut interpréter ce silence comme le témoignage qu’il n’y a rien a dire sur le sujet. Ce serait peu vraisemblable, et il vaut mieux penser que le probleme apparait en partie réglé par la législation pénale,
en partie lié a celui des factions, sur lesquelles Justinien garde
également un silence qui est, cette fois, remarquable si on le compare
a la prolixité des sources contemporaines. Quoi qu’il en soit, la
mendicité des personnes valides était déja sévérement réprimée par une loi de 382, conservée dans le Code, qui prescrivait 1l’examen des mendiants: parmi ceux que l’on reconnaitrait comme valides, V’esclave fugitif serait rendu a son maitre, l‘homme libre astreint
au colonat a perpétuité au profit de celui qui l’aurait découvert. Au souci de purger la capitale se joignait celui de renforcer la main-d'ceuvre rurale, et notamment la main-d’ceuvre assujettie, que
manifestent plusieurs lois de la fin du Iv siécle*®. La Novelle de 539 conserve la substance de cette mesure, dans un large développement qui atteste l’ampleur prise a sa date par l’afflux des
déracinés dans la capitale. Les services du nouveau magistrat
distingueront parmi les pauvres reconnus valides, selon qu’ils sont ou non originaires de Constantinople : dans la seconde catégorie, les esclaves seront restitués a leurs maitres, et les hommes libres renvoyés chez eux, car le départ des paysans fait obstacle au travail de la terre; les pauvres de la capitale seront affectés aux travaux d’utilité publique, construction, boulangerie, cultures maraichéres. Justinien ne fait guére allusion aux dangers civils de l’entassement urbain, ou plut6t il leur confére une expression morale : sa loi
obligera les pauvres valides « a prendre leur part de la peine terrestre, a travailler et & se nourrir, et 4 quitter l’oisiveté qui les pousserait a la délinquance », pour laquelle ils encourraient des peines autrement sévéres. En termes économiques, nous voyons que des activités urbaines, elles-mémes qualifiées, recoivent ainsi un renfort de main-d’ceuvre non qualifiée, qui représente simplement 56. Nov. LXVIII (N. 51). 57. Nov. XCIX (N. 80). 58. CJ XI XXVI 1. 59. CJ XI XLVIII passim, et LITI.
I 70
le contingent supplémentaire d’énergie dont il est a peine besoin de souligner l’importance pour une production a laquelle ses techniques ne permettent pas de restrictions en ce domaine. Et c’est comme un apport indifférencié et primaire d’énergie que nous voudrions définir le travail pauvre pendant toute cette période.
Le besoin d’énergie offre le moyen unique et permanent de l’absorber, et lui-eméme prend ainsi, en revanche, un caractére de
nécessité structurelle. On fera sur ce point une confrontation
instructive entre la Novelle de 539 et une Novelle de 544®, promulguée au lendemain de la grande peste, dans laquelle Justinien constate que la raréfaction des hommes a Constantinople a haussé du double et du triple le prix du travail, quel qu'il soit. Pan
La législation justinienne sur les pauvres invalides achéve
d’organiser l’assistance; elle ne l’invente pas, car c’est une mani-
festation traditionnelle de la vertu impériale. « Il appartient a Notre Humanité de veiller sur les indigents, et de pourvoir a ce
que la subsistance ne manque point aux pauvres », lit-on dans une loi de 451°. Et les pauvres invalides sont au regard de l’assistance les pauvres par excellence: « Qui est plus pauvre en effet, note une loi de 531, rédigée en latin ®, que ces hommes qui se trouvent en proie a l’indigence, et qui, retirés dans un hospice et souffrant dans leur corps, ne peuvent se procurer par eux-mémes la nourriture nécessaire ?» La législation justinienne du Code et des Novelles porte témoignage sur ces pauvres, dont les silhouettes peuplent les homélies grecques du Iv siécle et l’hagiographie grecque du vI°,
car elle dresse en grec une nomenclature des établissements d’assistance qui est absente du Code Théodosien, bien que la langue
latine contemporaine en connaisse quelques termes. II] suffit de suivre cette liste pour avoir sous les yeux un catalogue des miseres du temps, dont les textes législatifs eux-mémes fournissent parfois
un commentaire. |
Misére de ceux que l’Age réduit a l’impotence, ou du moins au chémage, et qui trouveront place dans les hospices de vieillards (ynooxousta) . Misére des jeunes enfants qui restent orphelins, qui sont vendus en bas age par des parents pauvres®, qui gisent aban-
donnés par les rues* ot de bonnes ames les ramassent et les
élévent pour l’esclavage®; parfois méme ils sont déposés a cet effet dans des églises, et l’on vient plus tard les revendiquer®. Le 60. Nov. CXLVI (N. 122).
61. CJ I Il 12. 62. CJ I III 48. 63. CJ IV XLIII.
64. CJ VIII LI 2, A. 374; Nov. CXXXV (N. 153), A. 541. 65. CJ VIII LI 3, A. 529. 66. Nov. CXXXV (N. 153).
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législateur permet leur entretien par l’assistance en inscrivant les hospices de nourrissons (Boepotpogeta) et les orphelinats (6emavotpoyeta) parmi les pieux établissements dont il protege I’acti-
vité. Mais il veille aussi sur leur statut juridique. Apparemment impuissant a empécher les ventes d’enfants, il se préoccupe au — moins de garantir la condition libre des enfants ainsi aliénés, et des enfants trouvés ®. Misére des adultes enfin, que l’Eglise héberge
dans des établissements dont les fonctions, voisines sous des noms différents, ont prété a discussion: la désignation de l’hospice des malades (vocoxouetov) semble claire, mais beaucoup moins celles des hospices d’étrangers (Eevodoyetov) et de pauvres (mrwyotpogetov).
En fait, ces noms recouvrent des institutions aussi proches que pouvaient l’étre, dans la réalité méme des destinées individuelles,
la pauvreté, la maladie, l’errance. Ainsi, le pauvre invalide (xtwy6s)
aurait été quelquefois plus précisément le lépreux dés les appels ala charité des homélies du Iv* siécle ®, d’ou un sens spécial possible
au nom de l’établissement. La terminologie législative elle-méme atteste clairement xenon dans le sens d’h6pital®. Mais en somme la législation justinienne n’apporte pas sur la nomenclature et les fonctions des établissements d’assistance les précisions que four-
nirait au contraire la littérature hagiographique. Tout au plus Epitome Iuliani, composée vers la fin du régne, éclaire-t-elle les termes grecs par des gloses latines”, intéressantes, parce qu’elles attestent sans doute l’usage, et aussi parce qu’une partie seulement
des pieux établissements s’y trouve explicitement définie par Il’assis-
tance aux pauvres: malades, orphelins, enfants sont nommés sans cette précision; et pour les étrangers elle était peut-étre superflue ; quoi qu'il en soit, seuls le ptochotrophium et le gerontocomium sont destinés en propres termes, le premier aux pauperes et infirmt
homines, a ces pauvres invalides que désigne le terme grec, le second aux pauvres dont l’invalidité n’a pas d’autre cause que la vieillesse. Mais l’hagiographie reste la meilleure documentation pour la compétence des pieux établissements ”, comme pour la date
d’apparition de l’hépital dans le monde chrétien de l’Antiquité finissante, avec la fonction précise d’hospitalisation des malades, ou 67. Ci-dessus, n. 65. 68. Cf. A. VAN Hecx, Gregorii Nysseni Orationes II de Pauperibus Amandis, Leyde, 1964, pp. 117-118.
69. CJ I III 45, A. 530. 70. Ci-dessous, n. 121.
71. La Vie de Théodore le Coenobiarque (version de Théodore de Petrae,
éd. Usener, Der Hl. Theodosios, Leipzig, 1890; version de Cyrille de Scythopolis, éd. E. Schwartz, Kyrillos von Scythopolis, Leipzig, 1939, pp. 235-241), et la Vie de Dosithée (in Dorothée de Gaza, Guvres Spirituelles, Sources Chrét. 92, Paris, 1963, pp. 122-145) sont de bonnes descriptions de l’époque justinienne. La Vie de
saint Sampson, fondateur du grand hopital placé sous ce vocable a Constan-
tinople (Cod. Athon. Philoth. 8, s. XI, fol. 303-308") est également située sous le régne de Justinien par son auteur anonyme, mais elle apparait en fait légendaire et indubitablement postérieure, sans étre toutefois dépourvue d’intérét.
t 72
avec une fonction plus complexe d’hébergement de Il’indigence ”. La législation justinienne permet en revanche de saisir l’armature juridique dissimulée sous les observations concrétes et les ornements pieux de l’hagiographie. Pan
Le Code Théodosien ne réglait pas le statut juridique des pieux
établissements, qui apparait comme une addition marquante du Code Justinien”, ou il est constitué par les lois de l’empereur
régnant, et de ses prédécesseurs depuis 450. Pourtant, les établissements d’assistance ébauchaient leur activité dés le Iv siécle, et leur définition juridique souleve dés lors un probleme de continuité, que l’on a en effet vivement débattu. D’une part, le droit romain
classique attribuait la personnalité juridique a des associations
(collegia, corpora), ce que sont les communautés chrétiennes, mais non les établissements d’assistance, car on ne saurait considérer les assistés comme sujets de droit. Le méme droit connaissait d’autre part des fondations, par exemple les fondations alimentaires
| de Trajan, qui ne jouissaient pas elles-mémes de la personnalité
juridique, et dépendaient de personnes physiques ou morales, qui les représentaient et qui étaient chargées de l’exécution”. On a montré que les établissements d’assistance de l’époque justinienne se comportent comme s’ils possédaient la personnalité juridique, bien qu’elle ne leur soit pas encore expressément attribuée, comme elle le sera plus tard dans le droit médiéval. Ils offriraient ainsi une forme transitoire, dont les juristes ont souligné l’intérét ”. Sans prétendre a participer au débat, nous nous bornerons a rappeler ici les principales dispositions par lesquelles le Code Justinien et les Novelles favorisent la constitution d’un patrimoine destiné aux pauvres auprés des églises et des monastéres, comme des établissements d’assistance proprement dits, et le protégent ensuite de tout détournement et de toute aliénation. Ici encore plusieurs mesures essentielles sont antérieures a Justinien, qui se borne a les reprendre dans sa législation. Des lois de 451” et 472” garantissaient aux églises les priviléges existants, et les revenus 72. A. PHILIPSBORN, Les premiers hépitaux au Moyen Age, in La Nouvelle Clio 6, 1954, pp. 137-163.
| 73. H.R. HAGEMANN, Die rechtliche Stellung der christlichen Wohltatigkeit-
sanstalten in der Ostliche Reichshdlfte, in Rev. Intern. Droits Antiq., 3° sér., III, 1956, pp. 265-283.
74. Cf. G. Le Bras, Les fondations privées du Haut Empire, in Studt
S. Riccobono, Palerme, 1936, t. III, pp. 23-67, et R. FEENSTRA, cité n. suiv.
75. Cf. R. Feenstra, Le concept de fondation du droit romain classique jusqu’a nos jours, in Rev. Intern. Dr. Antiq., 3° sér., II, 1956, pp. 245-263 ; L’histoire des fondations. A propos de quelques études récentes, in Tijdschr. v. Rechtsgeschied. 25, 1956, pp. 381-448.
76. CJ I IT 12.
77. CJ I III 34.
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73
fiscaux, au moyen desquels le pouvoir impérial leur déléguait son devoir d’assistance aux pauvres; la seconde mentionnait les établissements qui en avaient la charge. Mais le législateur prévoyait surtout la contribution des dons privés, parmi lesquels les siens, car ils étaient stimulés par diverses motivations culturelles, que nous n’avons pas a analyser ici. Dés 321, la décision fondamentale d’autoriser l’Eglise a recevoir des legs contenait en germe tout le développement a venir; elle est étendue aux pieux établissements par Zénon ®, La législation justinienne précise cependant différents
points. Les testaments en faveur des pauvres ne pouvaient plus étre attaqués pour incertitude sur le destinataire, en vertu d’une décision de 455”, qui est renouvelée en 531 ®. Le législateur affecte les sommes a un établissement défini, le xenodochion local®!. De
méme, un legs destiné au Christ ou a un saint est dévolu a l’église la plus proche, pour une utilisation charitable *. Une autre dispo-
sition prescrit a l’évéque de le partager entre les pauvres de la ville 8, Les legs pour le rachat des captifs sont reconnus en 531
et 545%. Diverses facilités interviennent, autorisation des legs des curiales en 529%, dispense d’instrumentation pour les dons _ inférieurs a 500 sous, a l'exception des dons impériaux, en 528%. En revanche, la loi qui garantit de tels legs veille a leur exécution ®. Les délais rapides impartis a celle-ci montrent l’importance sociale
qui lui est attachée. Le délai de construction fixé en 530 est de trois ans pour une église, un an pour un hospice®, En 545, le
premier est porté a cinq ans, tandis que le second demeure inchangé ®. L’absence de prescription, proclamée en 530, est atténuée
en 541”, L’héritier a toutefois la possibilité d’acheter ou de louer une maison pour y placer provisoirement les malades. Enfin, pour assurer leur destination charitable, les biens ainsi donnés_ sont placés sous un régime qui comporte des immunités fiscales d’une part, l’interdiction d’aliéner d’autre part, avec l’autorisation d’une activité économique ordinaire dans les limites de la fidélité au but premier. Le probléme social naitra du fait que l’on ne pouvait en réalité freiner le mécanisme normal d’entreprise, de profit, de crédit, par lequel le domaine d’Eglise, ainsi avantagé, tendait a prendre sa place dans l’économie contemporaine. Ce développement est 78. CJ I II 1 et 15.
79. CJ I IIT 24. 80. CJ I III 48. 81. Texte cité n. préc. 82. CJ I II 25, A. 530. 83. Nov. CLI (N. 131), A. 545, 11.
84. CJ I III 48, et texte cité n. préc. 85. CJ I II 22. 86. CJ I IT 19. 87. Nov. CLI (N. 131).
88. CJ I III 45, 1.
89. Nov. CLI (N. 131), 10.
90. CJ I II 23; Nov. CXI (Ed. 5).
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74
extérieur 4 notre sujet, cependant, et nous n’en dirons qu’un mot, a propos des incitations sociales a donner 4 I|’Eglise, que la législation justinienne laisse parfois clairement apparaitre. Les biens d’Eglise ne peuvent étre aliénés *!, et ils jouissent de priviléges fiscaux, sous formes de revenus ou d’immunités *: tel est le dispositif fondamental, qui soutient la délégation de l’assistance dont ils sont chargés par Il’Etat. Seul l’intérét de l’assistance, encore une fois, autorise une dérogation. Justinien la prononce dans deux cas célébres: en 536%, l’Eglise de la Résurrection a Jérusalem recoit la permission d’aliéner des immeubles qu’elle posséde dans
la ville, afin de profiter de la hausse provoquée par l’afflux de
pélerins aisés pour accroitre ses moyens d’assister l’afflux concomitant des pauvres. En 538%, l’Eglise de Mysie est autorisée a se défaire des immeubles éloignés, et de revenu incertain ou variable, tels que maison en ruines, vignoble exposé aux incursions barbares, et cela pour en consacrer le produit aux pauvres et aux captifs. En revanche, la législation s’oppose a ce que les gens d’Eglise tirent de ces biens une jouissance ou un profit personnel. En 539%, quand l’importance des biens d’Eglise est déja considérable, Justinien interdit l’installation désordonnée a Constantinople des clercs qui viennent se rattacher 4 la Grande Eglise; il constate en effet que les revenus de celle-ci ne suffisent plus 4 cet accroissement massif de dépense, de sorte qu’elle est réduite aux emprunts, c’est-a-dire en fin de compte 4a l’aliénation de ses biens. En 357 déja™, une loi disposait que le bénéfice des activités lucratives et mercantiles exercées par les clercs devait aller a l’Eglise pour l’assistance. C’était
en somme leur interdire d’augmenter leur fortune propre aprés leur entrée dans les ordres. La législation justinienne précisera sur ce point la situation des administrateurs ecclésiastiques et celle de l’évéque, pierre angulaire de l’organisation ecclésiastique et notable de l’organisation sociale. Le législateur s’attache particuliérement a
l’empécher de servir les intéréts de la famille dont il est issu, et dont on le soupconne de demeurer solidaire. Une loi de 528 l’autorise 4 posséder les biens antérieurs 4 sa consécration, ou légués
par ses proches parents”; mais, en méme temps, on défend qu'il ait aucune charge familiale, pour qu’il ne soit pas tenté par le lucre, et en particulier par l’appropriation des testaments faits en faveur des pauvres %, Réciproquement, une Novelle de 545 stipule que les
biens acquis postérieurement a sa consécration retourneront a 91. CJ I II 14, A. 470; Nov. XV (N. 7), A. 535; etc... 92. CJ I II 5, A. 412; CJ Y IT 12, A. 451; CJ I III 34, A. 472. 93. Nov. LI (N. 40). 94. Nov. LXXXV (N. 65). 95. Nov. XIV (N. 3).
9. CJ I III 2.
97. CJ I III 41, 5. 98. Ibid., 2 et 3.
I 75
l’Eglise et ne peuvent passer a des parents”. Les administrateurs des biens ecclésiastiques sont plus suspects encore: on leur interdit expressément de payer leur charge ! et de se livrer a des opérations lucratives sur les biens de l’Eglise avec la complicité de leurs
parents et alliés'!. Toutes ces lois précisent que leur objet est d’empécher que les biens d’Eglise ne soient détournés de I’assistance.
Toutefois, le donateur est autorisé a désigner ses propres héritiers
comme administrateurs du bien qu’il légue a I’Eglise , et cette disposition est elle aussi grosse de consequences pour [histoire sociale des biens d’Eglise, que nous n’avions pas 4a faire ici. Pant
Tels sont les aspects de la législation justinienne qui peuvent intéresser l’histoire de la pauvreté médiévale. Le témoignage du législateur sur son temps laisse subsister des ombres, sur lesquelles il convient d’attirer l’attention. Nous savons ainsi, en fait, que Justinien s’est montré favorable a la grande propriété, en dehors méme du cas de I’Eglise, alors qu’il en avait diagnostiqué la menace pour l’équilibre des campagnes, et pour |’autorité d’un empereur qul comptait d’ailleurs lui-méme parmi les propriétaires les plus impor-
tants. L’évolution ne fera que s’accuser aprés son régne: la grande propriété demeure et devient de plus en plus le fondement de la
classe dirigeante byzantine. Ensuite, méme motivée par des circonstances précises, comme c’est le cas de plusieurs Novelles, la législation impériale se place dans une perspective trop intemporellement
définitive pour rendre compte des moyens monétaires et fiscaux de la grande politique justinienne, qui a pourtant pesé parfois
lourdement, elle aussi, sur les campagnes et sur toute l’économie. Cependant, il reste de cette ceuvre des normes inspirées par un développement historique précis. C’est d’abord la définition juridique
d’une catégorie sociale, délimitée par des incapacités assez différentes pour révéler une diversité interne beaucoup plus poussée qu’on ne l’efit cru. On y trouve a la fois l’indigence irrémédiable de l’invalide, dont l’assistance demeure le seul espoir, et l’indigence accidentelle de l’homme valide, arraché 4 son groupe d’origine, enfin
l’infériorité matérielle plus ou moins prononcée de tel autre, qui est au contraire resté enraciné dans le sien. Ici encore, la législation de Justinien ne permet pas 4a elle seule l’esquisse d’une histoire conjoncturelle, pour laquelle la totalité des sources est a peine suffisante. Et pourtant, elle apporte a cet égard plus que de précieux
instantanés de situations sociales. Par ses appréciations, par ses 99. Nov. CLI (N. 131), 13. 100. CJ I III 41, A. 528, 19-20; Nov. CLV (N. 123), A. 546, 16.
101. Nov. CXLVIII (N. 120), A. 544,5.
102. Nov. CLI (N. 131), A. 545, 10.
I 76
décisions elles-mémes, l’empereur témoigne a la fois des tendances
sociales de son époque et des réactions qu’elles inspirent a une autorité centrale encore vigoureuse a Byzance, et consciente de sa tradition et de son pouvoir: a l’exode rural, au gonflement des villes, a l’indépendance abusive des grands provinciaux, a la fuite vers les monasteres, voire aux timides tentatives de profit mercantile,
Justinien oppose une série de restrictions conservatrices, dont l’analyse eit dépassé largement notre propos. D’autre part, si la masse des détresses invalides est officiellement le motif principal de ce régime des biens d’Eglise qui constitue sans doute la contribution la plus achevée, sinon la plus originale, de la législation justinienne, une croissance des établissements fondés pour |’assistance s’impose des le début comme un paradoxe fondamental du haut Moyen Age byzantin, aux effets largement séculaires. Mais, la encore, l'histoire nous conduirait trop loin. Pan
Nous voudrions, en conclusion, faire quelques remarques sur
la postérité des normes établies par le souverain byzantin du
vit siécle, et touchant d’une part le pauvre comme catégorie de droit,
d’autre part un régime des biens d’Eglise qui est justifié par la
délégation de l’assistance, et qui est en fait inséparable de relations politiques privilégiées entre l’Eglise et l’Etat. L’observation doit évidemment se borner aux sociétés pour lesquelles est attestée la transmission formelle du droit justinien, ou post-justinien, ou du moins la réception en droit public, par des voies législatives ou canoniques, du statut byzantin de l’Eglise et de ses biens. I] faudra y examiner les catégories sociales comparables 4 premiére vue aux pauvres de la législation justinienne, pour voir si leur définition juridique est liée a la réception du droit justinien, ou s’il s’agit plus profondément d’une concomitance réelle entre des sociétés médiévales contemporaines, et somme toute comparables. Bien qu’il
me soit pas incorrect de considérer sous cet angle les premieres sociétés musulmanes établies en pays précédemment byzantin, nous nous limiterons ici a l’exemple immédiat des sociétés chrétiennes du haut Moyen Age que signale la réception au moins formelle, et au moins en matiére ecclésiastique, du droit justinien ou de sa posteérité. C’est d’abord Byzance elle-méme, ot: les siécles qui suivent le
régne de Justinien sont marqués, dans le domaine juridique, par un conflit plus apparent que réel entre la norme et la pratique:
celle-ci affleure en réalité de longue main, et déja dans la codification justinienne elle-méme, voire plus t6t encore. Il y a développement plutét que contraste entre l’ceuvre de Justinien et celle des empereurs Isauriens, puis Macédoniens. La littérature nomocanonique assure d’ailleurs un élément supplémentaire de continuité, par les liens d’influence réciproque qu’elle conserve avec la législation, et qui sont particulitrement manifestes dans l’Epanagogé macédonienne.
I 77
A Vouest, la transmission du droit justinien est beaucoup moins simple 8. Les premiéres compilations germaniques dérivaient, on le sait, du Code Théodosien, et elles en épousaient les silences. Le probleme juridique se pose en termes particuliérement complexes pour l’Italie centrale ; l’influence religieuse et canonique des milieux grecs n’a cessé de se faire sentir a Rome, et la Pragmatique Sanction de 5541 restaure la législation de Justinien comme droit officiel du
pays reconquis. Mais il y aura ensuite l’installation des Lombards, la survie et la chute de l’Exarchat de Ravenne, le Royaume d’Italie au nord et l’hellénisme méridional, a tout le moins ravivé par la reconquéte macédonienne a la fin du Ix siécle. Comment le droit justinien a-t-il traversé ces vicissitudes ? La question a fait couler beaucoup d’encre en Italie méme, a la fin du xIx* siécle, en raison de ses implications nationales, mais nous ne saurions l’aborder ici). Certes, nous connaissons les véhicules du droit justinien en Italie, Epitome Iuliani d’abord, sommaire latin des Novelles, qui remonte a la fin méme du régne, d’autres ensuite qui s’échelonnent au long des siécles obscurs'!©; mais nous mesurons bien mal leur portée pratique. Nous savons toutefois, comme nous le verrons plus loin, que c’est un texte de l’Epitome Iuliani, relatif aux biens d’Eglise et a l’assistance, qui marque, a travers la compilation d’Anségise, introduction du droit justinien dans l’Occident carolingien. A la méme époque enfin, dans le monde slave ou la différenciation sociale et la structuration politique se manifestent ensemble, le christianisme apparait comme lI’allié des grands constructeurs des Etats du haut Moyen Age, selon l’expression d’A. Gieysztor’’. Et le cas de la Russie kiévienne intéresse particuliérement notre propos. En fait, le probleme se pose dans toutes ces sociétés sous deux aspects distincts, l’un social et l’autre politique. Probléme social, la catégorie des pauvres comme sujets de droit, comparables en ce qu’ils ne sont pas définis au premier chef par ce que nous-mémes appellerions pauvreté dans le sens économique du terme. Probléme politique, le rapport de garantie réciproque entre l’Etat et |’Eglise. Dans le domaine social, nous avons montré plus haut, en commentant la législation justinienne par ses développements a Byzance, comment
les siécles suivants continuent les mémes incapacités civiles et les mémes discriminations pénales. Cependant, l’évolution sociale
semble alors distancer a nouveau le classement juridique. Les
Novelles des empereurs Macédoniens, qui opposent les pauvres aux puissants, distinguent ainsi deux catégories de propriétaires du sol, 103. Cf. J. Gaupemet, Le droit romain dans la pratique et chez les docteurs
aux XI* et XII* siécles, in Cahiers de Civil. Médiév., 8, 1965, pp. 365-380. 104. Nov. CLXIV.
105. Cf. F. Catasso, Medio Evo del Diritto, t. I, Le Fonti, Milan, 1954.
106. Cf. M. Conrat (CoHN), Geschichte der Quellen und Literatur des
rOmischen Rechts im friiheren Mittelalter, t. I (seul paru), Leipzig, 1889. 107. A. Greysztor, Les paliers de la pénétration du christianisme en Pologne aux X* et XI* siécles, in Studi in on. A. Fanfani, Milan, 1962, t. I, pp. 329-367.
I 78
séparées par les moyens de pression sociale dont ils disposent autant que par le niveau méme de leur fortune ', Cette opposition
rappelle irrésistiblement celle qui a été si bien analysée par K. Bésl dans le monde carolingien , et qui se fonde sur les mémes termes. A la vérité, le paralléle est loin de se présenter aussi explicitement dans la Russie kiévienne, oti la société contemporaine de la christianisation apparait comme le produit d’une histoire différente par. sa durée et sa chronologie, tardive et rapide 4 la fois. La législation que l’on voudrait interroger porte l’empreinte de la modification profonde et séculaire dans laquelle son élaboration est elle-méme engagée. En effet, la partie la plus ancienne de la Justice Russe 1° reconnait a tout le moins |’égalité devant la loi de tous les hommes libres, puisqu’elle fixe un tarif unique pour le meurtre, quelle que soit la victime “!. Au contraire, le classement juridique des catégories
sociales se fait jour dans les articles probablement rédigés dans la deuxiéme moitié du xi® siécle, avec un tarif différencié, ot: les compensations les plus basses sont dues pour les esclaves et les paysans de condition libre (smerdy)'*. D’autre part, la_ société kiévienne connait une catégorie de déclassés (izgoi), fils illettrés de prétres, marchands insolvables, non-libres affranchis, que le statut du for ecclésiastique attribué au prince Gabriel-Vsevolod Mstislavi¢ 108. Cf. P. LEMERLE, Esquisse d’une histoire agraire de Byzance: les sources et les problémes, in Rev. Hist., 219, 1958, aux pages 265-280. La terminologie est nivelée, et mrwydg est employé comme révyc. Le seuil de 50 sous est maintenu pour les propriétaires civils, cf. Nov. III, VI, A. 947 (Zepos, t. I, p. 214) et XV, A. 959-963 (ibid., p. 240).
109. K. Bost, Potens und Pauper. Begriffsgeschichtliche Studien fiir gesellschaftlichen Differenzierung im friihen Mittelalter und zum « Pauperismus » des Hochmittelalters, in Frtihformen der Gesellschaft im mittelalterlichen
Europa, Munich, 1964, pp. 106-134.
110. Cf. M. N. Truomirov, Issledovanie o Russkoj Pravde, proishozdenie tekstov, Moscou-Léningrad 1941 (Recherches sur la Justice Russe, origine des textes) ; Pamjatniki prava russkogo gosudarstva (Monuments du droit de l’Etat russe), t. I (ss. X-XII) et II (ss. XII-XV), éd. A.A. ZIMIN, Moscou, 1952 et 1953;
M. SZEFTEL, Documents de droit public relatifs a la Russie médiévale, Bruxelles, 1963, pp. 21-30; I. ZuZEK, Korméaja Kniga, Studies on the chief code of Russian canon law, in Orient. Christ. Anal. 168, Rome, 1964, pp. 116-128. On peut négliger
ici la question difficile des voies de pénétration du droit post-justinien dans la Russie de Kiev, cf. J. Vasica, Origine cyrillo-méthodienne du plus ancien
code slave dit « Zakon sudnyj ljudem », in Byzantinosl, 12, 1951, pp. 154-174, et V. PrRocHAzKA, Le Zakon sudnyj ljudem et la Grande Moravie, in Byzantinosl. 29,
1968, pp. 112-150; M.N. TrHomirov, Istoriceskie svjazi Rossii so slavjanskimi stranami i Vizantijej, (Les liens historiques de la Russie avec les pays slaves et Byzance), Moscou, 1969, pp. 196-217.
111. Justice Russe (version bréve), c. 1 (trad. Szeftel, p. 31).
: 112. Ibid., 19-26 (Szeftel cit. pp. 3435). Sur la condition des smerdy, cf. B. D. Grexov, Kievskaja Rus’, (La Russie kiévienne), Moscou, 1953, index s.v.
Etat de la question dans K.R. Scumipt, Zur Erforschung der sozialen Terminologie in texten des russischen Mittelalters, in Scando-Slavica 4, 1958, pp. 94-116;
R.E.F. SmitH, The Origins of farming in Russia, Paris-La Haye, 1959, pp. 164, 166-168, et J. BLum, Lord and Peasant in Russia from the IXth to the
XIXth century, Princeton, 1961, pp. 27-28 et 45-46.
J
79
de Novgorod (1125-1136) place précisément sous la juridiction de l’Eglise 133.
Faut-il expliquer de telles concordances par des _ similitudes structurelles de sociétés contemporaines, qui rapprocheraient du vieil Empire byzantin l’Occident carolingien et, moins formellement,
la lointaine et jeune Russie ? Apres tout, la proposition n’est pas inconcevable, et il parait au contraire difficile de justifier par une transmission juridique une typologie sociale aussi bien enracinée. Le probleme politique se présente en revanche tout autrement,
au premier abord. Nous avons montré comment la législation de Justinien couronne a cet égard l’évolution commencée avec
Constantin, en fondant les privileges de l’Eglise sur la délégation des fonctions d’assistance qui appartiennent en principe a l’empereur. Les relations ainsi établies deviennent des lors partie intégrante
du modeéle politique porté par Justinien a son plus haut point
d’achévement, et demeuré sans rival pendant les siécles suivants, non seulement a Byzance, mais dans les Etats nouveaux. L’Etat kiévien en fournit une preuve que le rythme particulier de son histoire rend quasi exemplaire. A. Poppe a récemment analysé de facon excellente l'innovation politique décisive que représente, au xI® siecle, l’instauration de rapports de type byzantin entre son
autorité et celle de l’Eglise nouvelle '*. Et celle-ci regoit précisément dans sa juridiction non seulement les gens d’Eglise, mais les établissements d’assistance, les pauvres invalides, la population flottante.
Le statut en tout état de cause le plus ancien, attribué a Vladimir Svjatoslavic >, en décide déja ainsi; le statut attribué au prince Gabriel-Vsevolod Mstislavi¢é de Novgorod, au début du xiI° siécle, ajoute les différents déclassés 6. En Occident, les filiations juridiques sont plus complexes, nous l’avons dit. Si le régime des pieux établissements en est peut-étre l’aspect le plus facile 4 saisir, en raison de
ses implications politiques, on ne saurait cependant admettre sans examen la réception «en bloc» des lois justiniennes, que J. Imbert
avait naguére postulée"” 4 la suite de l’étude peu nuancée de
Schonfeld !!8, laquelle est 4 reprendre. On peut toutefois admettre,
comme le suggérait Imbert, que le systéme particulier des diaconies 9 a pu freiner 4 Rome le développement des hdpitaux de 113. Ci-dessous n. 116. Sur les izgoi, cf. GREKOV, cit., pp. 203-207.
114. A. Poppe, Le prince et l’Eglise en Russie de Kiev depuis la fin du X°* et jusqu’au début du XII* siécle, in Acta Poloniae Historica, 20, 1969, 95-119. 115. « Statut du prince saint Volodimir qui baptisa la terre russe, concernant la justice ecclésiastique », c. 12 (SZEFTEL, p. 237), cf. ZIMIN, cit. I, pp. 235-252,
c. 7 de la rédaction II (fin x11 - début x11I° siécle).
116. « Statut du grand prince Vsevolod concernant la juridiction ecclésiastique, et les gens (de l’Eglise), et les mesures marchandes», c. 12 (SZEFTEL,
p. 273), cf. ZIMIN, cit. II, pp. 160-173 (rédaction novgorodienne, fin du xIII* siécle).
117. J. Impert, Les hdépitaux en droit canonique, Paris, 1947, pp. 44-45. 118. W. ScHONFELD, Die Xenodochien in Italien und Frankreich im friihen Mittelalter, in Zeitschr. Rechtsgesch. Kan. Abt. 56, 1922, pp. 1-54.
119. Cf. H.I. Marrou, L’origine orientale des diaconies romaines, in Mél.
Arch. et hist., Ec. Fr. Rome 57, 1940, pp. 95-142.
J
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type justinien. Mais il faut ajouter que, plus généralement, la ville
pontificale n’a jamais présenté, en fait, la dualité des pouvoirs politique et religieux qui était la base nécessaire du modele justinien. La législation carolingienne pouvait au contraire suivre ce dernier.
Et en effet, nous lisons dans la collection d’Ansegise '!” un capitulaire attribué a Louis le Pieux, qui n’est autre qu’un chapitre de l’Epitome Juliani , relatif a l’interdiction d’aliéner les biens d’Eglise, et a leur fonction d’assistance. La disposition a-t-elle été effectivement prise
| par le souverain, et mise en pratique ? J. Imbert plus récemment ™, et J. Gaudemet !4, ont au contraire montré qu’Ansegise a sans doute inséré délibérément ce texte dans sa collection, préludant ainsi au grand effort théorique du Ix* siécle et a la nouvelle utilisation du droit justinien. Mais au niveau politique, et pour ainsi dire aulique, la question de l’authenticité législative peut paraitre, d’une certaine maniére, sans objet. Byzance elle-méme présente une évolution qui est aussi exem-
plaire, mais tout autrement. Il faut attendre l’Epanagogé pour retrouver une législation qui soutienne, en ce qui concerne notre sujet, la comparaison avec le modéle justinien. Mais si les références
textuelles 4&4 ce dernier y sont fort claires, le sens général de la construction a été changé. Le rédacteur conserve le magistrat qui doit examiner les pauvres valides et invalides de la capitale'*; il mentionne la série des établissements d’assistance, dont les administrateurs demeurent responsables devant l’évéque'*. Pourtant, la sécheresse abstraite de la théorie politique se substitue au raisonnement créateur sur des situations quotidiennes. Les immunités de l’Eglise ne sont pas justifiées par l’assistance, mais par la référence scripturaire a la tribu de Lévi'®. L’empereur doit toujours « faire le bien »'!2”, mais il se montre surtout en législateur, en vis-a-vis
solennel du patriarche, qui est de son cdté «l'image vivante et animée du Christ » 2. Est-ce a dire que l’urgence sociale de la période
justinienne ne se fait plus sentir dans la conjoncture si différente de l’Empire macédonien ? On le penserait 4 lire cette ceuvre, qui n’a d’ailleurs peut-€tre pas regu d’application. Les Novelles du x* siécle, qui légiférent contre les empiétements de la grande propriété, appor120. Ansegisi Capitularia II 29, MGH Capitularia Regum Francorum, éd. BorETIUS, t. I (Hanovre, 1883), pp. 420-421.
121. JIuliani Epitome latina Novellarum Iustiniani, éd. G. HAENEL, Leipzig,
1873, Const. VII (XXXII), De rebus ad venerabilia loca pertinentitbus non
alienandis.
122. J. Impert, Le droit romain dans les textes juridiques carolingiens, in
Studi P. de Francisci, Milan, 1956, III, pp. 61-67.
123. J. Gaupemet, Survivances romaines dans le droit de la monarchie
franque du V* au X° siécle, in Tijdschr. v. Rechtsgeschied. 23, 1955, pp. 149-206.
124. Epan. V 3 et 5. 125. Epan. IX 19. 126. Epan. IX 16. 127. Epan. II 3. 128. Epan. III 1.
I 81
tent des arguments dans le méme sens : les monastéres y appa-
raissent comme des puissances fonciéres, continuellement avides de
s’accroitre, et leurs ceuvres d’assistance ne les justifient pas aux yeux du législateur’”. Au contraire, Nicéphore Phocas_ souligne, dans sa Novelle de 964}, que le temps des fondations charitables nouvelles est passé; cela était bon autrefois, quand il y avait pénurie de ces établissements; mais désormais, leur nombre dépasse les besoins et la mesure; l’empereur interdit d’en créer, alors que tant d’établissements existants sont financiérement incapables d’exploiter les terres qu’ils possédent. S’il faut croire ce texte, les possibilités d’enrichissement ouvertes a l’Eglise par la législation justinienne auraient survécu a la vieille société, fortement urbanisée et peupleée, pour laquelle on les avait lentement et logiquement inventeées. L’existence d’une masse indigente et impuissante, entassée dans les villes, avait déterminé certains rapports entre l’autorité impériale et l’autorité ecclésiastique. Dans des sociétés nouvelles et différentes, ces rapports demeurent seuls, et deviennent a leur tour créateurs d’histoire.
129. LEMERLE, op. cit., n. 108; P. CHARANIS, The monastic property and the
State in the Byzantine Empire, in Dumb. Oaks Papers 4, 1948, pp. 51-118. 130. Nov. III, XIX (Zepos, t. I, p. 249).
I]
LES ARMES ET LA CITE A ROME DU VII¢ AU IX® SIECLE, ET LE MODELE EUROPEEN DES TROIS FONCTIONS SOCIALES
Vous dites: il faudrait montrer dans ce livre le réle que peut jouer Rome dans la vie dun homme a Paris. Michel Butor, La Modification.
«La fin du monde antique et les débuts du Moyen Age», ce faux probléme s’est averé le plus passionnant et le plus passionné qui soit, mais il presente l’inconvénient d’enfermer Je devenir d’une société passée
dans l’alternative rigide et scolaire entre survivance et innovation. I] est parfois plus exact de superposer en un double glissement séculaire la conscience que cette société avait d’elle-méme, la classification sociale
dans laquelle elle acceptait de se reconnaitre, et l’évolution objective des rapports sociaux que Vhistorien essaie d’observer. La méthode a fait ses preuves avec Marc Bloch’, puis avec Georges Duby 2. On voudrait montrer ici ce qu’elle peut enseigner sur le cas particulier de Rome pen-
dant les 4ges dits obscurs 3, entre le debut du VII¢® et la fin du IX 1 Voir les textes cités dans essai provocant mais remarquable de C. Ginzburg, A proposito della raccolta dei saggi storici di Marc Bloch, Studi Medievali, 6, 1965, pp. 335-354. 2G. Duby, Des sociétés médiévales. Legon tnaugurale au College de France
(1970), Paris, 1971, p. 10 et s. 3 Tl existe sur l’histoire générale de la période plusieurs livres qui different par la date, le poids, et les limites historiques choisies. Citons ici seulement L. M. Hartmann, Geschichte Italiens im Mittelalter, 2/2: Die Loslosung Italiens
| von Orient; 3/1: Italien und die frankische Herrschaft, Gotha, 1903 et 1908. IL. Duchesne, Les premiers temps de Etat pontifical (754-1073), Paris, 1898;
Il 26
siécle!. Prés de trois siécles, bouillonnants d’inquiétude politique créatrice, durant lesquels la vie de Rome fut ponctuée de diverses circonstances ou
il était nécessaire que fussent énumérées par écrit les catégories constituantes de la cité toute entiére présente et unanime: cérémonie liturgique, sortie en procession au-devant d’un souverain, acte d’allégeance, ouverture d’un concile, et surtout élection pontificale. Or la liste de ces catégories s’est renouvelée au VII® siécle, et va s’altérant deés lors jusqu’a la fin du IX®. L’inventaire et l’etude de ces changements contribuent & éclairer l’histoire sociale et politique de Rome?2. Un coup d’cil au tableau que l’on trouvera plus loin montre en effet qu’il faut étendre jusqu’a Rome, et ce dés l’extréme fin du VIT¢ siécle, une aire qui couvrira 1’Occident carolingien, et qui se définit par un modéle politique que les cleres
investis de la tache de le construire ont concu comme l’articulation verticale de trois ordres, clercs, laics armés, laics laborieux et sans armes 3. Mais Rome ainsi englobée dans de vastes limites y manifeste l’originalite
profonde que lui conferent d’une part son héritage historique, dont la conscience va croissant 4 partir du VIII®¢ siécle, d’autre part la nature particuliere du pouvoir pontifical, riche de tant d’ambiguités. Les formules
ternaires élaborées par les clercs romains en sont le témoignage. E. Caspar, Geschichte des Papsttums, Il. Das Papsttum unter byzant. Herrschaft, Tubingen, 1933; C. G. Mor, DL’ Eta Feudale, Milan, 1949; O. Bertolini, Roma di fronte a Bisanzio e ai Longobardi (Storia di Roma, Bologna, 1941); P. Brezzi,
Roma e VImpero medievale (774-1252) (ibid. 1957); Storia d Italia, coord. N. Valeri, I. J! Medioevo (Arnaldi, Violante, etc.), Torino, 1967. 1 Sur la coupure du pontificat de Jean VIII (872-882) dans lVhistoire de Rome, cf. G. Arnaldi, Appunti sulla crisi dell autorita pontificia in eta post-
carolingia, Studi Romani, 9, 1961, pp. 492-507. Sur les deux physionomies politiques du X® siécle, voir le bulletin critique de G. Tabacco, La dissoluzione medievale dello stato nella recente storiografia, Studi Medievali, 3 ser. 1, 1960, pp. 397-446, et le volume Renovatio Imperti, Faenza, 1963. 2 Cette étude a été présentée au séminaire de M. Georges Duby au Collége de France, en Février 1972. 3 Cf. les positions du probléme par J. Batany, Des « Trois Fonctions » aux «Trois Etats »?, Annales H.S.C., 1963, pp. 933-938; J. Le Goff, Note sur société tripartie, idéologie monarchique et renouveau économique dans la Chretienté du
[Xe au XIIe siécle, in L’ Europe aux IXe-XI° siécles. Aux origines des Etats européens, éd. A. Gieysztor, T. Manteuffel, Varsovie, 1968, pp. 63-71; G. Duby, Les origines de la chevalerie, in Ordinamenti militari in Occidente nell’alto Me-
dioevo, Settumane di studio..., XV, Spoleto, 1968, pp. 739-761, aux pp. 751753; J. Le Goff, Travail, techniques et artisans dans les systémes de valeur du
pp. 259-260. |
haut Moyen Age (Ve-X® siécles), in Artigianato e tecnica nella societa dell’alio
Medioevo occidentale, Settimane di studio... XVIII, Spoleto, 1972, aux
Il LES ARMES ET LA CITE A ROME DU VII€ AU IX SIECLE 27
La pierre angulaire du recensement est évidemment le Liber Pontificalis', ot les pontificats des VIIe-I Xe siécles sont traités, inégalement
d’ailleurs, par des historiographes contemporains, ou du moins proches 2. Le recueil formulaire du Liber Diurnus ? apporte de son cété une documentation que l’on date difficilement entre le VI¢ et le IX® siécle. Fort heureusement, Mgr Duchesne a démélé la chronologie des adresses
qui informaient de l’élection pontificale les autorités byzantines, et il les place dans l’ensemble peu aprés 682, en conclusion d’une critique fougueuse des datations de Sickel4. A ces deux monuments s’ajoutent les protocoles des conciles romains des VIJ®-IX® siécles® et les lettres
pontificales contemporaines *. Les lettres de Grégoire le Grand’ permettent d’autre part l’indispensable comparaison avec l’époque immédiatement antérieure. Toutes ces sources ont fourni les formules présentées dans le tableau ci-aprés.
On se demandera quelle est la part de la date et celle du contexte dans le choix d’une formule par un rédacteur. Inégales par le nombre d’exemples, les formules usitées le sont aussi par la signification histori-
que. On a exclu du tableau celles qui groupent sous une désignation unique «le peuple » derriére le pape, ainsi dans la procession de l’image
qui n’était pas faite de main humaine, sous le pontificat d’Etienne II (752-757) 8; ailleurs, la méme notice présente celui-ci en bon pasteur de
1 [Tiber Pontificalis (Le), éd. L. Duchesne, rééd. avec compléments de C. Vogel, 3 vol. Paris, 1955-57 (ci-aprés LP). 2 Duchesne, cit. n. préc. t. I, pp. CCX XXII-CCXLV et t. II, pp. I-VIII, dont les conclusions critiques n’ont pas été remises en question. Voir aussi G. Arnaldi, Come nacque la attribuzione ad Anastasio del Liber Pontificalis, Archiv. Murator. 75, 1963, pp. 321-343, et O. Bertolini, Il « Liber Pontificalis »,
in La storiografia altomedievale, Settimane di Studio... XVII, Spoleto, 1970, pp. 387-455, qui étudie notamment, en quelque sorte, le dessein de l’ceuvre a4 travers ses silences. 3 Liber Diurnus Romanorum Pontificum (gesam. Ausg.), éd. H. Foerster,
Bern, 1958 (ci-aprés LD). .
4 L. Duchesne, Le « Liber Diurnus » et les élections pontificales au VITe siécle,
Bibl. He. des Chartes 52, 1891, pp. 5-30. 5 MGH Legum, sectio III, 2/1 (Hanovre 1904), Concilia Aevi Karolini 1,
éd. A. Werminghoff. , 6° MGH Epistolae, III et s. (Lpistolae Merowingict et Karolini Aevi) passim, notamment Codex Carolinus éd. W. Gundbach, MGH Epist. t. III, pp. 469-657, Berlin, 1892. 7 MGH Epistolae 1-2, ed. P. Ewald-L. M. Hartmann, Berlin, 1887-1899.
8 LP I, pp. 443/4-5.
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des habitants, comme |’affirme Diehl, non sans se contredire en définissant successivement comme petits possessores des milites et des cives
qui eussent été tous les mémes hommes d’une armée devenue milice municipale. En realité les deux catégories d’hommes demeurent distinguées. Il est vrai qu’en 640, lorsque le chartulaire Maurice souléve l’exercitus, le tumulte implique omnes armati qui inventi sunt in civitate Romana a puero usque ad senem. Mais la date est précoce, et l’expression ambigué.
Ensuite, 11 faut aller jusqu’au pontificat d’Etienne III (768-772) pour trouver un populus armé dans Rome. Mais V’historiographe, qui avait mentionné ailleurs universus exercitus Romanae urbis 7, vient de dire que, pour résister aux Lombards qui approchent, on a fait venir multitudinem
popult Tusciae et Campaniae seu ducatus Perusini, et que ces hommes 1 Cf. R. Grosse, Romische Milttdrgeschichte von Gallienus bis zum Beginn der byzantinischen Themenverfassung, Berlin, 1920, pp. 286-291. 2 Theophylactus Simocatta, Historiae, éd. De Boor, Leipzig, 1887, III 2. 3 Cf. ci-dessus, p. 31, et n. 1.
4 LP I, p. 328. 5 LP I, p. 331. 6 LTP I, p. 337, notamment 14-15.
7 DP I, p. 472/9.
Il 46
se sont enfermés dans Rome; et il conclut: ita armati omnes existebant ad defensionem propriae civitatis!, En revanche, lorsque Léon IV donne des terres aux Corses en échange de leur service armé, l’historiographe souligne que l’aristocratie armée des proceres est secondée par des troupes que le pape fait venir d’ailleurs a ses frais, plus enim defensionem diligens patriae et plebis securitatem commissae quam lucra temporalia et caduca 2.
En un mot, la formule ternaire de Rome exprime bien une organisation politique et sociale ot les militaires demeurent structurellement distincts des civils. S’il y a eu & Rome a cette epoque une milice citadine, des citoyens régulierement armés, le Liber Pontificalis V’ignore en tout état de cause, autant que l’organisation des quartiers a laquelle elle eat éte liée, jusqu’a la notice de 962 qui rapporte le chatiment des decarcones 3. Ajoutons enfin que la situation des milites est comparable 4 celle des cives,
qui seront évoqués dans un instant, en ce qu’ils ne sont pas tous dans la cité; plus exactement la cite déborde la ville, et on les voit installés hors de cette derniére. Mais ceci concerne la terre, et non plus seulement les hommes, et j’y reviendrai a ce propos. Voyons en effet d’abord le troisieme terme de la formule ternaire romaine; plus que le populus, dont la designation traditionnelle est 4 la fois générale et immédiatement intelligible, les ciwes honesti y méritent
attention. Leur histoire semble partagée par la mention des cives viri honesti dans le Liber Diurnus. Seule une analyse sinon exhaustive du moins
systématique du matériel qui les concerne peut eéclairer ce point central, le passage romain des viri honesti aux cives honesti, et depasser les définitions inadéequates proposées jusqu’ici d’une population urbaine laborieuse et vivant des métiers artisanaux pour les uns, et d’une catégorie de petits possessores pour les autres. L’honestas est attestee en fait dés avant le début du IIT® siecle‘; elle s’applique alors 4 la «noblesse municipale », et elle évoque aussi la catégorie juridique de l’honestior qui se développe
vers le méme temps*. Koch® et Hirschfeld? ont relevé d’autre part 1 LP I, p. 478/21-25. 2 LP Il, p. 127/1-7. 3 DP Il, p. 252. 4 Cf. H. G. Pflaum, Titulature et rang social sous le Haut-Empire, in Recherches sur les structures sociales dans l Antiquité classique (Caen, 25-26 Avril
1969), Paris, 1970, aux pp. 183-185.
5 Voir en dernier lieu P. Garnsey, Social status and legal privilege in the Roman Empire. Oxford, 1970. 6 Koch, Byzant. Beamtentitel, cit., pp. 96-97. 7 O. Hirschfeld, Rangtitel der rémischen Kaiserzeit, Sitzungsber. Berlin. Akad., 1901, aux pp. 608-610.
I] , LES ARMES ET LA CITE A ROME DU VII AU IX& SIBCLE 47
une partie des exemples des V°-VII® siécles qui vont étre cités plus loin,
mais n’en ont pas tiré de conclusions satisfaisantes, et ne se sont pas aventurés plus loin dans le temps. La documentation de ce probléme se trouve dans l’épigraphie et dans les actes privés. Les inscriptions funéraires et dédicatoires sont abondantes en Italie au moins jusque vers 575}.
On rencontre méme parmi elles de trop rares gravures d’actes privés, destinées 4 l’affichage, qu’il faut joindre en réalité 4 l’ensemble de ces derniers. Puis, au cours du VII® siécle, la source épigraphique semble tarir peu 4 peu, du moins en |’état actuel des publications, en ce sens que, sauf exception, le matériel disponible consiste de plus en plus en longues inscriptions métriques qui n’offrent guére d’intérét pour le présent propos. La série des actes privés commence dés le milieu du V® siécle, grace aux
documents sur papyrus rédigés a4 Ravenne surtout, 4 Rome, ailleurs encore pour un petit nombre ?. Si ’on confronte les relevés des inscriptions et des actes privés, on remarque d’emblée que la qualité d’honestus vir | honesta femina est mentionnée irréguliérement et rarement dans les unes, réguliérement au contraire dans les autres. Les épitaphes chrétienne datées de Rome, réunies en son premier volume par De’ Rossi, passent d’ailleurs le plus souvent sous silence la situation dans le siecle du défunt. Assez curieusement, les rares exemples d’honestas du V® siécle concernent, 4 une exception preés 3,
des femmes‘, sans que les inscriptions mentionnent d’ailleurs les maris ou les fils des défuntes. I] faut attendre le VI¢ siécle pour trouver quelques exemples masculins, ot la situation dans la société soit indiquée en méme temps que la qualité d’honestus: un scoclatarius (sic) en 505 5, un argentarius et son épouse en 522%, un olografus propine Isidori en 536 (ou 537) 7. Mais un autre argentarius, en 544, n’est pas qualifié &, pas plus d’ailleurs que bien d’autres gens de métier. A Grado, les donateurs 1 Citées ici d’aprés le Corpus Inscriptionum Latinarum (CIL), exceptées celles de Rome que nous citons d’aprés Inscriptiones christianae Urbis Romae septimo saeculo antiquiores (ICUR), éd. G. B. De’ Rossi, vol. 1-2 (Rome, 18571888), A. Silvagni, vol. 3 et s. (Rome, 1922 et s.). 2G. Marini, I papiri diplomatici raccolti ed illustrati. Rome, 1805; J. O. Tjader, Die nichtliterarischen lateinischen Papyri Italiens aus der Zeit 445-700, I (Pap. 1-28). Lund, 1955. 3 ICUR I 699, A. 438. 4 ICUR I 490 (A. 400), 764 (A. 454), 800 (A. 457). 5 ICUR I 930. 6 ICUR I 977. 7 ICUR I 20565.
§ ICUR I 1085.
Il 48
de parties du pavement de S. Euphémie, posé sous l’épiscopat d’Elias (571-586), ont pris soin de dire leur situation, logiquement associée 4 la mesure de leur offrande, mais non leur qualité. A Ravenne, méme silence des inscriptions: l’argentarius Julianus, par exemple, n’est pas qualifié dans celles qui commémorent sa générosité monumentale 4 S. Vital ? et 4S. Apollinaire in Classe °. Son honestas est pourtant précisée, en revanche, dans un acte de vente de 539 ou 546 4, ou il figure parmi les
témoins. Et en effet les actes privés sur papyrus n’omettent jamais les mentions de qualité. Choix logique la aussi, pensera-t-on. I] faut conclure que la qualité d’honestus / —a, visiblement facultative dans les inscriptions, importait a la validité des actes, ou pour mieux dire 4 la capacité juridique des parties. Les actes sur papyrus des Ve-VII®¢ siécles montrent bien que, sans parler méme du cas romain, la position de curiale n’est pas la plus fréquemment mentionnée pour les viri honestt. Nous pouvons seulement citer pour cette période un acte ravennate de 491, dans lequel Fl. Rusticus reconnait en lieu et place de son fils, magistrat, une procédure qui s’est déroulée devant celui-ci®, et l’investiture d’un tuteur et de son fidevussor par la curie de Rieti en 557, dont la majeure partie des témoins sont des curiales 6. Cela suffit pour noter que les viri honest sont des curiales ordinaires, donc en fait de condition médiocre: des decemprimi sont qualifiés de perfectissimus et laudabilis &4 Syracuse en 4897, des principales sont laudabiles & Ravenne en 520-521 8, et en 552 ®. Mais enfin c’est peu de chose, et la curialité n’épuise pas Vhonestas. Celle-ci ne serait autre en somme que la capacité générale d’assumer des honores, parmi lesquels ceux de la curie.
Ainsi s’explique que le tuteur et le fideiussor de Rieti soient des virt honesti, car la tutelle du droit justinien est elle aussi une charge publique (munus), dont l’accés est done limité par des restrictions comparables & celles qui entourent les magistratures municipales }°. On peut justifier de la méme facon l’honestas de certains rédacteurs d’actes. A Ravenne, 1 CIL VI 583-1616.
2 CIL XI 288 (A. 547), 289. 2 OIL XI 294-95 (A. 549). 4 Marini, CXIV.
5 Tjader, 12/III ult. 6 Tjader 7. 7 Tjader 10-11 III/13, V/1 et s. 8 Tjader 4-5 B IV/6-8. ® Tjader 4-5 B V/13. 10 Références de R. Monier, Manuel élémentaire de droit romain, 6¢ éd. Paris 1947, t. I, pp. 318-319, et 329.
I] LES ARMES ET LA CITE A ROME DU VII¢ AU IX® SIECLE 49
un forensis ainsi qualifié écrit en 521 le testament de l’évéque sous sa dictée!. A Rome, la qualite de vir honestus est reconnue vers 600 4 deux personnages probablement distincts ?, qui exercent les fonctions de tabellio urbis Romae, tandis qu’a Ravenne cette précision n’est pas toujours
donnée 3. Mais surtout les virt honesti se manifestent comme témoins. Ce sont les mentions les plus nombreuses dans les actes sur papyrus, depuis un premier exemple de 552 qui se rencontre dans un testament ravennate 4. Ceci n’est que l’illustration des précautions sociales sévéres dont le témoi- |
enage est entoure des la codification justinienne, qu’il faut prendre ici comme point de départ®. Les esclaves étant naturellement exclus, la réegle d’eépoque sévérienne reprise au Digeste prescrivait d’examiner «in primis condicio curusque utrum quis decurio an pleberus sit: et an honestae et inculpatae vitae an vero notatus quis et reprehensibilis: an locuples vel egens sit, an lucri causa quid facile admittat, etc... » 6. Ainsi étaient énoncés
les trois criteres fondamentaux qui ne devaient plus changer, la dignité publique, la moralité privée reconnue, la fortune. Toutefois, une Novelle de 539 adaptait les mémes principes a une societé deja différente, et c’est elle en verité qui pose la base de toutes les dispositions ultérieures: le législateur y retient comme critéres du témoignage recevable, outre une réputation garantie par des tiers témoins, «la dignité, le service public, la fortune, la profession » 7. La législation byzantine des VIIIe-I X® siécles 8 reprend ces mémes termes, plus ou moins explicitement %. Mais on appreéciera surtout ici la version latine mise en circulation par Il’ Epitome Juliani,
dont on connait l’audience dans I’Italie des VIe-IX® siécles 1°: « Nullius 1 Tjader, 4-5 B V/9. 2 Tjader, 18-19 A-B/59; et Tjader 17. 3 La méme qualité n’est pas toujours précisée pour cette méme fonction a Ravenne, cf. p. ex. Tjader, 20/115. 4 Tjader, 4-5 B VI/8. 5 Textes cités d’aprés les éditions suivantes: Digesta. Codex Justinianus, éd. Mommsen-Krueger, Berlin, 1877; Imp. Iustiniani Novellae quae vocantur, éd. K. E. Zachariaé von Lingenthal, Leipzig 1881-1884 (entre parenthéses la numérotation traditionelle). 6 Dig. XXII V (De testibus) 3. 7 Nov. Just. CXII (N. 90), 1: to tHe db lac 4 otpatetas 4 evroplas 7 exutydevoews KVALLDLOBNTHTOV,
8 Citée d’aprés Jus Graeco-Romanum, éd. P. et I. Zépos, Athénes 1931, t. I: Imperatorum Leges Novellae; t. II, Leges impp. Isaurorum et Macedonum (Ecloge, Prochiron, Espanagoge).
® Heloge XIV 1; Prochiron XXVII 1 et 7; Léon VI, Nov. 49. 10 Cf. Fr. Calasso, Medio Evo del diritto, I. Le fonti, Milano 1954, cap. XI, Scuola e sctenza del diritto, notamment pp. 267-296.
Il 50
recipiatur testimonium nisi eius qui sit bonae opinionis quem vel dignitas commendat vel militia vel vitae honestae vel artis laudabilis titulus vel etiam aliorum testium vox de bona vita eius consentiens »!, A la lumiére de ce texte, Vhonestas apparait comme la capacité minimale de témoigner, en l’absence
, de dignités ou fonctions qui garantissent automatiquement celle-ci. On expliquera d’ailleurs ainsi que des témoins honesti précisent le lieu méme ou ils exercent leur activité professionnelle 2, puisqu’il fallait qu’ils fussent
aussi bien connus que possible. En d’autres termes, le vir honestus se trouve au premier degré ot commence sur |’échelle sociale la capacité civile
pléniére. C’est pourquoi cette qualité est précisee pour les époux testataires ou donateurs de nombreux documents 3, ou méme la Gothe Sisivera
lorsqu’elle donne vers 600 a l’Eglise de Ravenne un bien foncier que sa patronne lui a reconnu ad confirmandam libertatem 4. On comprend dés lors que les honesti virt des VIe-VIT€é siécles 4 Rome
et a Ravenne, auxquels nous nous bornons pour l’instant, semblent se _ définir au premier chef comme des gens de métier, et & ce titre comme des
citadins. Certains d’entre eux, outre les rédacteurs d’actes déja cités, ont des responsabilités publiques: & Ravenne, des gardiens de grenier public (horrearius), Yun en 5755, Vautre vers 600°, et des collecteurs @impots (collectartus), Yun en 5757, autre au milieu du VII® siécle 8. Les argentariiti de Rome ® et de Ravenne ', changeurs et préteurs 4 la fois,
, les negotiatores de Ravenne " sont au fond de la méme catégorie, en raison de leur réle dans le systéme fiscal; la qualite de clarissimus reconnue a deux argentarii et & un olosiricoprata dans un acte ravennate de 552
: 1 Juliani, Epitome latina Novellarum Justiniani, éd. G. Haenel, Lipsiae, 1873, Constitutio LX XXIII (LXXXIV), CCCXXIV, De testibus, 1. 2 Marini, LXXV, A. 575 (Ravenne, horrearius); Tjader 20/123, vers 600
(Ravenne, negotiator Syrus); Tjader 18-19 A-B/59-63, début s. VII? (Rome, tabellio urbis f.). 3 A noter que lhonestas est étendue & lépouse et aux enfants. Mais les épouses de militantes sont également honestae: ne pouvant partager la qualité | méme de leurs époux, elles en regoivent au moins |l’honor; sur le service du soldat comme honor, cf. Greg. M. Hp. IX, A. 598.
| 4 Tjader 20. 5 Marini LXXV. 6 Tjader 20/126. 7 Marini LXXV. 8 Tjader 27/8.
° ICUR I 977, A. 522. |
: 10 Marini CXIII, A. 504; Marini CXIV, A. 539 ou 546. | 11 Tjader 20/123, vers 600; Tjader 25, milieu s. VII. 12 Tjader 4-5 B VI/5, 9, 7.
Il LES ARMES ET LA CITE A ROME DU VII€ AU IX€ SIECLE 51
s’explique peut-étre par une fortune ou une responsabilité plus importantes !. Quoiqu’il en soit, on trouve de la méme facon la qualite d’honestus reconnue au tinctor publicus ravennate de 474 2, sans doute membre d’un atelier d’Etat, 4 l’écrivain public romain qui tenait boutique au cabaret
d’Isidore (olografus propine Isidori)*, et qui mourut en 536 ou 537, et : au scribtor et témoin d’un testament ravennate de 5754. D’autres viri
honesti sont des artisans: & Ravenne, un fabricant de vétements de peau | (gunnarius) en 5525, un fabricant de braies (bracarius) en 572 6, A Rome, —
des viri honesti de ce type se manifestent beaucoup plus tard encore: un calzularius en 974 7, et en 1037 un certain Johannis qui de Constantina
uocatur scole fullonis 8. Des gens en somme qui exercent une activité
citadine productive, ou du moins lucrative. Pourtant, ils ne sont pas , définis explicitement par elle, comme les laboratores qui constitueront de méme la troisiéme classe de la tripartition sociale attestée en Occident aux IXe-XTe siécles, mais par la qualité civile qui en est la conséquence. Ces personnages ne manquent d’ailleurs pas de bien: la chose est certaine pour les argentariv, les negotiatores; elle est au moins vraisemblable pour tous ceux qui, vendeurs, donateurs, ou testataires, apparaissent dans les documents en tant que. possessores, petits proprietaires fonciers. Du reste, la legislation sur le temoignage mettait aussi une certaine aisance parmi
les critéres de capacité. Mais toutes les fortunes n’etaient pas d’égale valeur sociale. On va voir que la fortune civile et citadine des virt honestt de Rome, méme transmuée en terre comme celle de la bourgeoisie antique, ne leur laissait que le dernier rang dans la classification sociale nouvelle. Mais auparavant nous ne pouvons conclure cette analyse sans prendre en
considération les viri honesti des documents lombards ®, auxquels Giovanni | Tabacco a récemment consacré des pages importantes a propos des exercitales qui figurent parmi eux % Je remarquerai seulement ici que,
tamment. : , 23 Tjader 4-5 B73. , ICUR I 1055. | 1 Voir la discussion ébauchée par Koch, Beamtentitel, cit., pp. 19-22 no-
4 Marini LXXV.
5 Tjader 4-5 B VI/8. 6 Tjader 14-15.
8 Reg. Sublac. 57. | , 7 Regesto (Il) Sublacense del secolo XI, pubbl. a cura di L. Allodi e G. Levi,
Roma, 1885, 66.
® Codice: diplomatico longobardo, ed. L. Schiaparelli, vol. 1: a. 620-757;
vol. 2: a. 757-774 (Fonti per la storia d'Italia 62-63). Rome, 1929-1933. 10 G. Tabacco, Dai possessori dell eta carolingia agli esercitali dell’eta lon-
gobarda in A Giuseppe Ermini, Spoleto 1970, pp. 221-268, aux pp. 234 et s.
Il 52
compte tenu d’une certaine marge de choix dans les usages notariaux, leur honestas a sans doute les mémes bases et la méme fonction en droit privé que celle de leurs homologues ravennates et romains. Ceci expliquerait que l’on trouve céte a céte parmi les contractants ou les témoins ainsi qualifies des exercitales, dont l’un est aussi ferrarius & Vianino en
| 7371, et un magister murar (1us) & Vianino en 737 2, un fabricant de cuirasses (lurigario) & Milan en 725 3, un magistrum Cummacinu 4 Lucques
en 7404, etc... Du reste, beaucoup apparaissent la aussi en tant que possessores. Je n’irai pas néanmoins jusqu’a laisser entendre, comme l|’a fait Ottorino Bertolini, que Vhonestas de ces exercitales est liée & une
activité artisanale*>. Je dirai plutét que cette derniére et leur situation militaire ensemble les placent au niveau de capacité civile minimale que j’ai essaye de définir, au-dessous des viri devott des memes actes et des mémes listes de témoins. On arrive ainsi aux cives vir honesti et aux cives honesti de Rome, nommés comme troisiéme classe de la cité, aprés le clerus et l’exrercitus, dans la formule ternaire élaborée vers la fin du VITI€¢ siécle. Dés lors les documentations deviennent vite divergentes. Les cives honesti caractéristiques de Rome se distinguent des cives de Ravenne aussi bien que des cwes et des viri honests des territoires lombards. En d’autres termes, Rome
reste seule 4 partir d’une certaine date a conserver une fonction civile parmi celles qui constituent la cité, seule 4 connaitre, jusqu’au dernier quart du VIII¢ siécle, des cives honesti, honestt de condition exclusivement civile, cives étrangers 4 toute prestation armée, et néanmoins acteurs dans
une procédure de droit public. On trouve en effet partout en Italie, 4 la méme époque, des variantes du classement entre milites et cives ol nous avons propose de voir le cété byzantin de la formule romaine. Toutefois, hors de Rome, il n’entre pas dans la composition d’une formule ternaire, et il évolue precisement vers une confusion pratique des deux categories, quel que soit le terme qui l’emporte formellement: confusion explicable notamment par les besoins de la défense citadine, qui constitue les habitants en milices armées,
a cété des militaires proprement dits. La prestation du populus (d7juos) en tant que milice se manifeste ainsi déja dans la ville byzantine du VI® 1 Cod. Dipl. Long. 60. 2 Cod. Dipl. Long. 64. 8 Cod. Dipl. Long. 36. 4 Cod. Dipl. Long. 71. 5 O. Bertolini, Ordinamenti militari e strutture sociali dei Longobardi in Italia, in Ordinamenti militari, cit., pp. 429-607, ici notamment pp. 477-479.
dd LES ARMES ET LA CITE A ROME DU VII® AU IX® SIECLE 53
et du VII siéele!. Mais elle n’est pas partout explicite en ces termes traditionnels dans l’Italie des VITIe-I X¢ siécles, et elle ne rend pas entiérement
compte de situations caractérisées en outre par l’emploi ininterrompu du mot civis. Pier Maria Conti a consacré aux cives des territoires italiens
sous domination lombarde une étude? ou il commengcait par recenser les différentes acceptions du mot en Italie aux VIe-VIIT® siécles, ce qui nous dispense de le faire ici: on désigne ainsi soit un habitant d’une civitas,
au sens citadin du terme, soit un membre de l’universitas civium la ou elle survit; la qualité de civis Romanus reconnue 4 l’esclave qu’on affranchit
manifeste la capacité juridique entiére qui est désormais la sienne; enfin, les cives du VIII® siecle, comme les curiales du VI®, garantissent et enregistrent les procédures civiles qui se déroulent devant eux: ainsi, encore a Lucques en 722 et & Sienne en 730, des donations sont faites in praesentia
cwium. Conti faisait alors valoir que l’universitas civium n’existe plus comme sujet de droit public dans les territoires lombards. En consequence, il définissait les caves qui s’y rencontrent comme une élite sociale restreinte et trés fortunée, sous la diversité des origines et des leges, qui
demeurerait gardienne d’un formulaire ancien, désormais réduit 4 une portée purement privée avant de retrouver avec l’aurore communale une fécondité et une signification nouvelles. Cette hypothese d’une privatisation de la communauté des cives dans l’interlude historique entre la curie antique et la commune médiévale mérite au moins la discussion. Mais a Rome les choses ne se présentent pas ainsi, la formule ternaire elle-méme
le prouve. Kn revanche, nous retenons que l’on ne trouve jamais dans les documents lombards des ezercitales qui soient en méme temps des cives, ni la moindre confusion ou substitution qui mette l’exercitus a la place de la communauté des cives: ceci est dans le droit fil du classement
romain. Il en va autrement encore 4 Ravenne. La formule ternaire est absente du Liber Pontificalis de son Eglise, rédigé par l’évéque Agnellus 3 vers le milieu du I[X® siécle. L’évolution du classement social s’y fait dans
le sens d’une militarisation des citoyens eux-mémes, et elle s’accomplit
1 Cf. Manojlovic, Le peuple de Constantinople, cit., pp. 620-625 (dés Théodose II); D. Claude, Die byzantinische Stadt im 6. Jahrhundert, Byzant. Archiv 13,
Minchen, 1969, pp. 189 et s., qui cite (p. 190 n. 26) un texte éclairant du ps. Maurice (Mauricios, cit.). 2 P. M. Conti, I « cives lunenses » e la condizione cittadina nell’ eta longobarda, Arch. Stor. Prov. Parm. 4 ser., 20, 1968, pp. 34-64. ’ Agnellus, Liber Pontificalis Ecclesiae Ravennatis, éd. O. Holder-Egger,
dans MGH, Scriptores Rerum Langobardicarum et Italicarum saec. VI-IX, Hanovre, 1878, pp. 275-391.
I 54
en ce sens pendant les décennies d’intervalle entre deux souverainetés qui laissent la cité livrée a ses propres ressources, depuis le second régne de
Justinien IT jusqu’a la fin de l’exarchat, et dont Andre Guillou a scruté Voriginalite. I] a presenté en ce sens ! la page célébre ot: Agnellus ? rapporte comment, a la demande du clergé, le chef élu de la cité, Georges, pourvut en 711 @ la défense de ses murailles: il divisa la population en douze sec-
tions, dont onze formations armees (bandi); elles étaient limitées aux iuvenes, & en juger par un passage placé au début du méme récit, et plusieurs portaient le nom de numeri de la garnison; la douzieme partie était réservée a l’Eglise et a4 ses dépendants. Dans la bataille victorieuse qui les oppose a l’expedition byzantine de 7263, les forces de Ravenne sont composées des tuvenes de la ville encore une fois, et désignées comme Ravenniani cives. Ainsi, la distinction entre service armé et condition
, citadine n’existait plus 4 Ravenne a l’époque d’Agnellus, et la confusion était méme probablement deja faite a la date ot se placent les evénements eux-mémes. C’est en effet depuis 715 que la réglementation du commerce sur le Po désigne les marchands de Comacchio comme milites 4. Enfin, le probléme des cives italiens a été affronté d’autre part 4 propos du mouvement communal et de ses origines plus ou moins lointaines. Cinzio Violante
| a ainsi été conduit 4 commenter l’ambiguité des termes civis et habitator,
des conditions de citadin et de membre d’une cité, dans les documents milanais antérieurs 4 la commune >. I] en a conclu qu’avant l’apparition du pacte communal la citoyenneté ne peut se définir par aucune obligation de droit public: ainsi, en 904, le concours des habitants de Bergame & la reconstruction de leurs murailles, sous la direction de l’évéque, est exceptionnel, et doit s’expliquer au surplus non par des obligations statu-
taires, mais par de simples et pratiques «doveri di abitanza ». De son cété, Giovanni Tabacco a commenté la présence des cives armés des cités de Lombardie aux cétés des forces réguliéres de définition « féodale », cette fois-ci au contraire au début du XI siécle §; c’est l’aube de l’epoque
communale. Tout ceci non pour élargir déraisonnablement notre propos,
mais pour mieux le situer dans son contexte italien.
1 Guillou, Régionalisme et indépendance, cit., p. 218. | 2 Agnell., Lib. Pont. Eecl. Rav., 140. | 8 [bid., 153 (p. 377/11 et 16-17). 4 Voir L. M. Hartmann, Comacchio u. der Po-Handel, in Wirtschaftsge-
: schichte Italiens, cit., pp. 74-90 (concession de 715, pp. 123-124). 5 C. Violante, La societa milanese nell’eta precomunale, Bari, 1953,
pp. 252-258.
| 6 G. Tabacco, Il regno italico, cit. ci-dessous p. 59, n. 4 aux pp. 786-790.
\
I
LES ARMES ET LA CITE A ROME DU VIIe AU IXe SIECLE 55
Si nous revenons en effet maintenant 4 Rome, nous mesurons la par-
ticularite qu’elle tire de sa tradition politique hors de pair. Les cives y remplissent une fonction de droit public, en valorisant par leur présence : l’élection pontificale. La designation plus précise de cives honesti signifie peut-étre la limitation de la fonction des citoyens aux viri honesti de la cité, seuls mentionnés dans les actes priveés, puisque des cives Romani
se fussent situés dans le groupe probablement plus pauvre, et surtout socialement inférieur, des esclaves affranchis. L’universitas civium elle-
méme survit, au moins dans une des formules du LD qui dateraient de la : fin du VII®e siecle. Une autre formule du méme recueil, qui concerne la dédicace d’une église privée, mentionne la fonction cadastrale des gesta municipalia!, et ceci prouve que la communauté des cives joue d’autre
part en droit privé un role analogue 4 celui qui était attesté a Rieti ou & Ravenne par les documents sur papyrus. Les cives honesti sont distingueés
pour la derniére fois au sein du populus au concile de 769, alors que les actes privés du XI¢ siecle encore attestent des viri honesti. I] est possible que cette élite de type municipal ait disparu des actes publics au moment ou y reparait le Senat, dont la premiére mention se trouve dans une lettre
pontificale de 776. | ***
Dans la tradition politique ot s’inscrivent l’histoire de Rome et celle de Byzance a cette époque, la classification sociale est aussi une classification fiscale des terres et des hommes. I] faut maintenant poursuivre
analyse & ce niveau, si l’on veut vraiment voir dans quelle mesure la répartition romaine entre militaires et citoyens est comparable a celle qui s’établit 4 Byzance, probablement avant la fin du VIII® siécle. Ce que |’on trouve en fait, et trés tét, c’est la distinction entre terres d’Eglise et terres laiques, elles-mémes distinguées en immeubles de droit public ou privé. On remontera en tout état de cause jusqu’en plein VI siecle: & propos du siége de Rome par les Goths en 537 et de leurs dévastations, le LP emploie déja une sorte de formule ternaire des terres: omnes possessiones privatas | fisci | vel ecclesiae2. Le méme classement ressort, par hasard, d’un acte de donation pour l’offrande et le luminaire, gravé en
578 sur le tombeau de famille du notarius Eugenius *: il y est fait allusion | d’une part 4 un jardin transtévérin ex iure patris met, d’autre part
10DV 11 =C1l = A 3 (pp. 84, 186-187, 272-273). | |
: ICUR I, 1122. | 2 LP I, p. 291/6.
II 56
& un fundus proche de l’église S. Cyprien, sur la Via Labicana, et délimité par deux autres fundi, dont l’un est dit turis sce ecel(esiae) Romanae, et autre iuris publici. Le LD de son cété présente des formules d’echange d’un fundus iuris sancte Romane ecclesiae contre un fundus vuris proprit '; la formule de fondation d’une église privée précise de son céte que le revenu
qui lui est affecté doit étre lui aussi privé, si je comprends bien la clause: prestantes liberos a fiscalibus titulis solidos tot gestisque municipalibus allegatis 2. I] faut certainement classer dans la catégorie des terres privees toutes les propriétés de viri honesti, et la mention de leur qualité en téte
des actes de transactions fonciéres s’expliquerait ainsi. En revanche, la catégorie des terres de droit public suit 4 Rome l’évolution d’abord officieuse du pouvoir public lui-méme qui acquiert une forme originale. Et c’est alors que se rencontre le probléme des milites romains. Dans la notice du VIe siécle que nous avons citée 3, a l’époque ou le bras impérial s’étend effectivement jusqu’& Rome, la distinction est
claire entre les biens qui relévent directement de l’autorité publique, et tout ce qui reléve de l’ecclesia. La catégorie du publicum impérial demeure certes longtemps vivante: en 743 ou peu aprés, le pape Zacharie recoit de Constantin V les massae de Ninfa et Norba, iuris existentes publici 4. Mais les terres du publicum et celles de l’ecclesia tendent a se con-
fondre dans la mesure ov les biens de l’Eglise de Rome supportent des charges de caractére public, les frais de l’armée et des fortifications, lune publique par excellence, l’autre qui le devenait 4 Byzance aussi des le VIe siécle, de municipale qu’elle avait été *, et dont les évéques connais-
saient 4 ce titre ®. Lorsque Léon IV fortifie la Cité Léonine au milieu du IXé siécle, il recrute pour les travaux de singulis civitatibus massisque universis publicis ac monasteriis 7: la catégorie des terres d’Eglise n’apparait plus, ou plutét elle ne subsiste que pour les monasteres. En d’autres termes, le publicum romain des VIIIe-IX® siécles est constitue a la fois par
le domaine public d’institution impériale, qui subsiste en principe toujours, et par le domaine du pape et de l’Eglise de Rome, auquel Constantin V avait versé la donation qui vient d’étre citée. Ce dernier s’accroit
1 DD V 33 = C 30 = A 25 (pp. 94, 194, 288). 2 Formule citée ci-dessus n. 1, p. 55. 8 Cf. ci-dessus n. 2, p. 55. 4 DP I, p. 433/6-8. 5 Voir par exemple Procope, De Aedificiis, éd. Haury, Leipzig, 19051913, passim.
6 Cf. Diehl, Administration byzantine, cit., pp. 319 et s.
7 DP Il, p. 123/24.
| Il LES ARMES ET LA CITE A ROME DU VII® AU IX® SIECLE 57
encore de terres de catégorie privée. Par exemple, le pape Hadrien I (772-795) donne au domaine pontifical immense domusculta Capracorum, ex ture proprio suo, pour en tirer des revenus en nature destinés a la nour-
riture des pauvres!. Tous ces biens d’origines diverses sont confondus dans les mémes charges. Les travaux de fortification de Rome au VIII et au IX® siécle sont exécutés par subvention pontificale 2. La création de la Cité Léonine au milieu du IX¢® siécle offre un exemple particuliére-
ment clair de financement par un acte d’autorité publique du pape ?. Le méme Léon IV releve d’ailleurs les murailles ruinées de deux petites ewitates, Orte et Ameria, tantam civium praedictarum urbium cognoscens curva *: leurs cives en effet ne sont que des habitants, et voila qui illustre les remarques de Violante que l’on a rappelees plus haut. Enfin, quel-
ques décennies apres la donation de la domusculta Capracorum pour assistance, des inscriptions célébres de la Cité Léonine commemorent la construction d’une tour et d’une portion de mur par la militia Capracorum, d’une autre portion et de deux tours par une autre militia dont le nom, moins sur, renvoie sans doute aussi 4 une domusculta >. Il est clair en tout état de cause que la domusculta Capracorum, bien qu’érigée en pieux établissement, a soutenu la une obligation de caractére public. Mais quel sens donner au mot militia? I] est tentant de répondre a cette
question en rapprochant la construction de la Cité Léonine d’un autre episode du méme pontificat, les concessions de terres faites aux Corses venus Offrir au pape et & son successeur service et obéissance (obsequium et servicium) apres avoir été chassés de leur sol par la terreur des incursions arabes *. Le privilege pontifical puise pour ce faire dans toutes les caté-
gories de terres, sans tenir compte des categories normales: biens des monasteéres, des particuliers des frontiéres, et aussi du pouvoir public, qui est ici ’Eglise de Rome (« ex proprio ture ecclesiastico »)7. La notice ne laisse planer aucun doute sur le caractere armé du service en question:
1 LP I, pp. 501-502. 2 LP I, p. 420/12-13 (Grégoire III, AA. 731-741: de proprio tribuit); p. 501/12-15 (Hadrien Ier, AA. 772-795); LP II, p. 82/8 (Grégoire IV, AA. 827844, cum suis hominibus... erexit). 8 LP II, pp. 123-124. Cf. en attendant le livre du méme auteur, A. Prandi, Precisazioni e novita sulla Civitas Leoniana, Miscellanea G. Jacovelli-V. Castano, Massafra, 1969, pp. 109-129. 4 EDP Il, p. 127/9-16.
5 Tiber Pontificalis, éd. Duchesne, cit., t. II, p. 187 n. 7. 6 EP Il, p. 126/10. 7 LP II, p. 127/1-7 passim.
I] 58
les Corses preteront main-forte aux proceres défenseurs de la patrie et de la
plebs placée sous la responsabilité du pape, autrement dit elle-méme deépourvue d’armes. Ainsi se présentent les choses au milieu du IXé siécle.
Mais nous savons qu’a cette date une partie du publicum romain est déja
greveée d’obligations militaires, et peut-étre depuis longtemps, sous une
forme collective. |
Il faut en effet se rappeler que la persistance de l’association de type antique (corpus, schola) apres la fin du VI¢ siéecle confére 4 la Rome des «dark ages » un de ses traits les plus caracteristique. Les biens de l’asso-
, ciation se distinguent alors clairement, comme cela s’est toujours fait, des biens personnels de ses membres. La conformité au modéle antique demeure telle qu’on nous permettra de l’illustrer par des documents du Xe siecle. Par exemple, le Registrum Sublacense} conserve des actes relatifs aux biens d’un certain Théeophylacte, membre de la schola confessionis de S. Pierre en 927 2, puis prior de la méme schola en 953 3, et d’autre part
un acte de 919 4, relatif & une terre de la schola cantorum, passé par son primicier Jean, avec le consentement de la schola, et sur Vordre du pape. Parmi les transactions attestees dans les documents romains, se trouvent en assez grand nombre les concessions de terres 4 trois générations: une terre est ainsi concédée pour amélioration, avec droit pour le contractant de la transmettre 4 ses fils et 4 ses petits-fils, et de choisir a défaut des uns ou des autres une personne étrangére, et une seule. Or, une clause restrictive se fait jour, particuliére semble-t-il aux actes romains, qui exclut des personnes étrangéres possibles les pieux établissements et, parmi les sujets de droit public, les nwmeri militaires: excepto piis locis uel publicr
numero militum seu bando. Il est clair que les pit loci sont récusés en raison.de la mainmorte qu’ils feraient peser sur la terre tombée entre leurs mains. On en conclura que les formations militaires intégrées dans la cité
partageaient en quelque facon avec eux cette capacite, dont la justification aurait été alors la fonction armée au lieu de l’assistance. Un sondage * il est vrai rapide parmi les documents romains édités ne nous a pas révélé cette clause avant la date de 821°. Elle se maintient ensuite au IX*,au Xe, et méme au XIé siécle. Mais elle est propablement plus ancienne, 4 en juger par ses termes mémes: 8i celui de numerus est a cette 1 Regesto (I1) Sublacense, cit. ci-dessus, n. 7, p. 51. 2 Reg. Sublac. 62. 8 Reg. Sublac. 65. 4 Reg. Sublac. 112. 5 D’aprés Brezzi, Roma e l’ Impero medievale, cit., pp. 540-541. ¢ Reg. Sublac 55.
Il LES ARMES ET LA CITE A ROME DU VIIe@ AU IX€ SIECLE 59
date de toute antiquité, et ne procure aucun critére, la glose bandus use d’un mot qui se fait jour au VII® siecle dans la langue militaire byzantine. On peut supposer d’autre part qu’elle est antérieure au moment
ou les formations armées de Rome figurent dans les scholae militiae, que le Liber Pontificalis mentionne pour la premiére fois dans la notice d’Hadrien Ie: (772-795) !. Quoiqu’il en soit de cet argument ex silentio, nous nous retrouvons a ce tournant du VIII¢ siecle out les faits byzantins s’étaient eux aussi enveloppés d’obscurité. Peut-étre peut-on gagner le milieu du siécle, si l’on accepte de placer dans la méme perspective une mesure du pape Grégoire III (731-741), qui rachéte au duc de Spoléte la place frontiére de Gallese, « et in conpage sanctae reipublicae atque corpore
Christo dilectt exercitus Romant annectt praecepit»?. L’association me | semble en effet explicite dans ce texte entre la res publica de la Rome pontificale et le corpus de sa force armée, l’une et l’autre étant présentees ici comme des personnes morales. Faut-il remonter plus haut encore, , jusqu’a la date encore tout 4 fait byzantine de 686-687, ot Justinien II aurait ordonné la restitution au patrimoine pontifical de terres d’Italie méridionale déetenues en gage par l’armée? 3. Cette derniére aurait eu la, & tout le moins, une initiative annonciatrice de la norme future. En tout cas, les exemples stirs de terres publiques associées au service militaire appellent la comparaison d’une part avec les biens militaires byzantins, d’autre part avec les #ituations de l’Italie lombarde et franque, ot étude du publicum est également centrale 4. Les observations romaines ne permettent certes pas de proposer pour les faits byzantins une date plus haute que la fin du VIII®¢ siecle, mais elles encouragent 4 considérer | celle-ci comme un terme ante quem. Elles laissent en suspens, il faut Vavouer, le probléme des biens individuels des militaires. Au VIIJ® siécle, les documents de Ravenne attestent des propriétés personnelles de soldats
et d’officiers, qui n’apparaissent grevées, on le devine, d’aucune obligation spécifique 5. On ne voit évidemment rien dans des documents privés romains du X® siécle, prise en concession d’une terre par un soldat et son
1 LP I, p. 497/1. | |
2 DP I, pp. 420/15-421/1. 3 ITP I, p. 369/2-3.
: 4 Voir G. Tabacco, I liberi del re nell’ Italia carolingia e postcarolingia, Spoleto 1966; Il regno italico net seco IX-XI, in Ordinamenti militari pp. 763-790; Dai possessori dell’ eta carolingia agli esercitali dell’eta longobarda, , cit., p. 54, n. 6; O. Bertolini, Ordinamenti militart e strutture sociali det
Longobardi in Italia, cit. , 5 Tjdder 16 (vers 600), 22 (A. 639), 23 (8.d.), etc...
II 60
épouse en 951 1, concession d’une vigne avec partage ultérieur par un soldat et sa mere en 957 2. On se demande pourtant s’il a existé une filiation
quelconque entre les terres collectives attestées par la clause des concessions a trois genérations et des terres personnelles, et de quelle sorte étaient celles des milites appelés par Etienne III, des Corses installés par Léon IV, de la militia Capracorum attestée sous son pontificat. La question est inspirée par un document remarquable de Farfa, sur lequel Tabacco a attiré l’attention 3, et qui montre, au début du IXé® siécle, la division d’une forét royale dévolue au liberum et exercitalem populum. Et a Byzance les biens militaires des familles du IX® siécle ont-ils eu un antecédent collectif? Il manque pour répondre a ces questions des maillons que d’autres lectures découvriront peut-étre. En tout cas il s’établit 4 Rome, peut-étre des le VIII€ siecle, un lien institutionnel entre le service des armes et la terre publique, analogue
a celui qui existe alors depuis longtemps entre la terre d’Eglise et le service divin ou charitable, et que d’ailleurs, la pression des circonstances oblige les papes a relacher quelquefois. Et puis il y a les immeubles de
droit privée (iuris proprii), dont la définition en quelque sorte négative est de rester étrangéere aux deux catégories précédentes. On concoit que celles-ci demeurent extrémement diverses. On y trouve aussi bien de grands domaines, comme la domusculta Capracorum, qui figurait dans
heritage du pape Hadrien Ie, que des biens modestes, comme ceux qui entrérent dans la charte de donation de Ste-Suzanne sous le pontificat de Serge Ie (687-701)4, et naturellement les propriétés des viri honestt. On peut se demander toutefois si la qualité de civis honestus n’était pas elle-méme subordonnée 4 la propriété d’une terre dans le ressort de la civitas, comme c’était le cas pour les curiales, dont on a vu les cives recueillir en grande partie l’héritage, attesté par les mentions de luniversitas civium et des gesta municipalia. Ceci les distinguerait du populus dépourvu de compétence privée, dont la fonction se limite en fin de compte a4 la procédure de droit public de l’élection pontificale, et dont les liens avec la propriété fonciére passent totalement inapercus, et sont donc facultatifs. Des formules comme omnis populus huius R. crvitatis a magno usque ad parvum ®, ou le développement de l’assistance 1 P. Fedele, Carte del monastero dei SS. Cosma e Damiano, Archivio Soc. Rom. Stor. Patria 21, 1898, n° 2, p. 498 (ex bico Agella territorio Sutrino).
2 [bid., n° 4, p. 502 (fait 4 Sutri).
’ Tabacco, Liberi del re, cit., pp. 113 et s. 4 LP I, pp. 379-380, n. 38. 5’ DP I, p. 471/11-12 (Etienne III, AA. 768-772).
I LES ARMES ET LA CITE A ROME DU VIIe AU IXe SIECLE 61
pontificale, par exemple sous Hadrien [¢T!, montrent bien qu’il n’y avait pas de limite sociale inférieure au populus défini par la résidence dans la cite. En somme, les terres de droit privé de Rome sont comparables
aux terres des réles civils (zoAitixoi) byzantins, et se dispersent pour ainsi dire verticalement a travers la société, comme ces derniéres. Leur categorie ne coincide nullement avec la troisiéme classe de la cité. Mais on a vu qu’elles ne perpétuent pas davantage l’antique institution des revenus de celle-ci, car les charges de la cite passent de leur cété progressivement au publicum, qui prend & Rome une forme originale et complexe. L’étude des charges supportées par les terres de droit privé reléverait dés lors de la pratique et des faits sociaux, et non de l’analyse d’un modéle social. Elle eit nécessité que l’on prit en considération, au sein de la res publica considérée comme association, des associations internes que l’on pouvait negliger ici, l’esemble des diverses scholae, et surtout les quartiers.
Mais ce faisant j’aurais outrepassé mon dessein. Celui-ci n’était pas de considérer isolement et successivement chacun des termes de la formule ternaire usitée & Rome au VIIIe et au IX siécle, pour lui chercher un habillage social concret 4 l’aide de la documentation disponible. La pratique sociale, le mouvement des inégalités de fortune et de rang et les changements qu’il produit, sont restés absents de ces pages. Elles n’ont pas donne 4 voir la vie des hommes dans le décor des « dark ages » de la Ville. J’ai voulu approfondir la formule ternaire elle-méme, sans la dissocier. La question historique est donc restée située 4 son niveau, celui des mots ordonnateurs de ]’étre social auxquels ils imposent une forme particuliére. Car le modéle ainsi défini n’est pas la conclusion d’un diagnostic d’historien, mais le fruit de l’histoire elle-méme. C’est la so-
ciété romaine qui a mis au point et appliqué ces critéres de répartition des hommes entre des classes dont les compétences et les obligations étaient jugées complémentaires, et au total exhaustives. Le modéle ainsi élaboré contribue 4 composer l’histoire de Rome au méme titre que les facteurs matériels, les pressions extérieures, les tensions internes. Completement constituée 4 la fin du VIT® siécle, sénescente au X®, la formule
ternaire romaine éclaire ce chapitre décisif dans l’histoire de la papauté qu’on ne se contente plus de ponctuer de ruptures faussement claires. Elle permet de mieux comprendre comment le pouvoir pontifical ajuste dés lors, en une combinaison prodigieusement neuve, Vhéritage antique et impérial de la Ville et le droit public du souverain byzantin dont l’au-
1 Cf. ci-dessus, p. 57, n. 1.
II 62
torité se dissout sans étre formellement reniée, tandis que la puissance occidentale s’affirme. Elle ne rend certes pas entiérement compte de la
, période. Le méme pouvoir tuteur des pauvres, ses rapports avec les potentes, la solidarité des quartiers, la ville et son territoire, autant d’aspects de l’évolution sociale auxquels elle ne saurait faire leur place. En revanche, elle représente une version précoce, atypique en apparence et en partie, du classement social ternaire qui, resurgence ou invention, surgira un peu partout en Occident. Conforme en sa premiére catégorie,
elle conserve a la seconde la complexité conférée par le droit public imperial, et elle se distingue par la variante importante qui déefinit comme citoyens les producteurs citadins placés dans la troisieme. En cela Rome
se rattache 4 Rome, et 4 Byzance. I] n’importe. On découvre en fin de compte combien, d’Orient en Occident, les structures du VIII® et du IX siécle ont été comparables, partout dominées a la fois par la conscience politique de l’Empire chrétien, et par l’importance conjointe de la terre et des armes, qui modifiait 4 cette époque les categories du droit
public et de la societé entieére. |
Ii]
« ECONOMIE PAYSANNE » ET « FEODALITE BYZANTINE »
Byzance a été une société médiévale parmi les autres, caractérisée comme les autres, du vil® au xI® siecle, par un peuplement en partie renouvele, un produit global ou la part des campagnes etait probablement majeure, un effort de guerre
a peu pres ininterrompu, enfin un modeéle politique et religieux du pouvoir souverain légué par l’Empire romain tardif. [1 est donc légitime au moins de chercher si une « féodalite byzantine » se laisse reconnaitre, et sous quelle forme. Le mot est gros de polemiques. Fi certes il a souvent été, selon |’expression acide de Marc Bloch ', l’etiquette assez gauche d’un type de structure sociale luiméme assez mal defini. Mais l'abus est digne d’interét. Il traduit la detresse con-
ceptuelle d’historiens nes citoyens d'Etats nationaux et, en principe du moins, : centralises, devant des sociétés qui se definissent ensemble a premiére vue par le caractere négatif de ne pas entrer dans cette categorie, tout en connaissant une puissance publique, soit comme anteécédent proche et déterminant, et c’est le cas du Maconnais de Georges Duby ”, soit comme composante encore vivante, et ce pourrait étre le cas de Byzance. En un mot, sous un premier aspect, la feodalite
pose un probleme de droit public ° : elle existe la ou il y a privatisation partielle | ou générale de la puissance publique, dans ses droits fiscaux, militaires et judiciaires. Mais, pour differentes raisons, elle parait associée a un certain type d’économie, dont j’emprunte la définition a Witold Kula ‘*: une predominance
de la grande propriété fonciére, entouree de petites exploitations paysannes éeconomiquement et juridiquement dépendantes, tandis que le secteur artisanal demeure faible et prisonnier d’une organisation corporative. La féodalité est faite de cette combinaison, et l’on ne peut considerer exclusivement sa composante économique ou politique.
Pourtant, bien des discussions d’école s’évanouissent, et un paysage historique plus vrai se dévoile, si l'on accepte de remettre le droit public, et méme les relations sociales, a leur place, qui n’est pas la premieére. La terre, seule pourvoyeuse de vie et de veritable richesse, | homme et la béte sans lesquels elle ne peut produire, voila le premier mot de l’histoire. La recherche d’une « feodalité byzantine » passe par la verification du modele de 1’« économie
iil
paysanne », qu’A.P. Cajanov avait élaboré pour le présent et le passé de sa Russie natale en étudiant la stagnation obstinée des campagnes °. Il avait conclu que les calculs inspirés par l’entreprise capitaliste ne pouvaient s’appliquer a l’exploitation paysanne, fondeée sur un effort familial rebelle a toute évaluation en termes de salaires, et donc étranger a une maximisation capitaliste du profit. Le moteur de l’exploitation paysanne serait alors la poursuite d’un équilibre entre la
Satisfaction des besoins familiaux, parmi lesquels le maintien des moyens de production, voire leur accroissement en fonction du nombre de bouches, et la peine du travail. L’effort de production, en d’autres termes, y est déterminé par le nombre des individus producteurs et consommateurs au sein de la cellule familiale, et par le niveau d’adversité auquel la continuation de la famille se heurte a tout moment. I] en résulte des rapports avec le marché opposés a ceux qui nous sont familiers. Ce modeéle, aux implications politiques délicates, appartient desormais a l’outillage des recherches sur le developpement des sociétes a
dominante paysanne. Mais ceci n'est pas de notre propos. Ce qui nous intéresse en revanche est que Cajanov a tenté de projeter ce modele dans le passé de l’histoire européenne, celle de la Russie notamment, ou le chapitre du servage était clos depuis moins d’un siécle °. Il y a retrouvé l’ex-
ploitation paysanne pareillement étrangére au marche. Mais il a en outre déeveloppé la notion féconde, essentielle, de la contrainte non-économique: celleci determine la rente payée par l’exploitant paysan au maitre du sol, non par un calcul de valeur, mais par une exigence maximale, poussée jusqu’au point apres lequel la ferme serve ne pourrait plus s’entretenir, la rente se détruisant alors
elle-méme. La limite varie pratiquement avec le nombre des travailleurs, en sorte que le proprietaire et les paysans ont le méme intérét a une relation optimale entre le nombre des hommes et la superficie a cultiver. Tous les elements d’un calcul moderne font ainsi défaut, la valeur de la terre parce qu’elle compte moins que le rapport de forces social, et celle du travail paysan, puisqu’il n’est pas de type salarial. Le seul facteur appreciable serait le cout de l’appareil de coercition nécessaire a la levée de la rente. En revanche, le produit de celle-ci sera ecoulé par le seigneur sur un marché plus ou moins éloigné, ou jouent loffre et la demande, et auquel l’exploitation paysanne productrice n’a pas accés.
| Ainsi, conclut Cajanov, l’« economie paysanne » se caractérise par la com-
binaison de deux systémes économiques qui ne coincident pas. On reconnait dans ce tableau le deuxiéme servage de l'Europe orientale, objet historique
immeédiat pour un économiste russe né en 1888. Witold Kula en a repris l’étude, dans un livre magistral consacré au grand domaine polonais ’, et continuateur a certains egards de I’ceuvre de Cajanov. II a mis en lumiére le calcul économique qui explique la prospeérite évidente et prolongeée de tel domaine de magnat, dont les comptes apparaitraient déficitaires si on voulait les chiffrer dans les formes uniquement monetaires d’aujourd’hui. Les termes de ce calcul sont le seigneur et la commune villageoise, la reserve et les tenures, la corvee et l’exploitation paysanne, le marché exterieur et la continuité interne. Le nombre des paysans et de leurs bétes de travail constitue le facteur essentiel de la production domaniale dont le seigneur dispose pour sa consommation, ou son négoce sur un marché
exterieur, ou le mécanisme des prix est lui aussi different du notre. Le modéle établi par Kula présente toutefois un vide qui frappe l’historien de sociétes comme Byzance, voire le lecteur du livre de Blum sur le servage russe *: on n’y trouve guére de référence a l’Etat, a sa fiscalité, au domaine
1372
Ill LA FEODALITE BYZANTINE
public méme, en sorte que 1’on ne voit pas la part de la puissance publique dans la contrainte non-économique. Ceci correspond effectivement aux vicissitudes du
pouvoir central dans la « republique nobiliaire » polonaise des xvu® et xvi‘ siécles, comme en témoignent les difficultés auxquelles se heurte la création d’une armée ’. Mais il en résulte que le champ économique est exceptionnellement libre et lisible, trop méme, en ce sens que, si l’observation économique reste ainsi privilegiee, elle est en méme temps appauvrie par la légereté des contraintes politiques, que Cajanov lui-méme avait prises en compte dans son essai historique. Au contraire, Daniel Thorner a trouve dans les sociétes d’Extréme-
Orient, apres 1750, les variantes introduites par les organisations politiques dans . le modele de |’« économie paysanne », c’est-a-dire la diversité des contraintes non-économiques exercées sur une paySannerie qui constituait en tout état de
cause l’assise productrice essentielle de la société entiére '°. La charge des paysans apparait la immuable, qu'elle soit infligée par le seigneur ou par la ville,
consommatrice sans contrepartie parce que siege de l’autorité publique. En d’autres termes, leur statut juridique n’introduit pas de vraie diversité dans lunité profonde de leur condition. Conclusion eéclairante pour lhistorien des sociétes structurées par des institutions publiques déterminantes. Il est temps d’arriver a Byzance, et de dire en quoi ces lectures du Dimanche peuvent rendre plus claire son evolution économique, sociale et politique. Il m’a semble qu’elles aidaient a placer celle-ci dans sa juste perspective, au centre de laquelle se trouve la rente fonciere '', a l’affranchir par conséquent d’une double Orientation imprimeée jadis a I’histoire des campagnes byzantines, devenue la double orniére dont leur étude ne s’est plus vraiment écartée. Je m’arréterai ici,
pour ma part, au réegne d’Alexis I*' Comneéne (1081-1118), coupure traditionnelle avant que |’influence des structures politiques occidentales ne se fasse
explicite dans l’/Empire. En revanche, je remonterai a ce qui est le point de depart véritable pour toute la suite, sans discontinuité, la réforme fiscale de 297.
La double orientation a laquelle je fais allusion revient aux grands byzantinistes russes de la fin du x1x* siécle, Vasil’evskij notamment '”, qui avaient eux-memes sous les yeux une societé de fonctionnaires, de paysans, et de grands proprietaires. Elle a été prolongée par leurs héritiers soviétiques '*, par Georges Ostrogorsky '*, et par Paul Lemerle '°. Elle se définit d’abord par la recherche
d'une empreinte slave, qui aurait modifié le peuplement et la structure méme des campagnes byzantines avec l’arrivée massive des Slaves dans |l’Empire, a partir des dernieres décennies du vi* siecle. Installés dans les Balkans et en Gréce, acceptés par les empereurs, et transplantés méme en Asie Mineure pour remedier a un deficit de population qui se serait fait sentir alors, les contingents Slaves n’auraient pas seulement apporte au vieil Empire une jouvence démographique '®. Leur présence aurait également stimulé l’essor de la commune
villageoise libre, qui aurait pris ainsi la place du colonat comme forme dominante dans l’organisation des campagnes. Le vu siécle constituerait donc une coupure majeure dans |’histoire de ces derniéres, d’autant plus fortement accusée par les historiens que le dossier de la transformation se borne en vérité a une piéce unique, un Code Rural '’ probablement composé a la fin du vii siécle ou au début du vii®, recueil pratique de régles relatives aux litiges, contrats et délits qui peuvent intervenir soit entre les villageois eux-mémes, soit entre l’un
d’eux et la commune rurale. I] n’y est fait aucune mention de personnages extérieurs a celle-ci, comme parties dans les affaires en question, ou comme 1373
iil titulaires de droits. Georges Ostrogorsky souligne que ce vil® siécle obscur aurait marque aussi le début des alleux liés au service armé, avant les biens militaires des 1x°*-x* siécles, car il les rattache a un renouvellement d’une paysannerie libre.
Pour sa part, IVhistoriographie soviétique, qui conserve une place a I’interprétation slave du vii siécle, intégre celle-ci dans le passage séculaire de Vesclavage a la dependance, evolution longue ou la commune libre du vii‘ siecle introduit ainsi une discontinuité. Toutefois, le caractere slave de la commune du Code Rural ne fait plus ’unanimite d’historiens qui mettent volontiers l’accent sur la continuité du village, pour opposer, a travers l’Antiquité romaine, sa tres
longue durée a l’agression du pouvoir des cités et de |’Etat '*. Effectivement, lorganisation villageoise du Code Rural ne montre rien qui ne se puisse observer a Byzance aux iv‘-vi* siécles, pour peu que l’on verse au dossier autre chose que la législation et quelques morceaux littéraires toujours cités. Les
inscriptions, Vhagiographie, les précieux papyri de Nessana, en Palestine méridionale, restituent la commune rurale de cette epoque comme un organisme dont la responsabilité fiscale n’est qu’une des taches possibles, et qui exerce une
autorité éminente ou directe sur tout le terroir. L’habitat est groupé le plus souvent, et la société villageoise soumise a une hieérarchie interne des fortunes,
et tissée déja de toutes les solidarités intermédiaires entre « voisins », « associés », et parents indivis ou mitoyens. Le village admet d’ailleurs des terres qui peuvent échapper a l’autorité communale, celles de l’église, par exemple, et il arrive aussi qu'il soit tout entier domanial. Enfin, il comporte des brassiers sans terre, et d’autres gens qui ne sont ni exploitants ni rentiers du sol, tels les petits agents de l’autorité publique. Ces observations conduisent a souligner que
lopposition habituelle entre commune libre et colonat est bancale, dans la mesure ou elle confronte de facon confuse forme d’habitat et condition juridique. Et, sans qu’on puisse contester la part trés grande des Slaves dans Vhistoire de Byzance, elles jettent aussi le doute sur l’originalité du vii‘ siecle et
du Code Rural.
La seconde direction dans Il‘histoire des campagnes byzantines regarde le pouvoir central. Celui-ci a représenté en effet, surtout dans la tradition classique
des études occidentales, lhéritage politique d’une Antiquité rassurante et
vénérée, dont le modeéle de souveraineté a été investi d’une telle valeur qu'on ne
: pouvait plus lui prévoir d’autre futur que le déclin et la chute. A partir d'un vir® siecle que l’on a peuplé d’alleutiers en armes, |’evolution ultérieure est donc retracée comme celle d’un conflit entre ce pouvoir et les forces centrifuges de la grande propriété, dont on compte les coups jusqu’a la fin du x1° siecle. L’enjeu
. de la partie, ce seraient les petits alleutiers villageois et militaires, proteges par la puissance publique avec ses propres revenus fiscaux, mais aussi la survie méme de cette puissance, ainsi placée sous le signe du tout ou rien. Le probleme d’une féodalité byzantine se leve alors. Paul Lemerle l’a pour sa part repousse, avec les suggestions synchroniques que pouvait offrir ’Occident du 1x* au xI° siecle. [la pris le parti d’un splendide isolement historique des institutions byzantines, pour lesquelles l’échéance du xi® siécle serait marquée par la fiscalisation totale des obligations militaires et l’'appel aux mercenaires étrangers. Au surplus, la nature toujours clairement fiscale des obligations envers la puissance publique lui parait une objection décisive non seulement a l’existence d’une féodalite entendue au sens classiquement politique de l’Occident, mais méme a la militarisation vraie d’une couche sociale d’alleutiers aux 1x*-x* siécles '®. Cette position s’explique 1374
Ill LA FEODALITE BYZANTINE
également par l’adhésion qu’il conserve en substance a l’interprétation slave du vil® siecle, qui l’a détourné de marquer la profonde continuité fiscale de l’Empire
depuis la réforme de 297. La pensée si riche de Georges Ostrogorsky a été bornée par les écueils d’un vit et d’un xi* siécle conformes a la méme tradition, lorsqu’il a entrepris la confrontation nécessaire avec les faits occidentaux autour , de trois grands themes : immunités, dépendance paysanne, « feodalite byzantine », définie essentiellement a ses yeux par I’institution de la pronoia *°. Cette concession de terre en échange d’un service public, et plus précisement militaire
a partir des Comnenes, se développe depuis le milieu du xi* siécle. Les Comneénes renouvelleraient par son moyen, a un niveau purement aristo-
cratique, la fonction des petits alleutiers militaires, nés au vil* siecle, et définitivement tués au xi* par la pression des puissants, et c’est ainsi que sonnerait le glas de |’autorité publique. Je laisserai ici la pronoia hors du champ. Mais l’on peut observer que l’hypothése féodale est alors placée trop bas, en tout état de cause, pour atteindre la racine de la comparaison ; elle méconnait ainsi d’une part la continuité du droit public dans des sociétés ou tous les developpements neufs devaient entrer dans les formes préservées depuis le Bas-Empire ; d’autre part, les similitudes ménagées entre Byzance et l’Occident par ce souci qui leur était commun. En revanche, Ostrogorsky montre admirablement que l’immunitée et la pronoia, autant que les usurpations de la puissance privée, se traduisent dans la condition paysanne par une simple substitution de rente. Cette derniére traduit pour lui le passage d’une « dépendance d’Etat » a la dependance privée, et nous aurons a dire que cette interprétation, concretement si eloquente, reste formellement discutable, parce qu’elle ignore non seulement une continuite fiscale séculaire, mais la dissymétrie introduite dans la rente fonciéere par les exigences spécifiquement politiques de la puissance publique. Enfin, parmi les travaux soviétiques, on retient lceuvre d’Alexandre P. Kazdan, qu’un heritage commun rapproche d’ailleurs d’Ostrogorsky. Dans un livre d’un grand interét 2', qui fait la somme de ses travaux antérieurs, Kazdan conteste vigoureusement les deux idées recues d’une majestueuse immobilité de Byzance a travers les siecles,
- et d’un antagonisme radical entre le pouvoir et les puissants avant le x1° siecle. Il | définit le féodalisme par la levée d’une rente en produits, prestations, et espéces, , fruit d’une «contrainte non-économique » exercée sur la paysannerie, et il souligne lidentité entre la rente levée par le propriétaire et l’impot leve par Etat, dont il fait les deux aspects d’un prélévement unique, « la rente-impot féodale centralisée » ?*, caractéristique de l’époque « féodale » comme I ’esclavage
lest de lAntiquité classique. Ici encore, la cohérence salutaire conférée a lanalyse économique est assortie du préjudice que lui inflige la méconnaissance de ses facteurs politiques. Kazdan entreprend bien de montrer, aprés coup, que
les relations sociales de la féodalité occidentale se retrouvent purement et simplement a Byzance. Mais la il est impossible de le suivre. Telles sont aujourd’hui les propositions majeures touchant l'histoire des Campagnes et du pouvoir a Byzance aux vii*®-x1° siecles. On peut leur faire des
objections immédiates. Mais surtout elles ne rendent pas pleinement compte d’une structure sociale ou les formes d’exploitation fonciere et celles du droit public se sont combinées dans une détermination réciproque. Il convient en effet de négliger, en ce domaine du moins, le passage du vil‘ siécle, et de reconnaitre jusque dans les documents du x1° la trace toujours clairement lisible du systeme
fiscal instauré en 297. On découvre ainsi, me semble-t-il, non pas certes l’im1375
iil mobilité, mais la flexion véritable de cette histoire. Et l’on constate alors que Byzance verifie bien les mécanismes de |’économie paysanne, mais qu’elle en présente une version rendue originale par l’ importance déterminante de la composante étatique ; et qu'il est permis d’y chercher certaines des significations économiques et politiques attribuées de facon parfois disjointe aux concepts de féodalité et de féodalisme.
La réforme fiscale entrée en vigueur en 29773, sur de vieilles bases
hellénistiques *4, a fourni un cadre séculaire aux relations entre la terre et ses travailleurs, les maitres du sol, et la puissance publique. Elle fondait l’assiette de l'impot sur la nature et la superficie des terres, et sur la force de travail humaine et animale de l’exploitation. Des le debut en revanche, si l’on excepte les charges de leur propre entretien, et en depit des impots indirects, les villes n’ont qu'une
place accessoire dans les rentrées de l’Etat, réduite encore en 313 par
l’exoneration personnelle de la plebs urbana, et en 498 par la suppression de lYimpot des artisans (chrysargyre) que Constantin avait créé?°. La cherté probablement croissante du travail qualifié entre le v° et le vii® siécle se refléte dans le comportement monopolistique de l’artisanat urbain. Mais celui-ci contribue surtout a la fiscalite par des services requis dans |’intérét de la ville, ou leur équivalent en especes. Privilege politique traditionnel sans doute, mais qui n’eut pas été concevable, ou pour mieux dire économiquement rationnel, s'il avait contredit trop fort une reéalite qui semble bien définie, pour autant que l’on en puisse juger sans chiffres, par la predominance absolue des campagnes dans
le volume total de la production, sinon dans la valeur totale du produit. Le systeme fiscal appliqué pendant des siécles est a la fois la conséquence et la preuve de cet état de choses. La perception de l’impot est directe sur la terre publique, qui reunit en une catégorie complexe et centrale pour la suite les biens dits du fisc, terres tombeées en déshérence ou confisquées, et les domaines impériaux, a quoi s’ajoutent les terres « libres » d’exploitation et d’impot. En revanche, la responsabilité fiscale sur leur territoire est deleguée aux cités, aux communes rurales indépendantes, et a certains domaines, aux bornes desquels s’arrétent des lors les officiers de la
puissance publique. Les paysans dependants sont les trop fameux colons, « esclaves de la terre qu‘ils travaillent » et dont ils ne peuvent étre séparés, heros de tant de commentaires juridiques, et de tant de schemas d’histoire sociale de lAntiquité finissante. Dans le principe de la loi, et sauf immunité concédée au maitre du sol, les colons des 1v°-vil® siécles sont assujettis a l’impot, qu’ils soient
déclarés sur le rdéle fiscal du domaine et comptes dans le paiement de son
propriétaire, ou coloni liberi, pour Vimposition desquels ce dernier n’est qu’un intermédiaire 7°. L’impot ainsi levé ne se présente pas toujours pas toujours comme l’aliment indéfini d’un budget d’Etat. La fiscalité byzantine conservera la pratique d’affecter directement a une dépense publique précise des contributions
adéquates : ravitaillement des villes ; travaux publics des contribuables avec leurs bétes ; paiement des fonctionnaires de perception et de justice sur les lieux de leur service ; entretien des troupes de passage ; enfin, la levée et |’équipement
des soldats, qui reste une exigence fiscale parmi les autres. La perception trouve la des possibilites de dépassement, qui sont associées a la vénalité des charges : abus dans les mesures, la commutation en espéces des
, produits exigés, les achats complémentaires effectues par l’autorité, les
réquisitions de la force de travail, les rétributions dues aux fonctionnaires ; 1376
III LA FEODALITE BYZANTINE
enfin, multiplication des levées d’imp6t extraordinaires. Tout le développement
posterieur est deja la. Et deja c'est la rente fiscale qui ajuste la charge des
paysans byzantins au modele de Cajanov : la puissance publique et ses délégués poussent leur exigence aussi loin que possible, et s’en partagent le produit. Deja aussi la période des v‘°-vi* siécles atteste les deux moyens de se protéger contre limpot que sont limmunite légale et l’impunité de fait. Qu’elle touche le seul
impot extraordinaire, comme dans la loi de 412 (Cop. Just. I, m, 5) ou le privilege affiché a la limite d’un domaine d’église en Pamphylie en 527 2’, qu'elle soit au contraire totale, comme celle de la saline publique donnée en
688 (?) a S. Demetrios de Thessalonique 2°, l’immunité n’enfreint pas le principe fiscal énoncé plus haut : elle doit laisser au bénéficiaire les moyens d’accomplir directement tel service juge d’interét general par la puissance publique. Dans
cette premiere période, elle soutient les deux taches de l’Eglise que sont l’assistance aux pauvres et la médiation religieuse. Elle entraine un arrét de la puissance publique aux limites de la terre immune, signaleé sur le terrain comme les limites de l’asile ou de l’autonomie fiscale des domaines. On devine que ces divers privileges devenaient pratiquement tres voisins au regard des agents du fisc. D’autre part, cette défense contre la perception pouvait s’étendre, de gré ou de force, aux alleutiers voisins, en échange d’une rente versée au maitre d'un sol immune ou fiscalement autonome. Les lois des v*-vi® siecles constatent que les
bornes sont frauduleusement repoussées, que les petits alleux tombent aux mains des puissants par différentes fictions légales, legs, ventes, reconnaissances de dette, créances abusives. Des tenures étaient protégées de la méme facon con-
tre la rente due au proprieétaire légitime. Enfin, i arrivait que l’empiétement S'appuyat sur une troupe privée, voire, dans une affaire célebre, qu’il fut le fait d’une garnison de village. Le temoignage officiel de la legislation méle, dans une
contradiction significative, des notations d’oppression ou, au contraire, de prosperite insolente des paysans ainsi places hors de la légalité fiscale. Quoi qu’il
en soit, l’immunite et ’impunité ont fonde ensemble et l'une par l'autre, au cours de cette période, une extension certaine de la propriété domaniale aux depens des petits alleux. L’accaparement de la rente fonciére semble avoir été le fruit d’une puissance sociale complexe, fondée sur la richesse terrienne, la force armee privée, le prestige local, et les complicités administratives. Toutefois, et cela est essentiel, les fonctionnaires n’ont pas le droit d’acqueérir des terres dans
la province ou ils exercent leur charge. On peut donc penser que, dés la seconde moitite du v* siecle, Byzance ne connaissait plus de villages et de paysans veéritablement indépendants qu’au hasard de cas particuliers et réversibles, dont il serait historiquement nécessaire de saisir la proportion, alors qu’elle nous échappera évidemment toujours. Les paysans semblent avoir été alors enfermés dans une alternative de fait de la rente et de limpéot, plus immédiate que la difference des conditions juridiques, et disposée de telle sorte que toute diminution globale du second entrainait une augmentation globale de la premiére. Mais cette substitution massive de rente, pour emprunter les termes de Georges Ostrogorsky, n’aurait pas été possible si la structure mateérielle du domaine privé n’était pas identique a celle du domaine public constitué par lensemble des alleux directement soumis a l’impot. L’exploitation paysanne apparait dans la législation, hagiographie, voire les inscriptions cadastrales de cette premiére €poque: au plus juste, une paire de boeufs, un ou deux esclaves, le renfort :d’un petit salariat d’appoint pour la
. 1377 bd .
Ill
moisson, que l'on paie en grain. Les tenures s’acquittent par une rente en espéces ou en fruits ; en tout cas, l’exigence privée de prestations de travail semble une rareté et un abus. Quelques déclarations cadastrales consécutives a 297 attestent des domaines discontinus, avec un petit nombre de résidents (paroikoi)
ou d’esclaves, ce qui suggére que le gros du travail était demandé au salariat, aux campagnards sans terre qui se déclarent d’autre part. Les grands domaines
imperiaux se distinguent par leur étendue, souvent héritée d’une époque antérieure a la romanisation de |’Orient. Le domaine monastique enfin, qui se developpe a partir de 450, combine de facon originale la main-d’ceuvre des moines et le travail d’appoint, sans exclure d’ailleurs la collecte de rentes domaniales ou publiques. En somme, la réversibilité de la rente fonciere repose sur la similitude des alleux et des tenures. Le vu® siecle ouvre en la matiére une période obscure, on l’a vu, qui ne prend guere fin avant le 1x* siécle. Les sources deviennent alors multiples :
historiographie et hagiographie, traités militaires?? et administratifs °°,
correspondances ?', les textes législatifs du x* siecle 37, dont l’importance méme
obscurcit la tradition *7, et bient6t les documents d’archives, plus nombreux pour le xi® °*. Une nouvelle époque a commencé en 867 avec l’avénement de Basile I*. Certes, ses prédécesseurs se sont battus sans discontinuer du vil® au 1x® siecle. Mais désormais, jusqu’a la mort de Basile II en 1025, c’est un vaste dessein de reconquéte qui sera poursuivi. Comme celles de Justinien, ces guerres marquent une période de vigueur éclatante de Byzance, et elles ont di mobiliser toutes les ressources en hommes et en espéces d'une société ou la monnaie d’or
reste le moyen constamment present des échanges, de la fiscalité, et de la politique. Puis, la balance des forces penchera lentement en faveur des adversaires, Turcs et Normands notamment. La trame du vieux systeme fiscal per-
siste a travers cette histoire, mais elle en recoit l’empreinte. Des la fin du vui* siecle au moins, le discours officiel divisait la société en trois : d'un coté les titulaires de dignités et de charges publiques, auprés desquels on range l’Eglise ; de l’autre, les « militaires », et les « civils » ou « pauvres » 3°. Cette derniére distinction exprime l’époque : « comme la téte sur le corps, telle
est l'armée dans |’Etat », dira une Novelle du x® siécle GGr I, 11, 8, p. 222). L’obligation militaire, depuis toujours de nature fiscale, délimite des lors une
catégorie spéciale de contribuables. Ce sont en premier lieu les alleutiers militaires, dont les biens, inscrits sur des registres fiscaux distincts, sont immunes de tout impdét extraordinaire en compensation de l’equipement et du service d'un membre de la « maison ». Leur immunité les place évidemment dans la lignée des limitanei du Bas-Empire, la ou le service de ces soldats « frontaliers » avait été conforté d’une terre °°, comme cela se pratique encore au x‘ siecle 7’. Mais l’érection en une catégorie fiscale et coextensive a |’Empire est ‘neuve, ainsi que l’accent mis par la loi sur le patrimoine et la solidarite de la « maison militaire ». Et surtout, a la difference des limitanei du v* siecle, tous les alleutiers militaires des 1x*-x® siécles ne sont pas, n’ont sans doute jamais été, les courageux paysans sortis tout armés d’un vil* siécle régénéré par les Slaves 3°. Ils constituent une catégorie sociale diversifiée, ou la puissance publique choisit des recrues effectives. On y trouve des gens riches, dont la legislation condamne les dérobades (GR I, 11, Nov. 16, c. 4), tandis que le Traité tactique de Léon VI les recommande comme soldats, et surtout comme officiers 2’, et que le Traité
1378 ,
anonyme du x® siécle blame le luxe ostentatoire de leur armement *°.
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LA FEODALITE BYZANTINE
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| 1379
Il L’hagiographie aide a se representer ces « maisons », celle d’Euthyme le jeune *', mort en 898, avec son souci lignager ; celle de Luc le Stylite, mort en 979, dont les parents vivent de l’agriculture, mais qui peut distribuer lors d'une
famine quatre mille modii de blé, plus la nourriture du petit bétail et des boeufs **. D’autres « militaires » sont pauvres au contraire. Au x® siecle, la legislation cherche a protéger leurs alleux *?, et le Traité anonyme constate leurs difficultés en campagne “*, et prescrit l‘entrainement régulier faute duquel ils retombent dans « le négoce et la paysannerie », vendant leur equipement et leurs
bons chevaux pour acheter des boeufs et des outils *°. Réminiscence d’interdictions anciennes **, mais aussi peut-étre une part d’observation, comme ailleurs dans cette ceuvre. Le cheval est la dépense la plus lourde. Une méme anecdote sur un soldat pauvre le montre dans la Vie de Philaréte *’, et dans la Vie d’Eustratios **, située au début du 1x‘ siécle. On y ajoutera la lettre en faveur d’un fils de veuve attribuée au patriarche Nicolas le Mystique (901-907) 4°. Mais
aucun de ces textes n’indique la situation patrimoniale des interesses. Quelques chiffres placent les alleux militaires sur I’échelle sociale, et suggérent aussi leur mouvement historique. Le minimum inaliénable est fixe par la loi dans la seconde moitié du x® siécle : de 2 a 4 livres selon les armes sous Constantin VII (945-957) Gar I, 11, Nov. 8, p. 223)°°, 12 livres sans distinction sous Nicéphore Phocas (963-969) GGR I, 111, Nov. 22, p. 256), sur la base des armements lourds. Pendant ce temps, le plafond de la pauvrete civile se maintient a 50 sous depuis le Digeste *'. Si lon compare ces normes a quelques prix de terres pratiqués avant 1081, et réunis dans le tableau ci-contre, on voit que 50 sous suffisent a l’achat de quelques parcelles, que l’intervalle entre 2 et 4 livres correspond a des propriétés moins modestes, enfin que |2 livres et méme moins rangent leur homme dans une categorie domaniale ou |’on peut certes monter beaucoup plus haut. Tout ceci compte tenu évidemment des différentes qualités
de terres, du prix notablement inférieur des friches, et de la déterioration du sou. a partir de Michel IV (1034-1041) *?. En regard, le De caerimoniis mentionne 12 sous par cheval et 15 sous par mule pour des réquisitions fiscales °°. Ce sont donc des prix arbitrairement bas. La qualité des chevaux n’est pas précisée, au surplus. Mais un cheval de guerre atteint 20 sous dans un récit écrit en 670 **. Une monture de Il’empereur Théophile (829-842) a oscillé de 100 sous | a 2 livres °°. Les alleutiers militaires des 1x*-x*® siecles ne sont donc pas d’humbles paysans, ils le sont méme de moins en moins a mesure qu’approche la fin du x* siécle. Il est vrai que la charge militaire (strateia) peut étre partagée entre plusieurs contribuables **. Et aussi que les alleux militaires ne sont pas la base unique du recrutement. Les « indigents » mobilisés par Nicéphore I‘ (802-811) durent étre équipés par les communes rurales dont ils étaient membres, au tarif de 18 1/2 sous chacun ; le chroniqueur hostile a cette mesure les montre plus
tard armés de frondes et de batons *’. En fait, elle retrouvait simplement la vieille fourniture des recrues (praebitio tironum) de la fiscalité dioclétienne. Elle annoncait d’autre part une direction majeure de la politique militaire des em-
pereurs du x® siécle. Les alleux militaires étaient en effet menaces, les plus pauvres par l’aliénation, les plus riches par l’évasion fiscale auprés des puissants. La législation prétend enrayer ce mouvement, mais en méme temps la fixation
du minimum inaliénable par Constantin VII, puis son relevement marqué par
1380 |
Nicéphore II Phocas, entérinent en un sens le naufrage des alleux les plus faibles. En compensation, les mémes empereurs élargissent l’obligation per-
Ill LA FEODALITE BYZANTINE
sonnelle de service armé>*, ce qui nécessitera une extension fiscale du financement. En somme, les alleux militaires cédent a la poussée divergente des for-
ces sociales. Le x* siécle se termine sur une loi qui ferme la catégorie a un niveau patrimonial élevé. Le x1* traduira dans le droit public la dissociation en-
tre le service et son financement.
L’émergence d’une catégorie spécifique de contribuables militaires est donc
la premiére innovation de l’époque. La seconde touche la definition des puissants. Léon VI (886-912) abroge sauf pour le stratége l’interdiction antique faite aux deléegués de la puissance publique d’acquerir des biens dans le ressort de leur fonction GcrR I, Nov. 84, pp. 152-53). La définition des « puissants » dans la Novelle présumée de 922 en prend une tout autre résonance : « ceux qui ont les moyens de terroriser les vendeurs (d’alleux), ou bien de les satisfaire par une promesse de leur rendre service, méme Si ces mMoyens appartiennent non pas
a eux-mémes, mais a la puissance d’autres auprés de qui ils auraient entiére liberté de parole » Gicr I, Coll. III, Nov. 2, c. 2, p. 203). Texte et gloses des Novelles ultérieures examinent jusqu’a quel rang descend la puissance ainsi comprise GGrR I, HI, Nov. 29, 996, p. 265). Sa reconnaissance officielle se veut restrictive, comme le montre l’affaire du villageois Philocalés, réduit a sa condition premiere, apres que sa charge lui eut donne la puissance de s’approprier le village dont il était membre (méme réf.). La puissance privée devient alors
une force sociale incomparable, en combinant la fortune de toujours avec la délégation de la puissance publique. Fortune fonciére donnée par des domaines dont la délimitation fiscale distincte est le moyen, et l’aveu d’une rentabilite fiscale moindre, que la fraude etend aux terres voisines, tandis que les parcelles de terroir villageois possédées par le puissant, voire ce terroir tout entier, ten-
dent a rallier le régime domanial °*. Délégation formidable de la puissance publique : « si tu sers un détenteur d’autorité, sers-le non comme tel, ou comme un homme, mais comme |l’empereur et comme Dieu », écrit au x1* siecle encore Kékaumenos, dans ses Conseils et récits aristocratiques, et si curieusement personnels °°. Cette délégation assure a son titulaire une part de la rente fiscale levee sur les alleux et les domaines d’autrui, susceptible d’une maximisation pratique d’autant plus empressée que les charges restent vénales °', comme elles
ont toujours été °.
L’Eglise n’entre pas dans la définition de la puissance qui vient d’étre
donnée, et elle subit méme a l'occasion des préjudices infliges par les delégueées de la puissance publique °?, ou par ses voisins °*. En revanche, elle tire de sa fonc-
tion dans la société une puissance d’origine spirituelle, dont le motif premier n’est plus l’assistance, comme aux v‘*-vi* siécles, mais la médiation assurée entre
le pouvoir terrestre et ses sujets, et le pouvoir céleste ®°. C’est la un service public géenérateur d’immunité, une puissance génératrice de rentes regulierement
levées sur les fidéles, ou données par la puissance publique. Le grand effort militaire du x° siécle ne sera guere favorable a ces privileges °°, bien qu’il mette en avant une justification chrétienne, et que |’Eglise ait a prier pour le succés des armes °’ ; le x1® en revanche lui confére toute son ampleur. Et cette puissance de
l’Eglise comporte des effets réguliers ou abusifs comparables a ceux de la puissance laique.
| En troisiéme lieu, la permanence campagnarde s’affirme lorsque Léon VI met un terme a l’antique responsabilité fiscale des cités (JGr I, Coll. II], Nov. 46). Villages et domaines restent désormais les cadres ou la puissance publique et les
. 1381
Il :
oe °7 a , r - = . a _ :, i. gg . : : ae “ag . | & ) % CG: | Sos #*. - Gan a . a od | . ; iS — roro’ “7 2 re ee ae . ) qT , © y : 4 4 . aN A ge Ray Pacis. a8, Le laboureur et sa paire de boeufs dans une illustration du x1* siecle, de style alexandrin (Homélies de Grégoire de Nazianze, Paris. gr. 533, fol. 34. Sur ce manuscrit, cf. le catalogue de l’exposition Byzance et la France médiévale, Paris, 1958, n° 22). Paris, Bibliotheque Nationale
propriétaires privés opérent le prélévement de la rente fonciéere. Le village demeure un habitat campagnard, socialement diversifié, et le ressort éventuel d’une collectivite fiscalement responsable. Le probleme historique nait de ce que
ces deux definitions ne se recouvrent pas. Le Traité Fiscal anonyme composé probablement au x° siecle donne une description sans précédent, qui distingue
dans les limites fiscales du terroir villageois un habitat groupé, « siege du village », et des établissements en écarts, qui seraient nés de mésententes avec les voisins, ou de l’éclatement de maisonnées trops nombreuses, ou surabondantes
en esclaves et en bétes ®*. Quelle que soit la portée de ce témoignage, qu’il faudrait étoffer par une récolte d‘indications locales, le village des 1x°-x1* siécles est toujours le cadre des solidarités intermédiaires qui mélent la parenté, l’association et le voisinage des personnes, la mitoyenneteée des parcelles et leur indivision, et qui aident aux changements de mains de la terre que provoquent la différence sociale au sein de la commune ou la proximité des puissants (cf. scr I,
pp. 198-204; Lavra I n° 59, 1110).La commune rurale est constituéeen principe des alleutiers « civils », des « pauvres » des Novelles du x* siecle. Au cours du xi° siecle, un classement fiscal des exploitations paysannes indépendantes ou
non se précise, sur la base de leur force de labour: on distingue alors des « possesseurs de deux attelages » (ou paires de boeufs), « d’un attelage », « d’un
boeuf », enfin des « non-possédants », ces derniers sans doute identiques aux . « indigents » sans terre enrdlés par Nicephore I‘. Mais tous les petits alleutiers
ne sont pas des exploitants paysans. Témoins ce clerc David, qualifié de « pauvre » dans une décision de justice de 952 (Lavra I n° 4), et dont l’héritage maternel se composait de parcelles cultivées dependant d’une maison écartée, et
d’un local propre a la fabrication des tuiles ; ou la veuve qui, avec ses enfants, vend des parcelles et une vigne a Lavra en 897 (Lavra I n° 1), a la réserve de la parcelle « léguée » a leur affranchi. Les alleux militaires, effectivement situés sur un terroir villageois, comme le précisent les récits hagiographiques, sont en 1382
Ill LA FEODALITE BYZANTINE
revanche inscrits sur des registres fiscaux distincts : leurs voisinages de fait ne coincident pas avec leurs solidarités fiscales. Enfin, qu’ils soient membres de la commune rurale pour telle de leurs parcelles, ou que le terroir du village comprenne des parcelles domaniales relevant d’un autre ressort, les puissants sont les loups dans la bergerie des alleutiers villageois, et les églises et les monasteres avec eux ; mais le village peut étre aussi tout entier domanial. Le premier noeud
de la discussion historique est en effet le domaine avec sa force de travail : esclaves et salariés, ou tenanciers ? exploitation directe ou tenures ? rente en especes et produits, ou prestations de travail? L’étude des rapports entre
puissance publique et privée au x* et au xi*® siecle passe par ces questions. . Le Traité Fiscal définit les domaines comme travailles par des « esclaves, salariés, et autres » °°. La Vie de Michel Maléinos '®, mort en 961, donne des indications significatives, mais il faut en éclairer la briévete par deux documents
célébres du xi® siécle, le testament d’Eustathe Voilas, en date de 1059
(« Zavescanie »), et la donation de biens impériaux faite par Michel VII Doukas a son cousin Andronic en 1073 (m.m. 6, pp. 4-15) 7!'. La Vie et le testament se Situent dans lintérieur de l’Asie Mineure, la donation dans la région de Milet. Eustathe Voilas, titulaire d’une dignité aulique et du consulat, reconnait notam-
ment a sa fille ainée une dot de 30 livres, constituée par un domaine qui represente un cens de 80 sous, plus un droit de pacage, et une «terre de maitre »; a cela s’ajoutent des res mobiles, parmi lesquelles des esclaves (« Zavescanie », pp. 224/26 et ss). Esclaves et domaines se retrouvent dans la portion de la cadette. Eustathe affranchit d’autre part des esclaves, qui recoivent en toute propriété, et non en tenure comme l’a pensé Kazdan, des « parcelles pour un attelage » ou « pour un boeuf » (ibid. pp. 224/27-29, et pp. 218/19 et ss) ; cette disposition est soulignée, il est vrai, avec une insistance qui exprime peut-étre un doute sur l’exécution. Michel Maleinos affranchit des esclaves avec des « legs » non précisés, partage instruments et bétail aux « indigents », tandis que les domaines restent dans la famille. Les biens recus par Andronic Doukas
enfin sont définis dans le début mutilé de l’acte de donation comme
« domaines... dépendants et tenures, paysans et...» (M.M. 6, p. 1). Des neuf propriétés qui composent la donation, une est déclarée inhabitée, une se réduit a
une église avec ses terrains ; six autres ne comportent que des paysans deépen- , dants, qui paient un cens en espéces proportionnel a l’importance de leur exploitation. La premiére seule présente une véritable organisation domaniale. Elle
est dotée d’une église, d'un bain, et d’une résidence ou l’inventaire chiffre la provision de blé, d’orge, de feves, de graines de lin, ainsi que les instruments, et les attelages de labour. Pas d’esclaves, note l’inventaire, parce qu’ils sont tous morts. Le revenu de cette propriété est en espéces, baux, cens des tenures, droits
divers, comme le pacage et la glandée. Les dépendants sont rangés dans les categories fiscales définies par la force de traction animale. La donation en réeunit dix-huit avec attelage, six avec un boeuf, et vingt-cing qui ne paient qu’un impot personnel. S’il faut en croire cet exemple, la réserve n’existe pas partout, et sa main-d’ceuvre éventuelle est composée d’esclaves et de brassiers, tandis que
la corvée des tenanciers ne compte pas parmi les moyens de |’exploitation du maitre. Le plus clair de la rente domaniale proviendrait en revanche des cens et
| droits en espéces. Des marchés se tenaient effectivement sur les domaines euxmémes (scr I, Coll. III, Nov. 29, 996), mais les paysans avaient aussi directement accés au marché urbain ”’. 1383
Il La comparaison des deux rentes dans leurs formes, leur assiette, et leur extension, est un préambule nécessaire a l’histoire du partage de la rente fonciere
entre puissance publique et privée. Leur similitude est evidente dans les paiements en espéeces levés sur les exploitations paysannes, alleux villageois ici, tenures domaniales la. Les deux rentes apparaissent a cet égard imbriquées dans une structure rurale unique, ce qui éclaire le conflit autour des plus petits alleux « Civils » et « militaires », et plus largement tout le rapport foncier entre les deux puissances. L’unité de la « rente-impot »,soutenue par Kazdan, et en somme par Ostrogorsky, est incontestable si l'on considére le champ de perception. Elle ne peut se défendre, en revanche, pour I’extension et le contenu du prelevement. Passons sur le droit €minent et imprescriptible que la puissance publique conserve sur toute la superficie de 1’Empire, et dont elle tire des applications diverses : création de l’exigence fiscale par toute occupation d’un sol jusque-la vide et res nullius, par exemple a Patmos (m.M. 6, pp. 44 et ss. = scr I, Coll. IV, Nov. 30); restauration de la rente fiscale de terres abandonnées ou confisqueées, par vente (Lavra I n°S 2 et 3, 941) ou par donation (cf. Lavra I n° 44, 1082). Kazdan lui-méme rappelle tout cela, dont on peut a la rigueur tirer argument dans l'un ou l’autre sens. Plus spécifique est la superposition de la rente fiscale a la rente domaniale dans le cas des domaines et des dépendants imposés. Les dependants des 1x°-x1* siécles sont en effet soumis au fisc ’*, sauf immunité, autant que leurs aieux des v°-vi® siécles. La distinction entre « dependants » et « dependants serviles » que l’on verra plus loin me parait reprendre tout simplement celle de l’époque précédente entre les coloni liberi imposés sur leur tenure a travers leur
propriétaire, et ceux qui étaient directement inscrits sur le rdle du domaine, a moins que les « dépendants serviles » ne soient des esclaves chases, dont les coloni adscripticii se rapprochaient d’ailleurs. Tous les dependants restent au surplus passibles des obligations personnelles de nature militaire, civile et postale, qui peuvent peser sur eux comme sur les paysans indépendants. Cette continuité fiscale est de toute premiére importance, et elle dissipe bien des discussions sur les campagnes byzantines des x*-x1* siecles. Enfin, si le cens et l’impot de base foncier et personnel sont fixés par écrit, les rétributions des fonc- tionnaires de perception et de justice ouvrent des possibilités de dépassement au prelevement en espéces de la rente fiscale. Mais nous retrouverons cela a propos
de la pratique.
Dans son principe méme, la rente fiscale déborde en outre la rente
domaniale par l’imposition de prestations de travail qui constituent, de l’aveu méme de Kazdan, une dissymétrie importante entre les deux formes de la rente fonciere. Les seules prestations de travail signalées, dans les documents d’immunité notamment, qui se pressent apres 1050, se rapportent en effet a la rente , fiscale, et d’ailleurs elles ne sont pas de nature agricole. Les unes, requises pour les routes, les ponts, les fortifications, ont un caractére public marqué. Les autres a la vérité accroissent pour leur part la rente fonciére, car elles se confondent avec la fourniture de produits : on mentionne surtout la coupe de bois et ses suites, fabrication de charbon, débit de planches, voire construction de bateaux, qui releve a nouveau des travaux publics. Ces prestations pésent sur les
communes rurales comme sur les domaines. Mais ces derniers peuvent
bénéficier d’immunités, dont le détail constitue l’essentiel de notre documentation. Est-ce pour cela que nous ignorons |’existence de prestations de travail au titre de la rente privée ? Il est de fait que rien de tel ne figure dans l’inventaire 1384
IT] LA FEODALITE BYZANTINE
déja cité des domaines impériaux donnés en 1073 a Andronic Doukas. En 1084 cependant (Lavra I n° 46), les revenus fiscaux de propriétés de Lavra avaient été
donnés a un frére de l’empereur. Les moines craignirent « d’étre comptés comme dependants de l’homme a qui ils versaient les impots, car on ne les croirait peut-étre pas propriétaires d’une terre pour laquelle ils se trouvaient soumis a un paiement a autrui ». Un acte impérial les rassura donc, et interdit aux « hommes » du bénéficiaire d’exiger aucune prestation des dépendants de ces domaines, exclusivement obligés au paiement en espéces. En 1092 (Lavra I n° 51), a la suite d’une donation similaire, il fallut que l’empereur prononcat une immunité expresse en faveur d’autres dependants de Lavra, les dispensant de service de bois et de charbon, et interdisant aux intendants d’un autre frére toute exigence de travail. Ce document marque donc, plus clairement encore que le precédent, la particularité de l’exigence publique. En 1083 enfin, la charte de fondation de Grégoire Pacourianos établit un hospice de voyageurs dans son village de Petritzos, et dans deux autres villages ; dans chacun un paysan dépendant est libéré des « corvées et obligations auquel est soumis tout le village, et détaché au service de cet hospice, pour porter le bois, l'eau, et faire tout ce qui
est nécessaire aux hospices » ’*. Le texte ne permet pas de comprendre si lobligation collective est de nature privée ou, plus probablement, publique. Mais de toute facon le travail requis n’est pas agricole la non plus. Le caractere public des prestations de travail caractérisait déja lOrient hellénistique ’°. Et lorsque Joshua Prawer observe dans le royaume latin de Jerusalem l’absence de corvées agricoles, et une « féodalisation » opérée par dévolution de revenus en especes ’°, on n’y verra pas une particularité résultant de la conquéte, mais un vieux trait, explicable par les conditions techniques de la campagne et par
usage courant de la monnaie. Les paiements en produits apparaissent dans la rente fiscale, qu'il s’agisse des
« corbeilles » comprises dans la rétribution des agents de l’autorité ’’, ou des requisitions dont les actes d’immunité du xi° siecle dressent la longue liste, assortie de travaux annexes, soin des bétes et charroi: on y trouve d’une part des animaux de monture et de trait, voire des chiens de berger ou de chasse, des Oiseaux de proie, et des animaux de boucherie, avec le fourrage ; diverses denrées d’autre part, grains et legumes secs, huile, vin, viande et volaille, ceufs,
miel. Animaux et produits auront été achetés le cas échéant. Leur énoncé général comme « fourniture de denrées», et notamment « nourriture de soldats », exprime une exigence et non une mesure: tout cela remonte encore une fois aux origines du systéme. Les fournitures d’équipement constituent une forme encore plus spécifiquement publique du prélévement fiscal. Effectives ou commueées en espéces, les dépenses s’avérent fort inégales, depuis l’equipement
léger des frondeurs et des archers jusqu’a celui des « officiers (archontes) de cavalerie lourde et d’infanterie », qui ne figurent pas dans toutes les listes d’immunités. Parallélement, les paiements duis a l’Eglise comportent une part en
, nature : par exemple, le canon é€piscopal annuel d’un village de trente feux, au milieu du xi® siecle, joint a | sou et 2 piéces d’argent | mouton, 6 modii d’orge,
6 mesures de vin, 6 modii de farine, et 30 volailles ’°. La législation des empereurs du x° siécle traduit un effort urgent pour accroitre les rentrées publiques. Mais le choix des moyens était politiquement limité. La puissance publique ne touchait pas au statut fiscal des domaines, et guére aux immunités, ou du moins 4a leur principe. Elle pouvait seulement créer
| 1385
Il de nouveaux impots et surtout restaurer dans son intégrite le revenu fiscal qui lui était du, et que la pratique érodait par les accaparements d’alleux et par la libre occupation des terres désertes. Le bon empereur Basile I*' est seul loue, dans sa Vie exemplaire ’’, d’avoir laissé celles-ci a la disposition des voisins, des
« pauvres » notamment, et d’avoir refuse toute révision. L’exactitude fiscale devient au contraire plus tard un theme d’éloge impérial, chez Michel Psellos par exemple *°. En fait, les mesures du x® siecle, couronnées par la mise a jour des registres fiscaux sous Basile II *', s’efforcent par divers moyens d’enrayer les
aliénations d’alleux villageois, que la famine de 927/928 semble avoir multipliées, et les destructions de communes indépendantes au profit des puissants et de leurs domaines *?, ainsi d’ailleurs que la fuite des hommes devant leurs obligations publiques (cf. Lavra I n° 6, 974 [?]). Mais au bout du compte la célébre Novelle de 996 (sGr I, Coll. II, Nov. 29) constate l’ample essor foncier, lignager et politique des puissants. Les mesures de préservation des alleux militaires, paralleles en apparence, ont une issue tout autre, on l’a vu plus haut,
parce qu’ils sont moins intimement épaulés par une collectivite solidaire, et probablement investis en revanche d’une valeur sociale supérieure : si l’évasion fiscale des alleutiers militaires s'est faite dans les deux sens, c’est vers le bas que leur classe est officiellement fermeée apres la mesure de Nicephore Phocas. Ainsi,
tout semblerait prét pour un développement féodal, si on appelle ainsi une privatisation territoriale des compétences fiscales, judiciaires et militaires de la puissance publique. Celle-ci est tout aussi incarnée et tout aussi fonciére que la puissance privée fondée sur sa délégation. L’histoire de la rente fonciére au x* et
au xiI* siécle est moins celle d’un antagonisme que des modalités légales et pratiques d’un partage, dans le cadre d’un accroissement global. La commune rurale indépendante n’est pas morte avec le x® siécle. On retrouve ses états fiscaux °?, et ses procédures collectives dans des documents du x1® (LavRA I n° 14, 1008, et 37, 1076-1077) *4. Mais la quasi-totalité de ces derniers se rapporte évidemment a des domaines. On y trouve d’abord des cessions
en dépendance, c’est-a-dire des autorisations d’inscrire sur le rdle fiscal d’un domaine des paysans jusque-la indépendants. Or il est essentiel de voir avec Ostrogorsky qu’elles portent sur des paysans « non imposés », dépourvus de terre et libres de tout service militaire, civil, ou postal. Ce dernier peut se situer tres bas, puisque dans un des domaines donnés a Andronic Doukas il frappe des - gens qui ne paient que le fouage, mais possédent un ane (M.M. 6, p. 15/10). La condition de non-imposition est stipulée sous une forme plus ou moins explicite
dans des cessions de 946 (Iviron 114, p. 6), 957/958 (Iviron 114, p. 7),
959/960 (ibid.), et appliquée dans une enquéte de 974 (?) (Lavra I n° 6) sur — l’évasion fiscale des « contribuables » et des « militaires ». Les « chemineaux et indigents » qui constituent en 998 un village reconnu au couvent del Rifugio, dans le Far-West calabrais, appartiennent a la méme catégorie *°. La série se
poursuit en 1079 (Lavra I n° 38/23), 1099 (m.m. 6, pp. 94-95), 1106 encore (N.D. de Pitié n° 2). Ces paysans sont « donnés » aux propriétaires en vertu du droit éminent de la puissance publique, et deviennent alors des producteurs de rente nouveaux, au profit du domaine, et donc en principe, sauf immunité, de la puissance publique elle-méme. Le sens de ces operations est d’accroitre la rente fonciere en ramenant les non-imposés des campagnes a une norme doublement rentable. Ainsi, en 959/960, le fisc céde en dépendance au couvent tou Kolobou (IviRON 114, p. 7) quarante paysans non-imposés en compensation de parcelles a 1386
Ill LA FEODALITE BYZANTINE
lui données auparavant, mais occupées ensuite par des « Slaves Bulgares » : ceux-ci résistaient-ils a l’impot de leur cété, nous l’ignorons. En 1104 seulement un domaine de Lavra recoit dix « possesseurs d’attelage » (Lavra I n° 56/44),
mais le fisc reprend un moulin en échange de l’un d’eux (ibid./52). Les immunités fiscales accordées pour un nombre précis de paysans déja dependants portent elles aussi sur des non-imposés, dependants sans tenure ou « dependants serviles », en tout état de cause moins rentables pour le fisc. Ces deux catégories
apparaissent dans des actes de 1060 (Lavra I n° 33/31-33), 1079 (Lavra I n° 38/23-24), la premiére seulement en 1051 (m.m. 5, p. 7), 1081 (Lavra I n° 43/39), 1106 (N.-p. DE PiTIE n° 2). Les obligations personnelles demeurent un
empéchement explicite a limmunité. La concession de celle-ci pour soixante dépendants « assujettis au fisc » en 979/980 reste un geste exceptionnel (IviRON 114, p. 7). En 1089 (um. 6, pp. 57-59), la puissance publique libeére du service
militaire ceux qui s’y trouvaient astreints dans lille de Patmos, et qui étaient d’ailleurs salariés et non dépendants (cf. m.M. 6, p. 45, 1088) ; mais elle y astreint les dépendants des domaines de Cos, que le fisc venait de recevoir du monasteére
par voie d’échange. En 1104 seulement les « obligations militaires, postales et autres » entrent dans une immunité totale accordée a de nouveaux domaines de Lavra (Lavra I n° 56/91-92). En un mot, la puissance publique encourage |’accroissement global de la rente fonciére, mais elle ne renonce pas volontiers a sa part, non plus qu’a ses droits sur les personnes. Les paroikoi demosiarioi deéfinis par Georges Ostrogorsky comme des « dépendants d’Etat » sont tout simplement les « dépendants soumis a l’impdt ». « Contribuables » ou « non-imposés », « dependants » ou « dépendants serviles », les paysans cédés en dépendance ou
déja dépendants restent au x* et au xi° sujets de droit public. La pratique du partage de la rente fonciére corrige quelque peu les principes. De méme que le droit eminent de la puissance publique se superpose a la rente domaniale, la rente privée se superpose a la rente fiscale par l’aliénation plus ou moins forcée des alleux ; celle-ci a pour conséquence une diminution ineluctable de la rente fiscale, voire sa suspension par l’immunité, et par l’extension abusive de cette derniére. La législation semble se clore sur ce point avec la Novelle de 996 déja citée, mais la pratique du x1* siécle continue celle du x‘. L’enquéte de
974 (2?) (Lavra I n® 6), le résumé de la Novelle de 996 insérée dans la
jurisprudence du juge Eustathe (Peira, IX, 3Gr IV, p. 38 et s.) laisserait planer le doute sur la spontaneité des aliénations d’alleux. La contrainte et l’abus ressortent clairement des cas de la pratique, qui sont le fait de laics, mais aussi des églises et des monasteres, forts de leur puissance spécifique : usurpation d’alleux militaires imputée a la métropole de Patras °° ; appropriation d'une église de Village (Peira XV, 8, 1GR IV, p. 50); accaparement patriarcal d’un monastére (ibid. XV, 4, p. 49); le temoignage remarquable d’Eustathe Voilas lui-méme,
contraint a laliénation déguisée en usufruit ou en vente d'une partie de ses domaines en faveur de « ses seigneurs », le dux Michaél, son épouse et son fils,
le magistros Basile, ses débiteurs au surplus pour une somme de 235 livres (ZAVESCANIE, p. 224/2-12); et aussi la remise courante de _ temporels monastiques a la gestion d’un laic *’. Enfin, Phagiographie atteste la violence ouverte. La Vie de Paul le jeune, moine au mont Latros, mort en 955, raconte *?
les assauts incessants d’une puissante famille du lieu, les Mavroi, contre les « pauvres » des domaines impériaux, dont ils étaient voisins. Le responsable de ces domaines, le protospatharios Michael, accepte une bataille ou quelques-uns 1387
Il des Mavroi trouvent la mort. Les autres vont se plaindre a l’empereur, qui condamne Michaél a la peine capitale — singulier contrepoint aux Novelles de la méme époque. La Vie de Nikon « Repentez-vous » rapporte une agression commise contre une dependance du monastere de l’auteur, dans la région de Sparte, par Michel Choirosphakteés, qui n’était second a nul autre par « l’honneur, la gloire, le bien de toute sorte et la puissance », sans compter la culture °°. Saisi de la convoitise de la terre et des bétes de |’établissement, il y:fait irruption avec une troupe a lui, roue de coup le moine placé a sa téte, et met en fuite les autres.
Ii ne faudra pas moins a laffaire qu’une conclusion miraculeuse. Ainsi, la pratique du partage de la rente fonciére entre puissance publique et privée, ou entre les différents titulaires de rente, contredit assez couramment les principes. Mais l’appréciation historique exigerait la mesure d’une fréquence, et celle-ci nous echappe a jamais. Un autre aspect du partage global est la privatisation totale ou partielle de la
rente publique par les moyens complémentaires de !’immunité et du
depassement abusif des levées. Les frais dus aux deélégués de la puissance publique sont pourtant précisés a plusieurs reprises, dans un effort pour supprimer leurs « profits » GGrR I, Coll. III, Nov. 7 et 9, Constantin VII): « corbeilles » des juges déja citées, par exemple, sommes proportionnelles a celles que
la cause avait mises en jeu. Le droit de gite est exerce de facon maximale : le domaine d’une belle-sceur du patriarche Nicolas I*" en aurait souffert autant que d’une invasion bulgare 7°. Les exactions des fonctionnaires locaux sont déplorées
par les moines de Lavra en 1052 (Lavra I n® 31/23-26). En 1082, ceux de Vatopédi (VaToPEp: n° 3) abandonnent une rente annuelle de 72 sous en échange d’exemptions dont 19 sous d’impot foncier pour deux domaines, et I’in-
terdiction de ceux-ci au juge, qui, ecrivent-ils, se fait verser tantot 20 sous et
tantot plus; la suppression des sessions judiciaires leur est accordée. Les paiements dus a l’Eglise sont parallelement dépassés ’'. En fait, il n’est pas toujours facile de distinguer la pression du fisc des abus de ses représentants, qui s’abritent derriére des ordres recus °?, notamment pour atteindre l’Eglise au x° siécle °3. Plus tard, sous Alexis I*' Comneéne, lorsque l’archevéque Théophylacte
d’Ochrida se lamente de voir ses ouailles accablées de corvées publiques, les clercs dépouillés, les dependants dénombrés et épluchés, les terres mesurées avec
une unite réduite a la taille d'un saut de puce ?*, comment discerner son exageration propre, la pression de la puissance publique, et la pression supplémentaire de ses délégués ? Le méme Kékauménos, qui sait les bénéfices
des titulaires de charges, et les pots de vin inherents a la délégation de la puissance publique °°, met ses pairs en garde contre la responsabilité écrasante qui l’'accompagne en matiere fiscale, et qui peut ruiner son homme ”°. En tout état de cause, la maximisation de la rente fiscale a du étre la plus forte, mais elle aura été partagée entre la puissance publique et ses délégués, dans une proportion la encore indiscernable. L’immunité elle-méme reste en principe limitée. Le privilége traditionnel de l’Eglise céde souvent au x® siécle devant la volonté d’accroitre la rente fiscale et le nombre des assujettis aux services publics. Au surplus, I’immunité de cette époque porte le plus souvent sur les contributions exceptionnelles, tandis que Vimpdét foncier de base demeure du. Tel est le cas des alleux militaires des 1x*-x° siecles, on I’a vu, celui d’une fondation pieuse en 1074 (m.m. 5, pp. 136-137), d’un couvent en 1079 (Lavra I n° 38/14-16), d'une propriété donnée 4 un laic 1388
Il LA FEODALITE BYZANTINE
en 1082 (Lavra I n° 44), des domaines de Lavra en 1104 (Lavra I n® 56/103104). Cette charge est d’ailleurs faible, et affaiblie encore par la dépréciation du sou depuis le regne de Michel IV. L’immunité compléte peut étre compensée par le retour au fisc d’autres propriétés, ainsi pour Patmos en 1087 (m.M. 6, pp. 2528) et 1088 (ibid., pp. 44-49). Elle n’est accordée sans contrepartie que dans le
Cas particulier de donation de revenus fiscaux, que 1’on verra plus loin. L’im- | munité judiciaire et militaire n’est qu’une application de l’immunité fiscale, comme en Occident, mais elle n’ouvre aucune voie vers la seigneurie banale aux x®-x1® siecles. L’immunité judiciaire intégrale, fermant le domaine au juge, est tres rare au x1® siecle. On a vu que Vatopédi l’avait obtenue en 1082 en échange
d’un renoncement a une rente. En 1045 (m.m. 4, pp. 2-5), le Monastére Neuf |
(Nea Moni) de Chio est interdit aux juges ; mais ses affaires éventuelles sont alors renvoyees devant l’instance supréme qu’est le tribunal de l’empereur. Il reste les obligations militaires, qu'il faut placer au centre de la discussion. Leur continuation dans la paysannerie du x1* siécle constitue une premiére retouche a Il’hypothése d’une commutation massive a cette époque. En 1089 encore (M.M. 6, pp. 57-59), une immunité nominale est accordée a douze ménages de Patmos, dont l’obligation est transférée a des dépendants de domaines de Cos, qui font retour au fisc par échange : de preférence a une fiscalisation que rien ne precise, on verra la Il’*humble et rustique avatar des « maisons militaires » des
1x*-x® siecles. La dependance ne supprime pas plus le service militaire des paysans que leurs autres obligations fiscales. On pourrait le supposer alors rattache a l’antique imposition domaniale en recrues equipees, elle aussi attestéee
par les listes d’immunites et peut-étre par les « commandants » de peu ou beaucoup d’>hommes que mentionnent les traités tactiques. La commutation en
especes est elle aussi ancienne, et ne saurait passer pour une solution neuve, _ comme le montrent les exemples attestés sous Léon VI et sous Romain I* (920-
944) °’. Dans le second, le Péloponnése choisit de fournir mille montures equipées et une somme de 100 livres. Cette derniére est rassembleée par les assujettis au service, a raison de 5 sous par homme, ou pour deux en cas d’indigence. Mais les montures sont fournies par les officiers impériaux, l’e€piscopat, |
les monasteres, et l’on en rapprochera les contributions spéciales demandeées aux | titulaires de charges lors des campagnes du x® siécle 8. Le sens de l’opération fut donc de dissocier le service et la fourniture d’équipements, et ceci s’accordait
avec la mobilisation des indigents a laquelle tend tout le x‘ siécle. Les
commutations illégalement et profitablement consenties par les délégués de la puissance publique au temps de Kékaumenos ”* prouvent la continuation d’une obligation effective. Enfin, le droit de gite et l'emploi de contingents étrangers, ou du moins mercenaires, remontent eux aussi aux origines du systéme fiscal :
le premier figure dans le privilege d’immunité de 527 '®°; le second illustre depuis toujours hesitation de la puissance publique devant les exigences con- | tradictoires de la levée militaire et de la rente fonciére '°'. En somme, si les Byzantins ne sont pas seuls, certes, dans les armées du xi° siécle, ils n’en sont pas non plus absents. Le siecle n’en demeure pas moins obscur, précisément dans ce qu’il a de plus neuf: la strateia, ’impdét en espeéces désigné du méme mot que |’obligation des alleutiers militaires ; et le sort de ces
derniers, entre la mesure restrictive de Nicéphore Phocas et le siécle des Comnenes, marque par des formes en partie nouvelles et en partie restaurées du 1389
Ill
lien entre la rente fonciére et l’obligation militaire. La strateia représente évidemment une compensation globale a l’élimination des alleux militaires trop petits, et un corollaire au service militaire des indigents. Pourtant, elle ne figure pas aussi reguliérement dans les listes d’immunité du x1* siecle que l’etude de Paul Lemerle le donne a penser. A la suite d’Héelene Ahrweiler '°7, il faut la mettre en rapport avec la catégorie des biens eux-mémes, comme le montre maintenant un document de 1056 (Dionysiou n° 1). La question n’est pas close, et pas davantage celle des biens et du régime fiscal de l’aristocratie combattante
avant l’essor de la pronoia. Plus avant dans le x1* siecle, un groupe de documents montre les donations de revenus fiscaux a des personnes privées, et la privatisation particuliere du revenu public que représentent les domaines de l’empereur et de sa parenté '° : on a vu la donation faite a Andronic Doukas en 1073, qui lui attribue tous les droits fiscaux et domaniaux des biens en question (M.M. 6, p. 2/7-9); celle que recut en 1084 (Lavra I n° 46) Adrien, frére d’Alexis Comneéne, et qui consistait dans les revenus fiscaux de la presqu’ile de Palléné/ Kassandra, a la suite de quoi les moines de Lavra craignirent de voir privatiser les prestations de travail dues au titre de l’impdét. En 1092 en effet (Lavra I n°51), c’est une exemption en bonne et due forme qui libére de ces prestations S. André de Thessalonique, et elle s'adresse notamment aux agents d’Isaac, autre frere d’Alexis. En 1087 enfin, la mere de l’empereur reprend des domaines données a S. Jean de Patmos en échange d’une donation nouvelle (m.mM. 6, pp. 25-28) : le monastére est alors exempte pour celle-ci des paiements fiscaux en espéces, qui resteront « son profit propre », et la mesure est donc l’équivalent d’une donation de rente. Tous ces exemples mettent moins en lumiére une démission de la puissance publique que Sa privatisation interne si l’on peut dire, et son evolution vers une forme elleméme féodale. Dés que l’on franchit le cercle impérial en revanche, les faits du xi® siecle sont moins nets. L’exemption totale de l’ile de Patmos en 1088 est compensée par le retour a la puissance publique de domaines que le monastere avait dans l’ile de Cos (m.m. 6, p. 49). En 1086 (Lavra I n° 48), le village donné a Léon Képhalas en récompense de ses hauts faits est exempté de tous les impots
en espéces, que le bénéficiaire gardera pour lui; mais il ne peut modifier le peuplement, ni par le déplacement de ses habitants, ni par l’accueil de nouveaux
venus ; en d’autres termes, sa part du revenu fiscal doit demeurer fixe. Les documents que |’on a examinés ici ont un caractere officiel et partiel a la fois, puisqu’ils émanent de la puissance publique comme decisions générales ou particuliéres, ces derniéres en provenance d’archives monastiques ou les piéces relatives a des villages indépendants, a des alleux, et a des domaines laiques ne se rencontrent qu’au hasard d’une entrée dans le temporel du monastere. Tels qu’ils sont, ils ne manifestent aucune discontinuité entre le 1x°* et le xi* siécle, mais seulement une évolution dans un sens clairement aristocratique, soutenue par la puissance publique sous réserve d’un partage régulier de la rente fonciére avec une puissance privée devant laquelle elle maintient ses droits spécifiques
sur les personnes. La féodalité semblait promise au x‘ siécle par la nouvelle définition des puissants. A la fin du x1® encore, la privatisation d’une part de la rente fiscale, par donation, délégation ou abus, est bien plus lisible que celle des obligations personnelles ou des compétences publiques. C’est trop pour souscrire sans plus a l’identité des rentes publique et privée qui fonde le « féodalisme » de
Kazdan, ce n’est pas assez pour cette décomposition féodale que Georges 1390
ITI LA FEODALITE BYZANTINE
Ostrogorsky a voulu diagnostiquer récemment encore '°*. Ce qui se passera au xui® siecle est une autre affaire. Aux x*-x1® siécles, ’épanouissement de la grande aristocratie guerriére d’Asie Mineure suggére néanmoins des identités profondes avec 1|’Occident,
inhibées par la ténacité du consentement a des formes publiques séculaires. Ce : trait imprime en effet a histoire de Byzance une lenteur particuliére, en raison de laquelle la comparaison est renvoyée aux formes carolingiennes du domaine imperial et de la délégation d’autorite publique. Les empereurs de Byzance, leurs proches et leurs biens apparaissent toutefois a cette époque les plus avant dans une évolution liée a la compétition aristocratique pour le pouvoir supréme.
D’autres textes s'ajouteraient a nos documents fiscaux pour montrer que la privatisation de l’autorité publique et sa dissolution dans des _ solidarités lignageres se découvre dés le x® siécle au coeur méme de la puissance impeériale.
Il faudra lire les éloges de lignage des Vies de saints '** et de saintes '°°, qui célébrent des liens constamment tissés entre l’aristocratie et la souverainete. Et les indications historiographiques des récits de lutte pour le pouvoir imperial : parentes et alliances soigneusement notées en explication des appuis donnés ou recus ; « fraternites », comme celle que déja la prudente Danielis s’empresse d’instituer entre son fils et le futur Basile I*" tant qu’elle est seule a posséder la revelation de sa grandeur future '°’ ; « amitiés », comme celle qui assure a la tentative de Bardas Phocas le soutien militaire de David d’Iberie '°*. Il faudra suivre enfin I’histoire de quelques mots, dont archontes,« les autorites », venu de la langue justinienne, passé a travers les traités militaires des 1x*-x* siécles et les
documents d’archives du xi°, avant de désigner l’aristocratie locale que les Francs trouveront en Morée, préte a accepter l’organisation féodale apportée d’Occident '°°. Au bout du compie, la gestion du pouvoir impérial au sein d’un groupe étroit de familles qui se le disputent — et il reste a expliquer sa valeur
hors de pair — la gestion et la manipulation du domaine imperial, tout cela ressemble davantage au Saint Empire d’Otton I®' qu’au Maconnais de l’an Mil. Cette histoire politique, que l’on a seulement effleurée ici, demeure fondée
sur la rente fonciére. Le partage de celle-ci entre la puissance publique et le propriétaire privé repose sur l’uniteé mateérielle de l’organisation campagnarde dans un cadre fiscal et domania! séculaire, ou la monnaie est la médiation essentielle, tandis que les prestations de travail sur la terre du maitre ne jouent guere
de role. Ce partage s’est avéré en fait un accroissement global, par la rentabilisation la plus poussée du nombre le plus élevé de travailleurs qu’il était possible d’atteindre. Toutefois, la forme la plus fructueuse et la plus susceptible de maximisation de la contrainte non-économique appartient sans conteste a la puissance publique. C’est elle qui apparait comme le propriétaire « féodal » par excellence dans les termes définis par Kula. Forte d’un appareil de coercition sans égal, grevée du seul cout de sa perception, sa rente s’'appuie sur des mensurations discretionnaires, parfois méme sur |’appropriation du marché, comme le montre la tentative du ministre de Michel VII '!°. L’exploitation paysanne occupe une place pour le moins centrale dans la production de la rente fonciére, et l’on sera conduit a lire Vhistoire des campagnes byzantines a la lumiéere des analyses de Cajanov: a mieux préciser probablement la forme byzantine de |’exploitation paysanne et de ses besoins, du marché, de l’offre de main-d’ceuvre paysanne a |’exteéerieur ; a déchiffrer les
diverses ruptures d’équilibre provoquées par les variations du peuplement, 1391
Il comme par les exces d’exigence de la contrainte non-économique, celle de la
puissance publique notamment; a rendre compte enfin d’une « économie : paysanne » caracteérisée par le partage de la rente fonciére entre deux preneurs
intimement unis et pourtant radicalement distincts. L’economie nous renvoie ainsi a la politique, a ce qui reste au fond du récipient une fois sa propre analyse achevée. Encore ai-je laissé de cété les « éléments non-mesurables » de Witold Kula, « le coefficient de la patience humaine et le coefficient du penchant a la révolte ». A travers lépaisseur du temps médiéval ce sont les plus difficiles a at-
teindre.
| NOTES 1. M. BLocn, Apologie pour l'histoire ou métier d’historien, 7° éd. préf. de G. Duby, Paris, 1974, p. 139. 2. G. Dusy, La société aux XI° et XII® siécles dans la région maconnaise, Paris, 1953, rééd. 1971.
3. Cf. a proximité de Byzance les observations de CL. CAHEN, « Réflexions sur usage du mot de « féodalité ». A propos d’un livre récent », Journ. Ec. Soc. History Orient, 3, 1960, pp. 4-20. 4. Voir ci-dessous n. 7. 5. A. V. CHAYANOv (sic), The theory of peasant economy, ed. D. THORNER, B. Kerstay, R. E. F. SmitH, Homewood, Ill., 1966. Cf. B. Kersiay, « A. V. Cajanov. Un carrefour dans 1|’évolution de la pensée agraire en Russie de 1908 a 1930 », Cahiers monde russe et soviét., 5, 1964, pp. 411-
460; D. THorner, « Une théorie néo-populiste de l'économie paysanne: l’Ecole de A. V.
Cajanov », Annales E.S.C., 21, 1966, pp. 1232-1244. 6. CHAYANOV (sic), cit., pp. 1-28, «On the theory of non-capitalist economic systems ». 7. W. Kuta, Théorie économique du systéme féodal. Pour un modele de |l’économie polonaise, XVIe-XVIIT® siécles, éd. fr. rev. et augm., Paris-La Haye. 1970. 8. J. BLum, Lord and peasant in Russia from the IXth to the XIXth century, Princeton, 1961. Cf. aussi, R.E.F. SMITH, Enserfment of the Russian peasantry, Cambridge, 1968. Ni l'un ni l’autre ne songent pour le premier servage a la comparaison indispensable et evidente avec Byzance. 9. Cf. J. Tazpir, E. Rostworowski, « La République nobiliaire », Histoire de Pologne, éd. fr.
, Varsovie, 1971, pp. 187-421, notamment pp. 243-245.
10. D. THORNER, « Peasant economies as a category in economic history », 2° conf. internat.
hist. écon., Aix-en-Provence, 1962, t. II, Paris-La Haye, 1965, pp. 287-300. 11. J'appellerai rente fonciére la totalité du prélevement effectué sur les campagnes, par |’Etat
| (rente fiscale), et par les propriétaires (rente domaniale). Cet usage se sépare de W. ABEL, Crises agraires en Europe (XIII°-XX® siécles), trad. fr. de la 2° éd., Paris, 1973, pp. 18-21, qui distingue une « rente féodale » resultant de la contrainte et une « rente fonciére » seule liée au marché de la terre, et manifeste « vers le milieu du Moyen Age ». L’emploi du premier de ces concepts n’eut pas été adéquat ici, l’examen du second pour Byzance était possible, mais étranger au présent
, propos.
1392 ,
12. V. G. Vasiv’evskyu, « Materialy dlja vnutrennej istorij) vizantijskago gosudarstva »
Lénigrad, 1930, pp. 250-331. }
[Matériaux pour une histoire intérieure de |'Etat byzantin] (1879), dans Vasiw’Evsky, Trudy, t. IV,
ITI LA FEODALITE BYZANTINE
13. Voir A. P. Kazpan, Z. V. Upaticova (sic), « Nouveaux travaux de savants soviétiques sur histoire economique et sociale de Byzance (1958-1960) », Byzantion, 31, 1961, pp. 189-207 : « Gorod i derevnja v Vizantij v tv-xt1 vv. » [Ville et campagne a Byzance du iv° au xi° siecle], rapport collectif (Pigulevskaja, Sjuzjumov, Lipsic, Kazdan), XII° Congr. intern. Etudes Byzantines, Belgrade, 1963, t. I, pp. 1-45. Rapports complémentaires (Lemerle, Charanis, Angelov), ibid. pp. 275-298 ; I. Sorin, « Les recherches soviétiques sur I’histoire byzantine de 1945 a 1962 »,
Travaux et Mémoires, 2, 1967, pp. 500-511. 14. Cf. les titres cités ci-dessous n. 20, notamment « Agrarian conditions... » ; « La commume rurale... » ; « Observations... »
, 15. LEMERLE, « Esquisse... » cite ci-dessous n. 19, Rev. Hist., 219, 1958, pp. 63-65. — 16. Sur cette question chargée d‘implications nationales, voir p. ex., en sens contraire, les reserves de P. CHARANIS, « Observations on the demography of the Byzantine Empire », Proceeds.
X/1Ith intern. congress Byzantine studies (1966), Oxford, 1967, pp. 454-459 surtout. 17. JGR cite ci-dessous n. 32, t. Il, pp. 63-71. 18. Cf. Sorin, « Recherches », cit., pp. 501-505; E.M. ScHTAJERMAN, Die Krise der Sklavenhalterordnung, trad. W. Seyfarth, Berlin, 1964. Cette direction historique a été parfaitement illustrée, sur un autre terrain, par E. SerRENI, Le comunita rurali dell’ltalia antica, Rome, 1955.
19. P. LEMERLE, « Esquisse pour une histoire agraire de Byzance: les sources et les problemes », Rev. Hist., 219, 1958, pp. 32-74 et 254-284 ; 220, 1958, pp. 43-94 ; « Recherches sur le regime agraire a Byzance: la terre militaire a !époque des Comnenes », Cahiers Civil. Mediéev., 2, 1959, pp. 265-281; Annuaire du Collége de France, 1973, pp. 498-502.
20. Les propositions majeures d’Ostrogorsky sont restées notablement constantes. Voir notamment : « Agrarian conditions in the Byzantine Empire », Cambridge Econ. Hist. of Europe, t. I, 1942, pp. 205-223 ; « The peasant’s pre-emption right. An abortive reform of the Macedonian emperors », Journ. Rom. Stud., 37, 1947, pp. 117-126 ; Pour l'histoire de la féodalité byzantine, Bruxelles, 1954; Quelques problémes d’histoire de la paysannerie byzantine, Bruxelles, 1956; « Pour Ihistoire de l'immunité a Byzance », Byzantion, 28, 1958, pp. 165-254; « La commune rurale byzantine. Loi Agraire-Traité Fiscal-Cadastre de Thebes », Byzantion, 32, 1962, pp. 139166 ; « Observations on the aristocracy in Byzantium », Dumb. Oaks Papers, 25, 1971, pp. 3-32.
21. A. P. Kazpan, Derevnja i gorod v Vizantij, [X-X vv. Ocerki po istorij vizantijskogo
feodalisma [Campagne et ville a Byzance aux 1x°-x® siécles. Etudes sur l'histoire du féodalisme
byzantin] Moscou, 1960. :
22. Ce concept n’a pas fait l'unanimité des byzantinistes soviétiques, cf. Sortin, « Recherches », cit. Andre Burguiere me fait remarquer qu’il se retrouve chez B. PorRCHNEvV, Les soulévements populaires en France de 1623 a 1648, éd. fr. Paris, 1963, p. 395 et s. 23. A. DELEAGE, La capitation au Bas-Empire, Paris, 1945. S. Mazzarino, Aspetti sociali del quarto secolo, Rome, 1951. Sur la date, A. SEGRE, » « Studies in Byzantine economy : iugatio and
capitatio », Traditio, 3, 1945, pp. 101-127. 24. Voir le livre encore admirable de M. RostowzeEw (sic), Studien zur Geschichte des romischen Kolonates, Leipzig. 1910. 25. Les justifications de ce qui suit pp. 13-17 se trouveront dans E. PATLAGEAN, Pauvreté économique et pauvreté sociale a Byzance, IV®-VII®€ siécles, a paraitre. 26. Cf. notamment CH. SAUMAGNE, « Du. rdéle de l’origo et du census dans la formation du colonat romain », Byzantion 12, 1937, pp. 487-581 ; M. PaLLasse, Orient et Occident a propos du colonat romain au Bas-Empire, Lyon, 1950 ; R. GUNTHER, « Coloni liberi und coloni originarii.
124a. }
Einige Bemerkungen zum spatantiken Kolonat », Klio, 49, 1967, pp. 267-270. 27. Fontes Turis Romani Anteiustiniani, t. I (Leges) par S. Riccobono, 2* éd. rev. augm. Florence, 1968, n° 97, pp. 466-467. 28. H. GrecorreE, « Un édit de 'empereur Justinien II », Byzantion, 17, 1944-1945, pp. 11929. Cf. A. Dain, « Les stratégistes byzantins », Travaux et Mémoires, 2, 1967, pp. 317-392. On fera référence a: LEonis imp. Jactica, éd. R. Vari, tt. I-II/1, Budapest, 1917-1922 ; INCERT! SCRIPTORIS BYZANT. S. x, cf. n. 37, 40, 44, Liber de re militari, rec. R. Vari, Leipzig, 1901. 1393
Ill
30. On fera référence aux ceuvres de Constantin VII Porphyrogénéte, De caerimoniis aulae byzantinae, éd. J. J. Reiske, Bonn, 1829-1830 ; De administrando imperio, éd. Moravcsik-Jenkins,
t. I (texte et trad. angl.), Budapest, 1949. ‘
31. Notamment Epistoliers byzantins du X® siécle, éd. J. Darrouzés, Paris, 1960. 32. Jus Graeco-Romanum, éd. P. et I. Zepos, Athénes, 1931, t. I (cité en abrégé dans le texte JGR).
33. Cf. LEMERLE, « Esquisse », cit., Rev. Hist., 219, p. 265 et s. N. Svoronos, La Synopsis Major des Basiliques et ses appendices, Paris, 1964 ; le méme dans Annuaire Ecole prat. Htes Etudes, 4° sect., 1970, pp. 331-336. 34. On citera en abrégeée dans le texte les publications suivantes : Archives de |’Athos, Paris ; t. Il], 1964, Actes de Xéropotamou, par J. Bompaire; t. IV, 1968, Actes de Dionysiou, par N. Oikonomideés ; t. V, 1970, Actes de Lavra |. Des origines a 1204, par P. Lemerle, A. Guillou, N. Svoronos ; t. VI, 1973, Actes d’Esphigménou, par J. Lefort. V. N. BENEsEvic, « Zavescanie vizantijskago bojarina x1 veka » [« Le testament d’un seigneur byzantin du xi° siécle], Zurn. Minist. Narodn. Prosv. n.s., 9, 1907, pp. 219-231. F. DOLGER, Aus den Schatzkammer des heiligen
Berges, Munchen, 1948. F. DotGer, Ein Fall slavischer Einsiedlung im Hinterland von Thessalonike im 10 Jhdt., Sitzb. bayer. Akad Wiss. Phil. Hist. KI. 1952/1 (ci-apres Ivrron n° 114). M. Goupas, « Bulavttaxa éyypapa tho év "N\Ow tepaco wovig tod Batoredion », Epet. Hetair. Viz. Sp., 3, 1926, pp. 113-134, 4, 1927, pp. 211-248 (ci-apres Varopep!). F. MIKLOSICH, I. MULLER, Acta et diplomata graeca Medii Aevi (ci-aprés M.M.), tomes IV, 1871, V, 1887, VI, 1890. L. Perit, Le monastére de Notre-Dame de Pitié en Macédoine, Bull. Inst. archéol. russe Constantinople, t. VI, Sofia, 1900 (ci-aprés N.D. de Pitié). Les autres références se trouveront en note. 35. Cf. E. PATLAGEAN, « Les armes et la cite a Rome du vii‘ au 1x° siécle, et le modele
européen des trois fonctions sociales », Mél. Ecole fr. de Rome (Moyen Age-Temps Mod.)., t. LXXXVI, 1974, pp. 25-62. 36. Sur les limites de l institution, cf. MAZZARINO, Aspetti sociali, cit., pp. 337-344, et E. Gassa, « Considerazioni sugli ordinamenti militari del tardo Impero », dans Ordinamenti militari in Occidente nell’alto Medioevo, Settimane... 15 (1967), Spoleto, 1968, pp. 65-94. 37. INCERTI SCRIPTORIS, cit., c. 28, p. 49/5-20. 38. Cf. les pages excellentes de H. GLyKatTz!1-AHRWEILER, Recherches sur l’'administration de
l’Empire byzantin aux IX°-XI° siécles, Paris, 1960, pp. 2-24; et l'état de question de H. An-
TONIADIS-BiBICOU, « Biens militaires et premiers « themes » maritimes », dans Etudes d'histoire
maritime de Byzance, Paris, 1966, pp. 99-114. 39. LEonis IMP. cit. Constitutio IV, c. 1, p. 49 et c. 3, pp. 50-51. 40. INCERTI SCRIPTORIS, cit., c. 16, p. 27.
41. « Vie de Saint Euthyme le jeune », éd. L. Petit, Rev. Orient chrét., 8, 1903, pp. 168-205. 42. « Vie de Saint Luc le Stylite », éd. F. VANDERSTUuyF, Patrol. Orient., XI, 2 (1914), pp. 189-
287 (ici cc. 14-15).
43. Cf. l’'analyse de LEMERLE, « Esquisse », cit., Rev. Hist., 220, pp. 43-58. | 44. INCERTI SCRIPTORIS, cit., c. 17, pp. 27-28.
. 45. Ibid., c. 28, p. 48/20-26. 46. Cf. W. ASHBURNER, « The Byzantine mutiny act », Journ. Hell. Studies, 46, 1926, p. 109. 47. « Vie de Saint Philaréte », éd. M.-H. Fourmy, M. Leroy, Byzantion, 9, 1934, ici pp. 125127. 48. "Avddexra iepoooAvmitixncs otaxyvodoyiac , éd. PAPADOPOULOS-KERAMEUS, t. IV, St. Péters-
bourg, 1897, p. 377. 49. Epistoliers byzantins, cit., Il, 50. 50. 5 ou au moins 4 livres pour les cavaliers d’aprés De caerimoniis II c. 49, t. I, p. 695. 51. Digeste 48, 2, 10, éd. Mommsen, Berlin 1877 ; Procheiros Nomos, fin du 1x* siécle VGR,
cit., t. I, pp. 107-228), XX VII, 22 ; et encore Peira (recueil de jurisprudence au nom du juge Eustathe, couramment daté de peu aprés 1034), LXVI, 10. 1394
IT] LA FEODALITE BYZANTINE
52. Cf. PH. GriERSON, « Coinage and money in the Byzantine Empire, 498-c.1090 », dans Moneta e scambi nell'alto Medioevo, Settimane... 8 (1960), Spoleto, 1961, ici pp. 417-418; Catalogue of the Byzantine coins in the Dumbarton Oaks collection and in the Whittemore collec-
tion, vol. II] (717-1081) by Ph. Grierson, Washington D. C., 1973, pp. 39-44. 53. CONSrANTIN VII, De caerimoniis, t. 1, p. 458, cité par G. OstroGorskxy, « Lohne und Preise in Byzanz », Byz. Zeitschr., 32, 1932, p. 328. 54. ADAMNANI, De locis sanctis IIf 4 Utineraria Hierosolymitana saec. IV-VIII, éd. P. GEYER,
Vienne-Prague, 1898, p. 292).
55. THEOPHANES CONTINUATUS, etc... éd. Bekker, Bonn, 1838, p. 638. | 56. Sur toute la législation, voir LEMERLE, « Esquisse », cit., Rev. Hist., 220, pp. 46 et s. 57. THEOPHANIS Chronographia, éd. C. De Boor, Leipzig, 1883, p. 486/24-26 et p. 490/5-6.
58. Constantin VII: JGR I, Coll. III, Nov. 8, p. 222 ; De caerim, II c. 49. Pour Nicéphore Phocas, voir la discussion de GLYKATZI-AHRWEILER, Recherches, cit., pp. 16-17. 59. Voir les analyses de LEMERLE, « Esquisse », cit., Rev. Hist., 219, pp. 268 et s., SvoRONOS, Annuaire, cit. 60. Sovety i rasskazy Kekavmena. Soéinenie vizantijskogo polkovodca XI veka [Conseils et récits de Kekaumenos. L’ceuvre d'un général byzantin du xi* siécle], éd. trad. comm. G. G. Lita-
vrin, Moscou, 1972, p. 124/28-29. Sur l'auteur, cf. P. LEmMertE, Prolégoménes a une édition critique et commentée des « Conseils et Récits » de Kékaumenos, Bruxelles, 1960. 61. Cf. JGR I, p. 274, n. 16 ; ibid. Coll. IV, Nov. 39 ; CONsTANTIN vil, De caerim., IIc. 49 (t. I, pp. 692-94). Cf. P. LEmMeRLE, « Roga et rente d’Etat aux x°-xi° siécles », Rev. Et. Byz., 25, 1967, pp. 77-100.
62. Cf. A.H.M. Jones, Later Roman Empire (284-602), Oxford, 1964, pp. 393-401. 63. Epistoliers byzantins, cit. 1, 26, 66 (Nicolas le Mystique, 901-907) ; Lavra I n° 31/23-25, 1052.
64. Epistoliers byzantins, 11, 79 (Syméon le logothéte, 963-67) ; V, 30 (Nicéphore Ouranos, fin x®-début xi° siécle).
65. Epistoliers byzantins, Il, 25 (Nicolas le Mystique). 66. Cf. P. CHARANIS, « The monastic properties and the state in the Byzantine Empire », Dumb. Oaks Papers, 4, 1948, pp. 53-118. 67. Epistoliers byzantins, II, 83, 88 (Syméon le logothéte). 68. Texte édité par Fr. DOLGER, Beitrdge zur Geschichte der byzant. Finanzverwaltung beson-
ders des 10. u. Il. Shdts, Munich, 1927, pp. 113-123 (ici p. 115/21-38). 69. Ibid. p. 115/39-43. 70. « Vie de Saint Michel Maléinos », éd. L. Perit, Rev. Or. Chrét., 7, 1902, pp. 543-568 et
587-594, ici c. Il, p. $57.
71. Sur le personnage, voir D. I. PoLtemis, The Doukai, Londres, 1968, pp. 55-58. 72. MICHEL ATTALIATE, éd. Bekker, Bonn, 1853, pp. 202-204.
73. Souligné par OstroGorsky, Quelques problémes..., p. 70. 74. L. Petit, « Typikon de Grégoire Pacourianos pour le monastére de Pétritzos (Backovo) en Bulgarie », Viz. Vremen., 11, Suppl. 1, 1904, pp. 48/11, 49/5 et 11. 75. Cf. M. Rostowtzew (sic), « Angariae », Klio, 6, 1906, pp. .249-258. 76. J. PRawer, Histoire du royaume latin de Jérusalem, Paris, 1970, t. I, pp. 473 et 507 et s. Cf. du méme, « Etude de quelques problémes agraires et sociaux d’une seigneurie croisée au xu* siécle », Byzantion, 22, 1952, pp. 5-61 ; 23, 1953, pp. 143-170. 77. D6LGER, Schatzkammer n°® 64/30-31, 1044 ou 1059: « 1 pain, 1 volaille, 1 modios d’orge, |/2 modios de vin», cf. Xéropotamou, p. 151, etc. 78. JGR I, Coll. IV, Nov. | (Isaac I*' Comnéne, 1057-1059), cf. ibid. Nov. 27 (Alexis I*', réf. a une Novelle perdue de Constantin IX, ibid. Coll. III, Nov. 32). Les archiprétres en tournée seront nourris par leurs fidéles: JGR I, Coll. IV, Nov. 41, p. 359 (Alexis I*'). 1395
Ill
79. Vita Basilii in THEOPHANES CoNnTiNuATUS, éd. J. Bekker, Bonn, 1838, p. 346. 80. PseLLus (The History of), éd. K. Sathas, Londres, 1899, pp. 3/5-9, 191/19-24, 217-218, 260, etc.
81. JGR I, Coll. III, Nov. 29, 2996; cf. p. 263, n. 2, et p. 267, n. 49. 82. Cf. LEMERLE, « Esquisse », cit., Rev. Hist., 219, p. 271 et s. 83. DOLGER, Schatzkammer n° 65: état dressé en 1098. 84. Sur lévolution du xu* siécle, cf. N. Svoronos, « Recherches sur le cadastre byzantin et la fiscalité aux xi* et xu® siécles : le cadastre de Thebes », Bull. Corresp. Hellén., 83, 1959, pp. 1-145, 800, 805-825.
85. A. Guittou, W. HOLTZMANN, « Zwei Katepansurkunden aus Tricarico », Quellen u. Forschg. aus ital. Arch. u. Biblioth., 41, 1961, pp. 26-27. 86. Epistoliers byzantins, cit., Il, 5. 87. Cf. H. AHRWEILER, « Le charisticariat et les autres formes d’attribution de couvents aux x°
et xi® siécles », Zborn. Rad. Vizant. Inst., 10, 1967, pp. 1-27. 88. Vita S. Pauli iunioris in Monte Latro, Anal. Bolland., 11, 1892, c. 30, pp. 138-140. 89. Biog ro’ ayiov Nixd@voc tod Metavoeite. éd. Sp. Lambros, Neos Hellenomn., 3, 1906, pp. 195-197. Sur sa parenté possible avec Constantin Choirosphaktés, préteur d’Hellade et du Péloponnése vers 1100, cf. A. Bon, Le Péloponnése byzantin, Paris, 1952, pp. 195-196. 90. Epistoliers byzantins, cit., Il, 31. 91. Abus d’une tournée épiscopale, ibid. III, 19 (Léon de Synnada, apres 997).
92. Ibid., 1X, 22-24 (correspondance anonyme). .
93. Ibid. I], 66 (Nicolas le Mystique). 94. THEOPHYLACTE archevéque de Bulgarie, Lettres, Patrol. Graeca, t. CXXVI, col. 316. 95. Sovety i rasskazy Kekavmena, cit., pp. 126/26, 128/24-27, 154/15-16, 292/23-25.
96. Ibid. p. 194/28 et s. Cf. le cas rapporté par Skylitzés, Joannis Scylitzae Synopsis
Historiarum, éd. Thurn, Berlin-New York, 1973, p. 199/78-80.
97. CONSTANTINE PORPHYROGENITUS (sic), De administrando imperio, cit., c. 51/193-204-52/115.
98. CONSTANTIN vil, De caerimoniis, t. I, p. 459 et s.
99. Sovety i rasskazy Kekavmena, cit., p. 292/14 et s. 100. Cité ci-dessus n. 27. - 101. Cf. R. Grosse, Rémische Militdrgeschichte von Gallienus bis zum Beginn der byzant. Themenverfassung, Berlin 1920 ; J. L. TEatt, « The Barbarians in Justinian’s armies », Speculum,
40, 1965, pp. 294-322. 102. GLykaTzI-AHRWEILER, Recherches, cité ci-dessus n. 38. 103. Sur cette évolution, cf. H. GLYkaTzI-AHRWEILER, « La concession des droits incorporels. Donations conditionnelles (Exemples de donation d’un revenu fiscal ou non sous les Comnénes et les Paléologues) », Actes XII® congr. études byzant. 1961, publ. Belgrade 1964, t. IT, pp. 103-114.
104. OstroGorsky, « Observations... », cit. A signaler aussi A. A. VASILIEv, « Byzantine feudalism », History of the Byzantine Empire (1952), Madison, Wisc. 1961, t. II, pp. 563-579. 105. P. ex. Vie de Michel Maléinos, cit.
106. P. ex. Vita Irenae hegumenae, Acta Sanctor. Yul. VI (1729), 602-634. , 107. Vita Basilii, cit., p. 228. Sur la faveur ultérieure de ce « frere », ibid. p. 317. 108. SKyLiTzEs, cit., p. 326.
109. Cf. D. Jacosy, « Les archontes grecs et la féodaliteé en Morée franque », Travaux et Mémoires, 2, 1967, pp. 421-465 ; « The encounter of two societies: Western conquerors and Byzantines in the Peloponnesus after the Fourth Crusade », Amer. Histor. Review, 78, 1973, pp. 873-906. _ 110. ATTALIATE, cité ci-dessus n. 72. 1396
IV
L°IMPOT PAYE PAR LES SOLDATS AU VI°¢ SIECLE
La situation fiscale des soldats s’était conformée au Ivé siécle au principe général du systéme fiscal en vigueur, qui était l’assigna-
tion directe d’une catégorie de contribuables a une catégorie de responsabilités, sans redistribution a léchelle d’un budget d’empire des espéces et des services récoltés par l’impét. La fonction de l’exemption fiscale est alors de mieux dégager |’effort spécifique demandé a chacun. Dans le cas des soldats, elle était
en outre un facteur d’incitation a l’enrédlement. L’exemption totale des terres attribuées aux castellani et limitanei!, depuis une date que la législation ne permet pas de préciser, obéissait
également 4 ce principe. Toutefois, une évolution s’engage, sous la pression de différents facteurs. Elle produit déja au vie siécle une situation différente, et elle ne s’arrétera pas la. Le point de départ remonte 4 cet égard a une Novelle de 443, qui énonce formellement |’immunité complete des terres attribuées aux limitanet, comme un fait déja ancien, mais stipule d’autre part que ces mémes troupes verseront 1/12¢ de l’annone percue aux duces limitum?. Plusieurs inscriptions gravées sous le régne d’Anastase (491-518) attestent ensuite qu’un travail de réglementation s’est fait alors en ce domaine. Le réglement de Ptolémais en Cyrénaique, en date de 501, est le plus célébre, et le plus complet®;
on réunira d’autre part trois inscriptions de Syrie, relevées &
(1) Cf. en dernier lieu E. Gassa, « Considerazioni sugli ordinamenti militari de) tardo Impero », in Ordinamenti militari in Occidente nell’alio Medioevo, Settimane di studio..., 15 (1967) [Spoléte, 1968], pp. 65-94 et notamment p. 80; A. R. NEUMANN, RE. Suppl. XI, 1968, col. 876-888, s.v. Limitanei. (2) Leges Novellae ad Theodosianum pertinentes, 6d. Th. MomMsEN, P. M. MEYER (Berlin, 1905), pp. 61-64 (Nov. Theod. 24).
(3) Je cite d’aprés Suppl. Epigr. Gr., 9 (1944), n° 356.
IV 304
Koser il-Hallabat et Bosra? et 4 Mothana?. Enfin, on peut probablement joindre a ce dossier deux documents de Palestine Troisiéme,
une liste de contribuables civils et militaires et de versements fiscaux affichée a Be’er Sheba*, et un papyrus du kastron de Nessana‘, de contenu analogue, et daté du vi® siécle par son éditeur (PNess, 36) ; ce dernier suggére méme le milieu du siécle en raison des personnes mentionnées, mais ceci n’est guére probant puisque les noms se transmettent dans les familles. Le vie siécle est encore documenté par le Code® et les Novelles de Justinien®, voire le Digeste’?, par des témoignages historiographiques, enfin par plusieurs papyri de Nessana, documents fiscaux officiels et actes privés relatifs aux affaires des soldats du kastron. Dans tout cela on distinguera les charges fiscales des personnes et celles des terres. Pour les premiéres, la disposition centrale est celle du préléve-
ment du douziéme. Aprés la Novelle de 443, le réglement de
Ptolemais en fait explicitement état, non sans interdire aux
bénéficiaires d’anticiper sur la distribution de la paie, dont ils ont
la responsabilité, ainsi que de dépasser abusivement leur part et de pratiquer des prélévements illégitimes, notamment au titre de leur « bienveillance ». Les inscriptions de Koser il-Hallabat et Bosra mentionnent le douziéme, mais non sa provenance, a céte
de droits sur des revenus douaniers, tandis qu’une loi en grec sans date du Code Justinien (CJ I, 46,5) le définit comme une part en or du butin pris 4 ’ennemi. La grande loi sur |’ Afrique adressée a Bélisaire en 534 prescrit, sans préciser, que la solde des officiers doit étre prise sur les impdéts de la province, et non sur la paie des soldats (cf. CU I 27, 2 § 18 et 9b). On imagine ces dispositions dictées 4 la fois par effort de guerre et les premiers
espoirs de la reconquéte. Pourtant, on voit bien ensuite que le douziéme a continué d’étre levé sur la paie des soldats. Nous en (1) E. Littmann, D. Magie jr, D. R. Stuart, Greek and Latin Inscr., sect. A, Southern Syria, (Public. Princeton Univ. archaeol. exp. to Syria, Div. III, Leiden, 1921), no’ 20 et 562 respectivement. (2) Ph. Le Bas, W. H. Wappineton, Inscriptions grecques el latines ... Gréce et Asie Mineure (Paris, 1870), 2¢ partie, n° 2033. (3) A. Att, Die griechischen Inschriften von Paldstina Tertia (Wiss. Verdffentl. Deutsch.-Turk. Denkmalschutzkommando 2, Berlin, 1921), n° 1, pp. 4-8. (4) C. J. KRAEMER, Non literary papuri (Excavations at Nessana, H. DUNSCOMBE
Cout ed., vol. III, Princeton U. Pr., 1958). (5) Codex Justinianus, éd. P. KRUEGER (Berlin, 1877). (6) Imp. lIustiniani ... Novellae, 6d. K. E. ZACHARIAE VON LINGENTHAL (Leipzig,
1881-1884). Je cite dans l’ordre de cette édition ; le numéro traditionnel figure entre parenthéses. , (7) Digesta, éd. Th. MomMMSEN (Berlin, 1877).
IV L'IMPOT PAYE PAR LES SOLDATS AU VI° SIECLE 305
avons la preuve non pas dans les Novelles de Justinien, mais dans
une page de |’Histoire Secréte de Procope, bilan indigné mais inégalable du régne?. Il y dénonce la pression conjuguée du pouvoir impérial et des logothétes établis par lui a la téte de la comptabilité
militaire : «(Justinien), écrit-il, leur ordonna de collecter autant d’argent que possible aux dépens des soldats, sachant bien que la
douzieéme partie de ce qu’ils apporteraient serait pour eux»; et plus loin il explique comment les promotions ne se faisaient plus parce qu’on ne rayait pas les noms des décédés aux échelons
supérieurs, ajoutant qu’il en résultait une perte pour les logothétes, | «obligés de donner a Justinien une part de l’argent militaire », puisque la leur était proportionnellement diminuée par cet abus commis au profit du pouvoir impérial. Agathias, de son cété,
sans faire mention d’un prélévement du douziéme, déclare que | ceux qui étaient chargés de lever limpét sur les sujets, puis de distribuer le nécessaire aux forces armées, infligeaient 4 ces derniéres
tant une spoliation ouverte qu’un grand retard dans le paiement de leur dé. Ainsi, conclut-il, le produit fiscal versé aux comitatenses
remontait en quelque sorte vers sa source? : ceci parait désigner clairement un prélévement de nature fiscale sur la solde. L’impot du douziéme n’est pas le seul a figurer dans les documents publics qu’on vient de voir. Le réglement de Ptolémais mentionne d’autres impéts annuels, avec leurs bénéficiaires, et
conclut par un total en sous des sommes dues par les soldats (otpatia@tat) auxquelles s’ajoutent des versements des castrensiant ; il distingue d’autre part le cas des « particuliers » (id1@tat) habitant
le kastron, et assujettis a lhospitalité. Les inscriptions paralléles de Syrie sont malheureusement trop lacunaires pour que l’on puisse confronter dans le détail la liste des impéts et des bénéficlaires avec celle que donne le texte de Ptolémais, et il en va de - méme du document de Nessana déja cité (PNess, 36). Mais méme en l’état la comparaison critique de tous ces textes meériterait d’étre faite. L’inscription de Be’er Sheba, qui présentait une liste de versements fiscaux annuels, conserve lisiblement la désignation
de ceux qui y étaient astreints : «contribuables » (i. e. civils) et. « limitanet », et pour le kasiron de Zoora les « soldats » (otpatidtat) d’une part, la «collectivité des contribuables » (xow. t&v ouveted.)} de l’autre : distinction qui se trouve aussi dans telle loi d’Anastase (CJ XII, 37, 19), et qui est d’importance pour l’avenir puisqu’elle
s’accomplira 4 Byzance dans la séparation radicale des contri(1) Procopius, Historia Arcana, éd. Haury revue par G. WirtH (Leipzig, 1963), pp. 145 sq. (2) Agathias V 14 (Hist. Graeci Min., éd. L. Dinporr, t. 2, [Leipzig, 1871], p. 370).
IV 306
buables en deux catégories, et dans Il’institution des « biens militaires » qui en est la conséquence. La similitude de situation des contribuables militaires et civils se marque méme dans la pratique du vi® siécle, car le texte de Ptolémais signale des dépassements abusifs des officiers, tout a fait comparables 4 ceux que les gouverneurs et les agents du fisc infligeaient aux collatores. Ainsi le vi® siécle atteste dés son début des impéts personnels en espéces d’or payés par les soldats, comitatenses ou limitanet.
La législation justinienne confirme le changement. En effet, si elle présente une disposition d’époque antonine qui est absente du Code Théodosien, \’exemption des munera sordida au bout de vingt années de service (CJ XII, 35, 2), elle ne conserve pas les immunités personnelles du Iv® siécle, qui étaient explicitement
destinées a stimuler les vocations militaires. Bien au contraire,
le Code Justinien (CJ XII, 43,1) ajoute celui qui est censibus obnoxius au vagus et au veleranus, déja exclus de la fourniture des recrues dans le modéle théodosien (CTh VII, 13,6); et ce méme assujetti au cens ne pourra faire partie de la familia militaris appelée auprés de lui par le soldat (CJ XII, 35, 10). Ceci encore
annonce le futur clivage fiscal entre civils et mulitaires auquel je viens de faire allusion. Il reste 4 considérer la situation des militaires face a l’impdt foncier. On rencontre alors ces limitanet qui ont étrangement fasciné certains historiens du Bas-Empire. Fascination née, comme
souvent, d’une lecture trop littérale de la législation. Celle-ci, classiquement, n’interdit nullement la propriété fonciére aux soldats, mais seulement de s’employer dans des occupations civiles parmi lesquelles l’exploitation directe, notamment par conductio (CJ XII, 35, 15, en date de 458 ; CU IV, 65, 35). L’inter-
diction de conductio faite aux curiales en 439, par exemple}, procédait sans doute dans une large mesure du méme principe. Il n’est donc pas nécessaire de voir dans tout soldat propriétaire d’un lopin de terre soit une exception illégale, soit un limitaneus. Il convient de reconnaitre leur existence et celle des casirensiant dont la condition est voisine, mais aussi, dans la mesure du possible, leur importance relative dans la force armée de l’époque Justinienne. La législation reproduit en leur faveur l’immunité fiscale compléte
énoncée par la Novelle de 443, et interdiction de l’usurper faite par cette derniére 4 tout particulier. La grande loi de 534 relative a lAfrique, que dicte le déroulement de la reconquéte, en porte méme création (CJ I, 27, 2, § 8). Plus tard, en revanche, |’ Histoire Secréte déja citée fera grief 4 Justinien d’avoir laissé péricliter (1) Nov. Theod. 9 (6d. cit., pp. 23-25).
IV L'IMPOT PAYE PAR LES SOLDATS AU VI° SIECLE 307
les limifanei, notamment 4a la frontiére de l’empire perse. Nous verrons comment il peut y avoir du vrai dans cette accusation. Remarquons d’abord que le soldat de la législation justinienne n’est pas exclu de la propriété fonciére, puisque le Digeste maintient
a ses biens limmunité d’angariae et d’hospitalité (Dig. L, 5, 10) qu’avait reproduite de son cété le recueil des Sententiae Pauli,
si important aux origines de la tradition occidentale!. Il faut trouver les antécédents des « biens militaires » byzantins dans une exemption de ce genre, limitée dans son objet mais générale dans son application, et non pas, comme on I’a cru trop souvent, dans
la situation consentie aux /imifanei : une exemption exceptionnelle- , ment totale, accordée a une catégorie de terres géographiquement localisées, et si particuliéres qu’elles se rapprochent de la tenure
plus que de la propriété, méme au sens romano-byzantin de ce dernier terme. Et de fait les lumitanei eux aussi survivront, mais comme une institution qui reste a4 Byzance clairement distincte
de celle des « biens militaires »?.
On voit dés lors l’importance des actes privés de Nessana, auxquels j’arrive maintenant. Cette bourgade de Palestine Troisieme, dans le ressort fiscal de la cité d’Elusa, a livré un riche dépot de papyri, dont un groupe est relatif aux affaires des soldats qui s’y trouvaient en garnison. Liés entre eux a l’occasion par des liens de parenté, ils ont au long du vi® siécle marié leurs filles,
partagé des héritages, effectué des transactions immobiliéres.
Trois de celles-ci intéressent notre propos. La premiére est notifiée en date du 26 novembre 569 (PNess, 24) par deux fréres, Abraam
et Abou Zonain, et par Thoamos, tous soldats du kastron de Nessana. Les deux fréres cédent 4 Thoamos une terre a blé, qui fait partie du bien paternel qu’ils ont conservé en indivision, et ils en avertissent le bureau du fisc ; un autre soldat figure parmi
les «voisins» nommés dans la délimitation du terrain vendu.
Ce document montre donc des soldats du kastron en position de
propriétaires, achetant et vendant des terres qui ne semblent nullement jouir de l’immunité fiscale compléte propre aux terres des limitanet ; mais aucun civil n’apparait. Voici en revanche un acte de 566-567 (?) (PNess, 23), dont Vobjet est analogue : un engagement, malheureusement oblitéré par l’état du papyrus, est pris au sujet des impéts afférents 4 une cour et a un four, dont on vient de céder une part, peut-étre en échange de terrains. Or, si (1) Sententiae Pauli I, IA, 20 (éd. Baviera, Fonies Iuris Romani Anieiustiniani, t. II [Florence, 1968), p. 322). (2) Incerti scriptoris byzantini saec. X, Liber de Re Militari, rec. R. VAnt (Leipzig, 1901), ch. 28 (pp. 48-49).
IV 308
l’acquéreur des parts de la cour et du four est un soldat, le vendeur
devenu de son cété acquéreur des terrains, semble bien étre un civil : un cas de plus, donc, ot le propriétaire militaire et ses biens ne se distinguent en rien. On va plus loin encore dans cette voie avec le troisieme document (PNess, 34), qui est lui aussi mutile,
mais laisse tout de méme reconnaitre le classique contrat de meltoratio, aux termes duquel l’une des parties fournit le terrain, icl une vigne, et l’autre apporte la fagon, pour aboutir a4 terme a un partage. On apergoit ici aussi la trace de l’accord relatif a l’impoét foncier. Mais surtout le soldat Ménas, avec ses heéritiers, semble bien étre celui qui recoit la moitié du terrain, donc qui est responsable de la fagon, sans que l’on puisse voir d’ailleurs si le
propriétaire du terrain est aussi un soldat. Un tel contrat est en contradiction flagrante avec l’interdiction légale de prendre des terres a bail qui est faite aux soldats. On constate dans ces trois actes que les soldats en garnison a Nessana possédent des terres, et que celles-ci ont un statut ordinaire,
et ne jouissent pas de l’immunité compléte propre aux terres des limitaneit. On conclura qu’ils n’en sont pas, bien que postés sur la frontiére!, ou que, le fussent-ils, ils possédent des biens fonciers
autres que le lot privilégié. En somme, la fiscalité des terres
confirme que |’institution byzantine des « biens militaires » remonte non a l’immunité exceptionnelle des /imifanet mais 4 une immunité
de type courant qui exonére de charges extraordinaires les catégories de contribuables chargées a titre fiscal d’un service particulier, dont le service des armes n’est qu’un exemple. Les antécédents encore lointains de |’institution attestée au 1x® siécle doivent étre reconnus dans de telles dispositions classiques, dans l’amorce
du clivage fiscal entre miulitaires et civils, et surtout dans le mouvement historique irrésistible qui enracine les soldats dans la possession fonciére, aux vie et vile siécles déja, comme eussent contribué a le montrer des documents d’Egypte? et de Ravenne’, et sans doute dés le v® 4 en jJuger par la loi de Léon [et (CJ XII, 30, 15).
En fait, d’autres éléments encore interviennent dans l’histoire de la fiscalité militaire au vie siécle. Des lois réunies dans le Code
Justinien attestent la confusion constante pratiquée dans les (1) Ils sont définis comme auxiliaires par D. HOFFMANN, Das spdirdm. Bewegungs-
heer u. die Notitia Dignitatum, t. I (Dusseldorf, 1969), p. 242. (2) Cf. les documents cités par J. MasPpEeRo, Organisation militaire de l'Egypie byzantine (Paris, 1912). (3) Cf. G. Marini, I papiri diplomatici raccolti ed illustrati (Rome, 1805), partiellement remplacé par J. O. TsADER, Die nichiliterar. latein. Papyri Italiens aus der Zeit 445-700, I (Lund, 1955).
IV LVIMPOT PAYE PAR LES SOLDATS AU VI® SIECLE 309
deux sens entre les forces armées publiques et privées, et |’histo-
riographie les appuie de son témoignage : recrutement sans autorisation par les chefs militaires et détournement des soldats
vers le service privé sont interdits, tandis que tel grand personnage comme Germanos se donne au contraire le mérite de lever a ses frais une armée pour les expéditions Justiniennes?; enfin, les fameux bucellaires incarneraient 4 eux seuls la confusion dont je parle?.
Dans un horizon historique ainsi élargi par l’action des grandes fortunes et des patronages provinciaux, la fiscalité des soldats du vie siécle se réduit a ce qu’elle est, la composante officielle d’un grand tableau ot bougent au long de cette époque les rapports entre le service armé, les espéces monétaires et la terre’.
(1) Procopius, Bell. VII 39, 16-20, éd. Haury, revue par G. WIRTH (Leipzig, 1963). (2) Outre le livre classique de R. Grossge, Rémische Militdrgeschichte von Gallienus bis zum Beginn der byzant. Themenverfassung (Berlin, 1920), pp. 283-291, on en trouve une excellente étude dans P. GUILHIERMOZ, Essai sur l’origine de la noblesse en France
au Moyen Age (Paris, 1902), pp. 5-14. (3) On me permettra de renvoyer 4 E. PATLAGEAN, « Les armes et la cité 4 Rome du vire au 1x® siécle, et le modéle européen des trois fonctions sociales», Mél. Ec. fr. de Rome, Moyen Age-Temps mod., 86/1 (1974), pp. 25-62; «"Economie paysanne‘ etféodalité byzantine’», Annales E.S.C., 1975, pp. 1371-1396.
Ancienne hagiographie byzantine et histoire sociale Toute tentative d’atteindre les formes les plus humbles de la vie sociale pendant la haute époque byzantine! rencontre les séductions de la littérature hagiographique. Elle est foisonnante. Et elle parle quand les documents d’archives, en dehors de l’Egypte, sont pratiquement absents encore, quand les autres sources sont muettes, ou avares. Aussi |’historien est-il obligé de définir, dés les débuts de son enquéte, une position critique & l’égard de Vhagiographie. C’est ainsi que nous avons fait l’essai de l’analyse structurale, parce que la méthode positiviste couramment utilisée nous semblait insuffisante et gaspilleuse.
* Deux efforts ont concouru & son élaboration. Les premiers examens des ceuvres hagiographiques ont été, on le sait, le fait d’eccléSiastiques soucieux de ne plus profaner le culte des saints par des honneurs rendus a des personnages apocryphes *; & cette exigence précise
correspond une appréciation rigide et limitée de l’authenticité. Cette derniére a été envisagée plus tard de facon nouvelle, lorsque les historiens ont voulu tirer profit de cette masse de textes ; dans cette perspective, il suffit de retrouver la date, et, si possible, le lieu, ot l’ceuvre a été écrite, pour lui prendre en tout état de cause des informations topographiques, économiques, sociales, voire historiques *. Mais, pour
les uns et les autres, toutes les études reposent trop souvent sur le 1, Sans entrer dans un état de question inutile ici, précisons que nous entendons par ce terme la période comprise entre le dernier quart du v® siécle et le milieu du v11®°. 2. P. PEETERS, « A travers trois siécles, l’ceuvre des Bollandistes (Mém. Ac. Roy.
de Belgique, Cl. des Lettres, 89/4, Bruxelles, 1942). 8. Premiers balbutiements, pour l’hagiographie grecque, dans A. TouGARD, Quid ad profanos mores dignoscendos augendaque lexica conferant Acta Sanctorum graeca bollandiana, et De Vhistoire profane dans les Actes Grecs des Bollandistes (Paris, 1874). Dés les derniéres années du siécle, la méthode est pratiquée, notamment par les byzantinistes russes. Nous n’avons pu avoir accés au livre de A. P. Rupaxov, Oterki vizan, tijskoj kultury po dannym gre¢. agiografij (Moscou, 1917, t. I, seul publié).
V HAGIOGRAPHIE BYZANTINE
postulat d’une littérature populaire par sa pensée comme par son public, dont la production et la consommation sont réservées aux couches inférieures de la société !. On se sent alors libre de manipuler les textes, d’arracher les renseignements concrets & une trame hagiographique qu’on néglige; on semble n’y voir que l’enchainement en ordre variable d’un nombre limité de thémes légendaires, parmi lesquels des auteurs & la fois véridiques et stupides auraient inséré des faits seuls dignes d’étre retenus 7. Une telle méthode d’épluchage et de tri semble certainement la seule, quand il s’agit de réunir une série
d’informations sur un point précis; mais qui la pratique exclusivement substitue 4 la cohérence dynamique de I|’ceuvre vivante le monstre
fictif que serait un mélange inexplicable de contes a dormir debout et d’observations dignes de foi. Ces derniéres ne doivent-elles pas étre elles-mémes suspectes dans un pareil contexte ? Au contraire, de telles habitudes critiques aboutissent paradoxalement a les prendre au pied de la lettre, précisément parce qu’on n’examine pas les critéres selon lesquels les auteurs d’hagiographie ont choisi et classé les faits qu’ils présentent. Pourtant, l’hagiographie du haut Moyen Age byzantin n’est pas une simple littérature populaire. Gluvre du groupe des moines, elle s’adresse 4 la société entiére.
* Les Bollandistes encore ont été les premiers 4 classer la production hagiographique du haut Moyen Age byzantin, en distinguant ses genres
et ses périodes. Le P. Delehaye a jadis montré que l’évolution suit Vhistoire de l’Kglise *. A mesure que s’éloigne la période militante, le récit de martyr perd de son attrait, et c’est la Vie ascétique qui le rem1. Cette proposition est trés nette dans H. DELEHAYE, Les Légendes Hagiographiques (Bruxelles, 1905). Elle s’affirme dans A. J. FEsrucizre, Les Moines d’Orient, Culture ou Sainteté. Introduction au monachisme oriental, Paris, 1961, qui tire surtout argument, il est vrai, de la période antérieure, en particulier de l’Histoire Lausiaque ; du méme : Antioche paienne et chrétienne. Libanius, Chrysostome, et les moines de Syrie (Paris, 1959), sur le caractére a la fois indigéne et inculte de ’anachorétisme syrien au v® siécle. E. STEIN, enfin, érige en vérité d’enseignement le caractére exclusivement bas et populaire de l’hagiographie orientale depuis la Vie d’ Antoine (Histoire du BasEmpire, II, Paris, 1949, pp. 698-700 et I, Paris, 1959, pp. 146-150 ; cf. H. I. Marrou, « Le Bas-Empire vu par un éléve de Mommsen », Journ. Sav., 1964, pp. 47-58) ; il consent une exception en faveur de Cyrille de Scythopolis, mais ne nomme aucune autre ceuvre hagiographique de la méme période. On lira en revanche les pages si mesurées et si justes de F. Hagin, « L’hagiographie byzantine au service de histoire » (XIIIth Intern. Congr. of Byzant. Studies, Oxford, 1966, Main Papers, XI, pp. 1-10 du t. & p.). 2. Voir le traitement de la Vie de Syméon Stylite le jeune dans l’édition, pourtant si remarquable, de P, VAN DEN VEN, t. I, Introduction et texte grec, Bruxelles, 1962. 8. H. DELEHAYE, Lecons professées au Collége de France (6-10 mai 1985) : « L’ancienne hagiographie byzantine. Origine, sources d’inspiration, formation des genres », Byzantion, X, 1935, pp. 879-380. 107
V
place, et prend une ampleur de plus en plus romanesque. L’hagiographie grecque des vie et vir siécles est en effet celle d’une Eglise puis sante, riche, dotée d’institutions solides, présente en tous lieux. Elle se diversifie pour répondre 4 des besoins devenus complexes, et se divise en deux grands genres : la collection de récits utiles a l’dme d’une part,
de l’autre la Vie de saint proprement dite; les Miracles qui s’y rattachent peuvent étre partie intégrante du récit, comme dans la Vie de Syméon Stylite le jeune ; mais il faut mentionner aussi le cas de saints
extrémement légendaires, comme saint Artemios, au nom desquels on trouve seulement, une collection de Miracles rattachés & un sanctuaire, sans aucune biographie 1.
Les deux genres ont en commun un certain nombre de thémes, types de miracles, illustrations anecdotiques de vérités morales, religieuses, scripturaires. Mais les Vies et Miracles sont le plus souvent liées & une région, et méme & une micro-région, qui est généralement la zone d’influence du monastére, ot elles sont écrites, tel le MontAdmirable pour Syméon Stylite le jeune. Le lieu de la narration, en ce cas, ne se déplace guére, sauf si le saint fait le voyage de Constantinople, ou de Jérusalem. A cela prés, le monastére, ou le sanctuaire, demeurent au centre du récit, le saint en sort si peu qu’il opére des miracles & distance, ou par bilocation *, et voit venir & lui, au contraire, en quéte de guérison ou de conseils, les gens du voisinage, et ceux des régions les plus lointaines. La collection de récits édifiants, en revanche,
n’a pas de telles racines locales. Ils sont situés le plus souvent dans la terre d’élection des vertus ascétiques, entre Palestine, Sinai, Egypte, et transportent aussi le lecteur, a l’occasion, dans les villes d’Alexandrie, d’Antioche, ou de Constantinople. On apercoit entre les publics une différence qui correspond & celle des genres. Certes, les pauvres et les simples jouent un réle important dans les Vies et Miracles, & l'image de la société réelle, et selon la pente de la pensée chrétienne. Mais les auteurs insistent sur la diversité sociale
des personnes qui seront en rapport avec le saint, paysans des terres du monastére, ou des environs, citadins des villes voisines, de toutes conditions, personnages de la cour et hauts fonctionnaires, quand ce n’est pas l’empereur lui-méme. Les hagiographes veulent s’adresser & toutes les classes sociales, parce que leur but est d’inculquer & la société 1. On trouvera en appendice une liste des ceuvres citées dans notre étude ; elle est loin d’étre exhaustive pour la période, et nous avons pu choisir les exemples les plus riches. Nous renvoyons le lecteur au répertoire de la Bibliotheca Hagiographica Graeca, 8° éd. publiée par Fr. HaLxkin, Bruxelles, 1957 (citée comme BHG 8 et le numéro d’inventaire); quelques précisions chronologiques supplémentaires dans H. G. Bec, Kirche und Theologische Literatur im byzant. Reich (Minich, 1959). Notre enquéte se borne en principe & l’Asie Mineure, 4 la Syrie et 4 la Palestine jusqu’au Sinai. 2. Voir les exemples rassemblés ci-dessous, p. 116, n. 8. 108
V HAGIOGRAPHIE BYZANTINE
entiére la vénération du groupe monacal, et, localement, du monastére, ou du sanctuaire ; et en effet, par un biais ou par un autre, c’est la société
entiére qui a affaire & eux. Au contraire, les collections spirituelles semblent destinées & un public moins déterminé, plus étendu, et aussi plus semblable 4 lui-méme en tous lieux, celui des moines eux-mémes, et des gens qui ménent plus ou moins la vie ascétique ?. Ce groupe des moines, auquel les rédacteurs appartiennent donc, dans |’un et l’autre cas, est moins homogéne qu’on ne pense, et d’ori-
gine sociale composite. Certains thémes des récits de l’un et l’autre genre montrent bien quelle imprudence il y aurait a expliquer par ’origine populaire des auteurs les particularités du récit hagiographique.
Le saint est souvent le fils de parents aisés, ou riches, ou méme de dignitaires 2, Il embrasse une pauvreté qui est toujours volontaire, méme s’il est d’une origine plus modeste *. Le pauvre sans recul et sans choix, c’est l’autre ; les moines d’origine humble sont confinés dans les réles de comparses. L’hagiographie, fit-ce pour les répudier, construit
ses récits sur les valeurs de milieux étrangers 4 la pauvreté. Affirmation, et négation tout aussit6ét aprés, attitude complexe des auteurs, qui atteste bien, nous semble-t-il, la complexité sociale de l’auditoire.
| Par un trait plus probant encore, les auteurs d’hagiographie ne manquent pas de louer les mérites intellectuels de leur héros, et d’abord
la formation qu’il regoit, dans sa famille‘, ou dans un cloitre 5. Celui qui embrasse précocement la vie érémitique regoit méme, par une voile miraculeuse, l’enseignement qui lui aurait autrement manqué * : on voit done importance qui s’attache 4 celui-ci. Et si la matiére en est strictement religieuse, elle n’est pas pour autant singuliére ou insuffisante dans la société byzantine des vre-vi1® siécles. Les personnages
adultes lisent, écrivent, et psalmodient toujours; dans les pauvres 1. Cf. le prologue de la Collection alphabético-anonyme des Apophtegmata étudié par Guy, Apophtegmata, cit. dans notre App., pp. 13-15. 2. V. Joh. Silent., 1; V. Sampson., fol. 198; V. Sabae, p. 86; Apopht. Arsenios, 36; Joh. Ephes. V. Sanct. Orient., 12, 21, 44. 8 Syméon Stylite le jeune, fils d’un artisan parfumeur, Théodore le Sycéote fils naturel d’une aubergiste, mais aussi, tout de méme, d’un haut fonctionnaire. 4. Textes cités ci-dessus ; Jean d’Ephése précise la part des lettres grecques dans les études de ces jeunes gens. Pour l’instruction populaire, cf. les petites écoles rurales réunies par les solitaires, Joh. Epies. V. Sanct. Orient., 5, 16. 5. V. Gerasim., 1; V. Alypii, 8; V. Sabae, p. 87 (Sabas achéve son éducation au cloitre). Deux auteurs ajoutent leur propre exemple : Cyrille de Scythopolis raconte
| 409 comment son pére le confie, tout enfant, 4 Sabas (V. Sabae, p. 180) ; Georges le Sycéote,
dans un milieu bien différent, et moins cultivé, rapporte comment il a appris au couvent le strict nécessaire (_V. Theod. Syk., fol. 277%), et comment Théodore n’approuvait guére qu’il fit ceuvre littéraire, concernaét-elle un autre que lui-méme (ibid.,
fol. 271%).
6. Théodore le Sycéote, ne pouvant apprendre seul le Psautier, supplie dans une
église une image du Sauveur ; une douceur comme le miel sort de la bouche de celui-ci,
et le saint, y ayant godté, est aussitét instruit (Vita, fol. 162); VPhigouméne Nicon apparait a Syméon Salos et & son compagnon, retirés dans le désert, afin de les instruire (Vita, p. 188).
V
cabanes du désert égypto-palestinien on trouve des livres, de contenu scripturaire ou spirituel 1. Les saints sont loués pour leur science de la théologie, de l’exégése, de la dialectique ?; & double fin d’ailleurs, car il s’agit surtout d’illustrer l’humilité avec laquelle ils la cachent devant les moines issus du peuple, ou les simples laics *. Ces quelques faits montrent tout de méme le danger de supposer l’hagiographie limitée & des auteurs et & un public ignares. Enfin, il faut souligner qu’elle
n’est pas isolée, que l’historiographie contemporaine s’en montre , proche par certains de ses thémes et certaines de ses catégories, allant méme jusqu’aé l’emprunt direct.
Il n’est donc pas légitime de soumettre l’hagiographie aux critéres d’une tradition historico-littéraire classique, dont on suivrait le cheminement a travers les obstacles du haut Moyen Age, et jusqu’é nos jours. L’hagiographie résistera toujours A ce mode d’analyse, parce qu'elle est irréductible & une telle tradition par sa structure profonde, méme si quelques ornements et références occasionnelles ont pu masquer cette étrangeté.
* Telles sont les réflexions qui conduisent a essayer |’analyse structurale, dans l’espoir de comprendre les catégories mentales de l’ancienne hagiographie byzantine‘. C’est en effet la seule voie pour rendre compte des ceuvres en leur entier, et pour y apprécier A leur juste valeur ces mémes informations dont histoire sociale, et méme Phistoire tout court, ne sauraient plus se passer. L’idée s’imposait dés que l’on avait remarqué la ressemblance évi-
dente entre certains domaines de l’ethnologie contemporaine, et la matiére de notre hagiographie. Ainsi s’offrait en méme temps |’occa1. Apopht. Agathon, 22, Ammoes, 5, Gelasios, 1, Nau, 541; Prat. Spir., 55, 184. 2. Syméon Salos, le Fou Volontaire, est capable en réalité de trancher une discussion sur Origéne que deux moines viennent de loin lui soumettre, et il interrompt pour cela un moment sa folie simulée (V. Sym. Sal., pp. 152-158). Arsenios, contemporain. de Théophile d’Alexandrie, a regu 4 la cour une éducation compléte avant de se faire moine (Apopht. Arsen., 5, 6, 36). 8. Arsenios (textes cités ci-dessus) humilie la culture devant les vertus spirituelles. que les « rustauds égyptiens », qui sont dans le désert avec lui, ont acquises par leurs efforts pratiques. La science est une préparation 4 la pratique ascétique devant laquelle elle céde (Nau, 541). L’>homme simple est donné en exemple, méme s’il est laic, moins. pour son ignorance que pour sa facon de vivre (Eulogios le tailleur de pierres, BHG 8, 618 ; le vieux coupeur de bois, Nau, 628 ; le maraicher, Nau, 67). 4. Les pages qui suivent supposent connues les données de Cl. LEvi-StTRAuss, Anthropologie Structurale, Paris, 1958, notamment Introduction : Histoire et Ethnologie (pp. 8-86) ; ch. XI, La structure des mythes (pp. 227-256) ; ch. XII, Structure et dialectique (pp. 257-268) ; ch. XV, La notion de structure en ethnologie (pp. 803852), et cf. ci-dessous, p. 117, n. 1. 110
V HAGIOGRAPHIE BYZANTINE
sion d’une expérience privilégiée de rencontre entre l’histoire et l’anthropologie.
La série d’oppositions par lesquelles Cl. Lévi-Strauss définit ensemble l’histoire et l’ethnologie subsiste dans le champ hagiographique ; mais incomplétement, pour définir une variante ni toute histoire, ni toute anthropologie. Pour reprendre la terminologie de Lévi-Strauss, notre hagiographie se rapproche de l’anthropologie par échelle mécanique, et non statistique, des modéles }, et par la richesse
du modéle inconscient. La société byzantine du haut Moyen Age reléve presqu’entiérement, et notamment dans le domaine que nous étudions ici, du modéle mécanique, en partie parce qu’elle en posséde intrinséquement les caractéres, en partie parce que les éléments d’un
possible modéle statistique ne nous ont pas été conservés; mais ce défaut de transmission n’est pas entiérement imputable a l’accident. La richesse du niveau inconscient, d’autre part, normale dans ce type de société, explique précisément |’impasse de la critique traditionnelle
en matiére d’hagiographie; nous essaierons de le retrouver sous le modéle conscient de la Vie de saint, et d’expliquer la totalité du récit hagiographique par une correspondance terme a terme de modéles superposés. Pourtant, l’opposition majeure entre |’ethnologie et |’his-
toire n’est aucune de celles-la, on le sait, mais un déroulement dans
la durée, dont l’historien dispose, et dont l’ethnologue est privé, par des raisons elles aussi en partie accidentelles, mais non moins significatives. Cette difficulté disparait lorsque étude porte sur une litté-
rature cohérente, ramassée dans un espace culturel relativement homogéne, pendant moins de deux siécles. Une évolution dans le temps n’est guére sensible & travers ces ceuvres, qui différent plutét
par la personnalité et le degré de culture des auteurs, 4 certains égards aussi par la région d’origine; mais ces différences pouvaient
sans dommage étre négligées dans l’analyse de la structure qui leur est commune, et que nous allons décrire.
* Nos récits hagiographiques montrent l’homme en proie & un senti-
ment de totale insécurité au sein d’un monde plus lourd de menaces
qu’il n’est riche de promesses. La structure que nous y découvrons
définit la relation entre cet homme et ce monde. Nos textes sont d’ailleurs assez riches pour fournir éventuellement & une étude d’anthropo-
1. « Un modéle dont les éléments constitutifs sont 4 échelle des phénoménes sera appelé « modéle mécanique », et « modéle statistique » celui dont les éléments sont a une échelle différente » (LEvi1-STrRauss, cit., p. 311).
| 111
V
logie historique 1, analogue a celles qui ont été conduites de nos jours sur des sociétés comparables, toutes proportions gardées, & celle qui nous occupe ; et la connaissance de ces travaux modernes, si elle n’est pas nécessaire & la présentation des résultats, aidera cependant beaucoup l’enquéte 3. Ces récits hagiographiques révélent trois modéles superposés, dont
articulation constitue la structure qui nous occupe ; ils correspondent & trois niveaux de la relation entre l"-homme et le monde, qui est toujours faite d’une agression contre laquelle homme se défend par la puissance d’une personne intermédiaire dotée de pouvoirs surhumains. En allant du plus profond au plus conscient, on trouve : le modeéle démontaque, ot l’agression est perpétrée par les démons, en dehors de toute valeur morale ; le modéle scripturaire, dans lequel les termes de la relation imitent au pied de la lettre les personnages et les faits des Evangiles, ou accessoirement de l’Ancien Testament; le modeéle ascétique et moral enfin, qui se distingue du précédent parce que les termes de la relation y sont consciemment transposés sur le plan de l’ascése,
de la vertu et du péché. ,
L’agression démoniaque établit entre l’homme et le monde toutes les relations négatives possibles. Au plus proche de l’homme se trouve sa propre personnalité, congue comme une valeur, une qualité finie et périssable, dont on peut le dépouiller. Ainsi fait le démon en prenant possession de lui. L’hagiographie livre une moisson d’observations riches et précises sur le comportement du possédé, qui mériteraient
une étude particuliére. Le démon investit entiérement le possédé, et se manifeste par une conduite agressive et incongrue, par la négation violente des régles sociales ; le possédé attaque les inconnus, pro-
fére des obscénités, et va jusqu’a se blesser lui-méme, parce que la personnalité normale n’exerce plus sa fonction de préservation. Quand 1. M. Foucautt, Folie et Déraison, histoire de la folie &@ Vdge classique (Paris, 1961)
ne traite du Moyen Age, on le sait, qu’en un premier chapitre assez bref, et limité, au surplus, a l’Occident. 2. On se bornera évidemment 4 des structures mentales qui correspondent terme & terme a celle de nos textes, ou, du moins, qui ne puissent donner lieu 4 aucune opposition significative ; ainsi éliminera-t-on, outre les sociétés non chrétiennes, les sociétés chrétiennes d’origine coloniale, ot d’autres facteurs entrent en jeu (cf. les descriptions, pourtant si suggestives, d’A. Mérraux, Le Vaudou Haitien, Paris, 1953). Il resterait surtout les sociétés chrétiennes arriérées de la Méditerranée ; celles de I’Italie méridionale offrent l’intérét d’une histoire sans grands bouleversements culturels depuis le Moyen Age, pendant lequel la culture byzantine elle-méme a été présente dans la région. Deux bonnes enquétes ont été récemment conduites par EH. DE MarTINO, la premiére en Lucanie (Italie du Sud et Magie, trad. fr. Paris, Gallimard, 1963), la seconde dans la Terra di Bari (Za Terre du Remords, trad. fr., ibid., Paris, 1966). L’une recueille de précieuses informations sur les agressions surnaturelles, |’invasion de personnalités rendues vulnérables et instables par la pauvreté en milieu rural, le recours & un intermédiaire humain entre ’homme et le monde. L’autre étudie surtout un modéle culturel de maladie mentale qui s’est perpétué sur place depuis le Moyen Age, les troubles attribués 4 la morsure de la tarentule. (412
V HAGIOGRAPHIE BYZANTINE
le saint l’expulse, le démon résiste d’abord, et linjurie, puis sort par la bouche de sa victime, sous la forme d’un serpent le plus souvent. Le possédé, demeuré vide, tombe comme mort, et méme meurt pars fois pour de bon quelques jours aprés !. Aprés sa personnalité, homme est vulnérable dans son corps; les démons Il’attaquent par des coups, des jets de pierres ?, & travers des animaux venimeux ou nuisibles °, enfin et surtout par les maladies les plus diverses. Les démons s’en prennent encore aux choses qui entourent l’homme, maisons, cultures ‘. Ce sont des forces personnelles, orientées négativement, qui se manifestent soit par leurs actes, soit sous une apparence animale, qui
peut n’étre qu’un simple fantasme*. Cependant, cette intervention négative est absente des relations les plus importantes, subsistance dec l’homme, phénoménes atmosphériques, calamités naturelles, mai-
trise de la vie et de la mort.
Dans ce modéle de la relation entre ’ homme et le monde, le démon est présent immédiatement, sans développement. Au contraire, |’inter-
médiaire humain, qui défendra les hommes contre lui, aura son histoire. Son pouvoir de riposte n’est pas un don inné, 1] est acquis par 1. Voici deux exemples, le premier tiré de la Vie de Syméon Stylite le jeune § 147), le second de la Vie de Théodore le Sycéote (fol. 196) (notre traduction) : « ...on le conduisit devant le saint (Syméon), et 4 linstant il resta suspendu la téte en bas avec les démons qui étaient en lui, et ils furent chatiés durant cing fois un jour et une nuit. Et le saint les questionna en ces termes : « Pour quelle raison avezvous osé perpétrer tout cela envers cet homme ? » Les démons lui répondent en pleurant : « Nous avons été envoyés pour le jeter dans le feu ou le faire périr dans l’eau. » Les ayant tancés au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, le saint leur ordonna de sortir de lui et de n’y plus retourner ; et avec force clameurs ils le quittérent. » La femme qui sera délivrée par Théodore le Sycéote souffre mille maux, qui ne sont que « la force active des esprits » qui l’habitent ; elle vient se tenir 4 la porte d’une église ou le saint préside une cérémonie ; « elle fut mise en mouvement par les esprits ; et elle jeta son manteau et le tissu qui enveloppait sa téte, elle hurla, elle écarta la foule qui était devant elle ; et elle commenga alors, avec force gémissements, 4 lancer des
aboiements vers le bienheureux Théodore, tandis que les démons blasphémaient comme s’ils étaient abaissés par l’arrivée de ce dernier. A cette vue, toute la foule
commenga & clamer le Kyrie Eleison. La femme, comme suspendue loin du sol, les mains liées vers le haut, vint dans les airs depuis l’ambon jusqu’aux chancels de la tribune, tandis que les démons poussaient force clameurs, comme si le bienheureux intercédait contre eux auprés de Dieu ». On pourrait rassembler une grande variété de cas, ainsi, dans la méme Vie de Théodore le Sycéote, au fol. 229 (le démon est visible sous la peau du patient comme une souris, et se sauve le long de ses membres devant le saint), au fol. 265’ (délivrance collective, au cours de laquelle les patients lacérent leurs vétements qui sont ensuite enterrés), etc... 2. V. Theod. Syk., fol. 181, 220’, 2338. 3. V. Theod. Syk., fol. 229 (un lézard venimeux qui se glisse dans la marmite de légumes) ; V. Sabae, p. 95 (des serpents et des scorpions), etc... 4. V. Theod. Syk., fol. 220V (attaques contre des villageois). Les démons hantent volontiers les endroits ou se trouvent des reliques du paganisme, les abords d’un sarcophage de marbre utilisé comme abreuvoir (ibid., fol. 224”), un endroit désert et plein de vieilles tombes (V. Alypii Styl., paragraphe 8). 5. V. Theod. Syk., fol. 216V et 251, deux épisodes indépendants d’un chien noir
qui apparait aux voyageurs, lesquels se retrouvent frappés de quelque infirmité.
113
V
une ascése qui parvient a le séparer des autres hommes, & lui faire franchir les limites naturelles de la condition humaine. La marque de son origine demeure cependant qu’il ne prend pas d’initiative, qu’il se borne a restaurer la relation souhaitable entre homme et le monde, la ot les démons l’ont détruite. En conséquence, ce n’est pas |’excés
des comportements humains, comme dans d’autres cultures}, qui fonde et qui manifeste a la fois l’énergie du thaumaturge, mais au contraire leur défaut. L’ascése commence par les deux modes de la séparation : le saint quitte précocement la société humaine pour aller au désert, et il s’abstient de relations sexuelles. Autrement dit, il quitte
le domaine de la culture pour rejoindre celui de la nature, pour en atteindre méme les limites, et y combattre désormais 2; l’abstention sexuelle va normalement de pair avec l’abstention de nourriture. Le détail des jeGines extraordinaires de l’ascéte est un trait obligé des Vies, comme des récits des collections spirituelles ; et la Vie de Syméon Sty-
lite le jeune conserve la trace sans équivoque de la version intégrale du modele, ot! ’ascéte ne mange plus *. A tout le moins, beaucoup de textes soulignent-ils explicitement l’opposition de la nature et de la culture dans l’alimentation de l’ascéte‘, composée en principe des plantes qui croissent sans culture, et sont consommeées sans cuisson, tandis que sont bannis les aliments cultivés ou cuits, les produits civilisés comme le vin, et souvent le pain. I] faut noter l’abstention de viande ; c’est un interdit connu, & travers les sociétés, dans des contextes
du méme genre; mais de plus, dans le monde romano-byzantin, la viande est liée & la vie en société urbaine, sans préjudice de considérations économiques, et c’est la une raison qui la fait bannir des régimes ascétiques. La seule consommation de viande au désert, dans l’état de
nature, est le fait des Barbares, qui chassent les animaux sauvages, ou parfois tuent leurs propres bétes en cas de nécessité *. Retour & la nature, abandon de la culture se marquent aussi dans la nudité totale, 1. Cf. le personnage lucanien du vieux mage paysan, et son ascendant sur les jeunes femmes, DE MarTINO, Italie du Sud et Magie, cit.
2. Sur cette opposition, Lévi-Strauss, Structures Elémentaires de la parenté, Paris, 1949, Introduction.
8. V. Sym. Styl. jr, § 256. L’hagiographe s’est senti obligé de donner une clef & ce jeiine en apparence absolu, et il raconte qu’un ange est venu chaque dimanche servir 8 Syméon un mets miraculeux, sorte de riz (oryza), qui ne figure pas
habituellement dans les régimes ascétiques. ,
4. Sur opposition entre nature et culture dans les régimes alimentaires, cf. les
notes de Levi-Strrauss, « Le Triangle Culinaire », L’ Arc, 26 (1965/1), pp. 19-29.
5. Parmi des textes nombreux, citons Nau, 517 (« ... Pabstention de nourriture, de pain fait avec du blé, et en un mot de tout aliment cuit par le feu »), et V. Sym.
Styl. jr, § 8 (enfant Syméon « ne prendra pas sa part de viande, ni de vin,
ni des autres préparations du savoir-faire humain »). L’explication matérielle par absence de combustible dans les ermitages du désert, loin d’infirmer ]’explication structurale, lui fournit une base. 6. Anast. mon., X; Nili mon. Narrationes, III (PG, 79, col. 612), texte peut-étre antérieur 4 notre période. 114
V HAGIOGRAPHIE BYZANTINE
ou presque, le manque de soins corporels, l’absence d’abri contre les intempéries de hiver 1. Tout ce mode de vie, d’ailleurs, par son indigence négative, est bien une conception de gens pour qui les valeurs sont du cété de la culture, les non-valeurs du cdété de la nature. La présence de ce modéle profond, extérieur au christianisme, ou méme étranger a4 toute orientation morale, est attestée par un passage des Anecdota de Procope, que |l’on ne semble pas avoir encore jus-
tement apprécié, la description célébre de Justinien en prince des démons 2. Son mode de vie humain est identique & celui des ascétes :
il ne dort et ne mange pour ainsi dire pas, augmentant ses privations avant Paques jJusqu’é se contenter d’une heure de sommeil, et de plantes sauvages avec un peu d’eau. Seule son activité sexuelle est au contraire excessive, quoique conjugale. Le pouvoir conquis sur sa nature d’homme est identique & celui des saints ; comme eux, par exemple, l’empereur semble se déplacer anormalement. Mais c’est un pouvoir de sens contraire au leur ; 3] ne s’en sert que pour le mal. Procope illustre cela en retournant la scéne, habituelle & l’hagiographie, du démon terrorisé qui bat en retraite devant un saint ; ici c’est le pieux solitaire qui s’effraie au seuil de la salle du tréne, parce qu’il percoit la personnalité démoniaque de l’empereur.
Le futur thaumaturge devra dominer en lui cette nature qu’il retrouve autour de lui. I] brave les limites biologiques de la nutrition,
du sommeil, de la douleur, les lois de léquilibre et du mouvement. Cette premiére étape de l’ascése est & son terme quand les démons Vattaquent ouvertement, aprés un séjour plus ou moins long au désert. Dans ce premier modéle, au niveau le plus profond, les démons ne sont pas le symbole de tentations morales ; l’ascéte subit comme les autres hommes leurs agressions palpables ou fantématiques, mais grandies & la mesure de celui qui s’annonce comme un adversaire, et non une
simple victime. Sabas, poussé par eux, tombe dans la mer Morte *; l’enfant Syméon sur sa colonne est assailli par des oiseaux fantastiques, par une main qui le tire dans les ténébres, sous d’autres formes encore, d’un contenu symbolique sans doute assez riche *. La premiére partie
d’une Vie s’achéve en fait quand s’accomplit le premier miracle. On
n’a pas assez remarqué cette division en deux des Vies de saints : 1. V. Alyp. Styl., § 14, V. Sym. Styl. jr, paragraphe 23, V. Theod. Syk., fol. 172. Bessarion méne, nous dit-on, une vie semblable & celle des bétes sous ce rapport (Apopht. Bessarion, 12); or, c’est un des rares personnages du recueil dont on décrive une activité assez compléte de thaumaturge. 2. Proc. Anecd., XII, 20-80 et XIII, 28-30. B. Rusin, « Der Antichrist u. die
« Apokalypse » des Prokopios von Kaisareia » (Zeitschr. D. Morg. Ges., 110, 1960, ,
pp. 53-68) se borne & une étude assez formelle de la filiation orientale du théme de
)’Antéchrist.
4. V. Sym. Styl. jr, § 89. | | 8. V. Sabae, p. 106.
115
V
d’abord |’acquisition et la démonstration inaugurale du pouvoir miraculeux, ensuite l’exercice de ce pouvoir dans la société des hommes, sans qu'il soit jamais remis en question, ou sujet & s’affaiblir. La seconde partie d’une Vie de saint commence en effet par la rupture de la solitude, le retour chez les hommes d’un étre devenu plus fort qu’eux '. Les miracles vont désormais se succéder. Les premiers ont souvent fonction de signes, ils servent & montrer que le saint s’est libéré de la condition humaine, des entraves du temps 2, de l’espace °, qu’il commande aux éléments ‘, aux démons, aux maladies, a la faim, aux bétes féroces 5. Cependant, le modéle profond ne se présente pas, en fait, on l’a vu,
dans son intégrité ; on le retrouve érodé par le christianisme. La nais-
sance, la mort, les grandes catastrophes collectives ne sont jamais attribuées & une agression démoniaque. En chercher la raison serait introduire la dimension historique dans notre analyse ; reconnaissons du moins que notre modéle fondamental lui-méme ne se laisse plus voir que sous une forme altérée par lhistoire, que la forme compléte et originelle a été irrémédiablement modifiée. Au niveau supérieur, 1. Le devoir de revenir est débattu dans la Vie de Syméon Salos (dialogue entre Syméon et son compagnon Johannis, qui choisit de rester au désert, éd. pp. 142-144), dans la Vie de Jean le Silentiaire, qui préfére la solitude compléte & la société monastique de la Laure de S. Sabas. La collectivité réclame cette protection, cf. le récit de Nau, 491, ot un ascéte agonise aux portes d’une ville qui le pleure, parce que ses priéres obtenaient pour tous leau, le pain, et le salut. Quand le saint est un stylite, la foule vient le trouver. 2. Le saint prévoit sa propre mort (V. Theod. Syk., fol. 278%), la destinée des visiteurs illustres (V. Sabae, p. 146, V. Theod. Syk., fol. 187, V. Alyp. Styl., § 22),
| les malheurs de tout le peuple, invasion (V. Sym. Styl. jr, § 57), peste (V. Sym. Salos, pp. 159-160), tremblements de terre (V. Sym. Styl. jr, § 78, 104-106). Dans cette derniére série, les images sont d’une beauté apocalyptique qui mériterait elle aussi d’étre mieux connue. 8. Les saints se transportent en esprit 4 une grande distance : Syméon Stylite le jeune va soigner Justin II dans son palais (éd. § 208-211); Syméon Salos va s’entretenir avec sa mére & Edesse (éd. pp. 188-189). Julien Stylite sait & distance la mort de Syméon Stylite le jeune (Prat. Spir., 57). Ammonathas fait en une nuit le
voyage de Constantinople, rapportant la dispense d’impéts pour les moines de la région de Péluse (Apopht. Patr. Ammonathas). Miracles & distance pour qui invoque le saint (V. Sym. Styl. jr, paragraphes 68, 79; V. Sabae, p. 119). 4. Le premier miracle est souvent celui de Peau, qui figure de toute fagon dans la
plupart des Vies: source dans un endroit aride (V. Sabae, p.101, V. Alyp. Styl., § 8). Pluie terminant une sécheresse: V. Theod. Syk., fol. 168%, V. Sym. Styl. jr, paragraphe 96, Prat. Spir., 174, V. Sabae, p. 167 (un nuage au-dessus de ses moines). La V. Theod. Syk., dans le climat rude de sa région, offre des exemples variés. 5. Syméon Stylite le jeune met en déroute toute sorte de bétes qui dévastent la campagne (V. Sym. Styl. jr, § 51-52, 68, 79, 178, 182-188). La plupart du temps,
cette puissance s’exerce symboliquement sur les lions : lion mis en déroute (V. Sabae, p. 119), asservi (V. Sym. Styl., § 182-188), tue le sanglier qui gate les cultures du monastére (Prat. Spir., 58), familier (Prat. Spir., 18, 168), méne
pattre l’Ane du monastére (Prat. Spir., 108, V. Geras., 7). L’importance de ce theme du lion apprivoisé est attestée par sa présence dans |’ Itinéraire d’ Antonin (fin vie siécle,
§ 34), sous la forme d’une anecdote de voyage (Itineraria Hierosolymitana, éd.
P. Geyer, Vienne, 1898). 416
V HAGIOGRAPHIE BYZANTINE
le modéle que nous appelons scripturaire sera plus complet, il ne sera
pas non plus tout a fait entier 1. Nous passerons plus rapidement sur les deux autres modéles que nous pensons découvrir dans ces textes, et nous nous contenterons de résumer sur ce point les résultats de notre analyse. Le modéle scripturaire est celui qui montre la similitude entre le saint et le Christ, avec des références accessoires & d’autres figures, comme Moise 2. I] ne com-
porte encore & lui seul aucune explication morale des malheurs des hommes et des mérites des saints, mais seulement une référence formelle, la plus haute qui puisse garantir l’efficacité du saint thaumaturge ; ainsi entraine-t-on la conviction du public, et, de ce fait, son
adhésion a toutes les affirmations de circonstance que les auteurs d’hagiographie peuvent exprimer dans leurs ceuvres, touchant notamment le monastére auquel ils appartiennent. La premiére ‘partie des Vies de Saints, la conquéte ascétique de pouvoirs miraculeux, ne trouvait pas l4 un modéle détaillé, et pour cause. Les auteurs se rappellent cependant la retraite du Christ au désert, et sa rencontre avec Satan 8, ainsi que l’expérience érémitique du Baptiste. Mais le modéle scripturaire se laisse voir surtout dans la seconde partie des Vies, l’exercice de ces pouvoirs. I! semblerait que la condition humaine s’y retrouve en entier, qu’aux malheurs attribués aux démons dans le modéle précédent, atteintes a la personnalité, au corps, aux biens, s’ajoutent la naissance et la mort, la disette et l’épidémie. Mais en réalité la série des gestes miraculeux est choisie selon le critére rigoureux de la référence scripturaire. Le saint guérit les maladies et infirmités citées dans lV’Evangile, parmi lesquelles la possession démoniaque, il ressuscite un mort comme le Christ Lazare, il apaise la tempéte, multiplie la subsistance des fidéles, procure la péche miraculeuse‘*. Pour jouir de son
action bienfaisante, il suffit de croire. 1. Sur la transformation historique des structures, ajouter & Cl. Livi-Srrauss, cité ci-dessus p. 110, n. 4, le méme, « Les limites de la notion de structure en ethnologie »,
dans « Sens et Usage du terme Structure dans les sciences humaines et sociales », éd. par R. Bastide, Janua Linguarum, XVI, La Haye, Mouton, 1962, pp. 40-45. 2. Le paralléle est rarement expliqué, parce que les épisodes qui le fondent sont assez reconnaissables ; on en trouve un exemple dans |’éloge qui termine la Vie de Marcel l’Acéméte. Ajoutons que les auteurs se référent aussi 4 quelques grands modéles de l’hagiographie, S. Antoine, le premier Syméon Stylite, ou encore le Fou Volontaire, un des types les plus intéressants (cf.S. Murray, A Study of the Life of Andreas, the Fool for the sake of Christ, Inaug.-Dissert., 1908, publ. Borna-Leipzig, 1910). 8. Satan, déguisé en vieillard, manque jeter au bas d’un rocher Théodore le Sycéote (Vita, fol. 1607-161). 4. Exemples nombreux dans toutes les Vies ; pour la péche miraculeuse, seulement, un unique exemple dans la V. Theod. Syk., fol. 256’. Le miracle de subsistance n’est pas sans intérét par les détails qu’il entraine parfois sur l’économie du monastére. Il se présente sous deux formes : la provision inépuisable (V. Theod. Coenob., p. 89), qui peut étre d’une autre denrée que le blé ou le pain (huile, Anast. mon., IX, V. Georg. Chozib., 87) ; le grenier vide, miraculeusement rempli au dernier moment, et toujours suffisant depuis (V. Sym. Styl., § 122-128 ; V. Marcell., fol. 240 AB; Prat. Spir., 28; Nav, 281). 117
V
: Le modéle moral est le seul & étre tout & fait conscient, le seul aussi
ou l’homme joue un role actif & cdté de son médiateur. Une faute | morale y explique tous les accidents de l’existence individuelle ou collective, maladie physique ou mentale 1, dommages matériels, calamités de toute sorte 2. Qui est attaqué par un démon se révéle souvent étre un pécheur °. Le saint acquiert son pouvoir par une ascése ow les
privations du corps ont une valeur spirituelle, ot, de surcroit, il se
trempe par des prouesses purement morales, humilité, obéissance, etc...4. Son pouvoir surhumain consiste & découvrir la faute qui a causé le mal, et & déterminer la réparation qui convient ; c’est aprés seulement qu’il opére le miracle restaurateur. Au demeurant, l’orien-
tation reste la méme; le saint se borne & réparer, il n’ajoute jamais spontanément une surabondance de bien 4 qui la mériterait. Ce modeéle, cependant, n’est pas non plus complet : le saint prédit les catastrophes
provoquées par la faute collective, mais il ne parvient guére Aen changer le cours; le mort qu’il ressuscite, comme faisait le Christ, n’est jamais mort en punition de ses fautes. En un mot, de méme que le
rogne. ,
modéle profond était altéré par le christianisme, le modéle moral, déja spécifiquement chrétien, est investi par la pensée théologique, qui le Tels sont donc les trois niveaux ot le récit hagiographique déroule d’abord la conquéte du pouvoir surhumain par l’ascése, ensuite |’exer-
| cice bienfaisant de ce pouvoir. Nous pouvons maintenant voir comment une pareille structure explique la richesse de l’hagiographie en informations particuliéres et concrétes. Certaines de ces informations, tout d’abord, servent a la structure elle-méme. Et nous prendrons ici un exemple qui touche & nos propres recherches, celui de la santé. Les
textes hagiographiques fournissent sur ce sujet, si important pour histoire sociale, une documentation en apparence abondante, mais pleine de piéges et de lacunes que l’analyse structurale permet seule d’apercevoir, et de surmonter dans une certaine mesure, en |’absence 1. V. Theod. Syk., fol. 208% (pour guérir, un prétre doit faire la paix avec son higouméne) ; V. Sym. Styl., § 101 (une jeune fille est malade parce que sa mére a
, commis une faute), etc...
2. V. Sabae, p. 159 (une offense 4 l’archevéque de Jérusalem a provoqué l’enchainement de la sécheresse, des sauterelles, de la famine et de 1l’épidémie). Les prédictions citées ci-dessus p. 116, n. 2 illustrent toujours l’explication morale des malheurs annoncés avec, le cas échéant, une réminiscence biblique ; c’est une idée qui dépasse évidemment l’hagiographie, cf. la Novelle de Justinien 28 (N. 77), A. 585, sur les blas-
, phémateurs et les homosexuels, et les historiens comme Evagre et Malalas, passim. 8. V. Sym. Styl. jr, § 214 (blasphémateur). On passe naturellement a lidée du démon qui habite une personne pour lui faire faire le mal (Prat. Spir. Add. Marc., 8, _ il pousse une femme qui vivait selon la régle ascétique aux soins de beauté et a la fréquentation®du bain).
4. Cf. Nau, 461 (le mérite moral obtient le pouvoir de faire des miracles par une mortification qui est consacrée au Seigneur) ; Nau, 528 (la nourriture des bétes convient @ celui qui a perpétré les ceuvres des bétes) ; et de nombreux autres textes. 418
V HAGIOGRAPHIE BYZANTINE
définitive de toute observation directe des faits. Le modéle fondamental est en principe assez pauvre pour qui voudrait faire un tableau de la santé avec des définitions cliniques modernes ; en revanche, |’interprétation démoniaque ouvre une large possibilité a l’étude de la maladie comme fait global de civilisation ; les troubles mentaux, |’écho mental des troubles organiques, nous apparaissent assez clairement. Le modéle scripturaire impose & l’information, on l’a vu, des limites sévéres ;
ainsi, les saints guérissent une foule d’aveugles et de paralytiques : modéle évangélique, ou réalité orientale demeurée semblable, aux vie-vile siécles, A celle de l’Evangile ? L’un et l’autre, évidemment. Mais la référence toute-puissante appauvrit souvent la description, Jusqu’a la mention nue, qui ne fait pas l’affaire de ’historien. Le modéle moral enfin devrait étre le plus libre ; mais il finit par se fixer dans des
themes devenus traditionnels qui peuvent appauvrir eux aussi la portée documentaire du récit par leur manque de précision. Cela dit, information demeure un cas d’espéce. L’illustration des modéles est d’autant plus pauvre que le récit est plus court. Au contraire, une ceuvre de longue haleine, comme la Vie de Syméon Stylite le jeune prend les
allures d’une chronique du monastére et de ses environs; et l’hagiographe a le loisir non seulement d’illustrer le modéle, mais de consigner
les cas particuliérement frappants.
* La structure que nous venons de décrire ne rend pas compte, dirat-on, de toutes les informations d’histoire sociale que nous rencontrons dans nos récits ; mais c’est elle encore quj justifie, on va le voir, une forme de l’espace et une forme du temps ot l’hagiographie retient précisément celles que l’historiographie laisse échapper. Ainsi apparait moins une séparation définie entre les ceuvres d’histoire et d’hagio-
graphie que la possibilité d’un classement commun, aux deux extrémités duquel se trouveraient, limites presque théoriques, l’ceuvre de pure hagiographie et l’ceuvre de pure histoire 1. Dans une telle perspective, l’enquéte d’histoire sociale envisagera les sources de l’un et l’autre groupe comme complémentaires, et non comme divergentes. _ 1. L’historiographie de la haute époque byzantine est jugée, avec plus de rigidité encore que l’hagiographie, sur ses mérites ou ses démérites envers la tradition clas-
sique des grands historiens grecs et romains (cf. l’attitude la encore exacerbée
@’E. STEIN, cit., t. II, pp. 702-723). Ceci explique peut-étre l’absence d’une étude d’ensemble de ses formes. On ne dépasse pas la classification commode, mais toute superficielle, en histoires traditionnelles, écrites en milieu aulique, histoires ecclésiastiques, et « chroniques », rejetées au bas de l’échelle, non loin des Vies de saints, dont l’exemple le plus marquant nous est parvenu sous le nom de Jean Malalas (cf. E. GERLAND, « Die Grundlagen der byzant. Geschichtschreibung », Byzantion, VIII, 1983, pp. 98105 et, dans le méme sens, G. Moravcsik, Byzantinoturcica, Bd. I, Charakteristik der Quellen, (Berlin, 2° éd., 1958, pp. 71-74).
119
Vv
L’espace dans lequel un auteur inscrit son ceuvre détermine le choix des faits. Or, la mentalité de la haute époque byzantine est dominée par une image urbaine et civile de l’espace, conforme & une défini-
tion organique précise dont il convient de dire ici quelques mots. La ville est agglomération grande ou petite qui posséde les organes distinctifs de la vie civile, autrement dit urbaine, non seulement l’hippodrome ou le théatre, mais l’agora, les portiques, le bain public, les basiliques, tous les endroits ot les citoyens peuvent se réunir. Définition encore antique, qui demeure liée 4 l’idéologie également antique du don monumental 1. Elle s’applique par excellence & Constantinople,
ou a une grande ville comme Antioche, mais elle peut aussi hausser au rang de cité une garnison reculée comme Daras transformée par Anastase, et devenue Anastasioupolis 7. Les églises et pieux établissements s’intégrent d’ailleurs au schéma antique, et prennent la méme valeur que les autres batiments publics, mais ils ne suffisent jamais & signaler la dignité urbaine d’une agglomération *. Au cceur de l’image
urbaine, l’hippodrome refléte en lui la cité, l’Empire et le monde‘; une étude structurale de cet espace jetterait un jour certain sur la vie politique de la cité & la haute époque byzantine. Pour l’instant, nous soulignerons seulement l’importance de l’image urbaine pour le probléme qui nous occupe. Plusieurs raisons culturelles faciles & déduire font que les ceuvres d’histoire de toute espéce s’enferment & cet époque dans l’espace urbain ; tous les événements partent des villes et y abou-
tissent. L’Empire entier apparait dans son histoire intérieure comme une collection d’espaces urbains juxtaposés, entre lesquels régne le vide historique. Mais il y a plus; la force de la définition qui vient d’étre donnée détermine un choix entre les faits & l’intérieur de cet espace lui-méme. Les auteurs s’attachent a l’expression civile et politique des faits sociaux ; dans le fond économique et social des choses, ils retiennent seulement ce qui détermine ou menace l’équilibre de la 1. Cf. & la fin du rv® siécle l’éloge d’Antioche dans le Discours XI de Libanios. Et,
au ve siécle, les monuments de la méme ville groupés en bordure d’une mosaique trouvée & Yakt6, dans la banlieue d’Antioche, dans une villa qui appartint peut-étre & un haut fonctionnaire ; au centre, entourée d’une chasse, une figure allégorique de la Générosité (Megalopsychia) fait le geste de la sparsio (D. Levi, Antioch mosaic pavements, I, Princeton, 1947, pp. 326-345 et pl. LX XVI-LXXX). Au vi® siécle, la méme définition de la ville est constante dans Procopr, De Aedif. Pour toute la période, cf. les épigrammes rassemblées par L. RosErt, Epigrammes du Bas-Empire (Hellenica, IV, Paris, 1948). Ce modéle urbain est méme exporté hors des frontiéres de Empire, c’est-a-dire en Perse (Chronique de Josué le Stylite, trad. W. Wright, Oxford, 1882, 19 et 75; Procopr, Bell. Pers., TI, XIV, 1). 2. Chron. Pasq., 6d. Bonn, pp. 608-609, Mauazas, éd. Bonn, p. 896. 8. Procopre, De Aedif., passim, des inscriptions, des épigrammes (Anth. Pal., IX, passim) célébrent la générosité du b&tisseur d’églises, cf. Paul le Silentiaire, Descrip-
tion de sainte Sophie (notamment vers 68-78). 4. Cf. A. Grapar, L’Empereur dans lArt byzantin (Publ. Fac. Lettres, Stras‘ bourg, 75, Paris, 1986). 120
V HAGIOGRAPHIE BYZANTINE
ville dans sa définition traditionnelle, dévaluations de la monnaie, crises de ravitaillement, agitation et désordres ; les pestes et les tremblements de terre eux-mémes sont décrits, et leurs dégats évalués, surtout en considération des villes. L’originalité de Vhagiographie, au contraire, est de se libérer de espace urbain. Elle en présente une image matériellement identique a celle des auteurs d’histoire, mais c’est pour lui éter toute valeur. La répudiation de la vie civile marque, on |’a vu, le début de l’ascése. Plus tard, quand le saint revient vers les hommes, 1] ne franchit pas pour autant les portes de la ville ; 11 laisse les citadins venir & lui, rechercher sa vertu hors de leur espace propre. L’exception de Syméon Salos, le fou volontaire, qui entre inconnu dans Emése pour y exercer un ministére caché, est elle-méme significative, car cette histoire est construite sur un renversement ascétique des valeurs de l’ascése ; Syméon vivra en ville, se fera gargon dans une gargote, comme il se gorgera de viande ©
alors qu’il est & jetin de pain, ou comme il entrera au bain public des femmes. La dépravation de la ville est symbolisée par le mauvais lieu ou succombe le moine qui a quitté le désert 1, mais aussi par l’hippodrome et le théatre, auquel s’arrache le mime qui se convertit ?, par le bain méme, ot guette le démon tentateur *. Du reste, l’hagiographie
reste profondément marquée par cette image urbaine qu’elle veut conjurer ; si ’hippodrome ow siége le basileus est interdit dans la cité terrestre, 11 fournit dans le monde spirituel le cadre ambigu du combat et de la victoire ‘ ; et les acclamations qu’on y entend sont pareillement transposées 5,
Quelle est la conséquence de cette libération ? Les épisodes urbains ne sont pas absents de l’hagiographie ; ils n’y perdent méme pas leur importance dans beaucoup de cas. La Vie de Syméon Stylite le jeune s’étend sur les épreuves des villes syriennes, d’Antioche en particulier, 1. Prat. Spir., 97. Le theme est longuement développé dans le récit, peut-étre antérieur 4 notre période, de la Vie d’Abram et de sa niéce Maria (BHG, 3, 585).
2. Prat. Spir., 82; Joh. Eph. V. Sanct. Orient., 52. 8. Prat. Spir., cité, p. 118, n. 8.
4. Voici deux exemples tirés des Dits de Marcel le Scétiote (Prat. Spir., 152, notre traduction) : « Lorsque j’étais dans mon pays — il était d’Apamée — il y avait la-bas un cocher nommé Philérémos (Aime-le-Désert). Un jour qu’on VDavait battu a la course, ceux de sa faction se levérent en lui criant : « Aime-le-désert ne remporte pas la course & la ville! »; depuis, Marcel se répéte ces paroles chaque fois que la tentation l’assaille. Il parle ensuite de l’efficacité des Psaumes pour lutter contre les démons : « (aucune partie de l’Ecriture) ne les afflige autant que le Psautier. A l’instar de l’assemblée des factions, si l’une prononce la louange du roi, l’autre ne s’afflige pas et ne
s’ébranle pas contre elle, mais quand les unes se mettent a lancer des insultes, les autres alors s’excitent contre eux; de méme les démons ne sont pas affligés et poussés a l’émeute par le reste de l’Ecriture comme ils le sont par les Psaumes ». 5. Elles retentissent pour Syméon Stylite le jeune, lors de son couronnement spirituel dans la solitude (Vita, paragraphe 47). Syméon Salos danse couronné de ver-
dure, avec un rameau 4 la main, en criant : Nixa t@ Baothet xai tH x6Aet , le premier signifiant « lesprit » (vets), le second«l’Amer(dvy 7). 121
Vv
lors de la peste, de l’invasion perse, des tremblements de terre. De méme, Cyrille de Scythopolis souligne les dégadts causés aux villes de
Palestine par la révolte samaritaine de 5291. Ailleurs au contraire, dans la Vie de Théodore le Sycéote, dans celle de Marcellos l’Acéméte,
la capitale elle-méme n’est pas l’objet d’une attention spéciale. Et chez tous la ville n’est qu’une portion d’un espace unique, illimité, un cadre matériel. Ainsi |’hagiographie peut-elle noter des faits urbains vulgaires, montrer des pauvres établis & demeure devant une église, ou se chauffant dans l’atelier d’un verrier. L’histoire répugnerait & faire entrer de telles scénes dans son espace urbain traditionnel ; plus exactement, certaines ceuvres d’histoire ne seraient pas éloignées de la liberté hagiographique, les Anecdota de Procope, la Chronique de Jean Malalas, l’Histoire Ecclésiastique d’Evagre. De plus, les villes cessent d’étre le lieu en dehors duquel rien d’important n/’arrive en - histoire intérieure. L’hagiographie fait beaucoup pour nous restituer les limites organiques des territoires qui entourent chacune d’elles . L’espace désert de la premiére partie des Vies, l’espace habité de la seconde, peuvent étre situés n’importe ol, aux portes méme des villes ;
le premier est un espace sauvage, le second un espace rural, et ils accueillent des faits sociaux qui ne trouvaient pas davantage de place dans l’espace urbain de l’historiographie. Comme la forme de l’espace, celle du temps commande un choix
différent des faits sociaux dans l’historiographie et dans l’hagiographie. Les auteurs d’histoire ont en commun I|’usage d’un temps linéaire
et irréversible, qui s’exprime selon un des computs reconnus par la collectivité, année de la création du monde, de la fondation de la ville, plus rarement années consulaires, il n’importe. Les événements intérieurs qui se succédent semblent en fait bornés au retour de quelques types, émeutes, calamités, constructions. On a vu plus haut comment leur choix s’explique par la forme urbaine de l’espace. Mais en outre, selon la vieille tradition classique, ils faut qu’ils soient exceptionnels pour mériter d’étre conservés. Ce critére peut varier selon le genre de Vceuvre et l’intelligence de |’auteur ; il est suffisamment respecté dans l’ensemble pour que nous soyons privés des événements ordinaires °*. L’hagiographie semblerait & premiére vue, elle aussi, faire usage du temps historique. Le récit se référe & des événements connus, voire & une datation par années d’un régne impérial. Pourtant, en réalité, les faits s’y ordonnent selon une exigence interne entiérement indépendante d’une chronologie et d’une mesure de la durée. Le récit hagio1. V. Sabae, pp. 171-178. 2. Sur cette importante notion, cf. L. RoBERT, Villes d’ Asie Mineure, 2° éd., 1962, pp. 867-874.
8. Pour choisir un exemple en train de devenir classique, l’historiographie de cette époque ne prend note des prix que dans les moments de disette. 122
V HAGIOGRAPHIE BYZANTINE
graphique est le compte rendu intemporel du passage d’un homme hors de la condition humaine ; ou alors il faut l’inscrire dans le temps réversible du mythe. Ainsi s’explique que les Vies de saints soient souvent renvoyées par leurs auteurs, fictivement, 4 un moment lointain du passé, quand ces anachronismes délibérés peuvent servir la démonstration, pour prouver par exemple Il’antiquité apostolique d’un siége épiscopal. En fait, la plupart des Vies citées dans cette étude se déroulent 4 une
époque proche de l’hagiographe, sinon contemporaine. |
Quelle est alors dans lhagiographie la place de l’événement ? Elle n’ignore pas ceux qui font aussi la matiére des histoires. Par exemple, les calamités qui se succédent dans la Vie de Syméon Stylite le jeune renvoient & une chronologie connue de tous. Seulement, chacun de ces moments exceptionnels sert simplement de cadre & un miracle du saint, dont la gravité des circonstances ne fait que rehausser ]’éclat ; la sélection opérée par l’histoire est ainsi utilisée dans la perspective propre 4 l’hagiographie. Mais, par une libération paralléle & celle de
espace, les Vies de saints qui donnent l’apparence d’une histoire a cette structure étrangere au temps historique peuvent y mettre sans discrimination les incidents de bas étage, précieux & l’histoire sociale, parce qu’ils sont des occasions aussi bonnes de démontrer la puissance du saint. En un sens méme, ces incidents auront plus de poids auprés du public que l’on a évoqué plus haut, ils seront plus intimement appréciés, & cause de leur proximité familiére. Ainsi s’explique enfin la moisson de renseignements concrets de l’hagiographie. Leur fonction dans le récit implique, on le voit, leur exactitude, dans certaines limites que finit par enseigner la lecture des textes ; par exemple, les auteurs n’ont aucune raison de manipuler les prix ; au contraire, les rations alimentaires qu’ils indiquent peuvent étre, pour les besoins de la cause, infé-
rieures ou supérieures & la moyenne véritable; |’intention apparait d’ailleurs, en général, avec assez d’ingénuité pour qu’on en soit averti,
et il reste malgré tout un ordre de grandeur dont aucune autre catégorie de sources, en Orient, ne fournirait tant d’exemples.
* Telle est opposition des catégories d’espace et de temps entre les ceuvres d’histoire et d’hagiographie, ¢t sa valeur dans l’enquéte d’histoire sociale. Ce serait d’ailleurs, en méme temps, le critére le plus certain pour distinguer entre les deux genres, lorsqu’ils donnent |’impression de glisser l’un vers l’autre en un registre unique, ot l’hagiographe,
assez rarement, se fait historien, ot l’historien, surtout, emprunte a l’hagiographie soit des schémas, soit des morceaux entiers ; et on peut 123
V
citer ainsi non seulement Jean Malalas 1, Evagre *, ou Théophylacte Simocatta *, mais bien Procope lui-méme ‘, I] faut qu’il y ait eu & ces emprunts une logique qui devrait étre étudiée. Mais ce n’est plus notre propos ici, et il nous suffit de conclure. Notre défense et illustration de l’ancienne hagiographie byzantine a mis en évidence, croyons-nous, une structure au sein de laquelle |’information d’histoire sociale se justifie et s’enracine solidement, au lieu de figurer un ramassis de détails heureux, mais fortuits. L’analyse structurale stricte, celle des ethnologues jusqu’é présent, trouve peutétre dans un domaine comme celui qui vient d’étre trop rapidement présenté un accés privilégié 4 l’étude de structures religieuses en cours de changement historique, mises au surplus par écrit dans la société méme ot elles fonctionnent. Nous en formons le voeu. Car c’est cette méthode qui restaure en tout historien d’un Moyen Age, devant un passé auquel il s’habitue malgré lui, ce sentiment d’étrangeté totale sans lequel il ne pourrait appréhender totalement son objet.
1. Conversion du mime (cf. ci-dessus p. 121, n. 2), éd. Bonn, pp. 814-815. Sur Malalas, et son « ouvrage destiné 4 un public aussi large qu’ignare », cf. STEIN, cit., t. IT, pp. 708-705.
9. EvaGrE, Histoire Ecclésiastique (éd. Bidez-Parmentier, Londres, 1898), I,
18-14 (sur Syméon Stylite l’Ancien), IV, 83 (sur Barsanouphios), 34 (sur Syméon Salos, le Fou Volontaire), 86 (enfant juif sauvé de la fournaise) ; V, 21 (visions et miracles annoncant l’avénement de Maurice, prédictions de Syméon Stylite le jeune) ; VI, 20
(citation de la Vie de Golinduch par Stéphane de Hiérapolis).
8. THEoru. Simoc. (éd. De Boor, Leipzig, 1887) I,2 (apparition a l’°empereur Tibére d’un jeune homme vétu de blanc et tenant une image a la main) ; I, 11 (péché de Paulinos et miracle des reliques de sainte Glycére) ; V, 12 (histoire de sainte Golinduch) ; VII, 12 (un ascéte prédit le meurtre de Maurice et de ses enfants) ; VIII, 14 (miracle de sainte Euphémie). 4. Proc., Aedif., 1, VI, 5 (guérison de Justinien par une vision des saints Cosme et Damien, qu’il remercie par la construction d’un sanctuaire), VII, 7-15 (guérison de Justinien par les reliques de la martyre Iréne) ; II, III, 4 (une vision envoyée d’en haut inspire & Justinien un plan contre les inondations de Daras). Le texte analysé ci-dessus (cité p. 115, n. 2) est tout aussi significatif.
124
V HAGIOGRAPHIE BYZANTINE
Appendice Liste des récits hagiographiques cités dans la présente étude. BHG 38, 1448 p-pb. — Anast. mon. Narrationess XXXVIII vel XLII de Patribus Sinaitis. (Péninsule du Sinai, milieu du vite siécle), éd. F. Nau, Oriens Christ., 2 (1902), pp. 60-88. BHG 3, 1448 q. — Anast. mon. Narrationes. (Identique au précédent ?),
éd. F. Nau, Oriens Christ., 3 (1903), pp. 61-77. |
BHG 3, 65. — Anon., Alypii Stylitae Vita premetaphrastica. (Hadrianoupolis en Paphlagonie, mort sous Héraclius), éd. H. DELEHAYE, « Les Saints Stylites » (Subs. Hagiogr., 14, Bruxelles, 1928), pp. 148169.
BHG 3, 693-696 e. — Anon., Gerasimi mon. Vita. (Désert du Jourdain, mort en 475), éd. PAPADOPOULOS-KERAMEUS, Analect. Hierosol. Stachyol.,
IV (Saint-Petersbourg, 1894), pp. 175-184.
BHG 3, 1072. — Anon., Marcelli Acoemetorum archimandritae Vita. (Monastere des Acémeétes prés de Constantinople, mort aprés 469),
cod. Paris. gr. 1491, s. [X-X, fol. 280V-245v. BHG 3, 1614 z. — Anon., Sampsonis presb. xenodochi Vita. (Sampson, fondateur du grand hdpital St-Sampson 4 Constantinople, sous Justinien d’aprés la Vie; mais Justinien a seulement restauré un ho6pital déja ancien, et le récit semble postérieur 4 son régne ; cf. Proc., Aedif.,
I, II, 14-16.)
BHG 3, 669. — Antonio A., Georgii Chozibitani Vita. (Georges, moine au monastére de Choziba, au sud de Jéricho, mort vers 625.) Cod. Paris. Coisl. gr. 803, s. X-XI, fol. 185-171 (cf. Anal. Boll., 7 (1888),
pp. 97-144 et 8 (1889), pp. 209-210). BHG 38, App. VI, 5 a et s. — Apophtegmata Patrum (collection de récits
du désert de Scété entre la Palestine et l’Egypte, et de divers lieux,
constituée sans doute pour l’essentiel avant le v11® siécle ; masse multiforme, et en partie inédite, dans laquelle on ne peut encore faire que des
de sa série) ; | sondages, cf. J. C. Guy, « Recherches sur la tradition manuscrite des Apophtegmata Patrum », Subs. Hagiogr., 36, Bruxelles, 1962) : 1) PG, 65, 71-440 (cit. Apopht. suivi du nom de I’ascéte et du numéro
2) Nau, Rev. Or. Chrét., 12 (1907), pp. 48-69 et 171-181; 18 (1908), pp. 45-57; 14 (1909), pp. 357-879 ; 17 (1912), pp. 204-211 ; 18 (1913), pp. 187-146 (cit. Nau suivi du numéro) ;
8) Cod. Paris. gr. Coisl. 126, s. XI, fol. 158-853 (cit. Nau suivi du numéro, numérotation continuée par Guy, cit.). BHG 8, 1689-91 c. — Arcapio A., Symeonis Stylitae iunioris Vita. (Monastére du Mont-Admirable prés d’Antioche, A. 517-592, éd. P. VAN DEN VEN, t. I, Introduction et texte grec, Bruxelles, 1962). Cyrillo Scythopolitano A. (Cyrille de Scythopolis, né en 524 & Scytho-
polis en Palestine, éd. Scowartz, Tezte u. Untersuch. z. Gesch. der altkirchl. Literatur, 49, 2, Leipzig, 1989.) :
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BHG 8, 897. — V.TIohannis Sabaitae hesychastis (pp. 201-222). BHG 8, 1608. — V. Sabae mon. hegum. (pp. 85-200). (Sabas, mort en 582, est le fondateur de la Laure de S. Sabas au sud de Jérusalem. Jean le Silentiaire, mort en 559, se rattache 4 cette méme Laure.)
Joh. Eph. V. Sanct. Or. — John of Ephesus, Lives of the Eastern Saints (trad. Brooks, Patr. Or., XVII, 1923, XVIII, 1924, XIX, 1925). BHG 8, 1440 z-1442 w. — Johannis Moschi Pratum Spirituale (PG 87, 2851-8112) (collection de récits spirituels recueillis 4 travers l’Orient,
Egypte et I’Italie, o& auteur est mort vers 620). BHG 8, 1442 a. — Additamenta Marciana (nouveaux fragments), éd.
E. Mion, Orient. Christ. Per., 17 (1951), pp. 88-94 ; Stud. Biz. e Neoell., 8 (19538), pp. 27-86.
BHG 8, 1748. — Georgio Sycreora A., Vita Theodort Syceotae. (Théodore, moine au monastére de Sycéon, prés d’Anastasioupolis, en Asie Mineure, mort en 618). Cod. Patm. 254, s. X-XI, fol. 155-278, qui doit étre préféré désormais
a unique édition existante, cf. Fr. HALKIN, An. Boll., 72 (1954), pp. 15-84.
BHG 8, 1677. — Leontio NeEaprout A., Vita Symeonis Sali seu Stulti. (Syméon Salos 4 Emése en Syrie, fin v1®-début vi1® siécle ; un « Salos »
est un fou volontaire), éd. L. RypEN, Acta Univ. Uppsal., Stud. Gr. Uppsal., 4, Uppsala, 1963.
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VI
DISCOURS ECRIT, DISCOURS PARLE. NIVEAUX DE CULTURE A BYZANCE AUX VII/l*-X/I® SIECLES
Ii n’est guere d‘historien aujourd’hui qui n‘ait eu a s‘interroger sur la différenciation culturelle comme expression et comme élément constituant de la différenciation sociale. La question est inhérente a l'étude des societes complexes ', les €noncés différents avant et apres Gutenberg 2. Les termes en sont beaucoup moins clairs qu'il n'y parait d’abord :
culture méme, qui a glissé ici du sens classique au sens anthropologique, et surtout populaire, redoutable d‘'ampleur et de séduction puisqu ‘il combine en dosages propres a chaque domaine historique, voire sans doute a chaque historien, d'une part la notion sociale d'un niveau inférieur dans ce que Georges Duby appelle l’echelle des pouvoirs et des fortunes, d‘autre part la notion ethnique, ou du moins nationale, de longue durée d’une culture au sens large. En outre, le probleme d'un systéme social et culturel donné n'est pas complétement pose si l‘essai d‘inventaire aux différents niveaux n‘aboutit pas a l’examen de leurs rapports : il importe en effet a l'histoire culturelle, sociale et politique de voir dans quel sens, jusqu'ou, par quels moyens de communication, avec quelle efficacité
themes et normes circulent et se diffusent a travers une société.
Les historiens de Byzance se sont joints a cette recherche en ordre dispersé, parce qu'ils
entretiennent avec leur objet des relations variées, complexes, et somme toute particulieres. L’hellénisme a été en effet frustré de sa propre histoire : les Francs, Venise, les Turcs ont occupé le seuil de sa modernité ; les Slaves du Sud et de l'Est l'ont coudoyé rudement, parfois sur son territoire, et surtout dans sa tradition chrétienne ; 'humanisme | occidental l'a dépouillé de son antiquité en la décrétant universelle ; et enfin, au déclin du pouvoir ottoman, il n‘a fait que changer de maitres. D’ou la sensibilite des historiens grecs,
leur souci vital de continuité, leur démarche volontiers régressive; d'ou aussi les , empietements, implicites jusqu’a en étre inconscients, des héritiers de |‘humanisme d’Occident, ou bien des passés nationaux directement marqués par Byzance. Vues sous cet angle, les attitudes historiennes a l'égard de cette derniére formeraient elles-mémes le sujet d’une étude qui expliquerait pour une large part la problématique dont il va étre rendu compte. Il sen faut certes de beaucoup que la problématique soit seulement l’expression de lhistorien. Elle est aussi le résultat du matériau. Byzance présente une version propre des
questions culturelles communes a la chrétienté médiévale : la fonction politique de la culture savante et la définition de la culture populaire ; la langue savante et la langue
VI
vernaculaire ; les formes, les monuments et les auteurs du discours écrit ; la part de l’écrit, de la parole et de l'image dans la circulation des messages culturels. L’époque des vii®-x1r° siécles réunit sur tous ces points des données déterminantes °. Conclusion du long conflit de pouvoirs que fut l'iconoclasme, la restauration definitive du
culte des images en 843 assure en tout état de cause la perpétuité d'un fait culturel caractéristique et déja séculaire a cette date, constitué dés lors par la piété des fidéles orthodoxes, la tradition figurative du pouvoir imperial, et une justification philosophique élaborée a partir de Platon et d'Aristote. En 867, l'avenement de Basile I*' ouvre pres de deux siecles majeurs d‘élaboration politique et d‘affirmation internationale. Dans cette conjoncture la culture savante manifeste une activité exceptionnelle. Elle vient de trouver dans |'écriture minuscule un instrument d'une efficacité sans précédent. Elle affirme son lien de toujours avec le patrimoine de | Antiquité classique et chrétienne, dont les ceuvres sont alors relues et recopiées. La production contemporaine se proclame continuation, elle se veut inscrite dans les mémes genres, historiographique, oratoire, épistolaire. A nos yeux néanmoins, elle porte aujourd'hui la marque indiscutable de son temps. L‘historiographie en particulier s'avere aux 1x°-x1* siecles une forme fondamentale des rapports entre culture savante et pouvoir politique. Ces rapports se manifestent aussi, tout autrement, dans le droit des codifications et des Novelles ou lois isolées, qui se succédent depuis le premier quart du vii® siecle, et qui attestent des niveaux de combinaison multiples entre l'école, le pouvoir, et la pratique. Et la méme époque produit encore les débuts de la chanson épique grecque, et la premiere mise en forme de la geste de Basile Digenis Akritas, le héros de la
frontiére d'Orient. C’est donc bien une période cruciale dans l'histoire byzantine du probleme culture! médiéval, comme dans histoire de lhellénisme. Je me limiterai en effet non seulement aux frontiéres de Empire, mais, a l'‘intérieur de
celles-ci, a la culture d'expression grecque. C'est amputer la réalité byzantine de ses richesses minoritaires ‘, jen conviens. Mais la position historique centrale revient tout de méme au grec, non seulement par son extension, mais par son role. I] est le véhicule exclusif des communications du pouvoir politique et spirituel, ou, si l'on préfere, du systeme culturel qui correspond au systeme des pouvoirs et |‘exprime. Les faits de la langue grecque offrent de ce fait l'introduction indispensable aux rapports établis a Byzance entre culture et société. Toute chrétienté médiévale distinguait a cette époque entre la langue des pouvoirs, des savoirs, des normes, des médiations religieuses, et celle du parler quotidien *. L’Occident conserve a cette fin le latin. A Byzance, la séparation est confiée aux dénivellations internes du grec. Le point de départ a été, on le sait, la langue commune (koiné) qui exprimait le monde élargi et unifié a la fois de l'époque hellénistique et romaine, et qui était en gros un dialecte attique épuré de ses traits dialectaux. Pleinement vivante jusqu’au siécle de Justinien, la langue commune présente toutefois au cours de cette période, comme il est normal, des niveaux culturels variés, que nous reconnaissons par exemple en comparant le Nouveau
Testament avec les rhéteurs de l‘époque imperiale. Et déja aussi elle est soumise a la censure des maitres d’école, qui voudraient la fixer, ou méme la ramener au dialecte
illustré par le siecle d'or dAthenes. On fait commencer apres Justinien lhistoire proprement byzantine du grec, ou s'accusent les traits que nous avons définis. A la fin du
Moyen Age, I‘hellénisme apparait marqué d'une cassure culturelle qui ne cessera de s'approfondir jusqu’au x1x° siécle; le divorce est alors consommé entre une langue « épurée » (xa0apedouca), essentiellement écrite et décrétée immuable, et une langue « populaire » (Snyotexy), produit vivant d'une evolution millénaire qui !'a d‘ailleurs a nouveau diversifiée en dialectes. On retiendra de tout cela trois choses. Tout d'abord, lhellénisme offre un cas remarquable de liens entre un systéme social et une culture : l'état de langue entraine en effet avec lui, on va le voir, un ensemble socialement définissable de genres du discours écrit, lu, ou prononcé. Ensuite, le choix de la koiné la plus savante 265
VI
comme point d'immobilisation du purisme signifie bien, chez les élites de Byzance, la volonté politique de fixer le temps a la constitution de l'Empire chrétien : c'est la pérennite immuable de ce dernier que l'on affirme ainsi, et elle est au centre de la pensée politique byzantine. Enfin, l'association du choix de langue et du choix politique est demeurée
aujourd'hui encore en Gréce de la plus grande actualité, et ceci confere lampleur passionnée d'un débat national aux travaux d‘histoire linguistique multiplies depuis la fin du x1x* siecle.
Stylianos Kapsomenos a retrace leur historique et dégagé leur sens dans un rapport au Congrés d'études byzantines de 1958 °. Il y insistait sur l'unité diachronique fondamentale du grec, mais soulignait que cette perspective avait conduit a négliger, entre la koiné et les ceuvres « vulgaires » du xu° siecle, un territoire médiéval qui semblait trop entierement occupé par la langue savante, méme si des études ponctuelles avaient mis en lumiere les signes de l’évolution vivante dans certaines ceuvres d/historiographie et d hagiographie.
André Mirambel a également mis en question, brillamment, cette approche trop discontinue et trop rigide a la fois 7. La notion juste de la continuité millénaire, écrit-il en substance, ne doit pas conduire, par un injuste retour des choses, a laisser de coté l’étape médiévale. Le niveau savant doit étre placé dans le contexte historique qui motivait le purisme immobile d'un langage institutionnel et sacre. D’autre part, la diachronie de la
langue n’est pas constituée par des faits repérés un a un, mais par les états successifs, enchainés, du systeme et de ses moyens : c'est un systeme entier, par exemple, que définit la perte de l'infinitif et du datif. accomplie au x* siecle dans la langue vivante. Les travaux postérieurs a ces pages de Mirambel renoncent de plus en plus a la conception de niveaux
de langue étanches et clairement délimités, et insistent en revanche sur Il association, parfois chez un méme auteur, dans un méme milieu social, entre le choix du niveau de langue et celui du genre. Un livre court mais précis de Robert Browning temoigne de ces points de vue actuels sur l’évolution historique du grec ®*. Deux directions s‘ouvrent aux
études a venir. Tout d’abord, la recherche est demeurée jusquici trop étroitement tributaire de ses origines philologiques, prisonniére des textes improprement réunis sous le qualificatif de littéraires. Elle devra dépasser la dichotomie abstraite du « savant » et du « populaire » en intégrant la pluralité non seulement des niveaux mais des domaines de cette langue médiévale : on lira par exemple les observations de Jacques Bompaire sur la mediation si particuliére entre le savant et le quotidien, le parle et l’ecrit, que constitue la langue de mieux en mieux documenteée des actes publics et privés ®. D'autre part, et ceci
touche de plus pres notre propos, lessai incontestablement difficile de préciser la diachronie du grec médiéval devra tirer de son ombre cette période des vu‘-xi* siécles, qui
n'est revendiquée ni par la philologie classique ni par celle du néo-grec. On y a certes touché en étudiant tel ou tel de ses auteurs. Mais sous l'angle du lexique, de l'archéologie verbale, l'une des deux entreprises les plus récentes, le dictionnaire du grec patristique de Lampe '°, arréte ses dépouillements a Théodore Studite, mort en 826, tandis que l'autre, consacrée par Emmanuel Kriaras a la littérature de « l'age intermédiaire », étend les siens de 1100 a 1669 "!.
Ces observations sur les niveaux de langue peuvent introduire une premieére classification des genres attestes dans la matiére écrite de cette époque. On discerne d'emblée un groupe caractérisé par une obéissance évidente aux normes de la langue « pure »>, fit-ce avec des nuances entre les genres et les ceuvres que révele une analyse plus fine. Ce choix linguistique, délibéré puisqu‘il n'y a pas de pratique spontanee de la langue « pure », est en outre inséparable de la conformité aux régles de la rhétorique antique : les deux critéres ensemble définissent les genres « savants ». Héritées de l’'Antiquité grécoromaine, et jamais oubliées, les regles de la rhétorique, en méme temps que |l’étude des modéles antiques, sont remises a l"honneur par l’époque macédonienne, pour des raisons
que donnent a comprendre les travaux d'Herbert Hunger. Celui-ci a étudie depuis 266
VI
longtemps le systéme rheétorique byzantin et ses fondements sociaux et politiques. Il a montre sans peine que la tradition antique avait été sur ce point ininterrompue, et que Byzance en continue la théorie et la pratique parce que le discours du pouvoir demeure inconcevable hors de ces régles, dont la puissance de médiation politique reste incarnée dans le rhéteur, et dans sa fonction publique '*. Ainsi s‘explique la conformité a ces mémes régles des prologues de lois et d'actes impériaux, ou on loge les affirmations de lidéologie imperiale dont les dispositions prises présentent l‘application : Hunger leur a consacreé en
ce sens une démonstration pénétrante '’. Enfin, il vient de couronner ses recherches par un trés beau livre d’ensemble sur la littérature profane en langue savante " : il y prouve
que la rhétorique est a ce niveau partout présente et agissante, dans l'éloquence et l'historiographie, dans le genre épistolaire, mais aussi dans l‘autobiographie, ou on ne l'attendrait pas aujourd hui '*. On voit la portée de ces conclusions, pour la connaissance du systeme culturel byzantin et de sa fonction politique, comme pour notre propre lecture de sources ainsi déterminées. La méme definition inspirait déja, négativement, le livre symeétrique de Hans Georg Beck sur la Volksliteratur de Byzance '*. Beck montrait que seule la conjonction de ces deux critéres, niveau de langue et rhétorique, permet un classement cohérent des genres écrits a Byzance, plus clair et plus satisfaisant que la distribution rapide de la qualité de « volkstumlich ». On regroupe en effet de la sorte a un méme niveau de la production des genres comme le roman, qui ont un héritage antique et une langue a l’ancienne, et d'autres qui surgissent au contraire pendant notre période, dépourvus d’antecédents, mais profondément ancres dans leur présent, la chanson épique et la geste de Digenis Akritas. Beck a poursuivi depuis ces reflexions dans d'autres travaux
que l'on verra plus loin. La definition culturelle des genres savants doit donc étre rapportée en derniére analyse a leur situation sociale, et plus précisément a leur fonction politique. Ce probleme est au centre du livre que Paul Lemerle a consacré en substance a la culture savante de l'époque macédonienne '’. II est parti de la constatation que tout notre bagage grec antique repose en fin de compte sur les choix des lettres des 1x°-x° siécles, méme si la période iconoclaste n'a pas été la rupture dénoncée par la polémique du temps, mais au contraire la lointaine
annonce de la « renaissance » a suivre. Lemerle a montré que lenseignement de la tradition antique servait a definir « une élite, ou plus exactement un groupe social restreint », rendu apte aux fonctions publiques par son initiation a un art de dire et d‘écrire. Que la maitrise de ce dernier fut difficile est une explication somme toute accessoire. Si l'on se préparait a faire carriére dans |'Etat par « l'acquisition d'un langage
volontairement étranger a la langue parlée au méme moment», cest que, plus profondément, on attribuait a celui-ci « la vertu de retenir en lui-méme, d’entretenir, de renouveler toutes les qualites que l'on préte a un age d'or ». Cette observation essentielle apparait dans le livre méme plus vraie encore du x¢ siecle, et de son apogée impériale, que du 1x°. On la rapprochera de la page ultérieure ou Lemerle explique I'intérét porte es
qualités a Ihistoire par Constantin VII. Celle-ci n’aura pas a rendre compte du changement, puisque l’empire, « reflet terrestre de lordre divin », est en tant que tel immuable. L’historiographie nillustre donc pas la « notion negative du passé », mais « celle de la continuité dans un plan providentiel ». C'est en ce sens que Constantin VII concoit sur des modeles antiques ‘histoire de ses prédécesseurs. Cette qualification culturelle n'est pas nécessairement associée a une Origine sociale élevée, plutét sans doute a une naissance ou du moins une formation dans la capitale. Ce
n'est pas la conclusion la moins importante du livre. Mais on eut voulu voir aussi la question posée dans l'autre sens, celui des rapports entre cette culture inhérente a la forme byzantine du pouvoir, et l'aristocratie laique entre les mains de laquelle se trouve en fait celui-ci a la méme époque. On a peine a penser en effet que, si la figure singuliére d'un empereur non seulement lettré mais lui-méme écrivain s incarne en Léon VI, puis en son 267
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fils et successeur indirect Constantin VII, ce soit la le simple accident de deux vocations individuelles. Lemerle lui-méme pressent le contraire dans la page déja citée sur I‘histoire.
Le probléme pourtant ne I'a pas retenu. Il est vrai que tout essai de réponse devait envisager sous I'angie de la fonction historique et sociale, non la seule tradition antique qui était en fait le sujet de son livre, mais l’ensemble des genres écrits, et notamment savants.
Parmi ceux-ci I‘historiographie de notre période a pourtant fait l'objet d'une attention proportionnelle a son association privilégiée avec l'histoire politique '*. Aprés la Chronique
de Théophane, arrétée en 813 et rédigée sous Léon V (813-820), et I'Histoire bréve, composée sans doute peu avant 787 par le futur patriarche Nicéphore, les problémes deviennent inintelligibles si nous partons selon nos habitudes des auteurs et des ceuvres individuelles. Il faut les énoncer a partir des deux formes entre lesquelles se répartit a nos yeux ce qui nous reste de la production historiographique de l’époque, la chronique, et
lhistoriographie de modéle antique '?. On retiendra essentiellement ce qui suit. La Chronique de Theophane est continuée par Georges le Moine, dont nous ne savons rien, mais qui écrit sous Michel III (842-867) ; il reprend la matiére de Théophane jusqu’a son terme, et ajoute les années 81 3-842. Lui-méme recoit une continuation placée sous le nom du logothéte Symeéon, et poursuivie jusqu’en 948. D’autre part, la méme Chronique de Theophane est continuée dans le genre antique par une suite de récits des regnes a partir de 813, ceuvre anonyme des Continuateurs de Théophane travaillant pour Constantin VII ; ce dernier aurait rédige lui-méme la Vie exemplaire de son grand-pére Basile I*', livre V de la série, dont le livre VI et dernier prolonge le récit jusqu’au successeur de Constantin VII, Romain II (959-963). Joseph Genesios dédie a Constantin VII une histoire des empereurs Léon V, Michel II, Théophile et Michel III. Enfin, la Chronique de Jean Skylitzes, de 811 a 1057, utilise des sources contemporaines des empereurs du x siécle ; elle a été écrite peu apres la date a laquelle elle s'arréte. Une premiére discussion porte sur la signification sociale des caractéres culturels qui distinguent les deux lignées historiographiques. La plus evidente est la trame temporelle.
Création de la culture christianisée, la chronique conduit sa narration de la genése du monde au temps present, et elle y accueille un choix varié d’événements et de récits. L’autre genre se limite aux periodes proches, et se découpe en régnes, dont I‘histoire suit les modéles antiques des Vies des hommes illustres et des rois. On n'est donc pas surpris que la langue soit en général plus proche ici de la koiné et du Nouveau Testament, la plus marquée de purisme. Un article important de Hans Georg Beck 7° a ruiné la différence d’auteurs et de public postulée au x1x° siécle, par une rétrospection caractéristique. Les chroniques auraient eu un public simple et des auteurs monastiques, qui eussent partagé le gout du merveilleux, de la theologie, de la legon morale ; et [historiographie a l'antique, en revanche, aurait éte écrite par et pour une élite laique proche de la cour et du pouvoir. Idée triplement fausse, replique Beck. Tous les chroniqueurs ne sont pas des moines, temoins
l'énigmatique Logothéte ou Skylitzés. Et parmi les moines, Théophane est né dans l'aristocratie, Georges le Syncelle a derriére lui une carriére pres du patriarche Tarasios. La
prise d habit est souvent a cette époque la conclusion de vies brillantes et fort peu populaires. Le public enfin n’est pas plus humble, si Constantin VII lui-méme range la Chronique de Georges le Moine parmi les ceuvres dont il fait compiler des extraits. En réalite, la matieére ne fonde pas la distinction des deux genres historiographiques. Seuls compteront, une fois de plus, les caracteres formels, la trame chronologique choisie, et le niveau de langue. Hunger reprend ces conclusions de Beck dans son livre, et suggére méme que la chronique se rédigerait au contraire dans les milieux de cour, d’ou la connaissance de scandales confidentiels, utilisés par elle aux fins d'une « Trivialliteratur » de diffusion sociale restreinte a l'élite. Cette derniére justification n'est e¢videmment pas suffisante, car elle ne prend pas en compte la fonction idéologique du genre, que prouve © 268
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assez, de l'extérieur, l‘adaptation de la Chronique de Georges le Moine et Syméon le Logothete pratiquée au berceau de la jeune formation politique russe ?!.
Il convient donc de distinguer, mais non de séparer, les deux branches de Ihistoriographie des 1x*-x° siécles. Toutefois, leur critique interne apparait de difficulté | inégale. Sur l’inspiration antique, dont le livre de Lemerle a indiqué les ressorts profonds, on lira les travaux de Paul J. Alexander et Romilly J. H. Jenkins. L’érudition de Jenkins a révele les références formelles et textuelles précises a Isocrate, Plutarque et Polybe, par lesquelles s'‘explique le travail des Continuateurs de Théophane, y compris Constantin VII
biographe de Basile I*' 2. Alexander de son cété, dans un article déja ancien dont les suggestions ne sont pas encore épuisées 7*, mettait en lumiére le gout pour la biographie de
l'époque des Macédoniens et des Comnénes. Nourri de lectures antiques, ce gout apparente entre elles [historiographie, une partie de hagiographie, et une littérature lignagére dont des travaux ultérieurs ont souligné l’existence, comme on le verra plus loin.
Nous n‘avons plus en effet, notait Alexander, les huit livres composés par le juge et protospathaire Manuel sur les exploits du général Jean Kourkouas, mis a pied en 944 ; en revanche, nous pouvons placer dans cette perspective I'ceuvre écrite par Anne Comnéne a
la gloire de son pere Alexis I‘, et celle de son époux Nicéphore Bryennios. II reste beaucoup a dire sur la signification culturelle, sociale et politique revétue alors par lillustration écrite de l'aristocratie et du pouvoir ; sur les auteurs qui I'assurent ; sur les formes qu'elle prend, lhistoriographie, I‘hagiographie, et une production proprement lignageére, aujourd'hui dissoute dans les deux genres précédents pour des raisons qui sont elles-mémes de I’histoire.
Aleksandr P. Kazdan s‘est attaqué au probleme historiographique dans une série d'études novatrices, en commencant par la Chronique dite de Syméon le Logothete ”‘, c'est-a-dire le récit des années 81 3-948. I] renonce au postulat préliminaire de toute édition critique traditionnelle, a savoir l‘existence d'un texte original, aux contours définis, qu'il S'agira d‘arracher a la gangue de sa tradition manuscrite. Cette derniére introduit bien chez lui a l'histoire de la rédaction, mais dans une démarche purement et richement historique. L‘inventaire des manuscrits retenus n‘aboutit pas a un classement de valeur, mais a la restitution d'un ensemble de variations. A la notion d'un original victime d‘alterations se substitue celle d'une ceuvre incontestablement unique a lorigine et dans la suite, mais
demeurée ouverte sur des moments, et surtout des milieux, de I‘histoire politique et sociale, ce dont témoignent additions, omissions et choix. Chaque version est le monument non seulement d'un état mais d'une situation du texte. Acheveée avant 963, la premiere rédaction, écrit Kazdan, est effectivement due a un personnage qui pourrait étre
le Logothéte, qui sexprime en tout cas comme un haut fonctionnaire de la capitale, partisan de Romain I* (920-944), dédaigneux des mouvements populaires, indifferent ‘sinon hostile a la grande aristocratie provinciale, les Doukas, Phokas, Kourkouas. Sa source pour la vie de Basile I*' aurait été un pamphlet dirigé contre lui, et peut-étre élabore
dans l'entourage de Photios ou d’Arethas de Césarée ; on y faisait état de son origine obscure, de sa liaison avec la maitresse de Michel III, des doutes planant sur la naissance de leur premier fils. La seconde rédaction porte au contraire les traces d'une révision dans le sens aristocratique, peut-étre effectuée dans lentourage des Phokas, puisqu'une des additions est une genéalogie de l‘empereur Nicéphore II, jusqu'au premier Phokas, son arriére-grand-pére : vestige d'une chronique lignagére perdue ? La troisiéme enfin aurait
fait des emprunts a un libelle hostile a Photios, dont auraient pu s‘inspirer aussi les biographies des patriarches Ignatios et Euthymios. Kazdan confronte ensuite la Chronique dite du Logothéte avec les Continuateurs de Théophane *’. Les livres I-IV s'avérent l‘ceuvre
d'un auteur unique, favorable aux moines, aux grandes familles provinciales, et a un pouvoir impérial héréditaire issu de ces derniéres. Aprés le célébre livre V, consacré a
Basile I*', qu‘il pourvoit d'une geneéalogie aussi superbe que fictive, linspiration 268
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aristocratique se retrouve dans le récit des années postérieures a 886. Enfin, lhistoriographie du x° siécle comportait aussi les sources, perdues depuis, de la Chronique de Skylitzés 2°. Pour les années 945-976, celui-ci en a utilisé deux : A, un contemporain
hostile aux Phokas et favorable a Tzimiskes par extrémisme aristocratique ; B, une Histoire des Phokas, au contraire, rédigée avant 969. Tels sont les points les plus importants de cette série d'études de Kazdan 2’. Il substitue donc a la recherche déplacée des identifications nominales des auteurs celle des expressions politiques et sociales. [l y a certes une part d’hypothese dans ses propositions. Mais on voit combien la méthode est séduisante, et convaincante en son principe. Toujours dans le domaine savant, les textes juridiques des viii‘-x* siécles ** suggérent la méme révision des idées habituelles sur l‘ceuvre écrite avant Gutenberg, et ses rapports avec ses manuscrits. Deux ensembles ont été étudiés sous cet angle, suite de codifications d'un coté, série de lois isolées ou Novelles de l'autre. En 726 probablement, la Législation choisie (Ekloge) marque le début d'une tradition nouvelle. Non qu'elle innove beaucoup au fond. Son contenu s’éloigne certes du droit privé et pénal classique encore affirmé dans le Code de Justinien, mais c'est pour ériger en norme désormais officielle les acquis d'une évolution sociale et culturelle déja clairement perceptible au vi‘ siecle : ainsi, le mariage, avec l’élaboration des interdits et les fiancailles, est placé en téte du recueil ; |'‘arsenal des peines comporte des mutilations symboliques, et des paiements tarifés. Trés maniable (une soixantaine de pages imprimées in-8), solidement ancrée dans la norme vivante, l'Ekloge
survit a l'iconoclasme. Elle est méme le point de depart de tout le droit proprement byzantin jusqu’au xiv° siécle, dans la mesure ol le Manuel législatif (Procheiros Nomos), publié entre 867 et 879, sil revient a une matiére plus étoffée et plus savante (cent vingt pages environ), conserve la méme ordonnance. La Restauration des lois (Epanagoge...), rédigée entre 879 et 886, et sans doute non appliquée, ne modifie guére les normes privees et pénales ; elle place en revanche en téte celles du droit public, pratiquement absentes des deux codifications précédentes. Trois textes de type coutumier des vu‘-vin® siécles sont
associes a cette série dans les manuscrits: le Code rural, le Code militaire, et la Loi rhodienne (sur le droit maritime). N'importe quelle édition de l‘ensemble suffit a suggérer que la distinction d'école entre la loi et la pratique ne rend pas compte de la réalite. L’examen de la tradition manuscrite
conduit plus loin dans cette voie. Jehan de Malafosse a pu montrer combien chaque manuscrit était un monument textuel en soi, délibérément et individuellement produit par des additions, des omissions, des remaniements, et comment il prenait place dans une histoire du texte et du droit a la fois, jalonnée par ‘admission d'additions et de scholies dans le texte lui-méme ??. La suite chronologique des manuscrits nous introduit donc ici
aussi au coeur de I‘histoire méme, avec des emprunts, des retours en arriére, des justifications inégalement théoriques et savantes, sans parler d'une inflexion italo-grecque
au contact de lOccident. Le probléme ainsi posé a un éditeur de textes est des plus difficiles, mais l'édition critique traditionnelle ne le resout pas completement, et la critique séparée de chaque texte pas davantage °°. Et il resterait encore a tirer parti des indications d‘origine et de possession de ces manuscrits, les uns propriété de gens de meétier, et d'autres élaborés dans la retraite studieuse d'un monastere *!. La tradition des novelles impériales du x® siécle, essentielles pour l'histoire agraire du temps **, souléve des difficultés plus grandes encore. Les textes se trouvent, placés sous le nom d'un souverain mais plus ou moins interpolés, dans les appendices ajoutés a la Synopsis major des Basiliques, composee des le x® siécle pour faciliter l‘'accés a cette compilation gigantesque du droit classique publiée au début du régne de Léon VI. Ici, la question de l‘authenticite d'attribution et de date est certes historiquement pertinente. La situation de chaque texte dans chacun des états de la collection, et les interpolations qui en illustrent le vivant usage ou la révision
savante, ne présentent pas moins d'intérét et de sens. Nicolas Svoronos a envisage la 270
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question dans son étude méticuleuse sur la tradition de la Synopsis major>*, et il a consideré de plus pres deux novelles importantes relatives aux « puissants », lune de Basile II **, l'autre de Romain I* 35. Mais lui non plus n’a pas affronté jusqu'ici l‘épreuve de l’édition des textes. Avec la geste de Digenis Akritas, fascinante et par moments superbe, nous sommes
entrainés vers un tout autre niveau de Ilécrit °°. Le lieu en est la frontiére orientale de Byzance. Une premiere partie, la geste de |'émir, conte les amours des parents du héros, une noble Grecque de la maison des Doukas, et un émir qui l'enléve, et lobtient ensuite en mariage de ses fréres, aprés avoir accepté un baptéme qui entrainera celui de sa mere, et du peuple de celle-ci. Leur fils Basile sera surnomme Digenis,« a la double race », et Akritas,
«le gardien de la frontiere ». La geste de Digenis lui-méme déroule ensuite une série d'épisodes, sa premiére grande chasse avec son pere et son oncle maternel, son mariage, ses hauts faits, sa rencontre avec l‘empereur, son infidélité conjugale, son palais, sa mort enfin, dans les bras de son épouse. L’ceuvre qui nous est parvenue souleéve des difficultés enchevétreées *’: le fonds historique, le milieu social d’origine, la forme, le niveau de langue, la transmission. Chacun des cing manuscrits connus, dont le plus ancien date du xIV® siecle, se distingue par le contenu et le niveau de langue. En sorte que, si l'on arrive a discerner l'ancienneté relative de chaque version, une édition de type critique n‘en est pas moins, la encore, dépourvue de légitimité. Seule était concevable une édition synoptique, comme celle qu’a réalisée Erich Trapp **. Or: compte en outre une version slave *’, qui semble attester un état ancien du poeme, on le verra, et une version en prose. Le métre de quinze syllabes n’est pas populaire, la langue n'est pas savante. Enfin, la geste de Digenis offre la singularité d'une tradition orale ininterrompue cOtoyant sa tradition écrite. Un temoignage célébre d’Arethas, archevéque de Césarée de Cappadoce depuis 902 ou 903, fait connaitre des musiciens errants qui chantaient les hauts faits des héros connus. Or, des
chansons épiques dont la matiere remonte a cette époque sont parvenues jusqu’au répertoire resté aujourd hui vivant “°.
Tout cela nautorise guére a poser dans les termes habituels le probleme du fond historique de Digenis. Henri Grégoire s était livré a des identifications précises, dont la lettre et méme Iesprit sont aujourd hui délaissés au profit de recherches sur l'inspiration de lceuvre, et donc le milieu ou elle a pu prendre forme. Agostino Pertusi a consacré deux études aux indices historiques possibles *'. Les liens établis dans le poéme avec les Doukas, et accessoirement les Kinnamos, lui paraissent attester une élaboration aristocratique et provinciale a la fois, du milieu du xi* siécle. En effet, la version slave présente la rencontre avec l’‘empereur sous un jour moins conforme a lidéologie impeériale officielle, donc antérieurement a l'arrangement grec, qui serait intervenu au moment ou les Doukas et leurs pareils quittent la périphérie pour le coeur du pouvoir. On remonte jusqu'au x° siécle avec le terme dakritas et la fonction ainsi désignée : l'un et l'autre sont a situer sur les confins orientaux de Byzance, au contact de I'Islam, dans cette société de frontiére ou se déroule l'histoire de Digenis, et qui a inspiré d'autre part l'épopée arabe et turque, dans une communaute de thémes déja soulignée par Grégoire. Monde aventureux et libre, effacé au xI® siécle, conclut Pertusi, par le mercenariat byzantin et la turquisation des troupes de frontiére du coté musulman. Linos Politis a de son cété abordé lhistoire du texte par le versant philologique et littéraire *?. Il discerne une langue délibérément mixte, et sans doute provinciale ; une matiére qui est celle des chansons épiques des 1x°-x* siécles ; une
rédaction qui n‘ignore pas les romans antiques et I‘historiographie contemporaine. L’ceuvre aurait engendré a son tour les chansons qui nomment Digenis, dont le nom ne peut étre que savant. Et le manuscrit de l'Escorial, qui présente une version de I'état le plus ancien, s'avére, par ses fautes mémes, la dictée ou la copie d'une version jusque-la orale, effectuée a la fin du xv° siécle au plus tot. Hans Georg Beck va dans le méme sens : Digenis.
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n'est pas une ceuvre populaire, au sens romantique de ce mot, mais plut6t, a en juger
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d'‘aprés les plus anciennes versions, une forme non savante de littérature aristocratique. On
peut observer que le poeme a dépassé cette origine pour devenir national, comme le montrent les rapports tissés dans sa tradition entre écrit et loral. Beck a posé la question de fond : jusqu’a quelle profondeur sociale peut conduire cette « Volksliteratur » qu‘il definit par la non-conformité aux modeéles rhetoriques du discours antique ? I] en traitait dans son livre, on l'a vu, et il y est revenu au colloque consacré, a Dumbarton Oaks, aux livres byzantins et a leurs usagers **, sous l'angle du rapport entre
l'ceuvre écrite, |'auteur et le public: il a affirme la plus nettement encore que nous n'atteignons pas ce que nous-mémes entendrions par une littérature « populaire ». Les genres byzantins se definissent de trop pres par le niveau de langue pour qu'il puisse en étre autrement, surtout dailleurs a partir du xu° siécle, quand les auteurs mélent de plus en plus, en doses variables mais toujours délibérées, la langue que tout le monde parle a celle qu ils savent écrire. Beck a cherché alors d'autres criteres dans la culture byzantine elleméme. D'abord, le respect de l’ceuvre copiée distinguerait en les réunissant les textes classiques et les ceuvres byzantines en langue épurée ; au contraire, les copistes manipulent les ceuvres non savantes au gré de leur inspiration, comme en font foi le Physiologos ou le Roman d’Alexandre. Ensuite, lalternance d’étapes orales ou ecrites d'une élaboration unique, perceptible dans le poeme de Digenis, pourrait étre un second critére ; toutefois, le public qui écoute chanter est aussi bien aristocratique, et les formes données a des motifs, peut-étre populaires a l’origine, attestent le contact des poétes avec les cultures savantes. Je laisse a regret de cote ici les remarques de Beck sur un gout précieux de la cour des Comneénes, qui implique la maitrise poétique de la langue vulgaire, car ce serait entrer ' dans toute l’évolution postérieure au xu® siecle, et dont celui-ci est le seuil. Jobserverai seulement que les manipulations de la chronique et des codifications, si elles vont en partie dans le sens de ce classement, le nuancent néanmoins beaucoup. En conclusion, les apports de Lemerle, Hunger et Beck aboutissent a une méme idee : les critéres de langue et de rhétorique distinguent en fin de compte les textes qui ont une signification publique,
politique au sens le plus large, de ceux qui, a quelque niveau culturel que ce soit, demeurent du domaine privé, étant entendu que la démarcation ne passe pas ou nous la placerions nous-mémes. Il reste alors a s interroger sur importance relative de la parole et de lécrit dans la communication sociale de ce temps a Byzance. L’approche des monuments écrits du discours passé s'est modifiée aussi profondément que celle de la langue, et dans la méme direction d'une appréhension globale des rapports entre culture et société. L’époque des vin®-xI® siécles atteste tout d’abord, si on la compare avec |’Antiquité tardive, une
diminution marquée de la communication épigraphique, et lessor au contraire des , documents publics et privés sur parchemin et sur papier. Cette concomitance est elleméme un fait historique, qui appelle une explication. Quoi qu'il en soit, l'étude du message
écrit, de ses techniques matérielles, de sa diffusion sociale, sengage des lors dans deux voies, les documents et les ceuvres, qu'il convient de distinguer, mais non de separer completement, comme le montrent la typologie des textes, et les observations déja citées de Bompaire et de Hunger ; ce point a paru acquis au récent colloque de paléographie grecque et byzantine “. On étudiera donc les documents, dont les caracteres externes autant que la
formulation doivent assurer lefficacité : Franz Dolger et Johannis Karayannopulos ont publié dans ce domaine un remarquable volume, le premier d'un traité de diplomatique byzantine, consacré aux actes impériaux *. Et d’autre part, les manuscrits, dénomination réservée, improprement si l'on y songe, a tous les autres écrits. L’étude des manuscrits ne releve plus comme naguere des préliminaires a traverser pour atteindre l'histoire, elle prend place a l'intérieur de celle-ci, et cela sous trois aspects intimement liés : l'origine des manuscrits, les centres de copie et les bibliothéques de Byzance ; les techniques de confection des manuscrits ; les rapports enfin entre le texte.et 272
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son auteur, et ensuite ses temoins manuscrits. L’étude des techniques avait déja une longue tradition derriere elle lorsque Mgr Robert Devreesse en fit le point en 1954 46. Depuis, on n'a cessé de voir toujours davantage les manuscrits comme les monuments méme de la culture de leur temps, dans son discours écrit certes, et dans les images qui l‘accompagnent souvent, mais, pour commencer, dans la diffusion sociale de ce discours. L’époque des vill®-x1® siecles est posterieure a un premier changement capital, le passage du volumen au codex, du rouleau au livre, anterieure en revanche a une extension significative de usage
du papier ; elle sen tient en gros au support de parchemin. Elle assiste en revanche a l'innovation la plus significative et la plus décisive qui soit, le passage de l’onciale a la
minuscule, dont le premier témoin daté a été copié au monastére de Stoudios a
Constantinople en 835, et elle présente en outre, a partir du 1x° siecle avancée, une production de luxe de livres a peintures. En considérant non plus l’écriture mais le livre lui-méme, Jean Irigoin a retrouve a travers les collections d’aujourd’hui les produits d'ateliers des x‘°-x1° siécles, qui présentent des habitudes propres de réglure, de piqure et de mise en page ; parmi eux, I atelier impérial qui travaillait pour Constantin VII, et ceux des
premiers monastéres athonites, Lavra, Iviron, Vatopedi‘*’. Le livre déja cité de Paul
Lemerle utilise les travaux antérieurs d'rigoin. Lemerle y ajoute aux données codicologiques et paléographiques sa science du contenu des manuscrits : indications de prix, qui distinguent souvent entre le paiement du parchemin et celui de la copie, mention de copistes, de commanditaires, de possesseurs, annotations de ces derniers. Il invoque d'autre part le temoignage de personnages de Ilélite culturelle, le patriarche Photios, Arethas de Césarée, sur leur usage des livres. Enfin, nous avons deja cité aussi le colloque de Dumbarton Oaks ou Beck traitait des lecteurs de la « Volksliteratur » ; dans le méme volume, entre autres, Nigel Wilson revient aux rapports entre livres et lecteurs, Jean © Irigoin a ceux des centres de copie et des bibliotheques, Kurt Weitzmann a ceux du texte et de l'image, auxquels i] a consacré tant de travaux “°. De toutes ces recherches se degagent d'ores et déja quelques conclusions assurées, plus
precisement valables pour |’époque caractérisée par |'adoption de la minuscule. Si cette 7 derniére correspond, comme le pense Lemerle, a un accroissement de la demande et des ) moyens de la satisfaire, le livre reste neanmoins un produit rare, au sens économique du
mot. Les grands monasteéres, celui de Stoudios dans la capitale des le vi® siecle, ceux du Mont-Athos a partir du xi*°, se dotent d'un atelier qui travaille a leur constituer la bibliothéque qu'il leur faut. Le centre de copie impérial était aussi associé a une bibliothéque : dans l'entreprise de compilation et d’érudition de Constantin VII, au milieu
du x° siécle, cette derniére a mis les textes a la disposition des copistes. Quant aux particuliers, s ‘ils ne trouvent pas a acheter les auteurs qu‘ils désirent, ils les commandent, _ soit a des artisans, soit méme aux ateliers monastiques, qui acceptent des commandes privées. Le travail de copie peut étre effectué en groupe: tel est le cas d'une collection philosophique en plusieurs volumes, exécutée pour l'archevéque Aréthas de Césarée. Des conditions aussi restrictives prétent au choix des textes copiés une signification historique aussi difficile a concevoir pour la postérité de Gutenberg que leur audience | véritable : les deux interrogations sont évidemment liées. Lemerle a dit pour quels motifs contemporains la culture savante des 1x°-x° siecles avait retenu les éléments de ce qui est
demeuré pour l'avenir le patrimoine grec antique. On n’est pas surpris dés lors du
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mouvement retracé par Irigoin a Dumbarton Oaks, Ia translittération en minuscule des exemplaires en onciale pour le 1x° siécle, et au x* la normalisation des textes eux-mémes par un choix critique entre les legons disponibles. Mais cette fonction publique et politique de la culture savante n’éclaire qu'une partie du tableau. On va plus loin avec Il'exercice séduisant de reconstitution des bibliotheques. Celles des monastéres, mieux documentées par l'identification des ateliers, le maintien des manuscrits sur place, et des inventaires médiévaux, offre pourtant un temoignage moins significatif ici. Celle d'un clerc comme
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Arethas, exemple rendu classique par le livre de Lemerle, nous retient encore dans le cercle trop bien éclairé des doctes. On regrette que le méme Lemerle n‘ait pas tiré parti en ce sens d'un témoignage remarquable édité par lui, le testament du magnat Eustathios Boilas, en date de 1059: on y trouve la liste des livres que celui-ci posséde, et legue a
l'église érigée sur son domaine “’. Dans cet échantillon de culture aristocratique, une majorite de livres religieux, évangéliaires, livres de priéres, ceuvres patristiques, hagiographiques et ascétiques, voisinent avec des chronographes, une Clef des songes, et des romans. D‘autre part, la diffusion d'une ceuvre écrite, son importance relative, c'est aussi le nombre des manuscrits connus. L’observation de cette donnée est encore trop récente pour avoir abouti, mais la question, fort bien posée par Nigel Wilson a Dumbarton Oaks, est inéluctable : six cent quatre-vingt-treize manuscrits pour le cycle complet ou partiel des saints du calendrier dans la rédaction du Metaphraste, voila qui ne surprend pas trop, méme si Wilson omet de préciser leur chronologie ; un seul en revanche pour les Continuateurs de Théophane, \e contraste exige un commentaire. Enfin, le duo familier aujourd hui de !écrit et de son lecteur n‘est en réalité a Byzance qu'une partie d'un systeme de communication plus complexe. I] est certes indispensable de se demander jusqu ‘ou pénetrait l'alphabetisation. Les récits de l'enfance des saints insistent a l’epoque dont il s‘agit, et ce n‘est pas fortuit, sur leur premier apprentissage. Ils ont été utilisés a cet égard par Lemerle dans son livre, et par un bon article d’ Ann Moffatt *°. Mais on nen peut tirer aucune appreciation sociale. Il y aurait lieu de distinguer en tout état de cause entre le domaine juridique et administratif, ou une étude des mentions et signatures de témoins dans les actes serait sans doute fructueuse, et le domaine culturel, au sens politique, religieux, et profane du terme, ou !’on apercoit d’emblée dans la diffusion des modeles et des themes le relais de l’écrit par la parole. Chanson de geste, on l'a vu, mais aussi lecture collective dans un cercle de culture, comme celui que Lemerle evoque autour
de Photios, lecture a haute voix faite au prince, et tous ces discours prononcés, d'un empereur a ses soldats *', d’un prédicateur devant l’empereur *’, du patriarche et parfois de l'empereur du haut de la chaire : autant de médiations orales sur lesquelles il reste tant a
dire. La liturgie offrirait une matiére de choix a cette recherche, comme le pressentait Sophie Antoniadis, dans un livre trop peu connu des historiens *. Je n’en veux qu'un exemple, l'office du Dimanche de l’Orthodoxie, féte de la restauration des images, remarquablement publié par Jean Gouillard **. La tradition manuscrite de cet office a accueilli des mentions d’éternelle mémoire et d’anathémes, nommant dans l’ordre de préséance les vivants puis les défunts, les empereurs en premier lieu. A partir de la fin du xI® siecle on introduit parmi ces proclamations des définitions et des condamnations portant sur la doctrine. Autour de tout cela une hymnographie, et des lectures théoriques
et hagiographiques relatives aux images. L'office offre une version patriarcale et des
| versions provinciales. Qu’on imagine la portée de cette lecture, dont la tradition manuscrite atteste la réalité, et qui sollicitait les repons des fideles a la publication, tenue a _ jour, d'‘inclusions et d’exclusions. Les études que l'on vient de voir en appellent d'autres. Si historiographie et le droit d'un cété, l'epopée de l'autre, en ont déja suscitées de fructueuses, elles manquent en revanche, pour cette période, sur le carrefour culturel et social qu’est 'hagiographie *, et
, cela est surprenant. D’autre part, il est urgent d’envisager en tant que telle la culture _ aristocratique des 1x°-xi° siécles, trop négligée jusqu'ici. Les historiens de Byzance sont
restés, plus longtemps encore que ceux de l'Occident médiéval, prisonniers de la conception moderne — illusoire ou non, peu importe ici — d'un Etat impersonnel. IIs n'entraient ainsi que trop bien dans la perspective grandiose ot le pouvoir impérial de Basile I** et de ses successeurs pouvait trouver sa seule légitimité, celle de la continuité politique et culturelle avec ‘Empire romain chrétien, source de tout pouvoir légitime. La culture classique des 1x°-x® siécles constitua, on I'a vu grace a Lemerle, le discours de cette
24
VI
affirmation politique, pris au pied de la lettre par les philologues modernes, qui nen apercurent point les implications profondément contemporaines. Dans la réalité, le pouvoir impérial etait lenjeu d'une compeétition aristocratique, ouverte aux hommes nouveaux comme Basile sous certaines conditions. Mais la fonction politique de la culture conduisit précisément a occulter, pour la posteérité, la pratique culturelle de l'aristocratie,
cest-a-dire lillustration des grands hommes et de leur lignage par Ihistoriographie, l'hagiographie, l’eépopée. Les vestiges se laissent reconnaitre pour peu que I!’on reprenne la
tradition manuscrite dans sa complexitée. I] faut les rassembler. C'est le préliminaire indispensable a l intelligence de la situation historique réelle, et aussi a la comparaison culturelle et politique avec les aristocraties maitresses de !'Occident contemporain. Enfin,
tout reste a dire, ou presque, sur I|'existence, la réceptivité, l'intégration dune culture populaire spécifique, et sur nos possibilités de la retrouver. Aprés l‘histoire de la langue, ou d'une tradition poetique fondamentale mais particuliére, il convient d'aborder la question comme I'a fait Georges Duby pour I’Occident, en examinant le systeme des représentations
et son extension sociale. On serait sans doute conduit a réviser une dichotomie plus moderne qu'il n'y parait. Qu’on lise les descriptions de l'autre monde, qui semblent se multiplier a partir du 1x*® siecle. Que l'on reprenne le cas de Michel Psellos au milieu du
xI® siécle : sa croyance aux démons, pour étre habillée de toutes les références de son erudition classique, n’en est que plus intime et plus forte °°. Et ce ne sont la que deux exemples. On pourrait regarder plus loin encore, et poser le probleme de la culture, comme on |'a
fait pour l!Occident, en termes de cheminement social séculaire. Beck a souligné a Dumbarton Oaks que les ceuvres savantes antérieures recoivent au xiv‘ et au xv° siecle des
transcriptions vulgaires, qui leur assurent un public élargi bien au-dela de leur cercle initial, une bourgeoisie peut-étre, ou en d'autres termes ceux qui lisent : tel est le sort de l'aristocratique Histoire composée par Nikétas Choniate a la fin du xn® siécle. Le mouvement se poursuit a l'époque de I'imprimé. Ainsi, la Vie de Michel Maleinos, oncle maternel de Nicéphore II Phokas, et lui-méme issu d'une des plus grandes familles de son
temps, est conservée dans un manuscrit du xu°® siécle au monastéere de Lavra: cela n'étonne pas, puisqu ‘il fut le maitre d' Athanase, fondateur de ce dernier. I] faut expliquer
en revanche pourquoi une adaptation vulgaire trouve place dans un ouvrage hagiographique publié en 1656, et intitulé KaAoxatotvy, recueil des saints de la belle saison, du au moine Agapios Landos. Enfin, une voie difficile mais fascinante reste celle du discours hellénique vivant, et de l'archéologie culturelle qu'il pourrait peut-étre autoriser. La recherche exclusive d'une continuité avec l'antique, seul investi de valeur pour des raisons variées, en a déetourné les historiens, qu‘ils fussent grecs ou étrangers, occupés de Byzance ou de l’hellénisme postbyzantin *’. Ce sont la quelques-uns des moyens que !’on serait tenté de prendre pour dépasser l'ambiguité en fin de compte récente de la notion de « culture populaire » entre le social et l'ethnique, et retrouver une différenciation culturelle des niveaux sociaux dont, a Byzance comme ailleurs dans la chrétienté médiévale, les principes et les formes sont aujourd hui oubliés. Université de Paris X - Nanterre
275
VI
NOTES
1. Deux exemples de réflexion collective : Niveaux de culture et groupes sociaux, Paris-La Haye, 1967 ; Hérésies et sociétés dans l'Europe préindustrielle, XI°-XVIII® siécles, Paris-La Haye, 1968.
2. Pour l'Occident médiéval, l‘interrogation court a travers I‘ceuvre de Jacques Le GorF, cf. Pour un autre Moyen Age. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Paris, 1977, et celle de Georges Dusy, cf. Hommes et structures du Moyen Age. Recueil d’articles, Paris-La Haye, 1973 ;
L’An Mil, coll. « Archives », 30, Paris, 1967: Le temps des cathédrales. L’art et la société, 980-1420, Paris, 1976. _ 3. Je renvoie une fois pour toutes, malgré ses imperfections, a G. OstroGorsky, Histoire de l’Etat byzantin, nile éd. franc. Paris, 1976. 4. Voir, a titre d’exemples, Z. ANkor!, Karaites in Byzantium. The formative years, 970-1110, New York-Jérusalem, 1959 (cf. le compte rendu de G. Vaspa, Rev. Et. juives, 3° sér. t. 2 (119), 1961, pp. 173-177) ; G. Dacron, « Minorités ethniques et religieuses dans !'‘Orient byzantin a la fin du x° et au xi° siecle : immigration syrienne », Centre de recherche d‘histoire et civilisation de Byzance, Travaux et mémoires (cite dorénavant comme Travaux et mémoires), t. 6, « Recherches sur le x1° siécle », Paris, 1976, pp. 177-216. 5. Cf. la belle étude de H. GRUNDMANN, « Litteratus-illitteratus. Der Wandel einer Bildungsnorm vom Altertum zum Mittelalter », Arch. f Kulturgesch., 40, 1958. pp. 1-65. 6. S. G. KapsomMEnos, « Die griechische Sprache zwischen Koine und Neugriechisch », Ber. z. XI internat. Byzant. Kongr., Munich, 1958 (publ. 1960), II/1.
7. A. MIRAMBEL, « Pour une grammaire historique du grec médiéval: problemes et méthodes », Actes du 12° congreés internat. d'ét. byz., Belgrade, 1964, t. 2, pp. 391-403. 8. R. BROWNING, Medieval and modern Greek, Londres, 1969. 9. J. Bompaire, « Remarques sur la langue des actes d'archives, notamment a |’époque des Paléologues », Akten XI. intern. Byzant. Kongr., Munich, 1958, pp. 68-71. 10. G. W. H. Lamps, A patristic Greek lexicon, Oxford, 1961. 11. E. Kriaras, Ackixd tig usoatwvixie dranvuxiic Snumdous ypapuatelac, 1100-1669, 1-6, Thessalonique, 1969-19-78 (seuls parus). _ 12. H. Huncer, Aspekte der griechischen Rhetorik von Gorgias bis zum Untergang von Byzanz, Osterr. Akad. Wissensch. Phil.-Hist. K1., Sitzgb. 277/3, 1972. 13. H. Huncer, Prooimion. Elemente der byzant. Kaiseridee in den Arengen der Urkunden, Vienne, 1964. 14. H. Huncer, Die hochsprachliche profane Literatur der Byzantiner, t. | (Byzant. Handb., t. 5/1), Munich, 1978. 15. H. HUNGER, cit. n. préc., pp. 65-196 (« Geschichte u. Funktion der Rhetorik in Byzanz »). 16. H. G. Beck, Geschichte der byzantinischen Volksliteratur (Byzant. Handb. t. 2/3), Munich, 1971.
17. P. Lemerte, Le premier humanisme byzantin. Notes et remarques sur enseignement et culture a Byzance des origines au X® siécle, Paris, 1971.
18. Signalons dans ce domaine F.H. TiNNEFELD, Kategorien der Kaiserkritik in der byzantinischen Historiographie. Von Prokop bis Niketas Choniates, Munich, 1971. 19. Comparer la typologie occidentale d'aprés B. GuENE£E, « Histoire, annales, chroniques. Essai sur les genres historiques au Moyen Age », Annales E.S.C., 28, 1973, pp. 997-1016. 20. H. G. Beck, « Zur byzantinischen ‘Monchschronik’ », Speculum Historiale, Munich, 1965, pp. 188-197.
276 ,
21. Cf. Vétat de question d'l. Soruin, « La diffusion et la transmission de la littérature
t. 5, 1973, pp. 385-408. .
chronographique byzantine en Russie premongole du xi* au xiu* siécle », Travaux et mémoires,
Vi
22. R.J.H. Jenkins, « The classical background of the Scriptores post Theophanem », Dumbarton Oaks Papers 8, 1954, pp. 13-30. 23. P. J. ALEXANDER, « Secular biography at Byzantium », Speculum, 15, 1940, pp. 194-209. 24. A. P. Kazpan, « Hronika Simeona Logofeta » (La chronique de Syméon le Logothete), Viz. Vremen., 15, 1959, pp. 125-143. 25. A. P. Kazpan, « Iz istorij vizantijskoj hronografij X veka. | : O sostave tak nazyvaemoj ‘Hroniki Prodolzatelja Feofana’ » (Aspects de l'histoire de la chronologie byzantine du x‘ siécle. | : Sur la composition de I‘ceuvre dite ‘Chronique du Continuateur de Théeophane’), Viz. Vremen., 19, 1961, pp. 76-96. 26. A. P. Kazpan, cit. 2, « Istocniki L’va Diakona i Skilicy dlja istorij tret’ej cetverti X stoletija » (Les sources de Léon Diacre et de Skylitzes pour l'histoire du troisiéme quart du x° siécle), Viz. Vremen., 20, 1961, pp. 106-128. Une édition critique de Skylitzés a paru depuis, par les soins de H. Thurn (Berlin-New York, 1973). 27. La derniére porte sur Genesios, « ‘Kniga Carei’ i ‘Zisneopisanije Vasilija’ » (Le ‘Livre des Rois’ et la ‘Vie de Basile’), Viz. Vremen., 21, 1962, pp. 95-117. 28. Voir P. J. Zepos, « Die byzantinische Jurisprudenz zwischen Justinian und den Basiliken », Ber. z. XI intern. Byzant. Kongr., cit., V/1. 29. J. DE MALaFosseE, « L’Ecloga ad Prochiron mutata », Arch. d’hist. du droit oriental, 5, 1951, pp. 197-220. 30. J. DE MALarossE, « Le probleme de | édition des textes du Jus Graeco-Romanum », Actes du I®’ Congres intern. études class., Paris, 1951, pp. 251-254. 31. Description de quelques manuscrits juridiques grecs d'Italie par L. R. MENAGER, « Notes sur les codifications byzantines et | Occident », Varia, 3, 1958, pp. 239-303. 32. Cf. P. LEMERLE, « Esquisse pour une histoire agraire de Byzance: les sources et les problemes », Rev. Hist., 219-220, 1958 (ici 219, pp. 265-268). 33. N. Svoronos, La Synopsis major des Basiliques et ses appendices, Paris, 1964. 34. N. Svoronos, « Remarques sur la tradition du texte de la novelle de Basile II concernant les puissants », Zborn. Radova Viz. Inst., 8 (Mél. Ostrogorsky, 2, Belgrade, 1964), pp. 427-434. 35. Cf. Annuaire de I'Ecole pratique des hautes études, 4° Section, 1970, pp. 331-344. 36. On prendra connaissance de I‘ceuvre grace a J. MavroGorpatTo, Digenes Akrites, Oxford, 1956 (introduction substantielle, texte, traduction anglaise). 37. Cf. S. Kyriakipes, « Forschungsbericht zum Akritas-Epos », Ber. z. XI internat. Byzant. Kongr,, cit., If/2 ; H. F. Granam, « The Tale of Devgenij », Byzantinoslavica, 29, 1968, pp. 51-91 ; H. G. Beck, Gesch. byzant. Volksliteratur, cit., pp. 63-97. 38. E. Trapp, Digenes Akrites. Synoptische Ausgabe der daltesten Versionen. « Wiener Byzant. Studien » 8, 1971. Cf. le compte rendu trop acerbe de L. Potitis, « Digénis Akritas. A propos de la nouvelle édition de l'épopée byzantine », Scriptorium, 27/2, 1973, pp. 327-351. 39. Cf. GraHam, « Tale of Devgenij », cit., avec traduction. 40. Cf. Anthologie des chansons populaires grecques, introd. G. C. Spyripakis, D. A. PetroPOULOS, trad. et notes J. L. LECLANCHE, Paris, 1967. Beck, Byzant. Volksliteratur, cit., pp. 48-63. 41. A. Pertusi, « La poesia epica bizantina e la sua formazione : problemi sul fondo storico e la struttura letteraria del ‘Digenis Akritas’ », dans La poesia epica e la sua formazione, Acc. Lincei, Quaderni, 139, 1970, pp. 481-544 ; « Tra storia e leggenda : akritai e ghazi sulla frontiera orientale di Bisanzio », 14° Congr. intern. et. byz., Bucarest, 1971, Rapports, t. 2, pp. 27-72. 42. L. Pouitis, « L’épopée byzantine de Digénis Akritas. Problémes de la tradition du texte et des rapports avec les chansons akritiques », dans La poesia epica, cit., pp. 551-581. 43. H. G. Beck, « Der Leserkreis der byzantinische ‘Volksliteratur’ im Licht der handschriftlichen Uberlieferung », Byzantine books and bookmen, Dumbarton Oaks, 1975, pp. 47-67.
44. La paléographie grecque et byzantine, Coll. internat. du CNRS, n° 559, Paris, 1977, notamment NO:xonomipés, « Le support matériel des documents byzantins » (pp. 385-416), et J. Bompaire, « Quelques problémes de la paléographie des actes d'archives d’époque byzantine d’aprés les dossiers du Mont Athos » (pp. 417-422). 277
VI
45. F. DorGer, J. KaRAYANNOPULOS, Byzantinische Urkundenlehre, |. Die Kaiserurkunden, Munich, 1968.
46. R. DevreesseE, Les manuscrits grecs, Paris, 1954, a compléter par J. IRiGoin, « Les manuscrits grecs, 1931-1960 », Lustrum, 1962 (1963), pp. 7-93 et 332-335, et par les bibliographies annuelles de Scriptorium et de la Byzantinische Zeitschrift.
47. J. IRiGoin, « Pour une étude des centres de copie byzantins », Scriptorium, 12, 1958, pp. 208-227 ; 13, 1959, pp. 177-209. 48. Byzantine books and bookmen, cit. (N. Witson, « Books and readers in Byzantium », pp. 1-15; J. IRiGoin, « Centres de copie et bibliothéques », pp. 17-27: K. WEITZMANN, « The selection of texts for cyclic illustration in Byzantine manuscripts », pp. 69-109). 49. P. LEMERLE, Cing études sur le XI° siécle byzantin, Paris 1977, pp. 15-63. Le document est traduit et commente par Sp. Vryonis, « The will of a provincial magnate, Eustathios Boilas ». Dumbarton Oaks Papers 11, 1957, pp. 263-277.
50. A. Morratt, « Schooling in the Iconoclast centuries », dans /conoclasm, A. BRYER, J. Herrin eds., Birmingham, 1977. pp. 85-92. 51. Cf. H. AHRWEILER, « Un discours inédit de Constantin VII Porphyrogénéte », Travaux et meémoires, 2, 1967, pp. 393-404.
52. Observations suggestives de J. LErort, « Rhétorique et politique. Trois discours de Jean Mauropous en 1047 », Travaux et mémoires, 6, 1976, pp. 265-303. 53. S. ANTONIADIS, Place de la liturgie dans la tradition des lettres grecques, Leyde, 1939. 54. J. GoumttarRD, « Le synodikon de lorthodoxie : édition et commentaire », Travaux et mémoires, 2, 1967, pp. 1-316.
55. Voir I. SevCenxo, « Hagiography of the iconoclast period », dans Iconoclasm, cit.. pp. 113-131. Quelques indications dans E. PATLAGEAN, « L’histoire de la femme deguisée en moine et l'évolution de la sainteté feminine a Byzance », Studi medievali, 3° sér. 17/2, 1976, pp. 597-623.
Sur Syméon le « Métaphraste », cf. H.G. Beck. Kirche und _ theologische Literatur im byzantinischen Reich, Munich, 1959, pp. 570 ss. 56. P. P. JoanNou, Démonologie populaire, démonologie critique au XI° siécle a Byzance : la vie inédite de saint Auxence par Michel Psellos, Berlin. 1969 ; mais il faut toujours se reporter a K. Svosopa, La démonologie de Michel Psellos, Dissert. Brno, 1927. 57. Voir introduction et la bibliographie ajoutées par A. N. Oikonomides a J.-C. Lawson, Modern Greek folklore and ancient Greek religion. A study in survivals (1910), repr. New York, 1964.
278
L’extension des empéchements de mariage est un caractére original du droit médiéval chrétien, par rapport a ses origines bibliques ou romaines, par rapport méme a l'état justinien du droit romain!. Les documents que nous publions ici illustrent dans cette perspective la représentation et le vocabulaire de la parenté byzantine, et appellent, d’autre part, la comparaison entre le domaine byzantin et l’Occident du haut Moyen Age. On voudra bien voir dans notre étude une contribution a une enquéte historique possible sur la parenté dans les sociétés chrétiennes de la Méditerranée médiévale’. Des trois rubriques sous lesquelles le droit médiéval chrétien classe les empéchements de mariage : consanguinité, parenté par alliance, parenté spirituelle créée par le baptéme?, la premiere seule intéresse nos documents ; ce sont des schémas explicatifs des degrés de consanguinité que nous avons relevés dans des manuscrits
juridiques byzantins. Leur forme en croix et leur conception attestent, pensonsnous, une influence occidentale, que nous expliquerons par des contacts entre les deux cultures, dans les régions ott ceux-ci ont pu se produire, et avant tout en Italie méridionale. 1. Cf. J. Gaupemet, La Formation du droit séculier et du droit de l’Eglise aux IV® et Ve siécles, Paris, 1957, p. 210. Les antécédents romains sont définis dans F. GIRARD, Manuel élémentaire de droit romain, Paris, 1924, 7° éd., pp. 151-155. 2. E. CHAMPEAUX, « Jus Sanguinis. Trois fagons de calculer la parenté au Moyen Age », Revue Historique de Droit Francais et Etranger, 4® sér., XII, 1933, pp. 241-290, ouvre magistralement une perspective historique dans le Moyen Age chrétien. Malheureusement pour nous, son étude est située dans un domaine exclusivement occidental. 3. Sur le droit matrimonial d’Occident, A. Esmein, Le Mariage en droit canonique, 2° éd. mise a jour par R. Genestal, I, Paris, 1929, pp. 370-393. Sur le droit byzantin, J. DAUVILLIER et C. DE CLERcQ, Le Mariage en droit canonique oriental, Paris, 1936, pp. 123-125, et infra, p- 73, n. I sq.
Vil 60
*** Nous avons rencontré ces tableaux en poursuivant l’inventaire des manuscrits juridiques de langue grecque originaires d’Italie méridionale. On sait que, dans cette région ot! Lombards et Byzantins voisinent pendant le haut Moyen Age, sur laquelle s’abattent ensuite les Normands, out I’Islam taille des enclaves plus ou moins durables, et ot prospérent enfin des communautés juives, la juxtaposition des peuples se traduit par une riche complexité juridique ; le statut est personnel, et non territorial, ce qui est capital pour l’histoire de la région. Aussi le passé juridique de I’Italie méridionale a-t-il soulevé beaucoup de passion en Italie méme. La discussion s’enflamme au lendemain de |’Unité ; on oppose alors le fond romain a l’apport germanique ; des deux’ reconquétes byzantines, d’autre part, au vie et
au 1X siécle, la premiére seule parait chargée de la grande tradition juridique romaine. On voit l’importance de ces problémes dans les polémiques risorgimen-
tales sur la nation italienne, sur ses justifications historiques et culturelles, sur la place particuliére du Mezzogiorno dans son histoire?. Le débat scientifique n’est pas clos, et l’inventaire que nous préparons voudrait y contribuer’. Les manuscrits juridiques italo-grecs se signalent a la fois par une facture régionale‘, et par leur
contenu. Beaucoup d’entre eux, en effet, renferment des collections de textes compilées pour l’usage d’un juge ; le choix est donc variable dans une certaine mesure’. A coté de copies conformes du droit justinien et post-justinien apparaissent des morceaux d’origine locale, qui attestent avec plus ou moins de force des emprunts au contexte occidental®, et qui pourront, par la suite, pénétrer ainsi dans le domaine byzantin’. Plus tard, il est vrai, a partir du xuIé siécle, l’influence 1. Cf. J. Gay, L’Italie méridionale et VEmpive byzantin depurs l’avénement de Basile I* jusqu’a la prise de Bari par les Normands (867-1071), Paris, 1904. 2. Travaux de Brandileone, Schupfer, Tamassia, Ferrari dalle Spade, etc., et la controverse autour du Manuel italo-grec découvert par Brandileone dans les derniéres années du x1xe siécle (Prochivon Legum, éd. Brandileone-Puntoni, Rome, 1895). 3. Cf. la mise au point et les suggestions de L. R. MENAGER, « Les Compilations byzantines et l’Occident », Varia, III, 1958, pp. 239-303. 4. R. DEVREESSE, Les Manuscrits grecs de l’Italie méridtonale, histoive, classement, paléographie, Studi e Testi, 183, Citta del Vaticano, 1955; M. L. Concasty, « Manuscrits grecs originaires de l’Italie méridionale conservés a Paris », Atti VIII Congr. intern. Studi bizant., 1951, I (Studi Bizant. e Neoell., VII), 1953, pp. 22-34. 5. Cf. N. Svoronos, La Synopsis Major des Basiliques et ses appendices, Paris, P.U.F., 1964. 6. Le plus célébre, publié dés 1835 par K. E. Zacharia von Lingenthal, d’aprés le cod. Paris. gr. 1384 (cf. MGH, « Leges », in-fol., t. 1V, Hanovre, 1868, pp. 225-234) est la traduction grecque de dispositions pénales empruntées a l’Edit lombard. Cf. également notre étude, « Contribution a l’histoire des Juifs dans la Méditerranée médiévale : les formules grecques de serment », Revue des Etudes Juives, n.s. 1V (CX XIV), 1965, 1-2, pp. 137-156. 7. Tout code byzantin est suivi, dans les manuscrits, d’un ensemble de textes, souvent
assez courts, copiés les uns a la suite des autres; ils constituent son « appendice », qui l’accompagne d'un manuscrit a l'autre, et s’enrichit chemin faisant d’additions nouvelles ;
Vil UNE REPRESENTATION BYZANTINE DE LA PARENTE 61
occidentale s’étendra par d’autres voies dans toute la Méditerranée grecque, et une enquéte comme la notre devient beaucoup plus difficile. Nous voudrions montrer un emprunt de ce genre dans les tables de consanguinité cruciformes que nous publions ici. Elles sont aussi rares dans les manuscrits juridiques byzantins qu’elles sont nombreuses dans les manuscrits latins d’Occident, au point qu’il n’en existe pas, pour ces derniers, d’inventaire méthodique qui éclaire leur diffusion dans l’espace et le temps. Un classement typologique a été tenté par Haenel, sur la base des manuscrits de la Lex Romana Wisigothorum, ou
Bréviaire d’Alaric!. Il est repris par Conrat dans l’étude de quelques schémas latins, associés a des textes juridiques divers, mais tous antérieurs au XII® siécle ; d’ailleurs, Conrat s’attache surtout a restituer la tradition des textes eux-mémes depuis l’époque justinienne, et les schémas sont envisagés par lui dans cette perspective?. Prenant ici pour sujet les schémas byzantins relevés par nous, nous avons
utilisé les travaux de Haenel et de Conrat, et le choix de manuscrits qu’ils apportent ; mais nous avons constitué notre propre échantillon en examinant a la Bibliothéque Nationale la plupart des manuscrits latins contenant les textes cités plus loin, et en ajoutant quelques exemples isolés d’autres bibliothéques*. Les
schémas byzantins, d’autre part, sont les seuls que nous ayons trouvés dans un dépouillement, complet pour la Bibliothéque Nationale et la Biblioteca Marciana a Venise, poussé pour la Bibliothéque Vaticane ; l’existence des deux exemples de la Bodleian Library a Oxford était suggérée par le travail de L. R. Ménager cité plus haut. Autrement dit, la rareté des exemples byzantins peut déja passer pour un fait acquis, et l’influence occidentale dans les manuscrits ot ils ont été découverts peut étre soulignée comme une circonstance significative.
* *
Tous ces manuscrits, sauf le feuillet isolé qui figure sous notre n° 5, contiennent des mélanges de droit byzantins, du type que nous avons défini plus haut ; l’analyse détaillée de ces collections ne sera pas nécessaire ici. aussi l’étude de I’ « appendice » révéle-t-elle la vie du droit byzantin, cf. J. de MALAFossE, « Le Probléme de |’édition des textes du Jus Graeco-Romanum », Actes du I* Congrés international
d'Etudes classiques, Paris, 1951, pp. 251-254, et le méme cité infra, p. 63, n. 4. Beaucoup
de ces textes sont désormais d’un abord plus facile grace au travail de Svoronos, cité
p. 60, n. 5.
1. G. F. HAENEL, Lex Romana Wisigothorum, Leipzig, 1849, pp. XL-XCI. 2. M. Conrat (Conn), Geschichte der Quellen u. Literatur des rom. Rechts im frith. Mittelaltery, 1®* vol. (seul paru), Leipzig, 1891, pp. 316-319, et 631-642 ; du méme, Arbor Iuris frih.
Mittelalters mit eigenartigen Computation, Abhdl. k. preuss. Akad. d. Wissensch. Berlins, Phil.-Hist. K1., 1909, Abhdl. II, pp. 1-41. 3. Cf. les descriptions de F. BLUHME dans |’étude qui précéde son édition de la législation
lombarde (MGH, « Leges », loc. cit., pp. IX-xLvI), et a laquelle il faut se reporter le cas ; échéant pour les manuscrits cités sans description suffisante par Haenel et Conrat.
Vil 62
1) Le cod. Oxon. Bodl. 3399 (Selden, supva 11) (Pl. 1), désigné ci-aprés comme QO, est entré a la Bibliothéque Bodléienne dans le legs de John Selden
en 1654. Il daterait du x1 siécle, et son origine italienne est probable ; nous n’avons pu ]’examiner?. Le schéma se trouve au fol. 10’, en conclusion d’un texte sur les degrés de consanguinité, auquel nous reviendrons. 2) Le Venet. Marc. gr. Fondo Antico 172 (Pl. 2), désigné ci-aprés comme M, est bien connu déja des historiens du droit italo-méridional?. Sa facture italienne .ne fait aucun doute. Etranger au legs du cardinal Bessarion en 1472, qui forme
le premier noyau de la Biblioteca Marciana, il pourrait appartenir a un fonds plus ancien encore, peut-étre celui d’une librairie ducale, riche en ouvrages de droit’. C’est un recueil pratique ; terminé en 1175, il a été complété par une autre main, qui a copié sur le feuillet de garde postérieur le texte grec d’une Novelle de Roger II, roi de Sicile et de Calabre. L’écrivain se désigne luicméme comme « Jean humble notaire »*. Le manuscrit est relativement luxueux, ce qui n’étonne pas chez un pareil personnage, grand, soigneusement orné ; au fol. 27%, aprés la table des matiéres du recueil, un frontispice réunit au schéma, situé dans la partie
inférieure du champ, les images des empereurs législateurs, Justinien d’un cété, Léon III et Constantin V de l’autre, siégeant sous des arcades, en compagnie de deux patrices debout'. 3) Le Paris. gr. 1391 (Reg. 3538) (Pl. 3), désigné ci-aprés comme P, a été 1. Nous remercions Miss Ruth Barbour, de la Bibliothéque Bodléienne a Oxford, pour les renseignements qu’elle a bien voulu nous communiquer. Sur les manuscrits juridiques byzantins de cette bibliothéque, cf. K. E. ZACHARIA von LINGENTHAL, en appendice a son édition du Prochivos Nomos, Heidelberg, 1837 ; notre n° I aux pp. 329-331. 2. Cf. MENAGER, art. cit., pp. 252-253.
3. Nous devons cette hypothése au Professeur E. Mioni, de Padoue, qui prépare un catalogue moderne des manuscrits grecs de la Marcienne. 4. Fol. 256V (dua yerpdg “Iwdvwov evdvtedode votaplov). L’épithéte accompagne fréquemment le nom du notaire rédacteur dans les actes grecs d’Italie méridionale (Trinchera, Syll. Graec. Membran., CLXXXI, a. 1173; CCVI, a. 1181; CCX XXII, a. 1192), et plus encore
peut-étre de Sicile (Spata, Dipl. greci ined. Bibl. Comunale di Palermo, I 5, a. 1178; I 6, a. 1193 ; III 2, a. 1176; Dipl. greci sicil. ined. ult. ser. VIII, a. 1154) ; elle semble indiquer un clerc, cf. Spata, Dipl. gr. sicil. III, a. 1139 (un prétre) ; Dipl. gr. ined. IV 4, a. 1141 (un moine).
Sur le notarios en Italie méridionale et en Sicile aux époques byzantine et normande,
cf. G. FERRARI, I documenti grect medioevali di dintto privato dell’Italia meridionale, etc., Byzant. Archiv. IV, Leipzig, 1910, pp. 8-15. C’est en effet le plus souvent un ecclésiastique, auquel la rédaction de l’acte est confiée 4 cause de son instruction, et plus particuli¢érement de ses connaissances juridiques. Cette compétence se manifeste d’ailleurs parfois par des fonctions plus importantes que celles de simple rédacteur : « notaire et juge » dans des actes de 1136 (Spata, Perg. gr. Arch. Palermo ser. I, XVIII), de 1149 (Trinchera, App. ITI), de 1189 (Trinchera, CCX XVI). Il va sans dire que nous ne pouvons identifier notre personnage ; signalons, comme possible par sa date, un notaire Jean, fils de juge, attesté a Draina, en Sicile, par un acte de 1185 (Spata, Dipl. gr. sicil. XVII). D’aprés DEVREESSE, cependant, la facture de ce manuscrit le rattacherait au groupe de Reggio de Calabre (op. cit., p. 38, n. 1). 5. Cf. infra, p. 73, n. 4, reproduit dans K. et S. LAKE, Dated Greek minuscule manuscripts II, Cambridge, Mass., 1934, Pl. 91, cf. notice n° 50.
VII UNE REPRESENTATION BYZANTINE DE LA PARENTE 63
écrit a Chypre dans le dernier tiers du x11I® siécle, pendant la domination des Lusignan!. Un feuillet en téte du manuscrit donne la version grecque d’une bulle pontificale en date du 3 juillet 1260. Par ce texte, le pape Alexandre IV définissait la compétence des quatre cours épiscopales grecques qui se partageaient désormais Pile, et qui jugeraient les litiges entre Grecs avec droit d’appel devant les tribunaux é€piscopaux latins?. Le manuscrit a sans doute appartenu a l’une de ces quatre cours, probablement celle d’Arsinoé et Paphos, dont l’évéque est fréquem-
ment mentionné dans les procédures qui s’y lisent. En effet, ce manuscrit a Voriginalité d’ajouter aux textes plus ou moins habituels des parties pratiques, procédures relatives au mariage et aux motifs de dissolution (fol. 10-32%), réponses sur des cas de consanguinité (fol. 113-120’). Un texte sur ce méme sujet, aux fol. 205¥-
206, suit notre schéma (fol. 205) ; c’est celui que nous avons signalé a propos de O. On retrouve une image des empereurs législateurs Léon III et Constantin V au fol. 204’, tandis que Justinien figure au fol. 179 en téte de 1’ Eclogeé?. 4) Le cod. Oxon. Bodl. 264 (Roe 18), désigné ci-aprés comme B, a été copié en 1349 par Constantin Sophos. Il appartenait au xvIie siécle au monasteére de la Trinité en Vile de Chalce, et fut donné a la Bodléienne par Sir Thomas Roe, ambassadeur britannique a Constantinople, en 1628. I] n’a certes rien d’italien. Mais il semble avoir copié successivement, comme il arrive, deux modeles distincts.
La premiere partie (fol. 21-191), qui nous intéresse seule et dont notre schéma occupe le dernier feuillet, contient une compilation byzantine provinciale, dite Eclogé ad Prochiron mutata par les historiens du droit. Une étude récente a cherché
a en montrer l’origine italienne‘ ; son plus ancien témoin est un manuscrit italogrec célébre, le Paris. gr. 1384, daté de 1166; son contenu est caractéristique. Notre schéma, au fol. 191, conclut le méme texte que dans le Bodl. 3399 (notre - n° 1), Il est aisé de supposer a cette partie du manuscrit un modele italien. 5) Le Paris. Supplément grec 623 (Pl. 4) est un manuscrit du xI® siécle. Plus tard, pour consolider son dernier folio (fol. 216), on a utilisé un feuillet de papier, dépourvu de filigrane (fol. 217), au recto duquel se trouve un schéma de consanguinité qui, toujours cruciforme, semble affecter l’apparence d’une facade d’église. xy. Manuscrit étudié par K. SaTuHas, Mec. BBA. VI, Paris, 1877, pp. eB’ — pr’ (publication partielle, 1bzd., pp. 514-585) ; cf. J. DARRouzES, « Manuscrits chypriotes de la Bibliotheque Nationale », Revue des Etudes Byzantines, VIII, 1950, p. 187, selon lequel le manuscrit aurait pu étre apporté en Occident par le copiste Jérdme Traoudistés, entre les mains de qui il se trouvait en 1541. 2. Cf. J. Hiri, A History of Cyprus, II, Cambridge University Press, 1948, pp. 1059-1060. 3. Cf. infra, p. 73, n. 4.
4. J. de Mararosse, « L’Eclogé ad Prochiron mutata », Archtves d’Histoire du Droit Oriental, V, 1950-1951, pp. 197-220. 5. Cf. tbid., et notre étude citée plus haut, p. 60, n. 6 ; nous pensons revenir aux influences occidentales dans ce recueil 4 propos de |’Eclogé « mosaique ». Discussion critique de l’origine italienne par MENAGER, art. cit., pp. 258-263, qui tire entre autres argument du manuscrit B ; mais celui-ci n’est qu’une copie, dont il faut souligner la date relativement tardive.
vil 64
Un texte courant au verso prouve que ce feuillet a été lui aussi détaché d’un manuscrit ; il daterait du xv siécle. La reliure, peu ancienne (XvIII®e siécle ?) est
de style oriental. En effet, Minoide Mynas a rapporté ce volume de Constantinople, ot il lui avait été confié par le secrétaire du patriarche de Jérusalem?. Par leur situation dans leurs manuscrits respectifs, a l'exception, évidemment, de S, nos schémas se classent en deux groupes : les schémas M/P d’une part, isolés de tout contexte juridique, sont associés a l’image des empereurs législateurs, et traités en ornements signifiants, comme celle-ci ; ainsi s’explique, on le verra,
qu’ils soient détériorés, fautifs, diversement d’ailleurs : si le copiste de M est surtout coupable de distraction, qu’il rattrape tant bien que mal, celui de P accumule tant de lacunes que son ceuvre est inutilisable. Les schémas O/B, d’autre part, illustrent effectivement un texte applicable aux empéchements de mariage ; il s’intitule « Des degrés de parenté d’aprés le livre III des Institutes », et sa derniére phrase annonce que le schéma doit suivre. Au demeurant, la forme, la composition, et la terminologie des cing schémas remontent a un modéle unique; un autre classement apparait si l’on consideére le contenu du schéma : d’un coté O, le plus ancien témoin, et le meilleur, sert de base a |’édition que l’on trouvera plus loin, suivi de M, qui lui est apparenté ; de l’autre, B/S, et déja le modéle de P, ont
subi dans une série de termes un remaniement savant. Mais nous reviendrons a cela en étudiant la terminologie du schéma byzantin ; c’est sa typologie qui retiendra la premiére notre attention. I
Dés l’abord nous annoncions la comparaison avec les avbores 1uris des manu-
scrits latins ; des exemples nombreux en milieu occidental, insolites en milieu byzantin, voila, semble-t-il, un constat d’influence tout prét a étre dressé ; et cela _d’autant plus que les manuscrits grecs présentés plus haut ont pu étre touchés, a des degrés divers, par la culture occidentale. Indiquée par nous de seconde main pour O, la chose nous parait probable pour le modéle de B dans la partie qui nous intéresse, certaine pour M et P ; seul S ne peut fournir en son état aucun argument
dans un sens ou dans l’autre. Nous pouvons donc légitimement mettre nos exemples byzantins en face des séries occidentales, pour en étudier ici la typologie,
et, plus loin, la terminologie et le mode de recensement de la prohibition, trois aspects liés entre eux du méme modeéle.
La date probable de notre plus ancien témoin (O) détermine une premiére 1. Nous remercions Mlle Marie-Louise Concasty, conservatrice aux manuscrits grecs de la Bibliothéque Nationale, qui a bien voulu examiner ce manuscrit avec nous. 2. Lettre de Mynas a Fougére, au Ministére de l’Education Nationale, datée de Salonique, le 5 février 1841 (Paris. Suppl. gr. 1251, fol. 43%-44).
3. Cf. infra, p. 76.
Vil UNE REPRESENTATION BYZANTINE DE LA PARENTE 65
limite de la comparaison : nous écartons d’emblée les manuscrits du Décret de Gratien (entre 1140 et 1142)}. Si l’on considére la source juridique du schéma, les manuscrits qui restent peuvent se diviser en deux groupes. La premiere tradition, purement occidentale, est issue des Sententiae Pauli? ; la seconde, commune a |’Occi-
dent et a Byzance, des Institutes de Justinien®. Au reste, quand ces deux textes de base définissent les degrés de consanguinité, ils se proposent en fait de déterminer non pas les prohibitions de mariage, mais les régles de succession. C’est Voriginalité du haut Moyen Age que de les avoir détournés vers la fin nouvelle qui prenait alors, on l’a vu, une importance auparavant inconnue. Le paragraphe des Sententiae est repris par Isidore de Séville au vile siécle, plus exactement avant 6364, et illustré de diagrammes des les plus anciens manuscrits®. II se retrouve dans le contexte du droit barbare, soit par emprunt dans le texte de la législation®, soit par reproduction, en téte des codes manuscrits, du passage illustré d’Isidore, ou méme des seuls schémas’. Enfin, Isidore sert de base, sur ce point, au Décret de Burchard de Worms (entre 1008 et 1012)8. Le paragraphe des Instt-
tutiones se rencontre dans des recueils dont nous soulignons dés maintenant lorigine italienne, la Lex Romana canonice compta (premier quart du IX€® siécle)®,
le Liber Papiensis (premiere moitié du 1x® siécle)!° ; on peut ajouter l’Epitome Luliani', résumé en latin des Novelles de Justinien, qui circule en Italie dés le trés haut Moyen Age, sans que son origine soit établie avec certitude??. 1, Cf. P. FOURNIER et G. LE Bras, Histoire des collections canoniques en Occident depuis les Fausses Décrétales jusqu’au Décret de Gratien, 2 vol., Paris, 1931-1932 ; tout dépouillement
systématique des schémas occidentaux devrait prendre comme guide cet ouvrage fondamental. Sur les textes juridiques médiévaux, Fr. CaLasso, Medio Evo del Diritto. I, Le Fonti (seul paru), Milan, 1954. Sur leurs éditions et la facgon de les citer, cf. Ius Romanum Medii Aevt, Pars I, 1a-d, Milan, 1961 (R. FEENSTRA et G. Rossi, Index A bbreviationum et de modo citandi fontes, pp. 25-118). 2. Sent. Pauli IV, 11 (cf. Paulus, Dig. 38, 10, 10, 18). Sur cette ceuvre, cf. GAUDEMET, op. ctt., pp. 88-89.
3. Institutiones III, 6. Sur la tradition manuscrite des Institutiones, cf. les éditions classiques de P. KRUEGER, Berlin, Weidmann, et de P. E. Huscuxe, Leipzig, Teubner. 4. Isid. Orig. IX, 6 (PL 82, col. 357 sq.). Cf. J. FONTAINE, Isidore de Séville et la culture classique dans l’Espagne wisigothique, 2 vol., Paris, 1959. 5. Sur l’authenticité de ces schémas dans la tradition propre d’Isidore, cf. CHAMPEAUX,
art. cit., p. 274, N. I, 2 et 3.
6. Lex Romana Wisigothorum (Bréviaire d’Alaric) IV, 1, 1-7, éd. Haenel, p. 408. 7. Cod. Lugd. Bat. B. P. 114, s. 1x, fol. 1-8 (Bréviaire d’Alaric) ; cod. Mutin. Ord. I, 2, s. 1x, fol. 2-4¥ (Edit lombard). 8. Decr. Burch. VII, 10, « De Incestu », PL 140, col. 781, et FOURNIER-LE Bras, op. cit., pp. 407-408, sur l’altération imposée par Burchard au texte d’Isidore. g. Ed. C. G. Mor, « Lex Romana canonice compta ». Testo di leggi romano-canoniche del sec. IX pubblicato sul MS parigino Bibl. Nat. 12448 (Pavie, 1927). 10. Ed. BLuuyME, MGH, « Leges », in-fol., t. IV, op. ctt., pp. 235-289; d’un intérét particulier pour nous le cod. Londin. B. M. Add. 5411 (Ayscough), s. x11 (schéma au fol. 192). 11. Ed. G. F. HAENEL, Juliant Epitome latina Novellarum Iustiniani, Leipzig, 1873. 12. A citer notamment le cod. Vercell. Eccl. maior. 122, s. x (schéma au fol. 157).
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Vil 66
Le classement typologique des schémas de consanguinité, indépendamment de la source juridique, atteste d’une part des variantes structurales d’un méme modéle, d’autre part des types isolés et relativement indépendants, ou du moins qui ne se laissent pas intégrer a une structure. Un inventaire poussé des schémas de consanguinité dans les manuscrits latins dégagerait peut-étre une répartition géographique; nous constatons qu’en l'état actuel de notre enquéte, seul le modéle structuré intéresse la comparaison avec les exemples byzantins ; 11 semble d’ailleurs
le plus important dans le domaine latin lui-méme. I] est donc inutile de détailler ici les types qui ne s’y rattachent pas!. Signalons seulement, parce qu'elle n'est pas sans rapport avec notre schéma S, une forme en grille?, qui peut se transformer
en facade avec arcatures, elle aussi inscrite rectangulairement dans la page’. Ce dernier cas, cependant, n’est pas celui de S, qui repose en réalité sur la forme en croix. Nous allons maintenant analyser briévement la structure occidentale de cette derniére, avant de tenter la confrontation avec nos exemples byzantins. *
*x *
Le modele occidental du schéma de consanguinité cruciforme se présente sous trois aspects, l’arbre, l’homme, la croix qui les recéle implicitement en elle l’un et l’autre. Le lien structural entre ces trois symboles est familier a l’outillage mental
médiéval, et susceptible, peut-étre, d’une interprétation historique, et non seulement analytique, pour le sujet qui nous occupe. Ce modeéle est en effet, lui aussi, une innovation du trés haut Moyen Age. La source juridique romaine propose l'image des degrés d’une échelle, qui est purement pratique et dépourvue de valeur propre‘. Mais dés le vi11® siécle, dans le plus ancien manuscrit d’Isidore de Séville®, la forme en croix apparait, et le copiste du Paris. lat. 12448 (Pl. 5), au début du 1x® siécle, témoigne qu’il la comprend bien comme telle, et qu’1l la trouve
déja dans le manuscrit des Institutiones qui lui sert de modeéle a cet endroit®. L’image de l’arbre des générations se trouve, bien avant le Décret de Gratien, dans le texte du méme Isidore’. Dans des manuscrits latins du 1xX® siécle, le schéma est figuré et colorié comme un arbre, avec un tronc, et un feuillage inscrit dans un 1. Différents types de schémas sont reproduits avec le texte d’Isidore, PL 82, col. 359-360 (trapéze avec escaliers), 361-362 (croix), 363-364 (diagramme concentrique). 2. Paris. lat. 4410, s. 1x, fol. 4¥ (Bréviaire d’Alaric) ; Paris. lat. 14743, s. x11 ex., fol. 94 (Isidore de Séville). 3. Paris. lat. 17161, s. x11 ex., fol. 79 (Isidore de Séville). 4. Dig. XX XVIII 10, 10, § 10: « Gradus autem dicti sunt a similitudine scalarum », etc. 5. Cod. Guelferb. 64 Weiss. 2° (4148), fol. 141. 6. Paris. lat. 12448, fol. 112, « De Gradibus Cognationis, tit]. VI ex lib. III Institutionum » ; au fol. 112’, le paragraphe est suivi d’une note « Hec crux fieri debuit », tandis que le schéma, faute de place, a été reporté en face, au fol. 113 qu’il occupe entierement. 7. Isidore, loc. cit., PL 82, col. 360 : « Stemmata dicuntur ramusculi quos advocati faciunt in genere cum gradus cognationum partiuntur », etc. Cf. supra, p. 65, n. 5.
Vil UNE REPRESENTATION BYZANTINE DE LA PARENTE 67
triangle a large base (Pl. 6 et 7); l’image est commentée en 874 par les Actes du II¢ concile de Douci, et plus tard par Burchard de Worms’. La relation structurale entre l’arbre et la croix prend tout son sens quand on considére le troisiéme
aspect, c’est-a-dire homme. Celui-ci, en tout état de cause, apparait bientdt comme le Christ lui-méme : si la chose n’est pas certaine encore dans un manuscrit
espagnol d’Isidore de Séville, achevé a Silos en 1072 (PI. 8)3, elle le devient dans deux manuscrits de Burchard de Worms, l’un du xI1® siécle également (Pl. 9)!,
et l’autre du xue&>. L’interprétation s’épanouit dans un manuscrit italien du XIvé siécle, qui prolonge la méme série® : au fol. 199’, un grand Christ emplit toute la page, et soutient de ses bras étendus le schéma cruciforme ; au fol. 200, l’origine
céleste des prohibitions de mariage est manifestée par les rinceaux qui rattachent les médaillons du tableau rectangulaire au Christ et a la Vierge, représentés en haut du champ sur leurs trénes célestes. Faut-il aller plus loin, et retrouver dans cette figure humaine ]’ancien comput germanique des générations, qui aurait pris pour base les articulations du corps humain ? C’est vraisemblable. Mais ce probléme passionnant n’est pas de notre sujet, ni de notre compétence ; nous nous bornerons a faire en passant quelques remarques de seconde main. Il n’y a aucune difficulté a supposer que I|’interprétation chrétienne de la figure a été faite a posteriori. Cependant, les textes allégués
par Esmein dans son histoire du droit matrimonial d’Occident ne satisfont pas entiérement le lecteur. Les législations germaniques en langue latine antérieures a l’An Mil sont en fait peu explicites’. Esmein cite ensuite, il est vrai, un passage de Pierre Damien, dont le traité De Parentelae Gradibus, au milieu du xI® siécle, défend le comput canonique, notoirement marqué par l’influence germanique, contre la résurrection du comput romain ; et en effet Pierre Damien décrit comme traditionnelle une computation fondée sur la figure humaine’. Mais une descripI. Paris. lat. 4410, fol. 2 (Bréviaire d’Alaric), Paris. lat. 10292, fol. 93 (Isidore de Séville) ; ce dernier exemple porte en exergue le texte cité a la note précédente. 2. Nous reproduisons ici les deux textes, qui sont cités par ConraT, Arbor Turis, celui du concile de Douci : « Et arbor iuris legis Romanae, ecclesiasticis concordans legibus, a praecedentibus et subsequentibus, dextra laevaque, usque ultra (ad) septimum gradum », etc. (Mansi, Concilior. Ampl. Coll. XVII, 285), et celui de Burchard : « Filius et filia, quod est frater et soror, sit ipse truncus. Illis seorsum seiunctis ex radice illius trunci aggrediuntur isti ramusculi, nepos et neptis prima », etc. (PL 140, col. 781) ; nous en faisons état, bien entendu, uniquement pour |’image de l’arbre, et non pour le contenu juridique. 3. Paris. lat. 2169, fol. 195. 4. Paris. lat. 9630, fol. 118. 5. Paris. lat. 3861, fol. 879. 6. Paris. lat. 3887 (Décret de Gratien). 7. Seul s’y trouve attesté le terme de genu, genucula, qui semble d’ailleurs effectivement prendre le sens général d’ « articulation » (Edict. Rotar. 153, Lex Salica XLIV, 9, 10; Lex
Ribuaria LVI, 3). |
8. Pierre DamiEN, De Parentelae Gradibus, chap. II (PL 145, col. 193); voici les termes de ce texte : « Quod instar humant corports sex gradibus consanguinitas terminetur... competens
vil 68
tion complete de cette computation dans un contexte spécifiquement germanique nest pas signalée par le méme Esmein avant le Sachsenspregel, rédigé entre 1220 et 1235!. Souhaitons qu’un historien de l’Occident consacre a cette question une
étude méthodique ; nous ne résistons pas a sortir des limites de la nétre pour proposer l’hypothése suivante : si l’antiquité germanique de la computation sur figure humaine s’avére prouvée et précisée, la structure du schéma en croix latin peut s’expliquer comme I’ceuvre d’une histoire qui trouve en elle sa conclusion : la croix, ’homme et l’arbre se réunissent a nos yeux dans une opposition surmontée entre la tradition juridique romaine et l'innovation chrétienne, entre la tradition juridique romaine et la culture germanique. Quoi qu’il en soit, l’ampleur du développement occidental mettra le lecteur a méme d’apprécier la conclusion restrictive a sanctis doctoribus meta praefigitur, scilicet ut quousque est successionum reperire vocabula,
duret etiam nihilominus parentela. Unde mos inolevit, ut sub figura humani corporis illa consanguinitatis descriptio pingeretur. Sicut enim corpus hominis sex infra, totidemque supra, qui et ipsi dicuntur ex latere, articulis constat, unde et ¢ sexus dicitur, qui in medio est, quasi sextus ; quod nimirum a secundis manuum, sive pedum digitis facile est invenir1 : ita nimirum et illa successionis humanae figurae », etc. Sur les circonstances de cet écrit, cf. CaLasso, Medio Evo del Diritto, p. 282.
1. Sachsenspiegel I, 3, § 3 (éd. K. A. Eckhardt, Sachsenspiegel Landrecht, Germanenrechte n. f. V1, Gottingen, 1955, pp. 74-76, avec références au Décret de Gratien) ; nous croyons bien faire en proposant ce trés beau texte a l’attention du lecteur : « Nu merke we ok war diu
sibbe beginne unde war siu lende. In deme hovede is besceden man unde wif to stande, de eleke unde echteleke to samene komen sin. In des halses lede de kindere, de ane tweiunge vader unde muder geboren sin. Is dar tweiunge an, de ne mogen an eneme lede nicht bestan, unde scricket an en ander let. Nemen twene brudere two sustere, unde de dridde bruder en vremede wif, er kindere sin doch gelike na, er iewelk des anderen erve to nemene, of se evenbordich sin. Ungetweider bruder kint de stat an deme lede, dar sculdere unde arm to samene gat ; also dut de suster kint. Dit is de erste sibbetale de men to mage rekenet : bruder kint unde suster kint. In deme elemboge steit diu andere ; in dem lede der hant diu dridde ; in deme ersten lede des middelsten vingeres diu virde ; in deme anderen lede diu vifte ; in dem dridden lede des (selven) vingeres diu seste. An deme sevenden steit en nagel unde nicht en let, dar umme lendet dar de sibbe unde hetet nagelmage. Diu twischen dem nagele unde deme hovede sek to der sibbe gestoppen mogen an geliker stat, de nemet dat erve gelike. De sek naer to der sibbe gestoppen mach, de nimt dat erve to voren. » (Nous observerons aussi ot la lignée commence et ot elle s’achéve. La place qui revient 4l’homme et 4 la femme unis par un mariage légitime est la téte. Le cou est pour les enfants qui sont nés sans désunion du pére et de la mere (2.e. d'un premier lit). Sil y a désunion, ils (2. e. les enfants d'un second lit) ne peuvent se trouver a la méme place, et ils sautent 4 une autre place. Si deux fréres prennent deux sceurs, et le troisiéme frére une femme étrangére, leurs enfants sont pourtant également proches, chacun d’eux est apte a prendre l’héritage de l’autre, s’ils sont de naissance semblable. L’enfant de deux fréres sans désunion (1. e. qui ne sont pas des demi-fréres) a sa place 1a ot l’épaule et le bras s’articulent ; de méme |’enfant de la sceur. C’est le premier degré de parenté que l’on compte dans la ligne latérale : enfant du frére et enfant de la sceur. Le second se trouve au coude ; le troisi¢me a la main ; le quatriéme a la premiére phalange du medius ; le cinquiéme a la seconde phalange ; le sixiéme 4a la troisitme phalange du méme doigt. Pour le septiéme il y a un ongle et non un membre, c’est pourquoi la parenté s’arréte la, et il y a parenté par l’ongle. Ceux qui se placent dans la parenté entre l’ongle et la téte au méme endroit pren-
nent l’héritage de méme facon. Celui qui se met a4 la place la plus proche de la lignée
prend l’héritage en premier.) (Traduit par E. Mazingue, Chargé d’enseignement a la Faculté des Lettres et Sc. hum. de Lille, que nous remercions amicalement ici.)
Vil UNE REPRESENTATION BYZANTINE DE LA PARENTE 69 a laquelle conduit au contraire ]’examen des exemples byzantins rassembleés ici : seule la croix, dépouillée de tout élément figuratif, est utilisée par eux ; et la comparaison occidentale s’en trouve si étroitement limitée qu’elle peut paraitre a premiére vue incertaine. C’est a cette difficulté centrale que nous nous attacherons maintenant.
* *
La forme en croix est la plus anciennement attestée dans l’une et l’autre tradition juridique dont procédent les manuscrits latins; elle apparait dés le ville siécle, on l’a vu, dans le plus ancien manuscrit d’Isidore de Séville, et dans le modele de la Lex Romana canonice compta. Chaque génération ajoute un degré, et une case, en droit romain ou romanisé d’Occident, comme en droit byzantin :
cest Vhéritage du commun ancétre*. Une divergence va cependant s’instaurer : la tradition strictement occidentale, issue d’Isidore de Séville, ajoute un septiéme degré au schéma, et construit en outre celui-ci sur une base différente, placant loncle et non le frére a coté du pére, et symétriquement pour la mére. Sans nous
attarder a ces innovations, qui tiennent au développement propre des droits d’Occident, nous soulignerons que, si les schémas byzantins s’en tiennent toujours
a six degrés, et au frére placé a cété du pére, il en est de méme de la tradition latine issue des Jnstitutiones ; voila encore un critére décisif, et en méme temps ambigu, dans le tri des influences occidentales possibles. I] s’agit évidemment du nombre des générations inscrites dans le tableau, et non du calcul des degrés de consanguinité séparant deux individus situés n’importe ot: dans celui-ci; le schéma se préte, en effet, indifféremment au calcul de 1’Eglise romaine et a celui de l’Eglise byzantine. Mais le nombre des générations retenues par lui concerne en fait surtout la terminologie, et ne compte pas pour le classement typologique. L’étude du type latin devrait tenir compte de certaines particularités. La croix peut étre ornée, sommée d’un oiseau (PI. 10)’, flanquée de grands oiseaux debout dans les quatre parties du champ (Pl. 11)*, portée par de petits hommes-cariatides’, juchée sur quelques marches®, etc. Le schéma en croix peut faite partie d’une série
qui comprend également les types étrangers au modeéle cruciforme’. Tout cela 1. Cf. supra, p. 65, n. 9. 2. Institutiones III, 6, § 7 (texte cité tnfrva, p. 79, n. 3). 3. Paris. lat. 10293, s. x, fol. 99Y (Isidore de Séville). 4. Mutin. Ord. I, 2, s. 1x ex. (Edit lombard), fol. 4v. 5. Paris. lat. 3860, s. x1, fol. 65 (Burchard de Worms), ot l’on doit peut-étre voir un souvenir estropié du type anthropomorphe. 6. Paris. lat. 12449, s. xu, fol. 107 (Burchard de Worms). Ce type pourrait étre un avatar du type Haenel IVd, et rappelle en tous cas notre schéma byzantin S. 7. Cf. supra, p. 65, n. 5 et p. 66, n. 1. Cette série semble, d’aprés nos sondages, illustrer uniquement la tradition issue d’Isidore, et jamais celle des Instttuttones, quel que soit, d’ailleurs, le contexte du manuscrit ; cf. p. ex. Lugd. Bat. B. P. 114 (s. 1x), Paris. lat. 10293 (s. X), 17160 (Ss. XII), 17161 (Ss. XII ex.), qui ont déja été cités.
Vil 70
demeure inconnu de nos exemples byzantins. En revanche, si on oppose a la grande
majorité d’entre eux une petite série de manuscrits occidentaux que nous allons
décrire, on voit reparaitre le classement qui opposait, parmi nos manuscrits byzantins, et abstraction faite de S, d’une part M et P, de l’autre O et B. Dans ces derniers, on s’en souvient, le schéma, issu d’un texte, avait pour fonction d’illustrer celui-ci ; ainsi fait-11 dans les manuscrits de la Lex Romana canonice
compta, et d'Isidore de Séville. M et P, au contraire, se rapprochent de facon suggestive de manuscrits des législations barbares, ot le schéma est associé a l’image de l’empereur législateur héritée de Rome, soit sur le méme folio, soit a peu de distance, et le plus souvent non loin du début (Pl. 12). De tels manuscrits associent de la sorte l’image du droit impérial et celle du droit canon dans une décoration chargée de sens et de valeur. L’intimité des deux droits, constante
dans le monde byzantin, se manifeste, en Italie et en France, pendant le haut Moyen Age?. II s’ensuit que les décorateurs de M et de P, l’un en Italie méridionale a l’époque normande, l’autre a Chypre sous les Lusignan, ont pu reconnaitre leur
bien dans un modéle occidental ; nous penserions méme volontiers que P, de format relativement réduit, a réparti entre plusieurs folios Villustration qu’un modeéle grec plus ancien, italo-grec en fait, réunissait en une seule composition a l’instar de M, c’est-a-dire Justinien, Léon et Constantin, et le schéma en croix. Comme on pouvait l’attendre d’une imitation étrangére, M et P ont exagéré le caractére décoratif du schéma, au détriment de la signification. Le schéma de M, sans étre vraiment erroné, n’est pas exempt d’accidents ; d’autre part, il est réuni sur le frontispice aux images des empereurs, alors que, dans le méme manuscrit, se trouve aux fol. 116-117 le texte dont le schéma est issu dans les manuscrits
O et B. Le schéma de P, pour sa part, est tout a fait fautif ; attentif seulement a la forme, le copiste qui l’a soigneusement écrit et rehaussé de jaune et de vermillon, l’a laissé outrageusement incomplet, et l’a isolé de son support textuel en le placant avant celui-ci. Dans le méme manuscrit, lillustration véritable des prohibitions de mariage pour consanguinité se trouve aux fol. 113-1207 (Pl. 13-14), associée a l’étude de cas particuliers, et elle prend des formes purement utiles, sans aucun rapport avec le modele en croix, ni, bien entendu, avec les autres types occidentaux. Au surplus, croquis et textes appartiennent, par la terminologie et le comput de la prohibition qui est indiqué, a la tradition purement 1. Paris. lat. 4412, s. 1x ex.-x (Lex Romana Burgundiorum, Bréviaire d’Alaric), fol. 76V-77, ot: le schéma n’est d’ailleurs pas une croix ; Lugd. Bat. B. P. 114, s. 1x (Bréviaire d’Alaric), fol. 1-8 d’une part, 17% de l’autre. Londin. B. M. Add. (Ayscough) 5411, s. x11 (Liber Papiensis), fol. 116 et 192.
2. Cf. C. G. Mor, « La reazione al ‘ Decretum Burchardi ’ in Italia avanti la riforma gregoriana », Studi Gregoriani, I, 1947, pp. 197-206. 3. Nous publierons dans les Cahiers Archéologiques une étude sur l'image des empereurs législateurs dans quelques manuscrits juridiques byzantins, et les influences occidentales que l’on peut y retrouver.
VII UNE REPRESENTATION BYZANTINE DE LA PARENTE 71
byzantine, dont se séparent au contraire les schémas byzantins en croix, comme nous le montrerons plus loin ; et ainsi s’explique que le schéma de P, au contraire, demeure étranger au contenu du manuscrit et n’y joue aucun réle pratique. 4x La premiere partie de notre étude, consacrée a la typologie du schéma, touche
a sa conclusion. Elle fournit a l’hypothése d’une imitation occidentale par les schémas byzantins les arguments suivants. A considérer l’origine des manuscrits, ces schémas ne sont attestés jusqu’a présent qu’en des régions touchées par une influence occidentale. Du modéle occidental le plus vivace ils reproduisent tous
l’aspect probablement le plus ancien, celui qui est lé en tous cas a la tradition justinienne des Jnstitutiones, dont nous avons relevé une série de témoins latins d’origine italienne ; dans deux de nos exemples, M et P, ils font en outre partie d’un signe complexe, d’origine indiscutablement occidentale, en dehors duquel ils n’ont pas de fonction dans le manuscrit. Réciproquement, on n’en trouve aucun exemple dans la tradition gréco-byzantine des Institutiones, c’est-a-dire dans les manuscrits assez nombreux de la Paraphrase grecque dite de Théophile!. Mais la référence aux traditions juridiques byzantines doit étre faite dans son ensemble ; c’est pourquoi nous passons maintenant a l’étude de la terminologie des schémas byzantins.
II La nomenclature des degrés de parenté que présentent les schémas byzantins? doit en effet alimenter une comparaison avec la législation proprement byzantine d’une part, dont le développement commence, en la mati€re, a la fin du vIIe siécle,
et d’autre part, avec la tradition byzantine du droit justinien. Il devient ici nécessaire de mettre sous les yeux du lecteur un état critique du schéma byzantin,
avec sa traduction francaise’. Nous avions annoncé, on s’en souvient, le choix de O comme manuscrit de base, avec un classement des manuscrits ot O/M s’opposaient a B/S/modeéle de P.
Nous laisserons de coté les détails secondaires qui pourraient corroborer ce classement’, pour retenir ceux qui touchent au fond de notre sujet ; nous trouve1. Cf. infra, p. 75, Nn. 1.
2. Sur ces problémes, cf. en dernier lieu E. BENVENISTE, « Termes de parenté dans les langues indo-européennes », L’Homme, V, 3-4, 1965, pp. 5-16.
3. Cf. tableau I. 4. Cf. tableau II, p. 73. de ned exemple, dans la série des cousins, vidg Bvyetmme O/M : vide xai Buyétne modeéle
VII | 72
rons ces derniers dans la nomenclature des collatéraux, car la lignée directe fait l’unanimité des manuscrits. Autrement dit, la justification de notre classement, comme l’historique de notre schéma, doivent se dégager de la comparaison avec le reste de la tradition de langue grecque, dans laquelle nous avons au surplus a situer le texte illustré par le schéma dans O/B, et désigné provisoirement ici comme Pseudo-Théophile. * ek
La terminologie de notre schéma se rapproche de la tradition justinienne, provisoirement posée comme un tout, et se trouve par la méme étrangére a la tradition juridique proprement byzantine!. Cette derniére prend naissance au concile 7m Trullo, tenu a Constantinople en 6922. Elle est élaborée ensuite par l’Eglise de Constantinople, dans des écrits systématiques, au premier rang desquels
le Tome du patriarche Sisinnios II en 997, ou encore dans des réponses a des particuliers, qui font jurisprudence’. Tous ces textes enrichissent la terminologie,
| en méme temps qu‘ils étendent l’interdiction, en un développement que nous n’avons pas a retracer ici. Les décisions ecclésiastiques sont purement et simple-
ment entérinées par la législation impériale. Aussi rapprochera-t-on en cette matiére les trois codes que séparent sur bien d’autres points leurs rapports inégaux avec la tradition romano-justinienne?. 1. Pour l’histoire du droit byzantin depuis le régne de Justinien, voir encore K. E. ZacHaRIA von LINGENTHAL, Geschichte des griech.-rém. Rechts, 3° éd., Berlin, 1892 (éd. anast. Aalen
1955) ; un bon état des questions, récemment, par P. I. ZEPos, « Das byzant. Recht zwischen Justinian u. die Basiliken », Ber. XI intern. Byzantin. Kongr., Munich, 1958, V/1, avec les remarques additionnelles de J. de MALAFOSSE et de H. SCHELTEMA (zbid., Diskussionsbeitr., pp. 65-69). 2. RHALLIS-POTLIS, Syntagma Kanonon, Athénes, 1852-1859, t. II, p. 432.
3. Le relevé des réponses patriarcales a été fait d’aprés le répertoire de V. GRUMEL, Régestes des Actes du Patriarcat de Constantinople, fasc. II (715-1043), 1936, et fasc. III (1043-1206), 1947, cités ci-aprés comme RegP suivi du numéro d’inventaire. La plupart des textes, en ]’état actuel de leur édition, se trouvent dans le recueil canonique de Rhallis-Potlis, cité a la note précédente, au t. V. Powr que notre relevé soit complet, il faudrait dépouiller également les textes inédits inventoriés dans RegP. Sur la chronologie des patriarches de Constantinople, cf. GRUMEL, « La Chronologie », Traité d’ Etudes Byzantines, dir. P. Lemerle,
Paris, P.U.F., 1958, t. I, pp. 434-440. 4. Ils sont publiés par P. I. ZEpos, Jus Graeco-Romanum, Athénes, 1931, d’aprés la collection homonyme de Zacharia von Lingenthal, 1856-1885, t. II, pp. 5-62, 109-228, 229-368. L’Ecloge (citée ci-aprés comme Ecl.), promulguée par les empereurs de la dynastie isaurienne, Léon III et Constantin V, son fils, est couramment datée de 726. Les deux autres sont |’ceuvre des empereurs de la dynastie macédonienne, Basile Ie¢™, Constantin et Léon ses fils. Le Prochiros
Nomos (cité ci-aprés comme Proch.) se situerait entre 867 et 879. L’Epanagoge (citée ci-aprés comme Epan.), que Basile [€* aurait fait rédiger entre 879 et 886, prélude aux Bastliques ; on ignore d’ailleurs si elle a été réellement promulguée. Ces trois recueils ont ensuite fait l’objet de remaniements provinciaux, la plupart du temps par contamination entre eux ; nous citons
UNE REPRESENTATION BYZANTINE DE LA PARENTE 73
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Vil 74
Pour celle-ci, le plus ancien témoin est la Pavaphrase grecque aux Institutiones,
dite de Théophile?. I] convient d’y placer aussi l’Epanagogé et sa descendance, bien qu’elles aient déja été citées plus haut ; l’Epanagogé est en effet une ceuvre ambigué, qui recueille la succession des codes post-justiniens, mais qui, en méme temps, porte une empreinte classique, annonciatrice des Basiliques. Les termes de parenté proprement byzantins y jouent le réle de gloses aux termes justiniens, avec d’ailleurs des particularités intéressantes, dans lesquelles il n’est pas utile d’entrer ici. Le monument romain des Baszliques, enfin, n’ajoute rien aux Institutiones en ce qui nous concerne?. Il reste a résoudre le probléme du Pseudo-Théophile, attesté par O/B/P comme
la source du schéma byzantin, a le situer dans la tradition justinienne, et a proposer, si faire se peut, un lieu et une date de rédaction. L’un et l’autre demeureront évidemment a l'état d’hypothése tant que nous n’aurons pas établi de fagon aussi complete que possible V’histoire de la tradition textuelle, ce que nous ne pouvions envisager de faire pour la présente étude. Ce morceau est signalé par Svoronos, et défini par lui comme « Petit Traité sur les Degrés de Parenté », soit
Epitome de Théophile, Institutiones III, 63. Les choses sont en réalité plus complexes, et justiciables de deux classements, l’un d’aprés la teneur du texte, Vautre d’apreés sa transmission dans la littérature juridique ; sur l’un et |’autre point, Svoronos s’est borné a ce qui pouvait intéresser sa propre enquéte, et ne présente qu’un dossier partiel de la tradition manuscrite. L’examen de la littérature juridique permet de resserrer les données du probléme tel que nous devons le poser. Nous éliminerons en effet d’emblée, sans méme entrer dans les différences internes au texte, la tradition de la Synopsis major des Basiliques, dans les manuscrits de laquelle notre morceau se trouve dés le x11 siécle, et celle de la Somme canonique composée par Mathieu Blastarés en 1335. Il nous importe en revanche
de constater que le Pseudo-Théophile, tradition grecque de Institutiones III, 6, indépendante de la Paraphrase de Théophile, circule dés les x® et xre siécles de la
facon suivante! : lEpanagoge aucta (ZEpos, J/GR, t. VI, entre le regne de Léon VI (886-912) et le x11¢ siécle), le Prochiron Legum « calabrais » (dans le cod. Vat. gr. 845, de la fin du x1@ siécle ou du début du x11®, cf. supra, p. 60, n. 2), et surtout l’Eclogé ad Prochiron mutata (le plus ancien état dans le cod. Paris. gr. 1384, A. 1166, cf. supra, p. 63, n. 4).
1. Cette ceuvre remonte vraisemblablement a l’époque de Justinien, méme s’il y a lieu de faire les plus grandes réserves sur la personnalité attribuée 4 son auteur (éd. C. FERRINI, Instttutionum graeca Paraphrasis Theophilo Antecessori vulgo tributa, etc., Berlin, 1884). 2. Bastl. XXVIII, 5, Basilicorum libri LX, série A (texte), 6d. H. J. SCHELTEMA, et N. Van der WAL, t. IV, Gréningen, 1962, pp. 1342-1343. Les Basiliques ont été rédigées entre 887 et 893. 3. SVORONOS, op. cit., p. 55, avec l’indication des éditions existantes. 4. Ce classement, destiné a situer le texte historiquement, et non a justifier une édition critique, fait abstraction des variantes de détail dans les incipit (début du texte) /desinit (fin du texte), ainsi que des variantes internes de l'ensemble du morceau.
VII UNE REPRESENTATION BYZANTINE DE LA PARENTE 75
II IV vo TABLEAU III
fils/fille de frére/sceur petit-fils/fille de frére/sceur arriere-petit-fils /fille de frére/sceur
A ei adeApor « descendance — de ceux-Cci »
B TPwWTELASEAPOL dtoezadeApor TPLGEZAdEAMO!
Bb TOGTOL detEpor ECadeAqor eXadeAqor TABLEAU III bts
Références au tableau III
Date Texte Iil IV
A {e [o/s |e [oo a | [oe
692 Can. 54 conc. Trull. ..........] X
726 Ecl. II, 2, XVII, 37 ..........] { x
867-879 Proch. VII, 1, XXXIX, 72 ....]| x x 879-886 Epanag. XVII, 1 .............] &X x
— XVII, 4 ............-1 & x
997 Tome du patr. Sisinnios Il
(RegP 804) ...............-] & x
Ss. X Basil. XXXV, 12, 30, XXVIII, 5, I-14 2. eee ee ee eee eee
1027-1030 Rép. du patr. Alexis Studite
(RegP 834) .......-..2-0.5. xx — Décision du méme (fegP 847) .. 1038 Décision du méme (RegP 844) .. x x 1043-1058 Rép. du patr. Michel Cérulaire
(RegP 882) ................] &X x x x
1051-1052 Rép. du méme (RegP 858) .....] xX x x 1064-1075 Rép. du patr. Jean VIII Xiphilin |
(RegP 903) ........-....2--] &X (Ss. XI-XII ?) (Ecl. ad Proch. mut. II, 2) ....}(x)
(ant. s. x11) (Epan. aucta XV, 7-8) ........] (x) (x)
(ant. s. XIII) (Proch. Cal. II, 2) ............1(X)
aprés 1260 Paris. gr. 1391, fol. 113’-120 ...] X x x x x
(date du texte
original s. XI ?)
Vil
76 ) : Groupe ra):
Titre : Tlept tHe tév BaOuay ovyyevetac éx tod tpitov BiBAtov t&v *IvotitoTwv. Inc. “H ovyyévera yevixdv got bvoua * Stapettat dé etc tpete taEEtc... Des. ot mpd¢g matpdcg xai untpds Oetor xal Detar xxt of €& abtav tixtduevor xata 16 TAPOV THS RATAYPAPIS oyHwe.
O, Bodl. gr. 3399, s. X-XI fol. g-10. Paris. gr. 1384, A. 1166 fol. 106%-107.
Groupe rb): -
M, Marc. gr. Fondo Antico 172, A. 1175 fol. 126-127.
P, Paris. gr. 1391, S. XI fol. 205%-206 (sans titre). Titre et inc., cf. Ia).
Des. av@tspa % avyyévera Eott TOV YOvEewY, xaTOTEOA SE THY TALdWV, EX MARYLOV TOV adEeAPG ExatEoas PUGEWS.
Ecl. ad Proch. mutata XXIX (JGR VI, pp. 286-287). Groupe 2a) : Titre : [eot yapwv xexwdrvuévory.
Inc. et des., cf. Ia).
B, Bodl. Roe 18, A. 1349 fol. 190-191. Groupe 2b) :
Titre et inc., cf. 2a). Des. variable, ot 1] n’est en tous les cas pas fait mention d’un schéma figuré. Figurent dans ce groupe malgré de fortes variantes de détail, qui n’importent pas a notre sujet :
Epan. XVII. Epitome Legum XXII (JGR IV, pp. 406-409).
Basil. XXVIII V, 1. Une étude plus détaillée ferait apparaitre une contamination entre les deux | groupes, qui brouille la tradition. Pour notre part, il nous suffit de pouvoir proposer les conclusions suivantes : notre schéma figuré byzantin termine un morceau dont la premiére phrase atteste que l’auteur connaissait le Prochiron, |’ Epanagoge, ou les Bastliques, qu’il écrivait donc entre la fin du 1xX® siécle et la date de O, notre
plus ancien manuscrit, c’est-a-dire la fin du x® ou le xI® siécle ; la ressemblance
avec la Paraphrase de Théophile ne dépasse pas une commune appartenance
Vil UNE REPRESENTATION BYZANTINE DE LA PARENTE 77 a la tradition justinienne des Institutiones ; en particulier, les paralléles de Théo-
phile avec la nomenclature latine, qu’il connait encore bien, sont absents du Pseudo-Théophile, ce que la date de celui-ci suffit a expliquer. D’autre part, et surtout, le Pseudo-Théophile mentionne un schéma figuré, méme dans les manuscrits ot celui-ci n’a pas été reproduit, comme le Paris. gr. 1384. Au contraire, nous pensons que la Paraphrase de Théophile, qui est du vie siécle en tout état de cause, n’en a jamais connu ; les éditeurs modernes ont été influencés sur ce point par la tradition latine des Institutiones, dont nous avons parlé plus haut. Aucun manuscrit de la Paraphrase ne comporte de schéma figuré!, parce qu'il n’y en avait pas ; la phrase de conclusion de la Paraphrase sur Institutiones III, 6 signifie tout simplement que « Théophile » se félicite d’avoir récapitulé les degrés de parenté
de facon schématique, aprés leur avoir déja consacré le chapitre précédent (ad Institutiones III, 5). Lest d’ailleurs certain, d’aprés la conclusion de notre morceau, que la Paraphrase de Théophile figurait également au nombre de ses sources.
Ainsi la tradition justinienne du vocabulaire de parenté doit s’enrichir d’un morceau indépendant, pour lequel nous avons proposé une date. Peut-on faire aussi une hypothése sur son origine ? Il convient évidemment de s’en tenir au groupe Ia, ou se trouve l’allusion a un schéma figuré. Or sa tradition est assez caractéristique, méme dans l|’état provisoire que nous en avons dressé. Morceau isolé, circulant dans des manuscrits italo-grecs, le Pseudo-Théophile s’introduit dans l’Eclogé ad Prochiron mutata, dont nous avons accepté plus haut lorigine italienne. Dans le groupe 2, nous ne connaissons, pour le moment, que notre manuscrit B ; nous lui avons supposé un modéle italien. Tout ceci est une chaine d’hypothéses. Pourtant, une origine italienne du Pseudo-Théophile expliquerait peut-étre sa préférence pour le droit justinien, mais aussi qu'il ait jugé nécessaire un schéma figuré, sur le type occidental qu'il pouvait connaitre. Du reste, il semble fort maladroit a manier la terminologie purement byzantine, car, voulant conserver le terme d’exddelphos dans une série qui n’en a pas besoin, il en donne un commentaire compliqué, et finalement ne sait qu’en faire ; 11 convient cependant de garder la plus grande prudence dans ce genre d’argument, car nous ne Savons pas encore,
en réalité, comment les provinciaux d’Italie méridionale maniaient la culture byzantine, qui leur parvenait, en principe, dans son intégrité.
A Vintérieur de la tradition du Pseudo-Théophile, le schéma le plus ancien : (O/M) est le plus simple, ce qui ne surprend pas. En particulier, il ne conserve pas
la distinction des oncles/tantes du cété de la mére/du pére, qui vient s’ajouter, au contraire, tant bien que mal, dans le modéle de P/B/S?, corrigés dans le sens d’une plus grande conformité au texte méme du Pseudo-Théophile. Mais ceci va étre expliqué plus loin. 1. Cf. éd. HuscuKeE des Institutiones, p. 115, n. I. 2. Cf. tableau II, p. 72, et p. 73.
Vil 78
2x
Apres avoir exposé |’état des sources juridiques de tradition justinienne, et de tradition proprement byzantine, nous pouvons en effet commenter la terminologie de la parenté que présentent nos schémas byzantins en forme de croix.
Rien a dire de la lignée directe, qui fait l’unanimité des traditions!. En revanche, les noms des oncles/tantes, et les noms des cousins fournissent des criteres probants, et peut-étre aussi l’occasion de quelques remarques sur l’évo-
lution de ce vocabulaire. Le tableau III (que l’on trouve p. 75) donne la série des cousins dans la tradition proprement byzantine, pour laquelle nous n’avons pas dépassé la date de P. I] montre un double développement historique.
D’une part, la nomenclature s’élabore a mesure que s’étend l’interdit, et pour , répondre aux besoins de ce dernier ; tous deux viennent couvrir les degrés III, IV et V a partir de Ego. Mais, d’autre part, les termes déja existants doivent étre préservés de la dévaluation, et précisés a mesure qu’il s’en ajoute de nouveaux ; a cet égard, on distingue, historiquement, trois séries de termes, ou plutdt deux (A, B, Bb).
A ce procédé de formation par addition successive de préfixes, la tradition justinienne grecque de Théophile, des autres sources indiquées par nous, et du Pseudo-Théophile, répond par une série de périphrases du type « fils du frére ou de la soeur », etc., qui correspond au procédé de la tradition justinienne latine?. Une divergence importante se fait cependant jour au cours de I|’évolution : la terminologie ancienne des cousins est encore intacte dans le texte latin des Institutiones, et la Paraphrase de Théophile, au vie siécle, prend la peine de la transcrire
a coté de chacun des termes paraphrastiques grecs. Le Pseudo-Théophile n’a aucun souci de ce genre, tandis que, par respect du texte, la série ancienne des cousins survit dans la descendance latine des Jmstituttones, dans le schéma de la Lex Romana canonice compta par exemple, a une €poque ot elle est sortie depuis longtemps de la réalité. La nomenclature des oncles/tantes ne fournit pas un critére aussi radical pour
situer nos schémas, parce que la tradition byzantine n’a pas, sur ce point, de développement original. Cependant, la encore, la tradition justinienne manifeste une particularité. Dés le vie siécle, les rédacteurs des Institutiones en langue latine signalent la tendance du grec a confondre sous le méme terme de ¢thios/thia les fréres/scoeurs de pére et de mére d’Ego, tandis qu’en latin ils énoncent encore des 1. Cf. notre schéma grec et sa traduction, tableau I. Remarquons seulement qu’a cet égard les législations byzantines postérieures a Justinien se contentent d’un énoncé plus ou moins général. Seule la tradition justinienne de langue grecque détaille les termes jusqu’au sixiéme degré dans chaque sens. 2. Cf. notre schéma grec et sa traduction, tableau I.
Vil UNE REPRESENTATION BYZANTINE DE LA PARENTE 79
termes distincts pour toute la sériet. La Paraphrase dite de Théophile considére que cette confusion est désormais chose faite dans la langue courante. Mais ]’auteur construit sur thios/thia une série ascendante homogéne jusqu’au VI¢ degré, qui est celle que présentent nos schémas byzantins. D’autre part, il s’efforce de conserver
la distinction des cétés par une périphrase, conservée, tant bien que mal d’ailleurs, dans notre Pseudo-Théophile ; et c’est ainsi que nous avons distingué les schémas O/M, dont la périphrase est absente, et qui sont ainsi plus proches de Vusage réel, et les schémas modéle de P/B/S, corrigés conformément a ce texte relativement savant?. Toutes ces tentatives n’ont aucun équivalent dans les textes de la tradition proprement byzantine, parce que celle-ci développe le comput de la parenté et des interdictions a partir de la série des cousins. En résumé, le schéma en croix byzantin, et la tradition justinienne dont il est issu, se définissent par les caractéres suivants : nomenclature détaillée des ascendants/descendants ; formation périphrastique de la série des cousins sur le type « fils/fille de frére, fils/fille de sceur » ; nomenclature détaillée des oncles/tantes, avec, dans la tradition la plus savante, un effort pour préserver par une périphrase la distinction des cétés paternel et maternel, en réalité disparue. ok
*=
La forme en croix exprime alors de facon satisfaisante une structure enfin fondée sur le seul comput des degrés de consanguinité. Cet état est en réalité le terme d’une longue évolution ; rappelons seulement que, dans le domaine byzantin, celle-ci est consacrée dés 543, par une loi de Justinien qui supprime les particularités de l’adgnatio, ou descendance par les hommes, pour laisser subsister, précisément, le systéme unique de la consanguinité’ ; ce témoignage s’ajoute a celui des Institutiones cité plus haut. D’autre part, la forme en croix apparait, on l’a vu par l’étude des exemples latins, entre la fin du vie et le viire siécle, 4 un moment ou le comput de la consanguinité va prendre une vigueur et une complexité nouvelles dans une régle négative de mariage. I] ne s’agit plus ici, en effet, des droits a la succession, sur lesquels la législation byzantine continuera a statuer d’autre part? ; 1. Instttutiones III, 6, 3. 2. Cf. tableau II, p. 73. 3. Novelle, 6d. Zacharia (Leipzig, 1881), CXLIII (N. 118), qui « supprime les droits agnatiques et réglemente les titres a la succession de l’intestat » (intitulé). Cf. la remarque de Institutiones III, 6, 7 : « quippe semper generata quaeque persona gradum adiciat, ut longe facilius sit respondere, quoto quisque gradu sit, quam propria cognationis appellatione quemquam denotare. » 4. Cf. ZACHARIA von LINGENTHAL, Geschichte, pp. 133-141 : on compte deux Novelles de Justinien, l’une en 543 (citée ci-dessus), l’autre en 548 (éd. Zacharid, CLVII, N. 132) ; une Novelle attribuée a Constantin VII (Coll. III, n° XIII, JGR I, p. 238), cf. SvoroNos, op. cit., p. 148 ; sur ce texte, et les Novelles de Léon VI, qui s’ajouteraient a cette série, cf. J. de MaLaFOSSE, « La part du mort a Byzance », Etudes d’Histotre du Drott Canonique dédiées a G. Le Bras, Paris, 1965, pp. 1311-1316.
vil 80
il s'agit du mariage chrétien, sous son aspect de démarche religieuse, dont l’accom-
plissement doit respecter un champ d’interdits. Le schéma vise donc avant tout a l'information de Ego, situé en son centre. [1 ne nous appartient pas d’interpréter sa construction dans cette perspective ; contentons-nous de la définir briévement : dans le sens de la hauteur, le schéma est divisé en deux moitiés symétriques, a droite de Ego les ascendants/descendants et les chefs de lignée collatérale de sexe masculin, a sa gauche les personnages féminins homologues ; les cousins sont
nommeés de chaque coté dans les deux sexes. Horizontalement, les degrés sont rangés par ordre de proximité décroissante a partir de Ego, de facon que tous les collatéraux d'une génération soient décalés d’une ligne et d’un degré, par rapport aux ascendants de cette génération. Ainsi le schéma de parenté en forme de croix vient s’ajouter a l’actif d’une période obscure, et profondément novatrice, du haut Moyen Age. Dans son aire d’origine, la vigueur structurale du schéma en croix compense, en quelque sorte, la dégradation de la terminologie, elle-méme liée a la modification profonde du systéme de parenté. Nous aimerions penser, pour notre part, qu’il représente une solution typique du haut Moyen Age occidental, écartelé entre la sclérose des textes, dont les structures de fait s’éloignent rapidement, et ses propres tendances, vivantes et neuves, mais incapables de s’exprimer par le discours traditionnel. *x
Voici arrivé le moment de conclure. Nous espérons avoir prouvé que nos quelques exemples byzantins d’un schéma de parenté en forme de croix ont été faits sur un modele grec né en milieu occidental, au voisinage d’un modéle de langue latine, dans un contexte juridique ou domine la tradition justinienne. Au surplus, le schéma grec exprime plus exactement que le schéma latin la situation
contemporaine ; dans ce dernier, le respect, méme maladroit, ou relatif, de la source juridique latine, maintient artificiellement la terminologie romaine complete ; a cet égard, les schémas grecs sont des témoins utiles pour l'histoire de la parenté chrétienne en Méditerranée. Nous avons situé en Italie l’importation du schéma en forme de croix dans le domaine byzantin, et nous l’avons datée au plus tdét de la fin du 1x® siécle, au plus
tard du x® ou du xi&. Ce 1x® siécle est bien le moment ou, aprés la seconde reconquéte byzantine, on apercoit en Italie une culture grecque qui bénéficie désormais d’apports stables, mais qui apparait en fait déja épanouie, sans que |’on connaisse bien son histoire antérieure ; 1] serait donc hasardeux de chercher a remonter plus haut. Mais ces exemples byzantins, encore trop peu nombreux, assurent désormais, en tout état de cause, un critére nouveau a l’identification des manu-
scrits juridiques italo-byzantins. On voit la, une fois de plus, l’importance de l’Italie, et notamment de sa partie centro-méridionale, dans l’histoire juridique
Vil UNE REPRESENTATION BYZANTINE DE LA PARENTE 81
du haut Moyen Age méditerranéen : conservatrice des formes justiniennes, elle ouvre la Méditerranée aux formes nouvelles venues d’Occident. Réciproquement, on ne saurait trop souligner le réle du droit dans l’histoire des contacts et des échanges de civilisation en Méditerranée dés cette époque : il est, pour bien des raisons, un vecteur privilégié. Cependant, la fortune du schéma en forme de croix est bien différente dans le domaine occidental et dans le domaine byzantin. En Occident, il nait comme la réponse la meilleure, parce que la plus complete, d’un systéme culturel en voie de changement a une certaine conjoncture historique. Il se perpétue avec vigueur, ~ non seulement parce qu’il devient tradition 4 son tour, mais parce que ses différentes valeurs continuent a étre percues, et méme au-dela du x1ré siécle, terme de notre comparaison. Au contraire, importé par les circonstances dans le domaine byzantin, le schéma y demeure sous sa forme élémentaire, sans y avoir de développement, sans méme y pénétrer trés avant ; il ne trouve pas sa place dans une évolution pourtant analogue de la parenté. C’est que, malgré des traits communs, le systéme culturel est en fait tout autre. Dans l’histoire des faits byzantins, le schéma en forme de croix demeure donc surtout le témoignage d’un contact culturel aux confins de l’Occident. Mais une tache plus large attendrait l’historien, dans le cadre entier de la Méditerranée médiévale chrétienne : ce serait de mettre en relation la structure des schémas latins et grecs et la structure effective de la famille, attestée par les documents. Et la structure plus complete qui en résulterait ferait a son tour l'objet d’une histoire.
LISTE DES ABREVIATIONS MGH = Monumenta Germaniae Historica.
PL = Patrologia Latina. JGR = Jus Graeco-Romanum. Les autres abréviations sont justifiées dans les notes.
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| 7 af ‘ : } ” : | = | a * ; . | : ae Pi.14 Paris. gr. 1391, fol. 119 Paris, Bibliotheque Nationale
VIII
°°°,°4
Sur la limitation de la fécondité
dans la haute époque byzantine | o
Le déclin démographique de IAntiquité tardive a été longtemps une doctrine d’école, fondée sur des situations occidentales ou balkaniques, et surtout colorée par la conception pessimiste de I'Untergang 1, mais elle laisse subsister, a partir du IV° siécle, trop de faits inexpliqués ou discordants pour n’avoir pas subi depuis quelque temps les attaques sévéres d’historiens de I'Occident ? ou de l’Orient *, ou les situations, les problémes et la chronologie sont d’ailleurs différents. C’est l’Orient byzantin qui fait l'objet du présent essai, c’est-a-dire les régions délimitées par la mer a l‘ouest, la frontiére impériale a l’est, la Thrace au nord, et le désert qui réunit au sud l’Egypte a la Palestine. Une mise en histoire du mouvement de la population entre la fin du Ile et le début du Vile siécle est évidemment impossible, du moins au regard de la démo-
graphie historique pratiquée sur les données européennes postérieures au
XIV° siécle. Et pourtant l'histoire de la transition byzantine entre l’Antiquité et le Moyen Age, qui occupe cette période, ne peut se dispenser d’une dimension démographique. Non seulement parce que le déclin de la population a été réguligrement invoqué, ou plus exactement postulé, comme un facteur décisif dans le changement des formes économiques et sociales *, mais parce que, effectivement, le rapport entre population et société est peut-étre d’autant plus clairement marqué que l’organisation sociale est relativement simple, comme celle qui nous occupe ici. Dans la nécessité ou il se trouve alors, I‘historien démuni 1. Voir par exemple E. STEIN, Histoire du Bas-Empire, |. (Trad. Palanque, Paris, 1959), pp. 2-7 - is LOT, La fin du monde antique et les débuts du Moyen Age, é6d. revue, Paris, 1951, pp. 75-83. 2. Par exemple, S. MAZZARINO, Aspetti sociali del quarto secolo, Roma, 1951. 3. P. CHARANIS, « Observations on the demography of the Byzantine Empire»(Proceeds. Xi intern. Congr. Byzantine Studies, 1966, publ. Oxford, 1967, pp. 445-463). 4. Expression achevée dans A. E. R. BOAK, Manpower shortage and the fall of the Roman Empire (Ann Arbor, 1955).
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de séries, et a vrai dire de tout matériel normal, doit frayer une voie différente a
étude démographique, modifier méme le questionnaire de celle-ci. L’'une de ces modifications touche I’étude de la fécondité, c’est-a-dire du rapport entre les naissances et Il’ensemble de la population +. Sur la natalité, peu ou pas de données sérielles, on s‘en doute. Un total de quelques dizaines de familles de la bour-
geoisie provinciale, achevées, et présumées complétes dans une grande partie des cas, est fourni par le dépouillement des sources littéraires, et surtout par des inscriptions funéraires, ou cependant les ages ne sont pas indiqués, et ou manquent au surplus presque toujours les filles mariées. Pour dérisoires qu’elles soient, ces données ont pourtant une valeur inappréciable, car elles apportent Il’unique pierre de touche des descriptions de comportements que les sources littéraires prodiguent avec une abondance insidieuse. Mais, enfin, la connaissance de ces derniers, nécessaire a toute investigation sur la fécondité, prend par la force des choses une place prépondérante en pareil cas, et il en va de la société byzantine comme des autres sociétés sans statistique du passé ou du présent ”. Il importe alors de préciser a quelles conditions, et jusqu’a quel point, I’histoire des comportements peut servir I’histoire démographique. On a choisi de considérer ici les différentes attitudes négatives, dont le résultat commun est de limiter la fécondité, et cela pour deux raisons : tout d’abord, elles tiennent effectivement une place considérable dans les sources littéraires,
ce qui a contribué a fortifier la doctrine des fondements démographiques de Il'Untergang; ensuite, les possibilités d’une limitation volontaire des naissances dans I’Antiquité chrétienne ont été récemment examinées par J. T. Noonan jr et par Keith Hopkins °, et, malgré les qualités de ces études, il est nécessaire de remettre en question leur perspective arbitrairement restreinte, et de ce fait historiquement illusoire. Les deux entreprises ont, en effet, le méme point de départ,
la projection dans le passé d’un probléme culturel contemporain, qui est chez l'un et l'autre délibérée, explicite, et dans cette mesure légitime. Aussi l'attention des deux auteurs se porte-t-elle principalement sur la conception. De facon inégalement détaillée, ils montrent que, dans la tradition médicale grecque transmise a Rome, I'état des connaissances risque d’entrainer non seulement une confusion parfois totale entre procédés contraceptifs et abortifs, mais aussi un large recours a des procédés inefficaces, voire purement magiques *. Ils soulignent que les différentes formes de limitation des naissances auraient été usitées dans les relations illégitimes ou vénales, et que la simplicité de I’infanticide l‘aurait recommandé comme moyen populaire. Plus curieux d'histoire sociale, Hopkins remarque que toute allusion semble disparaitre des mémes traités de médecine dans la tradition de I’é6poque chrétienne. II trouve dans ce silence la
| preuve d‘une hostilité, non seulement a la limitation volontaire des naissances, mais a toute une civilisation éclairée et libérale du Haut-Empire, dont les femmes auraient été les bénéficiaires. Noonan, de son cété, a visiblement souhaité fournir
1. Cf. L. HENRY, Manuel de démographie historique, Genéve-Paris, 1967, p. 78. 2. Cf. E. NARAGHI, L’étude des populations dans les pays a statistique incomplete, Paris La Haye, 1960. 3. J. T. NOONAN jr, Contraception, a history of its treatment by the Catholic theologians and canonists, Harvard U. Pr. 1966; nous lui avons emprunté une partie de nos références patristiques. 4. Keith HOPKINS, « Contraception in the Roman Empire », Comparative Studies in Society
and History, Vi\\, 1965-66, pp. 124-151. , 1354
VIII LIMITATION DE LA FECONDITE A BYZANCE
le dossier historique nécessaire au débat catholique contemporain sur la contra-
ception : il a donc écrit un livre ot l’approfondissement des idées, d’ailleurs remarquablement conduit, occupe la plus grande place, tandis que la pratique est envisagée elle aussi seulement dans les procédés, efficaces ou non, de prévention des naissances. L’histoire y est celle des décisions ecclésiastiques et de leur ratification impériale, plus que celle des comportements effectifs dans la société. Noonan conclut seulement qu'il est difficile d’apprécier l’extension réelle des pratiques de limitation volontaire de la conception. II montre lui-méme
que la réticence de I'Eglise devant les naissances, les relations conjugales, le mariage, est trop grande pour qu’elle s’attache particuliérement a ce probléme, alors qu’elle se prononce clairement contre I’avortement, assimilé au meurtre, et contre I’infanticid2 '. Il suppose, enfin, que l’Eglise du !Ve siécle serait allée encore beaucoup plus loin dans cette voie sans le souci urgent de marquer la distance entre son enseignement et celui des hérésies dualistes, qui réprouvent radicalement la procréation parce qu’elles jugent mauvais et condamnable le monde créé. En réalité, l'information de Noonan et de Hopkins, qui pourrait étre complétée
sur certains points, doit surtout 6tre ordonnée autrement si on veut la mettre a sa juste place dans une perspective historique compleéte. L’histoire de la population comptera, en effet, comme limitation volontaire des naissances, non
seulement Il’empéchement apporté a la conception, mais I’'avortement et |'infanticide, mais aussi I’abstention de relations qui eussent pu étre procréatrices. Le choix entre ces différentes démarches est dicté aux individus par des motivations culturelles, au sens étroit de ce terme, et par des conditions matérielles et sociales. La combinaison de ces deux facteurs justifie le champ social de chaque attitude. Ceux qui n’adoptent aucune d’entre elles se caractérisent par I’'absence de limi-
tation volontaire des naissances. La limitation volontaire des naissances, ses justifications, ses procédés, doivent donc étre concus comme une partie du comportement envers la procréation et le mariage, et ce comportement lui-méme comme une partie de la totalité sociale et culturelle de I'Empire byzantin pendant cette premiére période de son existence. Nous donnons 1/4 au mot société son sens courant, et il faudra chercher si de tels comportements varient en fonction des niveaux sociaux. Mais nous entendrons la cu/ture au sens large, comme un ensemble de démarches dont les unes sont techniques et les autres mentales, et qui constituent loutillage spécifique dont une société dispose pour agir : c’est dire en l'espéce qu'il existe une articulation organique entre les éventuels pro-
cédés de limitation des naissances, et les attitudes mentales a I’égard de ces
derniéres, et de tout ce qui s’y rapporte. Le probléme social se retrouve alors en d'autres termes, puisqu’on se demandera si des niveaux culturels différenciés correspondent en ce domaine aux niveaux sociaux. Mais il y a plus. La limitation volontaire des naissances, elle-méme tributaire de facteurs culturels et sociaux, comme on vient de le dire, doit encore étre mise en rapport avec les conditions économiques et sociales qui limitent objectivement la fécondité aux différents niveaux de la société byzantine de ce temps. La distinction entre ce qui est voulu 1. Il est juste de rappeler ici la collection de textes utilement réunie par F. DOLGER, « Das Lebensrecht des ungeborenen Kindes und die Fruchtabteilung in der Bewertung der heidnischen u. christlichen Antike », dans Antike u. Christentum, \V, Minster, 1934, pp. 1-61. Sur la répression pénale a partir de Septime Sévére, cf. Th. MOMMSEN, Aémisches Strafrecht, 1899 (mech.
nachdr. 1955), pp. 636-637.
1355
Vill
ou subi n’est d’ailleurs pas toujours évidente, et la réside la difficulté, et peut-étre l‘intérét, de ce probléme d'histoire démographique. Nous proposons donc d’étudier la limitation de la fécondité plutét que celle
des naissances, et d’en chercher le pourquoi avant d’en décrire les moyens,
c’est-a-dire d’en préciser d’abord les raisons immédiates, souvent exprimées par les contemporains eux-mémes. Celles-ci tiennent a la continuité culturelle de l‘Antiquité finissante, et au courant religieux qui se manifeste dans |'Eglise officielle de |’'Empire byzantin, et dans les groupes hérétiques attachés a une vision dualiste du monde. Elles procédent aussi de la fonction sociale et des conditions économiques du mariage lui-méme.
* Dans les villes grecques d’Orient au IV® siécle, la prédication chrétienne est
‘expression d’un équilibre culturel éclatant et momentané entre la tradition antique et la nouveauté évangélique. L’une et l'autre inspirent les idées majeures
qui sont proposées au public sur le mariage et la procréation, l'une et l'autre concourent a leur imprimer un accent profondément négatif. Ce dernier est encore plus marqué chez les hérétiques issus du courant gnostique et manichéen. De telles positions laissent pressentir que la limitation volontaire des naissances pourrait emprunter d’autres voies que les efforts de prévention et les interventions brutales, auxquels on serait tenté de I‘identifier. Il importe évidemment de vérifier si la culture des auteurs que nous pouvons lire aujourd’hui a été celle de la société tout entiére; mais nous poserons la question plus loin.
L’héritage stoicien de la prédication chrétienne en la matiére a été démélé avec bonheur par Noonan. Les prédicateurs doivent au stoicisme l‘idée du monde plein, celle qu’il ne faut pas entraver la nature, dont I’activité procréatrice est une manifestation. Ils empruntent a leurs devanciers le théme des peines, réservées par le mariage et la famille, particuliérement a la femme, épouse et mére. Pourtant, si la docilité de la jeune fille au choix de ses parents, le despotisme et I'infi-
délité du mari, les douleurs de l’'accouchement, l’inquiétude pour les enfants, sont autant de lieux communs, ils reviennent trop souvent, et surtout trop de détails renvoient a l’expérience des familles aisées du temps, pour que l’on écarte
ces morceaux comme pure littérature 1. D’autre part, le Nouveau Testament propose a une société antique devenue chrétienne, et apparemment dans toute sa force, les sentences qui avaient été inspirées par |'attente immédiate de la fin des temps : « Que ceux qui ont des femmes soient comme siils n’en avaient pas » (/ Cor. VII, 29-31), d’autres encore. II résulte de tout cela une doctrine sur la place de la procréation dans le plan du monde, et sur la signification théologique et morale du mariage. Les prédicateurs et les moines hagiographes en attestent la version orthodoxe, tandis que la version hérétique, malgré quelques expressions directes, se laisse surtout déchiffrer a travers les attaques des polé1. Grégoire de NYSSE, 7raité de /a Virginité (6d. trad. comm. M. Aubineau, Sources Chrét. 119, Paris, 1966), Ill; Jean CHRYSOSTOME, La Virginité (6d. H. Musurillo, introd. trad. notes
B. Grillet, ibid., 125, Paris, 1966), LVII; Jean CHRYSOSTOME, A Théodore (éd. trad.
J. Dumortier, ibid., 117, Paris, 1966), Lettre, V; Eusébe d'EMESE, Homélies, VI, 4 et suiv., VII 16; cf. D. Amand de MENDIETA, « La Virginité chez Eusébe d’Emeése et l'ascétisme familial dans la premidre moitié du Ve siécle », Rev. Hist. Ecc/., L, 1955, pp. 777-820. Sur les antécédents du théme, voir M. AUBINEAU, cité ci-dessus, Introduction. 1356
VIII LIMITATION DE LA FECONDITE A BYZANCE
mistes, et a travers une hagiographie dont le message est plus ou moins dissi-
mulé.
| Les écrivains chrétiens du IV® siécle, tout d’abord, estiment qu’il n’est plus nécessaire de procréer comme il fallait le faire au début de l'histoire humaine. Basile de Césarée cite la parole paulinienne qui a été rappelée plus haut, et a
celui qui objecterait la sentence biblique « Croissez et multipliez » il réplique par avance : « Je ris de celui qui ne discerne pas les circonstances des commandements » '. Tous ont le sentiment de vivre dans un monde désormais plein, arrivé a son terme, mdr pour la fin temporelle et le salut éternel, témoin cette formule qui nait sous la plume de Basile d’Ancyre : « Toute la Terre auparavant vide d’habi-
tants s‘est désormais peuplée, et Notre-Seigneur, sachant qu’en toute région les épis de I‘humanité sont déja nombreux et chargés de descendants, estime le moment venu de rassembler ces gerbes », c’est-a-dire, explique l’auteur, « de transporter dans l'autre vie les semences de la notre par la virginité » ?. Préchant pour la virginité, Jean Chrysostome associe dans un méme élan le commencement et la fin du monde : « Tout s’en ira, dit-on, les cités et les maisons, les champs et les métiers, les animaux et les plantes »; mais tout cela est postérieur a la chute,
et la virginité, en suspendant les enfantements charnels, mettra un terme a la condition humaine issue de celle-ci *. On pourrait multiplier les expressions plus ou moins saisissantes d’une attente eschatologique, dont la fin de la pro-
création apparait comme le premier gage. | La procréation n’est donc pas la justification unique ou suffisante du mariage. L’état le plus élevé, le plus souhaitable, est la virginité, libre des peines de la vie charnelle, et promise a une félicité spirituelle dont I’éloge hante la littérature du temps ‘. Le mariage, institué aprés la chute, préserve du péché les étres Ordinaires qui n’en supporteraient pas l’ascése °, 4 condition toutefois de ne pas dégénérer a son tour en une licence qui, pour étre légitime, n’en serait pas moins
coupable *. Sa véritable fin est la, et non dans une multiplication désormais superflue des étres humains. Ce principe conduit a une distinction particuliére entre mariage et procréation. Jean Chrysostome se fonde sur les unions stériles, sur la longue stérilité d’Abraham, pour séparer la prestation conjugale, qui conserve son rdle moral, et la procréation, qui est envoyée d’en haut pour accomplir la parole « Croissez et multipliez » 7. Mais cette distinction n’aboutit nullement
a la pratique de limitation des naissances qui aurait pu en étre une application. : La conception des relations conjugales et des naissances est trop profondément restrictive pour cela. Or, les secondes donnent en quelque sorte une mesure des premiéres. Des naissances nombreuses apportent peut-étre la preuve d’un excés condamnable. Le seul mode de limitation compatible avec de telles prémisses est la rupture des relations conjugales, par la continence ou méme la séparation 1. Basile (saint), Lettres (6d. Y. Courtonne, Paris, 1957-1966), CLX (vers 373). 2. Bas. ANCYR., De vera virginitatis integritate, 54 (PG 30, 777). | 3. Jean CHRYSOSTOME, La Virginité XIV, 1. 4. Cf. Th. CAMELOT, « Les traités De Virginitate au Ve siécle », dans Mystique et Continence, Etudes Carmélitaines 31, 1952, pp. 273-292. 5. Grégoire de NYSSE, Virg., XIl 4. Jean CHRYSOSTOME, Virg., XIX; in illud : Propter
fornic. Uxorem 1, 3 (PG, 51, 213). 6. Grégoire de NYSSE, Virg., VIII 30-4U, IX 1-2; Jean CHRYSOSTOME, Virg., XXXIV. | 7, Jean CHRYSOSTOME, Virg., XV 1; in illud... cité ci-dessus note 5. 1357
VIII
de corps, a condition, on le verra, qu’elles soient fondées sur le consentement mutuel. Grégoire de Nysse cite en exemple Isaac, qui engendre un seul fils, et se voue ensuite a une vie intérieure symbolisée par la cécité du corps !. Dans les histoires exemplaires de I’‘hagiographie, des couples se séparent aprés avoir eu deux enfants, un garcon et une fille *. A partir des mémes prémisses, la pensée hérétique est allée au bout du refus, puisqu’elle condamne absolument toute union et toute naissance, comme une compromission avec le monde créé qu'elle juge radicalement mauvais, et comme un accroissement de la matiére corrompue *. Pourtant, la distinction entre héré-
tiques et orthodoxes est parfois si subtile qu'elle cesse d’étre pertinente pour ‘histoire sociale. Seule la motivation théologique sépare, de l’'aveu méme des contemporains, des comportements identiques, virginité, continence conjugale. On sentira combien la ressemblance peut é6tre troublante en lisant |’exhortation adressée a de nouveaux époux dans les Actes apocryphes de I|’apétre Thomas, qui comptaient parmi les textes sacrés des sectes dualistes 4: « ... Know that as soon as ye preserve yourselves from this filthy intercourse, ye become pure temples, and are saved from afflictions manifest and hidden, and from the heavy care of children, the end of whom is bitter sorrow, etc... But ye will be persuaded by me, and keep yourselves purely unto God, ye shail have living children, to whom not one of these blemishes and hurts cometh nigh; and ye shall be without care and without grief and without sorrow; and ye shall be hoping (for the time) when ye shall see the true weddingfeast; and ye shall be in it praisers (of God), and shall be numbered with those who enter into the bridal chamber ». Cependant, le refus hérétique du mariage a pris aussi des formes originales, qui se sont avérées franchement menacantes pour I’ordre social tout entier. Mais, pour les comprendre, il faut passer maintenant sur le terrain des faits sociaux.
* Et tout d’abord il faut dire ce qu’est le mariage dans la société byzantine a partir du IV® siécle. Il accuse lui-méme une différenciation sociale des motiva-
, tions et des attitudes, et, en dépit des difficultés et des hésitations du statut juri-
dique, I'évolution sociale de I’institution est claire. La société de l'Empire romain était fondée, comme toute société traditionnelle, sur la famille et la cohabitation des ménages. II ne faut pas se laisser abuser a cet égard par les quelques textes relatifs aux derniers des esclaves, ou aux vieux garcons riches de la capitale, ni méme par la fréquence du divorce aristocratique a certaines 6poques. Toutefois,
la société byzantine a hérité de deux types d’union, que distinguent en fait la présence ou I'absence d’instrumentation notariale, c’est-a-dire de biens. La bénédiction chrétienne, attestée comme geste privé dés le début du IV® siécle,
1. Grégoire de NYSSE, Virg., VII, 3. | 2. Apopht. Carion, 2 (PG 65, 250-251); « Histoire d’Athanasia et Andronikos », cod. Paris. Coisl. 126, fol. 317-319. Cf. le témoignage personnel de Nil d’Ancyre, pére de deux gar¢gons,
ci-dessous p. 1367, note 1.
3. Voir H. Ch. PUECH, Le Manichéisme, Paris, 1949; G. BLOND, « L’hérésie encratite vers la fin du IV® siécle », Rech. Sc. Relig., 1944, pp. 157-210, et l'art. « Encratisme », Dict. de Spi-
ritualité, IV/1 (1960), 628-642; J. GRIBOMONT, « Le monachisme en Asie Mineure au IVe sidécle : de Gangres au messalianisme », Studia Patristica, \|, 1957, pp. 400-415. 4. Nous citons la trad. anglaise de A. F. J. KLIJN, The Acts of Thomas, Leiden, 1962, p. 71. 1358
Vill LIMITATION DE LA FECONDITE A BYZANCE
ne s‘affirmera pas comme sanction a effets civils, universellement nécessaire et suffisante, avant le début du Vill¢ +. Ce sera la solution a l'effort contradictoire du législateur, qui aura cherché pendant toute cette période a conférer une validité également contraignante a toutes les unions, et en méme temps a maintenir les formes distinctes prévues en fonction des dignités et des biens pour les différentes catégories sociales. Seules feront difficulté les unions inégales, ou la femme pauvre et ses enfants doivent étre protégés contre l’arbitraire de I‘homme fortuné,
qui peut les renvoyer de chez lui quand bon lui semble *. Nous passerons sous silence les détails de I'élaboration juridique 3, pour souligner seulement ce qui importe a notre propos : l'association conjugale des gens riches ou simplement aisés se fonde sur la possession et la gestion d’une fortune, celle des pauvres sur l’exercice quotidien d’une activité dont l'interruption rend impossible le maintien de I’association elle-méme. Nul ne l’'a mieux dit que Justinien, dans une Novelle qui réglementait précisément I’échelle sociale des différentes formes de
mariage : « ... pour ce qui est des pauvres gens, soldats obscurs en activité,
paysans, ils pourront impunément s‘unir sans actes écrits, et vivre en cohabitation, leurs enfants seront légitimes, auxiliaires de la modestie paternelle dans les Occupations et les ignorances de l’armée ou des champs » ‘. C’est ici un autre monde que celui du renoncement ascétique aux relations conjugales, un monde ou l'on pressent que toute limitation de la fécondité doit avoir des motifs et des moyens rudes et concrets. En fait, l'histoire des comportements, que nous pouvons maintenant aborder, montrera quelles formes prend dans ce domaine la différenciation sociale.
Allons au plus facile, et considérons d’abord les démarches diverses par lesquelles un ménage peut éviter de supporter les conséquences de la cohabitation conjugale, c’est-a-dire l’accroissement et l’entretien d'une descendance. Comme le pensait Hopkins, elles délimitent un champ social populaire, ou méme
tout a fait pauvre. Cela est surtout net pour le procédé le plus simple, celui de infanticide, dont l'exposition sur la voie publique est la forme différée 5. Mais, il faut noter aussi d’autres situations ot les moyens pris par le ménage pauvre, pour éloigner la descendance qu'il ne peut nourrir, placent l'enfant dans des conditions telles que, méme s’il survit, il n’a plus la perspective d’un avenir familial normal; c’est alors la fécondité de la génération suivante qui se trouve atteinte. Dés le IV® siécle, la vente de tout jeunes enfants par des parents qui n‘ont pas 1. E. HERMAN, « De benedictione nuptiali quid statuerit ius byzantinum sive ecclesiasticum sive civile », Or. Christ. Per., 4, 1938, pp. 189-234. 2. Nov. Just. 74, A. 538, c. 5; Nov. Just. 53, A. 537, c. 6. Cf. H. J. WOLFF, « The background of the post-classical legislation on illegitimacy », Seminar, III, 1945, pp. 21-45. 3. Voir notamment P. MEYER, Der rdmische Konkubinat, Leipzig, 1895; P. BONFANTE, « Nota sulla riforma giustinianea del concubinato », Studi S. Perozzi, Palermo, 1925, pp. 283286; R. ORESTANO, La struttura giuridica del matrimonio romano dal diritto classico al diritto giustinianeo, vol. | (seul paru), Milano, 1951; J. GAUDEMET, L’fglise dans I'Empire romain, Paris, 1959, pp. 515-556.
4. Nov. Just. 74, A. 538, c. 4. 5. Sur les rapports de |’infanticide, de |’exposition, et de l’aligénation des nouveau-nés dans le droit et dans les mosurs, on ne peut rien ajouter a la démonstration de MOMMSEN, Strafrecht,
cit., pp. 617-620.
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d’autres biens est désignée expressément comme I|’expédient habituel et supréme
, des pauvres; les enfants sont alors achetés pour l’esclavage !. La répercussion
du procédé apparait particuli¢rement bien dans un document du VI® siécle, la Novelle de 535 qui constate, pour l’interdire, que les familles paysannes des régions proches de Constantinople vendent aux proxénétes de la capitale leurs filles, dont certaines n’ont pas dix ans 7. Soulagement d’une pression trop forte pour les possibilités économiques, ou peut-étre matrimoniales, de ces campagnes, mais aussi diminution de la fécondité a la génération suivante, on voit tout ce que ce témoignage précieux pourrait suggérer s'il n’était isolé. A la méme époque, l'Eglise recueille et garde pour elle les petits abandonnés que I’on trouve dans les rues *; on voudrait inscrire cela aussi dans un mouvement général. L’interruption de la grossesse ne figure pas dans la littérature grecque chrétienne parmi les accusations lancées contre les grandes dames d’Antioche ou de Constantinople, et aucun prédicateur ne retrouve les accents de Juvénal. En revanche, la connaissance de procédés préventifs, notamment de potions abortives, est mise au compte des femmes en situation irréguliére, prostituées, ou tout au moins femmes libres *; plus tard les canonistes byzantins, Jean Zonaras et Théodore Balsamon, attribueront eux aussi l‘'usage de ces potions aux femmes qui veulent cacher une faute a leurs parents ou a leurs maitres 5. L’illustration se trouve dans I'Histoire Secréte de Procope de Césarée, au cours du récit consacré a la jeunesse de Théodora, la future impératrice *. De son cété, le Pénitentiel, dit de Jean le JeGneur ’?, recommande d’interroger particuliérement a ce sujet les veuves et les religieuses, des femmes seules encore une fois; certes, indication est donnée dans un souci d’estimation des fautes selon la personne de la coupable, elle n’est pas exclusive, elle n’en est pas moins intéressante. L’efficacité des procédés employés semble avoir été en tout état de cause suffisante pour que la démarche préventive fat une réalité, mais les moyens ne sont pas toujours précisément expliqués. Basile de Césarée note que l’avortement
entraine le plus souvent la mort de la patiente, mais il est seul a faire cette
remarque °. Dans les attendus de sa condamnation, il rejette la distinction cou1. Lois de différentes dates rassemblées dans CJ IV, 43 (De patribus qui filios distraxerunt), CJ Vill, 51 (De infantibus expositis liberis et servis, et de his qui sanguinolentos emptos vel Fan ondos acceperunt). Cf. Basile de CESAREE, Hom. in illud Lucae, Destruam 4, PG, 31,
2. Nov. Just. 14, A. 535. 3. Nov. Just. 153, A. 541, fondée sur le rapport d’un prétre de Thessalonique. 4. C. ANCYR., 21 (RHALLIS-POTLIS, Syntagma Kanonon, Athénes, 1852-59, t. Ill, p. 63). 5. RHALLIS-POTLIS, c/t.,t. IV, p. 96, t. IL p. 519. 6. PROC., Anecd., |X, 19. 7. Voir la version éditée par Dom J. MORIN, « Commentarius Historicus de disciplina in administratione sacramenti poenitentiae... », Paris, 1651, Antiqgui Poenitentiales, p. 84. Versions éditées et inédites inventoriées dans V. GRUMEL, Régestes des Actes du Patriarcat de Constantinople, vol. | Les Actes des Patriarches, fasc. 1, Les Régestes de 381 a 715 (Constantinople, 1932), n° ** 270. L’auteur supposé a été patriarche de la capitale entre 582 et 595, mais les séries de canons qui circulent sous son nom reposent, d'une part, sur un texte plus ancien, probablement apparenté aux canons de Basile de Césarée, et contiennent, d’autre part, des élaborations postérieures au personnage de Jean, composées sans doute entre la fin du Ville et le début du X°® siécle. Cf. H. G. BECK, Kirche und theologische Literatur im byzantinischen Reich,
- Munchen, 1959, p. 424.
| 8. Bas. CAES., Ep. CLXXXVIII, 2 (vers 374). 1360
Vill LIMITATION DE LA FECONDITE A BYZANCE
rante, selon que l'enfant a déja pris ou non la forme humaine !; I’Histo/re Secréte rapporte en effet que Théodora parvenait a interrompre ses grossesses avant que ce moment fit arrivé, et qu’elle échoua la seule fois ou elle le laissa passer, don-
nant ainsi naissance a son unique descendant ?. Le Pénitentie/, dit de Jean le Jedneur, apporte sur les moyens un témoignage important, qui dément l’hypothese d'une confusion vulgaire entre procédés contraceptifs et abortifs. L’auteur, qui invoque son expérience de confesseur, constate en effet que les femmes savent a la fois prévenir la conception et interrompre la grossesse. |! atteste la pratique de breuvages dont les uns passaient pour conférer une stérilité définitive, les autres pour avoir un effet abortif mensuel, d'autres enfin pour interrompre une grossesse confirmée. En somme, des motivations matérielles appelaient des procédés de limitation concréte. Sans que I’on puisse ériger I‘hypothése en certitude, les uns comme les autres semblent bien appartenir aux milieux marqués par la précarité des relations et la difficulté de vivre, tandis que les femmes enracinées, voire enfermées comme elles I'étaient, dans des familles stables et aisées, ne sont pas mentionnées a ce propos. On donnera acte de cette conclusion a Hopkins, a condition de circonscrire la portée démographique de ces démarches de limitation volontaire des naissances. Pour apprécier entiérement les limitations particuliéres a la fécondité des pauvres, il faut se rappeler, en effet, ce qui a été dit plus haut de leurs situations conjugales. La famille pauvre est instable, parce qu’elle est totalement liée a la stabilité laborieuse d’une activité économique. Il en résulte des ruptures caractéristiques, des séparations, des fuites aussi. Dés le IV® siécle, Libanios définit le mauvais pauvre d’Antioche comme un homme qui n’a ni femme ni enfant, et qui nest pas de la ville *. Bandes pitoyables de lépreux sur lesquelles Grégoire de Nysse appelle la compassion des fidéles 4, vagabonds sans feu ni lieu dont le magistrat spécialement créé par Justinien doit purger Constantinople 5, ouvriers isauriens qui descendent seuls ou en groupes s’employer sur les chantiers monastiques de Syrie du Nord °, paysans thraces qui s’enfuient parce que les créanciers saisissent leurs terres aprés deux mauvaises récoltes ”, ce sont la des multitudes d‘isolés errants, dont il faut au moins tenir compte. La famille pauvre semble donc présenter quelques traits spécifiques en fait de limitation volontaire ou forcée de la fécondité. Cela dit, nous constatons que la fin de l’Antiquité est caractérisée dans l'ensemble de la société byzantine par un important mouvement de soustraction au mariage. La prédication chrétienne semble ainsi vérifiée dans les faits. Mais cette premiére apparence ne peut pas satisfaire I’historien. Il lui faut savoir dans quelle mesure cette prédication a pu étre déterminante, ou au contraire elle-méme orientée par la conjoncture démo-
1. Cf. DOLGER, cité ci-dessus p. 1355, note 1. | 2. PROC., Anecd. XVII, 16. 3. LIB., Or. XLI, 11. 4. Grégoire de NYSSE, De Pauperibus Amandis Orationes Il, 6d. A. van Heck, Leiden, 1964, passim.
5. Nov. Just. 80, A. 539. ~
7. Nov. Just. 32, A. 535. | 6. P. VAN DEN VEN, Vie de Saint Syméon Stylite le jeune, \ (Bruxelles, 1962), passim.
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graphique et sociale ou elle s‘est élaborée. Les éléments d'une réponse se trouveront dans Il’examen des différentes formes que revét, au cours de la période délimitée par le [Ve et le Vile siécle, la soustraction au mariage. Plusieurs de ces formes seront essayées au cours du IV® siécle, mais la société byzantine tendra ensuite a les éliminer, et a se proposer de plus en plus clairement une alternative unique : le mariage ou le cloitre, la condition conjugale ou la condition monastique. Formulée dés la fin du !V® siécle, cette alternative produira son plein effet démographique et social a la fin du V® et au début du Vie siécle, et demeurera ensuite durablement inscrite dans les structures sociales byzantines, bien que la conjoncture devienne sensiblement différente dans les derniéres décennies du Vie siécle. L'expérience la plus radicale et la plus subversive est celle du vaste mouvement hérétique qui secoue le monde byzantin au IV® siécle, et dont nous avons dit plus haut les prémisses théologiques !. Enraciné dans la gnose du III® siécle, contemporaine du manichéisme, il ne s’éteindra jamais complétement, puisqu'll pousse encore, par la suite, le surgeon vigoureux du paulicianisme, et peut-étre, sur les marches de l'Empire, celui du bogomilisme bulgare. Ii est doté d’une assise territoriale remarquablement stable, la Phrygie, la Pamphylie, les confins arméniens; au IV® siécle, il s’affirme dans les provinces de langue syriaque, Mésopotamie, Osrhoéne, d’ou il essaime a travers la Syrie septentrionale. Le comportement des groupes et des individus, qui nous intéresse ici, est connu par de trop rares ceuvres de doctrine, par des interdictions conciliaires, par la polémique orthodoxe, et par toute une hagiographie trés curieuse, ou le modeéle
hérétique se laisse reconnaitre sous une fausse apparence orthodoxe, enfin par des inscriptions funéraires de Phrygie et de Pamphylie. A la lecture de ces témoignages, le refus hérétique de mariage prend toute sa portée : ce nest rien moins que le signe le plus marquant d’un refus total de tous les ordres qui constituent la société. Les hommes de ce temps concoivent en effet le monde comme un systéme d‘oppositions fortement hiérarchisées qui ordonnent la société, I’Eglise, la nature; cette derniére est évidemment identifi6e aux régles sociales et religieuses qui la mettent en forme. L’hérésie dualiste détruit l’édifice par le renversement ou la négation des oppositions constituantes, et manifeste sa démarche par des gestes ostentatoires, qui attentent aux bienséances quotidiennes, comme aux relations sociales, comme aux prescriptions de |'Eglise. Le catalogue de ces gestes inversés, que nous ne pouvons présenter ici, restituerait en somme l'image sociale toute entiére. Or, la distinction des sexes peut passer pour le fondement de la condition humaine. Leur relation touche aux trois ordres évoqués plus haut. Au niveau de la nature, elle se manifeste par l'apparence spécifique, la séparation dans la vie quotidienne, |’attraction sexuelle. La hiérarchie sociale et religieuse est garantie par la parole paulinienne « L’homme est la téte de la femme » 2, la hiérarchie de l’époux et de I’épouse en est I’application. La pratique hérétique trouve donc /a un théme privilégié. En effet, vers 340, les péres du concile de Gangres, aux confins de Il’Arménie, €numérent pour les condamner une série de désordres hérétiques; et ils signalent que les femmes ont souvent rasé la cheve1. Ci-dessus, p. 1358, note 3. 2. / Cor. Xi, 3. 1362
Vill LIMITATION DE LA FECONDITE A BYZANCE
lure qui symbolise leur condition, et endossé des vétements d’hommes }. Dans un pareil contexte, I‘impassibilité illustrée par les scénes insolites od Syméon d’Emése entre au bain des femmes, ou gambade entre des prostituées *, n’est pas ressentie comme une victoire ascétique, mais comme un refus scandaleux de l’ordre naturel. Dans son traité sur les hérésies composé vers 374-376, Epiphane de Salamine reléve avec dégo€at l'indifférence dans laquelle les bandes d‘hérétiques reposent péle-méle au hasard de leurs vagabondages *. Et, logiquement, toute l’organisation sociale et religieuse des relations entre les sexes est jetée bas : des épouses s’enfuient, commettent l’adultére, les prétres mariés sont désavoués, et les priéres au domicile de gens mariés refusées ‘; la séparation monastique est enfreinte >. Condamnations conciliaires et réfutations polémiques réunissent le grief de désordre licencieux a celui d’une chasteté sans valeur. Soulignons toutefois aussit6t gue Il’on ne saurait attribuer 4 ce mouvement un champ social particulier. Pour des raisons complexes, dans lesquelles nous n’entrons pas ici, chacun refuse quant a lui de jouer le rdle social qui lui est assigné : les uns rejettent la servitude, les autres le travail, d'autres encore la richesse et la distribution des aumd6nes °. En fait, les inscriptions hérétiques d’‘Asie Mineure attestent par leur style, et par les précisions données sur les défunts, une bourgeoisie provinciale cultivée ’.
Dans quelle mesure le mouvement a-t-il contribué a Itmiter la fécondité ? Ii convient ici d’apprécier avec prudence les témoignages offerts. Titus de Bostra et son contemporain Epiphane accusent les hérétiques de pratiquer des plaisirs
qui demeurent stériles : le premier fait une allusion générale a des pratiques contraceptives et abortives ®; le second s’attarde sur des descriptions effroyables de scénes qui présentent un caractére collectif et rituel, et qu’il destine du reste, comme il l'avoue naivement, a donner le frisson au lecteur ®. Notre information
est dans l'ensemble trop pauvre, et la réalité psychologique de Il'hérésie trop insaisissable, il faut bien le dire, pour que ces pages nous soient utiles. Car nous
ne savons pas si elles témoignent d’un comportement en tout état de cause 1. Ed. Ph. LAUCHERT, Die Kanones der wichtigsten altkirchlichen Concilien nebst den Apostolischen Kanones (Freiburg-Leipzig, 1896), p. 80. Cf. le grief de prendre des femmes comme guides spirituels du groupe (Timoth. CONSTANTINOP. Redeunt. Eccl. 18, PG 86, 46-51). 2. LEONTIOS VON NEAPOLIS, Das Leben des HI. Narren Symeon, 6d. L. Rydén, Uppsala,
1963, pp. 149 et 155.
3. EPIPH. Panarion (éd. K. Holl, Griechische Christ. Schriftst.,1915-1933), 80 (Messalianer), 3, 3-6. 4. Concile de Gangres, cit., pp. 79 et 80. 5. Concile tenu sous lesuiahb I, en 585, c. 9 (Liber Graduum, 6d. Kmosko, citée ci-dessous p. 1364, note 5). 6. Concile de Gangres, cit. passim; EPIPH. Panar. 47, 80, passim. 7. Inscriptions 6parses dans les Monumenta Asiae Minoris Antiquae, | (1928), VII (1956). Vill (1962), notamment. On consultera le recueil procuré par W. M. CALDER, « The Epigraphy of the Anatolian Heresies », Anatolian Studies pres. to Sir W. M. Ramsay, Manchester, 1923, pp. 59-91, et Ad. WILHELM, « Griechische Grabinschriften aus Kleinasien », Sitzungsber. preuss. Akad. Wissensch. Philol. Hist. Ki., 1932, pp. 792-865.
8. Tit. BOSTR., Adv. Manich., ll, 33 (PG 18, 1197); dans un développement analogue, Augustin accuse les « manichéens » d’utiliser l'observation des périodes stériles des femmes pour séparer relations conjugales et procréation, et il considére que les épouses sont ainsi abaissées a la condition de prostituées (AUG., De Moribus Manichaeor., \\|, 18, PL 32, 1372-1373).
9. EPIPH. Panar., 26, 4. } 1363
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extrémiste, ou méme si elles empruntent une partie de leur noirceur au répertoire déja fourni a cette date de I’hérésiologie. De méme, il est bien difficile d’apprécier
‘influence des sectes de ce type a travers la dénonciation véhémente que fait encore Epiphane de leurs progrés en Syrie, et notamment en milieu monastique. Or, c'est la le probléme historique véritable : par qui, et jusqu’a quel point, les idées hérétiques sur le mariage et la procréation sont-elles mises en pratique ? Dans les provinces montagneuses d‘Asie Mineure, I’hérésie est quotidiennement vécue. L’épigraphie atteste la pratique du célibat volontaire 1, et aussi d’une continence observée dans le mariage, sans que la société conjugale subisse pour autant une destruction scandaleuse, et dangereuse pour Il‘ordre social : le prétre de Dinek Saray, en Isaurie, trouve des mots émus pour |’épouse qui s'est fraternellement associée a son ascése ?; mais le ménage phrygien, qui appartient 4 la « sainte et pure Eglise » *, a procréé une fille, unique il est vrai : conversion, prévention efficace, ou rupture des relations conjugales aprés une seule naissance, comme dans la Vie exemplaire de la dame Matrona 4, nous n’en savons rien. Un recueil d’homélies hérétiques du IV® siécle, le Liber Graduum, composé en langue syriaque, est le seul a faire état, pour cette 6poque, d’une hiérarchie a deux degrés, les Parfaits et les Justes, les premiers seuls s‘abstenant du mariage, comme diailleurs du travail et de la distribution des aumdénes >. A Emése en revanche, dans un milieu urbain ou I’hérésie est implantée, mais ou les influences se mélent, le prédicateur Eusébe se réjouit de voir combien d’individus s‘abs-
tiennent du mariage, et combien de ménages, sans pour autant se séparer, suspendent périodiquement ou définitivement les relations conjugales *. Quelle est dans ces attitudes la part de I'hérésie ? Eusébe d’Emése le précise dautant moins que sa propre orthodoxie prend parfois des accents suspects. Cependant, l'image qu’il donne est sans doute plus courante et plus significative que celle des groupes dont Epiphane décrit les manifestations ostentatoires. La pratique
exacte de la doctrine hérétique, bafouant la nature et détruisant la hiérarchie conjugale avec toutes les autres, a sans doute été moins fréquente que le choix intime, et peut-étre mitigé parfois, d’une attitude négative que suggére toute la culture de I’époque. Ainsi limitée dans ses effets, Ihérésie n’introduit pas une discordance dans cette culture, elle en figure la tendance la plus accentuée.
* Le maintien d’une société conjugale, dont la facade subsiste alors qu’elle
est intérieurement détruite, caractérise encore un autre mouvement du IV® siécle, celui des mariages spirituels, qui, pour étre exempts d’hérésie, n’‘en attire pas
| moins les foudres des prédicateurs. Attesté dans tout le monde chrétien entre
1. CALDER, cit. n° 5 (p. 81), deux soeurs spirituelles; n° 9 (p. 87), une femme qui a vécu dans la continence (ivxoatevcapévn, cf. le nom de la secte des Encratites) ;n° 11 (p. 90), un prétre eunuque.
2. WILHELM, Grabinschriften, pp. 792-809. |
3. CALDER, cit., n° 6 (Mon. Asiae Min. Ant., Vil, 92). 4. « Vita Matronae higumenae », Acta Sanctor. Novembr., \\i (1910), pp. 790-813, c. 2.
5. Liber Graduum, 6d. M. Kmosko, Patrologia Syriaca, \\l, Paris, 1916, XV 13, XIX 15. : 6. Eus. EMES., Hom. VIL 9, cf. ci-dessus, p. 1356, note 1. 1364
VIII LIMITATION DE LA FECONDITE A BYZANCE
le Itle et le Vie siécle 4, il nous est connu dans ses aspects byzantins par les homélies du IVe siécle, et notamment par deux ceuvres de Jean Chrysostome 2. Il est vraisemblable que les inscriptions funéraires d’Asie Mineure ou des célibataires se qualifient de fréres et de sceurs y font également allusion quelquefois; de telles
situations ne sont d’ailleurs pas incompatibles avec I’hérésie °. Ici encore, il est assez vain de vouloir restituer la réalité quotidienne de telles
unions. Jean Chrysostome les raille de se réduire souvent a des unions ordinaires, avec toutes leurs conséquences. Toutefois, il souligne que beaucoup d’entre elles demeurent stériles, mais qu’il se refuse a les juger pour autant vertueuses, puisque ce privilége est aussi celui des prostituées. II atteste, d‘autre
part, la présence de tels ménages a tous les niveaux sociaux, sans que le réle social des partenaires soit modifié en rien par Il'absence de relations conjugales : les riches font valoir leurs biens, et parfois méme les arrondissent, les pauvres vaquent a leurs travaux. Le mouvement s’éteindra aprés la fin du IV® siécle, probablement condamné par les progrés du monachisme. II appelle deux remarques : d’abord, la motivation culturelle d’une limitation des naissances par l’abstention semble bien primordiale, ou tout au moins indépendante, puisqu’elle est asso-
ciée a des considérations économiques en tout état de cause différentes aux différents niveaux sociaux; ensuite, la société conjugale en tant que cellule sociale n’y est pas remplacée. Ce sera la nouveauté du monachisme, précisément, que de proposer des formes d’association et d’organisation qui se passent
entiérement de la société conjugale, et soient néanmoins compatibles avec l'exercice des différents réles sociaux.
La généralisation des formes monastiques est préparée par des expériences qui respectent déja ces conditions, et qui interviennent soit avant soit aprés le mariage. Les milieux sociaux s‘y distinguent assez nettement. La soustraction anticipée au mariage semble fréquente en milieu urbain aisé au IV® siécle. La motivation économique est évidente, bien qu'elle différe pour les fils et les filles. Le mariage des premiers est plutdt retardé, et Jean Chrysostome reproche aux familles de sacrifier ainsi la moralité de leurs fils 4 des calculs d’intérét *. Le célibat
des filles au contraire semble décidé précocement et définitivement. Basile de Césarée reconnait en effet que bon nombre de fillettes sont vouées a la virginité dans le seul but d’avantager leurs fréres ©. Les filles célibataires ne manquent pas dans le milieu des curiales d’Antioche, ou se coudoient paiens et chrétiens °. Eusébe d’Emése atteste, dans ses discours déja cités, que la décision est prise par le pére de famille, et que l’ascéte continue généralement a vivre avec les
1. H. ACHELIS, Virgines Subintroductae. Ein Beitrag zum VII Kap. des | Korinthierbriefs, Leipzig, 1902.
2. Jean CHRYSOSTOME, Les cohabitations suspectes. Comment observer fa virginité éd. trad. J. Dumortier, Paris, 1955. 3. Mon. Asiae Min. Ant., |, 228, 303, VII, 96.
4. Jean CHRYSOSTOME in Ep. / Thess., cap. 1[V. Hom. V (PG 62, 426). . 5. BAS. CAES., Ep., CLXXXVIIL 18 (vers 374).
6. Cf. P. PETIT, Libanios et la vie municipale a Antioche au IV® siécle ap. J.-C., Paris, 1955, |
pp. 328-329.
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siens. La motivation culturelle n’est pas pour autant absente. Au contraire, elle peut é6tre décisive dans les milieux aisés et riches, ot les biens et le réle social ne sont pas nécessairement liés au mariage. La fonction sociale du riche dans la société byzantine en effet, et nous nous proposons de le montrer ailleurs, consiste a redistribuer gracieusement les biens qui saccumulent entre ses mains, et a éviter ainsi continuellement que le systéme de circulation des biens ne se bloque: évergétisme antique et charité chrétienne se rencontrent en cela. Or, si le mauvais exemple est celui de la fille riche, qui fait de sa liberté un usage immoral ', le bon exemple est celui de la donatrice, qui donne d’autant mieux que nulle charge de famille ne pése sur sa fortune : ainsi Grégoire de Nysse décrit-il sa soeur Macrine demeurée fille, aprés la mort d'un fiancé, auprés de leur mére devenue veuve ?. Il en va de méme de la séparation aprés mariage, qui demeure orthodoxe pourvu qu'elle soit fondée sur le consentement mutuel. L’hagiographie en propose des modeéles : dans histoire d’Athanasia et Andronikos, les époux passent les nuits dans les taches des associations charitables d’‘hommes et de femmes auxquelles chacun d’eux appartient; ils se sépareront pour aller au désert lorsqu’ils auront perdu leurs deux enfants *. La Vie célébre de Mélanie la jeune, biographie grecque d’une grande dame romaine du V® siécle, raconte comment la sainte et son époux cessent les relations conjugales aprés la naissance d'une fille, aussit6t vouée a la virginité, sa mort et celle d’un bébé *; ils distribuent alors leur immense fortune en ceuvres charitables, 6puisant ainsi d’un coup la fonction qui aurait pu occuper toute leur vie. L’histoire syriaque de la veuve Sosiana * propose le méme exemple. L’ascétisme orthodoxe évite ainsi la faute grave de renier une fonction sociale, que l'on imputait précisément, nous I’avons dit, aux hérétiques. Ces histoires illustrent I'6cho des idées négatives sur la procréation, dont nous avons montré les fondements théoriques ; idées qui semblent peser au moins aussi lourd dans les consciences, a en juger du moins par les textes littéraires, qu’un désir ou un besoin de s’appuyer sur une descendance face a la société. La naissance d’un garcon est évidemment appelée; elle est attendue par le mari de Mélanie, par celui de Paula, lillustre pénitente romaine de saint Jéréme °. La stérilité est une disgrace ’. Mais l’éloge de la famille nombreuse en tant que telle ne se rencontre ni dans la prédication, bien sQr, ni dans les éloges des inscriptions funéraires. Au contraire, la conception de la descendance est restrictive et minimale. Lorsque Nil d’Ancyre se sépare de sa femme aprés en avoir eu deux fils, il justifie en ces termes sa décision : « J’ai estimé que c’était assez pour la continuation de la race, et pour le soin de la vieillesse. J’ai jugé que tout étre doué de raison se devait de ne pas jouir jusqu’a satiété du plaisir, de ne pas exploiter l'impunité donnée par la loi jusqu’a l’abus de la nature, mais de s‘arréter au 1. Jean CHRYSOSTOME, Obs. Virg., |. 2. Gregorii NYSSENI Vita Macrinae, 6d. V. Woods Callahan, dans Greg. Nyss. Opera, cur. W. Jaeger, VIII/1, Leiden, 1952, pp. 374-414. 3. Cité ci-dessus, p. 1358, note 2. 4. Vie de sainte Mélanie, 6d. D. Gorce, Sources Chrét., 90, Paris, 1962, 1-6. 5. John of EPHESUS, Livres of the Eastern Saints, LV (trad. E. W. Brooks, Patrologie orientale, XIX, 1925, pp. 191-196). 6. HIERON. Epist., CVIII, 4 (PL 22, 880). 7. Jean CHRYSOSTOME, /n Annam, |, 4 (PG 54, 639), et tous les développements cités ci-dessus p. 1356, note 1. 1366
Vill LIMITATION DE LA FECONDITE A BYZANCE
contraire promptement, aprés s‘étre soumis a l’intention de Celui qui a fondé le
mariage pour l’accroissement de la race, et ne I’a certes pas institué comme salaire de notre infirmité. Ceci pour éviter que, une fois la puissance virile flétrie, plus tard, et les désirs éteints par l’apaisement spontané de la vieillesse, la réforme de la sagesse ne soit attribuée a la nécessité de l’age, et non a l’ambition géné-
reuse du choix » 1. La libération a |’égard du corps, surtout chez les femmes, apparait donc associée a la chasteté, au moins dans des exemples vécus, et non seulement a la prévention des naissances, a laquelle il serait ici anachronique et illusoire de conférer trop d’importance. Mélanie la jeune supplie, par exemple, son mari d’‘accepter soit une chasteté partagée, soit celle de son épouse, et son biographe lui préte ces paroles : « Vois, tous mes biens sont a ta disposition, afin que, devenu leur maitre, tu en uses a ta volonté. Donne seulement la liberté a mon corps, afin que je le présente sans tache au Christ, comme mon ame, au jour redoutable » 2. Pinien transige, en acceptant de cesser les relations conjugales lorsqu’elles auront produit deux enfants, auxquels laisser leurs biens en héritage. Les milieux aisés ou riches ont donc une certaine marge de choix, pour une fonction sociale identique en tous les cas. Une fois leurs biens distribués, cependant, et cette fonction ainsi épuisée, il ne leur reste que la condition monastique.
Celle-ci leur demeure ouverte aprés séparation de corps par consentement mutuel. L’Eglise et la loi l'autorisent également, et c’est sans doute Ia une attitude au moins aussi courante que celle du divorce proprement dit *. Dans les milieux pauvres, le probleme se pose en d’autres termes, on I’a vu. Pour les filles et les veuves sans ressources suffisantes, la solitude n’apporte pas les mémes facilités
que le mariage spirituel, tant décrié par l’Eglise; et les épouses se retrouvent parfois isolé6es non par un choix culturel, mais par cette dislocation propre a la famille pauvre, que nous avons montrée plus haut. L’Eglise s‘efforce trés tét de constituer les vierges et les veuves en ordres, c’est-a-dire en groupes stables, ou! des situations définitives ouvrent le droit 4 une assistance réguliére *. L’dge Canonique des veuves est cependant fixé a soixante ans. Les femmes plus jeunes ne sont pas jugées sires encore, et les Constitutions Apostoliques proposent de leur accorder simplement une aide qui les dispenserait de se remarier par besoin matériel §. En dehors de cela, l’Eglise ne dispose que de peines canoniques pour sanctionner les secondes, puis les troisiemes noces : lévolution sur ce point laisse 4 penser que les remariages devaient étre nombreux et nécessaires *. Le cas des vierges se présente de facon analogue. Basile demande que l'on cesse de vouer au célibat des fillettes qui ne décident pas elles-mémes : on évitera ainsi les abandons de I’age adulte ’. 1. Nili ANCYR. Narrat., \\ (PG 79, 601). 2. Vie de sainte Mélanie, 1. 3. Bas. CAES., Regulae fusius tractatae, 12 (PG 31, 948); Just. Nov., 22, A. 536, c. 5; Nov., 117, A. 542, c. 10, cette derniére consacrée aux cas de divorce. 4. Art. Veuvage, Veuve (H. LECLERCQ), Dict. Archéol. Chrét. Liturg., XV/2, 3007-3026; Monachisme (du méme auteur), /bid., X!/2, 1774-1947, et ci-dessous n° 80. 5. Const. Apost. (6d. F. X. Funk, Didascalia et Constitutiones Apostolorum, Paderborn, 1905), Ill, 1 et 2. Cf. Bas. Caes. Ep., CLXXXVIII, 24 (vers 374). 6. J. DAUVILLIER, C. DE CLERCQ, Le Mariage en droit canonique oriental, Paris, 1936,
pp. 195-200.
7. Bas. CAES. Ep., CLXXXVIII, 18. | 1367
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* Les essais de mise en forme que nous venons de décrire sont particuliers aux milieux urbains, et aux femmes. Mais on sait que, dés le IV® siécle, se dessine dans l’Orient byzantin le mouvement qui emportera loin des villes et des villages,
dans les solitudes du désert ou de la montagne, des femmes, et surtout des
hommes !. La retraite ascétique prend elle-méme deux formes différentes, connues toutes deux dés la fin du IIl® siécle, mais, en fait, assez clairement successives par leur importance dans histoire sociale, la retraite de l’ermite dans la solitude, celle du moine dans la communauté monastique. Le solitaire vit de la con-
fection de nattes, de paniers, de pots, avec un disciple parfois; il rencontre a ‘occasion des voisins éloignés, des voyageurs en quéte d’édification; il va vendre ses produits au marché villageois, il retrouve périodiquement d’autres solitaires pour des solennités religieuses. C’est lui qui demeure le véritable modéle ascétique du IV® siécle, comme en témoignent les récits de voyage dans
le désert égyptien ou palestinien 7. Cependant, si impétueux que l'on suppose le courant érémitique, si divers qu'il apparaisse dans son recrutement social, il ne peut représenter qu’une grande collection d’individus, de fuites additionnées.
La recherche de I’organisation collective ne se manifeste guére en Orient avant la seconde moitié du IV® siécle, et encore s’agit-il d’expériences sur une petite échelle, en Cappadoce comme en Palestine. Le monachisme ne prend de signification sociale et démographique qu’avec le développement des grandes communautés productrices, au cours du Vé® siécle, dans les régions dont les terres et les routes sont favorables a l’affluence et a I’installation de centaines, voire de milliers d’hommes, venus de régions avoisinantes, complémentaires,
. ou méme éloignées. Les points de concentration sont bien connus : régions
oléicoles de Bethléhem 3, et du massif calcaire en arriére d’Antioche 4, routes de passage vers le Sinai >, par exemple. Alors seulement la société byzantine posséde dans sa pleine efficacité une organisation exclusive du mariage et de la famille, ou les rdles trés simples de la société normale se retrouvent pourtant : le riche donne son or ou ses terres pour
, accroitre la capacité du monastére, le pauvre par condition ou par volonté vient
y travailler. Mais il faut souligner ici l'importance globale d’un facteur culturel pourtant plus marqué chez les individus des milieux riches : c’est parce que leur 1. Les histoires du monachisme ancien ignorent a peu prés entiérement les problémes
économiques et démographiques, au profit du commentaire spirituel. L’essentiel des faits est dit
en quelques pages dans I’article de Leclercq cité ci-dessus, et dans Nouvelle Histoire de
pp. 310-318. |
l'Eglise, |, Des Origines 4 S. Grégoire le Grand, par J. DANIELOU et H. MARROU, Paris, 1963,
2. Histoire des Moines d'Egypte, rédigée vers 400, Histoire Lausiaque de PALLADIOS, vers 419-420, Institutions et Conférences de Jean CASSIEN, vers 420, cf. DANIELOU-MARROU ci-dessus; toutes ces ceuvres attestent I’état de la fin du IV® siécle. 3. V. CORBO, Gli Scavi di Kh. Siyar el-Ghanam (Campo dei Pastori) e i monasteri dei dintorni (Jérusalem, 1955). 4. G. TCHALENKO, Villages antiques de la Syrie du Nord. Le Massif du Bélus a l’'époque - romaine, 3 vol., Paris, 1953-1958. 5. Cf. M. AVI-YONAH, « The Economics of Byzantine Palestine » (/sr. Exp/or. Journ., VIII, 1958, pp. 39-51). 1368
VIII LIMITATION DE LA FECONDITE A BYZANCE
culture les incitait dans une certaine mesure a se détourner du mariage et de la procréation qu’ils ont pu fournir aux monastéres les moyens d’absorber le contingent qui est venu y vivre. Contingent masculin par définition, car les communau-
tés féminines ne pouvaient avoir les mémes activités. La ponction démographique sur la génération présente, et par conséquent sur l'avenir, opérée dés Il’'enfance ou a la veille du mariage, comme le montrent
les récits hagiographiques, dispose désormais d’un procédé dont la réussite est démontrée par le dépérissement des formes individuelles de soustraction au mariage a partir du V® siécle. Ce grand effort constructeur des monastéres se ralentit dans l'ensemble au cours des derniéres décennies du VI¢& siécle. Les calamités qui ravagent Empire au VI® siécle, dont la peste n’est que la plus grave, surviennent, semble-t-il, au moment ou la ponction monastique s‘exercait depuis assez de générations pour que l’effet en soit déja cumulé. Les conséquences de la rencontre ont pu alors étre sensibles. Telle est du moins la conclusion démographique que nous proposerions. Mais la structure sociale n’en a pas moins été modifiée de fagon définitive. La famille et le groupe de familles n’y jouent plus un rdle irremplacable.
* En résumé, nous avons voulu montrer que la limitation des naissances au début de I’époque byzantine n’emprunte pas seulement la forme de pratiques restrictives, mais celle de l’abstention pure et simple. Et que celle-ci déborde le champ des situations individuelles, méme nombreuses, pour devenir par son ampleur et I’élaboration de ses formes un élément pertinent de l'histoire démographique et sociale. Pourtant, nous n’avons pas résolu la question que nous posions en commengant, le rapport entre l’attitude culturelle et la conjoncture démographique initiale. Aussi ne voulons-nous pas surestimer la portée de nos conclusions. Les familles que nous connaissons par l’épigraphie, les travaux dont la trace est restée marquée sur le sol, montrent, croyons-nous, que les hommes ne manquaient pas, au moins jusqu’a Il’accumulation de calamités du Vile siécle. Eussent-ils été trop nombreux au contraire si la structure sociale n’avait pas été modifiée par les refus que nous avons décrits ? Ont-ils vraiment manqué aprés 550 ? Ce sont la autant de chapitres pour une histoire démographique qui reste a écrire.
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FAMILLES CHRETIENNES D’ASIE MINEURE ET HISTOIRE DEMOGRAPHIQUE DU IVe SIECLE
L’histoire démographique se propose partout un méme objet, qui est de chercher comment varie, dans un certain espace et pendant une certaine période, le rapport entre la population existante, les ressources disponibles, et les besoins en hommes que déterminent I’état des techniques et l’organisation de la société. C’est une histoire toute en mouvements longs, ot quelques événements posent des jalons discontinus, mais dont la trame la plus solide est tissée de tendances séculaires, que viennent infléchir des facteurs naturels, technologiques, socio-économiques, et culturels. Le [Ve siécle de l’ére chré-
tienne en Orient ne se laisse pas détacher, a cet égard, d’une période qui commence 4a la fin du IIIe siécle avec la christianisation ouverte de la société et la reprise politique, et qui s’achéve sur les années 570—640: croissance d’abord, pensons-nous, jusqu’en 540—550, déclin ensuite, inégalement précipité suivant les régions, jusqu’aux bouleversements nationaux qui signalent la mise en place d’un nouvel équilibre. Le IVe siécle, entendu largement, présente cependant une originalité particuliére au seuil de la période ainsi découpée, puisqu’il marque le commence-
ment d’une tendance au refus du mariage et de la procréation, dont la montée et bientdt l’organisation seront décisives pour l’avenir démographique et social!. On peut encore entendre les accents que la prédication , chrétienne lui a prétés, retrouver les témoignages de son succés sous des formes diverses, parmi lesquelles triomphe assez vite le monachisme communautaire. En revanche, on ne distingue pas immédiatement le matériel d’une contre-épreuve, qui serait l’étude des familles constituées a l’€poque ov se développe le refus de la famille. Nous avons tenté de rassembler ce matériel en utilisant l’épigraphie, et nous présentons ici le résultat de notre recherche,
un échantillon de familles d’Asie Mineure2. Les inscriptions retenues datent au moins de la fin du IIIe ou du début du [Ve siécle, et présentent presque toutes des critéres de christianité, qui sont eux-mémes pertinents a lhistoire démographique dont le IVe siécle marque le début. I] ne s’y rencontre d’ail-
leurs pas de date, et peu d’éléments permettent une datation plus précise entre la fin du IIIe et le cours avancé du VlIe siécle. Mais I] y a des raisons de négliger cette incertitude: le nombre relativement faible de ces documents, et
donc leur dispersion chronologique possible; ’homogénéité régionale et sociale du milieu attesté; enfin, pour tout dire, Pintérét d’une documentation méconnue jusqu’ici, et sans équivalent pour notre domaine, en dépit de ses faiblesses. Nous ne saurons pas en effet lesquelles de ves familles sont complétes, puisque |’age des conjoints n’est jamais indiqué, mais nous les avons 1 E. PATLAGEAN, Sur la limitation de la fécondité dans la haute époque byzantine, in
Histoire Biologique et Société, Annales E.S.C. 1969, pp. 1353—1369. , 2 Le lecteur trouvera en appendice la liste des publications épigraphiques retenues dans !’échantillon, avec les abréviations employées par nous; les autres seront citées 4 mesure dans les notes.
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_ du moins reconnues comme achevées. Ce critére sine qua non ne qualifie qu’un seul type d’inscription funéraire, et on excusera en faveur de son importance les considérations critiques un peu longues par lesquelles nous allons commencer. I.
L’étude démographique de |’Antiquité chrétienne en Orient ne trouve guére de provende en effet dans les informations élaborées par la prosopographie, ou livrées telles quelles par l’épigraphie. L’information prosopographique parait d’emblée la moins prometteuse dans la mesure ou elle est puisée a des sources littéraires. Un échantillon pourtant privilégié par une information
exceptionnelle, celui des curiales d’Antioche et d’autres villes syriennes connus a travers Libanios, montre combien I’état de famille est en ce cas incertain, parce que tributaire d’allusions fortuites3; c’est la un inconvénient
| fondamental, plus grave que les limites sociales de la prosopographie, qui recense par définition des notables. Seules les biographies avouées comme telles précisent souvent la descendance des personnages, ainsi les oraisons funébres consacrées a leurs proches par les Cappadociens, comme Grégoire de Nazianze pour sa sceur Gorgonia, ou encore les hagiographies suffisamment fidéles a une vérité biographique, comme la Vie de Paula rédigée par JérOme, ou celle de Mélanie la jeune; nous pouvons y recueillir une petite série d’exemples. On hésite en revanche a présumer typiques les familles impériales*. L’information la plus significative viendra en fait des inscriptions, mais cela au prix de critéres sévéres que nous allons maintenant définir.
Trois types d’inscriptions paraissent susceptibles d’attester des états de famille: inscriptions cadastrales consécutives a la réforme fiscale de Dioclé- } tien, dédicaces religieuses, enfin inscriptions sur des tombeaux. Les inscriptions cadastrales étudiées par A. Déléage dans son beau livre sur la capitations ont fait l’objet d’un examen démographique, assez superficiel
a dire vrai, par A.H.M. Jones®. Deux d’entre elles offrent des états de famille: celle d’Hypaipa en compte six, celle de Théra trois. Mais si elles fournissent des indications sur l’4ge des parents, ou sur les intervalles entre les naissances, la plupart de ces déclarations, au demeurant trop peu nombreuses pour fonder des conclusions générales, ne représentent pas l’état acheve, ni complet, des familles, ce que Jones a négligé dans l’usage qu’il en a fait. En
écartant méme les célibataires, les ménages jeunes ont en perspective de nouvelles naissances, tandis que leurs petits enfants, de 3 ans et moins, n’ont
pas franchi le cap dangereux de la premiére enfance. Les couples agés au 3 P. PETIT, Libanios et la vie municipale 4 Antioche au [Ve siécle, Paris 1955, pp. 328-329 et App. I. rv V. GRUMEL, La Chronologie (byzantine), Paris 1958, pp. 360—366. 5 A. DELEAGE, La Capitation au Bas-Empire, Paris 1945, pp. 173 et s. 6 A.H.M. JONES, Census Records of the Later Roman Empire, Journ. Rom. Studies 43, 1953,
pp. 49-64.
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contraire, ou réduits 4 un conjoint survivant, ont peut-étre dispersé une partie de leurs enfants, et gardé seulement les plus jeunes: par exemple, la jeune femme de ThéralI peut fort bien étre fille de l’une des trois familles conservées, ou d’autres, et la base cadastrale de la déclaration risque d’entrainer a une erreur sans correction possible. Dans ces conditions, les états de famille utilisables se réduisent a bien peu de chose.
Une autre catégorie d’inscriptions dont on pourrait espérer des états de famille est celle des dédicaces chrétiennes d’objets précieux, de mosaiques, @édifices entiers, qui associeraient nommément tous les membres d’une famille au mérite de l’offrande. Il s’y ajoute d’ailleurs une série tout a fait paralléle de dédicaces juives contemporaines, qui ont été retrouvées dans des synagogues d’Asie Mineure, de Syrie, et surtout de Palestine, et qui commémorent en particulier les donateurs de tout ou partie des mosaiques. Mais pareille attente est rapidement décue, car ces inscriptions, juives ou chrétiennes, appartiennent encore 4 la tradition de la générosité antique, et ont pour fonction essentielle de commémorer le geste généreux du donateur; de ce fait elles ne portent que son seul nom le plus souvent, méme sil s’agit de simples particuliers. Il va de soi que bien des inscriptions associant des fréres’, un pére et son fils®, ou un groupe familial plus complexe %, ne sont que des
variantes de ce type, et n’enseignent rien sur |’état de famille. Certaines associent méme au donateur, a son fils, les ouvriers qui ont participé a Peffort!9. Seul un contingent restreint d’inscriptions de cette catégorie associent au donateur des personnes qui lui sont chéres, sans offrir, on va le voir, plus de ressources pour notre enquéte. Donateur d’une mosaique dans une synagogue de Scythopolis, Léontios précise que l’offrande, payée par lui, est faite pour le salut de son frére Jonathas, en méme temps que pour le sien!!; cela ne suffit pas 4 démontrer que Léontios et Jonathas sont la seule descendance vivante de leurs parents. Réciproquement, Ilasios fils d’Isaac, président et donateur de la synagogne d’Apamée, fait offrande non seulement pour le
salut de son épouse Photion et de leurs enfants, selon la formule la plus courante, mais pour celui de sa belle-mére, et pour le souvenir de ses parents,
et sans doute de son beau-pére!*; on ne peut en conclure que Photion et Ilasios sont enfants uniques. La mention la plus fréquente est celle de 1’épouse et des enfants, mais elle est malheureusement anonyme et collective dans l’?immense majorité des cas, en sorte que nous ne pouvons rien en
tirer'3. Pareillement, des femmes qui ont offert chacune un morceau de 7 B. LIFSHITZ, Donateurs et fondateurs dans les synagogues juives, Paris 1967, 73a (Gaza, A. 508): deux fréres marchands de bois, donc peut-étre associés; ibid. 61 (Dmer, prés de Damas, s. V ou VI): deux fréres « qui ont noblement dépensé », avec le chiffre de la dépense. 8 LW 2412p (Doroa, A. 565). 9 Mosafque d’une église de Nessana (Excavations at Nessana I, London 1962, The Inscriptions, pp. 131-197, no 94, en date du 7 Septembre 601), « pour le salut de ceux qui ont fait offrande », le moine Serge, sa sceur, et le fils de celle-ci, diacre et mowrevwv a Emése. 10 Ibid. no 72 (Nessana, 18 Septembre 605). 11 LIFSHITZ 77 b.
12 Jalabert-Mouterde, Inscr. Gr. Lat. Syrie 1320 (s. IV). ,
13 Formule dua oupBio kat réxvow: synagogue de Sardes (L. ROBERT, Nouvelles Inscriptions de Sardes, fasc. 1, Paris 1964, pp. 37-57, no 6, entre 212 et 240/250); synagogue d’Apamée, A.
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IX pavement a la synagogue d’Apamée l’ont fait uniformément « pour le salut de tous ceux qui leur appartiennent », c’est-a-dire de leur famille!4. Une variante de cette formule associe un homme, son fils, l’un et l’autre nommés,
et les enfants du fils, désignés d’un mot!5. En somme, les dédicaces ne comportent pas l’exigence de désignations nominales qui en ferait l’occasion d’états de famille. Si nous pouvons signaler un état de famille complet, au
moins dans son intention, sur une inscription phrygienne qui commémore une construction dédiée a S. Etienne!*, ceci s’explique par l’habitude régionale des énoncés familliaux exhaustifs, que nous allons trouver trés marquée dans les inscriptions funéraires. Ce sont elles que nous allons examiner maintenant, avec plus de fruit que toutes les précédentes.
Considérées sous l’angle de la démographie familiale, les inscriptions placées sur les tombeaux sont susceptibles de deux classements, établis lun selon les personnes quis’y trouvent mentionnées, |’autre selon les circonstan-
ces de la rédaction: le premier distingue d’emblée les types qui peuvent correspondre a des états de famille; le second fournit la plupart des critéres qui permettent de considérer avec une marge raisonnable tel de ces états comme achevé. Les mentions qui figurent sur les pierres peuvent étre isolées, dans des inscriptions individuelles et nominales. Elles peuvent grouper le couple conjugal, seul ou avec sa descendance, enfants, conjoints des enfants, petits-enfants. Ou enfin cette descendance peut figurer seule: en d’autres termes, les fréres et scours sont nommeés sans leurs parents, le cas échéant avec leurs conjoints et leur descendance. On voit aussit6t que seuls nous retiendront les deux derniers types définis, états de lignées directes, collatérales, et quelquefois complexes, c’est-a-dire poussées dans les deux directions a la fois.
Les circonstances de la rédaction fournissent le classement suivant: Pinscription peut étre établie au moment du décés, ou rédigée par anticipation du vivant des ayants droit, ou enfin mixte, mentionnant 4a la fois un ou plusieurs défunts de la famille et les survivants, rédacteurs de l’inscription. Au premier type correspond la quasi totalité des épitaphes individuelles, qui ne peuvent rien apporter ici. Les inscriptions anticipées se rangent d’ensemble dans deux catégories au regard de l’enquéte de démographie familiale: les unes émanent de familles manifestement inachevées, les autres sont susceptibles, en principe du moins, d’attester un état familial achevé. Dans la premiére catégorie figurent les inscriptions qui réservent le droit au tombeau au
mari et a la femme, fit-ce avec une provision pour les décés de jeunes | 391 (IGLS 1320); église ou synagogue de Homs (IGLS 2205, s.V? ); chapiteau de Gdme en Phrygie, avec dédicace chrétienne pour un homme, son épouse (nommée), « ses enfants et toute sa
: maison » (MAMA I 332). Dans la synagogue de Smyme (LIFSHITZ 14, s.IV), offrande pour un donateur, son épouse, et son fils: on ne peut dire d’il s'agit d’un enfant unique ou d’une famille inachevée.
14 IGLS 1322, 1323, 1324, 1327. | . 15 Synagogue de Kepharnatim (LIFSHITZ 75, s.IIl). Sanctuaire de S. Georges 4 Nabite (LW 2412m, A.623), 4 la construction duquel Kyriakos, son fils Osebos, et les enfants de celui-ci associent un parent, Noéros fils d’Osebos fils d’Aiasos. A Daldis, en Lydie (Keil—v.PR., Lydien 1,142), le diacre Asterios associe 4 son geste sa mére, diaconesse, son fils, « et toute sa maison »; il y a la de toute maniére un cas particulier, car Asterios n’a pas d’épouse. 16 LW 991 (Tepedjik).
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enfants, et les inscriptions qui associent aux époux leur descendance a la premiére, voire a la deuxiéme génération, assortie parfois des conjoints des descendants, tous cesayants droit faisant l’objet d’une désignation collective
et anonyme. La seconde catégorie comprend au contraire un autre type d’inscription anticipée, celles qui précisent nommément et exclusivement les ayants droit au tombeau, pris plus ou moins largement dans la lignée directe
la plupart du temps. De telles inscriptions sont évidemment rédigées a un moment ow le couple considére sa descendance comme achevée; nous verrons plus loin dans quelle mesure elles peuvent étre réellement exhaustives. Enfin,
les inscriptions que nous avons appelées mixtes marquent par définition le moment ow la famille est achevée, lorsqu’elles sont motivées, ce qui est le
plus souvent le cas, par le décés du pére ou de la mére; 1a aussi, il faut cependant voir si toute la descendance y figure effectivement. Mais nous ne pouvons aborder cette critique sans préciser auparavant les limites régionales de l’échantillon que nous allons proposer a l’attention du lecteur. Toute tentative d’utiliser les inscriptions dans une étude démographique
doit en effet tenir compte, on le sait, de l’extréme variété des habitudes épigraphiques régionales. Seule |’Asie Mineure présente en tout état de cause
une épigraphie familiale intéressante. La Palestine et la province romaine d’Arabie, en revanche, ont une épigraphie funéraire individuelle, ou les femmes, et méme en certains endroits les enfants, regoivent des inscriptions nominales, qui indiquent l’4ge au décés, et qui, sans €tre aussi nombreuses que celles des hommes, permettent néanmoins de constituer des séries sans équivalent ailleurs. Dans le Hauran, en revanche, les tombes familiales sont la régle, et prennent méme la forme de tours funéraires. Mais les inscriptions ne mentionnent que des péres et des fils, et ne peuvent donc nous étre d’aucune
utilité, quelle que soit d’ailleurs la réalité funéraire; une inscription de Migdala!” précise l’exclusion des sceurs des ayants droit, quatre fréres qui ont érigé le tombeau a frais communs; si nous comprenons bien le texte obscur, il n’y aura d’exception que si l’une d’elles est suffisamment fortunée pour
participer aux frais. On apercoit ainsi une des deux raisons d’exclure les
femmes de ce qui est en fait une construction onéreuse, autre étant évidemment leur départ dans la famille de leur mari. Quoiqu’il en soit, méres, sceurs, filles, épouses sont absentes des inscriptions funéraires hauranaises. En Cilicie, province micrasiatique certes, mais engagée dans le domaine culturel syrien a cause des nombreux échanges avec la Syrie du Nord, les inscriptions individuelles sont de nouveau les plus nombreuses. Puis viennent les inscriptions consacrées 4 deux personnes, un mari et sa femme, mais aussi, notam-
ment 4 Korykos, un pére et son fils, ou deux fréres, que réunit le méme métier. Le nombre des titulaires de la tombe atteint rarement trois. En Asie Mineure au contraire, les inscriptions familiales obéissent a une tradition régionale ancienne, attestée par les inscriptions en langue indigéne!®, et les tituli d’époque impériale!» . A ’époque chrétienne, elle s’affirme surtout dans
17 LW 2403.
18 S. PEMBROKE, Last of the Matriarchs, A Study in the inscriptions of Lycia, Journ. Econ. Soc. History of the Orient, VIII, 1965, pp. 217—247. 19 Cf. les inscriptions réunies par HEBERDEY, Termessische Studien, Denkschr. Akad. Wien, 69/3, 1929, pp. 15—28.
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IX l’Ouest, Phrygie en premier lieu, Lydie, Bithynie, mais elle apparait aussi en
Cappadoce, dans le Pont, un peu partout, 4 un moindre degré. C’est a l’intérieur de ces limites régionales que nous avons pu tenter la constitution d’un échantillon familial. Précisons aussi ses limites chronologiques. Les critéres de datation des
inscriptions grecques varient avec les régions eux aussi, et cela doit étre particuliérement souligné pour ce domaine micrasiatique ov 1’on ne grave pas couramment la date sur les inscriptions durant notre période, au contraire de ce qui se pratique au mé€me moment dans le domaine syrien”°. En fait, nous avons borné notre ambition 4a juger du caractére chrétien des inscriptions, ce qui était au demeurant primordial dans une histoire démographique ow la christianisation de la société passait, 4 tort ou a raison, pour un seuil décisif. Une précision plus grande, eit-elle été possible, aurait d’ailleurs écrasé l’indigence de notre documentation. Sur prés de quatre-vingts inscriptions retenues par nous, une dizaine seulement sont douteuses a cet égard. Les autres offrent des critéres sirs de christianité. Certains sont contenus dans le texte
lui-méme: proclamations de foi et formules d’introduction ou de conclusion2!, éloge de vertus chrétiennes2?, qui peut d’ailleurs prendre un accent hérétique dans les territoires suspects, et notamment en Phrygie23, mentions d’institutions chrétiennes, déja attestées il est vrai, avant le IVe siécle, comme la prétrise** et le diaconat25, ou méme d’appartenance a une communauté hérétique**. Les fonctions civiles ou militaires ne sont au contraire que rarement signalées?’. Enfin, le vocabulaire de la mort et de la sépulture se laisse Jui aussi approximativement dater comme chrétien?®. Matériellement, les 20 Etude des critéres de christianité dans toutes les publications épigraphiques citées, notamment WILHELM, Grabinschriften, MAMA aux différents volumes (1, pp. XIX—XXVI, VII, pp. XXXVI-—XLIII). Les éditeurs des MAMA insistent a juste titre sur le caractére trés régional de ces critéres. C’est pourquoi l’art. Inscriptions Grecques Chrétiennes de JALABERT et MOUTERDE (Dict. Arch. Chrét. Liturg. VII/1, 623—694) s’avére moins utile. 21 Sur la célébre formule ypioriavds xproriavois (LW 783 et 785), qui serait antérieure a la paix: de l’Eglise, et peut-€tre montaniste, voir WM. CALDER, The Epigraphy of the Anatolian Heresies, in Anatolian Studies presented to Sir W.M. Ramsay, Manchester 1923, pp. 63—66. La formule éorat abrq mpos Tov @edv tov Savra, qui peut étre chrétienne ou juive, est chrétienne probablement dans l’inscr. MAMA IV 359, cf. J. et L. ROBERT, Hellenica XI—XII, 1960, pp. 399—413. Sur rov Gedy aow- yn aducnons (MAMA IV 363), WILHELM, Grabinschriften, p. 849. 22 MAMA I 220 (territoire de Laodicea Combusta); GREGOIRE, Pont no 20. 23 MAMA I 228 (Laodicea Combusta): le diacre Minneas a pratiqué sa vie durant « la sagesse divine »; MAMA I 303 (région de l’Axylon): et Strymon Théodoté, ,,leur vierge trés-sage‘’. Mais aussi dans la région d’Euchais,pease GREGOIRE, Pont,a no 223, tombe desoeur, Théodora « la ure >».
P 24 MAMA VII 67 (eunuque), 78; MAMA I 184, 206, 316. 25 Diacre, KEIL—v.PR., Lydien 1, 142; diaconesse, MAMA I 324, 383, VIII 318. 26 MAMA VII 92 (env. Laodicea Combusta), rédigée par Doudousa, épouse d’Imenos, membre de la « sainte et pure Eglise »; MAMA VII 96 (méme provenance), rédigée par Meiros fils d’Aentinos, qui confesse I’encratisme. 27 Kwynrns, MAMA VIII 305b, mpwroxwynrns , ibid. 318; mpwriktup, MILTNER, Ankara no 47; rysn ev Tm iep@ nmadrdariw DOERNER, Bithynien no 86. 28 Formules de type « ci-git » (€v0a karaxeira:, kexHdevrar) MAMA I 316, VII 569, 583, IV
19, VI 318; KEIL—v.PR., Lydien 3, 155; GREGOIRE, Pont, no 221. Désignation du défunt comme « bienheureux », GREGOIRE, Pont, no 221. Désignation de la tombe, ruuBoc, MAMA VII
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| IX inscriptions arborent des symboles chrétiens, dont le plus courant est la croix
simple ou monogrammée, en téte du texte, parfois aussi a la fin?9. En troisiéme lieu, la christianisation se marque dans les noms des personnages:
noms théophores, Kyriakos, Kyrillos, Théodoros, Théodoulos, rarement Christos 4 notre époque; noms néotestamentaires, Marcos, Paulos, Petros; noms de saints, Ménas, Georgios, Stéphanos, Thécla, autres noms, que les éditeurs des MAMA pour les régions de notre enquéte indiquent comme fréquemment chrétiens, Ioulianos et Alexandros, Augenios et Zoé, Auxanon. Les femmes sont appelées souvent par les féminins de noms cités plus haut. Le
nom de Marie est trés rare, ce qui est peut-étre un critére chronologique, puisque le culte de la Vierge en Orient ne se développe guére avant le VIe siécle 3°, On remarquera en revanche le nom de Matrona dans les régions touchées par l’hérésie dont on retrouve la trace dans la Vie du personnage de ce nom3!. Seuls les Aurelii présentent une réelle difficulté: attestant en prinCipe une mention postérieure a4 212, ils se prolongent en fait fort avant dans le [Ve siécle, c’est-a-dire qu’ils ignorent la christianisation, et qu’ils représentent méme des périodes aussi diverses au point de vue historique, démographique, et social, que les années de prospérité sévérienne au milieu du IIe siécle, la crise de la seconde moitié du siécle, et le nouvel équilibre du [Ve 3. Ils apparaissent précisément dans la dizaine d’inscriptions douteuses de notre série, que nous avons cependant conservées a cause des divers caractéres qui permettent de proposer pour chacune d’elles la fin du IIle siécle, et peut-étre tout de méme le [Ve. Voyons maintenant comment se présentent, dans ce domaine régional ou
les habitudes épigraphiques sont les plus favorables, les deux catégories d’inscriptions définies plus haut, et quelles difficultés souléve en fait Putilisation démographique de celles qui suivent en principe une formule d’énoncé exhaustif et achevé. L’épigraphie funéraire d’Asie Mineure utilise toutes les formules que nous
avons déja sommairement définies, et tout d’abord l’énoncé collectif et anonyme d’ayants droit. Ce dernier correspond, peut-on penser, a un avenir familial encore ouvert, couple jeune 33, ou du moins union récente 74. Cepen451, MAMA VIII 318. La formule prnyuns ydpw, considérée comme chrétienne par les éditeurs des MAMA, est générale dans nos inscriptions.
29 Croix simple dans la plupart de nos exemples. Monogramme MAMAI315, MAMAI 193, 203. Croix entre I’A et 1?Q2, MAMA I 324. Initiales X K, MAMA VII 70.
30 Dict. Archéol. Chrét. et Lit. X, 2035—2037 (H. LECLERCQ).
31 Acta Sanctor. Novembris III (1920), 790—813. . 32 Sur la signification chronologique du nom d’Aurelios, cf. les études locales d HEBERDEY, Termessische Studien, et de L. ROBERT, Sardes, p. 39. Robert attire l’attention sur le fait que bien des séries d’Aurelii datent des années de la prospérité sévérienne, avant 250, précisément parce qu’ensuite, dans une conjoncture détériorée, on fait moins de dédicaces. Mais cela n’est pas valable pour les inscriptions funéraires, ni pour le I'Ve siécle, dans le cours avancé duquel on trouve encore des Aurelii en Asie Mineure.
33 KEIL—vPR., Lydien 3, 144 (Fata): Ammianos réserve une tombe pour lui-méme, son épouse de fraiche date Apollonia (napYevun yur, cf. L. ROBERT, Hellenica III, p. 92), ses enfants, petits-enfants, arriére-petits-enfants, et sa mére Ammia. 34 DOERNER, Bithynien 86 (Masukiye); tombe érigée par un homme qui a déja derriére lui une carriére dans le sacrum palatium, pour lui-méme, son épouse, et des enfants s’il en vient ({[xac ay brapltn Téxvov nuov).
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IX dant, l’énoncé collectif et anonyme désigne aussi des enfants vivants, peutétre parce que la famille est inachevée35, et méme dans le cas de familles achevées par le décés du pére36; on peut supposer qu’il s’agit alors d’enfants trop jeunes pour participer effectivement aux frais avec leur mére, fiit-ce a titre d’héritiers. Quoiqu’il en soit, ces cas représentent des états de famille inutilisables d’emblée. Nous ne pouvons donc retenir que les inscriptions
entiérement .nominales. Leur utilisation démographique souléve deux questions préalables: qui figure, et qui ne figure pas dans la tombe de famille? La réponse éclaire a la fois la solidarité financiére de la famille, et ce que l’on pourrait appeler la localité familiale, c’est-a-dire les présences et les départs au sein d’une cellule familiale donnée; ce sont évidemment deux aspects de la méme réalité. Un mot d’abord sur quelques inscriptions qui concernent uniquement des fréres et sceurs, sans mention de parents, méme décédés. D’embleée, il parait a peu prés impossible d’y trouver la certitude d’énoncés exhaustifs, au moins en intention. La contribution a la dépense funéraire n’a pu avoir ce caractére régulier et obligatoire qu’elle prend lorsque les parents sont en cause. Si les contribuants se distinguent de l’ayant-droit, il est possible mais nullement certain que la descendance des parents soit entiérement représentée. S’ils s’attribuent a eux-mémes le droit au tombeau, on est tenté de voir en eux le reliquat célibataire d’une descendance peut-étre plus nombreuse en réalité 3’. En outre, il ne faut pas négliger la possibilité d’un emploi figuré du terme,
dans les régions teintées d’encratisme surtout, d’ot provient en fait une bonne partie de notre lot. Ainsi, l’épouse qui s’est associée a la continence encratite de son époux est-elle louée par celui-ci, dans une célébre inscription isaurienne, pour la chasteté de son amour fraternel?®8. Dans la région de l’Axylon, en Phrygie, Boethos et Strymon ont des mots d’éloge caractéristiques pour leur sceur, la trés-sage vierge Théodoté39; 4 Laodicé Cecaumene, le diacre Minneas et son frére Trophimos sont dits ensevelis par leur sceur Maria‘. Ces deux inscriptions évoquent l’emploi des termes de fraternité dans les cohabitations spirituelles. Pourtant, lorsque Miros, membre lui aussi de la secte encratite, érige 4 Laodicé Cecaumene*! une tombe pour lui-méme, sa niéce Tatis, son frére Paulos, sa sceur Pribi, la mention de la niéce rend vraisemblable une parenté naturelle, qui n’empéche pas d’ailleurs 35 Epitaphe d’un pére de famille par son épouse nommée et des enfants anonymes: LW 828 (Cotyaeum), MAMA I 281 (Laodicea.Cecaumene), MAMA VII 484 (Kusca). 36 Ephesos IV/3, 24 35 28. De telles désignations sont générales dans |’épigraphie syrienne: LW 2001, LW 2258 (tombeau de quatre familles simplement désignées par le nom de leur chef). A Cotyaeum (LW 821), opposition entre les petits-enfants défunts d’Aur. Kyrilla, qui partagent la
tombe de son époux et de son fils nourricier, dans laquelle elle-méme a sa place, et les petits enfants vivants, associés a l’inscription avec leurs parents, et désignés par un terme collectif.
37 Une tombe de Korykos (MAMA III 396) réunit trois frére et seurs, Théodora, Georgios, Maria, et le cabaretier Johannis avec ses enfants; il est vraisemblablement l’époux d’une des sceurs; mais le groupe fraternel est-il pour autant complet? 38 WILHELM, Grabinschr. pp. 792-809, 1. 14 du texte (cepwnv yirddedyov). 39 MAMA I 303 (a5eA lyon 7ap6é lyws awyp loveordrln). 40 MAMAT 228. 41 MAMA VII 96.
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IX la communion spirituelle. Tout cela fait que, sauf exception, nous n’avons pas retenu d’inscriptions fraternelles pour notre échantillon. Les exceptions sont constituées par des inscriptions mentionnant les fréres et sceurs d’un conjoint a l’occasion de son décés, et elles figurent dans l’échantillon a titre indicatif. La trés grande majorité de nos inscriptions mentionne le couple des pa-
rents. Le financement du tombeau incombe normalement soit au chef de famille de son vivant, soit aux héritiers aprés son décés. Par des formules qui
distinguent les auteurs des ayants-droit, fussent-ils en fait les mémes personnes, le chef de famille se présente comme seul auteur de la construction, ou bien il s’adjoint son épouse, ou son épouse et ses enfants. De nombreuses inscriptions se conforment a ce modele, et prennent fréquemment prétexte du décés d’un membre de la famille. Les inscriptions ot la mére, seule ou avec ses enfants, s’attribue l’initiative de la tombe, semblent attester le décés
du pére. On peut objecter une inscription d’Akmonia*?, ot une épouse déclare qu’elle a payé des deniers de sa dot la tombe réservée a elle-méme et a son mari, a leur fils et a l’€pouse encore anonyme de celui-ci; mais ce texte, peut-étre juif a en juger par les termes de la malédiction réservée au violateur, est a notre connaissance isolé. Quelques exemples suivent une formule ou une femme, sans faire aucune mention de son mari, réserve un tombeau a
elle-méme et a un descendant, toujours unique dans les cas relevés par nous*3; cela signifie simplement que le mari est décédé depuis un certain temps et enseveli ailleurs, peut-étre parfois que l’union a été temporaire. Enfin, le pére et la mére, ou l’un d’entre eux seulement, peuvent figurer comme ayants-droit d’un tombeau payé par leurs enfants, eux seuls, ou des fréres et sceurs défunts avec eux.
Nous avons ainsi retenu 79 énoncés familiaux, dont la quasi-totalité concerne des couples avec descendance achevée, soit explicitement, soit mani_ festement, par décés de I’un des conjoints. Malheureusement, ce matériel
n’offre pas en réalité la garantie de listes exhaustives que les formules semblent promettre. Il est seulement le moins défectueux que 1’on puisse trouver. Ses lacunes, qui sont d’ailleurs elles-mémes instructives, comme on va le voir, affectent l’énoncé des descendants adultes, et l’énoncé des filles. Le financement du tombeau, le droit d’y étre enseveli fournissent des indications distinctes et complémentaires. L’age des descendants n’est jamais indiqué sur ces inscriptions familiales d’Asie Mineure, ce qui souléve précisément la difficulté. Car la question se pose pour la descendance adulte, qui est celle des familles achevées, mais qui part alors fonder a son tour une famille conjugale. Effectivement, une inscription d’Apamée du Méandre stipule que
les futurs enfants d’Aur. Ariston et de son épouse Aur. Bassé ne pourront prendre place dans leur tombeau aprés leur majorité“. Méme disposition, de toute évidence, dans une inscription d’Izmit en Bithynie**, selon laquelle le tombeau réservé aux parents a recu des enfants décédés avant eux, a peut42 MAMA VI 287.
43 SARDIS VII 165; MAMA I 82; KEIL—v.PREM., Lydien 3, 120. : 44 MAMA VI 207. Cf. MAMA VI 335 (Akmonia, probablement juive), od les deux filles sont exclues du tombeau familial dans le cas de leur mariage. 45 DOERNER, Bithynien 90.
177
IX
étre méme en fait été érigé a cette occasion. Une autre inscription de la méme localité atteste une tombe distincte pour des enfants décédés avant leurs
parents; mais les deux monuments sont ainsi mentionnés dans un texte unique“. Voici donc un premier motif de doute 4 l’égard de ce matériel épigraphique. Seules en sont indemnes les inscriptions qui étendent mani-
festement le droit au tombeau aux conjoints des descendants des deux
sexes, et méme aux enfants de ceux-ci; mais elles se font rares dans la période
qui nous intéresse47. En réalité, fils et filles se trouvent placés dans des situations différentes, dans la mesure justement ot 1’on doit distinguer financement et droit au tombeau. Les fils demeurent, en tout état de cause, intéressés au financement du tombeau; aussi sont-ils nombreux 4a figurer vivants sur les inscriptions, alors méme qu’ils ne se placent pas parmi les ayants-droit. Faut-il supposer que,
dans ces familles plus stables que celles des pauvres, précisement parce qu’elles ont quelque bien, les rédacteurs des inscriptions mentionnent meme les absents? On inclinerait a le croire a la lecture d’un texte syrien, que nous citerons ici pour l’indication relative au financement, méme si les habitudes funéraires de la province syrienne empéchent l’information relative aux familles elles-mémes. II signale le tombeau contruit par un certain Asteronas, qui précise qu’il a été seul batisseur parce que ses fréres sont au loin, mais qu’ils n’en comptent pas moins comme ayants droit avec lui**. Une tombe de Laodicé Cecaumene est érigée par trois fréres pour leurs parents défunts; il est précisé qu’a l’un d’eux seuls est échue la charge de la dépense, ce qui est donc exceptionnel*?; les autres étaient-ils eux aussi absents? En somme, les fils semblent recensés dans les inscriptions, qu’ils soient ou non parmi les ayants droit. Lorsque les épouses ne sont pas mentionnées, ou prévues, on ne peut donc savoir si les fils vivants sont mariés ou non. En revanche, il est
| probable que, dans bien des cas, les fils défunts sont morts avant de quitter le foyer paternel pour en fonder un 4a leur tour, comme ce jeune Lydien de vingt-cing ans dont l’épitaphe déplore qu’il ait été encore célibataire*°. Cela n’est pas toutefois nécessairement vrai, A preuve la tombe d’Ikonion érigée par la diaconesse Basilissa a l’intention de ses beaux-parents, et de leurs deux enfants, également défunts, son mari et sa belle-sceur>!. Le cas des filles est en revanche plus net et plus désespérant. On a vu que l’une des raisons, la principale en fait, de borner notre essai 4 l’épigraphie micrasiatique est l’ex46 DOERNER, Bithynien 92. 47 Les Tituli Asiae Minoris offrent pour le Haut-Empire de nombreux titres funéraires familiaux, qui distribuent de fagon exhaustive le droit au tombeau, cf. R. HEBERDEY, Termessische Studien, cit. Comme exemple réellement conforme 4 ce modéle nous n’avons guére relevé qu’ une inscription d’Olympos de Lycie (LW 1346), qui n’est sans doute pas postérieure au IIle siécle, et qui signale une sépulture réservée par un couple a ses fils, & leurs épouses et enfants futurs. On remarquera d’ailleurs l’usage de désignations de méme sens, mais collectives, et donc inutilisables
pour nous, cf. P. ex. KEIL—vPR., Lydien 1, 197, ru» rexvw Map | papapuskartos ed | wes QUuTNS Tao os | mpoonKe TN Gopu.Ce type de formule cependant semble se rencontrer surtout en Syrie (IGLS 1267, Laodicée) et en Palestine (Zs. d. Pal. Ver. 1921, 126, Jérusalem). 48 IGLS 671 (Ourim el-G6z). 49 MAMAI 58. 50 KEIL—vPR., Lydien 2 155, A. 316/17. 51 MAMA VIII 318.
178
IX clusive des tombes familiales syriennes contre les filles, au moins dans les inscriptions, seul témoignage qui nous soit accessible. Deux exemples suffi-
ront a en donner une idée. Une tombe probablement encore paienne de Migdala, érigée a frais communs par trois fréres, exclut formellement les soeurs, et laisse entendre un motif d’argent52. Une tombe de Tarse — mais
nous avons vu que la Cilicie appartient encore au domaine syrien — est réservée a un foulon nommé Johannis, a ses neveux et a son gendre; il est donc, ou il a été, le pére d’une fille, dont il n’est pas question? . Toutefois, la majorité des inscriptions d’Asie Mineure, dont un certain nombre a Korykos méme, mentionnent des femmes avec assez de fréquence pour que I]’on ne puisse soupconner une exclusion de principe, 4 commencer par la mére de famille. Et pourtant, les circonstances du mariage, et de la participation aux dépenses funéraires, tronquent de fagon manifeste leur recensement dans les inscriptions. Il est en effet évident que, sauf des cas peu nombreux de filles mariées qui conservent le droit au tombeau*™, les mentions de filles se li-
mitent a celles qui sont mortes avant le mariage, « encore a la maison », comme cette jeune phrygienne pleurée par son pére et ses quatre fréres55, et a celles qui demeurent célibataires au foyer familial, mais dont nous ignorons Page, rappelons-le. Le comptage de notre échantillon démontre ce qui vient d’étre dit. En laissant de cdté les mentions illisibles, les mentions de filles et
fils décédés sont dans un rapport de 2/3, soit 24 filles et 37 fils. Pour les vivants au contraire, le rapport dépasse légérement 1/4, soit 34 filles et 132 fils. On voit donc que la sous-mention des filles, si elle est générale, est tout
de méme beaucoup plus accentuée pour la descendance vivante. Il serait toutefois déraisonnable de l’expliquer par l’exposition plus fréquente des petites filles. Cet usage, dans la mesure ot il subsiste a l’époque chrétienne, parait lié a des situations de misére qu’il n’y a pas lieu de supposer dans le milieu provincial dont notre échantillon conserve l’image. Les filles vivantes | sont un reliquat de célibataires, provisoires ou définitives selon l’age. Le second cas est probablement celui des familles qui attestent des fils mariés, et sirement celui ces sceurs de pére mentionnées dans certains foyers5®. Réciproquement, une inscription d’Akmonia déja citée5’ privait du droit au tombeau familial les filles qui se mariaient. La contribution aux dépenses funéraires de la famille d’origine, d’autre part, est rarement attestée pour la fille mariée et le gendre**, un peu plus pour le gendre seul’, peut-étre dans le cas
d’une fille décédée, alors que la bru est plus fréquemment associée a son mari dans la famille de celui-ci®. On conclura de tout cela que les familles 52 LW 2403. 53 LW 1484. 54 Ci-dessus p. xx et n. 46. 55 MAMA VII 583. | 56 MAMAT, 315, 324, 383: dans les deux derniéres, il s’agit de sceurs décédées. 57 MAMA VI 335. 58 MAMA VII 305 b (Orkistos, Ile siécle?). 59 MAMA I 186, Laodicé Cecaumene: Aur. Domna & son époux le prétre Johannis, avec son fils et son gendre; MAMA I 199, méme endroit: Nestor et Procla a leur fils, avec leur gendre. 60 GREGOIRE, Pont 215 (env. d’Euchais); MAMA I 206 (Laodicé Cecaumene), IV 353 (Diokleia), 363 (haute vallée du Tembris); LW 814 et 821 (Cotyaeum).
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qui suivent une formule d’énoncé familial exhaustif recensent en fait leurs fils avec assez d’exactitude, et leurs filles au contraire de fagon toujours incompléte en tout état de cause lorsqu’il s’agit d’enfants vivants, 4 moins que l’inscription ne dise explicitement le contraire. En d’autres termes, elles doivent sauf exception étre créditées d’un nombre d’enfants vivants plus élevé qu’il ne parait, et la sous-mention des filles est d’autant plus grave que la descendance est plus proche de I’4ge adulte, ou plus exactement nubile. II.
Telles sont les limites que la critique peut assigner a ce matériel démographique. Nous le présentons en conséquence dans l’ordre de crédibilité décroissante déterminé par ce qu’on vient de lire. I. (1 —8), états précisés comme exhaustifs a occasion d’un décés. II (9—18), énoncés limitatifs des ayants droit, énoncés exhaustifs des contribuants. III (18—61), familles achevées par décés de l’un au moins des membres: 18—38, énoncés de descendance mixte ou féminine. 39—40, énoncés en partie illisibles.
41—61, énoncés masculins. ,
IV (62—79), familles dont le pére et la mére sont encore vivants: 62—72, éconcés de descendance mixte ou féminine. 73—79, énoncés masculins. Les énoncés sont rangés dans chaque rubrique en ordre décroissant, avec les filles 4 ’extérieur. Les noms des décédés sont en italiques.
i.
Voila l’échantillon d’énoncés familiaux que l’on peut tenir pour achevés en raison des critéres épigraphiques établis plus haut. Les données en sont présentées dans le tableau ci-dessous. Nombre d’enfants Nombre de familles Nombre d’enfants Filles Garcons Anonymes attestés pourla attestant ce nombre correspondant ensemble ensemble ensemble
famille d’enfants
]3 13 164 13 03 10 — 2 20 253 40 09 28 3 14 177 42 08 32 2 45 06 22 075 27830 8808 2222 60—6 Absolu Proportionnel
67 01 03 012 037 07 18 02 06 0S 12 — — _ Ensemble 79 +1000 238 58 169 11 Le gros de l’effectif apparait composé des familles qui attestent 2—4 enfants: elles constituent plus des 2/3 de l’échantillon, et rassemblent prés des 2/3 de la descendance attestée. Les familles de 3—4 enfants atteignent a 180
IX
elles seules prés de la moitié de l’effectif total, et rassemblent prés de la moitié de la descendance attestée. La moyenne générale est de 3 enfants attestés par famille. Pour fixer les idées, nous avons également présenté les relevés en nombres proportionnels. Mais il est évident que 1’on ne peut tirer
de ces données aucun commentaire démographique ou historique avant d’avoir affronté les difficultés critiques intrinséques de ce matériel. Elles tiennent d’une part a la sous-mention des filles, d’autre part a absence de mention des Ages, et a la sous-mention des décés de trés jeunes enfants que l’on peut inférer des habitudes épigraphiques générales de la période. Force nous est en effet de conclure sur ce dernier point d’aprés |’épigra-
phie des régions ou l’on a coutume d’indiquer l’4ge des défunts. Elles forment a l’époque chrétienne une aire qui englobe l’Egypte et la steppe syro-palestinienne. Or, partout, les mentions de décédés avant 14 ans y forment une partie insignifiante du total. Un seul terroir se signale par la
mention des ages au décés inférieure a 14 ans, celui d’el-Kerak en
Transjordanie®!. Et méme dans ce cas particuliérement favorable, il est impossible de tirer parti des mentions de décés avant 2 ans, age du sevrage:
elles sont au nombre de 6 (4 filles et 2 garcons) contre 110 mentions de décés entre 2 et 14 ans (68 garcons, 42 filles). La moitié de ce groupe d’enfants en vie 4 2 ans disparait a el-Kerak avant 6 ans, ce qui suggérerait une premiére correction a notre tableau: compte tenu du caractére exceptionnel de la série d’el-Kerak, et des conditions dans lesquelles sont rédigées nos inscriptions d’Asie Mineure, on peut supposer que la plupart des descendants vivants ou décédés attestés par ces derniéres ont dépassé l’Age de 5—6 ans, ce qui signifierait, pour une mortalité analogue, un effectif a la naissance
au moins deux fois supérieur a leffectif attesté. Toutefois, nous avons montré la signification en tout état de cause juridique des énoncés familiaux d’Asie Mineure. Ils n’ont rien de commun avec I’état-civil, et il convient en conséquence d’y chercher au mieux I|’énoncé de la descendance sinon active,
au moins assurée au-dela des aléas de la premiére enfance. En d’autres termes, nous n’y atteignons pas la famille naturelle, mais la famille sociale. La sous-mention des filles sera interprétée dans le méme sens, et elle tient, on l’a vu, en grande partie au méme caractére juridique. La sous-mention des filles est une difficulté familiére aux analyses des populations d’aujourd’hui®, et l’on s’est préoccupé d’y remédier. Nous proposerons pour notre part une correction encore une fois globale et approximative, est-il besoin de le dire, que nous fonderons sur le rapport de masculinité (nombre de garcons pour 100 filles). L. Henry a naguére montré, en effet, que celui-ci conserve aux trois premiéres tranches d’age de la vie un
caractére de constante statistique, indépendante des circonstances qui le rendent par la suite éminemment variable selon les pays et les époques®>. 61 Inscriptions publiées par R. CANOVA, Iscrizioni e monumenti protocristiani del paese di Moab, Citta del Vaticano 1954, pp. 3-173. ) 62 Voir E. NARAGHI, L’Etude des populations dans les pays & statistique incompléte, Paris 1960. 63 L. HENRY, La masculinité par Age dans les recensements, Population, 1948, pp. 93—114; du méme, Le contrdle des recensements, ibid., 1949, pp. 231—248.
181
IX
Nous pensons donc pouvoir appliquer a notre matériel, pour en tirer au moins un ordre de grandeur, les chiffres établis par L. Henry dans sa méthode de démographie ancienne, pour une population qui aurait une espérance de vie de 30 ans®™. Cependant, nous ne pouvons retenir le rapport a la naissance, a cause de la sous-mention des trés jeunes enfants. I] sera prudent de considérer notre lot de garcons décédés ou vivants comme ayant dépassé Page de 4—5 ans. En laissant de coté les mentions illisibles, nous comptons
ainsi 169 individus, soit, pour un rapport de masculinité moyen de 102, 6 entre 5 et 15 ans, un effectif correspondant de 164 filles, et un total de 333 descendants, alors que les inscriptions en attestent 238, toutes mentions comprises. I] est donc vraisemblable que les 79 familles de l’échantillon présentaient une moyenne de 6 enfants nés, et de 4 enfants ayant survécu au premier age. Nous ne pouvons malheureusement aller plus loin, et réviser la répartition des familles par nombre d’enfants que nous avons établie plus haut sur la base des enfants attestés.
Quels enseignements démographiques et historiques tirons-nous de ce
matériel? Nous remarquerons d’abord que la composition sociale de |’échantillon est asseZ homogéne. Nous montrerons ailleurs que cette société se conforme a
usage antique: la sépulture nominale, sinon individuelle, n’entre pas en principe dans les habitudes des plus pauvres. En revanche, les tombes recensées par nous ne sont pas matériellement luxueuses; un ou deux sarcophages,
quelques stéles figurées, parmi les plus anciennes de la série, ne méritent méme pas cette qualification. Et tout le reste offre l’aspect monotones des simples stéles de marbre, sans autre ornement qu’un symbole chrétien, dont luniformité est caractéristique de la premiére Epoque byzantine. Le nombre méme des ayants droit ne mentionnés signifie pas nécessairement une dépense
supérieure, et il est également affaire de coutume. On trouve de cela une preuve par la réciproque dans les inscriptions de Korykos, en Cilicie, ou sont mentionnés un, deux, trois individus au plus, méme si le métier du titulaire lui a donné vraisemblablement de l’aisance®>. Nos inscriptions ne mentionnent pas réguliérement les professions. Quelques fonctions ecclésiastiques ©, ou plus rarement laiques®’, confirment sans la préciser l’impression de middle class provinciale que produit habituellement ce genre de série épigra-
phique. Notre échantillon est aussi délimité régionalement, et de facon pertinente pour notre propos, puisqu’il a été relevé, notamment pour le groupe important des inscriptions phrygiennes, sur le territoire des hérésies hostiles aux relations conjugales et a la procréation®®. L’un des énoncés au
moins, qui marque le décés d’une fille unique, proclame l’appartenance hérétique des parents®’. Quelle portée générale peut-on donner a un échantillon ainsi délimité socialement et géographiquement?
182 |
64 L. HENRY, Manuel de Démographie Historique, Genéve—Paris 1967, p. 39. 65 MAMA III 254, 348 b, 335/351, 607. 66 Ci-dessus nn. 23 et 24. 67 Ci-dessus n. 26. - 68 Nous renvoyons pour ce qui suit a notre article cité ci-dessus n. 1.
69 No 7 du Tableau. ,
«dX Ce type d’inscription illustre, soit dit en passant, les relations de parenté et la composition des ménages, avec des mentions d’enfants nourriciers (nos 3, 16), de méres (nos 5, 22, 32, 36, 53) et de neveux des conjoints (Nos 5, 59),
de sceurs du pére (nos 32, 53, 57). Il faudrait pouvoir prouver que ces | personnes vivent effectivement au foyer. La mention des fréres de la mére est a cet égard la plus ambigué: si un frére décédé a vraisemblablement vécu au foyer de sa sceur (no 5), il n’en va sans doute pas de méme des fréres vivants d’une épouse défunte (nos 22, 36), dont la mention peut s’expliquer simplement par la part prise a la dépense funéraire. Mais une telle étude ne doit pas
nécessairement se limiter aux énoncés familiaux complets, et pourrait au contraire se fonder sur un matériel beaucoup plus large que le ndtre: on se contentera donc ici de signaler son intérét. Ce qui nous retiendra en revanche, c’est la portée de l’information relative
a la natalité. Nous pouvons maintenant rappeler les pages de Petit sur les curiales d’Antioche, que nous avions écartées en commengant parce que son matériel n’offrait pas une garantie suffisante d’énoncés complets: il arrivait
en fait, pour la bourgeoisie antiochéenne, a une appréciation comparable. Dans la mesure owt elle a pu étre un facteur négatif, ’hérésie hostile aux naissances peut d’ailleurs étre prise en considération non seulement en Asie Mineure mais dans tout l’Orient syrien. Plus largement, il est concevable que les bourgeoisies des différentes régions aient eu des comportements analogues. La comparaison avec les couches sociales correspondantes en Occident le montrerait peut-étre mieux encore. En revanche, on peut penser aussi, et
nous |’avons montré ailleurs, que la famille pauvre s’écartait de ce modele, | tant par la discontinuité de sa vie conjugale que par les moindres chances de survie des enfants. En somme, nous saisissons ici une natalité de la classe moyenne. Une natalité forte, 4 une époque ou se situe l’affirmation massive
de la christianisation. Cette derniére ne semble donc pas avoir eu en ce domaine un effet négatif; il faudrait toutefois pour le dire précisément, relever un échantillon comparable dans l’épigraphie du Haut-Empire, ou du [Ile siécle sévérien en tout cas. Plus exactement, s’il y a eu effet négatif, il n’a pas retenti sur le nombre d’enfants des familles, sous réserve d’une adhésion totale a I’hérésie, mais sur la constitution méme des couples procréateurs, affectée par le célibat chrétien, et bientO6t monastique. Faut-il penser que celui-ci a été objectivement un mécanisme de régulation démographique, qui
sources? , s’expliquerait justement par une natalité forte en comparaison des res-
On se demande alors quel a été le rdle d’une natalité forte dans l’histoire démographique de la période qui commence avec le [Ve siécle. En fait, il est a peu pres impossible de l’apprécier en ignorant la nuptialité concomitante: cette derniére est l’inconnue majeure. La mortalité se laisse peut-étre en effet mieux apercevoir, par le biais d’une durée moyenne de vie, et d’une chrono-
logie régionale des événements meurtriers pour la population: la premiére demeure sans doute a peu prés constante pendant toute la période; la seconde n’offre guére de données marquantes pour le [Ve siécle. En somme, nous n’avons pas grand espoir de parvenir a placer des indications si précieuses sur le nombre d’enfants par famille dans un ensemble suffisant de données démographiques. La seule perspective qui nous paraisse a la fois 183
IX compatible avec les possibilités documentaires, et prometteuse pour l’étude historique, est de porter un diagnostic sur le rapport entre les hommes et les ressources, dont les variations constituent la véritable histoire des démographies anciennes. La natalité forte d’une partie au moins de la population, le célibat d’une autre partie, les facteurs constants ou variables de la mortalité, seraient alors confrontés avec l’évolution du peuplement, dont on tenterait de fonder 1’étude sur des informations archéologiques plus que textuelles: car les constatations en réalité toujours partielles des textes, sur l’abandon des Campagnes par exemple, sont trop facilement érigées en vérités générales. D’autres problémes de méthode surgissent alors, qu’il est impossible d’abor-
der ici, et qui devraient du reste étre traités aux dimensions de la période entiére, et non du seul [Ve siécle. Les pages que nous venons de consacrer a celui-ci ont eu du moins l’ambition de montrer qu’il ne faut pas affirmer trop vite, aprés la crise du IIIe siécle et la christianisation, le déclin démographique d’une société qui donne en d’autres domaines tant de preuves de vitalité créatrice. Publications épigraphiques utilisées dans l’échantillon:
DOERNER, Bithynien: F. K. DOERNER, Inschriften und Denkmiler aus Bithynien (Istanb. Forsch. 14, Berlin 1941). Ephesos 1V/3: Forschungen in Ephesos, verdffentl. Oesterr. Archaol. Institut, Bd. [V/3 (1951), Die Johanneskirche, pp. 275—295. GREGOIRE, Pont: H. GREGOIRE, Rapport sur un voyage d’exploration dans le Pont et en Cappadoce, Bull. Corr. Hellén. 1909, pp. 3—169. KEIL—v.PREM. Lydien 1: J. KEIL, A. von PREMERSTEIN, Berichte uber
eine Reise in Lydien und der siidlichen Aiolis, Denkschr. k.Akad. Wissensch. Wien, Phil. Hist. K1. Bd. 53/2, 1908.
ibid. Bd. 54/2, 1911. |
KEIL—v.PREM. Lydien 2: ... Berichte iiber eine zweite Reise in Lydien,
KEIL—v.PREM. Lydien 3: ... Berichte iiber eine dritte Reise in Lydien,
ibid. Bd. 57/1, 1914. |
LW: Ph. LE BAS, W.H. WADDINGTON, Inscriptions grecques et latines recueillies en Gréce et en Asie Mineure, 2 vol. Paris 1870.
MAMA: Monumenta Asiae Minoris Antiquae, Manchester U.Pr. | : t. 1(1928), W.M. CALDER, Laodicea combusta, etc... :t. IV (1933), W.H. BUCKLER, W.M. CALDER, W.K.C. GUTHRIE, Monuments and Documents from Eastern Asia and Western Galatia. -t. VII (1956), W.M. CALDER, Monuments from Eastern Phrygia. :t. VIII (1962), W.M. CALDER, J.M.R. CORMACK, Monuments from Lycaonia, the Pisido-Phrygian borderland, Aphrodisia. MILTNER, Ankara: Fr. u. H. MILTNER, Epigraphische Nachlese in Ankara, Jahresh. Oesterr. Archdol. Inst. 30, 1937, Beiblatt, pp. 8—48. SARDIS: Sardis, Publ. of the Amer. Soc. for the Excavation of Sardis, VII/1, Inscriptions publ. by W.H. BUCKLER and D.M. ROBINSON, Leiden
1932. 184 |
WILHELM, Grabinschr.: Ad. WILHELM, Griechische Grabinschriften aus Kleinasien, Sitzungsber. preuss. Akad. Wissensch. Phil. Hist. K}. 1932, pp. 7192—865.
IX Notes pour les tableaux suivants:
1 Décédée a lage de 35 ans. 2 « enfants morts prématurément ». 3 A la fin de l’inscription, Komaros fils de Komaros se présente comme dédicant pour son frére: nous corrigeons en ITEPQ2 la lecture EJPQ des édituers. 4 Décédé célibataire, a l’age de 25 ans. 5S Cf. W.M.CALDER, Epigraphy of the Anatolian Heresies, no 6.
6 « enfant unique et encore tout petit ». |
7 Le droit au tombeau est accordé par anticipation 4 leurs épouses futures, a leurs enfants et
petits-enfants des deux sexes, et aux conjoints de ceux-ci. 8 On a précédemment enseveli dans la tombe Aur. Stéphanos, pére d’Aur. Kyriakos, sous la signature de ce dernier et de son frére.
9 Les quatre enfants sont encore tout petits, et Domna la plus petite de tous, car Hermioné a vécu peu de temps avec son époux.
10 La formule tw idi marpi est placée une premiére fois aprés le nom des deux fréres, puis aprés celui d’Aur. Thecla. Les autres femmes, au nombre de six, pourraient-elles étre des sceurs d’un autre lit? On est tenté de restituer mja7fpuxw |, d’aprés la lecture des éditeurs: [rw |tdu0 mJa-
[pw ---]?. 11 Kyrillé est décédée avec cing enfants prématurément enlevés; deux d’entre eux étaient issus d’un premier mariage, et Elpizon les élevait chez lui (@pemrox); les trois autres étaient de lui. Kyrillé la jeune est désignée par Elpizon comme sa belle-fille (vuupn), Tatiané comme sa fille. Et elle est d’autre part réunie 4 Kyrillas et Ammias sur une inscription latérale. 12 Cf. CALDER, cit., p. 90. 13 « prétre eunuque ». 14 Agé de 8 ans et 2 mois. 15 Tatias est désignée comme belle-fille (xuuyy), mais son époux n’est pas identifié. 16 Tombeau des parents, payé par les enfants. Un texte phrygien en caractéres grecs est placé a la suite. 17 Papas a été soldat (orparevoduevos). 18 La dépense du tombeau est échue a Marion (€Aaxev). 19 La répartition des deux prénoms est assez surprenante; il est en tout cas hors de doute que Pinscription est adressée par une épouse a son époux défunt. 20 Semble précisément désigné comme fils unique: guy Tw To8wo | rarw Tekvou | npowv.
21 Euklés et Psychion sont des cousins issus de fréres. Le pére de Psychion, Rhisimachos, donne en outre son nom, selon l’usage, a un des fils de son frére. 22 « Enfants enlevés prématurément ».
23 La formule kat mavTwv Trav Sdvayepovrusy aire) pourrait étre une provision pour une famille inachevée. La fin mutilée du texte (n7ep . . .) atteste le nom de Daphnos: est-ce un enfant décédé?
24 Titiané peut ouvrir le tombeau a qui elle veut: est-ce une provision pour des secondes noces? 25 La mére et le frére défunt ont seuls droit au tombeau, payé par les deux autres fréres. 26 Son fils et héritier; ses affranchis aussi ont droit au tombeau.
185
IX
,; , Critéres de de christianité/ d’achévement No. Province Localité datation de laCritére famille Pére Mére 1 2 Groupe I
. 1 Phrygie _‘Pissia? onomastique (Kyria) meére seule survivante Celsos AureliaDa Domnos Alexandros
, du pére
2 Pont Euchais Formulaire —- Nom mére décédée Christos Thallousa’ oN... N... 3 Phrygie Cotyaeum Onomastique pére décédé; filsmarié Menandros Aur.Kyrilla Alexandros Trophimos (descendance inachevée)
4 Lycaonie Ikonion Bru diaconesse parents décédés Quintos Matroneé Anicetos Katillé 5 Phrygie Vetissos Onomastique pére décédé Arabicos Evangelis Arabicos? Marciané? (?)
6 = Lydie Kjomiirdji A.316/17; «toute la parenté Evelpistos Metrodora’ Hermogenés* Menandros
onomastique du défunt »
7 Phrygie env. pére membre de la pére décédé Imenos Doudousa Aur. Tatas Laodicea «sainte et pure fille unique
combusta _ Eglise »°
8 Lycaonie Ikonion _ ci-dessusn.4 pére décédé Anicetos Basilissa Nemetorios® Groupe II
PAxylon Onesimos Roufos Epainetos
9 Phrygie Villages de Nom de la mére tombeau limitatif Aur. Kyrilla Aurelios (Aur.)
10 Phrygie Eumeneia ێorat airw pos tombeau limitatif N... Aurelia Philippos Pauline
tov @eov rov (wvra Procla.
11 Phrygie Laodicée Form. cexndevrat » » Moschos Tatias Tatarion du Lykos.
12 Lydie Nacrasa Onomastique (?): » » Aurelios Aurelia Aurelios Aurelios
Marcos Achilleus Kratiné Diogénés loulianos
13 Lydie Olympos Nom de la mére? » » Aurelios Aurelia Aur. Aur.
Pigris Théodoté Entimos Nicostratos
14 Bithynie Karaddar Néant » » {loujlianos Aurelia Aur. Ioulianos [Aga]thodora Agathodoros
15 Asie Ephése IIIe—IVe s. (edd.) » » Aurelios [Aur.] Epictetos N...
Philon Eisphoris ditN... 16 Phrygie Apamée Onomastique? » » Aur.Zosimo__ Tatia. Zosimos
17. Phrygie §Laodicea Onomastique » » non Paulina Anicetos
combusta mentionné
i
a
IX
Groupe I 34567°
DESCENDANCE Autres Personnes mentionnées Référence
Clemens Nonna Kyria MAMA VII 261 21 Metrophanes WN...Menneas N... Grégoire, Pont no.221
3 Alexandria Magna Théodoros enfant nourricier LW 821 (8penrdés); Domna et Domna brus; Kyrillé, Tatianeé petitesfilles; «tous leurs petits enfants»
4 Ci-dessous n. 8 MAMA VIII 318 5 Antipatra mére de la Meinos MAMA VII 361 frére Petros? neveu mere
6 Glaucé sceur adoptive; Keil-v Pr., Lydien 3, Paulos, Apellinaris qui no. 155
7 MAMA VII 92 «complétent sa parenté»
8 MAMA VIII 318 9 Aurelios Domne MAMA I 367 10 MAMA IV 359 11 . MAMA IV 19 12 Aurelios Aurelios LW 1663
Groupe II
13. Héphestion’ LW 1346 Diodoros Marcos
14 oN... Dorner, Bithynien no. 82
15 Ephesos IV/3 17 MAMA I 82 no. 61
16 Auxanon enfant nourricier MAMA VI 209
|
IX
, . CritéresLocalité de christianité/ Critére de d’achévement wawm\xxroooooooo No. Province de datation la famille =Pére Mére 1 2 Groupe III
18 Phrygie Appia xXpwriavos xpwriarvyy mere décédée Aurelios Demetria Eugenios Patrikios Glykon
19 Phrygie Villagesde Croix pére décédé; mére Aurelios non Artemisios Sausos
PAxylon. aussi? Attas mentionnée
20 Phrygie Orkistos Néant pére décédé; fille Roufos Ga. Aur. Niké Chariton Menophilos
Goslu Alexandros mariée
21 +=Phrygie j.Axylon: Croix.Onomastique parents décédés Paulos Thécla Johannis Aurelios
22 Haute vallé Décor de la stéle; mére décédée Aurelios Hermione Stephanos Alexandros
du Tembris onomastique Kyriakos®
combusta N... Iouliané
23 ~—s—~Phrygie Laodicea Onomastique? pére décédé Aurelios [Aur.] [Pjonticos Kyri[akos? ]
Sengen Paula Combusta A(u)gusta
24 Phrygie Axylon: Onomastique » » Miros Aurelia Paulos Eutychés
25 Phrygie § Laodicea Néant » » Miros Aurelia Dios Chrysanthos 26 Phrygie Kozank |§Onomastique. Pére » » N... Douda Theodoros _Patroclos 5a (xovu), edd.
27 Phrygie j.Cesmeli Croix. Form. év@a parents décédés Miros Calpournié _Kastoros Domnos Zebir KQTQK ETAL
28 ~=Phrygie Klaneos{?) Croix » » Maximos Doudia Xanthos Pasicratés 29 Phazimo- Laodicée Contenu chrétien pére décédé Riglos Aquilia Olympios Aquilinos nitide
Combusta Mouna
30 Phrygie §Laodicea Néant » » Erasinos Aurelia Kriminos Eurygénés
(?) Matrona Eutychos Diomédés
31 Phrygie Klaneos OQOnomastique pére décédé Mamas Aurelia Aur. Aur.
32 Phrygie Axylon: Croix.Pérediacre,et mére décédée Eugenés Thecla Epictetés Menneos Sengen fils de diaconesse
33. Phrygie _—_ env.yn de Tov » » N...I | Zoilos Kyrillé Kutahia adaBé€ov noneaorKyrillé
34 Elpizon II II Kyrillas Ammias 35 Phrygie §Laodicea Néant. pére décédé Aurelios Aurelia Papas ... dros combusta Menneas Doudé
36 Phrygie | Cotyaeum Onomastique » » Trophimos - Ammias Kyrilla Tatis
a
IX
Groupe III 34567
DESCENDANCE Autres Personnes mentionnées Référence
18 Hy[pa]tios Glykon Domna _ Zotiké LW 785 19sMenneas Aur. Agoraitos Aurelia Aurelia MAMA I 368 Babis Ophélia
20 Menandros Domna Appé Hélios époux de Domna MAMA VII 305b
21 ~—s Aur. Nonneé Zoe Paulos et Higoumenos fils MAMA I 327
Eugenés des fréres survivants
22 ~=—s Kyrilla Domna? Epiktésis mére de la MAMA VI 368 N... fréres mére
23. = Ma{ria?] Mokisé MAMA I 268
24 Eunomia Tatis MAMA I 379
25. +=“ Firmos Nonné MAMA I 269 26 ~=©Micros Romana MAMA VII 451 27 = Jacobos Florentiné MAMA VII 569 28 ~—~Pasicratés Kalliopé/ MAMA VII 235/36
29 «ON... Aquilina Grégoire, Pont Nana
30 Eugenia MAMA I 53 no. 20
31 Aur. Aur. Zoé, Ammia, Douda, MAMA VII 237
Thecla Kyrilla, Tertia Appia, Aur. Domna!®
32 Matrona Matrona méreLéontiané du MAMA I 383 seur - pére
33 Wilhelm, Grabinschr. p. 849
34 © Tatiané"!
35 N... ... Sinos, Quintianos, MAMA I 73
36 Philias mére de la LW 808 Menodo{ros}
Hermés, Andromachos, nbae
Asclas fréres cf. ci-dessous n. 68
IX
. , Critéres de christianité/ Critére d’achévement , : nna No. Province Localité de datation de la famille Pére Mére ] y) Groupe III cont.
Combusta Appas'3
37 Phrygie Laodicea__Inscr. hérétique!* » » N... Antonina Aurelios Iouliané 38 Bithynie Lésa Onomastique ? pére décédé Zoilianos [Ma]trona Aur.Maria [Maximia]-
Maximos Marianos né Athé .. Maximos"*
39 Phrygie Axylon Croix au début et mére décédée Conon Nonné Eutychos Mannis a la fin
40 Phrygie Cotyaeum Onomastique ? » » Chrésimos Tatias'5 Alexandro N... ou Menas
41 Gealatie Kutahya Nom de la mére pére décédé Nimos Kyril[la] Aurelios Apo... Augeas
42 Phrygie §Laodicea Croix monogrammée; » » Aurelios Pas de Andragathos Antonios
Combusta onomastique Paulos mention
43 Galatie Kutahya onomastique ? » » Auktos Nana Diodotos Thirunos
Sengen tombeau Zospis
44 Phrygie Axylon: Croix;onomastique mére décédée absent du Thécla Aurelios Johannis
combusta Polychronios Eusebios 46 Phrygie Laodicea Croix; pére prétre parents décédés Hermés Asiatike Aurelios Aurelios 45 Phrygie Laodicea Croix; pére prétre » » Menodoras’ Ailia Mikké_ Aailios Ailios
combusta Conon Papas
combusta .
47 Phrygie Laodicea_pére prétre » » Longos Cassia Timeos Papas"! 48 Phrygie env.Laodi- X (pwrdc) k(Upws); » » Aur.Diomédés Aur.Longillé Aur. Aur.
ceacom- onomastique Araxis Diomédés
busta
combusta Gaios Diomédés
49 Phrygie §Laodicea Nom de la mére » » Miros Paulé Aur. Aur.
50 Lycaonie Ikonion Nom de la mére pére décédé Demetrios _ Aurelia Paula ...os O...pos
51 Phrygie. Cotyaeum noms du fils 2 » » Socratés Tatis Chresimos Ménas dit Trophimos
52 Haute vallé rov Gedy oor yy pére décédé; énoncé § Matris Nicomachis!? Karikos Modestos du Tembris adunons des ayants-droit 53 Phrygie Axylon: Croix monogrammée; pére décédé Andronicos Aurelia Diogénés Isclés
Kolu Kissa mére fille de prétre | Eugenia
combusta Matrona
54 Phrygie Laodicea Croix; pére prétre » » Alexandros Autelia Miros Floros 55 Galatie Kutahya Néant mére décédée; énumé- Atheneos Appia Papas Atheneos ration d’ayants-droit
56 Phrygie Laodicea onomastique ? pére décédé Aurelios Aurelia Aurelios Aurelios
combusta Miros Théodoulé Miros Tas.
57 Phrygie Goslu AQ; croix; sceur du » » Menneos Istratégé Domnos Pancratios pére diaconesse
58 Phrygie Axylon nom du pére? » » Aurelios Aurelia Pasikratés Aur. Miros Paulos Domna
TX
3 4 5 6 7 Groupe HI cont. -
DESCENDANCE Autres Personnes mentionnées Référence
37 MAMA VII 67 38 LW 1172
39 MAMA I 377 40 Cf.n. 50 LW 814
41 Miltner, Ankara 42 Charicos Marcos Paulos MAMA I 193 no. 37
43 =Peisas Auktos Miltner, Ankara no. 5516
44 Apollinarios Paulos MAMA VII 574
45 ___ Ailios Ailios “MAMA VII 78 46s Aurelios Aurelios MAMA I 180 Miros Anicetos 47 ‘Aur. R... Aur. Nonné épouse de Papas, MAMA I 206 Philemon fille CassiaVII 70 48 Aur.leur MAMA Eugenios Epitychios
Mosés
49 _—sAur. MAMA I 58
51 LW 814
50 M[omilJos MAMA VIII 312 Marion !®
§2 Stratoniké femme d’un fils MAMA IV 363
53 Maria sceur MAMA I 315 Matrona mére du pére
54 le prétre Marcos MAMA I 184
55 Miltner, Ankara 56 MAMA I 270 no. 60
58 MAMA I 304
57 Alexandria eur du pére MAMA I 324
IX
. Critéres de christianité/ Critére d’achévement No. Province Localité ae datation de la famille Pere Mere 1 2p; : ss Groupe III cont.
59 Phrygie Bennisoa ypwravoi Xpwrw pére décédé; énoncé Andronikos Auxanousa_...rimos
emomoay des ayants-droit
combusta Patrikios Domna 61 Phrygie Laodicea croix » » Tieos Aurelia Appa
60 Phrygie § Laodicea croix monogrammée _ pére décédé Ailios Aurelia Menandros
combusta Procla
combusta Heliodora
62 Phrygie Laodicea_ croix » » Philagrios Aurelia Eugenios”° GroupeIV
63 Phrygie Insuyu néant néant Aurelios Aurelia Demetrios Domnos Sisinnos Alexandria
64 Diokleia Nom du pére? un fils marié Timotheos _Tatia Kokaros Rhisimachos de la bru?
65 Phrygie Sengen Nom du pére; form. _néant Kyriakos N... fils fils KEKTS EVTAL
66 Phrygie Pissia(?) IIIe siécle? (malédic- néant Eutychos Appeé Eutychos Papas tion contre le voleur)
Sengen Menneas
67 Phrygie Axylon: croix; onomastique néant Aurelios Maria Antiochos Marcia 68 Phrygie Cotyaeum nom du gendre, d’une fille mariée, pas de N... Philias Hermés Andromachos
petite fille mention du pére
69 Phrygie Laodicea néant néant pasdemen- pasdemen- Aurelios Aurelios
combusta tion sinon tion Arotaos Domnos «fils de» *
70 ~=—~Phrygie Klaneos(?) nom du pére du pére: néant Aurelios Aurelia Dios Ammias
Ireneos Menneas Appé 71. ~=Phrygie $$ Laodicea croix; onomastique néant Macédonios Aurelia Conon Johannis Maria
72 Galatie Ancyra Form. u7ép evx7s Famille inachevée?3_ —_ Limenios Kyradia Limenios Limenia
73 ~=—Lydie Tire S.III? (edd.) Aucune mention — Aur JTitiané Titiané (ou
d’époux pour la mére Titianidé)” ou la fille
74 ~=Phrygie § Laodicea_ croix; onomastique néant Aurelios Aur. Conon combusta (Marcos) Neon Tékousé Reginianos 75 Phrygie Klaneos(?) nom de la mére Aur.Euretos Kyriaké Menneas Alexandros
combusta mention Syntrophos
76 Phrygie §§ Laodicea néant néant (pére décédé?) pas de Mouna Amomos Aur. 77 ~~“ Lydie Daldis s.1V edd. Pére diacre, pére vivant,mais pas Asterio Asterios mére du pére diaco- de mention de la
nesse mére; exvoto
78 = Lydie Sardes Ile — début IVe s. mére vivante, aucune — Aurelia Glykon | 79 Pont environ nom de la femme un fils marié Mellitos Phénomené Phenippos |
(edd) mention du pére Glykia*® :
d’EuchafS__ du fils
a
IX
3 4 5 6 7 60 MAMA I 203 DESCENDANCE Autres Personnes mentionnées Référence
59 Lassamos neveu LW 783
Groupe III cont.
d’Andronikos
61 MAMA VII 85a 62 MAMA VII 73 Groupe IV
63 = Sisinnos Alexandros N...a Nonna MAMA VII $37
64 = Euklés Appia Melitiné?! Psychion €épouse d’Eukies; MAMA VI 353
65 fils fils Tatis MAMA VII 583 66 Phosphoros Eutychos Antigoné” MAMA VII 266 67 Proclis Mannis MAMA I 377a 68 Asclas Ammias Cf. n. 36 LW 808 69 = Aurelios Dada. MAMA I 72 leur fils Euklés
Meiros.
70 + Douda Ammias. MAMA VII 225
71 Laodicé MAMA I 188
72 Epiphanifa] Miltner, Ankara no.47 73 Paramonos fils de la fille Keil-v.Pr., Lydien 3, no. 120
74 Marcos Diomédés MAMA VII 80
75 MAMA VII 238 76Zotikos Aur. MAMA I 62 Pappos?>
17 Epiphaneia, mére du pére, Keil-v Pr., Lydien 1, KQ@t TayTos TOU OiKov abrov no. 142
78 Les affranchis de la mére SARDIS VII, no. 165
79 Kyriaké femme du Alexandros fils; Grégoire, leur fils Pont no. 215
.
‘
xX
L’ENFANT ET SON AVENIR DANS LA FAMILLE BYZANTINE (1v°-x1I* siécles)
J’ai choisi de considérer l’enfant déja né, et la condition qui lw est faite au sein de la famille byzantine, non pas comme sujet dans les relations affectives ou pédagogiques, mais comme objet des décisions familiales qui engagent son avenir conformément aux intéréts du groupe désireux de survivre, de se perpetuer, d’étendre ses alliances,
de conserver ou d’augmenter ses biens. Les possibilités vont de la
suppression ou de l’abandon pur et simple et de |’aliénation profitable, temporaire ou définitive, au mariage et au cloitre. Elles concourent a
attester non seulement l’attitude de la famille et de la société devant les enfants, mais encore l’estimation qui est faite de leurs capacités physiques et mentales, en un mot la définition byzantine de l’enfance, des deux enfances plutdt, celle des garcons, celle des filles’. La suppression ou l’abandon et Il’aliénation demeurent pendant la haute époque de Byzance traditionnellement caractéristiques des familles les plus pauvres. La législation justinienne compte parmi les pieux établissements les pouponnieéres (Seepotpoyeta), ott l’Eglise nour-
rissait les petites victimes de la misere. Mais Justinien conserve et compléte aussi les lois relatives a l’aliénation : il est défendu aux parents de vendre, donner, ou mettre en gage leurs enfants?; la vente a la naissance faite par les tres pauvres gens sous la pression du 1. Les textes juridiques et canoniques seront cités dans les éditions suivantes : Digesta, éd. MOMMSEN-KRUEGER, Berlin, 1877, et rééd.; Codex Justinianus, éd. P. KRUEGER, Berlin, 1877 et rééd. ; Imp. Iustiniani Novellae quae vocantur (ci-apreés Nov. Just.), éd. K. E. ZACHARIA VON LINGENTHAL, Leipzig, 1881-1884 ; Jus Graeco-
Romanum, éd. P. et I. Zepos, Athénes, 1931 (ci-aprés JGR), t. I : Imperatorum Leges Novellae (ci-aprés Nov.); t. II, Leges impp. Isaurorum et Macedonum (Ecloge, Prochiron, Epanagoge) ; t. IV, Practica ex actis Eustathti Romani; Basilicorum Libri LX, éd. H. SCHELTEMA - N. VAN DER WAL, Groningen-’s Gravenhage, 1955 et s.; K. RHALLIS, M. PotLis, Syntagma Kanonon (ci-aprés RP), Athénes, 1852-
1859, cf. V. GRUMEL, Les Régestes des Ates du patriarcat de Constantinople, Chal-
cédoine, 1932 et s. (cl-aprés GRUMEL).
2. Cod. Just., IV, xLin, 1, A. 294.
X 86
besoin demeure seule valable, mais l’acheteur doit libérer l’enfant s1 on lui offre une juste compensation’; il demeure au contraire interdit de réduire ou de revendiquer en esclavage les enfants abandonnés a la rue, et de les ramasser dans ce but‘, ou de venir les réclamer a
l’Eglise qui les a recueillis, en arguant d’un prétendu droit de propriété*®. Le pére peut toutefois céder a un employeur la force de travail d’un enfant ou d’un adolescent : un document palestinien .de 687° marque la fin d’un tel service a tout faire, sans préciser l’age du garcon, et atteste que le pére avait recu initialement une somme partie paiement, et partie prét sans intérét. La Novelle de 535 contre le proxénétisme’ invalide les contrats en vertu desquels de petites paysannes, dont certaines n’avaient pas dix ans, se prostituaient dans
la capitale sans parvenir jamais a acquitter le prix des quelques hardes avec lesquelles on les avait attirées.
La plupart des familles en revanche pouvaient avoir a faire entre le mariage et le cloitre un choix d’autant plus conséquent qu’elles étaient placées plus haut dans l’échelle sociale. Outre l’acte notarié, qui n’a jamais été général, et la bénédiction qui devient nécessaire a
la fin du 1Ix® siécle, le mariage byzantin est fondé sur la cohabitation
procréatrice et sur le consentement*. En d’autres termes, il suppose d’une part la nubilité des conjoints, et singulierement de l’épouse, de l’autre la capacité de consentir en connaissance de cause, qui est seule requise pour l’entrée dans le monachisme. Le droit classique avait fixé a quatorze ans révolus pour les garcons, et douze pour les filles, la nubilité officielle et donc l’age initial du mariage. Le droit byzantin conserve cette norme’, méme si elle glisse dans certains textes jusqu’a quinze et treize ans”, et l’Eglise l’adopte de son coté”™. Le seuil du consentement monastique demeure fixé a dix ans depuis 692”, La disposition immédiate des biens s’obtient en tout état de cause plus tard, et je n’en parlerai pas. Cependant, la législation impériale, l’Ecloge de 726, le Procheiros Nomos ou Prochiron (entre 867 et 879), l’Epanagoge (entre 879 et 886), les Novelles des empereurs successifs, ainsi que le recueil de jurisprudence du juge Eustathe, composé
au tiers du xI® siécle, enfin les décisions conciliaires, les commentaires 3. Cod. Just., IV, xii, 2, A. 329.
4. Cod. Just., VIII, Lt, 2, A. 374, et 3, A. 529. 5. Nov. Just., CXXXV, A. 541. 6. Excavations at Nessana, H. DuNscompeg, Cott ed., Vol. III, Non-literary papyri by C. J. KRAEMER, Princeton U. Pr., 1958, doc. 56. 7. Nov. Just., XXXIX, A. 535. 8. Pour tout ce qui suit, voir A. ESMEIN, Le mariage en droit canonique, 2° éd.
mise a jour par R. Genestal, t. I, Paris, 1929; J. DauviLLieR, C. de CLERco, Le
10. Ecl. II, 1. , 12. Voir infra, n. 26. ,
mariage en droit canonique oriental, Paris, 1936; J. GAUDEMET, « Tendances nou-
velles de la législation familiale au Iv siécle», in : Changement et conflit au
IV® siécle (a paraitre).
9. Cod. Just., V, Iv, 24, A. 530; Proch. IV, 3; Epan. XI, 2. ,
11. Nomocanon, XIII, 2, scholie (RP, I, p. 288). ,
xX
L’ENFANT ET SON AVENIR DANS LA FAMILLE BYZANTINE 87
canoniques et les réponses patriarcales semblent refléter une tendance de plus en plus marquée a fixer de plus en plus tdt le sort des enfants,
ou si l’on veut leur place dans la constellation familiale, et a mettre ainsi l’alternative du mariage et du cloitre au coeur de bien des destinées enfantines, sans qu'il y ait jamais eu la une régle devenue générale. Les sources que l’on vient d’énumeérer et qui attestent la précocité croissante du choix fait pour l’enfant, et pour la petite fille en particulier, pré-
sentent alors, comme deux faces d’une méme histoire, la définition officielle de l’enfance et sa situation pratique dans la famille, et 4 travers elle dans la société. Des les débuts de l’Empire chrétien, le mariage reléve de la compétence de I’Eglise, et celle-ci lui imprime a Byzance des caractéristiques favorables a l’évolution que je viens d’esquisser. Dans la procédure de
mariage, le rdle décisif est conféré au consentement des époux", et elle semble donc requérir la responsabilité personnelle plus que la consommation immediate. Pourtant le mariage ne devient pas pleine-
ment valide avant que la nubilité de l’épouse ne rende possible |’accom-
plissement de sa fin procréatrice, ce qui reste dans la ligne du droit romain“. D’autre part, l’engagement préalable des fiancailles, acte de pur consentement, revét une importance et une validité croissantes, marquées par des arrhes, par la bénédiction, et par des effets de plus en plus identiques a ceux du mariage, en cas de rupture ou d’infidélité ®, ou méme quelquefois de décés *. On a vu l’effet d’une influence orientale
Ou juive dans une évolution qui me semble aussi, quelles qu’en soient les formes juridiques et l’inspiration ecclésiastique, traduire la hate des familles 4 conclure des accords valides, ce que l’importance hors de pair du consentement permettait dés les fiancailles 7. Aussi le seuil de celles-ci est-il trés inférieur 4 celui du mariage. Le code de 726 fixe en Ja matiere a l’issue du « premier Age », soit sept ans, la capacité de
consentir, au moins par l’absence de refus, et ce pour les deux sexes 2°, La norme est conservée au Ix® siécle dans le Prochiron™ et ]'Epanagoge™, puis dans une Novelle d’Alexis I** Comnéne en date de 108421,
Cet age semble s’étre abaissé encore dans la pratique, puisqu’une décision de Michel III d’Anchialos (1170-1178) suppose des fiancées de
six ans et moins”, et que l’age de six ans révolus figure dans une version italo-grecque du Prochiron, connue par un manuscrit unique de 13. Proch., IV, 17; Epan., XI, 12. 14. Dig., XXIII, II, 4; Basil., XXVIII, I, 7; Epan., XI, 13.
15. Conc. Trull. (A. 692), c. 98 (RP II, p. 538-39); Ecl., XVII, 32; Proch.,
XXXIX, 68 ; Epan., XL, 55. 16. Texte cité infra, n. 70. 17. Ajouter aux titres cités ci-dessus, n. 8, E. VoLTERRA, « In tema di accusatio
adulterii. I. L’adulterium della sposa...», in : Studi in on. P. Bonfante II, Milano, 1930, p. 111-122.
18. Ecl., I, 1. 19. Proch., I, 7. 20. Epan., XIV, 11. 21. Epan., IV, Nov. 24 (JGR I, p. 305-309). 22. GRUMEL, n° 1142.
X 88
la seconde moitié du xiI* siécle *. Le patriarche Alexis Studite (1025-1043)
7 invalidait le consentement d’une petite fille de cinq ans et demi, ce qui évitait il est vrai la constitution d’un empéchement de mariage aprés son décés **, L’age requis pour le consentement monastique avait été lui aussi officiellement abaissé depuis l’époque ou Basile de Césarée s’élevait contre les peres et les freres qui enfermaient des fillettes au couvent *; lui-méme, voulant que le choix fat conscient pour étre respecté ensuite, prescrivait qu'il n’intervint pas avant seize ou dix-sept ans. Le concile de 692 raméne a dix ans le seuil de l’engagement personnel **, C’est l’Age normal de la responsabilité religieuse selon Timothée
d’Alexandrie*’, qui admettait toutefois qu’il put varier selon les individus. Il est d’ailleurs intéressant de voir les autorités hésiter a cet égard
entre le seuil du consentement et celui de la nubilité féminine, sans faire cependant la non plus de différence entre les sexes. Une codification attribuée au patriarche Nicolas Grammatikos (1084-1111) ” déclare la confession obligatoire avant la communion 4a partir de douze ans, un age qui conférait la responsabilité dans un acte homosexuel selon le code de 7267°. Mais Théodore Balsamon, au siécle suivant, admet la confession des six ans révolus, car il peut déja y avoir présomption de pensées coupables *. Telles sont, et relativement claires, les normes du consentement, établies, on le voit, sans distinction de sexe. Celles de la cohabitation le sont beaucoup moins parce que l’on déméle difficilement dans des textes officiels, au demeurant avares de précision, la portée véritable de la pratique. Celle-ci parait avoir instauré une confusion compréhensible entre les fiangailles et le mariage, dont la similitude d’intention et de caracteére était telle que la cohabitation tendait a s’instaurer dés la premiere démarche. Le législateur concede alors aux fiangailles la val1-
dité conférée par la bénédiction de l’Eglise, suffisante pour le mariage depuis 726 *', et nécessaire depuis la loi de Léon VI (886-912) ”, 4 condi_ tion que les ages respectent la méme norme. Léon VI encore promulgue
cette disposition *, en ajoutant que l’empereur pouvait accorder des dérogations, et que celles-ci étaient fréquentes *. Mais le patriarche Alexis Studite définit comme attentat sur une impubére les relations avec une fiancée qui n’aurait pas douze ans, et interdit aux prétres 23. Prochiron Legum pubbl. secondo il cod. Vatic. gr. 845 a cura di F. BRAN-
DILEONE e V. PUNTONI, Roma, 1895, I, 1.
24. GRUMEL, n° 834.
25. Bas. Cags. c. 18 (RP IV, p. 141), en date de 375. 26. Conc. Truill. c. 40 (RP II, p. 397-398), cf. la loi de Léon VI, Coll. II, Nov. VI (JGR, I, p. 63-64). 27. Timoth. ALEX. resp. 18 (RP IV, p. 341). 28. GRUMEL, n° *995, 10.
29. Ecl., XVII, 38. 30. Texte cité infra, n. 69. 31. Ecl., II, 9. 32. Coll., II, Nov. 89 (JGR I, p. 156). 33. Coll., II, Nov. 74 (JGR I, p. 144-145). 34. Coll., II, Nov. 109 (JGR I, p. 178).
X L’ENFANT ET SON AVENIR DANS LA FAMILLE BYZANTINE 89
sous peine de déposition de bénir le mariage d’une fille trop jeune *. Enfin, Alexis I* Comneéne rend obligatoire en 1084 l’obéissance a la loi de Léon VI, en raison, précise-t-il, des abus de cohabitation avec des filles plus jeunes : les fiancailles se confondent donc désormais dans la pratique avec le mariage, mais l’age de sept ans n’autorise plus que de simples accordailles, pour les deux sexes. Effectivement, des réponses patriarcales invalident les fiancailles bénies de filles plus jeunes, sept ans en 1092 *’, dix ans en 1179 *, tandis qu’une réponse
attribuée a Lucas Chrysobergés (1157-69/70)* interdit de bénir le mariage de filles agées de huit a dix ans. Les faits de la pratique confirment dans une certaine mesure, on va le voir maintenant, 1’évolution dont les textes normatifs apportent un témoignage incontesta-
ble. Ils montrent des choix en effet précoces des familles entre le mariage et le cloitre, non sans illustrer d’ailleurs aussi l’observation, voire le dépassement des ages légaux. Cependant, ils ne permettent pas une réponse cohérente a la question des relations sexuelles précoces. L’hagiographie rapporte par définition des ages d’entrée au monas-
tere. Beaucoup sont compris entre dix-huit et vingt-deux ans, mais il en est d’enfantins. Parmi ces derniers, on croit devoir écarter les cas de précocité prodigieuse, tel ce maitre de Syméon Stylite l’ancien, qui aurait embrassé l’état monastique a trois ou cing ans selon les versions ®. Mais l’Age de sept/huit ans attesté dans d’autres Vies parait authentique parce qu'il signifie, avec la fin du « premier 4ge », non seulement la capacité de consentir aux fiancailles, mais le commencement de Il’instruction masculine que l’on cherchait au monasteére, sans que fat impliqué en réalité l’engagement monastique. On y envoie
ainsi Nicolas de Sion‘! ou Théodore de Syké6én* au vie siécle, Nicé-
phore futur évéque de Milet*® au xt; dans les premiéres années du Ix® siécle, les parents de Joannicios l’envoient au méme 4ge garder un troupeau de porcs, car ils étaient ennemis des images, et le tenaient en conséquence, dit l’hagiographe, éloigné des études“. D’autres personnages arrivent a douze ans, et s’engagent alors aussit6t, comme Daniel le Stylite au v¢ siecle, qui s’était présenté une premiére fois en vain a l’Age de cing ans *. Certes ces pieux récits ignorent les motifs 35. GRUMEL, n° 834 (RP V, p. 35).
36. Cit. supra, n. 21. 37. GRUMEL, n° 966. 38. GRUMEL, n° 1152. 39. GRUMEL, n° 1107, **12.
350 Textes cités par A. J. FESTUGIERE, Antioche paiesne et chrétienne, Paris, 1959,
° 41. « Vita Nicolai Sionitae» 2 (in : G. ANRICH, Haghios Nikolaos, Bd. I, Die Texte, Berlin, 1913, p. 3-35).
42. « Vie de Théodore de Sykéén» 5 (éd. trad. comm. A. J. Festucrtre, Subs.
Hagiogr., 48, Bruxelles, 1970). 43. « Vita S. Nicephori ep. Milesii » 4 (Anal. Bolland., 14, 1895, p. 133-161). 44. « Vita Joannicii », Acta Sanctor., Nov. II, 1 (1894), 333 C-334.
45. « Vita Danielis Stylitae » 3-4 (in : H. Devenaye, Les Saints Stylites, Subs. Hagiogr., 14, Bruxelles, 1923).
X 90
des familles, et se contentent le plus souvent d’alléguer des naissances inespérées, et des vocations irrésistibles. Parfois cependant la pratique est révélée par des circonstances biographiques particuliéres, oti le rdéle
des oncles apparait important : au v° siécle, Euthyme le Grand est
Agé de trois ans lorsqu’il perd son pére, et son oncle maternel, évéque
de Méliténe, le baptise, lui confére le lectorat, et le prend avec lui
tandis que sa mére devient diaconesse “ ; a la méme époque, Sabas le Grand reste seul a l’Age de cing ans, entre ses oncles paternel et mater-
nel qui se disputent sa personne et son bien, et se réfugie dans un monastére, a l’Age de huit ans a peu prés *’. Cyrille de Scythopolis lui-
méme, écrivant vers 555, raconte comment son pére le confia tout enfant a Sabas, qui s’était arrété dans sa maison *. Quoi qu’il en soit, reprenant un theme des vieux apophtegmes monastiques, un blame patriarcal adressé au prote de ]’Athos, Hilarion (1092-1096), condamne la présence d’enfants et de garcons imberbes dans les couvents de la Montagne **. Quant aux petites filles, elles étaient mises au couvent encore
impubéres selon le témoignage déja cité de Basile de Césarée™.
Toutefois, la sceur de Théodore de Syké6n quitte le monde a douze ans seulement, l’4ge légal de la nubilité*.
Un ensemble de deux cent quarante-six épitaphes chrétiennes d’Italie, la plupart des Iv-v° siécles, atteste pour des défunts de tous ages une fréquence maximale des mariages entre douze et seize ans chez les femmes, dix-huit et vingt-cinq ans chez les hommes™. Les habitudes épigraphiques de l’Orient grec ne ménagent malheureusement rien de semblable, et force est de commenter les quelques indications biographiques ou exemplaires que l’on peut rassembler, en
particulier dans l’hagiographie. Le mariage reste l’affaire de la famille et non des individus. La conclusion de fiangailles devient une obligation
de la puissance paternelle, que les magistrats doivent au besoin faire respecter *, L’hagiographie ne suggére pourtant pas que l’engagement conjugal antérieur a l’adolescence ait été la régle, pour les garcons ou méme les filles. Au Iv siécle, Jean Chrysostome reproche aux parents de développer l’immoralité de leur fils en différant leur mariage le
plus possible dans l’attente du surcroit de valeur apporté par leur carriére *, Ceux de Grégoire de Nysse cherchérent au contraire un parti pour sa sceur Macrine dés que celle-ci eut atteint douze ans, « lage ot: la fleur de la jeunesse commence a jeter son plus grand
46. KYRILLOS VON SKyYTHOPOLIS, éd. E.SCHWARTZ, Leipzig, 1939, Leben des Hl.
Euthymios, 3.
47. KYRILLOS VON SKYTHOPOLIS, Leben des HI. Sabas, 1-2.
48. Ibid., p. 180. 49. GRUMEL, n° 958, cf. GRUMEL, n° °*980, faussement mis sous le nom du patriarche Nicolas Grammatikos par l’higouméne de Lavra vers 1105. 50. Supra, n. 25. 51. « Vie de Théodore de Sykéé6n », 25. 52. C. VoGEL, « L’age des époux chrétiens au moment de contracter mariage d’aprés les inscriptions paléo-chrétiennes », Rev. Droit Canon., 16, 1966, p. 355-366. 53. Proch., IV, 10; Epan., XVI, 22. 54. Joh. Curysost., Ep. ad Thessal. I 4 Hom. 5 (PG, t. 62, col. 426).
X L’ENFANT ET SON AVENIR DANS LA FAMILLE BYZANTINE 91
éclat™® ». Ceux du futur évéque Demetrianos agirent de méme, au 1xe ou x¢ siécle, lorsque l’Age de quinze ans lui eut conféré la nubilité*,. Mais les cas pratiques du xI* siécle attestés dans les réponses
patriarcales et dans le recueil de jurisprudence du juge Eustathe donnent néanmoins ]’impression — peut-on dire davantage ? — que les
unions précoces étaient fréquentes, surtout pour les filles, et ils semblent ainsi confirmer l’évolution législative et canonique. La recherche des alliances, si caractéristique du Moyen Age byzantin en son milieu, devait pousser les familles autant que celle des biens, ou
plut6t ne devait guére se distinguer de cette derniére. On a wu le patriarche Alexis Studite invalider la bénédiction qui avait uni a
Georgios Théodote agée de cinq ans et demi*’; mais l’occasion de la
demande était le mariage contracté entre la mére de la petite fille défunte et le cousin issu de germain de Georgios, et l’on voit ainsi dans quel cercle étroit s’était déroulée toute l’affaire. L’éventualité des morts précoces précipitait peut-étre aussi les décisions. Le juge Eustathe rapporte la hate d’un pére qui avait obtenu une bénédiction de mariage déja illégale en elle-méme, en donnant dix ans a sa fille
qui n’en avait que sept *. I] arrivait d’ailleurs que l’on revint sur l’accord, | en dépit des déddommagements qu’il fallait alors verser. On trouve ainsi dans le méme recueil*® l’analyse d’un litige ému autour de fiangailles conclues entre un garcon de neuf ans et une fille de sept, lorsque, trois
ans aprés, la mére de la fille obtint du tribunal l’autorisation de cholsir un autre parti, ce qui détermina celle du garcon 4a Il’attaquer en
justice. De telles ruptures ont enrichi notre information sur la
pratique, car on faisait alors valoir les causes d’invalidité, et notamment le défaut d’Age, dont on s’était en fait accommodé au moment de l’accord.
La réalité dissimulée sous les unions précoces des filles était faite probablement de situations diverses, mais placées en tout état
de cause dans le contexte d’une civilisation qu’en ce domaine nous ne
connaissons pas assez. Certes, l’attentat sur une impubére (98094), c’est-a-dire une fille de moins de douze ans, quel que soit son lien avec le coupable, figure comme délit spécifique dans le droit pénal comme dans le pénitentiel de l’Eglise ®, mais l’on ne saurait tirer un témoignage concret d’une définition normative. Un pamphlet du VI* sie-
cle, l’Histoire Secréte attribuée a Procope, dépeint l’enfance de la future impératrice Théodora et de ses sceurs dans les coulisses de 55. Greg. Nyss., Vita Macrinae, éd. Woods CALLAHAN, in : Greg. Nyss. Opera cur., W. JAEGER, 8/1, Leiden, 1952, p. 374.
56. « Vie de Demetrianos évéque de Chytri» (sic), éd. H. GRScOIRE, Byz.
Zeitschr., 16, 1907, p. 222. 57. GRUMEL, n° 834.
38. Practica Eust. Rom. XLIX, 22. 59. Ibid., XLIX, 26.
60. Ecl., XVII, 31; Proch., XXXIX, 37; Epan., XL, 54. ,
61. J. MORIN, Commentar. Histor. de disciplina in adm. sacram. poenit., Lutetiae, 1651, Antiqut Poenitentiales, p. 106 C, 107 E, etc. (GRUMEL, n° °*270).
X 92
l’hippodrome de Constantinople, sous de noires couleurs dont l’authen-
ticité biographique n’est pas ce qui importe ici. L’auteur raconte que leur mére les mettait sur la scéne 4 mesure qu’elles devenaient effec-
, tivement nubiles, les livrant ainsi 4 la prostitution, mais que Théodora,
fille cadette, se serait prétée en attendant l’A4ge a une vénalité contre nature *, Ceci remet en mémoire les plus jeunes des petites paysannes raccolées par les proxénétes de l’époque justinienne *. La prostitution n’est certes pas le mariage. Pourtant la question doit étre posée pour
ce dernier, parce que beaucoup de conjoints vivaient sous le méme toit dés la premiére bénédiction, la fille fat-elle encore impubeére a ce moment. Le cas du clerc Jean Diabatenos, qui se sépara d’une fiancée de sept ans pour l’épouser de plein droit huit années plus tard, semble dans une réponse de 1092 une exception qui souligne l’usage™. Mais le
mariage, on l’a vu, n’obtenait pas sa pleine validité avant que
l’épouse n’accomplit sa douziéme année dans la maison de l’époux®. La domiciliation se faisait aussi dans la famille de l’épouse : nous en avons un curieux exemple © avec le cas d’un pére qui avait marié sans
fiancailles une fille impubére, et pris son gendre chez lui; il voulut
ensuite revenir sur son choix, et il obtint facilement l’annulation d’un mariage qui n’avait pas respecté les normes d’age, mais qui, de plus, ne pouvait atteindre au moment voulu la plénitude des effets, puisque
le couple résidait chez le pére de l’épouse. Quoi qu’il en soit, ces
cohabitations poussaient en fait 4 la consommation précoce du mariage, contre laquelle le texte des Basiliques met en garde ®’. Les infractions de
la pratique et les efforts des autorités s’expliquent mieux si l’on
suppose que bien des situations étaient déterminées par les marques objectives de la nubilité ou de son approche, qui pouvaient évidemment devancer l’age fixé par la loi. Il y aurait eu en somme, si I|’on peut dire, une distinction entre des impubéres de droit et de fait, mais il faudrait avoir pour la retrouver une idée des ages physiologiques a Byzance, qui nous fait défaut. C’est pourquoi certains cas de la pratique ne se laissent pas facilement apprécier. Le juge Eustathe commente l’exemple d’une fille encore éloignée de la nubilité, puisque son pére i’avait fiancée a sept ans, en prétendant qu’elle en avait dix ®, L’union fut bénie un an aprés, et il y eut alors consommation du mariage. Le juge prononga l’annulation pour attentat sur une impubére, ce qui entraina la peine prévue, un dédommagement égal & la moitié des biens du coupable. Le délit était-il exceptionnel, ou l’apparence de l’épousée trompeuse, ou encore le pére saisit-il aprés coup un moyen de rompre, nous n’en savons rien. Nous lisons aussi des décisions relatives 4 des fiangailles et mariages de clercs, pour les62. Procope, Anecdota (sive Historia Arcana), IX, 8-12. 63. Texte cité supra, n. 7. 64. GRUMEL, n° 966.
65. Cf. supra, n. 14. 66. Practica Eust. Rom., XLIX, 12. 67. Basil., XXVIII, I, 7. 68. Practica Eust. Rom., XLIX, 22.
Xx
L’ENFANT ET SON AVENIR DANS LA FAMILLE BYZANTINE 93
quels la précaution et le scrupule étaient de mise, et dont les fian-
cailles étaient de ce fait assimilées d’aussi prés que possible a des noces,
en matiére de remariage et d’empéchement de parenté. Théodore
Balsamon justifie la confession a six ans révolus pour les deux sexes en rappelant la décision d’un synode qui avait convaincu de secondes
noces un clerc remarié apres la mort d’une épouse de sept ans, en
raison des passions dont une femme (sic) de cet age était déja capable, et donc, ajoute le canoniste, a plus forte raison un homme. A la méme
époque le patriarche Michel III d’Anchialos impose aux clercs les interdits de mariage avec les parentes d’une fiancée morte ou quittée alors qu’elle avait plus de six ans, en soulignant que cette extension leur est propre, et ne concernera pas les laics; mais on a voulu éviter la moindre tentation a ceux qui seuls doivent étre appelés « hommes d’une femme unique et vierge, et se trouver eux-mémes dans les mémes conditions ” ». J’ai analysé ces textes difficiles dans leur lettre et dans leur inten-
tion pour aboutir sur ce point des relations sexuelles précoces des filles & un aveu d’embarras. Mais ce n’est en vérité qu’une partie de la question. Ce qui importe a la condition familiale et sociale de l'enfant,
ce sont les défenses répétées faites aux prétres de bénir fiancailles et mariage avant l’age légal. Les familles byzantines recherchaient et obtenaient donc, dans la pratique, une sanction religieuse pour des unions que les autorités civiles et ecclésiastiques réprouvaient parce qu’inaptes encore a remplir la fin procréatrice du mariage, et présumées servir en conséquence a la seule fornication. J’ai voulu montrer qu’en fait elles étaient hatées par la convenance impatiente des familles, dont la jurisprudence n’avait pas a entendre les motifs. Et
je voudrais conclure de tout ce qui précede que l’enfance byzantine | était certes reconnue comme une catégorie spécifique, mais pour repré-
senter, celle des filles surtout que nulle carriére n’attendait, un obstacle physique et mental temporairement opposé par la nature a
V’'accomplissement d’une part individuelle dans la destinée collective d’un groupe. Université de Caen.
69. Theod. BatsaM. Rsp., 50 (RP IV, p. 484-485). 70. GRUMEL, n° 1142.
9 9» ° oe o7cde? 2e oe
L’histoire de la femme déguisée en moine et levolution de la saintete feminine
a byzance aB
La femme travestie en moine solitaire ou cénobite pour fuir sa condition féminine hante la premiére hagiographie byzantine (}),
ou les versions grecques qui seront l’objet principal de cette étude (7), et dont on trouvera la liste plus loin, se mélent a des versions syriaques (8) et coptes (4). A la constance du motif central répond la cohérence des variantes, qui portent sur les raisons de la fuite dans la premiére partie du récit, sur la suite et issue de laventure dans la derniére. Puis, aprés le 1x® siécle, le personnage disparait, tandis que nait en revanche un modéle nouveau de sainteté féminine dans le mariage. Plus exactement le travestissement ne subsiste qu’a titre de péripétie romanesque, et sa valeur exemplaire s'efface. Différentes versions de l'histoire courent également dans les autres littératures médiévales (°), ot! le sens de l’évolution apparait comparable (°). (1) Je remercie Jacques Le Goff et Pierre Petitmengin de la bienveillance amicale qu’ils : ont témoignée a mes héroines: le premier dans son séminaire sur les exempla (cf, Ecole pratique des Hautes Etudes, Sc. écon. et soc., Annuaire... 1972-73, p. 224, et ibid. 1973-74, pp. 165-166), ou: un auditeur a attiré mon attention sur les textes de Nag Hammadi; le second dans une séance du groupe qui prépare a l’Ecole Normale Supérieure, sous sa direction, une publication du dossier de Pélagie. L’un et l’autre m’ont signalé !l’article de Marie Delcourt, cit. ci-dessous n. 7. (2) Relevés partiels dans H. USENER, Legenden der Pelagia, Bonn, 1879, pp. 1 et s., et H. DELEHAYE, Les légendes hagiographiques (1927), 4e éd., Bruxelles, 1955, pp. 186-195. Le débat sur les antécédents mythologiques de I’héroine chrétienne est tout a fait dépassé, comme le note Marie Delcourt (ci-dessous n, 7), et il n’en sera pas question ici. (3) Cf. Select narratives of holy women, ed. transl. A. SMITH Lewis, Londres, 1900 = Studia Sinaitica, IX-X (Palimpseste syriaque du Sinai: l’oeuvre a été composée en 778 par Jean le Stylite de Beth-Mari Qanun); A. J. WENSINCK, Legends of Eastern saints, 11: The legend of Hilaria, Leiden, 1913. (4) Cf. J. DRESCHER, Three Coptic legends. Hilaria, Archellites. The Seven Sleepers, Le Caire, 1947 (Suppl. aux Annales du Service des Antiquités de l’Egypte, cahier n. 4). (5) Cf. S. THompson, Motif-Index of folk literature, 1V, Copenhague, 1957, K 1837 (Deceptions), 1961. 2. 1 (Woman in disguise becomes pope), et d’autre part J 2012. 2 (Uncertainty about own identity. Woman's garments cut off: does not know herself); F. C. TUBACH, Index exemplorum. A handbook of medieval religious tales, Helsinki, 1969, 3380, et cf. 1915; et, pour l’un des récits retenus ici, l'étude soigneuse de L. CLUGNET, Vie et office de Sainte Marine, cit. ci-dessous. (6) Telle fut du moins la remarque de Jacques Le Goff, qui souligna (ci-dessus n. 1) le caractére édifiant des anciennes traductions latines de telle histoire grecque, et encore des
XI
598
Marie Delcourt a consacré une belle étude a la série hagiographique grecque, assortie de quelques histoires latines, et de cas vécus, celui de Jeanne d’Arc, ou la tentative vite avortée d’une mystique frangaise sous le regne de Louis XIII (7), Elle prolongeait 14 une recherche sur l’androgyne
antique (*), ot: elle avait examiné des rites de noces ou de carnaval, dans lesquels le déguisement et l’inversion des vétements devaient fortifier la puissance sexuelle (°), et d’autre part le mythe philosophique et gnostique d’un principe créateur au sein duquel les sexes étaient réunis. Elle a encore
précisé sa pensée dans une enquéte essentiellement iconographique sur cet | étre double, que sa double puissance sexuelle place a la fois «aux deux pdles du sacré » (1°), Elle juge en revanche le théme de la femme déguisée — en moine dépourvu d’antécédents antiques: les travestissements du roman grec ne sont que romanesques eux aussi, et ceux des vieux rituels visent a fortifier la nature, on vient de le dire aprés elle, tandis que I’héroine chrétienne manifeste au contraire explicitement par ce moyen la négation et l’abolition irréversibles de sa féminité, et en conséquence sa rupture avec les normes familiales et sociales. Dans le domaine chrétien lui-méme, l’histoire sent quelque peu le fagot, et Marie Delcourt n’a pas manqué de |l’observer. Elle rappelle le reniement du vétement féminin et de la chevelure longue, que le concile de Gangres condamnait aux alentours de 340 chez les ferventes d’Eustathe de Sébaste, en méme temps que le refus brutal de leurs engagements familiaux (11). La signification sexuelle du vétement lui parait avoir été assez forte pour que le travestissement de la femme fat équi-
valent a la mutilation volontaire de certains ascétes, l’un et ]’autre geste exprimant la condamnation radicale de la chair qui caractérise l’extrémité du christianisme ancien, cette ascése empreinte de philosophie et de gnose, et longtemps rebelle a la discipline acceptée par le monde ordonné des cloitres. Et pourtant l’hagiographie dominante, si l’on ose dire, érige le cas en exemple, et avec quelle dilection! Marie Delcourt a bien posé le probleme. Mais, trop attentive a l’expérience de Jeanne d’Arc, dont il reste une expression relativement directe dans les minutes du procés, elle parait tentée de commenter l’histoire de la femme travestie en moine comme une expérience
elle aussi directement accessible au lecteur. En fait, celui-ci, en tout état de cause, n’a rien sous les yeux que des histoires exemplaires écrites par des hagiographes. En outre, Marie Delcourt ne rend pas un compte satisfaisant emprunts de la Légende Dorée aux Vitae Patrum, puis l’accent romanesque, voire scabreux, des récits des xIv&-xv® siécles; I’histoire de Ste Hildegonde, écrite vers 1220 par Césaire de Heisterbach, inaugure déja cette série. (7) M. DeELcourRT, Le complexe de Diane dans l’hagiographie chrétienne, in Rev. Hist. des Relig., 153 (1958), pp. 1-33. (8) M. DELCouRT, Hermaphrodite. Mythes et rites de la bisexualité dans lt’ Antiquité classique, Paris, 1958. (9) Pour des exemples pris dans une société de l’Antiquité classique, voir P. VIDALNAQUET, Le chasseur noir et les origines de l’éphébie athénienne, in Annales E.S.C., 23 (1968), pp. 947-964. (10) M. DELcourtT, Hermaphroditea. Recherches sur l’étre double promoteur de la fertilité dans le monde classique, Bruxelles, 1966 (Coll. « Latomus » 86). Elle signale la une traduction anglaise remaniée de ses travaux de 1958 qui ne m’a pas été accessible. (11) Sur ce document voir ci-dessous n. 50.
, XI L’HISTOIRE DE LA FEMME 599
du contenu mental et culturel de celles-ci lorsqu’elle diagnostique « pliée a une éthique nouvelle une autre forme du complexe de Diane », ou bien des «constantes psychologiques que n’altérent ni les siécles ni le dépaysement ».
Avant tout, l’étude proprement historique du dossier reste a faire, par le classement des différentes versions et de leurs variantes internes, et d’abord dans le domaine byzantin ow le théme a son origine (!#). La chronologie de sa diffusion est la premiére question a poser. La seconde touche le cheminement dans l’hagiographie orthodoxe et méme officielle d’un motif dont le caractére hérétique demeure souvent lisible, et enfin sa disparition. Il serait vain, on s’en doute, d’espérer un classement chronologique de ces récits exemplaires sur la base d’indications internes, car ils en sont peu pourvus, comme tous leurs pareils; tout au plus les mentions d’empereurs, celles d’un monastére ou d’un monument, parfois de tel personnage historique, peuvent-elles fournir une date initiale. A cela s’ajoutera le repérage du premier contexte littéraire connu, celui des Apophtegmata Patrum dans la majorité des cas (!8), voire la date d’une traduction. D’autre part, il n’est pas moins important de suivre la destinée de chaque histoire apres l’avoir vu apparaitre, en observant sa présence dans les choix de saints pour 1’édification ou le culte que constituent les recucils de Vies rangées dans l’ordre du calendrier (Ménologes), les suites de notices groupées selon le méme principe (Synaxaires), ou les mentions des livres liturgiques pour l’année (typika) (14). Voici d’abord unc liste des histoires que nous allons analyser, avec les éditions, et des indications de manuscrits qui montrent leur contexte (15), ainsi que les critéres chronologiques internes et (12) Les indications de manuscrits et d’éditions sont données d’aprés la Bibliotheca Hagiographica Graeca, 3° éd., Bruxelles 1957, Auctarium, ibid., 1969, par F. Halkin (cit. ci-aprés BHG 3). (13) Sur cette littérature, échelonnée en gros entre le v€& et le vil® siécle, et qui n’a pas ouvert entierement ses arcanes, voir la remarquable étude de J. CL. Guy, Recherches sur la tradition grecque des Apophtegmata Patrum, Bruxelles, 1962. Une premiére série d’Apophtegmata «anonymes » est répertoriée dans la publication de F. NAu, in Rev. Or. Chrét., 12 (1907), pp. 48-69, 171-181; 13 (1908), pp. 47-57; 14 (1909), pp. 357-379; 17 (1912), pp. 204-211; 18 (1913), pp. 137-146. La numérotation de Nau est continuée par Guy sur la base du cod. Paris. Coisl. 126, x®-x1€ siécles (cf. Guy, op. cit., pp. 18 et 63 et s.), important manuscrit que j’ai utilisé a mon tour. (14) Sur ces définitions, voir H. G. Beck, Kirche und theologische Literatur im byzant. Reich, Munich, 1959, pp. 246-253 (« Liturgischen Biicher des byzant. Ritus »). (15) Il était hors de propos de relever ici les manuscrits postérieurs au x1I® siécle. Les
editions elles-mémes, relativement anciennes pour la plupart, ne donnent plus une idée exacte |
XI 600
9° e e e ° AY
externes repérables pour chacune. Ces derniers laissent une marge
d'incertitude assez large pour qu’il soit prudent de s’en tenir a Yordre alphabétique.
1. Anastasia la patrice (Delcourt n. 10; BHG 3, 79-80). patrice du palais (sic), poursuivie par Justinien avant puis aprés la Dame mort de Théodora (548). }
Collections d’Apophtegmata: Paris. Coisl. 283, x1® s., fol. 163%-165: Paris. gr. 914, x1l® s., fol. 188-189’. Ed. L. CLuGNet, in Rev. Or. Chrét., 5 (1900), pp. 51-59. Fin du vie siécle? (18),
2. Anna/Euphemianos (BHG 3, 2027). Aprés la mort de son mari et de ses deux enfants, elle rejoint son oncle paternel, moine de |’Olympe de Bithynie. Synaxaire de l’Eglise de Constantinople (éd. H. DELEHAYE, Acta Sanctor. Propyl. Novembr., Bruxelles, 1902), 174!*-178: 29 Qctobre, 4° rang dans la notice du cod. M (Paris. gr. 1582, XIV® siécle). 1x® siécle (pre-
miére moitié?) (7).
3. Apollinaria/Dorotheos (Delcourt n. 6; BHG 3, 148). Fille de l’empereur Anthemius (467-472). Vat. gr. 819, XI® siécle, fol. 213%-219%: Vies métaphrastiques de MaiAoft. Ed. DRESCHER, Three Coptic legends cit., pp. 152-161. vI® siécle?
4. Athanasia épouse de l’argentier Andronikos (Delcourt n. 3; BHG 3, 120-123).
Collections d’Apophtegmata, notamment Paris. Coisl. 126, cit., fol. 317-322.
Ed. L. CLUGNET, in Rev. Or. Chrét., 5 (1900), pp. 370-375. Seconde moitié du vi® siécle? (18).
des traditions textuelles connues aujourd’hui. On tirera profit sur ce point de F. HALKIN, Manuscrits grecs de Paris. Inventaire hagiographique, Bruxelles, 1968 (Sub. Hagiogr. 44), qui confirme d’ailleurs par ses références plus nombreuses le genre des manuscrjts ol! se rencon-
trent les récits en question. (16) Récit de « Daniel le Scétiote », cf. BECK, Kirche u. theol. Literatur, op. cit., pp. 396397.
(17) Le récit glorifie le monachisme bithynien, notamment le monastére des Abramites, érigé par une fondation du patriarche Tarasios (784-806). L’oncle d’Anna a eu la langue coupée
sous Léon (III), l’ennemi des images, puis il a été accueilli auprés d’Iréne et de Constantin, qualifiés ensemble d’« empereurs orthodoxes et trés-croyants », ce qui exclurait le regne d’Iréne
seule (797-802), mais peut-étre aussi le second iconoclasme, entre 813 et 843, a moins que l’oeuvre n'ait été écrite au contraire peu aprés cette derniére date. (18) Reécit de « Daniel le Scétiote », cf. ci-dessus n. 16. Les philoponiai, associations charitables pour chaque sexe, oti les époux encore a Antioche passent leurs nuits, sont attestées pour la méme ville et le méme métier par JEAN D’EPHESE, Lives of the Eastern saints, trad. BrooKS, Patrol. Orient., 17-19 (1924-25), ch. 46, soit au plus tard en 566/67, cf. A. BAUMSTARK, Geschichte der syrischen Literatur, Bonn, 1922, pp. 181-182.
XI
L’HISTOIRE DE LA FEMME 601 5. Eugenia/Eugenios (Delcourt n. 5). Version syriaque en date de 778: Select narratives, op. cit., pp. 1-35. 6. Euphrosyne/Smaragdus (Delcourt n. 7; BHG 3, 625). Paris. gr. 1454, x® s., fol. 78-837: Recueil de Vies et homélies diverses. Version syriaque dans l’oeuvre de Jean le Stylite, cit., en date de 778 (Select narratives, op. cit., pp. 46-59). Version latine du vulr® siécle.
siécles (1%) ? | 7. Hilaria/Hilarion. , Ed. A. BOUCHERIE, in Anal. Boll., 2 (1883), pp. 196-205. vie-vile
Version copte traduite par DRESCHER, Three Coptic legends, op. cit., pp. 69-82. vie® siécle (2°) ?
8. Marina 1/Marinos (Delcourt n. 4; BHG 3, 1163). Hierosol. gr. S. Sep 1, x® siécle, fol. 83-84%: Vies et homélies pour le mois de Février. Versions syriaques: vII® siécle (cf. CLUGNET cit. ci-dessous); A. 778 (Select narratives, op. cit., pp. 36-45). Ed. L. CLuGneEt, Vie et office de Sainte Marine, Paris, 1905, pp. 36-38. Antérieure au vul® siécle, et probablement au vIe.
g. Marina 2 (BHG 3, 1170). Messan. gr. Bibl. Univ. 29, AA. 1307-1308, fol. 112-115: Ménologe du monastére du Saint Sauveur de Messine. Née en Sicile, dans le bourg de Scanion (sic), en 1062. Ed. G. Rossi Taissi, Martirio di Santa Lucia, Vita di Santa Marina, Palerme, 1959.
Novembre. , Fin x1®-x11® siécles.
10. Matrona/Babylas (Delcourt n. 8; BHG 3, 1221-1223).
Vat. gr. 807, Ix®-x® siécles, fol. 58-72%, et autres (Vie I): Ménologe de
Ed. H. DELEHAYE, in Acta Sanctor. Novembr. III (1910), col. 790-813. Premiére moitié du vi® siécle selon DELEHAYE, op. cit., col. 786-790.
It. Pelagia-Pelagios (Delcourt n. 1; BHG 3, 1478-1479). Paris. gr. 1454, x®-xI® siécles, fol. 107-112": saints de Septembre et d’Octobre. Paris. gr. 1485, X® siécle: fol. 28-32%; premier quart d’un Méno-
loge, Septembre-Novembre. Leidens. Perizon. F 10, x1e siécle: légendes et homélies diverses. (19) Smaragdos (Esmeraldus dans la version syriaque) est le nom d’un patrice et stratége sous Tibere Constantin (578-582), probablement identique a l’eunuque Smaragdos, préposite du Palais Sacré et patrice sous Phocas (602-610), cf. R. GUILLAND, Recherches sur
les institutions byzantines, Berlin-Amsterdam, 1967, t. I, p. 335, t. II, p. 163. (20) WENSINCK, Legends of Eastern saints, op. cit., date la version copte (pp. 9-16) des alentours de 500. DRESCHER, Three Coptic legends, op. cit., pp. 121-131, insiste sur l’ancienneté
du théme général, mais estime que I’histoire a eu en copte sa premiére rédaction, ce qui lui laisse supposer une origine monophysite.
XI 602
Ed. H. UsEener, Legenden der Pelagia, in Festschr. f. die XXXIV Versamml. deutsch. Philol. u. Schuimaénn., Bonn, 1879, pp. 3-16. Cours avancé du vé® siécle (#1).
12. Theodora/Theodoros (Delcourt n. 9; BHG 3, 1727-1730). Dame d’Alexandrie sous le régne de Zénon (474-491).
Septembre (?2).
Paris. gr. 1526, xIv® siécle, fol. 93’-109%: Ménologe métaphrastique de
Patrol. Gr. 115, col. 665-689.
Ainsi la série grecque de ces histoires semble bien s’étre constituée au vi® et dans les premiéres décennies du vil® siécle. Deux d’entre elles pourraient étre antérieures: l’histoire de Pélagie, pour
laquelle la date traditionnelle du v® siécle demeure acceptable jusqu’a plus ample informé, et celle de Marina 1; cette derniére ne présente aucun élément de datation, il est vrai; mais précisément sa simplicité linéaire évoque assez bien l’intemporalité sché-
matique d’un modéle premier. On peut proposer en tout état de cause de faire remonter celui-ci aux débuts de la littérature des «récits utiles a l’dme », qui a produit la majorité de nos versions grecques, en d'autres termes a la fin du Iv® siécle au plus tot. Mais
: inspiration en est plus ancienne, nous essaierons de le montrer. Deux autres histoires sont au contraire postérieures a la fin du vie siécle. Celle d’Anna, relativement proche de |’époque ow la série s'est €laborée, s’y rattache encore vraiment par son contenu, (21) Les mentions de monuments del’oeuvre, la Grande Eglise et le martyrion de S. Julien a Antioche, l’édifice de la Résurrection a Jérusalem, ne permettent ni d’écarter le 1v® siécle ni de s’y tenir (cf. R. DEVREESSE, Le Patriarcat d’Antioche depuis ta paix de l’Eglise jusqu’a la conquéte arabe, Paris, 1945, p. 109; J. LAssus, Sanctuaires chrétiens de Syrie, Paris, 1947, p. 122, n. 1; H. VINCENT, F. M. ABEL, Jérusalem. Recherches de topographie, d’archéologie et d’histoire, t. 11, Paris, 1914, p. 181 et s.). Le monastére de Tabennisi est déja connu au Ive siécle aussi, tandis que l’évéque Nonnos échappe a toute identification. Enfin, une actrice repentie du nom de Pélagie est mentionnée par Jean Chrysostome, cf. DELEHAYE, Légendes
| hagiographiques, op. cit. ci-dessus n. 2, D’autre part, le baptéme de Pélagie se rattache a un état ancien du rituel par l’exigence d’un «garant » (Eyyuntns), une «mere spirituelle » en
présence de qui se fait l’interrogatoire préliminaire, et qui passe auprés d’elle dans le local des catéchuménes les huit jours précédant le baptéme. La méme procédure se retrouve dans un témoignage d’Egérie, donc vers 415, et dans un récit de Jean Moschos, relatif a une prostituée d’Alexandrie; toutefois, elle serait réduite a l’état de traces déja au vi® siécle (références et commentaires dans M. DUJARIER, Le parrainage des adultes aux trois premiers siécles
de l’Eglise, Paris, 1962, p. 55 et s.). On remiarque aussi la présence d’une diaconesse pour l’onction des femmes, rappelée dans un canon de Jacques d’Edesse (Bar Hebraeus), cf. pour
le détail des sources liturgiques et canoniques et leur filiation l’article substantiel Baptéme du Dict d’Archéol. Chrét. et de Liturgie, [1/1 (1925), en particulier col. 251-297, « Rites orien-
taux » (P. de Puniet). (22) Une autre version, publiée par K. WeESSELY (BHG 3, 1727-29), ne m’a pas été accessible.
XI
L’HISTOIRE DE LA FEMME 603 comme par l’empreinte d’un milieu monastique, celui des couvents
bithyniens. Celle de Marina 2, en revanche, isolée par sa date tardive, se montre au surplus désormais étrangére a l’inspiration des oeuvres antérieures. Les versions syriaques et coptes dont il a été fait état suggérent aussi un vI® siécle, plus proche de son début,
et peut-étre un certain succés dans les milieux monophysites. Au
contraire, les versions latines, dont aucune n’est antérieure au vIL® siécle, restent des importations, la greffe d’un modéle exotique qui ne prendra pas. L’ensemble se place en somme franchement dans une aire gréco-orientale, et, pour l’essentiel, dans cette
premiére période de Byzance (Iv®-vul® siécles) dont la culture chrétienne présente des caractéres si originaux. De l’autre cété du vit® siécle, les divers types de calendrier liturgique définis plus haut permettent d’apprécier la présence de nos héroines dans la tradition de |’Eglise byzantine. I] suffit a notre propos de choisir quelques monuments significatifs des X®-x1® siécles: deux manuscrits parmi les plus anciens du Iypitkon
de la Grande Eglise de Constantinople (#4); le Ménologe du Métaphraste, dans la mesure ou son état premier se laisse reconstituer (4); enfin le Ménologe illustré vraisemblablement exécuté pour l’empereur Basile II (976-1025) (*). Notre liste se trouve allégée d’emblée de Marina 2, dont la date est tout a fait postérieure, et d’Anna, dont l’histoire, relativement tardive, se trouve, on l’a vu, dans un seul manuscrit du Synaxaire de Constantinople, écrit au xIv® siecle, en fin de notice au 29 Octobre. Les héroines des histoires
syriaques, Eugenia et Hilaria, n’ont pas de place dans la dévotion officielle de la capitale, et Anastasia pas davantage; bien que son histoire ne comporte aucun élément suspect, elle n’a pas franchi le cercle de l’édification monastique. Tout le reste figure au complet dans les manuscrits H et P du Synaxaire. Le Ménologe du Métaphraste entre ici en ligne de compte pour
les manuscrits que le P. Delehaye, cité plus haut, avait,estimés témoins de , l’entreprise premiére. Pélagie figure dans le Paris. gr. 1495, du xI® siécle
(23) Cités d’aprés J. MATEOS, Le Typicon de la Grande Eglise, MS. Ste-Croix n. 40, x® siécle, t. I: Le cycle des douze mois, Rome, 1962 (Orient. Christ. Anal., 165). Il a confronte en fait plusieurs manuscrits, parmi lesquels on retiendra ici les deux suivants: Jérusalem Ste-Croix 40, écrit a Constantinople entre 950 et 959 pour un usage dans la capitale (cité ciaprés comme H); Patmos 266, écrit par un moine de S, Sabas aux Ix®-x® siécles, le typicon luie-méme étant composé a la fin du 1Ix® (cité ci-apres comme P). (24) Je suivrai sur ce point la doctrine sévére du P. DELEHAYE, Les Ménologes grecs, in Anal. Boll., 16 (1897), pp. 311-329. (25) Ed. P. FRANCHI DE’ CAVALIERI, Jl Menologio di Basilio II (Cod. Vat. gr. 16/3), Torino, 1907.
XI
604 |
(fol. 49%-55), Euphrosyne dans le Paris. gr. 1489, du x1 siécle (fol. 1797188¥), Matrona dans le Paris. gr. 1522, du xi® siécle (fol. 1107-135), Theodora enfin dans le Paris. gr. 1489 déja cité (fol. 78%-92; les fol. 78-86 ont été restitués, aux xIv®-xv® siécles). Un doute peut subsister pour Apollinaria, puisque le 5 du mois manque au manuscrit retenu pour Janvier (Paris. gr. 1473, xI® siécle). En revanche, Marina 1, a chercher sous l’intitulé « Eugenius et Maria », fait défaut au Paris. gr. 1527, et au Chis. R VII 50, retenus comme exemples du Ménologe métaphrastique de Mai-Aoft; elle figure dans le Paris. gr. 1538 (x® siécle, fol. 217%-220), qui serait un recueil
d’origine italo-grecque, indépendant du Ménologe, et antérieur a l’oeuvre du Métaphraste (7*). Le Ménologe de Basile II, ensuite, commémore seule-
ment Pélagie, Marina 1, Euphrosyne, et Matrona.
Toutefois, la portée premiére du modéle ascétique qu’elles illustrent n’est plus perc¢ue alors, comme le prouvera plus tard encore l’affabulation purement romanesque relative 4 Marina 2. C’est que le climat culturel et social qui s’établit 4 partir du 1x® siécle devient tout différent, et que lui correspond une hagiographie féminine elle aussi renouvelée pour répondre 4 une demande nouvelle. On verra cela plus loin. Il faut procéder d’abord a 1|’ana-
| lyse de cet ensemble que l’on vient de situer historiquement. II serait peu éclairant de résumer les histoires de bout en bout l’une apres l’autre, et il est préférable de mettre en lumiére 1l’ossature commune constituée par les « paquets de relations » qui se succé-
dent dans toutes: la situation initiale de la femme et les motifs de sa retraite; son travestissement, et les péripéties qui interviennent; enfin, le dénouement qu’est la révélation de son sexe véritable. J’ajoute qu’en empruntant le mot et la démarche a analyse de mythes de Claude Lévi-Strauss (2), je fais choix ici d'un procédé purement pratique pour un dossier particulier. Je
ne préjuge nullement en revanche de la solution, ni méme de la discussion d’un probléme central et pourtant neuf, celui des rapports de structure et de forme entre le mythe des sociétés sans
, écriture, le conte des cultures populaires, et le récit édifiant publié par les clercs ou les moines, ce dernier touchant au surplus a des genres littéraires comme le roman antique d'un cdté, et la nouvelle moderne de l’autre. Probléme dhistoire des sociétés chrétiennes et de leurs cultures en fin de compte, et l'un des plus
| difficiles.
(26) D’aprés Ehrhard, cité par HALKIN, Manuscrits grecs de Paris, op. cit., p. 202. (27) Cl. LEvi-StTRAussS, La structure des mythes, in Anthropologie structurale, Paris, 1958, pp. 227-255.
XI
L’HISTOIRE DE LA FEMME 605 Au centre de nos histoires donc, le travestissement lui-méme,
accompagné par le changement de nom, sauf pour Anastasia: cette derniére était peut-étre primitivement un personnage anonyme, puisque son nom ne figure ni dans le récit, ni dans le vocable du monastére qu’elle aurait fondé a Alexandrie (t7¢ [laterxiac),
mais seulement dans un titre, facilement adventice. Parmi les autres, quelques-unes prennent un nom tout nouveau, démarche normale lorsqu’on quitte le monde. La plupart mettent le leur propre au masculin, en un travestissement qui renforce celui de la personne et du vétement. Aprés cela, l’héroine cesse d’étre identifiable comme individu et comme femme. Au niveau le plus
facile de la narration, ses austérités la rendent méconnaissable méme a des proches, tels la soeur d’Hilaria, venue faire expulser par le faux moine le démon qui la tourmente; le pére d’Euphrosyne, qui hante des années durant le monastére ou elle vit; l’époux
d’Athanasia, qui partage une cellule avec elle sur la route des Lieux Saints. Dans Vhistoire de Pélagie, a qui tout partenaire masculin fait défaut, c’est le narrateur lui-méme, le diacre Jacobos, jadis témoin de sa splendeur coupable, puis de sa conversion, qui la revoit sans la reconnaitre dans sa logette du Mont des Oliviers. Le théme est absent sous cette forme des histoires de Marina
1 et de Matrona. La destruction ascétique de la chair féminine n’est certes pas un théme propre a V/histoire de la femme travestie en moine. I] suffit de rappeler, dans un recueil ascétique de la méme époque, le Pré Spirituel de Jean Moschos, mort en 6109, le cas de la religieuse qui se prive de la vue parce que ses yeux avaient inspiré le désir (28); ou bien encore les variations séculaires sur le théme de Marie ]’Egyptienne (2°). Mais il y a ici plus, la négation fondamentale de la féminité, ot le dépouillement physique manifeste l’évasion spirituelle hors de la condition native. Nos textes s’expriment a cet égard en images souvent plus explicites que les accents élégiaques inspirés au diacre Jacobos par la beauté perdue de Pélagie. « Her breasts were not like the breasts of other women », lit-on a propos d’Hilaria, « on account of her ascetic practices they were withered; and she was not subjected to the illness of women, for God had ordained it this way »: le symbole demeure clair sous (28) JOHANNES MoscHos, Pratum Spirituale, c. 60 (Patrol. Gr., 87, col. 2912/2913), qui pourrait bien étre l’application littérale du verset évangélique (Marc 9. 43-47). (29) Voir p. ex. JOHANNES MoscHos, Prat. Spir., c. 170 (PG, 87/3, col. 3036-3037).
XI 606
l’évidence physiologique. Les seins fanés « comme des feuilles mor-
tes» révélent, quand on ensevelit Anastasia ou Hilaria, a la fois leur féminité premiére et l’'accomplissement de leur ascése. Le corps d’Apollinaria est devenu «semblable a l’enveloppe d’une tortue », mais le Christ a voulu la rendre « digne de la couronne des Péres saints», et montrer sa « vertu virile» (avdpet«). La femme travestie passe pour un eunuque. Cette solution est commandeée par la logique du récit comme seule possible dans un monde byzantin ot moines et solitaires sont barbus. Mais elle revét aussi un sens lié a celui du travestissement lui-méme. L’eunu-
que participe de la virilité spirituelle sans étre assujetti a une catégorie sexuelle, il transcende la distinction des sexes, dont il est libéré. L’apparence d’un eunuque signifie donc a la fois plus et moins pour une femme que l’usage des vétements d’homme condamné par le concile de Gangres. On peut comprendre dans le méme sens, sous l’incohérence apparente, l’épisode des accusations de viol et de paternité proférées par une autre femme. Présent dans l’histoire de Théodora, il est élaboré de fagon exemplaire dans celle de Marina 1, ot il tient une place importante. Envoyée travailler au dehors avec trois autres moines, Marina I se trouve passer la nuit dans une auberge ou un soldat a rendu mére la fille de la maison, lui laissant comme conseil d’accuser le faux Marinos. Celui-ci est donc chassé du monastere, et il ne lui reste qu’a entrer dans l’errance (yupevetv), situation d’ailleurs peu orthodoxe pour un moine (2°), dans laquelle il subvient stoiquement aux besoins de l’enfant qui lui est imputé. Il ne faut pas méconnaitre lintérét romanesque de cette péripétie, qui rappelle les contes populaires oti le silence et la patience d’un personnage sont mis a l’épreuve. Mais l’épisode contribue aussi a démontrer que l’héroine n’est plus une femme, puisqu’une autre femme la méconnait complétement, et puisqu’elle assume 4 |’égard de l’enfant la responsabilité virile du nourricier, dont une Novelle de Léon VI reconnaitra officiellement la capacité aux eunuques, en méme temps qu’aux femmes 11 est vrai (31). Enfin, il serait intéressant de comparer le pouvoir d’accomplir des miracles dans trois séries hagiographiques féminines: celle qui nous occupe ici, celle des autres femmes mises en (30) Cf. p. ex. le c. 4 du concile de Chalcédoine dans G. DAGRON, Les moines et la ville,
Centre de rech. d’hist. et civil. byz., Travaux et Mémoires 4, 1970, p. 273. (31) Léon VI, Novelle 26, éd. P. NoAILLES, A. DAIN, Les Novelles de Léon VI le Sage, Paris, 1944, pp. 100-104.
XI
L’HISTOIRE DE LA FEMME 607 scene dans l’hagiographie grecque et syriaque des Iv®-vilI® siécles,
celle enfin des Vzes grecques de l’époque macédonienne, dont il sera question plus loin. Mais je laisse a l’état de suggestion ce qui nous entrainerait a une tout autre étude. La référence théorique qui fonde le travestissement ascétique de nos héroines est suggérée par l’Evangile de Thomas, texte copte retrouvé dans la bibliothéque gnostique de Nag Hammadi (®). L’abolition de la distinction des sexes y est annoncée sous deux formes, qui sont en fait complémentaires (®°). La premiére semble effectivement renvoyer au principe androgyne qui a retenu l’attention de Marie Delcourt. Jésus y dit a ses disciples: « Lorsque vous ferez de deux un, et que vous ferez l’intérieur comme l’extérieur, et l’extérieur comme lI'intérieur, et ce qui est en haut comme Ce qui est en bas, et lorsque vous ferez, le male avec la femme, une seule chose, en sorte que le male ne soit pas male et que la femme ne soit pas femme, etc... alors vous entrerez (dans le Royaume) »
(Logion 22, trad. cit., pp. 17-19). Et plus loin: «Simon Pierre leur dit: Que Marie sorte du milieu de nous, car les femmes ne sont pas dignes de la Vie. Jésus dit: Voici que je la guiderai afin de la faire male, pour qu’elle
devienne elle aussi un esprit vivant semblable a vous, males. Car toute femme qui se fera male entrera dans le Royaume des cieux » (Logion 114,
trad. cit., p. 57).
Ces sentences sont immédiatement claires, au moins comme prémisses d’une pratique ascétique, sinon dans les implications théoriques qui mettent en cause l’ensemble de la pensée gnostique (*).
Ce serait donc jouer sur les mots que d’évoquer l’androgyne antique a propos d’une démarche qui est certes motivée par la méme question fondamentale, mais s’effectue néanmoins dans un sens
exactement opposé. Et le modéle hagiographique qui en donne Villustration ne pouvait étre que celui de la femme qui se fait homme, et homme eunuque, et qui abolit de la sorte, pour sa (32) Sur la trouvaille de Nag Hammadi, cf. G. GARITTE, Le nouvel Evangile copte de Thomas, in Acad, roy. de Belgique, Cl. Lettres et Sc. mor. et pol., 5° sér., 50 (1964), pp. 33-54. Sur l’ceuvre elle-méme, B. GARTNER, The theology of the Gospel of Thomas, transl. E. J. Sharpe, London, 1961, et H. CH. PueEcn, in Annuaire du Collége de France, 1957/58-1969/70, passim. (33) Les citations qui vont suivre sont faites d’aprés L’Evangile de Thomas, texte copte établi et traduit par A. GUILLAUMONT, H. CH. PUECH, G. QUISPEL, W. TILL et + YASSAH’ ABD AL MAsiH, Paris, 1959. (34) GARTNER, Theology, op. cit., commente ces versets pp. 250-257. On trouvera aussi des rapprochements textuels dans R. M. GRANT, D. N. FREEDMAN, The secret sayings of Jesus, with an English translation of the Gospel of Thomas, London, 1960, pp. 136-137 et 185-186.
XI 608
part, la différence scandaleuse et périlleuse creusée au sein de Vhumanité créée. La métaphore du vétement pourrait étre propre
a nous entrainer plus loin dans la méme voie. L’Evangile de Thomas l’exprime en ces termes: « Jésus dit: Lorsque vous déposerez votre honte, que vous prendrez vos vétements — autre trad. « vous vous dévétirez sans avoir de honte » (?) —, les mettrez sous vos pieds
comme les petits enfants et que vous les piétinerez, alors (vous verrez) le fils de Celui qui est vivant et vous ne craindrez pas » (Logion 37, trad. cit., p. 23). Gartner rapproche ce texte de celui que transcrit Clément d’Alexandrie, «lorsque vous aurez foulé aux pieds le vétement de honte, lorsqu’il arrivera que les deux soient un, et le male avec la femme ni male ni femme » (*), ainsi que des paroles prétées a l’héroine des Actes de Thomas au lendemain
de sa nuit de noces sans consommation, «and that I am not veiled (is) because the veil of corruption is taken away from me; and that I am not ashamed (is) because the deed of shame has been removed far from me » (ch. 14) (88).
Il] ressort clairement de tout cela que le vétement est le symbole et le signe a la fois du corps sexué, et cecil achéve, me semblet-il, d’expliquer pourquoi nos héroines accomplissent leur ascése sous l’apparence d’un eunuque. La discussion émue sur l’antiquité de l’Evangile de Thomas n'importe pas vraiment ici. Le manuscrit de Nag Hammadi daterait du Iv® siécle, et la bibliothéque elle-méme était déja consti-
| tuée en tout état de cause au v®. A ce moment les écrits parmi lesquels il se range étaient exclus depuis beau temps de l’orthodoxie, et le resteront encore au IX® siécle, au témoignage de la polémique contre les Pauliciens (°’). En revanche, il est peut-étre possible de saisir le plus ancien état du modele ascétique, et son enracinement dans l’hérésie, en considérant les Actes de Paul et Theécle, qui appartiennent a la riche littérature des Actes apostoliques apocryphes (*). On y remarque les épisodes suivants: la jeune Thécle est fiancée lorsqu’elle entend l’apétre précher, et proclamer: « Bienheureux les corps des (35) CLEMENS ALEXANDRINUS, Stromata, III XIII, 92, 2 (éd. STAHLIN, t. II, Leipzig, 1906, p. 238). (36) Cf. The Acts of Thomas, introd. text, comm. A. F. J. KLijn, Leiden, 1962, p. 71. (37) Cf. Les sources grecques pour lI'histoire des Pauliciens d’Asie Mineure, éd. trad. P.
| LEMERLE et collab., Paris, 1970 (Centre de rech. d’hist. et civil. byzant., Travaux et Mémoires... 4), pp. 31 et 137. (38) Acta Pauli et Theclae, in Acta Apostolorum apocrypha, éd. R. A. Lipsius, M. BONNET, t. I, Leipzig, 1891, pp. 235-272, cf. Actes de Paul (Les) et ses Lettres apocryphes, introd.,
textes, trad. comm, L. VouAux, Paris, 1913.
XI
L’HISTOIRE DE LA FEMME 609 vierges, etc.... » Elle rompt aussit6t ses flangailles en dépit de l’opposition de sa mére et de son fiancé; ce dernier fait fonction de repoussoir 4 Paul. Une premiere fois, elle sort indemne du bfcher, et rejoint Paul pour lui dé-
clarer: « Je me raserai la téte, et je te suivrai ot: que tu ailles» (éd. cit., ch. 25, p. 253). Exposée a nouveau au martyr, cette fois-ci au supplice des bétes, elle reste encore saine et sauve, non sans s’étre donné a elle-méme le baptéme en se jetant dans une fosse pleine d’eau aménagée dans |’aréne (ibid., ch. 34, p. 260). Elle rejoint derechef Paul, escortée de serviteurs et de servantes, et son vétement arrangé sur le modéle d’un vétement masculin (ibid., ch. 40, p. 266). Paul lui donne alors mission de précher: ainsi
, faisait telle prophétesse montaniste du 1® siécle (8°).
Effectivement, la premiére mention des Actes de Paul et Thécle se trouve dans Tertullien. I] avertit qu’ils ont été composés de toutes piéces par un prétre d’Asie, et ne sauraient donc fournir
de caution valable 4 ceux qui revendiquent pour les femmes la «liberté abusive d’enseigner et de baptiser» (#°). Les mentions postérieures attesteraient leur connotation hérétique dés la fin ou méme le milieu du iv® siécle (*). Cette derniére est d’ailleurs prouvée, aussi bien, par le soin avec lequel des justifications plates sont apportées aux épisodes suspects par l’auteur, lui-méme excommunié, qui compose une version des Actes entre 444 et le régne
de Zénon; la jeune fille dépouille «la plus grande partie» de sa chevelure et change ainsi son aspect pour protéger sa beauté; et de méme, plus tard, elle « quitte Antioche déguisée en homme afin de dissimuler sous son aspect extérieur sa beauté éclatante », que nulle torture n’a pu entamer (*). Il faut en somme expliquer pourquoi et comment un modéle d’ascése attesté d’abord dans les marges hétérodoxes de la chrétienté antique conquiert néanmoins une telle place dans l’hagiographie dominante de Byzance, et précisément entre le v° et la fin du viir® siécle, si l’on accepte les propositions chronologiques faites plus haut. En fait, a examiner de plus prés la série majeure de nos récits, on y apercoit des traces de rajustements qui sont significatives. (39) Cf. P. De LABRIOLLE, Les sources de l'histoire du montanisme. Textes grecs, latins, syriaques, Paris, 1913, index s.n. « Priscilla », « Maximilla ». (40) TERTULLIEN, Traité du baptéme, éd. R. F. REFOuULE OP, trad. en coll. avec M. DROU-
zy OP, Paris, 1952, (Sources Chrét., 35), 17, 4-5. (41) Cf. les références rassemblées par VOUAUX, Actes de Paul, op. cit., pp. 45-64, qui ne
précisent évidemment pas !a diversité des versions. (42) PG 85, col. 517 et 549-552. Sur la date et l’auteur inconnu de cette ceuvre faussement attribuée a Basile de Séleucie, voir G. DAGRON, L’auteur des « Actes » et des « Miracles »
de Sainte Thécle, in Anal. Boll., 92 (1974), pp. 5-11, annonce d’une étude plus détaillée qui
accompagnera la publication du dossier, qu’il prépare.
XI 610
Elles apparaissent d’abord dans la situation du faux eunuque. La théologie orthodoxe a réprouvé, on le sait bien, la mutilation volontaire (4). La doctrine ascétique et monastique a jugé d’autre
part les imberbes dangereux pour les communautés, comme en témoignent telles anecdotes des Apophtegmata (*). Pourtant les eunuques passent fréquemment dans les récits érémitiques, tandis que l’exclusion des femmes se proclame absolue. Les histoires de nos héroines travesties s'insérent donc dans une incertitude réelle de la culture et de la pratique ascétiques contemporaines, et les auteurs se sentent obligés de les disculper, dés lors qu’elles ne vivent pas en solitaires comme Pélagie ou Anastasia. Le premicr argument en leur faveur, on l’a vu, est l’anéantissement effectif de leur féminité. Les dénouements ot l’annonce de la vérité de
| nature est inséparable de la mort en apportent une confirmation de plus. Toute possibilité de scandale s’éteint alors avec la vie de l’héroine, qu’elle avoue a son dernier moment, comme Euphrosyne,
ou que la toilette funébre soit l’occasion du constat, comme il advient pour Anastasia et Hilaria; Apollinaria demande qu’on l’ensevelisse sans la dévétir. L’infraction est au surplus maintenue
dans des limites aussi étroitement individuelles que possible; ainsi, en refusant la dignité d’higouméne, Eugenia marque son respect de l’ordre établi, qu’elle laisse intact: « her conscience admo-
nished her that she was a woman, and it was not fitting that she should be commander (and) governor to the men of God » (Select narratives, cit., p. 13). Enfin, la responsabilité de cette infraction est aussi partagée parfois entre l’héroine et un partenaire investi , d’une forme quelconque d’autorité, complice dés le début comme le pére de Marina 1, ou bien averti miraculeusement, comme Pambo, le maitre en ascése d’Hilaria. Le maitre d’Apollinaria, Macaire, est au contraire tenu dans l’ignorance par la volonté du Christ lui-méme, afin que la « vertu virile » de l’héroine puisse écla-
ter. Une exception se rencontre dans l’histoire de Matrona, ot Vhigouméne, averti par une vision nocturne que l’eunuque Babylas est en réalité une femme, l’expulse-avec reproche vers de nouvelles aventures: mais on reprendra plus loin l’ensemble de ce récit, atypique et par la méme éclairant pour tout le dossier. (43) Cf. Beck, Kirche u. theol. Literatur, op. cit., p. 139. Quelques références utiles dans
| P, BROWE, Zur Geschichte der Entmannung, Breslau, 1936. (44) Patrol. Gr. 65, 249-252 (Ilept tod &BB% Kaplwvoc); Nau n. 456.
XI
L'HISTOIRE DE LA FEMME 611 Enfin, la veuve Anna a la caution de son oncle; le monachisme bithynien accueillait au surplus les eunuques, bien que ce fit dans un monastére séparé (4°). Les auteurs excusent aussi leurs héroines sur ce que seul un monastére d’hommes pouvait assurer a leur fuite un couvert suffisant. Ceci nous améne alors a examiner, en dernier lieu, le commencement de ces histoires, c’est-a-dire les
situations initiales avec lesquelles le travestissement effectue la rupture. On n’est pas surpris de les découvrir toujours expressives de la condition féminine normale. Mais un classement thématique permet de pousser |’analyse plus loin que cette remarque simple. I] s’ordonne en fonction d'une autorité masculine légitime, et qui s’exerce notamment sur l’héroine en faveur de l'état conjugal. A cet égard, l’histoire de Pélagie vient se placer en premier. Elle représente la féminité charnelle poussée a son extréme, mais elle n’est pas liée 4 un partenaire masculin qui ait le droit de la retenir.
De méme, Anastasia est engagée dans la condition féminine par le désir qu'elle inspire a Justinien, et auquel elle se dérobe méme aprés la mort de l’impératrice. Pourtant, il n’est a aucun moment question d’un mari, et son aventure demeure celle d’un personnage isolé et libre. Ensuite, plusieurs héroines ont en commun de se réfugier dans le travestissement avec l’accord de l’autorité masculine compétente, on l’a vu: tel est le cas de Marina 1, celui d’Anna, mais surtout celui d’Athanasia épouse d’Andronikos. L’engagement féminin majeur est en effet le mariage, et il apparait rompu ici non par la fuite dans le travestissement, mais bien avant, et de la fagon la plus orthodoxe, par la séparation d’un commun accord aux fins d’ascése (#6). Et si Apollinaria et Eugenia s’oppo-
sent a leurs parents qui souhaitent les marier, leurs fiangailles ne | sont pas conclues lorsqu’elles partent. Au contraire, un autre groupe est constitué d’héroines qui bravent des engagements existants, ce qui entraine une résistance a l’autorité paternelle ou | conjugale par la clandestinité. Ainsi se présente le cas d’Euphrosyne, celui de Théodora, celui de Matrona. Le pére de la premiére (45) Sur ce monastére tay "Ayavewy, mentionné pour fa premiére fois dans les Actes du concile de Nicée en 787, cf. A. HERGES, Le monastére des Agaures, in Echos d’Orient, 2 (1898/99), pp. 230-238. (46) Cf. BASILE DE CESAREE, Regulae fusius tractatae 12, in Patrol. Gr. 31, col. 948; rédaction de Basile ou d’un disciple proche, selon J. GRIBOMONT, Histoire du texte des
Ascétiques de S. Basile, Louvain 1953, notamment pp. 323-325.
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a contracté pour elle des fiangailles, et on sait combien leur engagement tend a devenir contraignant durant cette période, et d’une validité quasi matrimoniale (#”).C'est alors que la jeune fille s’enfuit et se cache, au mépris a la fois de l’autorité paternelle et de engagement conclu, pour é€viter la «souillure » du mariage prévu. Le mot est fort, méme dans un discours ascétique. Theodora est une femme mariée, et de surcroft courtisée par un homme auquel elle finit par céder. Elle est ainsi, si l’on ose dire, doublement fé-
| minine. Prise de remords, elle se retire d’abord dans un couvent de femmes, ou elle ne trouve pas d’apaisement, puis dans un cou-
vent d’hommes, en invoquant alors, de fagon adventice, l’argument d’une cachette stire contre son mari qui la recherche. Elle se place ainsi, au contraire d’Athanasia épouse d’Andronikos, dans
le cas illégitime d’une retraite sans consentement du conjoint. La démarche de Matrona est encore plus clairement marquée dans le méme sens puisqu’elle n’a aucune faute a expier. Elle est mariée, et met au monde une unique fille. Elle néglige-aprés cette naissance, semble-t-il-les parures et méme la propreté du corps,
se refuse 4 son mari, et passe ses nuits en dévotions au dehors. On appréciera le personnage en le comparant a4 ceux, historiques, de Paula (*) et de Mélanie la jeune (*°), chez qui la rupture de la vie conjugale intervient aprés la naissance d’un fils, et d’un commun accord, ou du moins avec le consentement du mari. Pour finir, Matrona suit l’appel de la vocation monastique, et s’en va dans un monastére d’hommes pour s’y cacher plus stirement du mari qui la poursuivra en effet. Ces trois derniéres histoires se séparent des précédentes en ce que deux épouses et une fiancée rebelles y bravent tant au niveau de la nature que de la société 4 la fois une condition de femme en voie de s’accomplir, et l’autorité de tutelle de celle-ci. Et a les regarder de plus prés on observera les traces incontestables du radicalisme suspect dont l’hagiographe ajuste de son mieux la fascination aux normes de !’orthodoxie. La condamnation prononcée a Gangres contre les sectateurs d’Eustathe de Sébaste (5) (47) Textes et références dans E. PATLAGEAN, L’enfant et son avenir dans la famille byzantine (I1V®-XII® siécles), in Enfant et sociétés, Annales de démographie historique, 1973, pp. 85-93.
(48) HIERONYM! Epist. 108 (Vita Paulae viduae Romanae), Patrol. Lat., 22, col. 878-906.
(49) Vie de Sainte Mélanie, éd. trad. comm. D. GorRceE, Paris 1962 (Sources chrét., 90). (50) Texte grec édité par F. LAUCHERT, Die Kanones der wichtigsten altkirchlichen Con-
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L’'HISTOIRE DE LA FEMME 613 n’est que l'une des plus éloquentes parmi les attaques dirigées depuis le 111° siécle, et méme la fin du 11°, et encore a la fin du x11 siécle de Byzance, contre le mouvement hérétique unique dont les appellations variées ou successives ne doivent pas masquer la
profonde continuité. Enraciné dans la gnose antique (), il fonde sur une théorie «dualiste», pour employer 1l’épithéte consacrée par l’érudition, une subversion pratique de l’ordre naturel, fami- — lial, social, et liturgique. Du moins la polémique orthodoxe décritelle comment ses adeptes transgressent ou renversent ostensiblement toutes les distinctions hiérarchisées qui constituent le systéme du monde dans la culture byzantine: le jour et la nuit, l’homme et la femme, le sacré et le profane des lieux, des temps et des roles (**). Or, ces infractions se retrouvent plus ou moins lisibles dans notre série hagiographique, qui autorise en fait un commen-
taire poussé plus avant que la juste intuition de Marie Delcourt.
L’histoire de Matrona offre les allusions les plus explicites. Née en Pamphylie, l’un des territoires séculaires de l’hérésie en question, elle vit a Constantinople. De nuit comme de jour, elle « prie, veille, et humilie son corps par des jeines», pour obéir a lame (Wvxn). Toutefois, précise son hagiographe, «elle ne considérait pas son corps comme le pire des ennemis ainsi que font les détestables Manichéens », elle suivait tout simplement le précepte de Paul, Rom. 13, 14: l’observation est significative, et caractéristique. Ensuite c’est une femme, Eugenia, « vierge de corps et virile de coeur», qui est son «maitre »: le terme employé, didaoxados,
est usité a toute époque pour désigner le responsable d’un ensei-
gnement hérétique (*), tandis que l’exercice de l’autorité spiri- | tuelle par une femme est un grief constant de la polémique ortho- , doxe, depuis le temps des Montanistes jusqu’a celui des Paulicilien nebst den apostolischen Kanones, Freiburg i. B.-Leipzig, 1896, pp. 79-83. Sur la date, J. GRIBOMONT, Le monachisme au 1V® siécle en Asie Mineure: de Gangres au messalianisme, Berlin, 1957 (Studia Patristica, 2), pp. 400-415. (51) Cf. H. JONAS, The Gnostic religion. The message of the alien God and the beginnings of Christianity, Boston, 1958, 2nd enlarg. ed. 1963, reed. 1970, ainsi que les travaux de Gartner
et Puech cités ci-dessus n. 32.
(52) Cf. E. PATLAGEAN, Fauvreté éeonomigue et pauvreté sociale ad Byzance, IV®-VIIe siécles, Paris-La Haye, 1976, pp. 133-143. (53) Cf. Sources grecques pour l'histoire des Pauliciens, op. cit. ci-dessus n. 37, passim (a partir de l’acception apostolique du terme, également conservée dans le vocabulaire orthodoxe),
XI 614
ciens (4). Ensuite, les absences de Matrona pendant toute la nuit, premier pas dans l’ascése d’Athanasia et de son époux également, constituent en l’espéce une offense a l’autorité conjugale. Puis, le narrateur témoigne d’un souci constant de limiter ou d’effacer le scandale du séjour dans le monastére d’hommes: une vision y envoie Matrona, une autre vision révéle la vérité 4 l’higouméne. Matrona se justifie alors en exposant qu’elle a toujours gardé la téte couverte aux offices sous prétexte de migraine, et que son baiser
de paix ne pouvait induire personne en tentation, parce qu’elle Yoffrait «non a une bouche humaine, mais a des anges de Dieu, a des hommes inaccessibles a 1’émoi » — et ici encore le terme d’anaQetc
est commun aux deux lexiques, hérétique et orthodoxe (*), et caractérise notamment des formes assez suspectes d’ascétisme urbain (°°). Enfin, si le mari de Matrona continue a la chercher, et elle-méme a se cacher aprés son départ du monastére, la suite de
| histoire est néanmoins irréprochable: Matrona séjourne dans un monastére de femmes a Emése, ville familiére a ]’hérésie il est vrai, sil’on en juge par la prédication assez hétérodoxe d’Eusébe d’Emése, et l’ascétisme de Syméon ('”), puis a Jérusalem et dans la solitude du Sinai, enfin dans la campagne de Beyrouth, encore hantée
des démons du paganisme. Son aventure s’achéve 1a, au milieu de jeunes filles qui viennent a elle, qu’elle enseigne et fait baptiser, et auxquelles elle apprend les lettres, ]’Ecriture, et particuliérement
le Psautier. On trouve aussi dans ces histoires la trace d’un autre théme caractéristique, la subversion du jour et de la nuit, et la complicité des ténébres. « J’ai honte, objecte Theodora a l’homme qui l’as(54) Cf. LABRIOLLE, Crise mountaniste, op. cit. ci-dessus n. 39. Timothée de Constantinople, llpocspxXou. tH wy. "ExxdA. (Patrol. Gr., 86, col. 45-51), 18. Pierre de Sicile, Histoire, 85/ Pierre l’Higouméne, Précis, 2/Photius, Récit, 101 (P. LEMERLE et coll., Sources grecques, cit., pp. 37, 80, 155). (55) Cf. l’étude du mot et de la notion par A. et C. GUILLAUMONT, in Evagre le Pontique,
Traité pratique ou le Moine, t. 1 (Sources Chrét. 170), Paris 1971, pp. 98-112. (56) EvaGre, Hist. Eccl., 1 21 décrit des ascétes qui hantent ainsi les cabarets, et surtout les bains, s’'y mélant aux fermmes sans émoi aucun, car «ils veulent étre hommes avec les hommes, et femmes avec les femmes, et participer a l’un et l’autre sexe, sans étre euxmémes d’aucun» (éd. BIDEZ-PARMENTIER, Londres, 1898, pp. 31-32). Cette attitude est exacteinent illustrée par Syméon, le Fou Volontaire d’Emése, a la fin du vi® ou au début dn vir® siécle, cf. LEONTIOS VON NEAPOLIS, Das Leben des hl. Narren Symeon, éd. L. RYDEN,
Uppsala, 1963, pp. 149 et 155. (57) EUSEBE D’EMESE, Discours conservés en latin, éd. E. M. BUYTAERT, t. 1, Louvain, 1953. Cf. E. AMAND DE MENDIETA, La virginité chez Eusébe d’Emése et l’ascétisme familial dans la premitre moitié du 1V® siécle, in Rev. Hist. Eccl., 50 (1955), pp. 777-820. Sur Syméon
d’Emeése, cf. n. préc. ,
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L’HISTOIRE DE LA FEMME 615 siege, de rendre le soleil témoin d’une telle souillure». A quoi une entremetteuse, qui est aussi habile en magie, réplique: « Fais donc l’acte aprés le coucher du soleil, et il n’y aura jamais personne
qui sache avec toi, et qui puisse jamais témoigner devant Dieu et devant les hommes ». Manteau de l’adultére ici, de la rupture conjugale de Matrona, la nuit couvre encore la fuite d’Euphrosyne,
et méme celle d’Anastasia et d’Apollinaria. Théme fort ancien celui-la, puisque Minucius Felix en fait déja état dans sa défense des chrétiens (°8), et fréquemment repris dans la polémique contre les hérésies « dualistes », jusqu’aux écrits contre les Pauliciens (°°). En somme, l’histoire de la femme déguisée en moine propose un modeéle de sainteté qui transgresse, dans les versions les plus radicales, tant la hiérarchie du couple et de la famille que |’ordre du monde monastique, et qui abolit, en tout état de cause, les deux catégories constituantes de l’humanité. L’éloge des héroines oppose la vertu virile conquise par leur ascése a la féminité que leur avait imposée la naissance, et c’est bien 1a, sous une forme particuliére, la conception de la sainteté féminine que se fait la haute époque de Byzance. Vierges ou épouses séparées par consentement mutuel constituent en ce domaine le contingent le plus nombreux
de la littérature exemplaire, a laquelle nous nous attachons ici. Et si les Apophtegmata mettent deux femmes mariées au rang d’exemples, ce n’est qu’en raison de la paix qu’elles ont su préserver dans leur vie familiale (®°). Le succés de notre modeéle a été assez général pour qu’il y perde ses arétes vives. Ceci montre une
fois de plus l’extréme similitude des comportements ascétiques durant les premiers siécles du christianisme, tous tirés du vaste réservoir de l’Antiquité finissante, tous élaborés dans un méme contexte historique. Le Iv® siécle d’Eusébe d’Emése et de Gré- goire de Nysse est encore plein d’une ambiguité et d’une incertitude devant les choix inéluctables entre virginité, conjugalité et continence, aussi éloquentes pour leur part que les distinctions déja fermes des péres de Gangres, et de Basile de Césarée en sa maturité normative, ou les observations d’Epiphane de Salamine sur ses contemporains hérétiques. La pratique et les principes ne (58) MINUCIUS FELIX, Octavius 9 (Lettre du rhéteur Fronton a Marc Auréle), éd. J. P. WALTZING, Leipzig, 1912, pp. 12-13.
(59) Formules d’abjuration in Sources grecques, op. cit., ci-dessus n. 37, III, 9 (p. 201), IV, 7 (p. 205). (60) NAu, n. 489.
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se décanteront que lentement. En ce point comme en d’autres, les clivages doctrinaux et pratiques n’étaient pas placés et marqués dans le christianisme byzantin des Iv®-vu® siécles aussi clairement que le donne a croire une premiére lecture des sources. Ou si l’on
| préfére ils ont été bien plus complexes que nous ne |’imaginons. Il faut souligner toutefois que la majorité de ces récits provient, notre inventaire l’a montré plus haut, d’un méme milieu, puisqu’ils appartiennent a la vaste littérature des Apophtegmata,
| dont les historiettes exemplaires se sont répandues avec le succés que l’on sait dans toute la chrétienté grecque, et bien au-dela. Ils ont donc été composés dans un certain univers, celui du « désert », réellement et idéalement délimité par l’Egypte aride, le Sinai, le Sud de la Palestine, la Syrie aussi. Un univers d’ou sortiront quelques-uns des concepts majeurs du premier christianisme
byzantin, et qui est pourtant tout autre que celui des évéques prédicateurs des cités, des établissements monastiques urbains, et des grands monastéres assis hors des villes sur la production agricole et le prestige d’un saint guérisseur. La réflexion du désert reconnait les mémes obstacles au salut que la réflexion épiscopale
et monastique plus proche du monde: ce sont ces relations entre les hommes qui reposent, selon la belle et impitoyable formule de _ Claude Lévi-Strauss, sur la circulation des paroles, des biens, et des femmes. Mais elle propose pour sa part les moyens de leur abolition radicale, celle des paroles par le silence et la solitude, celle des biens par le don bilatéral et l’extréme dénuement individuel, celle des femmes enfin par la négation du pdle spécifique de communication et d’implication qu’elles présentent, négation autrement dit de leur existence méme. La femme et sa tentation sont du monde, et le véritable pendant a histoire de la femme travestie en moine n’est pas celle d’un travestissement d’homme, qui -n’aurait pas le moindre sens ici, mais celle du solitaire, amené si jeune enfant au désert qu'il ignore lexistence de l’espéce féminine, et méme sa propre nature sexuée (®). Ainsi, l’utopie érémitique est effectivement jumelle de l’utopie gnostique, dans la mesure ot elle efface les catégories de la nature en faveur d’une humanité que nulle différence compromettante ne creuserait plus; masculine certes en son point de départ, parce que telle est la - (61) Additam, Prat. Spir. cod. Paris. Coisl. 257, 867-87" (BHG 3, 1442e); Nau, n. 426, 455.
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L’HISTOIRE DE LA FEMME 617 norme spontanée de toute la culture contemporaine, mais surtout et avant tout unifiée, et par la libérée du piége charnel et temporel de l’autre. Ceci va beaucoup plus loin et plus profond, on le voit, que les exhortations 4 la virginité et 4 la continence adressées par la prédication du Iv® siécle a l’un et l’autre sexe, aux femmes d’abord. Et le probléme historique des premiers siécles du christianisme serait d’embrasser et d’expliquer ces tendances inégales. Il est immense. Du moins pouvons-nous peut-étre le cerner un peu mieux par le contraste avec le paysage social et culturel tout différent que révéle l’hagiographie byzantine a partir du Ix® siécle, et ot des silhouettes comme celle de la femme travestie en moine ne trouvent plus vraiment leur place. La longue élaboration commencée au moins dés le 111° siécle a éclairci le choix placé devant les chrétiens,
tandis que les expériences individuelles ou marginales semblent perdre leur attrait: il reste le mariage ou le cloitre. Mais si l’oeuvre des hagiographes conserve son éminence 4 ce dernier état, illustré au surplus par le puissant essor monastique des VIII®-x® siécles, le premier est revétu de son cété d’une dignité positive qui est sans précédent, et qui s’exprime au premier chef dans les personnages féminins. Sa finalité n’est plus de préserver du désordre les ames trop faibles pour soutenir le célibat ascétique, mais d’assurer une descendance aussi nombreuse que possible. C’est que l’élite politique byzantine accorde alors au lignage et aux liens de famille une importance qui infléchit également l’inspiration de l’hagiographie. L’éloge biographique et l’illustration du lignage l’emportent
désormais souvent sur la conformité contraignante 4 un modéle exemplaire qui caractérisait l’hagiographie des Iv®-v11® siécles. Au surplus, des modéles nouveaux s’affirment ainsi, qui constituent en particulier pour la premiére fois une hagiographie féminine complete.
Les vieux récits et les personnages d’antan ne sont pourtant pas oubliés. Ils poursuivent leur chemin, on I’a vu, dans la tradition textuelle de la littérature édifiante et dans la liturgie, et ils poussent méme de nouveaux surgeons. Le theme du refus de la vie conjugale se retrouve ainsi plusieurs fois. Mais souvent il n’est plus
tout a fait semblable a lui-méme. L’histoire antique d’ Alexis, fuyant le soir de ses noces loin de son €pouse, ou bien le matin suivant sans avoir consommé son mariage, produit encore des versions aux VIII®-x® siécles: c’est du moins ce que la tradition
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occidentale conduit a supposer (°). Noblesse oblige. En revanche, la Vie de Théophane le Confesseur, mort en 817, dont on connait plusieurs versions, met en scéne un débat entre les nouveaux mariés: l’époux propose une concession minimale aux lois de la nature, l’épouse fait triompher le maintien de la virginité du couple, en dépit du fait qu’elle les prive de toute descendance (®). On retrouve la le théme orthodoxe de la continence par accord entre les conjoints. La Vie d’Euthyme le jeune, mort en 898, rapporte au
contraire, il est vrai, comment son héros s’enfuit au monastére sous le prétexte d’aller chercher son cheval au pré. Mais ]’auteur souligne qu’il a d’abord obéi 4 sa mére en contractant alliance dans une famille digne de la sienne, et qu’il laisse l’avenir de sa maison suffsamment assuré par la grossesse de sa femme et le mariage de sa soeur (*). La rupture unilatérale du mariage reparait donc dans cette biographie édifiante d’un notable, elle y marque toutefois le terme d’une cohabitation limitée au nécéssaire, et non un refus préliminaire: théme différent, d’ailleurs connu de ’hagiographie antérieure (*), et présent méme dans notre série par histoire d’Athanasia et Andronikos. Mais le plus souvent les thémes anciens ne survivent que modifiés de facon significative par la mention d’une descendance nombreuse. La Vie de Prerre d Atroa, mort en 837, et proche du modéle ancien du thaumaturge,
rapporte le miracle qui obtient un nouvel enfant pour un couple désolé par le décés des précédents: ceux-ci étaient au nombre de treize (*8). La soeur du méme Pierre donne au monachisme tous ses enfants, sauf l’ainé, corrompu par le monde: elle a eu quatre garcons et deux filles (6). Le terme volontairement mis aux relations conjugales se retrouve dans la Vie de Constantin-Cvrille, apotre des Slaves, une des plus exemplaires ou des moins biographiques du temps dans ses premiers chapitres: mais lorsque les (62) Etat de la question dans A. Gleysztor, La légende de Saint Alexis en Occident: un idéal de pauvreté, in Etudes sur l'histoire de la pauvreté, dir. M. MOLLAT, I, Paris, 1974, pp. 125-139. (63) Vita Theophanis, in THEOPHANIS Chronographia, éd. C. De Boor, t. II, Leipzig, 1885, pp. 5-6, etc... (64) Vie de Saint Euthyme te jeune, éd. L. Petit, in Rev. Or. Chrét., 8 (1903), 5-6 (pp. 172-
65) P. ex. le récit autobiographique par Nil d’Ancyre d’une séparation par consentement mutuel aprés la naissance de deux fils (NILE ANCYR. Narrat., II, Patrol. Gr., 79, col. 601). (66) Vie merveilleuse de saint Pierre d’Atroa (La), éd. V. LAURENT, Bruxelles, 1956, ch. 59 (p. 181). Il est juste de signaler déja le théme dans la Vie ancienne de Syméon Stylite le jeune, ch. 231 (éd. P. VAN DEN VEN, t. I, Introd. et texte grec, Bruxelles, 1962, p. 204-208).
(67) Vie... Pierre d'Atroa, op. cit., ch. 44 (p. 159)...
XI
L’HISTOIRE DE LA FEMME 619 parents du saint le décident d’un commun accord ils ont déja eu sept enfants (). Enfin, la Vie de Philaréte le. Miséricordieux, écrite en 821-822 par l’un de ses petits-fils, le moine Nicétas, et dont l’exemplarité est ailleurs, dénombre dans son éloge du lignage un fils et deux filles, dont une reste veuve, et dix-sept petits-enfants (8). La maigre tradition ancienne des exemples féminins ne tarit pas
completement non plus. Théoctiste de Paros reproduit au 1x® siécle le type ascétique de Marie l’Egyptienne (7°). Mais aprés histoire déja isolée d’Anna il n’y a plus de femme travestie en moine avant qu’un roman pieux composé 4a l’époque normande dans la lointaine Sicile ne reprenne le nom et le déguisement de Marina, mais en substituant intégralement a 1’antique histoire, oubliée, incomprise ou dédaignée, une aventure sans ombre, construite autour du voyage maritime vers la Terre Sainte, théme favori de l’hagiographie italo-grecque de ce temps. C’est que lintérét s’est déplacé vers des modéles qui sont tout différents, méme si quelque fil les rattache parfois 4 la tradition, et qui expriment pour des commanditaires aristocratiques la valeur nouvelle de la condition conjugale, et la personnalité nouvellement marquée
de la moniale. A ce second type appartient par exemple la Vie d'Iréne, abbesse 4 Constantinople, qui a été composée aprés |’avénement de Basile 1° (867-886) (71). Iréne a été présentée aux enquéteurs chargés de trouver une épouse a4 Michel III (842-867), et sa soeur a €pousé le César Bardas. La base de sa Vie est donc V’illustration d’une famille, en méme temps que celle d’un monastére
de la capitale. Toutefois, cette inspiration marque seulement le début de l’oeuvre, tandis que la suite est purement exemplaire, et presente par conséquent un modéle monastique féminin qui manquait a l’époque précédente dans l’hagiographie grecque, et qui réunit tous les traits de la sainteté ancienne, lutte victorieuse contre les démons et don des larmes, don de la prophétie, et pouvoir d’opérer des miracles. En somme, on admet aux IxX®-x® siécles une sainteté — j’entends par la une fonction thaumaturgique et (68) Vie de Constantin-Cyrille apétre des Slaves ch. 2, trad, F. DvORNIK, Les légendes de Constantin et de Méthode vues de Byzance, Prague, 1933, p. 350. Cette Vie daterait des années 869-882 selon I. DuJjCEv, Problémes cyrillo-méthodiens, in Byzantion, 37 (1967), pp. 21-56. (69) Vie de Philaréte le Miséricordieux, éd. M.-H. FourMy, M. LeRoy, in Byzantion, 9 (1934), p. 140. (70) Acta Sanctor. Nov. 1V (1925), 224-233.
(71) Acta Sanctor. Jul. V1 (1729), 602-634; 3a ed. ibid.
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médiatrice conquise par l’ascése (7) — qui soit et demeure celle d'une femme, méme si elle n’atteint pas la plénitude: car Iréne n’accéde pas aux deux miracles majeurs du modéle traditionnel que sont la résurrection d’un défunt et la multiplication de nourriture; ils restent l’apanage significatif de la sainteté virile. Les oeuvres les plus originales de la nouvelle hagiographie sont cependant celles qui mettent en scéne la sainteté féminine dans et par le mariage, et qui vont du récit simplement exemplaire a la glorification d’un lignage. Dans la premiére catégorie l’histoire d’Athanasia d’Egine: conservée dans un manuscrit en date de g16 (7%), elle se place dans le cadre de la guerre en Méditerranée
centrale, dont la prise de la Créte vers 826 constitue le pivot. Athanasia, qui a toujours désiré embrasser 1’état monastique, obéit par deux fois a l’injonction de se marier: la premiére obligation lui en est faite par ses parents, et son époux est tué au bout
de onze jours, lors du débarquement des barbares; a la suite de celui-ci, un ordre impérial est adressé a toutes les femmes célibataires de l’ile de prendre mari parmi les « gentils ». Athanasia persuade le sien de se faire moine, «bien que barbare », puis il meurt. Elle reste alors libre, et constitue une communauté de femmes. Elle annonce sa propre mort, guérit des possédés et des malades. Elle présente donc le méme type de sainteté qu’Iréne. Sa soumission redoublée au mariage, et la facon parfaitement orthodoxe dont elle accéde enfin a l’état monastique, et dont elle le vit, en font une figure complétement et exclusivement féminine. Mais le modeéle le plus probant est celui ot: le mariage lui-méme
devient pour la femme la voie d’accés a la sainteté. Telle est lhistoire de Thomais de Lesbos, «l’ornement de l’espéce féminine... celle qui fut plus juste que toutes les femmes justes » (74). Ses parents se sont mariés « non pour le plaisir du corps
mais par désir d'un enfant vertueux », désir exalté par l’hagiographe. Aprés une stérilité prolongée, la Vierge apparait a l’épouse pour lui annoncer, dans une formule qui rappelfé pourtant la trapition ancienne, qu'elle va concevoir une fille qui sera « femme par (72) Sur cette définition, voir E. PATLAGEAN, Ancienne hagiographie byzantine et histoire sociale, in Annales E.S.C., 23 (1968), pp. 106-126, et P. BRown, The rise and function of the holy man in Late Antiquity, in Journ. Rom. Stud., 61 (1971), pp. 80-101. (73) Cod. Vatic. gr. 1660, fol. 211¥-228. Acta Sanctor. Aug. III (1737), 170-175; 3a ed.
oe aa) Acta Sanctor. Nov. 1V (1925), 234-242.
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L’HISTOIRE DE LA FEMME 621 la nature, mais bien plus male que les males par la vertu et par l’ascése ». Arrivée a l’age, trés tardif pour l’époque, de vingt-qua-
tre ans, Thomais est contrainte au mariage par ses parents, malgré son souhait de rester vierge, et de demeurer un temple pur et sans souillure; «mais elle devait observer la virginité et honorer le mariage, les deux état qui sont pour tous objet de vénération et de louanges » (ch. 6). On voit dans cette premiére partie du récit comment les vieilles idées, supériorité de la virginité, réprobation des relations sexuelles méme dans le mariage, virilité de 1’effort ascétique, survivent, mais non sans se plier au contexte nouveau ou il parait nécéssaire de réhabiliter le mariage, et a cause de lui la féminité. La suite est plus instructive encore, puisqu’elle présente une situation identique a celle qui ouvrait l’histoire de Matrona, et qu elle la résout de fagon opposée. Le mari de Thomais en effet ne cesse de faire obstacle 4 ses dévotions, parmi lesquelles des visites nocturnes a la Vierge des Blachernes, et a ses charités. I] la bat parce qu'elle a donné son vétement a un pauvre. Mais les coups lui sont comme des pierres précieuses, et elle mérite par le fait de
son propre mari la dignité de martyre. Elle accomplit des miracles de son vivant, et il s’en fait 4 son tombeau, placé dans une église de la Vierge, aprés sa mort a l’Age de trente-huit ans. Le moine hagiographe a sans nul doute mis quelque complaisance dans un éloge tellement a rebours des qualités de l'état conjugal.
Mais le sens de la démonstration ne s’en trouve pas changé. L’évolution apparait bien plus poussée encore dans la Vze de Marie la jeune (**), peut-étre en raison des liens de l’héroine et de l’oeuvre avec un lignage vrai, celui des Bardas encore. Il n'y est méme plus question en effet de l’égaler a un homme par le mérite spirituel: l’auteur commence par affirmer (ch. I) qu’en ce domaine justement il n’y a aucune discrimination: « Dans les combats extérieurs les hommes sont seuls appelés, ils com-
battent et font montre de leur force. Le champ d’épreuve de la vertu, en revanche, n’est pas ouvert seulement aux hommes mais aussi aux femmes, et le Dieu qui préside au concours octroie généreusement a l’une et l’autre espéce récompenses et couronnes communes. Ni l’espéce, ni la destinée, ni la faiblesse du corps, ni la différence de vie ni aucune autre chose ne consti-
tue un empéchement pour ceux qui veulent concourir. Il n’y a pas en ce domaine admission de homme et rejet de la femme». L’auteur ajoute (75) Acta Sanctor. Nov. IV (1925), 692-705.
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, 622 qu’il en va de méme pour le maitre et le riche a cété du pauvre et de l’esclave, ce qui est une idée plus courante, et aussi pour « qui a atteint l’age adulte et fait déja partie des hommes » ou qui est encore loin de cet accomplissement. Et surtout il poursuit: « [1 n’est pas vrai non plus que Celui qui préside a l’épreuve recoive ceux qui ont choisi une vie sans union, mais n’admette pas ceux qui ont assumé le joug de |’union conjugale, etc. ». Et plus loin: « De méme, la bienheureuse Marie, la merveille de notre génération, que notre discours a prise pour sujet, toute femme qu’elle fat, et unie a un homme, et mere d’enfants, rien absolument ne l’a empéchée d’atteindre la gloire en Dieu: ni la faiblesse de la nature, ni les tourments du mariage, ni la nécéssité et les soucis de la nourriture des enfants. Au contraire, tout cela a servi de base a sa gloire, et elle a fait la preuve que ceux qui disent et pensent que ces circonstances et le reste font obstacle a la valeur se livrent a
de vains discours et inventent des prétextes dans leur péché ».
On voit que, si le début de ce développement renvoie au lieu commun antique des peines de mariage, la conclusion s’en sépare assez nettement. Pourtant, la suite de l'histoire emprunte la méme pente que le récit exemplaire relatif a Thomais. Faussement accusée par le frére et la soeur de son époux de pécher avec un serviteur, Marie endure de mauvais traitements qui se terminent par un accident mortel. Divers miracles se produisent aprés sa mort, tandis
que son corps apparait intact dans sa sépulture. On ne suivra pas plus loin l’évolution examinée dans ces derniéres pages. Elles auront donné a entendre, je l’espére du moins, pourquoi l’histoire de la femme travestie en moine perd son sens a partir du 1x® siécle, dans une société byzantine si diffé-
rente, apaisée pourrait-on dire, ot les séquelles de l’Antiquité tardive et de la christianisation vont s’effagant, ot une nouvelle structure stable et de marque aristocratique est désormais en place. Et pour revenir en conclusion a l’ancien modéle tombé en désue-
tude, nous n’avons aucun moyen de reconnaitre l’authenticité de nos héroines, et donc de leur pratique. Authenticité plus que douteuse pour une bonne partie d’entre elles, concevable pour d’autres, Anna, Athanasia, peut-étre Matrona et, pourquoi pas? Pelagia. Mais en tout état de cause leurs faits et gestes n’ont été conservés qu’a travers l’élaboration normative d’autrui. Il résulte de cela deux conséquences. La premiére est que la multiplication des histoires qui traitent ce théme du travestissement reste le seul indice de ]’attrait qu’aura pu inspirer effectivement l’attitude elle-méme; la seconde, et la plus importante, est que l’on se trouve en fait renvoyé non pas a l’expérience de
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L’HISTOIRE DE LA FEMME 623 ces femmes possibles, comme semble un instant l’imaginer Marie Delcourt, mais uniquement aux conceptions et aux normes des moines hagiographes. Et c’est la une tout autre perspective, dont lintérét n’est d’ailleurs pas moindre. I] resterait alors, en effet, un dernier niveau d’analyse, celui de l’inconscient signifié en catégories culturelles. Il concernerait encore une fois moins les héroines travesties elles-mémes que les hommes qui ont composé et répandu une histoire ot s’exprimait leur propre vision de la créature féminine, rendue responsable de l’altérité sexuelle et de ses vertiges. Mon incompétence m’arrétera la. Mais il faut souhaiter
qu’une telle étude attire des explorateurs, qui devront étre des pionniers. Nous savons bien que l’ordonnance des sexes, élaborée
sur la base limitée et monotone de quelques données naturelles, est une des constructions les plus sophistiquées et les plus significatives a la fois de toute culture. I] est donc improbable que ceux qui aborderont a l’immense et obscur continent du haut Moyen Age y retrouvent sans plus les configurations et les fantasmes reconnus en notre siécle a Vienne ou a Paris.
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CHRISTIANISATION ET PARENTES RITUELLES : LE DOMAINE DE BYZANCE
Sai come si dice? Tre c sono pericolose : cugini, cognati e compari. Le tresche piu gravi si verificano quasi sempre nella parentela e nel comparatico. L. Sciascia, A ciascuno il suo (1967).
Les relations de parenté dans la societé romaine et dans la diversité ethnique des provinces de l’‘Empire ont ete le plus souvent offusquées aux yeux des historiens par l’éclat des relations civiques. Et elles n’ont pas éveillé non plus I’atten-
tion des anthropologues, longtemps peu attirés par les domaines enclos de lAntiquité classique. Pourtant, elles ont ete une composante efficace de l’organi-
sation sociale '. Elles présentaient un echange matrimonial a peu prés généralisé, avec, en Orient au moins, des traces pratiques d’un choix préferentiel entre cousins, et se caracteérisaient aussi par |’importance des relations entre cousins et entre beaux-freres *. A ce niveau se superpose celui des parentés volontaires, la paternite adoptive ou nourriciere, piece traditionnellement importante du systeme romain ’, et l’affrairement, atteste comme pratique provinciale *. La chris-
tianisation opére une elaboration substantielle. Tout d’abord il se constitue, a partir du iv* siecle, un ensemble d’interdits de mariage fondeés sur la parenté et ‘alliance *, qui n’est que l’envers d’une affirmation renforcée des fonctions sociales de ces derniéres. Sous les justifications scripturaires on discerne en effet l'évolution d'une societé ou precisément l'antique réseau des relations civiques
tend a s‘effacer. Qui plus est, a cet ensemble ancien, mais complété, mis en forme, et doté d'une efficacité nouvelle, se superpose celui des liens volontaires, sur lesquels le travail de I’histoire est encore beaucoup plus marque. La filiation
Spirituelle par le baptéme et le développement de la fraternité spirituelle s'ajoutent a ce niveau a l’adoption, qui subsiste. Fondés sur la génération charnelle, sur l’alliance ou sur le choix, antiques ou nouveaux, tous ces liens offrent au terme de l’elaboration historique des caracteristiques communes : ils sont crees par un acte décisif et contraignant de |’Eglise,
XII | assorti d’effets civils qui peuvent d'ailleurs faire objet d’un contrat ; leur création entraine a son tour des interdits de mariage ; en revanche, ils fondent des solidarités positives qui jouent un role non négligeable en divers lieux de l’organisation sociale et politique byzantine. Enfin, les définitions canoniques sont garanties par le législateur, et les normes publiées en la matiére sont reconnues a Byzance et au-dehors comme éléments pertinents de la structuration imprimée a la société par le pouvoir de l’Eglise et de Il'Etat. Ou pour mieux dire, le systeme des parentées volontaires, plus encore que celui des parentés charnelles et des alliances consécutives au mariage, est riche d’enseignements sur les échanges entre les normes imposées par les pouvoirs légitimes de |’Empire byzantin, et
celles qui se dessinent dans la pratique sociale, ou elles répondent a une demande collective qu’elles révélent a lhistorien. On s'attachera seulement ici aux laics, pour lesquels le systeme comporte trois entrées : la continuation chre-
tienne de I’adoption antique ; la filiation neuve par le baptéme ; la fraternité volontaire, placée par la documentation écrite médiévale de l’aire byzantinoslave sous une lumiere plus vive. On laissera donc de cote, sauf quelques allusions nécessaires, la relation pére/fils entre moines et laics, et la relation
pere/fratrie entre le supérieur d’un couvent et ses moines; mais ce sera
seulement pour faire plus court, et il convient de signaler ici leur importance et leur intérét. Ce qui vient d’étre écrit laisse présager le caractere normatif de la majeure partie des sources. Toutefois, il ne faudrait pas croire tous les textes egalement officiels : on rencontre, a l’interieur méme de l’ordre normatif, des niveaux differents. Au plus élevé se trouvent les textes rediges au cceur du pouvoir politique : canons des conciles ; reponses canoniques des patriarches de la capitale ou des
évéques ; réglements des grands monastéres ; polémiques contre les marges héretiques ; et d’'autre part le corps des lois impéeriales. Mais il subsiste aussi des
monuments plus particuliers, plus obscurs. Le droit de |’Etat est refracte dans des manuels d’application a l'usage des juges ou des praticiens. Le droit de l’Eglise se présente dans un dégradé de formes, nombreux exemplaires du rituel, narrations préedicatrices ou missionnaires, manuels d’application la aussi, pro-
duits d'une élaboration qui reste a étudier. Les deux plus importants de ces derniers en effet manquent a ce jour d'une édition critique ou apparaitraient les couches historiques successives : ce sont le Pénitentiel dit de Jean le Jeuneur (vi°-x® siecles ?) ®, et surtout le Manuel canonique du cod. Paris. gr. 2664, proba-
blement compose entre le xu* et le xiv® siecle, et qui semble plus voisin de la norme ecclésiastique slave que ne sont les grands décrets de |’Fglise byzantine officielle ’. Enfin, la pratique pure et simple et son utilité sociale sont attestées dans les cas soumis aux autorites canoniques, dans I’historiographie, dans des documents d’archives, dans des formulaires notariaux ou judiciaires. Je me suis bornée ici a quelques jalons qui permettent de repérer |’evolution historique. Et en dernier lieu je les ai cherchés non seulement dans la documentation byzantine mais dans les marges slaves : elaboration byzantine des parentes volontaires a offert en effet des criteres décisifs d’expansion culturelle et d'acculturation, si l'on entend par culture, entre autres, le systeme des pouvoirs et de leurs relations. Si les parentés volontaires présentent une méme evolution formelle, leur signification culturelle et sociale s’avere dissymétrique. On peut passer plus rapidement sur l’adoption, en observant toutefois l’empreinte reconnaissable de 626
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la christianisation, marquée dés Justinien (527-565) et précisée par Léon VI (886-912): elle engendre des empéchements de mariage, surtout aprés étre devenue I’objet d’un rituel ecclésial (Léon VI, nov. 24) °, attesté dans le droit de
Justinien, déterminant dans celui de Leon VI, et présent dans de nombreux recueils liturgiques. D’autre part, comme dans le mariage, le critere canonique de la volonte l’°emporte compléetement, avec le méme Léon VI, tandis qu’en droit
romain classique l’adoption était justifiée par limitation de la nature: aussi Léon VI peut-il en étendre la capacité aux eunuques (nov. 26), et en fin de compte a « tous ceux qui ont l’infortune d’étre sans descendance » (nov. 27). La filiation par le baptéme est en revanche un trait neuf des sociétés chretiennes, développement logique de la definition du bapteéme comme nouvelle naissance qui est donnée des lorigine ’. Il n'y a pas lieu ici de le situer parmi des rituels
d’initiation antique, ni de marquer en quoi il se distingue de la circoncision juive, signe masculin de l’entrée dans un groupe elu, confere au nouveau-ne ou a l’adulte prosélyte. On soulignera seulement que la définition du baptéme developpe toutes ses conséquences sociales dés lors qu'il est conféré aux enfants peu
apres la naissance. A la réserve des conversions de barbares, dont il sera | question plus loin, cet état de choses est celui de la période qui nous occupe. La legislation de Justinien instaure deja un interdit de mariage qui en découle, le plus simple et le plus évident, entre un parrain et sa filleule (CJ V, IV, 26, 2) '°. Mais le développement proprement byzantin est inaugure par le concile tenu a
Constantinople en 692 '', le méme qui accuse un progres décisif en matiére d’interdits de mariage fondés sur la parente charnelle et l’alliance. Il interdit (canon 53) les mariages entre parrains et meres de filleuls, la peine prévue étant celle de l’adultére s'il y a rupture immédiate : « car la parenté selon l’esprit a le pas sur l'union des corps ». Principe capital pour la suite, et de méme sens que l’élargissement de |’adoption au-dela d’une imitation de la procréation charnelle. A partir de ce point de départ, l’extension de l’interdit qui caracterise Ihistoire de Byzance peut se deployer logiquement.
Dans le Pénitentiel dit de Jean le Jeuneur (éd. cit. p. 107), il se limite a
l’union entre le parrain et la filleule ou sa mére. Mais il atteint les unions entre fils du parrain et filleule, définis comme fréres par le baptéme, dans la codification des empereurs isauriens, |’Eclogé de 726 (II, 2) '? : entre le frere du parrain et la filleule ou sa mére, dans la Novelle 26 de Léon VI. Le canoniste Theodore Balsamon, au xu* siecle, note dans son commentaire au 53* canon de 692 une tendance a calquer les empéchements créés par la parente spirituelle sur ceux de la parenté charnelle, en raison de la supériorité des premiers '’. Une réponse patriarcale de 1208 autorise, en ligne directe, un mariage entre fils de parrain et fille de filleule, une autre, écrite entre 1261 et 1264, autorise celui d’un fils de parrain et d’une sceur de filleul '*. Enfin, le Manuel de Constantin Harmenopoulos, publié a Thessalonique en 1345 '°, et fondement du droit grec moderne, limite en effet linterdit au 3* ou 4° degré, ce qui englobe I’union entre le parrain ou son fils et la mére ou la sceur du filleul (IV, VIII, 6). Mais la pression collective semblait pousser au-dela, comme I’atteste le réseau élabore par le Manuel Cotelier sur le modéle de la parenté charnelle (éd. cit., ch. 182 et s.). La parenteé baptismale pouvait étre invoquée aprés coup comme motif de dissolution du mariage. L’historiographe Jean Skylitzés '® rapporte ainsi que, a la suite d’une rumeur partie du Palais, le patriarche Polyeucte enjoignit a Nicéphore II Phocas (963-969) de rompre lunion qu’il venait de contracter avec l’imperatrice Theo627
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phano a la suite du veuvage de celle-ci ; il ne fut d’ailleurs pas obéi (éd. cit., p. 261). Le cas est également prévu, a l’initiative des conjoints eux-mémes, dans
le formulaire en usage a Chypre au xu° siécle, sous la domination franque '’. D’autre part, les liens de parrainage sont interdits a « ceux qui ont fui le monde et le mariage » par les réglements monastiques, le Testament de Théodore Studite (1x* siécle) '*, les Réglements (Typika) d’Athanase et de l’empereur Jean Tzimiskés pour le mont Athos (x® siécle) '. Mais il se constitue alors pour eux une autre forme de paternité spirituelle, ou le moine est nécessairement le. pére du laic, et qui se manifeste dans les actes de la pratique par ses effets patri-
moniaux, dont on verra des exemples plus loin. En somme, la filiation par le baptéme, et les interdits de mariage qui en découlent, apparaissent aux 1x‘°-x* siecles comme une partie depuis longtemps intégrante du systeme culturel byzantin. Et c’est précisement |’é€poque ou celui-ci est exporte dans le grand elan de diplomatie missionnaire qui stimule autour de Byzance la naissance des jeunes Etats dont elle se fait le modeéle politique et culturel a la fois 2°. Le dispositif en question devient donc un élément des structures nouvelles en pays slave, et jugé d’autant plus pertinent qu'il semble moins naturel. La prohibition relative a la filleule et a sa mére est ainsi mise en relief dans une homélie attribuée a Méthode lui-méme ”'. Le droit public représente a
cet egard une voie d’exportation qui va du Zakon Sudnyj Ljudem, tire de V’Eclogé isaurienne citée plus haut 2”, aux « statuts » des princes russes 73, plus
tard incorporés dans le code canonique russe de la Korméaja Kniga ”*. L’affrairement présente, a premiére vue, des similitudes avec les deux rela-
tions précédentes : il est instauré par un rituel, il engendre des interdits de mariage. Pourtant, il se distingue par une différence radicale, et significative a bien des égards : il reste officiellement interdit, ou pour le moins non reconnu. En d’autres termes, il offre a l’observation historique une tension instructive, et
particuliérement puissante comme on le verra, entre la norme officielle en matiere de parenté volontaire, et la pratique dont il sera question plus loin. En 285 déja un rescrit impérial (CJ, VI, XXIV, 7) déclare inconcevable-l’adoption
en frére, et nuls par conséquent ses effets patrimoniaux. Cette position est confirmée dans un manuel de droit qui a connu une grande diffusion en Orient, le Livre de droit syro-romain (ainsi nommeé par son premier éditeur), dont l’original grec perdu remonte sans doute aux années 476-480, et dont subsiste une version syriaque, faite en Mésopotamie vers le viii* siécle, et des versions arabe (Melkites d’Egypte) et arménienne du xu siécle 25. Le recueil des Basiliques, au x* siécle, se prononce dans le méme sens (XX XV, 13, 17); toutefois une scholie concede que l’on peut adopter comme frere un parent, et une autre oppose a la tradition formelle du rescrit de 285 un texte plus ambigu du Digeste 7° (X XVIII, 5, 58 [56] § 1)2’, qui permet d’instituer comme héritier, sous l’appellation de
frére, celui qui inspire une « fraterna caritas ». Mais en somme la pratique largement attestée de l’affrairement n’obtient jamais la reconnaissance du droit imperial : la raison donnée est que ce lien ne satisfait pas, comme l’adoption ou
la filiation baptismale, a limitation de la nature. L’Eglise prend la méme
position ; elle l’affirme dans une réponse patriarcale qui date au plus tard du xu‘ siecle 78, ou dans celle que fait l'archevéque d’Ohrida Demetrios Chomatianos ”’, qui occupe en 1217 ce siége proche des confins. La réponse patriarcale souligne
la présomption d’immoralité qui pese sur l’affrairement, et on est tente de rapprocher ce jugement du vocabulaire fraternel qui exprime dans le Satiricon 628
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une relation homosexuelle ; il semble la codifié, et l’auteur de l’excellente étude qui nous remet sous les yeux ces lignes de l’ceuvre pourrait leur accorder une signification encore plus formelle °°. Quoi qu’il en soit, la demande collective semble avoir été si forte a Byzance que la démarcation entre la norme et la pratique passe a l’intérieur des textes normatifs eux-mémes, dont plusieurs accordent a l’affrairement une reconnaissance de fait. Ainsi le recueil jurisprudentiel du juge Eustathe (milieu du x1 siécle) ?', qui limite aux partenaires eux-mémes l’incompatibilité entre affrairement et mariage (49, 11); un manuel de praticien
d’Italie méridionale (cod. Paris. gr. 1384, daté de 1165/1166, fol. 171), qui étend l’interdit aux enfants des personnes unies par ce lien 3; et le Manuel Cotelier, qui élabore l’interdit plus avant sur le modéle de la parenté charnelle (ch. 187 et s.). Il est vrai toutefois que son emploi de « fréres spirituels » (adeAgot TvevLaTLXoL) n’est pas dépourvu d’equivoque, et que l’on peut se demander s'il
ne s’agit pas de la relation filleul/fils de parrain. Enfin, les reglements monas-
tiques cités plus haut interdisent l’affrairement aux moines a Il instar du parrainage. Les codifications ecclésiastiques et impériales, et les manuels d’application, attestent donc la définition des différentes parentés volontaires, |l’extension des interdits de mariage qui en découlent, et l’incompatibilité officielle du parrainage avec l’état monastique. Les rituels apportent d’autres élements a la reconstitution du systeme. Le matériel en ce domaine ne manque pas, grace au vieux mais fondamental recueil de Goar, surtout tiré des bibliotheques d’Occident 2, et a celui de Dmitrijevskij **, consacré, sur la base de la publication de Goar, aux bibliotheques de « l’Orient orthodoxe ». Il reste €videmment beaucoup a decouvrir encore, en raison des catalogues récents, notamment ceux des Vaticani ?°, ou sont décrits les précieux manuscrits liturgiques d’Italie méridionale ; et il faudrait surtout multiplier les descriptions d’exemplaires significatifs °°, afin d’embrasser dans leur entier, gestes, paroles, composition, les constructions particuliéres ou
au contraire caractéristiques. Quelques traits certains se degagent neanmoins déja dans |’éetat actuel de la documentation. Avant tout, l’exigence de I’Eglise, inhérente a sa fonction dans la société : pas de baptéme sans un prétre — qui ne peut étre le pére lui-méme, précise le Manuel Cotelier (ch. 54) — ni hors d’un lieu ecclesial. Ce sont la deux critéres d’orthodoxie qui se sont clairement affirmés pour le baptéme comme pour le mariage 3’, et que démontrent par la réciproque les négations successives du grand courant hérétique qui prend sa source dans 1l’Antiquité chrétienne: baptéme administré par une femme au siécle de Tertullien ** ; refus ou effacement ostentatoire imputé aux Bogomiles par le prétre Cosmas qui écrit contre eux en Bulgarie au x® siécle °° (ch. 15, éd. p. 81), et par Euthyme Zigabenos, moine de la capitale sous Alexis I*' Comnéne (1081-1118), qui met cette pratique sous le nom désuet des « Messaliens » *° ;
dérision secréte selon un autre Euthyme, moine du méme monastere vers 1050 *'. Euthyme Zigabenos décrit d’autre part un contre-rituel, ou le sacrement est conféré au nouvel adepte par le conventicule mixte, et ou l’eau est remplacée
par le maniement symbolique du Livre (ch. 28, éd. pp. 100-101) 4?. Les manuscrits liturgiques présentent un rituel d’affrairement conforme aux mémes critéres, alors que |’Eglise, on l’a vu, réprouve ou pour le moins ignore son objet ; cela depuis l’Euchologe (livre de priéres) Barberini du vii siécle (voir n. 33) jusqu’au cod. Athon. Kutlum. 358 du xvi* en passant par le cod. Paris. gr. Coisl. 213, qui représente a la date de 1027 l’usage de la Grande Eglise 629
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de la capitale ‘’. Et ce rituel est également présent dans la plus ancienne liturgie slavonne, proche dans le temps de la mission byzantine elle-méme, telle que latteste l’Euchologe slave du Sinai, copie d’un texte plus ancien exécutée aux x°xI® siécles ** (fol. 9r-v, éd. p. 658 s.). L’élaboration de ce rituel ecclésial, fondé sur la jonction des mains devant le prétre et le rappel des fraternités d’apotres et de saints, a pu étre une réplique de |’Eglise a la pratique si ancienne du mélange
symbolique des sangs, constamment attesteée apres la christianisation elleméme ‘*°, notamment dans les pays slaves ou Il’affrairement revét de tout temps
une importance frappante *°. En réalité, comme en bien des cas, il y a sans doute eu moins disparition du vieux rituel que superposition a lui du rituel chretien, qui reflete pour sa part la demande collective d’une ratification par
l’Eglise, et qui montre que l’action normative de cette derniére ne réside pas seulement dans les directives élaborées au centre du pouvoir politique, mais dans une diffraction a travers toute l’épaisseur sociale, tres sensible a la pratique la plus locale. Enfin, le rituel, ecclésial lui aussi, qui entoure l’adoption, au témoignage de Leon VI, me semble aller dans le sens d’une similitude pratique entre la filiation adoptive et la filiation baptismale. Ainsi, les conditions imposées par
l’Eglise sont celles méme que réclame la conscience collective, a ses noyaux héretiques pres, pour assurer la validité du mariage comme celle des solidarités intermeédiaires que sont les parentés volontaires. En somme, le pouvoir chrétien
et la majorité de ses sujets se rencontrent sur un méme terrain historique. Il faut en venir, des lors, au fond de la question, au role joué par le systeme des parentés volontaires au sein du systéme social byzantin, ou leur importance est si visible. L’edifice theorique n’est véritablement constitué, on I’a vu, qu’a la
fin du vii* siecle. Mais il faut attendre le 1x* pour que les mentions de cas concrets se multiplient dans I‘historiographie, miroir du milieu aristocratique et impérial. Ce méme siécle est en outre celui des plus anciens recueils liturgiques conserves, dans nos répertoires du moins. Convergence historiquement signi-
ficative, ou bien accidentelle ? Digne de remarque en tout cas. En fait, lorsqu’on cherche des séries d’exemples des différentes parentés volontaires, on constate d’emblee une confusion significative du vocabulaire, qui suggére que la pratique s’était donné un répertoire unique, ou figuraient paternité, fraternité, compérage. Le terme d’vioQectx qui désigne l’adoption est en effet étendu a la filiation baptismale dés l’époque patristique. En revanche, péres et fils adoptifs sont dits « spirituels » dans les rituels, comme dans le formulaire
chypriote du xin* siécle (éd. cit., form. 18, p. 629/2). L’usage de ces mémes termes dans les actes privés révele en outre |’existence d'une filiation qui n’apparait pas dans la legislation, et ou le moine figure le pere : exclu du parrainage,
officiellement du moins, il peut ainsi retrouver dans le systeme une place qui corresponde a l’importance de son role culturel et social : on en verra plus loin les effets patrimoniaux possibles. De son céteé, la « fraternité spirituelle » est pro-
duite non seulement par l’affrairement mais par l’appartenance a une méme communauté monastique ‘*’, et enfin elle lie entre eux le fils charnel et le fils adoptif ou le filleul, comme le montrent les interdits de mariage. Seul le compérage demeure distinct dans le vocabulaire. Sans méme examiner les rapports éventuels entre ces diverses parentés volontaires et la recherche des alliances matrimoniales, il est evident que le baptéme cree la solidaritée la plus forte, puisqu'il ajoute a la production d’une filiation et d'une fraternité la solidarité laterale
| sans modeéle biologique qu’est le compérage. Au surplus, en une contradiction 630
XII
qui n’est qu’apparente, cette société, qui souscrit aux interdits de mariage dans la mesure ou ils évitent de gaspiller les alliances, cherche en méme temps a renforcer ces derniéres par la superposition éventuelle des liens d'un mariage a ceux d’une parenté baptismale étendue : mais l|’Eglise alors ne suit pas. Les consultations canoniques comme celles de Demetrios Chomatianos attestent a la fois la demande collective et le refus ecclésiastique (p. ex. rép. 13 a Constantin Cabasilas, éd. pp. 641-644). Les textes donnent a comprendre I’usage concret des solidarités ainsi nouées
a tous les niveaux de la société byzantine. Leur finalité dépendait des partenaires. Le compérage apparait comme une simple association festive lorsque Michel III (842-867) s’entoure de joyeux compagnons anonymes dont il a tenu les enfants sur les fonts, et pour lesquels il gaspille la fortune publique en largesses d’espéeces d'or (Jean Skylitzés, éd. cit., pp. 96-97). La méme relation de generosité se retrouve, encore élargie socialement, lorsque Michel IV (10341042) multiplie parrainages et largesses aux baptisés, sans distinction sociale semble-t-il, mais dans le vain espoir d’obtenir la guérison de son épilepsie (ibid., p. 405). Au surplus, le pére spirituel semble placé dans une situation éminente a
l’egard non seulement de son filleul mais de son compére lui-méme. On en trouve la preuve dans les textes moraux enjoignant de le respecter *®, ou dans un des récits incomparables d’Agnellus de Ravenne *?. Deux hommes, raconte-t-il
(ed. cit. pp. 294/4-30 notamment), voulaient conclure une alliance (foedus). L’un avait un fils, l'autre lui propose d’en devenir le parrain ; et ils furent donc « cCommuniter patres, et dilectionem habuerunt in invicem in Spiritu sancto et obsculo pacis, quia et sic cundecet fieri qui inter se talia faciunt eo quod non homines sed Spiritum sanctum inter se mediatorem ponunt ». La supériorité d'etat du pere spirituel lui permet alors d‘emprunter au pére charnel trois cents sous sans les garanties habituelles. La relation est orientée de méme dans une histoire situee en Dalmatie, et que rapporte Kekaumémos, dans le dernier quart du xi* siécle °°. Un stratége byzantin et un petit chef slave cherchent a s’emparer l'un de l'autre. Le premier accable le second de presents, en échange desquels u recoit des protestations de fidelite au basileus. Puis, il offre d’étre le parrain d’un
fils qui vient de naitre au Slave, mais refuse de se rendre pour cela dans la demeure du pere: il est convenu que « le parrainage sera instaure » a la limite des deux territoires ; la précaution n’empéche d’ailleurs pas le stratege d’étre
enleve.
Au coeur du pouvoir imperial, et autour de lui, le calcul politique intervient. Léon VI par exemple choisit soigneusement les parrains de son fils, parmi les-
quels son propre frere, loncle paternel de I’enfant (lean Skylitzés, éd. cit., pp. 184-185); et l'on a vu que Nicéphore II Phocas a vraisemblablement parraine un enfant de l’imperatrice Théophano avant de l’€pouser veuve, au meépris de l'interdit. L’adoption continue pour sa part une tradition politique ancienne. C’est elle qui place Alexis Comnene, deja adulte, dans la descendance de l’impératrice Marie, a laquelle l’apparente en outre son mariage, tandis que son frére Isaac recoit la main d’une niéce de celle-ci (Anne Comnene, Alexiade II, I, 14)>°'; plus tard Alexis recoit encore une offre d’adoption de Nicéphore III Botaniate, auquel il succédera effectivement (ibid., II, XII, 2). Pour l’affrairement enfin, si nettement tenu pour nul par les normes officielles et si bien attesté dans les rituels, javoue n’en connaitre qu'un seul exemple historiographique dans la période des 1x*-x1* siécles, mais de taille puisqu’il se trouve dans la Vie 631
XII | du grand Basile I*' (867-886) *?. Durant sa jeunesse obscure, une riche veuve du Péloponnése — la région a peut-étre son importance — miraculeusement aver-
tie de sa grandeur a venir, se hata d’établir des liens de fraternité entre son propre fils et Basile, qu’elle combla de générosités. Et devenu empereur Basile garda en effet auprés de lui, avec toute sa faveur, son frére spirituel. Enfin, l’utilité politique des parentés spirituelles n’apparait nulle part mieux que dans la
constellation internationale qui attire aux 1x*-xi* siécles les jeunes nations d’Europe orientale autour de Byzance, au moment ou elles accédent d’un méme mouvement a la forme de |’Etat gouverné par un souverain et a celle de la chrétienté. L’empereur est alors le parrain du souverain en question, ce qui signifie,
on l’a vu, une relation hiérarchisée : ainsi en use Michel III, en 864, envers Boris de Bulgarie, auquel il donne son propre nom; telle est, au milieu du 1x® siécle, la signification du baptéme d’Olga de Kiev a Constantinople. F. Dolger a expose l’ensemble de ces faits dans trois études, auxquelles on reprochera seulement de tirer vers la métaphore ce qui était en réalité symbole efficace °?.
Les parentés volontaires comportent aussi des effets patrimoniaux, attestés notamment dans les documents d’archives. Voici les derniéres volontés d’un cer-
tain Genesios, conservées dans le cartulaire du monastére italo-grec de Carbone ** : en 1076, il legue deux parcelles de vigne au prétre Kalos, « mon compére » (avuvtexvoc); le prétre ainsi honoré est sans doute le parrain de l’unique fille, illegitime, dont le testament laisse entendre l’existence. Dix ans plus tard, en 1086, Genesios renouvelle son testament : la fille est cette fois-ci avouée et pourvue, et il attribue une seule parcelle de vigne a « mon compere » Ursus, vraisemblablement le méme Ursus prétre qui figure parmi les temoins de l’acte :
s'agit-il d’un autre parrain de la méme, en une pluralité attestée plus tard en Calabre par le Liber Visitationis ** (éd. p. 50/21 .s.)? Quant a l’adoption, les effets en sont distingues dans le formulaire chypriote du xi1* siécle, selon que les adoptants ont ou non une descendance charnelle (éd. pp. 628 et 630). On notera en particulier le role joué par l’adoption dans lhistoire des communes rurales. Une Novelle dont le temoignage est sans doute valable pour le x® siecle
atteste que les puissants se font adopter par des paysans indépendants, petits proprietaires, et se donnent ainsi le moyen d’entrer par effraction dans les communes qu’ils mettent alors en danger mortel **. Les actes d’affrairement, en
revanche, ne se rencontrent pas dans la documentation en langue grecque publiée jusqu'ici, et lon ne s’en étonnera pas. Tout au plus, a Ohrida, une réponse de Demetrios Chomatianos (éd. p. 32) conserve-t-elle !’'écho d’un affrairement par testament entre deux personnages de catégorie militaire (stratiotes) ; mais il rappelle au survivant qu'un tel dispositif est nul, ce qu’il répéte ailleurs ~ encore (éd. p. 713). En revanche des actes des princes Basarab *’ fournissent, avec un décalage chronologique attendu, les exemples voulus. Et la fonction que remplissait l’adoption au profit des grands propriétaires byzantins est tenue par l'affrairement en Moldavie et en Valachie **. Les donations au « pére spirituel » moine sont au contraire bien attestées a Byzance. En 1014, le monastére athonite de Lavra en recoit une d’un ménage sans enfants ni héritiers, pour entrer en possession aprés la mort des donateurs (Actes de Lavra I °°, n° 18). En 1016, la
donation de Glykeria s’adresse au moine Eustratios, devenu higoumeéne de Lavra, en invoquant sa qualité de « pére spirituel » (ibid., n° 20, cf. n° 16); la « fraternité » des moines participe aux effets. Et l'on rapprochera de tels docu632
XIL
ments la fonction de teémoins dévolue aux « peres spirituels » dans les testaments des grands-princes de Moscou °°. Je terminerai ici mes observations sur |’empreinte imprimée par la christianisation aux parentés volontaires dans le domaine de Byzance et de sa périphe-
rie, durant une période ou elles se constituent en un réseau social particuliérement visible et utile. Le dossier n’est pas clos pour autant. I] resterait au moins a conduire l’histoire jusqu’au point ou elle rejoint la pratique encore vivante et Véclaire. L’on remarquerait alors la vigueur constante de l’affrairement dans l’aire balkanique et slave, celle du compérage dans I’Italie méridionale. Irait-on jusqu’a discerner des tendances régionales ? Je ne puis que poser la question.
NOTES
1. Voir Padmirable illustration donnée par R. Syme, La révolution romaine, tr. fr., Paris, 1967, au niveau le plus élevé de la compétition politique a la fin de la République. 2. Quelques indications dans E. PATLAGEAN, Pauvreté économique et pauvreté sociale a Byzance, IV°-VII® siécle, Paris-La Haye, 1977, pp. 118-128.
3. Sur la régle de droit cf. R. Monier, Manuel de droit romain, 6° éd., Paris, 1947, t. I, pp. 263-270. Un dossier provincial : A. CAMERON, « @pertdéc and related terms in the inscriptions
of Asia Minor », dans W.H. Buck Ler, Anatolian Studies... Manchester, 1939, pp. 27-62. 4. Cf. N. Tamassia, L’affratellamento (ddedponotia). Studio storico-giuridico, Turin, 1886 ; C. A. Na.tino, « Intorno al divieto romano imperiale dell’affratellamento e ad alcuni paralleli arabi », Studi in on. S. Riccobono, Palerme, 1936, t. 3, pp. 321-357. Et cf. ci-dessous n. 30. 5. Cf. A. Esmein, Le mariage en droit canonique, 2° éd. par R. GENESTAL, t. 1, Paris, 1929, et J. DAuUvILLIER, C. DE CLErcQ, Le mariage en droit canonique oriental, Paris, 1936, ou l'on trouvera les régles de droit, lorsqu’elles ne seront pas précisées ci-apres. Voir aussi K. E. ZACHARIA VON LINGENTHAL, Geschichte des griech.-ré6m. Rechts, 3* éd., Berlin, 1892. 6. Ed. J. Morin, Commentarius historicus de disciplina in administratione sacramenti poenitentiae..., Paris, 1651, Antiqui Poenitentiales, p. 84. Sur la tradition manuscrite, cf. V. GRUMEL, Régestes des actes du patriarcat de Constantinople, vol. 1, Les actes des patriarches, fasc. 1, Les régestes de 381 a 715, Constantinople, 1932, n°** 270. Voir aussi E. HERMAN, « Il piu antico penitenziale greco », Orient. Christ. Per. 19, 1953, pp. 71-127. 7. J.-B. Corevier, Ecclesiae Graecae Monumenta, t. I, Paris, 1677, pp. 68-158 (cité ci-aprés comme Manuel Cotelier). Sur la date, H.G. Beck, Kirche u. theologische Literatur im byzant. Reich, Munich, 1959, p. 147.
8. Ed. P. Noaitres, A. Dain, Les Novelles de Léon VI le Sage, Paris, 1944. Surpremiers les débuts du parderainage onParis, peut consulter M. Dusarier, Le parrainage des adultes aux 9. trois siécles l’Eglise, 1962. 10. Codex Justinianus, éd. P. KrueGer, Berlin, 1877. 11. Ed. F. Laucnert, Die Kanones der wichtigsten altkirchlichen Concilien nebst den apostolischen Kanones, Fribourg-en-Bris.-Leipzig, 1896, pp. 97-139. 12. Ed. P. et I. Zeros, Jus graeco-romanum, Athenes, 1931, t. 2, pp. 3-62. 633
XII
13. MiGne, Patrol. Gr., t. 137, col. 700-704.
14. GrumeL, Régestes, cit., vol. 1, fasc. 4, Les régestes de 1208 a 1309, Paris, 1971, n°®> 1208 et 1373.
15. Ed. G. E. Hemmsacn, Constantini Harmenopuli Manuale legum sive Hexabiblos..., Leipzig, 1851. 16. foannis Scylitzae Synopsis historiarum, éd. 1. THuRN, Berlin-New York 1973. 17. Ed. K. Satuas, Meoarwrixn BiBdwoOjxn, t. 6, Paris 1877, p. 557. 18. Théodore StupitE, Testament, 8 (MIGNE, Patrol. Gr., t. 99, col. 1820). 19. Textes toujours commodément rassemblés dans Ph. Meyer, Die Haupturkunden fiir die Geschichte der Athoskloster, Leipzig, 1894: Typikon d’Athanase, p. 113/21-23 ; Diatyposis du méme, p. 126/18; Typikon de Jean Tzimiskes, p. 146/ 23-27. 20. Indications trés générales dans H.G. Beck, « Christliche mission. und politische Propaganda im byzantinische Reich » dans La conversione al cristianesimo nell’ alto Medioevo, Centro italiano di studi sull’ alto Medioevo, Settimana... 14, Spolete, 1967, pp. 649-674. Le meilleur com-
mentaire historique sur la conversion des Slaves, extérieur a l’aire byzantine, est celui d’A. Gieysztor, « Paliers de la pénétration du christianisme en Pologne aux x® et xi‘ siécles », Studi... A. Fanfani, Milan 1962, t. 1, pp. 329-367. 21. Ed. trad. A. VAILLANT, « Une homélie de Méthode », Rev. Et. Slaves, 23, 1947, pp. 3447 ; il en rapproche un épisode de Ja Vie slavonne de Méthode (ch. 11), ou une telle union est punie par le Ciel. Les réponses du pape Nicolas I*' aux Bulgares attestent également |!’ importance de ce critére de christianisation (VGH, Epist. VI, Berlin, 1925, p. 569): Nicolai papae Epist. 99, 2, A. 866 (éd. Perels) ; cf. I. Duycev, « I ‘responsa’ di papa Niccolo’ I ai Bulgari neoconvertiti », Aevum 42, 1968, pp. 403-428. 22. Sur ce texte et la discussion autour de |’origine morave ou bulgare cf. J. Vasica, « Origine cyrillo-méthodienne du plus ancien code slave, Zakon Sudnyj », Byzantinos!l., 12, 1951, pp. 154-174; V. Procuazka, « Le Zakon Sudnyj Ljudem et la Grande Moravie », Byzantinosl. 28, 1967, pp. 359-375 ; 29, 1968, pp. 112-150. 23. La fornication entre parrain et mére du filleul est prohibée spécialement par le Statut de
Jaroslav, art. 13 de l'archétype reconstitue dans la plus récente histoire de ces textes, Ja. N. Scapov, Knjazeskie ustavy i cerkov v Drevnjej Rusi, XI-XIV vv. (Les statuts des princes et l’Eglise
dans la Russie ancienne, xi°-xiv® siécle), Moscou, 1972, p. 294. 24. Cf. I. Zuzex, SJ, « Korméaja Kniga. Studies in the chief code of Russian canon law », Orient. Christ. Anal., t. 168, Rome, 1964. 25. Ch. 86 de la trad. latine FERRINI-FURLANI, Fontes iuris Romani anteiustiniani, t. 2, rééd. Florence, 1968, p. 780. Sur l’ceuvre, voir l’édition d’Ed. Sacuau, Syrische Rechtsbticher, Berlin, 3 vol., 1907-1914. 26. Basilicorum Libri LX. Series A (texte), éd. H.J. ScHELTEMA, N. VAN DER WAL, t. 5, Groningue, 1967, p. 1 620. La scholie se lit dans I’éd. HEimBacn, Basilicorum Libri LX, t. 3, Leipzig, 1843, p. 606. 27. Digesta, éd. Th. MomMSEN, Berlin, 1877. 28. GruMeEL, Regestes, cit., vol. 1, fasc. 3, n. *1034 (émanant peut-étre du patriarche Nicolas IV, 1147-1151).
29. Ed. J.-B. Pitra, Analecta Sacra..., t. 6, Paris, 1891, p. 713. 30. F. Dupont, Le plaisir et la loi, Paris, 1977, pp. 164-169. 31. Tletpax Evota@tou tot ‘Pwyatou, éd. Zeros, Jus graeco-romanum, cit., t. 4, pp. 7-260. 32. Cité par Tamassia, Affratellamento, cit., p. 65, n. 5. Sur ce manuscrit, cf. L.R. MENAGER, « Notes sur les compilations byzantines et l’'Occident », Varia, 3, 1958, pp. 239-303. 33. J. Goar, Euchologion sive rituale Graecorum, Venise, 1730, suivant le cod. Barberin. Til 55, euchologe patriarcal du viti® siécle, cf. A. StritrMaATTER, « The ‘Barberinum S. Marci’ of Jacques Goar », Ephemerides Liturgicae 47, 1933, pp. 329-367. 34. A. Dmitruevsku, Opisanie liturgi¢eskih rukopisej hranjascihcja v bibliotekah pravosl. Vostoka, t. 2 (Ebyoadyta), Kiev, 1901. 634
XII
35. Notamment Codices Vaticani graeci, codd. 1485-1683, rec. C. GIANNELLI, Vatican 1950,
p. ex. le ms. 1554 (xn® siécle). 36. P. ex. A. Jacos, « L’Euchologe de Porphyre Uspenski. Cod. Leningr. gr. 226 (x® siécle) », Le Muséon, 78, 1965, pp. 173-214. 37. Cf. p. ex. la décision en date de 1028, ch. 18 (GruMEL, Régestes, cit., vol. 1, fasc. 2, n° 835).
38. Tertullien, Traité du baptéme, éd. REFOULE-Drouzy (Sources Chret. 35), Paris, 1952, 17, 4-5, et les références rassemblées par H. Ch. Puech dans son commentaire au Traité de Cosmas cité n. suiv. pp. 223-226. 39. Le Traité contre les Bogomiles de Cosmas le Prétre, éd. A. VAILLANT, H. Ch. Puecu, Paris, 1945.
40. Anatheme 13, Micne,. Patrol. Gr., t. 131, col. 45. 41.’Emtotoan... ed. G. Fickxer, Die Phundagiagiten, Leipzig, 1908, pp. 25 ss. 42. Euthyme Z1GaBENos, "Execs rept tho alpécews tHv Toyounrwv (sic), éd. Ficker, Die Phundagiagiten, cit., pp. 89-111. 43. Sur ce manuscrit, cf. J. GourttarpD, « Le synodikon de l’orthodoxie », Centre de recher-
che dhist. et civ. Byz., Travaux et mémoires, 2, 1967, pp. 230-231. 44. Ed. trad. J. Fréex, Patrologie Orientale, t. 24 (1933), cf. F. Dvornik, Byzantine missions among the Slavs. SS. Constantine-Cyril and Methodius, New Brunswick (N. J.), 1970, pp. 107108 et 363. 45. Tamassia, Affratellamento, cit., p. 68 ; Du CaNnGe, « Des adoptions d’honneur en frére et par occasion des fréres d’armes », Dissert. 21a dans Jean DE JoINVILLE, Histoire de saint Louis, ed.
Du Cange, Paris, 1668. 46. Cf. J. Barpacn, « L’indivision familiale dans les pays du Centre-Est européen », dans Famille et parenté dans |l’Occident médiéval (Ecole francaise de Rome, 1977, pp. 335-353); H.H. STAHL, cit. ci-dessous n. 57. 47. P. ex. dans la donation de Glykeria au monastere de Lavra citée plus loin (p. 632). 48. P. ex. M. Bittner, Der vom Himmeln gefallene Brief Christi in seinem morgenldnd. Versionen u. Rezensionen, Denkschr. k. Akad. Wiss., Phil. hist. Kl. 51/1, Vienne 1906, passim (p. 18/13-14, p. 20, etc.). 49. Agnellus, Liber pontificalis ecclesiae Ravennatis, éd. HoLDER-EGGER, Mon. Germ. Hist.
Script. rer. Langob. et Italic. saec. VI-1X, Hanovre, 1878, pp. 275-391. 50. Cecaumeni Strategicon..., éd. WASSILIEWSKY-JERNSTEDT, St. Pétersbourg, 1896, ch. 74 (pp. 27-28).
51. Anne ComMNENE, Alexiade, éd. trad. B. Leis, Paris, 1937-1976. 52. Vita Basilii, dans Theophanes Continuatus, éd. J. BEKKER, Bonn, 1838, pp. 227-228. 53. F. Dovcer, « Der Bulgarenherrscher als geistlicher Sohn des byzant. Kaisers » (1939) ; « Die ‘Familie der Konige’ in Mittelalter » (1940); « Die mittelalterl. ‘Familie der Fuirsten u. Volker’ u. der Bulgarenherrscher » (1942), dans F. DOLGER, Byzanz u. die europ. Staatenwelt, Ettal, 1953, pp. 183-196, 34-69, 159-182. Voir maintenant aussi K. Hauck, « Formes de parenté artificielle dans le haut Moyen Age », dans Famille et parenté dans l'Occident médiéval, cit., pp. 43-47. 54. Ed. G. Rosinson, History and cartulary of the Greek monastery of St. Elias and St. Anastasius of Carbone, Orient. Christ. Anal. fasc. 44, 53, 62, Rome 1928-1930, doc. X-59 et XII-61. 55. Le ‘Liber Visitationis’ d’Athanase Chalkéopoulos (1457-1458), éd. M.-H. Laurent, A. GuILtou, Vatican, 1960.
56. Ed. Zeros, Jus graeco-romanum, cit. t. I, p. 203. Sur le probleme de la date, voir
Hist., 219, 1958, p. 266. :
P. LEMERLE, « Esquisse pour une histoire agraire de Byzance : les sources et les problémes », Rev.
57. N. IorGa, Anciens documents de droit roumain, avec une préface contenant l’histoire du
droit coutumier roumain, vol. 1 (seul paru), Paris, 1930, doc. 32, daté de 1516. 58. Cf. V. A. Georcescu, « La préemption et le retrait dans le droit féodal de Valachie et de 635
XII
Moldavie. Aspects de structure et de réception », Nouvelles études dvhistoire, 3, 1965, pp. 181203; H.H. STau_, Les anciennes communautés villageoises roumaines. Asservissement et pénétration capitaliste, Paris-Bucarest, 1969, p. 212 ss. 59. Actes de Lavra, |. Des origines a 1204, éd. P. Lemerte, A. Guittou, N. Svoronos, Paris 1970.
60. The testaments of the Grand Princes of Moscow, transl. R.C. Howes, Cornell Univ. Press, Ithaca, N.Y. 1967, doc. | (Ivan Kalita, vers 1339, trad. p. 187), doc. 2 (Semjon Ivanovic¢, 1353, trad. p. 191).
636
XIII
Les Moines grecs d'ltalie et lPapologie des théses pontificales (VIll*-IX* siécles) L’oeuvre hagiographique du haut Moyen Age ne distingue pas
ce qui a été et ce qui aurait di étre. Mais c’est mal faire que de l’enfermer dans le critére de l’authenticité. L’historien perd ainsi des explications précieuses des événements politiques et religieux. Une
fois déchiffrée la fable, il n’y a pas de source plus ingénue. Nous avons voulu rendre leur transparence a une groupe de récits qul, sans étre entiérement inconnus, ou méme inédits, n’ont jamais été réunis dans une appréciation de leur véritable contenu. Ils illustrent les théses de Rome dans ses relations avec Byzance au VIII" et au Ix® siécle, défense des images, juridiction au moins ecclésiastique sur les anciens patrimoines d’Illyricum et d’Italie méridionale, autorité universelle en matiére de dogme et de canon. Et les fictions qui justifient ce programme sont exposées en grec, par des moines grecs d’Italie, a l’usage d’un public grec, en Italie comme a Constantinople. Ce sont des documents nouveaux sur un milieu qui suscite, pour cette haute époque, tant de polémiques trop souvent bornées aux mémes textes. Nous avons étudié avant tout l’écho des théses pontificales dans ce monachisme qui semblait destiné au role d’intermédiaire entre Rome et Byzance. Mais on y trouve encore d’autres informations, sur sa culture, ses attitudes a l’égard des institutions civiles, des données significatives enfin sur les rapports entre Sicile et Calabre. Cette série hagiographique se reconnait par les théses romaines qui dictent l’invention, et par le schéma narratif qui les illustre (*). (1) La Bibliotheca Hagiographica Graeca (3° éd., Bruxelles, 1957, citée ci-aprés comme B.H.G. 3) ne suffit pas a découvrir les oeuvres de ce genre. Leur date prétendue les fait citer dans F, LANZoNI, Le Origini delle antiche Diocesi d’ Italia. Studio critico (Studie Testi, XXXV), Rome, 1923. On trouve encore dans l’ouvrage désuet de LANCIA DI BROLO, Storia della Chiesa
in Sicilia (2 vol., Palerme, 1880-1884) des analyses et une documentation sur les manuscrits et les mentions liturgiques et littéraires. Sur le contexte italien de Grigentios de Taphar, dont l’étude n’a jamais été faite, cf. P. PEETERS, dans Analect. Boll., XXXI (1912), pp. 108-109.
All] 580
Mais il y a en outre des indices matériels qui situent dans la méme période la rédaction des différents récits: ce sont les détails que les auteurs ne cherchaient pas a changer, que les lecteurs saluaient au passage, noms de régions et de villes, d’églises et de monastéres; a un degré moindre, ce que l’on apergoit de l’organisation civile et ecclésiastique.
Il y a d’abord un cycle sicilien, qui développe avant tout V’aspect local du débat. La meilleure partie est réunie dans le Vat. gr. 1591 (olim Crypt. 40), manuscrit italo-grec du x°* siécle (A. 964), et cet ensemble prend un relief que ne peuvent avoir les morceaux séparés, isolés dans d’autres manuscrits, et publiés, ou méme seulement analysés, dans les Acta Sanctorum. Il présente les origines épiscopales de la Sicilie orientale, Taormine,
Syracuse, Lipari, et Lentini (7). Il faut ajouter la Vie de Philippe d’Agira, patron du célébre monastére, qui se dédouble en un disciple homonyme, évéque de Palerme (°). On ne s’étonne pas a cette date de l’absence de récits calabrais; on ne peut citer que l’insignifiante Passion de Stephanos de Reggio, et elle-méme ne serait pas antérieure a la fin du Ix® siécle (4). Ensuite, un groupe de deux Vies inséparables, celles de Gregorios évéque d’Agrigente (5), et de Grigentios évéque de Taphar en Arabie méridionale (*), se distingue du précédent par une vue
largement politique et théorique du primat pontifical, qui tient sans doute a la rédaction romaine; elles ont été écrites dans le milieu grec de l’Aventin. (2) Pancratios de Taormine: B.H.G. 3, 1410-1412; Marcianos de Syracuse: ibid. 1030; Alphios et les martyrs de Lentini: ibid. 57-62e; Agathon évéque de Lipari: ibid. 59. Le Roman de Pancratios se trouve encore dans trois autres manuscrits apparentés, dont le texte est plus circonstancié, mais dont le plus ancien est contemporain du Vaticanus: ce sont le Crypt. B B V (s. X), le Mosq. Synod. 15 (A. 1023), et le Vind. hist. 3 (olim 11), s. x1. On en trouvera les passages essentiels dans VESELOVSK!J, Iz Istorij Romanai Povesti, materialy i isledovarija, I: greé. viz. Period., dans Sbornik Otdél. russk. jazyka, XL, 2, St-Pétersbourg, 1886, pp. 73-110.
Ii n’a pas collationné le Vaticanus. Les différences entre les deux versions sont cependant assez secondaires pour permettre de les utiliser ensemble. (3) B.H.G. 3, 1531, texte dans AA.SS. Maii III (1680), §*1-*7; 3° éd. *1-*6. (4) B.H.G. 3, 1668; AA. SS. Iul. II (1721), 220; 3¢ éd. ibid. 220-221; P.G., CXV, 317. (5) B.H.G. 3, 707-708f. La version de Leontios est publiée dans P.G. XCVIII, 549-716. La version de Marcos provient du Vat. Palat. gr. 17 (s. x1), la version anonyme B.H.G. 3, 708f du Vind. hist. 11 (olim 20) (s. x11). (6) B.G.H. 3, 706-7061. Extraits publiés par A. A. VASILIEV, dans Viz. Vrem., XIV (1907) (publ. 1909), pp. 39-66, d’aprés le Sinait.gr. 541 (A. 1180), auquel nous ajoutons Ath. Dionys. 183 (s. xv), Ath. Philotheu 109(s. XV), et Hierosol. Patr. (S. Sep.) 467 (A. 1487). Il existe une
version bréve, dont la trame est la méme, mais dont il n’était pas nécéssaire de tenir compte pour notre propos, cf. ci-dessous n. 9.
XIII
LES MOINES GRECS D’ITALIE 581 L’histoire de Pancratios, premier évéque de Taormine, est racontée par un certain Evagrios, qui se dit originaire du Pont, compagnon constant et successeur du saint. Pancratios a embrassé la vie solitaire dans un village du Pont. C’est la que l’apdtre Pierre le rencontre au cours de ses voyages, et lui confére l’épiscopat. Se
consultant ensuite avec Paul et les autres apdtres en Cilicie, sur VYenvoi d’évéques en Occident, il choisit pour émissaires particuliers Pancratios et Marcianos, un disciple de second rang de Jésus,
que les apdtres ont fait venir de Palestine. Pourvus de toute l’autorité ecclésiastique, ils descendent au port, ot! il se rencontre deux bateaux, préts a partir l’un pour Taormine, l’autre pour Syracuse. Au moment du départ, l’apdtre Pierre fait exécuter pour eux par le peintre Joseph trois images qui les accompagneront, le Christ, la Vierge, et lui-méme. Pancratios convertit aisément l’équipage du bateau, puis le gouverneur de la province (yyevwv). Il affronte ensuite longuement le parti paien encore puissant, et les Juifs, et soutient une controverse avec ces derniers et les Montanistes. Lorsqu'une guerre éclate contre des paiens d’une région voisine, Pancra-
tios accompagne le gouverneur avec les images faisant fonction de | otyva. Avant le départ on procéde au choix d’un administrateur de
la ville (xodttapyyc); quand il s’avére ensuite ami des Juifs et des Montanistes, Pancratios assiste le gouverneur dans le jugement. Marcianos et l’église de Syracuse apparaissent alors dans un épisode
que l’on verra plus loin. Ensuite, l’auteur ouvre une longue parenthése avec l'histoire de Tauros, le fondateur €ponyme de Taormine. D’origine syrienne, Tauros a été pris enfant, et vendu avec Sa mére a un capitaine venu de Rome. Sur le chemin du retour, celui-ci aborde & Reggio pour passer le détroit de Messine. Tauros
et sa mere sont achetés la par un seigneur nommé Remaldos, qui | les emméne chez lui, dans la région des Salines (7). Devenu homme,
Tauros guerroie 4 travers toute la Calabre contre le roi Aquilinos, qui veut réunir Sicile et Calabre en un royaume unique. Tauros le tue d’un coup de fronde et devient roi; il accomplit ce méme dessein,
et fonde Tauriana en Calabre, et Taormine en Sicile. L’auteur reprend alors l’histoire de Pancratios qui prie pour la victoire avec la croix et les trois images. II] écrit ensuite une Lettre canonique (7) Nous comprenons ici la région de Palmi, et non les Salines de Reggio (cf. Vita di Elia il Giovane, éd. Rossi TAiBB!I, Palerme, 1962, pp. 155), car l’auteur situe l’endroit, semble-t-il,
au dessus de cette derniére ville.
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pour l’Eglise de Taormine, mais refuse de se méler des institutions civiles, il ordonne des prétres pour la Calabre, et il enjoint a Evagrios, son futur successeur, d’aller chercher 4 Rome auprés de Pierre _ Vinvestiture épiscopale. Enfin il meurt assassiné par des paiens, au cours d’une nouvelle expédition du pieux gouverneur. Celuici accompagne alors Evagrios 4 Rome, ot Pierre lui donne l’investiture. A leur retour, ils batissent a Taormine ]’église dédiée au saint;
on y peint les deux Testaments, et son image; elle est richement dotée en or, argent, serviteurs, biens fonciers, par l’aristocratie locale; c’est Evagrios qui recueille les actes de donation.
| L’histoire de Marcianos, premier évéque de Syracuse, est ra, contée incidemment dans la Vie de Pancratios, qui en est la meilleure source. On se référe d’habitude a un Eloge local, publié dans les Acta Sanctorum d’aprés le Vat. gr. 866. Mais, d’intention bornée, il n’offre rien 4 notre étude. I] suit en gros la méme tradition que le
pseudo-Evagrios, sans en étre nécéssairement tributaire, et il est pratiquement muet sur les origines épiscopales de Syracuse: Marcianos y est un envoyé de Pierre, mais comme simple missionnaire.
D’aprés la Vie de Pancratios, Marcianos, débarqué a Syracuse, s’installe au coeur de l’ennemi, sur un rivage dont les grottes font face 4 la synagogue des Juifs, bien vus du souverain. IJ entame la lutte contre eux, et contre les paiens, les sorciers, et aussi les Montanistes. Des lettres sont échangées entre Marcianos et Pancratios, a qui Marcianos reproche d’avoir fait une ordination qui empiétait sur sa propre juridiction, et d’avoir ainsi enfreint la disposition établie par les apdtres. Aprés les origines épiscopales de Syracuse et de Taormine, le Vat. gr. 1591 présente celles de Lipari et de Lentini. Ce sont les Actes des martyrs Alphios, Quirinos, et leurs compagnons. Ils ont pu étre écrits 4 Rome: la Vasconie, patrie des martyrs, également mentionnée dans la Vie de Gregorios d’Agrigente, n’est pas cet Orient trop banalemeut utilisé par l’hagiographie méridionale; et surtout le prétendu auteur est un higouméne romain. Romain aussi plus que méridional, au fond, l’épisode qui nous intéresse, et qui se place aprés la mort des martyrs. Les chrétiens sont a nouveau persécutés, et Agathon évéque de Lipari se réfugie en Sicile, sur la céte orientale, sous la conduite surnaturelle des saints martyrs. Il y consacre un certain Néophytos, auquel l’apétre André apparait ensuite en vétement d’évéque, entouré des martyrs de Lentini, pour lui conférer l’€piscopat, moyennant cependant la ratification de ses confré-
XIII
LES MOINES GRECS D ITALIE 583 res apostoliques, que Néophytos ira chercher 4 Rome. L’évéque de
Lipari, qui l’accompagnera, annonce le départ au peuple de Lentini, en le justifiant par le principe universel de l’investiture romaine des évéques. Le peuple adresse au pape sa requéte d’un siége épiscopal, qui sera apostolique; ainsi sera réparé l’oubli des apétres eux-mémes a l’égard de Lentini. La requéte est accompagnée des donations a la future église; elle est lue a S. Pierre, en présence de toute la hiérarchie. Les apdtres Pierre et Paul apparaissent au pape, pour lui rappeler ‘investiture donnée par André, et ajouter la leur. Néophyte s’en retourne a Lentini, prenant au passage a Pouzzoles, sur l’ordre des martyrs, les reliques de S. Erasme. II associe l’Eglise de Catane a ses dédicaces. Les Actes s’achévent par
la guérison et la conversion du juif Samuel, qui entraine avec lui la communauté juive de Lentini; lui-méme, pour devenir prétre d’un village voisin, se rend également a Rome. La Vie de Philippe d’Agira est la derniére du groupe provincial. Elle se distingue en ce que le héros n’est plus un ,évéque, sauf dans quelques traditions locales, mais le saint patron d’un monastére. Malgré les marques d’une date tardive, elle vaut d’étre citée pour la similitude de V’intention et de la fiction. Philippe, né sous Arcadius, de pére thrace et de mére romaine, ne parle que la langue syrienne. Sa mére lui inspire le désir de voir l’Eglise exemplaire et parfaite de Rome, et de vénérer le patriarche apostolique. Durant le voyage, une tempéte s’éléve au large de I’Italie; l’apdtre en costume pontifical apparait et l’apaise en réclamant Philippe. A son arrivée a Rome, le pape l’envoie chercher et lui communique miraculeusement la connaissance de la langue romaine; il lui ordonne alors d’aller purger Agira des démons. Philippe accomplit sa mission au nom de l’apdtre Pierre, dont il reproduit les vertus. I] opére une série de miracles, et meurt aprés étre apparu en réve a un seigneur local, pour ordonner qu’on lui construise une église. Son com-
pagnon, le moine Eusébe, auteur de sa Vie, est contraint par la malveillance de l’autorité civile 4 gagner Alexandrie, ot il remet les Actes de Philippe au patriarche Apollinaire. En effet, il existe une seconde version sous le nom d’Athanase d’Alexandrie: Philippe y nait sous Néron, d’un pére romain et d’une mére compatriote des apotres Pierre et André. Pour notre propos, elle n’offre aucune dif-
férence appréciable. Cette Vie ne peut avoir été écrite qu’autour du couvent du méme vocable. La parenté entre les deux Vies de Gregorios d’Agrigente et
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de Grigentios de Taphar est prouvée par la liturgie et par l’onomastique. I] faut partir d’un unique évéque Gregorios, fété tantét le
23 ou 24 Novembre, tantét le 19 Décembre. Les manuscrits P (1x° s.) et H (x° s.) du Synaxaire de Constantinople, une partie des manuscrits italo-grecs (famille C), et le Ménologe de Basile IT, placent en téte de la méme notice de Novembre les SS. Cécile, Valérien et Tiburce, et au dernier rang du 19 Décembre S. Boniface, pour lequel existe d’ailleurs au moins une trace de célébration au 24 Novembre (8). Or Grigentios, de passage 4 Rome, ne visite en dehors des quatre basiliques majeures que les églises des SS. Cécile, Valérien et Tiburce, et celle des SS. Boniface et Aglaé. Le saint du 19 Décembre est une variante de celui du 24 Novembre, et cela explique ses differents noms, Gregorios encore ambigu, Grigentios, et méme Grigentinos (°), formes plus ou moins évidentes de l’adjectif d’origine, dont l’usage le distinguait mieux de son homonyme (2°). C’est a ce second Gregorios qu’est attribuée la naissance illyrienne, une donnée qui n’est pas isolée dans l’hagiographie italienne, et d’autre part l’apostolat himyarite. Dans I’une des versions de cette Vie, le prétendu auteur, évéque de Nedjran, porte le nom de Iohannis, que les sources historiques donnent au contraire au missionnaire lui-méme. La Vie de Gregorios a été écrite de son
| propre aveu au couvent de S. Sabas sur l’Aventin. Celle de Grigentios est liée au culte aventin de S. Boniface, et peut-étre faut(8) GAETANI, qui connaft seulement Gregorios d’Agrigente, remarque déja ce flottement
(Vitae Sanctorum Siculorum, Palerme, 1657, t. I, Animadv. p. 176). Il attribue la fixation au 24 novembre au Ménologe de Basile II. Le Synaxaire sera cité d’aprés l’éd. DELEHAYE (AA.
SS. Propyl. Novembris, Bruxelles, 1902). Révision des manuscrits P, H, et Fa, et adjonction de Ox (Bodl. Auct. E 5 10, A. 1329) par J. MATEOsS, Le Typicon de la Grande Eglise, Ms. Ste-Croix n. 40, x¢ siécle, t. I: Le Cycle des douze mois (Orient. Christ. Anal., CLXV, Rome, 1962). La féte d’Agiaé, compagne de Boniface, est attestée au 24 novembre dans un Synaxaire du x11e siécle (Univ. Athen. 788), cf. DMITRIEVSKIJ, Opisanie..., I, Tumtxd&, Kiev, 1895. (9) Gregorios dans la version bréve de la Vie: Ath. Karakall. 42 (s. xIv); trad. slavonne, Berol. sl. 1 (incipit cité dans FABR.-HARL., Bibliotheca Graeca, Hambourg, 1807, t. X, p. 116), de laquelle provient la tradition des Ménologes russes, notamment celui de Macaire, au 19 Décembre (cf. VASILIEV, ci-dessus n. 6); glose de Sb a fa notice du Synaxaire pour ce méme jour. Grigentios dans la version longue de la Vie (cf. ci-dessus n. 6), et la tradition principale du Synaxaire (Ba; S, Sa, Sb). Grigentinos dans les versions Fa et Ox du Synaxaire. Johannis:
ci-dessus n. 62. |
(10) C’est a la fin du vie siécle que la forme médiévale du nom d‘Agrigente concurrence la forme classique, qui subsiste dans la langue littéraire, et qui demeure ainsi employée dans Vitinéraire de Grigentios. Influencée par le latin, la premiére oscille entre Girgentum et Grigentum, avec un flottement du -r- qui se retrouverait plus tard dans les formes arabes, favorisé par l’absence de vocalisation du schéma KRGNT (cf. Encicl. Ital. s. v. « Agrigento »; G. B. PELLEGRINI, Noterelle Arabo-sicule, dans Miscell. Li Gotti, 11, Palerme, 1962, obligeamment communiqué par I’auteur).
XII LES MOINES GRECS D’ITALIE 585 il retrouver le vocable plus ancien du couvent dans la maison du pieux Benedictos ot il séjourne 4 Rome (#4). Gregorios d’Agrigente, dont la Vie est attestée dans trois versions que ne sépare aucune différence substantielle, nait pres de cette ville. I] est instruit dans son enfance par l’évéque Potamion. Aspi-
rant a visiter les Lieux Saints, il gagne Carthage, ot il manque étre vendu comme esclave, Tripoli, puis Jérusalem. Depuis Carthage, il est accompagné de trois moines romains que les apdtres Pierre et Paul ont chargés dans un songe de veiller sur lui. Parmi eux, le futur auteur de sa Vie, higouméne du couvent de S. Sabas. Gregorios séjourne ensuite a Antioche, puis arrive a Constantinople au moment ot va se tenir un concile chargé de liquider une hérésie qui est le monothélisme, d’aprés le nom de ses fauteurs. Gregorios joue le premier réle dans la restauration de l’orthodoxie. L’empereur et le patriarche l’entourent de leur admiration, mais il sollicite la permission de gagner Rome, ot: reviennent aussi les évéques délégués au concile qui font son éloge au pape. II se retire au monasteére de S. Sabas, puis a celui de S. Erasme. C’est alors que les habitants d’Agrigente, divisés sur le choix d'un nouvel évéque,
viennent s’en remettre au pape. Un miracle dans la basilique vaticane désigne Gregorios, qui est ordonné sur place. Mais une fois aupres de ses ouailles, la cabale de ses rivaux malheureux lui intente une fausse accusation de libertinage. Il est remplacé par un
hérétique, et déféré au représentant du pape a Syracuse, puis ra- | mené a Rome pour y étre jugé. Ceci exige la présence de délégués
de l’empereur et du patriarche de Constantinople. Tandis qu’on les attend, Gregorios opére dans sa prison des miracles qui montrent son innocence. II est alors envoyé une seconde fois 4 Constantinople, ot un nouveau concile doit promulguer les canons qui régiront l’Eglise purgée de l’hérésie. Il retourne enfin a Agrigente, ou il construit une nouvelle église, parce que la précédente a été souillée par l’hérétique. I] sollicite 4 cet effet le pape et l’empereur, qui
possédent chacun la moitié de la ville. Le pape stipule un autel a Constantin le Grand. L’empereur donne a Gregorios la moitié qui lui appartient. L’église est dédiée aux SS. Apotres. Grigentios est le premier évéque du Himyar aprés la reconquéte
chrétienne sur le roi juif Dhu Nowas, au temps de Justin I”. Il (11) G. FERRARI O.S.B., Early Roman Monasteries and Convents from the Vth through the _ Xth century, dans Studi di Antichita Cristiana, Citta del Vaticano, Pont. Ist. di Archeol. Crist., Rome, 1957, pp. 78-87.
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nait le jour de la S. Nicolas dans la ville obscure de Lipljan en Dardanie (#*), dans le territoire avar. Aprés une enfance pieuse et précocement érémitique, il est entrainé dans un voyage ascétique par un personnage surnaturel. Ce dernier, et aussi l’apétre Jean, lui ont prédit une gloire orientale. L’apdtre Paul lui est aussi apparu pour une scéne de couronnement spirituel, inspirée de la pompe impériale byzantine (}*). L’essentiel de ses pérégrinations se déroule, la plupart du temps par mer, a travers les évéchés italiens. Il pénétre en Italie par la Vénétie, puisqu’il s’arréte d’abord dans deux villes maritimes ot l’on peut reconnaitre Murano (#4) et la nouvelle Padoue (15). Il navigue ensuite jusqu’a Agrigente, puis le long de la céte tirrhénienne, jusqu’a Milan oti il séjourne. Un
épisode maladroitement rajouté mentionne un arrét dans un port en relation avec Pavie (IIa6ex), o1 un moine lui raconte un miracle de la Vierge contre un Arien de la ville. De Milan, Grigentios gagne Carthage, et enfin Rome. Le séjour a Rome est l’épisode central. Pierre lui apparait clefs en main pour lui annoncer son apostolat au Himyar, aprés la défaite du souverain juif. Paul lui remet les insignes épiscopaux, et le chréme destiné au futur clergé. Grigentios se rend au port d’Augoustopolis, aux abords du delta du P6 (#6), ot il s’embarque pour Alexandrie. L’apétre Marc annonce son
arrivée au patriarche Proterios. Celui-ci cherche un évéque pour le Himyar, a la demande du roi d’Ethiopie vainqueur du roi juif (12) AomAngvyn, AUmtaves, MrcAtcpes selon les manuscrits serait Ulpiana de Dardanie, suffragante de Scupi (HIEROCLES 656, 2); elle conserve localement son nom ancien méme apres sa restauration par Justinien Ie, qui lui donne le nom officiel de Iustiniana Secunda (Proc. Aed. 1V, I 29). (13) Cf. Vie de S. Syméon Stylite jr, éd. P. VAN DE VEN, (Subs. Hagiogr., XXXII, Bruxelles, 1962, t. I: Introduction et texte grec, § 47, p. 44).
(14) Moptvn, Mopuvatwy médu¢, Muiptvn en face des formes latines Morianae (JEAN DIACRE, éd. Monticolo, pp. 65-6), Amorianae, Amurianae (Pactum Lotharti, dans Archivio Veneto, III, 1928, p. 180), Murianensis (Origo III, éd. Cressi, Fonti Stor. Ital., LXXIII, pp. 130/5 et 129/15). Le siége de l’évéché est en réalité a Torcello, mais une telle confusion n’est pas inusitée. (15) Cette ville est appelée "Avtnvopa, «la cité d’Anténor » La légende ancienne des fondations troyennes est répandue dans toute la Vénétie (cf. C. CIPOLLA, Ricerche sulle tradizioni intorno alle antiche immigrazioni nella laguna, dans Archivio Veneto, XXVII, 1884;
| XXVIII, 1885; XXX, 1885; XX XI, 1886). Anténor est surtout connu dans ces sources comme fondateur d’Aquilée (Origo I, CEss1 7/31-33). Mais la ville de notre texte, maritime et nécessairement orthodoxe, peut étre déja la nouvelle Padoue, également d’origine troyenne (Origo II, Cessi 48/1-3, Origo III, Cesst 153/25-154/10). Ce choix serait justifié au surplus par son , importance au 1x® siécle. (16) Une ville de ce nom est attestée dans la province Annonaire, entre Trieste et Padoue (GEORGES DE CHYPRE 617, selon la correction de HONIGMANN, Synecdéme de Hiéroclés..., Bru-
xelles, 1939, p. 53). Selon l’usage, la partie vivante et commercante de la ville porte un autre nom, Muanvre, que l’on rapprochera de celui que donne AGNELLUS aux habitants de Ravenne, Melisenses (Lib. Pont. Eccl. Rav. 139, 140, 153, 167, dans M.G.H., Scriptores, VI11).
XII LES MOINES GRECS D’ITALIE 587 avec lappui de Justin I. Grigentios part, il dédie des églises dans les principales villes, 4 la Trinité, 4 la Vierge, aux Apotres, au Prodrome, au martyr Arethas, a l’apdtre Thomas, il achéve la victoire chrétienne par une dispute avec Herban, champion des Juifs locaux. Pendant que celui-ci s’y prépare, Grigentios, a la demande du roi, et par l’inspiration céleste, lui choisit un successeur; le roi se retire au désert, et l’archevéque donne des institutions nouvelles a la cité. Il meurt longtemps aprés, dans l’exercice paisible de son ministére.
ok
Telle est la série que nous étudions. L’analyse a mis en évidence la ressemblance des schémas narratifs, le rdle surtout des apotres romains. I] faut maintenant montrer que ces récits appartiennent a une méme é€poque, selon les critéres que nous définissions plus haut, puisque les données prétendument historiques offertes par l’hagiographe permettent seulement d’étudier sa culture. Dans le Roman de Pancratios, l’emploi du terme de Calabre pour l’ancien Bruttium uniquement indique au moins les derniéres années du vir" siécle. La Calabre est limitée par les affluents de gauche du Crati, mais la ville de Tarente s’y trouve rattachée également. Elle est partagée entre deux personnages, Aquilinos et Remaldos, a partir des Salines de Palmi. Remaldos, un «homme de la race blonde », un Lombard évidemment, occupe le Sud, un territoire défini par Reggio et le détroit de Messine, Castelvetere (7) et sa région (#8), le Térbolo (!*) et le plateau de Carra (”). Le domaine
d’Aduilinos comprend, depuis le méme rivage des Salines, les mon(17) Kaé&otpov tod IIaAavovd : Castrum Vetus, Castelvetere (dioc. Gerace), 3453-3467 des Rationes Decimarum Italiae, Apulia-Lucania-Calabria, éd. D. VENDOLA (cité ci-aprés comme Rationes), Studi e Testi, LX XXIV, Citta del Vaticano, 1939. (18) Nous n’avons pas identifié l’endroit désigné comme Tpapixye. A en juger par les autres traductions toponymiques de Il’auteur, il s’agit peut-étre d’un toponyme formé sur «trabe », «la poutre », comme il s’en trouve en plusieurs endroits de Calabre (G. ALESSIO, Saggio di Toponomastica Calabrese, dans Archivum Romanicum, II, 25, Firenze, 1939, 3947a et
3948), notamment ¢lo Travo », attesté par les érudits anciens prés du site de Mesiano (ibid. 2275), dans la région de Mileto, et le « vallone Travo » dans les environs de Caulonia. (19) ALEssi0o 4020; la forme ¢ Turici » est citée a l’index s. v. Turbolo; celle du Roman de
Pancratios est, selon les manuscrits, tuptxoU Crypt., tovptxov Mosq., tov potxou Vind. (SSato¢g omnes).
(20) ‘Exradérpov Kdpov tae tbnrke Crypt: ce peut étre le lieu-dit «lo Carro» ou «della Cerra » au Nord de Squillace (dioc. Nicastro), cf. FABRE, Liber Censuum, p. 22 et n. 3; « Carra, lo Carra, Cerva », cf. LAURENT-GUILLOU, Liber Visitationis (Studie Testi, CCVI, Citta del Vaticano, 1960), p. 268. II est connu par le monastére basilien de S. Maria de Carra (del Carra).
XIII 588
, tagnes de la Sila (?4), la ville de Tarente, et, au-dessous d’elle, la vallée du Coscile (2?) et du Tiro (#). La limite extérieure est satisfai-
sante pour cette période, mais il serait aventureux d’épiloguer davantage. Les noms des deux personnages peuvent étre des toponymes; on trouve Grimoldo prés de Palmi, et Aquila prés de Piana di Gioia. Remaldos peut aussi rappeler Romuald I (671-687), ou Romuald II (706-731). Mais une conquéte lombarde jusqu’a Reggio n’est rapportée que par la légende, et le nom inconnu d’ Aquilinos n’autorise pas non plus a situer le texte avant la prise de Tarente par les Lombards, alors que les autres indices désignent une date postérieure au début de l’iconoclasme, comme le suggérait, sans étre probante a elle seule, l’importance des images. Marcianos porte la plupart du temps le titre d’archevéque; l’évéque de Taormine se comporte en suffragant. Ce titre n’est pas antérieur
a la confiscation isaurienne, et le décret qui le rend officiel est peut-étre du milieu du villi’ siécle (4). Les Juif et les Montanistes font l’objet d’un édit de conversion de Léon III (#5). Les Avars installés a Dyrrhachium et Athénes, qui semblent mélés aux Slaves, donnent une indication concordante, bien que sans précision (76). D’un autre cété, la rédaction du Roman n’est pas postérieure 4 la fin du vii’ siécle, ou aux premiéres années du 1x°, car il est cité 4 l’appui des images par Théodore Stoudite (2’). La se(21) Ews Tptovixtiv dpgav xal Ltra(-Ao)vixev: motovia, «dent de scie» traduit en grec de Calabre le latin «serra», «chatne de montagnes » (G. ALEssiIOo, Calchi linguistici greco-latini nell’antico territorio della Magna Grecia, dans Atti VIII Congr. Studi Biz., Palerme, 1951, ou Studi Bizant. e Neoell., VII, 1953, p. 285). Ce peut étre la région des Serre, au Sud de la Sila, bien que le vocable soit attesté dans toute la Calabre
(22) Koyxtrou (yetcepov Vind. motaod Mosq.): Conchili ou Coscile, affl. de gauche du Crati (UGHELLI IX, p. 387).
(23) Mosq. (ws rdrAEwg Tapdvtov) xal do xatéoyetat weyel Koyxvaov morapov;
Vind. wo Tnpordércws xal yeuszcppov Koyyvaou; Crypt. foo Tupomdrcas yet-
udepov xal Koyylaov. Pour le fl. Tiro, l’unique référence est l’Etymologicon Magnum: Tlpoc, bvou.a motazov (ALESSIO 3933), La méAt¢ qu’il n’y a pas de raison de ne pas retrouver ici peut-elle étre Lungro (ALESSIO 1655) ? (24) M. ScapuTo, Il Monachesimo basiliano nella Sicilia medioevale, Rome, 1947, pp. XIXXXXII de I’Introduction. Pour tout ce qui suit, les travaux modernes n’ont pas dispensé du recours a J. GAy, L’ Italie méridionale et ' Empire byzantin (867-1071), dans Bibl. Ec. Fr.
Athénes et Rome, XL, Paris, 1904.
(25) THEOPHANE A. M. 6214, éd. DE Boor, I, p. 401. (26) P. LEMERLE, Invasions et migrations dans les Balkans depuis la fin de l’époque romaine jusqu’au VIII¢ siécle, dans Rev. Hist., CCXI (1954), pp. 265-308,IpD., La Chronique improprement dite de Monemvasie: Le contexte historique et légendaire, dans R.E.Byz., XXI (1963), pp. 5-49. (27) THEODORE STOUDITE, Epist. I1, XLII (A. 816), LX XII (A. 820), CXCIX (A. 823); P.G., XCIX, 1243, 1303, 1606. NickpHoreE, ” Edeyyog, Paris, gr. 1250, ff. 239-241.
XIII
indiquée. | LES MOINES GRECS D’ITALIE 589
conde moitié du vi1I*® siécle parait en somme la période la mieux
Les Origines de Lentini offrent peu de repéres internes. La visite ad limina du futur évéque se déroule dans un cadre quin’en fournit pas, le méme que pour Gregorios d’Agrigente, S. Pierre et le grand portique du Vatican, l’église de S. Andreas apud S. Petrum. Le récit mentionne encore un monasteére hors les murs, }’ Au-
gousteion, dont on ne trouve pas trace (#8). Les Actes de ces martyrs, entiérement absents des calendriers latins, apparaissent au Ix® siécle dans I’Eglise grecque (9). Il n’y est pas question des images, uniquement de la consécration romaine des évéques siciliens, et méme de tous les évéques. L’oeuvre est donc sans doute posté-
rieure au Roman de Pancratios et Marcianos. Il faut dater ensemble les deux Vies aventines apparenteées. Celle de Gregorios d’Agrigente accumule des précisions contradictoires, et inutilisables, sur lesquelles bien des sagacités se sont exercées. Le pape n’est jamais nommé, le basileus s’appelle Justinien,
ou peut-étre Justin, les patriarches Macaire a Jérusalem et Eustathe a Antioche sont déplacés en tout état de cause, Potamion évéque d’Agrigente est suspect, ainsi que son prédecesseur Libertinos, la condamnation du monothélisme est fort éloignée en réalité du concile de Laodicée; enfin, tout cela ne recoit aucune lumiére de la mention d’un évéque Grégoire d’Agrigente dans le Registre grégorien (**). En vérité, on est au moins certain des dernieres années du vil’ siécle ou des premiéres du viri*®, puisque c’est la période initiale du
couvent de S. Sabas dont les deux auteurs supposés se déclarent higouménes, mais qui figure dans la Vie elle-méme, avec S. Erasme,
autre couvent grec qui remonte au plus tot a la seconde moitié du vi° siécle. Au contraire, le vocable de Ste Cécile ignore en(28) Le Liber Pontificalis (L.P. 44, 6d. DUCHESNE-VOGEL, I, pp. 182 et 199 n. 91) mentionne entre la Via Latina et la Via Prenestina une ¢« possessio Augustae Helenae »; peut-étre s’agit-il du méme endroit.
(29) Les martyrs de Lentini, fétés le 10 Mai, occupent le premier rang dans la no-
tice de P, le second dans H et S, le quatri¢me dans B, et le quatri¢me et dernier rang dans trois manuscrits du groupe italo-grec, C (x11® siécle), Ce (x1 siécle), et Cg (A. 1172).
(30) La date est controversée depuis la publication, par MORCELLI, de la version de Leontios (cf. ci-dessus n. 5). Les efforts pour concilier les données entre elles aboutissent a deux solutions possibles. Gregorios est situé par les uns a la fin du vie siécle, sur la fof du Registre grégorien (I. C., Per la Cronologia della Vita di S. Gregorio Agrigentino, dans Boll. Badia Grottaferr., 1V, 1950, 189-207, et V, 1951, 77-91), par les autres sous le régne de Justinien IT, en conformité avec le Ménologe de Basile II (A. CHRISTOPHILOPOULOS, dans Epet. Het. Buz.
Sp., XIX, 1949, pp. 158-161).
XIII 590
core la restauration de Pascal I” (817-824), avec transfert des reliques
de la sainte, de Valérien et de Tiburce. De plus le titre est représenté par une femme, alors que Pascal 1% y établit un monastére d’hommes (#1). D’autre part, auteur connait le concile de 680, puis-
qu il cite pour son premier concile ceux qui y furent condamnés; le concile suivant d’assez prés, et promulguant les canons de I|’Eglise, serait donc celui de 692. On pourrait s’arréter a cette premiere datation, qui est celle du Ménologe de Basile II; peut-étre son rédacteur n’a-t-il fait qu’interpréter la Vie, dans le sens que nous venons de montrer. Peut-étre aussi n’y a-t-il qu'une variante dans la signature de Georges évéque d’Agrigente, dernier des Siciliens sur les listes du concile de 680 (2). Cependant la date vraiment importante n’est pas celle d’un personnage dont on ignore tout en fait, mais celle ot: a été écrite la Vie que nous lisons. Il importe de savoir si cette derniére est antérieure ou non a la confiscation isaurienne. Dans le premier cas l’investiture romaine de Gregorios est banale, dans le second elle est polémique. Or, une date postérieure est probable d’emblée. Un auteur hagiographe raconte des événements précis et proches de lui, ou au contraire, pour différentes raisons, il rejette son récit dans un passé éloigné qui abolit toute contrainte. Dans le premier cas il écrit une biographie véritable dont la chronologie est cohérente; dans le second, la chronologie est entiérement fictive. Si la Vie de Gregorios d’Agrigente était du premier type, elle ne présenterait pas, a cdté des allusions claires 4 la condamnation du monothélisme, tant de faits anachroniques par rapport a celle-ci. Si elle est du second, la succession des conciles de 680 et 692 est aussi dépourvue de valeur, pour la dater, que les autres allusions chronologiques, et représente seulement un terminus post quem qui laisse le probléme a peu pres entier. La solution se trouve entre les derniéres années du vit* siécle et la trans-
formation du titre de Ste Cécile au début du Ix*, par conséquent, ce qui est logique, avant le débarquement arabe en Sicile et la chute d’Agrigente en 827; la Vie ne fait effectivement aucune allusion aux Arabes, car on ne peut compter la vague mention du trafic d’esclaves 4 Carthage. Aussi bien la condamnation du monothélisme n’est-
elle pas oubliée dans la suite par les partisans des images, que ce (31) FERRARI pp. 23-25, s. tit. SS. Agatha et Caecilia ad Colles iacentes. Lib. Pont. 437
441 (éd. t. II, pp. 56-57, et p. 65 n. 20). (32) MANSI XI, 303 et s. GAETANI (ci-dessus n. 8) cite un texte de Nicétas Stoudite attestant la présence de Gregorios en 680; mais peut-étre est-il fondé sur la Vie.
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LES MOINES GRECS D’ITALIE 591 soit le pape Grégoire II dans sa lettre a Léon III, ou le biographe grec du pape Martin, qui ajoute un éloge du concile de 692 (**). Deux faits détournent de croire, en dehors méme des idées contenues dans cette Vie, a une date voisine de la défaite monothélite. D’abord, dans les Actes de 680, la signature de l’évéque d’Agrigente est ala fois problématique et modeste; mais surtout le monastére de S. Sabas est absent. Or son illustration est certainement un des objectifs du récit: auteur s’y rattache, le saint s’y retire, et l‘higouméne joue un role presqu’égal a celui de Gregorios, guide délégué par les apdétres, voyageur de marque, conseil-
ler écouté du pape. On peut admettre que l’auteur ait exhumé un évéque d’Agrigente, surtout si on lui attribuait déja, pour une raison qui reste a trouver, le Commentaire sur 1|’Ecclésiaste. On
ne peut croire l’oeuvre antérieure a l’époque ot: le monastére grec de l’Aventin jouit d'une notoriété suffisante pour servir la diplomatie pontificale dans les rapports avec Constantinople. C’est chose faite pour le concile de 787, ot: l’un des deux délégués romains est Pierre, higouméne de S. Sabas; et c’est ce moment qu'il faut préférer, méme si aucun évéque d’Agrigente ne figure au concile (*#), parce que, dans une oeuvre dece genre, les allusions au monastére d'origine comptent pratiquement plus que le choix du héros.
Les théses défendues par la Vie sont en effet celles de Rome a cette période. Dans ses lettres 4 Constantin et Iréne, et au patriarche Tarasios, le pape, qui rappelle la légende de Constantin le Grand, nommé aussi dans la Vie de Gregorios, affirme le principe du primat romain (5). Le compte-rendu d’Anastase le Bibliothécaire ajoute des revendications plus précises, qui n’auraient pas été exprimées, mais qui sont en tous cas inhérentes a la politique romaine: restitution des patrimoines confisqués, et consécration des évéques de leurs territoires (8), On pourrait objecter que la Vie ne fait aucune
allusion aux images, qui jouent un grand rdle dans le concile de 787; mais ce probleme est provisoirement clos avec la fin du premier
iconoclasme, tandis que les autres demeurent; on peut supposer une rédaction qui se place dans Il’intervalle d’accalmie, dans les (33) MANS! XII, 978-979. P. PEETERS, Une Vie grecque du pape S. Martin 1, dans Anal. Boll., LI (1933), 225-262 : il date cette Vie, retrouvée dans un manuscrit de Patmos (x® s.)
des années 730-740. , (34) MANsI XII, 994. (35) MANS! XII, 1058 et 1083. (36) MANSI XII, 1073.
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992 | années qui suivent justement le concile de 787. Ainsi deviendrait-
il naturel que Gregorios occupe déja la deuxiéme place dans la notice du Synaxaire du manuscrit P, passant a la troisiéme dans H. Il reste a voir si les institutions que l’on apercoit dans la Vie de Gregorios permettent cette hypothése, c’est-a-dire si elles paraissent postérieures 4 la confiscation (?’). On ne peut rien tirer des fonctions municipales, des mentions de tetBotvor et d’&pyovtes (38),
rien non plus du gouverneur de Sicile (&pywv), dont la désignation littérairement vague ne laisse rien deviner (°°). Syracuse semble également le siége du principal évéché, ce qui pourrait indiquer la réorganisation byzantine; mais ce n’est pas concluant non plus, et le titre d’archevéque apparait seulement dans une lecon isolée du Vat. Pal. gr. 17. Enfin, le premier réle n’est pas dévolu a cette autorité civile citée épisodiquement, mais 4 un exarque du pape, qui est
. saisi de la fausse accusation, décide d’en référer au pape, et achemine les parties vers Rome. Sous le régime du patrimoine, un tel fonctionnaire n’est pas sans exemple; mais tout patriarche byzantin peut opérer cette délégation pour connaitre les affaires épiscopales d’une de ses provinces. Il y acependant une démarche qui parait prouver une date postérieure a la confiscation: c’est que le pape ne veuille pas juger sans la double délégation venue de Constanti| nople. Il s’agit pourtant d’un évéché qui dépend de Rome, d’aprés la Vie, d’une affaire purement ecclésiastique, et enfin dépourvue de tout conilit qui aurait justifié le recours a Constantinople. Du reste, la chose semble présentée comme ordinaire. On pourrait croire que auteur avait sous les yeux une Sicile rattachée au patriarcat oecuménique, et qu’il a rajusté le tableau sans le changer radicalement, comme pour la possession partagée d’Agrigente. Dans la Vie de Grigentios, l’épisode culminant appartient au régne de Justin I*. L’auteur a cependant corrigé l’histoire en effacant le schisme de ]’Illyricum, et le monophysisme d’Alexandrie (37) La date traditionnelle (A. 732-733), contestée par V. GRUMEL, qui proposait 756 (Atti VIII Congr. Stud. Biz., p. 376), est & nouveau affirmée par M. V. ANAsTos, The transfer of Calabria, Itlyricum and Sicily to the jurisdiction of the patriarchate of Constantinople in 732-733 (Sill. Biz. in on. S. G. Mercati: Stud. Biz. e Neoell., 1X, 1957, pp. 14-31). (38) DIEHL, L’Administration byzantine dans l’Exarchat de Ravenne (568-757), dans Bibl. Ec. Fr. Athénes et Rome, LIII (Paris, 1888), 1. II, ch. 2 et 3; G.FASOLI, Le Citta Siciliane dall’istituzione del « tema » bizantino alla conquista normanna (Atti 111 Congr. internaz. di Studi sull’alto M. E., Spoleto 1959, pp. 379-396). (39) W. ENSSLIN, Zur Verwaltung Siziliens vom Ende des Westrém. Reiches.bis zum Be~ ginn der Themenverfassung, dans Atti VII1 Congr. Stud. biz., pp. 355-364; S. BORSARI, L’Amministrazione del Tema di Sicilia, dans Riv. Stor. Italiana, LX VI (1954), pp. 133-151.
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LES MOINES GRECS D’ITALIE 593 et du Himyar a ce moment du vI° siécle. Grigentios est orthodoxe, et le patriarche d’Alexandrie est le dernier orthodoxe, Proterios, assassiné en réalité en 457. L’étude des cultes italiens mentionnés | contribue a découvrir la véritable date. Celui de S. Boniface n’est pas antérieur a la seconde moitié du vit® siécle (*), mais l’importa-
tion de S. Nicolas de Myra sur la cote adriatique est au plus tot du vi’ (*); et surtout le vocable des SS. Cécile, Valérien et Tiburce donné a l’église urbaine est postérieur a la restauration de
Pascal I. Cependant, la dédicace du couvent de S. Boniface ne semble pas faite. D’autre part, la Vie ne met pas en rapport S. Marc et ]’Adriatique, bien que Il’un et l’autre jouent un réle dans Phistoire. Sa rédaction peut donc étre antérieure au rapt des reliques, et a la dévotion officielle de la lagune aS. Marc. La mention des Avars aurait alors une nuance quasi littéraire. L’épisode de l’Arien de Pavie est de toute fagcon postiche. En revanche, l’itinéraire de Grigentios 4 travers les églises implicitement fidéles a Rome
est satisfaisant pour cette date; sa dévotion aux images serait alors contemporaine du second iconoclasme: il adore en particulier l'image miraculeuse du Latran, qui n’est pas mentionnée avant le pontificat d’Etienne II, en 752 (#7). On comprend alors pourquoi les fameuses Lois des Himyarites, dont nous préparons la publication, évoquent des sources juridiques aussi tardives (*). (40) Le sanctuaire aventin de S. Boniface martyr en Orient est le seul connu, et l’église ne Serait pas antérieure en réalité au milieu du vile siécle (cf. ci-dessus n. 11). Or, si les Actes grecs de S. Alexis situent bien sur l’Aventin la sépulture de Boniface, les Actes grecs de ce
dernier mentionnent une sépulture suburbaine qui n’a laissé aucune trace. Mgr DUCHESNE . (Notes sur la topographie de Rome au M. A., VII: Les légendes chrétiennes de l’Aventin, dans
Mél. Ec. Fr. Rome, X, 1890, pp. 225-250) y voyait la preuve d’une rédaction étrangére a -Rome. La Vie de Grigentios fournit pourtant une seconde référence. Peut-étre peut-on supposer une confusion avec le tombeau du pape Boniface, sur la Via Salaria, mentionné au milieu du vir® siécle par l’Itinéraire du Prétre Jean. (41) Une église ravennate est dédiée a S. Nicolas par l’archevéque Sergios (m. 770). A Rome la date ne peut étre fixée: la premiére dédicace au saint mentionnée dans le Lib. Pont. est celle de Nicolas I¢* (858-867), Lib. Pont. 600 (éd. t. II, p. 161); il est probable cependant que Véglise de S. Nicolas in Carcere, mentionnée pour la premiére fois sous Urbain II, remonte en
réalité a l’époque byzantine, sans que l’on puisse préciser davantage (Lib. Pont., éd. t. II, p. 295, n. 12). Cf. DIEHL, Exarchat, pp. 263-264. (42) Lib. Pont, 233 (éd. t. I, p. 443, et p. 457, n. 14). Cf. E. von DoBSCHUTZ, Christusbilder, Untersuch. zur christl. Legenden (Texte u. Untersuch., XVIII, ou N. F. III, Leipzig, 1889), notes au ch. IV, pp. 135-136 des notes. (43) N. V. PIGULEVSKAIA conserve a cette législation le contexte himyarite et la date du vie siécle (en dernier lieu Vizantija na poutiakh v Indiu, Léningrad, 1951, pp. 242-259). Au contraire, l’étude juridique révéle pour A. D’EMILIA une oeuvre byzantine théorique d’époque macédonienne (Intorno ai Néwor tov ‘Ounprteyv, dans Atti del Congr. internaz. di Diritto romano e di Storia del Diritto, Vérone, 1948, publ. Milan, 1951, t. I, pp. 183-197). Aucun des deux auteurs n’a pu connaftre Il’ensemble du dossier manuscrit, et savoir par conséquent que cette législation est une partie intégrante de la Vie; c’est ce fait qui doit étre a la base de toute explication.
XIII 594
Dans le Synaxaire de Constantinople, Grigentios n’apparait pas avant 5S (x* s.), cinquiéme et dernier aprés Boniface, lui-méme der-
nier, avec Hermolaos, des notices P et H. Boniface et Grigentios demeurent avant-dernier et dernier dans Fa/Ox (x1I° et xIv° s.). Ainsi Grigentios n’apparait-il pas avant le cours du x° siécle, et conserve toujours peu d’importance, malgré la vogue de la Dispute avec le Juif Herban, et la gloire de la chrétienté himyarite illustrée par Arethas; ce dernier tient au contraire le premier rang a son jour dans tous les états du Synaxaire, depuis le plus ancien. La Vie de Philippe d’Agira parait la plus tardive, ou la plus provinciale, par l’application mécanique des thémes. Elle ne peut étre antérieure a la fondation du monastére qui devait envoyer tant de moines illustres en Calabre, et méme aux débuts de sa renommeée, c est-a-dire au plus t6t, semble-t-il, la seconde moitié du 1x* siécle (*).
*** La série que nous venons d’analyser s’étend donc sur le VIlle et, somme toute, le premier tiers du Ix® siécle. Elle précéde ainsi la série siculo-calabraise plus connue qui commence avec la Vie d’Elie le Jeune (*5), et s’en distingue par son caractére intemporel et concerté. Ensuite, en effet, le genre littéraire va changer, en méme temps que les circonstances historiques. Les biographes postérieurs cherchent, de leur propre aveu, a édifier par l’exemple de saints modernes dont ils racontent, fiit-ce avec des ornements hagiographiques, la destinée individuelle. Ainsi le héros n’est-il plus jamais un
évéque, tandis que le theme du voyage a Rome donne lieu a un épisode obligé, mais dépourvu d’arriére-plan polémique, méme si le premier rang des apdétres romains est toujours souligné, et si, dans la Vie d’Elie le Jeune, ils manifestent encore au saint une (44) Pirri, Sicilia Sacra (3¢ éd.), I (1733), Not. Eccl. Catanensis 3. (45) Cf. G. DA COSTA-LOUILLET, Saints de Sicile et d’ Italie méridionale aux VIII¢, 1Xé et
X¢ siécles, dans Byzantion, XXIX-X XX, (1959/60), pp. 89-173. La série, qui est déja commentée par GAY, est étudiée dans tous les travaux récents sur le monachisme basilien: p. ex. L. R. MENAGER, La ¢ byzantinisation » religieuse de I’ Italie méridionale (1X¢-XIIé s.) et la politique monastique des Normands d’ Italie, dans Rev. Hist. Eccl., LIT (1958), 747-774, et LIV, 1959, 5-40; A. GuILLOou, Grecs d’ Italie du Sud et de Sicile au Moyen Age, dans Mél. Ec. Fr. Rome,
LXXV (1963), 79-110; S. BorsarRi, Il Monachesimo bizantino nella Sicilia e nell’ Italia meridionale prenormanna, Napoli, Ist. It. Studi Storici, 1963.
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LES MOINES GRECS D’ITALIE 595
|***
prédilection qui rappelle les oeuvres précédentes. C’est que les données du probléme méridional sont profondément altérées, et, par les mémes facteurs, les conditions du primat romain (*).
Ces oeuvres montrent que la confiscation isaurienne n’est pas la cause, ni la conséquence, d’une coupure profonde entre Rome
et l’Italie du Sud. Un parti grec romain, pour sa part, continue a tisser des rapports. Défenseur des théses pontificales par les fictions qu'on vient de voir, il en donne une interprétation complexe. L’adoration des images n’est pas le theme central, méme dans le Roman de Pancratios, ot les écrivains de Constantinople n’ont voulu retenir que cela. L’intérét des hagiographes se porte en réalité vers les relations entre le pape et le basileus, et vers la situation italienne, les composantes théorique et pratique du pouvoir pontifical pour des gens qui se trouvent 4 Rome ou en Sicile. L’Italie, c’est dans toutes les Vies sauf celle de Grigentios ancien patrimoine méridional, particuliérement la Sicile. Le Roman de Pancratios et les Actes des martyrs de Lentini ne concernent que la cote orientale, Syracuse et Taormine, Lentini et Lipari, Catane. Les miracles de Philippe d’Agira intéressent déja toute la Sicile, a travers la région de Palerme. Mais le mouvement vers la Calabre, lié a ce monastére, est annoncé dés le Roman de Pancratios, non seulement par les ordinations dont celui-ci rend compte a Marcianos, mais par l’épisode de Tauros, Sicilien d’adoption, dont
le souvenir en terre calabraise est attesté dans la Vie de Fantinos de Tauriana, écrite au vilr® siécle au plus tét (#7). Les relations avec | la Campanie sont moins simples; elle se trouve sur le chemin de Sicile 4 Rome, mais l’Eglise campanienne n’entre pas a cette époque, pour des raisons bien connues, dans cette hagiographie apostolique romaine (*), Pancratios semble envisager l’envoi de prétres a Terracine (*), l’évéque de Lentini enléve a4 Pouzzoles les reliques de S. Erasme. Au contraire, en milieu napolitain, on raconte l’or(46) P. LAMMA, Il Problema dei due Imperi e dell’ Italia meridionale nel giudizio delle fonti
letterarie dei secoli IX e X (III Congr. internaz. Studi alto M. E., pp. 155-224). (47) B.H.G. 3, 1508-1509b. (48) La premiére mention d’une origine apostolique pour le siége de Naples est isolée dans la Vie de S. Athanase a la fin du 1x® siécle; il ne s’en trouve pas d’autres dans les sources du 1x¢ et du x® siécle (LANZONI, op. cit., p. 144). (49) Le toponyme (év toig wépeot Topaxtvéac) demeure obscur .
XII 596
dination de Nicon évéque de Taormine par l’évéque de Cyzique (°°).
Ce récit doit appartenir 4 une série différente, illustrant les liens entre l’Italie méridionale et Constantinople; sans doute peut-on y ranger aussi la Vie de Phantinos de Tauriana, et celle de Léon le Thaumaturge, évéque de Catane (5). Les Vies aventines n’ont pas de souci régional. Dans celle de Gregorios d’Agrigente, la Sicile est vue de Rome, comme argument politique. La Vie de Grigentios, plus ample encore, trace un itinéraire épiscopal a travers l’obédience romaine, de laquelle relévent en effet Milan, la lagune vénéte, jusqu’au choix officiel de S. Marc,
Pavie aprés 671, et Carthage (). Il faut comparer cette oeuvre a l’’Avaxeparatwotg tov Spdvuv, écrite aux environs de 800. Le théoricien qui l’a rédigée rattache 4 Rome, qu'il place en premier, non seulement Carthage, mais le pays des Avars et des Sla-
ves, jusqu’au Danube; il attribue cependant la Sicile au patriarcat de Constantinople, ce qui ne peut étre le cas dans la Vie de Grigentios (5). A la date de sa rédaction, cette derniére aussi reproduit un état théorique, et non une situation de fait. Ces légendes pétrines ne sont donc pas dictées par un souci naivement iocal. Postérieures a la confiscation byzantine, elles veulent démontrer le lien des églises méridionales avec Rome, comme la Vie de Grigentios prouve par sa naissance celui de I’ Illyricum. Paul mande les fondateurs d’un épiscopat en terre infidéle. Pierre
est le pouvoir pontifical, qu’on le montre vivant, vu en songe, ou siégeant sur le tréne romain. Méme s’il consacre Pancratios en Orient, ce qui peut souligner en effet l’antiquité de siége du Taormine, c’est a4 Rome que le successeur ira chercher l’investiture. La confusion entre l’apdétre et le pape est constante dans la Vie de Philippe d’Agira. Dans la Vie de Grigentios, on ne voit pas le pape, mais seulement l’apdtre. Dans celle de Gregorios d’Agrigente et dans les Origines de Lentini, les apétres romains choisissent 1’évéque, et interviennent pour lui auprés du pape, personnage vivant et distinct. De toute facon, il y a une investiture romaine, par une (50) B.H.G. 3, 1369. (51) B.H.G. 3, 1508-1509b et 981-98le. (52) D’aprés Caratteri del secolo VII in Occidente (5* Sett. Spoleto 1957, publ. 1958), et Le Chiese nei Regni dell’Europa occidentale e i loro rapporti con Roma sino all’800 (7* sett. Spoleto 1959, publ. 1960). Pour Venise, O. DEmMus, The Church of San Marco in Venice, history, architecture, sculpture, Dumbarton Oaks Studies, VI, 1960. (53) Not. 5 dans G. PARTHEY, Hieroclis Synecdemus et Notitiae Graecae Episcopatuum, Berlin, 1866, pp. 138-145, cf. BEcK, Kirche u. theologische Literatur im byzant. Reich, Mian-
chen, 1959, p. 150.
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LES MOINES GRECS D’ITALIE 597 apparition apostolique et par une cérémonie pontificale; et ce sont les habitants qui viennent demander un évéque a Rome. De telles fictions permettent de mesurer la résonance des revendications romaines sur l’Italie méridionale, leur nuance aussi dans ce milieu grec riche d’ambiguité possible. L’attitude a l’égard de Constanti-
nople est tout autre qu’hostile. L’autorité impériale est surtout envisagée a propos du primat romain. Mais elle apparait aussi dans ce cadre local, of nos auteurs la reconnaissent, comme le montre en particulier le procés de Gregorios d’Agrigente. I] faut comprendre dans le méme sens les allusions a l’apétre André (*). L’épisode le plus explicite est celui des Origines de Lentini, ot est ullustrée la concorde des si€ges apostoliques. C’est aussi Gregorios
d’Agrigente qui prononce a Constantinople une homélie en son honneur. Au contraire, les partisans des images a Constantinople passent sous silence les intentions romaines du Koman de Pancratios; par leur intermédiaire sans doute, le theme de ]’investiture pétrine demeure effacé en Italie méme, dans lhomélie en lVhonneur du saint prononcée par « Théophane Cerameus » (55). Dans la théorie du pouvoir pontifical, le cas de Italie méridio-
nale n’est qu'une application. Les questions de principes auxquelles ces Vies font écho sont les suivantes: les rapports de Rome et des autres patriarcats, ceux du pape et du pouvoir impérial, les prétentions religieuses de ce dernier, la faculté législative de l’évéque. Leurs positions ne concordent d’ailleurs pas toujours.
Le siége romain apparait naturellement comme le premier. Ses bons rapports avec Alexandrie sont affirmés par la Vie de Grigentios, et, dans une certaine mesure, par celle de Philippe d’Agira. Le Roman de Pancratios illustre Antioche et Jérusalem. Gregorios d’Agrigente séjourne dans ces deux villes avant d’arriver a Constantinople. C’est ce dernier patriarcat qui retient notre attention.
On a vu plus haut l’attitude a son égard pour les investitures siciliennes. On la retrouve, conciliante et stricte a la fois, pour la compétence dogmatique et canonique. Seul Gregorios d’Agrigente réduit l’hérésie, et mieux que tous ensuite il élabore les nouveaux canons. On remarquera la valeur oecuménique que l’auteur accorde a ce second concile, qui serait celui de 692; mais le rdéle prépondé-
rant de l’envoyé romain change singuliérement le sens de cette (54) F. Dvornik, The Idea of Apostolicity and the apostle Andrew, Cambridge, Mass.,
0 56) P.G., CXXXIII, dans Hom. LVII pour la féte de S. Pancrace (col. 1000-1004).
XIll 598
appréciation. Dans les Origines de Lentini, l’auteur, si nuancé pour Vinvestiture locale, pose le principe universel de l’ordination romaine des évéques avec une fermeté qui évoque le Constitutum de Constantin (5), Sur le réle de l’évéque a |’égard des institutions civiles, le Roman de Pancratios et la Vie de Grigentios apportent des
réponses contradictoires. Dans le premier récit, le gouverneur, fraichement converti, demande au saint de les réviser. Celui-ci refuse, en alléguant que S. Pierre enjoint a l’évéque d’ignorer ces soins profanes et de se consacrer aux Ames. Mais, en conformité avec ce principe comme d’ailleurs avec les institutions de l’Empire chré-
tien, il participe au choix, et plus tard au chatiment, du politarque de Taormine. Dans une situation analogue, Grigentios accepte au contraire. Or on n’oubliera pas que, si Grigentios est l’envoyé de Pierre, le roi d’Ethiopie, luicméme type du bon souverain, a dans son entreprise l’appui du basileus. Cette donnée, prise, nous allons
le dire, aux Actes d’Arethas, permettait a l’invention romaine de s’'inféoder a la fois le patriarche d’Alexandrie et l’empereur de - Constantinople. En somme, l’autorité de l’évéque, fit-ce le pape, n’apparait jamais comme a soi suffisante, ou comme temporelle. La conception profonde reste celle d’une harmonie préétablie entre
Pévéque et le souverain, entre Rome et Constantinople, pour la plus grande puissance de 1’Eglise. Ok x
On a beaucoup argumenté sur Il’origine de ces moines d’Italie, sur une immigration orientale qui serait attestée par des importations dans la liturgie ou le culte des saints (°”). Nous pouvons verser au débat quelques indications culturelles. Seul le dossier du Vat. 1591 est sensiblement en relation avec des cultes locaux. Pancratios évéque de Taormine figure au Martyrologe hi€éronymien,
et son culte sur place remonterait au vI° ou au VII" siécle (°*). Celui des martyrs de Lentini au contraire est enveloppé d’ob-
: scurité pour la période antérieure 4 notre texte, tandis que des | (56) Vat. 1591, f. 185v: obtw yap Eyet A xatkotacig tH xadorixng Exxrnolac, Sti, &vev top td me@TOV Sodvov Exéyovtos aytwr. Exraxdmov xal mama, Ov SUvaTat émlaxomog vyeveodat. (57) Cf. ci-dessus n. 45. Cf. A. PErtus!, Bisanzio e l’irradiazione della sua civiltd (11* sett.
Spoleto, Centri e vie di irradiazione della civilta nell’alto M. E., 1963, publ. 1964, pp. 75-135, et la discussion pp. 159-226). (58) Mart. Hieron.: AA. SS. Novembr. I1/1, pp. (1) (192), 3 Avril et 9 Juillet; références au Registre grégorien, LANZONI, op. cit. p. 375.
XIII
LES MOINES GRECS D’ITALIE 599 manifestations locales sont bien attestées dans la suite. Enfin, la légende de S. Philippe d’Agira, le guérisseur, peut tres bien avoir un point de départ banal dans la justification chrétienne d’un culte
local ancien. ,
La matiére littéraire courante est prise dans les « récits utiles a l’Ame ». La Vie de Grigentios surtout est truffiée des épisodes ha-
bituels, la naissance du saint, tel Samuel, d’un couple longtemps stérile, sa vocation érémitique précoce, son couronnement spirituel, la vision de la colonne, la tempéte apaisée, le corps saint qui embaume, la lutte contre les démons, le pauvre thaumaturge, le fou et le borgne volontaires; méme l’abdication du roi, et la conversion du royaume lointain, se rattachent a des themes hagiographiques (5°), Il y a peut-étre une référence précise a Jean Moschos dans la fausse accusation portée contre Gregorios et sa disculpation miraculeuse 4 Rome (®). D’autre part, la Vie de Grigentios repose, pour sa derniére partie, sur les Actes d’Arethas (8). Sans compter avec la réalité des événements difficiles qui y sont racontés, mais uniquement avec les traditions, on peut croire que ces Actes ont été la seule source de l’auteur, a l’exclusion des textes syriaques, et, sauf la signature de Iohannis qui en fait soupconner la lecture, des historiens grecs, Procope, Malalas, et Théophane (°*). Les Actes d’Arethas se détachent en effet des autres sources de la reconquéte de Nedjran par des traits particuliers qui se retrouvent dans la Vie de Grigentios: dans l’oeuvre hagiographique, le roi d’Ethiopie est déja chrétien; sa guerre porte un caractére religieux, il est encouragé en ce sens par le basileus, avant sa campagne, par le moyen du patriarche d’Alexandrie. Dans les sources historiques au contraire, le roi d’Ethiopie se convertit seulement aprés sa victoire, et n’entre qu’a ce moment en rapport avec Alexandrie et le (59) Exemples épars dans les Récits de Daniel le Scétiote (Rev. Or. Chr. V/1900, pp. 49-73, 254-271, 370-391, texte grec); !’oeuvre de Jean Moschos (P. G., LXXXVII, 3; Byz. Zeitschr., XXXVIII, 1938, pp. 251-376; Or. Chr. Per., XVII, 1951, pp. 61-94); la traduction grecque des Dialogues de Grégoire le Grand (P.L., LX XVI), les Vies deS. Nicolas de Myra (HANRICH, Haghios Nikolaos, Der HI. Nikolaos in der griech. Kirche, Bd. 1: Die Texte, Berlin, 1913). Pour le dernier théme, cf. R. A. Lipsius, Die apokryphen Apostelgeschichten u. Apostel-
legenden, ein Beitr. z. altchristlich. Literaturgesch. (2 t. en 3 vol.), Braunschweig, 1883-1884. (60) MoscHos, ch. 150: histoire du pape Agapet et de l’évéque de Romilla. (61) BorssoNADE, Anecdota, t. V (Paris, 1833), cf. AA. SS. Oct. X (1861), 721-759. B.H.G. 3, 166-167a. (62) PRocoPE, Bell. I, XX 3; MALALAS, Bonn 433-434; THEOPHANE A. M. 6035. Sur les tex-
tes syriaques, et leur rapport avec les Actes d’Arethas, A. MOBERG, The Book of the Himyarites, fragments of a hitherto unknown Syriac work, edited with introduction and translation, Lund, 1924; N. V. PIGULEVSKAIA, op. cit. ci-dessus n. 43.
XIII 600
basileus, pour demander 1]’évéque Iohannis. C’est seulement dans les Actes aussi que le roi se retire au désert. L’identité des noms est également concluante. Les Actes d’Arethas, source du Synaxaire, et la Vie de Grigentios, appellent seuls le roi d’Ethiopie Elesboas (—baas), et le roi du Himyar Dounaas. Le premier se nomme Ellesthaios chez Procope, Adad chez Théophane; chez Malalas il est anonyme. Le roi du Himyar, qui n’intervient pas dans le récit de Procope, est appelé Dimnos par Malalas, Damianos par Théophane. Les deux oeuvres se séparent au contraire pour le nom du patriarche d’Alexandrie, et la Vie de Grigentios rejoint formellement sur
: ce point la tradition postérieure. La mention véridique par les Actes du monophysite Timothée a embarrassé aussi le Métaphraste, et les compilateurs du Synaxaire. La version métaphrastique des Actes d’Arethas donne le nom inexpliqué d’Asterios; le Synaxai-
| re nen donne aucun, mais la plus ancienne notice mentionne un pape Félix, comme la Vie de Grigentios; cette derniére enfin, nous l’avons vu, est remontée jusqu’a un patriarche orthodoxe. Elle supprime d’autre part l’envoi du diadéme royal au patriarche de Jérusalem, que rapportent les Actes, et qui n’avait rien a faire dans son propos. Un seul détail peut provenir des historiens, on l’a vu: c’est le nom de Iohannis; mais le personnage n’a rien de commun avec Grigentios. Une telle source hagiographique n’implique évidemment pas que l’auteur de la Vie de Grigentios soit un Oriental, ou qu'il ait lu le texte ailleurs qu’en Italie. L’histoire d’Arethas est partout connue, comme le montre le Synaxaire. I] est en téte de notice aussi dans ses manuscrits italo-grecs. I] est vrai que les plus anciens de ceux-ci ne sont pas antérieurs au xII° siécle. Mais la diffusion des Actes en Italie dés le 1x° est attestée par la traduction latine faite a la cour épiscopale de Naples (*); au xI° siécle, par exemple, le Vat. Pal. gr. 17 les réunit a la Vie de Gregorios d’Agrigente. En conclusion, le bagage hagiographique de ces Vies ne les distingue en rien de la production byzantine contemporaine. Parmi les Péres, nos auteurs ne citent rien d’original non plus. Gregorios et Grigentios lisent S. Basile, le premier y ajoute S. Jean Chrysostome. L’invention d’un Evagre du Pont dans le Roman de Pancratios est peut-étre une fioriture littéraire sur le personnage homonyme fété le méme jour que Pancratios dans le Martyrologe (63) Gay, Italie méridionale, p. 242.
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LES MOINES GRECS D’ITALIE 6or hiéronymien. La connaissance de la Bible apparait, surtout dans la Vie de Grigentios, tissée de citations scripturaires prises en particulier dans les Psaumes, comme il sied 4 un moine. Le Commentaire sur l’Ecclésiaste attribué a Gregorios d’Agrigente ne peut entrer en ligne de compte, puisque son rapport avec la Vie et le personnage reste en fait a définir. Le genre particulier de la controverse antijuive se retrouve aussi; il y en a une dans le Roman de Pancratios, une surtout dans la Vie de Grigentios, qui en est le morceau le plus célébre, souvent reproduit isolément. Sans doute cet aspect de la guerre himyarite a-t-il séduit l’auteur de la Vie de Gnigentios. Mais, bien que sa législation atteste peut-étre l’observa-
tion personnelle d’une communauté, bien qu'il y ait eu, d’autre part, des Juifs partout en Sicile, leur présence dans les controverses demeure un simple repoussoir dialectique, comme dans toutes les oeuvres analogues. La culture profane de ces auteurs se laisse moins saisir. L’histoire de Tauros reléve évidemment du roman grec, et ne manque pas de réminiscences antiques, tout comme les guerres du gouverneur de Taormine. Mais la connaissance du monde extérieur de-
meure tout de méme hagiographique et littéraire: les Avars sont d’affreux paiens, tandis que le Lombard Remaldos apparait sous un assez bon jour. Les barbares anonymes qui chassent pour un temps Grigentios de sa ville natale, qui pillent les troupeaux et empalent les enfants, relevent d’un lieu commun qui persiste depuis les Huns a travers les vicissitudes réelles. Au-dela de I’Italie, l’Occident latin est représenté par Carthage, que la crise monothélite avait illustrée, et par le pays des Vascons, leu d’exil pour l’accusateur de Gregorios, patrie des martyrs de Lentini, dont le pere y est retiré dans un grand monastére. Le fait le plus intéressant est la culture juridique de l’auteur de la Vie de Grigentios; la législation qu’il attribue 4 son héros atteste un effort théorique supérieur aux observations institutionnelles banales des autres récits.
On aurait surtout aimé préciser le contexte latin de ces éloges grecs du primat romain. I] ne s’agit pas seulement des récits hagiographiques latins de méme genre, dont les plus anciens peuvent recouvrir des originaux grecs perdus; l’inventaire en eit augmenté notre étude sans l’enrichir beaucoup (*). C’est plus large-
de Pancratios (ibid., p. 374). |
(64) LANZONI, op.cit., passim: la légende de Messine, p. ex., dépend sans doute du Roman
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602 ,
ment, encore une fois, tout le probléme politique du contact entre les deux cultures, au viI® et au 1x°® siécle, dans le Sud, mais sur-
tout a Rome (*). Le lecteur aura senti la ressemblance avec les Acta Silvestrz, dans les intentions et dans la maniére. La difficulté de ce dernier texte interdisait de ]’aborder ici. Mais nous voudrions avoir fourni a son étude (*) quelques points de comparaison utiles.
(65) P. LAMMA, op. cit. ci-dessus n. 46; G. ARNALDI, Giovanni Immonide e la cultura a Roma al tempo di Giovanni VIII, dans Bull. Ist. stor. ital. M. E., LUXVIIT (1956).
(66) Récemment, E. Petrucci, I rapporti tra le relazioni latine e greche del Costituto di Costantino (ibid., LX XIV, 1962), aprés GAUDENZzI, I! Costituto di Costantino (ibid., XX XIX, 1919), et surtout W. LEvISON, Konstantinische Schenkung u. Silvester-Legend, dans Miscell.
F. Ehrle, 11 (Studi e Testi, XXXVIII, 1924).
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CONTRIBUTION JURIDIQUE A L’HISTOIRE DES JUIFS DANS LA MEDITERRANEE MEDIEVALE : LES FORMULES GRECQUES DE SERMENT* Nous connaissons bien le serment « more Iudaico » de l’Europe occidentale, par lequel le Juif soupconné d’un délit affirme son innocence!, démarche particuliére, mais accordée au grand développement du serment dans la procédure médiévale. Le serment réservé aux Juifs dans les pays de droit byzantin méritait de son
cété une étude”. La législation justinienne reconnait aux Juifs
l’accés normal a toutes les actions en justice ; ils sont méme obligés de se présenter devant le tribunal ordinaire pour un litige avec un
chrétien, tandis qu’ils peuvent porter devant un tribunal juif les
litiges entre Juifs®. Cette possibilité d’ester en justice implique des
prestations de serments, et le droit pour le Juif de jurer selon sa propre loi, faute de quoi l’accés au tribunal serait demeuré théo* Les abréviations suivantes seront couramment utilisées : JGR (Jus GraecoRomanum, éd. J. et P. Zepos, 8 vol. Athénes, 1931); MGH, Monumenta Germaniae Historica; RP (K. Rhallis-M. Potlis, Lovtayuae Kavéveoy, 6 vol., Athénes, 1852-1859). Ce travail a fait objet d’une communication 4 la Société des Etudes Juives, le 25 janvier 1965. 1. G. Kisch, Studien z. Gesch. d. Judeneides im Mittelalier (Hebr. Union College Annual, XIV, 1939, pp. 431-456) ; le méme, The Jewish « law of concealment » (Historia Judaica, 1/1, 1938, pp. 3-30). 2. La Novelle de Manuel [et Comnene (ci-dessous, n. 4, p. 138) a été, a notre connaissance, l’unique document utilisé jusqu’ ici, cf. J. Starr, The Jews in the Byzantine Empire (641-1204), Athénes 1939, pp. 20-21, et doc. 171, pp. 221-222, avec une explication trop courte de l’affaire. S. W. Baron, A Social and Religious History of the Jews, vol. III:
High Middle Ages (500-1200) (New York, Columbia U. P., 1957), pp. 185-190, ne fournit pas de précisions. Ph. Koukoulés ne considére pas le cas (Buavtiwvav Blog xat moAtttoué6c, III, Coll. Inst. Fr. d’Athénes 1949, pp. 352-375, Oi 6pxor). L’étude de V. BeneSevicé sur les Juifs 4 Byzance du vie au x® siécle ne nous a pas été accessible (Evreyskaya Mysl, II, 1926). Une traduction seule des trois serments édités (Novelle de Manuel Comnéne, Eclogé ad Prochiron muiata) est donnée par R. Janin, Les Juifs dans l’Empire byzantin (Echos d’Orient, XV, 1912, pp. 126-133). La tradition manuscrite n’a jamais été explorée, bien que Mortreuil donne une liste de références, d’ailleurs sans aucun classement (Histoire du Droit Byzantin, t. III, Paris 1847, p. 347). Nous avons utilisé cette liste dans la mesure du possible, en ajoutant divers manus-
crits bien connus d’Italie méridionale, et une enquéte systématique dans les fonds juridiques grecs de la Bibliotheque Nationale a4 Paris, et de la Bibliothéque Vaticane.
3. G. Kisch, Relations between Jewish and Christian courts in the Middle Ages (Historia Judaica, X XI/2, 1959, pp. 81-108). Les références aux Basiliques dans Starr, op. cit., doc. 83 (pp. 144-147).
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138 LES FORMULES GRECQUES DE SERMENT rique!. On peut donc le croire garanti par la loi justinienne, bien qu’elle ne l’énonce pas comme elle fait du chémage religieux les jours de Sabbat et de féte. Le judaisme n’étant pas en lui-méme frappé d’interdit dans |’Empire, seules sont illégales les pratiques contraires 4 la loi impériale, comme la polygamie, ou celles qui propagent la religion, comme la circoncision de |’esclave?.
La prestation de serment dans un litige civil est également
admise par le droit rabbinique de la méme époque?, et ne faisait donc pas difficulté, non plus que la compétence du tribunal chrétien dans les affaires mixtes. Le tribunal juif réserve toute sa rigueur a
exiger la juridiction des affaires entre Juifs. En son principe, le serment des Juifs dans le droit romano-byzantin est l’adaptation au cas religieux particulier d’une démarche courante dans la procédure civile. Pour voir ce qui en est dans la réalité, nous mettrons d’abord les textes sous les yeux du lecteur. *
+*
Formule 1 A) Novelle de Manuel Ie? Comnéne, A. 1148, éd. JGR |, pp. 373375, sur la base du Paris. gr. 1355 (s. XV®), ff. 320V-3214. 1 °Ev mowtous iva Cmontat thy Batov, xal xabarArxevoy TOV KOXOV, Kal ELOY clo THY Oarnooay, xal mTVGN THY TEpLTOUNHY avTOD TeiTOV, Aéyuwv
obtws ° Ma tov Bapacy Bapax adwvat EAwt tov diatepacavta THY 4 Epv0eav Daracoav tov “Iapanr cOpdyuc xal moticavta avtoug Vdwe éx TCETOAS, KAL SOVTA KVTOLG LaVVA DayElv xal doTVYOUNTOAY, EL XAaL KUTOL
I]. Sur le grand développement du serment dans la procédure civile byzantine, L. Charvet, Les serments contre lu calomnie dans la procédure au temps de Justinien (Rev. Et. Byz., VIII, 1950, pp. 130-142). 2. Ence sens, J. Juster, Les Juifs dans l’Empire romain (Paris, 1914), t. II, pp. 124126.
3. Les références au droit talmudique dans Z. Frankel, Die Gerichil. Beweis nach Mos. Talm. Rechte, ein Beiir. z. Kenniniss des mos.-ialm. Criminal-u. Civilrechts (Berlin, 1846), 2 Abschn. Ister Titel (p. 123 et sq.), §§ 78-109, et les notes pp. 302-336. Sur l’évolution
ultérieure, cf. J. Mann, cité ci-dessous, n. 2, p. 152.
4. A la suite de Leunclavius, Jus Graeco-Romanum, I (Francfort 1596, éd. par M. Freher, I, pp. 119-121), elle est attribuée 4 Constantin VII par J. Selden, De Synedriis, 11 (Opera Omnia, Londres 1726, vol. I, col. 1468), et par RP, t. V, p. 271. Mortreuil, loc. cit., propose l’époque d’Alexis Ie" Comnéne (A. 1088 ou 1103). C’est Zacharia von
Lingenthal qui établit la date actuellement admise de 1148 (Jus Graeco-Romanum, III, Leipzig, 1857, p. 440), cf. Délger, Regesten der Kaiserurkunden des Osirém. Reiches
(Munich, 1924 et sq.) I pt. 2, 62, n. 1327. Zachariaé a édité le texte d’aprés le Paris. ger. 1355 (s. xv), ff. 320%-321, sur lequel nous l’avons revu. L’édition du Jus GraecoRomanum par P. et I. Zepos (Athenes, 1931), t. I, pp. 373-375, n’a pas apporté de changement au texte.
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LES FORMULES GRECQUES DE SERMENT 139 AYAPLGTOL EYEVOVTO TApALTHOaUEVOL TA TOD Yolpov xpéa. M& tov vduov
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8 xal THY Batov, HY TH Euavtod dapvi mepLTavvvuat ° ovx ext Pevdouc OuVUW TO dvoua Kuptov Labaw) - Ei dé emt Yevdous duvdw « érinate-
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PATA TH Exyova TH xXOLALa pov », « WHAxPHOW @> 6 TUMADS TOLYOY,
nal Os UNH ~Exwv 6p0aruods » Tecoduae abv TovTOLG TaHOW ° 12 avorgatw H yy TO otdua adTHG, xal xatamiéetw ue Oso Aabav xal ), 3. Cf. Ex. XV. 4. Cf. Ex. XVII. 5. Cf. Ex. XVI, Num. XI (éetuyéuntea, LXX). 6. Regrets de la viande d’Egypte, Num. XI 4, 13 ete...
Is. LXV 4, LXVI 3 (Consommation du porc). 6-7. Cf. Ex. XIX et s. (Révélation du Sinai). Cf. Ex. III (Buisson Ardent). 9. Deut. XXVITI, 18. 10. Cf. Is. LIX, 10, «wc ovy brapxdvtwv dp0arudv », cod. as wy brapywv Eyov 6. 11. Nom. XVI, 30, « dvolEaca ym yy TO otéua adtifg ».
« Tout d’abord, qu’il ceigne la ronce, qu’il enfourche l’outre, qu’il s’avance dans la mer, et qu’il crache sur sa circoncision trois fois, en disant : « Par OTON (TT) NID MwWNID, qui a fait passer la Mer Rouge a Israél sans qu’il
soit mouillé, qui lui a fait boire eau du rocher, qui lui a donné 4 manger la manne et le rale, bien qu’ils aient été ingrats en réclamant la chair du porc. Par la Loi que nous a donnée Adonai, et le crachat sur la circoncision du corps, et la ronce qui me ceint les reins : Ce n’est pas mensongérement
que je jure le nom du Seigneur Sabaot. Et si je jure mensongérement, maudite soit la descendance de mes entrailles ; je tatonnerai au mur comme
un aveugle, et comme quelqu’un qui n’a pas d’yeux, je tomberai avec tous ceux-la ; que la terre ouvre sa bouche, et m’engloutisse comme Dathan et Abiron ».
B) Extrait de la Novelle : I. Laurent. gr. Plut. LXX XI, 19 (s. XV®), ff. 177!-v (Ilept trav OpXwv) :
dexoc Ov Ouvvovoty ot lovdator and tod Exapyixod BrbAtov mapeBArnBetc °
év Towtoig xtA. (cf. ci-dessous. Form. 2a). YH xat KAAWS, °
Ev TeMtoLG Cwvwo0w thy Batov xat exixafitecbw wo ey’ tnmov koxov. “Apoaweto te cig thy Oadkattav * xal WTVETW THY TEPLTOUAY ADTOD TOLTTAG, KaL AcyEeTH OOTWS " Ua TOV Baoanay Bapax, xTA.
II. Matrit. Palacio 8, f° 258, inc. év mewtotg tva Cwvvio0w... (nous n’avons pas vu de photographie).
Formule 2 Novelle de Manuel [eT Comneéne, A. 1148, cf. ci-dessus formule 1. 1 Ilape&e6anOy and tod exapytxod BrbAtov 6 doxosg Sv duvudvoww ob
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140 LES FORMULES GRECQUES DE SERMENT "Toudator, 6 xat mepréyav obtwW> . « EvaAdyntog Kuetog 6 Webco t&v naté—pwv HUdv », «6 ToLnoasg Tov
4 ovpavov xat THY viv», xal dixayayav nua dia Enpxe mv Epvblpav Oderacoav, St. ov Pevdouar Kt dé xat duabevdduevocs evpcbG, 86 por Kuptoc 6 Oed< THY hETpay tov Del xat tod Naawav, "HAet tod tepéwe THY xaTtadlxny, xal avorsato HN YH TO oTdua avTHS, xal xatamETH 8 pe Cavta, ac AaBav xat “Adciowy. 6. Naapav corr. : *Auua cod.
l. 1. Il Esr. VIJ, 27. 4. Suxyaywv passim pour le passage de la Mer Rouge, sans l’expression exacte :
Ps. LXXVII (LXXVIII), 13; CXXXV (CXXXVI), 14; Sagesse X, 18. 6. II Rois, V : TveSH. Naopav.
I Sam. IV : ‘Het.
7. Cf. Form. 1, 11-12.
« Le serment que jurent les Juifs a été compilé d’aprés le Livre Préfectoral, et en voici la teneur : Béni soit le Dieu de nos péres, Celui qui a fait le ciel et
la terre, et nous a fait passer la Mer Rouge a pied sec, aussi vrai que je ne
: mens pas. Et s’il se découvre que je mens, que le Seigneur Dieu me donne la lépre de Gehazi et de Naaman, et le chatiment du prétre Héli; que la terre ouvra sa bouche et m’engloutisse comme Dathan et Abiron ».
Formule 2a
A) Cf. la tradition B) de la Form. I. I. Laurent. Plut. LX XX1/19, f° 177%: ?Ev me@torg tva G@ontar thy Batov, xal xpatnay év tats yepolv adtod TO weyadstov, xal elzy obtwe,
xtaA, (la suite cf. Form. 2). II. Matrit. gr. Palacio 8, f° 258 : év moatotg tva Cwonrtat... (Cf. ci-dessus).
III. Ath. Greg. 31 (s. xvi), f° 4%, inc. 6px0¢ tovdaineg ~ “vx TepiCoaontat THY dopdv adtoOd Batov...
(Classement conjectural, car nous n’avons pas vu de photographie).
B) Prochiron Auctum(s. XIII-XIV ),éd. Zacharia von Lingenthal (Jus Graeco-Romanum, t. VI, Leipzig 1870), pp. 243-244, § 282 : Sexog Sv duvbovotw of “lovdaior - "Ev mpwtowg iva Cwontat, x TA.
(la suite cf. Form. 2). Formule 3
A) Paris. gr. 1384 (A. 1165/66, provenant d’Italie méridionale), fo 139V¥.
B) Paris. gr. 1367 (s. xI-x11), en marge du f° 48v. C) Eclogé ad Prochiron muiata. I. Ed. Zacharia von Lingenthal (Jus Graeco-Romanum, t. IV,
XIV
LES FORMULES GRECQUES DE SERMENT 141 Leipzig 1865), tit. XXXVI, § 14 (p. 145) (sur la base du Paris.
ger. 1720, s. xv, provenant d’Italie méridionale). II. Vat. gr. 845 (s. XII-XITI, provenant d’Italie méridionale),
fo 115.
D) Marc. gr. Fondo Antico 172 (Marc. gr. 579) (A. 1175, provenant d’Italie méridionale), f° 255!-V¥.
Copié par le Vat. Palat. gr. 55 (s. XVI ), f° 2607. 1 A) Ilept tod mac cpxt€etat “lovdsatoc. Avoov to Cwotixtov avtod, nat Cadcov adtov Batov * xal Bare avtov clic tHY DarAnooav Ewso TexyHAov AdTOD, KAaL KS TLAGY TH YELol avTOD THY Daracoay, xat etry’ Ma tov Wedv
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1. Cwottxtov corr. : Gwotixny cod.
4. Gen. II. 0. Deut. VI, 22, etc.
— Ex. XIV, 19. 6. Ps. LXXVIT (LX XVITT), 19. — Cf. Ps. CIV, 40; Ne. IX, 15; Sagesse XVI, 20.
« La facon dont on fait jurer un Juif : Dénoue sa ceinture, ceins-le d’une ronce, et jette-le dans la mer jusqu’a Sa gorge. Qu’il presse la mer de Sa main, et qu’il dise : « Par le Dieu qui a créé Adam et Eve, qui a donné a Moise une
loi et de grands signes, qui a guidé Israél comme sur la terre ferme, qui a préparé une table servie dans le désert, et nourri le peuple d’un pain céleste, j affirme que je ne mens pas en ceci et en cela ». B) Fol. 48v-49" : Bi6Atov x6’, titAog